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Québec français
Science-fiction
Clichés, stéréotypes et lecture
Clarisse Dehont
De la lecture
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Les Publications Québec français
ISSN
0316-2052 (print)
1923-5119 (digital)
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Lune, Complexe urbanique de Genesareth, Dans cette optique, suivie également par Laurent
Enclave 7, Niveau 3 Jenny3, nous accorderons ici au cliché un statut de signes
2086, 06/13, 21 : 49 hu (heure universelle) répétés de textes en textes en renonçant à y voir une quel-
Contact. conque valeur esthétique négative. En procédant de la
sorte, l'importance du cliché dans le classement générique
T
out lecteur des premières lignes de Phaos', d'Alain d'une œuvre apparaîtra comme primordiale. Le travail du
Bergeron, lauréat du Grand Prix de la Science- lecteur, déjà plusieurs fois souligné dans ce même classe-
fiction et du Fantastique québécois 2004, aura ment, le sera également.
reconnu le début d'un récit de SF. Même en ôtant le Précisons que le rôle du cliché semblera particulière-
paratexte (titre, sous-titre, couverture... ), plusieurs carac- ment important principalement dans des sous-genres for-
téristiques du récit de science-fiction apparaissent dans ces tement cloisonnés de la SF, tels que le space opera, le
lignes : tout d'abord le fait que le récit se situe sur la Lune, cyberpunk, le hard science ou encore le steampunk.
dans un « complexe » qualifié d' « urbanique » et donc sans
aucun doute aménagé sous forme de ville afin d'accueillir Un travail simultané
des êtres humains. Ensuite, le fait que ce récit se situe dans En tant que formule-séquence répétée de textes en
le futur, en 2086 pour être précis, et à 21 h 49, heure uni- textes, le cliché demande un double travail au lecteur : ce
verselle. On pourrait même dire, en se basant uniquement dernier doit, dans un premier temps, identifier la stéréo-
sur ces premières descriptions, que Phaos entre de manière typie. En effet, comme le soulignent Ruth Amossy et Anne
considérée comme quasiment « clichée » dans le genre Herschberg-Pierrot4, il n'y a « pas de stéréotype sans ac-
science-fictionnel. tivité lectrice », le cliché n'ayant pas de vie propre et n'exis-
Ainsi, selon Anne Herschberg-Pierrot2 : « On peut [...] tant pas en soi. Dans un second temps, c'est l'identification
définir la structure logique du cliché comme l'intégration à du cliché et sa mise en relation avec les critères génériques
un thème d'un ou de plusieurs prédicat(s) définitionnel(s) de la SF qui orienteront l'activité lectrice.
obligé(s). [...] Ces unités de phrases s'insèrent dans des Ainsi, dans l'exemple cité ci-dessus, les répétitions
unités textuelles plus vastes, " unités thématiques " obligées, intertextuelles science-fictionnelles sont évidentes et faci-
où le sens logique du mot " thème " se recouvre du sens rhé- lement identifiables, même par un lecteur non habitué à
torique : ce sont des unités thématiques au sens logique, ce genre : le fait de situer l'action sur la Lune et dans le futur
intégrant des constantes de prédicats, qui valent en même est clairement mentionné et réfère à un nombre considé-
temps comme des formules rhétoriques, c'est-à-dire des rable non seulement de romans, mais également de films,
unités paradigmatiques et de contenu, intratextuelles et/ou de bandes dessinées et de séries télévisées. Par contre, dans
intertextuelles ». certains cas, le stéréotype science-fictionnel demandera au
toute lecture est confusément en quête10 ». rencontré ce genre de mécanisme, sous des Société », Paris, Nathan Université, 1997.
S'il ne faut pas généraliser et limiter le ré- formes plus ou moins similaires, dans — . « Types ou stéréotypes ? Les « physiologies » et
la littérature industrielle », dans Romantisme,
cit de science-fiction à des structures figées d'autres mondes science-fictionnels. n° 64, 1989.
et répétitives, il ne faut pas non plus sous- Voyons, par exemple, cet autre extrait tiré
Angenot, Marc, « Le paradigme absent. Éléments
estimer le plaisir que peut susciter la répé- des Confessions d'un automate mangeur d'une sémiotique de la science-fiction », dans
tition chez le lecteur de ce genre de récit. d'opium" : « Les yeux plissés, je regardai mes Poétique, n° 33 (février 1978).
Cette recherche des conventions du genre concitoyens s'affairer telles de minuscules C o l i n , Fabrice et Mathieu Gaborit, Confessions d'un
a déjà été étudiée, notamment pour le ro- fourmis et les tramways filer sous leurs automate mangeur d'opium, Paris, Mnémos,
man policier" dans lequel « la prévisibilité arcades de fer. Paris était un océan de 1999.
de la stéréotypie, et les jeux infinis de varia- lumière. Tout cela, nous le devions à l'éther. Dufays, Jean-Louis, Stéréotype et lecture, Liège,
tions qu'[il] engendre [...] offrent une Je ne comprenais pas comment les gens pou- Madraga.1994.
prime de plaisir [... ] Le public les accepte à vaient s'insurger contre l'usage de cette pro- Herschberg-Pierrot, Anne, « Problématique du
la manière d'un jeu auquel il participe libre- digieuse substance. Partout autour de nous, cliché. Sur Flaubert », dans Poétique, n° 43,
1980.
ment12». bien au-dessus de la ville, aéroscaphes aux
longues rangées de fenêtres, fiacres volants Jenny, Laurent, « Structure et fonctions du cliché.
À propos des Impressions d'Afrique », dans
Des « mots-fiction » à répétition ? munis d'ailes factices, aérocars et aérocabs Poétique, n° 12, 1972.
« Depuis un moment, des dizaines de plus petits [... ] orchestraient un magnifique
Ryan, Marie-Laure. Possible Worlds, Artificial
logiprocesseurs optiques - on dit familière- ballet ». Intelligence, and Narrative Theory, Bloomington,
ment des logops - se tiennent au garde-à- Si l'éther est censé être présent dans les Indiana University Press, 1991.
vous dans sa chambre à coucher. La plupart moindres progrès technologiques du Paris Saint-Gelais, Richard, L'empire du pseudo.
sont à peine visibles à l'œil nu et sur-spécia- steampunk de ce récit, le lecteur en déduira- Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions
N o t a Bene, coll. « Littératures », 1999.
lisés. On ne les voit pas, mais il y en a par- t-il qu'il est l'ancêtre des logops ? Probable-
tout, encastrés dans les murs, le mobilier, les ment pas. Le lecteur pourra comparer divers
objets courants. Ils tiennent l'agenda, règlent vaisseaux spatiaux ou héros ainsi que diver- Notes
l'ouverture des portes ou surveillent la qua- ses séquences-cliché tirées d'univers fictifs 1 Alain Bergeron, Phaos, Lévis, A l i r e , 2003.
lité de l'air. Ils font tellement partie de l'en- différents, mais il gardera entre ces derniers 2 Anne Herschberg-Pierrot, « Problématique du
vironnement qu'ils en sont venus à former un certain cloisonnement qui l'empêchera cliché. Sur Flaubert », dans Poétique, n° 43,
l'environnement. Là où sévit l'homme pro- d'amalgamer totalement les différents mots- 1980, p. 336.
lifère le logop. [... ] S'ils sont omniprésents, fiction rencontrés, même si ceux-ci ren- 3 Laurent Jenny, « Structure et fonctions du
cliché. À propos des Impressions d'Afrique »,
c'est que plus personne n'est capable de s'en voient à des concepts sensiblement pareils.
dans Poétique, n° 12, 1972.
passer'3». Les mots-fiction pourront donc, eux aussi,
4 Ruth Amossy, Anne Herschberg-Pierrot,
À l'heure actuelle, aucun lecteur, même agir à la manière de stéréotypes : tout en ne op. cit., p. 74.
novice dans la SF, ne se trouvera déconte- référant à aucun monde fictif précis, ils 5 Ruth Amossy, et Anne Herschberg-Pierrot,
nancé par la présence dans le texte de termes pourront laisser une impression de déjà-vu Stéréotypes et clichés. Langue. Discours. Société,
tels que « logops ». Dans son analyse sémio- au lecteur qui devra alors sélectionner les in- Paris, Nathan Université, 1997, p. 72.
tique de la science-fiction, Marc Angenot a formations à travers le texte afin de recons- 6 Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, Liège,
très bien montré que le récit de SF, contrai- tituer le processus de répétition. À la diffé- Madraga.1994, p. 54.
rement aux autres récits, présuppose des rence qu'ici, contrairement aux autres 7 Ibid., p. 215.
« paradigmes absents », c'est-à-dire qui ne stéréotypes, le mot considéré comme cliché 8 Ibid., p. 218.
référeraient à aucun « paradigme préexistant ne renvoie à aucune réalité et est censé 9 Bergeron, 2003, p. 10.
dans le monde empirique14». Le lecteur se n'exister que dans le monde fictif du récit 10Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, p. 169.
trouverait donc en présence de termes qui que le lecteur est en train de découvrir.
11 V o i r par exemple Jacques Dubois. Le roman
donnent l'illusion de référer à un monde, On l'a vu, si on reproche à la science- policier ou la modernité, Paris, Nathan, 1992.
parfaitement intelligible alors qu'il ne réfère fiction d'être un genre comportant énormé- 12 Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot.
qu'à lui seul. Des syntagmes tels que « lo- ment de clichés, ceux-ci sont essentiels dans p. 8 1 .
gop » agiraient comme des « cases vides15 » la définition générique ainsi que dans 13 Bergeron, op. cit., p. 5.
dans l'énoncé et ne pourraient être compris l'orientation de l'activité lectrice. Le rôle du 14 Marc Angenot, « Le paradigme absent.
du lecteur qu'en fonction du contexte. À la lecteur se révélera alors primordial pour re- Éléments d'une sémiotique de la science-
lecture du texte de science-fiction, le lecteur pérer la répétition et ensuite relier cette der- fiction », dans Poétique, n° 33 (février 1978),
reconstruirait donc un « segment de diction- nière aux critères du genre. Sans oublier que p. 75.
naire forcément incomplet, sans existence la stéréotypie, dans la science-fiction, parti- 15 Ibid., p. 78.
indépendante16 ». cipe au plaisir recherché par ses amateurs. 16 Saint-Gelais, p. 210.