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Sullerot Evelyne. Photoromans et œuvres littéraires. In: Communications, 2, 1963. pp. 77-85.
doi : 10.3406/comm.1963.947
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1963_num_2_1_947
Evelyne Sullerot
Dans les premières semaines de mars 1947, deux Italiens eurent la même
idée. Stefano Reda, à Rome, rêvait en journaliste qu'il était, au succès
grandissant du magazine de Del Duca qui commençait une carrière triom
phale, Grand Hôtel, à demi composé de bandes dessinées, ou plutôt d'his
toires en images. Il imagina un jour de substituer aux dessins des photo
graphies, tout en conservant le même genre de récit, la même distribution
des textes écrits (les fameux petits ballons qui sortent de la bouche des
protagonistes), et le même public. Il lança ainsi Sogno (qui tire actuell
ement environ 700 000 exemplaires) et se tailla un empire dans le public
du sud de l'Italie.
L'autre, Damiano Damiani, était metteur en scène de cinéma, à Milan.
Avec Pedrocchi, il chercha un jour le moyen de diffuser davantage de
ces histoires en photographies que les éditeurs publiaient d'après les films,
les « cinéromans ». Il imagina alors de « tourner » des histoires en photo
graphies fixes pour l'édition, entre deux films. Ce fut la naissance de
Bolero (actuellement 600 000 exemplaires hebdomadaires).
Dès l'origine, par conséquent, le photoroman fut entaché de bâtardise :
était-il fils de la presse ou du cinéma ? Frère puîné des « comics », ou
bien des cinéromans ?
Ceux qui se penchèrent sur ses premières années s'interrogeaient peu
sur sa nature. Le photoroman plaisait, et s'attachait un public énorme
— environ 12 millions de personnes x — dans les couches mêmes de la
population italienne que la presse, non plus que la radio, n'avait alors
touchées jusque là.
Expérimentalement, des éditeurs, sans autre but que celui de vendre
du papier, avaient découvert à la fois un nouveau mode d'expression
et un nouveau marché, — un public qui savait tout juste lire et s'en
servait peu, et que les images du cinéma avaient profondément touché.
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1. Voir les résultats en 1957 et en 1960 des enquêtes sur les lecteurs de périodiques
du Centre d'études des supports de publicité.
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lecteurs âgés qu'on eut pu croire plus rebelles à une technique nouvelle,,
sont des adeptes fervents des publications à photoromans.
L'engouement pour ce mode d'expression pouvait n'être que simple
passivité : les éditeurs proposaient des histoires en photogrammes, et
les lecteurs consommaient cela comme partie du menu de leur hebdo
madaire, comme le feuilleton, comme les « comics ». Cependant le public
ne cessa de manifester son goût auprès d'autres périodiques qui ne
publiaient pas de photoromans. Confidences fut le premier à céder, en 1959,
aux très nombreuses demandes de ses lecteurs, et, malgré le coût très
élevé du photoroman (la réalisation d'un photoroman dépasse en géné
ralun million d'anciens francs de frais et peut atteindre cinq ou six mil
lions) se résigna à en réaliser. Les lettres réclamant des photoromans
affluèrent alors à Femmes d'Aujourd'hui, à Bonnes Soirées, à VÉcho de la
Mode. Conscients de compter dans leur audience des couches de popula
tion plus différenciées que celles qui composaient les lecteurs de la presse
Del Duca et de Confidences, persuadés aussi d'être investis d'une cer
taine mission culturelle et morale du fait de leurs liens avec l'Église catho
lique qui en recommande la lecture à ses fidèles, ces publications étaient
hostiles à tout ce que représentait le photoroman, synonyme de « presse
du cœur ».
Toutefois les lois du marché poussèrent certaines rédactions à reconsi
dérer leurs répugnances, et Bonnes Soirées ainsi que Femmes d'Aujourd'hui
cédèrent à la mode.
Des sondages effectués par ces publications pendant les deux années
de cette expérience leur apprirent que le photoroman était une des
rubriques du journal les plus suivies (pour Bonnes Soirées, hebdomadaire
qui tire à 800 000 exemplaires, les sondages régulièrement organisés sur
des échantillons de trois cents personnes donnent un chiffre de deux cent
quarante-cinq lectrices qui lisent le photoroman) ; et que deux pages par
semaine ne suffisaient pas et ne satisfaisaient pas l'appétit des adeptes.
L'un et l'autre de ces hebdomadaires familiaux donne actuellement
cinq à huit pages de photoroman.
Mais les résolutions prises dans les rédactions au moment de la recon
version furent tenues et les œuvres réalisées par ces périodiques ont été
d'emblée d'un niveau supérieur à ce qu'avaient été les premiers photo
romans italiens puis français.
Cette contagion du genre, qui gagna de proche en proche, après les
magazines les plus primitifs, des périodiques soucieux d'une certaine
tenue et s'adressant non plus à un public strictement populaire mais
bien aux couches moyennes, fut une des causes de l'amélioration des
contenus des photoromans, — dont l'un des aspects fut l'adaptation
d'œuvres classiques.
Mais ce ne fut pas la seule cause, et le tableau ne se résume pas à un
vaste domaine populaire livré sans rémission aux feuilletons en images
de la plus triste venue, et gardé sur ses frontières par les tentatives d'un
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1. Quel qu'en soit l'auteur, les photoromans de Femmes d'Aujourd'hui sont tournés
en décors naturels à l'endroit où ils sont censés se dérouler, Hollande, Italie, Corse, etc.
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1. Ce fut le cas de la Hollandaise Germaine Krull, artiste photographe des années 1930,
auteur d'un roman photographique sans texte. Voir Germaine Krull, par Pierre Mac
Orlan, N.R.F., 1934.
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