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IV. L’écrivain et les médias

Qui (se) joue de l’autre ?


Depuis l’invention de l’imprimerie à la fin du XVe siècle, le développement et
la diffusion de la littérature demeurent, de façon privilégiée, tributaires d’un objet : le
livre. Jusqu’à récemment, ce dernier a constitué le principal support de transmission
du littéraire et, partant, de l’écriture des textes (c’est en fonction de ce support que les
auteurs écrivent). Pendant plusieurs siècles, cette prérogative est presque incontestée,
bien que l’activité littéraire ne se soit jamais réduite à ce vecteur : faisaient notamment
concurrence aux livres les mises en scène du théâtre ou encore les pratiques orales
(contes, salons). Reste cependant que le livre est apparu comme le principal objet-
symbole de la littérature, celui qui permettait de la faire connaître, aussi bien son
patrimoine que ses productions contemporaines, en les inscrivant dans l’espace de la
bibliothèque.

Dès le premier tiers du XIXe siècle, à la faveur de l’industrialisation progressive


de la civilisation occidentale, plusieurs mutations technologico-médiatiques transforment
les conditions de production, de diffusion et de conservation non seulement de l’écriture,
mais aussi de la parole et de l’image des écrivains. En quelques décennies, l’on assiste
à une reconfiguration du paysage culturel des sociétés modernes, qui les font entrer de
plain-pied dans une ère médiologique nouvelle. Selon une histoire ponctuée par l’appa-
rition de la presse et de la photographie au XIXe siècle, de l’enregistrement audio, de la
radio et du cinéma durant la première moitié du XXe siècle, et enfin de la télévision et de
l’informatique durant la seconde moitié du XXe siècle, la médiatisation ne fait qu’étendre
son emprise sur le secteur culturel, à une vitesse sans cesse accrue.

La littérature s’en trouve affectée en profondeur, car ces nouveaux médias


remettent en question les formes traditionnelles, et jusque-là largement perçues comme
immuables, de la condition d’écrivain. Les réactions qu’induisent ces mutations vont
de l’enthousiasme pour ces nouveaux moyens, qui permettent de toucher un plus large
public et confèrent ainsi un impact plus retentissant à la parole des écrivains, à la
défiance, dans la mesure où les pouvoirs dont semblent dotées ces nouvelles techniques
sont susceptibles de mettre en cause la portée en même temps que la valeur du littéraire.
Dans ce contexte en constante mutation, nombre d’écrivains témoignent d’une fascina-
tion, faite de répulsion et/ou d’attrait, pour les « autres » du langage écrit 1, en particulier
pour l’image et le son.

Des premières formes de presse quotidienne au développement du World Wide


Web en passant par la photographie, le phonographe, la radio, le cinéma, la télévision
et l’informatique, les principales innovations techniques qui marquent l’histoire cultu-
relle du XIXe siècle à nos jours n’ont eu de cesse de pousser plus loin des modalités de
mise en présence de l’audio-visuel : de l’image fixe de la photographie à l’interactivité et
à l’intermédialité démocratisées sur le Web. Tout se passe comme s’il s’agissait de

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

conduire la médiatisation – le caractère de moyens de ces outils – jusqu’à sa démédiati-


sation, de façon à donner lieu à une présence plus vraie que nature.

L’audio-visuel tranche avec l’identité médiologique traditionnelle du fait litté-


raire. D’une part, il ne relève pas de façon principale de la chose écrite. En outre, la plu-
part de ces médias ne sont généralement pas envisagés comme des arts à part entière,
exception faite du cinéma, et, dans une certaine mesure, de la photographie. Devant ces
nouvelles techniques d’enregistrement, supports d’archivage et modes de diffusion non
seulement de leur travail, mais aussi de leur figura publique que constituent la presse,
la radio, la télévision et internet, les écrivains ont un statut double : ils sont les objets de
ces nouvelles formes médiatiques, qui les mettent en scène, mais dans le même temps,
celles-ci constituent un nouvel environnement pour leur travail, aussi inquiétant qu’ex-
citant, en fonction duquel ils sont tenus de se positionner.

Presse
Dès le milieu du XIXe siècle, en ce qui concerne le monde francophone, l’ap-
parition de la presse quotidienne, acte de naissance de ce qui deviendra la « civilisation
du journal 2 », transforme en profondeur le champ littéraire, qui se voit investi par des
impératifs économiques dont il se pensait jusqu’alors relativement préservé. Dans un
premier temps, le contingent des journalistes est issu d’autres sphères d’activité, la
politique, le droit, mais, surtout, la littérature. Nombre d’écrivains se font journalistes,
tant pour des raisons pécuniaires que par ambition de toucher un plus large public,
à une époque où la pratique n’est pas encore professionnalisée.

Cependant, à l’instar de Balzac – à l’avant-garde du combat pour le droit d’au-


teur 3 – et Dumas, quelques écrivains commencent à (bien) vivre de leur plume, et cer-
tains vont jusqu’à fonder leurs propres journaux (Dumas encore, avec Le Mousquetaire).
Cette commercialisation de la chose littéraire contribue à instituer, au cours de la
seconde moitié du XIXe siècle, un clivage entre une « production de masse », ayant pour
finalité le profit, et une « production restreinte », qui rejette des contraintes commerciales
et aspire à la reconnaissance d’un public choisi 4. Dans cette optique, certains fustigent
le compromis du littéraire avec la presse : Balzac, pourtant l’un des premiers à tirer profit
de la diffusion du roman dans les journaux, établit dans Illusions perdues un parallélisme
entre prostitution et presse, tandis que Sainte-Beuve parle de « littérature industrielle ».

Corollairement, le développement de ces nouvelles formes (et de ces nouveaux


rythmes) de publication génère l’apparition de pratiques discursives inédites, voire de
nouveaux genres. Parfois éphémères, ceux-ci résultent des contraintes formelles comme
des nouvelles possibilités des nouveaux médiums. L’exemple le plus connu, concernant
la presse, est incontestablement celui du roman-feuilleton, qui doit son développement
à la nécessité dans laquelle se trouvent les directeurs de journaux d’attirer et de fidéliser
leur lectorat. L’idée vient ainsi à Émile de Girardin de faire figurer en bas de page – le
« feuilleton » – un roman en épisodes paraissant quotidiennement. Le succès remporté
par le genre, en dépit des querelles qu’il suscite 5, est indéniable, et nombre de grands
romans du XIXe siècle seront d’abord publiés sous cette forme avant d’être repris en

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IV. L’écrivain et les médias

volume. En même temps que cette transformation significative du travail d’écriture et sa


professionnalisation au sein du journal, la littérature se voit ainsi modifiée dans ses
formes. Il est évident que le découpage en épisodes détermine le rythme de la narration
– fréquents alinéas, les auteurs étant payés à la ligne – et que les finalités de ce mode de
diffusion – la fidélisation – supposent un art du suspense survenant en particulier à la
fin de l’épisode du jour. D’autres genres, comme le poème en prose, se développent au
sein du journal, notamment chez Baudelaire, avant d’acquérir leurs lettres de noblesse
en étant rassemblés, en recueil, dans un volume 6. On peut également songer à l’entretien,
quoiqu’il ne constitue pas une forme spécifiquement littéraire, puisqu’il peut être le fait
d’hommes politiques, de vedettes, etc.

La vocation commerciale de la presse en fait un lieu promotionnel par excel-


lence, que certains ne manqueront pas de mobiliser à cette fin. Ainsi de Zola, qui, familier
des affiches, assure avec Jules Laffitte une campagne de lancement de Nana dans
Le Voltaire à travers des effets d’annonce et des prépublications du nouveau roman, mais
aussi des offres promotionnelles : un exemplaire de L’Assommoir est par exemple offert
pour tout abonnement au journal 7. Certains adoptent des stratégies plus conquérantes,
au point de faire de la publicité un mode de création et de diffusion à part entière.
Ce faisant, ils suivent l’invitation de Blaise Cendrars, qui affirme que « la Publicité Est
La Fleur De La Vie Contemporaine » dans « Publicité = Poésie ». De même, le surréaliste
bruxellois Paul Nougé détourne les slogans publicitaires dans le projet « La publicité
transfigurée », qui consiste à faire se déplacer des hommes-sandwichs avec des slogans
poétiques sans aucune finalité publicitaire.

Progressivement, la professionnalisation du métier de journaliste modifie le sta-


tut de l’écrivain : le premier a le monopole du contact « direct » avec le réel dont il rend
compte, tandis que le second se réserve le domaine de l’imagination et de l’esthétique.
Dans le même temps, des écrivains aspirent à se dégager de leur nouveau costume trop
étroit et à suivre eux aussi « le mot d’ordre du vécu » 8. Certains écrivains font double
profession d’écrivains et de journalistes, en particulier les reporters, figures héroïques
de l’entre-deux-guerres, comme Kessel, qui fait rêver tant d’écrivains. En intégrant des
images, grâce aux évolutions de la technique photographique notamment, à l’espace-
page du journal et des magazines, la presse gagne en effet encore en efficacité.

Photographie
L’invention de l’« écriture de la lumière » en 1839 change la façon de voir le
monde et interroge la manière de le rendre. Elle participe à un changement de « régime
de visibilité »9. En tant qu’outil de reproduction fidèle, elle affecte l’identité du littéraire
via la question du réalisme en particulier. Comment les écrivains pourraient-ils demeurer
sans réaction devant l’apparition de cette technique nouvelle, qui peut leur apparaître
comme une inquiétante concurrente ? C’est en vertu de ces capacités mimétiques que
Baudelaire jette l’anathème sur la photographie, qui devrait être « la servante des
sciences et des arts, mais la très humble servante…10 ». Cependant, et dans le même
temps, la photographie est vite adoptée, tant comme modèle du roman réaliste (Balzac
aspire à « daguerréotyper [la] société »11) que comme instrument de révélation potentiel

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IV. L’écrivain et les médias

que « l’art photographique est un art littéraire»13 ne sont pas rares. En immobilisant le
temps, l’image photographique, explique-t-il, fait connaître un autre lieu et une autre
époque et stimule ainsi l’imagination.

Il existe plus précisément deux relations particulières du photographique à la


littérature : l’illustration (l’image accompagne le texte) et le portrait d’écrivain (elle figure
l’auteur)14. L’illustration se développe lentement, en raison de ses conditions techniques
et économiques mais aussi de la relative mauvaise réputation de la photographie.
Le premier récit-photo, Bruges-la-morte de Georges Rodenbach (1892), reste longtemps
un hapax, qui se démarque du roman-photo stéréotypé à la mode autour de 190015.
L’illustration photographique ne prend véritablement son essor que dans les années
1930.

Elle intéresse notamment les avant-gardes, dont Breton, qui commande des
photographies ou réutilise des images pour Nadja ou L’Amour fou selon un principe
de collaboration entre écrivains et photographes fréquent alors : Aveux non avenus de
Claude Cahun, avec ses propres montages photographiques (1930) ou encore Les
Jeux de la poupée de Hans Bellmer (1939) avec des textes de Paul Éluard. Dans la lignée
de Paris de nuit de Brassaï et Paul Morand (1933), l’après-guerre intensifiera la produc-
tion de livres de photos commentés ou préfacés par des écrivains, par exemple D’une
Chine à l’autre de Sartre et Cartier-Bresson (1955).

Aujourd’hui, les œuvres hybrides se multiplient en même temps que se brouil-


lent certaines frontières entre genres littéraires et disciplines artistiques. La photographie,
présent déjà passé, trace d’un « ça a été »16, nourrit les usages autobiographiques et
autofictionnels d’un Hervé Guibert, avec son roman-photo Suzanne et Louise (1980),
de Denis Roche ou encore d’Annie Ernaux. Une artiste comme Sophie Calle mêle le
médium photographique et le médium littéraire, qui se côtoient enfin plus que jamais
dans le monde du multimédia, bien souvent couplées dans la pratique du blog. Au cours
de leur histoire commune, de la rencontre ponctuelle dans l’espace de la page à la
collaboration la plus étroite, les liens entre littérature et photographie sont souvent
passionnels, du moins jusqu’à ce que le cinéma hypnotise les romanciers, plus portés
que les poètes à se choisir un modèle narratif.

Cinéma17
Dès la fin du XIXe siècle, l’apparition du cinéma fait craindre pour l’avenir de
la culture lettrée. Dans le même temps, son succès populaire apparaît aussi comme un
formidable outil de diffusion du littéraire. Les films de Georges Méliès, par exemple, sont
souvent adaptés ou inspirés d’œuvres littéraires (Le Voyage dans la lune de Jules Verne),
tandis que les scénettes des Frères Lumière se calquent sur un modèle théâtral.
Les sources fictionnelles du cinéma sont ainsi, dans un premier temps du moins, majo-
ritairement littéraires, et auteurs (en tant que scénaristes ou réalisateurs) comme acteurs
se tournent promptement et presque tout naturellement vers le 7e Art. Ainsi, dans l’en-
tre-deux-guerres, l’essor du cinéma de fiction va de pair avec le déclin des théâtres,
souvent reconvertis en salles de projection. Parallèlement, le cinématographe, comme

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

la photographie, diffuse de plus en plus largement le spectacle du monde, notamment à


travers les actualités (depuis 1909 en France).

Le cinéma fait l’objet de réactions exacerbées et ambivalentes de la part des écri-


vains. Au mépris d’une part importante des intellectuels pour ce que Georges Duhamel
appelle un « passe-temps d’illettrés » répond l’enthousiasme du Cendrars de L’ABC du
cinéma : « Renouveau ?! Renouveau ?! Éternelle Révolution ». Nombreux sont alors les
écrivains à entreprendre l’écriture de scénarios, plus ou moins tournables (La Fin du
monde filmée par l’Ange Notre-Dame, de Cendrars), ou simplement à vouloir inventer un
nouveau style cinématographique. Philippe Soupault, Pierre Albert-Birot ou Benjamin
Fondane se posent ainsi en héritiers du « devin médiologique18 » qu’était Apollinaire dans
sa conférence de 1917 « L’Esprit nouveau et les poètes ». Les déceptions sont cependant
nombreuses et, en France, rares sont ceux, comme Jean Epstein, qui réussissent pleinement
leur conversion.

Au début du XXe siècle et jusque dans les années 1930, les écrivains se mon-
trent particulièrement sensibles à la dimension documentaire de l’art cinématographique
et à la magie de l’image, qui permettent un contact immédiat avec le public. Après la
Grande Guerre, certains d’entre eux fréquentent assidûment les salles obscures, à l’instar
de Cendrars, Desnos ou Aragon qui se nourrissent des images de ces mythes modernes
que sont Fantômas ou Charlot. Le cinéma séduit par la vitesse grisante des images et
par sa capacité à captiver les foules, qui le font parfois comparer à un rite ou à un ras-
semblement religieux. Mais cette fascination est paradoxale, puisqu’elle porte sur une
technique où l’image prend une place prépondérante par rapport à l’écrit, du moins
jusqu’à l’invention du parlant en 1927 (qui fait bouder le cinéma à bien des écrivains),
ce qui explique pourquoi la culture cinématographique se présente parfois, encore au-
jourd’hui, comme une anti-culture littéraire. Des enjeux économiques interfèrent dans
le débat sur le statut artistique ou industriel du cinéma et créent des préjugés tenaces
devant l’adaptation et, plus encore, la novellisation. Les relations entre littérature et
cinéma sont aussi marquées par l’opposition de leurs modes de production et de récep-
tion: si la littérature naît dans un silence solitaire – de préférence nocturne –, le cinéma
est un travail d’équipe où sont exploitées des compétences diverses et des spécialisations
techniques qu’un seul individu ne peut aucunement maîtriser ensemble, et se vit aussi
de façon plus collective que la lecture.

Les années 1930 voient se resserrer les liens entre littérature et cinéma. De
nombreux écrivains sont amenés à prendre part à des aventures cinématographiques,
en tant qu’acteurs (Antonin Artaud fait figure de pionnier), mais surtout en tant que
scénaristes. Les célèbres collaborations de Marcel Carné et de Jacques Prévert comptent
parmi les plus marquantes réussites du cinéma français, et mettent volontiers en scène
des milieux littéraires, comme dans Drôle de drame (centré sur un personnage d’écrivain)
ou Les Enfants du Paradis (milieux du théâtre romantique).

Certains poussent l’attrait jusqu’à devenir réalisateurs à part entière, comme


Cocteau, Pagnol et, plus tard, Duras ou Robbe-Grillet, souvent à l’occasion de l’adaptation

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IV. L’écrivain et les médias

de certaines de leurs œuvres, comme s’il s’agissait pour l’écrivain de maîtriser les nou-
velles formes qui sont données à ses créations littéraires. En retour, certains films
deviennent livres, comme chez Duras, mais aussi chez des cinéastes dits « littéraires »
comme Eric Rohmer avec Les Contes moraux ou François Truffaut avec Les Aventures
d’Antoine Doinel. La Nouvelle Vague, en particulier, développe un rapport paradoxal
à la littérature : tout en voulant se démarquer du « cinéma de papa » (les adaptations
d’un Christian-Jaque par exemple) en créant un art spécifiquement visuel, ils font parfois
montre d’un fétichisme pour l’objet livre (chez Truffaut, dans le cycle « Antoine Doinel»,
mais aussi dans L’Homme qui aimait les femmes ou dans Fahrenheit 451) ou pour l’exer-
cice de la citation littéraire (chez Godard, en particulier dans Pierrot le Fou et dans
Alphaville).

La fascination réciproque entre littérature et cinéma apparaît enfin dans la


figuration de personnages d’écrivains. Il y a dans certains cas une dimension autobio-
graphique à cet investissement créatif, comme chez Claude Simon ou chez Duras qui
joue son propre rôle aux côtés de Gérard Depardieu dans Le Camion (1977). Ainsi, les
écrivains interrogent leur figure publique, mais pensent aussi, par la combinaison de
l’image et du verbe, leur travail d’écriture et les métamorphoses du genre romanesque
sous l’influence du 7e art. Ils apparaissent aujourd’hui principalement dans un cinéma
intellectuel chez Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Christophe Honoré ou Chantal
Akerman et tout récemment encore dans L’Amour dure trois ans (2011), le « meilleur
film » – et pour cause, c’est le seul – de l’écrivain à succès Frédéric Beigbeder, qui a
décidé de passer derrière la caméra pour porter à l’écran l’un de ses romans.

Disques et Radio
Pendant audio de l’enregistrement visuel, l’apparition du phonographe et des
outils de diffusion du son bouleverse également la façon dont les écrivains envisagent
leur travail. Le phonographe apparaît comme un appareillage quasi magique, qui permet
de réaliser le rêve de certains de voir l’écriture prendre vie. Il donne lieu à une vague
d’enregistrements de paroles de figures importantes du temps comme Sarah Bernhardt,
ainsi que d’écrivains, comme Apollinaire dont les Archives de la parole enregistrent trois
poèmes en 1913. D’autres après lui, Cocteau, ou plus récemment, Sarraute enregistrent
leurs textes, comme si ceux-ci gagnaient en authenticité et en pouvoir de fascination
lorsqu’ils émanent du corps de l’auteur.

Expérience envoûtante, l’enregistrement sonore devient chez certains un modèle


de création. Apollinaire rêve de « poèmes-conversation [sic] où le poète au centre de la
vie enregistre en quelque sorte le lyrisme ambiant » (« Simultanisme-Librettisme », 1914),
Paul Morand fait mine d’enregistrer ses poèmes au dictaphone (USA 1927, 1928) et
Cendrars présente Les Confessions de Dan Yack (1929) comme une retranscription
d’enregistrements sur dictaphone. Dans les années 1920, le groupe surréaliste français
développe la théorie de l’écriture automatique qui emprunte largement au modèle de
l’enregistrement sonore. Après guerre, des « poètes sonores » comme Bernard Heidsieck,
par exemple avec ses «poèmes-partitions » (1955-65), François Dufrêne ou Henri Chopin
utilisent le son comme une véritable matière première 19.

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IV. L’écrivain et les médias

de certaines de leurs œuvres, comme s’il s’agissait pour l’écrivain de maîtriser les nou-
velles formes qui sont données à ses créations littéraires. En retour, certains films
deviennent livres, comme chez Duras, mais aussi chez des cinéastes dits « littéraires »
comme Eric Rohmer avec Les Contes moraux ou François Truffaut avec Les Aventures
d’Antoine Doinel. La Nouvelle Vague, en particulier, développe un rapport paradoxal
à la littérature : tout en voulant se démarquer du « cinéma de papa » (les adaptations
d’un Christian-Jaque par exemple) en créant un art spécifiquement visuel, ils font parfois
montre d’un fétichisme pour l’objet livre (chez Truffaut, dans le cycle « Antoine Doinel»,
mais aussi dans L’Homme qui aimait les femmes ou dans Fahrenheit 451) ou pour l’exer-
cice de la citation littéraire (chez Godard, en particulier dans Pierrot le Fou et dans
Alphaville).

La fascination réciproque entre littérature et cinéma apparaît enfin dans la


figuration de personnages d’écrivains. Il y a dans certains cas une dimension autobio-
graphique à cet investissement créatif, comme chez Claude Simon ou chez Duras qui
joue son propre rôle aux côtés de Gérard Depardieu dans Le Camion (1977). Ainsi, les
écrivains interrogent leur figure publique, mais pensent aussi, par la combinaison de
l’image et du verbe, leur travail d’écriture et les métamorphoses du genre romanesque
sous l’influence du 7e art. Ils apparaissent aujourd’hui principalement dans un cinéma
intellectuel chez Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Christophe Honoré ou Chantal
Akerman et tout récemment encore dans L’Amour dure trois ans (2011), le « meilleur
film » – et pour cause, c’est le seul – de l’écrivain à succès Frédéric Beigbeder, qui a
décidé de passer derrière la caméra pour porter à l’écran l’un de ses romans.

Disques et Radio
Pendant audio de l’enregistrement visuel, l’apparition du phonographe et des
outils de diffusion du son bouleverse également la façon dont les écrivains envisagent
leur travail. Le phonographe apparaît comme un appareillage quasi magique, qui permet
de réaliser le rêve de certains de voir l’écriture prendre vie. Il donne lieu à une vague
d’enregistrements de paroles de figures importantes du temps comme Sarah Bernhardt,
ainsi que d’écrivains, comme Apollinaire dont les Archives de la parole enregistrent trois
poèmes en 1913. D’autres après lui, Cocteau, ou plus récemment, Sarraute enregistrent
leurs textes, comme si ceux-ci gagnaient en authenticité et en pouvoir de fascination
lorsqu’ils émanent du corps de l’auteur.

Expérience envoûtante, l’enregistrement sonore devient chez certains un modèle


de création. Apollinaire rêve de « poèmes-conversation [sic] où le poète au centre de la
vie enregistre en quelque sorte le lyrisme ambiant » (« Simultanisme-Librettisme », 1914),
Paul Morand fait mine d’enregistrer ses poèmes au dictaphone (USA 1927, 1928) et
Cendrars présente Les Confessions de Dan Yack (1929) comme une retranscription
d’enregistrements sur dictaphone. Dans les années 1920, le groupe surréaliste français
développe la théorie de l’écriture automatique qui emprunte largement au modèle de
l’enregistrement sonore. Après guerre, des « poètes sonores » comme Bernard Heidsieck,
par exemple avec ses «poèmes-partitions » (1955-65), François Dufrêne ou Henri Chopin
utilisent le son comme une véritable matière première 19.

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Durant l’entre-deux guerres apparaît la radio, qui fait place aux écrivains en
les convoquant sur les ondes à l’occasion d’entretiens, qui constituent pour bien des
lecteurs le premier contact avec un écrivain. La radio, à l’instar du cinéma, se trouve
investie, à la même époque, comme espace de création à part entière par certains écri-
vains qui ont réalisé de véritables émissions (Robert Desnos et Carlos Larronde). Elle
est par exemple un vecteur de diffusion, mais aussi de création pour Le Soulier de Satin
de Claudel, en 1942. Le speaker qui introduit la diffusion de la pièce affirme en effet que
« [d]ans l’état actuel du théâtre, la radio seule pouvait aborder la réalisation du
Soulier de satin ». Certains poètes comme Éluard, Prévert ou Soupault sont régulièrement
présents sur les ondes : la radio est alors perçue comme le moyen de faire découvrir la
poésie à un large public, que le but soit politique ou simplement didactique. Le degré
d’investissement du médium radiophonique, entre simple relais de diffusion et champ à
conquérir, varie selon les écrivains et les circonstances de leur collaboration avec la
radio. Ainsi Antonin Artaud entreprend-il, fraîchement sorti de sa maison d’internement
de Rodez où il a passé la guerre, de réaliser une émission radiophonique, Pour en finir
avec le jugement de Dieu (1947). Quant à Jean Tardieu, directeur du « Club d’Essai » de
la RDF, il écrit un nombre important de pièces radiophoniques.

La radio est donc un puissant vecteur d’oralisation de la poésie dans les années
1940 et 1950 et elle contribue à faire sortir la littérature « hors du livre »20. Le disque et
la radio contraignent la littérature à quitter sa tour d’ivoire et contribuent à ce que les
écrivains investissent des formes de culture populaire, comme la chanson (Boris Vian,
ou encore Sartre et Mac Orlan pour Juliette Gréco). De nombreux musiciens chantent
des écrivains, comme Paul Fort (Brassens), ou Baudelaire, Verlaine et Rimbaud (Ferré).
Aujourd’hui, la chanson française continue de s’approprier et de faire revivre le patri-
moine littéraire (par exemple Les Têtes raides et « L’Amour tombe des nues » de Desnos),
tout comme la pop-rock (ainsi de « M » reprenant des textes de sa grand-mère Andrée
Chedid) mais aussi les musiques dites actuelles, notamment la vague électronique.
Le DJ français Doctor Flake propose par exemple une interprétation visuelle et sonore
de poèmes de Verlaine (« Colloque sentimental ») ou de Prévert. DJ Spooky, le musicien
new-yorkais Paul D. Miller, va plus loin encore en mixant des enregistrements d’écrivains
et de philosophes avec de la musique électronique (ses deux albums concepts, Rythm
science en 2004 et Sound Unboud en 2008). Cette réutilisation de matière sonore est
typique des pratiques de recyclage du post-modernisme et apparaît sophistiquée en
regard des pratiques télévisuelles.

Télévision
L’apparition du petit écran dans les foyers constitue un bouleversement de
civilisation d’un ordre tel qu’il paraît difficile, de nos jours, de mesurer ce qu’il a pu
représenter, tant cet instrument fait désormais partie de notre quotidien. À nouveau, la
littérature et le livre, et partant les écrivains, voient apparaître un concurrent potentiel
dans leur sphère d’influence. Malgré le développement simultané, durant les années
cinquante, des collections de poche, le temps passé devant le petit écran est souvent
perçu comme un temps « volé » à la lecture. La télévision a pu néanmoins contribuer à
un essor des ventes en assurant aux parutions une promotion sans précédent.

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Durant l’entre-deux guerres apparaît la radio, qui fait place aux écrivains en
les convoquant sur les ondes à l’occasion d’entretiens, qui constituent pour bien des
lecteurs le premier contact avec un écrivain. La radio, à l’instar du cinéma, se trouve
investie, à la même époque, comme espace de création à part entière par certains écri-
vains qui ont réalisé de véritables émissions (Robert Desnos et Carlos Larronde). Elle
est par exemple un vecteur de diffusion, mais aussi de création pour Le Soulier de Satin
de Claudel, en 1942. Le speaker qui introduit la diffusion de la pièce affirme en effet que
« [d]ans l’état actuel du théâtre, la radio seule pouvait aborder la réalisation du
Soulier de satin ». Certains poètes comme Éluard, Prévert ou Soupault sont régulièrement
présents sur les ondes : la radio est alors perçue comme le moyen de faire découvrir la
poésie à un large public, que le but soit politique ou simplement didactique. Le degré
d’investissement du médium radiophonique, entre simple relais de diffusion et champ à
conquérir, varie selon les écrivains et les circonstances de leur collaboration avec la
radio. Ainsi Antonin Artaud entreprend-il, fraîchement sorti de sa maison d’internement
de Rodez où il a passé la guerre, de réaliser une émission radiophonique, Pour en finir
avec le jugement de Dieu (1947). Quant à Jean Tardieu, directeur du « Club d’Essai » de
la RDF, il écrit un nombre important de pièces radiophoniques.

La radio est donc un puissant vecteur d’oralisation de la poésie dans les années
1940 et 1950 et elle contribue à faire sortir la littérature « hors du livre »20. Le disque et
la radio contraignent la littérature à quitter sa tour d’ivoire et contribuent à ce que les
écrivains investissent des formes de culture populaire, comme la chanson (Boris Vian,
ou encore Sartre et Mac Orlan pour Juliette Gréco). De nombreux musiciens chantent
des écrivains, comme Paul Fort (Brassens), ou Baudelaire, Verlaine et Rimbaud (Ferré).
Aujourd’hui, la chanson française continue de s’approprier et de faire revivre le patri-
moine littéraire (par exemple Les Têtes raides et « L’Amour tombe des nues » de Desnos),
tout comme la pop-rock (ainsi de « M » reprenant des textes de sa grand-mère Andrée
Chedid) mais aussi les musiques dites actuelles, notamment la vague électronique.
Le DJ français Doctor Flake propose par exemple une interprétation visuelle et sonore
de poèmes de Verlaine (« Colloque sentimental ») ou de Prévert. DJ Spooky, le musicien
new-yorkais Paul D. Miller, va plus loin encore en mixant des enregistrements d’écrivains
et de philosophes avec de la musique électronique (ses deux albums concepts, Rythm
science en 2004 et Sound Unboud en 2008). Cette réutilisation de matière sonore est
typique des pratiques de recyclage du post-modernisme et apparaît sophistiquée en
regard des pratiques télévisuelles.

Télévision
L’apparition du petit écran dans les foyers constitue un bouleversement de
civilisation d’un ordre tel qu’il paraît difficile, de nos jours, de mesurer ce qu’il a pu
représenter, tant cet instrument fait désormais partie de notre quotidien. À nouveau, la
littérature et le livre, et partant les écrivains, voient apparaître un concurrent potentiel
dans leur sphère d’influence. Malgré le développement simultané, durant les années
cinquante, des collections de poche, le temps passé devant le petit écran est souvent
perçu comme un temps « volé » à la lecture. La télévision a pu néanmoins contribuer à
un essor des ventes en assurant aux parutions une promotion sans précédent.

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IV. L’écrivain et les médias

De la même façon que le cinéma, la télévision se calque dans un premier temps


sur ses prédécesseurs, le cinéma et le théâtre (elle diffuse des films et des captations de
représentations). Avec l’école, elle est une des portes d’entrée vers le théâtre. Corollai-
rement, les premières émissions de télévision consacrées à la littérature, Lectures pour
tous (1953-1968) apparaissent comme de la radio filmée, avant de trouver leur formule 21.
Le flambeau de l’émission de Pierre Dumayet est repris par Bernard Pivot avec Ouvrez
les Guillemets (1973), Apostrophes (1974-1990) et Bouillon de culture (1990-2001).
Signe d’une époque où « la télévision aimait les écrivains », ces émissions s’avèrent d’une
importance cruciale pour la littérature dans la deuxième moitié du XXe siècle. Inviter
sur un plateau de télévision des gens dont le métier est l’écrit pour les faire parler, le
plus souvent rapidement, d’œuvres qu’ils ont parfois mis des années à écrire ne va pas
sans difficulté. On retrouve également contre la télévision certaines des critiques qui
étaient adressées à la presse au XIXe siècle, par exemple aux Causeries du Lundi de
Sainte-Beuve. On lui reproche notamment la trop grande personnalisation des émissions
littéraires qui s’intéressent davantage à l’écrivain qu’à ses livres.

La télévision agit également comme caisse de résonance pour les événements


qui jalonnent la vie littéraire surtout lorsqu’ils rencontrent des enjeux de société.
La première chaîne française retransmet par exemple en 1981 la réception de Margue-
rite Yourcenar, première femme à entrer à l’Académie française, et les remises de Prix
littéraires sont elles aussi médiatisées, ainsi que les polémiques qu’ils suscitent par-
fois : on se souvient des débats qui se sont envenimés autour du prix Goncourt de
Marie NDiayé et de son prétendu « devoir de réserve » en 2009. Dans le même temps,
en tant que technique d’enregistrement, la télévision devient rapidement une archive
de la mémoire littéraire de la seconde moitié du XXe siècle. La collection de documen-
taires Un siècle d’écrivains (1995-2001) va encore plus loin en reprogrammant des
extraits d’émissions littéraires anciennes, qui passent ainsi du statut d’actualité litté-
raire à celui de patrimoine.

Au regard des médias sonores, de la photographie ou du cinéma, la télévision


ne suscite pas beaucoup d’œuvres hybrides ou de collaborations de la part des écrivains.
Les Lieux d’une fugue de Georges Perec, commande de l’INA à l’écrivain (1978) ou les
pièces télévisuelles de Samuel Beckett, comme …que Nuages… réalisé pour la télévision
allemande en 1977 22, font figure d’exceptions. Doit-on expliquer ce phénomène par le
mépris pour un médium souvent jugé vulgaire ou par la relative indifférence des milieux
télévisuels pour la culture lettrée ? En tout cas, la télévision, lorsqu’elle apparaît dans
les œuvres littéraires, a souvent mauvais genre, ainsi qu’en témoignent La Télévision de
Jean-Philippe Toussaint (1997), J’habite dans la télévision (2006) où Chloé Delaume
consigne les résultats de son visionnage intensif du petit écran comme véritable traite-
ment de choc, ou encore les chroniques acerbes de Christian Prigent, Le Monde est
marrant (Vu à la télé) (2008). S’intéresser à la télévision quand on est écrivain, comme
s’intéresser au cinéma avant que la cinéphilie ne soit intellectuellement anoblie, écouter
du rock ou du rap, ou encore jouer aux jeux vidéo (encore Chloé Delaume avec Corpus
Simsi, 2003), apparaît comme une posture anti-élitiste. Ce phénomène ne touche pas
l’informatique que se sont relativement vite approprié les écrivains.

219
Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Informatique et Internet
Les écrivains se sont rapidement familiarisés avec l’ordinateur dont l’usage est
dans un premier temps presque exclusivement limité au traitement de texte, de sorte
qu’il n’apparaît que comme une machine à écrire perfectionnée. Les ordinateurs chan-
gent sensiblement la donne pour les écrivains, dans leur travail de création : les manus-
crits sont souvent remplacés par des fichiers de différents états du texte, sur des supports
variés. Corollairement, la possibilité du copier-coller et d’autres manipulations textuelles
conditionnent l’écriture, notamment chez des écrivains sensibles aux recyclages textuels
ou à la dimension ludique de l’écriture (Jacques Roubaud, Eric Chevillard ou l’écurie
POL par exemple). Le texte informatisé – celui des autres ou le sien propre – devient une
véritable matière première littéraire, malléable et jamais achevée. Blogs et sites internet
permettent en effet comme jamais de rendre publics des écrits supposés intimes, mais
ils montrent aussi les coulisses d’une création in progress. Une fois encore, le médium
ne se borne pas à accompagner la diffusion de la littérature, mais devient une des
fabriques des écrivains.

En littérature numérique ou intermédiatique, non seulement les écrivains


tiennent la plume, mais ils disposent aussi de certaines compétences informatiques plus
ou moins élaborées selon les outils qu’ils utilisent et selon leurs objectifs. Nombreuses
sont ainsi les possibilités d’ajouts de médias visuels ou sonores dans un texte. Internet
permet aussi une réappropriation de la médiatisation par les écrivains qui ont désormais
la possibilité de construire relativement librement un blog, une page ou un site. La pos-
sibilité de mise en ligne directe bouleverse enfin les conditions et l’ampleur de l’exposi-
tion de soi. La révolution Internet porte tout autant sur la lecture que sur l’écriture 23. Le
médium permet une réactivité directe, c’est-à-dire qu’un écrivain peut intégrer les réac-
tions de ses lecteurs dans son texte, et la lecture sur l’écran, fragmentée et portée au
zapping, va même jusqu’à favoriser certaines formes courtes comme la nouvelle ou la
poésie, au détriment du roman plus associé à la forme livre et à l’édition traditionnelle.

Des œuvres complètes de Zola ou de Balzac accessibles d’un simple clic à la


multiplication de textes d’auteurs attendant d’être « découverts » entre deux spams, en
passant par le développement du livre numérique à télécharger qui inclut de ponctuelles
mises à jour (Arnaud Maïsetti, Anticipations, par exemple), l’offre littéraire sur Internet
donne le vertige. En matière de littérature comme pour le reste, l’enjeu majeur d’Internet
se situe au niveau des processus de sélection et de mise en valeur, qui correspondent
à une activité éditoriale traditionnelle. Du cadre dans lequel les textes littéraires sont
présentés, qu’Emmanuël Souchier appelle « l’énonciation éditoriale 24 », dépendent leur
légitimité et leur visibilité. Outre les institutions du livre – les bibliothèques, en tête des-
quelles la BnF, et, plus réticentes, les maisons d’édition – surgissent de nouveaux cadres
collectifs d’édition ou revues : la « revue de littérature hypermédiatique » BleuOrange
au Québec (http://revuebleuorange.org/), en France, la plate-forme de François Bon qui
publie notamment la revue D’Ici là de Pierre Ménard (http://www.publie.net/) ou, en Bel-
gique, le collectif ON-LIT.be. Si les blogs et sites d’écrivains sont aujourd’hui innombra-
bles, un rapide parcours, comme le propose Christine Genin via twitter entre autres, ou
le pharaonique projet des Archives de l’internet que mène la BnF depuis 1996 (notam-

220
IV. L’écrivain et les médias

ment le parcours guidé « (S’)écrire en ligne : journaux personnels et littéraires »), montrent
qu’il existe sur Internet la même tension que dans les autres médias entre la diffusion
ou l’enregistrement, dans lequel le médium n’est qu’une vitrine ou un outil de sauve-
garde, et l’utilisation créative de ce même médium. Ce type de débat dépasse la seule
question de la posture, parce qu’il met en jeu l’attitude de l’écrivain face aux médias,
mais aussi sa pratique et ses usages.

Dans l’histoire des médias, l’apparition d’Internet peut apparaître de nos jours
comme l’accomplissement d’un processus, bien qu’il n’en soit de toute évidence qu’à
ses balbutiements. Le fait est que le perfectionnement constant des outils à disposition
a rapidement permis au réseau de faire figurer de façon commode et avec un rendu de
grande qualité photographies, documents sonores et vidéos. C’est dire que le net a
en quelque sorte largement phagocyté l’ensemble des autres médias comme la télévision
a pu le faire avant lui, pour devenir le moteur de rénovation le plus visible et connu
– bien qu’encore méconnu dans ses productions spécifiques – de la littérature auprès
du grand public. Enfin, les dimensions tentaculaires d’Internet posent de façon particu-
lièrement aiguë la question de la sauvegarde et de l’accessibilité d’un patrimoine qui,
jusqu’à récemment, est demeuré essentiellement livresque.

Après le livre ?
« Notre époque est une époque dont l’apparition est remarquable puisque, pour
la première fois depuis la naissance de l’homme, ses efforts aboutissent à la création
d’un outillage absolument nouveau. […] Le phonographe, l’appareil de prises de vue
sont à l’entrée de ce “pays de tout le monde” qu’est le domaine de l’imagination 25 », écrit
Mac Orlan en 1929. L’écrivain, fasciné par les « mots en graphe », réfléchit durant l’en-
tre-deux-guerres à l’impact des nouvelles technologies sur « l’art d’imagination » qu’est
la littérature. Les médias permettent en effet, hier comme aujourd’hui, un accès direct
au monde et au contemporain. Le paradoxe dure depuis l’époque romantique : pour les
écrivains, les journaux d’abord, la photographie et le cinéma ensuite, la télévision et
Internet enfin semblent permettre une plus grande proximité avec le réel.

Pour un écrivain, se frotter aux médias revient à courir le risque de l’« impureté»
et celui de reconnaître les limites de l’écriture. De Baudelaire réagissant violemment
contre l’influence de la photographie sur l’imagination aux débats actuels autour de l’uti-
lisation littéraire de Wikipedia (Michel Houellebecq) ou de faits-divers surmédiatisés
(Régis Jauffret), le rapport des écrivains aux médias suscite toujours des réactions exa-
cerbées, dans un rapport angoissé à la technique et au public : touche-t-on le « lecteur »
comme le « public » constitué d’auditeurs, de téléspectateurs et d’autres internautes ?
Derrière les célèbres cas d’allergie aux médias (Salinger, Pynchon ou Kundera), la grande
majorité des écrivains semblent s’accommoder de cette nouvelle donne médiatique. Et
ils sont plus nombreux qu’on ne le croit à considérer aujourd’hui le développement de
l’hypermédiatique comme une chance, qui en changeant en particulier la perception de
la littérature comme une série d’œuvres achevées dans une bibliothèque, fait apparaître
d’autres potentialités de développement du littéraire : de nouvelles pratiques d’oralité,
de collaboration ou les différentes étapes de la création dans le cas du cinéma ou de la

221
IV. L’écrivain et les médias

ment le parcours guidé « (S’)écrire en ligne : journaux personnels et littéraires »), montrent
qu’il existe sur Internet la même tension que dans les autres médias entre la diffusion
ou l’enregistrement, dans lequel le médium n’est qu’une vitrine ou un outil de sauve-
garde, et l’utilisation créative de ce même médium. Ce type de débat dépasse la seule
question de la posture, parce qu’il met en jeu l’attitude de l’écrivain face aux médias,
mais aussi sa pratique et ses usages.

Dans l’histoire des médias, l’apparition d’Internet peut apparaître de nos jours
comme l’accomplissement d’un processus, bien qu’il n’en soit de toute évidence qu’à
ses balbutiements. Le fait est que le perfectionnement constant des outils à disposition
a rapidement permis au réseau de faire figurer de façon commode et avec un rendu de
grande qualité photographies, documents sonores et vidéos. C’est dire que le net a
en quelque sorte largement phagocyté l’ensemble des autres médias comme la télévision
a pu le faire avant lui, pour devenir le moteur de rénovation le plus visible et connu
– bien qu’encore méconnu dans ses productions spécifiques – de la littérature auprès
du grand public. Enfin, les dimensions tentaculaires d’Internet posent de façon particu-
lièrement aiguë la question de la sauvegarde et de l’accessibilité d’un patrimoine qui,
jusqu’à récemment, est demeuré essentiellement livresque.

Après le livre ?
« Notre époque est une époque dont l’apparition est remarquable puisque, pour
la première fois depuis la naissance de l’homme, ses efforts aboutissent à la création
d’un outillage absolument nouveau. […] Le phonographe, l’appareil de prises de vue
sont à l’entrée de ce “pays de tout le monde” qu’est le domaine de l’imagination 25 », écrit
Mac Orlan en 1929. L’écrivain, fasciné par les « mots en graphe », réfléchit durant l’en-
tre-deux-guerres à l’impact des nouvelles technologies sur « l’art d’imagination » qu’est
la littérature. Les médias permettent en effet, hier comme aujourd’hui, un accès direct
au monde et au contemporain. Le paradoxe dure depuis l’époque romantique : pour les
écrivains, les journaux d’abord, la photographie et le cinéma ensuite, la télévision et
Internet enfin semblent permettre une plus grande proximité avec le réel.

Pour un écrivain, se frotter aux médias revient à courir le risque de l’« impureté»
et celui de reconnaître les limites de l’écriture. De Baudelaire réagissant violemment
contre l’influence de la photographie sur l’imagination aux débats actuels autour de l’uti-
lisation littéraire de Wikipedia (Michel Houellebecq) ou de faits-divers surmédiatisés
(Régis Jauffret), le rapport des écrivains aux médias suscite toujours des réactions exa-
cerbées, dans un rapport angoissé à la technique et au public : touche-t-on le « lecteur »
comme le « public » constitué d’auditeurs, de téléspectateurs et d’autres internautes ?
Derrière les célèbres cas d’allergie aux médias (Salinger, Pynchon ou Kundera), la grande
majorité des écrivains semblent s’accommoder de cette nouvelle donne médiatique. Et
ils sont plus nombreux qu’on ne le croit à considérer aujourd’hui le développement de
l’hypermédiatique comme une chance, qui en changeant en particulier la perception de
la littérature comme une série d’œuvres achevées dans une bibliothèque, fait apparaître
d’autres potentialités de développement du littéraire : de nouvelles pratiques d’oralité,
de collaboration ou les différentes étapes de la création dans le cas du cinéma ou de la

221
Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

radio par exemple. Les médias les plus récents ajoutent à cela une désacralisation de
l’acte de publication (puisque le texte peut être lu en cours d’écriture et qu’on le met
à jour autant de fois qu’on veut), et, corollairement, minent la posture romantique du
créateur solitaire.

Paradoxalement l’omniprésence des médias extérieurs aux livres semble avoir


renforcé la conscience de la matérialité du livre, exemplifiée par la spectaculaire spatia-
lisation du texte poétique dans le Coup de Dès de Mallarmé. Mais elle a dans le même
temps brisé la transparence médiatique en montrant que le livre n’était pas le médium
unique et évident de la littérature. Plus la dématérialisation du texte opère, plus l’on
est conscient de son existence en tant qu’objet spécifique. Texte et livre, longtemps
pensés comme une entité indissociable, vont désormais vivre leurs propres vies. Si le
livre demeure encore, de nos jours, le principal vecteur de légitimation du littéraire en
termes de support, va-t-on aujourd’hui vers une disparition de l’objet-livre et une dissé-
mination des textes littéraires sur une multitude d’autres supports ? Au contraire, le livre
n’est-il pas l’étape nécessaire pour qu’un texte s’incarne – la réalisation médiatique
n’étant qu’un premier temps avant le passage vers le livre 26 ?

Les craintes suscitées par les nouveaux médias se cristallisent sur l’idée de
patrimoine car cette circulation médiatique se joue au présent, mais concerne aussi l’ave-
nir. Internet change la donne : conservation et transmission des livres se font désormais
en dehors du support du livre. Un patrimoine doit être à la fois sauvegardé et rendu
visible, mais, si Internet permet de sauver un nombre vertigineux de données – littéraires
ou non – dans quelle mesure celles-ci sont-elles et resteront-elles véritablement acces-
sibles ? Ces enjeux, jusque-là cantonnés aux bibliothèques, se trouvent depuis le début
du XXIe siècle propulsés au cœur de débats juridiques, économiques et même diploma-
tiques. Les questions d’archivage échappent aux seules bibliothèques et ce sont les
sociétés tout entières qui doivent faire des choix cruciaux, symbolisés par, d’un côté
Google Books, nourri en partie de la numérisation massive des fonds universitaires amé-
ricains, et de l’autre par sa réponse européenne, Europeana, qui fait d’emblée le tri entre
la culture légitime, émanant d’institutions ou d’organismes reconnus, et celle qui n’est
pas reconnue comme telle.

Les rapports entre les écrivains et les médias laissent deviner une équation à
plusieurs inconnues, qui ne doit pas pour autant paralyser toute initiative. Les transfor-
mations actuelles sont en effet à penser comme une étape. Le directeur de la bibliothèque
d’Harvard et fondateur du Projet Gutenberg, pionnier de la numérisation des textes lit-
téraires, Robert Darnton, tout comme François Bon, incontournable agitateur de l’Inter-
net littéraire francophone (tierslivre.net, remue.net, publie.net) ne cachent pas leur
enthousiasme. Loin de toute posture mélancolique et à contre-courant de tout scénario
catastrophiste, ces deux spécialistes et acteurs de l’histoire du livre sont optimistes quant
à son avenir, parce qu’ils ont pensé les transformations d’hier, mais aussi parce qu’ils
œuvrent à celles d’aujourd’hui et de demain.

David MARTENS & Anne REVERSEAU

222
IV. L’écrivain et les médias

NOTES
1 A. RYKNER, Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, Corti, 2004.
2 D. KALIFA, Ph. RÉGNIER, M.-È. THÉRENTY et A. VAILLANT (éd.), La Civilisation du journal. Histoire
culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2012. Voir
également M.-È. THÉRENTY, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris,
Seuil, 2007.
3 J. BAETENS (éd.), Le Combat du droit d’auteur: anthologie historique suivie d’Un entretien avec Alain

Berenboom, Paris, Impressions nouvelles, 2001.


4 P. BOURDIEU, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1998.

5 L. DUMASY (éd.), La Querelle du roman-feuilleton : Littérature, presse et politique, un débat précurseur

(1836-1848), Grenoble, Ellug, 1999.


6 A. VAILLANT, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2010.

7 Voir, par exemple C. BECKER, dans « Les “Campagnes” de Zola et ses lettres ouvertes », dans Les

Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n°48, 1996, p. 75-90.


8 M. BOUCHARENC, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Lille, Presses du septentrion, 2004.

9 Ph. ORTEL, La Littérature à l’ère de la photographie, enquête sur une révolution invisible, Nîmes,

Jacqueline Chambon, 2002.


10 Ch. BAUDELAIRE, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859, P.-L. ROUBERT (éd.), Études

photographiques, n°6, mai 1999, p. 22-32.


11 H. DE BALZAC, Splendeurs et misères des courtisanes, préface de 1844 : « Bien des gens ont eu la velléité

de reprocher à l’auteur la figure de Vautrin. Ce n’est cependant pas trop d’un homme du bagne dans
une œuvre qui a la prétention de daguerréotyper une société où il y en a cinquante mille. » La Comédie
humaine, VI, P.-G. CASTEX (éd.), Gallimard, 1977, p. 426.
12 A. REVERSEAU, « Photographies animées ou les enjeux poétiques d’un titre : emprunts et transferts »,

C. PARDO et al. (éd.), Poésie et médias, XXe-XXIe siècle, Nouveau Monde Éditions, 2012, p. 53-74.
13 P. MAC ORLAN, préface à Atget, photographe de Paris (1930), repris dans Cl. CHEROUX (éd.), Pierre

Mac Orlan - Écrits sur la photographie, Paris, Textuel, 2011, p. 81.


14 N. DEWEZ & D. MARTENS (éd.), Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n°2,

« Iconographies de l’écrivain », mai 2009. [En ligne], URL : http://www.interferenceslitteraires.be/nr2.


15 P. EDWARDS, Soleil noir. Photographie et littérature des origines au surréalisme, Rennes, Presses Uni-

versitaires de Rennes, 2008.


16 R. BARTHES, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard /Le Seuil, 1980.

17 J.-L. LEUTRAT (éd.), Cinéma & littérature. Le Grand jeu, Paris, 2 tomes, De l’incidence éditeur, 2010.

18 R. DEBRAY, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.

19 J.-P. BOBILLOT, Poésie sonore, éléments de typologie historique, Reims, les Éd. le Clou dans le fer, 2009.

20 C. PARDO, La Poésie hors du Livre, 1945-1960, thèse de doctorat de Littérature française, univ. Paris-

Sorbonne, 2012.
21 S. DE CLOSETS, Quand la télévision aimait les écrivains – Lectures pour tous (1953-1968), Bruxelles,

De Boeck, 2004.
22 A.-C. GUILBARD, « La Tour et le cagibi : Yeats relu par Beckett pour la télévision », Poésie et médias,

op. cit. p. 217-234.


23 S. ARCHIBALD, Le Texte et la technique : la lecture à l’ère des médias numériques, Montréal, Le Quarta-

nier, 2009.
24 E. SOUCHIER, « L’énonciation éditoriale en question », dans Communication & langages, n°154,

décembre 2007.
25 P. MAC ORLAN, « Graphismes », Arts et métiers graphiques, n°11, 1928-1929, repris dans Écrits sur

la photographie, op. cit., p. 75-79.


26 D. MAINGUENEAU, « Auteur et image d’auteur en analyse du discours », Argumentation et Analyse

du Discours, n°3, 2009. [En ligne], URL : http://aad.revues.org/660.

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