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Stéphane Lupasco

La logique de l'événement
In: Communications, 18, 1972. pp. 97-106.

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Lupasco Stéphane. La logique de l'événement. In: Communications, 18, 1972. pp. 97-106.

doi : 10.3406/comm.1972.1263

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1263
//. LA DÉSINTÉGRATION

DE L'ÉVÉNEMENT

Stéphane Lupascù

La logique de l'événement

Uélément et Vévénement

L'événement dans l'expérience quotidienne, pour ainsi dire littéraire, est ce


qui arrive, et, dans la pratique de tous les jours, dans la monotonie et la probab
ilité de la succession des faits, ce qui arrive d'exceptionnel, d'imprévu, de rare.
Ce n'est pas dans ce sens qu'est utilisé le mot événement dans le langage de la
physique moderne.
Le terme d'événement n'est que le terme qui a remplacé celui d'élément.
Et cela à partir du moment où l'on, s'est aperçu qu'il n'y avait plus rien, dans
l'analyse de la matière, qui soit vraiment quelque chose de matériel, dans le sens
de la représentation sensible et, plus loin, de celle de ses constituants. Le dernier
invariant, la masse, ultime support de l'objet matériel, petit ou grand, a été elle-
même réduite à de l'énergie, par suite de la célèbre équivalence d'Einstein. Si
bien que l'expérimentateur s'est trouvé en présence de purs phénomènes énergé
tiques, qui arrivaient, autrement dit, à' événements dynamiques.
Un électron, un proton, un neutron, un méson, toutes autres particules micro
physiques, un atome, une molécule, un objet quelconque sont des éléments et des
systèmes d'événements électriques, c'est-à-dire d'énergie. La lumière, le rayonne
ment électro-magnétique, bien que constitués de photons, sont encore des événe
ments énergétiques. Le photon est d'autant plus intéressant qu'il est le fameux
quantum, constituant fondamental de l'énergie.
On ne peut pas dire, que ce sont là des événements rares, extraordinaires, imprév
isibles, improbables, etc., dans l'acception courante du mot événement.
Cela établi, pour éviter toute confusion, non seulement il existe, dans certains
secteurs de l'expérience scientifique, des événements plus fréquents et d'autres
plus rares, mais l'examen des événements dynamiques fondamentaux, de leur
constitution comme de leurs propriétés, ouvre un champ de conceptions nouv
elles, à ce point même nouvelles, que la plupart des entendements aux prises
avec les faits n'en tiennent pas compte ou même les ignorent. Car il s'agit avant
tout d'une logique nouvelle, adéquate aux enseignements précisément de ces
événements, logique qui doit s'émanciper, et elle le fait avec une extrême diff
iculté, de la logique classique de non contradiction et d'identité.
Uélément répondait et satisfaisait à cette logique classique, du sens commun :
il signifiait quelque chose de stable, d'invariant, demeurant toujours le même
quel que fût le système dans lequel il se trouvait et qu'il contribuait à édifier.
Aujourd'hui encore, en dépit des enseignements directs de toute l'expérience

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Stéphane Lupascà

microphysique, des physiciens espèrent, dans la lignée de t)émùcrlte, trouver les


particules ultimes, les éléments derniers constitutifs de l'univers, dont les aspects
variés ne résultent que de leurs diverses associations; associations dès lors com
mandées par le pur hasard, dans la perspective notamment mécaniste de la phy
sique du xixe siècle. C'est là une espérance et une vue de l'esprit dictées préc
isément par cette logique d'identité, que l'expérimentation au moyen des consi
dérables accélérateurs de particules, destinés à les briser pour en trouver le
noyau permanent et invariable, se charge de démentir à chaque coup. Il suffit
cependant de bien saisir ce que comporte un événement énergétique pour aban
donner toute espérance métaphysique de cet ordre.
Le plus grand génie scientifique du xxe siècle, et peut-être de tous les temps,
bien qu'il l'ignorât lui-même dans sa modestie, et auquel on n'a pas rendu
l'hommage qu'il méritait, fut Planck. C'est de la découverte théorique de son
quantum que relève toute la science contemporaine. Ses successeurs en démar
chesde génie, furent, avec Einstein comme découvreur des photons constitutifs
de la lumière, de Broglie, Bohr, Heisenberg et Pauli. Tous les autres hommes de
science du xixe siècle, comme des siècles qui l'ont précédé, en étaient demeurés,
avant eux, à une représentation scientifique du monde strictement rivée à la vieille
logique, dictant à toutes les philosophies et métaphysiques de la culture occi
dentale. Or, c'est des investigations expérimentales que dépendent les décou
vertes nouvelles, que voile la plupart du temps la logique classique dont ne peu
vent vraiment se détacher les grands créateurs mêmes de la microphysique,
si bien même qu'aucune théorie nouvelle n'est apparue depuis ce premier quart
de siècle et qu'on oublie, ou qu'on feint pragmatiquement d'oublier, ce que signifie
l'événement énergétique, sous l'emprise toujours de cette vieille et puissante
logique.
Pour savoir, en tout premier lieu, comment se présente l'événement le plus
reculé, le plus fondamental, c'est-à-dire le constituant même de l'énergie, il
n'est que d'examiner librement le quantum de Planck.

Le siècle de Planck et les dualités contradictoires antagonistes


Toutes les fois que l'on parle de contradiction, on est automatiquement ramené
à Hegel et à Marx et à leurs dialectiques, à telle enseigne que la contradiction
semble leur moteur, leur instrument même, sinon, pour certains exégètes, leur
fondement irréductible. Il faut faire, ici encore, une distinction capitale.
La logique classique, usuelle, admet, dans son domaine, le oui et le non, l'affi
rmation et la négation. Ce qu'elle n'accepte pas, c'est leur simultanéité dans le
même lieu et dans le même temps, ce qui constitue précisément la contradiction,
anéantissant par là même, pour cette logique, les termes qui l'engendrent. Mais,
alternativement, disjonctivement, oui d'abord, non ensuite, et inversement,
oui ou non, cela ne constitue pas pour elle une contradiction. Il en va de même de
l'identité et de la non-identité ou diversité, de l'égalité et de la différence, etc.,
comme du tiers exclu, c'est-à-dire de l'exclusion de ce qui pourrait être en même
temps oui et non, identité et diversité.
Aussi bien, la dialectique de Hegel comme celle de Marx ne sont-elles pas contra
dictoires, mais bel et bien dans la ligne même de la logique classique : à l'affirma
tion ou thèse succède la négation ou antithèse; elles ne coexistent pas pour fo
rmer réellement une contradiction. Mieux, cette opposition même s'efface dans une
troisième entité, la synthèse.

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La logique de V événement

Or, pour la première fois dans l'histoire, non seulement de la philosophie,


mais de la science, la véritable contradiction va apparaître. Et tout d'abord
dans le quantum de Planck.
Tout physicien le manipule dans ses expériences et dans ses théories sous la
dénomination de photon; et pourtant, on n'explicite guère son contenu. Je me
demande comment les philosophes des sciences, les épistémologues, depuis la
mémorable année 1900 jusqu'à nos jours, ne se sont pas penchés, comme l'avait
fait de son temps, mais avec horreur, Henri Poincaré, sur cette paradoxale petite
quantité limite d'énergie.
Paradoxale, en effet, comme le symbolise mathématiquement l'expression
Av, qui veut dire l'association constitutive d'une grandeur arithmétique déter
minée et discontinue h, et d'une grandeur ondulatoire, la fréquence v, continue.
Le discontinu quantique, fait de ces quanta, ne répond pas à la notion courante
de discontinu : c'est à la fois, un discontinu et un continu. On le voit, la contra
diction, la véritable contradiction, telle qu'elle est définie par la logique classique
même, non seulement n'entraîne pas la disparition des termes qui l'engendrent,
mais s'avère au cœur même de l'énergie — et se distingue nettement de la soi-
disant contradiction des dialectiques hégélienne et marxiste.
Contradiction quantique antagoniste puisqu'elle a lieu au sein de la pure éner
gie, que ses termes ne peuvent être que des dynamismes.
Cet événement fondamental, ce quantum, non seulement n'est pas excep
tionnel et aléatoire, mais le fondement même de ce à quoi toute donnée scienti
fiqueexpérimentale se ramène, c'est-à-dire de l'énergie, constitutive de tout sys
tème, jusqu'aux systèmes astrophysiques, en un mot, de l'univers tel que la
science l'appréhende.
On connaît la suite. Ce quantum, dans la coexistence contradictoire de ces
données discontinues et continues à la fois, contient potentiellement ce qui va
apparaître sous forme de corpuscule et d'onde, liés, à leur tour, constitutivement
et contradictoirement. Je ne ferai pas ici l'historique de la genèse extraordinaire
de la microphysique 1. On y assiste au drame de notre entendement en présence
de toutes ces dualités contradictoires : onde qui est à la fois corpuscule, corpus
cule qui est en même temps onde; des expériences irréductibles l'ont montré,
dès le début, comme celles, célèbres, de l'effet photo-électrique et de la diffraction
des électrons.

Les particules sub-atomiques ou événements particulaires et V antagonisme


systématisant
Les manifestations de l'énergie ne sont pas celles d'une quelconque substance
ou entité dernière, comme on pourrait le croire naïvement, étant donné l'util
isation que l'on fait du mot énergie. Celui-ci n'est qu'un terme commode pour
rassembler ce qui arrive, c'est-à-dire précisément les événements, que seuls nous
connaissons, qui seuls apparaissent dans nos laboratoires, comme dans les prin
cipes et théories que l'on peut en déduire. Autrement dit, nous n'avons jamais
affaire qu'aux comportements des événements énergétiques, qu'à ce qu'ils
contiennent à l'état potentiel et à l'état d'actualisation.

1. Cf. L'expérience microphysique et la pensée humaine, Bibliothèque de philosophie


contemporaine, P.U.F.

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Stéphane Lupasco
Ainsi, le quantum ou photon — on le constate expérimentalement — contient
la potentialité de sa transformation en une paire d'électrons négatif et positif.
Or, c'est à partir de l'apparition des événements particulaires que se forme ce
qui nous apparaît, dans notre représentation macroscopique, comme matière,
et qui n'est, comme je l'ai montré dans mes écrits, qu'une systématisation d'év
énements énergétiques douée d'une certaine résistance. Ce sont, naturellement,
les noyaux atomiques, les atomes, les molécules et les objets sensibles, des plus
visibles et familiers aux objets astrophysiques, étoiles, planètes, galaxies, galaxies
de galaxies... A noter l'association, des électricités positive et négative avec la
masse, c'est-à-dire de l'énergie divisée par le carré de la vitesse de la lumière,
pour former des protons positifs, ou des protons négatifs ou anti-protons, comme
aussi l'accumulation d'énergie en lourdes particules neutres, non chargées, les
neutrons. A signaler encore, à partir de la même source énergétique, des mésons,
qui sont positifs, négatifs ou neutres et plus équivoques encore que le corpuscule
et l'onde, puisqu'ils semblent relever plus étroitement des deux.
Quoi qu'il en soit, ce sont les propriétés fondamentales des événements elec
trifies, plus précisément doués des forces antagonistes d'attraction et de répul
sionqui constituent l'un des principes indispensables à la réalisation de toute
matière, c'est-à-dire de systèmes d'événements dynamiques.
Or, ce principe indispensable de tout système est un principe d'antagonisme.
Pas d'atomes sans à la fois et en même temps, attraction et dispositif qui s'y oppose
(justement les mouvements stationnaires de Bohr, qu'implique la quantification
de l'énergie, laquelle ne peut que « sauter » d'un état discontinu à un autre),
pas de noyau atomique, où les protons et les neutrons, à la surprise des physi
ciens, s'attirent, sans un cœur de répulsion (« répulsive cor » des Anglais), pas
de molécule ou de macro-molécule, aussi complexe soit-elle, sans attraction
ionique, c'est-à-dire attraction des ions positifs et négatifs, c'est-à-dire des
atomes qui possèdent un déficit et un surplus d'électrons périphériques, attrac
tion à laquelle s'opposent les forces constitutives du système, si bien qu'il se forme
des systèmes de systèmes d'atomes; et si pas de noyaux, pas d'atomes, pas de
molécules, alors pas le moindre objet, pas de matière. C'est l'antagonisme,
c'est-à-dire la coexistence de forces qui s'attirent et qui se repoussent ou s'oppo
sent à cette attraction qui constitue le mécanisme fondamental, sine qua non
des objets physico-chimiques, avec domination, c'est-à-dire actualisation plus
ou moins forte de certaines d'entre elles contre celles qui s'y opposent et dont
dépend la résistance des systèmes. C'est le noyau, où les forces antagonistes
s'équilibrent le plus fortement, qui constitue le système le plus résistant, qui
s'effondre ou se désintègre le plus difficilement.
A ce principe d'antagonisme de l'association et de la dissociation, s'en ajoute
un autre aussi capital, sur lequel nous insisterons bientôt.
Tout ainsi, au sein de l'énergie, est système en vertu de son antagonisme constit
utif.
Les lois de l'antagonisme énergétique systématisant, comme celles de l'attrac
tion et de la répulsion ou sous bien d'autres formes d'association et de dissocia
tion, n'existent pas en l'air, dans quelque abstraction séraphique, dans quelque
règne des lois au-dessus des faits. Elles sont, comme je l'ai montré souvent
ailleurs, les potentialités mêmes inhérentes aux événements, dont les actualisa
tions, dans certaines conditions, apparaissent comme ce que nous nommons les
faits. Ces conditions peuvent se présenter, d'une manière plus ou moins complexe
et efficace, mais elles ne sont pas, elles ne peuvent jamais être aléatoires, en

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La logique de V événement

elles-mêmes, puisqu'elles sont contenues dans les potentialités événementielles.


(Si l'eau bout à 100°, c'est qu'elle contient, dans ses propriétés, la potentialité
d'entrer en ebullition à 100°; si deux événements électriques s'attirent ou se
repoussent, c'est qu'ils ont la potentialité de l'attraction des électricités de
signes contraires et la potentialité de la répulsion des électricités de même signe,
etc.).

Le principe d'exclusion de Pauli et le principe de Clausius ou Deuxième


Principe de la Thermodynamique
J'ai eu beau insister dans tous mes écrits depuis bien des années et notamment
dans mon livre, paru en 1962, intitulé : L'énergie et la matière vivante, sur le prin
cipe d'exclusion de Pauli, comme principe fondamental de l'hétérogénéité éner
gétique et par conséquent des systèmes biologiques, du plus simple au plus
complexe, les biologistes n'en tiennent pas compte! Cette grande lacune provient
du manque d'un enseignement approfondi, au xxe siècle, comme base de toute
discipline scientifique et spécialement de la biologie, de la microphysique. On
parle, on étudie, on discute, on généralise, en présence des faits biologiques,
comme si l'on était encore au xixe siècle.
On ne considère que le Deuxième Principe de la Thermodynamique, lequel,
comme on sait, constate, dans les systèmes macroscopiques clos, une homogén
éisation progressive à partir d'une hétérogénéité initiale, au fur et à mesure de
leurs transformations incessantes. C'est l'entropie positive de la transformation
irréversible des états énergétiques en chaleur ou agitation moléculaire de plus
en plus désordonnée. La statistique de Gibbs-Boltzman y apporte une explica
tion, tirée de la théorie macroscopique des gaz.
Le grand et scabreux problème de l'existence de la diversité a obsédé et obsède
toujours la pensée théorique — pour la bonne raison qu'elle est commandée par
la logique classique d'identité et de non-contradiction.
Pour la biologie, la situation est d'autant plus grave que l'on se trouve ici en
présence de systèmes terriblement différenciés, d'une hétérogénéité prodigieuse
et particulièrement organisée et tenace — rien que dans les protéines constitu
tives de tout système vital dont aucune n'est réellement identique à une autre —
et que, d'autre part, le Deuxième Principe y agit puissamment jusqu'à son
triomphe dans la mort. Comment admettre ces deux facteurs antagonistes à
l'œuvre dans tout le système biologique, quand on ne connaît pas la source du
facteur hétérogénéisant (si bien qu'on le rejette dans quelque incompréhensible
hasard), que tout antagonisme a été ignoré par la physique et la biologie du
xixe siècle et qu'aucune logique ne saurait, de plus, l'admettre sans bouleverser
les fondements de l'entendement.
Or, voici que la microphysique découvre un principe de diversification éner
gétique dans les événements eux-mêmes, les plus reculés, constitutifs de l'énergie;
non pas dans le photon, mais dans l'électron, comme aussi bien dans le proton,
mieux encore, dans les constituants des noyaux atomiques, c'est-à-dire chez les
protons et les neutrons qui, comme je l'ai déjà signalé, s'attirent ici contre un
cœur répulsif.
Que dit ce principe dégagé par Pauli? Que l'électron, qui joue un tel rôle dans
tout système biologique, avec d'autres particules qui s'y soumettent également,
exclut, dans un atome ou un gaz — et donc dans la nébuleuse dite primitive des
théories cusmologiques qui la mettent à l'origine des mondes — de son état éner-

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Stéphane Lupasco

gétique tout autre électron, état défini initialement par Pauli au moyen de
quatre nombres quantiques, auxquels, depuis, on a ajouté quelques-uns. En
d'autres termes, un électron, comme d'autres particules, ne peuvent avoir les
mêmes nombres quantiques égaux. Ces particules définissent et engendrent ainsi
une hétérogénéité énergétique. C'est ce qui fait que les électrons qui gravitent
autour du noyau d'un atome, pour sa formation et les diverses qualités qui le
caractérisent, de ce chef même, possèdent chacun un état énergétique différent
et ne peuvent s'accumuler tous sur la même orbite. Des atomes différents, aux
propriétés chimiques diverses, engendrant toute la diversité des molécules et,
au-delà, des substances chimiques, trouvent leur origine et leur principe dyna
mique dans ce principe d'exclusion énergétique diversifiant.
Une liaison même nouvelle intervient à la suite de ce principe entre atomes
et entre molécules, plus forte, toute chose égale d'ailleurs, que les liaisons électro
statiques, liaisons dites covalentes, qui s'opèrent par la réunion, dans la même
case d'électrons, de deux électrons dits veufs d'atomes différents dont les spins
sont anti-parallèles, c'est-à-dire tournent sur eux-mêmes en sens inverse l'un de
l'autre.
Toute la variété des systèmes physiques, comme biologiques, relève de ce prin
cipe. Et il est extrêmement probable qu'à l'origine de l'hétérogénéité cosmique
qu'homogénéise le Deuxième Principe, se trouve, inscrit dans l'énergie elle-même,
ce principe de Pauli. Peut-on, dès lors, invoquer, pour l'apparition de la diversité
dans le monde, qui sait quel accident, aléa, hasard improbable, alors qu'elle
est bien déterminée et prévisible?
Macroscopiquement, il est vrai, l'expérience montre une augmentation pro
gressive de l'entropie positive. Mais elle se présente, sous un jour nouveau, dans
la perspective de la microphysique, c'est-à-dire des événements le plus profondé
ment déterminants. Les photons ne se soumettent pas au principe d'exclusion
différenciatrice et peuvent s'accumuler en un aussi grand nombre que l'on veut,
dans le même état énergétique. Et l'investigation astrophysique témoigne d'une
transformation progressive des particules en rayonnement, c'est-à-dire en pho
tons — bien que l'on ait détecté des zones, rares, anti-Clausius — et nous savons
que le photon, comme je l'ai rappelé précédemment, peut se transformer en une
paire d'électrons positif et négatif, qui obéissent, eux, au principe d'exclusion.
L'interprétation du Deuxième Principe de la Thermo-dynamique diffère donc
de celle issue de la statistique de Gibbs-Boltzman, qui n'est plus valable en
microphysique, où la statistique quantique de Fermi-Dirac la remplace.
Précisons, comme on le comprend, à la suite des pages précédentes, que deux
chaînes de systèmes se dégagent, à partir de la molécule, qui divergent; ces sy
stèmes comportent tous, pour leur édification même, la compétition antagoniste
des deux principes d'homogénéisation et d'hétérogénéisation; mais ou bien
l'homogénéisation prédomine, c'est-à-dire s'actualise progressivement au détr
iment de l'hétérogénéisation, potentialisée progressivement d'autant, et ce sont
les systèmes physiques macroscopiques; ou bien l'hétérogénéisation s'actualise
progressivement, potentialisant d'autant l'homogénéité, et ce sont les systèmes
biologiques, le long de leur phylogenèse comme de leur ontogenèse, tant qu'ils sont
vivants, avant de succomber dans la mort.
A l'origine et dans le tréfonds de ces deux devenirs systématisants macroscop
iques, on trouve le système nucléaire, organisé à son tour par le principe d'exclu
sion, en plus du principe d'antagonisme — c'est pourquoi il s'y trouve des parti
cules — mais où les deux principes contradictoires — car il s'agit de l'homogène

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La logique de V événement
ou identité et de l'hétérogène ou non-identité — se trouvent dans un antagonisme
plus équilibrant, dans un équi-antagonisme. Et chose surprenante, aux consé
quences considérables, ce système nucléaire se rapproche, comme je l'ai indiqué
dans mes travaux, du système vers lequel tend, dans sa formation progressive,
le système nerveux, plus précisément encore le système nerveux central, dans
un certain centre même peut-être, comme à sa pointe.
L'événement contient ainsi, on le voit, dans ses assises dynamiques, trois types
de matières, c'est-à-dire de systématisations antagonistes énergétiques. Il n'est
pas d'expérience scientifique générale qui ne le montre, si l'on veut bien se défaire
des vieilles conceptions et observer librement les phénomènes. Une logique de
l'énergie qu'indiquent ces événements en démontre le nouveau déterminisme;
une logique antagoniste du contradictoire, donnant naissance à deux orienta
tions non-contradictoires divergentes, jamais absolues, car elles se heurtent à
un h logique, semblable au h de Planck, et à une orientation contradictoire ren
forcée. Les événements sont ainsi susceptibles d'une synergie non-contradict
oire : des événements homogénéisants s'accumulent dans les systèmes phys
iques, engendrant une homogenèse entropique, comme des événements hétéro-
généisants peuvent s'accumuler, par synergie différenciatrice, dans les systèmes
biologiques, donnant naissance à une hétérogenèse d'entropie négative.
Mais il ne faut pas perdre de vue que, dans chaque système, quel qu'il soit,
les deux forces d'homogenèse et d'hétérogenèse sont toujours en présence et
forment, par leur antagonisme et leur contradiction, comme par leur non-contrad
iction relative, le système lui-même, à quelque stade d'évolution qu'il se trouve.
Je dirai, par exemple, en passant, que la mutation en microbiologie n'est et ne
peut être un accident, une erreur, car elle relève du principe de Pauli, des élec
trons puissamment tenus, maintenus dans une sorte de carcan homogénéisant
génotypique, qu'ils arrivent finalement à rompre, en actualisant les potentiels
d'hétérogenèse déjà prodigieusement actualisés dans n'importe quelle molécule
vivante — laquelle n'a pas de pareille, par la richesse extraordinaire de sa divers
ité, eu égard aux macromolécules physico-chimiques. Si c'est là un renverse
ment des points de vue courants de la biologie contemporaine, qui ressortit
trop encore à la physique du xixe siècle, il est imposé par les enseignements
mêmes de la microphysique.
Ainsi, l'événement est trilogique ou encore comporte une logique générale
tripolaire dont les articulations constituent trois logiques constamment imbri
quées dans une compétition antagoniste, qu'il est indispensable de connaître
et qui fournit une grille à appliquer à n'importe quel ordre phénoménal, à n'im
porte quelle expérience, afin de savoir quel est en quelque sorte le gradient
d'actualisation ou de potentialisation des unes par rapport aux autres.
L'Histoire elle-même, cette suite de vastes et complexes conflits de systèmes
d'événements énergétiques, est propulsée et orientée par ces trois logiques dyna
miques et peut être malade par là même, on le comprend, si elle ne l'est pas tou
jours plus ou moins, par rapport au psychisme individuel, du moins aux critères,
aux normes théoriques qui l'élaborent. Il n'est cependant pas exclu que la
connaissance de ces trois logiques événementielles puisse avoir une prise, dans
l'avenir, sur une sociologie qu'elle renouvellerait et même sur une éthique de
l'Histoire,
Stéphane Lupasco

L'observateur et la chose observée ou le sujet et Vobjet et les interperturbations


événementielles
Ce qui arrive — ou événement — perturbe toujours, de par sa constitution
même, ce qui est arrivé, en le potentialisant antagonistement afin de pouvoir
s'actualiser. — Ce qui définit un déterminisme contradictionnel, comme je l'ai
appelé.
On connaît trop aujourd'hui les relations dites d'indétermination de Hei-
senberg pour que je m'y attarde. Toutefois, aujourd'hui encore, elles n'ont pas
été toujours comprises dans leur sens véritable et encore moins dans leurs consé
quences inexplicites. S'agissant des grandeurs physiques fondamentales au
point de vue de la détermination d'un être physique, c'est-à-dire des grandeurs
canoniquement conjuguées, position ou coordonnées spatio-temporelles et vitesse
ou quantité de mouvement, lorsque l'observateur veut en mesurer l'une, au
fur et à mesure qu'il la précise, l'autre, la chose observée, s'indéterminise, et
inversement. On en a conclu à un indéterminisme et même à un certain aspect
aléatoire des événements, des choses. A vrai dire, plusieurs remarques capitales
doivent être faites. Si c'est bien l'observateur qui perturbe — avec notamment
ses photons ou ses électrons — la chose observée — sur laquelle il les envoie — ,
ce sont justement ses instruments, c'est-à-dire les événements microphysiques
qu'il utilise, qui opèrent, par leur perturbation intrinsèque, une indétermination
partielle, car l'une des grandeurs est précisable. Précisable jusqu'à un certain
point elle-même, puisqu'elle se heurte finalement à la constante h de Planck.
Or, c'est par suite de la dualité contradictoire onde-corpuscule, comme le montre
Heisenberg, qu'interviennent ces Relations d'Indétermination (Ap Aq c^nh).
Lorsqu'on veut, par exemple, en mécanique ondulatoire, préciser, cerner le cor
puscule, considéré comme un paquet d'ondes monochromatiques, l'onde dis
paraît dans une somme de possibles, et inversement, lorsqu'on veut mesurer
celle-ci, c'est le paquet d'ondes qui se disperse. Une deuxième remarque : l'espace-
temps s'avère ainsi une sorte d'événement dynamique lui-même, qui s'actualise
plus ou moins, sans jamais pouvoir franchir la contradiction fondamentale,
bloqué qu'il est en fin de compte par h. Une troisième remarque enfin de la
plus grande importance : l'observateur, non seulement c'est l'événement pertur
bateur lui-même, mais en tant que tel, il constitue une sorte de sujet, l'événement
actualisateur, si bien que l'on peut dire que l'événement se subjectivise par
là même; et, en se subjectivisant, il potentialise la chose observée, la rejette
de l'actualité opérée et l'objectivise en quelque sorte. Et comme, indifférem
ment, telle grandeur peut être actualisée ou potentialisée de la sorte, on peut
considérer que la mensuration, qui est une actualisation, engendre un sujet,
et la chose mesurée, qui est une potentialisation antagoniste contradictoire,
engendre l'objet. Le sujet et l'objet, dans cette perspective nouvelle, apparais
sent comme les aspects des propriétés fondamentales d'actualisation et de potent
ialisation de l'interperturbation antagoniste et contradictoire des événements.
Les conséquences, comme on s'en doute, sont considérables. Dans ce domaine,
bien entendu, comme dans ceux qui s'en rapprochent; notamment le règne du
psychisme, où manifestement le sujet est toujours dans une continuelle inter
férence avec l'objet. Ce point de vue permet d'appréhender un sujet de l'extérieur
en quelque sorte, notamment comme événements ou faisceaux d'événements,
homogénéisants ou hétérogénéisants, qui s'actualisent, et leur objet, comme les
événements qu'ils potentialisent,

m
La logique de l'événement

Macroscopiquement cependant, on le constate et on le déduit de la micro


physique, les lois de celle-ci tendent statistiquement et probabilitairement
vers les lois de la physique classique, qui demeurent donc essentiellement statis
tiques et probabilitaires. Dès lors, une certaine objectivité, dans le sens de la
physique classique, peut être prise en considération, où le sujet et l'objet ne se
perturbent pas, et c'est ce qui se passe avec la macrophysique théorique et
technique avec laquelle nous vivons tous les jours. Mais peut-on encore parler
d'une objectivité rigoureuse de la recherche scientifique, au fur et à mesure
que ses investigations descendent plus profondément au cœur des événements?
Et encore moins se faire une image de l'univers, comme c'est actuellement encore
le cas, en fonction d'une logique de pure non-contradiction et d'une constitutive
homogénéité ou identité absolue, d'où tout antagonisme et toute contradiction
dynamique seraient exclus.

Le probabilisme essentiel
On le comprend aisément, l'homogenèse synergique des systèmes macro-
physiques à entropie croissante est toujours probabilitaire et ne peut dépasser
un probabilisme essentiel, c'est-à-dire inscrit dans la constitution même de
l'événement, de par cette contradiction immanente originelle du quantum, de
par ce que les microphysiciens eux-mêmes ont appelé une « erreur essentielle »,
c'est-à-dire inhérente aux événements eux-mêmes (et non à nos moyens limités
d'information, selon la physique classique). Cependant, en vertu même de ce
probabilisme essentiel, une homogénéité absolue, comme l'a considérée la
science du xixe siècle, au terme du devenir physique, n'est pas possible. Il en va
de même de l'hétérogenèse synergique inverse, celle des systèmes énergétiques
de plus en plus complexes et différenciés, qui est elle-même inscrite dans la
constitution de tout événement, de tout « ce qui arrive » et qui nous apparaît
comme de la matière dite vivante.
S'il y a probabilisme essentiel, la notion même de probabilité doit être modifiée.
Tout probabilisme est ainsi constitué de deux probabilités contradictoires, dont
l'une majoritaire et l'autre minoritaire, à moins qu'elles ne soient d'égal déve
loppement, l'une impliquant toujours nécessairement l'autre. Aussi bien, dans
la suite synergique probabilitaire majoritaire des systèmes physiques homog
énéisants, une suite synergique probabilitaire minoritaire des systèmes hété-
rogénéisants intervient-elle. Et c'est effectivement ce qui se passe, car l'hété
rogénéité existe non seulement dans les phénomènes vitaux, mais également
dans les phénomènes physiques (sans quoi, il n'y aurait pas d'entropie crois
sante). Et aussi bien encore, dans la suite synergique des systèmes vitaux à
hétérogénéité croissante, tant que l'être est vivant et que l'espèce demeure, des
probabilités mineures d'homogénéité apparaissent à chaque instant — comme
articulation même du système à base d'antagonisme énergétique, sans quoi,
comme nous l'avons vu, il n'y a pas de système.
Il faut — c'est d'une toute première importance — modifier le point de vue
idéologique si courant en biologie, de nos jours encore, et ne plus axer le biolo
gique sur l'homogène, le même, la répétition, qui pourtant existent nécessairement
à titre de forces antagonistes de la poussée hétérogénéisante, laquelle en triomphe
par l'hétérogénéité cellulaire de l'individu comme de l'espèce, de l'ontogénie
comme de la phylogénie — bien que celle-là s'oppose à celle-ci — sous peine de
mort, car Ja mort est précisément l'homogénéisation du système vital. Il suffit

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Stéphane Lupasco

de rappeler la prodigieuse osmose sélective des membranes qui n'est pas l'osmose
physique et que l'on ne peut expliquer par l'application d'un modèle de cette
dernière. Il faut bien se pénétrer du fait que la vie ne change pas pour s'adapter,
comme on l'a cru et on le croit encore trop facilement, mais s'adapte continuel
lement pour changer. Et lorsque l'individu cesse petit à petit de pouvoir changer
par la sénilité sclérosante, et lorsque l'espèce elle-même ne peut plus changer,
c'est le déclin qui commence et la mort. C'est ainsi que les espèces cessant d'évo
luer,c'est-à-dire d'engendrer des différenciations nouvelles, finissent par s'éteindre.

Stéphane Lupasco

Centre National de la Recherche Scientifique,

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