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Québec français

Les approches thématique et mythocritique


Maurice Émond

Numéro 65, mars 1987

URI : https://id.erudit.org/iderudit/45359ac

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Éditeur(s)
Les Publications Québec français

ISSN
0316-2052 (imprimé)
1923-5119 (numérique)

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Citer cet article


Émond, M. (1987). Les approches thématique et mythocritique. Québec français,
(65), 88–91.

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.APPROCHES THÉOBIQUES

Les approches
thématique
et mythocritique
Avec ce numéro, Québec français inaugure une nouvelle chronique destinée à
mieux faire connaître les théories littéraires. Le texte de Maurice Émond a animé la
discussion d'une table-ronde au congrès de l'AQPF le 24 octobre dernier.

Parler des approches thématique et


m y t h o c r i t i q u e , c'est voir surgir à l'esprit
des mots c o m m e thèmes, motifs, ima-
ges, mythes, archétypes, symboles, ima-
ginaire, et bien d'autres. Des mots bien
simples en apparence, utilisés c o u r a m -
ment, mais qui ne sont pas toujours
faciles à définir, leur sens se modifiant
avec les époques, les démarches c r i t i - maurice émond
ques, les utilisateurseux-mêmes. Le mot
t h è m e , par exemple, ne présente à pre-
mière vue aucune difficulté. C'est un mot
qu'on utilise un peu partout, qu'il s'agis-
se d'un thème en musique, en peinture, Au cours des années 1960, la t h é m a t i - cea Eliade) ou des recherches en a n t h r o -
en littérature, en linguistique ou en p o l i - que, par exemple, faisait figure de « n o u - pologie (je pense, en particulier, aux
tique, maisavec, d a n s c h a q u e d i s c i p l i n e , velle c r i t i q u e » devant la critique histori- études de Gilbert Durand dont son livre
un sens différent. Il en est de même du que, à la fois omniprésente et toute-puis- intitulé les Structures anthropologiques
mot mythe qui peut signifier pour les uns sante. En France, en particulier, à la suite de l'imaginaire: i n t r o d u c t i o n à l'archèty-
une histoire sacrée, donc une histoire des travaux de Gaston Bachelard, elle p o l o g i e générale^. On assiste d'ailleurs
vraie, une vérité absolue, et pour les trouvait dans les discours critiques d'un depuis quelques années à un intérêt
autres une pure fiction. Avec de tels Georges Poulet, d'un Jean-Pierre Ri- renouvelé pour une certaine critique
écarts dans l'utilisation de ces mots, il chard, d'un Jean Rousset ou d'un Jean thématique et pour des approches qui lui
n'est guère étonnant de voir les a p p r o - Starobinski, pour ne n o m m e r que c e u x - sont apparentées, telles la m y t h o c r i t i -
ches thématique ou mythocritique e m - là, des applications particulièrement que, l'archétypologie ou la mythanalyse.
prunter mille chemins jusqu'à devenir révélatrices du nouvel esprit critique Je mentionne à titre d'illustration deux
parfaitement méconnaissables pour les a l o r s e n cours. Puis, se sont développées numéros récents de revues privilégiant
uns et les autres. Sans vouloir m'attarder rapidement les approches sémiotiques la théorie littéraire: d ' a b o r d , au Québec,
t r o p longuement à des considérations et formalistes qui ont pris l'avant-scène, la revue Études littéraires de l'université
théoriques, ni présenter une description ce qui n'a pas empêché de n o m b r e u x Laval qui publiait en avril 1984 un
détaillée des différentes approches pos- critiques de continuer d'explorer avec numéro consacré au mythe littéraire 2 .
sibles, il m'apparaît important de bien les succès une critique thématique q u i , tout Plus récemment encore, en novembre
situer les unes par rapport aux autres et en poursuivant dans la voie des aînés, 1985, la revue Poétique 3 , publiée à Paris,
d'en voir quelques applications c o n c r è - s'enrichissait des différents travaux en consacrait un numéro au thème en
tes. histoire des religions (tels ceux de Mir- littérature.

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devant s'en tenir à ce rôle[...]. Au
L'objectivité du critique n'est donc pas de contraire, c'est en termes de vie et de
se départir de son propre imaginaire mais réalité vivante que va se définir, depuis
bien de l'activer pour aller à la rencontre du Jean Piaget et Gilbert Durand, l'Imagi-
sens même d'une oeuvre. naire, carrefour d'échanges entre des
forces opposées et complémentaires[...]
c'est dans ses rapports avec l'Imaginaire
Aux structures de l'imagination correspon- que propose Jean Rousset dans Forme que la littérature cesse d'être le lieu de
dent de toute nécessité des structures et Signification: « [...] zones de coïnci- toute diversion pour devenir expérience
formelles. dence, [...] points de suture [...] les et occasion d'une conversion à une réa-
<thèmes- insistants qui signalent une lité plus vraie, parce que plus totale et
piste de la rêverie peuvent être en même plus vivante, que celle que nous prenons
temps des < schemes > formels par la d'abord comme réfèrent9 ».
fonction qui leur est assignée dans l'or- De tels propos nousconduisentdirec-
ganisation générale, leur situation dans tement à l'attitude critique qui peut être
le développement, leurs phases d'affleu- la nôtre devant un texte littéraire. Il s'agit
rement ou d'immersion, de condensa-
tion ou d'alternance, leur contribution
aux rythmes d'ensemble, leurs relations Il ne faut succomber ni à l'envoûtement du
respectives. Aux structures de l'imagina- texte ni à celui de son propre langage
tion correspondent de toute nécessité critique.
des structures formelles 6 ». En résumé,
le thème littéraire est bien une construc-
tion, un principe organisateur, un lieu de de pratiquer une lecture attentive aux
Mais qu'est-ce que la thématique, convergence, une structure, une« consti- moindres sollicitations du texte, une lec-
qu'est-ce qu'un thème? En linguistique, tution spécifique », unesortede« patron ture la moins prévenue possible, sans
le mot thème occupe une place de plus dynamique ». préméditation systématique. En un pre-
en plus grande, surtout à la suite des Nous nous rapprochons de plus en miertemps, faire une lecture lente, « tout
travaux de linguistes dans le sillage plus d'une réalité particulièrement impor- en antennes et en regards »10, dirait Jean
d'Emile Benveniste. Le mot thème (en tante pour ceux qui pratiquent la théma- Rousset, une lecture qui s'abandonne
anglais topic) opposé à rhème (en tique ou la mythocritique: la réalité de volontiers au texte, confiante de trouver
anglais comment) signifie pour ces lin- l'imaginaire. A ne pas confondre avec dans l'oeuvre même les « lois internes »,
guistes ce dont on parle ou ce « à propos l'inconscient. La thématique n'est pas la l'architecture secrète, la thématique
de » quoi est énoncé la phrase ou le dis- psychocritique. Lors d'une entrevue réa- même.
cours. Si je dis: « Le chien courait vers lisée à Radio-Canada le 20 novembre Mais il ne faut pas se méprendre sur la
son maître », « le chien » est le thème et 1975, Jean-Pierre Richard répondait à natured'unetelle lecture. Il nes'agitnul-
« courait vers son maître », le rhème. André Belleau: « Mais on pourrait dire lement d'une lecture paresseuse, impres-
C'est-à-dire que « le chien » est l'objet à [...] que le regard thématique corres- sionniste ou contemplative, d'une lec-
propos duquel on affirme quelque chose [pond], lui, au niveau de l'élaboration ture passive qui se laisse ballotter par
et « courait vers son maître », ce qu'on dit secondaire, c'est-à-dire celui du sys- l'humeur d'un moment ou la séduction
à propos de l'objet, le commentaire si tème conscient-préconscient, celui où la d'une image. Il s'agit, bien au contraire,
l'on veut. Mais ces définitions linguisti- pulsion se rationalise, se symbolise d'une lecture active et exigeante. Cette
ques ne peuvent s'appliquer en critique aussi et se figure, celui où interviennent absence de préméditation systématique,
littéraire, qui ne s'en tient pas à l'échelle le temps et l'espace, parce que dans l'in- cette lecture non prévenue ne signifie
de la phrase. En littérature, un thème est conscient!...] il n'y a pas de temps ni nullement que le lecteur fait table rase de
plus qu'un segment ou un énoncé. d'espace7 ». Thématique et imaginaire ses connaissances, de sa culture, de sa
Shlomith Rimmon-Kenan le définit com- sont étroitement associés. Bachelard, sensibilité ou de son propre imaginaire.
me « une construction dont l'assem- philosophe de l'imagination, a montré, L'illusion serait justement de croire en
blage s'effectue à partir d'éléments dis- mieux que tout autre, l'importance de cette tabula rasa aristotélicienne, en une
continus du texte. En bref, l'unité plus l'imaginaire. Il affirme dans son livre l'Air objectivité qui reposerait sur le vide inté-
large à laquelle se réfère le thème en et les Songes: « Le vocable fondamental rieur. Une lecture dynamique et créative
littérature n'est pas de l'ordre de la qui correspond à l'imagination, ce n'est exige la participation de tout l'être, tant
phrase mais de celui du texte considéré pas image c'est imaginaire. La valeur de l'intelligence que de la sensibilité. Il
comme un tout, et le texte représente d'une image se mesure à l'étendue de s'agit bien d'une lecture inventive, d'une
plus que la somme de ses phrases" ». son auréole imaginaire. Grâce à l'imagi- lecture qui réinvente. L'objectivité du cri-
Pour ma part, je me rapproche davan- naire, l'imagination est essentiellement tique n'est donc pas de se départir de
tage de la définition qu'en donne Jean- ouverte, évasive. Elle est dans le psy- son propre imaginaire mais bien de l'ac-
Pierre Richard dans son livre sur l'Uni- chisme humain l'expérience même de tiver pour aller à la rencontre du sens
vers imaginaire de Mallarmé: « Un thème l'ouverture, l'expérience même de la même d'une oeuvre. Cette disponibilité
[est] un principe concret d'organisation, nouveauté* ». Dans une conférence pro- privilégie un investissement dynamique
un scheme ou un objet fixe, autour noncée en Italie au mois d'octobre 1982, de tout l'être à la moindre sollicitation du
duquel aurait tendance a se constituer et Jean Burgos, directeur du Centre de texte. « II. ne s'agit pas », ajoute encore
à se déployer un monde... Le thème nous recherche Imaginaire et Création à Richard, « de lire le texte dans sa lettre
apparaît alors comme l'élément transitif Chambéry en France et également au- philologique comme on le faisait autre-
qui nous permet de parcourir en divers teur d'un livre important intitulé Pour fois, mais il s'agit d'apporter au texte une
sens toute l'étendue interne de l'oeuvre, une poétique de l'imaginaire, disait: sorte de surplus de sens. I l y a une infla-
ou plutôt comme l'élément charnière « L'lmaginaire[...] n'est plus aujourd'hui tion du sens11 ».
grâce auquel elle s'articule en un volume le domaine de toutes les évasions ren-
signifiant 5 ». Avec Richard, nous ne dues possibles et renouvelées par les Toutefois, cette lecture offre des
sommes pas loin de cette autre défini- faits et méfaits d'une imagination définie pièges qu'il faut éviter. Le premier est
tion du thème à la fois forme et structure à jamais comme la folle du logis, et l'identification totale à l'oeuvre qui nous

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c o n d u i t à la paraphrase et, à la limite, au Sang lequel illustre bien à lui seul cette
silence. La tentation opposée est de Peut-être plus importante encore que la double appartenance au bien et au mal,
prendre une telle distance que nous fréquence du thème ou de l'image est donc l'éternel c o m b a t de l'ange et de la bête. Il
aboutissons au discours parallèle. Il ne sa valeur stratégique dans l'économie de s'agissait pourtant, au début des C h a m -
faut succomber ni à l'envoûtement du l'oeuvre. bres de bois, d'une image qui pouvait
texte ni à celui de son propre langage sembler bien anodine.
critique. Et l'équilibre n'est pas tant de se Mais il n'y a pas que sa fréquence qui
maintenir entre les deux pôles que d'al- soit importante. Placée tout au début de
ler de l'un à l'autre dans un trajet critique vent être dévoilés, livrés au grand jour. Et l'oeuvre r o m a n e s q u e d ' A n n e Hébert,
qui doit trouver sa propre harmonie. si la fréquence peut être un indice impor- cette image indique d'emblée la p r i -
C'est avec une telle attitude critique tant, il faut être tout aussi attentif à la mauté d'une t h é m a t i q u e qui ne fera que
que nous pouvons entreprendre la lec- place qu'occupe telle image ou tel thème s'amplifier. Placée également au début
ture d'un roman afin de découvrir au fil dans l'économie générale de l'oeuvre. des Chambres de bois, elle illustre la
des pages tout un réseau de thèmes, Un thème omniprésent au début du thématique du roman, tout le c o m b a t de
d'images et de motifs proposant un lan- roman peut subitement se m é t a m o r p h o - Catherine contre le noir de son pays et la
gage neuf, donnant au texte sa tonalité, ser, se fondre à d'autres, disparaître pour nuit des chambres de Michel. Dans la
son atmosphère, sa coloration particu- surgir à la fin avec plus de force. Peut- phrase elle-même, l'image de l'échiquier
lière. C'est vraiment partir à la d é c o u - être plus importante encore que la fré- prend une signification particulière puis-
verte d'un univers neuf et vivant, d'une quence du thème ou de l'image est donc que cet échiquier luisait, brillait, i n d i -
« terre inconnue ». Anne Hébert écrit: sa valeur stratégique dans l'économie de quant déjà le t r i o m p h e de Catherine sur
« Celui qui aborde cette terre inconnue l'oeuvre.
ne se sent-il pas dépaysé, désarmé, tel Prenons un exemple. Quand je lis à la Si le regard du lecteur d'un livre peut s'at-
un voyageur q u i , après avoir marché première page du roman les Chambres tarder, en un premier temps, à la nouveauté
longtemps sur des routes sèches, aveu- de bois d'Anne Hébert cette phrase:
des images, il peut également vouloir
glantes de soleil, tout à c o u p , entre en « Les fenêtres de Catherine étaient clai-
forêt? Le changement est si brusque, la
découvrir en elles leur appartenance à l'uni-
res, le carrelage de la cuisine luisait
vie fraîche sous les arbres ressemble si c o m m e un bel échiquier noir et blanc 1 4 », versel. Il débouche alors sur des images
peu au soleil dur qu'il vient de quitter, j'y découvre un grand nombre d'images archétypales et mythiques.
que cet h o m m e est saisi par l'étrangeté particulièrement importantes. Pourtant,
du monde et qu'il s'abandonne à l'en- l'une d'entre elles, « c o m m e un bel é c h i - les forces adverses. Dès lors, on c o m -
chantement, subjugué par un loi n o u - quier noir et blanc », qui apparaît ici prend mieux p o u r q u o i les fenêtres de
velle, totale, et envahissante, tandis qu'il c o m m e une simple c o m p a r a i s o n , sera Catherine étaient toujours claires et son
expérimente avec tous ses sens altérés, reprise c o n s t a m m e n t sous diverses for- carrelage luisant, et p o u r q u o i elle est
l a f r a î c h e u r e x t r a o r d i n a i r e d e la forêt 1 2 ». mes et à divers niveaux du roman jusqu'à comparée plus loin dans le roman à une
Cette loi nouvelle, totale et envahis- devenir le véritable leitmotiv non seule- « taupe aveugle creusant sa galerie vers
sante, le voyageur-lecteur ne peut la ment des deux premières parties du la lumière 1 6 ». Elle était, en quelque
découvrir d'emblée. Il doit parfois s'ar- roman qui en c o m p r e n d trois, mais éga- sorte, prédestinée à triompher des puis-
mer de patience pourjustement explorer lement de l'ensemble des romans qui sances nocturnes. Je n'ai examiné, et
tous les espaces et recoins de ce n o u - suivront, voire de l'ensemble de l'oeuvre trop sommairement, qu'une image. L'es-
veau monde. « Il lira donc l'oeuvre en de l'écrivaine. Derrière cette image bana- pace le permettant, il faudrait en analy-
tout sens », dit Jean Rousset, « adoptera le d'un échiquier noir et blanc se p r o f i - ser plusieurs jusqu'à dégager tous les
des perspectives variables mais toujours lent donc une thématique et une dialec- réseaux thématiques du roman, jusqu'à
liées entre elles, discernera des parcours t i q u e de vie et de mort, de j o u r e t de nuit, voir se constituer l'imaginaire même
formels et spirituels, des tracés privilé- du Mal et du Bien, d'un combat sans dont je parlais plus haut 1 7 .
giés, des trames de motifs ou de thèmes cesse repris entre des forces opposées Si la thématique vise d'abord à mettre
qu'il suivra dans leurs reprises et leurs qui fourbissent continuellement leurs en évidence des thèmes et des images
métamorphoses, explorant les surfaces armes pour mieux s'affronter. Cette privilégiés par tel ou tel auteur et arrive
et creusant les dessous jusqu'à ce que image connaîtra mille métamorphoses de la sorte à décrire et à analyser un
lui apparaissent le centre ou les centres mais demeurera toujours présente for- monde imaginaire unique à chaque é c r i -
de convergences, le foyer d'où rayon- mant un réseau d'images et de thèmes vain ou écrivaine, une forme particulière
nent toutes les structures et toutes les constituant le foyer de convergence, le d'expression littéraire, elle rencontre
significations... 1 3 ». Car ce n'est pas au patron d y n a m i q u e , l'architecture secrè- dans son parcours des carrefours d'ima-
premier regard qu'apparaissent les (ou te. Songez, par exemple, à l'importance ges et de thèmes qui rejoignent l'univer-
le) thèmes d o m i n a n t s pas plus que ce ou du jeu d'échec dans le roman K a m o u - sel. Si le regard du l e c t e u r d ' u n livre peut
ces foyers de convergence. Il faut c o m - raska. George Nelson et son cheval noir s'attarder, en un premier temps, à la
mencer par relever systématiquement se lancent sur la neige blanche à la pour- nouveauté des images, il peut également
les images, les motifs ou les mots clefs, suite d'Antoine Tassy. Si je prête la vouloir découvrir en elles leur apparte-
qu'il s'agisse de la topographie des lieux, parole à George lui-même, je lis ces n a n c e à l'universel. Il d é b o u c h e alors sur
des couleurs, des odeurs, des bruits, des phrases: « Je lui prendrai sa tour. Je lui des images archétypales et mythiques.
figures animales et humaines, des ma- prendrai sa reine. Je lui prendrai sa Thèmes et images particulières se nour-
tières (eau, air, feu, terre, neige...). Tout f e m m e , il le faut [...] Je rétablirai la jus- rissent aux sources inépuisables des
ce qui nourrit l'imaginaire mérite un tice initiale du vainqueur et du vaincu archétypes et des mythes. De la théma-
examen attentif. Ensuite, il faut être sen- [...] Échec et mat, m o n vieux Tassy. Le tique nous passons alors à la m y t h o c r i t i -
sible aux récurrences, aux fréquences. plus rapide joue et gagne 1 5 ». L'échiquier que et à l'archétypologie.
Les images et thèmes majeurs d'une noir et blanc du carrelage de cuisine de Contrairement à la thématique, la
oeuvre, ceux qui charpentent l'architec- Catherine s'est transformé en jeu d'échec m y t h o c r i t i q u e ne recherche pas ce qu'il
ture du livre se révèlent d'abord par leur véritable, en combat de vie et de mort. Ce peut y avoir de spécifique, de personnel,
fréquence. Tantôt omniprésents, tantôt même combat sera repris dans les d'irremplaçable chez un auteur, mais ce
déguisés, apparaissant au détour d'une Enfants d u sabbat et les Fous de Bassan. qu'il y a d'universel, de collectif. Elle
d e s c r i p t i o n ou d'un mot, les thèmes Songez tout simplement au costume dépasse l'oeuvre individuelle pour aller
c o m m e les images fondamentales d o i - noir et blanc des religieuses du Précieux- vers des données générales. La m y t h o -

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critique veut dévoiler les images archaï- a v é c u ne facilité j'oserais dire instinctive, grandes perspectives mythiques de m o -
ques, les archétypes, les mythes qui se ces couches profondes de la psyché, cet ments historiques et culturels collectifs,
cachent derrière les personnages, les inconscient collectif des hommes de la mythanalyse est plus ambitieuse que
convergences thématiques, l'organisa- tous les pays et de tous les temps. Le la mythocritique. Mais, qu'il s'agisse de
tion même du roman. Derrière tel per- roman A s h i n i c o m m e n c e par ces phra- la thématique, de la mythocritique ou de
sonnage peut se profiler la figure de ses:» Quand elle fut morte, j'ai lié sa jupe la m y t h a n a l y s e , le m y t h e apparaît
Prométhée, d'Orphée ou de Dionysos. aux chevilles. J'ai attaché ses mains c o m m e le point de convergence des
Telle structure spatio-temporelle rejoin- qu'elles ne ballent point. Puis du tronc regards, le « carrefour sémantique » a u -
dra l'archétype de l'âge d'or, du temps et des bouleaux proches j'ai déroulé de quel a b o u t i s s e n t f i n a l e m e n t c e s lectures
de l'espace sacrés. Tel autre scheme longues lanières d'écorce dans lesquel- du texte. Dans un élan d'optimisme, ne
romanesque reproduira l'archétype de la les j'ai enseveli l e c o r p s f l a s q u e e t e n c o r e pourrait-on espérer qu'il puisse être un
descente aux enfers. Dès lors, la m y t h o - tiède. 0 Avec mes mains et mon couteau terrain d'entente possible dans la mêlée
j'ai creusé au pied d'un grand pin la générale des diverses approches ou lec-
couche d'aiguilles et la terre meuble." tures du roman?
Plus riche, est le roman qui retrouve les Une fosse en ouest pour que la femme
grands archétypes dans l'élan créateur d'une sache voyager tout droit vers le pays des
Bonnes Chasses. 0 Sur le tronc du grand
imagination qui réactualise les grandes
pin j'ai gravé le signe du repos 1 8 . Gilbert Durand, les Structures anthropo-
figures universelles, parfois même à l'insu logiques de l'imaginaire; introduction à
Ashini a c c o m p l i t ici des gestes a n t i -
de l'auteur. iarchètypologie générale, Paris, Bordas,
ques, véritable rituel d'enterrement qui
1969, 552 p. (Coll. Études supérieures).
annonce la restauration du temps m y t h i - « Le Mythe littéraire et l'histoire », Études
critique a partie liée avec d'autres d i s c i - que et permet la récupération du temps littéraires, vol. 17, n° 1 (avril 1984), 198 p.
plines telles l'anthropologie, l'histoire sacré des origines. Tout le roman illustre « Du thème en littérature », Poétique, n° 64
des religions, l'histoire des mythologies cette tentative désespérée de réintégrer (novembre 1985), 516 p.
et les sciences de l'homme en général. le paradis perdu, l'âge d'or, archétype Shlomith Rimmon-Kenan, « Qu'est-ce
La lecture d'un roman, selon cette souvent privilégié en littérature. Le ro- qu'un thème? », Poétique, n° 64 (novem-
méthode, peut adopter essentiellement man de Thériault se construit tel un cer- bre 1985) p. 399.
deux approches. Le lecteur peut partir cle nous ramenant sans cesse au point Jean-Pierre Richard, l'Univers imaginaire
d'un récit mythique, d'une figure m y t h o - de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 24 et 26.
de départ. L'épilogue n o u s f a i t j u s t e m e n t
Jean Rousset, Forme et Signification.
logique ou d'un archétype pour ensuite entendre la voix d'Ashini, décédé, habi- Essais sur les structures littéraires de Cor-
l'appliquer au roman. Ou il peut partir tant désormais le territoire sacré des neille à Claudel, Paris, Librairie José Corti,
d'indices thématiques et de motifs divers ancêtres, les Terres de Bonnes Chasses. 1970, p. XV.
pour remonter jusqu'au récit mythique, à La f o r m e même du roman propose Regards neufs sur la littérature: la fascina-
la figure m y t h o l o g i q u e ou à l'archétype. l'éternité 19 . tion des sciences humaines (II), Montréal,
Certains romans e n c o u r a g e n t la pre- Services des transcriptions et dérivés de la
mière approche, soit parce que leur titre radio, cahier n° 4, Maison de Radio-
même nous met déjà sur une piste (pen- Canada, le 20 novembre 1975, p. 7 (invités:
Dans un élan d'optimisme, ne pourrait-on Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski et
sez à des titres c o m m e les Travaux espérer qu'il puisse être un terrain d'en- Marthe Robert; texte et interview: André
d'Hercule (1947) d'Agatha Christie, à
tente possible dans la mêlée générale des Belleau; réalisation: Fernand Ouellette).
l'Ulysse (1922) de James Joyce, au Vol Gaston Bachelard, l'Air et les Songes,
d'Icare (1969) de Raymond Queneau
diverses approches ou lectures du roman?
Paris, Librairie José Corti. 1972, p. 7.
pour ne citer que ceux-là, soit parce que Jean Burgos, « Littérature et Imaginaire »,
l'auteur, dans le cours du récit, a m u l t i - la Letteratura e l'Immaginario; Problemi
plié les motifs mythologiques, livrant La m y t h o c r i t i q u e , si elle peut s'attar- di semantica e di storia del lessico tranco-
même à l'occasion des références mytho- der à un seul roman, à un seul auteur, italiano, Atti dell'XI Convegno délia
logiques précises. peut encore élargir son champ d'action à Société Universitaria per gli studi di lin-
gua e letteratura francese, Verona, 14-16
Pourtant, les romans où les indices un groupe d'écrivains, à une période
ottobre, 1982, p. 14-15.
m y t h o l o g i q u e s sont très évidents ne donnée, mettant alors en évidence les Jean Rousset, op. cit., p. XV.
sont pas nécessairement les plus fidèles grands mythes directeurs et leurs trans- Entrevue citée, p. 4.
aux images archaïques ou aux grands formations significatives dans les oeu- Anne Hébert, Poèmes, Paris, Seuil, 1960.
mythes. Les allusions m y t h o l o g i q u e s vres d'une époque et d'un milieu précis. p. 68 s.
peuvent être le résultat d'une é r u d i t i o n Elle peut montrer comment tel écrivain Jean Rousset, op. cit., p. XV.
trop évidente ou d'une simple référence reproduit la mythologie dominante ou, Anne Hébert, les Chambres de bois, Paris,
livresque. Plus riche, souvent, est le au contraire, la modifie. La m y t h o c r i t i - Seuil, 1958, p. 27.
roman qui retrouve les grands arché- que d é b o u c h e alors sur la mythanalyse Anne Hébert. Kamouraska, Paris, Seuil,
types dans l'élan créateur d'une i m a g i - qui veut c o m p r e n d r e les orientations 1970, p. 129 et 234.
nation qui réactulise les grandes figures mythiques d'une collectivité. Le terme CB, p. 179.
« mythanalyse », selon Gilbert Durand, C'est d'ailleurs ce que j'ai tenté de faire
universelles, parfois même à l'insu de
dans le livre que j'ai publié sur Anne
l'auteur. Mais la tâche du lecteur n'est « définit une méthode d'analyse scienti-
Hébert aux Presses de l'Université Laval:
pas facilitée pour autant puisqu'il doit fique des mythes afin d'en tirer non seu- « la Femme à la fenêtre; l'univers symboli-
retracer le mythe dans le foisonnement lement le sens psychologique [...] mais que d'Anne Hébert dans les Chambres de
des images, thèmes et motifs qui ne révè- le sens sociologique [...] La mythanalyse bois, Kamouraska et les Enfants du sab-
lent que progressivement sous leur sociologique [...] s'inspirant à la fois des bat, Québec, 1984, 390(2] p. (Coll. Vie des
masque moderne leur appartenance à travaux du structuralisme de Claude lettres québécoises).
des images archaïques, à des mythes Lévi-Strauss, mais également [...] de Yves Thériault, Ashini, Montréal. Fides,
plus anciens. toutes les recherches thématiques ou 1960, p. 11.
Certains romanciers, d'ailleurs, se prê- des analyses sémantiques de contenus, Cf. mon article intitulé « Ashini ou la nos-
talgie du Paradis perdu », Voix et Images,
tent plus volontiers à cette lecture tente de cerner les grands mythes direc-
n° 9 (1975), p. 35-62.
m y t h o c r i t i q u e . Tel est le cas d'un auteur teurs des moments historiques et des Gilbert Durand, Figures mythiques et
c o m m e Yves Thériault, par exemple, types de groupes et de relations socia- Visages de l'oeuvre, Paris, Berg interna-
écrivain visionnaire qui sait rejoindre, les 20 ». En voulant ainsi décoder les tional, 1979, p. 313.

Numéro 65, mars 1987 Quebec français 91

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