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L'objet biographique
In: Communications, 13, 1969. pp. 131-139.
Morin Violette. L'objet biographique. In: Communications, 13, 1969. pp. 131-139.
doi : 10.3406/comm.1969.1189
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1969_num_13_1_1189
Violette Morin
L'objet biographique
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serait-il soudain révolu? Le passant voyait s'écraser sur ce mur sa condition de
possesseur inconditionnel. Son aliénation qu'il commençait à reconnaître verba
lement redoutable mais techniquement confortable, le prenait soudain à la gorge :
lui, roseau-consommant, pétrifiait son âme en mécanisant sa vie ; lui, Faust de
bazar, oubliait d'être en aimant trop avoir. L'injure est bien paradoxale : c'est
à l'heure où les chers objets prolifèrent, se perfectionnent, libèrent et fascinent,
que le verdict tombe de partout 1 : Cache-toi objet. Il est bien vrai qu'à force de
se précipiter par la masse, les rapports du Sujet et de l'Objet finissent par se
vivre dans l'exhibition collective et par risquer de voir s'inverser leur genèse ;
ce n'est parfois plus le Sujet qui fait l'Objet mais l'Objet qui se substitue au Sujet :
les lunettes à l'intellectuel, la pipe au dilettante, le frigidaire au bourgeois, la
bibliothèque au lettré... On savait que, du Sujet à l'Objet, les rapports n'avaient
jamais été nets avant cette société d'abondance. L'Avoir contribuait un peu à
signifier l'Être à force d'en être le témoin, comme l'habitat l'homme ou plus int
imement l'habit le moine et même l'infidélité l'amour conjugal. Mais l'on ne pensait
pas être arrivé à ce point limite de substitution. Dans le fatras des machines, des
engouements et des amours, les testeurs d'aliénation désespèrent de trouver un
responsable. Le progrès scientifique met pourtant le Sujet au point de départ d'une
libération radicale.
Il ne sert donc à rien de redire après Marcuse que la victoire progressive sur les
difficultés matérielles s'effectue dans des conditions aliénantes pour le consommat
eur. Il faut approcher les systèmes qui régissent ce double mouvement. C'est
l'effort qu'ont tenté, chacun à leur manière, des chercheurs comme Abraham
Moles pour la culture a et Jean Baudrillard pour les objets *. Ils ont entrepris de
1. En ce milieu d'octobre, l'injure choisie dans un sketch télévisé était à peu près la
•uivante : « Taisez-vous, objet ».
2. Abraham Moles, Sociodynamique de la culture, Mouton, 1967.
3. Jean Baudrillard, Système des objets, Gallimard, 1968.
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comble par roulement. Il est projeté de l'extérieur (la fabrique) pour être rejeté à
l'extérieur (le déchet) au bout d'un temps évalué par l'extérieur lui-même puisque
la fabrique annonce l'heure du déchet : « Garanti un an. »
L'objet protocolaire submerge donc peu à peu l'objet biographique au
point de le faire regretter. Compte tenu du vaste réseau psycho-socio
logique qui peut favoriser cette submersion, disons que l'objet porte,
fondamentalement ou marginalement selon les définitions qui lui sont
données, une part de responsabilité dans les mouvements de libération ou
d'asservissement provoqués par les sociétés modernes. Cette part est discer
nable au niveau même des chansons où l'on soupire après l'objet biographique :
il est bien d'actualité de renforcer la grivoiserie du : « petit objet » dans plusieurs
chansons ; il est d'actualité de se demander aux quatre vents de la société
d'abondance où « ont passé ses pantoufles », ou de bondir de joie parce qu'on « a
retrouvé son chapeau », ou d'évoquer à perte de souffle le scoubidou. La roboti
sation de tous les appareils en effet, le sur-confort de tous les objets, même les
moins mécanisables (le stylo à encre parfumée pour le prochain Nouvel An),
le prêt-à-porter à éléments mobiles (meubles ou vêtements), font regretter les
traces d'usure ; ils comblent et stérilisent à la fois le plaisir de vivre. Avant l'ère
industrielle, l'utilitaire et le décoratif se mélangeaient si intimement (pipe,
façonnée, buffet sculpté, fer forgé, armure ciselée...) que leur biographisme allait de
soi dans le monde. Aujourd'hui ils se séparent sous les effets de la standardisat
ion. Les robots automatisés prolifèrent en série pour servir aux fonctions de
tous, dans le même temps où les objets décoratifs-distractifs prolifèrent en masse
pour le plaisir de chacun. Autant dire que ceux-ci vont servir de compléments
à ceux-là pour renflouer un biocentrisme chaque jour plus dévitalisé et confiné dans
des espaces de misère comme les fonds de poche, de sac, de tiroirs et les bric-à-brac
inavouables. C'est entre l'utilitaire et le décoratif-distractif que le consommateur
tente aujourd'hui de recomposer ses objets et de se recomposer à travers eux.
L'objet biographique, en premier lieu, pipe, pioche, poêle ou auto et tout ce qui
sert activement à vivre, utilitaire ou décoratif, s'use avec l'usager, répétons-le.
En lui, le consommant retrouve la journée d'hier et pressent celle de demain.
Avec lui, il n'élimine pas le temps, il le suit. S'il déplore dans ce miroir l'image de
sa durée et de son vieillissement, au moins s'y perçoit-il en accord avec le devenir
naturel des choses. L'objet protocolaire en revanche plonge l'usager dans
un monde électro-mécanisé dont le destin plastique n'est pas de s'user ni de
vieillir, comme le font les substances naturelles, mais de se détériorer ou de se
démoder. L'usager ne déforme pas son Frigidaire puisqu'il ne l'utilise que par le
medium, dirait Mac Luhan, d'une prise électrique. L'usager, effleurant seulement
ses machines, ne peut en aucune façon les modifier par son usage ni les ennoblir
par son humanité ; il ne peut que les salir. L'objet moderne ne s'épuise pas, il se
remplace. La publicité se charge de hâter la nature transitoire de sa présence au
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point que les difficultés portent moins désormais sur l'achat d'un Neuf que sur
l'élimination du Vieux. Comment s'en débarrasser ? Le flux et le reflux de cette
marée de machines-à-tout-faire, de moulinettes et de rasoirs-électriques... défilent
sous les yeux en un double cortège, l'un ascendant qui rénove et rajeunit, l'autre
descendant qui « débarrasse » et « reprend » (nouvelles conditions de vente) pour
gommer les traces du temps. L'objet protocolaire affiche une éternelle jeunesse
dont l'usager se sent, bien que toujours ravi, de plus en plus éloigné. La synchro
nie se décalant un peu plus chaque jour, l'usager perd dans ce dialogue sa belle
vieillesse avec les choses pour devenir un pieux beau devant les choses. Les machines
increvables l'immobilisent dans un protocole de parade. Repu d'efficience et de
vacuité, assis dans sa cuisine ou dans son auto x et attendant que les choses se
fassent, le sujet se trouve être paradoxalement le seul élément passif de cet uni
vers en vibration. Il finit par se reconnaître comme le pire de tous parce que le
plus inopérant (presse-bouton ou émetteur d'ondes), le plus fragile (seul bloc de
l'ameublement à n'être pas, tout ou partie, interchangeable, même si les greffes
du cœur font beaucoup de bruit 2, le seul périssable pour tout dire. Il finit par s'en
inquiéter. La vanité de ses appareils qui n'ont qu'un temps le fait penser au
temps. Serait-il le seul à vieillir ?
C'est alors que se répandent face à l'utilitaire standard, les objets décoratifs
ou distractifs. Réduit à une vie méconnue de consommant usant et usé, l'usager
recourt à eux pour faire surface. Même si, à ce niveau de médiation, plusieurs
couples de contradictions peuvent se croiser ou se superposer, prenons la liberté
de schématiser quelques exemples parmi les plus connus. Dans le couple maison-
de-campagne / appartement-de-ville, l'engouement pour l'objet vieux et usé
compense à point l'envoûtement des appareils modernes, jeunes et neufs. Mor
ceaux par morceaux la maison-de-campagne guérit de l'appartement-de-ville.
' Cette compensation peut se raffiner et se renforcer par d'innombrables sous-mi
xages: les objets vieux et usés (bois brut en pied de lampe, fers mal forgés...) ap
parais ent à la ville tandis que sont transplantés à la campagne les Frigidaires et
les moulins à café dernier modèle. Le bio et le cosmocentrisme se compensent
mutuellement, de l'utilitaire au décoratif, en fonction de l'espace qui les sépare.
L'écart est pratiquement nul au niveau le plus bas de l'échelle sociale où l'art
isanal est trop biographique pour que l'industrialisé fasse problème ; il est égal
ement nul au niveau le plus haut où l'industrialisé est trop protocolaire pour que,
inversement, l'artisanal fasse problème. L'écart atteint sa cote d'alerte au niveau
moyen qui est celui d'une masse de consommateurs de plus en plus considérable.
C'est à ce niveau moyen que le bonheur de ne rien faire avec ses mains croise le
malheur de n'avoir rien à faire de ses mains ; où le bonheur d'être servi des choses
croise le malheur de ne servir à rien. C'est à ce niveau de médiation que se place
raitaussi bien tout objet ayant fini naturellement son temps, l'abandonné des
greniers et des caves, l'irrécupérable bassinoire, bougeoir de cuwre, et autre lampe
à pétrole à l'étal sur les murs et sur les étagères. Tous compensent à point l'infail
lible et inhumaine robotisation des appareils modernes. Poussant plus loin encore
la recherche de l'usure, et encouragé peut-être au départ par des artistes d'avant-
1. Vécue non comme moyen actif de locomotion mais comme manière d'être et fin en
soi.
2. Au fait, pourquoi, en effet, à ces heures de rénovations standardisées, tant de bruit
là-dessus ?
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1. La publicité n'a de prise en décoratif que sur le genre : « Collections de vases chi
nois... » ou sur l'anonymat du vrac : « Vous trouverez... ces riens qui changent tout...
qui donnent à vos meubles... ce que vous cherchez... »
2. Comme le client qui installerait son domicile dans la Maison-de-Rendez-Vous : le
quotidien rassurant et la « passe » rénovante, conjugués.
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faite chose. Si cet usager a trop souvent l'occasion d'y déplorer la pauvreté et la
minceur de ses rôles, au moins y trouve-t-il une preuve concrète de son existence.
Les progrès des appareils modernes continuent à aseptiser le versant nauséeux
des anciens et à témoigner d'une émancipation irréversible à l'égard de la vie matér
ielle. Mais leurs antibiotiques sont parfois trop puissants pour que la vie mentale
tire de ces progrès des bénéfices aussi évidents. Le consommateur-pensant se
voit accomplir devant son Frigidaire ou son transistor les mêmes gestes que ses
voisins et aux mêmes heures. Pourrait-il non seulement se tromper d'étage
comme l'Américain, mais aussi, devenu automate, se tromper d'identité comme
dans Ionesco ou dans Queneau, sans que rien ne soit changé en son âme et cons
cience et en celle des autres ? A des nuances de couleurs, de formes ou de marques
près, la mise en fonction de tout appareil est chaque jour si luxueusement et
efficacement simplifiée que l'usager se voit affligé à tous les moments de sa vie
domestique et professionnelle * d'une intimité de commande. Comme dans le
déracinement précédent, il vit dans la volupté de se reconnaître en tous, mais
il appréhende de ne se distinguer de personne. Sans doute est-ce ce dilemme que
l'architecture tente de résoudre en prévoyant, dans les appartements modernes,
le coin de bricolage, la pièce désaffectée où rien ne se fera qu'exister selon sa
nature : menuiserie, couture, hobbies, jeux de construction... Faire des objets
soi-même est une solution de dépannage, dans le plus clair d'un temps final
ement dévolu aux activités fonctionnelles et à leurs protocoles de nivellement.
L'objet artistique à ce niveau mental de médiation joue le quitte ou double;
exister face aux autres, c'est prendre le système à l'envers et se retourner
entièrement contre soi et les autres. C'est promouvoir au grade de décoratif
l'envers de tout ce qui est respecté et recherché comme fonctionnel : l'efficient,
Je beau, le ripoliné, l'estampillé... Des premiers Zazous aux derniers Hippies, ce
mouvement de révolte n'a cessé de se développer en reniant les symboles de la réus
site. Les vêtements rapiécés, les breloques miséreuses, les translations agressives
{chaîne de vélo en guise de ceinture), les badges provocants, les gadgets parodiques
ne cessent de narguer la bonne conscience protocolaire, l'uniforme de l'utilitarisme
régnant. C'est l'épidémie revendicative du kitsch américain, du laid dressé contre
le beau, du mauvais goût contre le bon. C'est par ce mouvement existentiel d'in
version que les modes vestimentaires par exemple, dont le goût se précipite si
brutalement en engouement, perdent peu à peu leur sens traditionnel ; si les
jupes se raccourcissent au-delà des espérances, des chemises de jour jusqu'aux
chevilles font leur apparition dans les rues. Il y a une Bonnie (and Clyde) dans
toute porteuse de jupes courtes2 . En devenant si impérativement universelles
les modes réveillent des exigences d'originalité qui risquent de les démoder au
jour le jour.
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École Pratique des Hautes Études, Paris.