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Evelyne Sullerot

Photoromans et œuvres littéraires


In: Communications, 2, 1963. pp. 77-85.

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Sullerot Evelyne. Photoromans et œuvres littéraires. In: Communications, 2, 1963. pp. 77-85.

doi : 10.3406/comm.1963.947

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1963_num_2_1_947
Evelyne Sullerot

Photoromans et œuvres littéraires

Alibi — ou évolution culturelle ?

Dans les premières semaines de mars 1947, deux Italiens eurent la même
idée. Stefano Reda, à Rome, rêvait en journaliste qu'il était, au succès
grandissant du magazine de Del Duca qui commençait une carrière triom
phale, Grand Hôtel, à demi composé de bandes dessinées, ou plutôt d'his
toires en images. Il imagina un jour de substituer aux dessins des photo
graphies, tout en conservant le même genre de récit, la même distribution
des textes écrits (les fameux petits ballons qui sortent de la bouche des
protagonistes), et le même public. Il lança ainsi Sogno (qui tire actuell
ement environ 700 000 exemplaires) et se tailla un empire dans le public
du sud de l'Italie.
L'autre, Damiano Damiani, était metteur en scène de cinéma, à Milan.
Avec Pedrocchi, il chercha un jour le moyen de diffuser davantage de
ces histoires en photographies que les éditeurs publiaient d'après les films,
les « cinéromans ». Il imagina alors de « tourner » des histoires en photo
graphies fixes pour l'édition, entre deux films. Ce fut la naissance de
Bolero (actuellement 600 000 exemplaires hebdomadaires).
Dès l'origine, par conséquent, le photoroman fut entaché de bâtardise :
était-il fils de la presse ou du cinéma ? Frère puîné des « comics », ou
bien des cinéromans ?
Ceux qui se penchèrent sur ses premières années s'interrogeaient peu
sur sa nature. Le photoroman plaisait, et s'attachait un public énorme
— environ 12 millions de personnes x — dans les couches mêmes de la
population italienne que la presse, non plus que la radio, n'avait alors
touchées jusque là.
Expérimentalement, des éditeurs, sans autre but que celui de vendre
du papier, avaient découvert à la fois un nouveau mode d'expression
et un nouveau marché, — un public qui savait tout juste lire et s'en
servait peu, et que les images du cinéma avaient profondément touché.

1. D'après Gabriella Parca.

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Mais tout le monde ne peut aller au cinéma. Le photoroman pénétrait


les campagnes les plus reculées où n'existaient point de salles de projec
tion ; un seul exemplaire de magazine a fumetti bon marché pouvait être
lu par toute une maisonnée qui n'aurait pu se payer à si bon compte le
cinéma ; les mères de famille, retenues à la maison par les enfants, et
aussi, dans le Mezzogiorno, par la coutume, voyaient venir à elles un
monde romanesque accessible auquel les visages photographiés des héros
et héroïnes conféraient une sorte de magie fraternelle.
Les trois grands hebdomadaires italiens à photoromans, Grand Hôtel
(qui s'y était mis sans tarder), Bolero et Sogno, furent vite imités, et l'édi
tion fut submergée par un nombre considérable de publications à photo
romans.
Les événements en matière d'édition sont rares, et celui-ci ne pouvait
passer inaperçu. Cino Del Duca, laissant à son frère le royaume d'Italie,
tenta en France d'acclimater le photoroman. Il commença avec Festival
en 1949. Actuellement tous ses hebdomadaires en sont remplis :
Nous Deux, qui tire à 1 300 000, Modes de Paris, 800 000, Intimité,
650 000, la Vie en Fleur, 300 000, et Festival, 325 000. Des mensuels
spécialisés s'y ajoutent qui publient quatre ou cinq photoromans complets
(Nous Deux Films, etc.) et, vers la fin de l'année, des almanachs : Alma-
nach de Modes de Paris, Almanack de Intimité, etc.
En France aussi un nouveau secteur du public se révélait, bien qu'au
départ les conditions parussent différentes de celles de l'Italie. La radio,
le livre, et le journal, pénétraient mieux la France des années 1950, en
ses moindres recoins, et l'on pouvait s'interroger sur la provenance des
quelques 15 millions de lecteurs des publications Del Duca. Cependant
les tirages des autres journaux se maintenaient, et la télévision continuait,
dans ce même temps, son ascension régulière. Il ne semblait pas qu'il
y eut transfert des publics de certains périodiques sur ces hebdomadaires.
Les analyses d'audience 1 des publications Del Duca révélaient les
caractéristiques d'un auditoire d'une homogénéité indéniable. Plus de
la moitié des lecteurs étaient des ouvriers ou des femmes d'ouvriers (plus
du tiers des lecteurs de Nous Deux sont des hommes). Une forte propor
tion d'agriculteurs et de salariés agricoles démentaient les lois admises
sur la diffusion des journaux : jusqu'ici on pensait que, à l'exception des
journaux locaux, seules des publications très anciennes, jouissant d'une
confiance traditionnelle (comme VÉcho de la Mode, la Veillée des Chaum
ières ou le Chasseur français) pouvaient prétendre à la pénétration des
milieux ruraux. Cet énorme public modeste est à 80 % composé de per
sonnes d'instruction primaire. Bien que les jeunes fournissent un appré
ciable pourcentage, ils ne sont pas la majorité, et de larges secteurs de

1. Voir les résultats en 1957 et en 1960 des enquêtes sur les lecteurs de périodiques
du Centre d'études des supports de publicité.
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lecteurs âgés qu'on eut pu croire plus rebelles à une technique nouvelle,,
sont des adeptes fervents des publications à photoromans.
L'engouement pour ce mode d'expression pouvait n'être que simple
passivité : les éditeurs proposaient des histoires en photogrammes, et
les lecteurs consommaient cela comme partie du menu de leur hebdo
madaire, comme le feuilleton, comme les « comics ». Cependant le public
ne cessa de manifester son goût auprès d'autres périodiques qui ne
publiaient pas de photoromans. Confidences fut le premier à céder, en 1959,
aux très nombreuses demandes de ses lecteurs, et, malgré le coût très
élevé du photoroman (la réalisation d'un photoroman dépasse en géné
ralun million d'anciens francs de frais et peut atteindre cinq ou six mil
lions) se résigna à en réaliser. Les lettres réclamant des photoromans
affluèrent alors à Femmes d'Aujourd'hui, à Bonnes Soirées, à VÉcho de la
Mode. Conscients de compter dans leur audience des couches de popula
tion plus différenciées que celles qui composaient les lecteurs de la presse
Del Duca et de Confidences, persuadés aussi d'être investis d'une cer
taine mission culturelle et morale du fait de leurs liens avec l'Église catho
lique qui en recommande la lecture à ses fidèles, ces publications étaient
hostiles à tout ce que représentait le photoroman, synonyme de « presse
du cœur ».
Toutefois les lois du marché poussèrent certaines rédactions à reconsi
dérer leurs répugnances, et Bonnes Soirées ainsi que Femmes d'Aujourd'hui
cédèrent à la mode.
Des sondages effectués par ces publications pendant les deux années
de cette expérience leur apprirent que le photoroman était une des
rubriques du journal les plus suivies (pour Bonnes Soirées, hebdomadaire
qui tire à 800 000 exemplaires, les sondages régulièrement organisés sur
des échantillons de trois cents personnes donnent un chiffre de deux cent
quarante-cinq lectrices qui lisent le photoroman) ; et que deux pages par
semaine ne suffisaient pas et ne satisfaisaient pas l'appétit des adeptes.
L'un et l'autre de ces hebdomadaires familiaux donne actuellement
cinq à huit pages de photoroman.
Mais les résolutions prises dans les rédactions au moment de la recon
version furent tenues et les œuvres réalisées par ces périodiques ont été
d'emblée d'un niveau supérieur à ce qu'avaient été les premiers photo
romans italiens puis français.
Cette contagion du genre, qui gagna de proche en proche, après les
magazines les plus primitifs, des périodiques soucieux d'une certaine
tenue et s'adressant non plus à un public strictement populaire mais
bien aux couches moyennes, fut une des causes de l'amélioration des
contenus des photoromans, — dont l'un des aspects fut l'adaptation
d'œuvres classiques.
Mais ce ne fut pas la seule cause, et le tableau ne se résume pas à un
vaste domaine populaire livré sans rémission aux feuilletons en images
de la plus triste venue, et gardé sur ses frontières par les tentatives d'un

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niveau culturel supérieur de quelques publications petites bourgeoises.


L'un des phénomènes les plus intéressants de l'histoire du photoroman
est la- rapidité avec laquelle ce genre méprisé, livré aux seuls marchands
de papier, s'est tranformé, au point que les photoromans des années
1950 paraissent maintenant, comparés à certains plus récents, archaïques
et comiques comme nous semblaient les vieux films muets qu'à l'occa
sionnous pouvions revoir dans notre enfance.
De qui est venu cette évolution ? Des auteurs ? Du public ? Des lois
du marché ? De l'interpénétration des divers domaines de la culture
de masse qui interdit de plus en plus le développement en vase clos d'une
culture « de classe », quelle que soit cette classe ? De l'influence récente,
dans ce sens, de la télévision qui, en Italie comme en France, atteint
justement une bonne partie des lecteurs de photoromans ?
Toutes ces causes se trouvent mêlées :
— Les auteurs, en Italie comme en France, mieux payés du moment
où leur activité passa de l'artisanat à l'industrie, nostalgiques du cinéma,
eurent à cœur de dépasser l'improvisation hâtive selon quelques recettes
feuilletonesques éprouvées. Un jour même, en Italie, comme le raconte
Marcella Lachesi, ils poussèrent l'originalité jusqu'à contraindre la tendre
héroïne — incarnée par une obscure actrice qui devint Sophia Loren —
à devoir renoncer à celui qu'elle aimait pour épouser un sien cousin.
Dès le lendemain de la publication les grilles du studio où se tournait
La Principessa in esilio furent assaillies par les lectrices outrées qui
venaient s'en prendre au « regista » et réclamer une autre fin. Si on leur céda
cette fois ce fut une démission sans lendemain et peu à peu les fins dramat
iques habituèrent les lectrices à ne pas se laisser bercer par l'attente de
la « happy end ». Docilement elles suivirent ces chemins incertains x.
— Une fraction du public se révoltait contre la médiocrité des contenus
de photoromans : celle-là même qui ne les lisait pas, et forme, ou se nomme,
l'élite. Une campagne extrêmement violente se déroula en France contre
cette littérature, à partir de 1951. Même si les producteurs de photoro
mans faisaient mine de ne point entendre, et d'ignorer les indignations
sincères ou intéressées de tous ceux qui la conduisirent (des commun
istesaux catholiques, des éducateurs aux moralistes), il est certain qu'ils
eurent à cœur de trouver un alibi à leurs chiffres d'affaires. Assurés d'un
public que leur enviaient les confessions et les partis politiques, ils sem
blèrent découvrir alors les perspectives de l'éducation populaire.
— Enfin, et ce ne fut point la circonstance la moins déterminante,
la première tentative en ce sens, cinq ans après la création du photo
roman, se révéla une très bonne affaire : en 1951 Sogno adopta la célèbre
œuvre de Thomas Hardy, Tess des d'Urberville. Durant la parution de cette

1. Voir Marcella Lachesi, « / Fumetti compiono 15 anni », I. — / lettori non vogliono


più favole, II. — / protagonisti devono ancora soffrire, in Vie Nuove, 28 juin et 5 juil
let 1962.

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adaptation, le tirage de l'hebdomadaire monta de 80 000 exemplaires.


Les lecteurs avaient suivi avec enthousiasme.
Toutes les conditions se trouvaient donc réunies, aussi bien chez les
producteurs populaires comme Mondadori, Rizzoli et Del Duca, que dans
les rédactions des magazines de plus d'ambition comme Femmes d'Aujour
d'hui (tirage 1 275 000) ou Bonnes Soirées, pour utiliser le photoroman
à des fins plus culturelles, en puisant largement dans la réserve immense
des œuvres classiques inconnues du public de ces périodiques.
Durant ces trois dernières années, de nombreux romans furent ainsi
adaptés en photoromans. Bien sûr les grands succès du feuilleton du
xixe siècle : Le Roman d'un jeune homme pauvre, Les Deux Orphelines,
La Porteuse de pain, ou Les Deux Sergents. Bien sûr des récits de cape
et d'épée comme La Tulipe noire d'Alexandre Dumas ou Le Capitaine
Fracasse de Théophile Gautier. Bien sûr les grands romans d'amour et de
mystère comme Jane Eyre de Charlotte Brontë et Les Hauts de Hurlevent
d'Emily Brontë. Mais aussi de très grandes œuvres à jamais populaires
comme Notre-Dame de Paris et Les Misérables de Hugo, ou Anna Karénine
de Tolstoï. Bien sûr La Princesse de Clèves, après le film. Mais aussi Colomba
de Mérimée, mais aussi Jocelyn de Larmartine ou Dominique d'Eugène
Fromentin (en préparation).
Avant de considérer de quelle manière ces œuvres ont été transcrites
en photogrammes, nous ne pouvons manquer de faire de très simples
remarques :
— Ces textes, portés à la connaissance des lecteurs sous cette forme
dans ces hebdomadaires populaires, n'auraient jamais été publiés in
extenso, ni même par larges extraits, dans les pages réservées au feuilleton
imprimé de ces mêmes journaux.
— Tels qu'ils sont sortis de l'adaptation, ils n'en apportent pas moins
avec eux certains éléments qui ne se trouvent pas couramment dans les
lectures romanesques de ces journaux, et leur qualité est supérieure à
la qualité moyenne du roman photographique.
— Et ceci non seulement du fait de la richesse de leur contenu primitif,
mais encore du fait du respect du texte qui s'empare alors des réalisateurs.
On ne photographie pas Jocelyn accompagnant son évêque à la guillo
tine,non plus que Colomba dans le maquis corse comme on photographie
Tourments ou Un Mari jeune premier. Ce respect de l'œuvre connue,
enrichi par le souvenir des films qui ont parfois été réalisés à grands frais
à partir de ces mêmes romans, se traduit déjà dans le choix des décors
et des costumes. C'est en Corse que fut photographié Colomba, comme
c'est dans la maison de Rembrandt qu'a été réalisé le photoroman La
Vie de Rembrandt. Ce sont de véritables documents historiques de l'époque
révolutionnaire dont les photocopies émaillent Jocelyn.
On peut penser que les efforts financiers que représente le déplace
ment d'une troupe sur les lieux mêmes de l'œuvre, ou les efforts de docu-

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mentation qui se traduisent par ces reproductions de tableaux, d'auto


graphes de Robespierre, et d'actes révolutionnaires, etc. n'eussent jamais
été faits pour illustrer un récit « original ». D'autant que dans ce genre
d'hebdomadaire le nom des auteurs est fort couramment escamoté, —
sans grand dommage pour ceux-ci qui se terrent de toutes façons sous
des pseudonymes, même et surtout lorsqu'ils sont connus par ailleurs 1.
— Enfin l'annonce de la publication d'une adaptation d'un classique
s'accompagne presque toujours d'une petite note qui attire solennell
ement l'attention de la lectrice pour la préparer à aborder avec respect
ces pages de photographies « d'après l'œuvre célèbre de... » Ces notules
sont parfois ingénieusement tournées, et visent à répondre par anticipa
tion au lecteur simple dérouté par le ton de l'œuvre, son sujet, son rythme
ou ses personnages. Voici en quels termes par exemple Modes de Paris
annonce Jocelyn, photoroman d'après Larmartine :
« ... Après tant de films réalisés ces dernières années sur des prêtres,
le personnage de Jocelyn prêtre malgré lui paraîtra sans doute un peu
mièvre. C'est que, pour bien comprendre le héros de Lamartine, il est
indispensable de le replacer dans son cadre. Jocelyn a toutes les qualités,
mais aussi, hélas !, tous les défauts de l'époque romantique : il déborde
de sensibilité et d'irréflexion. Défaut de jeunesse, dira-t-on pour l'excuser.
Mais tous les personnages du roman lamartinien se laissent pareillement
guider par les impulsions d'un cœur généreux. On aimerait pouvoir leur
crier : Attention ! Attendez ! Ne vous engagez pas à la légère. Ne pouvez-
vous faire preuve d'un peu de bon sens ? Ce serait en vain, même le vieil
évêque que Jocelyn visitera dans sa prison et qui fera de lui un prêtre
sans vocation semble ignorer l'ABC du cathéchisme. A la veille de mourir
martyr de sa foi, il se préoccupe de recevoir l'absolution de ses péchés.
Ne savez-vous pas, Monseigneur, qu'un martyr est assuré de son salut ?
Et ne soupçonnez-vous pas que la plus grave de vos fautes sera d'avoir
pesé sur la faible volonté de Jocelyn ? Ne jugeons pas du clergé du
xvme siècle d'après Jocelyn, et des prêtres de la Révolution d'après
le vieil évêque. Lamartine les a créés à son image. Si le roman comporte
des pages splendides, celles-ci sont, comme l'ensemble de l'œuvre lamar-
tinienne, inspirées par une religiosité un peu vague sans armature solide »
etc.
Il semble donc indéniable que l'adaptation d'oeuvres classiques en
photoromans ait élevé le niveau culturel des pédiodiques qui en ont
entrepris la publication. Grâce à ce nouveau mode de présentation, ils
ont choisi des œuvres qui n'eussent jamais fait partie de leur sommaire
sous leur forme primitive, et ils en ont soigné la présentation.
La curieuse démarche du photoroman veut que, composé presqu'essen-
tiellement de photographies, il parte néanmoins d'un texte écrit, et ne

1. Quel qu'en soit l'auteur, les photoromans de Femmes d'Aujourd'hui sont tournés
en décors naturels à l'endroit où ils sont censés se dérouler, Hollande, Italie, Corse, etc.
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cesse de le suivre. En effet on peut très bien imaginer des histoires en


photographies nées du seul génie romanesque de la photographie. Certains
artistes photographes d'avant-garde l'ont du reste tenté 1. Le texte écrit
serait alors inexistant, ou bien imaginé par la suite, ce qui advient aux
très nombreux reportages photographiques dont les auteurs font par
la suite par exemple des livres d'enfants : Chendru et son tigre, V Enfant
au fennec, tous les livres de Jean Tourane, etc.
Tout au contraire le photoroman est toujours parti d'un découpage
écrit. Ce « synopsis », dans la pratique, comporte intégralement le dialogue,
qui forme les neuf dixièmes du texte d'un photoroman. Sur ce dialogue,
les photographes brodent.
Depuis l'origine de la photographie, on a cherché à joindre à l'image
d'un être la retranscription écrite des paroles qu'il prononçait au moment
où le cliché était pris. Ainsi la fameuse suite de photographies de Che-
vreul, dès 1885, porte en légendes les propos du chimiste pendant la séance
de pose. Le photoroman se construit à l'inverse de ce rêve réaliste qui
consisterait à fixer au même instant la mimique et la parole de l'homme,
et que le cinéma sonore a réalisé. Sur un dialogue donné, il plaque des
images. Le procédé rappelle davantage le cinéma muet, encore que dans
le photoroman image et texte sont donnés ensemble, et que l'œil peut,
sans la hâte due au rythme du film, aller de l'une à l'autre. D'où une
grande facilité de lecture : « Je refuse. Je traverserai la place, elle est
à tout le monde » et « Brave cœur ! Mon père, vous serez vengé ! » Ces
deux bribes de phrases de Mérimée, incompréhensibles par elles mêmes,
apparaissent au-dessus de la tête d'Orso et de Colomba dans une seule
et même photographie ordonnée comme une scène de théâtre. Parce
que Colomba est dans le fond de la scène, on comprend que ses paroles
sont un aparté. Parce que Orso, immense, le regard farouche, à peine
cadré, mange tout le premier plan de la photographie on comprend qu'il
avance et que ses paroles sonnent comme un défi.
Dialogues et mise en scène : logiquement on s'attendrait à voir un
réalisateur de photoroman soucieux d'améliorer le niveau de ses product
ionsen cherchant une caution dans une œuvre de qualité choisir une
pièce de théâtre et nous donner Les Femmes savantes ou Maison de Pou
pée en photoroman. Le dialogue de l'auteur, même abrégé, serait alors
presque intégralement respecté, et la lecture grandement facilitée par
la photographie. Le photothéâtre cependant n'a jamais vu le jour. Aucune
pièces de théâtre n'a jamais été adaptée en photoroman, alors que tant et
tant ont inspiré des films péniblement statiques. Bien au contraire, les
réalisateurs de photoromans se sont tournés vers des œuvres romanesques

1. Ce fut le cas de la Hollandaise Germaine Krull, artiste photographe des années 1930,
auteur d'un roman photographique sans texte. Voir Germaine Krull, par Pierre Mac
Orlan, N.R.F., 1934.
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touffues, énormes, truffées de descriptions et de développements psycho


logiques ou philosophiques annexes.
De ce choix paradoxal ils donnent une explication qui vaut d'être
entendue : l'aspect intéressant de leur démarche serait la vulgarisation,
c'est-à-dire l'opération qui consiste à rendre assimilable sous une forme
simplifiée une œuvre qui décourage les lecteurs simples peu accoutumés
à l'effort par ses dimensions et ses digressions mêmes.
Ils tiennent pour indispensable dans cette opération :
— de dégager l'action, les événements qui sont la trame de l'ouvrage.
— d'évoquer la poétique ou le tragique du style, des paysages et per
sonnages, des conflits psychologiques et des implications philosophiques
par le subterfuge de l'image photographique.
Certains aspects de cette théorie de la vulgarisation sont justifiés :
à supposer que certains abonnés de Nous Deux lisent Anna Karénine,
ou qu'une lectrice de Modes de Paris s'attaque à Jocelyn on peut être,
presque à coup sûr, convaincu qu'ils ne possèdent pas la culture historique
nécessaire qui leur permettrait d'imaginer ne serait-ce que le décor, les
costumes, les coutumes de l'époque où se situent ces œuvres. La question
est alors de savoir si les réalisateurs du photoroman et leurs équipes
possèdent eux-mêmes cette connaissance et disposent de moyens suffi
sants, et de la volonté aussi de la mettre au service de l'œuvre adaptée.
S'ils le font, ils ne le doivent qu'à leur conscience professionnelle et à
un certain respect du public : car aucun contrôle ne s'exerce, à aucun
stade, sur ces adaptations (non plus que sur les œuvres « originales »
publiées par les mêmes journaux). Il n'existe pas de loi contre les ana-
chronismes et les simplifications outrancières, et point d'héritiers sour
cilleux pour surveiller la postérité de ces écrivains tombés dans le domaine
public. Il n'existe point de critique non plus. La vocation de critique
semble s'arrêter aux portes de la vulgarisation et subdiviser la culture
de masse en secteurs nobles, dignes de susciter des critiques (cinéma,
télévision, radio) et secteurs de second ordre abandonnés à leur fantaisie
et aux lois du marché commercial (comics, photoromans, feuilletons, etc.).
Jocelyn, œuvre de Lamartine dont il serait curieux de savoir combien
d'exemplaires ont été jusqu'ici imprimés et vendus, fit autrefois l'objet
d'une adaptation filmée, du temps du cinéma muet. Quelques dizaines
de milliers de personnes seulement l'ont alors vue, et elle avait eu droit
à des critiques. Adapté en photoroman, Jocelyn fut tiré à huit cent mille
exemplaires, et plus de 2 millions de personnes l'ont eu entre les mains.
Nul critique ne s'en soucie, et il n'existe pas de rubrique régulière où un
critique qui s'en soucierait pourrait s'exprimer. Quelques publications
catholiques à tirage restreint et surtout les avis placardés dans les églises
font état de leur approbation ou de leur réserve. Mais il s'agit toujours
de l'aspect moral des situations présentées, et l'esthétique non plus que
l'honnêteté intellectuelle des tentatives de ce genre méprisé n'ont jamais

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Photoromans et œuvres littéraires

fait l'objet régulièrement d'aucune discussion documentée et rigoureuse,


alors même que chacun de ces textes touche des milliers de lecteurs.
Que l'on songe en effet que Nous Deux est lu par plus de quatre millions
de personnes en France, alors qu'un film à succès confortable en touche
à peine deux millions. On rétorquera que la périodicité nuit à l'exercice
de la critique : cependant du temps du cinéma muet les feuilletons cin
ématographiques provoquaient des critiques régulières ; et la critique,
semble-t-il, peut viser à un rôle normatif qui dépasse l'invite à l'achat
ou la réprobation.
Une autre défense de ces tentatives de simplification par le photoroman
d'œuvres d'un abord parfois difficile se fonde sur le courrier parvenant
aux journaux et qui permet de penser que les œuvres initiales sont souvent
lues après la lecture du photoroman. Certains lecteurs remercient le
journal de leur avoir fait découvrir une œuvre dont ils ignoraient l'exi
stence et dont ils ont par la suite apprécié la lecture. Ces lecteurs peuvent
s'attaquer aux nombreuses digressions d'Anna Karénine ou aux longues
savent'
descriptions de Hugo parce qu'ils déjà, par le photoroman, « ce
qui va arriver ». La peur de l'ennui et de l'effort dans l'inconnu qui accom
pagne l'abord d'une œuvre littéraire jouissant d'un respect contradictoire,
pour le grand public, au simple divertissement, est notablement diminuée.

Mais ces assertions des rédactions, et les lettres qu'elles produisent


pour les étayer, ne sont qu'une toute petite lueur sur l'aspect le plus
préoccupant du problème : les effets, sur le public, de ces tentatives de
vulgarisation.
Avant d'instaurer une critique normative, avant de former des vœux
et d'exprimer des regrets, il conviendrait d'être informés, aussi exacte
mentque possible, de l'attitude du public en face du photoroman.
Comment le lit-il ? Qu'en retient-il ? Quelle différence fait-il entre les
adaptations d'œuvres célèbres et les histoires que lui propose son journal
favori ? Quelle évolution des contenus et peut-être de la forme de la
présentation est-il capable de suivre encore ? Quelles sont les limites du
genre qui sont le fait du public ?
Pour répondre à ces questions de larges études d'audience seraient
nécessaires. Elles apporteraient une contribution très appréciable à
l'étude de la civilisation de l'image. Elles auraient de plus le mérite de
tirer ces problèmes et leurs implications hors du seul domaine commerc
ial où ils se sont développés, au point de ne représenter, pour la plupart
d'entre nous, que procédés pour « faire de l'argent » dont le public ne
peut que pâtir. Elles permettraient enfin des réflexions moins entachées
de passion et de réflexes de classe sur l'éducation populaire, et peut-être
l'élaboration de perspectives nouvelles.
Evelyne Sullerot.

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