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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange
Presse
Dès le milieu du XIXe siècle, en ce qui concerne le monde francophone, l’ap-
parition de la presse quotidienne, acte de naissance de ce qui deviendra la « civilisation
du journal 2 », transforme en profondeur le champ littéraire, qui se voit investi par des
impératifs économiques dont il se pensait jusqu’alors relativement préservé. Dans un
premier temps, le contingent des journalistes est issu d’autres sphères d’activité, la
politique, le droit, mais, surtout, la littérature. Nombre d’écrivains se font journalistes,
tant pour des raisons pécuniaires que par ambition de toucher un plus large public,
à une époque où la pratique n’est pas encore professionnalisée.
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IV. L’écrivain et les médias
Photographie
L’invention de l’« écriture de la lumière » en 1839 change la façon de voir le
monde et interroge la manière de le rendre. Elle participe à un changement de « régime
de visibilité »9. En tant qu’outil de reproduction fidèle, elle affecte l’identité du littéraire
via la question du réalisme en particulier. Comment les écrivains pourraient-ils demeurer
sans réaction devant l’apparition de cette technique nouvelle, qui peut leur apparaître
comme une inquiétante concurrente ? C’est en vertu de ces capacités mimétiques que
Baudelaire jette l’anathème sur la photographie, qui devrait être « la servante des
sciences et des arts, mais la très humble servante…10 ». Cependant, et dans le même
temps, la photographie est vite adoptée, tant comme modèle du roman réaliste (Balzac
aspire à « daguerréotyper [la] société »11) que comme instrument de révélation potentiel
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IV. L’écrivain et les médias
que « l’art photographique est un art littéraire»13 ne sont pas rares. En immobilisant le
temps, l’image photographique, explique-t-il, fait connaître un autre lieu et une autre
époque et stimule ainsi l’imagination.
Elle intéresse notamment les avant-gardes, dont Breton, qui commande des
photographies ou réutilise des images pour Nadja ou L’Amour fou selon un principe
de collaboration entre écrivains et photographes fréquent alors : Aveux non avenus de
Claude Cahun, avec ses propres montages photographiques (1930) ou encore Les
Jeux de la poupée de Hans Bellmer (1939) avec des textes de Paul Éluard. Dans la lignée
de Paris de nuit de Brassaï et Paul Morand (1933), l’après-guerre intensifiera la produc-
tion de livres de photos commentés ou préfacés par des écrivains, par exemple D’une
Chine à l’autre de Sartre et Cartier-Bresson (1955).
Cinéma17
Dès la fin du XIXe siècle, l’apparition du cinéma fait craindre pour l’avenir de
la culture lettrée. Dans le même temps, son succès populaire apparaît aussi comme un
formidable outil de diffusion du littéraire. Les films de Georges Méliès, par exemple, sont
souvent adaptés ou inspirés d’œuvres littéraires (Le Voyage dans la lune de Jules Verne),
tandis que les scénettes des Frères Lumière se calquent sur un modèle théâtral.
Les sources fictionnelles du cinéma sont ainsi, dans un premier temps du moins, majo-
ritairement littéraires, et auteurs (en tant que scénaristes ou réalisateurs) comme acteurs
se tournent promptement et presque tout naturellement vers le 7e Art. Ainsi, dans l’en-
tre-deux-guerres, l’essor du cinéma de fiction va de pair avec le déclin des théâtres,
souvent reconvertis en salles de projection. Parallèlement, le cinématographe, comme
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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange
Au début du XXe siècle et jusque dans les années 1930, les écrivains se mon-
trent particulièrement sensibles à la dimension documentaire de l’art cinématographique
et à la magie de l’image, qui permettent un contact immédiat avec le public. Après la
Grande Guerre, certains d’entre eux fréquentent assidûment les salles obscures, à l’instar
de Cendrars, Desnos ou Aragon qui se nourrissent des images de ces mythes modernes
que sont Fantômas ou Charlot. Le cinéma séduit par la vitesse grisante des images et
par sa capacité à captiver les foules, qui le font parfois comparer à un rite ou à un ras-
semblement religieux. Mais cette fascination est paradoxale, puisqu’elle porte sur une
technique où l’image prend une place prépondérante par rapport à l’écrit, du moins
jusqu’à l’invention du parlant en 1927 (qui fait bouder le cinéma à bien des écrivains),
ce qui explique pourquoi la culture cinématographique se présente parfois, encore au-
jourd’hui, comme une anti-culture littéraire. Des enjeux économiques interfèrent dans
le débat sur le statut artistique ou industriel du cinéma et créent des préjugés tenaces
devant l’adaptation et, plus encore, la novellisation. Les relations entre littérature et
cinéma sont aussi marquées par l’opposition de leurs modes de production et de récep-
tion: si la littérature naît dans un silence solitaire – de préférence nocturne –, le cinéma
est un travail d’équipe où sont exploitées des compétences diverses et des spécialisations
techniques qu’un seul individu ne peut aucunement maîtriser ensemble, et se vit aussi
de façon plus collective que la lecture.
Les années 1930 voient se resserrer les liens entre littérature et cinéma. De
nombreux écrivains sont amenés à prendre part à des aventures cinématographiques,
en tant qu’acteurs (Antonin Artaud fait figure de pionnier), mais surtout en tant que
scénaristes. Les célèbres collaborations de Marcel Carné et de Jacques Prévert comptent
parmi les plus marquantes réussites du cinéma français, et mettent volontiers en scène
des milieux littéraires, comme dans Drôle de drame (centré sur un personnage d’écrivain)
ou Les Enfants du Paradis (milieux du théâtre romantique).
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IV. L’écrivain et les médias
de certaines de leurs œuvres, comme s’il s’agissait pour l’écrivain de maîtriser les nou-
velles formes qui sont données à ses créations littéraires. En retour, certains films
deviennent livres, comme chez Duras, mais aussi chez des cinéastes dits « littéraires »
comme Eric Rohmer avec Les Contes moraux ou François Truffaut avec Les Aventures
d’Antoine Doinel. La Nouvelle Vague, en particulier, développe un rapport paradoxal
à la littérature : tout en voulant se démarquer du « cinéma de papa » (les adaptations
d’un Christian-Jaque par exemple) en créant un art spécifiquement visuel, ils font parfois
montre d’un fétichisme pour l’objet livre (chez Truffaut, dans le cycle « Antoine Doinel»,
mais aussi dans L’Homme qui aimait les femmes ou dans Fahrenheit 451) ou pour l’exer-
cice de la citation littéraire (chez Godard, en particulier dans Pierrot le Fou et dans
Alphaville).
Disques et Radio
Pendant audio de l’enregistrement visuel, l’apparition du phonographe et des
outils de diffusion du son bouleverse également la façon dont les écrivains envisagent
leur travail. Le phonographe apparaît comme un appareillage quasi magique, qui permet
de réaliser le rêve de certains de voir l’écriture prendre vie. Il donne lieu à une vague
d’enregistrements de paroles de figures importantes du temps comme Sarah Bernhardt,
ainsi que d’écrivains, comme Apollinaire dont les Archives de la parole enregistrent trois
poèmes en 1913. D’autres après lui, Cocteau, ou plus récemment, Sarraute enregistrent
leurs textes, comme si ceux-ci gagnaient en authenticité et en pouvoir de fascination
lorsqu’ils émanent du corps de l’auteur.
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IV. L’écrivain et les médias
de certaines de leurs œuvres, comme s’il s’agissait pour l’écrivain de maîtriser les nou-
velles formes qui sont données à ses créations littéraires. En retour, certains films
deviennent livres, comme chez Duras, mais aussi chez des cinéastes dits « littéraires »
comme Eric Rohmer avec Les Contes moraux ou François Truffaut avec Les Aventures
d’Antoine Doinel. La Nouvelle Vague, en particulier, développe un rapport paradoxal
à la littérature : tout en voulant se démarquer du « cinéma de papa » (les adaptations
d’un Christian-Jaque par exemple) en créant un art spécifiquement visuel, ils font parfois
montre d’un fétichisme pour l’objet livre (chez Truffaut, dans le cycle « Antoine Doinel»,
mais aussi dans L’Homme qui aimait les femmes ou dans Fahrenheit 451) ou pour l’exer-
cice de la citation littéraire (chez Godard, en particulier dans Pierrot le Fou et dans
Alphaville).
Disques et Radio
Pendant audio de l’enregistrement visuel, l’apparition du phonographe et des
outils de diffusion du son bouleverse également la façon dont les écrivains envisagent
leur travail. Le phonographe apparaît comme un appareillage quasi magique, qui permet
de réaliser le rêve de certains de voir l’écriture prendre vie. Il donne lieu à une vague
d’enregistrements de paroles de figures importantes du temps comme Sarah Bernhardt,
ainsi que d’écrivains, comme Apollinaire dont les Archives de la parole enregistrent trois
poèmes en 1913. D’autres après lui, Cocteau, ou plus récemment, Sarraute enregistrent
leurs textes, comme si ceux-ci gagnaient en authenticité et en pouvoir de fascination
lorsqu’ils émanent du corps de l’auteur.
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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange
Durant l’entre-deux guerres apparaît la radio, qui fait place aux écrivains en
les convoquant sur les ondes à l’occasion d’entretiens, qui constituent pour bien des
lecteurs le premier contact avec un écrivain. La radio, à l’instar du cinéma, se trouve
investie, à la même époque, comme espace de création à part entière par certains écri-
vains qui ont réalisé de véritables émissions (Robert Desnos et Carlos Larronde). Elle
est par exemple un vecteur de diffusion, mais aussi de création pour Le Soulier de Satin
de Claudel, en 1942. Le speaker qui introduit la diffusion de la pièce affirme en effet que
« [d]ans l’état actuel du théâtre, la radio seule pouvait aborder la réalisation du
Soulier de satin ». Certains poètes comme Éluard, Prévert ou Soupault sont régulièrement
présents sur les ondes : la radio est alors perçue comme le moyen de faire découvrir la
poésie à un large public, que le but soit politique ou simplement didactique. Le degré
d’investissement du médium radiophonique, entre simple relais de diffusion et champ à
conquérir, varie selon les écrivains et les circonstances de leur collaboration avec la
radio. Ainsi Antonin Artaud entreprend-il, fraîchement sorti de sa maison d’internement
de Rodez où il a passé la guerre, de réaliser une émission radiophonique, Pour en finir
avec le jugement de Dieu (1947). Quant à Jean Tardieu, directeur du « Club d’Essai » de
la RDF, il écrit un nombre important de pièces radiophoniques.
La radio est donc un puissant vecteur d’oralisation de la poésie dans les années
1940 et 1950 et elle contribue à faire sortir la littérature « hors du livre »20. Le disque et
la radio contraignent la littérature à quitter sa tour d’ivoire et contribuent à ce que les
écrivains investissent des formes de culture populaire, comme la chanson (Boris Vian,
ou encore Sartre et Mac Orlan pour Juliette Gréco). De nombreux musiciens chantent
des écrivains, comme Paul Fort (Brassens), ou Baudelaire, Verlaine et Rimbaud (Ferré).
Aujourd’hui, la chanson française continue de s’approprier et de faire revivre le patri-
moine littéraire (par exemple Les Têtes raides et « L’Amour tombe des nues » de Desnos),
tout comme la pop-rock (ainsi de « M » reprenant des textes de sa grand-mère Andrée
Chedid) mais aussi les musiques dites actuelles, notamment la vague électronique.
Le DJ français Doctor Flake propose par exemple une interprétation visuelle et sonore
de poèmes de Verlaine (« Colloque sentimental ») ou de Prévert. DJ Spooky, le musicien
new-yorkais Paul D. Miller, va plus loin encore en mixant des enregistrements d’écrivains
et de philosophes avec de la musique électronique (ses deux albums concepts, Rythm
science en 2004 et Sound Unboud en 2008). Cette réutilisation de matière sonore est
typique des pratiques de recyclage du post-modernisme et apparaît sophistiquée en
regard des pratiques télévisuelles.
Télévision
L’apparition du petit écran dans les foyers constitue un bouleversement de
civilisation d’un ordre tel qu’il paraît difficile, de nos jours, de mesurer ce qu’il a pu
représenter, tant cet instrument fait désormais partie de notre quotidien. À nouveau, la
littérature et le livre, et partant les écrivains, voient apparaître un concurrent potentiel
dans leur sphère d’influence. Malgré le développement simultané, durant les années
cinquante, des collections de poche, le temps passé devant le petit écran est souvent
perçu comme un temps « volé » à la lecture. La télévision a pu néanmoins contribuer à
un essor des ventes en assurant aux parutions une promotion sans précédent.
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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange
Durant l’entre-deux guerres apparaît la radio, qui fait place aux écrivains en
les convoquant sur les ondes à l’occasion d’entretiens, qui constituent pour bien des
lecteurs le premier contact avec un écrivain. La radio, à l’instar du cinéma, se trouve
investie, à la même époque, comme espace de création à part entière par certains écri-
vains qui ont réalisé de véritables émissions (Robert Desnos et Carlos Larronde). Elle
est par exemple un vecteur de diffusion, mais aussi de création pour Le Soulier de Satin
de Claudel, en 1942. Le speaker qui introduit la diffusion de la pièce affirme en effet que
« [d]ans l’état actuel du théâtre, la radio seule pouvait aborder la réalisation du
Soulier de satin ». Certains poètes comme Éluard, Prévert ou Soupault sont régulièrement
présents sur les ondes : la radio est alors perçue comme le moyen de faire découvrir la
poésie à un large public, que le but soit politique ou simplement didactique. Le degré
d’investissement du médium radiophonique, entre simple relais de diffusion et champ à
conquérir, varie selon les écrivains et les circonstances de leur collaboration avec la
radio. Ainsi Antonin Artaud entreprend-il, fraîchement sorti de sa maison d’internement
de Rodez où il a passé la guerre, de réaliser une émission radiophonique, Pour en finir
avec le jugement de Dieu (1947). Quant à Jean Tardieu, directeur du « Club d’Essai » de
la RDF, il écrit un nombre important de pièces radiophoniques.
La radio est donc un puissant vecteur d’oralisation de la poésie dans les années
1940 et 1950 et elle contribue à faire sortir la littérature « hors du livre »20. Le disque et
la radio contraignent la littérature à quitter sa tour d’ivoire et contribuent à ce que les
écrivains investissent des formes de culture populaire, comme la chanson (Boris Vian,
ou encore Sartre et Mac Orlan pour Juliette Gréco). De nombreux musiciens chantent
des écrivains, comme Paul Fort (Brassens), ou Baudelaire, Verlaine et Rimbaud (Ferré).
Aujourd’hui, la chanson française continue de s’approprier et de faire revivre le patri-
moine littéraire (par exemple Les Têtes raides et « L’Amour tombe des nues » de Desnos),
tout comme la pop-rock (ainsi de « M » reprenant des textes de sa grand-mère Andrée
Chedid) mais aussi les musiques dites actuelles, notamment la vague électronique.
Le DJ français Doctor Flake propose par exemple une interprétation visuelle et sonore
de poèmes de Verlaine (« Colloque sentimental ») ou de Prévert. DJ Spooky, le musicien
new-yorkais Paul D. Miller, va plus loin encore en mixant des enregistrements d’écrivains
et de philosophes avec de la musique électronique (ses deux albums concepts, Rythm
science en 2004 et Sound Unboud en 2008). Cette réutilisation de matière sonore est
typique des pratiques de recyclage du post-modernisme et apparaît sophistiquée en
regard des pratiques télévisuelles.
Télévision
L’apparition du petit écran dans les foyers constitue un bouleversement de
civilisation d’un ordre tel qu’il paraît difficile, de nos jours, de mesurer ce qu’il a pu
représenter, tant cet instrument fait désormais partie de notre quotidien. À nouveau, la
littérature et le livre, et partant les écrivains, voient apparaître un concurrent potentiel
dans leur sphère d’influence. Malgré le développement simultané, durant les années
cinquante, des collections de poche, le temps passé devant le petit écran est souvent
perçu comme un temps « volé » à la lecture. La télévision a pu néanmoins contribuer à
un essor des ventes en assurant aux parutions une promotion sans précédent.
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IV. L’écrivain et les médias
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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange
Informatique et Internet
Les écrivains se sont rapidement familiarisés avec l’ordinateur dont l’usage est
dans un premier temps presque exclusivement limité au traitement de texte, de sorte
qu’il n’apparaît que comme une machine à écrire perfectionnée. Les ordinateurs chan-
gent sensiblement la donne pour les écrivains, dans leur travail de création : les manus-
crits sont souvent remplacés par des fichiers de différents états du texte, sur des supports
variés. Corollairement, la possibilité du copier-coller et d’autres manipulations textuelles
conditionnent l’écriture, notamment chez des écrivains sensibles aux recyclages textuels
ou à la dimension ludique de l’écriture (Jacques Roubaud, Eric Chevillard ou l’écurie
POL par exemple). Le texte informatisé – celui des autres ou le sien propre – devient une
véritable matière première littéraire, malléable et jamais achevée. Blogs et sites internet
permettent en effet comme jamais de rendre publics des écrits supposés intimes, mais
ils montrent aussi les coulisses d’une création in progress. Une fois encore, le médium
ne se borne pas à accompagner la diffusion de la littérature, mais devient une des
fabriques des écrivains.
220
IV. L’écrivain et les médias
ment le parcours guidé « (S’)écrire en ligne : journaux personnels et littéraires »), montrent
qu’il existe sur Internet la même tension que dans les autres médias entre la diffusion
ou l’enregistrement, dans lequel le médium n’est qu’une vitrine ou un outil de sauve-
garde, et l’utilisation créative de ce même médium. Ce type de débat dépasse la seule
question de la posture, parce qu’il met en jeu l’attitude de l’écrivain face aux médias,
mais aussi sa pratique et ses usages.
Dans l’histoire des médias, l’apparition d’Internet peut apparaître de nos jours
comme l’accomplissement d’un processus, bien qu’il n’en soit de toute évidence qu’à
ses balbutiements. Le fait est que le perfectionnement constant des outils à disposition
a rapidement permis au réseau de faire figurer de façon commode et avec un rendu de
grande qualité photographies, documents sonores et vidéos. C’est dire que le net a
en quelque sorte largement phagocyté l’ensemble des autres médias comme la télévision
a pu le faire avant lui, pour devenir le moteur de rénovation le plus visible et connu
– bien qu’encore méconnu dans ses productions spécifiques – de la littérature auprès
du grand public. Enfin, les dimensions tentaculaires d’Internet posent de façon particu-
lièrement aiguë la question de la sauvegarde et de l’accessibilité d’un patrimoine qui,
jusqu’à récemment, est demeuré essentiellement livresque.
Après le livre ?
« Notre époque est une époque dont l’apparition est remarquable puisque, pour
la première fois depuis la naissance de l’homme, ses efforts aboutissent à la création
d’un outillage absolument nouveau. […] Le phonographe, l’appareil de prises de vue
sont à l’entrée de ce “pays de tout le monde” qu’est le domaine de l’imagination 25 », écrit
Mac Orlan en 1929. L’écrivain, fasciné par les « mots en graphe », réfléchit durant l’en-
tre-deux-guerres à l’impact des nouvelles technologies sur « l’art d’imagination » qu’est
la littérature. Les médias permettent en effet, hier comme aujourd’hui, un accès direct
au monde et au contemporain. Le paradoxe dure depuis l’époque romantique : pour les
écrivains, les journaux d’abord, la photographie et le cinéma ensuite, la télévision et
Internet enfin semblent permettre une plus grande proximité avec le réel.
Pour un écrivain, se frotter aux médias revient à courir le risque de l’« impureté»
et celui de reconnaître les limites de l’écriture. De Baudelaire réagissant violemment
contre l’influence de la photographie sur l’imagination aux débats actuels autour de l’uti-
lisation littéraire de Wikipedia (Michel Houellebecq) ou de faits-divers surmédiatisés
(Régis Jauffret), le rapport des écrivains aux médias suscite toujours des réactions exa-
cerbées, dans un rapport angoissé à la technique et au public : touche-t-on le « lecteur »
comme le « public » constitué d’auditeurs, de téléspectateurs et d’autres internautes ?
Derrière les célèbres cas d’allergie aux médias (Salinger, Pynchon ou Kundera), la grande
majorité des écrivains semblent s’accommoder de cette nouvelle donne médiatique. Et
ils sont plus nombreux qu’on ne le croit à considérer aujourd’hui le développement de
l’hypermédiatique comme une chance, qui en changeant en particulier la perception de
la littérature comme une série d’œuvres achevées dans une bibliothèque, fait apparaître
d’autres potentialités de développement du littéraire : de nouvelles pratiques d’oralité,
de collaboration ou les différentes étapes de la création dans le cas du cinéma ou de la
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IV. L’écrivain et les médias
ment le parcours guidé « (S’)écrire en ligne : journaux personnels et littéraires »), montrent
qu’il existe sur Internet la même tension que dans les autres médias entre la diffusion
ou l’enregistrement, dans lequel le médium n’est qu’une vitrine ou un outil de sauve-
garde, et l’utilisation créative de ce même médium. Ce type de débat dépasse la seule
question de la posture, parce qu’il met en jeu l’attitude de l’écrivain face aux médias,
mais aussi sa pratique et ses usages.
Dans l’histoire des médias, l’apparition d’Internet peut apparaître de nos jours
comme l’accomplissement d’un processus, bien qu’il n’en soit de toute évidence qu’à
ses balbutiements. Le fait est que le perfectionnement constant des outils à disposition
a rapidement permis au réseau de faire figurer de façon commode et avec un rendu de
grande qualité photographies, documents sonores et vidéos. C’est dire que le net a
en quelque sorte largement phagocyté l’ensemble des autres médias comme la télévision
a pu le faire avant lui, pour devenir le moteur de rénovation le plus visible et connu
– bien qu’encore méconnu dans ses productions spécifiques – de la littérature auprès
du grand public. Enfin, les dimensions tentaculaires d’Internet posent de façon particu-
lièrement aiguë la question de la sauvegarde et de l’accessibilité d’un patrimoine qui,
jusqu’à récemment, est demeuré essentiellement livresque.
Après le livre ?
« Notre époque est une époque dont l’apparition est remarquable puisque, pour
la première fois depuis la naissance de l’homme, ses efforts aboutissent à la création
d’un outillage absolument nouveau. […] Le phonographe, l’appareil de prises de vue
sont à l’entrée de ce “pays de tout le monde” qu’est le domaine de l’imagination 25 », écrit
Mac Orlan en 1929. L’écrivain, fasciné par les « mots en graphe », réfléchit durant l’en-
tre-deux-guerres à l’impact des nouvelles technologies sur « l’art d’imagination » qu’est
la littérature. Les médias permettent en effet, hier comme aujourd’hui, un accès direct
au monde et au contemporain. Le paradoxe dure depuis l’époque romantique : pour les
écrivains, les journaux d’abord, la photographie et le cinéma ensuite, la télévision et
Internet enfin semblent permettre une plus grande proximité avec le réel.
Pour un écrivain, se frotter aux médias revient à courir le risque de l’« impureté»
et celui de reconnaître les limites de l’écriture. De Baudelaire réagissant violemment
contre l’influence de la photographie sur l’imagination aux débats actuels autour de l’uti-
lisation littéraire de Wikipedia (Michel Houellebecq) ou de faits-divers surmédiatisés
(Régis Jauffret), le rapport des écrivains aux médias suscite toujours des réactions exa-
cerbées, dans un rapport angoissé à la technique et au public : touche-t-on le « lecteur »
comme le « public » constitué d’auditeurs, de téléspectateurs et d’autres internautes ?
Derrière les célèbres cas d’allergie aux médias (Salinger, Pynchon ou Kundera), la grande
majorité des écrivains semblent s’accommoder de cette nouvelle donne médiatique. Et
ils sont plus nombreux qu’on ne le croit à considérer aujourd’hui le développement de
l’hypermédiatique comme une chance, qui en changeant en particulier la perception de
la littérature comme une série d’œuvres achevées dans une bibliothèque, fait apparaître
d’autres potentialités de développement du littéraire : de nouvelles pratiques d’oralité,
de collaboration ou les différentes étapes de la création dans le cas du cinéma ou de la
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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange
radio par exemple. Les médias les plus récents ajoutent à cela une désacralisation de
l’acte de publication (puisque le texte peut être lu en cours d’écriture et qu’on le met
à jour autant de fois qu’on veut), et, corollairement, minent la posture romantique du
créateur solitaire.
Les craintes suscitées par les nouveaux médias se cristallisent sur l’idée de
patrimoine car cette circulation médiatique se joue au présent, mais concerne aussi l’ave-
nir. Internet change la donne : conservation et transmission des livres se font désormais
en dehors du support du livre. Un patrimoine doit être à la fois sauvegardé et rendu
visible, mais, si Internet permet de sauver un nombre vertigineux de données – littéraires
ou non – dans quelle mesure celles-ci sont-elles et resteront-elles véritablement acces-
sibles ? Ces enjeux, jusque-là cantonnés aux bibliothèques, se trouvent depuis le début
du XXIe siècle propulsés au cœur de débats juridiques, économiques et même diploma-
tiques. Les questions d’archivage échappent aux seules bibliothèques et ce sont les
sociétés tout entières qui doivent faire des choix cruciaux, symbolisés par, d’un côté
Google Books, nourri en partie de la numérisation massive des fonds universitaires amé-
ricains, et de l’autre par sa réponse européenne, Europeana, qui fait d’emblée le tri entre
la culture légitime, émanant d’institutions ou d’organismes reconnus, et celle qui n’est
pas reconnue comme telle.
Les rapports entre les écrivains et les médias laissent deviner une équation à
plusieurs inconnues, qui ne doit pas pour autant paralyser toute initiative. Les transfor-
mations actuelles sont en effet à penser comme une étape. Le directeur de la bibliothèque
d’Harvard et fondateur du Projet Gutenberg, pionnier de la numérisation des textes lit-
téraires, Robert Darnton, tout comme François Bon, incontournable agitateur de l’Inter-
net littéraire francophone (tierslivre.net, remue.net, publie.net) ne cachent pas leur
enthousiasme. Loin de toute posture mélancolique et à contre-courant de tout scénario
catastrophiste, ces deux spécialistes et acteurs de l’histoire du livre sont optimistes quant
à son avenir, parce qu’ils ont pensé les transformations d’hier, mais aussi parce qu’ils
œuvrent à celles d’aujourd’hui et de demain.
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IV. L’écrivain et les médias
NOTES
1 A. RYKNER, Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, Corti, 2004.
2 D. KALIFA, Ph. RÉGNIER, M.-È. THÉRENTY et A. VAILLANT (éd.), La Civilisation du journal. Histoire
culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2012. Voir
également M.-È. THÉRENTY, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris,
Seuil, 2007.
3 J. BAETENS (éd.), Le Combat du droit d’auteur: anthologie historique suivie d’Un entretien avec Alain
7 Voir, par exemple C. BECKER, dans « Les “Campagnes” de Zola et ses lettres ouvertes », dans Les
9 Ph. ORTEL, La Littérature à l’ère de la photographie, enquête sur une révolution invisible, Nîmes,
de reprocher à l’auteur la figure de Vautrin. Ce n’est cependant pas trop d’un homme du bagne dans
une œuvre qui a la prétention de daguerréotyper une société où il y en a cinquante mille. » La Comédie
humaine, VI, P.-G. CASTEX (éd.), Gallimard, 1977, p. 426.
12 A. REVERSEAU, « Photographies animées ou les enjeux poétiques d’un titre : emprunts et transferts »,
C. PARDO et al. (éd.), Poésie et médias, XXe-XXIe siècle, Nouveau Monde Éditions, 2012, p. 53-74.
13 P. MAC ORLAN, préface à Atget, photographe de Paris (1930), repris dans Cl. CHEROUX (éd.), Pierre
17 J.-L. LEUTRAT (éd.), Cinéma & littérature. Le Grand jeu, Paris, 2 tomes, De l’incidence éditeur, 2010.
19 J.-P. BOBILLOT, Poésie sonore, éléments de typologie historique, Reims, les Éd. le Clou dans le fer, 2009.
20 C. PARDO, La Poésie hors du Livre, 1945-1960, thèse de doctorat de Littérature française, univ. Paris-
Sorbonne, 2012.
21 S. DE CLOSETS, Quand la télévision aimait les écrivains – Lectures pour tous (1953-1968), Bruxelles,
De Boeck, 2004.
22 A.-C. GUILBARD, « La Tour et le cagibi : Yeats relu par Beckett pour la télévision », Poésie et médias,
nier, 2009.
24 E. SOUCHIER, « L’énonciation éditoriale en question », dans Communication & langages, n°154,
décembre 2007.
25 P. MAC ORLAN, « Graphismes », Arts et métiers graphiques, n°11, 1928-1929, repris dans Écrits sur
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