Vous êtes sur la page 1sur 9

ANALYSE CRITIQUE

Bernard Lambert

LA MELANCOLIE
D'ANTOINE
DE SAINT-EXUPERY
Dans le numéro de septembre de la Revue, Pierre Sudreau
et Alain Cadix nous transmettaient les messages de
Saint-Iixupéry. En cette saison anniversaire de la dispari-
tion de l'homme encore jeune qu'il était, il nous semble
intéressant de faire le point sur les différentes publications
qui paraissent à cette occasion. Bernard Lambert en fait
le tour et trace aussi un portrait de l'homme dans sa
solitude.

1L i e 31 juillet 1944, lors d'une mission de reconnaissance


photographique au-dessus de la vallée du Rhône (en vue
du débarquement de Provence), Saint-Exupéry disparaissait
à bord de son Lighting P 38 F5B n- 223, dans des conditions
demeurées inexpliquées, même si la chasse allemande y semble
pour beaucoup. Les éditeurs, qui ont désormais autant d'imagination
qu'un pas cadencé, ont saisi l'occasion de ce cinquantenaire pour
inonder la librairie d'une foultitude de titres de, sur et autour de
cet auteur resté célèbre sans avoir connu de purgatoire, contraire-

154
REVUE DES DEUX MONDES OCTOBRE 1994
ANALYSE CRITIQUE
La mélancolie
d'Antoine
de Saint-Exupéry

ment à certains de ses grands contemporains. Même la plus


prestigieuse des collections de poche, je veux parler de la
bibliothèque de la Pléiade, s'y est mise, d'une part, en lui consacrant
son album d'images annuel et, d'autre part, en offrant, par une
récente manie scissipare, un nouveau premier tome (1) qui en
appellera un second, en place de l'unique ancien, qui cède son
intitulé d'Œuvres au profit de celui d'Œuvres complètes (ce qui est
légèrement abusif puisque la correspondance est amputée, de par
l'odieuse censure française qui préfère à la vérité le conformisme
moralisateur des familles). Bref, si l'on a du goût pour les
anniversaires et pour les écrivains reconnus, tout est réuni pour faire
le point. A1lons-y donc.
La première chose qui me frappe dans cette surabondante
floraison éditoriale - d'ailleurs constituée pour moitié de réédi-
tions -, c'est l'absence d'ouvrages contre Saint-Exupéry. Le ton est
à la fraternité, à l'analyse tranquille, voire à l'hagiographie. Nous voilà
loin des grands débats d'idées et des formules assassines qui
enchantèrent ma jeunesse et dont la palme revient toujours à
J.-F. Revel : « Le crétinisme sous cockpit prend des allures de
sagesse. )) Les temps ne sont plus, apparemment, aux oppositions
fortes, aux campements tranchés et au goût polémique où la
première petite plume pouvait passer pour sabre, telle celle de
P.-H. Simon répliquant à Revel: « Un idéalisme de carlingue vaut
bien un existentialisme de bistrot. )) L'heure n'est plus à ce type de
passion littéraire bourrée d'injustices et d'approximations. C'est
peut-être dommage, mais c'est ainsi.
Pour moi qui méprisais jadis les admirateurs de Saint-Exupéry,
à côté desquels ceux de Camus me semblaient des forcenés de
l'intellect - tous naturellement interdits de mon amitié -, ai-je
vraiment changé? Je pencherais pour le oui, même si je trouve
toujours trois choses insupportables chez Saint-Exupéry : ses
laudateurs exagérés, notamment dans le domaine des idées; ses
contempteurs fanatiques; certains de ses écrits enfin, et particulière-
ment Citadelle, qui tout inachevé qu'il soit, n'empêche d'augurer
le pire.
Je serai plus précis en ne faisant qu'un reproche à Antoine
de Saint-Exupéry : qu'il donne peu à lire. Aussi bien dans sa vie que
dans son œuvre.

155
ANALYSE CRITIQUE
La mélancolie
d'Antoine
de Saint-Exupéry

r, vie ou œuvre, tout est pourtant chez lui tendu vers


O le don. Mais c'est d'une générosité sans cesse avortée.
Cela explique pourquoi il se trouve souvent renvoyé d'ailleurs par
ceux qui pressentent cette générosité : (( Plus pilote qu'écrivain aux
yeux des intellectuels, plus écrivain que pilote aux yeux de ses
camarades de vol )), remarque Alain Vircondelet (2). Mais comme
l'on s'en doute, cette opposition entre le pilote et l'écrivain est
absurde, l'un se nourrissant de l'autre et réciproquement, même, et
c'est vrai dans notre cas d'espèce, si aucun écrivain n'est réductible
à sa vie. Mais qui veut suivre pas à pas successions et interférences
de ces deux pôles d'activité trouvera dans la revue Icare (3) la
meilleure information, tant chronologique qu'iconographique, pré-
sentée avec une admirative affection. Il aurait été bon de rééditer
ces numéros en un seul volume, en gardant le grand format (qui
rend riquiqui l'album de la Pléiade) et les fac-similés encartés. Sans
doute cela a-t-ilété jugé trop cher? Les chercheurs d'une affectueuse
admiration retrouveront bien des signataires de la revue et quelques
autres bonnes plumes dans un travail collectif, Saint-Exupery, le sens
d'une vie (4), dont le sous-titre annonce clairement un contenu qui
tient la promesse. Qui voudrait enfin connaître l'homme de plus près
se reportera à la biographie qui me semble la meilleure à ce jour,
celle que l'Américain Curtis Cate a consacrée au « laboureur du
ciel » (5).
Cette vie, comme aurait dit Sainte-Beuve, auquel on fait
copieusement retour, sans le dire, éclaire à bien des égards les
insuffisances de l'œuvre et du personnage. Car au-delà du pilote
et de l'écrivain, Maurice Druon a raison d'écrire qu'« un portrait
de Saint-Exupery ne saurait lui ressembler si l'on ne se souvenait
qu'il fut, à quatre ans, orphelin de père, qu'il montra dans ses
études autant de dispositionspour lapoésie que pour la mécanique,
qu'il prépara l'Ecole navale [qu'il rata], apprit le dessin à l'Ecole des
beaux-arts, fut deux fois blessé dans de graves accidents et suivit,
comme grand reporter, la révolution espagnole. Peu d'hommes de
la première moitié de notre siècle ont eu une expérience aussi vaste,
aussi riche, aussi diverse (6). )) En effet, et Druon en oublie
beaucoup : sa noblesse natale, ses amours contrariées, son retour
dupe de l'URSS, son antigaullisme, son exil américain pendant
l'Occupation, ses extravagances avec le corollaire habituel d'ennuis

156
ANALYSE CRITIQUE
La mélancolie
d'Antoine
de Saint-Exupéry

d'argent, etc. Or rien de plus terne dans cette vie trépidante que
Saint-Exupéry. La lecture de Cate n'est passionnante que lorsqu'il
s'agit de quelqu'un d'autre que lui, comme si ce quasi-demi-siècle
reparcouru ne prenait consistance et mouvement qu'à condition qu'il
n'y fût pas. Il n'est qu'une ombre d'Histoire, ne peut se définir que
négativement. Aventurier, il n'est pas Malraux, mais non plus
Mermoz; reporter, il n'est ni Gide, ni Hemingway, ni même Kessel;
prodigue, il n'est ni Fitzgerald ni Drieu; politique, il n'est ni Breton
ni Bernanos, deux exilés comme lui; amoureux, enfin, il n'est rien
qu'un pauvre fils à maman. Lisons ses lettres : (( Maman, ce que je
demande à une femme, c'est d'apaiser cette inquiétude. C'estpour
cela qu'on en a tant besoin. Vous ne pouvez pas savoir comme on
est lourd et comme on sent sa jeunesse inutile. Vous ne pouvez pas
savoir ce que peut donner une femme, ce qu'elle pourrait donner
[...). j'ai peur du mariage. Ca dépend de la femme. Une foule que
l'on remonte est chargée depromesses.Mais elleéchappe etpuis celle
dont on a besoin estfaite de vingt femmes. j'en demande troppour
ne pas étouffer tout de suite )) (Pléiade, lettre 74, 1926).
Lisons-le encore après la rupture de ses fiançailles avec Louise
de Vilmorin, qui savait reconnaître les siens (lettre 60, octobre 1923) :
(( Ma petite maman, il ne faut pas trop m'en vouloir d'avoir été
aigri, j'ai passé de mauvaises journées. Maintenant j'ai pris le
dessus. Je suis un courageux bonhomme. Si vous venez à Paris,
vous vous installerez dans ma chambre, vous y serez mieux qu'à
l'hôtel. Et puis c'est vous qui ferez mon bonheur. Je ne sais pas
pourquoi j'étais buté à m'en occuper seul. ))

à encore, presque aucun écho dans l'œuvre. L'éminent


L spécialiste qu'est Michel Autran le constate justement
dans sa lecture de Terre des hommes: (( La femme et l'amour sont
rayés de cet univers. )) Pour moi, ce serait une raison suffisante pour
interdire sa bibliothèque à un romancier. Que dire d'une terre des
hommes sans femmes? On m'objectera que ce n'est pas un roman.
C'est vrai. Ce récit a de vraies beautés, sans femmes! Peut-être à
cause de cela. Citadelle l'illustre a contrario, où la Femme est
présente qui ne ressemble à aucune femme, fantasmée par une
misogynie radicale. Ce n'est pas la place ici de faire intervenir la

157
ANALYSE CRITIQUE
La mélancolie
d'Antoine
de Saint-Exupéry

psychanalyse, dont le sujet obsède, comme le marxisme, les carnets


de Saint-Exupéry, mais c'est le lieu de dire que cette misogynie, que
je présume réactionnaire pour le Vatican même, est un des points
d'appui de l'admiration que lui portent ses zélateurs les plus suspects.
Cette question de la femme est en effet centrale chez
Saint-Exupéry, et si elle est évacuée si souvent, c'est qu'elle prend
chez lui une figure qui ne colle pas avec le moralisme qui l'encense,
celle du cocu. Or, le cocu est peut-être le moteur de l'aviateur - et
de l'écrivain. On sait que le jeune homme commença par être
éconduit par Louise de Vilmorin. Il ne s'en remit, comme on dit,
jamais, et son premier livre, le seul qui parle d'amour, Courrier-Sud
(1929) en gravera l'écho. Cela semble l'avoir condamné à une sorte
de solitude d'ours. Il écrit, en 1926, à Rinette (Renée de Saussine
« à la fois proche confidente et femme inaccessible », connue
également sous le nom d'« amie inventée ii) : «Je suis bon tout au
plus à piloter en ours sur quelque ligne et le plus loin. ii Mais avec
Consuelo, rencontrée en septembre 1930 en Argentine et épousée
en avril 1931 (l'année de Vol de nuit) à Nice, l'ours deviendra
rapidement bête à cornes. Pour la petite histoire, signalons au lecteur
gourmand que Consuelo se fera supplanter auprès de Friedrich
Sieburg « qui menait grand train au Ritz ii par Louise de Vilmorin...
qu'elle ira dénoncer à Malraux! Sans doute Saint-Exupéry est-il
souvent absent, sur quelque ligne vers Casablanca. Quoi qu'il en
soit, ils feront bientôt appartement à part avant de se retrouver
ensemble à New York, où Antoine recevra sous son toit, et Consuelo
dans son lit, Denis de Rougemont. Lequel deviendra, dans la maison
louée à Westport, le modèle du Petit Prince. Ecoutons-le: « Géant
chauve, aux yeux ronds d'oiseau des hauts parages, aux doigts
précis de mécanicien, il s'applique à manier de petits pinceaux
puérils et tire la langue pour ne pas "dépasser". Je pose pour le
Petit Prince, couché sur le ventre et relevant lesjambes... ii J'entends
dans le même temps cet aveu de Saint-Exupéry montrant à son
éditeur américain, Curtice Hichcock, le dessin : « - C'est un petit
bonhomme que je porte dans le cœur ii, comme si le modèle n'en
pouvait être que les amants de sa femme. On connaît la suite.
Hichcock réplique : « - Ça vous dirait d'écrire son histoire?
Pour un livre d'enfant? ii Et voilà comment naissent parfois les
chefs-d'œuvre.

158
ANALYSE CRITIQUE
La mélancolie
d'Antoine
de Saint-Exupéry

Ce complet ratage amoureux (quel qu'ait été le nombre de


ses maîtresses) explique mieux que tout son obstination à voler,
jusqu'à la mort. L'aviationne fut pourtant tout d'abord chez lui qu'un
métier. Il en parle dans ses lettres comme les bourgeois de leur
bureau. C'est plus tard, avec la littérature puis avec la guerre, qu'elle
signifiera davantage, plutôt qu'autre chose. Plus de sens à la solitude,
au devoir et à la chaude camaraderie où peut s'exercer à plein l'esprit
potache : ses dessins, ses lettres attestent son goût et sa faconde
pour la plaisanterie de banquet.

et esprit en culotte courte, sans fulgurance parce que sans


C pensée réelle - comme toute pensée qui n'arrive pas à
décoller des codes où elle s'est formée et de la société dans laquelle
le sujet se trouve affectivement pris (et Pierre de Boisdeffre a raison
de définir cette société (( un petit monde fragile et complexé ii) - ,
cet esprit sans esprit (ce qui ne signifie pas la bêtise), je le retrouve
tant dans les énoncés politiques que dans les bouts de manifeste
littéraire formulés par notre auteur.
Pour le politique, je m'en tiendrai à la période 1940-1944,
cruciale pour la pensée tant elle se confondait alors avec l'action,
période qui sera l'objet du tome II de la Pléiade. On sait
Saint-Exupéry sans sympathie pour (( le fascisme sans doctrine du
général de Gaulle ii. S'il n'est pas tout à fait pétainiste, du moins
l'est-il suffisamment pour expliquer en juillet 1942, (moment des
grandes rafles), à Rougemont, que (( le maréchal sauve la substance
de la France en acceptant de composer avec l'occupant. Quant aux
gaullistes, ils ne font pas la guerre contre les nazis, mais contre
le liftierfrançais ou le chefdu Ritz qui a refusé d'être de leurfaction
et qu'ils tiennent donc pour un traître. ii Complet aveuglement ici
sur la nécessité d'une Résistance intérieure. Dans sa lettre ouverte
à André Breton, les accents pétainistes se passent de plus amples
commentaires : (( Vous avez lutté contre la liberté de penser
autrement que vous, la fraternité qui domine les opinions
particulières, la morale usuelle, l'idée religieuse, l'idée de Patrie,
l'idée de Famille, de maison etplus généralement toute idéefondant
un Etre, quel qu'il soit, dont l'homme sepuisse réclamer. ii La guerre
pour lui est prétexte à exaltation narcissique et à analyse débile :

159
ANALYSE CRITIQUE
La mélancolie
d'Antoine
de Saint-Exupéry

(( j'en ai marre. Je veux faire du bombardement. Quel spectacle


magnifique qu'un avion avec huit mitrailleuses. Mais à quoi bon
combattre pour une paix anglo-allemande négociée? En quoi cela
aiderait-il la France? » Enfin, le 29 juillet 1944, quand le seul
problème français est d'être militairement présent à la victoire afin
que la reconstruction nationale puisse être faite par les Français
eux-mêmes et non sous la pression américaine, voilà notre penseur
microcéphale qui fait le docteur : (( L'usine à haine, à irrespect et
à ordure qu'ils appellent le redressement, moi je m'en fous. Leurs
phrases m'emmerdent. Leur ignominie m'emmerde. Leur polémi-
que m'emmerde et je ne comprends rien à leur vertu. La vertu,
c'est de sauver le patrimoine spirituel français en demeurant
conservateur de la bibliothèque de Carpentras. C'estde sepromener
nu en avion. C'est d'apprendre à lire aux enfants. C'est d'accepter
d'être tué en simple charpentier. Ils sont le pays. Pas moi, je suis
du pays. Pauvre Pays! » Cette vision n'est naturellement pas sans
conséquence sur l'œuvre (et la mort n'y change rien). Vircondelet
en analyse avec pertinence, même si c'est pour les récuser, les effets
politiques: (( Tout se passerait comme si les valeurs exprimées dans
Saint-Exupery; service du groupe, fidélité aux traditions de ce
groupe et du foyer, sens de l'effort, abandon de soi, orgueil, étaient
de celles qui "peuvent en un jour annuler toute connaissance"
(Saporta). C'est cette suspicion qui accapare l'œuvre, lui donne
cette ambiguïté qui peut la rendre fraternelle aux fascistes de tous
bords. »
C'est si évident que je n'ai pas été surpris d'entendre à la barre
du procès Touvier un apologiste de la Milice, ancien milicien
lui-même et Waffen SS, citer Saint-Exupéry... pour octroyer le pardon
milicien aux victimes et réclamer l'oubli! On me dira avec raison
et preuves que Saint-Exupéry, ce n'est pas ça. Ce n'est pas que ça,
en effet, mais c'est ça aussi.

our terminer ce survol, j'isolerai deux énoncés, l'un de


P 1926 et l'autre datant de l'exil doré américain, qui
renseignent assez bien à mon sens sur l'engagement littéraire de
Saint-Exupéry. (( On n'a pas le droit de comparer un homme comme
Ibsen à un monsieur comme Pirandello. Vous avez d'une part un

160
ANALYSE CRITIQUE
La mélancolie
d'Antoine
de Saint-Exupéry

individu dont les préoccupations étaient les plus élevées. Il a eu


un rôle social, un rôle moral, une influence [...]. Et d'autre part
Pirandello qui a été créé et mis sur terre pour distraire les gens
du monde et leur permettre de jouer avec la métaphysique comme
ilsjouaient déjà avec la politique, les idées générales et les drames
de l'adultère [...]. Lesgens du monde, il y a quelques années, se sont
emparés exactement pour les mêmes raisons du malheureux
Einstein. Ils voulaient ne plus comprendre rien, sentir l'aile de
l'inconnu. C'estpourquoi ilfaut aimer Ibsen qui est un effort vers
une compréhension humaine et se refuser à tous les vertigesfaux:
c'est difficile. Ce qui est obscur estplus tentant que ce qui est clair. ))
Ce choix affirmé pour un naturalisme qui avait plié au siècle
dernier l'art à la volonté de reproduire le monde supposé réductible
à la rationalité, ce choix de la clarté contre (( le noyau infracassable
de nuit» qui définissait pour Breton le seul possible de l'œuvre d'art,
bref, cette première manifestation qui ne sera plus démentie rend
particulièrement risibles les comparaisons ou les compagnons qui
entourent Saint-Exupéry. Je laisse au ridicule tous les ignorants qui
ont cru pouvoir avancer Nietzsche. Mais d'autres avancées méritent
raillerie. Tenez, écoutez Vircondelet : (( Tout spontanément la
filiation s'installe: la Bible, Newton, Platon, Lucrèce, Shakespeare,
Pasteur, Mozart; Rimbaud et ceux Char, Michaux, Sairu-Exupéry
qui dans l'opacité des nuits de solitude veillent dans l'évidence du
poème. )) Plus loin, autres foules, dont saint]ean de la Croix et Charles
de Foucauld. Mais la manie comparative n'épargne pas non plus
P. Boyer, président de l'association des amis de Saint-Exupery, qui
trouve dans la même constellation (( Musset, Novalis, Saint-john
Perse, Villon )). Restons-en là; le lecteur constatera avec moi que
dès qu'on s'aventure dans ces discours de pure compulsion, mieux
vaut ne pas oublier entre chaque nom le nombre adéquat de ratons
laveurs.
L'autre forme de manifeste littéraire, daté de l'exil américain,
est une déclaration à son ami John Phillips : «]e ne peux plus écrire.
Je n'ai plus le droit de dire quoi que ce soit puisque je ne suis plus
dans le coup. Seuls ceux qui participent ont le droit de parler. ))
J'entends là à la fois le maintien des choix naturalistes et la lucidité
de Saint-Exupéry sur ses possibilités, la conscience chez lui que
l'imagination n'a pas cours. Et, de fait, le meilleur de son œuvre est

161
ANALYSE CRITIQUE
La mélancolie
d'Antoine
de Saint-Exupéry

de l'ordre des choses vues. Pas à la manière de Victor Hugo faite


de juxtapositions sans liens. Mais avec un point de vue né de l'action
de voler, ce point de vue humain qui vient cependant du ciel, le
point de vue de l'aviateur. C'était le conseil de Gide: « Pourquoi
n'écririez-vouspas quelque chose qui ne seraitpas un récit continu
mais le groupement en divers chapitres des sensations, des
émotions, des réflexions de l'aviateur, quelque chose d'analogue
à ce que l'admirable Mirror of the sea est pour le marin? »
La réussite et le succès immédiat de chacun des livres de
Saint-Exupéry ont tenu au mariage de l'aspect documentaire avec
un humanisme aussi profond que conventionnel. En quelque sorte,
la lourdeur humaine l'emporte sur les miracles fascinants du progrès
technique. Il est l'écrivain de la banalité dans des situations
d'exception, proche en cela des séries B de science-fiction. On
comprend que les Américains l'aient porté tout de suite au pinacle.
Quant à moi, on l'aura compris, je n'arrive toujours pas à
m'intéresser à l'homme, dont la mélancolie que je lui soupçonne
aurait cependant pu me séduire, ni à l'œuvre malgré de belles
fulgurances (surtout dans Pilote de guerre). Mais avec le monde
entier, si j'en crois les chiffres de vente annuelle, je m'en tiens au
Petit Prince pour ce qu'il est, un livre définitivement charmant.
D'ailleurs qui ne l'aime pas a sûrement une déficience du côté du
gène de l'enfance.

Bernard Lambert

1. Œuvres complètes, tome I, Gallimard, 1210 p.


2. Antoine de Saint-Exupéry, Julliard, 178 p.
3. Revue de j'aviation française, nos 69/71/75/78/84/96/108.
4. Saint-Exupéry, le sens d'une vie, Cherche-Midi éditeur, 236 p.
5. Saint-Bxupéry, le laboureur du ciel, Grasset, 430 p.
6. Saint-Exupéry, le sens d'une vie. Préface.

162

Vous aimerez peut-être aussi