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Pierre Fresnault-Deruelle

Le verbal dans les bandes dessinées


In: Communications, 15, 1970. pp. 145-161.

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Fresnault-Deruelle Pierre. Le verbal dans les bandes dessinées. In: Communications, 15, 1970. pp. 145-161.

doi : 10.3406/comm.1970.1219

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1219
Pierre Fresnault-Deruelle

Le verbal dans les bandes dessinées1

Dans un texte sur le message publicitaire (Communications, n° 4, 1964, « La


rhétorique de l'image ») R. Barthes démontre avec vigueur que la désignation
de notre époque comme civilisation de l'image est impropre, le message linguis
tiqueayant en fin de compte le dernier mot!
Nous voudrions aborder aujourd'hui ce vaste champ à peine effleuré par les
sémiologues : les bandes dessinées, domaine original où le mot fait image. Préci
sons : nous nous proposons d'étudier les « ballons ». Nos exemples seront puisés
chez Hergé, l'auteur de « Tintin ». Ce scénariste est en effet fort représentatif
de ce mass media qu'est la bande dessinée (rappelons qu'il a vendu à ce jour
environ 25 millions d'albums dans le monde entier) ; mais en même temps Hergé
est un des seuls a dialoguistes à avoir systématiquement rationalisé ses notations
iconiques, linguistiques et idéographiques.
Les ballons (ou bulles) sont ces espaces dans lesquels se transcrivent les paroles
proférées par les protagonistes. D'aucuns les nomment encore phylactères8.
Nous emploierons pour notre part le mot ballon, quitte à avoir, comme c'est
le cas chez notre dessinateur, des ballons rectangulaires...

1. DESCRIPTION

Ouvrons un « comic-book », par exemple le dernier « Tintin », Vol 714 pour


Sydney. Lorsque nous regardons un « rectangle * », les deux messages qui le
composent se distinguent immédiatement : d'un côté le message iconique, de
l'autre le message linguistique, le texte. La perception de ce dernier se fait d'abord
globalement. D'emblée, nous savons que nous avons affaire à un type particulier

1. Les deux reproductions qui figurent dans cet article sont tirées de Coke en stock
(Hergé), publié aux éditions Casterman. C'est grâce à l'aimable autorisation de l'auteur
et de l'éditeur qu'elles figurent ici.
2. Avec J. Martin (auteur d'Alix) et Ed. P. Jacobs (Blake et Mortimer) : tous les
trois forment l'école dite « de Bruxelles ».
3. Du grec phulakterion : petite boîte attachée à un bandeau fixé autour de la tête
ou du bras, et dans laquelle les Hébreux enfermaient des fragments de parchemins où
se trouvaient inscrites des prières.
4. Espace dans lequel s'inscrit l'image. II y a 12 ou 13 rectangles en moyenne dans
une page de bande dessinée.

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de code : celui des ballons1. La disposition typographique d'un poème nous


renseigne immédiatement sur la nature du message que nous avons sous les
yeux : de même, le ballon s'impose comme un signal préliminaire2; sa forme
compacte, d'ailleurs, œuvre dans ce sens.
Le déchiffrement des différents phylactères d'une même image implique
une autre propriété de ces derniers : ils possèdent eux-mêmes leurs propres
éléments de description; en d'autres termes, ils s'affichent comme langage et
méta-langage. En premier lieu, les ballons se situent dans le dessin selon des
lois organisationnelles spécifiques et explicites.

1. Disposition spatiale des ballons.


a) de haut en bas : le ballon le plus haut correspond à l'énoncé proféré en
premier, et ainsi de suite...
b) en profondeur : à la hiérarchie verticale se superpose celle que matérialise
un axe imaginaire allant du « fond » à « l'avant » de l'image. Si, pour des raisons
de mise en place, les bulles doivent se chevaucher, c'est toujours celle qui corre
spond à la dernière phrase prononcée qui empiète sur les autres, comme si les
paroles tendaient à être recouvertes au fur et à mesure que se déroule le discours.
Naturellement, et pour des raisons évidentes, le chevauchement ne se fait que
sur le blanc du volume matérialisé par le ballon*.
On voit ainsi que :
1. la localisation des ballons dans l'espace indique l'ordonnance des répliques,
leur chronologie. Les ballons renforcent la notion de temps.
2. cette notion du temps qui fuit est matérialisée par la superposition partielle
des ballons, les dernières paroles recouvrant les précédentes. Une certaine ana
logie semble donc exister entre les ballons et la réalité qu'ils évoquent.
3. cette motivation dans le signe (encore toute fragile) semble également
se confirmer en ce que les ballons, s'inscrivant dans un espace (simulé) à trois
dimensions, se présentent comme la conversion graphique d'un volume phonico-
temporel (Nous reviendrons plus tard sur la nature du ballon).

2. La dimension méta-linguistique impliquée par le ballon


se retrouve dans sa forme.
a) d'une manière générale, la ligne délimitant (et définissant) le ballon est
particulièrement soignée. Les phylactères parfaitement clos enserrent bien la
parole, lui procurant un caractère de certitude qu'elle n'a pas dans la réalité.
Les paroles des héros des bandes dessinées sont définitives...

1. Le ballon se présente sous la forme d'un texte enfermé dans un volume délimité
par une ligne continue englobant la totalité des caractères typographiques représentant
les paroles dites par le protagoniste dont il est question. Cette ligne et le volume défini
par elle constituent le ballon. Celui-ci est relié à la bouche du protagoniste par un append
icepermettant de lui attribuer les paroles prononcées. Cf. la note relative au mot
« phylactère ».
2. Cf. U. Eco, Apocalittici e integrati. Milano, Bompiani, 1964.
3. La technique du dessinateur est parfois si affirmée que les ballons retrouvent,
lorsque cela est possible, la disposition typographique des dialogues laconiques de
certaines séquences théâtrales. Cf. Hergé Vol 714 pour Sydney, Casterman, 1968, p. 4.

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On sentira le paradoxe de cette sûreté du mot, retrouvée au contact de


l'image...; le mot prend alors une existence quasi-physique. Les vocables, en
effet, sont littéralement enchâssés, sertis comme de purs joyaux, protégés de
tout éparpillement par la ligne du ballon qui prend même, chez Hergé, la forme
d'un cadre de tableau1. Cette description est valable pour la grande majorité
des phylactères.
b) On trouve cependant des ballons qui sortent de la norme 2.
— Les ballons enfermant des points d'exclamation ou d'interrogation tra
duisant la peur, la perplexité, la surprise, etc.. Ces ballons sont vierges de toute
parole : ils traduisent l'émotion en général, une émotion exprimée sur le visage
(les dessins « parlent » d'eux-mêmes) ; la parole n'est pas arrivée jusqu'aux lèvres.
Les personnages sont alors, selon les expressions consacrées, muets de stupeur,
étonnés (cf. « pétrifié »), etc., incapables de proférer un son8.
— Quelques-uns de ces ballons comportent une interjection, un cri d'étonne-
ment ou de douleur. Ces ballons (accompagnés alors d'un point d'exclamation)
sont propres à l'expression des émotions; leur forme est l'ovale plus ou moin»
régulier. Lorsqu'il s'agit de cris particulièrement sonores, les bulles débordent
parfois du territoire imparti à l'image qui les contient. Le phylactère se révèle
alors anarchique, envahissant, doué d'un dynamisme quelque peu incontrôlable.
Sa position n'est pas stable. Il est comme surajouté, se plaçant là où il le peut.

Ces bulles participent au mouvement du personnage *, elles sont pour ainsi


dire entraînées par le dynamisme du dessin, un peu comme des ballons tirés
par des enfants.
Il nous faut encore citer trois dernières catégories de phylactères :
1° ceux dont le pourtour est en ligne brisée ;
2° ceux dont le pourtour est ondulé ;
3° et ceux qui sont accompagnés de bulles en guise d'appendice.

1. Ses ballons de forme quadrangulaire présentent, à chaque coin de la figure qu'ils


forment, une petite encoche : sobre fantaisie du décorateur entourant un objet. — On
notera également que le cadre rigide des ballons enserrant la parole semble conserver
cette dernière comme une « mémoire » pour les lectures ultérieures.
2. Qui dit Norme dit Corpus : nous nous référons principalement aux auteurs citét
plus haut dans une note.
3. Les sentiments, comme on le voit, sont fortement typés. Les personnages de bande
dessinée vivent intensément.
4. Ce qui prouverait (cf. Infra) que les ballons participent à la fois du domaine li
nguistique et du domaine iconique.
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1. Le ballon éclate littéralement sous la poussée du son 1: c'est le cri d'alarme


ou de douleur (le ballon peut être coloré de rouge : cf. « voir rouge », etc.).
2. Les ballons au pourtour ondulé dénotent les sons émis par un appareil de
radio. Leur pourtour régulier et pourtant ondoyant semble convenir parfait
ement au message en question. Une certaine motivation se fait jour, en ce que les
bords du ballon imitent la représentation graphique des ondes.
Ces deux dernières variétés de ballons, aux contours mal définis, ont ceci de
commun avec les bulles enfermant les points d'exclamation ou de stupeur, que
le manque de fermeté de leur contour semble connoter l'aspect fugitif ou simpl
ementimprévisible des données représentées.
3. La dernière variété de ballons comprend ceux dont l'appendice n'est plus
continu, mais revêt la forme d'une chaîne de bulles. L'appendice segmenté ne
renvoie plus aux lèvres du locuteur, mais à son front. Il dénote la pensée non
formulée à haute voix. Les personnages en question ont d'ailleurs la bouche
fermée et l'air absorbé ; visiblement, ils sont en dehors du circuit de la communic
ation. Encore une fois, nous relevons une certaine motivation dans la forme de
ces ballons, ou plus exactement dans celle de l'appendice. Alors que ce dernier
avait le plus souvent une forme de zigzag ou d'éclair (pouvant ainsi symboliser
la production d'énergie articulatoire), l'appendice-bulle semble représenter
graphiquement une émanation psychique : c'est la pensée qui s'échappe en bulles.
Ce signe, partiellement motivé et d'un symbolisme fort teinté d'humour, se
trouve naturalisé dans le cas de l'homme-grenouille {Coke en stock, Hergé, p. 57);
les bulles de la chaîne renvoient à la « pensée » — on ne parle pas tout seul sous
l'eau! — , mais aussi et surtout matérialisent la respiration sous-marine. C'est
là un exemple typique de l'esprit d'invention dont font preuve certains dessi
nateurs de comics, Hergé en particulier.
c) Les ballons-zéro. Le jeu des ballons suppose qu'ils puissent être absents. Les
ballons-zéro se manifestent dans le dessin par la présence d'un texte non entouré.
Ces textes sont d'ailleurs le plus souvent réduits à un monème (sauf dans le cas
des proférations injurieuses et prolifiques de Haddock); ou alors, ils traduisent
un cri (alarme, peur, douleur) ou un bruit (bruit de moteur, d'avalanche, d'explo
sion, son venu du téléphone, etc.). Le « bruit » du ballon-zéro se caractérise par
son aspect diffus, envahissant, échappant plus ou moins au domaine des choses
contrôlables; ces bruits sont en liberté dans l'atmosphère (hors des ballons).
Leur graphisme, anarchique comme celui de certains ballons, est encore souligné
par une disposition typographique variable d'où toute recherche symétrique
(donc contrôlable) semble exclue.

3. Notre approche du ballon ne serait pas complète si nous ne nous attachions


pas à systématiser certaines remarques faites en cours de route, et qui ont trait
à la nature du signe.
A ce sujet, Pierre Couperie, dans Bandes dessinées et figuration narrative2,
écrit : « L'introduction du réalisme graphique dans la bande dessinée pose le
problème du ballon; celui-ci, élément symbolique, entre mal dans un décor
réaliste; c'est le même problème qui s'était posé à la peinture, quand elle a
commencé à tendre vers le réalisme au xive siècle, à propos de l'auréole des saints,

1. Cf. Infra (passage sur la Motivation).


2. Musée des Arts Décoratifs (ouvrage collectif), Paris, 1967.

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élément symbolique flottant dans les airs comme le ballon. Foster, Hogarth
refusèrent le ballon... certaines séries, Po%o, Félix, abordent le problème de
front en traitant le ballon comme un objet réel qu'on peut saisir, heurter,
dégonfler... »
Ce texte montre à quel point les recherches actuelles en matière de bandes
dessinées restent dans une sage ambiguïté. Spirou, Tintin, pour ne prendre que
ces deux exemples, se situent à mi-chemin des positions qui viennent d'être
évoquées; ils ont recours au ballon, mais ne le considèrent pas comme un objet
réel; ou du moins, et c'est ce qui les caractérise, ils nuancent leur position en lui
prêtant parfois certains aspects de la « réalité » (cf. les ballons hors normes).
Une certaine motivation analogique apparaît dans les phylactères l.
Cependant, si l'on trouve des sèmes « intrinsèques » (au sens d'E. Buyssens),
ils ne semblent pas pouvoir réduire considérablement la part de l'arbitraire.
Comme l'auréole des saints dans les peintures du xive siècle, le ballon, si
univoque soit-il, est d'abord et avant tout l'objet d'un groupe de décisions
(cf. Barthes). Le ballon n'est pas un signe de communication issu de cette dialec
tiquequi s'instaure par exemple entre la langue et la parole.
Les motivations n'apparaissent et ne progressent qu'après coup. Des motivat
ionssecondaires, comme dans le langage, se créent. On serait en présence d'un
code imposé doué d'une vie propre, d'un organe artificiel s'adaptant peu à peu
au rythme de la vie.
Il nous reste à étudier rapidement le dernier élément, négligé jusqu'ici :
l'appendice.
Nous avons vu dans une note qu'il existait deux sortes d'appendices : les
appendices ordinaires et les appendices en forme de bulles, ayant trait à la pensée.
Nous avons fait quelques remarques quant à leur forme. Nous nous proposons
maintenant d'étudier les caractéristiques de l'appendice en tant que signe-outil.
Il sert, comme nous le savons, à attribuer à tel personnage les paroles contenues
dans tel ballon. Il est donc un intermédiaire entre le texte et l'image. Ce rôle
informatif est marqué par la forme même de l'appendice; il peut être assimilé
à une flèche; cette flèche renvoie à un objet (le locuteur) désignable par un
monème. Est-ce à dire que l'appendice puisse être lui-même comparé à un
monème? Appendice = locuteur? Nous ne le croyons pas. Comme le dit
Christian Metz dans les Essais sur la signification au cinéma, p. 90, la croix verte
informant le public qu'il trouvera une pharmacie à l'emplacement ainsi désigné,
n'est pas réductible au mot « pharmacie », mais au syntagme « Ici, Pharmacie ».
L'appendice ne signifie pas « locuteur »; il ne désigne pas non plus la fonction
qu'accomplit le locuteur (l'acte de parole) ; il signifie « Je parle ».
L'appendice fait donc l'économie de la phrase « Je dis » : il permet le discours
direct, évitant ainsi l'aspect artificiel des dialogues tels qu'ils sont rapportés
dans les Romans (cf. Nathalie Sarraute : L'ère du soupçon).
L'appendice souligne la profération. Cet indice (car on ne peut ici parler de

1. Cette motivation est plus ou moins directement analogique : ballons en forme


d'étoiles de couleurs, exprimant la douleur; la motivation s'appuie sur une métaphore
linguistique (« Voir 36 chandelles », ou « en voir de toutes les couleurs ») ; cette motivation
métaphorique est d'ordre tertiaire, puisque élaborée à partir d'un fait culturel (cliché),
lui-même élaboré à partir d'un fait de nature. Retenons que la motivation existe égal
ement au niveau de la connotation : emprisonnement de la parole, stabilité du mot et du
inonde, etc.
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symbole) entretient avec le locuteur un lien existentiel en même temps qu'il
apparaît, comme le ballon, purement conventionnel : il fait office de « shifter »,
comme le pronom personnel en linguistique. L'appendice réalise une translation
entre deux codes (en l'occurrence, code iconique et code linguistique). Cette
translation s'opère de façon automatique; le style direct, qui s'y appuie et qui
caractérise la bande dessinée actuelle, est une des forces de ce moyen d'expression.

4. On a vu comment le ballon annonçait et décrivait le texte ; il reste à exa


miner la forme même de son contenu. Nous diviserons notre étude en deux parties.
a) Les graphèmes.
Les paroles prononcées par les différents protagonistes sont toutes rapportées
de la même manière. Une sorte de neutralité dans la forme des caractères1,
faisant pendant à celle des ballons, souligne le souci constant du dessinateur de
ne pas introduire d'éléments plurivoques dans un système codé visant à la plus
grande clarté. La moindre variation dans la forme des lettres nous indique
immédiatement que nous n'avons plus affaire à un « ballon ».
Il existe en effet des mots inscrits dans l'espace du rectangle délimitant l'image
et qui ne sont pas des fragments de dialogue. Ces syntagmes d'un caractère
particulier (comme « une demi-heure plus tard », « pendant ce temps-là », « quel
ques jours après », etc.) viennent établir dans certains cas une liaison entre
plusieurs images sur le plan de la diégèse. Leurs caractères sont souvent call
igraphiés : il s'agit d'un indice diacritique pour le déchiffrement du message.
Pour plus de clarté et afin d'éviter toute confusion avec le langage des ballons,
les espaces comprenant de tels syntagmes sont :
1° placés au-dessus de l'image proprement dite, et séparés de cette dernière
par un trait plein continu ;
2° colorés en jaune, rouge ou bleu, toutes couleurs qui se distinguent aisément
du blanc propre aux ballons 8.
La neutralité instaurée à partir d'un type déterminé de lettre fait également
ressortir l'aspect violemment insolite des caractères gros ou « tremblés » (Coke
en stock, p. 20, avant-dernière image). Dans ce dernier cas, le contour tremblé
dénote la peur; le texte prend alors une nouvelle dimension : c'est ce que nous
appellerons la fonction imageante du texte.
Dans cette optique, les caractères d'imprimerie peuvent devenir le signe typique
du pays où ils sont employés, tout comme un palmier signifie l'Afrique, un tigre
le Bengale, un kangourou l'Australie. Bien entendu, l'emploi d'alphabets diffé
rents du nôtre est extrêmement rare. On trouve parfois des fragments d'écriture
arabe et chinoise. Le recours à ces alphabets — ainsi qu'à des langues étrangères
utilisant le nôtre (langues imaginaires comme le « syldave », ou réelles comme
l'espagnol et l'arabe) — dénote tout d'abord la nationalité du protagoniste qui
parle. Cette nationalité une fois reconnue et définie (« l'arabe » par exemple) n'est
plus marquée que par certaines locutions, et par le tracé. Si la langue originale du
pays est conservée, c'est pour indiquer qu'elle n'est pas comprise par les héros,
auxquels nous nous identifions puisque, comme eux, nous ne « saisissons » pas.
Ainsi lorsque Tintin demande qu'on lui traduise la lettre que lui présente l'Emir,
dans YOr Noir. La conservation des caractères propres à certains idiomes peut

1. Ceci vaut pour les auteurs cités plus haut...


2. Ceci vaut pour les auteurs cités plus haut...

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Le verbal dans les bandes dessinées

également jouer un autre rôle : elle sert de censure au dessinateur, ou plus exacte
ment de paravent. Par souci de réalisme, il fallait faire comprendre que les
hommes, dans leur colère, ne tiennent pas toujours de chastes propos. Pour
conserver sa « bonne tenue », Hergé a recours à un procédé nous permettant de
comprendre que les proférations de tel ou tel locuteur n'ont pas la rigueur exigée :
le scénariste code alors son message, qui apparaît de ce fait comme une traduction
non opérée 1.
b) Le caractère proprement iconique de certains ballons.
On relève dans quelques phylactères des dessins de caractère symbolique ou
analogique, et qui se rapprochent de ceux qui sont contenus dans l'espace du
rectangle.
On est alors amené à considérer le ballon non plus comme le support de la
communication, mais comme le lieu de l'expression. Ces dessins ne visent pas à
matérialiser l'échange entre les protagonistes, mais constituent une intrusion
dans la conscience d'un personnage, et nous permettent de comprendre telle ou
telle de ses attitudes.
Dessins symboliques : dans Coke en stock (p. 22), Hergé veut nous faire comprend
re le raisonnement inconscient qui s'opère dans la pensée de Haddock entendant
le bruit caractéristique d'un bouchon qui saute d'une bouteille; les engrenages
figurés dans le ballon matérialisent la progression toute mécanique de la pensée.

Les dessins qui représentent un aspect de la « Réalité » à l'intérieur des ballons


sont destinés à signifier le rêve (Temple du soleil, p. 37) ou l'évocation (Vol 714
pour Sydney, p. 2, 3).
Un message iconique s'est substitué au message linguistique. C'est un autre
dessin (et non plus un texte) qui vient compléter le dessin, avec toutefois certains
caractères propres au message linguistique de la bande dessinée : son aspect
explicitement conventionnel (le trait du ballon). Un peu plus haut, nous pouvions
parler de la fonction imageante du texte, lorsque celui-ci révélait quelques traits
particulièrement suggestifs comme la forme « typique » des lettres de l'alphabet
arabe ou chinois; ici, nous sommes en présence, à peu de choses près, du phéno
mèneinverse : la fonction quasi linguistique du dessin (du ballon) 2.

5. Terminons cette description des ballons par quelques remarques sur la


angue des bandes dessinées.

1. Hergé m'a confirmé que les caractères correspondaient en théorie à un message


noté « en toutes lettres », mais qu'à l'étude de certains phylactères des philologues arabes
avaient perdu leur latin!
2. La fonction linguistique du dessin est parfois beaucoup plus complète : exemple :
Image de la gare de Moulinsart avec le panneau « Moulinsart » bien apparent; ou encore,
les nombreuses occurrences de coupures de journaux, proposées comme des dessins
« ordinaires » (Hergé).

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a) la première caractéristique de la langue des ballons, et qui fonde sa valeur


propre est l'emploi systématique du style direct. Tous les personnages parlent
en leur nom propre, et s'il existe des paroles rapportées, elles sont elles-mêmes
actualisées au sein du dialogue. Le langage du ballon est le langage des hommes
en situation1. Les dessinateurs qui refusent les phylactères (et leurs appendices)
ne peuvent pas éviter que leurs récits aient un aspect « rapporté » : un curieux
décalage ne manque pas de se faire sentir entre le texte marquant un « avoir été »
et l'image offrant un « être-là » (fait particulièrement frappant dans des bandes
comme Tarzan ou Prince Vaillant 2, où se perpétue l'aspect fabriqué du roman).
Nous n'avons plus affaire à une véritable bande dessinée, mais à une histoire
illustrée. C'est l'image qui sert le texte, et non plus l'inverse;
b) la convention : quoique de nature très banale, très quotidienne, la langue
parlée dans les bandes dessinées n'est pas directement transposable dans la
réalité, pas plus que ne le sont les monologues de théâtre (même en prose). Bien
souvent, en effet, les héros parlent seuls. Ainsi une phrase comme « Et maintenant,
allons dire bonjour au Capitaine » (l'Étoile Mystérieuse, p. 27) est-elle parfa
itement inutile du point de vue du héros, puisqu'il sait où il va : la phrase n'a
de sens que par rapport au lecteur 8. Or il est évident que le héros ne nous parle
pas, et que son monde n'est pas le nôtre. L'auteur maquille son procédé en faisant
parler son personnage comme monologuent certaines personnes dans la vie de
tous les jours : celles dont on dit qu'elles parlent seules. Cette débauche de paroles
est un phénomène capital dans l'univers de la bande dessinée. Celle-ci est un
monde où les gens sont nécessairement bavards *.
Nous pourrions résumer tout ceci en disant que :
1° les ballons donnent à la bande dessinée sa véritable originalité. Tintin
par exemple est plus que ce qu'on a encore coutume d'appeler, à tort, un illustré;
2° le langage des ballons est spécifique de ce genre. Il ne se comprend qu'au
sein du « fumetto 6 ».

2. FONCTION

Le Verbal, dans la bande dessinée, s'articule selon deux axes perpendiculaires.


Le premier, vertical, correspond aux relations de la parole et du dessin dans le
rectangle où s'inscrit chaque image. Le second, horizontal, support de notre
classification, est celui du message linguistique des ballons en tant qu'élément
de jonction entre plusieurs images.

1. La description, et la localisation dans le temps et l'espace, sont confiées en premier


lieu à l'image, puis aux quelques syntagmes inscrits dans les espaces spéciaux — diégé-
tiques — dont nous avons déjà parlé.
2. Tarzan de Hogarth : réédition d'un album chez Azur, Paris, 1969. Prince Vaillant
de Foster : parution en France dans l'hebdomadaire Hop-là (1937); réédition à paraître
aux Éditions Serg, Paris, 1970. — Par ailleurs, deux admirables bandes...
3. Cf. Communications, n° 8. Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale
des récits » : le signe au lecteur.
4. Même dans les bandes réputées elliptiques, comme Pogo, les personnages sont
« forcés » de s'expliciter.
5. Nous n'avons pas fait allusion à cet autre langage également propre au « fumetto »,
dont parle U. Eco : celui des onomatopées (gasp, gulp, gloup, etc.) proférées par les
personnages pour exprimer l'émotion. Hergé a préféré le système des points d'exclamat
ion, polis, sobres et infiniment plus maniables.
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Le verbal dans les bandes dessinées

1. Relation «verticale» parole-image :

La B.D. se spécifie par l'association du dit et du dire, du dessin et des mots;


elle se définit en outre par l'élément central de son appellatif même : le dessin.
Celui-ci, en effet, prime à tel point qu'il existe nombre de « comic-strips » où le
texte est absent : ce sont les histoires sans paroles. Le texte, quand texte il y a,
se manifeste donc comme un supplément. Cependant, tout surajouté qu'il soit,
le texte apparaît comme un élément nécessaire et redondant à la fois, nécessaire
parce que la redondance est nécessaire (voir le cas du cinéma et de la publicité),
presque toujours indispensable. D'une manière générale, l'image se double le
plus souvent d'une légende. Nous nous demanderons donc dans le cadre de cette
étude pourquoi texte et image vont de pair, et quelles sont les caractéristiques
de leurs rapports.
Pour des raisons pratiques, et d'une manière un peu paradoxale (mais qui
nous aidera à mieux préparer les développements suivants), nous nous proposons
d'étudier en premier lieu le « cas limite » où l'image n'est accompagnée d'aucune
parole. Ces images sont assez rares : pourtant, dans toutes les bandes dessinées,
on en trouve en nombre suffisant pour pouvoir faire quelques remarques à leur
sujet.
o) Ces images peuvent se classer en 4 catégories :
— les images initiales de certains albums (L'étoile mystérieuse. Le crabe aux
pinces d'or, etc.). L'histoire débute par la présentation du personnage (Tintin)
qui se promène. Il n'y a que cela à exprimer, qui peut se traduire par le dessin
(Économie du déictique « Voici »);
— certaines images qui recherchent visiblement le pittoresque. Leur
richesse particulière, leur taille souvent plus grande que la moyenne des autres,
leur caractère parfois dramatique (Coke en stock, p. 18 : l'écrasement de l'avion)
confèrent à ces véritables tableaux un caractère un peu marginal (fonctionnel-
lement parlant). Ces images sont des prétextes à dessiner; elles se suffisent à
elles-mêmes, les mots seraient superflus. Elles correspondent assez exactement
à ce qu'est une description en littérature.
— les images-constats (« inserts ») : ce sont des grossissements d'un détail
du monde : le papillon des 7 boules de cristal, le paquet de cigarettes de V Affaire
Tournesol. Le grossissement équivaut à un regard attentif, l'image se passe de
commentaire ;
— les images-gags : elles sortent un peu de notre cadre car elles sont grou
pées par suites : ce sont de petites histoires sans paroles : les acrobaties de Nestor
(p. 3 des 7 boules). Ces images ne sont pas muettes au sens où le sont les person
nagesqui ne parlent pas (comme dans certains gags, ou comme le silence manifeste
le cheminement de la pensée, avec un retard dans le déclenchement de la réaction).
Ces images sont muettes parce que tout se passe effectivement en silence : la
parole est suspendue par l'effort.
Il en résulte que ces images à parole-zéro sont cependant loin d'être dépour
vues de sens; extrêmement suggestives, elles se passent de texte pour la bonne
raison qu'elles « parlent d'elles-mêmes »; rien en effet ne permet de concevoir
un doute quant à ce qu'elles signifient : d'ailleurs, le cadrage du dessin est tel
qu'il ne laisse subsister que les éléments essentiels, et ce, dans leurs aspects les
plus typiques.
Après cette brève étude de l'image suffisante, il faut évoquer deux autres sortes

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de dessins, qui se situent de part et d'autre de ce cas-limite : le dessin « trop
riche », et celui qui ne l'est pas assez.
b) Commençons par l'étude des images « trop riches »; on va voir qu'elles consti
tuent un autre cas-limite.
Elles sont rares chez Hergé. Il est même difficile d'en trouver. Cela se comprend
aisément, d'ailleurs : la bande dessinée se définit par sa clarté, d'où l'éviction
quasi-systématique des dessins non immédiatement accessibles à la compréhens
ion.
Nous avons mis un certain temps à en découvrir au moins deux. Mais une
recherche approfondie dans la même direction nous en révélerait certainement
d'autres. Coke en stock, p. 2, 11e image : Tintin et Haddock sont dans la rue, des
gens passent, etc.. 1' « histoire » est déjà commencée. L'image a donc une signi
fication précise. Or sans le contexte, et surtout sans les paroles prononcées par
Tintin, nous ne pouvons comprendre qu'il s'agit d'une poursuite. L'image est
trop riche. Elle l'est encore, et cette fois d'une façon beaucoup plus marquée,
p. 17 de V Affaire Tournesol (6e image) : nous avons devant nous l'intérieur d'une
salle d'attente, avec beaucoup de personnages parmi lesquels Tintin et Haddock.
Sans les paroles d'un des personnages assis, nous ne pouvons comprendre qu'il
va se passer quelque chose. Une foule de possibilités s'offre au lecteur; surtout,
celui-ci ne sait pas où chercher le centre d'intérêt de l'image : le texte intervient
ici comme processus de sélection. Parmi plusieurs « possibles », la parole déter
mine un « certain 1 ».
c) La parole fixe également un sens dans certains dessins qui ne doivent plus
leur ambiguïté à une trop grande richesse, mais à ce que l'image est inapte à
traduire des notions précises, ou à énoncer des faits un peu complexes. C'est le
cas de V image « pauvre ». Le texte est alors essentiel. L'image n'est qu'un appoint;
elle n'est plus que le prolongement de la phrase, comme peut l'être le geste chez
un méridional. Le monde du dessin n'est plus alors que le décor dans lequel
s'incarnent les paroles. Le dessin n'a plus qu'un rôle passif, quasi-inerte; il est
incapable de se plier aux nuances de la pensée : ainsi lorsque les personnages
vivent des aventures où le mystère est le lot quotidien, et ont besoin de se faire
part de leurs découvertes, ou de se concerter en vue d'une action à entreprendre
(le texte est alors assez long; les phrases ont un caractère parfaitement achevé).
Grosso modo, ces longues phrases apparaissent surtout :
— pour résumer une situation : début du Temple du Soleil, résumé des
7 boules;
— pour les ultimes déclarations en vue du dénouement : Le crabe aux
pinces d'or, p. 61 ;
— à l'occasion d'une rencontre : p. 24 de Coke en stock (rencontre avec
Oliveira de Figueira).
U explication, c'est-à-dire, répétons-le, la primauté du texte2, est d'autant

1. Cf. Barthe8 : « Rhétorique de l'image > (la notion d'ancrage). Communications,


n° 4, 1964, p. 44.
2. Primauté du texte : le texte semble peser sur le dessin, à tel point qu'il « enfonce »
ce dernier. Les personnages ne nous apparaissent qu'en plan américain, ou ne montrent
plus que leur visage : il faut laisser la place au texte ; cependant le dessin ne peut perdre
ses droits, et il « contre-attaque » en mordant sur les ballons. Rares sont même les images
où les têtes ne rognent pas un morceau de ballon.
154
Le verbal dans les bandes dessinées

mieux admise qu'elle correspond presque toujours à des retrouvailles ou des


réapparitions : les personnages ont alors beaucoup de choses à se dire.
Le discours un peu long est parfois intégré d'une manière plus astucieuse :
sous forme de coupure de journaux (fin du Lotus bleu, fin de Coke en stock).
Nous avons alors affaire, contrairement à la fonction ima géante du texte
évoquée plus haut, à la fonction linguistique du dessin. Bien que « parole », le
dessin ne perd pas ses droits.
Malgré les péripéties nombreuses (et nécessitant des explications) qui remp
lissent les aventures de Tintin, les rectangles où le texte prime ne sont pas trop
nombreux. Hergé a su éviter, dans l'ensemble, cette hérésie qui consiste à tron
çonner des textes trop longs en autant d'images qu'il est nécessaire, ces images
présentant alors leur objet sous des aspects variés, pour éviter de lasser le lec
teur l.
Mais l'image à texte explicatif n'est pas la seule de cette catégorie où le dessin
ne peut se suffire à lui-même : l'information apportée par les ballons peut pré
senter encore d'autres aspects ; elle peut être du domaine de l'action proprement
dite, ou encore de caractère mixte (actif-explicatif), lorsque l'action et l'expli
cation s'impliquent mutuellement. Ces images et ces textes correspondent
généralement à des situations où « le temps presse » : Étoile mystérieuse, p. 37 :
« Allons, chef mécanicien, du nerf, mille tonnerres, en avant toute la machine,
nos concurrents ont 150 miles d'avance sur nous, il s'agit de les rattraper ».
(C'est Haddock qui donne cet ordre sans cesser de courir); ce type de rectangle
est de loin le plus répandu.
La parole joue donc dans l'image un rôle non négligeable : dans les cas d'images
trop riches, rôle répressif, que nous noterons d'une flèche allant vers le bas (\ );
pour les images « incomplètes », rôle compensatoire (flèche /).
On le voit, c'est par rapport à l'image que se situe le texte, celui-ci
étant l'appoint ou le correctif de celle-là. L'image est donc partout première
( / ) : il s'agit de la compléter ou de la réduire.

Nous pourrions résumer tout ceci dans le tableau suivant :

Texte Dessin

Texte et dessin
se combattent Image trop riche

II n'y a pas de texte Image sans parole

Texte et dessin
convergent Image "pauvre"

1. < Buck Danny », Victor Hubinon et J. M. Charlier (dans Spirou) cf. Infra.
155
Pierre Fremaxdt-DerueUe
d) L'univocité est première.
D'emblée nous savons sur quel ton sont prononcées les paroles des person
nages (il n'est que de voir le visage exaspéré d'Haddock devant Tournesol qui
comprend tout de travers). Les aspects supra-segmentaux de l'énoncé linguis
tiquesont rétablis sans risque d'erreur d'après la donnée non-verbale (dessin).
Nous ne sommes pas dans le domaine de la littérature, où l'intuition du lecteur
est souvent mise à contribution. De ce point de vue, la première lecture d'une
pièce de théâtre peut être assez difficile. (Nous manquons de points de repère).
Le génie de la bande dessinée « parlante » n'est pas dans la devinette *.
Tout vise à la clarté. Il n'est pas jusqu'à la forme des lettres qui n'y
contribue.
e) Une question vient alors à l'esprit : quel est le coût de l'information?
Parce que tout est facilité par les liens étroits du texte et du dessin, la bande
dessinée a une réputation de « pauvreté » intellectuelle 2. C'est là une bien gros
sière erreur. Autant reprocher à une femme d'être laide parce qu'elle est facile.
Ce n'est pas parce que l'information est « paresseuse » qu'elle est pauvre. La charge
informative contenue dans le dessin est directement accessible parce qu'analo
gique (c'est en cela que l'information est aisée), et cette aisance vient de ce que
Tintin n'est pas une bande bâclée : l'essentiel du rectangle n'est pas le texte seul,
comme dans les bandes destinées à une consommation rapide.
Nous avons dit que le texte venait au secours du dessin, et que celui-ci n'avait
rien d'un simple « supplément 8 » illustrant la parole. La chose se confirme si
l'on songe qu'en plus des informations attributives d'ordre aspectuel (et non-
verbal), le dessin est aussi et surtout Action, c'est-à-dire support essentiel de ce
genre d' « histoires ». L'analogique l'emporte sur le discursif. La conséquence en
est que toute typisation excessive du gestuaire se trouve écartée. La gamme des
possibilités iconiques doit rester aussi large et variée que possible. Un regard trop
rapide, uniquement attaché au texte, risque non seulement de nous faire passer
à côté de la poésie du dessin, mais de manquer des éléments essentiels à la com
préhension de la bande dessinée.
/) L'examen du coût de l'information nous invite à étudier la redondance entre
le texte et le dessin.
La complémentarité (ou, mieux, la conjugaison) de ces deux moyens d'expres
sion joue dans plusieurs sens : itération, relais, enfin un troisième cas que nous
nommerons mixte. C'est à partir de ces trois possibilités que nous tenterons
d'aborder le problème.
Il faut d'abord remarquer que, d'une façon générale, un minimum de redon
dance est propre à tous les systèmes de communications *. La bande dessinée,
qui est un système hétérogène, n'échappe point à cette nécessité. La redondance

1. Un mouvement actuel voudrait qu'on y tende cependant : voir les bandes pour
adultes, les masques des héros y sont parfois volontairement impassibles. [Jodelle de
Péllaert et Bartier, Paris, Losfeld, 1966; Scarlett dream de Gigi et Moliterni, Paris,
Losfeld, 1967).
2. Cf. Evelyne Sullerot, Bande dessinée et culture, (éd. Opéra Mundi).
3. Ceci est discutable pour certaines bandes dessinées, celles de Jacob en particulier.
4. Martinet, Éléments de linguistique générale. (Paris, A. Colin, 3e éd. 1963), chap. 6,
parties II et III (p. 182-205).

156
Le verbal dans les bandes dessinées

existe déjà au sein du message linguistique; elle existe également au niveau


du dessin proprement dit1.
Reprenons les trois directions évoquées à l'instant. L'itération pure est très
rare. La parole, en effet, est presque toujours en retrait ou en avance sur le dessin
(il faut que l'action progresse). Dans VOr Noir (p. 7, image 12), un des deux poli
ciers (Dupont) pose le récepteur du téléphone et dit à son compagnon : « Tu
as entendu? » Donc :
a) le locuteur commente ce qu'il vient d'entendre (décalage) ;
b) sa parole gomme l'ambiguïté inhérente au dessin seul : nous comprenons,
en voyant la main du protagoniste sur le récepteur, qu'il vient de téléphoner
(et non point qu'il va le faire). L'itération se manifeste donc par relais d'infor
mation.
Le décalage entre le texte et le dessin peut être considérable ; il s'agit en général
des longs ballons explicatifs. L'attitude des personnages implique des échanges
verbaux. La présence des ballons les confirme. Le rapport est minimum *. Il n'y
a pas d'autres points communs que le ballon lui-même.
Cependant, le lien entre le texte et l'image peut être plus riche : ainsi lorsque
le phylactère contient un commentaire et une explication de l'action * (alors que
le dessin n'exprime évidemment que l'aspect physique du procès : l'action elle-
même).
Prenons l'exemple suivant, emprunté à Vile noire (p. 4) : Tintin, dans le train,
poursuit quelqu'un qui saute d'un wagon. Au moment de sauter à son tour, il
est arrêté par un contrôleur. Le jeune homme prononce alors ces mots : « Lâchez-
moi donc, il y a un homme qui vient de sauter du wagon, il faut le poursuivre. »
Donc : manifestation visible de la parole chez Tintin.
Nous pourrions articuler graphiquement le message total du rectangle comme
suit :
Illustration linguistique du message iconique (= Ambiguïté gommée)
« Lâchez-moi donc! »

BALLON -« Xy&yymyiï ♦• Explication


W#:*:*:paroles
( = Partie commune supplémentaire
au dessin (« II y a un homme
et au texte) ;::DÉssÏN:: qui vient de etc.. »)

Message iconique
(Tintin essaie de se dégager)

1 . Il est difficile de quantifier la redondance dans le dessin lui-même, celui-ci n'étant pas
sécable en éléments significatifs. On peut se risquer, cependant, à dire qu'elle existe,
dans la mesure où il y a une unité dans le dessin : un style, c'est-à-dire une cohérence
interne supposant des liens réciproques entre les diverses composantes de l'image.
2. Cas particulier : celui des rectangles comportant un dessin et un ballon ren
voyant à un locuteur absent de l'image. Comme on peut s'en rendre compte, les rapports
du verbal et du non-verbal sont dans ce cas d'un genre particulier : le disjonction sou
ligne ici (dispositio) une conjonction imminente. Le ballon quant à lui, marque litt
éralement la présence d'une absence. La redondance est également minimum. La présence
du ballon implique la présence d'un auditeur.
3. Image « mixte », cf. supra.
157
Pierre Fresnault-DerueUe
Deux remarques s'imposent à la suite de cette brève analyse :
1° l'excédent pléonastique réduit l'ambiguïté, ce qui confirme pleinement
que la bande dessinée est un message à la fois riche et facile;
2° fait très important : la parole permet de segmenter le dessin continu, opé
ration qui se révèle impossible1 à partir du dessin lui-même. (Cette remarque
nous sera d'une grande utilité dans la suite de notre exposé).

2. Relation horizontale : Le ballon et le texte, éléments


de cohésion symagmatique.
Du point de vue qui est le nôtre, quels sont les divers types de liaison entre
les images, et comment cette liaison se manifeste-t-elle pratiquement?
Nous distinguerons ici trois aspects du problème :
A) le texte ;
B) la représentation dessinée des moyens techniques de communication
(appareils de radio, téléphones);
C) certaines relations entre des images d'un type particulier.
A) Nous avons vu que le texte avait dans une certaine mesure une fonction
répressive (en termes barthésiens : d'ancrage). Il est une seconde dimension
fonctionnelle du texte dans la bande dessinée : celle du relais (concaténation).
Tout comme la parole, en nous accompagnant, véhicule nos pensées, nos désirs,
etc., le texte de la bande dessinée transmet, au fur et à mesure que nous avan
çons dans la vision-lecture, le savoir nécessaire à la compréhension de l'histoire.
Le message linguistique prend ainsi le double aspect d'une communication entre
les personnages avançant dans le temps et dans l'espace, et d'une information
pour le lecteur. La fonction-relais du texte s'inscrit dans deux directions dis
tinctes :
1° dans les espaces « diégétiques » (ce qui est à la limite de notre sujet);
2° dans les ballons.
1. Rappelons que nous nommons « diégétiques » les espaces colorés dans
lesquels s'inscrit un texte en style « non-direct » précisant les modalités spatiales
et temporelles de l'action. Ces espaces font le lien entre deux images n'ayant
plus rien de commun (changement de décor, ou important laps de temps écoulé).
Exemple : p. 2 d'Objectif lune (« deux jours plus tard »), p. 19 (« quelques
heures plus tard »). Ces syntagmes circonstanciels soulignent l'écart qui sépare
deux images, mais réalisent en même temps une continuité par-delà la coupure
dans l'espace décrit et le temps suggéré *.

1. Cf. A. Zemsz, « Les optiques cohérentes », Revue d'Esthétique, Tome XX (1967),


fasc. 1 (janv.-mars), p. 40-73. — Passage cité : p. 44.
2. Ils coordonnent deux éléments-images à première vue juxtaposés, et permettent
pratiquement de sauter du coq à l'âne. Disons plutôt que les choses paraissent se passer
ainsi. Car de toutes façons deux images, si différentes soient-elles, ne sont jamais aussi
éloignées que peuvent l'être, en poésie deux mots choisis pour leur hétérogénéité. Ex. :
« vêtu de probité candide et de lin blanc ». Deux images consécutives, si étrangères
qu'elles soient l'une à l'autre (Affaire Tournesol, p. 29, images 4 et 5), participent tout
de même de l'unique univers représenté, tandis qu'en poésie l'étincelle naît du choc
de deux mondes sémantiques de nature différente : abstrait/concret, sonore /olfactif,
etc.. L'hiatus se trouve « digéré » au niveau des mots (des espaces diégétiques), la conti
nuité dans l'image se poursuit sans heurts; temps et espace sont éternellement présents.

158
Le verbal dans les bandes dessinées

2. Les ballons, les paroles prononcées par les protagonistes, correspondent


au dialogue du cinéma. Une constante sonore court tout au long de l'histoire
filmée (le silence fait partie du monde sonore). De même, dans la bande dessinée,
le plan des ballons « flotte » en quelque sorte au-dessus de celui des images, et
œuvre pour la continuité idéale. Ceci, de deux manières :
a) du point de vue global ;
b) et c) du point de vue de la lecture.
a) Nous avons vu que le ballon participait à la fois du message linguistique
et du message iconique; c'est parce qu'il participe de ce dernier que nous sommes
amenés à étudier la liaison qu'établissent les ballons entre les images.
Les ballons, sous la forme d'espaces blancs, se retrouvent dans presque toutes
les images; ils sont comme des bulles répandues dans un vaste liquide. Une espèce
de fil directeur (en pointillé certes, mais néanmoins presque constamment pré
sent) parcourt le monde des images comme une onde visible. La liaison se fait
dès le niveau de la perception globale.
b) D'autre part, il existe une catégorie de ballons dont l'appendice ne renvoie
à aucun personnage et indique seulement d'où vient le son, le locuteur n'étant
pas représenté dans l'image (Affaire Tournesol, p. 24, image 4, et p. 23, image 14;
Coke en stock, p. 47, image 14). Il existe un à-côté de l'image, une portion d'espace
intéressante que nous ne voyons pas et qui, signalée, ne peut que nous être pré
sentée dans l'image suivante *. La liaison est en quelque sorte amorcée par
l'appendice du ballon sans propriétaire : l'appendice fonctionne alors comme une
flèche à suivre.
c) Au niveau de la forme du contenu, c'est-à-dire du message linguistique
lui-même, la fonction de liaison assurée par les ballons est encore manifeste.
Les syntagmes finaux des ballons sont souvent terminés par trois petits points
qui annoncent un report nécessairement situé dans un avenir-espace tout proche.
D'une manière générale, les phrases s'enchaînent d'image à image. Lorsque les
dessins supposent entre eux une petite coupure dans le temps, les premières
paroles ont parfois un caractère récapitulatif : il s'agit de ne pas perdre un tant
soit peu le fil de l'histoire. On trouve des syntagmes tels que : « ce qui s'est passé?
J'ai... » (Affaire Tournesol, p. 29, image 3), « Nous voilà partis » (Étoile mystérieuse,
p. 22, image 7).
De tout ceci, il résulte que le texte, dans sa fonction de liaison entre les images,
joue un rôle inverse de celui qu'il jouait dans l'image seule. Alors qu'il découpait
et fragmentait le contenu de l'image isolée (axe vertical de représentation),
le texte, quand il existe, sert de liaison entre les différentes images (axe horizontal
de la diégèse) et œuvre dans le sens d'une certaine fluidité dans le déroulement
de l'action et de la lecture. Ceci pourrait se résumer ainsi :

1. C'est souvent le cas de la dernière image d'une planche. Le lecteur, pour connaître
la suite, doit tourner la page s'il possède l'album complet (ou attendre la semaine
suivante s'il achète l'hebdomadaire). Sur les 3 exemples cités ici, 2 sont des images
finales.
159
Pierre Fresnault-Deruelle

Discontinuité
Rôle de la parole Continuité fragmentation

Axe « vertical » (image isolée) — +

Axe « horizontal » (diégèse, suite de —


plusieurs images)

La parole isole et relie; elle est un choix communiqué, elle « défascine » du


in.
Si la parole joue le rôle que nous savons, la liaison entre les images s'opère
également (et surtout, est-on tenté de dire) au niveau du dessin. Mais étudions
d'abord un élément qui participe à la fois du texte et du dessin.
B) II s'agit des objets représentés visant à la communication, en l'occurrence
les appareils de radio et les téléphones. De ce point de vue, nous sommes part
iculièrement bien servis dans Objectif lune et On a marché sur la lune, aventures
ayant pour cadre le monde de la technique.
Pour le seul Objectif lune, on relève 24 occurrences de représentation d'appar
eils de communication.
télégramme : 1 (p. 2) ;
téléphones : 9 (p. 1, 6, 14, 18, 22, 41, 43, 50, 54);
haut-parleurs : 4 (p. 14, 37, 58, 60);
talkie -walkie s : 3 (p. 11, 21, 36);
émetteurs-récepteurs : 7 (p. 25, 30, 31, 33, 56, 61, 62).
La dernière image (L'Objectif lune, qui contient la dernière des occurrences
énumérées à l'instant, est appel — au sens propre comme au sens figuré — -
débouchant sur le tome second (On a marché sur la lune).
Après ce rapide inventaire, assez riche toutefois pour nous donner une idée
des moyens mis en œuvre, revenons à notre propos initial qui consistait à étudier
le processus de liaison entre les images à partir de la représentation de ces moyens
de communication. Prenons le cas du téléphone. Celui-ci sonne; nous attendons
que l'on décroche pour savoir (avec le personnage) de quoi il retourne. Psycho
logiquement nous « sautons » sur l'image suivante comme on « bondit » sur le
téléphone. Cette question posée par la sonnerie équivaut au « ballon sans pro
priétaire » signalé plus haut. Si le demandeur est représenté, l'appareil télépho
nique,également dessiné, connote la continuité dans le déroulement des images.
On se téléphone d'une image à l'autre.
Ces derniers développements nous fournissent du même coup un exemple-type
de circulation du sens1 dans le continuum de la vision-lecture, fait primordial
s'il en est. Nous ne le développerons pas ici, cependant, car nous ne ferions que
répéter, et en plus mal, ce qu'a écrit Jean Mitry dans son beau livre, Esthétique
et Psychologie du cinéma.

1. Le point de vue linguistique, naturellement, n'est pas le seul possible : il faudrait


étudier les relations d'image à image dans l'optique : 1) de la couleur et des contrastes,
2) de la diégèse : causalité-conséquence, les hiatus, etc.
160
Le verbal dans les bandes dessinées

C) Dans cette ultime rubrique, nous voudrions attirer l'attention du lecteur


sur la relation qui existe entre certaines images d'un type particulier. Ex. :
Deux personnages parlent assez longuement (p. 1 des 7 boules de cristal) et la
« caméra » du dessinateur reporte d'image en image les interlocuteurs dans les
mêmes positions et dans les mêmes lieux; chaque image ne doit son intérêt
propre qu'au contenu du ballon (des modifications dans l'angle de prise de vue
tendant cependant à rompre la monotonie de la séquence). Aussi avons-nous
une suite proportionnée à la longueur du texte, et segmentée en autant d'unités
qu'il est nécessaire. La permanence iconique est ici à son maximum. Ces séquences,
toutefois, sont assez rares, le dessin jouant le plus souvent un rôle dynamique.
On en note quelques-unes dans V Affaire Tournesol (p. 44), Objectif lune (p. 18, 19.
22...), Le crabe aux pinces d'or (p. 61, 62), chez le dessinateur Ed. P. Jacobs, etc...
Dans tous ces cas, les personnages parlent beaucoup, ayant à expliquer
la complexité d'une situation ou à produire un certain nombre de renseignements
de divers ordres.
Avec ces rectangles successifs quasiment identiques, peut-on encore parler
d'unités distinctes? Comme la notion de mot en linguistique, celle d'image peut
poser à la limite un problème de définition.
On peut résoudre la difficulté en parlant de dédoublement, de détriplement,
etc. de l'image ; ou bien, ce qui serait encore plus séduisant dans les cas où on ne
note pas de progression d'un rectangle à l'autre du point de vue du dessin,
d'images en accolade. Cette accolade constituerait une macro-image, elle renverrait
à un instant unique.

On voit que les implications du verbal dans la bande dessinée sont nombreuses
et beaucoup plus complexes qu'il n'y paraît d'abord. Quelques-unes d'entre elles
ont été ici éludées, comme on l'a fait remarquer à propos du livre de J. Mitry.
Certains aspects esthétiques, comme l'intégration des ballons dans l'image ont
également été écartés.
Cette première approche avait simplement pour but d'éclairer ce phénomène
que constitue la conjugaison de deux codes diversement articulés au sein d'un
moyen d'expression que nous considérons comme ayant produit d'authentiques
chefs-d'œuvre. Mais le problème est immense...

Pierre Fresnàult-Deruelle
U.E.R. de lettres, Tours.

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