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Universität Postdam

Institut für Romanistik

Modul : Literatur und Kulturgeschichte


Dr. Jens Häseler
Sommersemester 2017

Le Premier Homme d'Albert Camus, roman autobiographique

et inachevé pour faire entendre la voix des silencieux silenciés

vorgelegt von

Margot Lachkar
Emdener Str. 34
10 551 Berlin

Telefon : 0151 - 59835312


e-mail : lachkar@uni-potsdam.de

Matrikel-Nr. 780222

Berlin im September 2017


Table des matières
Introduction..........................................................................................................................................3
I. Un roman autobiographique ?...........................................................................................................4
1. La construction a posteriori d'une trajectoire linéaire par le recours au récit autobiographique. 4
A. Déclencher l'écriture du souvenir...........................................................................................4
B. Un parcours à la linéarité nécessairement artificielle.............................................................5
C. Un roman de formation ?........................................................................................................6
2. Le dialogue incessant des voix et des souvenirs..........................................................................8
A. Un rapport particulier au souvenir.........................................................................................8
B. Relayer des paroles inaudibles...............................................................................................9
II. Dépasser le cadre narratif en vue d'une critique sociale................................................................10
1. L'apprentissage des différences sociales en parcourant Alger...................................................10
A. Alger, synecdoque d'une société profondément inégalitaire et cloisonnée..........................10
B. M. Bernard, passeur entre les mondes et incarnation d'un savoir salvateur.........................12
C. Deux classes sociales, deux formes de bonheur ?................................................................12
2. Le difficile rôle de transfuge de classe......................................................................................13
A. Naviguer seul entre les deux milieux...................................................................................13
B. L'apprentissage de la honte de classe...................................................................................15
Conclusion..........................................................................................................................................17
Bibliographie......................................................................................................................................18

2
Introduction

« En somme, je vais parler de ceux que j'aimais. Et de cela seulement. Joie profonde. »
(Albert Camus, Le Premier Homme, annexes, p.357)

L'histoire du Premier Homme1 est désormais connue de tous. Le 04 janvier 1960, alors qu'il
remonte à Paris en compagnie de l'éditeur Michel Gallimard, la voiture de ce dernier dérape et
s'écrase contre un arbre. Albert Camus est tué sur le coup. On trouve dans sa sacoche un manuscrit,
inachevé. Par peur de sa réception en pleine guerre d'Algérie et par respect pour la mémoire de
Camus, qui aimait peaufiner ses textes avant publication, son épouse ne publia pas le manuscrit 2. Ce
n'est qu'en 1994 que leur fille, Catherine Camus, publie enfin l'ouvrage.
Publié il y a donc à peine vingt ans, ce texte à la forme hétéroclite (chapitres plus ou moins
entiers, simples notes) attire aujourd'hui l'attention des chercheurs. Contenant, au-delà de la
dimension de la narration, des éléments politiques et sociaux, ainsi qu'une réflexion sur le bonheur
et la généalogie, et bien qu'inachevé, cet ouvrage extrêmement riche a suscité depuis plus de vingt
ans de nombreuses analyses. Nous ne pouvons évidemment pas aborder ici tous les motifs
passionnants du Premier Homme, mais mettons d'ores et déjà l'accent sur le parti pris par l'auteur.
Albert Camus est connu pour s'intéresser aux opprimés et aux plus démunis. Le Premier Homme ne
fait pas exception : il y décrit longuement les conditions de vie de sa famille, de ses camarades et
des Arabes de son quartier. Il n'a de cesse de montrer la misère, mais toujours sans pathos ni
misérabilisme. Il fait de la misère un objet littéraire en même temps qu'une revendication sociale,
les deux aspects allant toujours de pair dans cet ouvrage, et n'ayant jusqu'alors que peu été étudiés
par la recherche.
Dans quelle mesure Camus cherche-t-il en partant de souvenirs d'enfance retravaillés à
relayer la parole oubliée et délaissée des pauvres d'Algérie et à en montrer la légitimité ?
Il s'agira dans un premier temps de nous interroger, en nous appuyant sur les travaux de
Philippe Lejeune, sur la notion de « roman autobiographique » : pourquoi puiser dans les souvenirs
d'enfance, et comment les retranscrire ? Nous verrons dans un deuxième temps dans quelle mesure
Camus, en égrénant ses souvenirs, met en place dans cet ouvrage éminemment littéraire, une
revendication sociale et politique qui s'ancre dans son époque.

1 CAMUS, Albert, Le Premier Homme, Gallimard, coll. Folio, 1994 (2016), 380p.
2 SPIQUEL, Agnès, « Camus à la fin des années 1950 : Le premier homme », Université de Nantes, 29 janvier 2013
[en ligne]. https://webtv.univ-nantes.fr/fiche/3145/agnes-spiquel-camus-a-la-fin-des-annees-1950-le-premier-homme
[Consulté le 15 août 2017].

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I. Un roman autobiographique ?
On le sait, Camus s'est inspiré de ses souvenirs d'enfance pour écrire Le Premier Homme.
Mais il apparaît également qu'il avait prévu de gommer en grande partie ces indices
autobiographiques, qui nous permettent aujourd'hui de faire le lien entre le récit et sa vie
personnelle. Quel était son but en procédant ainsi ?
Notre réflexion s'appuie sur un premier postulat : il ne s'agit pas (de l'ébauche) d'une
autobiographie dans le sens relativement strict où Philippe Lejeune l'entend. Si l'on suit
l'argumentation développée dans Le Pacte autobiographique3, et que l'on constate d'une part que le
nom de l'auteur est différent de celui du personnage (Jacques Cormery), et l'absence d'un pacte
(autobiographique) d'autre part, force est de constater qu'il ne s'agit pas d'une autobiographie. La
classification de Ph. Lejeune nous enjoindrait alors à désigner l’œuvre comme un roman 4. Pour
autant, les traces autobiographiques sont nombreuses et au fondement de cet ouvrage, qu'on serait
alors tenté de qualifier de roman autobiographique.

1. La construction a posteriori d'une trajectoire linéaire par le


recours au récit autobiographique

A. Déclencher l'écriture du souvenir

On trouve dans un certain nombre de récits autobiographiques un point de départ précis,


souvent un événement particulier, qui selon l'auteur tient lieu de déclencheur à l'écriture de
l'ouvrage en question. On pense évidemment aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau, écrites
d'abord pour réagir face à la condamnation de l’Émile (1762) et pour expliquer l'abandon de ses
enfants5. Dans un registre plus contemporain, impossible de ne pas citer le premier ouvrage
d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule6, au titre si explicite, ou le court récit d'Annie
Ernaux, L’Événement7, tous deux motivés par une écriture cathartique et libératrice. Ces trois

3 LEJEUNE, Philippe, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. Poétique, 1975, 360p.


4 Le Pacte autobiographique, op. Cit., voir le tableau accompagné d'explications, p.28 sqq.
5 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Les Confessions, Classiques Garnier, 2011, 1092p. Voir les explications par Jacques
Voisine dans son introduction à l’œuvre, p. XXII-XXVIII.
6 LOUIS, Édouard, En finir avec Eddy Bellegueule, Éditions du Seuil, 2014, 220p. Eddy Bellegueule étant le nom de
naissance d’Édouard Louis, il s'agissait pour ce dernier de se libérer, par le biais de l'écriture, d'une enfance et d'une
adolescence douloureuses et traumatisantes, afin de pouvoir se construire dans sa nouvelle vie.
7 ERNAUX, Annie, L’Événement, Gallimard, coll. Folio, 2000, 130p. Ernaux raconte dans ce court texte son
avortement, réalisé à plus de trois mois de grossesse et onze ans avant la loi Veil, à une époque où trouver une
faiseuse d'anges était aussi cher que difficile. Cet « événement » est pour elle fondateur : il contribue à la couper de
sa classe sociale d'origine et la pousse à s'intéresser, peu à peu, à la difficile condition des femmes en France.

4
exemples inscrivent Camus dans la tradition du récit autobiographique, qui est sans cesse à cheval
entre aveux, justifications et exorcisation d'un passé douloureux8.
Pour Le Premier Homme, on peut déterminer principalement un élément déclencheur : la
visite sur la tombe du père à Saint-Brieuc, qui précède le départ du voyage annuel à Alger. La
« recherche du père » (titre de la première partie) n'est pas à proprement parler son initiative : en
effet, c'est la mère de Jacques qui, depuis un certain temps, lui demande de se rendre sur la tombe
de son père9. Une fois devant celle-ci, qu'il est le premier de sa famille à pouvoir voir, il est frappé
par les dates inscrites sur la plaque :
Puis il lut les deux dates, « 1885-1914 » et fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. L'homme
enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui.
[…] et, à vrai dire, il n'y avait pas d'ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé
que le père. […] Il n'était plus que ce cœur angoissé, avide de vivre, révolté contre l'ordre mortel
du monde qui l'avait accompagné durant quarante années et qui battait toujours avec la même
force contre le mur qui le séparait du secret de toute vie, voulant aller plus loin, au-delà et savoir,
savoir avant de mourir, savoir enfin pour être, une seule fois, une seule seconde, mais à jamais. 10
A la page suivante, Camus emploie l'expression, presque oxymorique, de « père cadet ». Ce fait, qui
le saisit – son père est mort plus jeune (à vingt-neuf ans) que Jacques, qui a quarante ans lorsqu'il
se rend à Saint-Brieuc – déclenche chez lui un flot d'interrogations et de remises en questions, qui le
conduisent à se lancer dans la recherche de lui-même à travers la « recherche du père », afin de
« s'édifier et conquérir ou comprendre le monde »11.

B. Un parcours à la linéarité nécessairement artificielle

Comme dans toute démarche autobiographique, le fait pour Camus de se raconter – par le
biais de l'histoire de Jacques Cormery – induit inévitablement une reconstruction a posteriori du fil
des événements qui ont jalonné sa vie. L'objectif est de présenter au lecteur un parcours de vie
linéaire, aux embûches soigneusement sélectionnées afin de souligner les réussites successives. Tout
ceci est dès lors nécessairement artificiel, et rappelle la méthode employée – et assumée – par Jean-
Jacques Rousseau dans ses Confessions, qui consistait entre autres à inventer les éléments
manquants, afin de produire un récit linéaire et cohérent12.
Dans les annexes de l'édition Gallimard Folio du Premier Homme, on trouve une ébauche de
plan, qui donne une idée de ce à quoi aurait probablement ressemblé l'ouvrage, une fois achevé. Ce

8 Une autre caractéristique contribue également à inscrire Camus dans cette tradition autobiographique, celle qui
consiste à (re)construire a posteriori un parcours de vie qui serait aussi linéaire qu'ascendant. Nous la développerons
dans le point suivant.
9 Le Premier Homme, p.33.
10 Le Premier Homme, p.34-35.
11 Le Premier Homme, p.36. Voir aussi « Quand, près de la tombe de son père, il sent le temps se disloquer – ce nouvel
ordre du temps est celui du livre. » (annexes, p.362).
12 « […] et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide
occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais
être faux. », ROUSSEAU, Jean-Jacques, Les Confessions, op. cit., Livre I, p.4.

5
plan est divisé en trois parties : « Les Nomades », « Le Premier Homme » et « La Mère »13 : en
étudiant ce plan en détail, on se rend compte que Camus avait déjà rédigé partiellement la première
partie, et un morceau de la deuxième. Celle-ci, divisée en deux sous-parties (« L'adolescence » et
« L'homme »14), laisse penser – notamment avec la mention de la Résistance – que Camus aurait
soigné ce moment du récit consacré au passage à l'âge adulte et à l'engagement politique pour la
justice et la liberté, afin de montrer comment Jacques était devenu le « Premier Homme » avant de
terminer, dans la troisième partie, sur une explication historique globale, que probablement seul le
premier homme peut saisir dans son intégralité et sa complexité :
3ème Partie : La Mère. [1] Les Amours [2] Le royaume […] [3] La mère : Dans la dernière partie,
Jacques explique à sa mère la question arable, la civilisation créole, le destin de l'Occident. « Oui,
dit-elle, oui. » Puis confession complète et fin.15
La division en parties et chapitres crée ainsi un parcours artificiel, mais qui fait sens d'un
point de vue littéraire, tout en appuyant l'idée qui sous-tend toute l’œuvre : montrer la construction
du premier homme, de la naissance jusqu'à l'âge adulte, et la compréhension entière des enjeux
méditerranéens de l'époque.

C. Un roman de formation ?

Le Premier Homme présente plusieurs caractéristiques du roman de formation 16 : une


naissance singulière qui prépare un destin particulier, une ascension sociale et intellectuelle
continue, un départ à l'aventure vers des contrées inconnues (on notera à ce propos l'humour de
Camus qui considère enfant la métropole comme un territoire inconnu et exotique, et en profite pour
montrer l'absurdité de l'exotisation raciste des territoires tels que le Maghreb)17.
Le roman débute par un long chapitre racontant la naissance de Jacques Cormery, alter ego
de Camus, qui n'est pas sans rappeler certaines représentations picturales de la Nativité 18. Nous ne
13 Le Premier Homme, annexes, p.350-351.
14 Le Premier Homme, annexes, p.351.
15 Ibid. Une note de l'éditeur précise, concernant cette dernière sous-partie : « Tout ce passage a été encadré d'un trait
par l'auteur. », démontrant ainsi à quel point la fin qu'il envisageait de donner à l'ouvrage en aurait fait une œuvre
audacieuse et totale.
16 Tel qu'en partie défini ici par Wilhelm Dilthey : « […] wie er [der Jüngling] in glücklicher Dämmerung in das Leben
eintritt, nach verwandten Seelen sucht, der Freundschaft begegnet und der Liebe (1), wie er nun aber mit den härten
Realitäten der Welt im Kampf gerät und so unter mannigfachen Lebenserfahrungen heranreift, sich selber findet und
seiner Aufgabe in der Welt gewiß wird. […] Aber von älteren biographischen Dichtungen unterscheidet sich doch
der Bildungsroman dadurch, daß er bewußt und kunstvoll das allgemein Menschliche an einem Lebensverlaufe
darstellt. […] Eine gesetzmäßige Entwicklung wird im Leben des Individuums angeschaut, jede ihrer Stufen hat
einen Eigenwert und ist zugleich Grundlage einer höheren Stufe. Die Dissonanzen und Konflikte des Lebens
erscheinen als die notwendige Durchgangspunkte des Individuums auf seiner Bahn zur Reife und zur Harmonie. »
DILTHEY, Wilhelm, « Der Bildungsroman », in SELBMANN, Rolf (Hrsg.), Zur Geschichte des deutschen
Bildungsromans, Wissenschaftliche Buchgesellschaft Darmstadt, coll. Wege der Forschung, 1988, 436p., p.120-121.
(1) « Amours adolescentes sur la plage – et le soir qui tombe sur la mer – et les nuits d'étoiles », Le Premier Homme,
p.324 (annexes).
17 Le Premier Homme, p.62.
18 Voir par exemple la scène de la nativité représentée par Gentile Da Fabriano (1423) ou Fra Angelico au couvent de
San Marco (1440-1441). Sur le lien de Camus à la religion : « Découverte de la religion en Italie : par l'art. »

6
ferons pas ici de comparaison poussée, mais notons tout de même les similitudes les plus
frappantes : la naissance a lieu en pleine nuit dans une maison très pauvre, peu éclairée ; les
animaux sont très présents et décrits en détail (même si en l'occurrence les chevaux restent à
l'extérieur de la maison) ; la mère et le fils sont au centre de la scène, dans la lumière, tandis que les
autres protagonistes et le décor sont plongés dans la pénombre. Cette scène fait écho au titre de
l'ouvrage, et annonce par là un destin assurément singulier et exceptionnel.
S'ensuivent plusieurs chapitres sur l'enfance du jeune Jacques. Celui qui nous intéresse ici
est consacré à l'école19, donc au maître, à l'apprentissage et au rapport au savoir. L'école – et
particulièrement la classe de M. Bernard – est présentée comme un lieu sanctifié, l'exemple par
excellence d'un « temple du savoir » républicain et méritocratique. Camus se livre à un véritable
éloge de l'école :
[l'école] nourrissait en eux [les élèves] une faim plus essentielle encore à l'enfant qu'à l'homme qui
est la faim de la découverte. […] pour la première fois ils sentaient qu'ils existaient et qu'ils étaient
l'objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde.20
Au bas de la même page, on trouve une note qui nous indique clairement son intention : « allonger
et faire exaltation de l'école laïque ». Un peu plus loin dans ce même chapitre, il glorifie l'école par
le biais d'une comparaison avec les cours de catéchisme, qui se déroulent dans « l'affreuse église
froide »21, et consistent à apprendre par cœur des questions telles que « Qu'est-ce que Dieu…?… »22
ainsi que les réponses correspondantes. Même le curé n'échappe pas à la comparaison
volontairement désavantageuse : « grand et même interminable […], sec, le nez en bec d'aigle et les
joues creuses, […] dur »23.
Son travail à l'école est récompensé, puisqu'il réussit l'examen d'entrée au lycée, dans lequel
il entre l'année suivante. S'opère alors un changement radical dans la vie du jeune Jacques, qui a,
par le biais de l'examen d'entrée, obtenu l'immense privilège de pouvoir continuer ses études au lieu
d'entrer en apprentissage24. C'est pour lui la découverte d'un nouveau monde, plein de mystères et
d'obstacles à surmonter, et qui lui permet, à terme, de partir à Paris, poursuivre son ascension
sociale et intellectuelle25.

(annexes, p.339) Une brève note de Camus offre cependant également la possibilité d'une autre interprétation,
toujours d'inspiration biblique : « Sa mère est le Christ » (annexes, p.328). Voir aussi : « Maman : comme un
Muichkine ignorant. Elle ne connaît pas la vie du Christ, sinon sur la croix. Et qui pourtant en est plus près ? »
(annexes, p.340).
19 Chapitre 6 bis, « L'école », p.153-194.
20 Le Premier Homme, p.164.
21 Le Premier Homme, p.188.
22 Le Premier Homme, p.187. On notera avec humour la note de Camus qui suit cette question : « Voir un
catéchisme ».
23 Ibid.
24 Ce qui était le plan initial de sa grand-mère, qui pense avant tout à la survie de toute la famille, cf. p.178.
25 Le Premier Homme, p.53.

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2. Le dialogue incessant des voix et des souvenirs

A. Un rapport particulier au souvenir

Dans La Recherche du temps perdu, les souvenirs sont mis en scène de telle sorte que le
narrateur ne sait jamais quand ni comment ils vont resurgir. Que ce soit par le biais de la célèbre
madeleine, des pavés inégaux de la cour de l'hôtel de Guermantes, ou encore de la sonate de
Vinteuil, le point de départ est la mobilisation d'un des cinq sens : en l'occurrence successivement le
goût, le toucher et l'ouïe.
On retrouve dans Le Premier Homme certaines caractéristiques du souvenir tel que présenté
chez Proust. En effet, le passage du présent de narration à l'imparfait et aux souvenirs est toujours
minutieusement agencé. Le point de départ n'est certes pas le même que dans la Recherche, dans la
mesure où Jacques ne se retrouve pas confronté, de manière inattendue et involontaire, à une
sensation le ramenant à un souvenir de son enfance. Mais c'est bien la même importance qui est
accordée aux sens et aux sensations, comme on peut le voir à travers deux exemples tirés du
chapitre 4 de la première partie, « Les jeux de l'enfant » : l'expression « A benidor », et le soleil et
les mouches.
« A benidor », employée à quatre reprises sur trois pages successives 26, est « l'expression
bizarre de sa grand-mère lorsqu'il était enfant à Alger et qu'elle l'obligeait à l'accompagner dans sa
sieste »27. Sa simple évocation le transporte immédiatement en enfance, avec un glissement subtil,
qui n'est pas opéré, par exemple, par un changement de temps, comme on aurait pu s'y attendre – le
début du chapitre est déjà au passé et alterne entre imparfait et passé simple –, ni par un retour à la
ligne : il s’inscrit entièrement dans la continuité du récit. L'absence de rupture temporelle et/ou
visuelle crée une continuité entre l'enfant que Jacques était, et l'homme qu'il est devenu au moment
de son voyage en Algérie. Le mode d'accès au souvenir est identique, quelques pages plus loin, avec
le soleil et les mouches : essayant tant bien que mal de dormir sur le bateau qui l'amène à Alger, il
rêve, somnolant :
Le reflet brisé […] sur le cuivre du hublot venait du même soleilqui, dans la chambre obscure où
dormait la grand-mère, […] plongeait dans l'ombre une seule épée très fine par l'unique échancrure
[…]. Les mouches manquaient, ce n'étaient pas elles qui vrombissaient, qui peuplaient et
nourrissaient sa somnolence, il n'y a pas de mouches en mer et celles-là d'abord étaient mortes que
l'enfant aimait parce qu'elles étaient bruyantes, seules vivantes dans ce monde chloroformé par la
chaleur, […] sauf lui, il est vrai, […] et il voulait vivrez lui aussi […]. 28
Comme dans l'exemple précédent, le passage d'une époque à l'autre se fait sans rupture temporelle

26 Le Premier Homme, p.49, 51, 52.


27 Le Premier Homme, p.50.
28 Le Premier Homme, p.53-54. Impossible évidemment de ne pas penser, en lisant cet extrait, à L’Étranger, et le rôle
qu'y jouent le soleil et la chaleur.

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ou visuelle ; de plus, il s'effectue au sein même de la phrase, ce qui a pour effet de souligner deux
choses. C'est d'une part la preuve que ces souvenirs sont importants aux yeux de Jacques. Mais c'est
également un moyen de souligner l'importance et l'influence de l'enfance sur la personnalité de
l'adulte qu'il est devenu. Un autre point commun avec la Recherche est ce que nous pourrions
appeler l'effet de bobine29 : un souvenir ou une sensation en particulier enclenchent le processus et
permettent de dérouler le fil de la vie et des souvenirs qui y sont attachés.
Soulignons pour terminer la part éminemment romantique – au sens littéraire du terme – du
rapport de Jacques à ses souvenirs. Dans ce chapitre, l'accès au souvenir se fait par le biais du
(demi-)sommeil, propice à la rêverie. Camus reprend ainsi un procédé classique : le (demi)sommeil
comme état particulier et privilégié pour accéder à une autre dimension, le rêve ou le souvenir30.

B. Relayer des paroles inaudibles

Le Premier Homme contient indéniablement une dimension politique, et d'abord au premier


sens du terme : par son ouvrage, Camus nous montre la vie de la cité. Il relaie une parole qui n'est
jamais entendue, parce volontairement tue par le pouvoir. Les aller-retours incessants entre le
présent et le passé de l'enfance permettent également de faire émerger puis dialoguer ces voix-là : la
mère, l'oncle (nommé Étienne ou Ernest selon les chapitres), ses camarades de jeux, les habitants de
son quartier. Ce sont des paroles de pauvres, et qui plus est de pauvres des colonies.
Ces paroles servent à étayer le discours de Jacques, en même temps qu'elles permettent de
montrer la réalité sociale d'une époque, sans qu'elles soient pour autant instrumentalisées, ou
considérées avec misérabilisme. Si le narrateur rapporte un certain nombre de propos qu'il a pus
entendre au cours de son enfance, les personnages qui entourent Jacques se distinguent dans une
certaine mesure par leur mutisme : la mère, des suites d'une maladie, est devenue quasi muette.
L'oncle a des difficultés d'élocutions qui l'empêchent de faire des phrases construites et de mener
une conversation de bout en bout. Le narrateur adopte alors une posture de porte-parole, et raconte
leurs parcours de vie, ponctuant son récit d'anecdotes qui rendent bien compte de leurs conditions
de vie.
Le fait que l'ouvrage soit inachevé rend évidemment complexe l'analyse de la structure et de
la superposition des différents discours, parce qu'il est difficile de savoir ce que Camus aurait ajouté

29 Expression employée par Agnès Spiquel au cours de la conférence « Camus à la fin des années 1950 : Le premier
homme », op. cit.
30 Nous pensons évidemment à l'incipit d'Aurélia : « Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces
portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible », etc. NERVAL, Gérard de, Aurélia, Flammarion,
coll. GF, 1990, 388p., p.251. Mais également au poème de Verlaine, « Mon rêve familieu » : « Son nom ? Je me
souviens qu'il est doux et sonore / Comme ceux des aimés que la Vie exila. / […] Et, pour sa voix, lointaine, et
calme, et grave, elle a / L'inflexion des voix chères qui se sont tues. » VERLAINE, Paul, Poëmes saturniens,
Éditions Honoré Champion, 2008, 676p., p.94.

9
et/ou remanié. Mais on trouve dans les annexes une note très intéressante, qui laisse apercevoir une
autre dimension, qu'il n'a malheureusement pas eu le temps de développer ni d'intégrer à la structure
du texte, et qui aurait été sans aucun doute passionnante à analyser et à commenter : « Chapitres
alternés qui donneraient une voix à la mère. Le commentaire des mêmes faits mais avec son
vocabulaire de 400 mots »31.
Intégrer dans son ouvrage de telles paroles est un acte politique fort, qui fait du Premier
Homme un livre qui va, sans l'oublier, au-delà de la dimension autobiographique. C'est un acte
d'autant plus fort qu'il n'est pas difficile de deviner à quel lectorat était destiné, une fois achevé et
publié, cet ouvrage : un public européen, aisé et cultivé. Le texte possède alors ce pouvoir
indéniable, non seulement de relais, mais également d'amplification d'une parole trop souvent
étouffée par les dynamiques de pouvoir et de soumission arbitraire.

II. Dépasser le cadre narratif en vue d'une critique


sociale
Camus utilise donc ses souvenirs d'enfance comme matériau d'écriture. Mais ils servent
également de point de départ et d'argumentation pour une critique éminemment sociale et politique.
Le jeune Jacques change de monde et d'univers, en arrivant au lycée et est frappé par l'ampleur des
inégalités sociales auxquelles il est soudain confronté. Cette critique d'un système inégalitaire n'est
pas diluée par le détour de la fiction : bien au contraire, elle s'en trouve renforcée par la multitude
d'exemples issus de l'enfance de l'écrivain.

1. L'apprentissage des différences sociales en parcourant Alger

A. Alger, synecdoque d'une société profondément inégalitaire et cloisonnée

Le rôle que joue la ville d'Alger pourrait à lui seul être le sujet de ce travail, mais il s'agit ici
de donner un aperçu de l'importance qu'accorde Camus à l'espace et à la topographie dans Le
Premier Homme32.
Jusqu'à son entrée au lycée Jacques n'est quasiment jamais sorti de son quartier, Belcourt. Le
premier chapitre (« Lycée ») de la deuxième partie (« Le fils ou le premier homme ») s'ouvre sur le
31 Le Premier Homme, annexes, p.356.
32 Thème qui a été le sujet d'un colloque international qui s'est tenu les 17 et 18 avril à Boise, Idaho (États-Unis). Les
actes du colloques ont été publiés en 2015. Voir HERBECK, Jason, GREGOIRE, Vincent (dir.), A writer's
topography. Space and place in the life and works of Albert Camus, Brill Rodopi, 2015, 226p.

10
trajet qu'il effectue en tramway accompagné de son ami Pierre pour son premier jour au lycée. Les
longs passages consacrés aux tramways – au-delà des nombreux détails et anecdotes – en disent
long sur la répartition des habitants dans et autour d'Alger. À travers le trajet du tramway se dessine
le visage d'une ville divisée : « A chaque arrêt, le tram se vidait d'une partie de son chargement
d'ouvriers arabes et français, se chargeait d'une clientèle mieux habillée au fur et à mesure qu'on
allait vers le centre […] »33. La description de ce tramway qui nous emmène en plein centre-ville
débouche sur une abondante description d'un quartier à tout point de vue opposé à celui où grandit
Jacques34. Le centre-ville est par ailleurs fermé sur lui-même : « Le lycée tournait le dos à la ville
arabe dont les rues escarpées et humides commençaient de grimper le long de la colline. La caserne
tournait le dos à la mer »35. Difficile de ne pas y voir une critique de la bourgeoisie blanche d'Alger
vivant entourée de pauvreté mais prenant soin de l'ignorer.
La fracture sociale est illustrée un peu plus loin dans ce même chapitre, au cours de la
description du chemin que Jacques doit effectuer le soir pour rentrer du lycée :
A sept heures c'était la ruée hors du lycée, la course, en groupes bruyants, le long de la rue Bab-
Azoun dont tous les magasins étaient éclairés, les trottoirs chargés de monde sous les arcades […].
Les grands tramways illuminés passaient alors dans un grand bruit au-dessus de la mer, puis
plongeaient un peu vers l'intérieur et défilaient alors entre ces maisons de plus en plus pauvres
jusqu'au quartier de Belcourt, où il fallait se séparer et monter les escaliers jamais éclairés vers la
lumière ronde de la lampe à pétrole qui éclairait la toile cirée et les chaises autour de la table,
laissant dans l'ombre le reste de la pièce […].36
La métaphore de la lumière et de l'obscurité peut ici être interprétée à deux niveaux. Elle montre
d'une part la situation économique de Belcourt – pauvre et donc mal voire pas éclairé – et le
manque d'éducation des gens du quartier – si l'on s'appuie sur la symbolique classique héritée des
Lumières. Mais elle renverse également les perspectives et permet à Camus de montrer qu'en y
regardant bien la lumière – au sens ou non métaphorique du terme – est également présente à
Belcourt, et que la conception répandue des quartiers pauvres est et reste aussi tronquée que
misérabiliste.
La ville d'Alger est donc un microcosme au sein duquel les inégalités sont flagrantes. Cette
description ne sert pas seulement à dénoncer la pauvreté qui règne dans certains quartiers d'Alger,
elle doit aussi inciter le lecteur à s'interroger sur les inégalités qui règnent un peu partout, ainsi que
sur sur son mode de vie privilégié.

33 Le Premier Homme, p.232.


34 Le Premier Homme, p.233-235, 238-239. La différence sociale est visible jusqu'à la couleur du tramway, voir p.241-
242 : « […] ils ne rencontraient jamais personne, ni professeurs ni élèves, sur leur ligne de tramway – que des
rouges qui desservaient les bas quartiers (le C.F.R.A.), les quartiers du haut, réputés élégants, étaient desservis au
contraire par une autre aux voitures vertes, les T.A. ».
35 Le Premier Homme, p.239.
36 Le Premier Homme, p.246-247.

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B. M. Bernard, passeur entre les mondes et incarnation d'un savoir salvateur

Comme en témoigne une lettre de 1957 son instituteur, M. Germain, a eu beaucoup


d'importance dans la vie de Camus :
Cher Monsieur Germain, […]. On vient de me faire un trop grand honneur, que je n'ai ni recherché
ni sollicité. Mais quand j'en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour
vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que
j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. […] [C'est] une
occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que
vos effort, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de
vos petits écoliers qui, malgré l'âge, n'a pas cessé d'être votre reconnaissant élève. 37
Dans Le Premier Homme, Jacques, une fois adulte, est conscient du rôle qu'a joué son instituteur
dans sa vie, en ce qu'il « avait pesé de tout son poids d'homme, à un moment donné, pour modifier
le destin de cet enfant dont il avait la charge, et il l'avait modifié en effet »38. Le « destin » auquel il
est fait allusion renvoie à la classe sociale du jeune garçon, qui était promis à l'apprentissage après
ces quelques années d'école39, sa famille étant dans le besoin.
L'instituteur est dès lors présenté comme un personnage possédant un immense pouvoir, au
point que « […] c'était lui qui avait jeté Jacques dans le monde, prenant tout seul la responsabilité
de le déraciner pour qu'il aille vers de plus grandes découvertes encore »40. Il lui a fourni des outils
intellectuels, lui offrant un accès à la littérature par le biais de Dorgelès 41, et en lui permettant
d'exercer son esprit critique et de se construire un système de valeurs :
[il] ne se vouait pas seulement à leur apprendre ce qu'il était payé pour leur enseigner, […] [il] leur
exposait ses points de vue, non point ses idées, car il était par exemple anticlérical comme
beaucoup de ses confrères et n'avait jamais en classe un seul mot contre la religion, ni contre rien
de ce qui pouvait être l'objet ou d'une conviction, mais il n'en condamnait qu'avec plus de force ce
qui ne souffrait pas de discussion, le vol, la délation, l'indélicatesse, la malpropreté. 42
Il est également le seul personnage dans l'entourage de Jacques qui est à son aise dans les deux
milieux : à l'école, il maîtrise le savoir qu'il transmet à ses élèves ; mais il est également capable de
se rendre sans hésiter chez Jacques, dans cet appartement extrêmement pauvre, afin de convaincre
sa grand-mère de laisser Jacques présenter l'examen d'entrée au lycée. Jacques et lui sont les seuls à
naviguer entre les deux milieux, mais M. Bernard est le seul à maîtriser les codes des deux milieux
sans être ni mettre quiconque mal à l'aise.

C. Deux classes sociales, deux formes de bonheur ?

Nous l'avons vu le jeune Jacques a eu l'opportunité, poussé par son instituteur, d'entrer au

37 Le Premier Homme, lettre à M. Germain du 19 novembre 1957, annexes, p.371-372. L'honneur auquel Camus fait
référence est évidemment le Prix Nobel, qui lui a été accordé un mois plus tôt.
38 Le Premier Homme, p.153.
39 Le Premier Homme, p.178.
40 Le Premier Homme, p.177.
41 Le Premier Homme, p.165.
42 Le Premier Homme, p.164-165.

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lycée afin de poursuivre ses études et de passer le baccalauréat. Cela lui permet de circuler entre
deux mondes : le milieu dont il est issu, pauvre et préoccupé par sa survie, et le milieu dans lequel il
tente de s'intégrer, riche et conscient de sa valeur. Jacques devient dès lors un observateur privilégié
des deux milieux, et n'hésite pas à les comparer avec un parti pris assumé pour celui dont il est issu.
Les deux mots semblant le mieux décrire l'appartement dans lequel Jacques habite avec sa
famille sont promiscuité et dénuement. Les différentes descriptions de l'appartement 43 nous
présentent un petit appartement de trois pièces dans lequel cinq personnes doivent cohabiter. Mais
c'est également la pauvreté du quartier qui est dépeinte : on n'y trouve que des « maisons
misérables », dont les caves sont comparées à des « antres sans issue ni lumière, taillées dans la
terre même » et grouillent d'insectes44. Cette promiscuité et ce dénuement n'empêchent pour autant
pas l'enfant d'apprendre très tôt à profiter d'un bonheur aussi simple que complet. Le plus bel
exemple en est sans doute la description des après-midis passées à la plage 45. La succession des
participes présents (« nageant […], s'exclamant, bavant et recrachant, se défiant »), la profusion
d'adjectifs qualificatifs (« La mer était douce, tiède, le soleil léger », « ces jeunes corps ») et le
champ lexical de la royauté (« la gloire de la lumière », « Ils régnaient sur la vie et sur la mer »,
« fastueux », « comme des seigneurs assurés de leurs richesses irremplaçables ») font de ce passage
un souvenir particulièrement émouvant, exemple d'un bonheur qui ne saurait être plus pur.
Par ailleurs, plusieurs expressions soulignent l'existence de jeux et de plaisirs semblables
aux jeux et plaisirs bourgeois : le « tennis du pauvre », les « petits cancrelats gris […] qu'ils
appelaient cochon d'Inde », ou encore le « [bœuf] bourguignon du pauvre »46. Ces exemples ne sont
pas là pour la simple promotion d'un bonheur naïf, mais pour dénoncer l'idéologie bourgeoise selon
laquelle l'argent rend tout accessible.

2. Le difficile rôle de transfuge de classe

A. Naviguer seul entre les deux milieux

Jacques entre au lycée en même temps que deux autres garçons, Pierre et Fleury. Mais ce
dernier disparaît rapidement du récit, et Jacques part à la découverte de ce nouveau monde en
compagnie de Pierre, qui habite dans son quartier.
Presque du jour au lendemain, la culture crée un fossé entre sa famille et lui. Au fur et à
mesure qu'il avance dans ses études, il réalise qu'il ne s'agit pas seulement de l'illettrisme, c'est
43 Le Premier Homme, p.50-51, 72-73, 118.
44 Le Premier Homme, p.57, 58, 59.
45 Le Premier Homme, p.63-64.
46 Le Premier Homme, p.56, 59, 129.

13
comme si sa famille vivait dans un autre monde : « Ni l'image, ni la chose écrite, ni l'information
parlée, ni la culture superficielle qui naît de la banale conversation ne les avaient atteints »47. Un
monde coupé de tout ce qui n'a pas trait à leurs emplois respectifs ou à la survie de la famille.
Si l'apprentissage des codes qui régissent ce nouveau monde est difficile, le narrateur sait
avec le recul qu'il lui a été utile : « Déjà se dessinait sa nature multiforme qui devait lui faciliter tant
de choses et le rendre apte à parler tous les langages, à s'adapter dans tous les milieux, et à jouer
tous les rôles »48. Mais ce rôle de transfuge de classe, que le jeune Jacques subit sans rien pouvoir y
changer, est tout sauf agréable à jouer. Plus il se fait aux codes du lycée plus le fossé se creuse avec
sa famille, au point que « le latin par exemple était un mot qui n'avait rigoureusement aucun sens »49
pour les membres de sa famille. Le narrateur va jusqu'à parler de « ces vérités [qui] n'étaient pas
parvenues jusqu'à eux »50, montrant ainsi le champ de vision cruellement étroit des siens.
Jacques n'oublie pour autant pas d'où il vient, et met un point d'honneur à s'inscrire dans la
continuité de sa famille51. Il s'agit d'abord d'une mémoire du corps, qui est une manière de montrer
cette fidélité toujours présente, même des années après avoir quitté Alger :
Il la serrait [sa mère] dans ses bras, sur le seuil même de la porte, encore essoufflé d'avoir monté
l'escalier quatre à quatre, d'un seul élan infaillible, sans manquer une marche, comme si son corps
conservait toujours la mémoire exacte de la hauteur des marches. 52
Jacques a également appris la valeur de l'argent – et par la même occasion la valeur du travail – et
l'importance que pouvait avoir un vol, notamment lorsqu'il vole une pièce de deux francs en
prétextant l'avoir faite tomber dans les toilettes :
[…] il comprenait que ce n'était pas l'avarice qui avait conduit sa grand-mère à fouiller dans
l'ordure, mais la nécessité terrible qui faisait que dans cette maison deux francs étaient une somme.
Il le comprenait et il voyait enfin clairement, avec un bouleversement de honte, qu'il avait volé ces
deux francs au travail des siens.53
Notons enfin que sa famille lui a appris le bonheur, qu'il a pu découvrir et vivre sous sa forme la
plus brute, dans la nature : « et ainsi pendant des heures sans frontière sur un territoire sans limites,
sa tête perdue dans la lumière incessante et les immenses espaces du ciel, Jacques se sentait le plus
riche des enfants »54.
Nous ne pouvons pas le faire ici, mais il serait évidemment passionnant d'approfondir ce
vécu de transfuge de classe d'un point de vue sociologique, et plus particulièrement en s'appuyant
47 Le Premier Homme, p.220.
48 Le Premier Homme, p.225.
49 Le Premier Homme, p.220.
50 Ibid.
51 Au sujet de la filiation, voir aussi ce passage très intéressant : « […] il n'était pas sûr que ces souvenirs si riches, si
jaillissants en lui, fussent vraiment fidèles à l'enfant qu'il avait été. Bien plus sûr au contraire qu'il devait en rester à
deux ou trois images privilégiées qui le réunissaient à eux, qui le fondaient à eux, qui supprimaient ce qu'il avait
essayé d'être pendant tant d'années et le réduisaient enfin à l'être anonyme et aveugle qui s'était survécu pendant tant
d'années à travers sa famille et qui faisait sa vraie noblesse. » , p.149-150.
52 Le Premier Homme, p.67.
53 Le Premier Homme, p.103.
54 Le Premier Homme, p.126.

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sur les habitudes de classe théorisées par Pierre Bourdieu dans La Distinction (1979)55.

B. L'apprentissage de la honte de classe

Le jeune Jacques fait l'apprentissage de la honte de classe au fur et à mesure qu'il avance
dans ses études. Si le décalage avec ses camarades du lycée est brutal, la prise de conscience a lieu
juste avant son entrée au lycée. Lorsque son instituteur lui propose ainsi qu'à quelques autres
enfants de passer l'examen d'entrée au lycée, sa situation est particulière. Comme nous l'avons plus
plus haut, sa grand-mère est d'abord opposée à ce projet pour des raisons financières. Et le
lendemain, il réalise amèrement l'écart qui existe entre lui et les autres enfants :
Le lendemain, les trois autres annoncèrent à Jacques que leurs familles avaient accepté. « Et toi ? –
Je ne sais pas », dit-il, et de sentir tout d'un coup plus pauvre encore que ses amis lui serrait le
cœur. Après la classe, ils restèrent tous les quatre. Pierre, Fleury et Santiago donnèrent leur
réponse. « Et toi, moustique ? – Je ne sais pas. » M. Bernard le regardait.56
La honte se manifeste ici à deux niveaux. Elle est visible d'une part par l'expression « plus pauvre
encore que ses amis », qui montre qu'il prend conscience qu'il existe une hiérarchie jusque parmi les
pauvres, chose qui lui avait échappée jusqu'ici. D'autre part, la réponse qu'il donne par deux fois
(« je ne sais pas ») montre que la découverte de la honte va de pair avec un changement soudain
dans son comportement : impossible de dire la vérité devant ses camarades, ce serait avouer son
infériorité, alors même qu'il avait toujours eu l'impression d'être leur égal à tout point de vue.
Une fois au lycée, le choc est rude. Dès le premier jour, il est saisi d'un « sentiment de
solitude inquiète [pour] un monde un monde inconnu où il ne savait pas comment il faudrait se
conduire »57. Ce sentiment ne cesse par la suite de s'intensifier. Au décalage lié à la classe sociale
s'ajoute celui lié à la « race »58 : en effet, ses nouveaux camarades de classe sont non seulement
issus d'un milieu aisé, mais ils sont également – pour l'immense majorité – blancs, ce qui est bien
sûr étroitement lié à leur classe sociale dans un contexte de colonisation.
Il nous faut ici préciser une chose : Camus était issu d'une famille pied-noir, ce qui d'un
certain point de vue le rapprochait des enfants qu'il avait pu fréquenter au lycée. Mais d'une part sa
famille maternelle était issue de Majorque, île espagnole, et non de la France métropolitaine, et
d'autre part sa famille vivait dans un quartier majoritairement arabe et défavorisé, ce qui le faisait
s'identifier à la population arabe plutôt qu'à celle des pieds-noirs (aisés). Tout cela conduit le jeune
Jaques à « l'impossibilité où il était de […] rattacher [sa situation singulière] à des valeurs ou

55 De nombreux éléments permettent d'ailleurs de rapprocher cet ouvrage une fois de plus de ceux, déjà cités, d'Annie
Ernaux et d’Édouard Louis qui connaissent et ont abondamment écrit à ce propos.
56 Le Premier Homme, p.179.
57 Le Premier Homme, p.220.
58 Terme utilisé par Camus, et dont l'emploi est évidemment à contextualiser au vu de l'époque.

15
clichés traditionnels »59 issus des pieds-noirs bourgeois60. C'est alors que se fait la rupture définitive
entre son milieu d'origine et le milieu dans lequel il entre peu à peu, qui lui apprend le silence
comme seule solution de survie : « Au lycée même, il ne pouvait parler de sa famille dont il sentait
la singularité sans pouvoir la traduire, si même il avait triomphé de l'invisible pudeur qui lui fermait
la bouche sur ce sujet »61.
Ajoutons pour terminer que cette identification aux Arabes plutôt qu'aux pieds-noirs (qui
sont donc presque systématiquement associés à une classe sociale supérieure à la sienne) est un
élément à ne pas négliger pour comprendre le positionnement si particulier de Camus dans le conflit
entre les intellectuels français au sujet de la Guerre d'Algérie (1954-1962) quant à la position à
adopter. Refusant de s'inscrire dans l'un des deux camps – pour ou contre l'indépendance de
l'Algérie, dans un cas comme dans l'autre sans demi-mesure – il suscita l'incompréhension de ses
pairs, parmi lesquels Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, qui n'avaient pas la même expérience
de la pauvreté ou de l'Algérie, et par là même une toute autre façon d'envisager ce conflit.

59 Le Premier Homme, p.221.


60 Ce qui était donc un pléonasme dans la plupart des cas.
61 Le Premier Homme, p.221.

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Conclusion
Le Premier Homme n'est ni uniquement un roman autobiographique, ni uniquement le
support d'une critique sociale et politique. Il est tout ça à la fois et bien plus : il dresse le portrait
d'une ville, d'une époque, d'une société, et aussi d'un homme, qui va partout et observe, enregistre,
vit. Les souvenirs d'enfance ne sont pas un simple prétexte d'écriture : ils ont toute leur importance
dans l'ouvrage, et servent autant à montrer le processus de construction d'un individu que l'état d'une
société à un moment donné. Ils permettent également d'inscrire des personnages tel que la mère, la
grand-mère, l'oncle (et l'instituteur) dans une intemporalité permise par la littérature, et sont ainsi le
moyen pour Camus de leur rendre justice et de leur manifester sa reconnaissance. La démarche
devient alors profondément politique : quoi de plus politique, en effet, que de vouloir écrire et
diffuser la parole de ceux qui ont été réduits au silence par un système capitaliste et colonial ?
Cet ouvrage est émouvant à plusieurs niveaux. D'abord pour l'aspect militant évoqué ci-
dessus, et l'hommage qu'il rend à tous les personnages. Ensuite parce qu'il s'agit d'un ouvrage
inachevé. Si son étude peut d'abord se révéler frustrante, elle devient par la suite aussi passionnante
qu'émouvante. Les notes reproduites dans l'édition que nous avons utilisée donnent l'impression de
voir l'écrivain à l’œuvre, et nous permettent d'observer une partie des rouages internes, qui ne sont –
en toute logique – habituellement pas donnés à voir au lecteur. Pouvoir observer au plus près un
processus de création est tout à fait passionnant, mais ne compense qu'en partie le fait de savoir que
Le Premier Homme restera à jamais inachevé.
Terminons justement sur quelques unes de ces notes, qui donnent une idée de ce à quoi
l'ouvrage était probablement censé ressembler à la fin :
Le livre doit être inachevé. Ex. : « Et sur le bateau qui le ramenait en France… »

Dans l'idéal, si le livre était écrit à la mère, d'un bout à l'autre – et l'on apprendrait seulement à la
fin qu'elle ne sait pas lire –, oui, ce serait cela. »

Fin.
Rendez la terre, la terre qui n'est à personne. Rendez la terre qui n'est ni à vendre ni à acheter (oui
et le Christ n'a jamais débarqué en Algérie puisque même les moines y avaient propriété et
concessions).
Et il s'écria, regardant sa mère, et puis les autres : « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux
pauvres, à ceux qui n'ont rien et qui sont si pauvres qu'ils n'ont même jamais désiré avoir et
posséder, à ceux qui sont comme elle dans ce pays, l'immense troupe des misérables, la plupart
arabes, et quelques-uns français et qui vivent ou survivent ici par obstination et endurance, dans le
seul honneur qui vaille au monde, celui des pauvres, donnez-leur la terre comme on donne ce qui
est sacré à ceux qui sont sacrés, et moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté dans le pire exil à la
pointe du monde, je sourirai et mourrai content, sachant que sont enfin réunis sous le soleil de ma
naissance la terre que j'ai tant aimée et ceux et celle que j'ai révérés. / (Alors le grand anonymat
deviendra fécond et il me recouvrira aussi – Je reviendrai dans ce pays.) »62

62 Le Premier Homme, annexes, p.333, 337, 364-365.

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Bibliographie

Littérature primaire
• CAMUS, Albert, Le Premier Homme, Gallimard, coll. Folio, 1984 (2016), 380p.

Littérature secondaire
• ERNAUX, Annie, L’Événement, Gallimard, coll. Folio, 2000, 130p.
• GUERIN, Jeanyves, Albert Camus, littérature et politique, Honoré Champion, coll.
Champion classiques, 2013, 394p.
• HERBECK, Jason, GREGOIRE, Vincent (dir.), A writer's topography. Space and place in
the life and works of Albert Camus, Brill Rodopi, 2015, 226p.
• LEJEUNE, Philippe, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. Poétique, 1975, 360p.
• LEVI-VALENSI, Jacqueline, Albert Camus ou la naissance d'un romancier, Gallimard, coll.
Les cahier de la NRF, 2006, 502p.
• LOUIS, Édouard, En finir avec Eddy Bellegueule, Éditions du Seuil, 2014, 220p.
• MAILHOT, Laurent, Albert Camus ou l'imagination du désert, Presses de l'université de
Montréal, 1973, 465p.
• MINO, Hiroshi, Le Silence dans l’œuvre d'Albert Camus, Librairie José Corti, 1987, 160p.
• MORISI, Ève, Albert Camus, le souci des autres, Classiques Garnier, 2013, 160p.
• NERVAL, Gérard de, Aurélia, Flammarion, coll. GF, 1990, 388p.
• ROUSSEAU, Jean-Jacques, Les Confessions, Classiques Garnier, 2011, 1092p.
• SELBMANN, Rolf (Hrsg.), Zur Geschichte des deutschen Bildungsromans,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft Darmstadt, coll. Wege der Forschung, 1988, 436p.
• VERLAINE, Paul, Poëmes saturniens, Éditions Honoré Champion, 2008, 676p.
• VIRCONDELET, Alain, Albert Camus, fils d'Alger, Fayard, 2010, 383p.

Ressources en ligne
• SPIQUEL, Agnès, « Camus à la fin des années 1950 : Le premier homme », Université de
Nantes, 29 janvier 2013 [en ligne]. https://webtv.univ-nantes.fr/fiche/3145/agnes-spiquel-
camus-a-la-fin-des-annees-1950-le-premier-homme [Consulté le 15 août 2017]

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