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LES ARTS POÉTIQUES

DU XIIIe AU XVIIe SIÈCLE


culture et littérature latines à travers les siècles
latin culture and literature through the ages

Comité de Rédaction – Editorial Board

Perrine G aland – Wim V erbaal

2017
LES ARTS POÉTIQUES
DU XIIIe AU XVIIe SIÈCLE
TENSIONS ET DIALOGUE
ENTRE THÉORIE ET PR ATIQUE

Études réunies par


Grégory E ms et Mathieu M inet

2017
Publié avec le soutien de l’Institut Universitaire de France univ
Lille Nord de France, E59000 Lille, France UdL3, STL,
F-59653 Villeneuve d’Ascq France, CNRS UMR 8163

© 2017 (Turnhout – Belgium)

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without the prior permission of the publisher.

D/2017/0095/53
ISBN 978-2-503-52991-2
DOI 10.1484/M.LATIN-EB.5.107420
Grégory E ms
Mathieu M inet

INTRODUCTION

L e colloque qui s ’est tenu à B ruxelles les 27 et 28 octobre


2011, et dont ce volume constitue in fine un lointain avatar, se propo-
sait d’étudier par différents biais la problématique de la création poé-
tique dans la perspective très particulière de la tension qui s’y instaure
entre innovation de l’auteur et conformité aux modèles préétablis.
Par là, il s’agissait principalement de considérer la pratique de poètes
à l’aune de modèles théoriques, les fameux « arts poétiques » censés
guider la composition, formaliser les genres, bref canoniser des normes
esthétiques.
L’objectif subsidiaire, mais d’où procédait au fond l’originalité du
colloque, était d’appliquer ce cadre d’analyse sur des « domaines »
d’étude habituellement isolés les uns des autres par les structures
– canoniques elles aussi – des études littéraires : en décloisonnant
les périodes médiévale et renaissante d’une part, les langues latine et
vernaculaires de l’autre, nous espérions mettre en lumière des habitus
poétiques indépendants de nos catégories, ou au contraire observer les
glissements qui s’opèrent en la matière dans un continuum historique
et linguistique.
Entre notre ambition initiale et le présent ouvrage s’est toutefois
creusé un inévitable et heureux hiatus. Les différentes contributions
collectées ici révèlent en effet le caractère naïf voire dangereusement ré-
ducteur d’une démarche articulée uniquement en termes d’innovation,
de soumission ou de subversion par rapport à des modèles préexistants :
d’une part, ces notions de distanciation-sujétion se subordonnent elles-
mêmes à des motivations et des contingences conditionnant de façon
plus prégnante et plus évidente la pratique du poète ; d’autre part, il y
a dans la terminologie « auteur », « composition », « normes », etc.,
nombre d’a priori qui en font, pour notre sujet d’étude, des catégories
parfois inopérantes. Pour ne pas déflorer la teneur des articles, nous
ne ferons qu’évoquer, dans cette introduction, quelques réalités impor-

5
6 gr égory ems & m athi eu mi net

tantes qui sous-tendent la création et la théorisation poétiques, et – en


négatif – les quelques mythes qui ne doivent pas embuer la compréhen-
sion de ces phénomènes.
Premièrement, il convient de se méfier du paradigme trop évident
qui présente la praxis comme résultant nécessairement (et chronologi-
quement) de théories et modèles : si le prestige ancestral de l’Épître aux
Pisons, canon du genre, nous convainc de la valeur prescriptive des arts
poétiques, ces ouvrages sont souvent produits dans un « après-coup »
afin de décrire ou de légitimer une pratique. Cette question de l’anté-
cédence, comme le démontrera l’article de Michel Jourde, n’a pas été
sans impact sur la conception même de l’émergence de la poésie.
Ce constat nous amène naturellement à un deuxième point, à savoir
la définition d’« art poétique » en tant que genre : la « poétique des
arts poétiques », si l’on ose dire, est comme tout autre genre fonction
de conditions humaines et matérielles qui entourent sa production.
Ainsi, selon qu’un auteur écrive dans le cadre d’une cour princière,
d’une école ou parmi ses pairs, son métadiscours revêtira des tours dif-
férents : déployée sous la forme d’une préface, d’un traité ou d’une cor-
respondance, la théorie poétique relèvera d’aspirations bien distinctes.
Non nécessairement destinée à baliser la pratique, elle se proposera
parfois tout au plus d’aiguiser le sens critique du lecteur ou de rendre
hommage aux œuvres d’un poète.
À ces contingences contextuelles sont liées celles qui ont trait, troi-
sièmement et plus prosaïquement encore, à l’« objet-livre » lui-même :
produit d’un éditeur-libraire, manuel scolaire, le support du texte
est l’enjeu de dynamiques qui dépassent souvent, et de très loin, son
auteur. Le cas des anthologies annexées pour raison mercantile à des
arts poétiques, évoqué par Jean-Charles Monferran, est à ce titre exem-
plaire. On songera que, jusque tard, les différents intervenants dans la
production du livre, qu’il s’agisse – selon les époques – du commandi-
taire, du copiste, du scholiaste, de l’auteur du frontispice (voir l’article
d’Annelyse Lemmens) ou de l’imprimeur, entretiennent avec l’« auteur
réel » des rapports complexes, qui parfois contribuent à le déposséder
de son œuvre.
Ces dernières considérations, qui mettent littéralement en jeu la
notion d’ « autorité » dans notre compréhension du statut de l’auteur,
doivent nous amener à garder, par rapport aux principes d’ « intention-
nalité », d’ « innovation » ou de « créativité », une distance critique.
Et partant de repenser les catégories d’influence, d’imitation (voir le
décryptage que Tom Deneire propose de l’imitatio), de tradition, de
subversion, etc., que l’on voit à l’œuvre, notamment, dans l’analyse de
introduction 7

la pratique d’auteurs dans le cadre d’un genre codifié (voir sur ce point
les analyses d’Aline Smeesters et de Virginie Leroux).

Outre qu’elle rassemble les communications qui furent présentées


lors du colloque précité, cette publication comprend aussi plusieurs
contributions de chercheurs qui ont accepté de s’investir dans notre
projet, qu’ils ont à leur tour enrichi. L’unité de l’ensemble ainsi obtenu
est garantie par les nombreux points de contact thématiques et métho-
dologiques entre les différents articles. Ces lignes de force nous ont
d’ailleurs semblé, pour l’organisation du volume, constituer des critères
plus opérants qu’une distribution purement chronologique distinguant
– parfois artificiellement – Moyen-Âge et Renaissance. Quatre groupes
ont ainsi pu être dégagés.
Cinq articles, rassemblés dans la section « enjeux critiques de la rela-
tion entre théorie et pratique », proposent une réflexion sur la place
et le statut des Arts poétiques au regard de la pratique poétique. En
dressant un panorama des textes théoriques normalisant la poétique
en moyen français, Olivier Delsaux (« Défense et illustration des arts
‘poétiques’ français de la fin du Moyen Âge ») montre bien les limites
des « arts poétiques » médiévaux (s’il est permis de dénommer ainsi
les textes normatifs), qui échouent « à rendre compte de la richesse et
de la diversité des pratiques ». Sur base d’une sélection d’auteurs repré-
sentatifs du Moyen Âge central (xi e-xiii e siècle), Elsa Marguin-Hamon
(« Entre conservatoire et espace de liberté : la poésie médiolatine et ses
implications théoriques en question ») examine comment s’est opérée
la symbiose entre héritage et innovation, entre une volonté de faire des
traités des « conservatoires » de pratiques attestées et d’intégrer les
nouveautés les plus récentes. L’Art poétique n’est dès lors jamais en re-
trait des enjeux poétiques de son époque et des préférences esthétiques
qui la traversent. C’est que, comme le rappelle Adrian Armstrong
(« Théorie et pratique, aller et retour : l’art de rhétorique et la poésie
de Jean Molinet dans deux recueils manuscrits »), les théoriciens sont
en général aussi et avant tout des praticiens. D’où la pertinence mais
surtout l’intérêt d’analyser les considérations théoriques d’un auteur
tel que Jean Molinet au regard de ses propres productions poétiques,
particulièrement lorsque les deux types d’œuvres sont rassemblés au
sein d’un même manuscrit. Jean-Charles Monferran (« De l’antholo-
gie et de l’art poétique français à la Renaissance ») s’intéresse pour une
autre période, la Renaissance, à des questionnements similaires à ceux
d’Adrian Armstrong et d’Elsa Marguin-Hamon, à savoir d’une part les
relations entre les arts poétiques et les recueils de poésies, et d’autre
8 gr égory ems & m athi eu mi net

part le statut de l’art poétique qui ne prescrit pas tant qu’il entérine
une pratique et intègre des innovations. Toujours concernant la Renais-
sance, Michel Jourde, pour sa part, insiste d’emblée sur le fait que la
poésie est à la confluence de deux sources : la lecture des poésies anté-
rieures et la compulsion des Arts poétiques, qui fournissent les règles et
partant systématisent un art. La question de savoir qui de la poésie ou
de la poétique a l’antécédence a pourtant été posée par les auteurs de la
Renaissance. C’est ce que M. Jourde examine chez quelques auteurs du
x v i e siècle et, en particulier, chez Jacques Peletier du Mans en pointant
les enjeux qu’un tel questionnement fait émerger (« La poésie avant la
poétique : enjeux d’une antécédence chez Jacques Peletier du Mans »).
Une deuxième section (« par-delà la problématique théorie-pra-
tique ») réunit les articles qui envisagent le rapport entre théorie et
pratique par le biais d’une approche latérale, ou articulant cette problé-
matique avec des questions qui la mettent en jeu. Annelyse Lemmens
(« Le frontispice, mise en scène de la poésie néo-latine… ») envisage les
frontispices des Arts poétiques ou des recueils de poésies, et met au jour
les différents rôles qu’ils jouent au sein de l’œuvre : liminaire de l’œuvre,
le frontispice invite le lecteur à y pénétrer mais en propose aussi un
programme synthétique, marqué par des considérations politiques ou
faisant prévaloir certaines préférences esthétiques. Jane H. M. Taylor
(« A Grammar of Legibility… ») insiste sur l’importance d’une étude
de la « mise en texte » des Arts poétiques, en envisageant le cas parti-
culier du Grant et vray art de pleine Rhetorique de Pierre Fabry, dont
le paratexte fournit aux lecteurs un appareil facilitant une consultation
ponctuelle de l’ouvrage. Travaillant sur un corpus de textes produits
ou traduits au sein d’univers culturels différents, mais toujours dans
un contexte polémique et dans une visée politique, Nathalie Hancisse
(« ‘I’ay mis la main au papier pour escrire / d’un different que i’ay voulu
transcrire’: translation, politics and Mary Stuart’s poetical voice ») en-
visage l’influence des poésies en langues étrangères sur la production
anglophone, en analysant les interactions entre le texte-source et ses
traductions. Enfin, Tom Deneire (« Reconsidering Imitatio Auctorum.
A dynamic-functionalist approach to imitation in neo-latin poetry »)
interroge cette notion d’influence et d’innutrition sous l’angle de
l’imitatio, processus dont il décortique la complexité, et dont l’étude
déborde largement le cadre de la simple recherche de loci similes.
Une troisième et dernière section est consacrée à l’« étude des pra-
tiques à l’aune des théories », avec un focus d’une part sur quelques au-
teurs et d’autre part sur quelques genres. Ludmilla Evdokimova (« L’art
de la parole et la gradation des styles dans les poèmes lyriques de
introduction 9

Deschamps ») propose d’examiner l’œuvre d’Eustache Deschamps sur


la base des préceptes et doctrines en vigueur au Moyen-Âge. Michiel
Verweij (« La comédie scolaire néo-latine ou comment écrire des textes
classiques sans modèle théorique ? »), Aline Smeesters (« Le geneth-
liacon Salonini et le genethliacon Lucani comme modèles pratiques [et
théoriques ?] du poème généthliaque néo-latin ») et Virginie Leroux
(« Théorie et pratique de l’élégie latine au x v i e siècle ») envisagent trois
genres qui ont été l’objet d’un nombre restreint de prescriptions. Une
étude des œuvres se révèle dès lors être le seul moyen pour en dégager
des « modèles pratiques » (A. Smeesters) qui ont influencé les poètes
néo-latins dans la rédaction de leurs œuvres. Mais cette influence est
souvent multiple et polymorphe : nombreux sont les auteurs-jalons et
les filtres qui marquent de leur empreinte les différentes formes d’un
genre (V. Leroux). Une analyse des pratiques peut aussi déboucher sur
le constat que les auteurs avaient une conception assez superficielle des
critères qui font le genre (M. Verweij). Perrine Galand s’interrogera
pour terminer (« Jean Salmon Macrin éditeur et lecteur de Vida ») sur
l’attitude ambivalente de Macrin, qui promeut la diffusion de la poé-
tique de Vida tout en s’en démarquant radicalement en tant qu’auteur.
Au fil de ces travaux, il apparaît que l’analyse de la relation
entre théorie et pratique poétiques ne peut se réduire à la confronta-
tion entre les arts poétiques d’une part et les poésies de l’autre ; qu’en
outre, l’étude des textes « canonisant » la création poétique ne consti-
tue qu’une perspective parmi de nombreuses autres approches possibles
du phénomène. C’est que l’« art poétique », genre ou du moins type
d’écrits à part entière, entretient avec la praxis des rapports variés, qui
vont de la complémentarité à la discordance, avec entre ces deux ex-
trêmes divers degrés de compatibilité, et doivent en cela se comprendre
hors du cadre strict de leur prétention à la normalisation.

Avant de clôturer cette introduction, nous tenons à exprimer notre


gratitude aux institutions et aux personnes qui nous ont soutenus dans
l’organisation du colloque, puis dans sa publication. Notre projet initial
d’organiser une journée d’étude et d’y réunir autour de la question poé-
tique quelques doctorants dans le domaine de la littérature néo-latine
s’est rapidement transformé en un colloque international ouvert à des
chercheurs de divers horizons et disciplines, et ce grâce aux encourage-
ments – renouvelés lorsqu’il s’est agi de publier les actes – de Perrine
Galand, que nous remercions chaleureusement.
Les deux journées du colloque n’auraient pas été possibles sans le
soutien financier et logistique du Fonds national pour la Recherche
10 gr égory ems & m athi eu mi net

scientifique (via un Financement FSR en soutien aux Écoles Doctorales


du FNRS), des groupes de recherche « Rome et ses Renaissances »
de l’EPHE (Université de Paris-Sorbonne) et du GEMCA (Group for
Early Modern Cultural Analysis, Université catholique de Louvain,
dont la directrice, Agnès Guiderdoni, nous a particulièrement aidés),
mais aussi l’Académie royale de Belgique, qui a accueilli le colloque
dans ses murs.
Il nous faut enfin remercier les auteurs qui ont participé au col-
loque ou ont rejoint l’aventure en cours de route, ainsi que les « figures
tutélaires » qui nous ont, avec Madame Galand, accompagnés durant
toute l’élaboration du présent ouvrage : les Professeurs Aline Smeesters
(UCL, FNRS) et Lambert Isebaert (UCL), notre promoteur commun,
à qui nous avons confié le mot inaugural.
Lambert I sebaert

DISCOURS INAUGUR AL

« Tout v ér itable chef - d ’œu v r e a v iolé la loi d ’un genr e


éta bli » : les historiens et théoriciens de la littérature connaissent bien
cette phrase nettement tranchée de Benedetto Croce (1902), qui est un
rejet de la classification formelle et de la définition générique a priori
des œuvres littéraires. Une telle déclaration a du moins le mérite de
faire ressortir très clairement l’idée-force, qui anime et sous-tend la ren-
contre de ces deux jours sur les Arts poétiques et qui peut se résumer,
selon les termes mêmes de l’annonce du colloque, par la « tension entre
licence poétique et codification », c’est-à-dire entre liberté créatrice et
rigueur normative, entre originalité et tradition.
Face aux règles du code en vigueur se situent donc, en s’opposant
comme des pôles extrêmes, la transgression audacieuse des frontières et
la soumission servile aux règles. Cette antinomie peut encore s’énon-
cer à un niveau plus profond, qui se rapporte alors au processus même
de la création littéraire : l’opposition de l’intuition et du calcul métho-
dique, de la spontanéité et de la raison ordonnée, de la nature et de
l’effort, du génie et de la maîtrise technique.
À vrai dire, la tension marquée entre le savoir donné et la compé-
tence acquise, entre la grâce de l’inspiration et le labeur de la création,
bref tout ce qui différencie le poeta vates et le poeta faber, se lit déjà, dès
le commencement de l’histoire de la littérature grecque, chez Homère
et plus encore chez Hésiode, qui nous livre, au début de la Théogonie,
des réflexions proprement métapoétiques. En effet, le poète s’y présente
comme le serviteur des Muses (Μουσάων θεράπων, v. 100), qui lui
accordent, en retour de sa dévotion, le don de l’inspiration ; grâce à
ce privilège, qui lui permettra notamment de distinguer le vrai et le
faux, Hésiode peut désormais chanter les réalités du passé et de l’ave-
nir : « Pour bâton, elles m’offrirent un superbe rameau par elles déta-
ché d’un olivier florissant ; puis, elles m’inspirèrent des accents divins,
pour que je glorifie ce qui sera et ce qui fut » (v. 30‑32). Mais, d’autre
part, le favori des Muses est aussi un ouvrier du verbe : chez Homère,

11
12 l a m bert iseba ert

le poète est désigné comme un « charpentier de paroles » (ἐπέων


τέκτων) ; et Hésiode encore, dans un passage significatif des Travaux
et des Jours, associe dans une même énumération potiers, charpentiers
et chanteurs (v. 25‑26). C’est que l’activité du poète est aussi un tra-
vail d’artisan, comme l’ouvrage du potier (κεραμεύς) ou le métier du
charpentier (τέκτων) : chacun, dans son domaine propre, s’adonne à un
agencement, une mise en forme, une articulation ordonnée de la ma-
tière brute. La technique littéraire est ainsi comparable à la technique
de la charpente ou de la menuiserie : le poète ajuste ses paroles comme
l’ouvrier du bois ajuste les pièces qu’il assemble. La conception de la
poésie comme un travail d’agencement, d’ajustement des mots plonge
d’ailleurs ses racines très loin dans l’histoire : la comparaison linguis-
tique a démontré qu’elle remonte à l’époque proto-indo-européenne ;
elle détermine aussi l’étymologie du nom grec de l’art, τέχνη, qui dé-
signe le « savoir-faire », le « métier », la « maîtrise » se rapportant à
l’origine au travail du bois. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer le
mot ars, l’équivalent latin de la τέχνη grecque, tire semblablement son
nom d’une vieille racine *ar- signifiant « adapter, ajuster, ordonner ».
Il convient de noter à ce propos que, pour Hésiode et les Anciens en
général, les deux pôles que représentent le poeta vates et le poeta faber
ne sont pas antinomiques par nature, mais s’appellent l’un l’autre pour
former une synthèse. La métaphore de l’art poétique comme maîtrise
technique révèle ainsi la nécessité d’organiser et de travailler la matière,
encore informe et désordonnée, qui jaillit de l’inspiration. On peut
aussi dire que l’œuvre littéraire a, pour les Anciens, d’autant plus de
vigueur et de force expressive qu’elle est orientée et canalisée par les
règles et les lois qui en assurent l’excellence technique.
Pour revenir à l’association du poète, du charpentier et du potier,
le passage déjà cité des Travaux et des Jours énonce celle-ci dans un
contexte de rivalité et de jalousie : « le potier en veut au potier, le char-
pentier au charpentier, le chanteur au chanteur » (v. 25‑26). Comme
l’ouvrier et l’artisan, le poète élu des Muses est mû par une saine ja-
lousie (ἀγαθὴ ἔρις), qui le pousse à rivaliser avec ses collègues et à les
dépasser par son art. L’émulation des chanteurs donnera lieu, en Grèce
archaïque, à des concours poétiques, comme celui de Chalcis, où, selon
la légende, Hésiode triompha d’Homère. Plus tard, le lien intrinsèque
entre émulation et excellence technique se manifestera plus clairement
encore dans la figure du poeta doctus, qui cherche à égaler ou à sur-
passer les modèles traditionnels qu’il se propose d’imiter. Aemulatio
et imitatio sont ainsi un nouvel avatar de l’opposition décrite il y a
quelques instants en termes de liberté et de contrainte.
discours inaugur a l 13

Si, comme on le dit souvent, l’essence de l’humanisme est la poésie et


la rhétorique1, alors le prototype de l’humaniste doit être précisément
le poeta doctus, tel que nous venons de le caractériser et dont l’ambition
artistique majeure est l’imitatio et aemulatio veterum, ce qui implique
entre autres le rejet des formes typiques de la poésie médiévale (rime,
rythme accentuel). En général, le respect des normes et usages de la tra-
dition littéraire classique a empêché, à partir des x v i e et x v ii e siècles, la
création de genres nouveaux et n’a laissé que peu d’espace pour l’expé-
rimentation, la modification des formes poétiques traditionnelles (no-
tamment métriques) ou l’influence des littératures nationales. Quant
aux Arts poétiques dont le nombre augmente considérablement à partir
de la Haute Renaissance, ils sont de nature normative ou prescriptive,
dans la mesure où ils définissent des règles strictes et se livrent à la
critique des productions des poètes contemporains. Leur but déclaré est
d’ailleurs souvent didactique : ils veulent former et instruire le futur
poète, qui sera précisément doctus par le fait que sa maîtrise de la tech-
nique littéraire nécessite une formation exigeante. Une telle conception
de la poésie, si elle répond à un horizon d’attente indéniable, demande
au lecteur d’être aussi savant que l’auteur, afin de goûter et d’appré-
cier à leur juste valeur toutes les finesses et les trouvailles relevant de
l’aemulatio et de la variatio.

1 J. IJsewijn, D. Sacré, Companion to Neo-Latin Studies. Part II (Literary, Linguistic,


Philological and Editorial Questions), Leuven, 19982 (Supplementa Humanistica Lova­
niensia, 14), p. 315.
Olivier D elsaux

DÉFENSE ET ILLUSTR ATION


DES ARTS « POÉTIQUES » FR ANÇAIS
DE LA FIN DU MOYEN ÂGE

L a seule a mbition de cette contr ibution est de dresser un


panorama des arts poétiques français au Moyen Âge et d’offrir quelques
balises à qui désire les étudier. Au vu de la problématique du colloque,
l’on tâchera aussi de mettre en évidence les éléments qui éclairent la
façon dont ces traités envisagent la mise en pratique du code par les
écrivains1.
Il faut d’emblée préciser que l’emploi du terme art poétique pose pro-
blème quand on travaille sur le français médiéval. De fait, à l’époque,
ce que l’on entend aujourd’hui par « art poétique » se nommait art
rhetorique ou art de rethorique ; rhetorique y désignant l’art de s’expri-
mer en suivant des règles2 . Par contre, poetique désignait alors l’art
d’écrire des fictions3. Néanmoins, pour la facilité de l’exposé, nous ap-
pellerons « arts poétiques » ces arts de rhétorique du Moyen Âge, qui
contenaient d’ailleurs des listes de poetries, fictions et histoires mytho-
logiques servant d’exempla aux écrivains4.

1 Cf. bibliographie sélective.


2 Par exemple, au chapitre I, § 11 de l’Archiloge Sophie, Jacques Legrand définit la
rethorique comme la « science qui aprent a bien et bel parler » (Jacques Legrand,
Archiloge Sophie / Livre de bonne meurs, éd. E. Beltran, Paris Champion, 1986 [Biblio-
thèque du x v e siècle]).
3 « Pour tant a parler des choses divines a la forme des choses humaines, comme
les prophetes souvent l’ont fait en leurs escriptures, a l’exemple de Boëce et de Alain
et d’autres poetes catholiques, je prendray une telle figure et ymaginacion poetique pour
plaisamment expliquer la verité de ceste concepcion. » (Jean Gerson, Sermon sur la Fête
de la Conception de la Vierge (L. Mourin, Six sermons français inédits de Jean Gerson,
Paris, 1946, p. 387‑429 [Études de théologie et d’histoire de la spiritualité 8], p. 389.)
Partout, c’est nous qui soulignons, par des italiques.
4 Sur ces listes, voir G. Di Stefano, Multa mentiere poetae. Le débat sur la poésie de
Boccace à Nicolas de Gonesse, Montréal, 1989 (Inedita & Rara 6) ; pour des exemples de

15
16 oli v i er del sau x

En soi, l’on peut dégager trois dimensions des codes poétiques. Pre-
mièrement, les arts poétiques qui théorisent ces codes. Deuxièmement,
les commentaires métadiscurifs des écrivains sur les codes. Troisième-
ment, les pratiques poétiques, c’est-à-dire, d’une part, la façon dont les
écrivains appliquent ou non les codes théoriques dans leurs œuvres et,
d’autre part, la façon dont les écrivains mettent en place de nouveaux
codes par leurs pratiques5.
Cette contribution se concentrera sur la dimension théorique. Celle-
ci est encore aujourd’hui difficile à étudier en raison d’un désintérêt,
encore récent, de la critique pour les arts poétiques médio-français.
Ceux-ci sont la plupart inédits ou mal édités – faute d’étude matérielle
récente sur la tradition manuscrite et imprimée de ces textes – et il
n’existe aucun ouvrage de synthèse sur le sujet6.
L’écrivain médiéval était pourtant un facteur (ou factiste), un artisan
du verbe. L’on jugeait ses textes à l’aune de ses qualités esthétiques et
de la mise en œuvre d’un certain nombre de règles formelles ; non en
fonction de l’originalité du sujet7. Vu cette conception de la rédaction
d’un texte, le nombre d’arts poétiques en français devrait être impor-
tant. Pourtant, ceux que l’on a conservés sont rares, tardifs et bien dif-
férents des arts poétiques latins et de ceux du x v i e siècle. C’est ainsi
qu’en 1521, dans ce qu’il intitulait significativement le Vray art de
rethorique, Pierre Fabry pouvait souligner que :

telles listes, Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Paris, 1902, p. 39‑48,
65‑72, 97 et Jacques Legrand, Archiloge Sophie, éd. E. Beltran.
5 L’on ne suivra donc pas une voie archéologique, qui consisterait à reconstituer les
codes connus pas les auteurs et observer leur mise en place dans leurs œuvres. Edmond
Faral a appliqué une telle démarche pour les textes en ancien français, en montrant com-
ment les écrivains français ont convoqué dans leurs textes la plupart des figures rhé-
toriques proposées par les arts poétiques latins (E. Faral, Les arts poétiques du x ii e et
du x iii e siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris,
Champion, 1971 [Bibliothèque de l’École des Hautes Études 238]). Une telle étude res-
terait à faire pour les textes en moyen français. À ce propos, l’on se réfèrera à Cl. Thiry,
« Rhétorique et genres littéraires au x v e siècle », dans Sémantique lexicale et Sémantique
grammaticale en Moyen Français, éd. M. Wilmet, Bruxelles, 1979, p. 23‑50.
6 Sans nul doute, les travaux du GDR / CNRS 3063 « Théories du Poétique » dirigé
par Michèle Gally permettront de combler certaines lacunes, en particulier pour ce qui
concerne l’Instructif de seconde rhetorique. À ce propos, l’on se réfèrera à : Le poétique
et ses normes, section du n° 21 (2011) des Cahiers de recheches médiévales et humanistes
(introduction de M. Gally, J.-Ch. Monferran et J.-Cl. Mühlethaler, p. 203‑304).
7 Sur cette question, voir Original et Originalité. Aspects linguistiques, historiques et
littéraires, Louvain-la-Neuve, mai 2010, éd. O. Delsaux et H. Haug, Louvain-la-Neuve,
2012.
défense et illustr ation des arts « poétiuqes fr a nçais » 17

en nostre langage vulgaire aucunes rigles et ordonnances de rethorique


tant en prose qu’en rithme […] ont esté eu paravant fort celees par les
avoir tenues secrettes, ou n’en avoir que l’usage pour tous livres, a celle
fin que ceulx a qui il viendra a plaisir de composer en françoys, en prose
ou en rithme, en puissent plus facillement ouvrer avec l’aide de nature
et usage et des autres sciences8.

Au début du x v e siècle, le traducteur français et poète latin Laurent


de Premierfait souligne également la difficulté de prolonger en verna-
culaire les codes poétiques utilisés par un auteur latin :
Et combien que le fardeau dont vous m’avez chargié [la traduction du
De senectute de Cicéron] surmonte la petitesse de mes forces, toutevoies
en rendend l’obeissence que je vous doi je me suy essaié a le porter sur
mes floibles espaules en gardand deux choses : l’une, pour ce que en lan-
gaige vulgar ne puest estre pleinement gardee art rhetorique, je userai de
paroles et de sentences tantost et promptement entendibles et cleres
aux liseurs et escouteurs de ce livre, sanz riens laissier qui soit de son
essence ; l’autre chose iert que ce qui samble trop brief ou trop obscur je
le allongirai en exposend par mots et par sentences9.

À la fin du x v e siècle, dans l’Altercation des trois dames attribuable à


Octovien de Saint-Gelais, lors de la description de Dame Elegance, en
particulier de ses différentes couronnes, l’acteur semble souligner l’infé-
riorité du code poétique français par rapport au code latin :
La seconde estoyt de lorier / Qui signifioyt rethorique. / Tulles en fut
le tresorier, / Mais Virgille en eust la pratique, / Qui fut poete en sa
cronique / Et parlant plus doulx que myel / Il avoyt engin angelique /
Oncque ne fu ne sera tel.
Plusieurs l’ensuyvent en françoys / En convertissant vers en rime, / Des
quieulx j’ay ouy nommer troys ; / Je ne scay qui est le quatrisme. / Tant
y a que pas le dixesme / Ne vault le françoys du latin, / Mais quoy ? Qui
ne se lieve à prime / Face de tierce le matin.
[Glose latine marginale conçue par l’auteur :] Hii sunt magisteri Johanes
de Meum, Alanus Charetier et Christina de Pisis, quos et in admirabi-
liter inventis, et incongruenter dispositis, et in decentissimo sermone
prolatis super ceteros quos agnouerim compari precellentes (Saint-Pe-
tersbourg, BNR, Fr. F v XIV 11, fol. 9r-v [nous préparons une étude du
texte inédit de ce manuscrit unique]).

8 P. Fabri, Le grand et vrai art de pleine rhétorique, éd. A. Héron, Rouen, 1890, p. 8.
9 Éd. St. Marzano, Turnhout (Texte, Codex & Contexte 10), 2009, p. 43‑45.
18 oli v i er del sau x

En dressant le panorama des arts poétiques français au Moyen Âge,


l’on sera conduit à s’interroger sur les enjeux et les motifs de cette dis-
continuité entre codes poétiques latins et français10.

P r émisses d’une théor isation poétique

Avant la fin du xiv e siècle, les seuls textes qui s’apparentent à des
arts poétiques sont des traductions plus ou moins libres des traités de
rhétoriques cicéroniens ou pseudo-cicéroniens.
Premièrement, dans la seconde moitié du xiii e siècle, au troisième
livre de son Livres dou tresor, œuvre encyclopédique écrite en français,
le florentin Brunetto Latini traite de la poétique. Il y traduit libre-
ment des extraits de Cicéron et de Geoffroy de Vinsauf 11. Ces passages
auront une influence notable sur tous les écrivains français médiévaux
qui se réfèreront à ce sujet. Brunetto Latini exige de fonder son écri-
ture sur l’apprentissage d’un code auquel il faut se conformer : « Or est
il donc prové que la escience de retorique n’est pas dou tout aquise par
nature ou par us, mais por enseignemens ou por art » (éd. S. Baldwin
et P. Barrette, p. 292).
Deuxièmement, à la même époque (1282), Jean d’Antioche traduit
le De inventione de Cicéron et la Rhétorique à Hérennius12 . Concrète-
ment, le traducteur fond les deux traités latins cicéroniens en un seul
ouvrage, qu’il divise en six livres. Cependant, cette traduction d’un
niveau technique indéniable a eu un impact très limité. Rédigé à Acre,
ce texte n’a pas circulé en dehors de la sphère du commanditaire de

10 L’on se réfèrera également à l’article d’E. Marguin-Hamon cité à la note 1.


11 Li Livres dou Tresor, § III le livre de bone parleure, qui enseigne a bien par-
ler (1266‑1268) (environ 87 manuscrits recensés). Éditions : Fr. J. Carmody, Brunetto
Latini. Li livres dou Tresor, Berkeley, Los Angeles, 1938‑1948 (University of Califor-
nia Publications in Modern Philology 22) ; J. Bolton Holloway, Il Tresoretto, New-York,
London, 1981 ; S. Baldwin et P. Barrette, Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, Tempe,
2003 ; P. G. Beltrami et al., Li Livres dou tresor, Torino, 2007. Travaux : P. Messelaar,
Le vocabulaire des idées dans le ‘Trésor’ de Brunetto Latini, Assen, 1963 ; Fr. Vielliard,
« La tradition manuscrite du Livre dou Tresor de Brunet Latin. Mise au point », Ro-
mania, 111 (1990), p. 141‑152 ; J. Bolton Holloway, Brunetto Latino, Maestro di Dante
Alighieri : An Analytic and Interactive Bibliography http://www.florin.ms/BrunLatbibl.
html, 2006.
12 Jean d’Antioche, Rectorique de Marc Tulles Cyceron (1282). Manuscrit : Chan-
tillly, Bibl. du Château, 433. Éditions : L. Delisle, « Notice sur la Rhétorique de Cice-
ron traduite par maitre Jean d’Antioche, manuscrit 590 du Musée Condé », Notices et
extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques, 36 (1899),
p. 207‑265 ; E. Guadagnini, La Rectorique de Cyceron tradotta da Jean d’Antioche, Pisa,
2009 ; W. Van Hoecke, La Rhétorique de Marc Tulles Cicéron, Leuven, en préparation.
défense et i llust r at ion des a rts « poét iuqes fr a nça is » 19

l’œuvre, Guillaume de Saint-Étienne, chevalier de l’Hôpital de Saint-


Jean de Jérusalem.
Contrairement à Latini, Jean d’Antioche souligne que pour écrire, il
faut disposer d’une certaine capacité innée, indépendamment des codes
et de leur apprentissage :
tant est ores l’art de rethorique […] copiousement et enterinement faite,
qui parfaitement la sauroit et fust de bon enging et la metroit en usage,
il seroit si enluminé de lengue et de raison que creature humaine ne le
porroit vaincre par force de paroles et de raison, et sembleroit avis qu’il
seroit devenus de muet home enparlé (éd. L. Delisle, p. 217).

Dans un long prologue, une postface et un épilogue, il justifie son


travail. Il y situe l’art poétique du côté de la grammaire, ce qui annonce
la direction dans laquelle les arts poétiques français se développeront :
La science sermocinale est mise en la devision de practique, porce qu’ele
est especiaument necessaire à la conversacion et à l’araisonement des
homes. Quar gramaire nos enseigne covenablement et droitement par-
ler. Logique nos enseigne veritablement parler sanz fausseté ou desgar-
der le voir dou faus. Rethorique nos fait atraitablement et aorneement
parler aveuques raison. […] Rethorique est plus jointe à gramaire que
n’est à logique (éd. cit., p. 217).

Cependant, contrairement aux théoriciens qui suivront, Jean d’An-


tioche estime qu’il existe une applicabilité directe des arts poétiques
latins pour le domaine français (éd. cit., p. 217‑218).
Ces deux textes excentriques par rapport au territoire français
constituent les deux seules entreprises de traduction dont les textes-
sources traitent entièrement ou partiellement de poétique. Certes, ces
traductions attestent d’une certaine « conscience poétique », mais pas
réellement d’un désir de clarifier et de classifier les pratiques poétiques
propres au vernaculaire. Ce qu’il faut surtout souligner, c’est que des
rhétoriciens latins majeurs, tels qu’Horace ou Quintilien, ne seront
pas traduits au Moyen Âge bien que les écrivains français du x v e siècle
connaissaient leurs textes13.
Il faut attendre le moyen français, en particulier la fin du xiv e siècle
et les mutations apparues dans les pratiques grâce à Guillaume de Ma-

13 D. Cecchetti, L’evoluzione del latino umanistico in Francia, Paris, CEMI, 1986


(Rubricae. Histoire du livre et des textes) ; E. Ornato, « La redécouverte des discours de
Cicéron en Italie et en France à la fin du x i v e et au début du x v e siècle », dans Acta
Conventus Neo-latini Bononiensis. Proceedings of the Fourth International Congress of
Neo-Latin Studies. Bologna 26 August to 1 September 1979, ed. R. J. Schoeck, Bingham-
ton, 1985 (Medieval & Renaissance Texts and Studies 37), p. 564‑576.
20 oli v i er del sau x

chaut, pour qu’apparaissent les premiers arts poétiques en tant que tels.
En effet, bien que ne se nommant pas arts poétiques, quelques textes du
xiv e siècle, au statut peu ou mal défini par leurs auteurs, offrent une
réflexion sur le texte poétique en français, qui se distingue de celle des
arts poétiques latins14.
Ainsi, le plus grand poète français du xiv e siècle, Guillaume Ma-
chaut, n’a jamais rédigé d’art poétique proprement dit. Cependant,
son Remède de Fortune, recueil de poèmes écrit vers 1342, donne un
tableau complet des formes poétiques alors en usage et des types géné-
riques d’après lesquels ils devaient se régler, mais il n’a fait suivre ces
exemples d’aucun commentaire15.

E ustache D escha mps


Dès lors, l’on considère généralement que le premier art poétique
français est l’Art de dictier d’un des disciples rebelles de Machaut,
Eustache Deschamps16. Par une succession d’extraits et de conseils
pratiques, cet art poétique, adressé à un noble seigneur, offre une des-
cription des voyelles et des consonnes ; puis des types de rime et de
vers ; enfin, des différents types de pièces à forme fixe.

14 Cl. Thiry, « Première partie », La poésie française du Moyen Âge au XX e siècle, éd.
M. Jarrety, Paris, 1997, p. 62‑67.
15 Guillaume de Machaut, Œuvres, éd. E. Hoepffner, Paris, 1908‑1921 (Société des
anciens textes français), t. 2, p. 1‑157. Cette promotion de l’imitation de la pratique du
poète plus que le respect de la théorie qu’il établit se retrouve chez un contemporain
de Deschamps, Christine de Pizan, qui dans un manuscrit destiné à la reine de France
Isabeau de Bavière précise que la pièce qu’elle a rédigée permet d’apprendre à rimer :
« Ci s’ensuit une assemblee de plusieurs Rimes auques toutes leonimes en façon de lay
pour apprendre à rimer leonimement » (Londres, British Library, Harley 4431, fol. 25b).
16 Eustache Deschamps, Art de dictier et de fere chançons (1392). Manuscrits : Paris,
BnF, fr. 840 et Paris, BnF, nafr. 6221. Éditions : Eustache Deschamps, Œuvres com-
plètes, éd. Marquis de Queux de Saint-Hilaire et G. Raynaud, Paris, 1878‑1904 (SATF),
t. 7 ; D. M. Sinnreich, Eustache Deschamps’ « L’art de dictier », Ph.D., City University
of New York, 1987 ; Eustache Deschamps, L’art de dictier, éd. J.-Fr. Kosta-Théfaine,
Clermont-Ferrand, 2010 ; Clotilde Dauphant (éd. et trad.), Eustache Deschamps, Antho-
logie, Paris, Librairie Générale Française, 2014 (Lettres gothiques / Le livre de poche
n° 32861). Travaux : R. Dragonetti, « ‘La poesie… ceste musique naturele’ : essai d’exé-
gèse d’un passage de l’Art de dictier d’Eustache Deschamps », dans Fin du Moyen Âge
et Renaissance. Mélanges de philologie française offerts à Robert Guiette, Anvers, 1961,
p. 49‑64 ; G. Lote, « Quelques remarques sur l’Art de dictier d’Eustache Deschamps »,
dans Mélanges de philologie romane et de littérature médiévale offerts à Ernest Hoepffner
par ses élèves et ses amis, Paris, 1949 (Publications de la Faculté des lettres de Strasbourg
113), t. 1, p. 361‑367 ; K. Varty, « Deschamps’ Art de dictier », French Studies, 19
(1965), p. 164‑168 ; Cl. Dauphant, Varier dans l’ordre : la composition des Œuvres com-
plètes d’Eustache Deschamps (manuscrit Bnf fr. 840), thèse de doctorat soutenue en 2010
(Paris, Université de Paris IV) et publié chez Champion en 2016.
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 21

Ce traité est particulièrement audacieux. Premièrement, il se limite


aux seules règles de versification et traite de facto des questions les plus
spécifiques à la codification poétique du français. Deuxièmement, il
convoque dans son traité les pratiques poétiques les plus novatrices,
notamment le rondeau et la ballade. Troisièment, il dissocie pour la
première fois le discours poétique du discours musical. Par cette disso-
ciation, d’une part, ce traité affirme les potentialités mélodiques spéci-
fiques du français. D’autre part, ce code poétique marque une rupture
avec toute la pratique poétique française antérieure, où la poésie était
chantée.
Il faut noter que les exemples qui illustrent le traité sont tirés des
propres textes de Deschamps. Autrement dit, celui-ci aurait pu vou-
loir montrer que sa propre pratique suit la théorie, l’exemplifie voire
qu’elle l’anticipe, mais également que la politique de l’écart par rapport
aux codes qu’il cultive dans ses textes est, selon lui, théorisable, géné-
ralisable et actualisable par d’autres écrivains. L’écrivain est autorisé à
innover par rapport aux codes, ces pratiques d’innovation anticipant les
codes futurs17.
De plus, les deux seuls manuscrits de l’Art de dictier conservés (Paris,
BnF, fr. 840 et Paris, BnF, nafr. 6221) présentent ce texte au milieu
d’une anthologie des pièces du poète18. Vu l’origine de ces deux codex,
peut-être, du moins pour l’un d’eux, produits à partir de manuscrits
contrôlés par Deschamps19, il est possible que cette insertion du code
poétique au sein de ses poèmes soit un choix de l’écrivain et non ce-
lui d’un scribe. D’une certaine manière, Deschamps y déligitimerait
l’autorité des codes théoriques à analyser au profit de l’imitation des
pratiques. Cette mise en avant des pièces du poète pourrait également
montrer que le code ne serait pas applicable en dehors de certaines pra-
tiques du théoricien lui-même.
En effet, malgré l’utilisation par Deschamps de ses propres poèmes
dans son traité, certaines règles de l’Art de dictier sont en désaccord

17 Cl. Thiry, « Eustache Deschamps, ou le changement dans la (fausse) continuité


lyrique », dans Convergences médiévales. Épopée, lyrique, roman, éd. N. Henrard, M. Tys-
sens, P. Moreno et M. Thiry-Stassin, Bruxelles, 2000, p. 511‑526.
18 Dans le manuscrit Paris, BnF, fr. 840, Raoul Tainguy n’a pas reproduit entière-
ment les pièces, qui étaient copiées ailleurs dans le manuscrit.
19 G. M. Roccati, « La réception de l’œuvre d’Eustache Deschamps aux x v e et x v i e »,
dans L’écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, éd. T. Van Hemelryck et C. Van
Hoorebeeck, Turnhout (Texte, Codex, Contexte 1), 2006, p. 277‑302 ; Cl. Dauphant,
Varier dans l’ordre… ; O. Delsaux, « L’humaniste Simon de Plumetot et sa copie des
poésies d’Eustache Deschamps. Une édition génétique au début du x v e siècle », Revue
d’Histoire des Textes, nouvelle série, 9 (2014), p. 273‑350 ; 10 (2015), p. 141-195.
22 oli v i er del sau x

avec les principes qui guident d’autres de ses poèmes ; Deschamps ne


justifie pas ces entorses aux règles qu’il adopte dans ses propres textes.
La critique considère souvent que ces écarts entre le code et certaines
pratiques du théoricien sont autant de preuves que cet ouvrage a été
écrit rapidement, sans grande réflexion. Cependant, Deschamps aurait
pu parfaitement assumer ces licences, pour différentes raisons.
Premièrement, en écrivant ce traité, Deschamps ne cherchait pas
réellement à écrire un manifeste poétique, reflet de la complexité théo-
rique de ses propres pratiques poétiques. Il cherchait plutôt à répondre
à la commande du prince à qui il dédie ce texte et à lui offrir un ma-
nuel destiné à faire de lui un poète amateur20.
Deuxièmement, la perspective de l’Art de dictier n’est pas de présen-
ter une théorie prescriptive ou normative exhaustive. Il s’agit plutôt
de décrire les pratiques les plus courantes et les plus communes en un
moment donné. Son art poétique n’y fait que décrire un moment, figé
dans l’évolution des pratiques poétiques réelles. Le montre la descrip-
tion du Serventois, pour lequel il précise qu’on « n’y souloit on point
faire de refrain, mais a present on les y fait » (éd. Marquis de Queux
de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, p. 281).
Troisièment, ce que la critique considère comme des préceptes,
contradictoires avec ses propres pratiques, ne sont en réalité que des
commentaires sur les pièces qui sont insérées dans l’Art de dictier et qui
ont donc une portée très limitée. En effet, les explications sont souvent
trop courtes et trop laconiques pour qu’elles puissent réellement servir
de guide au futur rimeur. Par exemple, pour le laiz, il est uniquement
précisé que « c’est une chose longue et malaisiée a faire et trouver »
(éd. cit., p. 281). Seul l’exemple d’un des lais de Deschamps qui suit
permet de comprendre le principe de fonctionnement de ce type de
pièce.
Dans ce contexte, il n’y a pas lieu de s’étonner des discontinuités
entre les préceptes théoriques et les pratiques poétiques du théoricien
Deschamps.
Avant d’aborder un autre traité, il est nécessaire d’insister sur un
fait important. Deschamps affirme au début de son traité que l’art
poétique ne saurait s’enseigner à un être humain, si la nature ne l’y a
pas disposé. Contrairement à la musique, décrite comme la simple mise
en œuvre d’un certain nombre de règles apprises, la poésie est un don
inné, qui se fonde sur une compétence non maitrisable et indépendante

20 « a esté [fait] du commandement d’un mien tresgrant et especial seigneur, auquel


pour mon petit engin ne autrement, pour l’obeissance que je lui doy » (éd. cit., p. 292).
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 23

de l’apprentissage de règles21. Cette présentation de l’intuition comme


prérequis à toute pratique poétique professionnelle montre que les arts
poétiques français en général n’étaient pas destinés aux écrivains eux-
mêmes, mais plutôt à des poètes amateurs et définitivement amateurs,
s’ils n’avaient pas l’engin soubtil :
L’autre musique est appellee naturele pour ce qu’elle ne puet estre aprinse
a nul, se son propre couraige naturelment ne s’i applique (p. 270) ;
Item, semblablement et finablement pourra sçavoir un chascun qui de
son noble couraige avra la musique naturele bien estudié faire et amen-
der, par cest present art, avecques son noble engin, toutes manieres de
balades, rondeaulx, chançons baladees, serventois, sotes chançons, laiz,
virelais et pastourelles, eu regart aux exemples et articles cy dessus es-
crips et autres que l’on peut veoir en tel cas (p. 291).

Deschamps rejoint d’ailleurs sur ce point son maître Machaut22 ,


pour qui il n’est pas possible de faire de la poésie sans don, comme il
l’affirme dans son célèbre prologue au manuscrit de ses œuvres com-
plètes :
Je, Nature, par qui tout est fourmé / Quanqu’a ça jus, et seur terre et
en mer, / Vien ci à toy, Guillaume, qui fourmé / T’ay à part, pour faire
par toi fourmer / Nouviaus dis amoureus plaisans23.

Malgré l’importance de l’Art de dictier de Deschamps pour l’étude


de la poétique française, l’on doit souligner que ce texte n’a peut-être
jamais été mis en pratique. De fait, les deux seuls manuscrits conservés
présentent des fautes qui le rendent inutilisables24. Du reste, ces manus-
crits ont davantage eu une fonction de rassemblement et de thésaurisa-
tion des poésies de Deschamps que de support à une lecture.

Jacques L egr a nd
Moins d’une dizaine d’années après l’art poétique de Deschamps,
un religieux parisien, Jacques Legrand, rédige un traité encyclopédique,
21 L’on citera également ce passage du prologue du traducteur Laurent de Premierfait
au De amicitia de Cicéron : « Cest art rethorique, dont Tulle fut le prince en langaige
latin, avient a l’omme par trois manieres : assavoir par naturel engin, par doctrine que
l’en reçoit des saiges et par usaige de souvent parler ou escrire latin ou autre langaige. »
(Paris, BnF, nafr. 6220, fol. 17r ; voir notre édition publiée chez Champion [Classiques
français du Moyen Âge], 2016).
22 J. Cerquiglini-Toulet, ‘Un engin si soutil’. Guillaume de Machaut et l’écriture au
x iv e siècle, Genève, Paris, Slatkine, 1985 (Bibliothèque du x v e siècle 47), p. 20.
23 Éd. E. Hoepffner, t. 1, p. 1, v. 1‑5, Paris, 1908‑1921 (SATF).
24 Par exemple, à deux reprises, le titre Serventoys est donné à un virelai dans les deux
manuscrits (p. 281 et 282).
24 oli v i er del sau x

l’Archiloge Sophie25 . Ce texte est adressé au duc Louis d’Orléans, cousin


du roi de France Charles VI. La provenance des quatre manuscrits de
luxe conservés confirme que le public visé était un public curial.
Les chapitres qui y sont consacrés aux regles de rethoriques, science
moult prouffitable et necessaire, non mie tant seulement en latin, mais
en françois (éd. E. Beltran, p. 85), constituent l’art poétique français
le plus complet puisqu’il est le seul à envisager à la fois la prose et le
vers. Il est également le plus systématique : s’inspirant de la Rhétorique
à Herrenius, il est l’unique art poétique à offrir un catalogue des cou-
leurs de sentences et des couleurs de parole, c’est-à-dire aussi bien ce
qui concerne l’ornement des idées (description ; louange ; vituperacion ;
magnificacion ; depression ; supplicacion ; exhortacion ; benecion ; narra-
cion…) que celui des formes (repétition ; gradation ; exclamacion ; inte-
rogation, opposicion ; continuacion ; mesure ; ponctuation ; premission ;
certificacion ; correction ; simulacion ; excitacion…).
En réalité, son texte est une autotraduction de son traité latin, le So-
philogium26. Au moment de s’auto-traduire, il ne retient volontairement
que 13 des 34 couleurs du texte latin, en insistant sur la versification. Il
affirme d’ailleurs clairement que cette focalisation sur ces .xiij. couleurs
qui souffisent à qui bien en scet user en françois cadre parfaitement avec
la spécificité de l’art poétique vernaculaire (éd. cit., p. 140). Il est tota-
lement convaincu que la langue française possède pleinement le droit
de disposer d’arts poétiques spécifiques pour s’adapter aux structures
métriques des pratiques poétiques françaises, beaucoup trop différentes
de celles du latin. Par contre, pour ce qui est de la grammaire, il estime
que le latin reste le modèle à suivre pour le français et que que la lo-
gique pose des problèmes en langue vernaculaire27.
Pour ce qui est de la tension entre théorie et pratique, Jacques Le-
grand insiste sur l’importance de suivre a priori des codes : « Mais
oultre plus les manieres de rimer sont diverses, pour les quelles savoir
c’est bon de donner aucunnes rigles » (éd. cit., p. 142).

25 Jacques Legrand, L’Archiloge Sophie, § 11 Ci s’ensuit rethorique (c. 1400). Manus-


crits : Grenoble, BM, 871 ; Paris, BnF, fr. 143 ; Paris, BnF, fr. 214 ; Paris, BnF, fr. 508 ;
Paris, BnF, fr. 24232. Édition : Jacques Legrand, Archiloge Sophie. Livre de Bonnes
Meurs, éd. E. Beltran, Paris, Champion, 1986 (Bibliothèque du x v e siècle 49). Travaux :
G. Di Stefano, « J. Legrand, lecteur de Boccace », Yearbook of Italian Studies, 1 (1972),
p. 248‑264 ; É. Beltran, « Jacques Legrand. Sa vie et son œuvre », Augustiniana, 30
(1967), p. 148‑209.
26 Éd. inédite par E. Beltran, 1984, sous la dir. de G. Ouy.
27 Sur ce point, voir S. Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue
française aux x iii e et x iv e siècles, Paris, 1986, p. 176‑188.
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 25

Cependant, il est conscient qu’il existe un large écart entre les règles
qu’il présente et la diversité des pratiques en usage. Aussi doit-il très
souvent se contenter de distinguer un usage privilégié plutôt que de
définir une règle contraignante. Par exemple, pour les rondeaux, il re-
connait qu’ils se font de diversses manieres, puis affirme qu’a [s]on advis
il existe une commmune façon (p. 143). De toute manière, l’innova-
tion personnelle doit prédominer. L’écrivain devant versifier en [s]oy et
à [s]on plaisir (p. 141 et 144).

A rts de seconde r hétor ique

Envisageons désormais les arts poétiques rédigés au cœur du


xve siècle et constituant un corpus cohérent appelé « arts de seconde
rhétorique ». Si les mentions « art » et « rhétorique » se comprennent
facilitement (ils désignent respectivement la méthode et l’objet de ces
traités), le qualificatif « seconde » se laisse moins facilement appré-
hender : quelle est, en effet, la rhétorique « première » avec lequel il
marque l’opposition ? la prose ou la rhétorique latine ?
Malgré ces tendances communes, il est important de ne pas
construire une vue trop monolithique de ces traités. Ils varient considé-
rablement en sophistication et en technicité. Décrivons très rapidement
les sept arts de seconde rhétorique actuellement conservés.
Les Regles de la seconde rhetorique ont été rédigées entre 1411 et
1432 dans le Nord ou Nord-Est de la France. Elles sont conservées
par un seul manuscrit (Paris, BnF, nafr. 4237)28. Ce traité énumère les
principaux rhétoriqueurs, offre de riches tables de rimes, une liste de
vocables obscurs et des notices mythologiques.
Le Doctrinal de seconde rethorique a été rédigé en 1432 par Baudet
Herenc, originaire de Châlon-sur-Saône et auteur d’une des « suites »
de la Belle dame sans mercy de Chartier (Accusation contre la Belle
Dame sans mercy)29. Il reprend et simplifie le traité précédent. Ce
texte est également conservé par un seul manuscrit (Vat., BAV, reg. lat.
1468)30.

28 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, p. 11‑103. L’on pourrait sou-
haiter une étude codicologique et philologique précise de la transmission manuscrite de
ces arts de seconde rhétorique.
29 Le Cycle de ‘La Belle Dame sans Mercy’. Une anthologie poétique du x v e siècle (BNF
MS FR. 1131), éd. D. Hult, Paris, 2003 (Champion Classiques. Moyen Âge).
30 Édition : Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, p. 104‑198.
26 oli v i er del sau x

Le Traité de l’art de rethorique a été rédigé à Metz dans la première


moitié du x v e siècle. Il n’est également conservé que par un seul ma-
nuscrit (Paris, BnF, nafr. 186931).
L’Instructif de seconde rethorique a été écrit en 1470 et imprimé plus
de sept fois entre 1500 et 1530 par des imprimeurs variés, au sein de
l’anthologie poétique qu’est le Jardin de plaisance et fleur de rethorique.
Malgré son succès à l’époque, ce texte n’a toujours pas fait l’objet d’une
édition critique32 . Ce texte est entièrement versifié et les règles sont
énoncées dans des pièces à forme fixe qui les exemplifient.
Composé vers 1490, l’Art de rhetorique vulgaire est généralement at-
tribué à Jean Molinet, poète et chroniqueur du duc de Bourgogne. L’on
en a conservé plusieurs éditions du début du x v i e s. et deux manuscrits
(BnF, fr. 2159 [manuscrit monotextuel] et fr. 2375 [manuscrit recueil
du x v i e])33.
Le Traité de rhetorique, rédigé à la fin du x v e s., met en vers et obs-
curcit le traité de Molinet34.
Enfin, l’Art et science de rethorique vulgaire a été composé vers 1525 ;
il suit pas à pas le traité de Molinet. Il est connu par un seul manuscrit
(Paris, BnF, fr. 1243435).
Certains incluent le Grant et vray art de pleine Rhetorique de Pierre
Fabry dans les arts poétiques médiévaux. Rédigé en 1521, ce traité a
été réimprimé six fois, de 1521 à 1544 (Le grand et vrai art de pleine
rhétorique de Pierre Fabri, éd. A. Héron, Rouen, Cagniard, 1890).
La critique a trouvé ces textes tout à fait désarmants voire décevants,
à cause de leur caractère laconique et énumératif. Partant, elle les a
peu étudiés. Néanmoins, ils constituent une contribution tout à fait
originale à la codification des pratiques poétiques36. C’est pourquoi ils
méritent d’être présentés ici.

31 Édition : ibidem, p. 199‑213.


32 Fac-similé : Le Jardin de Plaisance et Fleur de rethorique, éd. E. Droz et A. Pia-
get, Paris, 1910/1925 (SATF). Travaux : S. R. Kovacs, « Staging lyric performances in
early print culture : Le Jardin de Plaisance et Fleur de Rhetorique (c. 1501‑1502) »,
French Studies, 55 (2001), p. 1‑24 ; Fr. Suard et J. H. M. Taylor, « ‘A rude heap together
hurl’d’ ? Disorder and Design in Vérard’s Jardin de Plaisance (1501) », in De sens rassis.
Essays in Honor of Rupert T. Pickens, ed. K. Busby, Amsterdam (Faux Titre 259), 2005,
p. 629‑644. Une édition est en préparation sous la direction de Michèle Gally, avec la
collaboration de Jean-Charles Monferran et Jean-Claude Mühlethaler.
33 Édition : Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, p. 214‑252.
34 Manuscrit : Paris, BnF, fr. 2375. Imprimé : Lyon, 1500. Édition : Recueil d’Arts de
seconde rhétorique, éd. E. Langlois, p. 253‑264.
35 Édition : Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, p. 265‑426.
36 Cl. Thiry, « Première partie », dans La poésie française du Moyen Âge au x x e siècle,
éd. M. Jarrety, Paris, 1997, p. 62‑63.
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 27

Tout d’abord, il est important de ne pas se méprendre sur la nature


et les fonctions de ces arts poétiques. En effet, il s’agit de textes utili-
taires au propos souvent très laconique, plus proches des grammaires
que des arts poétiques latins. Ils se réduisent à une série de conseils
et de définitions assez sèches, qu’illustrent de nombreux exemples tirés
des pratiques poétiques de l’« extrême contemporain ». Le lecteur d’un
de ces arts de seconde rhétorique se voyait armé d’un dictionnaire de
rimes, d’un manuel de mythologie classique et de quelques modèles
pour un rondeau ou une ballade correcte.
Ces exemples sont glosés çà et là sans jamais être mis en perspective
dans un exposé général. Leur terminologie est souvent imprécise, in-
complète ou ambiguë. Par exemple, le mot vers peut aussi bien désigner
la ligne versifiée ou le couplet, la strophe, la tirade. Comme le suggé-
rait Cl. Thiry37, il est possible que le caractère assez fruste de ces Arts
soit délibéré. Pour les théoriciens, le poème français, dans sa matéria-
lité sonore, rythmique, parfois même graphique, est conçu comme une
totalité insécable, dans laquelle ils se refusent à distinguer des parties.
Les unités constitutives, qui sont distinguées par souci didactique, ne
sont décrites que sur le plan formel, en termes quantitatifs (nombre de
syllabes, de lignes, de couplets). En réalité, seule l’observation et l’imi-
tation des pratiques d’écrivains professionnels permettraient d’assimiler
les techniques de l’écriture poétique – non l’étude d’une théorie et de
règles qui atomiseraient le fait poétique.
Globalement, ces traités ne constituent que des cadres où la
contrainte créatrice reste assez souple par rapport aux pratiques :
Les serventois servent pareillement aux puis royaulx, ausquelz il y a cer-
taines regles que les princes desdis puis y mettent, affin de constraindre
le facteur sans trop ouvrer à sa plaisance (Art de rhetorique vulgaire,
éd. cit., p. 244).

Le premier art consacre ainsi un chapitre aux balades faites à la


plaisance et à la volenté de l’ouvrier. Plus que prescrire des règles uni-
verselles, ces arts de seconde rhétorique décrivent des usages, comme
l’indique la fréquente précision : la coustume plus commune c’est. C’est
ainsi que le Traité de l’art de rhetorique précise d’emblée que :
pour sçavoir l’usaige de moderne retorique laie, je conseille à user et
hanter les facteurs de ballades et rondel, car en cest art y falt mettre
moult usaige. (éd. E. Langlois, p. 203)38.

37 Cl. Thiry, « Rhétorique et genres littéraires au x v e siècle », p. 30.


38 Cette exigence d’un écolage par un praticien de l’écriture poétique est confirmée
par l’approche métadiscursive. Par exemple, dans le Voir Dit de Guillaume de Machaut,
28 oli v i er del sau x

Ces traités remettent donc d’une certaine manière en cause le prin-


cipe même de l’art poétique puisqu’ils affirment que l’imitation des
pratiques permet de se passer des codes eux-mêmes.
Par définition, les usages décrits sont toujours limités dans le temps
et dans l’espace. C’est ainsi que Molinet précise dans le prologue de son
traité « tout chaudement forgié » qu’il présentera des formes modernes,
qui sont maintenant en usage (éd. cit., p. 214).
Pour le rimeur amateur, la limite à ne pas transgresser n’est pas le
code, mais les usages. L’art de rhetorique vulgaire s’insurge ainsi contre
les rimeurs qui prétendent « avoir auctorité de imposer contre l’usage »
(éd. cit., p. 221). Ces usages ont été trouvés ou inventés par l’écrivain
professionnel. L’Instructif précise ainsi que les vrais poètes, « de plus
ample engin et exquis », écrivent sans avoir étudié :
Pour ce l’Infortuné requis / D’aucuns licenciez en loix / De plus ample
engin et exquis / Que luy. Neantmoins touteffois / Souvent il advient à
la fois / Que les aucuns si ont acquis / Ce que plusieurs souventeffois /
N’ont estudié ne parquis (fol. a ij v°).

Ces derniers n’ont pas à étudier et mettre en pratique des codes,


mais à innover par rapport aux modèles reçus. Dès lors, implicitement,
les arts de seconde rhétorique cautionnent les écrivains contemporains
qui innoveraient par rapport aux codes proposés par l’art poétique.
L’écrivain n’est pas celui qui met en pratique un code, mais celui qui
trouve. En témoigne également ce passage :
Aprés vint maistre Guillaume de Machault, le grant retthorique de nou-
velle fourme, qui commencha toutes tailles nouvelles, et les parfais lays
d’amours. (Regles de la seconde rhetorique, éd. cit., p. 12)

Dans ce contexte, l’art poétique n’est qu’une sorte de matrice pour


les poètes amateurs, qui permet ensuite de créer, de trouver de nou-

la dame de l’amant-poète estime qu’elle n’a pas le don, l’engien, nécessaire pour écrire
des textes. Elle demande à Machaut de lui envoyer, non pas un art poétique, mais un
« tutorat » constitué d’échantillons de ses poésies : « Et sur ce je vous envoie un virelay
lequel j’ay fait ; et se yl y a aucune chose a amender, si le veuilliez faire, car vous le sarés
miex faire que je ne fais, car j’ai trop petit engien [sic] pour bien faire une tele besongne.
Et aussi ne eu je unques qui rien m’en aprist ; pour quoy je vous pri, treschiers amis, qu’il
vous plaise a moy envoier de vos livres et de vos dis, par quoy je puisse tenir de vous à
faire de vos bons dis et de bonnes chansons, quar c’est le plus grant esbatement que je aie
que de oÿr et de chanter bons dis et bonnes chansons, se je le savoie bien faire. Et quant
il plaira a Dieu que je vous voie (laquele chose je desire tant que je ne le vous porroie
escrire ne vous ne le porriés penser), s’il vous plaist, vous les m’apenrez a mieulz faire et
dire ; quar je en apenroie plus de vous en un jour que je ne feroie d’un autre enj. an »
(éd. P. Imbs, Paris, 1999 [Lettres gothiques], p. 48).
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 29

velles formes, comme le dit Évrart de Conty dans son Livre des Eschez
amoureux moralisés :
La siziesme Muse est soubtilesse et adinvencion, c’est-à-dire quant on a
bien apris et bien estudié en aucune science et que on a tout bien im-
primé en sa memoire, on se doit asoutillier et adjouster du sien et de
nouvel trouver aucunes choses, pour la science acquise plus aussi embe-
lir et parfaire39.

Dès lors, l’art poétique fonctionne davantage sur la mise en évidence des
pratiques des écrivains que sur celle des règles des théoriciens. C’est ce qui
est précisé à l’ouverture du premier art de seconde rhétorique conservé :
Et affin que quiconques voulra soy introduire à faire aucuns diz ou
balades, il convient que on les face selon ce que donnerent les premiers
rethoriques, dont aucuns s’ensuyvent : Guillaume de Lorris, Jean de
Meun, Machaut, etc… (Regles de la seconde rhetorique, éd. cit., p. 11).

Il importe de souligner que les écrivains dont on cite les usages in-
novants et ceux dont on donne les poésies comme exemples sont des
écrivains français récents. Excepté quelques allusions aux théoriciens
Cicéron, Horace ou Aristote, aucune pratique d’un écrivain latin ou
bilingue n’est citée comme illustration. C’est pourquoi ces arts de se-
conde rhétorique semblent réellement avoir pour fonction de fonder,
justifier et légitimer une tradition poétique proprement française. La
poétique française s’enrichit de ses propres inventions, sans dépendre
du modèle latin. On le voit dans un des arts de seconde rhétorique où
Cretin est loué pour avoir, comme il est dit, enrichi la technique du
couplet à rimes plates. Cette pratique devient alors un précepte :
De ceste maniere de rhethoricque est composé le Rommant de la Roze
par dix et onze, et par huyt et neuf sillabes. Semblablement, les trans-
lations des Eneydes de Virgille, les Epistres d’Ovide et plusieurs autres
histoyres en sont plaines. La quelle façon de rime est à present bien
enrichie par monseigneur Cretin, pere des orateurs modernes, le quel en
ses compositions a trouvé ceste digne et nouvelle manière qu’il use en
telle ryme de deux vers masculins et deux aprés feminins.
Et à la verité ceste mode et invention sonne beaucoup myeulx et a tres
parfaict et entier accent plus que toutes les autres susdites compositions
de ceste rime de doublette, car il est notoyre que opposita juxta se po-
sita magis eluescunt. Et de ladicte invention icelluy Cretin a usé en son
oeuvre qu’il fait sur le Recueil des Cronicques de France et autres ses
oeuvres. (Art et science de rethorique vulgaire, éd. cit., p. 270).

39 Éd. Fr. Guichard-Tesson et Br. Roy, Montréal, 1993, p. 98.


30 oli v i er del sau x

Dans ces arts de seconde rhétorique, il n’y a pas de rapport d’ému-


lation ou de concurrence avec la poétique latine, mais un net clivage.
Contrairement à ce qui caractérisera le plein x v i e siècle, l’imitation
des modèles s’opère à l’intérieur d’une même langue. On le voit encore
plus clairement dans l’Instructif de seconde rethorique. Dans le chapitre
consacré au servantois, l’Instructif commence par évoquer les figures de
Aymagora, Tyles, Quintilien, Virgile, Horace, Sénèque, qui ont produit
tres notables rethoricale utile. Il rend compte ensuite d’un processus de
translatio vers le domaine français (« Pource est elle <cette forme poé-
tique> de present advenue / En la langue galicane fertile / Par pluseurs
bons clers engins retenue » [fol. b v v°). Et d’alors énumérer les noms
d’Alain Chartier, Christine de Pizan, Jean Castel, Pierre de Huron,
écrivains français par qui cet art, se monstre et verifie.
Plusieurs de ces arts de seconde rhétorique soulignent d’ailleurs,
comme Deschamps ou Jacques Legrand, la nécessité de forger un art
poétique adéquat pour ce matériau linguistique spécifique et surtout
distinct des arts poétiques latins :
Rethorique vulgaire est une espece de musique appellée richmique et
ja soit ce que toute diction latine ait parfait son, touteffois en langaige
rommant, qui l’ensieut ce qu’il puet, sont trouvéez aucunes dictions ou
sillabes imparfaittes, c’est à dire qui n’ont point parfaitte resonnance
(L’Art de rhetorique vulgaire, p. 216).

Cette volonté de créer, défendre et illustrer des outils poétiques


propres au français semble aussi forte au Moyen Âge qu’au début du
x v i e siècle, voire plus forte. En 1521, un Pierre Fabry n’insistera plus
sur la spécificité de l’art poétique français ; il conseille même aux écri-
vains de recourir « aux livres de latin » pour les rigles de rethorique
qu’il n’aura pas expliquée (Regles de la seconde rhetorique, éd. cit., p. 11).
Il n’est d’ailleurs pas anodin que trois des arts poétiques français
conservés aient été rédigés par des poètes (à savoir Eustache Des-
champs, Jean Molinet et Baudet Herenc). Cependant, l’écriture des
arts de seconde rhétorique n’est pas influencée par le style des poètes ;
elle reste didactique. Par ailleurs, ces poètes-théoriciens médiévaux in-
sèrent leurs propres poèmes dans l’art poétique lui-même. Ce procédé
atteste davantage d’un désir de cautionner la validité et la pertinence
de la théorie que d’une volonté de rédiger un manifeste poétique pour
défendre ses propres œuvres.

Au départ, ces arts de seconde rhétorique n’étaient pas destinés à


des bourgeois, notamment ceux des puys. Il ne s’agissait pas non plus
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 31

de manifestes d’écrivains destinés à d’autres écrivains ; ces traités ne


s’attardent d’ailleurs guère à une doctrine générale de la poésie et ils
n’expliquent pas les genres complexes. Selon Jane H. Taylor40, ces arts
auraient eu pour fonction de donner une « compétence créative » à des
rimeurs amateurs et vivant dans les milieux de cour. Ainsi, l’un de ces
arts est adressé au roi de France Charles VIII et un autre, au seigneur
de Croÿ, pour qu’il « passe temps aucunesfois faisant dictiers, rondeaux
joyeulx » (éd. E. Langlois, p. 215). Ces arts se concentrent d’ailleurs sur
des textes brefs et des genres liés à la poésie de cour, à savoir les pièces
à forme fixe.
Ces traités auraient permis à des courtisans de devenir des rimeurs
efficaces et non à des écrivains excellents de se perfectionner, comme il
apparait dans le titre du traité attribué à Jean Molinet :
Cy commence un petit traittié, compilé par maistre Jehan Molinet, à
l’instruction de ceulx qui veulent aprendre l’art de Rethorique.

En effet, ces manuels de seconde rhétorique se limitent à formuler


des recettes assez simples. L’on voit ainsi un des arts de seconde rhéto-
rique préciser qu’avec la longue liste de rimes qu’il donne, « on pourra
facillement arenger et coucher ses termes de ryme très richement »
(Art et science de rethorique vulgaire, éd. cit., p. 322).
Le choix qu’ont fait certains théoriciens de rédiger leur traité en vers
présenterait aussi des avantages pour un public d’amateurs. En effet, ce
système familiarisait le lecteur avec les formes à assimiler et permettait
d’apprendre par l’observation plus que par des prescriptions théoriques.
Le choix de fournir de nombreux exemples confirmerait également
cet objectif didactique :
Autre taille de vers huytains, autrement appelez françois, est assez com-
mune en pluiseurs livres et traittiez, comme en la ‘Belle dame sans
merci’, l’‘Ospital d’Amours’ et le ‘Champion des dames’. Desquelz la
croisure des metres, ensemble la quantité des sillabes, est notoire par
cest exemple (Art de rhetorique vulgaire, éd. cit., p. 220)

Enfin, comme l’indiquent les adjectifs laie, vulgaire, maternelle ou


seconde qui caractérisent le mot rethorique dans ces traités, leur lecteur
ne pourrait compter que sur sa langue maternelle et il n’a pas suffisam-
ment de maîtrise du latin pour utiliser ses arts poétiques.
Selon J. Taylor toujours, l’objectif de ces arts serait de donner la
possibilité au courtisan poète amateur de réussir dans le champ cultu-

40 J. Taylor, The Making of Poetry. Late-Medieval French Poetic Anthologies, Turn-


hout (Texts & Transitions 1), 2007.
32 oli v i er del sau x

rel de la cour, en rédigeant les poèmes ad hoc. On peut notamment


l’observer dans la fréquente caractérisation sociale de certains emplois.
L’Instructif précise ainsi que cette taille n’est que « pour les ruraulx et
lourdois / Qui riment feve contre pois » (fol. a iij v°). Les arts poé-
tiques s’intéressent davantage aux contextes d’énonciation des formes
qu’à la construction des énoncés. Ils proposent donc plus une pragma-
tique qu’une poétique. C’est d’ailleurs peut-être en raison de cet ob-
jectif social que par la suite, les arts de seconde rhétorique virent leur
public s’élargir. En effet, ces traités furent diffusés dans des milieux
désormais bourgeois, notamment grâce à l’imprimerie41. Ce nouveau
public aurait voulu disposer des moyens de se distinguer et d’accéder au
champ culturel exclusif de la sociabilité courtoise. En particulier grâce
à l’acquisition des règles des textes typiques de cette société, les pièces
à forme fixe.

Nous achèverons ce panorama des arts de seconde rhétorique fran-


çais au Moyen Âge par l’Instructif de seconde rethorique. À première
vue, ce texte est similaire aux autres arts de seconde rhétorique. Cepen-
dant, plusieurs éléments en font un texte spécifique.
Premièrement, il est le seul « art poétique » français à présenter une
liste explicite de vices du discours à prohiber :
Mais premiers des vices produire / La condicion et maniere / Ainsi
comment on les doit fuire / En chascune matiere // Erreur n’est pas
vices scavoir / Mais est erreur qui de vice use (fol. a iij r°).

Deuxièmement, les mises en garde contre les écarts par rapport aux
règles sont nombreuses et plus fortes que dans les autres traités :
De redicte on se doit garder / Que ne soit en cinquante vers / Du moins
se doit contregarder / Qui plus pres la met à revers / Il produit les vers
et compose / Soit en romans ou en misteres / Mal fait qui autrement
dispose / En ditz de quelzconques matieres (fol. a iiij v°).

Troisièmement, l’Instructif est également le seul à parfaitement dis-


tinguer le vice, c’est-à-dire la transgression du code, et la figure, c’est-à-
dire un vice en usage, qui bénéficie de l’autorité d’un écrivain français
reconnu et qui est utile, en particulier pour le compte des syllabes42 :

41 D’ailleurs, le fait que l’on ait conservé peu de témoins, copiés dans des recueils à
visée thésaurisante et dans des supports assez fragiles, est peut-être l’indice d’une diffu-
sion malgré tout importante, mais sur des supports provisoires à valeurs d’usage.
42 Sur ces trois particularités du texte, voir E. Marguin-Hamon, « Arts poétiques
médiolatins […] ».
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 33

De diffinitione figure. Figure est improprieté, / Licencïee et approu-


vee / Par us ou par auctorité, / Et semblablement alouee / Des docteurs
expers et louee ; / Ou pour aucune utilité, / Pour ornacion comprou-
vee / Causant belle sonorité (fol. a iiij r°).

Il faut noter que l’écrivain qui sert de caution à la licence est tou-
jours un écrivain français. On le voit a contrario avec le vice d’inno-
vacion, dont l’Instructif précise qu’il s’agit bien d’un vice car « ne s’en
mesla Maistre Alain <Chartier> ».
Quatrièmement, l’Instructif est le seul art de seconde rhétorique
à traiter d’autres formes que les pièces à formes fixes. Plusieurs para-
graphes sont ainsi consacrés au théâtre et au roman43.
Cinquièmement, l’Instructif offre à l’écriture poétique une légitimité
inconnue des autres arts, puisqu’il esquisse une théorie de l’inspira-
tion44. En effet, comme chez Deschamps ou Machaut, dès les premières
lignes du traité, l’auteur affirme qu’aucune œuvre poétique ne verrait le
jour sans un don extérieur. Cependant, les instigateurs de cette fureur
ne sont désormais plus Dieu, Amours ou la Nature, mais les Muses :
Recevez les impressions / De Clio et de Fronesis, / Dames de grans dis-
creciens, / De Minerva aussi choisis / Et du dieu Appolo saisiz. / Les
clers raiz fulgens d’eloquence / Par manipules grans merciz / L’on rende
à la divine essence (fol. c iij r°).

Sixièmement, et enfin, l’Instructif se distingue des autres arts de


seconde rhétorique par sa fonction. C’est là l’hypothèse de J. Taylor.
Contrairement aux autres arts de seconde rhétorique, l’Instructif ne
cherche pas à orienter la compétence productrice du lecteur, mais seu-
lement une compétence réceptrice.
Ainsi, l’Instructif serait moins une théorie destinée à permettre
la pratique poétique qu’un ouvrage destiné à sensibiliser un public
amateur par rapport à des pratiques poétiques récentes et donc peu
connues. Autrement dit, l’objectif de l’Instructif ne serait pas de créer
des poètes amateurs, mais de leur permettre de reconnaitre un poème
écrit de façon correcte et élégante. L’Instructif chercherait à donner des
clés de lecture dans un contexte où les pratiques semblent changer trop

43 J. Cerquiglini-Toulet, J.-Cl. Mühlethaler et J.-Y. Tilliette, « Poétiques en transi-


tion. L’Instructif de la seconde rhétorique : balises pour un chantier », Études de lettres,
4 (2002), p. 9‑22.
44 Fr. Cornilliat et J.-Cl. Mühlethaler, « L’inspiration (x v e siècle) », dans Poétiques
de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en
France au x v i e siècle, éd. P. Galand-Hallyn, F. Hallyn, Genève, 2001, p. 91‑109.
34 oli v i er del sau x

vite vu que « Chascun s’en mesle en tous quartiers / Dieux ! que de


nouveaulx charpentiers ! » (fol. x r°).
L’indiquerait, par exemple, le mépris qu’a l’Instructif pour les ri-
meurs occasionnels, qui constituent pourtant le public habituel des arts
de seconde rethorique :
La science s’abatardit […] Quant de rimer chascun en dit / A plaisir :
soit soir ou matin, / L’on rime chien contre matin.

De plus, l’on ne retrouverait pas dans ce traité le souci pseudo-


pédagogique des autres arts. Il n’y a pas de liste de rimes, pas de mode
d’emploi pour faire des ballades et des rondeaux. Concrètement, un
amateur qui se reporterait à ce texte pour se faire poète serait néces-
sairement déçu. Par exemple, l’Instructif prétend « advertir seulement /
Aucuns qui ne le sont encore / Du tresprecieux vestement / De retho-
ricque qu’elle a ore, / Dont c’est une mondaine glore / De le veoir pre-
sentement » (fol. aij v°).
Selon J. Taylor, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’en 1500, parmi
les autres arts poétiques, l’imprimeur Antoine Vérard aurait choisi
l’Instructif pour ouvrir la célèbre anthologie de poèmes amoureux de
cour qu’est le Jardin de plaisance et fleur de rethorique. Cette antho-
logie destinée à un public bourgeois avait pour but explicite de recréer
l’atmosphère de la culture aristocratique du siècle passé en rassemblant
les textes écrits par ses écrivains. Concrètement, avec son anthologie,
Vérard aurait voulu élargir le lectorat de ces poèmes courtois, en atti-
rant un public peu au fait des règles qui contraignent ces pièces à forme
fixe, dont l’intérêt était plus technique que thématique. En ajoutant
l’Instructif à son anthologie, Vérard donnait au lecteur des modèles
pour qu’il puisse juger de l’efficacité, de la précision et de la sophisti-
cation du Jardin de plaisance, où ces régles seraient mises en pratique.
Néanmoins, Vérard n’a pas un objectif philanthropique, mais avant
tout économique. Pour que son anthologie de poèmes courtois du
x v e siècle soit vendue en 1500, il fallait que ces textes plaisent, autre-
ment dit que ses lecteurs soient techniquement capables de les com-
prendre et les apprécier45.
De plus, en plaçant l’Instructif de seconde rethorique en tête de l’an-
thologie du Jardin de Plaisance, Vérard semble avoir voulu offrir une
légitimité à son recueil. Il aurait voulu faire croire à ses lecteurs que
l’auteur de l’Instructif avait rédigé les pièces de l’anthologie. Par cette
45 J. Taylor, « La double fonction de l’Instructif de la seconde rhetorique : une hypo-
thèse », dans L’écrit et le manuscrit, éd. T. Van Hemelryck et C. Van Hoorebeeck, Turn-
hout (Texte, Codex & Contexte 1), 2006, p. 343‑352.
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 35

insertion de l’art poétique dans un recueil de poèmes, l’on sent donc,


encore une fois, un désir de faire de la théorie une caution de la pra-
tique et vice versa.

C onclusion
Nous voudrions, pour finir, mettre en évidence une manifestation
d’une « conscience poétique » à la fin du Moyen Âge en rupture avec
les traités déjà présentés, à savoir les Douze dames de rethorique. Ce
texte permet de s’interroger sur la place du code poétique dans le pro-
cessus de rédaction d’un texte littéraire français, notamment par rap-
port à l’inspiration. En effet, émerge chez plusieurs écrivains français
du x v e siècle une conception de l’écriture fondée sur un don spontané,
indépendament de la mise en pratique de règles46.
Six manuscrits de luxe conservés dans des milieux curiaux conservent
aujourd’hui ce texte. Il s’agit du compte rendu d’un débat littéraire aux-
quels participèrent en 1463 des poètes et des dignitaires de la cour de
Bourbon et de Bourgogne47. Au fil d’un échange épistolaire, les poètes
Chastelain et Robertet défendent chacun leur conception de la poésie.
À un moment de leur correspondance, les deux poètes voient appa-
raître les douze dames de rhétorique, à savoir : Science, Eloquence, Pro-
fundité, Gravité de sens, Vieille Acquisition, Multiforme Richesse, Florie
Memoire, Noble Nature, Clere Invencion, Precieuse Possession, Deducion
loable, Glorieuse Achevissance.
Dans un premier temps, ces dames défendent Robertet contre
Chastelain. En effet, Robertet, marqué par un séjour en Italie, opte

46 J.-Cl. Mühlethaler, « Un manifeste poétique de 1463 : les Enseignes des Douze


dames de rhétorique », dans Les Grands rhétoriqueurs. Actes du V e Colloque international
sur le moyen français (Milan, 6‑8 mai 1985), Milano, 1985 (Centro Studi sulla lettera-
tura medio-francese 3), p. 83‑101.
47 Manuscrits : Cambridge, U.L., Nn. 03. 02 ; La Haye, KB, 71 E 50 ; Munich, BSB,
Cod. gall. 15 ; Paris, BnF, fr. 1174 ; Rouen, BM, 1234 ; * Tournai, BM, 105. Édition :
Les douze dames de rhétorique, éd. L. Batissier, Moulins, 1838 ; George Chastelain,
Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les douze dames de rhétorique, éd. D. Cowling,
Genève, 2002 (TLF 549). Travaux : D. Cowling, « Figures for text and author in late
medieval Burgundy : Les Douze Dames de Rhétorique (1463) », in Forms of the ‘Medi-
eval’ in the ‘Renaissance’. A Multidisciplinary Exploration of a Cultural Continuum, ed.
G. H. Tucker, Charlottesville, 2000, p. 121‑141 ; C. J. Brown, « Du nouveau sur le Mis-
tere des Douze dames de Rhétoricque : le rôle de Georges Chastellain », Bulletin de la
Commission Royale d’Histoire, 4 e série, 153 (1987), p. 195‑201 ; E. Doudet, « Le tain du
miroir : l’art poétique dérobé des Douze Dames de Rhétorique », PRIS-MA, 17 (2001),
p. 43‑54 ; M.-R. Jung, « Les Douze Dames de Rhétorique », dans Du mot au texte. Actes
du III e Colloque international sur le moyen français (Düsseldorf, 17‑19 septembre 1980),
ed. P. Wunderli, Tübingen, 1982 (Tübinger Beiträge zur Linguistik 175), p. 229‑240.
36 oli v i er del sau x

pour une poétique culturelle et pré-renaissante, basée sur l’imitatio. Se-


lon lui, pour écrire, il est nécessaire de disposer d’une limitacion, bien
riglée selon vieille doctrine48.
Par contre, Chastelain est qualifié par les douze dames de rhétorique
d’homme indoct, gros et mal propre à doctrine, peu nourri de nos fruits
(éd. D. Cowling, p. 123‑124). Cependant, celles-ci doivent bien recon-
naître qu’il a accédé au royaume des dames de rhetorique, mais, pré-
cisent-elles, non pas grâce à l’acquisition d’un art et le respect de règles,
mais par enclinement naturel, sans art (p. 122).
C’est alors que Chastelain est conduit à décrire par des vers chacune
des douze servantes de rhétorique, leur discours et leurs attributs. Sa
description lui permet de proposer sa propre théorie. Comme l’a sou-
ligné J.‑Cl. Mühlethaler, il y précise les conditions de la pratique poé-
tique, qui ne serait possible que grâce à une prédisposition innée49.
Ces personnifications allégoriques et leur description formulent
une poétique qui annonce à bien des égards celle de la Renaissance et
de l’Inventio. Contrairement à ce que l’on trouve dans les arts de se-
conde rhétorique, les deux poètes-théoriciens, Chastelain et Robertet,
s’adressent à d’autres poètes et non à des amateurs. La rupture d’avec
les arts poétiques antérieurs est d’autant plus visible que pour la pre-
mière fois le poète qui établit un art poétique français le fait en poète
et non en théoricien. En effet, le style de la description des dames par
Chastelain est fondé sur l’ornatus difficilis. Son texte se maintient à un
très grand niveau d’abstraction. Il recourt en particulier à des termes
rares, que l’on ne trouve nulle part dans les arts de seconde rhétorique.
Enfin, il n’utilise pas la structure « règle + exemple », mais annonce
la poétique de l’emblème, en jouant sur les images, les devises en latin
et les citations bibliques. Un des correspondants, Jean de Monferrand,
poète de cour amateur, déclarait d’ailleurs : Ce me semble hebrieu à moy
(éd. D. Cowling, p. 131), affirmant ainsi la rupture d’avec la tradition
médiévale des arts de seconde rhétorique, rédigés dans un style pédago-
gique et fondés sur l’imitation des pratiques.

Avant de terminer, il convient de s’interroger sur les raisons de


l’émergence d’arts poétiques français. À la fin du Moyen Âge, succé-
dant aux artes poetriae et se superposant à eux, des traités rédigés en

48 Complainte sur la mort de messire George Chastelain, éd. M. Zsuppán, Genève,


1970, v. 178‑187.
49 J.-Cl. Mühlethaler, « Un manifeste poétique de 1463… », p. 90‑91.
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 37

français prennent pour objet l’écriture versifiée et les complètent par


des préceptes spécifiques au discours poétique formulé en français.
La volonté de distinction avec la tradition des poétiques latines est
liée à la conscience de la spécificité non seulement linguistique, mais
également stylistique, du français. L’affirmation de cette spécificité ex-
pressive a pour truchement le vers. D’où la nette orientation de ces arts
poétiques sur les textes versifiés. En effet, les textes en vers témoignent
le mieux du fait que le français est une réalité linguistique substan-
tiellement différente, qui amène à conditionner le résultat esthétique
à d’autres types d’effets verbaux et à codifier autrement les moyens
d’obtenir ces effets esthétiques50.
Les arts poétiques français, si modestes et déroutants qu’ils nous
paraissent, témoignent d’une prise de conscience de ce que les théories
poétiques latines ne répondent pas ou plus à la pratique poétique ver-
naculaire51. C’est d’ailleurs pourquoi les arts poétiques n’apparaissent
qu’à la fin du xiv e siècle, au moment de l’émancipation du français
comme langue politique, administrative, intellectuelle et culturelle à
part entière52 .
Dans ce contexte, comme l’a souligné M. Gally, en tant qu’art, l’art
poétique signe d’une manière ou d’une autre la reconnaissance d’une
production légitime issue d’une langue créatrice de formes poétiques et
esthétiques dont il importe de codifier et de hiérarchiser les usages53.
De plus, ces arts poétiques apparaissent au moment où la vie lit-
téraire elle-même se modifie, avec en particulier le développement de
l’activité littéraire dans les cours et une plus grande mobilité sociale
dans celles-ci.
Enfin, il est indéniable que l’émergence d’une figure d’auteur à la fin
du Moyen Âge a contribué à l’apparition de ces traités. Ces arts poé-
tiques autorisent certains écrivains, en effet, à promouvoir leurs œuvres
et celles de leurs maîtres. Ces traités leur permettent également de
commenter leurs propres textes et de s’assurer qu’ils seront compris et
appréciés. Cette volonté promotionnelle, qui est centrale aux arts poé-
tiques français, explique d’ailleurs peut-être l’écart entre théorie et pra-
tique. L’art poétique aurait moins pour fonction de guider réellement

50 D. Kelly, The arts of poetry and prose, Turnhout (Typologie des sources du Moyen
Âge occidental 59), 1991.
51 J. Cerquiglini-Toulet, J.-Cl. Mühlethaler et J.-Y. Tilliette, « Poétiques en transi-
tion (…) ».
52 S. Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux x iii e et
x iv e siècles, Paris, 1986 (Études médiévales), p. 35 et 106.
53 M. Gally, « Archéologie des arts poétiques français », p. 9.
38 oli v i er del sau x

les pratiques futures que de mettre en valeur les pratiques existantes, en


particulier celle du poète lui-même ou de ses maitres.

Nous avons surtout envisagé la dimension théorique des codes poé-


tiques, c’est-à-dire les arts poétiques. L’on a pu montrer que fidèle à ses
origines, la poétique française semblait se fonder sur la transgression et
l’innovation par rapport aux codes, perçus comme un moteur indispen-
sable au développement de la tradition poétique française en marche.
Il resterait à étudier les discours des écrivains eux-mêmes, ce que
nous avons appelé la dimension métadiscursive. Quelques sondages
témoignent qu’une enquête plus systématique pourrait être productive.
Par exemple, dans certaines de ses ballades, Eustache Deschamps sou-
ligne l’exigence de lier théorie et pratique :
Qui de parler a belle rethorique, / Tant qu’avoir a, par beau rethori-
quer, / Et enrichist par sa bonne pratique (pièce n° 161, éd. marquis de
Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, v. 2‑4).

Certains auteurs offrent des commentaires sur les fonctions et l’uti-


lité des codes, qui peuvent recouper les propos de certains arts poé-
tiques. Ainsi, l’Instructif de seconde rhetorique dénonçait une dérive
possible de l’ornatus vers un langage séducteur et trompeur. À la même
époque, l’on assite à une prise de conscience des limites du pouvoir
de la rhétorique, notamment dans le Sejour d’honneur d’Octovien de
Saint-Gelais54. Comme l’a souligné Virginie Minet-Mahy, trois person-
nifications du monde curial, tâchent de convaincre l’Acteur avec leur
rethorique, perçue comme une arme de destruction/séduction, sans
morale ; d’où la comparaison de leur langage à celui des sirènes55. L’idée
sous-jacente est que la rhétorique est détournée de sa fonction une fois
que l’on se trouve dans un contexte curial :
En telles plaisantes parolles et doulx attraictz fut tellement ma cognois-
sance aveuglee, mon entendement forvoyé, mon vouloir converty au gré
de luy et d’elle que tout peril me fut soulas, tout dangier asseurance,
toute peine plaisir, tout travail reconfort […] (II, 1, éd. Fr. Duval, p. 194).

Seule la suppression de la rhétorique permet d’atteindre la sincérité.


C’est ce que semble montrer la Complainte sur la maladie d’Anne de
Bretagne d’Octovien de Saint-Gelais :

54 Éd. Fr. Duval, Genève, 2002 (Textes littéraires français 545).


55 Sur ce passage, voir V. Minet-Mahy, « Pouvoir et critique de la rhétorique d’Alain
Chartier au Sejour d’Honneur d’Octovien de Saint-Gelais », Medium Aevum, 76 (2007),
p. 285‑304.
défense et i llust r at ion des a rts « poét iques fr a nça is » 39

Quant à par moy ce meschief considere / Et que ce deuil angoisseux je


digere, / Merveilles n’est si j’oblye les sons / Melodieux et les doubles
chansons, / Mectant à part tout oeuvre poetique / Et sans garder cou-
leur de rethorique / Usant de motz de tristesse couvers, / De piteulx
cris et de douloureux vers, / Pleins de regretz, de souspirs et de lermes
(Paris, BnF, nafr. 1158, fol. 24r56).

Octovien revient sur cette question dans un texte dont nous prépa-
rons l’étude et l’édition, l’Altercation des trois dames (c. 1500). Il s’agit
d’une intervention de Dame Utilité, qui répond à Dame Elegance. Elle
estime que la rhétorique et le rhétoricien trompent ; ils ne font que sé-
duire en enjolivant le contenu de son message. Leur discours est déta-
ché de la vérité, voire de la réalité (vu le caractère inédit du texte, nous
citons de longs extraits de son intervention) :
Ce qu’on touche et qu’on voyt à l’oeil, / Respondist Dame Utilité, /
N’est pas si vain comment orgueil. / Elle ne dist pas verité. / Tel procés
qu’elle a recité / Plain de rethoricque saulvaige / Doibt mieulx estre dist
vanité / Que mon vray et commun langaige.
Pour ce non obstant que je soye / Bien poy expert en rethoricque, / Par
quoy mes motz je ne pourroye / Appliquer coment elle applicque, / Il
suffira bien que je explicque / La substance de mon propos, / Car vostre
engin est angelicque / À bien entendant pou de motz (fol. 27r-27v).
[…]
Pareillement celle science / De parler rethoricquement / Que aulcuns
appellent eloquence, / Vestue si pompeusement, / Il ne sert rien que
quant on ment / Pour les simples gens decepvoir / Car tant plus parlon
simplement / Tant mieulx vault qui vueult dire voir (fol. 29v-30r).
[…]
La premiere qui est nommee / Logique generalement / Est en troys
membres divisee. / Et grammaire premierement / Logique especialle-
ment / Rethorique, mais toutes troys / Ne servent qu’à congruement /
Orner vray latin ou françoys.
Parler ainsy c’est pou de chose. / Aulcunes foys mieulx vault se taire. /
Tel parle qui rien faire n’ose. / Mieulx vauldroyt mains dire et plus
faire / La parole n’est que exemplaire /
De la pensee et le myreur. / Ung simple homme aussy bien declaire / Sa
volunté que ung orateur (fol. 31r).

Destinées à un public d’amateurs, ces arts poétiques ne se prêtent


pas à une analyse « archéologique », qui consisterait à déterminer
l’incidence des arts poétiques sur les pratiques des poètes. Cependant,
quelques chercheurs ont déjà tenté de telles confrontations, par exemple

56 Cité dans l’édition de Fr. Duval du Sejour d’honneur, p. 411.


40 oli v i er del sau x

chez Eustache Deschamps57. Plus souvent, à défaut d’arts poétiques, les


médiévistes cherchent à dégager eux-mêmes les codes implicitement mis
en œuvre par les poètes.
Bref, tout utiles qu’ils soient pour l’histoire des pratiques de versifi-
cation en moyen français, les arts poétiques médio-français n’arrivent
pas à rendre compte de la richesse et de la diversité des pratiques poé-
tiques des écrivains français de la fin du Moyen Âge.

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Études littéraires et Rhétoriques, Berne (Romanica Helvetica 107), 1992.

57 Cl. Thiry, « Eustache Deschamps, ou le changement dans la (fausse) continuité


lyrique ».
Elsa M arguin-H amon

ENTRE CONSERVATOIRE
ET ESPACE DE LIBERTÉ
LA POÉSIE MÉDIOLATINE ET SES
IMPLICATIONS THÉORIQUES EN QUESTION

S’il est, à toute époque , marqué par une antériorité de la pratique


sur l’élaboration théorique, le dialogue entre la production poétique et
sa prise en compte normative est loin d’obéir toujours aux mêmes mo-
dalités. De ce point de vue les arts poétiques, dans la disparité même
des positions qu’ils adoptent, sont un révélateur intéressant de ce que
des praticiens du vers latin entendent retenir prioritairement de leur
expérience. Entre symbiose et contradictions, ces relations oscillent, les
traités eux-mêmes se contentant de faire état de pratiques supposées ou
réelles, ou tentant au contraire d’y trouver une cohérence esthétique et
d’en dégager des principes directeurs utiles pour régler et améliorer les
usages des versificateurs1.
La difficulté tient à la nécessité d’embrasser un corpus représentatif
au plan typologique et chronologique sans pour autant se noyer dans
la masse d’une production qui redouble d’importance pour la période
qui nous occupe, à savoir celle qui court de la fin du xi e au milieu du
xiii e siècles latins – cette croissance exponentielle, inouïe, de la produc-
tion poétique confortant par ailleurs les choix chronologiques énoncés,
en ce qu’elle marque une ère nouvelle dans les traditions littéraires. Il
s’agit en outre, au plan géographique, de retenir une zone de produc-
tion correspondant au domaine linguistique d’oïl qui constitue une
entité culturelle et littéraire déjà définie. Sur ces bases, retenons trois

1 On se référera utilement, pour la période considérée, aux synthèses suivantes :


Pascale Bourgain, « Le tournant littéraire du milieu du x ii e siècle », dans F. Gasparri
(dir.), Le x ii e siècle. Mutations et renouveau en France dans la première moitié du
x ii e siècle, Paris, 1994, p. 303‑323 ; ead., « Théorie littéraire. Le Moyen Âge latin », dans
J. Bessière, E. Kushner, R. Mortier, J. Weisberger, dir., Histoire des poétiques, Paris, 1997,
p. 34‑55 ; J. Martin, « Classicism and Style in Latin Literature » in R. L. Benson, Giles
Constable, with C. D. Lanham (éd.), Renaissance and Renewal in the Twelfth Century,
Toronto-Buffalo-Londres, 1982, repr. 1999, p. 537‑568.

41
42 el sa m a rgui n - h a mon

pôles, trois moments marquants dans l’histoire de la réflexion poétique


et des rapports qu’elle entretient avec la poésie contemporaine : le pre-
mier se constitue autour de ce qu’on appelle le cercle angevin, au sein
duquel Marbode de Rennes compose son de ornamentis verborum ; le
second est à considérer au prisme de l’œuvre, littéraire et théorique, de
Mathieu de Vendôme, auteur d’une ars versificatoria dont le conser-
vatisme contraste avec les innovations poétiques contemporaines ; le
troisième est marqué par une réactualisation des données normatives,
sensible, sur divers chapitres, dans les traités respectifs de Geoffroy de
Vinsauf, Évrard L’Allemand et Jean de Garlande.

Autour du De ornamentis verborum de M arbode de R ennes :


le cercle angevin

Par « cercle angevin » il est convenu de désigner une communauté


de goûts, de culture et de vues entre plusieurs prélats liés d’amitié et
proches de la cour angevine. Ils partagent, à cause de leurs fonctions,
de leur rang, une forme de familiarité avec la société nobiliaire des pro-
vinces nord-ligériennes, et tout spécialement avec de grandes dames let-
trées de l’époque. De ce cercle, il est d’usage de distinguer trois noms :
Marbode, évêque de Rennes, Hildebert de Lavardin, évêque du Mans
puis archevêque de Tours, Baudri, abbé de Bourgueil et évêque de Dol.
Ils sont représentatifs d’une société marquée, à l’orée du xii e siècle, par
l’existence de plusieurs berceaux de développement de la culture de
cour, toujours dominée alors par la langue latine. La culture urbaine,
celle des écoles et des clercs qui s’y illustreront, reste encore embryon-
naire, si bien que les cours et les centres ecclésiastiques gardent une
forme de monopole des lettres. Les échanges culturels tiennent dans
ces conditions en grande partie d’un va-et-vient entre ces deux types
de pôles.
L’art épistolaire et l’éloge, qu’il soit funèbre ou pas, sont des lieux
de la sociabilité aristocratique et lettrée et jouent le rôle de conserva-
toires d’éloquence ; concomitamment se développent les artes dictandi
et s’étend la pratique des « rouleaux des morts », sur les versants res-
pectifs de la prise en compte théorique et de l’expression publique qui
marquent ces pratiques « mondaines », du moins sociales voire poli-
tiques, de l’écriture.
La poésie des trois auteurs qui nous occupent est, elle aussi, étroi-
tement liée à la forme épistolaire – à l’adresse en général, mais ciblée,
dédiée à des personnages identifiables. L’influence d’Horace, dans la
forme même de l’épître mais aussi dans les thèmes, dans le ton adop-
entr e conservatoir e et espace de liberté 43

tés, y est sensible. À cela s’ajoute l’épigramme, forme plus brève, mais
adaptée aux usages de nos auteurs, et l’épitaphe (qu’elle trouve place ou
non dans un rouleau mortuaire), qui prend également bien souvent la
forme d’une adresse au défunt.
Comme ses deux contemporains, Hildebert de Lavardin est l’auteur
de vers de circonstances et d’épitaphes2 . Marbode3, Baudri4 de Bour-
gueil et lui sont aussi les auteurs de distiques élégiaques plutôt en prise,
chez Baudri du moins, avec une actualité touchant son réseau de socia-
bilité, et occasionnellement chez Hildebert consacrés à la déploration
des maux de l’époque (sur les ruines de Rome). Chacun sacrifie à la
topique de la déploration, de la louange, ou de l’évocation de figures
mythiques (Pâris et Hélène, la Rome antique…), mais d’une manière
qui lui est propre. L’œuvre théorique de Marbode constitue à cet égard
un lieu où s’éclairent les traits communs entre les trois œuvres.
Elle semble résulter d’une synthèse habile entre un fond rhétorique
ancien bien maîtrisé (Rhétorique a Hérennius) et le fruit d’une expé-
rience, la sienne et celle de ses amis (ils s’envoient mutuellement leur
production, qui prend la forme d’échanges épistolaires, comme je l’ai
indiqué). C’est pourquoi ce traité se présente sous la forme d’un pro-
simètre : la règle est énoncée en prose, très brièvement et clairement,
et l’exemple, plus copieux, suit, en vers – il doit être directement uti-
lisable par le versificateur. Le traité met à plat, sans distinction ni hié-
rarchisation, un certain nombre de procédés qui relèvent de l’ornatus
facilis, exclusivement. Ce choix peut correspondre de la part de Mar-
bode à une pratique poétique, qu’il partage avec Hildebert et Baudri :
les poèmes de circonstances où il s’illustre ne relèvent pas de l’ornatus
difficilis, non plus que les pièces de Baudri et dans une moindre mesure
d’Hildebert.

2 Hildebertus Cenomanensis, Carmina minora, rec. A. B. Scott, Leipzig, 2001.


Concernant les problèmes d’attribution des pièces éditées, voir aussi B. Hauréau, Les
mélanges poétiques d’Hildebert de Lavardin, dans Notices et extraits des manuscrits de
la Bibliothèque nationale, 1878, p. 289‑448 ; Dom A. Wilmart, « Le florilège de Saint-
Gratien. Contribution à l’étude d’Hildebert et de Marbode », Revue Bénédictine, 48
(1936), p. 319‑321.
3 R. Leotta, C. Crimi (éd.), De ornamentis verborum ; Liber decem capitulorum :
retorica, mitologia e moralità di un vescovo poeta, secc. x i -x ii , Florence, 1998. Des poèmes
de Marbode sont accessibles dans Migne (éd.), P.L. 171 ; voir aussi Marbode de Rennes,
Carmina varia, présentation et traduction par J.-G. Ropartz dans Bulletin et mémoires
de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, t. 8, 1873.
4 Baudri de Bourgueil, Poèmes, texte établi, trad. et commenté par J.-Y. Tilliette,
Paris, 1998 (t. 1), 2002 (t. 2).
44 el sa m a rgui n - h a mon

Les procédés qu’élisent, au plan théorique et pratique, Marbode et


ses contemporains « angevins », tiennent essentiellement de l’écho ou
de la répétition, voire de la répétition inversée (emploi de termes en
chiasme, négations…), au service d’un signifié qui se veut simple, natu-
rel, non métaphorique, et peu porté aux métonymies et synecdoques.

Échos, rimes, assonances


Les rimes léonines consistent à placer des désinences identiques
(rime) à la fin des deux hémistiches d’un même vers, la césure variant
de position d’un vers à l’autre (hémistiches irréguliers). Il s’agit d’un
usage très répandu chez les poètes du cercle angevin : Baudri et Mar-
bode l’utilisent. Ce dernier l’inclut dans la liste de ses « ornements
verbaux » – distinguant rime verbale (similiter desinens) et nominale
(similiter cadens5).
SIMILITER DESINENS
Similiter desinens est, cum, tametsi casus non insunt verbis, tamen si-
miles exitus sunt, hoc modo :
Censu ditari, virtute petis vacuari (…)6.

Marbode pratique la rime, finale ou léonine, dans ses propres


poèmes, de même qu’Hildebert, qui use notamment de l’alternance de
rimes plates dans la pièce suivante :
Est aliquando bono bene, ne gravibus superetur
Est male quo maculas lavet, adversisque probetur.7

Dans cette pièce, en distiques élégiaques, comme beaucoup des


poèmes d’Hildebert, celui-ci se plaît à varier de manière irrégulière
rimes finales (dominantes) et léonines. De manière plus générale, Hil-
debert fait de la rime un usage raisonné, l’excluant par exemple des

5 Marbode de Rennes, De ornamentis verborum 12 (éd. R. Leotta). « Similiter


cadens exornatio appellatur, cum in eadem constructione verborum duo aut plura sunt
verba, quae similiter isdem casibus efferantur » ; « Similiter cadens se dit de l’ornement
qui fait revenir dans la même construction deux ou plusieurs mots, dont les cas sont
semblables à l’ouïe. »
6 Marbode de Rennes, De ornamentis verborum 13 (éd. R. Leotta). « Désinences
semblables / Il y a désinence semblable quand, bien que les verbes ne comportent pas de
cas, les finales sont malgré tout semblables, par exemple : / ‘Censu ditari, virtute petis
vacuari’… (tu cherches en or à t’enrichir, en vertu à t’appauvrir) ».
7 Hildebertus Cenomanensis, Carmina minora 3, v. 1‑2 (éd. Scott). « Il est parfois
bien que le bon ne succombe par sous le fardeau, / il est mal qu’il nettoie la souillure et
soit éprouvé par l’adversité. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 45

pièces qui sont des pastiches manifestes, et brillants, du chant amébée,


bucolico-élégiaque, hérité de l’antiquité.
Il est intéressant de noter que Baudri use plus volontiers de la rime
léonine que de la rime finale – dont il fait, pour reprendre le propos de
son éditeur et traducteur Jean-Yves Tilliette un « usage très parcimo-
nieux »8, différent en cela d’Hildebert et Marbode :
Aggregat absque mora non extricabilis hora
Seruos nobilibus et pueros senibus9.

De l’écho ou répétition relève également la figure dite complexio,


qui consiste à encadrer les vers successifs d’une même initiale et d’une
même finale :
Complexio est, quae utramque complectitur exornationem, quam ante
exposuimus, ut et repetatur idem verbum saepius et crebro ad idem
postremum revertamur, hoc modo :
Qui sunt qui pugnant audaciter ? Andegavenses.
Qui sunt qui superant inimicos ? Andegavenses.
Qui sunt qui parcunt superatis ? Andegavenses.
Egregios igitur livor neget Andegavenses10.

D’un usage certes moins itératif et systématique que dans l’exemple


ici mentionné, la complexio est empoyée par Baudri : elle sert à mettre
en relief les qualités essentielles du personnage auquel est dédié l’éloge
(ici funèbre) :
Plus animo ualidus quam possent membra tenella
Militis, ante dies assumpsit militis arma.
Militis arma gerens neque passus militis arma,
Dormiit in Christo puer altae nobilitatis11.

8 J.-Y. Tilliette (éd.), Baudri de Bourgueil…, p. x x i x .


9 Baudri de Bourgueil, n° 26 (éd. et trad. J-Y. Tilliette, p. 45‑46), v. 1‑4. « Sans
traîner, l’heure inéluctable mêle les serfs aux nobles et les enfants aux vieillards. »
10 Marbode, De ornamentis verborum 3. « La complexio est un embrassement, elle
embrasse deux ornements, que nous avons exposés antérieurement, si bien que tout à la
fois un même mot est assez souvent répété et que nous revenons fréquemment au même
mot à la fin, comme par exemple : / Qui sont ceux qui combattent avec audace ? les
Angevins. / Qui sont ceux qui vainquent leurs ennemis ? Les Angevins. / Qui sont ceux
qui épargnent les vaincus ? Les Angevins. / Que la peur ignore donc les magnifiques
Angevins. »
11 Baudri, n° 53 (épitaphe d’un jeune chevalier, éd. et trad. Tilliette, p. 58‑59), v. 3‑6.
« Son cœur chevaleresque plus vaillant que n’étaient puissants ses membres délicats, il
a endossé avant l’heure l’armure du chevalier. Revêtu des armes du chevalier, cet enfant
de noble parage s’est endormi dans le Christ sans succomber aux armes d’un chevalier. »
46 el sa m a rgui n - h a mon

Un peu différent, mais relevant d’une recherche semblable, l’emploi


qu’en fait Marbode, hors contexte théorique, consiste à répéter, en dé-
but et en fin de vers, une même séquence. Il s’agit ici de la séquence
rumpitur invidia, en référence à Martial, Épigramme IX, 97, dont le
premier distique est littéralement cité et sert de modèle et de matrice
aux autres :
Rumpitur invidia quidam, charissime Juli.
Quod me Roma legit, rumpitur invidia.
Rumpitur invidia, quod sim jocosus amicus.
Quod conviva frequens, rumpitur invidia12 .

Chez Hildebert, tous les ressorts de la rime, de l’anaphore et de l’épi-


phore, et par conséquent de la complexio, qui le conjuguent, sont mis à pro-
fit dans des pièces dont le caractère incantatoire est fortement marqué :
cuius esse summum bonum,
cuius opus quicquid bonum13

À la complexio se mêlent ainsi d’autres procédés, que l’on retrouve


ailleurs chez nos trois poètes, et bien au-delà, et qui tiennent de la répé-
tition de mots ou de la paronomase14.
L’annominatio ou paronomase, qui consiste à saturer le propos de
mots phoniquement proches, paronymes, constitue l’un des ressorts les
plus prisés d’un grand nombre de poètes15, spécialement au Moyen Âge
où certains voient là le moyen de démontrer leur copia verborum et leur
habileté à agencer la masse lexicographique qu’ils prétendent embrasser.
A nnominatio
Annominatio est, cum ad idem verbum et nomen acceditur commu-
tatione vel additione unius litterae vel litterarum, ut ad res dissimiles
similia verba accommodentur, hoc modo :

12 Marbode, Carmina, n° XII (« Contra invidum », P.L. 171, col. 1719D).


« Quelqu’un se ronge d’envie, très cher Jules / parce que Rome me lit, il se ronge
d’envie. / Il se ronge d’envie, que je sois un ami joyeux, / convive sollicité, il se ronge
d’envie. »
13 Hildebert, Carm. 55, « De sancta Trinitate », v. 5‑6 (éd. Scott). « lui dont relève
le souverain bien, / lui dont toute œuvre est un bien ». Cet extrait s’insère dans une série
de vers anaphoriques.
14 Tous procédés au demeurant listés par Curtius et relevant selon lui d’un
maniérisme chronique qui, alternant durant la période médiévale avec des œuvres
relevant d’un classicisme rigoureux, se retrouve dans des littératures vernaculaires de la
période moderne. Voir E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin,
t. I, Paris, 1956, p. 429 sq.
15 Il s’agit d’une des figures qu’E. R. Curtius fait participer d’une forme de
maniérisme médiéval. Voir E. R. Curtius, La littérature européenne…, p. 435‑437.
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 47

Hic qui magnanimum se vult fortemque videri


Corde pavet leporis, cum territet ore leonis,
Sicut damma fugit, quasi bos ad vulnera mugit.
Curia, curarum genitrix nutrixque malorum,
Iniustis iustos, inhonestis aequat honestos16.

L’annominatio tient donc de la paronymie proprement dite (emploi


de termes quasi homophones mais distincts sémantiquement) et de la
répétition ou de l’emploi de termes parents étymologiquement – dans
lequel cas la figure approche et se confond avec la traductio. Marbode
privilégie la première option :
Opto tuum vultum, mi praesul, cernere multum,
Amplectique senem quem colui juvenem.
Sacratasque manus cano conjungere canus,
Colloquiumque tui, dulcis amice, frui17.

En revanche, Hildebert manifeste un goût plus prononcé pour la


traductio, privilégiant la répétition de mots semblables aux flexions dif-
férées ou de mots de même origine étymologique :
Quem modo miratur, semper mirabitur orbis,
Ille Berengarius non obiturus obit.18

Au-delà d’une pure fantaisie verbale, la répétition des verbes diver-


sement conjugués concourt au paradoxe lapidaire sur lequel se fonde
pour grande part la tradition poétique de l’épitaphe latine. Identité et
variation des termes sont mises au service de l’expression antithétique,
entre passé et présent, mort et vie.
Paronymie et répétition de termes parents participent aussi du planc-
tus où s’illustre, comme les deux autres, Baudri de Bourgueil :
Sed quasi pro nichilo fieret de morte querela,

16 Marbode, De ornamentis 15. « Paronymie / La paronymie se produit quand pour


un même verbe et un même nom il arrive, par inversion ou addition d’une lettre ou
de plusieurs, que des mots semblables s’appliquent à des choses différentes, comme par
exemple : / Celui qui veut paraître magnanime et brave / tremble d’un cœur de lièvre au
lieu d’effrayer de sa face de lion, / au moindre sang, comme un daim il fuit, comme un
bœuf il mugit. / La cour, mère de tracas et nourrice de maux, / relègue aux mêmes rangs
justes et injustes, honnêtes et malhonnêtes. »
17 Marbode, Carmina, n° XXI (À Samson, évêque de Wincester, éd. P.L. 171,
col. 1658B). « O mon cher évêque, comme je désire au plus haut point voir ton visage /
et serrer le vieillard dont j’ai cultivé la jeunesse. / Et joindre, chenu, à toi, chenu, des
mains consacrées, / et jouir de ta conversation, mon doux ami. »
18 Hildebert, Carm. 18, « De morte Berengarii », v. 1‑2 (éd. Scott). « Ce Bérenger
qu’il admire aujourd’hui, le monde l’admirera pour toujours. / Il meurt, lui qui ne
mourra point. »
48 el sa m a rgui n - h a mon

Praesertim cum sit mors Christi nostra medela :


Nec deerit medicus, nisi desit cui medeatur.
O felix morbus, mors Christi cui medicatur !19

Proche de la paronomase en terme d’effet sonore, la répétition de


termes, à l’identique ou déclinés (traductio) aux fins d’enjoliver le dis-
cours, de créer à l’intérieur du vers un mouvement de balancier, est un
procédé extrêmement répandu dans la poésie médiolatine. Marbode et,
dans une moindre mesure, Baudri n’y échappent pas.
Voici ce que Marbode range sous le vocable :
TRADUCTIO
Traductio est, quae facit uti, cum idem verbum crebrius ponatur, non
modo non offendat animum, sed etiam concinniorem orationem red-
dat, hoc pacto :
Si nihil in vita iucundius est tibi vita,
Indecorem vitam perages virtute relicta.
Cur illum curas, qui multas dat tibi curas ?
Semper amare velim, si quid nihil insit amari20.

Il s’agit, précise-t-il, d’une répétition qui non seulement « ne blesse


pas l’oreille », mais rend plus plaisant le discours.
En pratique, Marbode mêle volontiers ce procédé à l’annominatio
évoquée précédemment :
Non quia sim talis, qui vobis sim specialis,
Sed quia vos talem scio, quem faciam specialem.
Nec mihi quid detis, plus vos amo quam quod habetis.
Et quod habetis amo, sed non ea bona reclamo.
Munera nolo dari mihi, sed volo pauper amari.
Sufficit ad munus, si nos amor alliget unus21.

19 Baudri, n° 73 (éd. et trad. Tilliette, p. 67‑68) v. 3‑6. « Mais gémir sur la mort ne
devrait servir presque à rien, puisque la mort du Christ est notre médecine. Le médecin
ne fera pas défaut, à moins que ne fasse défaut le malade. Bienheureuse maladie, dont la
mort du Christ est le remède ! »
20 Marbode, De ornamentis 4. « La traductio est ce qui fait que, lorsque le même
mot est répété un peu trop souvent, non seulement il ne blesse pas l’esprit, mais en plus
il rend le discours mieux lissé, selon le modèle : / si rien dans la vie ne t’est plus plaisant
que la vie, / achève une vie indigne, exempte de vertu. / Pourquoi te soucier de qui te
donne de nombreux soucis ? / Je voudrais aimer toujours, si rien ne s’y trouvait d’amer. »
21 Marbode, Carmina, n° XXXII (« À Odon, comte-évêque », P.L. 171, col. 1724C-
D). « Non pas que je sois de telle sorte que vous m’ayez pour ami intime / mais parce
que je vous sais de telle sorte que je fais de vous mon ami intime. / Ne me donnez rien,
je vous aime plus que ce que vous avez. / Et ce que vous avez je l’aime, mais je ne réclame
pas ces biens. / Je ne veux pas que me soient donnés des présents, mais je veux être aimé
pauvre. / Il me suffit comme présent qu’un même amour nous lie. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 49

La traductio, plus appuyée, se lit de manière particulièrement nette


chez Baudri :
In Maio, vernante rosa, rosa marcuit ista :
Quinta dies a fine finem sibi clausit et annos22 .

Il en va de même chez Hildebert :


Qui petis unde malum, cum sit bona cuncta creata ?
Defectu proprio sunt mala que mala sunt.
Cum radix vitio caret, vitium tamen ex se
Et per se citius dulcia poma trahunt23.

Chez Hildebert, répétition-traductio et homonymie déguisée se


conjuguent pour produire un effet de brouillage sémantique. De cette
apparente confusion doit surgir une vérité supérieure, celle dont les
mots et les identités sonores donnent la clef 24.
Autre procédé fondé sur la répétition : la conduplicatio. Si la défi-
nition qu’en donne Marbode est assez générale, le procédé tient en
grande part de l’anaphore.
CONDUPLICATIO
Conduplicatio est, cum ratione amplificationis aut miserationis eiusdem
unius aut plurium verborum iteratio fit, hoc modo :
Tune patrem gladio, crudelis nata, necasti ?
Tune patrem, pro quo fuerat tibi mors obeunda ?
Num refugis lucem, fex et contagio vitae ?
Num refugis ? Numquid si iudex parcere vellet,
Non tibi deberes manibus consciscere mortem ?25

22 Baudri, n° 53 (épitaphe d’un jeune chevalier, éd. et trad. Tilliette, p. 59), v. 9‑10.
« Quand fleurit la rose de mai, cette rose s’est flétrie. Le cinquième jour avant la fin du
mois a vu le terme de ses jours et de ses années. »
23 Hildebert, Carm. 5. « Tu demandes d’où vient le mal, alors que toutes choses
créées sont bonne ? / Il y a des maux qui sont des maux en raison de leur défaut propre. /
Alors que leur principe est dépourvu de vice, / ces doux fruits ont tôt fait de tirer le vice
d’eux-mêmes et par eux-mêmes. » Le vers 2 comporte très certainement, au-delà du sens
qu’impose la métrique et dont la traduction rend compte, une référence implicite au jeu
de mots devenu topique entre mălum, le mal, et mālum, la pomme (associée au péché).
24 Selon un principe cher à la pensée médiévale et appelé à une grande fortune durant
le XIIe siècle chartrain, selon laquelle tout signe visible ou audible, en particulier le mot,
est signe d’un intelligible invisible voulu par Dieu. Sur ce point voir Hennig Brinkmann,
Mittelalterliche Hermeneutik, Tübingen, 1980, p. 45‑46.
25 Marbode, De ornamentis 25. « Il y a conduplicatio quand au nom de l’amplification
ou de la plainte se produit la répétition d’un même ou de plusieurs verbes, sur le mode : /
Et toi n’as tu pas tué de ton glaive, enfant cruelle, ton père ? / Et toi ne l’as-tu pas tué,
lui au nom de qui la mort devait t’échoir. / Est-ce que tu fuis la lumière, ordure et
contagion de la vie ? / Est-ce que tu fuis ? Est-ce que si un juge voulait t’épargner / tu ne
devrais pas te donner la mort de tes propres mains ? »
50 el sa m a rgui n - h a mon

Comme le précise Marbode dans le De ornamentis, cette figure


participe en premier lieu de l’écriture de la désolation (miseratio), du
planctus. Les exemples extraits d’œuvres des trois « angevins » en té-
moignent. Prenons Marbode et Hildebert :
Hic villas decimat, hic vectigalia fraudat.
Hic silvas vendit, hic prata virentia tollit. (…)
Heu dolor ! heu luctus ! o detestabile tempus ?
Heu facinus mirum ! cur tanta potentia furum ?
Dic ubi rex, ubi lex, ubi jus, ubi regula vindex ?26
Cur igitur placuit ? Quid honesti vidit in illo
Quem iam nulla sequi preter honesta pudet ?
Cur inquam placuit ? Dignusne placere puellis
Qui non exilio, sed cruce dignus erat27

On trouve dans les élégies mortuaires ou les épitaphes de Baudri des


exemples comparables, qu’il serait fastidieux d’énumérer tant leur usage
est proche de ceux-ci.
Relevant là encore d’une esthétique de la répétition, la commutatio
consiste à opposer les termes en les plaçant dans des fonctions syn-
taxiques inversées au sein d’un même vers. Plus difficile à mettre en
œuvre, et requérant toute l’habileté des versificateurs, cette forme de
chiasme n’en est pas moins un ressort privilégié de la poésie médiévale.
COMMUTATIO
Commutatio est, cum duae sententiae inter se discrepantes ex traiec-
tione ita efferuntur, ut a priore posterior contraria priori proficiscatur,
hoc modo :
Nulla tacenda loqui vel nulla loquenda tacere,
Qui sapiens iubeat, cum supra nos sit utrumque ?
Quisve iubens sapiat, cum quod iubet, hoc nequit ipse ?28

26 Marbode, Carmina, n° XLIV (« Versus canoniales », P.L. 171, col. 1734C,


1735A). « Il décime des domaines, il pille les ressources, / il vend les bois, il enlève les
prés verdoyants. / O douleur, o deuil ! Quelle est cette époque détestable ? / O crime
étonnant ! Pourquoi une telle puissance aux voleurs ? / Dis, où est le roi, où est la loi, où
est le droit, où est la règle vengeresse ? »
27 Hildebert, Carm. supp. 3, v. 25‑28 (éd. Scott). « Pourquoi donc a-t-il plu ? Qu’a-t-
elle vu d’honorable en celui / que désormais nulle n’a honte de suivre au-delà de ce qui
est honorable ? / Pourquoi, dis-je, a-t-il plu ? Est-il digne de plaire aux jeunes filles / celui
qui était digne, non de l’exil, mais de la croix. »
28 Marbode, De ornamentis 26. « Il y a commutation quand deux propositions
discordantes à l’origine sont ainsi prononcées que la seconde émane de la première mais
lui est contraire, par exemple : / ne dire rien de ce qu’il faut taire et ne taire rien de
ce qu’il faut dire, / quel sage pour l’ordonner, alors que, dans les deux cas, cela nous
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 51

Un tel procédé a la faveur d’Hildebert :


Preconem decuit, Domino presente, silere,
Necnon et Dominum, precone silente, iubere29

Si le chiasme syntaxique est moins évident dans les exemples qui


suivent (trouvés chez Marbode et Baudri), ceux-ci tiennent néanmoins
de la commutatio par la volonté manifeste de leurs auteurs d’opposer
terme à terme, d’inverser chacun d’eux par la négation ou par une
construction particulière. Le mouvement singulier qui s’en dégage, ba-
lancier un peu monotone lié à la césure qu’impose cette construction
oppositionnelle du vers, lui confère là encore un caractère paradigma-
tique, exemplaire, à la manière d’une maxime ou d’un adage.
Qui dolet, aut metuit, patet hunc non esse beatum ;
Qui perdit quod amat, vel amat quod perdere possit,
Hic dolet aut metuit ; sed non est ulla voluptas
Rebus in extremis, quam non cito perdere possis30.

Notons concernant cet exemple, comme le précédent, qu’ils usent


de la figure dans un contexte syntaxique proche : l’usage anaphorique,
dans les deux cas, d’une relative, à l’instar de l’exemple donné dans le
De ornamentis. Les vers de Baudri qui suivent offrent une variante à
ce modèle :
Ad ripam uenio neque ripam prendere possum.
Saxa tamen prendo, de saxis eueho saxum31.

À côté de ces figures qui tiennent d’un jeu sur les mots et les sonori-
tés, plus que sur le sens et l’organisation du discours poétique, Marbode
range, suivant en cela la tradition, parmi les couleurs de rhétorique, un
ornement qui procède plus nettement des stratégies argumentatives
propres à l’art oratoire : la persuasio.

dépasse ? / Ou qui serait sage qui l’ordonnerait, lorsque, ce qu’il ordonne, il en est
incapable ? »
29 Hildebert, Carm. 39. « Versus cuius supra de Petro Pictaviensi episcopo », v. 17‑18
(éd. Scott). « Il convint qu’en la présence du Seigneur, le héraut se tût, / mais aussi que,
face au silence du héraut, le Seigneur commandât. »
30 Marbode, Carmina, n° XXVIII (« Sermo de vitiis et virtutibus. — Petendam esse
solitudinem », P.L. 171, col. 1667A). « Celui qui souffre ou a peur, il est évident qu’il
n’est pas heureux ; / celui qui perd ce qu’il aime, ou qui aime ce qu’il pourrait perdre, /
il souffre ou il a peur ; mais en ces extrêmes il n’y a pas de plaisir / que tu ne puisses
aussitôt perdre. »
31 Baudri, n° 2 (éd. et trad. Tilliette, p. 6), v. 55‑56. « J’atteins la rive et ne puis m’y
accrocher ; c’est alors aux rochers que je m’accroche, et je détache de ces rochers un roc. »
52 el sa m a rgui n - h a mon

Persuasio
On trouve chez ces auteurs, et particulièrement chez Baudri, dans
les lettres versifiées qu’il attribue à Pâris et Hélène et par lesquelles
il fait, conformément à la tradition ovidienne, dialoguer les futurs
amants, une forte emprise rhétorique. Les missives que l’on vient de
citer, et particulièrement celle de Pâris, ressortissent totalement à l’art
du plaidoyer. Les procédés choisis s’en ressentent, et notamment ce que
Marbode consigne, conformément à la Rhétorique à Hérennius (I, 23 :
ex ratiocinatione controversia constat…), au chapitre intitulé ratiocinatio.
Celle-ci consiste pour Marbode à construire le discours, monologique,
autour d’une succession de questions et de réponses :
R atiocinatio
Ratiocinatio est, per quam ipsi a nobis rationem poscimus, quare qui-
dque dicamus, et crebro nosmet a nobis petimus uniuscuiusque proposi-
tionis explanationem, hoc modo :
Dives avarus eget. Per quid ? Quia, cum petit usus,
Tangere parta timet. Cur ? Ne minuatur acervus.
Cur metuit minui ? Quia mavult crescere. Quare ?
Non esset vitium, si non ratione careret32 .

Les questions bien entendu servent d’introduction, de faire-valoir


aux réponses, les mettent en relief de manière argumentée et persua-
sive :
Qui memorare situm memoratae desinat urbis ?
Est siquidem Troie situs ipse saluber et aptus :
Diues enim tellus cerealia farra quotannis,
Vomere culta leui, cupidis messoribus affert.
(…)
Quis praetermittat Simoentis clara fluenta ?
Quis Xanthi uitreas non admirabitur undas
Cui, preter Ligerim, nullus similabitur amnis,
Et qui Burgulii rigat ortos Cambio felix ?
Hic quoque piscose sapor est et copia predae
Et resonant unde stagnantes alite multa.
Pinus auricomas quis non miretur in Ida,

32 Marbode de Rennes, De ornamentis 7. « Ratiocination / La ratiocination est la


figure qui nous fait nous demander à nous-mêmes la raison pour laquelle nous disons
quelque chose, et aussitôt nous réclamer à nous-mêmes l’explication de chacune de nos
propositions, comme par exemple : / Le riche avare est dans le besoin. En quoi ? Parce
que quand l’usage le réclame, / il craint de toucher à son butin. Pourquoi ? Pour que
sa réserve ne diminue pas. / Pourquoi craint-il qu’elle diminue ? Parce qu’il préfère
l’accroître. Pourquoi ? / Ce ne serait pas un vice, si ce n’était pas irraisonné. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 53

Quercus glandiferas, tangentes sidera cedros ?


Fraxinus in silua rigidis hastilibus apta.33

Les questions sont là aussi pour balayer par anticipation toute objec-
tion au discours, celui-ci visant à convaincre, à persuader un interlocu-
teur identifié (Hélène), ou anonyme, voire collectif. C’est à la comtesse
Ermengarde que Marbode s’adresse, dans une exhortation à l’humilité
qui tient du memento mori, d’autant plus mémorable du fait de l’anno-
minatio qui renforce la rime léonine :
Mollities lecti quid confert murice tecti ?
Aufert quippe tori gaudia posse mori.
(…) Quem laudis titulum dant tibi post tumulum ?
Quid maris et terrae properem bona cuncta referre,
Quae quasi te ditant, et tibi suppeditant ?
Divitiae tales sunt nulli perpetuales,
Cum mundo vadunt, cumque cadente cadunt34.

Toutes ces figures ressortissent à une esthétique unique, qui place le


mot en tant qu’entité sémantique minimale, dans sa plénitude phoné-
tico-morphologique, au cœur du dispositif poétique. Or la réduction
de la rhétorique marbodienne à l’ornatus facilis cantonne le champ
d’expérimentation poétique à un réseau complexe de jeux de mots, de
jeux sur les mots et la langue. En cela, l’énoncé normatif est en plein
accord avec la production elle-même, pour le moins à époque et milieu
constants.
En est-il de même pour d’autres des grands traités poétiques qui
marquent le xii e siècle, à commencer par l’ars versificatoria de Mathieu
de Vendôme ?

33 Baudri, n° 7 (« Pâris à Hélène », éd. et trad. Tilliette, p. 20‑21), v. 187‑214. « Qui


ne célébrerait sans fin le site de cette ville célèbre ? Le site de Troie est en effet salubre et
commode : une terre fertile, qu’une charrue légère cultive, procure tous les ans le froment
de Cérès au désir des moissonneurs. (…) Comment passer sous silence l’onde claire
de Simoïs ? Qui manquera d’admirer les flots cristallins du Xanthe, auquel nul cours
d’eau ne saurait être comparé, fors la Loire, et le bienheureux Changeon, qui baigne les
jardins de Bourgueil ? Le pêcheur y trouve aussi abondance de poissons succulents et les
étangs résonnent du vol de maint oiseau. Comment ne pas admirer sur l’Ida les pins aux
cheveux d’or, les chênes porte-glands, les cèdres qui touchent les astres de leur cime ? Le
frêne forestier est bien propre à donner des javelots solides. »
34 Marbode, Carmina, n° XXIII (« M. évêque à la comtesse E. », P.L. 171,
col. 1660A-B). « Qu’apporte la mollesse d’un lit couvert de pourpre ? / La possibilité de
mourir ôte en effet les joies de la couche. / (…) Quel titre de gloire te donnent-elles après
le tombeau ? / Que me hâterais-je de rapporter tous les biens de la mer et de la terre, /
lesquels, en t’enrichissant pour ainsi dire, te suffisent ? / De telles richesses ne sont
éternelles pour personne, / elles s’en vont avec le monde et tombent avec ce qui tombe. »
54 el sa m a rgui n - h a mon

M athieu de Vendôme , entr e conservatisme théor ique et


innovation poétique

Les écoles d’Orléans qui, au milieu du xii e siècle, constituent un des


centres les plus importants de transmission du savoir en Europe occi-
dentale, forment l’élite culturelle d’une vaste zone géographique qui
s’étend de l’Allemagne à l’Angleterre en passant par une grosse moitié
nord du royaume de France. C’est cette élite qui occupe les charges et a
l’oreille des puissants. Ses ressortissants sont liés par un sentiment d’ap-
partenance à un même corps, par un langage commun, enfin par une
volonté patente de briller devant leurs pairs. À quoi s’ajoutent, corol-
laire de cet esprit de fraternité et d’émulation, des rivalités haineuses
et durables, entre Mathieu et Arnoul d’Orléans par exemple, rivalités
entretenues par des enjeux de transmission et d’hégémonie scolaires.
Mathieu s’illustre avant tout par son Ars versificatoria (avant 1175)35
dont le parti est ambitieux. L’Ars versificatoria se veut en effet une
œuvre complète, récapitulant les apports des sources rhétoriques et
poétiques (Rhétorique à Hérennius, Ars poetria) – moment d’actuali-
sation et de synthèse donc, en principe du moins, et ce bien que Ma-
thieu fasse le choix d’exclure la composition (disposition, amplification,
abréviation), soit l’achèvement de l’art oratoire selon Quintilien, de son
champ d’action. Tout le reste du processus de création (depuis l’inven-
tio) y est en revanche mentionné, sinon passé en revue. L’ornement
occupe une place privilégiée dans le dispositif créatif :
Siquidem sicut in constitutione rei materialis ex appositione alicujus
margaritae vel emblematis totum materiatum elegantius elucescit, simi-
liter sunt quaedam dictiones, quae sunt quasi gemmarum vicariae, ex
quarum artificiosa positione totum metrum videbit festivari. Earum
enim multiformis ornatus aliis dictionibus collateraliter suae venustatis
impertit beneficium et quasi socialiter cujusdam festivitatis accommo-
dat blandimentum36.

35 Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, éd. F. Munari, Rome, 1988. Sur les arts
poétiques latins du x ii e siècle, voir Edmond Faral, Les arts poétiques du x ii e et du x iii e
siècle, Paris (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 238), 1924.
36 Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, II, 11 (éd. F. Munari). « Assurément,
comme, dans la constitution d’un objet matériel, l’objet tout entier s’illumine plus
élégamment de ce que l’on y dispose quelque perle ou quelque emblème, de même il y
a certains mots, qui sont comme des substituts de perles, et qui, artistement disposés,
feront que tout le mètre se verra égayé. Leur ornement multiforme, en effet, distribue le
bénéfice de ses charmes aux autres mots alentour, et, comme en société, leur administre
les agréments d’une certaine gaieté. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 55

Pourtant, s’il inclut bien les figures de pensée, à savoir l’ornatus diffi-
cilis, à la différence de Marbode, Mathieu ne fait que donner la liste des
couleurs de rhétorique (à savoir les figures d’ornatus facilis), considérant
que d’autres (peut-être est-ce précisément une allusion à Marbode) les
ont expliquées avant lui37. Cela révèle sans doute une ambition supé-
rieure, celle de s’adresser par son traité à tous les poètes qui entendent
s’illustrer dans les genres nobles, c’est-à-dire ceux précisément qui, selon
les classifications anciennes, relèvent de l’ornatus difficilis.
En parallèle à cette activité théorique, ressortissant à des fonctions
pédagogiques, Mathieu s’illustre par sa pratique du vers latin. Il est
principalement l’auteur de comédies et de poèmes satiriques.
Or son œuvre théorique, dans les choix de présentation qu’elle
opère, semble faire fi de l’expérience poétique elle-même. Insistons sur
le caractère puissamment aporétique de l’énoncé théorique de Mathieu,
qui ne fait pas mystère d’un certain conservatisme. Ainsi condamne-t-il
l’usage des vers léonins :
Amplius a praesentis doctrinae traditione excludantur versus inopes
rerum nugaeque canorae, sicilicet frivolae nugarum aggregationes, quae
quasi joculatrices vel gesticulatrices auribus alludunt solo consonantiae
blandimento, quae possunt cadaver exanimatum imitari, promptua-
rium sine [vino], manipulum sine grano, cibarium sine condimento,
quae vesicae distentae possunt comparari, quae ventoso distenta sibilo
sine venustate sonum distillans ex sola ventositate sui tumoris contrahit
venustatem : scilicet versus leonini, quorum venustas sicut ratio nomi-
nis ignoratur ; in quibus quidam tibicines et imperiti in exercitio leonis
morum maxime gloriantur38.

Cette position contraste avec des pratiques largement en usage et


qu’attestaient Marbode et ses compères ‘angevins’. Un silence gêné,
motivé par la tension existant pour Mathieu entre une volonté de se
conformer aux modèles poétiques anciens et la nécessité de rendre

37 E. Faral, Les arts poétiques du x ii e et du x iii e siècle, Paris (Bibliothèque de l’École


des Hautes Études 238), 1924, p. 90‑91.
38 Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, II, 43 (éd. Munari). « Plus largement,
que soient exclus du rapport du présent enseignement les vers indigents et les balivernes
poétiques, c’est-à-dire les frivoles agrégats de balivernes, qui, comme les jongleurs et les
acrobates, se jouent de l’ouïe par le seul agrément de leur harmonie, qui imitent, peut-
être, le cadavre inanimé, la crédence sans vin, le manipule sans grain, la nourriture sans
assaisonnement, qui se peuvent comparer à une poche distendue, qui, distendue par un
sifflement venteux, distillant un son sans charme ne retient de charme que celui que
produit le vent de son enflure : c’est le cas des vers léonins, dont j’ignore le charme tout
comme la raison de leur nom ; ceux qui en tirent le plus de gloire sont des joueurs de
flûte qui ignorent tout de la pratique des mœurs léonines. »
56 el sa m a rgui n - h a mon

compte d’un foisonnement contemporain, eût été plus explicable que


cette condamnation, qui correspond à un mouvement de réaction au
léonin depuis plusieurs décennies révolu39.
Un tel conservatisme apparaît en d’autres lieux du traité. Mathieu
amène, sous forme d’une allégorie que lui inspire une tradition issue du
De nuptiis de Martianus Capella, un exposé sur les genres littéraires,
servantes de la philosophia. C’est à cette occasion que se révèlent des
incohérences par rapport à la production poétique ambiante, dont celle
où s’illustre Mathieu lui-même.

Genres et formes : distorsions et hiatus


Mathieu de Vendôme identifie, dans le contexte énoncé précédem-
ment, les genres suivants : tragédie, comédie, élégie, satire. Trois de ces
genres hérités des corpus antiques figurent encore, sous une forme qu’il
s’agit d’étudier dans ce qu’elle a de conservatoire d’une part, de nou-
veau de l’autre, au rang de ceux que les poètes médiolatins et les théo-
riciens (souvent les mêmes) élisent par-dessus les autres : la comédie, la
satire et l’élégie.

La comédie
La relative liberté dont disposent les auteurs s’illustrant dans ce
genre tient au peu de préceptes qui le régissent. Rappelons qu’il n’est
défini qu’en termes référentiels par Horace, qui au plan de la forme
s’en tient à quelques allusions à la tradition (qu’il réprouve en partie).
Mathieu de Vendôme n’ajoute aucune donnée technique précise à la
définition antique, se contentant de présenter en ces termes la comédie
(une des servantes de philosophia) :
Tertia surrepit comoedia, cotidiano hiatu, humiliato capite, nullius fes-
tivitatis praetendens delicias40.

Il perpétue ainsi et consolide une forme de doxa – théorique – en


matière de comédie : humilité de l’expression, langage quotidien, sans
apprêt délicat.

39 D. Norberg, Introduction à l’étude de la versification latine médiévale, Stockholm,


1958, p. 40‑41. L’auteur y rappelle l’usage répandu des rimes léonines depuis le i x e siècle.
Il précise que le début du x ii e siècle est marqué par une réaction « classicisante », bien
qu’assez marginale, et qui touche des auteurs qui se sont eux-mêmes largement essayés
aux vers léonins, comme Marbode ou Gilon de Paris.
40 Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, II, 7. « Surgit en troisième la comédie,
quotidienne dans l’expression, humble de visage, nullement avide de gaies voluptés. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 57

L’énoncé est très sommaire, déconnecté d’une pratique vivante très


en vogue au milieu du xii e siècle. Ce qu’il décrit là, c’est une comé-
die qui pouvait prévaloir, à la rigueur, à l’époque antique et tardo-an-
tique. On est bien loin du renouveau générique dans lequel lui-même
s’illustre.
Dans les faits, et pour en dégager de manière générale les principales
caractéristiques, tous auteurs confondus, la comédie du xii e siècle est
le genre de l’ornatus facilis, de la traductio et de l’annominatio en par-
ticulier. L’excroissance des genres usant de l’ornatus facilis se vérifie à
l’époque de Mathieu. Antithèses et allitérations s’ajoutent aux figures
précédemment nommées, constituant un ressort très courant dans la
poésie médiévale.
Un des principes de cette nouvelle comédie consiste par ailleurs dans
une forme d’hybridation stylistique, relevant de la variatio énoncée par
Horace. Loin de tout cotidiano hiatu, l’expression est réglée et mesurée,
comme en témoigne l’usage du distique.
L’exemple que nous avons délibérément choisi en dehors de l’œuvre
de Mathieu, parce qu’il est, plus qu’un autre, emblématique du genre
(ne serait-ce que pour son succès, notamment outre Manche), est le
Babio41 (écrit sans doute dans le dernier quart du xii e siècle). En dehors
des caractéristiques communes listées plus haut, et ressortissant, on l’a
dit, à l’ornatus facilis, l’auteur, mais il n’est pas seul en cela, y développe
particulièrement, d’une part, le jeu signifiant-signifié, d’autre part, le
détournement de figures topiques liées à la description. Les jeux de
mots y sont nombreux. Ainsi les noms des deux jeunes amoureux du
Babio, tous deux empruntés à des fleurs, permettent-ils des digressions
piquantes, référant à la topique courtoise :
Sit Croceo Viola : flos hunc, flos denotat illam ;
Sit dissimilis simili ! Consona nulla magis.
Non negat hoc Petula ; non hoc nego42 .

Par ailleurs, la description que fait Babio de Viola, qu’il convoite,


joue des codes du portrait amoureux, que ce faisant elle subvertit :
Eius in ore fauum mellificatis apes.

41 La « comédie » latine en France au x ii e siècle, G. Cohen (dir.), t. 2, Paris, 1931,


p. 3‑59 (éd. et trad. H. Laye). Voir, pour une édition actualisée et une étude qui le
replace dans le contexte littéraire des comédies latines de son temps, Ferrucio Bertini
(dir.), Commedie latine del x ii e x iii secolo, Gênes, 1980, t. 2.
42 Babio (trad. H. Laye), v. 157‑159. « Que Viola soit à Croceus ! Une fleur le
désigne, une fleur la désigne. Que le semblable soit au semblable ! Il n’y a pas mieux
assorti. Petula n’y contredit pas ; moi non plus je n’y contredis. »
58 el sa m a rgui n - h a mon

Sidera sunt ocli ; quales fers, Phebe, capilli ;


Phillis inest digitis, in pede pes Thaidis.
Fert Helene faciem, gracilem precincta Corinnam ;
Meridiem risu, dente coequat ebur.
Talem cum uideat, felix cui tangere fas est43.

Sont listés ici tous les lieux consacrés de la description érotico-


élégiaque, avec ses associations topiques : bouche-miel, yeux-étoiles,
dents-ivoire, sourire-soleil, à quoi s’ajoutent des figures référentielles
très souvent convoquées pour leur légendaire beauté : Phoebus, Phillis,
Thaïs, Corinne et surtout Hélène. Celle-ci constitue le paradigme de
la belle femme à laquelle, en guise d’exemple de description, Mathieu
lui-même dédie quelques distiques de son Ars versificatoria :
Stellis praeradiant oculi Venerisque ministri
Esse favorali simplicitate monent.
(…)
Oris honor rosei suspirat ad oscula, risu
Succincta modico lege labella tument.
Pendula ne fluitent, modico succincta tumore
Plena dioneo melle labella rubent.
Dentes contendunt ebori, serieque retenta
Ordinis esse pares in statione student44.
Vel si deliciosus erit auditor, dicens quod in multiloquio pretium non
est, membrorum descriptionem sic comprehendat :
Respondent ebori dentes, frons libera lacti
Colla nivi, stellis lumina, labra rosis45.

43 Babio, v. 34‑39 (trad. Laye). « Dans sa bouche, vous faites, abeilles, votre rayon de
miel. Ses yeux sont des astres, ses cheveux sont tels que tu les portes, Phoebus ; Phillis
est enclose en ses doigts, comme en son pied le pied de Thaïs. Elle présente le visage
d’Hélène, avec la taille de la fine Corinne. La clarté de midi est égalée par son sourire,
comme par ses dents l’ivoire. À la voir telle, heureux celui à qui il est permis de la
fléchir ! »
44 Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, I, 56, 15‑16, 23‑28. « Ses yeux rayonnent
plus que les étoiles et par leur faveur / simple s’annoncent pour être des serviteurs de
Vénus. / (…) / La gloire de son visage de rose aspire aux baisers, d’un rire modeste ses
lèvres s’enflent, soutenues selon l’usage. / Pour qu’elles ne soient pas laissées ballantes,
retenues par un modeste renflement ses lèvres rougissent, pleines du miel de Dioné. / Ses
dents le disputent à l’ivoire et dans l’alignement parfait / de leur ordonnance ont soin
d’être toutes de semblable tenue. »
45 Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, I, 57, 1‑2. « Et si l’auditeur est un
voluptueux, qui dit n’accorder aucun prix aux longs discours, qu’il apprécie une telle
description physique : / Ses dents rivalisent avec l’ivoire, son front dégagé avec le lait, /
son cou avec la neige, la lueur de ses yeux avec les étoiles, ses lèvres avec les roses. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 59

Ces exemples de description donnés par Mathieu lui permettent


d’exemplifier la règle qu’il édicte, et qui consiste à mettre en relief
les attributs des personnes afin de donner corps à l’œuvre poétique,
comme il l’affirme dans les vers suivants, d’inspiration nettement hora-
tienne (ut pictura) :
Materiam picturat opus praedulce, venusto
Materiae pretio materiata placent46.

Pour autant Mathieu ne préjuge pas là du genre dans lequel ces des-
criptions sont employées. Faut-il en conclure que ses propos ont une
valeur générale, ou plutôt trans-générique ?
Le manuel favorise, mais il n’est pas le seul à y contribuer, la fixation
de figures obligées, de loci communes (figures de femmes, ici, Thaïs,
Hélène, Corinne etc.). Ces descriptions s’expriment en distiques, forme
érotico-élégiaque par excellence.
La reprise par l’auteur comique de ces codes (blason et formules
consacrées) participe d’un jeu, d’un second degré que révèle le contexte
dans lequel ils sont convoqués. Le poète s’approprie en effet ces élé-
ments topiques pour les détourner et user de la subversion comme prin-
cipal effet comique – ce qui suppose, soit dit en passant, une culture
commune à l’auteur et son lectorat, censé comprendre à quel système
de références de tels modes de descriptio renvoient.
Les ressorts listés plus haut, et relevant de l’ornatus facilis – répé-
tition, paronomase etc. – servent de cadre, d’écrin, à ces procédés de
variatio qui consistent à détourner des figures d’un registre plus élevé.
Plus uiola Viola, plus florens flore recenti,
Plus precio prestans, plusque decore decens ;
Et quem deuoui Croceo plus inclita flore47.

À ces variations qui sont autant d’emprunts à l’univers de la poésie


élégiaque et érotique, celui des Héroïdes essentiellement, s’en ajoutent
d’autres, plus directement liées au genre épique. Le décalage, d’autant
plus grand, n’en est que plus risible. Prenons le passage où Babion our-
dit sa vengeance :

46 Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, I, 57, 15‑16. « La douceur de l’œuvre met


en image la matière, / et l’objet matérialisé jouit du charme qu’apporte tout le prix de
la matière. »
47 Babio, v. 51‑52 (trad. Laye). « Tu es plus éclatante que la violette, Viola, tu l’es plus
que fleur qui éclôt, tu l’emportes par le prix, tu l’emportes par la beauté ; et en regard de
Croceus, que je maudis, tu es plus distinguée que la fleur de safran. »
60 el sa m a rgui n - h a mon

Non Paridi flammas clades minuere, tot enses,


Non patris aut Troie siue ruina sui48.

Le lexique, la construction rappellent certains passages de l’Énéide :


Hoc equidem occasum Troiae tristisque ruinas
solabar, fatis contraria fata rependens ;
nunc eadem fortuna viros tot casibus actos
insequitur49.

Pour autant, rien dans l’Ars versificatoria ne laisse à penser que Ma-
thieu puisse préconiser, théoriser de là la variatio autrement que pour
la condamner (Mathieu, Ars versificatoria I, 36). Un décalage existe
donc bel et bien entre le genre comique tel que Mathieu le lit, le voit,
le pratique et ce qu’il consent à en dire dans son œuvre normative. Il
oblitère ainsi totalement la dimension subversive de la comédie, dont
un des ressorts les plus sûrs dans la production contemporaine tient à
la transposition de topoï poétiques caractérisant les genres plus nobles
(panégyriques, élégies, épopée etc.).
Plus largement, le découpage générique présenté par Mathieu ne
prend pas en compte l’hybridation opérée au xii e siècle entre poésie
satirique, comédie et vers élégiaques50.

L’élégie
L’élégie est le genre que l’ars versificatoria définit le plus précisé-
ment : il est celui de l’apprêt, quand les trois autres, pour des raisons
diverses, se caractérisent selon lui par leur sobriété.
C’est au chapitre où il traite de l’élégie, et donc pour celle-ci en pre-
mier lieu, que Mathieu dresse une critériologie des genres poétiques qui
couvre : le contenu – les idées, d’une part, la forme des mots et leur
ornement, d’autre part, la qualité de l’expression enfin. Cette critériolo-
gie s’applique certes à l’ensemble des genres, et fait appel à des exemples

48 Babio, v. 311‑312 (trad. Laye). « Pâris n’eut pas sa flamme amoureuse diminuée
par les désastres, par tant d’épées, ni par la ruine de son père, celle de Troie ou la sienne
propre. »
49 Virgile, Énéide I, v. 238‑241 (trad. J. Perret). « Cet avenir me consolait de la chute
de Troie et de ses ruines lamentables ; je compensais par de nouveaux destins ceux qui
nous furent contraires. Mais la même fortune poursuit encore ces hommes, chassés par
tant de misères. »
50 G. Orlandi, « Classical Latin Satire and Medieval Elegiac Comedy », in
P. Godman, O. Murray (éd.), Latin Poetry and the classical Tradition, Oxford, 1990,
p. 97‑114.
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 61

non élégiaques (Stace, Lucain), mais c’est à l’énoncé des règles prévalant
pour l’élégie que, selon l’économie et l’ordre du traité, il l’accroche51.
Il y fait l’éloge du déséquilibre :
Quarta
[Ov. Rem. 379] Pharetratos Elegia cantat amores,
Favorali supercilio, oculo quasi vocativo, fronte expositiva petulantiae,
cujus labella prodiga saporis ad oscula videntur suspirare ; quae ultima
procedens non ex indignitate, se potius ex inaequalitate pedum : tamen
in effectu jocunditatis staturae claudicantis vendicat detrimentum,
juxta illud Ovidii :
[Am. III, 1, 10] In pedibus vitium causa decoris erit52 .

Le beau est à trouver dans le défaut lui-même : c’est la leçon que tire
Mathieu du vers d’Ovide, poète remis à l’honneur, on l’a dit, depuis le
début du siècle, mais que Mathieu associe essentiellement à une tradi-
tion élégiaque, celle des Héroïdes, et amoureuse (l’allégorie de l’Élégie
ressemble étrangement aux modèles féminins célébrés, en distiques pré-
cisément, par Mathieu lui-même), plutôt qu’aux Métamorphoses. No-
tons à cet égard que si c’est Ovide que l’ars versificatoria cite à l’appui
du passage consacré à l’élégie, les préceptes d’Horace font foi en ma-
tière de tragédie, mais aucun auteur (Auctor) ne vient étayer le propos
de Mathieu concernant la satire et la comédie.
Le distique élégiaque est la forme métrique à laquelle émarge une
grande part de la production poétique latine lettrée. De fait, un certain
nombre de poètes s’y sont illustrés – on l’a vu plus haut pour le cercle
angevin. Le genre élégiaque est aisément identifiable car il s’attache tra-
ditionnellement une forme caractéristique, celle du distique : cette adé-
quation (apparente) forme-genre en fait un paradigme poétique dont
un théoricien à l’esprit systémique comme Mathieu aime à se saisir.
Amplius, in praefatis exemplis, per pentametros versus potius quam
per hexametros fuit procedendum, ut Elegiae denotaretur epithetum,
quod in elegis et pentametris obtinet monarchiam, et etiam quod in
praefata visione praesentia documenta et exempla meae visa est instil-

51 Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, II, 8‑9 : Elegia audita est mihi propalare
tripartitam versificatoriae facultatis elegantiam. (9) Etenim sunt tria quae redolent in
carmine : verba polita, dicendique color, interiorque favus.
52 Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, II, 8. « Quatrième, / [Ov. Rem. 379]
l’élégie chante les amours au carquois, / sourcil favorable, œil presque aguicheur, front
exprimant l’audace, lèvres prodigues de saveurs qui semblent aspirer aux baisers ; elle
est la dernière à s’avancer, non qu’elle soit indigne, mais plutôt parce que ses pieds sont
inégaux : et pourtant elle se venge du défaut de sa claudication par l’effet de son heureuse
allure, en témoigne Ovide : [Am. III, 1, 10] Le défaut de ses pieds l’embellira. »
62 el sa m a rgui n - h a mon

lare audientiae. Et iterum, quia levius est inferre vulnera quam sanare,
initiari quam versus terminare, item pentameter terminalis debet esse
sententiae quae in hexametro continetur, auditori levior pars debuit
familiariter praesentari, ut suis hexametris praecedentibus pentametros
quasi modo insitionis adaptaret53.

L’adoption des distiques dans des contextes génériques autres (jusque


dans la comédie, on l’a vu) permet-elle pour autant de conclure à l’ex-
tension du domaine élégiaque, à l’introduction d’un univers référentiel
et normatif propre à l’élégie au sein de genres qui n’en relèvent pas ?
Rien n’est moins sûr.
La poésie de la plainte, ce que notre sens moderne range, au plan
référentiel, sous le genre élégiaque est bien loin, au xii e siècle, de se can-
tonner à la forme du distique. L’inter-influence entre poésies latine et
vernaculaire favorise en effet l’efflorescence d’une forme syllabique et
rimée, dont le chant est très perceptible à l’oreille, qui s’impose comme
lieu privilégié d’expression de la peine et du regret54. L’œuvre de l’Ar-
chipoète (vers 1159‑1169) en témoigne, qui déplore une époque faste
où il était aimé et riche, et qu’il confronte à la (prétendue) condition
misérable où il se trouve au moment où il écrit.
Sepe de miseria mee paupertatis
Conqueror in carmine viris litteratis ;
Laici non capiunt ea que sunt vatis,
Et nil michi tribuunt, quod est notum satis.
Poeta pauperior omnibus poetis,
Nichil prorsus habeo nisi quod videtis,
Unde sepe lugeo, quando vos ridetis ;
Nec me meo vicio pauperem putetis55.

53 Mathieu, Ars versificatoria, II, 40. « Plus largement, dans les exemples susdits, il
fallut s’avancer en pentamètres plutôt qu’en hexamètres, pour que fût relevé le qualificatif
d’Élégie, parce que dans les élégiaques et les pentamètres elle détient la couronne, et
aussi parce que dans une évocation susdite elle sembla instiller à mon oreille les présents
enseignements et exemples. Et de nouveau, parce qu’il est plus aisé de porter les coups
que d’y remédier, d’entamer plutôt que d’achever les vers, de même le pentamètre doit
être au terme de la phrase qui est contenue dans l’hexamètre, et à l’auditeur devrait
être présentée naturellement une partie plus légère, pour que sur le mode de la greffe il
adaptât les pentamètres aux hexamètres qui les précèdent. »
54 Sur la prédominance de la poésie rythmique dans ce type d’usage, voir P. Bourgain,
Poésie lyrique latine du Moyen Âge, Paris, 2000.
55 Archipoète, vers goliardiques (H. Krefell [éd.], Der Archipoeta, Berlin, 1992, IV,
p. 54‑56). « Souvent de la grande misère de ma pauvreté / je me lamente en vers auprès
des hommes lettrés. / Les laïcs n’entendent rien aux problèmes des poètes / et ils ne me
donnent rien – cela se voit de reste ! / Poète le plus pauvre entres tous poètes pauvres, /
je n’ai absolument rien que ce que vous me voyez, / aussi souvent je me morfonds
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 63

Ici, rime et isosyllabisme ont remplacé les mètres alternés du distique


(une seule rime, donc très présente, isosyllabisme complet, hémistiche
toujours stable, après la 7e syllabe). Pour l’auditeur du temps, cette ap-
parente monotonie s’accorde sans doute au propos – la complainte –
mieux que ne pourraient le faire hexamètre et pentamètre alternés.
Il s’agit en réalité d’une tendance antérieure à l’Archipoète : le planc-
tus rythmique est sans doute aussi ancien que le vers isosyllabique56.
Plus intéressante encore est l’application par la tradition du terme ele-
gia à des vers rythmiques, tels ceux d’Hilaire, disciple d’Abélard, se
plaignant de son maître :
Lingua servi, lingua perfidiae,
Rixae motus, semen discordiae,
Quam sit prava sentimus hodie,
Subjacendo gravi sententiae.
Tort avers nos li mestre57.

Les strophes y sont toujours construites sur ce même modèle : un


quatrain isosyllabique et monorime suivi d’un envoi toujours répété à
l’identique, et en français, refrain qui là encore évoque le caractère répé-
titif, presque litanique, de la plainte. La pièce (c. 1126‑1127) témoigne
en outre de la réalité d’échanges linguistiques latin-langue d’oïl dès
le premier quart du xii e siècle. Les influences mutuelles entre corpus
poétiques vernaculaires et latins ne peuvent donc être exclues.
Il existe un décalage, dont Mathieu ne rend pas compte dans son
ars, entre genres et formes consacrées. Il s’agit d’un déplacement des
frontières et de la disparition d’anciennes équations : le distique élé-
giaque n’est plus l’exclusive de l’élégie, mais se trouve être le mètre pri-
vilégié d’une forme nouvelle de théâtre latin, destiné à un public lettré.
A contrario, la veine élégiaque s’épanouit dans de nouvelles formes. Le
seul dénominateur commun entre l’élégie telle que la définit Mathieu,
au plan formel, et l’élégie telle qu’elle se pratique sous la plume de
poètes contemporains, c’est cette notion même de déséquilibre, mais
qui ne s’applique pas forcément au rythme : on le voit dans le poème de
l’Archipoète précédemment cité, à moins que l’on ne prenne en compte

tandis que vous, vous riez ; / mais n’allez pas penser que je suis pauvre par ma faute. »
(traduction P. Bourgain, Poésie lyrique latine du Moyen Âge, Paris, 2000, p. 305)
56 D. Norberg, Introduction à l’étude de la versification latine médiévale, Stockholm,
1958, p. 150‑151.
57 Hilarius (N. M. Häring [éd.], Studi medievali, 1976, p. 936). « Langue de serf,
langue de perfidie, / source de trouble, graine de zizanie ! / Nous voyons bien aujourd’hui
sa bassesse / en subissant une grave sentence ! / Envers nous le maître a grand tort. »
(traduction P. Bourgain, Poésie lyrique latine du Moyen Âge, Paris, 2000, p. 177)
64 el sa m a rgui n - h a mon

l’effet d’attente que crée l’imparité des hémistiches et le caractère un


peu insolite des vers de treize syllabes. Si déséquilibre il y a, il est à
rechercher dans le contenu même des vers. Le planctus peut jouer au
contraire d’une forme de monotonie du rythme et de la rime.

Et l’hexamètre ?
Mathieu, s’appuyant sur l’art poétique d’Horace, rappelle que l’hexa-
mètre est le pied de la tragédie :
(…) Tragoedia
[Horace, Ars poet. 97] Projicit ampullas et sexquipedalia verba.
et pedibus innitens coturnatis, rigida superficie, minaci supercilio, as-
suetae ferocitatis multifariam intonat conjecturam58.

Portrait peu avenant, qui trahit le désamour du bas Moyen Âge


pour le genre tragique, peut-être. Il faut dès lors inverser la perspective
et se demander où se réfugie, pour Mathieu, l’hexamètre. L’auteur de
l’ars versificatoria (qui par ailleurs préfère nettement utiliser le distique,
dans son traité comme dans son œuvre poétique) ne nous l’apprend pas.
Pourtant, l’hexamètre dactylique reste abondamment utilisé au
xii e siècle, dans la littérature normative par exemple, mais surtout
dans quelques « imitations » assumées des grands modèles épiques, et
presque contemporaines de l’œuvre de Mathieu : l’Alexandréide, et son
envers, l’Anticlaudianus, dont le succès est immense et durable.
Mathieu, en réalité, ne fait pas grand cas de la production litté-
raire en vogue, autant pour le grand genre que pour ce qui concerne
une production très prisée et plus populaire, dont l’essor profane au
xii e siècle est considérable : la poésie rythmique.
Cette relative inadéquation du traité à des réalités poétiques contem-
poraines contribue peut-être à justifier l’efflorescence, une génération
plus tard, et au-delà, de nouvelles artes plus en contact avec la produc-
tion médiolatine « moderne ».

Vers une poétique r enou v elée et plur ielle : la poésie


latine à la croisée des influences et des nou v eautés

Les années 1210‑1220 voient l’émergence de vraies synthèses actuali-


sées en manière poético-rhétorique. C’est l’époque où s’organise le tissu

58 Mathieu, Ars versificatoria, II, 5. « La Tragédie / [Horace, Ars poet. 97] rejette
le style ampoulé et les mots d’un pied et demi (trad. F. Villeneuve) / et ses pieds appuyés
sur des cothurnes, d’aspect raide, le sourcil menaçant, fait résonner de toute part des
prédictions dont la sauvagerie est de mise. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 65

scolaire parisien en une université qui va en régler les enseignements et


en agréer les maîtres.
De ces milieux relèvent Geoffroy de Vinsauf (Documentum, Poetria
nova), Évrard l’Allemand (Laborinthus) et Jean de Garlande (Parisiana
Poetria)59, auteurs des trois plus importantes poétiques produites pen-
dant la période et dans l’orbite intellectuelle ici considérées.

Du genre au style
Contrairement à Mathieu, ni Geoffroy, ni Évrard, ni Jean de Gar-
lande ne voient l’intérêt de consacrer un chapitre aux genres. Ce sont
les modalités d’écriture qui priment : nature de la matière, des orne-
ments mis en œuvre, de la forme également – la roue de Virgile est fon-
dée sur la notion de style et non de genre. Le principe en est beaucoup
plus englobant, car il part de la matière élue (l’ensemble du réel pris
comme champ référentiel en son entier), hiérarchisée en trois catégo-
ries, mais, pour cette raison, est censé embrasser tout le prisme de la
création poétique.
Prenant acte de ce changement de paradigme, il nous faut interroger
la présence, sous forme de citations ou d’imprégnation moins avouée
et plus profonde, dans les artes, d’une production poétique contempo-
raine, en posant la question suivante : la roue de Virgile, et le bascule-
ment vers la notion de style est-elle le résultat d’une prise en compte,
avec une génération de décalage, de l’expérience épique des Gautier,
Joseph, Alain… ?
Prenons celui qui le premier vient à conjoindre la notion littérale
de « style » (stylus) et la hiérarchie des trois univers référentiels repérés
par Servius chez Virgile, Geoffroy de Vinsauf :
De stylis nihil dicit Horatius, nisi quod vitia stylorum. Ideo nos di-
camus de stylis, et postmodum de vitiis quod dicit Horatius. Sunt
igitur tres styli, humilis, mediocris, grandiloquus. Et tales recipiunt
appellationes styli ratione personarum vel rerum de quibus fit tractatus.
Quando enim de generalibus personis vel rebus tractatur, tunc est stylus
grandiloquus : quando de humilibus, humilis ; quando de mediocribus,
mediocris. Quolibet stylo utitur Virgilius : in Bucolicis humili, in Geor-
gicis mediocri, in Eneyde grandiloquo60.

59 Geoffroy de Vinsauf, Documentum, éd. E. Faral, p. 194‑262 ; Geoffroy de Vinsauf,


Poetria nova, éd. E. Gallo, La Haye-Paris, 1971 ; Évrard L’Allemand, Laborintus, éd.
E. Faral, Les arts poétiques…, p. 336‑377 ; Jean de Garlande, Parisiana Poetria, éd.
T. Lawler, 1974.
60 Geoffroy de Vinsauf, Documentum 145 (éd. Faral). « Sur les styles, Horace ne
dit rien, si ce n’est sur les vices des styles, c’est pourquoi nous devons parler des styles,
66 el sa m a rgui n - h a mon

Geoffroy élabore sa théorie des styles dans un contexte littéraire


nouveau : le succès retentissant de l’épopée alexandrine composée en
hexamètres par Gautier de Châtillon au début des années 1180. En
presque vingt ans (c’est l’intervalle qui sépare l’Alexandréide de la
Poetria nova de Geoffroy), l’œuvre a eu le temps de se diffuser et de
s’affirmer comme le grand succès littéraire médiolatin de son temps :
nouvelle Pharsale et nouvelle Énéide tout à la fois. Le réinvestissement
du grand genre épique, et d’un style « noble » qui sied à la matière et
au personnel traités, est un événement dans ce que l’on pourrait, au
prix d’un anachronisme assumé, appeler le « monde des lettres » du
milieu du xii e siècle. Il donne un coup d’envoi à un courant littéraire
où s’illustrent Joseph d’Exeter (Ylias), Jean de Hanville (Architrenius)
et Alain de Lille (Anticlaudianus), ces derniers adoptant un mode plus
allégorique et moins martial. Avec le genre épique et le style élevé, sont
à l’honneur tous les procédés relevant de la translatio : métaphore, mé-
tonymie, synecdoque, soit l’essentiel de l’ornatus difficilis, que requiert
tout particulièrement la veine allégorique de certains des poèmes préci-
tés (Architrenius, Anticlaudianus).
L’Alexandréide (la chronologie relative le donne soit un peu anté-
rieur soit à peu près contemporain de l’Anticlaudianus) constitue donc
la renaissance de l’hexamètre épique, plutôt virgilien dans sa forme61.
Contrairement à la plupart de ses contemporains et prédécesseurs bas-
médiévaux, Gautier de Châtillon maîtrise en effet l’ensemble des règles
qui prévalent à la versification antique. Il pratique ainsi largement

puis, concernant les vices, dire ce que dit Horace. Il y a donc trois styles, l’humble, le
médian, le grandiose. Et de tels styles reçoivent leur dénomination de l’importance des
personnes, ou des objets dont il est traité. Quand on traite en effet de personnes ou
d’objets nobles, alors le style est grandiose ; quand on traite d’humbles personnes ou
objets, il est humble ; quand c’est de personnes ou d’objets de statut médian, le style est
médian. Virgile se sert de n’importe lequel de ces styles : dans les Bucoliques de l’humble,
dans les Géorgiques du médian, dans l’Énéide du grandiose. »
61 G. E. Duckworth, « Variety and repetition in Virgil’s Hexameters », Transactions
and Proceedings of the American Philological Association, 95 (1964), p. 9‑65 ; Id.,
« Horace’s Hexameters and the Date of the Ars Poetica », Transactions and Proceedings
of the American Philological Association, 96 (1965), p. 73‑95 ; Id., « Studies in Latin
Hexameter Poetry », Transactions and Proceedings of the American Philological
Association, 97 (1966), p. 67‑113 ; Id., « Five Centuries of Latin Hexameter Poetry :
Silver Age and Later Empire », Transactions and Proceedings of the American Philological
Association, 98 (1967), p. 77‑150 ; J.-Y. Tilliette, « Insula me genuit. L’influence de
l’Énéide sur l’épopée latine du x ii e siècle », dans Lectures médiévales de Virgile. Actes du
colloque de Rome (25‑28 octobre 1982), Rome, 1985 (Publications de l’École française de
Rome 80), p. 121‑142, spécialement p. 126‑127.
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 67

l’élision, contrairement aux poètes plus anciens (Baudri, Marbode)62 ,


preuve d’une digestion achevée des modèles anciens, voire d’une revi-
viscence assumée d’un usage disparu. Il joue de surcroît de la double
référence Virgile – Lucain63. L’Énéide figure à tout le moins au premier
rang des poèmes auxquels Gautier emprunte des séquences de vers64.
À ces influences s’ajoute celle de certains modes versificatoires propres
à Ovide65.
Cette maîtrise de la technique et du mètre antiques est mise au ser-
vice d’un matériau épique qui place le héros, vir, au centre d’un univers
référentiel parfaitement symphonique : attributs (guerriers), animaux
(sauvages), qualités (viriles et martiales) s’expriment en un choix lexical
qui est celui de la force et de la fougue, voire de l’audace inconsidérée.
En témoigne le passage suivant :
  Qualiter Hyrcanis si forte leunculus aruis
50   Cornibus elatos uidet ire ad pabula ceruos,
  Cui nondum totos descendit robur in armos,
  Nec pede firmus adhuc nec dentibus asper aduncis
  Palpitat, et uacuum ferit inproba lingua palatum,
  Effunditque prius animo quam dente cruorem,
55   Pigriciamque pedum redimit matura uoluntas :
  Sic puer effrenus totus bachatur in arma,
  Inualidusque manu gerit alto corde leonem,
  Et preceps teneros audacia preuenit annos66.

De tels exemples semblent nourrir les développements que donne, à


partir de l’idée énoncée par Geoffroy de rota Virgilii, la Parisiana Poe-
tria de Jean de Garlande, déclinant, de l’inventio au choix du lexique
selon les styles, l’éventail des règles de convenance qui s’attachent à
chacun d’eux.

62 D. Norberg, Introduction à l’étude de la versification latine médiévale, p. 32‑33, sur


la tendance des poètes, depuis l’époque tardo-antique, à éviter l’élision.
63 J.-Y. Tilliette, « L’Alexandréide de Gautier de Châtillon : Énéide médiévale ou
‘Virgile travesti’ ? », Médiévales, hors série, 1999, p. 3 sq.
64 Tilliette, « Insula me genuit… », p. 131.
65 Ibid., p. 129.
66 Gautier de Châtillon, Alexandréide I, 49‑63 (éd. M. L. Colker, Padoue [Thesaurus
mundi, Bibliotheca scriptorum latinorum mediae et recentioris aetatis 17], 1978). « De
même que si, par hasard, dans les plaines d’Hyrcanie, le jeune lion / voit aller aux
pâtures des cerfs aux larges bois, / lui dont la vigueur n’atteint pas encore la totalité des
membres, dont la patte n’est toujours pas ferme ni les crocs tranchants, / il tremble, et
frappe d’une langue méchante son palais vide, / et par son esprit plus que par ses crocs
répand le sang, / et sa volonté mûre rachète la paresse de ses pattes : / ainsi l’enfant sans
frein s’enivre tout entier aux armes, / et de sa main fragile tient haut la corde au lion, /
et son audace empressée devance ses tendre années. »
68 el sa m a rgui n - h a mon

Deux passages, concernant précisément, d’une part l’inventio, d’autre


part le choix des vocables ad hoc, donnent des clefs et des conseils
pratiques pour écrire conformément à chacun des styles. L’ordre dans
lequel nous les présentons n’est pas celui du traité, mais suit l’enchaîne-
ment habituel inventio – dispositio.
La description des hommes renvoie aux liens de dépendance et de
domination qui unissent êtres et choses au sein de la société féodale :
De quarto <vicio>, et Tribus stilis. Item sunt tres stili secundum tres sta-
tus hominum. Pastorali vite convenit stilus humilis, agricolis mediocris,
gravis gravibus personis, que presunt pastoribus et agricolis. Pastores di-
vicias inveniunt in animalibus, agricole illas adaugent terram excolendo,
principes vero possident eas inferioribus donando. Secundum has tres
personas Virgilius tria composuit opera : Bucolica, Georgica, Eneyda.
Potest gravis materia humiliari exemplo Virgilii, qui vocat Cesarem Ti-
tirum uel seipsum, Romam fagum ; potest et humilis materia exaltari,
ut in gravi materia coli muliebres vocantur ‘inbelles haste.’ (…)
In hoc stilo eligenda sunt nomina significancia instrumenta posita in
superiori ordine ; in mediocri, instrumenta posita in mediocri ordine ;
in humili, instrumenta posita in humili ordine67.

Cet appareil hiérarchique se traduit par un choix lexical précisément


codifié, par une hiérarchie et une répartition stricte dans le choix des
mots :
De arte inveniendi nomina sustantiva. Sequitur de arte inveniendi no-
mina substantiva et adjectiva et verba, habita et excogitata materia. Ex-
cogitanda sunt omnia nomina illa que pertinent ad talem materiam ; ut,
si materia sit de pastore, excogitanda sunt huiusmodi nomina : pascua,
grex, ouis, aries, lupus ; que possumus facere exemplo Virgilii, dicentis
de epytaphio Julii Cesaris :
Daphnis ego in silvis, hinc usque ad sidera notus,
Formosi pecoris custos, formosior ipse. (Buc. V, 43‑44)

67 Jean de Garlande, Parisiana Poetria V, 45 (éd. et trad. T. Lawler). « Sur le


quatrième vice et sur les trois styles. De même il y a trois styles selon les trois statuts
d’hommes. À la vie pastorale convient le style humble, aux agriculteurs le style médian,
le grave aux personnes importantes, qui viennent avant les bergers et les agriculteurs.
Les bergers trouvent leur richesse dans les animaux, les agriculteurs l’augmentent en
cultivant leur domaine, les princes en revanche la possèdent en en faisant don à leurs
vassaux. C’est selon ces trois types de personnes que Virgile composa ses trois œuvres :
les Bucoliques, les Géorgiques, l’Énéide. La matière grave peut être rendue humble, à
l’exemple de Virgile, qui appelle César ou soi-même Tityre, Rome le hêtre ; la matière
humble peut de même être exaltée, et les colons femelles sont appelées comme en
matière grave ‘lances pacifiques.’ (…) Dans ce style il faut élire des noms désignant les
instruments préposés à l’ordre supérieur ; dans le médian, des instruments préposés à
l’ordre médian ; dans l’humble des instruments préposés à l’ordre humble. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 69

Quia Virgilius posuit hic nomen pastoris, scilicet Daphnis, dicit « for-
mosi pecoris » et cetera. Eodem modo contingit invenire de Salvatore
Incarnato
Ex ove procedit pastor, procedit ab agna
Dux aries, agnum mistica lana parit68.

L’exemple créé par Jean à la fin de ce passage est intéressant car il


ouvre le système stylistique précédemment décrit à une production
poétique particulièrement en vogue, et que consacre l’Anticlaudianus,
à savoir le genre allégorique. Notons que l’idée de transposition même,
de translatio, est un ressort de l’ornatus difficilis en soi. L’œuvre d’Alain
appelle ainsi ses lecteurs à la nécessité de lire, derrière les topoï épiques
et hérités du corpus poétique classique, un enseignement intellectuel,
spirituel et moral spécifiquement chrétien.
C’est dans ces conditions qu’il nous faut replacer l’idée d’actua-
liser les grilles de lecture traditionnelles du stock littéraire, ancien et
moderne, dont témoigne l’évolution qu’opère Jean de Garlande dans
la théorie tripartite des styles. Précisons que, ce faisant, il réaffirme le
caractère central de la notion de style, mais aussi sa complexité, son
ambivalence, à la fois socio-référentielle et technique. Il est plus que
probable que les réflexions que Jean inclut dans son traité sur l’ars
dictaminis, autrement dit essentiellement les règles qui prévalent aux
échanges épistolaires, entre pairs, mais aussi entre des correspondants
issus d’ordres et de classes différents, l’ont amené à la redéfinition qui
suit. Pour autant, elle prend une valeur générale, usant du terme même
de style qui sera repris lors d’une description « traditionnelle » de la
roue de Virgile (voir supra) et précisant qu’il existe un lien direct entre
les deux descriptions. De surcroît, elle s’ancre résolument dans une
perspective poétique, avec la référence à Virgile :
Tria genera personarum et tria genera hominum. Tria genera persona-
rum hic debent considerari secundum tria genera hominum, que sunt
curiales, civiles, rurales. Curiales sunt qui curiam tenent et celebrant, ut
Dominus Papa, cardinales, legati, archiepiscopi, et eorum suffraganei,

68 Jean de Garlande, Parisiana Poetria I, 381 sq. « Sur l’art de trouver des substantifs.
Il s’ensuit de l’art de trouver des substantifs et des adjectifs et des verbes, une fois établie
et pensée la matière. Il faut penser tous les noms qui conviennent à telle matière ; de
sorte que, si la matière concerne un verger, il faut penser des noms du type : prairies,
troupeau, mouton, bélier, loup ; ce que nous pouvons faire à l’exemple de Virgile, qui
dit dans l’épitaphe à Jules César : / Moi Daphnis dans les bois, jusqu’ici connu jusqu’aux
cieux, / Gardien d’un beau troupeau, moi-même encore plus beau. / Parce que Virgile
a disposé un nom de berger, à savoir Daphnis, il dit ‘d’un beau troupeau’, etc. De la
même façon il arrive de trouver, concernant le Sauveur incarné : / Du mouton procède
le berger, procède de l’agnelle / Le chef, le bélier, la laine mystique engendre l’agneau. »
70 el sa m a rgui n - h a mon

sicut archidiaconi, decani, officiales, magistri, scolares. Item, impera-


tores, reges, marchiones, et duces. Civiles persone sunt consul, preposi-
tus, et cetere persone in civitate habitantes. Rurales sunt rura colentes,
sicut venatores, agricole, vinitores, aucupes. Secundum ista tria genera
hominum invenit Virgilius stilum triplicem de quo postea docebitur69.

Outre le contexte épistolaire, quels exemples littéraires Jean a-t-il


en tête lorsqu’il procède à cette actualisation, qui fond en une même
classe dite curialis princes, pontifes et simples clercs (diacres, « offi-
ciers », maîtres, étudiants) ? Deux hypothèses : le monde des écolâtres,
étudiants, de tout ce que recouvre dans une société sécularisée, urbaine
et mêlée le terme de clerc, et son émanation poétique, d’une part (que
l’on se rappelle les écolâtres d’Orléans, mais cette classe recouvre en
fait tout le monde latin), l’univers référentiel propre au chant en langue
vernaculaire (chevaleresque et/ou courtois), d’autre part, l’un et l’autre
n’étant pas des sphères étanches. À la première hypothèse correspondent
les mentions des hiérarchies ecclésiastiques, fréquemment convoquées
voire dénoncées par des poètes comme Gautier Map ou l’Archipoète au
xii e siècle. Autre élément accréditant l’hypothèse : la présence dans la
liste des « personnes curiales » des maîtres et des écoliers, ce que l’on
peut interpréter comme une affirmation corporative que sont prompts
à relayer les goliards et leurs successeurs. La distinction établie entre ce
peuple de clercs savants et les « bourgeois » tire encore du côté d’une
tradition intellectuelle et poétique marquée par les affrontements qui
ont ensanglanté les premiers temps de l’université de Paris entre étu-
diants et citadins. Le classement des souverains et des nobles dans
la même catégorie que les prélats et les clercs semble d’autre part, et
pour accréditer la seconde hypothèse, renvoyer à la communauté éty-
mologique évidente entre curia-curialis et les termes d’oïl, « cour » et
« courtois », termes qui sont au cœur d’une inspiration poétique en
pleine efflorescence dans les langues vulgaires.
Il existe donc une tension, chez Jean de Garlande plus peut-être que
chez d’autres poéticiens, entre une volonté d’assumer un héritage théo-

69 Jean de Garlande, Parisiana Poetria I, 124 sq. « Trois genres de personnes et trois
genres d’hommes. Trois genres de personnes doivent être ici considérés selon trois genres
d’hommes, qui sont les curiaux, les civils, les ruraux. Sont curiaux ceux qui tiennent la
curie et font des célébrations, comme Monseigneur le Pape, les cardinaux, les légats, les
archevêques, et leurs suffragants, comme les archidiacres, les diacres, les officiaux, les
maîtres, les écoliers. De même, les empereurs, rois, marquis et les ducs. Les personnes
civiles sont le consul, le prévôt, et les autres personnes qui habitent la cité. Les ruraux
sont ceux qui cultivent les champs, comme les veneurs, les agriculteurs, les viticulteurs,
les oiseleurs. C’est selon ces trois genres d’hommes que Virgile invente un style triple,
dont il sera question plus tard. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 71

rique sédimenté et la nécessité éprouvée de rendre compte du processus


créatif, en particulier en matière d’inventio, dans toute son actualité.
La prise en compte poétique de réalités extra-poétiques, ou du moins
« méta-poétiques » se traduit par une actualisation des références por-
tées par les artes, de manière très nette chez Évrard l’Allemand.

Rénover les références et les définitions


L’entreprise touche des domaines divers : elle concerne l’actualisa-
tion des corpus littéraires cités, mais aussi la définition des genres, voire
la place faite à des formes nouvelles, chaque auteur manifestant une
attention plus particulière à tel ou tel autre de ces différents aspects.
Extension et actualisation « officielle » du corpus des classiques chez
Évrard l’Allemand
Les Auctores constituent une liste non limitative, mais au contraire
évolutive durant tout le Moyen Âge. Aux « classiques » se sont ajoutés
très tôt des auteurs du Haut Moyen Âge70. Évrard l’Allemand adopte à
son tour une attitude ouverte, englobante, en comptant parmi les Auc-
tores (Laborinthus, v. 600), après Caton, Théodule, Avien, mais aussi
Virgile, Ovide, Lucain… les auteurs des grands poèmes épiques précé-
demment cités71. Or Évrard est un pédagogue (ce dont témoigne l’ordre
même dans lequel il fait la liste des auctores, commençant par les plus
accessibles aux jeunes latinistes débutants), ce qui permet de supposer
que cette ouverture est largement admise à l’époque où il enseigne. Ne
prenons pour exemple que les passages qui renvoient successivement à
l’Architrenius, puis à l’Alexandréide et enfin à l’Anticlaudianus :
Circuit et totum fricat Architrenius orbem,
Qualis sit vitii regio quaeque docet72 .
Lucet Alexander Lucani luce ; meretur
Laudes descriptus historialis honor73.
Septemnas quid alat artes describit Alanus,
Virtutis species proprietate notat74.

70 Curtius, La littérature européenne…, p. 101‑110.


71 Évrard l’Allemand, Laborinthus, v. 599‑686
72 Évrard l’Allemand, Laborinthus (éd. Faral), v. 629‑630. « L’Architrenius fait le tour
et se frotte à la totalité de l’orbe, / et chaque région lui enseigne de quel type de vice
elle relève. »
73 Évrard l’Allemand, Laborinthus, v. 637‑638. « Alexandre luit de la lumière de
Lucain ; il est digne / de louanges, lui que l’on décrit comme l’honneur de l’histoire. »
74 Évrard l’Allemand, Laborinthus, v. 661‑662. « Qu’est-ce qui nourrit les sept arts,
Alain le décrit, / et désigne par ses propriétés chaque espèce de vertu. »
72 el sa m a rgui n - h a mon

À la rénovation des corpus poétiques répond une volonté de revisiter


des définitions jugées obsolètes par certains. Geoffroy de Vinsauf est
à cet égard le plus radical. Il ouvre ainsi la voie à des réflexions sur la
comédie qui témoignent de la perméabilité des artes à l’évolution des
genres et aux influences vernaculaires.
Pour une définition moderne de la comédie
Geoffroy a conscience que les anciennes définitions ne sont plus
d’usage :
Sic ergo habemus quicquid boni Horatius docet in Poetria sua, tam de
vitandis quam de faciendis, nisi quod quaedam docet de pronuntiatione
et comoedia.
(163) Sed illa quae condidit de comoedia hodie penitus recesserunt ab
aula et occiderunt in desuetudinem. Ad praesens igitur omittamus de
comedia. Sed illa quae ipse dicit, et nos de jocosa materia dicamus qua-
liter sit tractanda75.

Et s’il s’en tient encore à prescrire un style dépourvu d’apprêt, sinon


quotidien (même adjectif que chez Mathieu) pour le comique, Geof-
froy use d’exemples qui laissent largement place aux vers assonancés,
voire léonins, et contredisent, de facto, la position de Mathieu :
Attamen est quandoque color vitare colores,
Exceptis quos sermo capit vulgaris et usus
Offert communis. Res comica namque recusat
Arte laboratos sermones : sola requirit
Plana ; quod explanat paucis res ista jocosa :
Tres sumus expensae socii pueroque caremus.
Hoc pro lege damus, ut prandia nostra paremus76.

Le mot d’ordre qui prévaut ici se résume à : de la légèreté en toute


chose. Mais l’exemple présenté tient de l’ornatus facilis (similiter de-

75 Geoffroy de Vinsauf, Documentum 162‑163 (éd. Faral). « Ainsi donc nous


disposons de tout ce qu’Horace enseigne de bon dans sa Poétique, tant ce qu’il faut
éviter que ce qu’il faut faire, à l’exception de ce que sur certains points il enseigne sur
la prononciation et la comédie. / Mais ce qu’il a établi pour la comédie, aujourd’hui est
devenu totalement obsolète dans les cours et est tombé en désuétude. À présent donc,
oublions ce qui concerne la comédie. Mais ce qu’il dit lui-même concernant ce qui donne
matière à rire, nous aussi, disons de quelle façon il faut le traiter. »
76 Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, v. 1883‑1889. « Et pourtant c’est parfois une
couleur que d’éviter les couleurs, / en dehors de celles que choisit le discours populaire
et / qu’offre l’usage commun. Le comique en effet récuse / les discours artistement
élaborés : seul il requiert / le plat ; ce qu’exprime en peu de mots la plaisanterie que
voici : / Nous sommes trois compagnons de dépense et manquons d’un jeune page. / Nous
nous donnons pour loi de veiller à nos propres repas. »
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 73

sinens + annominatio) plutôt que du sermo vulgaris et de l’usus commu-


nis. Geoffroy se trouve là en plein accord avec la production comique
du xii e siècle (celle considérée précédemment), et, en négatif, avec une
définition du style grave comme dépouillé des procédés d’ornatus facilis
(c’est-à-dire conforme aux modèles que constituent l’Alexandréide et ses
émules du dernier xii e siècle).
Avec Jean de Garlande se poursuit la mise à jour de l’appareil théo-
rique et normatif concernant la comédie. Le passage de la Parisiana
qu’il y consacre témoigne de ses conceptions : il s’agit là d’un genre
orné, et non dépouillé de tout artifice. Bien au contraire, Jean a la
malice de présenter le motif comique sous forme prosaïque, puis d’en
transposer le dialogue en vers hexamétriques, comme pour montrer de
quelle conception, de quel artifice au sens étymologique du terme, fabri-
cation qui requiert une expertise technique, relève le genre. Il part d’un
thème déjà présent dans des recueils d’exempla (Jacques de Vitry), dans
des fabliaux postérieurs et peut-être, au reste, pour certains, contempo-
rains de la Parisiana : celui de Guinehochet. L’histoire est bien connue.
Un démon, Guinehochet, affirmant son omniscience, est mis au défi
par un paysan de lui révéler le nombre d’enfants qu’il a. Guinehochet
répond deux, à quoi le paysan objecte qu’il en a quatre. Guinehochet
rétorque que deux des quatre enfants sont ceux du prêtre. À la question
du paysan lui demandant desquels il s’agit, le diable tourne les talons
en conseillant au demandeur de continuer de nourrir les quatre. Citons
un passage du dialogue, que précède un prologue en vers aux rimes
alternativement léonines et finales :
R<usticus>. Maxime fatorum reserator, quot puerorum,
Dic mihi, uiuo pater, quos seruat adhuc sua mater ?
G. Esse tuos ego dico duos quos pascis in ede.
R. Mentiris fabricasque uiris hac frivola sede !77

Le principe est de faire rimer deux à deux les répliques consistant


chacune en un seul vers, quand les passages plus longs échappent à
cette règle, et privilégient la rime léonine. Dans les deux derniers vers
cités, en outre (et c’est le cas encore des deux vers qui leur font suite
dans le dialogue), une rime secondaire vient s’insérer à la double césure
trihémimère et hepthémimère, formant ce que les théoriciens nomment

77 Jean de Garlande, Parisiana Poetria IV, 445. « Le paysan. Alors, suprême


pourvoyeur de destins, combien ai-je d’enfants, / dis-le, compère, moi vivant, que garde
encore leur mère ? / Guinehochet. J’affirme qu’il en est deux à toi que tu nourris en ton
foyer. / Le paysan. Tu mens et de ce siège tu forges pour les hommes des billevesées ! »
74 el sa m a rgui n - h a mon

trinini salientes versus78. Notons en outre qu’ici, l’usage démultiplié de


la rime (plate quoi qu’il en soit) révèle, autant qu’il la favorise, l’impo-
sition, sur le schéma quantitatif, hexamétrique, d’une superstructure
syllabique relativement stable.
Rimes plates et répétitions des schémas syllabiques concourent à
rapprocher cet exemple de ce que seront les grandes compositions du
théâtre médiéval en langue d’oïl – pour prendre l’exemple d’Adam de la
Halle qui use d’octosyllabes à rimes plates. Par-delà la rupture linguis-
tique, force est de reconnaître qu’il existe là des similitudes qui nous
éloignent d’autant des modèles comiques latins du siècle précédent.
Il s’agit d’un des traits essentiels de la poétique garlandienne : prendre
en compte l’existence d’une poésie dont les frontières génériques et for-
melles ont débordé les cadres normatifs antiques, tout en en canalisant
les principes dans un schéma raisonné, ou se voulant du moins systé-
matique, ordonné et exhaustif. Jean procède de même quand il s’agit
d’offrir une assise théorique à la description de la poésie rythmique.

Poetria rithmica79
Le Laborinthus et la Parisiana Poetria donnent un coup d’envoi à
la prise en compte de cet aspect dans un contexte normatif scolaire
et parisien. Pour autant, de tous les auteurs cités jusqu’à présent, Jean
de Garlande est le seul (Évrard l’Allemand reste plus modeste en ce
domaine) à consacrer toute une partie de son traité (censément tripar-
tite) à la poétique rythmique, qu’il distingue d’une première partie pro-
saïque et d’une seconde métrique.
En réalité, des traités existent avant cela, pour ne prendre que
l’exemple d’Albéric du Mont-Cassin, dès la fin xi e siècle. Pourtant, ces
textes appartiennent à des circuits de diffusion un peu en marge de
notre ère géoculturelle : une influence mutuelle avec la production poé-
tique ici visée est dans ces conditions plus difficile à identifier80.
Cette ultime partie de la Parisiana énonce un certain nombre de
règles et de définitions introductives, pour beaucoup empruntées aux
corpus théoriques musicaux, puis recense différents types de rythmes,
jalonnant son propos d’encarts consacrés à la composition des strophes,
et autres, mais aussi aux couleurs de rhétorique.

78 Norberg, Introduction à l’étude de la versification latine médiévale, p. 66‑67.


79 G. Mari, I trattati medievali di ritmica latina, Milan, 1899.
80 P. Bourgain, « Le vocabulaire technique de la poésie rythmique », Archivum
Latinitatis Medii Aevi, 51 (1992‑1993), p. 139‑193.
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 75

Il est intéressant, dans l’exemple qui suit, de voir que Jean reprend
de manière claire et illustrée la liste des procédés de l’ornatus facilis qui
conviennent à la poésie rythmique, manière d’affirmer que le rythme
relève de plein droit du champ poétique tel que l’organisent les artes
et leurs normes. Il s’agit en effet là, pour une grande part, des couleurs
données par Marbode un siècle avant : rime finale et léonine, parono-
mase, traductio, exclamatio, repetitio (rythmique et lexicale), etc. actua-
lisées en tenant compte, notamment, de l’isosyllabisme en quoi consiste
en partie la notion de rythme.
De coloribus rethoricis. Item colores rethorici necessarii sunt in rithmo
sicut in metro, et isti precipue : Similiter Desinens, Compar in Numero
Sillabarum, Annominatio et ejus species, Traductio, Exclamatio, Repe-
titio. Similiter Desinens est color rethoricus continens rectas consonan-
cias in fine dictionum […]81.

Après cette énumération préalable sont développés définitions et


exemples. Ces derniers sont en immense majorité des créations de Jean
de Garlande lui-même. Taillées pour s’adapter à la variété du corpus de
formes recensées méthodiquement, ces pièces correspondent néanmoins
à la réalité de la production rythmique, tant profane que sacrée (quelques
hymnes figurent dans la sélection), des décennies qui précèdent.
Virgo, Mater Salvatoris,
Stella maris, stilla roris,
Et cella dulcedinis :
Da spiramen ueri floris,
Florem fructus et odoris,
Fructum fortitudinis.
In hoc mari sis solamen
Nobis cimba, dux, tu tamen,
Remex, aura, statio.
Aura perfles in hoc mari,
Que prefulges singulari
Semper igne previo82 .

81 Jean de Garlande, Parisiana poetria VII, 863 sq. « Sur les couleurs rhétoriques.
De même les couleurs de rhétorique sont nécessaires au rythme comme au mètre, et
principalement celles-ci : la rime finale, l’isosyllabisme, la paronymie et ses différentes
espèces, la traductio, l’exclamatio, la répétition. La rime finale est une couleur rhétorique
qui contient des convergences exactes de son en fin de mots etc. »
82 Jean de Garlande, Parisiana poetria VII, 917 sq. « Vierge, Mère du Sauveur, /
étoile de la mer, goutte de rosée, / et berceau de douceur : / prodigue ton souffle de vraie
fleur, / la fleur d’un fruit et d’un parfum, / le fruit de la bravoure. / Dans cette mer sois
nous réconfort / barque, malgré tout, / rameur, souffle, refuge. / Souffle tu te répands
en cette mer, / toi qui te distingues par l’éclat toujours singulier / d’un feu précurseur. »
76 el sa m a rgui n - h a mon

Si le schéma des rimes change, d’une première strophe monorimée


à une seconde qui fait rimer deux à deux les vers de même rythme,
la structure rythmique et accentuelle reste la même pendant les neuf
premières strophes (sizains présentant une structure redoublée de deux
octosyllabes puis un heptasyllabe), selon le schéma 2 (8 p.) + 1 (7 p.) +
2 (8 p.) + 1 (7 p.). Et ce avant qu’intervienne un changement consé-
quent : des quatrains à rimes croisées ou monorimes, soit exclusivement
heptasyllabiques soit alternant heptasyllabes et hexasyllabes et croisant
paroxytons et proparoxytons finaux, remplacent les sizains.
Dans sa régularité comme ses variantes, la pièce est exemplaire, se
veut telle du moins, dans une optique didactique assumée. C’est le cas
des autres exemples hymniques et rythmiques que Jean invente, aux
deux sens du terme, dans le cadre de son traité.
Énoncer la variété, voire la complexité et la souplesse des construc-
tions rythmiques, tout en en manifestant la rigueur, la régularité, la
cohérence : tel est en effet l’objectif que se fixe la dernière partie de la
Parisana Poetria.
Il importe avant toute chose à Jean de Garlande de normaliser une
matière dont la pratique est vivante et dont l’expression reste relative-
ment empirique en un discours qui se veut savant et systématique (al-
lant pour ce faire piocher si besoin dans les boîtes à outils de disciplines
ne relevant pas du trivium). Cette démarche a pu, dans une certaine
mesure, faire école, puisque de telles tentatives se trouvent relayées dans
le courant du xiii e siècle par d’autres théoriciens du rythme – on pense
tout spécialement à Nicolas de Dybin, dont les prologues avouent la
dette contractée à l’égard de Jean de Garlande. S’opère alors vraiment
la refonte des modèles traditionnels, antiques, encore véhiculés par
un Mathieu de Vendôme, une prise en compte de données poétiques
jusque-là laissées dans l’ombre, données de nature musicale qui vont
structurer la réflexion des vernaculaires en quête de nouvelles matrices
pour penser et ordonner leur propre production.
Plus largement, la Parisiana Poetria tient, sans conteste, d’une vo-
lonté de satisfaire des attentes plurielles. À celles-ci, la réponse se veut
sériée, mais cohérente, participant d’une logique, d’une poiesis globales :
prose et dictamen en particulier, poésie rythmique comme métrique,
de forme et d’inspiration diverses, doivent trouver dans le traité des
modèles applicables, en même temps que des principes théoriques aisés
à mettre en œuvre.

Entre mise au clair, réaction conservatrice et tentative d’actualisa-


tion et de projection de normes nouvelles, le rapport entre pratique
ent r e conservatoir e et espace de li bert é 77

poétique et expérience normative fluctue considérablement durant le


très long siècle que couvre la renaissance des lettres et des études (fin
xi e-début xiii e), du moins en ce qui concerne l’aire géographique cor-
respondant au domaine vernaculaire de langue d’oïl. Ce rapport tient
pour Marbode et les angevins d’un dialogue, d’échanges ininterrom-
pus avec une pratique vivante, alors que, quelques décennies plus tard,
Mathieu de Vendôme semblera rétif à un tel dialogue dans son ars ver-
sificatoria. Chez Geoffroy, Évrard et Jean, c’est la somme conjuguée des
expériences et des lectures qui doit aboutir à des poétiques actualisées,
en prise avec des évolutions contemporaines. Notons, dans ce pano-
rama diachronique, que la figure du théoricien gagne, progressivement,
en relief et en ambition programmatique.

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Adrian A r mstrong

THÉORIE ET PR ATIQUE,
ALLER ET RETOUR
L’ART DE RHÉTORIQUE
ET LA POÉSIE DE JEAN MOLINET
DANS DEUX RECUEILS MANUSCRITS

Da ns les « arts de seconde r hétor ique » de langue française,


les chevauchements entre théorie et pratique sont patents. En règle
générale, les arts comprennent des exemples formels, qu’il s’agisse de
poèmes entiers ou d’échantillons. La majorité des auteurs sont des
poètes et certains arts sont même composés en vers1. Il est donc tentant
de voir les arts comme autant de sommes poétiques (tout au moins en
matière de versification) qui enrichiraient la lecture de poèmes produits
dans le même milieu, tant en permettant d’en évaluer l’exactitude for-
melle qu’en signalant les valeurs associées à des formes données. À cet
égard, la tradition textuelle de l’Art de rhétorique de Jean Molinet
(1435‑1507) présente deux recueils manuscrits d’un intérêt exception-
nel, dans la mesure où l’Art y figure aux côtés de nombreux poèmes
de la même plume2 . Il s’agit d’une part de BnF, fr. 2375, qui transmet
soixante-dix-huit pièces dont l’Art et dix-sept autres compositions de
l’indiciaire, et d’autre part de Cambridge, Gonville and Caius College
187 : 220, grand recueil où sont conservées plus de soixante-dix œuvres
de Molinet3. Dans la présente étude nous nous proposons d’examiner

1 Voir surtout A. Armstrong et S. Kay, Knowing Poetry : Verse in Medieval France


from the Rose to the Rhétoriqueurs, Ithaca, 2011, p. 137‑140.
2 J. Molinet, L’Art de rhétorique, dans Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. E. Lan-
glois, Paris, 1902, p. 214‑252. Sur la transmission de l’Art, voir surtout A. Armstrong,
« Vers, prose, technologie : ponctuer l’Art de rhétorique de Jean Molinet, du manuscrit
à l’imprimé », dans La Ponctuation à la Renaissance, éd. N. Dauvois, J. Dürrenmatt,
Paris, 2011, p. 57‑70.
3 Sur ces recueils, voir respectivement N. Dupire, Étude critique des manuscrits et édi-
tions des poésies de Jean Molinet, Paris, 1932, p. 56‑66 ; A. Armstrong, « The Shaping of
Knowledge in an Anthology of Jean Molinet’s Poetry : Cambridge, Gonville and Caius
College 187 : 220 », Revue d’Histoire des Textes, nouvelle série, 4 (2009), p. 215‑275.

79
80 a dr i a n a r mst rong

dans quelle mesure l’Art permet aux lecteurs de ces manuscrits d’éva-
luer les aspects formels des « co-textes » qui l’accompagnent4. Il n’en va
pas seulement de la poétique de Molinet, mais aussi de la relation entre
la théorie et la pratique du vers français à la fin du Moyen Âge.

L’A rt de r hétor ique et ses contextes

Dans son Art, que l’on peut dater entre 1482 et 1492, Molinet ne
se contente pas de présenter différents mètres, rimes et strophes, ni
d’indiquer l’emploi qu’en font les poètes contemporains : ses exemples
et explications reflètent des principes sous-jacents qui, pour être impli-
cites, n’en sont pas moins pertinents ; principes que résume la tournure
sur laquelle commence l’Art proprement dit : « Rethorique vulgaire
est une espece de musique appellée richmique5 ». Philipp Jeserich en a
exposé magistralement les implications : cette conception de la « retho-
rique », autant dire de la versification, est nourrie de théories musicales
spéculatives dans la tradition boécienne, selon lesquelles les règles nu-
mériques qui gouvernent la composition expriment une harmonie cos-
mique6, prêtant une dimension métaphysique à la versification. Cette
dernière repose sur des équivalences, telles l’isométrie des vers ou la
similitude sonore des rimes, qui sont motivées plutôt qu’arbitraires,
les chiffres possédant une vérité à laquelle les signes linguistiques ne
peuvent prétendre. La valorisation de la complexité dans l’Art, ainsi
que dans l’esthétique des rhétoriqueurs en général, traduit cette notion
de la forme : en construisant des rimes de plus en plus riches et large-
ment étendues (rimes batelées, rimes enchaînées, rimes entre français
et latin, etc.), les poètes rendent le principe d’équivalence de plus en
plus manifeste. À l’accroissement de la complexité correspond celui de
la qualité esthétique, voire d’une intensification du plaisir que produit
le texte, toutes ces tendances exprimant un même ordre transcendant.
L’Art de Molinet propose ainsi une tacite métaphysique de la virtuo-

4 Sur la notion du « co-texte » et sa valeur pour la lecture de la poésie médiévale,


voir surtout C. Guimier, éd., Co-texte et calcul de sens, Caen, 1997 ; J.-Cl. Mühlethaler,
« Gardez vous bien de ce Fauveau ! Co-textualisation et symbolique animale dans un
rondeau de Pierre d’Anche », Reinardus, 11 (1998), p. 131‑148.
5 Molinet, L’Art, p. 216. Dans deux manuscrits (dont Paris, BnF, ms. fr. 2375) et cer-
tains exemplaires de la première édition, un prologue dédicatoire précède cette formula-
tion. Voir C. J. Brown, Poets, Patrons, and Printers : Crisis of Authority in Late Medieval
France, Ithaca, 1995, p. 117‑123 ; M. B. Winn, Anthoine Vérard, Parisian Publisher,
1485‑1512: Prologues, Poems and Presentations, Genève, 1997, p. 94‑95.
6 Ph. Jeserich, Musica naturalis : Tradition und Kontinuität spekulativ-metaphysischer
Musiktheorie in der Poetik des französischen Spätmittelalters, Stuttgart, 2008, p. 389‑416.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 81

sité, qui fonde et éclaire la versification recherchée de telle ou telle


composition particulière.
Voilà l’enjeu de la relation entre l’Art et la poésie, relation mise en
valeur par la compilation des manuscrits qui nous occupent et que
nous traiterons successivement. Certes, ni l’un ni l’autre recueil n’af-
fiche pleinement les liens entre ces différents domaines de la produc-
tion de l’indiciaire. Dans BnF, ms. fr. 2375 l’Art est attribué à Molinet
mais tous les poèmes sont adespotes : seule la Complainte de Grece per-
met aux lecteurs de deviner sa paternité, en s’achevant sur la signature
métaphorique « Molut d’ung gros molinet7 ». Bien que les attributions
soient plus fréquentes dans Gonville and Caius College 187 : 220, le
nom de Molinet est associé à moins de la moitié de ses pièces, que ce
soit dans le titre ou dans le texte (le plus souvent sous une forme fi-
gurée). Cela dit, si les premiers lecteurs de ces manuscrits ignoraient
l’auteur de certaines œuvres – ce que l’absence d’attributions n’indique
pas forcément –, cette ignorance ne les aurait pas empêchés d’établir
des liens significatifs entre l’Art et les poèmes qui l’accompagnent.

B nF, ms . fr . 2375 : L es pr emiers co -textes et les limites de


l’ A rt

La possibilité de lire l’Art en vade mecum est d’autant plus forte


dans BnF, ms. fr. 2375 qu’il est une des premières pièces du recueil :
figurant aux folios 14v-38r et suivi immédiatement d’un bref art de
seconde rhétorique en vers, il précède tous les poèmes de Molinet8. Dès
le premier poème, il s’avère pourtant que l’Art ne rend pas compte de
la gamme de formes strophiques qu’exploite l’indiciaire. De nus de Nuz
(fol. 46r-50r), adressé aux habitants de Neuss assiégés par Charles le
Téméraire, vante la supériorité bourguignonne et assure les Allemands
de leur défaite inévitable :
Nobles, rustres, hedas, et gens de Nuz
Grans et menus, habandonnés d’amis,

7 BnF, ms. fr. 2375, fol. 164v. Les textes que fournissent les manuscrits diffèrent,
parfois sensiblement, des éditions modernes, auxquelles il nous a semblé pourtant utile
de renvoyer pour permettre aux lecteurs une plus grande accessibilité aux textes. Dans
les citations de manuscrits, i/j et u/v sont dissimilés, les abréviations et signes diacri-
tiques résolus, les apostrophes et cédilles introduites, etc. Les signes de ponctuation et
les capitales suivent l’usage moderne. BnF, ms. fr. 2375 est folioté ; Gonville and Caius
College 187 : 220 est paginé, sauf pour une trentaine de feuillets dont la foliotation date
du x v i e siècle (voir A. Armstrong, « The Shaping », p. 216).
8 Le deuxième art de seconde rhétorique (fol. 38v-41r) est édité dans Recueil, éd.
E. Langlois, p. 253‑264.
82 a dr i a n a r mst rong

N’aiés espoir d’avoir secours de nulz :


Tamps est venus qu’estes de tous biens nuds
Et parvenus ou orgueil vous a mis,
Dieu a permis que soyés brief remis,
La mort vous attend au passaige :
On est a le fois trop pau saige9.

Rien d’inattendu sur le plan idéologique. Que dire toutefois de la


strophe, qui semble particulière à Molinet10 ? L’agencement des rimes
ainsi que la « batelure », système de rimes intérieures à la césure, rap-
pellent de près un huitain décasyllabique qu’emploie fréquemment
l’indiciaire, surtout dans ses pièces de circonstance11. L’Art prête à ce
huitain un caractère novateur et signale sa présence dans nombre d’im-
portantes compositions de Molinet :
En pareille forme de vers witains se fait rectoricque bratelée [sic], et est
ditte batellée pour ce que avecq ce qu’elle a sa vollée de resonance en la
finable comme dessus, elle a ung aultre son et reson à la IIIIe sillabe, à
maniere de batelaige. De ceste nouvelle mode sont coulourés La Com-
plaincte de Grece, Le Trosne d’Honneur, Le Temple de Mars, Le Nauf-
frage de la Pucelle et Le Resourse du Petit Peuple.
Exemple
Povres gens sont à tous letz reversés,
Tencez, bersez, confaissiez, confundus,
Tappés, trompés, toumentés, trondelez,
Bruslés, rifflez, tempestez, triboulez,
Pelez, choulez, espantez, esperduz,
Passez, perduz, martelez, morfondus,
Rongnés, tonduz, poussez, patibulez,
Pris et soupris, pilez et pestelez12 .

9 Les Faictz et dictz de Jean Molinet, éd. N. Dupire, Paris, 1936‑1939, t. 1, p. 59‑64,
v. 1‑8. Ce manuscrit est le seul témoin connu de ce texte. Sur le discours politique du
poème, voir J. Devaux, Jean Molinet, indiciaire bourguignon, Paris, 1996, p. 212‑214,
226‑228 ; nous modifions la ponctuation du v. 5 suivant les remarques de ce dernier
(p. 227, n. 230).
10 Ni H. Chatelain, Recherches sur le vers français au x v e siècle : rimes, mètres et
strophes, Paris, 1908, p. 102, ni N. Dupire, Jean Molinet : la vie – les œuvres, Paris, 1932,
p. 336, n’en relève ailleurs que chez Molinet.
11 Sur ce huitain chez Molinet, voir surtout Cl. Thiry, « Prospections et prospectives
sur la Rhétorique seconde », Le Moyen Français, 46‑47 (2000), p. 541‑562 (p. 552‑559).
12 BnF, ms. fr. 2375, fol. 18v-19r ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 222. La strophe citée
à titre d’exemple est adaptée de Complainte sur la mort madame d’Ostrisse, v. 369‑376 ;
Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 162‑180.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 83

L’exemple dans l’Art diffère légèrement du schéma selon lequel Moli-


net compose l’écrasante majorité de ses strophes à batelure : aabaaaabb_
bbcc13. En comparaison avec celui-ci, que l’on est en droit de désigner
le schéma « classique », la strophe employée dans De nus de Nuz pré-
sente deux particularités : les deux vers en –c sont des octosyllabes,
dont le premier ne comporte pas de batelure. Les préceptes de l’Art ne
permettent pas aux lecteurs de BnF, ms. fr. 2375 d’interpréter claire-
ment ces divergences. Bien qu’il signale la fréquence du phénomène de
l’hétérométrie dans des compositions à forte valeur affective, l’Art n’en
expose pas les connotations14. Cependant, le principe d’équivalence qui
sous-tend la poétique préconisée dans l’Art implique qu’il faudrait pré-
férer l’isométrie en règle générale, et que l’hétérométrie est employée
pour la « perturbation » qu’elle produit15. Les vers en –c sont ainsi
distanciés du reste de la strophe, comme un distique quasi autonome.
L’absence de batelure au septième vers, là où ceux qui connaissent la
forme « classique » s’y seraient attendus, intensifie l’écart entre le dis-
tique final et les vers qui le précèdent. C’est un contraste qui ne peut
manquer d’importance dans le contexte de ce poème, où les rimes bate-
lées jouent un rôle politique en martelant les arguments de Molinet16.
On en vient à se demander si l’octosyllabe remplit une fonction précise,
identifiable sur le plan idéologique, par rapport aux décasyllabes. Ce-
pendant, rien dans l’Art n’indique que les deux mètres ont différentes
valeurs ; on sait pourtant que le vers plus long était souvent tenu pour
plus prestigieux selon la poétique de l’époque, et que l’octosyllabe ne
se prêtait pas bien aux ornements à l’intérieur du vers tels la batelure.
À cela s’ajoute que dans la strophe qui nous occupe, le vocabulaire et
la syntaxe sont plus simples dans les octosyllabes. S’agirait-il donc de
strophes à deux registres, les décasyllabes véhiculant un discours poli-
tique qui de sa gravité finit par chuter, grâce aux octosyllabes, dans le
mépris et la dérision à l’égard des Allemands ? Hypothèse séduisante,
mais qu’il faudrait nuancer à la lumière d’un autre phénomène formel :
l’épiphonème, c’est-à-dire l’emploi d’expressions proverbiales en fin de

13 Voir le répertoire dans Cl. Thiry, « Prospections et prospectives », p. 554‑555. Les


lettres en exposant indiquent les rimes batelées.
14 BnF, ms. fr. 2375, fol. 30r ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 241.
15 Pierre Fabri explicitera cette qualité en affirmant que dans un « lai », c’est-à-dire
un poème hétérométrique, « l’en ne traicte que matieres de grande ioye ou de excessiue
douleur, et, quasi, comme en furie, les lignes sont ou courtes ou longues, a la volunté
du facteur » ; P. Fabri, Le Grand et vrai art de pleine rhétorique, éd. A. Héron, Rouen,
1889‑1890, t. 2, p. 51.
16 Voir à ce sujet l’analyse remarquable de Fr. Cornilliat, « Or ne mens » : Couleurs
de l’éloge et du blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs », Paris, 1994, p. 720‑731.
84 a dr i a n a r mst rong

strophe. C’est une technique que l’Art n’évoque qu’en passant, dans
une courte description du septain d’heptasyllabes « dont la derraine
[ligne] chet en commun proverbe », mais qu’affectionnait l’indiciaire,
pour la raison sans doute qu’elle lui permettait de mieux étayer ses
arguments politiques en y intégrant une sagesse commune relevant de
la tradition17. Suivant son habitude et à l’instar de Michault Taillevent
qui avait élargi l’usage de l’épiphonème au sein de la poésie didactique,
Molinet lie étroitement un proverbe au reste de la strophe sur un plan
tant thématique que formel18. Dans De nus de Nuz, par contraste, la
relative autonomie formelle des vers en –c fait ressortir les proverbes,
invitant les lecteurs à réfléchir aux liens entre proverbes et strophes
et, partant, à les réconcilier. Ainsi la pratique formelle de ce poème
dépasse-t-elle largement les éléments théoriques que l’on peut dégager
de l’Art. Parallèlement, l’Art permet d’apprécier à quel point De nus
de Nuz détourne une forme connue, et d’entrevoir quelques effets du
détournement.
La forme de la pièce suivante de Molinet, Les Eages du monde
(fol. 59v-65r), ressemble à celle qu’emploie l’indiciaire dans De nus de
Nuz, à ceci près que le septième vers de chaque strophe comporte une
rime batelée, si bien que la séquence des rimes est identique au schéma
« classique » : aabaaaabbbbcc19. Bien que la batelure au septième vers re-
lie plus étroitement le distique final au reste de la strophe, ce distique
garde une certaine autonomie du fait de son mètre octosyllabique.
Ce qui met en valeur, encore une fois, l’épiphonème. Les strophes ra-
content des épisodes de l’histoire universelle, glosés à chaque fois par
un proverbe approprié :
Cesar fondu, le pesant monde chut ;
Si le rechust Octovïen Auguste.
Entre ses bras dormit en paix et jut.
Dieu fut conchut, son facteur, qui perchut
Qu’on le dechupt pa<r> diablerie auguste.
Le monde injuste reforme est [sic] adjuste.

17 BnF, ms. fr. 2375, fol. 16v ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 218. L’importance des
expressions proverbiales chez Molinet est indiquée par l’ampleur de l’index que son édi-
teur y consacre : Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 3, p. 1217‑1231.
18 Sur l’épiphonème chez Michault Taillevent, voir A. Armstrong, The Virtuoso
Circle : Competition, Collaboration, and Complexity in Late Medieval French Poetry,
Tempe, 2012, p. 57‑58.
19 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 588‑596. À part De nus de Nuz, c’est le
seul poème où Molinet utilise ce type de strophe.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 85

Fort et robust alors devient :


Si hault crie on Noël qu’i vient20.

Les octosyllabes attirent ainsi l’attention des lecteurs sur le travail


qu’accomplissent les proverbes. Ceux-ci légitiment le savoir historique
communiqué par les strophes, en signalant quelles leçons il faut tirer
des différents événements21.

B nF, ms . fr . 2375 : L’utilité partielle de l ’A rt

Si l’Art permet seulement d’amorcer la réflexion sur la versification


des deux premiers poèmes de Molinet, il fournit pourtant des explica-
tions assez complètes et explicites de certaines formes rencontrées plus
avant dans le recueil. La Journée de Therouenne (fol. 70v-76v), qui fait
un emploi sporadique de la strophe « classique » avec rimes batelées,
est composée essentiellement de huitains sans batelure, schéma que
l’Art présente comme variante d’une strophe octosyllabique abaabbcc
développée par George Chastelain :
Aultre thaille de vers witains se fait par aultre croisure, de laquelle
Monsieur l’Indiciaire fut principal inventeur. […] Pareille tailhe de vers
witains est maintenant en usaige, et n’y a de difference si non que les
mettres sont de X et de XI piedz22 .

On trouve le même huitain décasyllabique dans le Dictier sus Fran-


chois et Gantois (fol. 148r-150v)23. L’Art permet aux lecteurs d’associer
la strophe à une certaine tradition bourguignonne (c’est une descen-
dante formelle de Chastelain), ce qui sied aux sujets de ces pièces : la
victoire de l’archiduc Maximilien à la bataille de Guinegatte en 1479
et l’ingérence française dans le conflit entre Gand et Maximilien en
1484‑1485. Les rimes batelées du schéma « classique » constituant un

20 BnF, ms. fr. 2375, fol. 63r-v ; cf. Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 593,
v. 145‑152. Sur la périodisation de l’histoire du monde et sa moralisation dans ce poème,
voir J. Devaux, Jean Molinet, p. 70‑72.
21 Sur la légitimation du savoir dans la poésie au bas Moyen Âge, voir A. Armstrong
et S. Kay, Knowing Poetry, p. 19‑20.
22 BnF, ms. fr. 2375, fol. 18r ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 220‑221. Les « mettres
[…] de XI piedz » sont des décasyllabes à rimes féminines. La Journée de Therouenne
figure dans Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 127‑136 ; voir sur ce poème
Cl. Thiry, « La Poésie de circonstance », dans La Littérature française aux x iv e et x v e
siècles : Partie historique, éd. D. Poirion, A. Biermann, D. Tillmann-Bartylla, Grun-
driss der romanischen Literaturen des Mittelalters, t. 8.1, Heidelberg, 1988, p. 111‑138
(p. 131‑134) ; A. Armstrong, The Virtuoso Circle, p. 135‑151.
23 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 205‑208. Voir J. Devaux, Jean Molinet,
p. 459‑460.
86 a dr i a n a r mst rong

raffinement formel, on peut aisément interpréter leur emploi ponctuel


dans la Journée de Therouenne : elles visent à rehausser les strophes où
elles se trouvent, trois huitains où Molinet énumère les tribulations in-
fligées aux Français à Guinegatte, et deux huitains finaux où l’éloge de
Maximilien atteint son paroxysme24. Quant à la strophe octosyllabique
qu’avait employée Chastelain, elle figure dans deux poèmes très diffé-
rents : le Dictier à monseigneur le conte de Nassau (fol. 113v-115v), qui
encourage Englebert de Nassau à mener à bien les négociations franco-
bourguignonnes qui aboutiront dans la paix de Montils-les-Tours en
octobre 1489 et la Supplication pour Jehan Voisin (fol. 158v-160v),
opuscule familier dont on n’a pas pu identifier le destinataire25. L’Art
implique la pertinence du huitain pour le Dictier, qui marque le séjour
que fit Englebert de Nassau à Valenciennes – ville où Molinet exer-
çait sa fonction d’indiciaire, comme l’avait fait Chastelain. Le choix de
cette forme pour la Supplication ne se laisse pourtant pas expliquer si
clairement.
Les octosyllabes en rimes plates représentent, selon l’Art, le degré
zéro du vers français : « La plus facille et comment [sc. commune] taille
de rimes est la doublette, qui se peult faire en toute quantité de sil-
labes, et le plus souvent en huit et en IX 26. » C’est une « taille » que
les lecteurs de BnF, ms. fr. 2375 trouvent dans nombre de compositions
de Molinet, dont le Dictier des quatre vins franchois (fol. 116r-121r),
qui commémore la bataille de Montlhéry en 1465, et Gratias (fol. 158r-
v), une grâce parodique27. Toutefois, il est évident que l’intérêt de ces
pièces réside davantage dans leur ingéniosité linguistique que dans leur
versification : le Dictier joue sur les noms de différents vins pour re-
présenter la Guerre du Bien public, tandis que Gratias prie Dieu de
créer un monde à l’envers où « Soient saintes les curatier<e>s »28. Il en

24 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 129‑130, v. 49‑72 ; p. 135‑136, v. 225‑240.


25 Ibidem, t. 1, p. 251‑254 ; t. 2, p. 772‑774. Sur le Dictier, voir J. Devaux, Jean Moli-
net, p. 144‑145, 539‑542. La Supplication n’est attestée que par ce manuscrit.
26 BnF, ms. fr. 2375, fol. 16r ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 217‑218.
27 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 27‑33 ; t. 2, p. 547. Dupire présente
Gratias comme la dernière partie (v. 55‑78) de Graces sans villonnie, qui précède Gratias
dans tous les autres témoins. Sa transmission indépendante dans ce recueil, et la presen-
tation des pieces dans Gonville and Caius College 187 : 220, suggèrent pourtant qu’il
s’agit de deux poèmes : voir A. Armstrong, « The Shaping », p. 250. Sur le Dictier, voir
J. Devaux, Jean Molinet, p. 309‑310 ; A. Armstrong, « Boire chez (et avec) Jean Moli-
net », dans Jean Molinet et son temps : actes des rencontres internationales de Dunkerque,
Lille et Gand (8‑10 novembre 2007), éd. J. Devaux, E. Doudet, E. Lecuppre-Desjardin,
Turnhout, 2013, p. 237‑248 (p. 239‑240, 245, 247‑248).
28 BnF, ms. fr. 2375, fol. 158r ; cf. Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 547,
v. 65.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 87

est de même du Cri des monnoies (fol. 150v-151v), poème « joyeux »


en décasyllabes à rimes plates, qui exploite le sens littéral des noms de
monnaies tels « tournois » et « escus »29. Deux autres poèmes octosyl-
labiques en rimes plates, les épîtres plaisantes À Maistre David Walle
(fol. 126v-127v) et Lettre à Maistre Guerard de Watrellet (fol. 157r-v),
présentent un intérêt formel tout autre30. Ce sont des pièces bilingues
où Molinet fait alterner et rimer vers latins et vers français, et qui ma-
nifestent ainsi ce principe d’équivalence étendue qu’implique la poé-
tique au cœur de l’Art.
Il ressort de ces exemples que, même là où l’Art traite une forme de
manière explicite, il est loin d’en épuiser les implications dans la pra-
tique. Il est des cas où l’apport de l’Art à la compréhension des vers de
Molinet est d’autant plus malaisé à déterminer que le manuel signale
certains éléments formels mais en passe d’autres sous silence. Dans BnF,
ms. fr. 2375, trois pièces de circonstance appartiennent à cette catégo-
rie. L’Épitaphe du duc Philippe de Bourgogne (fol. 81r-v), en alexandrins
à rimes plates, ne reflète pas l’emploi typique de ce mètre selon l’Art :
Vers alexandrins <sont> de XII ou de XIII sillabes pour le mettre, et n’a
que une seulle termination. Le nombre des lignes est à la voulanté de
l’acteur. Et sont nommés alexandrins pour ce que l’Estoire de Alixandre
fut traictie en ceste manière. Plusieurs romans de bataille trennent [sc.
tiennent] cest<e> taille ; mesmes l’Abregiét de Troye ensieut le train31.

Bien que l’explication mette en valeur la résonance épique de


l’alexandrin, qui convient à la commémoration de Philippe le Bon, elle
associe le vers à la laisse monorime. Faudrait-il donc que les lecteurs
de l’Épitaphe en interprètent les distiques comme une entorse signifi-
cative aux principes qui gouvernent l’usage de l’alexandrin ? L’Art ne
permet pas d’en décider. Deux autres textes emploient le huitain de
décasyllabes « classique » avec batelure conjointement avec des formes
strophiques absentes de l’Art. Dans le Bergier sans solas (fol, 96r-108r),
allégorie qui commente l’instabilité en Flandre suite au décès de Marie
de Bourgogne, le huitain « classique » alterne avec un dizain de pen-

29 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 766‑767 ; les termes cités figurent aux
v. 23 et 27. Voir Fr. Cornilliat, « Or ne mens », p. 188.
30 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 817‑819, 812‑814. Dupire dispose la
Lettre en quatrains suivis d’un sixain final ; dans ce recueil elle forme pourtant une
séquence ininterrompue de distiques.
31 BnF, ms. fr. 2375, fol. 19v ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 223. L’Épitaphe figure
dans Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 34‑35 ; voir sur ce poème A. Armstrong,
« Avatars d’un griffonnage à succès : L’Épitaphe du duc Philippe de Bourgogne de Jean
Molinet », Le Moyen Âge, 113 (2007), p. 25‑44.
88 a dr i a n a r mst rong

tasyllabes rimant aaaabaaaab32 . Ni la strophe ni le mètre ne sont traités


dans l’Art de Molinet ; le bref art en vers qui suit celui-ci contient dif-
férentes strophes de pentasyllabes, mais en commente les formes stro-
phiques plutôt que le mètre33. Il n’empêche que les vers courts revêtent
certaines connotations : leur usage dans la poésie de l’époque indique
qu’ils convenaient à un registre humble, voire rustique. En effet, les
trois premiers dizains du Bergier sont dominés par des diminutifs,
autre trait caractéristique du style bas :
Les belles flourettes
Aux pastouriaux prestes
Avec les propettes
Fœulles des caulrettes
S’en volent au vent.
Pommes et poirettes,
Jadis trop tendrettes,
Nous sont fort durettes :
Amours amourettes
Deviennent souvent34.

Pour les lecteurs avertis, le poème entremêle deux registres, la gravité


représentée par les huitains décasyllabiques et l’humilité par les dizains
pentasyllabiques. Il fond aussi deux métaphores du politique : le pasto-
ral et la cosmologie antique. Un commentaire latin qui suit le poème,
et qui ne figure que dans ce manuscrit, signale l’allégorèse nécessaire :
More poetico, stillo humili pastoralique, et super corpora celestia, aerea,
marina hoc opusculum adimplevi, ipsi litigium Brabantinorum Flandri-
genarum, sed propter allegoriam capessendam necesse est ut per Pan
intelligam regem Francie, […] per Jovem comitem Flandrie, per lunam
ducissam Mariam […] et cetera intelligas35.

32 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 209‑224.


33 Recueil, éd. E. Langlois, p. 256.
34 BnF, ms. fr. 2375, fol. 96r ; cf. Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 209,
v. 9‑18.
35 BnF, ms. fr. 2375, fols 107v-108r : « J’ai achevé cet opuscule, à savoir Le Conflit
des Brabançons et des Flamands, sur le mode poétique [sc. allégorique] et dans un style
humble et pastoral, en le remplissant de corps célestes et de phénomènes de l’air et de
la mer. Afin d’en comprendre l’allégorie, il faut pourtant entendre par ‘Pan’, le roi de
France ; […] par ‘Jupiter’, Philippe, comte de Flandre ; par ‘Luna’, la duchesse Marie ;
[…] etc. ». Sur la notion du « poétique » en moyen français, souvent équivalent d’« allé-
gorique », voir A. Armstrong et S. Kay, Knowing Poetry, p. 9‑13 ; M.-R. Jung, « Poetria :
Zur Dichtungstheorie des ausgehenden Mittelalters in Frankreich », Vox Romanica, 30
(1971), p. 44‑64.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 89

La glose en dit plus long que l’Art non seulement sur le langage
du Bergier, mais aussi sur les connotations de sa versification. L’autre
pièce de circonstance où Molinet emploie le huitain « classique » est
la Complainte de Grece (fol. 160r-164v), prosimètre qui exhorte la no-
blesse bourguignonne à soutenir le projet que nourrissait Philippe le
Bon de venir en aide à la Grèce conquise par les Turcs… et dont ce
recueil, comme la majorité des autres témoins manuscrits, ne transmet
que les sections en vers36. Il s’agit de la plainte de la Grèce personni-
fiée, en huitains « classiques », et de deux douzains hétérométriques où
l’« acteur » présente sa composition et exprime son espoir que la Grèce
sera bientôt secourue. Ceux-ci riment 7a3a3a7b7a3a3a7b3b3b7c7c, les
rimes b étant féminines. Schéma peu commun, qui semble avoir induit
le copiste de BnF, ms. fr. 2375 – comme ceux de quelques autres ma-
nuscrits – en erreur. Les vers trisyllabiques sont transcrits à raison de
deux vers par ligne, pour produire des hexasyllabes ou heptasyllabes se-
lon les rimes et variantes. Le résultat ressemble à deux neuvains d’hep-
tasyllabes, avec quelques vers hypométriques :
Gresse que Turcqz vont gastant
Estoit ainsy regrettant
La region où demeure
Le fort lyon très puissant,
Rugissant que cessant
Fut sa doleur sans demeure.
Viengne l’heure que il y queure
Et demeure [sc. deveure] le tirant
Qu’ainsi le va detirant37 !

Ces strophes ne se laissent pas interpréter à la façon des strophes hé-


térométriques, au sujet desquelles nous avons précédemment remarqué
que l’Art suggère leur puissance affective et perturbatrice. L’Art n’expo-
sant pas les connotations de l’heptasyllabe et ne traitant pas le neu-
vain, tout lecteur qui désire évaluer l’apparente forme strophique doit
faire appel à sa connaissance éventuelle de la poésie contemporaine.

36 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 9‑26. Sur le discours politique de la


Complainte, voir J. Devaux, Jean Molinet, p. 588‑590. Sur la transmission du texte,
voir A. Armstrong, « Dead Man Walking : Remaniements and Recontextualisations of
Jean Molinet’s Occasional Writing », in Vernacular Literature and Current Affairs in
the Early Sixteenth Century : France, England and Scotland, ed. J. Britnell, R. Britnell,
Aldershot, 2000, p. 80‑98.
37 BnF, ms. fr. 2375, fol. 164r-v ; cf. Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 25‑26,
v. 1‑12. On trouve une mise en page assez semblable dans Bruxelles, KBR, ms. 21551‑69
(fol. 149r) et Paris, BnF, n.a. fr. 10262 (fol. 105v-106r).
90 a dr i a n a r mst rong

L’heptasyllabe est employé dans des contextes qui l’associent surtout au


manque et à l’instabilité ; le neuvain est moins répandu que le huitain
et le dizain, et l’agencement des rimes fait qu’il ressemble au huitain
« bourguignon » rimant abaabbcc, auquel le poète aurait ajouté un vers
initial38. Ainsi la strophe est-elle marquée à la fois par l’excès (nombre
de vers) et par le manque (nombre de syllabes par vers) ; double entorse
aux conventions de la seconde rhétorique, à laquelle il est tentant de
prêter une valeur mimétique, comme si la strophe reflétait sur le plan
formel le tort que constituait, aux yeux de la chrétienté, la domination
ottomane sur la Grèce et le Proche-Orient.
Si l’Art ne suffit pas pour élucider la versification du Bergier et de
la Complainte, pièces à deux formes strophiques, il n’aide pas non plus
à interpréter certaines compositions à forme unique. Le titre « Balade
et chanson », à laquelle est assortie la Response à monseigneur Anthoine
Busnois (fol. 123v-126v), suggère que le copiste n’a pas pris en compte
les explications et exemples que l’Art fournit sur la ballade39. Il est vrai
que l’Art traite la forme strophique de la Response, des dizains déca-
syllabiques rimant ababbccdcd, sous la rubrique de la « balade com-
mune » (fol. 25v) :
Si le refrain a X sillabes, les couplés de balade sont de X lignes, dont les
IIII premieres se croisent ; la Ve pareille à la IIIIe ; la VIe, VIIe et IXe de
pareille termination ; et la VIIIe et Xe egale en consonance40.

Le poème n’a cependant rien d’une ballade : c’est une pièce à dix di-
zains, sans envoi ni refrain, et dont chaque strophe s’achève sur le vers
d’un rondeau que le compositeur Busnoys avait envoyé à l’indiciaire41.
Le rondeau manque au recueil, de sorte que l’exploit formel de Molinet

38 Sur l’heptasyllabe en moyen français, voir A. Armstrong, « Printing and Metri-


cal Naturalisation : Jean Molinet’s Neuf Preux de Gourmandise », in Essays in Late
Medieval French Literature : The Legacy of Jane Taylor, ed. R. Dixon, Manchester,
2010, p. 143‑159. Pour un neuvain semblable chez quelques rhétoriqueurs français, voir
A. Armstrong, The Virtuoso Circle, p. 128, n. 27 ; p. 159.
39 La Response figure dans Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 798‑801 ; l’Art
traite différents avatars de la ballade aux fol. 25v-29v du recueil (cf. Recueil, éd. E. Lan-
glois, p. 235‑241).
40 BnF, ms. fr. 2375, fol. 25v ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 235.
41 Le rondeau figure dans Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 797, et dans les
autres témoins qui transmettent la Response. Sur les relations entre Molinet et Busnoys,
voir D. Fallows, « Jean Molinet and the Lost Burgundian Court Chansonniers of the
1470s », dans Gestalt und Entstehung musikalischer Quellen im 15. Und 16. Jahrhun-
dert, ed. M. Staehelin, Wiesbaden, 1998, p. 35‑42 (p. 37) ; D. Fallows, « ‘Trained and
immersed in all musical delights’: Towards a New Picture of Busnoys », in Antoine Bus-
noys : Method, Meaning, and Context in Late Medieval Music, ed. P. Higgins, Oxford,
1999, p. 21‑50 (p. 43‑44).
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 91

est imperceptible pour les lecteurs. Les douzains décasyllabiques de la


Bataille des deux deesses (fol. 135v-139r) n’ont aucun équivalent dans
l’Art : l’exemple des « vers douzains » (fol. 19r-v) est octosyllabique et
l’agencement des rimes y est différent42 . On en vient à se demander si
un autre type de douzain remplit la même fonction de la strophe dont
l’Art nous informe qu’en « sont faictes plusieurs histoires et horoisons
richement decorées » (fol. 19r)43. Mais rien n’autorise à prêter cette
qualité d’agrément à la strophe de la Bataille, même si son mètre déca-
syllabique, plus prestigieux que les octosyllabes dans l’exemple de l’Art,
suggère qu’il en soit ainsi. L’art en vers s’avère plus flexible et instruc-
tif, signalant que les douzains, quel qu’en soit le mètre, conviennent à
émouvoir un destinataire :
Vers douzains sont de plusieurs piedz :
V, VI, VII, VIII, dix enlachés,
Comme on le puet voir à present ;
Et sont à le fois bien prisiés
Quant de beaulx termes sont chergiés,
Coulourés aourneement.
Pour parler amoureusement,
Pour supplïer très humblement,
Pour avoyes [sc. avoyer] les desvoiés,
Pour outroyer begninement,
Et pour langagier doulcement
Il y sont des plus avanchiés44.

Ces préceptes ne conviennent pourtant guère à la Bataille, récit


en vers où Molinet réalise un tour de force de « poetrie » – terme
qui sert de titre au poème dans le manuscrit – en bourrant ses vers
de noms mythologiques. Les quatorzains d’Oroison à la Vierge Marie
(fol. 169r-174v) sont encore plus opaques à qui se fie à l’Art, le manuel
ne signalant aucune strophe à quatorze vers45. Faudrait-il supposer que
le quatorzain, plus long que le douzain, revêt encore davantage de gra-
vité, comme le requiert la poésie dévotionnelle ? L’aspect le plus remar-
quable de l’Oroison consiste en l’intégration de l’Ave Maria latin aux
vers français, chaque strophe commençant avec un mot de la prière : ce
que signale explicitement le titre du poème dans ce recueil, Aultre salut
fait sur Ave Maria. Bien qu’il ne s’agisse pas de faire rimer des syllabes

42 Cf. Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 709‑713 ; Recueil, éd. E. Langlois,
p. 223.
43 Voir ibidem.
44 BnF, ms. fr. 2375, fol. 39v ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 259.
45 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 483‑490.
92 a dr i a n a r mst rong

latines et françaises, comme dans À Maistre David Walle et Lettre à


Maistre Guerard de Watrellet, la coïncidence phonémique des langues
est parfois évidente, surtout au début du troisième douzain : « Gratia
[sc. grace y a] en vous tant fort monde » (fol. 169v)46. En basant la
versification sur l’équivalence des sons et des nombres, l’Art permet de
voir à quel point l’emploi de l’Ave Maria manifeste ce principe.

G on v ille a nd C aius C ollege 187 : 220 : P r ésentation


Ainsi, dans BnF, ms. fr. 2375, les implications formelles et idéo-
logiques des vers de Molinet s’étendent au-delà des commentaires de
l’Art. Plusieurs pièces recueillies dans le manuscrit figurent également
dans Gonville and Caius College 187 : 220, où l’Art se trouve au quart
du recueil. Le texte du manuel présente davantage de similitudes avec
la version imprimée qu’avec celles des autres manuscrits : il y manque
le prologue dédicatoire, ainsi que la formule préliminaire qui qualifie
la versification d’« espece de musique appellée richmique »47. Cette
dernière lacune n’empêche toutefois pas d’apprécier l’importance de
l’équivalence et de la complexité dans la poétique de l’indiciaire, les
exemples et commentaires laissant transparaître ces principes. Les
œuvres présentes dans le recueil de Cambridge ainsi que dans BnF,
ms. fr. 2375 sont : La Journée de Therouenne (p. 36‑43), Epitaphe du
duc Philippe de Bourgogne (fol. 86v-87r), Dictier des quatre vins fran-
chois (p. 268‑274), Gratias (p. 371‑372), Oroison à la Vierge Marie
(p. 496‑502), Les Eages du monde (p. 502‑508), La Bataille des deux
deesses (p. 509‑511), À Maistre David Walle (p. 513‑515), Dictier à
monseigneur le conte de Nassau (p. 521‑523), Lettre à Maistre Guerard
de Watrellet (p. 525‑526), et Le Bergier sans solas (p. 526‑530)48. Nous
avons déjà fait valoir la diversité des relations entre ces compositions
et l’Art : le manuel tantôt explique assez clairement la forme que l’on
rencontre en lisant un poème, tantôt ne le fait pas, tantôt les préci-
sions qu’il donne ne suffisent qu’en partie. Ce qui permet d’élaborer

46 Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 484, v. 29. On rencontre la graphie


« Grace y a » dans certains témoins, par exemple Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève,
ms. 2734, fol. 13r ; Louenges à Nostre Seigneur, Paris, s.d. (BnF, Rés. Ye 831), sig. nn2v.
47 Voir ci-dessus, n. 5. Sur le texte et la mise en page de l’Art dans ce manuscrit, voir
A. Armstrong, « Versification on the Page in Jean Molinet’s Art de rhétorique : From the
Aesthetic to the Utilitarian », TEXT, 15 (2002), p. 121‑139 (p. 130‑131, 139).
48 Certaines pièces sont incomplètes. Il manque les v. 161‑168 et 193‑224 aux Eages
du monde, et les v. 1‑64 à la Bataille des deux deesses, tandis que Le Bergier sans solas
ne comporte que les v. 1‑162. Le Dictier des quatre vins franchois a été remanié pour
commémorer la bataille de Guinegatte : voir A. Armstrong, « Dead Man Walking »,
p. 93‑95.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 93

une grille de lecture pour expliciter les relations entre l’Art et les autres
pièces de Molinet dans le manuscrit de Cambridge, pièces qui peuvent
se répartir en trois catégories.

G on v ille a nd C aius C ollege 187 : 220 : C e que l ’A rt


explique

La première catégorie, celle des poèmes dont l’Art rend bien compte
de la versification, comprend deux principaux sous-ensembles. Il y a
tout d’abord différentes compositions à forme fixe, notamment celles
qui illustrent la « ballade commune » et le chant royal dans tous les té-
moins de l’Art excepté dans ce manuscrit même, et qui figurent parmi
les derniers textes de Gonville and Caius College 187 : 22049. Ensuite,
les pièces composées exclusivement en huitains tels que l’Art les expose :
le huitain « classique » de décasyllabes avec ou sans batelure, le huitain
octosyllabique partageant son schéma de rimes avec celui qu’avait déve-
loppé Chastelain, et le huitain octosyllabique rimant ababbcbc dont
Molinet reconnaît le caractère traditionnel :
Aultre taille de vers huittains appellez vers franchois, qu’ilz sont assez
communs en pluseurs livres et traictez, comme en La Belle Dame sans
merchi, L’Hospital d’Amours et Le Champyon des dames50.

Le huitain décasyllabique est de loin le plus fréquent : outre la Jour-


née de Therouenne, que nous avons déjà signalée, cette forme stro-

49 « Des Mirmidons la hardiesse emprendre » (p. 511‑512) et « Quant Terpander


sa harpe prepara » (p. 515‑517) ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 236‑237, 243‑244 ; Les
Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 857‑858, 447‑449. D’autres poèmes correspondent
aux différents schémas de la « ballade commune » exposés dans l’Art : « Pour chiere faire
et demener grant <glay> » (p. 246‑247), « Manne du ciel, douche fleur de con<corde> »
(p. 247‑248), « Souffle, Tyton, en ta buse argentine » (p. 368), Ballade de la maladie de
Naples (p. 414‑415), « Humblesse blesse aigneau qui s’humilie » (p. 512‑513), et Ballade
adreschant à messeigneurs de Foix, Monpensier et Vendosme (p. 524‑525). Ces ballades
figurent respectivement dans ibidem, t. 2, p. 864‑865 ; t. 1, p. 345‑346 ; t. 2, p. 851‑852 ;
t. 2, p. 853‑854 ; t. 2, p. 855‑856 ; t. 1, p. 392‑393. Il faut également signaler deux bal-
lades attribuables à Molinet, « Chantez, Palas, Echo, Mercurius » (p. 130) et « O toy,
Venus, et Juno la deesse » (p. 253‑254) ; sur ces pieces, voir A. Armstrong, « The Sha-
ping », p. 233, 238.
50 Gonville and Caius College 187 : 220, p. 134 ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 220.
Huitains octosyllabiques rimant abaabbcc : le Dictier à monseigneur le conte de Nassau
(p. 521‑523), et une strophe extraite de la Complainte sur la mort madame d’Ostrisse
(v. 465‑472), intitulée à tort Rondeau (p. 393). Huitain octosyllabique rimant ababbcbc :
« L’aultrier on me rapporta par <lettres> » (p. 348). La mise en page de ce poème-rébus
n’en obscurcit pas l’agencement des rimes, mais constitue bien sûr un raffinement dont
l’Art ne rend nullement compte : voir A. Armstrong, « Two More Rebus-Poems by Jean
Molinet ? », Scriptorium, 51 (1997), p. 76‑80.
94 a dr i a n a r mst rong

phique est la seule que l’on trouve dans la Complainte des trespassés
(p. 241‑243), les Lamentables regrés pour le trespas de monseigneur Al-
bert duc de Zassen (p. 249‑252), Dictier à ung prebstre (p. 326‑328), La
très desirée et prouffitable naissance de Charles d’Austrice (p. 374‑379),
La Nativité madame Lienor (p. 404‑407), L’Alliance matrimoniale des
enfans d’Austrice et d’Espaigne (p. 416‑421), et Epitaphe de monsei-
gneur Henry de Berghes (p. 464‑466)51. Autant vaut pour Le Voiage
de Napples (p. 260‑266), où les huitains sont cependant précédés
d’un passage en prose – moyen d’expression exclu, par définition, de
l’Art52 . Cas semblable mais beaucoup plus complexe : La Ressource du
petit peuple, important prosimètre allégorique où Molinet commente
les difficultés auxquelles font face les Pays-Bas bourguignons depuis la
débâcle de Nancy53. Les sections en vers sont détachées des passages en
prose. Ceux-ci sont transcrits plus avant dans le recueil (p. 310‑325),
avec des renvois à celles-là54. L’éparpillement du texte exige la relecture
des vers, que le copiste principal du manuscrit avait présentés comme
trois compositions indépendantes. Il est clair, à la lumière de l’Art, que
les huitains « classiques » avec batelure expriment le sérieux d’une
reprobation de la ghuerre, adressant aux prinches de ghuerre, composée
par ledit Molinet (p. 74) ; mais, ayant découvert que ce poème consti-
tue la première section versifiée de la Ressource et qu’il s’agit d’un dis-
cours prononcé par la Vérité personnifiée, les lecteurs seront obligés d’y
attribuer une importance plus profonde. La strophe ne convient plus
seulement à l’œuvre de l’indiciaire, d’un commentateur qui fait auto-
rité ; grâce à la personnification, elle participe d’une vérité supérieure
à celle que les êtres humains peuvent percevoir et exprimer. En ce qui

51 Ces poèmes figurent respectivement dans Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2,
p. 433‑435 ; t. 1, p. 362‑366 ; t. 2, p. 425‑427 ; t. 1, p. 352‑358 ; t. 1, p. 347‑351 ; t. 1,
p. 335‑340 ; t. 1, p. 383‑385. Il faut y ajouter Epitaphe de Hubin son chien (p. 472‑474),
pièce attribuable à Molinet : voir A. Armstrong, « The Shaping », p. 260.
52 Voir Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 277‑283. La prose de l’indiciaire
est représentée par plusieurs autres pièces dans le recueil, surtout des pronostications :
des sections de Prenostication des gouverneurs de la terre (p. 267‑268, fol. 121v-p. 280)
et d’Encoires prenostication (p. 285‑287, fol. 127r, p. 288), ainsi que Prenostication de la
guerre des grands (p. 280‑284), Aultre prenostication (p. 284‑285) et Lettre missive à vene-
rable et cathefumineuse personne, Jo. de Wisoc, president en Papagosse (p. 287-fol. 127r).
Ces textes figurent respectivement dans J. Molinet, Les Pronostications joyeuses, éd.
J. Koopmans et P. Verhuyck, Genève, 1998, p. 125‑128, 121‑125, 175‑179, 176‑177,
203‑229, 77‑82 ; Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 915‑917.
53 Voir ibidem, t. 1, p. 137‑161.
54 Voir A. Armstrong, « The Shaping », p. 243 ; A. Armstrong, « The Practice of
Textual Transmission : Jean Molinet’s Ressource du Petit Peuple », Forum for Modern
Language Studies, 33 (1997), p. 270‑282 (p. 274‑277).
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 95

concerne la section finale de la Ressource, intitulée ici la complainte


de Justiche (p. 62), l’Art permet d’identifier les six premières strophes
comme une « ballade fatrisée » (p. 142). Justice s’y lamentant sur
son sort, ces strophes semblent illustrer à merveille l’Art, selon lequel
cette forme serait « convenable à faire regrez » (p. 142)55. Toutefois,
la « ballade fatrisée » est suivie de deux huitains octosyllabiques (de
forme traditionnelle avec rime ababbcbc) où l’« acteur » de la Ressource
clôt le récit : la relation de ces strophes aux précédentes ne peut être
entièrement clarifiée qu’à la lecture des sections en prose. Une Aultre
complainte de la dicte Justiche (p. 64), deuxième section versifiée de la
Ressource, est composée en seizains hétérométriques : bien que la forme
n’en corresponde pas aux exemples d’hétérométrie reproduits dans
l’Art, il est clair qu’elle partage le caractère fortement affectif que le
manuel prête à des strophes semblables.
À part les formes fixes et les huitains isométriques, l’Art recouvre
les octosyllabes en rimes plates du Nouveau calendrier (p. 290‑293)
et des Graces sans villonnie (p. 370‑372), pièces où l’intérêt principal
réside pourtant dans des jeux de mots56. Enfin, dans cette première
catégorie, La Robe de l’archiduc (p. 341‑346), qui survole l’histoire des
terres bourguignonnes depuis la mort de Marie de Bourgogne, adopte
la forme que l’Art baptise « riqueracque » :
Richracque est une magniere de longue chansons, faicte par coupplez
de VI ou VII sillebes la ligne, et chascun coupplet a deux diverses croi-
séez : la premiere ligne et la IIIe de sillebes imparfaictes, la IIe et la IIIIe
de parfaictes ; et pareillement le seconde croisée, distinguée<s> et diffe-
rentes en termination57.

Autant dire des huitains d’hexasyllabes rimant ababcdcd, les rimes


a et c étant féminines et les rimes b et d masculines. En indiquant
l’importance de l’alternation systématique des rimes « imparfaictes »
et « parfaictes », et de l’effet musical (« chansons ») qu’elle est censée
produire, l’Art rappelle aux lecteurs que la Robe est plus travaillée que
le seul agencement de rimes ne le suggère. L’impression de facilité, un

55 Cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 239. Cela dit, la mise en page de l’exemple dans
l’Art (p. 142‑143) brouille la séquence des strophes. Le texte est transcrit à raison de
deux vers par ligne et les huitains sont groupés deux par deux.
56 Voir J. Molinet, Pronostications, p. 51‑76 ; Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2,
p. 545‑547. Sur la relation entre les Graces sans villonnie et les Gratias, voir ci-dessus,
n. 27.
57 Gonville and Caius College 187 : 220, p. 148 ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 247.
La Robe figure dans Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 258‑264 ; voir J. Devaux,
Jean Molinet, p. 525.
96 a dr i a n a r mst rong

poète ne devant trouver que deux rimes sur une même syllabe, s’avère
trompeuse : la « riqueracque » a sa propre rigueur.

G on v ille a nd C aius C ollege 187 : 220 : C e que l ’A rt


n ’explique pas

Parmi les poèmes de la deuxième catégorie, ceux dont l’Art ne com-


mente nullement la versification, le groupe le plus important consiste
en des débats strophiques. Le manuel s’en approche au plus près en trai-
tant les « vers sizains » :
Aultre taille de vers sizains qui se font en moralitez et jeux de per-
sonnaiges, en responses ou redargutions, et sont communement de III
lignes, et de VI lignes et de IIII lignes composé de VI sillabes.
Exemple
J’ay bruyt, regne en cours
En champs et en cours, La guerre
En l’aultre et en l’unne.
Je suis sans secours,
Mais apprez decours La paix
Voit on prime lunne58.

Si quelques leçons erronées rendent l’explication confuse, le principe


fondamental est clair : dans cette forme bien adaptée aux besoins du
théâtre contemporain, deux interlocuteurs partagent des rimes et/ou des
strophes. Les débats de Molinet recueillis dans le manuscrit de Cam-
bridge manifestent des tendances très semblables, mais leurs strophes
sont très différentes des « vers sizains » et des autres formes décrites
dans l’Art. Dans Le Débat de l’aigle, du harenc et du lyon (p. 124‑129),
en effet, tout se passe comme si Molinet avait multiplié les « vers si-
zains » par deux, sur l’axe horizontal (longueur des vers) comme sur
l’axe vertical (longueur des strophes), pour produire des douzains dé-
casyllabiques rimant aabaabbbabba. Rien d’inouï à cet agencement,
qui figure dans le douzain exemplaire de l’Art, mais les strophes sont
partagées : l’aigle en prononce la première moitié, le hareng et le lion
en prononcent la deuxième alternativement59. Le Débat d’apvril et de
may (p. 163-fol. 63r) est composé en douzains de décasyllabes rimant
abbcbbccdded, que les mois personnifiés prononcent alternativement :

58 Gonville and Caius College 187 : 220, p. 133 ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 218.
59 Voir Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 628‑635. Pour l’exemple du douzain
(octosyllabique) dans l’Art, voir ci-dessus, n. 42.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 97

la rime e de chaque strophe est reprise comme la rime a de la pro-


chaine60. Une structure semblable est employée pour Le Débat du viel
gendarme et du viel amoureux (p. 422‑433) et Le Débat du poisson et de
la chair (p. 476‑485), tous deux en septains rimant abaabbc (respective-
ment octosyllabiques et décasyllabiques), chaque strophe commençant
sur la rime c de la précédente61. La partie dialoguée du Débat du leup et
du mouton (p. 486‑495) manifeste le même principe : les interlocuteurs
prononcent des sizains octosyllabiques rimant ababbc, la rime c consti-
tuant la rime a de la prochaine strophe62 . Sont absentes de l’Art non
seulement les strophes de ces débats, à l’exception partielle du Débat
de l’aigle, du harenc et du lyon, mais aussi la technique dont elles font
toutes emploi : la « rime mnémonique », typique du théâtre français à
la fin du Moyen Âge, où deux répliques partagent une même rime63.
D’autres pièces dans la deuxième catégorie : Dictier poetical (trans-
crit deux fois, p. 71‑73 et 518‑520), en douzains de décasyllabes rimant
ababbccddede avec refrain ; Le Present d’ung cat nonne (p. 333‑334) et
Lettre à maistre Loÿs Compere (p. 517), en octosyllabes à rimes croi-
sées ; L’Epitaphe Hotin Bonnelle (p. 337‑340), en quatrains d’octosyl-
labes monorimes ; et Epitaphe de monseur de Montygny (p. 402‑403),
pièce attribuable à Molinet, en cinquains de décasyllabes rimant aa-
bab64. Les onzains d’Oroison à Nostre Dame (p. 89‑90), alternativement
décasyllabiques et octosyllabiques et rimant abaabbccdcd, ne figurent
pas non plus dans l’Art ; l’aspect le plus remarquable de ce poème
consiste pourtant en son emploi de citations lyriques profanes pour
commencer chaque strophe, comme l’indique son titre dans le manus-

60 Voir ibidem, t. 2, p. 607‑615. La première strophe est un onzain rimant aabaabbccdc ;


la dernière est un treizain rimant abbcbbccddede.
61 Voir ibidem, t. 2, p. 616‑627, 636‑648. La strophe finale de chaque pièce est un
huitain rimant abaabbcc.
62 Voir ibidem, t. 2, p. 656‑669. Le débat est encadré de strophes prononcées par un
« acteur » : six dizains de décasyllabes (v. 1‑40, 294‑313) rimant aabaabbcbc.
63 Voir L. Burgoyne, « La Rime mnémonique et la structuration du texte dramatique
médiéval », Le Moyen Français, 29 (1991), p. 7‑20 ; G. Di Stefano, « Structure métrique
et structure dramatique dans le théâtre médiéval », in The Theatre in the Middle Ages,
ed. H. Braet, J. Nowé, G. Tournoy, Louvain, 1985, p. 194‑206. Encore une fois, Le Dé-
bat de l’aigle, du harenc et du lyon fait partiellement exception : la rime mnémonique
figure à la moitié de chaque douzain (aabaab / bbabba), mais ne relie pas les douxains
entre eux.
64 Voir Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 714‑717, 739‑741, 779, 762‑765.
Sur l’attribution de l’Epitaphe de monseur de Montygny, voir A. Armstrong, « The Sha-
ping », p. 254‑255.
98 a dr i a n a r mst rong

crit : S’ensieult une oroison à la Vierge Marie, composee sur chanssons


wulgaires d’amours (p. 89)65.

G on v ille a nd C aius C ollege 187 : 220 : C e que l ’A rt


n ’explique pas pleinement

Comme dans BnF, ms. fr. 2375, la catégorie la plus diverse et inté-
ressante comprend les pièces dont l’Art traite la forme de manière par-
tielle ou indirecte. Nous avons remarqué ci-dessus le statut ambigu des
alexandrins à rimes plates de l’Épitaphe du duc Philippe de Bourgogne.
On trouve le même schéma, qui soulève les mêmes questions, dans un
Épitaphe de Philippe le Beau attribuable à l’indiciaire (p. 335‑336) et
dans Complainte d’ung gentilhomme à sa dame (p. 454‑457)66. L’élé-
ment formel le plus frappant de la Complainte est pourtant son emploi
soutenu de rimes équivoques, au moyen desquelles le « gentilhomme »
tempête contre la dame qui lui a, croit-il, transmis la syphilis :
Belle aux biaux yeux, pour qui plus de mal je comporte
Que pour femme aujourd’huy qui sur terre con porte […]67.

Le poème illustre ainsi une technique que l’Art recommande pour


produire des rimes riches :
Pareillement doibt le facteur querir aulcuns vers composez proportions
[sc. verbes composez de propositions], comme a, de, re, com, par, sus, car
lesdis verbes enchaynent en riche rigme68.

La préfixation systématique rend explicite le principe sous-jacent


d’équivalence optimale qui sert de fondement à l’Art. Le même prin-

65 Cf. Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 468‑475. Le texte est lacunaire et
l’ordre des strophes perturbe parfois l’alternation des metres : voir A. Armstrong, « The
Shaping », p. 230.
66 Voir H. Servant, Artistes et gens de lettres à Valenciennes à la fin du Moyen Âge
(vers 1440‑1507), Paris, 1998, p. 319‑322 ; Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2,
p. 729‑731. Sur l’attribution de l’Épitaphe, voir aussi A. Armstrong, « The Shaping »,
p. 244.
67 Gonville and Caius College 187 : 220, p. 454 ; cf. Les Faictz et dictz, éd. N. Du-
pire, t. 2, p. 729, v. 1‑2. Le jeu des rimes est rehaussé par la mise en page du manuscrit.
La syllabe finale de chaque couplet est transcrite en exposant ; le préfixe « com » qui la
précède dans les vers impairs est représenté par la graphie cō, tandis que le mot « con »
des vers pairs est représenté par l’abréviation latine 9 (voir A. Armstrong, Technique and
Technology : Script, Print, and Poetics in France, 1470‑1550, Oxford, 2000, p. 36). Sur
les rimes de la Complainte, voir surtout Fr. Cornilliat, « Or ne mens », p. 67‑68, 72‑74,
271‑277.
68 Gonville and Caius College 187 : 220, p. 155 ; cf. Recueil, éd. E. Langlois,
p. 251‑252.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 99

cipe est manifesté dans l’intégration du latin au français dans Letania


minor (p. 1‑3) et Ung dictier joyeux (fol. 121r). Les heptasyllabes qui
constituent la majeure partie de Letania minor, du moins dans cette
version tronquée du texte, semblent pourtant avoir posé certains pro-
blèmes pour le copiste, qui a modifié presque la moitié de ces vers pour
en faire des octosyllabes. Étant donné que l’Art ne consacre pas de
discussion explicite à l’heptasyllabe et que les premiers vers de Leta-
nia minor sont octosyllabiques, on en vient à se douter que le copiste
ait cru devoir corriger des octosyllabes hypométriques69. L’état d’un
autre poème heptasyllabique, Les Neuf Preux de gourmandise (p. 274-
fol. 121r), suggère que c’est surtout la coprésence d’octosyllabes dans
Letania minor, plutôt que la seule présence d’un vers peu commun, qui
a motivé ces changements. Les vers des Neuf Preux, convertis en octo-
syllabes dans nombre d’éditions imprimées, sont résolument heptasyl-
labiques dans ce recueil70. L’équivalence phonémique, si insistante dans
les textes franco-latins, joue également un rôle crucial dans les rimes de
Petit traictiét de la harpe (p. 68‑70), surtout dans la deuxième strophe
qui rime sur « ‑corder », « ‑corda », « ‑corde » et « ‑cordé ». La di-
mension métaphysique de l’équivalence y est d’une importance primor-
diale, la harpe figurant la Trinité71. Ainsi des éléments formels traités
explicitement dans l’Art – l’emploi de mots préfixés pour enrichir la
rime, le schéma des dizains décasyllabiques qui figure dans l’explication
de la « ballade commune » – assument-ils une pertinence inattendue.
Le discours religieux de Molinet a pour effet de motiver les rimes, de
démontrer leur appartenance à un ordre universel… et, par conséquent,
de rappeler aux lecteurs à quel point les préceptes de l’Art transcendent
la versification française72 .

69 Noter que la séquence des signatures (A. Armstrong, « The Shaping », p. 217)
suggère que les trois premiers cahiers du recueil, dont les pages où se trouve Letania
minor, sont peut-être postérieurs aux cahiers où l’Art est transcrit.
70 Voir Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 536‑539. Sur la version octosylla-
bique, voir A. Armstrong, « Printing and Metrical Naturalisation ».
71 Voir Ph. Jeserich, Musica naturalis, p. 397. Le poème figure dans Les Faictz et
dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 439‑442.
72 Autres poèmes où la rime riche joue un rôle majeur : une version remaniée de
Lettre de recommanchon (p. 10) et Domine mi reverende (p. 10‑11), qui riment tous les
deux sur « ‑dé » et « ‑table » ; en plus, Domine mi reverende fait rimer mots latins et
mots français. Voir ibidem, t. 2, p. 808‑809, 775‑776. Une ballade que le copiste attri-
bue à Molinet, « O toy pecheur, que folle oultrecuidanche » (p. 91), emploie la rime
enchaînée, signalée dans l’Art (p. 152 ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 224‑225). Les hui-
tains décasyllabiques de la ballade ne reflètent pourtant pas les structures décrites dans
le manuel, selon lequel « doibt chascun coupplet avoir, par rigueur de examen, autant de
lignes que le refrain contient de sillebes » (p. 139 ; cf. ibidem, p. 235).
100 a dr i a n a r mst rong

Lire les compositions de Molinet à la lumière de l’Art pose différents


problèmes lorsqu’il s’agit de longues pièces à formes multiples. Surtout
là où certaines formes sont traitées dans le manuel et d’autres ne le sont
pas, on est obligé de réfléchir aux relations qu’échangent les formes. La
Complainte sur la mort madame d’Ostrisse (p. 49‑62) consiste en grande
partie de strophes familières, le huitain décasyllabique « classique » et,
pour les strophes finales où l’« acteur » présente son poème et s’excuse
de ses éventuels défauts, le huitain octosyllabique « bourguignon ».
L’emploi de ceux-ci n’est pas trop difficile à clarifier : les associations
bourguignonnes des strophes conviennent au sujet du poème, et le pas-
sage au mètre plus court correspond à un changement d’ordre ontolo-
gique, l’« acteur » quittant le domaine de l’allégorie pour se tourner
vers le monde quotidien qu’habite le public de l’indiciaire. Parmi les
huitains « classiques », un raffinement formel signal une autre distinc-
tion ontologique : la tirade de Noblesse, seule personnification qui parle
dans le récit, est rehaussée par la batelure. Cependant, l’Art n’éclaire
pas le choix de vers latins pour un dialogue entre le veuf Maximilien
et la voix spectrale de sa femme décédée (passage enlevé du recueil de
Cambridge, d’où il manque un feuillet à cet endroit)73. Aucune équi-
valence entre latin et français dans ce cas : loin d’être assimilées à la
versification vulgaire, les répliques latines sont en distiques élégiaques,
distinction formelle qui creuse l’écart entre les langues. Comment éva-
luer ce contraste ? Le latin serait-il la langue des morts, le seul moyen
d’expression dont disposerait Marie de Bourgogne ? Le Temple de Mars
(p. 78‑88) est, du premier abord, plus facile à gloser à l’aide de l’Art, qui
en décrit les deux formes strophiques74. Mais que signifie l’alternance
de ces formes, huitains décasyllabiques « classiques » avec batelure et
huitains octosyllabiques « bourguignons » ? L’Art implique que ceux-là
ont plus de gravité que ceux-ci, mais la distribution des mètres ne cor-
respond pas à une distinction fonctionnelle75. En effet, l’opposition est
atténuée par la présence de l’épiphonème dans les deux strophes. Les
mêmes formes figurent dans Le Débat des trois nobles oiseaux (fol. 63v-
66r) – où, à la différence des débats traités ci-dessus, Molinet ne se

73 Voir A. Armstrong, « The Shaping », p. 227‑228. Le dialogue en latin occupe les


v. 401‑448 de la Complainte.
74 Voir Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 65‑76. Sur ce poème largement
diffusé, voir Fr. Cornilliat, « Or ne mens », p. 660‑675 ; J. Devaux, Jean Molinet,
p. 480‑486.
75 L’alternance des dizains et huitains est brouillée dans ce manuscrit : voir A. Arm­
strong, « The Shaping », p. 229.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 101

sert pas de la rime mnémonique76. Le cadre narratif est en huitains


décasyllabiques « classiques », sans batelure, tandis que les répliques
des oiseaux sont en huitains octosyllabiques « bourguignons » : c’est
en quelque sorte le contraire de la Complainte sur la mort madame
d’Ostrisse, les personnages adoptant une forme moins grave que celle de
l’« acteur ». La distinction ontologique se double d’un contraste for-
mel, mais non selon la hiérarchie implicite des mètres.
Le Hault Siege d’Amours (p. 294‑308), allégorie dominée par deux ti-
rades d’un Amant et un débat entre celui-ci et Espoir, fait preuve d’une
diversité formelle déconcertante. Le cadre prononcé par l’« acteur » est
en huitains décasyllabiques « classiques », sans batelure au début mais
avec batelure à la fin ; la première tirade de l’Amant est en huitains
octosyllabiques « bourguignons », qui commencent et finissent par des
incipit de chansons, suivis de dizains hétérométriques rimant 7a7a7a3a-
7b7a7a7a3a7b avec quelques « rimes à double queue » ; la structure du
débat ressemble à celles du Débat du viel gendarme et du viel amoureux
et du Débat du poisson et de la chair, c’est-à-dire des septains (hepta-
syllabiques en l’occurrence) rimant abaabbc et un huitain final, dont
chaque strophe commence sur la rime c de la précédente ; la deuxième
tirade de l’Amant est en dizains d’heptasyllabes rimant aaaabaaaab et
huitains décasyllabiques « classiques » avec batelure ; et un bref dis-
cours d’Amours est un « double fatras »77. L’existence de l’Art encou-
rage une lecture qui chercherait à justifier chaque forme par rapport
aux gloses que propose le manuel ou, à défaut, par des parallèles ou
contrastes avec les gloses les plus proches. Les explications pertinentes
sont pourtant trop peu nombreuses, et trop sujettes à la variation locale
(notamment dans le cas des incipit de chansons), pour qu’une telle ap-
proche puisse réussir. Qui plus est, l’Art s’avère parfois d’une inutilité
frappante : l’affirmation selon laquelle les fatras seraient « convenables
en matieres joieuses » est carrément démentie par son emploi dans le
Hault Siege, où Amours, assiégé par l’Amant, implore l’aide de ses de-
moiselles78. Il faut recourir aux compositions de Molinet, plutôt qu’à
son manuel, pour élucider certaines strophes, par exemple les septains à

76 Voir Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 649‑655. Voir aussi J. Devaux, Jean
Molinet, p. 310‑312.
77 Voir Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 2, p. 569‑583. Sur la façon dont l’Art
de Molinet expose les « rimes à double queue » et le « double fatras », voir Gonville
and Caius College 187 : 220, p. 152‑153, 137‑138 ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 225,
234‑235.
78 Gonville and Caius College 187 : 220, p. 137 ; cf. Recueil, éd. E. Langlois, p. 234.
Sur le décalage entre la théorie et la pratique du fatras chez Molinet, voir P. Uhl, « Les
Fatras ‘entés’ de Jean Molinet : l’aboutissement du ‘processus de rectification’ et la poésie
102 a dr i a n a r mst rong

rime mnémonique. Mais, face à cette gamme formelle si étendue, on se


demande si la signification attestée de telle ou telle strophe donnée ne
fait pas que brouiller les pistes. La profusion des formes a peut-être sa
propre justification, selon un principe de varietas tel qu’Anne Schoys-
man a pu l’identifier chez Jean Lemaire de Belges79.
Les prosimètres de l’indiciaire, comme La Ressource du petit peuple
l’a déjà illustré, témoignent de la complexité des interactions entre
prose et formes strophiques, dont les explications de l’Art n’épuisent
pas la richesse signifiante. Nous avons démontré ailleurs combien les
sections versifiées du Trosne d’Honneur (fol. 66v-76v) et de l’Arbre de
Bourgonne (fol. 76v-86r) dépassent les préceptes du manuel grâce à leur
caractère novateur, leur distribution dans le récit, ou leurs résonances
intertextuelles80. Il en est de même du Naufrage de la pucelle (fol. 87v-
p. 240), allégorie qui raconte les difficultés qu’éprouva Marie de Bour-
gogne après Nancy81. Comme dans la plupart des autres prosimètres de
Molinet, la première section en vers est consacrée à l’articulation d’une
crise – il s’agit ici d’une plainte que prononce la Pucelle – en huitains
décasyllabiques « classiques » avec batelure82 . Les dernières strophes
du Naufrage ne sont guère moins familières dans ce contexte narratif :
l’« acteur » clôt le récit en huitains octosyllabiques du type tradition-
nel, rimant ababbcbc, comme dans La Ressource du petit peuple et Le
Chappellet des dames83. Mais les huitains décasyllabiques « classiques »,
toujours avec batelure, font une deuxième apparition dans la bouche
de Communauté, représentation du peuple des Pays-Bas bourguignons,
qui vitupère contre l’égoïsme de Noblesse Debilitée. Unique dans les
prosimètres de Molinet, la récurrence exacte d’une forme strophique

du non-sens », dans Jean Molinet et son temps, éd. J. Devaux, E. Doudet, E. Lecuppre-
Desjardin, p. 249‑261 (p. 260‑261).
79 A. Schoysman, « Prosimètre et varietas chez Jean Lemaire de Belges », dans
Le Prosimètre à la Renaissance, Paris, 2005, p. 111‑124.
80 Voir Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 36‑58, 232‑250. Voir A. Armstrong,
« The Manuscript Reception of Jean Molinet’s Trosne d’Honneur », Medium Ævum, 74
(2005), p. 311‑328 ; A. Armstrong, « Prosimètre et savoir », dans Le Prosimètre, p. 125‑
142 (p. 130‑134).
81 Voir Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 77‑99. Sur ce texte, voir surtout
J. Devaux, Jean Molinet, p. 313‑317, 351‑364, 399‑406.
82 Voir Cl. Thiry, « Au Carrefour des deux rhétoriques : les prosimètres de Jean
Molinet », dans Du mot au texte : actes du III e colloque international sur le moyen fran-
çais (Düsseldorf, 17‑19 septembre 1980), éd. P. Wunderli, Tubingue, 1982, p. 213‑227
(p. 216‑217).
83 Ce dernier prosimètre, absent du recueil de Cambridge, figure dans Les Faictz et
dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 100‑126.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 103

exige d’être expliquée ; et ce n’est pas l’Art qui en fournit l’explication,


mais le discours idéologique du Naufrage. Le réemploi des huitains a
pour effet d’aligner Communauté sur sa princesse, la Pucelle, et par
conséquent de démontrer sur un plan formel que le peuple est plus pro-
prement bourguignon que certains secteurs de l’aristocratie, tentés par
les avances de Louis XI. En outre, la récurrence fait du huitain « clas-
sique » la seule strophe employée par les personnifications bourgui-
gnonnes : Noblesse Debilitée et le troisième compagnon de la Pucelle,
Cœur Leal, ne s’expriment qu’en prose. Solidarité qui souligne l’alté-
rité du chant des sirènes, figures de la propagande française, qui séduit
Noblesse Debilitée. Le chant passe rapidement d’une forme à l’autre :
d’un huitain décasyllabique ababbcbc à des « rondeaulx jumeaulx » ;
ensuite à deux paires de strophes décasyllabiques rimant abaaa bbbaba,
dont quelques hémistiches sont répétés ; et, enfin, à une séquence de
pentasyllabes sur deux rimes à refrains sporadiques84. Seuls les « ron-
deaulx jumeaulx » sont traités explicitement par l’Art ; en effet, l’écart
entre théorie et pratique est producteur de sens. Ce qui compte ici,
c’est précisément la qualité partiellement insolite des vers, ainsi que
leur instabilité (succession des formes, récurrence irrégulière de vers et
d’hémistiches). Miroitement de mètres et de mots qui traduit à la fois
la surface fascinante et le fond trompeur du chant85.
Reste à signaler dans le recueil de Cambridge quelques courtes pièces
ludiques, telles des huitains octosyllabiques que les lecteurs peuvent
transformer en strophes décasyllabiques, en répétant certaines syllabes
suivant les instructions fournies en rubrique :
Canon. Doublez le tierch et le VIIIe ; vous arez IIIIe et Xe.
Molinet <n’est> sans bruict ne sans non<, non> ;
Il a son <son> et, comme tu voidz<, voix>.
Son doulz plet <plait> mieulz que ne faict ton <ton> ;
Ton vif art <art> plus cler que charbon bon [sic].
Tes tranchans <chans> perchent ses paroix <roids> ;
D’entregent <gent> ont nobles Franchoys <choix>.

84 Ibidem, t. 1, p. 90‑92. Pour l’explication des « rondeaulx jumeaulx » que fournit


l’Art de Molinet, voir Gonville and Caius College 187 : 220, p. 154‑155 ; cf. Recueil, éd.
E. Langlois, p. 228‑229. Dans le manuscrit de Cambridge, la mise en page du chant des
sirènes (fol. 231r-233r) simplifie quelques formes. Les « rondeaulx jumeaulx », en tétra-
syllabes et octosyllabes, sont disposés comme un rondeau isométrique en octosyllabes ;
les paires de cinquains et sizains sont transcrits comme un seul bloc de décasyllabes. La
diversité formelle du chant demeure toutefois patente.
85 Sur les sirènes, voir Fr. Cornilliat, « Prosimètre et persuasion chez Jean Molinet,
ou l’art de consoler à demi », dans Le Prosimètre, p. 51‑74 (p. 71‑72).
104 a dr i a n a r mst rong

Se ne doibz <dois> bouter en son let <let>,


Car souvent <vent> vient au molinet <net>86.

Selon le procédé de répétition exigé des lecteurs, l’expansion des


vers produit des « rimes à double queue » et/ou des rimes enchaînées.
Ainsi Molinet combine-t-il des formes et rimes que l’Art présente sous
des rubriques distinctes, comme pour brouiller la typologie proposée
dans son manuel. Dans d’autres opuscules la versification est en grande
partie familière à ceux qui connaissent la poésie de l’époque, mais
une technique singulière constitue l’aspect formel le plus frappant.
Les alexandrins à rimes plates de Response à ung rebus (p. 245) com-
mencent et terminent par des chiffres : la première lettre de chaque vers
est représentée au niveau pictural par un chiffre arabe (« 1 » équivaut
à « J », « 6 » à « G », etc.), tandis que les rimes sont représentées au
niveau phonémique par des chiffres romains (il faut prononcer « I »
comme « un », « II » comme « deux », etc.)87. La Recommendation
à Jehan de Ranchicourt est divisée en deux pour produire un échange
factice de douzains décasyllabiques à rimes plates (p. 347) : les notes de
l’hexacorde fournissent les rimes de la première strophe et les débuts de
vers de la deuxième88. L’intérêt de ces pièces par rapport à l’Art réside
dans leur incongruité : d’une part, le manuel associe les distiques à la
facilité ; d’autre part, la virtuosité tape-à-l’œil des schémas numériques
et musicaux évite toute codification.

En guise de conclusion

Dans les deux recueils, la lecture de l’Art de rhétorique en co-texte


des œuvres de Molinet révèle à quel point la poésie de l’indiciaire dé-
passe les affirmations du manuel. À côté des pièces dont l’Art élucide la
forme, et celles dont il la tait, se trouvent de fort nombreux poèmes sur
lesquels le manuel jette un jour intéressant tout en révélant ses propres
limites. L’écart entre théorie et pratique est surtout évident à la lec-
ture de longues compositions à formes multiples, telles les prosimètres,
l’Art se contentant de commenter des techniques en isolation. Faudrait-
il donc voir dans le manuel un ouvrage à courte portée, ouvrage d’un
maître artisan qui ne veut pas révéler de secrets de fabrication ? Tout

86 Gonville and Caius College 187 : 220, p. 308 ; cf. Les Faictz et dictz, éd. N. Du-
pire, t. 2, p. 838, v. 1‑8. Des huitains semblables figurent à la même page du manuscrit
et à la p. 348 ; cf. ibidem, t. 2, p. 838‑839, v. 9‑16 ; p. 849.
87 Cf. ibidem, t. 2, p. 780.
88 Cf. ibidem, t. 2, p. 804‑805. Sur le remaniement dans ce manuscrit, voir A. Arm­
strong, « The Shaping », p. 245.
théor i e et pr at ique , a ller et r etour 105

en admettant cette possibilité, nous sommes enclin à y voir plutôt une


relation dialectique entre le traité et la poésie, relation facile à concré-
tiser à la lecture des manuscrits étudiés mais dont on pourrait avancer
qu’elle caractérise le fonctionnement des arts de seconde rhétorique en
général. La complexité d’un poème nous encourage à chercher un prin-
cipe dans l’Art qui l’expliquerait ; que l’Art s’avère insuffisant à cette
fin (comme d’habitude) ou non, la tentative d’établir une relation co-
textuelle fait ressortir les implications du manuel avec plus de profon-
deur et de nuance. En définitive, c’est donc la pratique de Molinet qui
fait théoriser ses lecteurs89.

BIBLIOGRAPHIE

Textes
Molinet J., Les Faictz et dictz, éd. N. Dupire, Paris, 1936‑1939.
—, Les Pronostications joyeuses, éd. J. Koopmans et P. Verhuyck, Genève,
1998.
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Études critiques
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Molinet’s Poetry : Cambridge, Gonville and Caius College 187:220 »,
Revue d’Histoire des Textes, nouvelle série, 4 (2009), p. 215‑275.
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the Rose to the Rhétoriqueurs, Ithaca, 2011.
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« Grands Rhétoriqueurs », Paris, 1994.
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alters, Stuttgart, 2008.
Thiry, Cl., « Prospections et prospectives sur la Rhétorique seconde »,
Le Moyen Français, 46‑47 (2000), p. 541‑562.

89 La présente étude a été rédigée dans le cadre d’un projet collectif, « Transcultural
Critical Editing : Vernacular Poetry in the Burgundian Netherlands, 1450‑1530 », sub-
ventionné par l’Arts and Humanities Research Council (AHRC).
Jean-Charles Monfer r an

DE L’ANTHOLOGIE
ET DE L’ART POÉTIQUE FR ANÇAIS
À LA RENAISSANCE
Je voudr ais pr éciser d’emblée que je ne traiterai pas dans cette
contribution de deux sujets qui, d’une certaine manière, sont très
proches de celui annoncé. Une première optique aurait consisté à re-
garder comment celui qui rédige un art poétique à la Renaissance a
presque toujours en ligne de mire sa propre pratique poétique : l’art
poétique constitue en effet presque à tous coups la préface, la postface
ou le commentaire plus ou moins distant d’une œuvre poétique person-
nelle, laquelle peut suivre le traité ou l’intégrer par manière de fleurs,
d’extraits ou de références. C’est du moins le cas en France où l’art poé-
tique en langue vulgaire est écrit pour l’essentiel par des poètes, non
par des polygraphes ou des érudits. Ayant déjà eu l’occasion d’aborder
ce lien de la théorie et de la production personnelle1, j’ai préféré plutôt
m’intéresser ici à la manière dont les poéticiens s’appliquent à lire et à
collecter d’autres œuvres que les leurs. À cet égard, et c’est là le second
sujet que j’écarterai en partie, je ne m’intéresserai pas ici directement à
la manière dont l’art poétique, par le choix de ses exemples ou de ses
illustrations, oriente l’institution littéraire, en créant un canon ou un
palmarès des poètes et de leurs productions.
De façon plus étroite, je souhaiterais m’intéresser aux relations, en-
core peu étudiées, qui s’élaborent au cours du x v i e siècle entre l’art poé-
tique français et les anthologies de poésie en langue vulgaire. Dans un
premier temps, je regarderai comment a pu se nouer parfois leur destin
éditorial (et pourquoi). Dans un second moment, je voudrais, à partir
de l’exemple de Sébillet, montrer comment certains poéticiens utilisent
la lecture des recueils collectifs de leur temps, et proposer une réflexion
sur ce que ces usages nous apprennent de l’art poétique renaissant.

1 J.-C. Monferran, L’École des Muses, Les arts poétiques français à la Renaissance
(1548‑1610), Genève, 2011, p. 193 sq. (« Théorie et pratique : l’art poétique et son
double »)

107
108 je a n - ch a r les monfer r a n

D estins croisés

Deux des grandes poétiques françaises du x v i e siècle ont en effet


été diffusées avec à leur suite des recueils collectifs de poésies2 . C’est
le cas de L’Instructif de seconde rhétorique qui ouvre une anthologie de
six cent soixante-douze poèmes, « la première de toutes les anthologies
imprimées », le Jardin de Plaisance et fleur de Rethoricque3 : l’ensemble
est publié chez Antoine Vérard en 1501 et connaîtra un succès consi-
dérable pendant près de trente ans (sept éditions parisiennes ou lyon-
naise en plus de l’édition princeps, qui s’échelonnent du tout début du
x v i e siècle jusqu’à la fin des années 1520). C’est aussi le cas de l’Art
poétique françois de Thomas Sébillet, plusieurs fois réédité au cours
du siècle : d’abord publié seul à Paris en 1548 (chez Gilles Corrozet ou
Arnoul L’Angelier), il est réimprimé dès 1551 à Lyon chez Jean Tempo-
ral, avec à sa suite le Quintil Horatian, mais aussi, dans certains exem-
plaires conservés, le Recueil de Poesie Françoise, prinse de plusieurs poëtes
les plus excellentz de ce regne4. En 1555, lors d’une nouvelle réédition,
parisienne, chez la veuve de François Regnault, est inséré à la suite de
l’Art poétique Françoys et du Quintil Horatian, comme l’indique cette
fois la page de titre, « un recueil de Poësie Françoyse, pour plus facile-
ment entendre ledict art » : cette édition joint donc systématiquement
aux textes doctrinaux le même Recueil de Poesie Françoise, prinse de
plusieurs poëtes les plus excellentz de ce regne qu’elle fait toutefois précé-
der d’une nouvelle anthologie, de taille modeste, le Recueil de plusieurs
poésies joyeuses pour recréer le lisant5. À partir de 1556, les rééditions de
Sébillet se passeront en revanche des recueils poétiques pour privilégier
un autre type de livraison6.

2 Je reprends ici le titre de l’ouvrage de F. Lachèvre, Bibliographie des recueils collectifs


de poésies du x v i e siècle, du Jardin de plaisance (1502) aux Recueils de Toussaint Du Bray
(1609), Paris, 1922, qui recense et décrit précisément l’ensemble de ces recueils.
3 Voir L’Instructif de la seconde rhetorique dans Le Jardin de plaisance et fleur de rhé-
torique, Paris, Antoine Vérard, s.d. [1501]. Reproduction en fac-similé (t. 1), introduc-
tion et notes par E. Droz et A. Piaget (t. 2), Paris, 1910 et 1924 [Gallica NUMM-4289].
L’expression entre guillemets vient de F. Lachèvre, Bibliographie, p. 3.
4 Ce n’est par exemple pas le cas de l’exemplaire du Fonds Rothschild 428, IV.5. 179,
ni de l’exemplaire du CESR de Tours (SR/10A). Parallèlement, on trouve parfois seul
Le Recueil de Poesie Françoise, prinse de plusieurs poëtes les plus excellentz de ce regne sans
l’art poétique, Lyon, 1550 (Arsenal 8° BL 9907 Res).
5 Sur ce second recueil, voir F. Lachèvre, Bibliographie, p. 57.
6 Voir J.-C. Monferran, L’École des Muses, p. 87‑88 et 182‑183. On peut supposer que
le recueil poétique a pu paraître assez vite daté. Proposant plutôt un échantillonnage de
la poésie d’hier, il avait alors l’inconvénient de faire de l’ouvrage de Sébillet un livre sans
prise sur l’actualité poétique.
de l’a nthologie et de l’art poétique fr a nçais 109

Ces deux entreprises mises en parallèle sont sans doute très diffé-
rentes, dans la mesure déjà où la poétique ne constitue pas la pièce
maîtresse du premier volume, au contraire du second (ainsi que l’in-
diquent les titres respectifs des ouvrages). Elles soulignent avant tout
le rôle joué dans ces livraisons par les hommes du livre, et le poids des
impératifs économiques. Jane Taylor a ainsi pu montrer que l’Instructif
ne sert pas vraiment à former un poète et qu’il possède d’abord une
fonction publicitaire ou promotionnelle7. En ouvrant l’anthologie par
un art de seconde rhétorique, Antoine Vérard cherche à susciter à la
fois une compétence et un goût pour la poésie courtoise auprès d’un
public large, essentiellement bourgeois, peu familier de cette littérature.
Il s’agit de « créer les conditions d’une consommation » d’une telle
poésie8. La formule de Jane Taylor s’appliquerait assurément moins
bien à l’ouvrage de Sébillet. Il n’empêche que les imprimeurs-libraires
se servent de son succès pour mettre en valeur l’anthologie poétique et
la cautionner comme, à l’inverse, ils profitent du succès des anthologies
poétiques pour faire acheter les ouvrages doctrinaux. En effet, le prin-
cipal recueil joint à l’Art poétique français de Sébillet n’est rien d’autre
que la réimpression du Recueil de vraye Poesie Françoyse prinse de plu-
sieurs poëtes les plus excellentz de ce regne, publié d’abord chez Denis
Janot en 1543, puis chez le même éditeur en 15449, et qui connaîtra,
après avoir intégré le volume de poétique réuni autour de Sébillet en
1551 et 1555, une nouvelle édition séparée en 1559 (Poesie facetieuse ex-
traite des œuvres des plus fameux Poëtes de notre siècle, Lyon, B. Rigaud,
1559)10. Ces anthologies poétiques, qui se plaisent aux poésies récréa-
tives, ont assurément trouvé leur public au milieu du siècle, comme en
témoignent leur multiplication et le délai serré de leurs réimpressions11.

7 J. Taylor, « La Double Fonction de l’Instructif de la seconde rhétorique : une hy-


pothèse », dans L’écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, éd. T. Van Hemelryck
et C. Van Hoorebeeck, 2006, p. 343‑351 (disponible à l’adresse http://dro.dur.
ac.uk/733/1/733.pdf à la date du 17/1/2013). J. Taylor s’y interroge sur la manière
dont L’Instructif aurait pu être « mis au service d’un projet strictement commercial »
(p. 346). Voir aussi, du même auteur, « Mise en mélange au quinzième siècle : feuilleter
le Jardin de Plaisance », Cahiers du Léopard d’Or : Le Goût du lecteur à la fin du Moyen
Âge, 11 (2006), p. 47‑63.
8 J. Taylor, « La Double Fonction », p. 350.
9 Ces publications se trouvent respectivement à la Bayerische Staatbibliothek de Mu-
nich et à la bibliothèque de l’Arsenal (8°BL 9905 Rés).
10 Pour une mise au point sur les éditions et les variations de cette anthologie, voir
F. Lachèvre, Bibliographie, Paris, 1922, p. 56‑57 et surtout M. Huchon, « Le Recueil de
vraye Poesie Françoyse (1543) et ses avatars », Cahiers V.-L. Saulnier, 29 (2012), p. 89‑99.
11 Ou, parmi d’autres, leur utilisation par Rabelais dans le prologue du Quart Livre
(éd. M. Huchon, Paris, 2005, p. 67 et 68). En effet, le dizain « Grand Tibault se voulent
110 je a n - ch a r les monfer r a n

Au x v ii e siècle, on trouverait autour de Toussaint du Bray une opéra-


tion commerciale à la fois analogue et plus subtile. En effet, celui-ci
fait paraître en 1620 une Introduction à la poësie, court art poétique
anonyme, qui utilise dans bien des cas des pièces présentées dans les
anthologies poétiques qu’il a publiées précédemment, les Délices de la
poésie françoise, ou recueil des plus beaux vers de ce temps12 , créant ainsi
implicitement un jeu de va-et-vient, de valorisation d’un ouvrage par
un autre, et de vente conjointe.
Mais les impératifs économiques n’expliquent pas tout, et la réunion
de la pratique poétique et de sa mise en art a évidemment d’autres
fonctions, quand bien même les pièces du Jardin de plaisance ou du Re-
cueil de Poesie Françoise prinse de plusieurs poëtes les plus excellentz de ce
regne ne constituent pas toujours, loin s’en faut, les illustrations les plus
heureuses ou les plus fidèles des préceptes livrés par L’Instructif ou par
Sébillet. Peu importe, au fond, l’ensemble des hiatus qu’on pourrait être
amené à relever entre la règle et l’exemplier (la présence dans le recueil
de genres non répertoriés par Sébillet comme la « généalogie » ou le
« compte nouveau », ou au contraire l’absence dans le cahier d’exercices
d’un genre abondamment traité par l’art poétique, comme le sonnet),
l’essentiel n’étant pas là13. Ce que souligne avant tout la confronta-
tion de la leçon et du cahier d’exercices (même quand ce dernier est
réalisé par un élève étourdi ou désobéissant), c’est d’abord bien sûr le
lien indissociable de la « Teorique » et de « la Prattique », ces « deux
sœurs si gemelles » dont aime à parler Jacques Peletier, qui « ont une
conspiration si amiable ensemble : que l’absence de cette-ci rend celle-
là sans profit, et l’absence de celle-là cette-ci sans raison »14. Toutefois,

coucher / Avecques sa femme nouvelle » constitue une variation à partir d’une pièce qui
se trouve dans Le Recueil de vraye Poesie Françoyse (« Un mary se voulant coucher »)
comme dans toutes ses rééditions, de même que l’autre pièce citée par Rabelais (« S’il
est ainsi que coignée sans manche / Ne sert de rien ») provient de La Fleur de poesie
française, Paris, 1543.
12 Voir quelques éléments dans L’École des Muses, p. 298‑299.
13 Ces distorsions sont d’autant plus compréhensibles que, dans le cas de Sébillet, il
est à peu près assuré que l’auteur de l’art poétique n’est pour rien dans la compilation
de l’anthologie, comme sans doute dans son insertion à la suite du traité. Il est plus dif-
ficile de se prononcer sur le cas de « l’Infortuné », auteur de l’Instructif et dont rien ne
nous dit qu’il ait été (ou non, ou en partie) le compilateur du Jardin de Plaisance. Voir
à ce sujet la mise au point de J. Taylor, « La Double Fonction », p. 345. Pour une belle
analyse qui va au contraire dans le sens d’une cohérence forte du traité inaugural et du
Jardin de Plaisance, voir E. Buron, « De la théorie de l’Instructif à la pratique du Jardin
de Plaisance », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 21 (2011), p. 205‑222,
spécialement p. 219‑222.
14 Jacques Peletier, « Proeme sur le second livre », L’Algèbre, Lyon, 1554, p. 120 (ortho-
graphe modernisée).
de l’a nthologi e et de l’a rt poét ique fr a nça is 111

cette solidarité étroite des deux sœurs vaut d’autant plus quand celles-
ci choisissent la langue vulgaire. Au fond, ce que disent ces livraisons,
c’est la capacité qu’a désormais la poésie vernaculaire à s’organiser en
art et à proposer des modèles qui soient contemporains, l’anthologie
constituant l’aboutissement nécessaire de l’art poétique vernaculaire et
de sa défense linguistique. Pas de théorie, donc, sans pratique ; en tout
cas, pas d’art de poésie française sans son appendice. Aussi, quand le
traité doctrinal ne recourra pas aux exemples ou aux citations, ou ne
sera pas suivi d’une anthologie, il sera en quelque sorte complété, dans
le cas de la Deffence, par le recueil poétique du printemps 1549, consti-
tué notamment de l’Olive et des Vers lyriques, et dans le cas de l’Art
poétique de Peletier, accompagné des Opuscules du Manceau. Il n’est
pas sûr qu’on puisse observer les mêmes pratiques dans l’édition des
arts poétiques néo-latins, en grande partie étrangers à ce militantisme
linguistique et à cette volonté de reconnaissance : ont-ils pu être eux-
mêmes édités avec des florilèges ou avec divers types de cahiers d’exer-
cice15 ?
À bien y regarder, un certain nombre d’anthologies françaises de
poésie répètent les arts poétiques, en circonscrivant à leur manière le
champ des lettres françaises. Elles prônent l’expression poétique (et
une expression collective) en langue vernaculaire, mettent en place un
canon des poètes français, et sélectionnent certaines de leurs œuvres (la
tendance qu’elles ont en outre à s’inspirer les unes des autres accentue
de fait la mise en avant de certains textes) ; elles servent, enfin, pour
certaines, à un premier travail de catalogage ou parfois d’étiquetage des
productions vulgaires.
Contrairement au Jardin de Plaisance, dont le titre rappelle un cadre,
spatial et narratif, comme le lien de la poésie et du plaisir, les antho-
logies ultérieures mettent en effet souvent l’accent sur la promotion de
la poésie en langue vulgaire, ainsi des Fleurs de Poesie françoyse (Paris,
Galiot du Pré, 1534) ou de La Fleur de poesie françoyse (Paris, Lotrian,

15 Je n’ai pas mené de recherches en ce sens. L’Art poétique de Vida ouvre en 1527
un volume des poésies de ce dernier (Rome, apud Ludovicum Vincentum, 1527). Aline
Smeesters me signale que les Poeticarum Institutionum Libri Tres de Jacobus Pontanus
(Ingolstadt, 1594) sont suivis d’un « Tyrocinium Poeticum » de Pontanus lui-même.
Sur la réception anthologique de la poésie néo-latine, souvent méconnue, voir l’article
très utile de John Sparrow, « Renaissance Latin Poetry : Some Sixteenth-Century Ita-
lian Anthologies », in Cultural Aspects of the Italian Renaissance. Essays in Honour of
P. O. Kristeller, ed. C. H. Clough, Manchester, New-York, 1976, p. 386‑405 ainsi que
L. Forster, « On Petrarchism in Latin and the Role of Anthologies », in Acta Conventus
Neo-Latini Lovaniensis, Leuven, München, 1973, p. 235‑244. Merci à Aline Smeesters
de m’avoir signalé ces parutions.
112 je a n - ch a r les monfer r a n

1543), du Recueil de vraye poesie françoise, déjà évoqué, mais aussi des
Traductions de latin en françois (Paris, Groulleau, 1550), ou bien en-
core des Muses françaises ralliées de diverses pars (Paris, M. Guillemot,
1599). Dans leur grande majorité, ces anthologies optent pour une pro-
duction délibérément monolingue, où le latin n’a aucun droit de cité.
Par ailleurs, quand bien même elles reposent pendant longtemps sur
un régime d’anonymat, celui-ci peut avoir tendance à se fissurer, fai-
sant apparaître les noms les plus saillants (parfois aux places les plus
saillantes) : ainsi du Recueil de vraye Poesie françoyse qui s’ouvre sur le
nom de Clément Marot, seul poète à être renommé par la suite, mais
qui distingue aussi Antoine Macault, Des Essarts, Charles de Sainte
Marthe et le Cardinal de Tournon. Au cours du siècle, et parallèlement
à l’assignation de plus en plus courante du livre au nom de son auteur,
les poèmes ou extraits seront également référés à leur auteur, comme
dans le Parnasse des poètes françois (Paris, G. Corrozet, 1571 [Gallica
NUMM-70725]), ou bien encore Le Parnasse des plus excellens poètes
de ce temps (Paris, M. Guillemot, 1607 [Ars 8° B 9912])16. Enfin, le
parcours à vocation narrative du Jardin de Plaisance peut laisser parfois
place à des classements plus nettement génériques : ainsi de La fleur de
poesie francoyse (Paris, Lotrian, 1543), déjà évoquée, dont le sous-titre
rappelle qu’il s’agit d’un recueil joyeulx contenant plusieurs huictains,
dixains, quatrains, chansons et aultres dictez de diverses matieres mis en
nottes musicalles par plusieurs autheurs et reduictz en ce petit livre et qui
organise en effet son parcours en distinguant les formes employées, du
huitain au rondeau, mais qui, plus discrètement, ordonne les pièces se-
lon des variations tonales, proposant des séquences en général non mê-
lées de poésies courtoises puis de poésies paillardes et suscitant parfois

16 Corrozet a choisi un agencement qui fait se succéder, suivant un ordre alpha-


bétique, des vers illustrant tel ou tel lieu commun (Aage doré / Ame bien heureuse /
Ame image de Dieu / Ame vient du Ciel, etc.) ; mais chaque citation (de taille variable)
est référée à son auteur comme à l’œuvre dont elle est issue. À la suite de la préface
de Corrozet est enfin ajoutée la liste des « noms des poetes desquelz ont esté recueil-
lies les sentences de ce livre ». Le Parnasse des plus excellens poetes de ce temps ou Muses
francoises r’alliées de diverses pars, réuni par D’Espinelle, et paru chez M. Guillemot en
1607 propose un parcours plus libre où la grande majorité des pièces sont attribuées. Il
semble que ce soit Toussaint du Bray qui, pour la première fois, classe les textes recueillis
par noms d’auteur dans son Nouveau Recueil des plus beaux vers de ce temps (1609) : les
trois premières sections de l’ouvrage sont ainsi consacrées à Du Perron (p. 1‑63), Bertaut
(p. 65‑164) et Malherbe (p. 165‑212). Dans son épître aux lecteurs, sans s’expliquer sur
le réaménagement de son classement, il tient toutefois à souligner qu’« il n’y a rien icy
qui soit sans adveu et sans le nom de son Autheur, comme il advient ordinairement en
ces ramas que l’on fait de diverses poësies » (p. 5‑6).
de l’a nthologi e et de l’a rt poét ique fr a nça is 113

des regroupements thématiques17. Enfin, le compilateur de l’anthologie


est souvent amené à désigner la pièce sous un titre ou une catégorie
générique, étiquetage qui peut parfois lui sembler propre. Les tables et
les index qui se multiplient à la fin du siècle permettent selon les cas de
faire plus clairement apparaître ces classifications génériques.
On ne s’étonnera donc pas de voir certains poéticiens français s’inté-
resser d’assez près à ces anthologies où ils pouvaient puiser des textes
contemporains comme certains éléments de taxinomie. Dans le cadre
imparti, je ne m’intéresserai qu’au cas de l’Art poetique françois de Tho-
mas Sébillet, même si une enquête analogue pourrait être menée no-
tamment à partir de l’Académie de l’Art poétique de Pierre de Deimier18.

S ébillet, lecteur d ’a nthologies poétiques

Commençons par une analyse de détail, seule susceptible d’accrédi-


ter notre propos. Dans son dixième chapitre consacré au « Blason, et
à la définition et description », Sébillet cite, au titre de la définition,
une longue pièce de Saint-Gelais, « Qu’est-ce qu’Amour ? est-ce une
Deité ?19 ». Toutefois, le fait que Sébillet ne nomme pas l’auteur de la
pièce laisse supposer que le poéticien ignore qu’il s’agit là d’un texte
de Saint-Gelais. Ce n’est donc sans doute pas dans les Œuvres de ce
dernier publiées à Lyon en 1547 qu’il va chercher ce poème, d’autant
que, dans ce recueil, ledit poème a pour titre « Description d’amour » !
Aussi est-ce dans les Fleurs de Poesie Françoyse parues chez Galiot du
Pré en 1534 que Sébillet trouve son exemple : dans cette anthologie,
la pièce, anonyme, apparaît sous le titre « Ung autre Autheur diffinit
Amour »20. De plus, l’examen comparatif des différents états du poème
ne laisse subsister aucun doute : Sébillet respecte scrupuleusement le

17 Ainsi, dans la suite des huitains, le lecteur peut lire cinq pièces consécutives liées
par le motif de l’œil (Cvr°-Cvir°). Sur les effets de composition dans ces recueils, voir
N. Dauvois, « Formes lyriques et sociabilité de cour. L’exemple des recueils poétiques »,
Cahiers V.-L. Saulnier 29 (2012), p. 121‑136.
18 Une enquête sur l’Académie de Deimier montrerait sans doute que celui-ci utilise
abondamment les anthologies dont il peut disposer au début du xvii e siècle. Il est en
tout cas assuré que, s’il ne se sert pas de L’Académie des modernes poetes françois (Paris,
1599), il a sous la main le second tome du Parnasse des plus excellens poetes (Paris, 1607).
Voir, sur ce point, mon article, « Le Commentaire sur Desportes… de Pierre de Dei-
mier », dans Philippe Desportes (1546‑1606). Un poète presque parfait entre Renaissance
et Classicisme, éd. J. Balsamo, Paris, 2000, p. 397‑398.
19 [Thomas Sébillet], Art poétique françoys [1548], Paris, éd. F. Gaiffe, 1910, II, X,
p. 171.
20 Voir Les Fleurs de Poesie Françoyse. Hecatomphile, éd. G. Defaux, Paris, STFM,
2002, p. 42‑44.
114 je a n - ch a r les monfer r a n

texte de l’anthologie, légèrement différent de celui des Œuvres de 1547,


comme des divers manuscrits conservés et recensés par Donald Stone21.
Particulièrement attentif à la prosodie, Sébillet s’écarte à une reprise
de sa copie d’origine pour rectifier de façon pertinente un vers qui dé-
roge au système des rimes tierces ici mises en place22 . Par ailleurs, dans
les Fleurs de Poesie Françoyse, la pièce en question fonctionne avec la
précédente (« Iceluy disciple commence à descrire Amour par ce Dia-
logue »23). Cette description d’amour, que l’on peut attribuer à Victor
Brodeau, est en fait la traduction d’une épigramme de Marulle (« Quis
puer hic ? Veneris »). Or, Sébillet, pour illustrer le genre de la descrip-
tion dans son chapitre, va justement choisir la même pièce de Marulle,
mais en en proposant une nouvelle traduction. C’est donc bien à par-
tir de le lecture de ce recueil anthologique que Sébillet élabore sa dis-
tinction entre la « définition » et la « description » et l’illustre avec
l’amour. Il reprend les deux textes, tout en inversant logiquement leur
ordre (il fait passer la définition avant la description) et se plaît pos-
siblement à composer sa propre variation autour de l’épigramme de
Marulle24. Enfin, quand l’on sait qu’à partir de 1536, ces Fleurs de Poe-
sie Françoyse sont suivies des Blasons du corps femenin25, on comprend

21 Voir le poème et ses variantes dans Mellin de Saint-Gelais, Œuvres poétiques fran-
çaises, éd. D. Stone Jr., Paris, STFM, 1993, I, p. 8‑15. Toutefois, le relevé des variantes
discriminantes entre le texte tel qu’il apparaît dans les Œuvres de 1547, p. 23‑24 et celui
des Fleurs de poesie y est incomplet. On notera comme Stone la variation du vers 24
(« Quand plus prochain de la fin on le pense », O// « Quand plus prochain de sa fin on
le pense » F) et du vers 47 (« Qu’on ne peult taire » O// « Qu’on veut celer » F), mais
aussi la variation graphique du vers 13 (ombre O//umbre F), et surtout la variation de
titre (« Description d’amour » O// « Ung autre Autheur diffinit Amour » F). Sébillet
suit à chaque fois le texte de F.
22 Il s’agit du vers 30 (« Rendant au cœur inconstance infinye »), rectifié par Sébil-
let (« Rendant le cœur en inconstance ferme »). Le vers 27 est également corrigé à rai-
son : « Faisant le sens gouverneur de raison » devient « Faisant les sens gouverneurs de
raison ».
23 Voir Les Fleurs de Poesie Françoyse, éd. G. Defaux, p. 40‑42.
24 Rappelons que Sébillet est avant tout un traducteur. En tous les cas, cette nouvelle
traduction se retrouve dans La Louange des femmes, Lyon, J. de Tournes, 1551, p. 29‑30,
opuscule qu’on attribue en tout ou partie à Sébillet (voir L’École des Muses, p. 209,
n. 80). Il jouxte alors un texte qui a pour titre « Definition d’Amour », et qui est une
variation libre autour du texte de Saint-Gelais. Sébillet a pu lui-même trouver cette pièce
néo-latine soit, comme signalé par F. Gaiffe, dans une édition de Marulle (Epigrammata
et Hymni, Paris, C. Wechel, 1529, lib. I, fol. 11v-fol. 12r, « De amore »), ou bien encore
dans l’anthologie de Cornarius où la pièce est donnée sous le nom de Marulle : Selecta
Epigrammata graeca latine versa, ex septem Epigrammatum Graecorum libris, éd. J. Cor-
narius, Bâle, 1529, p. 376.
25 Voir l’exemplaire de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, R 102
895.
de l’a nthologi e et de l’a rt poét ique fr a nça is 115

que c’est l’ensemble du chapitre consacré par Sébillet au « blason », à


la « définition » et à la « description » qui est redevable à la lecture de
l’anthologie poétique.
Que nous apprend une telle analyse ? Elle aide déjà à comprendre
comment et avec quels outils travaille un auteur comme Sébillet, ce que
l’annotation des éditions modernes tend régulièrement à masquer. En
référant en effet chaque extrait cité par Sébillet au poète qui en est l’au-
teur, les éditeurs donnent une image fausse du savoir d’un poéticien,
qui a bien moins de livres sur sa table (et pas les mêmes que ceux que
l’on allègue). Ainsi, quand Sébillet cite par exemple un lai et un virelai
d’Alain Chartier, il ne les tire pas, comme l’indique d’abord la note
de Felix Gaiffe, du Livre de l’Espérance, mais les recopie (encore une
fois, l’analyse des variantes ne laisse aucun doute à ce sujet) du Grand
et Vray Art de pleine Rhetorique de Pierre Fabri qu’il a sous les yeux26.
De même, quand il cite de nombreuses pièces de Saint-Gelais, Sébil-
let ne suit jamais la lettre des Œuvres de ce dernier, parues en 1547,
recueil qu’il n’a sans doute alors pas eu le temps de consulter. La plu-
part des pièces qu’il reprend se trouvent dans les différentes éditions
de la Deploration de Venus sur la mort du bel Adonis (dont la première
édition date de 1545) ou, pour certaines, dans La Fleur de poesie fran-
çaise (1543). Quand il cite encore, pour clore son chapitre sur l’énigme,
la longue pièce « Trois compagnons de Basle bien en ordre », il ne la
reprend pas des Œuvres de Bonaventure des Periers (Lyon, Jean de
Tournes, 1544), qu’il connaît pourtant par ailleurs27 : Sébillet ne donne
en effet pas le nom de Bonaventure. Le texte qu’il suit n’est pas exac-
tement celui des Œuvres, où il apparaît en outre sous le titre de « Pro-
phétie ». C’est plutôt là encore dans une anthologie qu’il trouve son
exemple : le texte apparaît de façon anonyme sous le titre d’ « Autre
enigme » dans le Recueil de vraye Poesie Françoyse prinse de plusieurs

26 Sébillet, Art poétique françoys, II, XIII, p. 181 (Lay, « Trop est chose avanturée »)
et p. 183 (Virelay, « Qui pourroit descrire »). Voir les mêmes textes dans P. Fabri, le
Grand et Vray Art de pleine Rhetorique, éd. A. Héron, Rouen, 1889‑1890 (Slatkine
Reprints, 1969), II, p. 52‑53 et 58‑59. Les références à Fabri n’ont pas échappé à la vigi-
lance, rarement mise en défaut, de F. Gaiffe, mais ce dernier n’arrive pas à concevoir que
Sébillet tire ces textes directement de Fabri, comme en témoigne sa note 2 p. 183 sur
le virelai : « Cet exemple, déjà cité par Fabri est également tiré du Livre de l’Espérance
(et Gaiffe de signaler les variantes). Dans les Œuvres d’Alain Chartier, il n’est pas inti-
tulé virelai ». Cette appellation, Sébillet la tire bien évidemment de Fabri. L’annotation
de Francis Goyet (in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, 1990,
p. 179, n. 232 et 234) est ici beaucoup plus claire.
27 Sébillet, APF, II, XV, p. 193 (éd. F. Goyet, p. 148) : « tu liras aus œuvres de Bona-
venture dés Périers la Satyre d’Horace qui commence, Qui fit, Moecenas, ut nemo quam
sibi sortem, etc. tournée en vers de huit syllabes non riméz ».
116 je a n - ch a r les monfer r a n

poëtes les plus excellentz de ce regne (1544). Toutefois, il semble que ce


ne soit pas exactement ce texte non plus qu’ait suivi Sébillet. Comme
on le voit, l’enquête amorcée ici trouve ses limites, tant il est vrai qu’il
est difficile d’élaborer cette « annotation génétique », au vu déjà du
nombre des éditions de recueils collectifs et de leur éparpillement dans
les bibliothèques. Au vu aussi de l’enquête qu’il faudrait parallèlement
mener sur les recueils manuscrits qu’a évidemment pu consulter Sébil-
let, ou sur sa connaissance des anthologies musicales28.
Quoique pour la plupart imparfaites et insatisfaisantes, ces analyses
ne font pas que nous renseigner sur la fabrique du poéticien : elles
peuvent aussi nous permettre de préciser certaines idées touchant à
l’anthologie poétique, comme à l’art poétique. Elles rappellent en ef-
fet à quel point le recueil collectif permet de faire sentir une diversité,
mais aussi souvent de faire émerger des nouveautés (et ce sera peut-être
encore plus vrai à la fin du siècle)29. C’est bien le cas avec les genres
du blason, de la définition et de la description poétiques, qui semblent
s’épanouir à la fin des années 1530 et dans les années 1540, sans doute
aussi de l’énigme. Sébillet s’en fait le témoin. Parlant de la définition
et de la description, il signale que « ces deux sortes de Pöémes sont
trouvées de nouveau, et encore peu usitées, toutesfois élégantes », et il
rappelle que « l’énigme est aujourd’hui fort receu »30. C’est dire que
contrairement à une idée reçue encore fort répandue, l’art poétique
n’est pas à tous coups un ouvrage normatif, cherchant à définir des
lois et à faire respecter des principes. Plutôt qu’édicter des règles, le
poéticien peut chercher d’abord souvent simplement à enregistrer et à

28 Ainsi, comme le signale F. Gaiffe, p. 56, deux vers anonymes cités par Sébil-
let, « M’amie un jour le dieu Mars desarma. Comme il dormoit soubs la verte ramee »
(éd. F. Goyet, 74) sont mis en musique par Certon (puis par Gardane) et se retrouvent
dans le Douzieme livre contenant XXX chansons nouvelles, Paris, 1543.
29 Voir Marie-Madeleine Fragonard, dans Histoire de la France littéraire, éd. F. Les-
tringant et M. Zink, Paris, 2006, p. 796 : « La poésie s’épanouit, invente, se libère,
nargue au fond ses premiers catalogueurs. On parierait que le rôle des anthologies est
plus actif, éduque plus, donne plus l’appétit de la diversité : à la fin du siècle, tout le
modernisme passe par elles. Mais du Jardin de Plaisance et fleurs de rhétorique de 1501
et de l’anthologie italienne de Giolito (1547) qui fait connaître les néo-pétrarquistes aux
anthologies successives de la poésie ‘moderne’ à la fin du siècle, Académie des modernes
poètes françois (1599), Muses ralliées (1603), Parnasse des plus excellens poètes de son temps
(1607) où paraissent Sponde, Du Perron, Bertaud, Laugier de Porchères ou aux collec-
tions théâtrales éditées par Raphaël du Petit Val, ces ‘bouquets poétiques’ en échantil-
lons accélèrent le sentiment d’une vraie diversité, interne aux recueils selon les principes
antiques, mais aussi constitutive d’une écriture contemporaine ».
30 APF, II, X, p. 170‑171 et II, XI, p. 175 (éd. Goyet, p. 136 et 139). Ainsi, Le Recueil
de vraye poésie française (1544) propose deux « Enigmes », mais aussi une « Description
des graces et beaultez recueillies par un amant » suivie d’un « Blason des cheveux ».
de l’a nthologi e et de l’a rt poét ique fr a nça is 117

consigner la pratique poétique de son temps et à recueillir les nouvelles


fleurs de poésie. Ici, ces dernières lui donnent même l’occasion d’un
regroupement typologique spécifique.

Le cas de Sébillet reste toutefois sans doute singulier, tant ce der-


nier est particulièrement sensible à l’histoire de la poésie et de ses
formes, au fait surtout que son ouvrage, pour être un conservatoire,
doit aussi se tenir au plus près des inventions du moment. Art poétique
anthologique, l’ouvrage de Sébillet est d’abord et avant tout le travail
d’un fureteur comme d’un vrai lecteur et d’un réel amateur de poésie
contemporaine.

BIBLIOGRAPHIE

L’Instructif de la seconde rhetorique dans Le Jardin de plaisance et fleur de


rhétorique, Paris, s.d. [1501].
Les Fleurs de Poesie Françoyse. Hecatomphile (Paris, Galiot du Pré, 1534), éd.
G. Defaux, Paris, STFM, 2002.
Recueil de vraye Poesie Françoyse prinse de plusieurs poëtes les plus excellentz de
ce regne, Paris, 1543.
[S ébillet, T.], Art poétique françoys (Paris, G. Corrozet ou A. L’Angelier,
1548), éd. F. Gaiffe, Paris, 1910 et éd. F. Goyet dans Traités de poétique
et de rhétorique de la Renaissance, Paris, 1990.
L achèv r e , F., Bibliographie des recueils collectifs de poésies du xvi e siècle, du
Jardin de plaisance (1502) aux Recueils de Toussaint Du Bray (1609),
Paris, 1922.
Monfer r a n , J.‑C., L’École des Muses, Les arts poétiques français à la Re-
naissance (1548‑1610), Genève, 2011.
Tay lor , J., « La Double Fonction de l’Instructif de la seconde rhétorique :
une hypothèse », dans L’écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge,
éd. T. Van Hemelryck et C. Van Hoorebeeck, 2006, p. 343‑351.
Michel Jour de

LA POÉSIE AVANT LA POÉTIQUE


ENJEUX D’UNE ANTÉCÉDENCE
CHEZ JACQUES PELETIER DU MANS
e
ET QUELQUES AUTEURS DU XVI SIÈCLE

L es pages qui suiv ent prolongent un tr avail , conduit avec


Jean-Charles Monferran, d’annotation et de commentaire de l’Art poë-
tique de Jacques Peletier du Mans (Lyon, 1555)1 et veulent témoigner
d’un sentiment de surprise, presque de gêne, éprouvé au commence-
ment de ce travail. Ma propre lecture de l’Art poëtique s’était faite dans
le cadre de ce qui est désormais, depuis quelques décennies, la pratique
commune des enseignants et des chercheurs seiziémistes : nous avons
appris – et nous apprenons aux étudiants – que pour bien lire la poé-
sie du x v i e siècle, cela vaut toujours la peine d’aller regarder les arts
poétiques. En amont des poèmes, se trouvent des concepts, des doc-
trines, un système des genres ou des styles, tout ce qui a pu donner
naissance aux poèmes : pour lire les poèmes, nous devons apprendre à
remonter vers les sources non seulement textuelles (l’imitation) mais
aussi conceptuelles (la poétique), voire, pour reprendre une expression
qu’on rencontre chez Marc Fumaroli, chez Jean Lecointe ou chez Fran-
cis Goyet2 , nous efforcer de nous hisser vers un « ciel des idées » poé-
tiques ou rhétoriques.
Or, au début de son premier chapitre, Peletier dit tout autre chose
du rapport entre la poésie et l’art poétique, en racontant ainsi la nais-
sance de la poésie :

1 J. Peletier du Mans, Œuvres complètes, t. 1, L’Art poétique d’Horace traduit en Vers


François [1541] et L’Art poëtique departi en deus Livres [1555], éd. M. Jourde, J.-C. Mon-
ferran et J. Vignes, avec la collaboration d’I. Pantin, Paris, 2011.
2 M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance
au seuil de l’époque classique, Genève, 1980, p. 47‑76 (« Le ‘ciel des idées’ rhétoriques ») ;
J. Lecointe, L’Idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renais-
sance, Genève, 1993, en part. p. 15‑22 ; F. Goyet, « Commentaire », dans J. Du Bellay,
La Deffence, et Illustration de la langue françoyse, Paris, 2003, p. 370.

119
120 michel jour de

[…] il n’à jamęs etè (j’antàn de/ la memoęre/ des Siecle/s) que/ les homme/s
n’e/t contè, me/surè, chantè, silogizè, c’ę́t a dire/, ręsonnè, se/lon le/ plus e
le/ moins. Qui pourroęt dire/ ni a peine/ panser qu’un homme/ ´t ȩ le/ pre/-
mier parlè Grec, Latin, Françoęs ? qui sont chose/s ancore/s moindre/s que/
les Discipline/s. Le/ grand miracle/ de/ Nature/, ęt de/ pouvoęr tousjours
augmanter ses chose/s sans fin. E pource/ ęle/ à donnè pre/miere/mant a
l’homme/ une/ me/sure/ e nombre/ de/ parler, sans consideracion toute/foęs
d’artifice/ poëtique/. Puis par curiosite e par imitacion, les homme/s trou-
vans la chose/ bęle/, an ont fęt un usage/ : apręs, l’ont redigè en Art peu a
peu einsi que/ les espriz ont commancè a s’ouvrir3.

Le récit se déroule donc en trois temps : la nature a donné aux


hommes « une mesure et nombre de parler », quelque chose d’ordonné
inhérent à la parole ; puis, collectivement, les hommes ont fait un
« usage » particulier de ce don naturel et cet « usage » constitue un
premier âge de la poésie comme praxis, mettant à profit l’aptitude des
hommes à s’imiter les uns les autres, leur désir de bien faire et de mieux
faire ; enfin, les hommes ont fixé cet usage sous la forme d’un « art » –
et c’est alors le temps de l’art poétique, où une technè vient se joindre
à une praxis.
À la première lecture, le propos peut paraître anodin, topique, et il
ne faisait d’ailleurs l’objet d’aucune annotation particulière dans les
éditions d’André Boulanger ou de Francis Goyet4. Nous avons voulu
montrer, dans notre édition, que ces lignes exprimaient au contraire
avec netteté une double prise de position de Peletier. D’une part, Pele-
tier prend position contre une manière d’écrire l’histoire de la poésie
aussi bien que celle des autres arts. Cette portée polémique est explici-
tée dans les premières lignes du chapitre :
Il me/ samble/ que/ pour neant les Ecriteurs se/ sont voulùz travalher a
re/chœrcher les pre/miers invanteurs des Ars. Car ce/ sont chose/s trop
celeste/s, pour de/voęr ę́tre/ atribuee/s a l’imaginacion humeine/. Les se/-
mance/s an sont an cete/ grandeur de/ Nature/ : laquele/ oculte/mant e in-
sansible/mant les à fęt antrer an l’esprit des mortę́z5.

Quel que soit le domaine qu’il aborde, Peletier ne cesse d’exprimer


son dédain pour cette manière de raconter l’histoire des hommes qui

3 Peletier, Art poëtique, I, 1 (« De l’antiquite e de l’excęlance de la Poësie »),


/ / / / /
p. 256‑257.
4 A. Boulanger, L’Art poëtique de Jacques Peletier du Mans, Paris, 1930, p. 65‑66 ;
Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. F. Goyet, Paris, 1990,
p. 240‑241.
5 Peletier, Art poëtique, I, 1, p. 256.
l a poési e ava nt l a poét ique 121

consiste à prétendre nommer les « premiers inventeurs des arts ». C’est


à propos de l’algèbre qu’il développe le plus longuement l’argument :
[…] je/ ne/ panse/ point que/ cet Art, ni la plus part des autre/s, doęve/nt
leur invancion a un seul auteur. Mȩs bien, que/ quelcun an à fę́t l’ouvęr-
ture/ toute/ rude/ e malpolie/, peùt ę́tre/ sans panser qu’il s’an dút ou pút
fȩre/ un Art : E puis de/ mein an mein, e par longue/s circuicions de tans
et continuȩlles exȩrcitacions d’esprit, les homme/s ont donnè forme/, regle/,
e ordre/ a ce/ qui n’avoęt rien de/ tel. E an fin les Ars se/ sont trouvèz redi-
gèz e uniz : mȩs par tant d’intȩrmissions (car la longue/ duree/, à be/soin
de/ long ouvrage/ e de/ long ache/ve/mant :) que/ nul des mortę́z n’an peùt
avoęr seul la preeminance/. Mȩs ce/ci ę́t de/ plus grande/ e de/ plus oppor-
tune/ disputacion, que/ pour ce/ lieu ci.6

L’anonymat (« quelqu’un »), l’importance de la vie sociale et de la com-


munication, la « longue durée », l’antériorité de la pratique par rapport
à l’art, la progressivité : ce sont là les convictions que Peletier oppose
résolument au goût de son temps pour l’identification et la glorifi-
cation des « inventeurs » de toutes choses7. L’hypothèse d’une parti-
cipation de Peletier à la rédaction, sans doute collective, des Discours
non plus melancoliques que divers, qui paraissent à Poitiers en 1556, a
d’ailleurs été élaborée en raison de la présence, dans ces Discours, d’une
polémique analogue8.
En ce qui concerne la poésie, Peletier ne refuse pas seulement de
concevoir le nom de son « premier » inventeur : le même refus s’ap-
plique aux inventions « particulières » que constituent les différents
genres et formes de la poésie. Peletier se plaît ainsi, dans les lignes qui
suivent notre première citation, à juxtaposer différentes versions de la
naissance de l’élégie ou de la lyre. Sur ces points, comme sur beaucoup
d’autres abordés par Peletier, c’est assurément l’Art poetique françois de
Thomas Sébillet (1548) qui est ici visé en premier lieu. Dans son pre-
6 J. Peletier du Mans, L’Algebre/, Lyon, 1554, p. 2‑3.
7 Sur ce goût, dont le meilleur témoignage est l’ouvrage à succès de Polydore Vergile,
De rerum inventoribus (1499), voir B. P. Copenhaver, « The Historiography of Discovery
in the Renaissance : the Sources and Composition of Polydore Vergil’s De Inventoribus
Rerum, I-III », Journal of the Warburg and Courtauld Institute, 41 (1978), p. 192‑226 ;
J. Céard, « Inventions et inventeurs selon Polydore Vergile », dans Inventions et décou-
vertes au temps de la Renaissance, éd. M. T. Jones-Davies, Paris, 1994, p. 109‑122.
8 Voir M.-L. Demonet, « La singularité lyonnaise vue d’ailleurs », dans Lyon et l’il-
lustration de la langue française à la Renaissance, éd. G. Defaux, B. Colombat, Lyon,
2003, p. 345‑360 ; S. Arnaud, « Peut-on attribuer à Jacques Peletier du Mans la pater-
nité des Discours non plus melancoliques que divers des choses qui appartiennent à notre
France ? », dans Les Grands Jours de Rabelais en Poitou, éd. M.-L. Demonet, S. Geonget,
Genève, 2006, p. 359‑378 ; M.-L. Demonet et T. Uetani, « “Rabelaiseries” : la présence de
Rabelais dans les Discours non plus melancoliques que divers (1556) », ibid., p. 379‑413.
122 michel jour de

mier chapitre, Sébillet décrivait l’origine « céleste » et « divine » de


« l’art Poétique », précisant qu’il pourrait tout aussi bien nommer ce-
lui-ci « divine inspiration » : l’histoire commençait alors, avec « Moïse
premier divin prestre, premier conducteur du divin peuple, et premier
divin Poëte », pour se poursuivre avec David ou Jérémie, plus tard
Amphion ou Orphée, plus tard encore Homère, Hésiode ou Pindare9.
Sébillet combinait ainsi le vocabulaire du néo-platonisme et la tradi-
tion antique des récits sur les nomothètes, ces premiers législateurs de
l’humanité ayant fait sortir cette dernière de la sauvagerie, deux sources
soigneusement tenues à distance par le texte de Peletier10.
D’autre part, ce récit des commencements permet aussi à ce dernier
de situer sa poétique sur un arrière-plan philosophique déterminé, en
mobilisant les souvenirs du cinquième livre du De rerum natura dans
lequel Lucrèce raconte la naissance du langage parmi les hommes11 :
avec l’usage du feu, a commencé le temps de la vie en commun, et ce
sont « la nature » et « le besoin » (natura et utilitas) qui ont donné
naissance au langage, à la variété des sons (varii linguae sonitus) qui est
au fondement de la communication verbale. On reconnaît la thèse à la

9 T. Sébillet, Art poétique françois (1548), I, 1 (« De l’antiquité de la Poësie, et de


son excellence »), éd. F. Gaiffe, mise à jour par F. Goyet, Paris, 1988, p. 7‑15. À la fin
du siècle, Pierre Laudun d’Aigaliers agencera les deux sources, Peletier (on ne peut rien
savoir de l’invention de la poésie) et Sébillet (Moïse et Salomon « premiers inventeurs de
poësie »), sans sembler percevoir leur contradiction. P. Laudun d’Aigaliers, L’Art poëtique
françois (1597), I, 1 (« De la poësie, de son antiquité et excellence »), éd. J.-C. Monfer-
ran, Paris, 2000, p. 10‑11.
10 Le terme nomothète vient d’un passage de Platon (Cratyle, 389d) et des récits de
ce type, visant à célébrer le pouvoir de l’éloquence ou de la poésie parmi les hommes, se
trouvent chez Cicéron (De invention, I, 2 ; De l’orateur, I, 8), chez Quintilien (Institu-
tion oratoire, II, 16) ou chez Horace (Art poétique, v. 391‑401).
11 Lucrèce, De la nature, V, v. 1028 sq. La phrase de Peletier commençant par « Qui
pourrait dire ni à peine penser qu’un homme ait le premier… » reproduit le mouvement
des v. 1041‑1043 de Lucrèce : « Proinde putare aliquem tum nomina distribuisse / rebus
et inde homines didicisse uocabula prima / desiperest » (« Penser qu’un homme ait pu
donner alors les divers noms aux choses, les autres apprenant de lui les premiers vocables,
est folie ». Trad. J. Kany-Turpin, Paris, 1998, p. 372‑373). Sur la dimension polémique
du passage de Lucrèce, voir P. H. Schrijvers, « La pensée de Lucrèce sur l’origine du lan-
gage (DRN. V 1019‑1090) », Mnemosyne, 27‑4 (1974), p. 337‑364 ; K. Kleve, « The Phi-
losophical Polemics in Lucretius », dans Lucrèce, éd. O. Gigon, Genève, 1978, p. 39‑71.
Peletier choisit ici Lucrèce contre l’hypothèse cicéronienne du uir civilisateur (De l’in-
vention, I, 2) : Quo tempore quidam magnus uidelicet uir et sapiens cognouit quae materia
esset et quanta ad maximas res opportunitas in animis inesset hominum, si quis eam pos-
set elicere et praecipiendo meliorem reddere (« À cette époque un homme manifestement
supérieur et sage comprit les capacités que contenait l’esprit humain et l’aptitude remar-
quable de celui-ci à exécuter de très grandes choses, si l’on parvenait à faire apparaître
ces qualités et à les améliorer par l’éducation ». Trad. G. Achard, Paris, 1994, p. 57‑58).
l a poési e ava nt l a poét ique 123

fois « biologique et sociale » sur l’origine du langage, qui remonte à la


« Lettre à Hérodote » d’Épicure12 , thèse dont Marie-Luce Demonet13
a montré que Peletier la reprenait encore en 1581 dans sa Louange de
la parole14. Pour ce qui concerne la naissance de la poésie elle-même,
associée à la danse et à la musique, Lucrèce insistait déjà sur l’existence
de ces « mouvements » premiers, du corps et de la voix, n’obéissant
d’abord à aucun rythme déterminé (extra numerum, v. 1401), jusqu’à
ce que les hommes aient appris à « observer la différence des rythmes »
(numerum seruare genus, v. 1409). Marie-Luce Demonet a insisté à ce
propos sur l’originalité philosophique de Peletier, en distinguant soi-
gneusement son récit de celui qui ouvre, par exemple, les Poetices libri
septem de Scaliger (1561), et qui implique, lui, « une exclusion totale
de la Nature », non seulement « au sens cratylien [la motivation du
signe linguistique] mais encore au sens épicurien » : d’abord un langage
informe (sermo inconditus) ; puis le temps de la loi (dicendi certa lex),
autrement dit de la grammaire ; enfin des usages diversifiés de cette loi
impliquant les notions de rythmes et d’imitation et constituant autant
d’« ornements » d’une « matière » désormais « formée », et, parmi ces
usages, les rythmes poétiques15. L’insistance de Peletier sur la « gran-
deur de Nature », dont témoigneraient à la fois le donné rythmique
premier et l’aptitude humaine à en tirer des usages divers, ne saurait
donc être surestimée.
Il est possible que Peletier ait trouvé le modèle de son récit en trois
temps chez Vitruve, qu’il cite ailleurs dans l’Art poëtique16 et qui lui
était familier : son ami Jean Martin – un des interlocuteurs de son Dia-
logue de l’orthographe – avait traduit le traité d’architecture quelques
années plus tôt et l’imprimeur-libraire Jean de Tournes, qui publie
l’Art poétique, venait de faire reparaître les Annotationes consacrées au
même traité par Guillaume Philandrier. Au début du deuxième livre
du De architectura, Vitruve raconte ainsi la naissance de l’architecture :
d’abord, après la naissance accidentelle du feu et la naissance du lan-

12 Épicure, Lettre à Hérodote, § 75‑76, dans Épicure, Lettres et maximes, éd.


M. Conche, Paris, 1992, p. 121 et 177‑181. Au x v i e siècle, le texte était connu par les
Vies de Diogène Laërce (Livre X).
13 M.-L. Demonet, Les Voix du signe. Nature et origine du langage à la Renaissance
(1480‑1580), Paris, 1992, p. 293‑294.
14 Peletier, « Louange de la parole », v. 157 sq, Euvres poëtiques intituléz Louanges
/ / / / / /
(1581), Œuvres complètes, t. X, éd. S. Arnaud, S. Bamforth, J. Miernowski, Paris, 2005,
p. 97 sq.
15 Jules César Scaliger, Poetices libri septem (1561), I, 1 (« Orationis necessitas, ortus,
usus, finis, cultus »), p. 1. Voir Demonet, Voix du signe, p. 393‑397.
16 Peletier, Art poëtique, p. 290 et 396.
124 michel jour de

gage (I, 1), le temps des premiers groupements humains, de la station


debout et des premières cabanes imitées des nids des hirondelles (I, 2) ;
puis, l’amélioration par l’imitation et le souci de perfectionnement,
dont Vitruve trouve un témoignage dans une documentation ethno-
graphique qu’il emprunte à ses lectures et à ses propres voyages (I, 3) ;
enfin, la constitution d’un « art » à proprement parler, en l’occurrence
celui de l’architecture17.
Ce récit de Vitruve pouvait sans difficulté s’harmoniser, aux yeux
de Peletier, avec la source horatienne dont son Art poëtique, dans sa
conception comme sa mise en œuvre, demeurait largement tributaire.
On pourrait dire en effet que Peletier rectifie ici les vers canoniques de
l’Épître aux Pisons (v. 391 sq) dans lesquels Horace recourt à Orphée
pour décrire le passage de la sauvagerie à la civilisation, par le souve-
nir de la Satire I, 3 du même Horace, dans laquelle le poète décrit la
vie des premiers hommes, se battant pour des glands, d’abord avec les
ongles, les poings, puis des bâtons, enfin avec « les armes que l’usage
avait fabriquées18 ».
Dans ce récit de Peletier, c’est donc bien la poésie qui est en amont
de la poétique. D’où la surprise et la gêne dont je parlais. Comment
lever cette gêne ? Rien de plus simple, peut-on d’abord penser : cette
antécédence, dans le récit des premiers temps de l’humanité, n’a pas né-
cessairement d’implication quant à l’ordre dont il convient d’envisager,
aujourd’hui, la relation entre la poésie et la poétique. Même si la poésie
est née, comme le feu, par l’usage d’abord dépourvu d’art que firent les
hommes de ce que la nature leur offrait, l’art poétique est désormais
constitué : il possède depuis longtemps ses hommes de métier et ses
règles, et c’est en fonction de ces règles que l’on écrit les poèmes – nous
avons donc bien raison de dire ce que nous disons aux étudiants. L’Art
poëtique de Peletier n’entend-il pas former lui-même des poètes à venir,
être lui-même un amont pour les poèmes qui s’écriront en son aval ?
Nous voudrions pourtant montrer que ce premier récit oriente le dis-
cours de Peletier dans des directions particulières, nouvelles en 1555 et
peut-être encore aujourd’hui, et surtout qu’il questionne à l’avance les

17 Vitruve, De l’architecture, Livre II, éd. L. Callebat, P. Gros et C. Jacquemard,


Paris, 1999, p. 4‑8. La source lucrétienne du récit de Vitruve était parfaitement identifiée
dans le commentaire de Guillaume Philandrier (Annotationes, Lyon, 1552, p. 42).
18 v. 102 : Pugnabant armis quae post fabricauerat usus. Traduction tirée de Horace,
Satires, éd et trad. F. Villeneuve, Paris, 1980. Denys Lambin commentant ces passages
d’Horace renvoie au livre V de Lucrèce, mais ne mentionne pas Vitruve : Q. Horatii
Flacci Sermonum libri quattuor […] a Dionysio Lambino Monstroliensi ex fide novem
librorum manu emendati, ab eodemque commentariis copiosissimis illustrati, Lyon, 1561,
p. 52.
l a poési e ava nt l a poét ique 125

limites de l’art poétique, en l’invitant à se confronter à d’autres formes


de discours possibles concernant la poésie.

Jacques P eletier : la poétique universelle et ses limites en


1555
La première de ces orientations est signalée par le poids que Peletier
donne, tout au long de son Art poëtique, au mot usage. Suivant en cela
encore son maître Horace, qui faisait régner l’usus en maître dans les
domaines de la langue et de la poésie, Peletier le dépasse pour en tirer
des conséquences inédites quant à la manière d’écrire sur la poésie,
d’une part en réduisant son « art » à des « maniere/s de/ Memoȩre/s, qui
eveilhe/t le/ Lecteur pour aler pratiquer parmi le/ monde/ des Auteurs19 »,
d’autre part en confrontant sans cesse l’idéal qu’il propose à la réalité
constatée des usages. Cela se traduit par une sensibilité singulière à
l’historicité de ces usages : l’histoire de la poésie, pour Peletier, est éga-
lement faite de modes imprévues, comme celle qui consiste « mainte-
nant » à alterner rimes masculines et féminines dans les sonnets20. Le
poéticien doit savoir enregistrer cette temporalité propre à l’usage, sans
prétendre avoir prise sur ce dernier pour le consacrer ou le réformer,
« bien sachant quele/ fasche/rie/ c’ę́t que/ d’antre/prandre/ a donner loȩ a ce/
qui ę́t antre/ les meins de/ l’usance/ : e qui ę́t quasi tel qu’il doęt de/meu-
rer21 ». Savoir que la poésie n’est pas née toute formée, s’imposant par
la force de ses « lois secrètes », comme le pensait par exemple un Poli-
tien22 , mais que, dès sa naissance, elle a progressivement dégagé ses lois
des tâtonnements de l’usus, cela apprend à être un poéticien nuancé. Vu
par Peletier, le « ciel des idées » poétiques n’est donc pas un ciel pur
et n’a pas vocation à l’être ; il est troublé par des formations nuageuses
qui sont un effet de l’histoire, et cette histoire est celle des usages poé-

19 Peletier, Art poëtique, I, 2, p. 268 (nous soulignons). Sur la relation entre théorie
et pratique dans les arts poétiques français issus d’Horace, voir J.-C. Monferran, L’École
des Muses. Les arts poétiques français à la Renaissance (1548‑1610). Sébillet, Du Bellay,
Peletier et les autres, Genève, 2011, en part. p. 165‑246.
20 Peletier, Art poëtique, II, 4, p. 356.
21 Peletier, Art poëtique, II, 5, p. 362.
22 A. Politien, Les Silves, éd. P. Galand, Paris, 1987, « Nutricia », v. 77‑81,
p. 302‑303 : […] refugas tantum sonus attigit aures, / Concurrere ferum uulgus : nume-
rosque modosque / Vocis et arcanas mirati in carmine leges / Densi humeris : arrecti ani-
mis, imota tenebant / Ora cateruatim […] (« lorsque les accents <de la belle éloquence>
eurent seulement effleuré les oreilles des hommes qui s’apprêtaient à fuir, leur foule sau-
vage accourut et se rassembla : émerveillés par les rythmes et les mesures, par les lois
secrètes de la poésie, ils se tenaient là par groupes, serrés épaule contre épaule, l’esprit en
éveil, ils gardaient le silence […] »).
126 michel jour de

tiques, une histoire qui, pour Peletier comme pour Lucrèce ou Vitruve,
a commencé autour des premiers feux, avant que les arts ne soient éta-
blis, une histoire qui se poursuit même au temps des arts poétiques, et
toujours un peu indépendamment de ces derniers.
L’autre orientation propre à Peletier, qui est une conséquence logique
de ce premier récit, constitue une singularité dont il est particulière-
ment conscient, puisque c’est de cette manière qu’il résume son Art
poëtique en 1579 dans un texte autobiographique23 : il n’a pas écrit
un art poétique pour les Français seulement mais pour « absolument
toutes les nations ensemble ». Son titre (Art poëtique) qui revient au
strict modèle horatien (Ars poetica), sacrifie ainsi sans remords l’adjectif
« français » qui caractérisait les publications de Sébillet (Art poetique
françois) ou de Du Bellay (Deffence, et Illustration de la langue fran-
çoyse). Surtout, c’est selon ce principe que Peletier choisit d’organiser
son ouvrage en deux livres, dont il présente le second en ces termes :
Aprȩs avoęr tretè les precepcions univȩrsȩle/s de/ la Poësie/, me/ samble/ ę́tre/
tans d’antre/mȩler les particularitez de/ la Françoȩse/ : Dequele/s la pre/-
miere/, ę́t la Rime/ […]24.

À ce qu’il appelle ailleurs la poésie « en général »25, succède donc la


poésie nationale, mais celle-ci n’apparaît pas, contrairement à ce qui se
passait dans la Deffence de Du Bellay, comme la résultante nécessaire
d’un mouvement de l’histoire. Elle vaut comme exemple local, attestant
d’un principe affirmé dans le premier livre :
Ce/lui qui veùt former un Poëte/, an doęt donner les precepcions generale/s
pour toute/s nacions : sans avoęr respet a cete/ci, ni a cete/la. Autre/mant,
ce/ ne/ se/roę́t qu’anseigne/mans imparfȩz. La Poësie/, comme/ les autre/s Ars,
ę́t un don ve/nant de/ la faveur celeste/, pour ę́tre/ de/partì a toute/s g’ans
par communaute. Notre/ intancion ę́t de/ former ici un Poëte/ pour toute/s
Langue/s univȩrsȩle/mant. Mȩs si ę́t ce/ pourtant, qu’il se/ doęt tousjours
antandre/, que/ les precepte/s doȩve/t ę́tre/ pratiquèz an la Langue/ native/26.

Que la poésie et ce qu’on peut en dire doive concerner de manière égale


« toutes les nations », cela renvoie encore à notre récit des commen-

23 J. Peletier, Oratio Pictavii habita, in praelectiones mathematicas (Poitiers, 1579),


dans P. Laumonier, « Un discours inconnu de Peletier du Mans », Revue de la Renais-
sance, 5 (1904), p. 290 : insuper de arte Poëtica Libros duos, etiam soluta oratione : qui-
bus non Gallis tantummodo hominibus, sed cunctis prorsus nationibus, Poëseos praecepta
dedimus.
24 Peletier, Art poëtique, II, 1 (« De la Rime Poëtique »), p. 339.
/ / /
25 Peletier, Art poëtique, I, 4, p. 281.
26 Peletier, Art poëtique, I, 7 (« D’ecrire an sa Langue »), p. 305.
/ /
l a poési e ava nt l a poét ique 127

cements, au temps où, selon les termes mêmes d’Épicure, une même
nature s’exerça différemment « dans chaque peuple » (ethnos), la nais-
sance du langage humain coïncidant avec celle de la diversité des lan-
gues27. Chacun possède un « langage naturel »28 et la poésie ne saurait
être autre chose qu’un usage réglé et heureux de ce langage, ce qui jus-
tifie le silence dans lequel Peletier tient la production poétique latine
de son temps, alors qu’une partie de son œuvre savante est elle-même
latine29.
En toute logique, ce mode de valorisation de la poésie en vulgaire
devrait donc s’élargir à une forme de comparatisme, sur le modèle de
l’ethnographie vitruvienne. Or, de ce point de vue, l’ouvrage de Peletier
est particulièrement décevant. Dès le premier livre, le désir de parler
« universellement », « pour toutes nations », se heurte à la sélection
des exemples, qui proviennent presque exclusivement du domaine fran-
çais, avec quelques emprunts, attendus, aux domaines grecs, latins et
italiens. L’universel vers lequel tendait la poétique de Peletier30, sa prise
en compte de la variété de la poésie produite par les hommes, cela ne
se réalise pas ici, et sans doute nulle part ailleurs au x v i e siècle. Pele-
tier publie pourtant son livre en 1555 à Lyon, à l’instant même où l’on
importe – depuis Venise, pour l’essentiel – une nouvelle forme de sa-
voir géographique, consistant, selon l’expression de Jean-Marc Besse, en
« la révélation de l’universalité terrestre », en l’« irruption des lointains
dans le proche »31 : en 1552, Denis Sauvage a traduit pour Guillaume
Rouillé les Histoires de Paolo Jovio Comois Evesque de Nocera, sur les
choses faictes et avenues de son temps en toutes les parties du monde32 ;
en 1556, paraît la version française d’une Histoire du nouveau monde
27 Épicure, Lettre à Hérodote, p. 121.
28 Peletier, Art poëtique, I, 7, p. 307.
29 Peletier s’est exprimé sur ce point dès sa traduction de l’Art poétique d’Horace en
1541 (Œuvres complètes, t. I, p. 34‑37, 92‑104) et il a consacré un poème à cette question
dans ses Œuvres poetiques (Paris, 1547, sig. Lii v°) : « A un poete qui n’escrivoit qu’en
Latin ».
30 L’utilisation du terme par Peletier mériterait une étude en soi (le dernier mot du
livre est « Univers »). Pour Peletier, comme pour Pontano ou Fracastor avant lui, la poé-
sie se distingue de l’éloquence par sa vocation « universelle ». Sur ces questions, voir
F. Cornilliat, Sujet caduc, noble sujet. La poésie de la Renaissance et le choix de ses « argu-
ments », Genève, 1999.
31 J.-M. Besse, Les Grandeurs de la terre. Aspects du savoir géographique à la Renais-
sance, Lyon, 2003, p. 310‑318 ; Id., « La géographie de la Renaissance et la représentation
de l’universalité », Rivista geografica italiana, 112 (2005), p. 63‑79.
32 Histoires de Paolo Jovio Comois Evesque de Nocera, sur les choses faictes et avenues
de son temps en toutes les parties du monde [Paolo Giovio, Historiarum sui temporis libri,
1550‑1552], traduictes de Latin en François par le Signeur du Parq Champenois [Denis
Sauvage], Lyon, 1552.
128 michel jour de

descouvert par les Portugaloys, tirée des œuvres de Pietro Bembo33 ;


enfin, lorsque paraît l’Art poëtique de Peletier, le libraire Jean Tempo-
ral est en train de préparer la traduction française des deux premiers
volumes de Navigationi et Viaggi réunis à Venise par Giovanni Bat-
tista Ramusio à partir de 1550 et c’est dans ce cadre que la Descrip-
tion de l’Afrique due à Jean Léon l’Africain va paraître en français en
155634. Cet « universel » avait donc son public, à Lyon, en 1555. Les
libraires de cette nouvelle géographie était parfois les mêmes que ceux
de la nouvelle poétique : Jean Temporal publie tout à la fois Jean Léon
l’Africain et le Quintil horatian de Barthélemy Aneau. Charles Fon-
taine, acteur éminent de la poésie lyonnaise des années 1550, est aussi
l’auteur d’un recueil de traductions intitulé Les Nouvelles et antiques
merveilles (Paris, 1554), qui reparaît à Lyon en 1559 sous le titre de
Description des terres trouvées de nostre temps35 : le nouveau savoir géo-
graphique concernant les « terres trouvées seulement de nostre temps,
et pour la plus grant partie depuis soixante et dix ans36 » y est joint à
une vulgarisation du savoir antiquisant, issu en particulier du De asse
de Guillaume Budé. Tout était donc en place pour que s’ouvre le temps
d’une prise en compte de l’universalité de la poésie. Pourtant, quelques
décennies plus tard, c’est une tout autre forme d’universalité qu’envi-
sagera la poétique européenne, issue cette fois de la source aristotéli-
cienne, une universalité qui se passe très bien de la diversité des langues
et des cultures, des différences et des ressemblances observables entre les
différentes « parties du monde37 ». Le traité de métrique arabe rédigé à

33 L’Histoire du nouveau monde descouvert par les Portugaloys, escrite par le seigneur
Pierre Bembo [Pietro Bembo, Rerum Venetarum Historiae Libri XII, 1551, extrait du
Livre VI], Lyon, 1556. Sur ce texte, dont l’attribution à Bembo a été parfois – à tort –
contestée, voir C. H. Clough, « Pietro Bembo’s L’Histoire du Nouveau Monde », British
Library Journal, 4 (1978), p. 8‑21.
34 Description de l’Afrique, tierce partie du monde (…) escrite de nôtre tems par
Jean Leon, African (…). Plus, Cinq Navigations au païs des Noirs, avec les discours sur
icelles […], Lyon, 1556 ; De l’Afrique, Contenant les Navigations des Capitaines Portuga-
lois, et autres, faites audit Païs, jusques aux Indes, tant Orientales, que Occidentales (…),
Lyon, 1556.
35 La Description des terres trouvées de nostre temps, avec le sommaire de plusieurs belles
antiquitez, contenant une partie de l’excellence et magnificence des richesses, triumphes
et largesses des anciens, Lyon, 1559 (rééd. de Les Nouvelles et antiques merveilles, Paris,
1554).
36 Épître dédicatoire à « M. d’Ivor secretaire du Roy », citée par R. L. Hawkins,
Maistre Charles Fontaine parisien, Cambridge, 1916, p. 204.
37 On se souvient qu’au chapitre 4 de la Poétique (1448b-1449a), les deux « causes
naturelles » de « l’art poétique » (ê [technê] poiêtikê), le plaisir de l’imitation d’une part,
celui de la mélodie et des rythmes de l’autre, sont immédiatement rapportées à une his-
toire strictement grecque de cet « art poétique », inscrite dans les caractères propres de
l a poési e ava nt l a poét ique 129

Bologne par Jean Léon l’Africain au début des années 1520, alors qu’il
collabore avec Jacob Mantino, médecin juif d’origine catalane désirant
étudier les sources arabes, demeurera manuscrit jusqu’en… 1956 !38 Et
il sera longtemps légitime de dire que « la poétique ne voyage pas »,
comme Rousseau le dit de la philosophie dans la longue note du Dis-
cours sur l’inégalité, où il montre comment le discours sur l’homme est
un discours sur l’homme européen, alors que « depuis trois ou quatre
cents ans […] les habitans de l’Europe inondent les autres parties du
monde, et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de
relations »39.

Claude Fauchet : les « simples gens » et l’origine de la rime

Est-ce à dire que la poétique de Peletier et le choix de son récit fon-


dateur constituèrent une précaution sans conséquence, une voie sans
issue ? À l’échelle de l’histoire de la poétique, c’est à peu près indiscu-
table. Mais il est un autre domaine où, quelques années plus tard, on
va rencontrer des récits du même type : ce domaine ne sera pas celui
des arts poétiques, mais celui de l’histoire de la poésie40. Si cette his-
toire s’est d’abord inscrite dans un cadre national41, elle a cependant
eu besoin de se poser la question des commencements. Le Recueil de
l’origine de la langue et poesie françoise, ryme et romans publié par
Claude Fauchet en 1581 est on ne peut plus éloigné de l’Art poëtique
de Peletier dans ses intentions : il ne s’agit pas ici d’universalité de la

la langue grecque. Seul le passage sur les possibles « prédécesseurs d’Homère » (1448b)
et les discussions sur l’origine sicilienne de la comédie (1449b) pourront servir de sup-
ports à une discussion élargie, comme chez Tommaso Campanella, qui cherche à inscrire
sa poétique dans son projet « universaliste ». Voir T. Campanella, Poetica, testo italiano
inedito e rifacimento latino, a cura di L. Firpo, Roma, 1944, p. 262‑263.
38 « Il trattato dell’arte metrica di Giovanni Leone Africano », ed. A. Codazzi, Studi
orientalistici in onore dei Giorgio Levi Della Vida, 2 vol., Roma, 1956, vol. 1, p. 180‑198.
Voir N. Z. Davis, Léon l’Africain. Un voyageur entre deux mondes, Paris, 2007, p. 98‑103.
39 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes (1755), Note X, éd. J. Starobinski, Paris, 1969, p. 142. Sur les difficultés épis-
témologiques rencontrées par les projets d’« ethnopoétique » ou de « poétique com-
parée », voir M. Beaujour, « “Ils ne savent pas ce qu’ils font.” L’ethnopoétique et la
méconnaissance des “arts poétiques” des sociétés sans écriture », L’Homme, 111‑112
(1989), p. 208‑221 (t. 29 n° 111‑112. Littérature et anthropologie).
40 Sur la tension entre ces deux approches du fait poétique, voir C. Esteve, La Inven-
ció dels orígens. La història literària en la poètica del Renaixement, Barcelona, 2008 ; Id.,
« Origins and Principles. The History of Poetry in Early Modern Literary Criticism »,
dans The Making of Humanities, vol. 1., Early Modern Europe, éd. R. Bold, J. Maat and
T. Weststeijn, Amsterdam, 2010, p. 231‑248.
41 Pour la France, voir E. Mortgat-Longuet, Clio au Parnasse. Naissance de l’« his-
toire littéraire » française aux x v i e et x v ii e siècles, Paris, 2006.
130 michel jour de

poésie mais d’amour de la patrie et d’antiquités nationales. Mais pour


écrire l’histoire de la poésie française rimée, Fauchet éprouve le besoin
de commencer par un « Sommaire discours de l’origine de la poesie »,
qui s’ouvre par ces mots :
Il est aussi difficile de monstrer l’origine de la poesie, que nommer le
premier poëte. C’est pourquoy me rapportant à ce que je sçay qu’un
mien ami en a faict, et qu’il entend publier un de ces jours : je diray
seulement, que la poësie a esté estimée en Asie, Afrique, et Europe.
De sorte qu’elle a esté employée aux principales sciences, voire aux loix
divines, humaines, et autres actes de memoire. Ce que je croy avoir esté
fait, à cause de la mesure : laquelle par son harmonie, aide merveilleuse-
ment à la memoire, qu’elle rafraischit par la cadence du vers.42

Notons d’abord qu’en 1581, trois ans après la publication de l’His-


toire de Jean de Léry faisant l’éloge des chansons tupinamba43, un an
après la célébration par Montaigne de la poésie « tout à faict Ana-
creontique » des Cannibales44, la curiosité de Fauchet ne va pas jusqu’à
lui faire tourner les yeux vers l’Amérique. Cette curiosité, surtout, n’a
rien de personnel, puisque les connaissances sur le statut de la poésie
« en Asie, Afrique, et Europe » sont censées être celles d’un « ami »
de Fauchet. Selon Janet Espiner-Scott45, il doit s’agir de Filippo Piga-
fetta. On sait du moins que ce diplomate italien, homme de guerre et
polygraphe, « homme connu par ses longs voyages » selon l’expression
de Jacques-Auguste de Thou, a traduit dès 1582 l’ouvrage de Fauchet,
avec l’aide de ce dernier, et qu’il a augmenté cette traduction d’« al-
cuni discorsi […] d’intorno a tutte le favelle che nacquero dalla latina
ed alla Poesia, Rima, belleza e perfezione loro »46. Ni la traduction ni

42 C. Fauchet, Recueil de l’origine de la langue et poesie françoise, ryme et romans.


Plus les noms et sommaire des œuvres de CXXVII. poetes François, vivans avant l’an
M. CCC., Paris, 1581, I, 6 (« Sommaire discours de l’origine de la poesie, et que c’est
que les anciens appelloyent Rhythmos, et vers Rhythmiques anciens »), p. 49.
43 J. de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (1578), chap. XVI, éd.
F. Lestringant, Paris, 1994, p. 403‑405.
44 Montaigne, Essais, I, 31 (« Des Cannibales »), éd. J. Balsamo, M. Magnien et
C. Magnien-Simonin, Paris, 2007, p. 220.
45 Janet Girvan Espiner-Scott, Claude Fauchet, sa vie, son œuvre, Paris, 1938, p. 75‑79.
46 Filippo Pigafetta, Lettre à Gianvincenzo Pinelli, Paris, 13 septembre 1582,
dans Opere di Torquato Tasso colle controversie sulla Gerusalemme, ed. G. Rosini,
vol. XXIII, Pisa, 1828, p. 92‑100 (p. 96). D’autres sources indiquent ce titre : Origine
de Versi, & delle rime, & de Poeti antichi, Provenzali, Italiani, Francesi, & Spagnuoli,
e della Maggioranza di queste tre lingue. Voir « Œuvres de Filippo Pigafetta », dans
Le Royaume de Congo et les contrées environnantes (1591), éd. W. Bal (1963), Paris,
2002 (1ère éd. 1963), p. 340.
l a poési e ava nt l a poét ique 131

ces « discours » n’ont jamais paru47. Quoi qu’il en soit, c’est dans ces
mêmes réseaux italiens, auquel Fauchet accède par l’intermédiaire de
Jacopo Corbinelli, que fut rédigé un des ouvrages les plus originaux
qui furent consacrés à la poésie au cours du x v i e siècle, celui de Gian-
maria Barbieri, Dell’origine della poesia rimata, où l’auteur défend la
thèse d’une origine arabe de la poésie rimée des langues romanes. Ja-
net Espiner-Scott48 considérait que, le livre de Barbieri étant demeuré
manuscrit jusqu’à la fin du x v iii e siècle49, Fauchet ne pouvait en avoir
pris connaissance, mais on a appris depuis que les manuscrits légués par
Barbieri à son fils Ludovico avaient circulé à Paris, grâce à Corbinelli,
enrichissant ainsi les recherches lexicographiques d’un Jean Nicot50.
Que cet « ami », quel qu’il soit, ait envisagé ou non la publication
d’un tel livre, le savoir historique ou ethnographique que ce livre aurait
pu contenir demeure tout à fait absent du livre de Fauchet et l’on en
est réduit à imaginer en quoi aurait consisté un tel savoir. Pigafetta
a publié en 1591 un ouvrage de nature ethnographique, consacré au
« royaume de Congo », fondé sur le témoignage du navigateur portu-
gais Duarte Lopes : on y lit des informations précises – exceptionnelles
au x v i e siècle – concernant différents aspects de la pratique musicale
africaine, en particulier une description détaillée de la kora et de son
utilisation, description qui vise à produire chez le lecteur le sentiment
d’une « maîtrise », la reconnaissance d’un « art » du « rythme » et
de l’« expression »51. De telles expériences auditives, qu’on retrouve

47 Selon G. Lumbroso (Memorie italiane del buon tempo antico, 1889, p. 158, cité par
Espiner-Scott, p. 78), le manuscrit aurait été perdu lors d’un naufrage le 5 février 1584.
Nous n’avons pas identifié la source de ce récit.
48 Espiner-Scott, Claude Fauchet, p. 139. Sur les relations de Fauchet et Corbinelli,
voir p. 74‑75.
49 G. Barbieri, Dell’origine della poesia rimata, opera di Gianmaria Barbieri Mode-
nese, pubblicata ora per la prima volta e con Annotazioni illustrata dal Cav. Ab. Girolamo
Tiraboschi, Modena, 1790. Sur l’œuvre de Barbieri, voir G. Bertoni, Giovanni Maria
Barbieri e gli studi romanzi nel sec. x v i , Modena, Vicenzi, 1905 ; S. Debenedetti, Gli
studi provenzali in Italia nel Cinquecento e Tre secoli di studi provenzali, ed. C. Segre,
Padova, 1995 (1ère éd. respectivement 1911 et 1930) ; C. Esteve, La Invenció dels orígens,
p. 228‑238. Sur le contexte de sa publication au x v iii e siècle, voir J. L. Teodoro Peris,
Vida i mort de la llengua llatina. Una polèmica lingüistica al segle x v iii , València, 2004 ;
R. M. Dainotto, « Of the Arab Origin of Modern Europe : Giammaria Barbieri, Juan
Andrés, and the Origin of Rhyme », Comparative Literature, 58‑4 (2007), p. 271‑292.
50 Voir R. Rosenstein, « Miquel de la Tor’s Songbook in Sixteenth-Century France.
From Barbieri’s mss via Corbinelli to Nicot’s Thresor », dans Mélanges de langue et de
littérature médiévales offerts à Herman Braet, éd. C. Bel, P. Dumont et Fr. Willaert,
Louvain, 2006, p. 925‑943.
51 Relatione del realme di Congo, regione dell’Africa, tratta per Filippo Pigafetta dalli
ragionamenti del Signor Odoardo Lopez Portoghese, Roma, 1591, p. 69 : « […] percuo-
132 michel jour de

chez d’autres voyageurs et qui les conduisent aussi parfois à mettre en


question les définitions apprises et les préjugés52 , n’ont pas pénétré, au
x v i e siècle, les discours européens reconnaissant pourtant l’universalité
du fait poétique. L’« antiquaire » Fauchet ne s’engage pas plus dans
cette voie que ne le faisait le poéticien Peletier. Cependant, savoir que
la poésie n’est pas née toute formée permet à Fauchet d’écrire l’histoire
de la poésie à sa manière d’« antiquaire », c’est-à-dire en mettant en
avant les témoignages et leur incomplétude. Voici ce qu’il dit de l’appa-
rition de la poésie rimée :
À tout le moins on peult remarquer, que depuis l’an DC. les vers rymez
ont eu plus de vogue : voire se sont tournez en art. L’autheur est jusques
icy incertain, comme de presque toutes inventions […].53

Ce constat d’historien scrupuleux actualise les observations « géné-


rales » que faisait Peletier. L’usage précéde l’art et les usages sont tou-
jours affaire collective :
Or les Rhythmes estans, comme j’ay dit, plus faciles à trouver par les
simples gens, qui ne sçavoyent pas les loix que les Grammairiens (qui
sont les maistres et juges des Poetes) ont données aux syllabes, pour les
rendre longues ou briefves : il est fort croyable qu’au declin de l’Empire
(lors que le meslange de tant d’estrangers eut encores plus gasté la pro-
nonciation, et accents Romains) que les Rhythmes furent d’avantage
frequentez54.

tono maestrenolmente il leuto, dal quale escen non so io se dica melodia ò romore tale,
che diletta al senso loro. Di più (cosa admirabile) mediante quell’ordigno significano i
concetti del l’animo suo, et fansi intendere tanto chiaro, che quasi ogni cosa, la quale con
la lingua si puore manifestare, con la mano dichiarano in toccando lo stromento […].
Hanno eriando flauti, e piseri soffiati con arte […] » (« ils pincent magistralement le
luth, produisant ainsi une mélodie ou un son – je ne sais ce qu’il faut dire – qui délecte
leur oreille. De plus [chose admirable], au moyen de cet instrument, ils expriment leurs
pensées et ils se font comprendre si clairement que, presque tout ce qui peut s’énon-
cer par la parole, ils peuvent le rendre au moyen des doigts, en touchant de cet instru-
ment. […] À la cour du roi, on a aussi des flûtes et des fifres dont on joue avec art […] ».
Trad. W. Bal, p. 194‑195).
52 Nous avons analysé ailleurs différents exemples de telles expériences auditives :
M. Jourde, « Autopsie et réalités sonores au seizième siècle : contribution à une his-
toire de l’expérience auditive », dans Esculape et Dionysos. Mélanges en l’honneur de
Jean Céard, éd. J. Dupèbe, F. Giacone, E. Naya et A.-P. Pouey-Mounou, Genève, 2008,
p. 375‑391.
53 Fauchet, Recueil de l’origine, p. 52.
54 Fauchet, Recueil de l’origine, p. 61.
l a poési e ava nt l a poét ique 133

Cette « anthropologie du rythme »55 n’a assurément pas les mêmes


fondements que celle de Peletier. Elle emprunte moins à Lucrèce et
Vitruve qu’au traité de métrique de Bède le Vénérable56. Fauchet, dont
rien ne peut prouver qu’il ait lu Peletier, partage simplement avec lui
un intérêt pour des processus collectifs dans lesquels ils voient les véri-
tables acteurs de l’histoire. Cet intérêt se traduit par la place que tous
deux accordent au « vulgaire » et par la parenté des récits, incertains
mais nécessaires à leurs yeux, que chacun élabore : la nature offre aux
hommes une expérience du « rythme » ; puis ils font un usage parti-
culier de ce rythme ; enfin, cet usage « se tourne » ou « est rédigé »
en art.

G eorge P uttenha m : art poétique et « bar bar ie »


Quelques années plus tard, c’est semble-t-il en Angleterre que ces
deux perspectives, celle du poéticien et celle de l’antiquaire, eurent
l’occasion de se rapprocher, à la faveur d’une polémique qui visait à dé-
fendre la poésie nationale, rimée et accentuelle, jugée « barbare » par
ceux qui promouvaient une poésie strictement modelée sur le modèle
antique. Carlo Ginzburg, relisant récemment ce dossier57, a montré ce
que les arguments produits pour cette « défense de la rime » devaient
à une histoire « antiquaire », dont il a expliqué par ailleurs qu’elle avait
puissamment contribué à questionner les limites – dans le temps et
l’espace – que s’assignait ordinairement la connaissance historique dans
l’Europe du x v i e siècle58. C’est ainsi que George Puttenham, dans The

55 Sur les problèmes posés par cette expression, associée aux travaux de Marcel Jousse,
voir H. Meschonnic, « Critique de l’anthropologie du rythme », dans Id., Critique du
rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, 1982, p. 643‑702 ; P. Michon,
« Marcel Mauss retrouvé. Origine d’une anthropologie du rythme », Ruthmos, 2010
(http://rhuthmos.eu/spip.php ?article13).
56 Fauchet, Recueil de l’origine, p. 61‑63. Voir Bède le Vénérable, Libri II De arte
metrica et De schematibus et tropis, ed. C. B. Kendall, Saarbrücken, 1991. Sur les glisse-
ments sémantiques subis par ce lexique dans la poétique médiévale et renaissante, voir
P. Zumthor, Langue, texte, énigme, Paris, 1975, p. 125‑143 (« Du rythme à la rime ») ;
K. Meerhoff, Rhétorique et poétique au x v i e siècle en France. Du Bellay, Ramus et les
autres, Leyden, 1986 ; C. Doutrelepont, « “Rythme”, “nombre”, “mètre” », dans Mé-
triques du Moyen Âge et de la Renaissance, éd. Dominique Billy, Paris, Montréal, 1999,
p. 99‑115 ; Oc, oïl, si. Les langues de la poésie entre grammaire et musique, éd. M. Gally,
Paris, 2010, en part. p. 367‑369.
57 C. Ginzburg, Nulle île n’est une île. Quatre regards sur la littérature anglaise,
Lagrasse, 2005 (1ère éd. 2002), p. 48‑74 (« Identité comme altérité. Une discussion sur
la rime pendant la période élisabéthaine »). Voir déjà : M. Hodgen, Early Anthropology
in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, Philadelphia, 1964, p. 340‑343.
58 C. Ginzburg, Le Fil et les traces. Vrai faux fictif, Lagrasse, 2010 (1ère éd. 2006).
134 michel jour de

Arte of English Poetry (1589), entreprend, à la manière d’un Claude


Fauchet, de réunir tous les témoignages disponibles sur l’apparition de
la rime dans la latinité tardive, apparition due selon lui, comme l’au-
rait dit Fauchet, au « déclin de l’Empire » et au « meslange de tant
d’estrangers » (« the barbarous conquerors invading them with innu-
merable swarms of strange nations59 »). Il suffit alors à Puttenham de
revendiquer pleinement le caractère « barbare » de la poésie anglaise,
qu’elle partage avec la poésie de « toutes les nations » demeurées étran-
gères à l’héritage grec et latin. Il se fonde pour cela sur « le témoignage
des marchands et des voyageurs » qui nous ont appris que « les Améri-
cains, les Péruviens et les Cannibales eux-mêmes chantent et disent les
choses les plus élevées et les plus sacrées au moyen de vers rimés et non
pas en prose ». Il y voit la preuve que la poésie anglaise ressortit à « la
première poésie, la plus antique et la plus universelle60 » :
[…] which proves also that our manner of vulgar poesy is more ancient
than the artificial of the Greeks and the Latins, ours coming by ins-
tinct of nature, which was before art or observation, and used with the
savage and uncivil, who were before all science or civility, even as the
naked by priority of time is before the clothed, and the ignorant before
the learned61.

Une telle formulation engage la promotion de la poésie et de la poé-


tique vulgaires sur la voie d’un primitivisme sans doute étranger à
Peletier lorsqu’il formulait des conceptions similaires concernant l’anté-
riorité de la poésie sur la poétique62 . De manière significative, dans la

59 G. Puttenham, The Art of English Poesy [1589], ed. Fr. Whigham, W. A. Rebhorn,
Ithaca, London, 2007, I, 6, p. 100‑101.
60 Puttenham, The Art of English Poesy, I, 5, p. 100 : « […] it appeareth that our vul-
gar rhyming poesy was common to all the nations of the world besides, whom the Latin
and the Greeks in special called barbarous. So as it was, notwithstanding, the first and
most ancient poesy, and the most universal, which two points do otherwise give to all
human inventions and affairs no small credit. This is proved by certificate of merchants
and travelers, who by late navigations have surveyed the whole world and discovered
large countries and strange peoples wild and savage, affirming that the American, the
Peruvian, and the very Cannibal do sing and also say their highest and holiest matters
in certain rhyming versicles and not in prose […]. »
61 Puttenham, The Art of English Poesy, p. 100. (« […] Voilà qui prouve aussi que
notre forme de poésie vulgaire est plus ancienne que la poésie artificielle des Grecs et des
Latins, parce que notre poésie vient d’un instinct naturel qui précède l’art ou l’observa-
tion et qui se retrouve chez les sauvages et les peuples incivils, bien antérieurs à la science
ou à la civilisation, tout comme le nu est antérieur au vêtement et l’ignorant antérieur au
savant. » Trad. C. Ginzburg, Nulle île n’est une île, p. 62.
62 Ginzburg insiste à ce sujet sur l’influence possible de Montaigne : elle demeure
hypothétique en ce qui concerne Puttenham, mais elle est plus probable chez Samuel
l a poési e ava nt l a poét ique 135

France du x v i e siècle, ce sont seulement des poètes de langue gasconne


ou languedocienne qui s’orienteront de la sorte vers la revendication
d’une poétique du « barbare »63 : la poétique de langue française résis-
tera, elle, à ce qui était pourtant une conséquence logique de l’argu-
mentation en faveur des langues vulgaires, également pertinente, selon
les mots de Peletier, « pour toutes les nations », y compris celles qui
sont les plus éloignées de l’Europe et de son héritage gréco-romain.
D’autres détails, dans le texte de Puttenham, peuvent conduire à
supposer que, parmi ses lectures françaises64, les formulations de Pele-
tier avaient pu particulièrement retenir son attention. Ainsi, lorsqu’il
semble reprendre, dans ses premiers chapitres, la tradition du nomo-
thète et de la poésie civilisatrice, il introduit les mêmes nuances que
Peletier : c’est la poésie en tant qu’« usage » (« the profession and use
of poesy ») qui est d’abord apparue et cette apparition n’est pas due
à un inventeur quelconque ; certes, on a « imaginé » que tel avait été
le rôle d’Orphée ou d’Amphion (« Whereupon it is feigned that Am-
phion and Orpheus »65…) et de leurs successeurs grecs, mais « selon
toute vraisemblance » on produisit de la poésie dans bien d’autres lieux
et dans bien des périodes plus anciennes, même si le souvenir nous en
est perdu66. Le point de départ de Puttenham est le même que celui de
Peletier : l’expérience de la poésie est antérieure à sa constitution en un

Daniel (A Defence of rhyme, 1603), beau-frère de John Florio, le traducteur anglais des
Essais. Voir Sidney’s “The Defence of Poesy” and Selected Renaissance Literary Criticism,
éd. G. Alexander, London, 2004.
63 Cette catégorie du « barbare » est présente chez Pey de Garros, Du Bartas ou
Auger Gaillard. Voir Ph. Gardy, La Leçon de Nérac. Du Bartas et les poètes occitans
(1550‑1650), Bordeaux, 1998 ; J.-Fr. Courouau, « Les apologies de la langue française
(x v i e siècle) et de la langue occitane (x v i e-x v ii e siècles). Naissance d’une double mytho-
graphie », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 21‑2 (2003), p. 35‑51, et 22‑2 (2004),
p. 23‑39 ; Id., « Moun lengatge bèl ». Les choix linguistiques minoritaires en France
(1490‑1660), Genève, 2008.
64 Puttenham, The Art of English Poesy, « Introduction », p. 40‑41 : les éditeurs
nomment Du Bellay, Ronsard, Sébillet et Peletier. En ce qui concerne le savoir le plus
technique sur la poésie, c’est surtout à Scaliger qu’emprunte Puttenham.
65 Le chapitre de Peletier était rythmé par des formulations du même genre (Art poë-
tique, p. 257‑259) : « les anciens ont fęt Apolon e les Muse/s presider a la Poësie/ », « L’un
dira qu’Orfee/ trouva la Lire/ : l’autre/, que/ Line/ : e l’autre/ ancor que/ ce/ fut Anfion », « E
Æt ce/ qui à etè dìt d’Anfion e d’Orfee/ : que/ par le/ son de/ leur Lire/, iz tiroÆt les Arbre/s
e les Piȩrre/s aprȩs soȩ ». Les formulations de Puttenham sont beaucoup plus proches de
Peletier que de celles de Philip Sidney, qui reprend sans réserve la tradition des nomo-
thètes : voir Sidney’s “The Defence of Poesy”, p. 4‑5.
66 Puttenham, The Art of English Poesy, I, 3, p. 96 : « […] by all likelihood had more
poets done in other places and in other ages before them, though there be no remem-
brance left of them by reason of the records by some accident of time perished and fail-
ing. »
136 michel jour de

art et c’est ce qui le conduit à vouloir écrire l’art poétique de la poésie


anglaise telle qu’elle existe67.
À l’échelle de la poétique renaissante, l’histoire que ces pages ont
tenté d’esquisser demeure assurément secondaire, accessoire. C’est celle
d’un questionnement, suscité par la valorisation de la notion d’usage,
sur les limites de l’« idéalisme littéraire », par la double voie de la récep-
tion du matérialisme antique et de l’histoire naissante des littératures
vernaculaires. On pourrait presque dire que cette histoire n’existe pas,
puisque la Renaissance européenne n’a pas produit de « poétique com-
parée », malgré l’abondance et le renouvellement des matériaux dont
elle disposait. En repensant aux formulations de Claude Lévi-Strauss
lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, notant que l’histoire
aurait été différente si l’on avait offert à Jean de Léry, dès son retour du
Brésil en 1558, une chaire de lecteur royal en « anthropologie sociale »,
on pourrait dire que c’est l’histoire de ce qui aurait pu être.
Ou alors, si cette histoire existe, ce n’est pas celle de la poétique,
mais celle de la poésie elle-même et l’on a donc raison de dire ce qu’on
dit aux étudiants : il faut aller voir les arts poétiques, mais ensuite, vite
revenir vers les poèmes. L’argument de Jacques Peletier revient à rappe-
ler que la parole poétique demeure incommensurable à ce qui entend
la mesurer. Ronsard redira la même chose dix ans plus tard au début
de son Abbregé de l’Art poëtique Françoys, mais ce sera pour mieux
mettre en valeur la « singuliere veneration » due à une profession si
« sacrée », à son art « plus mental que traditif » et qui échappe donc
presque à toute forme d’enseignement68. Chez Peletier, qui n’est guère
attiré par ce lexique, il s’agit surtout de mettre en valeur l’expérience
des poètes – chacun, à tout jamais, dans sa langue quelle qu’elle soit –
en même temps que celle des lecteurs de poésie, qu’ils soient « doctes »
ou « moins savants » :
Il faut sus toute/s chose/s qu’un Ecrit soęt louable/ anvȩrs les docte/s : e ce/
pandant qu’aus moins savans il donne/ de/ prime/ face/ quelque/ aprehan-
sion de/ beaute, e quelque/ esperance/ de/ le/ pouvoęr antandre/69.

67 Puttenham, The Art of English Poesy (1589), I, 2, p. 95 : « Then as there was no


art in the world till by experience found out, so if poesy be now an art, and of all an-
tiquity hath been among the Greeks and Latins, and yet were none until by studious
persons fashioned and reduced into a method of rules and precepts, then no doubt may
there be the like with us. »
68 P. de Ronsard, Abbregé de l’Art poetique françoys, dans Œuvres complètes, t. 2,
éd. J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Paris, 1994, p. 1174.
69 Peletier, Art poëtique, I, 10, p. 334.
l a poési e ava nt l a poét ique 137

Peletier sociologue et psychologue de la lecture : qui pourrait rai-


sonnablement prétendre que c’est après avoir étudié la poétique qu’on
apprend à aimer la poésie ? L’antériorité de la poésie sur l’art poétique
s’éprouve sans doute d’abord dans l’expérience la plus subjective de la
poésie, dans le goût qu’on a pour elle et dans le prolongement que ce
goût peut trouver en une pratique. Dans le dernier poème de son der-
nier livre, Peletier décrit longuement sa propre pratique d’auteur, son
rythme singulier, qui le pousse à sans cesse commencer un nouveau
travail, à le reprendre, relire et corriger sans fin sans rien produire de
parfait. Pour le consoler de cette imperfection, la Muse vient lui redire,
une dernière fois, la grandeur de la poésie, en lui rappelant la célébrité
d’Orphée, Amphion, Hermès Trismegiste et Homère. Mais ce rappel
vient en second :
Jadis an vȩrs les Oracle/s se/ dire/nt :
Par ces beaus Chans, les Homme/s se/ randire/nt
Ansamble/mant, a la Civilite,
Se/ re/tirans de/ la Brutalite.
Le/ grand Orfee/, Anfion, Trismegiste/,
E de/puis eus, Homere/, le/ Legiste/
De/ la Nature/, an tȩrre/ sont vantéz
Pour les hauz fȩz, qu’an Vȩrs iz ont chantéz.70

La célébrité accordée « en terre » aux nomothètes est seulement une


manière de rappeler la capacité « civilisatrice » de l’aptitude à la poésie,
aptitude partagée par tous « les hommes » et qui s’actualise dans le
labeur quotidien – même insatisfaisant – du poète.
En revanche, Peletier n’a pas laissé de récit sur l’origine de son goût
pour la poésie. Mais il n’a sans doute rien trouvé à retrancher à celui
qu’a donné Joachim Du Bellay dans la seconde préface de l’Olive (1550).
On y trouve l’équivalent autobiographique parfait du récit anthropolo-
gique ternaire qui ouvrira cinq ans plus tard l’Art poëtique. D’abord, la
découverte d’une « naturelle inclination » pour la poésie, et « singu-
lierement nostre poësie françoise, pour m’estre plus familiere », celle-là
même dont la Deffence, l’année précédente, a pourtant vigoureusement
contesté la valeur. Ensuite, le choix raisonné d’une application en
conformité avec ce goût :
Depuis, la raison m’a confirmé en cete opinion : considerant que si je
vouloy’ gaigner quelque nom entre les Grecz et Latins, il y fauldroit em-
ployer le reste de ma vie, et (peult estre) en vain, etant ja coulé de mon

70 Peletier, « Re montrance , A SoȩmÆme », Euvres poëtiques intituléz Louanges,


/ / / / / /
p. 337‑339.
138 michel jour de

aage le temps le plus apte à l’etude : et me trouvant chargé d’affaires


domestiques, dont le soing est assez suffisant pour dégouter un homme
beaucoup plus studieux que moy. Au moyen de quoy, n’ayant où passer
le temps, et ne voulant du tout le perdre, je me suis volontiers appliqué
à nostre poësie : excité et de mon propre naturel, et par l’exemple de
plusieurs gentiz espritz françois […].71

Enfin, le temps de l’art poétique lui-même, élaboré d’ailleurs, comme


Du Bellay le précisera un peu plus loin, en dialogue avec Peletier lui-
même, qui publia le premier poème de Du Bellay dans ses propres
Œuvres poetiques en 1547 :
Voulant donques enrichir nostre vulgaire d’une nouvelle, ou plustost
ancienne renouvelée poësie, je m’adonnay à l’immitation des anciens
Latins et des poëtes Italiens, dont j’ay entendu ce que m’en a peu ap-
prendre la communication familiere de mes amis72 .

Si on est seulement sensible, dans le début du récit, au caractère plus


ou moins divin de la « naturelle inclination », l’insistance sur le fait
que le goût pour la poésie a d’abord conduit vers la « poësie françoise »
semble anecdotique ; c’est pourtant seulement là que, dans les premiers
temps, la « nature » pouvait pleinement s’exercer, antérieurement à
toute forme de savoir.
Ce type de récit de vocation poétique possède une longue histoire,
qui remonte au moins à Boccace, justifiant à la fin du De genealo-
gia deorum gentilium sa passion pour la poésie par un récit autobio-
graphique, qui témoigne de la naissance précoce d’un goût, antérieur
à tout apprentissage et même à toute compréhension véritable73. Jean
Lecointe a montré comment ce récit transférait dans le domaine de la
poésie profane les codes et le lexique du récit de l’élection chrétienne
(vocatio)74. Mais cette transposition n’a été rendue possible que parce
que le maître de Boccace, Dante, avait au préalable élaboré un récit ar-
ticulant première enfance et grandeur de la poésie, en décrivant, dans
des termes neufs, la relation entre langue « vulgaire » – celle qui est
reçue de la nourrice « sans aucune règle » – et langue « artificielle » –
en l’occurrence le latin et sa grammaire : si la première est nécessaire-

71 J. Du Bellay, L’Olive (1550), « Au lecteur », éd. E. Caldarini, Genève, 2007, p. 229.


72 Ibidem p. 230.
73 Giovanni Boccaccio, Genealogie deorum gentilium libri, ed. V. Romano, Bari,
1951, t. II, p. 776‑777.
74 J. Lecointe, L’Idéal et la différence, p. 246‑270 ; Poétiques de la Renaissance. Le
modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au x v i e siècle,
éd. P. Galand-Hallyn, F. Hallyn, Genève, 2001, p. 114‑117.
l a poési e ava nt l a poét ique 139

ment « plus noble » que la seconde, c’est à la fois parce qu’elle fut « la
première en usage parmi le genre humain » et parce que, dans l’expé-
rience de chaque homme et chaque femme, elle continuera toujours
de précéder la langue apprise75. Dans le Banquet, Dante rapprochait
même cette langue vulgaire d’un « feu » premier, préalable au geste de
l’homme de l’art :
Questo mio volgare fu congiugnitore de li mei generanti, che con esso
parlavano, sì come’l fuoco è disponitore del ferro al fabbro che fa lo
coltello ; per che manifesto è lui essere concorso a la mia generazione, e
così essere alcuna cagione del mio essere. Ancora, questo mio volgare fu
introduttore di me ne la via di scienza […]76.

Que l’on parle de l’humanité entière ou de sa propre expérience, y a-t-il


jamais autre chose à raconter ?

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75 Dante, De vulgari eloquentia, I, 1, dans Oc, oïl, si, p. 108‑109.


76 Dante, Convivio (1303‑1307), I, 13 (« Ma langue vulgaire fut un élément d’union
entre ceux qui m’engendrèrent, qui par elle se parlaient, tout comme le feu est le moyen
pour préparer le fer dont se sert le forgeron qui fait le couteau ; il est ainsi manifeste
qu’elle a concouru à ma génération, et ainsi elle est cause de mon être. Encore, ma langue
vulgaire m’introduisit à la voie de la science […]. » Trad. Stefania Cerrito, dans Oc, oïl,
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Annelyse L emmens

LE FRONTISPICE, MISE EN SCÈNE


DE LA POÉSIE NÉO‑LATINE
ÉTUDE DE CAS
e
DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVII SIÈCLE

D’a bor d destiné à r ehausser le titr e , à le rendre plus visible


par l’apposition d’un cadre figuré, le frontispice devient au cours des
x v i e et x v ii e siècles un véritable lieu de célébration où le livre se trans-
forme en monument offert à la vue du lecteur1. Imprégné par la mé-
taphore architecturale jusque dans son étymologie, laquelle l’associe à
« la face et principale entrée d’un grand bâtiment qui se présente de
front au spectateur2 », le frontispice connaît une évolution largement
tributaire de ce répertoire, notamment par l’apport d’un ensemble de
formes inspiré des portails et façades d’édifices, ou encore d’architec-
tures éphémères comme les arcs de triomphe, autant de modèles ca-
pables de servir l’idéal de solennité qui caractérise le livre imprimé tout
au long de la « première modernité ». Ce dernier se pare en ce sens
d’un important paratexte, ensemble « hétéroclite de pratiques et de dis-
cours de toutes sortes […] fédérés au nom d’une communauté d’intérêt,
ou convergence d’effets3 ». Ainsi, le frontispice est généralement suivi
par une adresse au lecteur, d’un privilège ainsi que de divers poèmes

1 On trouvera différents éléments de synthèse sur l’évolution du frontispice aux


xvie et x v ii e siècles dans L. Febvre et H.-J. Martin, L’apparition du livre, Paris, 1999,
p. 124‑128 (Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité 33) et J. M. Chatelain, « Pour la
gloire de Dieu et du roi : le livre de prestige au x v ii e siècle », dans La naissance du livre
moderne (x iv e-x v ii e siècles) : Mise en page et mise en texte du livre français, éd. H.-J. Mar-
tin, Paris, 2000, p. 354‑363. L’aspect « monumental » que confère le frontispice au livre
est tout particulièrement souligné dans R. Dekoninck, « Au seuil du livre-monument.
L’imaginaire architectural du frontispice entre les anciens Pays-Bas et la France », dans
La gravure de la Renaissance dans les Pays-Bas méridionaux, éd. G. Denhaene, Bruxelles,
2010, p. 15‑27 et M. Fumaroli, L’école du silence. Le sentiment des images au x v ii e siècle,
Paris (Champs 633), 1998, p. 421-444.
2 A. Furetière, « Frontispice », dans Dictionnaire universel contenant généralement
tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts,
t. 2, Paris, 1695, p. 918.
3 G. Genette, Seuils, Paris, 1987, p. 8 (Poétique).

143
144 a n nelyse lem m ens

liminaires tenant notamment lieu de préface, de commentaire ou de


dédicace, instances qui, tout en renvoyant l’une à l’autre, participent à
l’instauration du livre4. Cet ensemble ménage en ce sens un véritable
seuil à l’avant de l’œuvre, dont la fonction est, en plus de la simple
mise en évidence d’une limite, d’établir le dialogue entre l’œuvre et le
lecteur ou, comme le résumait Gérard Genette dans l’introduction de
son essai Seuils, le paratexte « constitue, entre texte et hors-texte, une
zone non seulement de transition, mais de transaction : lieu privilégié
d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au ser-
vice, bien ou mal compris et accompli, d’un meilleur accueil du texte
et d’une lecture plus pertinente5 ». Qu’il soit lu ou plus simplement
parcouru, le paratexte s’apparente donc à un « exorde6 » ou encore un
« rituel d’ostension7 » duquel le livre tire son statut de merveille.
En vertu de sa place inaugurale, il revient tout particulièrement au
frontispice d’exalter la nature précieuse, voire sacrée, du livre. À cette
fin, il déploie une véritable rhétorique visuelle alliant texte et image
dans une composition unique. Tirant toute sa force de cette hybridité,
le frontispice doit s’aborder tant comme un « cadre » dont la vocation
serait de mettre en évidence la valeur du livre que comme un support
où ce dernier serait mis en représentation. Son interprétation requiert
de ce fait une approche plurielle, allant de l’analyse iconographique
stricte, pouvant mettre en évidence les figures qui « condensent » le
sens, jusqu’à la lecture croisée du texte et de l’image, tant sur le plan
interne de la page que sur celui, plus large, du livre, qui permet notam-
ment d’identifier les « bonnes dispositions » dans lesquelles envisager
la lecture8. On trouvera dans le frontispice qui orne l’édition de l’Imago

4 Nous renvoyons tout spécialement à la définition première du paratexte selon Gé-


rard Genette (ibid. p. 7) : « Le paratexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait
livre et se propose comme tel à ses lecteurs ».
5 Ibid., p. 8.
6 Selon la formule de M. Fumaroli, L’école du silence…, p. 421.
7 Le terme est repris à C. Liaroutzos, « ‘Quand verray-je le temps sans estre plu-
vieux ?’ Le poème liminaire encomiastique aux x v i e et x v ii e siècles », dans De la grande
rhétorique à la poésie galante. L’exemple des poètes caennais aux XVI e et XVII e siècles, éd.
M. G. Lallemand et C. Liaroutzos, Caen, 2004, p. 103 (Centre de recherches « Textes/
Histoire/Langages »).
8 Notre méthodologie se base notamment sur les travaux de Louis Marin. On trou-
vera dans L. Marin, Études sémiologiques. Ecritures, Peintures, Paris, 1971, p. 36‑37
une explication de la figure de condensation. Les liens qui lient le frontispice au livre
sont quant à eux analysés à travers l’exemple des Contes de Perrault (1697) dans
L. Marin, « Une lisière de la lecture », dans Lectures traversières, Paris, 1992, p. 21‑22 :
l’auteur y propose de voir le frontispice comme « scénario » de lecture, capable de
définir des types de lectures et de lecteurs.
le frontspice , mise en scène de l a poési e néo - l at i ne 145

Primi Saeculi9 un exemple aussi éminent que représentatif des enjeux


que peut endosser cet appareil liminal (ill. 1). Edité en 1640, ce livre se
donne pour objectif de célébrer le centenaire de la Compagnie de Jésus
« par toutes les méthodes capables de captiver l’imagination et marquer
les esprits10 », but en vue duquel se succèdent six volumes d’exercices
rhétoriques, de poèmes variés et d’emblèmes. L’affirmation de cet ou-
vrage en tant que monument destiné à la postérité trouve sa traduction
visuelle dans le frontispice, où une personnification de la Compagnie
prend place au centre d’une architecture, sorte de façade sur laquelle
sont disposés six médaillons contenant chacun un emblème, en réfé-
rence aux différents volumes du livre11. Si, au niveau de la page seule,
les choix iconographiques permettent d’indiquer certains des idéaux
qui animent les différents auteurs de cet ouvrage12 , c’est surtout par le
recours à une structure particulière que le livre se voit exalté car l’ar-
chitecture, en s’apparentant à un retable, intime au lecteur-spectateur
d’observer la révérence requise13. En outre, cette composition révèle le
plan de l’ouvrage et dirige de la sorte la lecture : visualisé tel une église
dotée de six chapelles latérales que représentent les médaillons, le livre
se parcourt comme un déambulatoire balisé par autant de stations, un
chemin par lequel le couronnement de la Compagnie se voit autorisé14.

9 Imago Primi Sæculi Societatis Iesu, Anvers, 1640.


10 M. Praz, Studies in Seventeenth-Century Imagery, Rome (Sussidi Eruditi 16), 1975
(première édition 1939), p. 190.
11 Pour un détail de l’iconographie des emblèmes et leur référence aux livres qui
composent l’Imago, voir M. Fumaroli, « Baroque et classicisme : l’Imago Primi Saeculi
Societatis Iesu (1640) et ses adversaires », dans Questionnement du baroque, éd. A. Ver-
meylen, Louvain-la-Neuve, Bruxelles, 1986, p. 86‑87 ; D. Sacré, Sidronius Hosschius
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L. Salviucci Insolera, L’imago Primi Saeculi e il significato dell’immagine allegorica nella
Compagnia di Gesù. Genesi e fortuna del libro, Roma (Miscellanae Historiae Pontificae
66), 2004, p. 109‑111.
12 On pensera par exemple aux attributs de la Societas Iesu qui, portant un brasier
surmonté d’une croix ainsi qu’un livre, réfère d’une part à la vocation au martyre pour le
Christ et, d’autre part, évoque le prolongement de l’enseignement du Christ dans l’his-
toire et les écrits de la Société. La mitre et le chapeau cardinalice délaissés mettent en
image son dédain pour les honneurs terrestres tandis que la présence d’une personnifi-
cation du Temps assoupi traduit son désir d’éternité en Dieu. Un détail plus complet
des éléments iconographiques et de leurs significations est donné dans M. Fumaroli,
« Baroque et classicisme… », p. 84‑85.
13 R. Dekoninck, « Du frontispice emblématique au frontispice théâtral dans les
éditions anversoises au tournant des x v i e et x v ii e siècles », dans Polyvalenz und Multi­
funktionalität der Emblematik. Akten des 5. Internationalen Kongresses der Society for
Emblem Studies, ed. W. Harms et D. Peil, Frankfurt am Main, 2002, p. 902‑904.
14 M. Fumaroli, « Baroque et classicisme… », p. 83.
146 a n nelyse lem m ens

Objet attisant la curiosité du lecteur, annonçant le livre et révélant


la « merveille » à la manière d’un parergon tout en étant capable de
diriger la lecture, le frontispice endosse donc des fonctions multiples
qui, chacune, peuvent révéler les enjeux de l’imprimé. Dès lors, s’inté-
resser au message qu’il véhicule pourrait être l’occasion de porter un
regard différent et complémentaire sur la question des Arts poétiques.
En effet, la mise en valeur de la poésie et, par extension, de l’auteur
dans les livres par le biais d’une représentation des imaginaires qui y
sont liés constitue un observatoire privilégié duquel il serait possible
de déterminer le crédit accordé ou non à l’inventivité du poète dans
le processus de valorisation. Pour ce faire, nous avons choisi, tout en
puisant dans le corpus des frontispices anversois de la première moitié
du x v ii e siècle15, de limiter nos recherches aux recueils de poésies en
latin. Qu’ils rassemblent diverses pièces sous le titre général de Poemata
ou, plus spécifiquement, qu’ils soient dédiés à un genre poétique par-
ticulier, adoptant alors un intitulé de type epigrammata, epistolae ou
encore sylvae, ces derniers constituent de véritables « florilèges » dont
le but est de diffuser « le meilleur de la production d’un auteur16 ».
Pensé d’emblée dans une optique de célébration du poète, ce genre édi-
torial est largement tributaire du contexte dans lequel il s’insère. Profi-
tant d’abord du statut international de la langue latine, laquelle porte
également des connotations aussi nobles que celles d’immortalité ou de
pérennité, il bénéficie ensuite de la place accordée à la poésie dans les
milieux lettrés qui, pratiquée de tous et en toutes circonstances, repré-
sente une part non négligeable de la littérature de la période « Early
modern »17. Plus particulièrement, elle constitue l’un des fondements
du cursus proposé dans les collèges jésuites18, où l’apprentissage de la
poésie antique, puis son imitation sous forme d’exercices, forme l’une
des bases de la formation rhétorique19. Ainsi instruits aux « humani-

15 Cette contribution s’insère dans le cadre d’une thèse de doctorat centrée sur l’évo-
lution du frontispice anversois entre 1585 et 1650 et intitulée Le livre mis en scène. Sta-
tuts, fonctions et usages du frontispice dans les anciens Pays-Bas entre 1585 et 1650.
16 A. Smeesters, Aux rives de la lumière. La poésie de la naissance chez les auteurs néo-
latins des anciens Pays-Bas entre la fin du x v e siècle et le milieu du x v ii e siècle, Leuven,
2011, p. 12‑13.
17 A. Smeesters, Aux rives de la lumière…, p. 3, 11 et A. Thill, La lyre jésuite. Antho-
logie de poèmes latins (1620‑1730), Genève (Travaux du Grand Siècle XIV), 1999, p. 1.
18 Nous nous permettons de prendre l’exemple de l’enseignement jésuite dans la me-
sure où la moitié des poètes liés à notre corpus sont issus de cet ordre.
19 Le cursus académique jésuite, fixé dès 1599 dans les Anciens Pays-Bas par la Ratio
Studiorum, prévoit cinq classes d’humanités où l’apprentissage du latin est à la fois le
but et le moyen de l’enseignement : aux trois classes de grammaire (dites Figura, Gram-
matica et Syntaxis) succèdent une classe de poétique (centrée sur l’apprentissage des
le frontspice , mise en scène de l a poési e néo - l at i ne 147

tés », les jeunes élèves pouvaient ensuite s’engager dans la Compagnie


et poursuivre leur apprentissage par l’étude de la philosophie puis de la
théologie. Cependant, l’accès à ce dernier niveau supposait du novice
la reprise générale du cursus d’humanité en une année (il était alors
qualifié de repetentes humaniora) avant d’occuper le poste de profes-
seur dans un (ou plusieurs) collège(s)20. Dès lors, tout en assurant leur
progression dans la hiérarchie de l’ordre, les jeunes enseignants conti-
nuaient d’approfondir leur connaissance des auteurs antiques et d’exer-
cer leur plume21. Ils composaient ainsi de nombreux poèmes qui, bien
que relevant généralement de la circonstance, pouvaient rencontrer l’in-
térêt d’un public assez large. Alors rassemblées en recueils, ces poésies
pouvaient non seulement servir à l’édification des élèves, mais égale-
ment collaborer à la notoriété de l’auteur22 . En ce sens, la présence d’un

« Classiques ») et de rhétorique. Voir H. Van Goethem (ed.), Antwerpen en de Jezuïten.


1562‑2002, Anvers, 2002, p. 51‑52 et A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus
dans les Anciens Pays-Bas, t. 2, Bruxelles, 1927, p. 37‑40. Ainsi intégrés au cursus, la
lecture et l’apprentissage des auteurs antiques fournissaient aux élèves un éventail de
thèmes, formules et phrases dans lesquels il leur était possible de puiser afin de nourrir
leurs discours. Le lien entre la poésie et la rhétorique est plus spécifiquement développé
dans J. Lecointe, L’idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la
Renaissance, Genève (Travaux d’Humanisme et de Renaissance 275), 1993, p. 76‑77.
20 C. Nativel (éd.), Centuriae Latinae. II. Cent une figures humanistes de la Renais-
sance aux Lumières, Genève, 2006, p. 404.
21 Au « collège d’humanités » succède le « collège de plein exercice », lequel avait
pour but de former aux arts libéraux (dialectique, philosophie et mathématiques).
Pouvant remplacer le cursus universitaire de Faculté des arts, ce cursus permettait aux
novices d’accéder directement aux Facultés supérieures (droit, médecine et surtout théo-
logie, laquelle participait à la progression du novice vers la nomination au sacerdoce).
Avant d’entamer son cursus universitaire, le novice devait accomplir une période de ré-
gence, soit la tenue des classes dans un collège depuis la classe de grammaire jusqu’à celle
de rhétorique. A ce sujet, voir notamment L. Giard « Le devoir d’intelligence, ou l’in-
sertion des jésuites dans le monde du savoir », dans Les jésuites à la Renaissance. Système
éducatif et production du savoir, éd. L. Giard, Paris (Bibliothèque d’histoire des sciences),
1995, p. lv ii - lv iii ; A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus…, t. 1, p. 449 et t. 2,
p. 24‑25 ; A. Smeesters, Aux rives de la lumière…, p. 406.
22 Le but didactique de la poésie est notamment relevé par C. Liaroutzos, « ‘Quand
verray-je le temps sans estre pluvieux ?’… », p. 97 : « La plupart du temps, ces poèmes,
explicitement adressés aux ‘juvenes’, ont une fonction didactique. Mais, on s’en doute,
cette fonction didactique n’est pas totalement désintéressée, puisqu’il s’agit de convaincre
les étudiants de la valeur du volume ». De plus, il semble que la poésie néo-latine pro-
duite au x v ii e siècle dans les Pays-Bas méridionaux « devienne de plus en plus acadé-
mique et strictement religieuse, ou du moins pieuse ; en réalité, la plupart des auteurs
étaient des membres du clergé ou d’ordres religieux tels les Jésuites et les Augustins ».
D’après J. Ijsewijn, Companion to Neo-Latin Studies. Part I. History and Diffusion of
Neo-Latin Literature, Leuven, 1990 (première edition 1977), p. 154. De façon plus gé-
nérale, voir M. Hermans, « L’enseignement des jésuites sous l’Ancien Régime à Mons »,
dans Les jésuites à Mons. 1584‑1598‑1998. Liber memorialis, éd. J. Lory, A. Minette et
148 a n nelyse lem m ens

frontispice, élément d’apparat assez coûteux et réservé, encore au début


du x v ii e siècle, aux publications les plus prestigieuses, devait d’autant
plus y participer.
Qu’ils soient reconnus sur la scène internationale ou qu’ils bénéfi-
cient d’une diffusion plus locale, nombreux sont les poètes dont l’œuvre
a été, au moins en partie, éditée sous cette forme de « miscellanées
poétiques ». Parmi les auteurs les plus plébiscités, on compte Matthias
Casimir Sarbiewski (1595‑1640), dont les Lyricorum, édités pour la
première fois à Cologne en 1625, furent réédités plus de quarante fois
jusqu’au x v iii e siècle23. Jacob Balde (1604‑1668), également reconnu
pour ses adaptations du style horatien, fut quant à lui honoré par les
publications et rééditions de ses sept livres de Sylves (Münich, 1643)
ainsi que de quatre livres de Lyriques et un livre d’Épodes (Münich,
1643), recueils auxquels s’ajoutent encore ses Sylvae lyricae (Cologne,
1646), chacun des ouvrages étant dotés, à défaut d’un frontispice, d’une
large vignette sur la page de titre24. On soulignera également l’existence
de recueils liés à des auteurs au rayonnement moindre, ou dont la pro-
duction poétique s’avère plus secondaire. Prenons ici l’exemple de Ber-
nard van Bauhuysen (1575‑1619), prêcheur jésuite actif à Anvers25, dont
les cinq livres d’Épigrammes furent édités dans l’officine plantinienne
en 1616 et en 1620. Paru sans frontispice malgré la requête expresse
de l’auteur26, ce n’est que dans une version augmentée des poèmes de
Baudouin Cabilliau (1568‑1652) et de Charles Malapert (1581‑1631)27
qu’un tel élément sera adjoint. Ainsi, bien qu’ils participent de près ou

J. Walravens, Mons, 1999, p. 98‑100 et A. Smeesters, Aux rives de la lumière…, p. 12‑13


et 407.
23 J.-C. Polet (éd.), « Matthias Casimir Sarbiewski », dans Patrimoine littéraire euro-
péen : anthologie en langue française, vol. 8, Bruxelles, 1996, p. 272‑273 et A. Thill, La
lyre jésuite…, p. 46. Les Lyricorum libri III. Epigrammatum liber unus de M. C. Sar-
biewski furent notamment réédités à Anvers chez Jan Cnobbaert en 1630. Le recueil fut
également augmenté et édité sous le titre Lyricorum libri IV Epodon lib. unus alterque
epigrammatum par les soins de Balthasar Moretus en 1632 (in-24°), puis en 1634 et
1646 (in-4°). Ces quatre versions anversoises sont chacune dotées d’un frontispice.
24 J. P. Murphy (éd.), Jesuit Latin Poets of the 17th and the 18th centuries. An antho-
logy of neo-latin Poetry, Wauconda, 1989, p. 96‑100 et A. Thill, La lyre jésuite…, p. 102.
25 A. Thill, La lyre jésuite…, p. 63.
26 Dans une lettre adressée à Balthasar Moretus datée du 1er août 1617, Bernard van
Bauhuysen argumente comme suit : In fronte libri, mi Morete, plures sunt, qui iconem
aliquam desiderent […]. Mire enim lectorem recreat, Emtorem allicit, librum ornat, neque
pretium multum auget. Édité dans J. Judson et C. Van De Velde (éd.), Corpus Rube-
nianum Ludwig Burchard, part XXI, vol. 2, London, Philadelphia, 1978, p. 366‑367,
n° 8‑9.
27 B. Van Bauhuysen et B. Cabilliau, Epigrammata et C. Malapert, Poemata, Anvers,
1634.
le frontspice , mise en scène de l a poési e néo - l at i ne 149

de loin à la notoriété des auteurs, les recueils de poésie peuvent rece-


voir une attention plus ou moins importante de la part des éditeurs,
les impératifs économiques ayant souvent leur importance. Il en résulte
une certaine disparité dans le choix des formats et de la « qualité » des
ouvrages, dont la présence d’une page de titre illustrée peut être un in-
dicateur28. Dans ces conditions, si la perspective de rassembler les fron-
tispices ornant les recueils de poésies en latin nous paraissait a priori
riche, force a été de constater que seuls dix-sept d’entre eux, en ce
qui concerne l’édition anversoise de la première moitié du x v ii e siècle
(Annexe 1), en furent finalement dotés, ce qui est peu en comparaison
avec l’ensemble des publications que compte ce genre éditorial. Mis à
part les quelques in-quarto d’auteurs aussi illustres que Matthias Casi-
mir Sarbiewski, Maffeo Barberini (1568‑1644) ou encore Fabio Chigi
(1599‑1667), notre corpus rassemble plus largement des éditions de
formats plus réduits et dont les auteurs sont très souvent proches du
milieu enseignant. Ce constat ne change toutefois en rien la fonction
de ces frontispices qui, inaugurant des anthologies de poèmes dispa-
rates, doivent proposer au lecteur une image suffisamment générale de
la poésie, à la fois capable de révéler toute la grandeur de l’œuvre par
son attrait et d’en ponctuer la lecture future.
Tandis que les poèmes liminaires qui accompagnent généralement
les publications n’ont de cesse de louer l’ingéniosité et la virtuosité
des auteurs, la glorification de ces derniers au niveau des frontispices
se fait de façon plus détournée. Ainsi, contrairement à Horace qui, en
poète lauréat, délaisse son bouclier pour lui préférer le luth et chanter
ses Opera sur scène29 (ill. 2), les poètes du x v ii e siècle ne seront jamais
directement représentés au niveau de la page de titre, tout au plus béné-
ficieront-ils d’un portrait placé à sa suite, comme on peut en trouver
dans l’édition plantinienne des Poemata de Maffeo Barberini30. Loin
de posséder un statut équivalent à celui des auteurs anciens, c’est plutôt
par le biais d’une célébration générale de l’ouvrage, auquel leur nom
est associé, que ces poètes reçoivent leur consécration. En ce sens, le

28 L. Febvre et H.-J. Martin, L’apparition du livre, p. 224‑226.


29 Horace, Opera, Anvers, 1630. Le frontispice met en réalité en scène plusieurs épi-
sodes de la vie d’Horace. Le bouclier délaissé fait ainsi référence à la jeunesse du poète
qui, enrôlé dans l’armée de Brutus et Cassius, fut parmi les vaincus à la bataille de Phi-
lippes (42 av. J.-C.). Il dut alors son salut à sa poésie qui sut charmer les vainqueurs, et
plus particulièrement le futur empereur Auguste dont une représentation est visible dans
la partie gauche du frontispice. La partie de droite laisse quant à elle place à Mécène,
lequel fut le protecteur du poète. Voir R. Nisbet, « Horace : life and chronology », dans
The Cambridge Companion to Horace, ed. S. Harrison, Cambridge, p. 8 et 10.
30 M. Barberini, Poemata, Anvers, 1634.
150 a n nelyse lem m ens

registre le plus couramment utilisé est celui de la mythologie. Apollon,


Mercure, Minerve ou encore les Muses sont fréquemment représentés
et se font les chantres d’un des topos littéraires les plus usités : celui
du poète élu des dieux31. Il en va alors de la définition de la poésie
comme langage inspiré, voir sacré, à laquelle répond la fonction « célé-
brante » du frontispice qui insiste « sur le livre comme lieu, espace,
contenant destiné à abriter et préserver des ‘choses’ précieuses ou même
sacrées32 ». Dans ce cadre, on peut retenir l’exemple des Poemata33 de
Corneille de Corte (vers 1590‑1638), lequel figure le titre de l’œuvre et
le nom de son auteur comme gravés sur une « stèle » placée au centre
d’une représentation du mont Hélicon, comme le suggère la présence de
Pégase révélant une source, l’Hippocrène, dans la partie supérieure de
l’image (ill. 3). S’articulent ensuite autour des différents bras du fleuve
divers héros de la poésie, parmi lesquels Orphée, David ainsi qu’Arion,
lui-même entouré de sept cygnes couronnés de lauriers34. Présenté au
centre de ces exempla, le livre permet donc, par son lien métonymique
avec le poète, de hisser celui-ci au rang des plus éminents personnages
mythologiques et de lui assurer par la même occasion son passage à la
postérité. Dans d’autres cas, un parallèle plus particulier entre le poète
et Apollon sera établi, comme pour l’édition des Tragédies et poèmes35
de Michel Hoyer (1593‑1650) où le dieu, tel un rhapsode, chante les
œuvres présentées sur un voile tendu devant lui, encouragé par une Re-
nommée soufflant dans une double flute (ill. 4). Par ces jeux métapho-
riques, qui consistent en un rapprochement du recueil poétique avec la
sphère divine, le frontispice place le poète dans un rapport privilégié
avec le sacré, plébiscitant par là le caractère inné de l’inspiration poé-
tique et, en corollaire, la liberté créatrice du poète en vertu de laquelle
sa reconnaissance semble possible.

31 Voir notamment F. Joukovsky, Poésie et mythologie au x v i e siècle. Quelques mythes


de l’inspiration chez les poètes de la Renaissance, Paris, 1969, p. 52.
32 M. Fumaroli, L’école du silence…, p. 421.
33 C. de Corte, Poemata, Anvers, 1629.
34 Plusieurs images antiques sont ici figurées en parallèle : Orphée charme Cerbère
par son chant, preuve de son pouvoir, tandis que David, avec sa lyre, domine un lion et
incarne ainsi la supériorité du poète sur la nature. Dans la partie inférieure de l’image,
Arion de Methymne est sauvé par un dauphin grâce aux sons de sa cithare (ici un luth).
Sept cygnes nagent autour de ce dernier, lesquels valent comme modèles du poète majes-
tueux, et ici vainqueurs puisqu’ils sont couronnés de lauriers. Ils réfèrent également à
Apollon, dont la naissance a été marquée par le vol de sept cygnes au-dessus de l’île
de Délos. L’intericonicité de ces références permet d’autant mieux la mise en avant du
caractère divin et prophétique de la poésie, et plus particulièrement des poésies de Cor-
neille de Corte.
35 M. Hoyer, Tragœdiæ aliaque poemata, Anvers, 1641.
le frontspice , mise en scène de l a poési e néo - l at i ne 151

Le frontispice des Lyricorum libri IV Epodon lib. Unus alterque Epi-


grammatum36 de Matthias Casimir Sarbiewski fournit encore un bel
exemple du rapprochement établi entre l’auteur et les divinités tuté-
laires de la poésie (ill. 5). Le lecteur est ici plongé dans un paysage dont
la configuration évoque le mont Hélicon : on y reconnaîtra notamment
la source Hippocrène, coulant entre deux rochers, creusant une vallée
dans laquelle poussent palmiers et lauriers, végétation chère à la sym-
bolique apollinienne. Au centre de cet environnement bucolique, le
livre est présenté sous la forme d’un autel autour duquel gravitent les
trois figures éminentes que sont Apollon, dieu de la poésie, Erato, plus
spécifiquement associée à la poésie lyrique, et Pindare sous la forme
d’un nourrisson, poète antique référant à l’Âge d’or de la discipline.
Si ces personnages peuvent recevoir une fonction programmatique37,
l’ensemble du groupe situé au premier plan de l’image, tourné vers
les armes du pape Urbain VIII, renvoie plus largement à la dédicace
située au début du recueil, laquelle précise « Ad sacros pedes tuos, Bea-
tissime Pater, venerabundi deponimus hoc Musarum delicium ». Objet
d’affection offert par les Muses, évoqué tel un édicule à la fois sacré
et pérenne, encore couronné et consacré par Apollon lui-même qui y
pose sa lyre, le livre est donc un présent qui doit tout particulièrement
son éminence à l’élection divine dont il bénéficie38. En outre, la place
centrale accordée à l’autel, métaphore du livre, ainsi que sa position au-
dessus de l’Hippocrène permet d’instaurer un lien entre la source mi-
raculeuse et les armes du dédicataire, lui-même poète reconnu et loué
par l’auteur39. Cette mise en scène dans laquelle le livre est présenté,
sorte d’opus connecté au monde divin et offert à l’un des représentants
36 M. C. Sarbiewski, Lyricorum libri IV Epodon liber unus alterque Epigrammatum,
Anvers, 1632.
37 Erato, muse de la poésie épique, évoquerait ainsi les nombreuses parties du recueil
relevant de ce genre, tandis que Pindare, qui excelle par ses odes, en symbolise l’une des
formes poétiques les mieux représentées. Voir R. J. Judson et C. Van De Velde, Corpus
Rubenianum…, part XXI, vol. 1, p. 266, n° 62. Il semble cependant que les principales
sources d’inspiration de Rubens en ce qui concerne l’iconographie soient les poèmes de
dédicaces présents à la fin de l’ouvrage. Voir E. Mc Grath, « Rubens’s Musathena »,
Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 50 (1987), p. 237, note 34.
38 Sur l’attitude d’Apollon, voir E. Mc Grath, « Rubens’s Musathena », p. 237 :
« Here he <Rubens> had shown Apollo placing his lyre on an altar which bridges a
stream at the foot of twin-peaked Parnassus, while looking to the Barberini arms […]
perhaps in the face of this combined clerical talent Apollo is dedicating his lyre to go
into retirement ».
39 Le renom dont bénéficiaient les poésies du pape Urbain VIII, ainsi que l’admira-
tion que lui portait M. C. Sarbiewski sont notamment soulignés dans J.-M. Valentin,
« L’or et le fer », dans M. C. Sarbiewski. Choix de poèmes lyriques, Paris (Travaux et
Recherches des Universités rhénanes 9), 1995, p. x i -x ii .
152 a n nelyse lem m ens

les plus éminents de la chrétienté mais aussi de la poésie, permet donc


d’évoquer Sarbiewski en tant qu’interlocuteur privilégié des Muses,
sorte de vates dont l’œuvre constitue une « vitrine » chargée d’en
rendre évidents le prestige et le renom. Dans cette entreprise, la rhé-
torique visuelle déployée dans ce frontispice ne laisse aucune place aux
considérations touchant le travail d’émulation qui, pourtant, marque
bien l’activité poétique.
Jusqu’ici reléguée dans l’ombre des imaginaires mythologiques
qui dominent l’iconographie des frontispices, il existe pourtant une
« norme » dont l’essence réside dans l’étude et l’imitation des poètes
anciens. Contrairement à ce que l’encomiastique de la page de titre sug-
gère, le poète n’est pas cet « esprit » qui, touché par la grâce des Muses,
développerait un don particulier à travers la composition de vers. Dans
la pratique, le poète s’apparente plutôt à un artiste dont l’activité est
marquée par une union aussi profonde que conflictuelle entre deux
« pôles », celui du « génie » et celui des traditions poétiques. Pourtant,
si la part de liberté créatrice est mise en tension avec le travail d’ému-
lation dès l’Antiquité, il existait alors un consensus selon lequel la
Natura, malgré son énergie propre, restait subordonnée à l’Ars40. C’est
surtout à partir de la Renaissance, fortement marquée par la relecture
des « Classiques », que les théoriciens, pour beaucoup italiens, dévelop-
peront l’idée du furor platonicus comme apanage du poète vates, sorte
d’énergie qui le pousse à la création, renversant de la sorte l’ancien
équilibre41. Bien qu’il permette de reconnaître à l’auteur une place cen-
trale dans la création, ce statut de « poète enthousiaste » sera cepen-
dant relativisé au cours du x v i e siècle, laissant alors place à la notion
de calor, soit une conception de l’inventivité telle « une sorte d’affecti-
vité, une émotion sincère qui est le déclencheur de l’inspiration42 ». De
son côté, le génie platonicien continuera de caractériser la définition
des « âges de l’inspiration », où il marque l’activité des poètes de l’Âge
d’or tels Horace, Virgile ou Ovide, lesquels, parce qu’ils incarnent la
poésie dans sa quintessence, seront les modèles à imiter43. Cette réé-
valuation de l’activité du poète, plus rationnelle, s’inscrit alors dans la
parfaite continuité d’une poésie insérée dans le parcours académique,

40 J. Lecointe, L’idéal et la différence…, p. 58‑62.


41 J. Lecointe, L’idéal et la différence…, p. 220 sv et P. Galand-Hallyn et F. Hallyn
(dir.), Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur
héritage en France au x v i e siècle, Genève (Travaux d’Humanisme et de Renaissance 348),
2001, p. 114 sv.
42 Ibid., p. 134.
43 Ibid., p. 140‑145.
le frontspice , mise en scène de l a poési e néo - l at i ne 153

où l’innutrition des auteurs de l’Antiquité faisait guise de « protrep-


tique » à l’apprentissage de la rhétorique. Dans ce cadre, la poésie était
pensée d’emblée telle une démarche intellectuelle capable de toucher
le lecteur moins par les affects qu’elle suscite que par l’ingéniosité de
son jeu avec son « intertexte classique »44. Lire et apprécier la poésie
nécessitait donc une certaine érudition, d’autant plus qu’elle était sou-
vent composée en marge d’une activité d’enseignement45. S’adressant
à un public ciblé, le poète pouvait dès lors trouver la reconnaissance
de ses pairs pour son adaptation remarquable d’auteurs classiques, tel
Sarbiewski surnommé « l’Horace polonais46 ». Représenter les modèles
auxquels se réfèrent les poètes n’entre donc pas, a priori, en contradic-
tion avec les visées encomiastiques du frontispice.
Pourtant, force est de constater que ceux-ci mettent plus volontiers
l’œuvre en relation avec les grands héros et divinités antiques pro-
tecteurs de la poésie qu’avec ses éminents représentants historiques.
Quelques exemples semblent toutefois se conformer à cette vision de
l’inspiration poétique centrée sur l’imitation et le dépassement de ses
modèles, comme le frontispice qui accompagne les Lyricorum sive oda-
rum47 de Jean-Baptiste Masculi (1582‑1656), où le lecteur est invité à
passer au travers d’une arche à la suite de Pindare et Horace (ill. 6)48.
La notion de passage instaurée par le choix du motif iconographique de
l’arc cristallise ici, par un fonctionnement différent de celui des pages
envisagées précédemment49, l’idée d’un statut « à part » du poète. En

44 La formule est de A. Smeesters, Aux rives de la lumière…, p. 9 ; J. Lecointe, L’idéal


et la différence…, p. 86‑87.
45 Nous avons en effet constaté que la plupart des auteurs représentés dans notre cor-
pus ont assuré une charge d’enseignement pendant une période significative. Si certains
ont pu publier leurs poésies avant d’occuper ce type de poste, comme Augustin Mas-
cardi, qui fut professeur de rhétorique à Rome et Gênes dès 1628, d’autres composèrent
des poésies en parallèle de leur travail d’enseignant, tels Baudouin Cabilliau, régent et
préfet aux études dès 1611, Corneille de Corte, professeur de théologie à Bruxelles et
Louvain après 1608, Jean van Rivieren, professeur de philosophie au couvent des Augus-
tins de Bruxelles à partir de 1624, ou encore Jacques Bidermann, professeur de philoso-
phie et de Théologie à Dillingen puis Rome.
46 J.-M. Valentin, « L’or et le fer », p. x i x , x x ii .
47 J.-B. Masculi, Lyricorum sive odarum, Anvers, 1645.
48 Ce frontispice copie librement celui utilisé pour la première édition de ce volume
à Naples, en 1626.
49 Les frontispices anversois peuvent se décliner selon trois modalités : les frontispices
possédant une structure architecturale formant une arcade dans laquelle s’inscrit le titre,
ceux qui adaptent plus ou moins librement le motif d’un socle monumental portant le
titre sous forme d’inscription, et enfin la catégorie dite des « pages-tableau » construites
sur le modèle pictural, où l’écrit tend à être évacué. Les exemples vus précédemment
relèvent des deux dernières catégories tandis que celui des Lyricorum sive odarum de
154 a n nelyse lem m ens

effet, l’arcade, tout en matérialisant la limite du livre, pose l’auteur et


son œuvre en rupture avec l’espace du lecteur, scission que la présence
des différents éléments iconographiques disposés autour de l’arc pour-
ront expliquer. Les deux poètes antiques, tout particulièrement recon-
nus dans le genre des odes, balisent un itinéraire dans le sillage duquel
le poète prend place, établissant avec ce dernier un rapport de quasi
filiation. Plus précisément, cette participation de l’auteur au Génie
antique se traduit par la « digestion », les reprises et adaptations de
vers selon un « usage qui a toujours été celui des hommes instruits50 »,
comme le précise la Scriptoris institutum, sorte d’adresse au lecteur qui
succède à la page de titre. Mais, s’il est effectivement célébré en tant
que poeta doctus, le poète doit également son « élection » au don qui
lui a été accordé, d’où la présence de Pégase, d’un cygne et d’une lyre
dans la partie supérieure du frontispice. Tous convoquent l’idée du
poète abreuvé des eaux de l’Hippocrène qui, dialoguant avec Apollon
sur l’Hélicon, se transformerait en cygne, symbole de la noblesse et de
la perfection de son art comme Horace le chantait lui-même dans ses
odes51. Les constellations présentes en surimpression complètent encore
cette vision « enthousiaste » du poète, dont la destinée et la voca-
tion poétique sont déterminées par les astres52 . Au final, le frontispice
semble confronter deux visions complémentaires de la poésie, partagée
entre art et prédisposition : inscrits dans la continuité des Classiques,
l’œuvre et son auteur sont également placés dans un espace distan-
cié en vertu d’une vocation poétique capable de transformer le texte
en chef-d’œuvre, conversion qu’opère l’arche à la manière d’un arc de
triomphe53. Si ce caractère cosmique de l’inspiration nous éloigne un

Jean-Baptiste Masculi appartient à la première. Sur le développement structurel du fron-


tispice, voir R. Dekoninck, « Au seuil du livre-monument… », p. 21‑22 et J. M. Chate-
lain, « Pour la gloire de Dieu et du roi… », p. 354‑363.
50 Le Scriptoris institutum précise notamment : Ego igitur hunc ipsum sequor, hunc
exprimo ; eius numeris tantum utor, et in primis usurpo eum, in quo ille crebrior, quia
grandior atque plenior, et mihi accomodatior ad diuina eandem item materiam aliquando
uestire sententiis ac verbis aliis non dubitaui, ut ille saepe, in quo iniquem carpitur a Sca-
ligero ; nec ueritus sum in uerbis ipsis aliquid eius ostri atque purpurae, quod splendorem
uideretur accersere, interdum data opera carmini meo attexere in loco : fuit semper hic mos
doctissimorum uirorum.
51 Horace, Odes, II, 20, v. 9‑12 : Iam iam residunt cruribus asperae / pelles et album
mutor in alitem / superne nascunturque leues / per digitos umerosque plumae.
52 Sur le lien de la poésie avec le thème astral, voir J. Lecointe, L’idéal et la diffé-
rence…, p. 211‑213.
53 Les arcs de triomphe pouvaient recevoir une portée multiple, depuis la matérialisa-
tion d’une limite géographique jusqu’à l’instauration d’un temps particulier, celui de la
fête. À ce sujet, voir P. Fortini Brown, « Measured Friendship, Calculated Pomp : The
Ceremonial Welcomes of the Venetian Republic », dans “All The World a Stage…” Art
le frontspice , mise en scène de l a poési e néo - l at i ne 155

peu de la notion de calor, l’invitation au passage qu’opèrent les deux


poètes musiciens témoigne cependant de la place première accordée au
travail, voie par laquelle l’auteur rencontre son public. Dès lors, plu-
tôt que d’annoncer les contenus du livre à la manière d’une « table des
matières » illustrée, le frontispice conforterait plus le lecteur dans une
approche « érudite » du livre, où la lecture s’apparenterait à l’apprécia-
tion de la filiation annoncée par la page de titre.
Cette fonction « directrice » est encore plus manifeste dans le fron-
tispice des quatre livres de Silves54 d’Augustin Mascardi (1590‑1640)
(ill. 7). Réalisé par Rubens, il se construit tel un « tableau » dans
lequel le titre, le nom de l’auteur et celui du dédicataire sont mis en
représentation, présentés telle une inscription épigraphique gravée sur
un autel sépulcral. C’est sur cet élément, métaphore du livre évoquant
à la fois le lieu du sacré et de la mémoire, que vient se placer un mé-
daillon portant l’effigie de Virgile entouré de lauriers, symbole d’élec-
tion du poète, ainsi que d’instruments de musique, écho au caractère
bucolique de ses vers. Par sa présence, ce portrait inscrit l’œuvre dans
un rapport de filiation similaire à celui déjà relevé précédemment et,
plus spécifiquement, il indique au lecteur un type de lecture à privilé-
gier : celui d’une appréciation de la reprise des thèmes et de la maîtrise
des formes métriques « virgiliennes » (l’hexamètre dactylique) tout au
long de l’ouvrage55, aune à laquelle l’ingéniosité du poète pourra être
évaluée. Cette mise en évidence de la poésie comme processus d’ému-
lation s’arrête toutefois à ces seuls motifs. Lesquels, à certains égards,
entrent en concurrence avec le reste de l’iconographie. Alors que les
deux putti et les deux masques jouent un rôle principalement program-
matique56, nous nous intéresserons au décor qui se développe à l’ar-
rière-plan, où le palmier et les lauriers, végétation typique à l’Hélicon,
insèrent l’œuvre dans une perspective plus mythologique. La présence
d’un cartouche zoomorphe qui accueille, entre des pattes et des ailes

and Pageantry in the Renaissance and Baroque. Part I. Triumphal Celebraions and the
Rituals of Statecraft, ed. B. Wisch et S. Scott Munshower, 1990, p. 137‑138.
54 A. Mascardi, Silvarum libri IV, Anvers, 1622.
55 Voir la notice de l’ouvrage dans R. J. Judson et C. Van De Velde, Corpus Rubenia-
num…, part XXI, vol. 1, p. 216‑217, n° 48.
56 Ibid. : le putti de gauche, jouant de la lyre, symbolise la poésie épique, laquelle
caractérise le premier livre de silves. À droite, le putti soufflant dans une double flute
symbolise la poésie élégiaque, duquel genre relèvent les silves des deuxième et quatrième
livres. Quant aux masques, ils pourraient référer à la tragédie, présente dans les trois pre-
miers livres, et à la comédie, bien que ce dernier genre ne soit pas représenté. Le second
masque pourrait donc plutôt faire allusion au genre héroïque présent dans le second
livre, ou encore être un jeu autour du nom de l’auteur.
156 a n nelyse lem m ens

de cygne, un médaillon où Pégase est représenté évoque de façon plus


probante encore le caractère inné de la création poétique. De ce fait,
la position médiane de l’autel semble replacer la poésie et l’inspiration
poétique dans la dialectique ars-natura, entre imitation et génie. Plus
spécialement, la perspective et la dynamique ascensionnelle de l’image,
qui dirigent le regard depuis Pégase à l’avant-plan jusqu’à Virgile dans
la partie supérieure, entre en résonnance avec le genre même des silves,
poèmes censés trouver leur genèse dans la spontanéité de l’inspiration
et leur consécration par un travail sur le texte où seul persiste, au final,
une « impression » d’improvisation57. Cette présentation de l’inspira-
tion poétique s’inscrit plus fondamentalement dans l’optique du calor
subitus, où « si l’inspiration reste à l’origine de la création poétique,
[…] elle laisse la part belle à l’érudition et au travail d’émulation58 ».
Faisant une place tant au « labeur » qu’à la spontanéité du poète,
on pourrait se demander pourquoi ces deux exemples ne rencontrent
qu’un développement limité dans l’édition anversoise de la première
moitié du x v ii e siècle. Ils semblent pourtant correspondre de façon
plus décisive à la réalité de la création poétique, tout en participant à
la glorification du livre et de son auteur. Nous avons déjà relevé en ce
sens le public « érudit » que ces recueils visaient, invitant notamment
le lecteur au jugement des reprises et imitations de vers classiques, et
ce quel qu’en soit l’imaginaire associé par le biais du frontispice. Il est
toutefois possible de trouver, dans les buts assignés à ce dernier, une
objection à la mise en évidence des sources antiques. En effet, loin de
proposer un discours complet sur le livre, le frontispice se doit de ne
mettre en avant que les informations les plus adaptées, soit celles qui
sont susceptibles d’attirer le public cible et de susciter en eux suffisam-
ment d’attrait pour inciter à l’achat. Dans ce cadre, délivrer l’identité
des modèles pris par le poète, si cela pouvait contribuer à son renom,
dévoilait également ce que seule une lecture érudite avait la capacité
de révéler. Choisir un modèle plus générique, tel Apollon, permettrait
donc au frontispice d’affirmer l’existence d’une grandeur poétique chez
un auteur tout en en laissant au lecteur le choix des raisons de l’appli-
cation. Dès lors, on pourrait éventuellement voir dans le frontispice des

57 P. Galand-Hallyn et F. Hallyn (dir.), Poétiques de la Renaissance…, p. 133‑134. De


plus, « the title of Mascardi’s publication was very likely inspired by the Sylvæ of Publius
Papinius Statius (c. 45‑96 A.D.) which is a collection of topical poems partly based on
Virgil », dans R. J. Judson et C. Van De Velde, Corpus Rubenianum…, part XXI, vol. 1,
p. 216, n° 48.
58 P. Galand-Hallyn et F. Hallyn (dir.), Poétiques de la Renaissance…, p. 136.
le frontspice , mise en scène de l a poési e néo - l at i ne 157

Epistolarum, Heroum et Heroidum Libri Quatuor59 de Baudouin Ca-


billiau (1568‑1652) une voie médiane où Apollon, sortant d’une nuée,
confie une palme à Mercure dont le caducée est doté d’un voile marqué
des indications bibliographiques (ill. 8). Si ce dernier est traditionnelle-
ment évoqué comme protecteur des voyageurs, ce qu’appelle au moins
en partie la mention Epistolarum dans le titre, c’est aussi en tant que
dieu de l’éloquence qu’il s’impose, incarnant alors la part rhétorique de
la poésie, laquelle consiste à « arranger » les mots dans le but de tou-
cher son lecteur. À travers une dichotomie ciel-terre, cette image pose
donc la poésie comme un langage situé à la croisée de deux chemins,
l’un émanant du divin et l’autre dérivant de l’intellect, un langage qui
n’en reste pas moins l’apanage d’êtres d’exception.

ANNEXE

Liste des recueils de poésies publiés à Anvers avec un frontispice


Selectae PP. Soc. Iesu. Tragoediae, Anvers, apud Ioan Cnobbarum, 1634.
Bar ber ini , M., Poemata, Anvers, ex officina Plantiniana Balthasaris Moreti
1634.
C a billi au, B., Epistolarum, Heroum et Heroidum Libri Quatuor, Anvers,
apud Henricum Aertssens, 1636.
C higi , F. (= P hilomathes), Musae Juveniles, ex officina Plantiniana Bal-
thasaris Moreti, 1654.
D e C orte , C., Poemata, Anvers, apud Henricum Aertssens, 1629.
D e P utte , E., Epistolarum selectarum apparatus, Anvers, typis Ioanni Cnob-
bari, 1637.
H oy er , M., Tragoediae aliaque poëmata, Anvers, apud Henricum Aertssens,
1641.
G uiniggi , V., Allocutiones Gymnasticae, Anvers, apud Ioannem Cnobbarum,
1633.
—, Poesis, Anvers, apud Ioan Cnobbaert, 1633.
—, Poesis heroica, elegiaca, lyrica, epigrammatica aucta & recensita : item dra-
matica, nunc primùm in lucem edita, Anvers, ex officina Plantiniana
Balthasaris Moreti, 1637.
M ascar di , A., Silvarum libri IV, Anvers, ex officina Plantiniana, 1622.

59 B. Cabilliau, Epistolarum, Heroum et Heroidum Libri Quatuor, Anvers, 1636.


158 a n nelyse lem m ens

M asculi , J.‑B., Lyricorum sive odarum, Anvers, apud Iohannes Meursium,


1645.
S ar biewsk i , M. C., Lyricorum libri tres Editio tertia auctior. Epigrammata
liber unus, Anvers, typis Ioannis Cnobbari, 1630.
—, Lyricorum libri IV Epodon liber unus alterque Epigrammatum, Anvers, ex
officina Plantiniana Balthasaris Moreti, 1632.
S ar biewsk i , M. C., Lyricorum libri IV Epodon liber unus alterque Epigram-
matum, Anvers, ex officina Plantiniana Balthasaris Moreti, 1634.
Va n Bauhu ysen , B. et B. C a billi au, Epigrammata – C. M a lapert, Poe­
mata, Anvers, ex officina Plantiniana Balthasaris Moreti, 1634.
Va n R i v ier en , J., Poemata, Anvers, apud Henricum Aertssens, 1629.

BIBLIOGRAPHIE
Textes
Imago Primi Sæculi Societatis Iesu, Anvers, ex officina Plantiniana Balthasaris
Moreti, 1640.
Bar ber ini , M., Poemata, Anvers, ex officina Plantiniana Balthasaris Moreti
1634.
C a billi au, B., Epistolarum, Heroum et Heroidum Libri Quatuor, Anvers,
apud Henricum Aertssens, 1636.
D e C orte , C., Poemata, Anvers, apud Henricum Aertssens, 1629.
H or ace , Opera, Anvers, apud Ioannem Cnobbarum, 1630.
H oy er , M., Tragoediae aliaque poëmata, Anvers, apud Henricum Aertssens,
1641.
M ascar di , A., Silvarum libri IV, Anvers, ex officina Plantiniana, 1622.
M asculi , J.‑B., Lyricorum sive odarum, Anvers, apud Iohannes Meursium,
1645.
S ar biewsk i , M. C., Lyricorum libri IV Epodon liber unus alterque Epigram-
matum, Anvers, Ex officina Plantiniana Balthasaris Moreti, 1632.
Va n Bauhu ysen B. et B. C a billi au, Epigrammata – C. M a lapert, Poe­
mata, Anvers, ex officina Plantiniana Balthasaris Moreti, 1634.

Études critiques
C hatelain , J. M., « Pour la gloire de Dieu et du roi : le livre de prestige
au x v ii e siècle », dans La naissance du livre moderne (xiv e-xvii e siècles) :
Mise en page et mise en texte du livre français, éd. H.‑J. Martin, Paris,
2000, p. 354‑363.
le frontspice , mise en scène de l a poési e néo - l at i ne 159

D ekoninck , R., « Au seuil du livre-monument. L’imaginaire architectural


du frontispice entre les anciens Pays-Bas et la France », dans La gra-
vure de la Renaissance dans les Pays-Bas méridionaux, éd. G. Denhaene,
Bruxelles, 2010, p. 15‑27.
—, « Du frontispice emblématique au frontispice théâtral dans les éditions
anversoises au tournant des x v i e et x v ii e siècles », dans Polyvalenz und
Multifunktionalität der Emblematik. Akten des 5. Internationalen Kon-
gresses der Society for Emblem Studies, ed. W. Harms et D. Peil, Frank-
furt am Main, 2002, p. 891‑905.
Febv r e , L. et H.‑J. M artin , L’apparition du livre, Paris (Bibliothèque de
l’Évolution de l’Humanité 33), 1999.
Fum aroli , M., L’école du silence. Le sentiment des images au xvii e siècle, Paris
(Champs 633), 1998 (première édition 1994).
G a la nd -H a lly n P. et F. H a lly n (éd.), Poétiques de la Renaissance. Le
modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France
au xvi e siècle, Genève (Travaux d’Humanisme et de Renaissance 348),
2001.
G enette , G., Seuils, Paris, 1987 (Poétique).
G i ar d , L. (éd.), Les jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production
du savoir, Paris (Bibliothèque d’histoire des sciences), 1995.
I jsew ijn , J., Companion to Neo-Latin Studies. Part I. History and Diffusion
of Neo-Latin Literature, Leuven, 1990 (première edition 1977).
J oukovsk y, F., Poésie et mythologie au xvi e siècle. Quelques mythes de
l’inspiration chez les poètes de la Renaissance, Paris, 1969.
Judson , J. et C. Va n D e Velde (ed.), Corpus Rubenianum Ludwig Bur-
chard, part XXI, vol. 2, London, Philadelphia, 1978.
L ecointe , J., L’idéal et la différence. La perception de la personnalité litté-
raire à la Renaissance, Genève (Travaux d’Humanisme et de Renaissance
275), 1993.
L i aroutzos , C., « ‘Quand verray-je le temps sans estre pluvieux ?’ Le poème
liminaire encomiastique aux x v i e et x v ii e siècles », dans De la grande
rhétorique à la poésie galante. L’exemple des poètes caennais aux xvi e
et xvii e siècles, éd. M. G. Lallemand et C. Liaroutzos, Caen, 2004,
p. 95‑106.
Mc G r ath , E., « Rubens’s Musathena », Journal of the Warburg and Cour-
tauld Institutes, 50 (1987), p. 233‑245.
Mur phy, J. P. (ed.), Jesuit Latin Poets of the 17th and the 18th centuries. An
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S ar biewsk i , M. C., Choix de poèmes lyriques, trad. A. Thill, préface J.‑M.
Va­lentin, Paris (Travaux et Recherches des Universités rhénanes 9), 1995.
160 a n nelyse lem m ens

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teurs néo-latins des anciens Pays-Bas entre la fin du xv e siècle et le milieu
du xvii e siècle, Leuven, 2011.
Thill , A., La lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (1620‑1730), Genève
(Travaux du Grand Siècle 14), 1999.
Ill. 1 : Imago Primi Saeculi Societatis Iesu
Antuerpiæ, 1640. Frontispice.
(Museum Plantin-Moretus, Prentenkabinet, Antwerpen, inv. A 797)
 Museum Plantin-Moretus.
Ill. 2 : Q. Horatii Flacci Opera ab obscœnitate expurgata
Antuerpiæ, 1630. Frontispice.
(Museum Plantin-Moretus, Prentenkabinet, Antwerpen, inv. B 1146.16)
 Museum Plantin-Moretus.
Ill. 3 : C. Curti Poemata
Antuerpiæ, 1629. Frontispice.
(Bibliothèque Royale de Belgique, Bruxelles, inv. VB 6300 A)
 Bibliothèque royale de Belgique.
Ill. 4 : M. Hoyeri Tragoediae aliaque poëmata
Antuerpiæ, 1641. Frontispice.
(Museum Plantin-Moretus, Prentenkabinet, Antwerpen, inv. A 271.2)
 Museum Plantin-Moretus.
Ill. 5 : M. C. Sarbievii Lyricorum livri IV Epodon liber unus
alterque Epigrammatum
Antuerpiæ, 1632. Frontispice.
(Museum Plantin-Moretus, Prentenkabinet, Antwerpen, inv. A 828)
 Museum Plantin-Moretus.
Ill. 6 : I. B. Masculi Lyricorum sive odarum
Antuerpiæ, 1645. Frontispice.
(Erfgoedbibliotheek Hendrik Conscience, Antwerpen, inv. C 1481)
 Erfgoedbibliotheek Hendrik Conscience.
Ill. 7 : A. Mascardi Silvarum libri IV ad Alexandrum principem estensem
S.R.E. cardinalem
Antuerpiæ, 1622. Frontispice.
(Museum Plantin-Moretus, Prentenkabinet, Antwerpen, inv. A 322)
 Museum Plantin-Moretus.
Ill. 8 : B. Cabiliavi Epistolarum, Heroum et Heroidum Libri Quatuor
Antuerpiæ, 1636. Frontispice.
(Erfgoedbibliotheek Hendrik Conscience, Antwerpen, inv. C 43.190)
 Erfgoedbibliotheek Hendrik Conscience.
Jane H. M. Taylor

A GR AMMAR OF LEGIBILITY *
PIERRE FABRI’S GR ANT ET VR AY ART DE
PLEINE RHETORIQUE AND ITS MISE EN TEXTE

Interim tamen lexicorum […] utilitatem non negligit, non ut a principio


ad finem perlegat, quod operosius quam utilius fieret, sed ut consulat ea
per intervalla1 .

P ier r e Fa br i ’s Gr ant et vr ay art de pleine r hetor ique , pub-


lished in 1521, is, says the title-page with a touch of self-importance
and an eye to advertising, « utille, proffitable, et necessaire a toutes
gens qui desirent a bien elegamment parler et escrire2 » – as of course
was only to be expected from a writer with such credentials: Maistre,
tresexpert, scientifique, et vray orateur3. About Pierre Fabri – or Pierre
Lefèvre (Fabri is simply the Latinised version) – little is known4. The
title page to the Grant et vray art tells us that by 1521 he was dead: he

* The phrase was coined by M. Parkes, in « The contribution of insular scribes of


the seventh and eighth centuries to the grammar of legibility », in Grafia e interpunzi-
one del latino nel medioevo, ed. A. Maierù, Roma, 1987, p. 15‑31.
1 C. Gesner, Historia animalium (1551) ; quoted by A. M. Blair, Too much to know :
managing scholarly information before the modern age, New Haven, London, 2010,
p. 117. Her translation reads : « The interest of such lexica lies not in reading them from
beginning to end – something that would be more tedious than useful – but rather in
consulting them from time to time ».
2 Published in Rouen for Symon Gruel ; see Paris, BnF, Rés. X 1252 ; a facsimile,
from which I shall quote, was published by Slatkine Reprints, Genève, 1972. The Grant
et vray art also exists in a modern edition, with an introduction and notes in vol. II, by
A. Héron, 2 vols, Rouen, 1889‑1890. Note that in quoting from this and other medieval
and Renaissance texts, I have normalized punctuation and orthography in accordance
with standard editorial practice.
3 Fabri’s publisher Symon Gruel is accorded a three-year privilege, to protect his in-
vestment in having the Grant et vray art « dict[é] et corrig[é] » – perhaps following
the death of Fabri himself ; on the privilège system in France, see E. Armstrong, Before
copyright : the French book-privilege system, 1498‑1526, Cambridge, 1990.
4 The fullest account – although now rather dated – comes from Héron’s edition of
Fabri’s Grant et vray art, II, p. i-xi ; see also, more briefly, Abbé J. A. Tougard, Les trois
siècles palinodiques, ou Histoire générale des palinods de Rouen, Dieppe, etc., 2 vols, Rouen
and Paris, 1898, I, p. 282‑285.

161
162 ja ne h . m . tay lor

had, apparently, been en son vivant curé de Meray et Natif de Rouen5 ;


he is known otherwise to have been one of the judges for Rouen’s Puy
de la Conception in 1486, the year of its foundation, and Prince of the
same Puy in the following year, 14876 ; Héron speculates accordingly
that he may have been one of the founders of the festival7. He was
not, it seems, especially prolific: in about 1514 he had been the author
of a dialogue, or debate, on the Immaculate Conception of the Vir-
gin Mary, the Defensore or Defensoire de la Conception8 ; he produced
a handful of poems, including some Epithaffes fais a Rouen du feu Roy
Loys par maistre Pierre Fabri found in a miscellany manuscript now in
the Bibliothèque nationale de France9 ; finally, and I am most grateful
here to Professor Denis Hüe of the Université de Rennes for this infor-
mation, he may have been the author of a treatise on Saint Anne, now
in Paris, BnF Arsenal10.
By far his most substantial, and certainly his most well-known and
widespread work is however the Grant et vray art de pleine Rhetorique,
the mise en texte of which, and in particular its use of finding aids, is
the subject of the present paper. It enjoyed considerable success, and
far beyond Rouen where it was published and which, as we shall see,
prompted its composition: there were, says the most recent count, no
fewer than twenty-two further editions and printings before 1550,
principally in Paris and from some of the more prestigious libraires,
but also in Lyon and Caen11. It is divided into two sections, the first,

5 In his edition of Fabri’s Grant et vray art, p. iv-vi, Héron discusses, at length, the
location of Méray – is it Mérey in the Berry, or Mérey in the Eure ? – but without being
able to come to a conclusion.
6 See G. Gros, Le poète, la Vierge et le prince du Puy : étude sur les Puys marials de
la France du Nord du x iv e siècle à la Renaissance, Paris, 1992, p. 120‑121, 125‑127, and
cf. Id., Le poème du Puy marial : étude sur le serventois et le chant royal du x iv e siècle à
la Renaissance, Paris, 1996, and D. Hüe, La poésie palinodique à Rouen (1486‑1550),
Paris, 2002.
7 In his edition of Fabri’s Grant et vray art, p. viii.
8 Petit traité dialogue fait en l’honneur de Dieu et de sa mère, nommé le Défensore
de la conception, published by Martin Morin in Rouen, with a privilège (see Paris, BnF,
D 7602) dated 1514 ; see most fully D. Hüe, La poésie palinodique à Rouen, p. 114‑128,
and G. Gros, Le poème du Puy marial, p. 160‑162. The topic, of course, would become
vitally important to a Puy dedicated to the Immaculate Conception. On the publisher,
Martin Morin, see E. Frère, De l’imprimerie et de la librairie à Rouen, dans les x v e et
x v i e siècles, et de Martin Morin…, Rouen, 1843.
9 Paris, BnF, fr. 24315, fol. 20r-24r.
10 See http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55005729x.r=.langFR ; Professor Hüe is
intending to make a study of this text.
11 French vernacular books : books published in the French language before 1601, ed.
A. Pettegree et al., Leiden, 2012, I, p. 263.
a gr a m m a r of legi bi lit y 163

rather larger, devoted to rethorique prosaique12 , the second to rethorique


de rithme. The preface to this second book is revealing:
La science ja dicte en prose, j’ay intention de traiter de l’art de rithmer,
lequel pour aulcun cas est plus plaisant que la prose, car les propositions
et mesures delectent plus l’entendement que simple prose, et aussi a
celle fin que les devotz facteurs du champ royal du Puy de l’Immaculee
Conception de la Vierge ayent plus ardant desir de composer de tant
qu’ilz en congnoissent la maniere, par laquelle leur devotion croistra,
et affin que noz treshonnorez seigneurs et maistres les princes et poetes
laurez d’iceluy Puy ayent aulcune recreation. (II, fol. 1r)

His treatise is designed, therefore, primarily for local and pedagogi-


cal purposes (that is, specifically for the practitioners of the Puy in Fab-
ri’s city of Rouen): firstly for the facteurs du champ royal, so that they
can acquire a full understanding of la maniere in which a chant royal
was to be constructed, and secondly, as a handbook for the princes et
poetes laurez. By facteurs, he means the aspirant poets who might sub-
mit a chant royal to the judgement of the Puy13 ; the prince of a Puy,
Gros explains with admirable succinctness, is « une sorte de protecteur
des lettres, législateur en matière de poétique14 » ; and the poetes laurez
are, it seems, those whose poems have already been awarded the annual
prize. The treatise accordingly makes no particular claim to original-
ity: on the contrary, it is intended normatively, designed to reinforce
existing patterns of verse production in the face of what he implies are
defiant individualists. There are, he says, aulcuns ignorans who imagine
that they can construct ballades or rondeaux according to their own
preference ; they would do better to consult someone – someone pre-
sumably like Fabri himself – having a certain authority, and experi-
ence. It comes as no surprise, therefore, to realise that his own Grant et
vray art is dependent on existing arts ; indeed he makes no particular
claim to originality, and regularly names and quotes, or more precisely
draws examples from, two illustrious predecessors: from L’Infortuné,
from whom he borrows a wealth – perhaps the majority – of his

12 It will, he promises, instruct readers in the art of composing, elegantly, « toutes


sortes de oraisons, requestes, procez, sermons, lettres missives, epistres etc ». My focus
in this paper is on such material things as page layout ; I shall quote therefore from the
1972 facsimile, here Book I, fol. 1r (references henceforward in the text). I also quote
from Héron’s edition of the Grant et vray art (see above).
13 A footnote to the Rhetorique prosaique which precedes Fabri’s second livre ex-
plains : « la ou l’en trouvera facteur, il fault entendre orateur » ; mutatis mutandis, in the
second livre itself, the sense is simply « poet ».
14 Le poème du Puy marial, p. 192.
164 ja ne h . m . tay lor

examples and whom he refers to as an acteur elegant (fol. 2v)15, and


from Jean Molinet, also repeatedly referenced as « Moulinet excellent
orateur » (see for instance fol. 23r)16.
To say this, however, might give the impression that Fabri’s is a
cut-and-paste job, and it is important to see that on the contrary, his
methods are selective, and critical. L’Infortuné is, of course, the anony-
mous author of the treatise in rhyme known as the Instructif de sec-
onde rhétorique, which prefaces Antoine Vérard’s monumental Jardin
de Plaisance published in 150117 – and I stress « in rhyme », here, be-
cause Fabri, writing in prose, necessarily paraphrases and edits, so that
the chief function of the Instructif is, as I suggested, to provide much
of the wealth of examples that Fabri uses to illustrate his pronounce-
ments. « Moulinet excellent orateur » refers us to the prose Art de
rhétorique which was published by the great Parisian libraire Antoine
Vérard in 149318. But it would be wrong to underestimate the criti-
cal distance which Fabri maintains from both his sources. His edito-
15 See fig. 1 for Fabri’s insistence on his debt to L’Infortuné : on fol. 7r, for instance,
he cross-refers to him no fewer than four times…
16 On Fabri’s relations with L’Infortuné and Molinet, see T. Mantovani, « Pierre
Fabri et la poétique des Puys dans le second livre du Grand et vrai art de pleine rhéto-
rique », Nouvelle revue du seizième siècle, 18 (2000), p. 41‑54.
17 Which I quote from the facsimile of the editio princeps done by E. Droz and
A. Piaget, 2 vols, Paris (Société des anciens textes français), 1910‑1914. The Instructif
occupies fols a.ii.v-e.ii. ; references henceforward in the text. On the Instructif itself,
see my « La double fonction de l’Instructif de la seconde rhétorique ; une hypothèse »,
dans L’écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, éd. T. Van Hemelryck and C. Van
Hoorebeeck, Turnhout (Texte, Codex & Contexte, 1), 2006, p. 343‑352, and particu-
larly J. Cerquiglini-Toulet, J.-C. Mühlethaler, J.-Y. Tilliette, « Poétiques en transition :
L’Instructif de seconde rhétorique : balises pour un chantier », dans Poétiques en transi-
tion : entre Moyen Âge et Renaissance, Lausanne (Études de lettres, 4), 2002, p. 9‑22.
I have been unable to consult P. Mitzel Whitney’s thesis, A Study of L’Instructif de la
Seconde Rethoricque, unpublished thesis, University of Oregon, 1963. Note, finally, that
editions of the Instructif and of Molinet’s Art de seconde rhétorique, edited by J.-C. Mühle-
thaler et al. under the direction of J.-C. Monferran, have appeared in La Muse et le
Compas : poétiques à l’aube de l’âge moderne. Anthologie, Paris (Textes de la Renaissance,
196, série Rhétorique et poétique de la Renaissance), 2015 : too late, unfortunately, to be
used as reference-texts here.
18 Published in Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois (Paris, 1902),
p. 214‑252 (references henceforward in the text, prefixed Molinet, Art). Some confusion
arises from the fact that Antoine Vérard, publishing this treatise in 1493, attributes it to
a certain Henry de Croÿ ; for questions of authorship and printing history, see Langlois’s
edition, p. lvi-lix) ; A. Armstrong, « Versification on the page in Jean Molinet’s Art
de rhétorique : from the aesthetic to the utilitarian », Text, 15 (2003), p. 121‑139 ; Id.,
« Vers, prose, technologie : ponctuer l’art de rhétorique de Jean Molinet, du manuscrit à
l’imprimé », dans La ponctuation à la Renaissance, éd. N. Dauvois and J. Dürrenmatt,
Paris, 2011, p. 57‑70. These two articles give the essential codicological information on
Molinet’s Art, which Fabri could have accessed from any of a number of printed editions.
a gr a m m a r of legi bi lit y 165

rial procedures give his own treatise a specificity which we should not
underestimate: however rudimentarily, however unsuccessfully, he has
reflected on the norms propagated by illustrious predecessors. Accord-
ingly, he is eager that his readers should understand the art of verse as
a developing science, where the latest authorities (the modernes) have
instituted new and exciting prescriptions: introducing a section on the
importance of matching lexicon to metaphor, he gives an « addition
selon les facteurs et orateurs modernes pour bien composer ung champ
royal » (fol. 36v)19. Rime equivoque, he says « a esté fort usitee es vielz
livres, et par les modernes delaissee… » (fol. 8v) ; the longest lines are
of « treize [syllabes] selon les anciens et selon les modernes de unze »
(fol. 1v). And indeed he feels free, regularly, to edit, or take issue with
L’Infortuné. Take, for instance, from the Instructif, L’Infortuné’s re-
mark on the rondeau:
Par et pour, mais, doncq, par, car, quant
Ne se doibt rondeau commencer… (Instructif, fol. b.ii.r)

Fabri is judiciously sceptical ; this is a blanket prohibition which


does not seem to him appropriate:
L’Infortuné declare aulcuns termes par lesquelz on ne doibt point com-
mencer rondeau, pource qu’ilz sont tresdifficilles a recueillir substance.
Mais tous termes sont louables a qui l’en les applique. (fol. 24r)

And he certainly abrogates the right to edit and adapt – take, this
time deriving from Molinet’s prose Art de rhétorique, Fabri’s rather
unsuccessfully revised explanation of the verse-form known as a rique­
raque: Fabri borrows Molinet’s example, and, in part, his predecessor’s
exposition:
La ricqueracque est en maniere d’une longue chanson faicte par couplets
de six ou de sept sillabes la ligne, et chascun couplet a deux diverses
croisees, la premiere ligne et la tierce de sillabes imparfaictes, la seconde
et la quarte de parfaictes, et pareillement la seconde croisee distinguees
et differentes en termination. Et doit tenir ceste mode de sillabes en
tous ses couplets affin qu’elle soit convenable. Au champ de ceste taille
couloura messire Georges Chastellain ses Croniques abregies. (Molinet,
Art, p. 247)

19 Here his focus is the lexis of metaphor. The modernes, he says, prescribe appro-
priateness : if the poet « veult parler de la mer il doibt user de termes marins et de
choses propres ». On Fabri’s originality in this context, see Gros, Le poème du Puy mar-
ial, p. 344‑357.
166 ja ne h . m . tay lor

But he radically abbreviates it:


Il est une maniere de chansons que les Picartz appellent riqueraque,
de ligne a six ou sept syllables ; et chascun couplet a deux lysieres20 ou
croisees, la premiere et la tierce feminines & et la seconde et la quarte
masculine ; & doit avoir plusieurs clauses. (Fabri, Grant et vray art,
fol. 35r)

The result, it must be admitted, is considerably less clear than Mo-


linet’s original – and lacks some crucial information: for instance that
each quatrain should have its individual rimes croisées, abab rhymes.
But both these examples show a Pierre Fabri who likes to feel that his
treatise is modern, state-of-the-art – and, especially, complete.
What I want to explore in this paper, however, has as I suggested ear-
lier less to do with poetics than with state-of-the-art publishing: with
the mechanisms involved in making Pierre Fabri’s treatise available, and
accessible, to a reader, and what these may suggest about the readership
that he intended21. I want to suggest that Fabri himself, or perhaps,
after his death, his publisher Symon Gruel, have invested time and en-
ergy, and money, in devising methods to manage an unruly miscellany
of textual information, and that this is a process of textual manage-
ment that reflects, rudimentarily but remarkably, in an obscure pub-
lishing house22 , a developing intellectual culture in early modern France
and beyond, in Europe. Fig. 1 shows a double page, fols 6v-7r, dealing
with varieties of rhyme. These are very busy pages, slightly cramped,
not necessarily well-planned or consistent, not always easy to decipher,
but we can nevertheless, I believe, see paratext23, layout and typography
here as being designed to provide an aid for easier intelligibility, and
in particular, and I return to this point below, for selective reading.
20 Lysiere appears, like croisee, to mean a group of four lines rhyming abab (…) ;
I find no trace of the word in, for example, the Dictionnaire du moyen français.
21 I am not, in other words, intending to discuss, other than obliquely, the content
of Fabri’s Grant et vray art : in his « Prospections et prospectives sur la Rhétorique sec-
onde », Le Moyen Français, 46‑47 (2000), p. 541‑562, C. Thiry points out how much
remains to be done to systematise our understanding of the arts de seconde rhétorique ;
Armstrong, « Vers, prose, technologie », shows in the case of Molinet’s Art how much
valuable information can be derived from mise en page.
22 The libraire Symon Gruel is virtually unknown ; the BnF catalogue lists just one
other publication (De Morte immatura atque lamentabili obitu reverendi patris domini
Guillelmi Guerini, abbatis Beccensis, Rouen, 1515 – also, incidentally, printed for Gruel
by Thomas Rayer).
23 On paratext, see G. Genette, Paratexts : thresholds of interpretation, trans.
J. E. Lewis, Cambridge, 1997, but also, more recently and on the early modern period in
particular, F. Von Ammon and H. Vögel, Die Pluralisierung des Paratextes in der Frühen
Neuzeit : Theorie, Formen, Funktionen, Berlin, 2008.
a gr a m m a r of legi bi lit y 167

Typographically, each page here, as throughout the book, has a


header: here, « Rithme faicte de plusieurs termes », which labels the
overall topic of this section of the text. Below that, and below, on
fol. 6v, the quatrain in alexandrines which, it turns out, completes an
example demonstrating incision (caesura) from a poem by Le moyne
alexis24, our page embarks on a new topic, signalled by an indent, a
pied-de-mouche, and a capita ; a marginal printed header, « Differences
de rithme en fin de ligne », draws attention to, and labels, a new sub-
category of rithme, and beyond that points to two sub-sub-categories,
« rithme leonine » and « rithme equivocque25 » (fig. 4). The text-block
proper uses further pieds-de-mouche, indenting, centring ; it uses key
reference-terms like nota and ite ; some attempt is made to use white
space to indicate the hierarchies of entries, headings, and subheadings.
On fol. 7r, he seems even to interpret the lexeme moust, « must »,
« new wine », with the Latin hint « pro vino ».
Despite the fact that the pages nevertheless are difficult to interpret
– that so much text is packed into the text block – this layout is nev-
ertheless an interesting initiative. I shall return later to comparisons
with Molinet’s Art and with the Instructif, but first I want to draw
attention to another striking initiative undertaken by Fabri himself
or his publisher Symon Gruel: an alphabetical index, headed Tabula
(see figs. 2, 3). Once again, we should not be dismayed by the cramped
page or by the inconsistencies that seem to have arisen because the in-
dexer seems not altogether to have understood the principles of sub-
alphabetization, that is, that in the category B, and reading vertically,
« ballade » should precede « baston », and in the category C, « chan-
son » should precede « chappelletz », and « baguenaudes » « boute-
chouque ». Nor should we be too dismayed by the fact that entries
here do not each appear at the beginning of a new line, but rather are
run on to a previous line (presumably to save space, and hence paper) ;
this is not uncommon in early indexing26. The mere fact that an al-
phabetical index has been essayed is remarkable ; to my knowledge, no
surviving previous art poétique attempts such an enterprise – and it is,

24 That is Guillaume Alexis, author of Le martilloge des faulces langues and Le dé-
bat de l’homme et de la femme, among other notable moralistic works. I have, however,
been unable to identify this specific reference, in Alexis’ Œuvres poétiques, ed. A. Piaget
and Emile Picot, 3 vols, Paris (Société des anciens textes français), 1906‑1908, not least
because in none of the contents does Alexis use the alexandrine.
25 It is not clear how significant is the use of capitals in the marginal heads : are the
lower case initials of what I have called « sub-sub-heads » intended to indicate hierar-
chies… ?
26 See Blair, Too much to know, p. 90‑93.
168 ja ne h . m . tay lor

interestingly, something which the art of print had made comfortably


possible, and which was therefore, in 1521, at the forefront of refer-
ence-book technology.27
I do not, of course, mean to imply that alphabetical indexes were an
invention of the printing press ; on the contrary, as early as the thir-
teenth century, they had become a useful tool for the sermon-writer
and were therefore sometimes included, for instance, in manuscript
florilegia28. But print made it possible to make accurate page references
across a large number of identical copies – and an index based on a
printed volume offered a distinct and valuable service to a reader hop-
ing to look up, or extract, material29. An index, in theory, provided a
powerful and versatile finding-aid which could manage the most mis-
cellaneous textual information, and it facilitated access to the sort of
reference text which demanded consultative, rather than consecutive,
reading. Because of their perceived value, publishers might commonly
advertise the inclusion of an index as a marketing device on the title
page30 – precisely, of course, as Pierre Fabri and Symon Gruel do, in
the prefatory remarks (fig. 2) to their Tabula:
Ensuit la table du livre de la rethorique de rithme, laquelle nous avons
mise a part, pour plus facillement trouver les termes et figures conte-
nues en icelle.

27 In an excellent and ground-breaking article, Susan Kovacs addresses the paratex-


tual functions in the index in general, illustrated largely with reference to Boileau’s Art
poétique in 1674: see « Discourse analysis and book history : literary indexing as social
dialogue », in Textual scholarship and the material book, ed. Wim Van Mierlo, Amster-
dam, New York, 2007, p. 243‑262 ; she stresses particularly the communicational role of
the index, as a dialogue between author or publisher, and reader.
28 On indexing and other finding aids designed to facilitate rapid and accurate con-
sultation, I am very much dependent on A. M. Blair’s recent, and excellent, Too much to
know (see above, n. 1) ; on alphabetical indexes in florilegia in particular, see p. 124‑126
(and see also her earlier « Annotating and indexing natural philosophy », in Books and
the sciences in history, ed. Marina Frasca-Spada and Nick Jardine, Cambridge, 2000,
p. 69‑89). See on the same subject R. H. Rouse and M. A. Rouse, « Thirteenth-century
sermon aids », in their Preachers, florilegia and sermons : studies on the Manipulus Flo-
rum of Thomas of Ireland, Toronto, 1979, p. 3‑42. Alphabetical indexes nevertheless re-
mained intermittent even here : see Blair, Too much to know, p. 152‑160.
29 See W. J. Ong, Ramus, method, and the decay of dialogue : from the arts of discourse
to the art of reason, New York, 1974, p. 75‑91.
30 See A. M. Blair, « Annotating and indexing natural philosophy », and see also
A. Moss, Printed commonplace-books and the structuring of Renaissance thought, Oxford,
1996, p. 194‑195. In the context of index-as-marketing-tool, it is instructive, for in-
stance, to enter the search item « index locorum communium » into the BnF catalogue :
it produces 63 notices from the 1500s and 1600s…
a gr a m m a r of legi bi lit y 169

Now, the mechanics of the process. The pages reproduced in figs 2


and 3 show something of the indexer’s habits. The majority of his
entries derive from the marginal statements for which he is, perhaps,
himself responsible: he has, for instance (fig. 3), picked up from fol. 6v
(fig. 1) the marginal statement that we noted earlier: thus the single
entry « rithme leonine et rithme equivoque » – and he has picked up
(fig. 2), from fol. 7r, the marginal summary « impropre equivoque31 » ;
he or she32 , in other words, is here attempting to capitalise on exist-
ing finding aids to construct the overall glossary of topics. Admittedly,
the indexer here is not especially expert, or coherent: with the latter
phrase, « impropre equivoque », the logical headword is of course equi-
voque. But the marginal statements are not the only source from which
he quarries entries, and it would underestimate his conscientious ef-
forts at completeness not to note that other items indexed emerge from
an indexer’s reading of the text itself. Take, for instance, in fig. 3, the
list of varieties of rhyme:
Varieties folio ref in index Source of index entry
rithme croisee fol. xv Text (fol. 12r)
rithme enchainee fol. xv marginal statement
rithme entrelachee fol. xvi marginal statement
rithme annexe fol. ibidem marginal statement (fol. 16v)
rithme couronnee fol. xvii marginal statement (fol. 17r)
rithme retrograde fol. ibidem marginal statement (fol. 17v)
rithme de deux et ar fol. xix marginal statement (fol. 19r)
rithme barbare ou diph- fol. xlii marginal statement (fol. 43v)
tongue picarde

His methods are, admittedly, sometimes suspicious ; on fols 46v and


47r is a catch-all list of autres figures, marked not this time by marginal
statements but by rubrics. The indexer has harvested these – but again
not consistently, so that, for instance, we have no tautologia (fol. 46v)…
What is remarkable, however, is the fact that he has made some at-

31 These entries are not, of course, well designed : better headwords might have been
leonine and equivoque…
32 By « indexer » I do not imply a specific role in the print-shop, nor that the author
himself might have been responsible : an index, usually thought of as no more than a
mechanical exercise, might be delegated to amanuenses, or to one of the correctors or
jobbing writers employed, more or less permanently, by the libraire. I concede that by
calling the indexer « he » and « him », I am pre-empting possible female candidates –
but I suspect that the prime suspects will be either Fabri himself, or Symon Gruel, or
one of their (in all probability male) correcteurs.
170 ja ne h . m . tay lor

tempt at lemmatisation of the original, with a rudimentary subject-


index and occasional thematic entries: for instance, the entry (fig. 2)
« Differences de escripture et non de pronunciation » summarises the
question of pronunciation or non-pronunciation of final s and z, or the
difference between ouy venu de ita (one syllable) and ouy descendu de
audio (two syllables), and is not indicated by a marginal statement, or
a running head.
Now it is important to note that this wealth of finding aids is not
made available in either of Fabri’s sources, Molinet’s Art or the In-
structif. Vérard’s elegant edition of the former – however faulty the
text – is wonderfully spacious, especially by comparison with Fabri’s
crowded page ; it is remarkable for its visual clarity ; it has hierarchical
indenting and centring, paraph marks (coloured in the BnF’s vellum
copy), headings ; but the reader in search of specific modes or figures
would have difficulty in navigating it33. There is no index, no table of
contents ; there are no typographical devices used to indicate the topic
as opposed to the presence of an exemple (so for instance, on fol. b.
ii.r, nothing in the mise en page indicates that the page treats rime ru-
ralle, rime goret, redictes, etc.). The Instructif, similarly, has no index ;
its finding aids are confined to Latin head-words and headings within
the text (« Diffinitio sinalimphe », « Diffinitio sincope », « De sinon-
imia », or, as in fig. 5, simply repeated « aliud notabile ») which are of
course equivalent to Fabri’s marginal statements, but which require the
reader wishing to consult a particular entry to leaf through the text as
a whole in search of it. What is assumed in both of these, I believe,
is « consecutive reading »: that is, a predominantly intensive reading
from end to end, no doubt permitting, ultimately, and once the reader
is very familiar with the text, consultation or reference reading, that is,
skimming, browsing, extracting. By contrast, Fabri’s Grant et vray art,
with its index and its multiple finding aids, seems to assume a priori a
consultation reading: that it will serve as a convenient, and economi-
cal, reference text for a specific environment: the Puy, with its aspirant
poets and busy, norm-driven judges.

33 Paris, BnF, Réserve Vélins 577, one of Vérard’s presentation copies, is available on
Gallica. Note that there exist three manuscripts of Molinet’s Art : Paris, BnF, fr. 2159
(on which see Armstrong, « Versification »), Paris, BnF, fr. 2375, and Cambridge, Gon-
ville & Caius College ms. 187:220 ; Fabri could of course have been consulting any one
of these, or another now lost, with finding aids as in his 1521 edition. Fabri could also
have consulted the four editions of Molinet’s Art that preceded his own publicatio ; in
none of them, however, are finding aids devised on the scale, or with the rigour, de-
scribed here.
a gr a m m a r of legi bi lit y 171

What I am suggesting, here, is that Fabri, or Pierre Gruel, are, as it


were, professionalising the art poétique, knowing the intended reader-
ship: as Mantovani says, « [Fabri] ne raisonne pas simplement en tant
que théoricien de la seconde rhétorique, mais aussi comme représentant
d’une institution34 ». I italicise this last phrase because it may, I believe,
be precisely what explains the very particular mise en texte of Fabri’s
Grant et vray art35. Denis Hüe has explored the question of the milieux
palinodiques: that is, of the juries and princes of, and participants in
the Puy36. It would, he points out, be impossible to make a complete
study without years of work in the archives – but he is able to draw
some interesting provisional conclusions. The vast majority of jury-
members are churchmen: abbés, but also curés and other members of
the churches ; the « socio-professional status » of the poets is slightly
different, in that although they are principally churchmen, they are
also jurists, officiers royaux, merchants and craftsmen. Might it be,
then, that a milieu of non-poets, and especially of those promoted
to the position of judge or prince, was felt to require a compendium
which would be particularly easy of reference ? It is possible to imagine
Molinet’s Art or the Instructif being read consecutively (and it is, as we
have said, difficult to see their being used as reference books) ; Fabri’s
Grant et vray art, on the contrary, seems designed for consultation, and
has been supplied with all the finding aids with which printers experi-
mented, for reference genres, as from 1500 or so37. The title page says

34 Mantovani, « Pierre Fabri », p. 54. See also Gros, Le poème du Puy marial, p. 98,
suggesting that Fabri’s was one of the rhetorical treatises emanating from « une asso-
ciation dont ils fixeraient le règlement ». Hüe, La poésie palinodique à Rouen, p. 897,
wonders : « Fabri a-t-il contribué à fixer les règles du Puy, ou s’est-il contenté de les en-
registrer ? » If indeed Fabri was partially responsible for setting the « rules » for the Puy
de la Conception, then the efforts made to promote effective navigation of a text of this
sort would also seem particularly rational.
35 I borrow the term mise en texte (as opposed to mise en page) from R. Chartie ; by
it he means the strategies by which a book is remodelled, modernised, simplified, ab-
breviated, supplied with paratextual information, and thereby acquires the means which
publishers employ to ensure a « lecture correcte » (see « Du livre au lire », dans Id.,
Pratiques de la lecture, Marseille, 1985, p. 62‑88).
36 La poésie palinodique à Rouen, p. 332‑377 ; Hüe, p. 343‑357, studies a particular
family of notable poets, the Le Lieurs, but many remain merely names ; see also Hüe’s
earlier paper, « La Fête aux Normands », dans Provinces, régions, terroirs au Moyen Âge :
de la réalité à l’imaginaire. Actes du colloque international des Rencontres européennes de
Strasbourg, Strasbourg, 1993, p. 9‑56, and Gros, Le poète, p. 200‑201, p. 246‑248. Gros
also (ibid., p. 128‑131) gives a list of the princes and their social station. For descriptions
of the manuscripts containing poems presented at Rouen, see Gros, Le poète, p. 219‑248,
and D. Hüe, Petite anthologie palinodique (1486‑1550), Paris, 2002, p. 373‑414.
37 See Blair, Too much to know, p. 117 sq.
172 ja ne h . m . tay lor

that the Art has been compillé et composé by Pierre Fabri – and this
need mean no more than that he has assembled the materials and wo-
ven them together. But as Blair points out, Latin compilare has a wider
range: « compilers selected, summarized, sorted, and presented textual
material to facilitate its use by others38 ». The cramped, awkward pages
of Fabri’s Grant et vray art are, I believe, designed, however inexpertly,
for easy reference – just as the florilegia and the commonplace books
were designed for hurried and immediate consultation by sermon-writ-
ers. The facteurs and the princes are not necessarily professional poets:
did Fabri, did his publisher, see an opportunity for good sales in the
preparation of a handy compendium that would be, according to the
latest thinking on page design, easier for an amateur to consult than
would continuous text ? We should, in any case, salute the effective
means of textual navigation provided here by writer or publisher – and
recognise a pioneering attempt to capitalise on the technical possibili-
ties offered by print in 1521…

BIBLIOGRAPHY

Primary sources
Fa br i , P., Cy ensuit le grant et vray art de pleine rhétorique : utille, proffitable
et nécessaire à toutes gens qui désirent à bien élegamment parler et escrire,
Rouen, Symon Gruel, 1521 ; facsimile, Geneva, 1972.
—, Le grant et vray art de pleine rhétorique, ed. A. Héron, 2 vols, Rouen,
1889‑1890.
Recueil d’arts de seconde rhétorique, ed. E. Langlois, Paris, 1902.

Studies
A r mstrong , A., « Versification on the page in Jean Molinet’s Art de rhéto-
rique: from the æsthetic to the utilitarian », Text, 15 (2003), p. 121‑139.
B lair , A. M., Too much to know: managing scholarly information before the
modern age, New Haven, London, 2010.
C erquiglini -Toulet, J. et J.‑C Mühletha ler , Poétiques en transition :
entre Moyen Âge et Renaissance, Lausanne (Études de Lettres 4), 2002.
G ros , G., Le poète, la Vierge et le prince du Puy : étude sur les Puys marials de
la France du Nord du xiv e siècle à la Renaissance, Paris, 1992.

38 Ibid., p. 175 ; I should point out, however, that Molinet also talks of having « com-
piled » his Art : see Paris, BnF, fr. 2159, fol. 1r (quoted by Armstrong, « Versification »).
a gr a m m a r of legi bi lit y 173

Hüe , D., La poésie palinodique à Rouen, 1486‑1550, Paris, 2002.


M a ntova ni , T., « Pierre Fabri et la poétique des Puys dans le second livre
du Grand et vrai art de pleine rhétorique », Nouvelle revue du seizième
siècle, 18 (2000), p. 41‑54.
Monfer r a n , J.-Ch. (dir.), B erthon , G., B uron , E., Fr ieden , Ph.,
H a lév y, O., L ombart, N. et Mühletha ler J.-Cl. (éd.), La Muse
et le Compas : poétiques à l’aube de l’âge moderne. Anthologie, Paris
(Textes de la Renaissance, 196), 2015.
Thiry, C., « Prospections et prospectives sur la Rhétorique seconde »,
Le Moyen Français, 46‑47 (2000), p. 541‑562.
174 ja ne h . m . tay lor

Fig. 1: Fabri, Grant et vray art (1521),


varieties of rhyme, fol. 6v-7r.
Reproduced after the facsimile by Héron (BnF 447.02 LEFE c)
© Copyright Bibliothèque nationale de France.
a gr a m m a r of legi bi lit y 175

Fig. 2: Fabri, Grant et vray art (1521),


« Table of contents » (no page no.).
Reproduced after the facsimile by Héron
© Copyright Bibliothèque nationale de France.
176 ja ne h . m . tay lor

Fig. 3: Fabri, Grant et vray art (1521),


« Table of contents » (no page no.).
Reproduced after the facsimile by Héron
© Copyright Bibliothèque nationale de France.
a gr a m m a r of legi bi lit y 177

Fig. 4: Fabri, Grant et vray art (1521),


varieties of rhyme, fol. 16v.
Reproduced after the facsimile by Héron (BnF 447.02 LEFE c)
© Copyright Bibliothèque nationale de France.
178 ja ne h . m . tay lor

Fig. 5: Le Jardin de plaisance (Vérard, 1501‑1512),


ambiguous headwords, fol. 7v.
Reproduced after the facsimile by Droz and Piaget
© Copyright Bibliothèque nationale de France.
Nathalie H ancisse

« I’AY MIS LA MAIN AU PAPIER


POUR ESCRIRE / D’UN DIFFERENT
QUE I’AY VOULU TR ANSCRIRE »
TR ANSLATION, POLITICS
AND MARY STUART’S POETICAL VOICE*

The first artes poeticae wr itten in E nglish were not pub-


lished until the end of the sixteenth century, with Sir Philip Sidney’s
An Apology for Poetry in 1595, shortly preceded by George Puttenham’s
The Arte of English Poesie in 1589. Their aim was to establish charac-
teristic traits of a specifically English poetical identity, in contrast to
the overall influence of classical models. Similarly to other treatises on
poetry published in European countries, Philip Sidney’s and George
Puttenham’s books made their intentions very clear from their title
pages on: The Arte of English Poesie and An Apology for Poetrie both
sought to further English claims of poetical achievement(s) in the ver-
nacular worthy of the classical masters, as Joachim Du Bellay’s La Def-
fence, et Illustration de la Langue Francoyse famously had done for the
French language some forty years earlier.
Both their texts voice common concerns about translation and dis-
play what Neil Rhodes identifies as “status anxiety”, characterised by
the use of an apologetic style – a feature largely shared by authors of
such treatises1. Early modern English was still struggling to be consid-
ered as beautiful and artistic a vernacular as the Italian and French
tongues which had long been celebrated for having successfully inte-
grated their Greek and Latin inheritance. And yet, instead of exclu-

* Je voudrais remercier sincèrement Grégrory Ems et Mathieu Minet, à la fois pour


l’organisation du colloque à l’occasion duquel une première version de cet article a été
présentée et l’excellent suivi qu’ils en ont assuré. J’adresse mes très chaleureux remercie-
ments au Prof. Ingrid de Smet (University of Warwick) pour sa relecture attentive de
ce texte et ses conseils précieux, et à mes collègues de littérature anglaise de l’Université
catholique de Louvain pour leurs corrections linguistiques.
1 N. Rhodes, « Status anxiety and English Renaissance translation », in Renaissance
Paratexts, ed. Helen Smith et Louise Wilson, Cambridge, 2011, p. 108.

179
180 nath a li e h a ncisse

sively presenting English as an achieved language with its unique words


and sounds, or as a medium that was well-suited to a faithful repro-
duction of classical models, Sidney emphasised the genetic hybridity of
the English language and the fundamental richness that this hybridity
imparts to the vernacular. As he comments, “I know some will say it
is a mingled language. And why not so much the better, taking the
best of both the other ?2” In his view, the excellence of English is thus
grounded on its capacity to extract the best of the other languages it
has been built on.
In a de facto multilingual literary environment, practitioners of poetry
were inevitably confronted with translation issues that have been little
explored so far. The (sometimes underestimated) interactions between
art, translation and politics, and the influence of translation and trans-
lated poetry on the development of English artes poeticae were con-
siderable, as exchanges between different cultural and linguistic areas
allowed for foreign trends to put down deep roots in England. Still
regarded as a second-rate language unworthy of great poetical achieve-
ments – not least by its own users – English relied heavily on transla-
tion of poetry from other European vernaculars to shape its own new
poetical forms.
This paper will explore different aspects of the interactions between
the development of literary (poetical) theory, multilingualism and poli-
tics, and their subsequent tensions. This will be illustrated by a study
of some poems attributed to Mary, Queen of Scots, with a special fo-
cus on the poems included in the so-called “Casket Letters”, which
have been used as a major piece of evidence in the questioning of the
legitimacy of her reign in Scotland, although the authenticity of these
poems could never be firmly established.

Poetry as P ersuasiv e : Monarchs ’ Poetry a nd Politics


Sidney and Puttenham shared similar opinions on the inherently
functional nature of poetry. They both linked poetry to rhetoric and
stressed its greater efficiency than everyday speech in persuading its
readers, as expressed in Puttenham’s book:
Utterance also and language is given by nature to man for persuasion of
others, and aide of them selves, I meane the first abilitie to speake […].
It is beside a maner of utterance more eloquent and rethoricall then the
ordinarie prose, which we use in our daily talke: because it is decked

2 Sir Philip Sidney, Un Plaidoyer pour la Poésie (trad. Maurice Lebel), Québec, 1965,
p. 98.
« i ’ay mis l a m a i n au pa pi er pour escr ir e » 181

and set out with all maner of fresh colours and figures, which maketh
that it sooner inuegleth the iudgement of man, and carieth his opinion
this way and that, whither soever the heart by impression of the eare
shalbe most affectionatly bent and directed […]. So as the Poets were
also from the beginning the best perswaders and their eloquence the
first Rethoricke of the world3.

By means of “fresh colours and figures” and a playful articulation


of sounds and accentuation, poetry is thus recognised as a potent tool
that will “carr[y man’s] opinion this way and that.” As Julian Lamb
comments in his study of Puttenham’s treatise, “[p]oetic beauty is pur-
posive by nature […] and therefore intrinsically political4.” Puttenham
considered his treatise a didactic tool to be used by ambitious court-
iers, and provided an army of notable examples to illustrate his points.
The “purposive nature” of poetry was, however, also well grasped by
those who, perhaps paradoxically, most needed to make an impres-
sion on their contemporaries to reassert their power. As Peter C. Her-
man’s survey shows, Renaissance monarchs often took to the pen to
articulate their feelings in verse, taking part in what he terms, echoing
Stephen Greenblatt’s seminal book, “monarchic self-fashioning5.” In
fact, contemporary poetry critics were well aware of the importance of
monarchical verse. In his book, Puttenham quotes a famous poem by
Elizabeth I, “The doubt of future foes”, written on the occasion of the
discovery of Mary, Queen of Scots’ new plots against her:
The doubt of future foes, exiles my present ioy,
And wit me warnes to shun such snares as threaten mine annoy.
For falshood now doth flow, and subiect faith doth ebbe,
Which would not be, if reason rul’d or wisdome wev’d the webbe.
But clowdes of tois vntried, do cloake aspiring mindes,
Which turne to raigne of late repent, by course of changed windes.
[…]
No forreine bannisht wight shall ancre in this port,
Our realme it brookes no strangers force, let them elswhere resort.
Our rusty sworde with rest, shall first his edge employ,
To polle their toppes that seeke, such change and gape for ioy6.

3 George Puttenham, The Arte of English Poesie, ed. G. D. Willcock and A. Walker,
Cambridge, [1936] 1970, p. 8.
4 J. Lamb, « A Defense of Puttenham’s Arte of English Poesy », English Literary
Renaissance, 39‑1 (Winter 2009), p. 29.
5 P. C. Herman, Royal Poetrie. Monarchic Verse and the Political Imaginary of Early
Modern England, Ithaca, London, 2010, p. 14.
6 George Puttenham, The Arte of English Poesie, p. 248.
182 nath a li e h a ncisse

In addition to embodying what Puttenham deems the most exqui-


site sample of energeia – in his opinion the acme of all stylistic de-
vices – Elizabeth I’s lines vividly illustrate poetry’s power to express
political ideas. In the opening stanza, she vigorously warns of the pos-
sible danger of foreign invasion and of “falshood”, secret designs of “as-
piring mindes” dissimulated behind dark “clowdes” in order to hatch
their treacherous plots. By contrast, her last lines reassure her readers
as to her ability to tackle these rebellious “aspiring mindes” and to pre-
vent “forreine banisht wight” from casting anchor English ports. By
using unambiguously political lines to illustrate the most celebrated
stylistic device on his list, Puttenham’s treatise takes part in on-going
contemporary polemics. The publication of the poem in a widely dis-
tributed practical manual of poetry furthers Elizabeth’s cause, praising
and displaying her not only as the brilliant and responsible ruler who
can aptly manoeuvre her state through hardships, but also as one of
the most talented poets of the time. Elizabeth’s poetical voice is trum-
peted across the reading world by means of the printed press, literally
giving publicity to her unequivocal intentions.

The C ask et L etters S onnets : “Multilingual” C oexistence


a nd Tr a nslation P olitics

Considering the particularly refined artistic background which


Mary Stuart had enjoyed, with no less a tutor than Pierre de Ronsard,
it is astonishing to notice the fate of her poetical voice compared to
that of her royal cousin. Mary’s apparent failure in this respect was
caused in particular by the publication and translation of the infamous
Casket Letters. In 1567, one of her servants was caught in possession
of documents contained in a silver casket, consisting of eight letters
from Mary to the Earl of Bothwell, two promises of marriage, and
twelve sonnets. Some of these documents – all written in French and/
or Anglo-Scots – were translated into Latin to be used in the 1568
York and Westminster conferences that investigated Mary’s guilt in the
murder of her second husband, Henry Darnley7. James Hepburn, the
Earl of Bothwell, was one of the chief suspects of the attack against
the king, and his precipitated marriage to Mary Stuart only five month
after Darnley’s death only increased the mood of general indignation
among the Scottish population. Then, in 1571, three of Mary’s letters

7 J. E. Phillips, Images of a Queen. Mary Stuart in Sixteenth-Century Literature,


Berkeley, Los Angeles, 1964, p. 62.
« i ’ay mis l a m a i n au pa pi er pour escr ir e » 183

appeared in an anonymous tract, De Maria Scotorum Regina8. This


first published version of the pieces of evidence against the Queen of
Scots was nonetheless soon associated with George Buchanan, who was
privy to the material evidence gathered for Mary’s trial9. The book was
afterwards translated, first into a pseudo Anglo-Scots edition in 157110,
with the totality of the Casket Letters and the sonnets, and then into
French, including seven of the eight letters and all the poems11.
Historians are still divided on the status of these Casket Letters.
Because of the mysterious circumstances surrounding the sudden reap-
pearance of the casket and the purpose for which the letters were used
in the first place, heavy doubts still weigh on their authenticity, and
will probably never dissipate12 . What were presented as passionate love
poems written by the Scottish Queen’s own hand were suddenly hurled
into the public sphere, their publication de facto denying their initial
private destination. The following lines epitomise the scandal caused
by their circulation in Scotland, particularly when Mary literally de-
clares that she would totally subject herself to Bothwell:
Entre ses mains, & en son plain pouvoir,
Ie mets mon fils, mon honneur, & ma vie,
Mon païs, mes subjects, mon ame assubjetie
Est toute à luy, […]13
To sixteenth-century Scottish readers, these lines conveyed an un-
bearable twofold betrayal, as Mary not only seemed to reject her status

8 [George Buchanan], De Maria Scotorum Regina totaque eius contra Regem coniu-
ratione, foedo cum Bothuelio adulterio, nefaria in maritum crudelitate et rabie, horrendo
insuper et deterrimo eiusdem parricidio, plena et tragica plane historia… Actio contra
Mariam Scotorum Reginam in qua ream et consciam esse eam huius parricidii, necessariis
argumentis evincitur, London, 1571.
9 J. Durkan, Bibliography of George Buchanan, Glasgow, 1994, p. xiv.
10 B[ucha na n] G[eorge], Ane Detectioun of the duinges of Marie Quene of Scottes,
touchand the murder of hir husband, and hir conspiracie, adulterie, and pretensed mariage
with the Erle Bothwell. And ane defence of the trew Lordis, mainteineris of The Kingis
Graces ctioun (sic) and authaoritie (sic). Ane oratioun, with declaration of evidence against
Marie the Scottish Quene, etc. [By Thomas Wilson?]. The writynges & letters found in
the sayd casket, which are aouwit to be written with the Scottishe Quenis awne hand.
Translatit out of the Latine Quhilke Was Written by G. B., [transl. Thomas Wilson and
George Buchanan], Edinburgh? [London]: John Day, 1571.
11 George Buchanan, Histoire de Marie Royne d’Escosse, touchant la conjuration faicte
contre le Roy, & l’adultere commis avec le Comte de Bothvvel, histoire vrayment tra-
gique, traduicte de Latin en François, trans. (Th. Waltem ?) Felipe Camuz, (Édimbourg ?)
La Rochelle, 1572.
12 See A. E. MacRobert, et al., Mary Queen of Scots and the Casket Letters, London,
2002 et Hans Villius, « The Casket Letters : A Famous Case Reopened », The Histori-
cal Journal, 28‑3 (1985), p. 517‑534.
13 George Buchanan, Histoire de Marie Royne d’Escosse (…), sig. T.iiv.
184 nath a li e h a ncisse

as a ruler, but also to transgress what befitted a woman of her position.


The author of this scandalous stanza, whoever he/she may have been,
was certainly aware of the detrimental impact their publication would
have on the reputation of the Scottish Queen. Moreover, the sonnets
are significantly introduced as “[a]utres lettres en rime Françoise” in
the French translation14. Their presentation as “letters” strengthens the
claim to authenticity of the poems. Moreover, these introductory lines
insist not only on the fact that Bothwell was still married to Lady Jane
Gordon at the time of the redaction of the sonnets, but also that they
were written when Darnley was still alive, which incriminates Mary
even more, as she is openly accused of premeditated crime: “(…) qu’elle
luy escrivit avant que de l’espouser, voire durant que le Roy vivoit en-
cores, & au paravant le divorce d’entre luy & sa femme15.”

Three pairs of words are juxtaposed (“mon fils // mon païs”, “mon
honneur // mes subjects”, “ma vie // mon ame assubjetie”) and, as they
are combined, add weight to the symbolic implications of Mary’s sub-
mission to Bothwell. By pairing “mon fils” with “mon païs” in parti-
cular, the lines emphasise the danger that Mary’s physical and mental
surrender to Bothwell would mean for the country, as her abandon-
ment of the heir to the throne together with her realm symbolises
giving up on Scotland altogether. What is at stake with the publica-
tion of these sonnets is thus nothing less than Mary’s legitimacy as a
monarch. Would it be profitable for Scotland to keep a ruler who her-
self denies her status and betrays her people ? If the head of state loses
her mind, then by extension the whole nation seems threatened with
the same madness and inconstancy that characterise their queen. The
sonnets thus strengthen the conclusion that the Anglo-Scots translator
reached some pages earlier, when he declares of Mary:
[…] and quhom by right we might for hyr haynous deides haif executit,
hir we haif touchit with na uther punischment, but onely restraynit hyr
from doing mair mischief16.

This interweaving of poetry and polemic discourse can be here con-


sidered “purposive”, devised as it was by the publisher of this version as
a powerful tool to convince the readers of Mary’s guilt in the murder
of her husband. However, it is worth stressing here that the initiator
of the pursued aim is not the author of the poems herself. In stark

14 Ibidem, sig. Tii.


15 Ibidem.
16 George Buchanan, Ane Detectioun of the Duinges, sig. O.i.
« i ’ay mis l a m a i n au pa pi er pour escr ir e » 185

contrast to Elizabeth I’s carefully controlled lines, the Casket sonnets


were used against Mary, notwithstanding their status or doubtful au-
thenticity, already attacked by contemporaries. The anonymous author
treatise written in defence of the Queen of Scots, L’Innocence de la
tresillustre très-chaste, et debonnaire Princesse, Madame Marie Royne
d’Escosse, vividly expresses his suspicions about the legitimacy of using
the Casket sonnets as pieces of evidence against Mary:
Eh bien, vous dictes que ce sont les lettres de Marie Stuard jadis royne
d’Escosse: Mais sa majesté le nie, & nous n’avons garde de le vous accor-
der, pour les raisons vrayes, & legitimes ja par nous deduictes: car il n’y
a surscription, nom, sellé, ny signé ny de celuy, ou celle qui les, escrit ny
à qui elles sont adressées, & ne se trouve date quelconque d’an, de moys,
de jour ou d’heure qu’elle ont été dressées: & ne se parle du porteur, ny
qui fut celuy qui les livra, ou receut, ou en quel lieu est ce que le Conte
de Bothuel les avoit receues, car c’est à luy, à qui ce paquet royal estoit
adressé, ainsi que porte la parolle des calomniateurs17.

The sonnets thus denote two types of tension, one between author’s
and publisher’s intention – viz. between the private and the public
sphere – and one caused by the deep ambiguity about where to draw
the line between authenticity and forgery. Translation further height-
ens this twofold tension as the poems, whose meaning remains other-
wise the same, undergo significant changes in form depending on the
language of the book. The following section examines the treatment of
the sonnets in the vernacular versions of the treatise.
First, on the formal level, major differences strike the eye when look-
ing at the two versions. Whereas in the French version, the sonnets are
only given in French, in the Anglo-Scots version they are first printed
in French and then followed by an English translation. The reader will
thus read the poems twice, with what is presented as the original ver-
sion giving authority to the lines in translation. This claim for authen-
ticity is highlighted by the title in larger type, reading “The writynges
and letters found in the sayd casket, which are avowit to be written
with the Scottishe Quenis awne hand18.” The use of a variety of ty-
pographies also enhances this “reality effect”19 carefully constructed in
the Anglo-Scots edition – by means of typographically coding the lan-
guages, with the French lines printed in italics and the English in black-

17 [François de Belleforest ?], L’Innocence de la tresillustre très-chaste, et debonnaire


Princesse, Madame Marie Royne d’Escosse. (…). Rheims (?), 1572.
18 George Buchanan, Ane Detectioun of the duinges, sig. Q. iiii.
19 R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, 11‑11 (1968), p. 88.
186 nath a li e h a ncisse

letter20 – in contrast to the running roman types of the French edition.


In a chapter where she focuses on the interaction of print and textual
performance in Ane Detectioun of the duinges (…), Tricia McElroy
points out similar elements about this play on typography and lan-
guage. As she explains, “[j]uxtaposed with the italic French, the Scots
version of the sonnets, with its grave return to blackletter, wrenches
the words away from ‘Mary:’ the voice becomes that of the prosecu-
tion, (…)21.” The combination of two linguistic versions of Mary’s po-
ems therefore increases the effect created by the presence of the poems,
giving twice as much room for the reader’s indignation when reading
these outrageous lines.
Secondly, as regards the content of the sonnets, it is significant that
the tension earlier mentioned between authenticity and forgery, and by
extension between truth and fiction, is also present at a thematic level.
Mary repeatedly accuses her rival, Lady Jane Gordon, to be “full of fic-
tions” in her love for Bothwell, using dissimulation as a guile to keep
her husband under her charms:
[…]
Et voudroit bien mon amy decevoir
Par les escrits tous fardez de sçavoir
Qui pourtant n’est en son esprit croissant
Ains emprunté de quelque auteur luisant,
A faict tres bien un envoy sans l’avoir.
Et toutesfois ses paroles fardées,
Ses pleurs, ses plaincts remplis de fictions,
Et ses hauts cris & lamentations
Ont tant gaigné que par vous sont gardées
Ses lettre’ escrite’ auquels vous donnez foy,
& si l’aimez, & croiez plus que moy22 .

The Queen of Scots denounces her rival’s blatant lack of authentic-


ity in her love pursuit, which in the context of a competition between
two equals amounts to cheating, having (allegedly) sent fake love let-
ters (“escrits tous fardez de sçavoir”) to Bothwell. Interestingly, a simi-
lar distaste for imitation is expressed in theoretical treatises on poetry

20 G. Armstrong, « Reading between the Lines : Coding English Continental Books


in the 1580s and 1590s ». Conférence prononcée lors de l’Annual Meeting de la Renais-
sance Society of America à Washington, D.C., le 24 mars 2012.
21 T. McElroy, « Performance, Print and Politics in George Buchanan’s Ane Detec-
tioun of the duinges of Marie Quene of Scottes » in George Buchanan. Political Thought
in Early Modern Britain and Europe, ed. C. Erskine and R. A. Mason, [Farnham], 2012,
p. 49‑70 (p. 59).
22 George Buchanan, Histoire De Marie Royne D’Escosse, sig. Tiiii.
« i ’ay mis l a m a i n au pa pi er pour escr ir e » 187

of the time, echoing Mary’s accusation that her rival has borrowed her
arguments from someone else: “Qui pourtant n’est en son esprit crois-
sant / Ains emprunté de quelque auteur luisant.” Here, Mary likens
borrowing to what would be considered as plagiarism today, as she
blames her opponent for not being able to write her letters herself 23.
The English translation renders these accusations as clearly as the
French sonnet:
And wald fayne deceive my love,
By writinges and paintit learning,
Quhilk nat the lesse did not breid in hir braine,
But borowit from sum feate authour,
To fayne one sturt and haif none.
And for all that hyr payntit wordis,
Hyr teares, hyr plaintes full of dissimulation,
And hyr hye cryes and lamentations
Hath won that poynt, that you keip in store,
Hir letters and writinges, to quhilk you geif trust,
Ye, and lovest and belevist hyr more than me24.
Even though the French rhyme scheme is lost in translation, the
translator apparently tried to compensate it with more typical Anglo-
Saxon poetical features, for instance alliterations (“did not breid in hir
braine”) or idiomatic expressions (“To fayne one sturt and have none”,
“keip in store”). In terms of ideas and meaning, the English transla-
tion closely follows the source sonnet. “Fardez” is twice translated by
“paintit”, which conveys the same idea of a negative view of fiction
seen as unnaturalness and forgery, compared in both languages to no
more than female make-up or painting. The French word “fictions” is
significantly rendered by “dissimulation”, again identifying fiction not
with the noble art of literary creation, but more basically with cheat-
ing. With hindsight, the intense irony of the whole process is to be
stressed, as the language used for translation of the poems and of the
whole treatise was itself a scam. Fearing to be directly associated with
the propaganda against Mary Stuart, Elizabeth I and her councillors
attempted to produce what should have looked like a Scottish ver-
sion of the text, published in Edinburgh and consequently under the
responsibility of the Scots25. The trick was however soon discovered,
and Mary’s angry reaction against her cousin’s policy shook for a while
Elizabeth’s so carefully composed image of the ideal monarch26.
23 Voir P. Kewes, Plagiarism in Early Modern England, London, 2003.
24 George Buchanan, Ane Detectioun of the Duinges, sig. Riiii.
25 J. E. Phillips, Images of a Queen, p. 63.
26 Ibidem.
188 nath a li e h a ncisse

Truth a nd L ies : S har ing B et ween Poetry a nd H istory


Furthermore, Mary’s accusation brings up key issues of authorship
and authenticity, a growing concern across early modern Europe. Her
use of the word “fictions” epitomises the period’s anxiety about fake
copies, lies and false pretences, and a deepening confusion about de-
termining a document’s authenticity. This stanza thus echoes contem-
porary debates on the tension and interplay that underpin the uses of
truth and fiction in both theory and practice of poetry. In his Defence,
Philip Sidney claims that poetry is definitely better than history at dis-
closing truth:
I aunswere paradoxically, but, truely, I thinke truely, that of all Writers
under the sunne the Poet is the least lier, and, though he would, as a
Poet can scarcely be a lyer. […], for the Poet, he nothing affirmes, and
therefore never lyeth. […] Hee citeth not authorities of other Histories,
[…] ; in troth, not labouring to tell you what is, or is not, but what
should or should not be […]27.

Well aware of going against prevailing views about the roles of Poet
and Historian, Sidney boldly states that “the Poet (…) never lyeth”,
thus going further than defending the idea of a truth specifically be-
longing to, or conveyed by, poetry (a so-called ‘poetic truth’). Not only
able to lay claim to a veracity of the same nature as that of the Histo-
rian, the Poet is also more authentic a writer than the latter. This, Sid-
ney posits, is caused by the difference of purpose at the basis of each of
their writings. Unlike the Historian, bound by convention to a faith-
ful representation of true events, the Poet writes with more freedom
and therefore with more authenticity. As Robert E. Stillman points out
about Sidney’s vision in the Defence, “[p]oetry better remedies history’s
ills because it escapes confinement to the historical – hence its seeming
triviality and its real potential for grandeur28.” This is based on Sid-
ney’s concept of Ideas, or “fore-conceits”, and on the greater value he
attributes to those created by poetry, in contrast to the Ideas exploited
by historians or philosophers. For Sidney, as Stillman further explains,
“Ideas have […] a rhetorical, rather than just as conceptual power, ren-
dering them superior both to the always conditioned examples of un-
satisfying history and to the abstractions of philosophical thought29.”

27 Sir Philip Sidney, Un Plaidoyer pour la Poésie, p. 73.


28 R. E. Stillman, « The Truths of a Slippery World : Poetry and Tyranny in Sidney’s
“Defence” », Renaissance Quarterly, 55‑4 (Winter 2002), p. 1296.
29 Ibidem, p. 1312.
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As a consequence, readers should definitely turn to poetry, instead of


history, when they look for truth:
And therefore, as in Historie, looking for trueth, they goe away full
fraught with falsehood, so in Poesie, looking for fiction, they shal use
the narration but as an imaginative groundplot of a profitable inven-
tion30.

Just as the present time, the Renaissance was an age where bound-
aries between truth and fiction were questioned over and over, with
consequences for the definition of the areas customarily allotted to
Poetry and History, as William Nelson argues31. Moreover, the opposi-
tion that Sidney makes between the roles of Poet and Historian, and
his doubts about the historian’s methods, are interestingly resonant
with Buchanan’s own views and practice of historiography. Although
the Scottish humanist strongly criticised the inclusion of Arthurian
lore in history books in his Rerum Scotticarum Historia32 , Buchanan’s
De Maria Scotorum Regina and the Casket Letter’s sonnets have to be
interpreted in the context of an early modern redefinition of history
and poetry as separate genres. Long considered as part of the liberal
arts together with poetry, history progressively acquired the status of
a scholarly discipline, but historiographers still continued to use the
quasi-historical mode in their writings, “because of a persistent feel-
ing that ‘true’ examples have more force than fictional ones […]33.” In
his treatise Buchanan makes use of a variety of documents and genres
where he fully displays his outstanding mastery of rhetoric, by means
of fictional examples and inclusion of sonnets to back up his argu-
ment. When we then consider the use that was made of these sonnets,
the closing lines of the stanza read a posteriori as an ironic metatex-
tual commentary on the fate of Mary Stuart’s own writing: “[…] par
vous sont gardées / Ses lettre’ escrite’ auquels vous donnez foy.” The
Queen of Scots’s letters and poems, certainly published against her
will and without any certainty as to their authenticity, struck a final
blow against her ambitions as Queen of Scotland. As a result of this
publication, Mary’s voice sounds so unbecoming to a ruler by divine
right, and her lines so assertive, that they spiral out of control, stand-

30 Sir Philip Sidney, Un Plaidoyer pour la Poésie, p. 74.


31 W. Nelson, « The Boundaries of Fiction in the Renaissance : A Treaty Between
Truth and Falsehood », English Literary History, 36‑1 (March 1969), p. 30‑58.
32 J. E. Phillips, « George Buchanan and the Sidney Circle », Huntington Library
Quarterly, 12 (1948), p. 50.
33 W. Nelson, « The Boundaries of Fiction in the Renaissance », p. 58.
190 nath a li e h a ncisse

ing in stark contrast to her cousin’s carefully ordered verse. The form
of the last of the Casket poems illustrates this unwitting hijacking of
her poetic voice, as the usual sonnet is replaced by a sextet giving the
impression that Mary stops short after she started to comment on the
purpose of her poems: “I’ay mis la main au papier pour escrire / D’un
different que i’ay voulu transcrire34.” Mary’s purported words bear wit-
ness to the dangerous sides of poetry writing, both caused by possible
cross-lingual misinterpretations and tense political contexts. English
theorists have indeed subsequently reflected on these tensions in their
treatises on poetry, as explored in the next section of this paper.

The B irth of E nglish A rtes Poeticae a nd (Tensions w ith)


Tr a nslation
The development of a distinctively sixteenth-century “English” art
of vernacular poetry is linked to the paradox that its growth and ma-
turity first relied on the intense import – or in other words, transla-
tion – of foreign vernacular poetry. As Anne E. B. Coldiron explains
in her article on translation of verse from French in the early English
Renaissance, almost fifty percent of English verse printed in the first
half of the sixteenth century was translated, mainly from French35.
Jean-Claude Carron writes on the links between a Renaissance poetical
ideal and its (involuntary) recourse to the medieval practice of transla-
tio studii. In his article, he argues that the classical precept of imita-
tio was combined with models imported from other vernaculars. The
practice of imitation was thus transformed to adapt to early modern
sensibilities, giving rise to new poetical practices, as he points out: “[t]
he sixteenth century will add […] the concept of voluntary imitation
focused exclusively on the unique value of poetry and on the claims of
those imitators to choose their own models and thereby control their
‘intertext’36.” The classical precept of imitatio by means of translation
was thus in full bloom at the beginning of the century, strengthened
by a necessity to forward a new, national vernacular, as Carron further
highlights:

34 George Buchanan, Ane Detectioun of the duinges, sig. V.


35 A. E. B. Coldiron, « Translation’s Challenge to Critical Categories : Verses from
French in the Early English Renaissance », The Yale Journal of Criticism, 16‑2 (Fall
2003), p. 315.
36 J.-C. Carron, « Imitation and Intertextuality in the Renaissance », New Literary
History, 19‑3 (Spring 1988), p. 567.
« i ’ay mis l a m a i n au pa pi er pour escr ir e » 191

[…] when imitation assumes a nationalistic character through its close


relationship with the defense and illustration of vernaculars, […] such a
linguistic triumph offers to the poet a modern and adequate means of
expression for the poetic manifestation of his own national, social, or
personal identity37.

English poetry was thus imitating Latin or Greek models in order


to expand its own prestige, but it is important to stress that its models
were in large part mediated by other European vernaculars. Therefore,
a majority of poets and early critics were confronted with translation
issues and resulting tensions between acknowledging the inherent for-
eignness of their language and breaking free from imported models. In
his treatise, Puttenham acknowledges the reliance of English on Latin
and French imports:
Such extreme licentiousnesse is utterly to be banished from our schoole,
and better it might have been borne with in old riming writers, bycause
they lived in a barbarous age, & were grave morall men but very homely
Poets, such also as made most of their workes by translation out of the
Latine and French toung, & few or none of their owne engine as may
easely be knowen to them that list to looke upon the Poemes of both
languages38.

The critic makes a sharp distinction between the “barbarous age” of


“old riming writers” and his own new age. In the past, a large freedom
in borrowing from foreign languages was acceptable, as the language
was not yet ripe for an adequate expression of poetic feelings. How-
ever, as the English of Puttenham’s time has started to stand on its
own linguistic feet, an excessive recourse to fancy coining of words has
to be avoided, which is manifest in Puttenham’s rejection of so-called
“inkhorn” terms, superfluous foreign imports in the language:
[…] of clerks and scholers or secretaries long since, who not content
with the usual Normane or Saxon word, would convert the very Latine
and Greeke word into vulgar French […] which are not naturall Nor-
mans nor yet French, but altered Latines, and without any imitation at
all: which therefore were long time despised for inkhorne termes, and
now be reputed the best & most delicat of any other39.

Puttenham is arguing in favour of homemade poetry, not so much


out of dislike for foreign words and borrowings as such, as his acknowl-

37 Ibidem, p. 569.
38 George Puttenham, The Arte of English Poesie, p. 82.
39 George Puttenham, The Arte of English Poesie, p. 117.
192 nath a li e h a ncisse

edgement of “the usual Normane and Saxon word” shows, but rather
for fear of too heavy a dependence on artificially crafted words, com-
pounds not yet recorded by usage that did not sound “natural” and
homely enough according to his taste. In that respect, the very first
sentence of his treatise significantly highlights the difference between
the poets’ and the translators’ methods, when he claims that “[e]ven
so the very Poet makes and contrives out of his own braine, both the
verse and matter of his poeme, and not by any foreine copie or exam-
ple, as doth the translator, who therefore may well be sayd a versifier,
but not a Poet40.” In his view, poet and translator stand worlds apart,
on the one hand the creator and on the second hand, a “versifier”.
However, when we consider the widespread Renaissance poetic ideal of
writing beautiful verse by means of imitating the Classic masters, there
is a distinction to be made between Classical imitatio as a means to
aemulatio, and imitatio understood as an excessive copying of “foreine
example” that introduces aberrations into the language.
Furthermore, theoretical discourses on poetry were the new vehi-
cles for national and ideological concerns which their authors sought
to champion, as Philip Sidney’s example shows. As James E. Phillips
pointed out, Buchanan was part of the same intellectual circle as Sid-
ney41. In his poetical treatise, Sidney defends poetry as the best suited
vehicle to stand up for his own political stance, i. e. liberation from
tyranny, and Buchanan exposed similar considerations on tyranny and
the people’s right (and duty) to tyrannicide in his 1579 De jure regni
apud Scotos, as Robert Stillman explains42 . Both Elizabeth I and Mary
Stuart’s poetical productions have thus to be situated within a context
of political and religious activism. In her article on Elizabeth I’s trans-
lation of Boethius’ Consolation of Philosophy, Lysbeth Benkert shows
how the Queen’s textual productions paralleled the militant translation
activity of the Countess of Pembroke – Philip Sidney’s sister –, who
was famous for her translation of the Psalms. As Benkert indicates,
the translation of Psalms was characteristic of Protestant sympathies:
“[t]hroughout the Reformation in Europe, the Psalms had been used
by militant Protestants as a battle cry for radical reform and holy
wars against the Catholics. When the Catholic Mary, Queen of Scots

40 Ibidem, p. 3.
41 Voir J. E. Phillips, « George Buchanan and the Sidney Circle », Huntington
Library Quarterly, 12 (1948), p. 23‑56.
42 R. E. Stillman, « The Truths of a Slippery World », p. 1302.
« i ’ay mis l a m a i n au pa pi er pour escr ir e » 193

returned to Scotland to rule, she was greeted by fervent Protestants


who stood outside her windows all night long singing psalms43.”
The examples of Elizabeth I and Mary Stuart’s political and po-
lemical poems, which we studied earlier, illustrate how the tensions
between nature and artifice, foreign and local, found expression in the
period’s poetical productions. Poems written by rulers echo ongoing
debates in poetical treatises on more political terms, as they voice simi-
lar concerns with authenticity and control of foreign imports. Despite
Elizabeth I’s strong opposition to the “ancre[ing] of ‘forreine banisht
wight’ in English ports, cultural imports and the exchange of ideas
made possible by translation contributed to an important change of
status of the English language, first and foremost in the eyes of English
native speakers whose anxiety about the prestige of their vernacular
would soon decrease. However, translation could also prove detrimen-
tal to an author’s image, all the more so when the author is a monarch.
The fate of Mary Stuart’s and of her poetical voice highlights the ways
in which translation could be used as a powerful tool for propaganda
and manipulation. Buchanan’s undisputed mastery of rhetoric and of
the blurred lines between historical and fictional modes, combined
with the interventions of translators and printers, finally made readers
of the English and French versions of his treatise adhere to the Scottish
humanist views on tyrannicide and the urgency of deposing – if not
executing – a sovereign who had manifestly already lost her mind. The
Scottish queen’s alleged will to explain what she calls in her poem the
“different que i’ay voulu transcrire” demonstrates the importance of
keeping one’s image under control. The comparative analysis of differ-
ent versions of these fatal lines across a variety of vernaculars thus high-
lights the high degree of intricacy in the interaction between poetry,
translation and politics in early modern England, France and Scotland.

BIBLIOGRAPHY

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iuratione, foedo cum Bothuelio adulterio, nefaria in maritum crudeli-
tate et rabie, horrendo insuper et deterrimo eiusdem parricidio, plena et
tragica plane historia… Actio contra Mariam Scotorum Reginam in qua

43 L. Benkert, « Translation as Image-Making : Elizabeth I’s Translation of Boe­


thius’s Consolation of Philosophy », Early Modern Literary Studies, 6‑3 (January 2001),
§ 12.
194 nath a li e h a ncisse

ream et consciam esse eam huius parricidii, necessariis argumentis evinci-


tur, London, 1571.
—, Ane Detectioun of the duinges of Marie Quene of Scottes, touchand the mur-
der of hir husband, and hir conspiracie, adulterie, and pretensed mariage
with the Erle Bothwell. And ane defence of the trew Lordis, mainteineris
of The Kingis Graces ctioun (sic) and authaoritie (sic). Ane oratioun, with
declaration of evidence against Marie the Scottish Quene, etc. [By Tho-
mas Wilson?]. The writynges & letters found in the sayd casket, which
are aouwit to be written with the Scottishe Quenis awne hand. Translatit
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son and George Buchanan], Edinburgh? [London]: John Day, 1571.
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Roy, & l’adultere commis avec le Comte de Bothwel, histoire vrayement
tragique, traducite de Latin en François, transl. [Felipe Camuz], Édim-
bourg [La Rochelle/London?], Thomas Waltem, 1572.
[de B ellefor est François?], L’Innocence de la Tresillustre Très-Chaste, et De-
bonnaire Princesse, Madame Marie Royne d’Escosse. Ou sont amplement
refutées les calomnies faulces, et impositions iniques, publiées par un li-
vre secrettement divulgue en France, l’an 1572 touchant tant la mort du
seigneur d’Arley son espoux, que autres crimes, dont elle est faulcement
accusée. Plus ample discours auquel sont descouvertes plusieurs trahisons,
tant manifestes, que iusques icy, cachées, perpétrées par les mesmes calom-
niateurs. Imprime en l’an 1572, transl. [François de Belleforest et al.?],
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Tom D eneir e

RECONSIDERING IMITATIO AUCTORUM


A DYNAMIC-FUNCTIONALIST APPROACH
TO IMITATION IN NEO-LATIN POETRY

Saepe mihi placet antiquis alludere dictis,


Atque aliud longe verbis proferre sub iisdem.
(M. G. Vida)1

I mitatio is argua bly the most importa nt liter ary tech -


nique of Neo-Latin poetics. Indeed, both in humanist criticism and
in present-day scholarship the concept continually resurfaces as the key
aspect of Neo-Latin, and in general, Early Modern literariness. It is dis-
cussed at length in the rhetorical and poetical tradition, for instance,
in seminal works such as Johannes Sturm’s oratorical De imitatione
libri tres (1574) or Gerardus Johannes Vossius’ poetical De imitatione
(1647)2 . Moreover, the concept of imitatio has been a veritable fil rouge
throughout the past decades of Early Modern and Neo-Latin literary
studies, from Hermann Gmelin’s notable 1932 paper on ‘Das prinzip
der Imitatio’, which offers an extensive survey of the humanist meta­
literary tradition, over Thomas Greene’s fascinating The Light in Troy
from 1982, which is arguably the best theoretical introduction to the
notion, to the Dutch publication by Jeroen Jansens Imitatio from
2008, which among other things offers an excellent bibliography of
secondary literature3.

1 Poetica, 3, 257‑258.
2 Ioannes Sturmius, De imitatione libri tres, Strasbourg, 1574, and Gerardus Johannes
Vossius, De imitatione cum oratoria, tum praecipue Poetica, Amsterdam, 1647. For more
information on the vernacular reception of imitational poetics, see A. Moss, ‘Literary
Imitation in the sixteenth century : writers and readers, Latin and French’, in The Cam-
bridge History of Literary Criticism. Volume III : The Renaissance, ed. G. P. Norton,
Cambridge, 2006, p. 113‑118.
3 H. Gmelin, ‘Das Prinzip der Imitatio in den romanischen Literatur der Renais-
sance’, Romanische Forschungen 46/2 (1932), p. 83‑360 ; Th. M. Greene, The Light in
Troy : Imitation and Discovery in Renaissance poetry, London, 1982 and J. Jansen, Imita-
tio. Literaire navolging (imitatio auctorum) in de Europese letterkunde van de renaissance
(1500‑1700), Hilversum, 2008 (bibliography : p. 488‑517).

197
198 tom deneir e

In essence, the working definition of imitatio is quite clear: imita-


tio auctorum is a label for the creative use of previous literary models
(authors, texts, genres, etc.)4. This is not to say, however, that literary
scholarship has not spawned a long tradition of problematising the na-
ture, definition and terminology of the concept5. Still, such fundamen-
tal considerations do not detract from the spontaneous evidence and
practical relevance of imitatio for the study of Renaissance literature.
In this way, it has become an indispensable tool in philological and
literary Neo-Latin Studies.
The main challenge, however, which imitatio as a critical notion
presents, is to maximalize its potential. Indeed, especially in a (gen-
erally) philologically-oriented discipline as Neo-Latin Studies, research
on imitation seems to remain rather limited, that is to say, not in size,
but in perspective6. In this way, the general status quaestionis of the
Historisches Wörterbuch der Rhetorik points at a particular method-
ological desideratum in the entry ‘Imitatio’:
Die Bedeutung von I(mitatio) in der literarischen Praxis von Renais-
sance und Humanismus darstellen zu wollen, ist aufgrund ihrer Om-
nipräsenz in der lateinischen wie nationalsprachen ein von vornherein
aussichtloses Unterfange ; zudem ist in diesem Bereich für eine metho-
disch reflektierte Forschung, die über positivistische Identifizierung von
Vorbildern herausgeht, noch eine weite terra incognita zu erschließen7.

4 This paper will not address imitatio naturae or mimesis, even if the distinction
between both is ultimately artificial. Cf. G.-W. Pigman, ‘Versions of Imitation in the
Renaissance’, Renaissance Quarterly, 33 (1980), p. 1‑32 (p. 2): ‘I have intentionally ex-
cluded discussions of literary representation deriving from Plato and Aristotle, although
they also go by the name of imitation and even though this more philosophical tradition
often mingles with the rhetorical theories about models, as in the cases of Phoebammon
and Giovanfrancesco Pico della Mirandola. Consequently the common distinction be-
tween philosophical and rhetorical imitation is somewhat misleading because it obscures
the distinctions among the varieties of rhetorical imitation’ (Pigman refers at this point
to A. J. Smith, ‘Theory and Practice in Renaissance Poetry : Two Kinds of Imitation’,
Bulletin of the John Rylands Library, 47 [1964], p. 212‑243).
5 See Jansen, Imitatio, chapter 2.
6 A short, but interesting speculation on the functionality of Neo-Latin imitatio
(together with a rejection of ‘the mechanical pursuit of classical parallels’) is found in
H.-J. Van Dam, ‘Taking Occasion by the Forelock : Dutch Poets and Appropriation of
Occasional Poems’, in Latinitas Perennis. Volume II : Appropriation and Latin Litera-
ture, ed. Y. Maes, J. Papy, W. Verbaal, Leiden, Boston (Brill’s Studies in Intellectual His-
tory 178), 2009, p. 95‑128 (p. 111‑112 and n. 65).
7 N. Kaminski, ‘Imitatio’, in Historisches Wörterbuch der Rhetorik, ed. G. Ueding
et al., Tübingen, 1992-…, IV, p. 235‑303 (col. 265).
r econsi der i ng i mitatio auctorum 199

Indeed, this equation of imitatio-research and Quellenforschung or


source criticism is also acknowledged in Jansen’s recent state of the art
of imitatio in Renaissance literary studies8. Accordingly, the goal of
this paper is to investigate the origins of this rather one-sided interpre-
tive perspective and to formulate an alternative approach, illustrated by
some examples of imitatio in Neo-Latin poetry.

I mitatio as Quellenforschung
Quite obviously the connection between imitatio and Quellenfor­
schung is one of instinctive logic. If imitation is the creative use of liter-
ary models, then identifying these models is a conditio sine qua non for
any research about imitatio. Accordingly, it will be immediately clear
that there is nothing wrong with Quellenforschung in itself. However,
the point this paper wishes to make is that Quellenforschung should
not be an end in itself, but only a stepping-stone in the interpretation
of imitatio as function of literary language. Nevertheless, as the quote
from the Historisches Wörterbuch der Rhetorik has illustrated, it seems
that the scholarly tradition has experienced difficulties in transcending
this step of Quellenforschung. There are good reasons for such a meth-
odological predisposition. In the following two will be identified in
more detail: (1) the fact that the Early Modern metaliterary tradition
operates from an essentially didactic viewpoint, and (2) our contem-
porary preconceptions of Renaissance literature as dominated by the
aesthetics of identity.
If one considers the history of our present-day use of imitatio auc-
torum, it becomes immediately clear that we have inherited the con-
cept from humanist literary criticism, which in turn took it over from
the classical tradition of rhetoric and poetics9. Now even though this
metaliterary tradition comprises very diverse works10, they all share

8 Cf. the methodology implicit in Jansen, Imitatio, p. 51, n. 14: “Onderzoek naar
bronnen of mogelijk ontleende passages in de renaissancistische letterkunde heeft zich al
sinds lang op een warme belangstelling mogen verheugen”.
9 On imitatio in classical literature, see A. Reiff, Interpretatio, imitatio, aemulatio.
Begriff und Vorstellung literarischer Abhängigkeit bei den Römern, Düsseldorf, 1959 ;
D. Russel, in Creative imitation and Latin literature, ed. D. West, T. Woodman, Lon-
don, New York, 1979, p. 1‑16 and A. N. Cizek, Imitatio et tractatio. Die literarisch-
rhetorischen Grundlagenden der Nachahmung in Antike und Mittelalter, Tübingen
(Rhetorik-Forschungen 7), 1994.
10 See Pigman, ‘Versions of Imitation’, p. 2: “Writers discuss imitation from so many
different points of view : as a path to the sublime (‘Longinus’), as a reinforcement of
one’s natural inclinations (Poliziano) or a substitute for undesirable inclinations (Cor-
tesi), as a method for enriching one’s writing with stylistic gems (Vida), as the surest or
200 tom deneir e

one basic feature, namely their essentially didactic perspective. Indeed,


both in classical and in (medieval and) humanist times, the whole met-
aliterary tradition was meant to aid the production, not the analysis of
artistic language11. In this way, imitatio has never been a theoretical
concept, but always a didactic prescript12 .
If we look at Quintilian’s discussion of imitation, for instance, we
notice this didactic viewpoint regarding imitatio (but also in general)
clearly in the modality of his statement:
Ex his ceterisque lectione dignis auctoribus et verborum sumenda copia
est et varietas figurarum et componendi ratio, tum ad exemplum virtu-
tum omnium mens derigenda. Neque enim dubitari potest quin artis
pars magna contineatur imitatione13.

Indeed, the gerundives sumenda and derigenda are quite telling for
the fact that Quintilian is not analysing imitatio, but arguing for the
necessity of the notion in learning rhetoric.
The same is noticeable in the Neo-Latin tradition. Vossius, for in-
stance, opens his book De imitatione by intimately connecting imitatio
with practice (usus) and exercise (exercitatio).
Magnus in eo veterum est consensus tribus esse opus ad comparandam
eloquentiam sive eam quae est oratorum, sive illam poetarum. Eorum
primum statuunt naturam, quae incipit, alterum artem, quae dirigit,
tertium vero usum, qui perficit. Unde solum hunc artifices facere ait
poetarum ingeniosissimus. Usus vero nomine hic intelligitur omnis illa
exercitatio quae artis praecepta consequitur quaque dicendi vel carminis
pangendi firma quaedam facilitas comparatur. (…) nunc ea persequar
quae pertinent ad usum, quo nomine complector tum imitationem
eminentium virorum, tum etiam conatum meliorum, si consequi liceat.

only way to learn Latin (Delminio), as providing the competitive stimulus necessary for
achievement (Calcagnini), and as a means of ‘illustrating’ a vulgar language (Du Bel-
lay)”.
11 See H. C. Gotoff, Cicero’s elegant style. An analysis of the Pro Archia, Urbana,
Chicago, London, 1979, p. 38.
12 See also Moss, ‘Literary Imitation’, p. 107: ‘The history of literary criticism in our
period is therefore to a large extent a history of which models were recommended for
imitation, of instructions as to how they were to be imitated, and of the side-effects of
such prescriptions’.
13 “It is from these and other authors worthy of our study that we must draw our
stock of words, the variety of our figures and our methods of composition, while we
must form our minds on the model of every excellence. For there can be no doubt
that in art no small portion of our task lies in imitation.” Quintilianus, inst., 10, 2, 1
(translation from The Institutio oratoria of Quintilian, with an English translation by
H. E. Butler, 4 vols, London [The Loeb classical library], 1921‑1922).
r econsi der i ng i mitatio auctorum 201

Imitationem appello operam qua nos componimus ad exemplum alte-


rius quo similes reddamur14.

From this quote, imitatio again appears to be an essentially didac-


tic principle, a guideline not so much for the understanding of good
Latin poetry, but for learning how to compose it15. Accordingly, this
didactic perspective on imitatio has important consequences for the
way humanists conceived the notion in general. For starters, it explains
why the humanist tradition tends to specify certain stages of imita-
tion, such as imitatio puerilis and virilis, or certain degrees of it, such
as imitatio servilis and ingenua16. More importantly, it also explains
why these didactic, and therefore prescriptive, treatises invariably shied
away from exploring imitatio as a theoretical notion in favour of asking
the question which authors ought to be imitated in practice. There-
fore, it is only logical that the modern scholar of literature who wants
to recuperate imitatio as a hermeneutical tool will use it in the same
spirit as this metaliterary tradition, i. e. primarily by analyzing a text’s
sources or influences, in other words, for Quellenforschung.
In this way, the modern scholar has inherited a preconceived notion
of imitatio from the ancient and humanist tradition. In addition to this
historical bias, there is a second, but equally important predisposition
that further stimulates the equation of imitatio and Quellenforschung.
Much of the research in the humanities departs from a fundamental
literary notion forwarded by Yuri Lotman, namely the distinction be-
tween the aesthetics of identity and the aesthetics of opposition. This
is essentially a cultural typology which divides all kinds of works of
art and literature in two classes: those that follow preexisting artistic
structures, rules, etcetera and therefore use identity as a normative fac-

14 “On this point there is a great consensus among the ancients that three things are
necessary to acquire eloquence whether that of the orators or that of the poets. They
constitute the first of these in nature which starts, the second in the art that directs, but
the third in practice that makes perfect. Hence the most talented of the poets says that
this alone gives skills. But by practice I understand all that exercise that follows the rules
of the art and by which one acquires some stable facility in speaking or in making verse.
(…) now I will continue with aspects related to exercise, a term in which I comprise both
the imitation of eminent men and the aspiration to acquire a high level if possible. I call
imitation the effort by which we form ourselves to the example of someone else to make
ourselves like him.” Text and translation from Gerardus Johannes Vossius, Poeticarum
institutionum libri tres / Three Books on Poetics, ed. J. Bloemendal, in collaboration with
E. Rabbie, Leiden, 2010, p. 1956‑1959.
15 On the didactic dimension of imitatio, see the first section of Jansen’s book
(‘Onderwijs’, in Jansen, Imitatio, p. 15‑20).
16 For instance by Sturmius, Vossius or Justus Lipsius (see Jansen, Imitatio, p. 56‑57).
202 tom deneir e

tor in the artistic system, and those that put forward their own artistic
structures, codes, etcetera and therefore use originality as a normative
factor17. In this view, Greek and Roman authors – and with them their
medieval successors and humanist admirers – are clearly part of the
first system, which views good literature as that which succesfully fol-
lows previous models. With the aesthetic revolution of Romanticism,
however, a new criterion of artistry was then introduced, namely the
unique style and substance of the work18, which implies that good lit-
erature should break with or even oppose previous models. The logi-
cal consequence is that modern scholars tend to approach imitatio, the
aesthetic notion of identity, from their own aesthetic predisposition of
originality19. Accordingly, it is almost inevitable to think of imitation
in terms of original versus borrowed material. Therefore, the research
question again boils down to analyzing what is original and what has
been borrowed, i. e. Quellenforschung. Surely, it seems, the aesthetics of
identity justify, nay necessitate, a method of identifying ?
Still, for all its general value, it seems that Lotman’s typology is sim-
ply too rigid and binary. First of all, it is incorrect to oppose imitatio
and originality both in ancient and in humanist literariness. In the
abovementioned paragraph on imitatio Quintilian immediately goes
on to put the notion in perspective by saying: [a]nte omnia igitur imi-
tatio per se ipsa non sufficit, vel quia pigri est ingenii contentum esse iis,
quae sint ab aliis inventa (“The first point, then, that we must realise
is that imitation alone is not sufficient, if only for the reason that a
sluggish nature is only too ready to rest content with the inventions
of others20”). In the humanist tradition, which incidentally coincides
with the rising importance of ingenium (originality) in the metaliter-
ary debate, this is further explored. Time and again, it is stressed that
imitatio consists precisely in the harmony of imitation and creativ-
ity, hence its almost ubiquitous connection, even identification with
aemulatio21. Secondly, modern literary theory, especially postmodern

17 See Y. Lotman, The Structure of the Artistic Text, translated from the Russian
by G. Lenhoff and R. Vroon, Ann Arbor (Michigan Slavic Contributions 7), 1977,
p. 289‑292.
18 See e.g. R. Mortier, L’originalité : une nouvelle categorie esthétique au siècle des
lumières, Genève, 1982.
19 Cf. Jansen, Imitatio, p. 49 and n. 7.
20 Quintilianus, inst., 10, 2, 4 (translation from The Institutio oratoria of Quintilian,
IV, p. 77).
21 See e.g. J. Omphalius’s concept of imitatio as discussed by Moss, ‘Literary Imita-
tion’, p. 109: ‘Imitation, he claims, is not a prescription for servile copying or a license
to plagiarize, but a spur to emulation, as the imitator strives not only to reproduce the
r econsi der i ng i mitatio auctorum 203

and poststructuralist criticism, has shown that this hierarchy of iden-


tity versus opposition will automatically deconstruct itself. Critics like
Roland Barthes, Jacques Derrida and Julia Kristeva have put forth the
view that all texts can be characterized as bricolage, thus dispelling the
myth of originality (opposition) and at the same time also questioning
the possibility of merely repeating (identity).
In this way, we have analysed both the metaliterary tradition and
our modern aesthetic predisposition as two deeply rooted reasons why
imitatio is readily connected with Quellenforschung in current research.
At the same time we have to admit that, while tempting, these reasons
might be false. For one, it appears we should be very much aware of
the historical and conceptual distance between imitatio as a didactic
concept in the production of classical and humanist literature on the
one hand, and imitatio as a tool for modern literary criticism on the
other hand. And moreover, we have shown that our temptation to view
imitatio as a question of (non-)originality, is in fact based on a very
black-and-white view of cultural history.
High time, it seems, to explore an alternative approach that can
transcend our instinct to equate imitatio with Quellenforschung. Pre-
emptively I must stress that alternative is a debatable choice of word.
Additional would perhaps have been better. Indeed, what will be sug-
gested below is not an attempt to eradicate and replace Quellenforsc-
hung as a method of philological research. It is meant as a way to
maximalize the results of Quellenforschung. On the other hand, this
does not mean that this approach is merely a ‘supplement’ to the stan-
dard methodological toolbox. It does imply a fundamental change of
critical perspective, since it places full emphasis on the interpretation
of imitatio as a function of Neo-Latin poetics, rather than on the anal-
ysis of it as a literary phenomenon.

Structur alist Poetics


The abovementioned word ‘function’ is not a haphazardly chosen
term. It stems from the structuralist tradition of literary criticism,
which lies at the basis of the approach this paper will employ. Now
why is that ? Most pressingly, it seems from the above, we need to find
a way to transcend the particularity of the research results Quellenfor-
schung leads to. As said, there is nothing wrong – in fact, it is quite

achievements of his forerunners, but to surpass them’. Some humanists, however, did
explicitly distinguish between imitatio and aemulatio, for instance Erasmus (see Pigman,
‘Versions of Imitation’, p. 18‑29).
204 tom deneir e

vital – with identifying an imitation of Virgil in Sannazaro for instance,


but it is also necessary to interpret this instance of imitatio, either in
the context of Sannazaro’s text or œuvre, or in the context of a larger
framework of Neo-Latin poetry. The question, it appears, is not only
‘Which models does an author imitate ?’, but also ‘What role does imi-
tatio play in a poem or in Neo-Latin poetry in general ?’. This kind
of questioning is typical for the structuralist project as for instance
presented with due diligence in Jonathan Culler’s Structuralist Poet-
ics22 . In Culler’s words, structuralism “effects an important reversal of
perspective, granting precedence to the task of formulating a compre-
hensive theory of literary discourse and assigning a secondary place to
the interpretation of individual texts23”. This means that if we would
approach imitatio from such a perspective, we could succeed in study-
ing imitatio not as individual source criticism, but as an element that
produces meaning within a Neo-Latin poem or within the Neo-Latin
literary system as a whole. Such an approach views imitatio as a ‘code’
of literary language as Jakobson would have put it, or as a ‘function’ of
poetics in Culler’s terms.
It is not the first time imitatio has been viewed as a function of lit-
erary language. Several previous studies have suggested interpretations
of imitatio that come close to such an approach. Especially when trying
to subdivide imitatio into categories scholars have approached the iden-
tification of such functions24. Cizek, for instance, in his book Imitatio
et tractatio has interpreted our phenomenon within the categories of
transformation as distinguished in the rhetorical tradition. Imitation,
then, produces one of four possible transformations in literary language
– adiectio (addition), detractio (omission), immutatio (substitution) and
transmutatio (rearrangement) – and is therefore a poetic function.
Another attempt was made by Greene, who in The Light in Troy
has described what he calls ‘textual strategies’ of imitation. The first
of these strategies is so-called reproductive or sacramental imitation,
which is the ahistorical, almost liturgical repetition of an earlier text.
Secondly, eclectic or exploitative imitation treats all traditions as stock-

22 Kaminski, ‘Imitatio’, col. 265 suggest four other strands of literary theory which
offer a methodological perspective for imitatio research : ‘Rezeptionsästhetik, Intertextu-
alität, Dialogizität (im Sinne von M. Bachtin), Dekonstruktion’.
23 J. Culler, Structuralist Poetics. Structuralism, linguistics and the study of literature,
London, New York (Routledge Classics), 2002 (first published 1975), p. 138.
24 There are many more ways to define subcategories of imitatio than will be dis-
cussed in the following (see also Jansen, Imitatio, p. 61‑63). Moss, ‘Literary imitation’,
p. 111‑112 also touches on some functions of imitation, yet without attempting to theo-
rize or systematize these.
r econsi der i ng i mitatio auctorum 205

piles which one can draw from at random. Heuristic imitation, thirdly,
is the kind of imitation that is open about its model, but at the same
time distances itself from it. The fourth type, which is admittedly al-
most a species of the third, is dialectical imitation, which more or less
equals parody25.
Pigman, finally, has discussed different versions of imitation through
the lens of the metaphors humanists used to speak about imitatio. He
distinguishes transformative, dissimulative, and eristic metaphors and
although “(t)hese classes do not strictly correlate with the three types
of imitation26”, one can still use them to understand the processes
involved in imitation. The first category often uses apian imagery
(Bie­nengleichnis), which illustrates not only transformative imitation
(turning one thing into another as bees turn nectar into honey), but
also non-transformative following, gathering, or borrowing. Dissimu-
lative imagery refers to concealing or disguising the relation between
text and model, while eristic metaphors (from the Greek ἔρις) repre-
sent “an open struggle with the model for preeminence, a struggle in
which the model must be recognized to assure the text’s victory27”.

Yet however close these interpretations of imitatio come to it, none


of them is a truly structuralist interpretation of imitatio as a function
of poetic language. In the case of Cizek the matter is simple. His ap-
proach is just too formalistic, which means it is in fact only one small
step away from Quellenforschung. After all, what do we really know
about the function of imitation when we see a humanist author add-
ing a word to a quotation from Virgil in his imitatio ? Greene, on the
other hand, does not succeed in converting his strategies into general
functions of poetic language either. Indeed, most reviewers place his
merit with the analysis of individual authors28, which is precisely the
opposite of what we are hoping to discover through a structuralist per-
spective. Accordingly, Greene’s method been dubbed proto-structuralist
by one reviewer29.

25 Based on the reviews of Greene by S. K. Heninger Jr., Renaissance Quarterly, 37/1


(Spring, 1984), p. 113‑118 and J. Fitzmaurice, The Sixteenth Century Journal, 14/2
(Summer, 1983), p. 240.
26 Pigman, ‘Versions of imitation’, p. 3.
27 Pigman, ‘Versions of imitation’, p. 4.
28 See Heninger, (review), p. 118: ‘His achievement, which is considerable, is best dis-
cerned in the readings of individual Renaissance poems’ or Fitzmaurice, (review), p. 240:
‘A great strength of the book is Greene’s treatment of individual authors’.
29 Heninger, (review), p. 114 (taking issue with Greene’s post-Saussurian inspira-
tions): ‘The theoretical stance of Greene, strongly conditioned by his subject, may be
206 tom deneir e

Pigman, finally, puts forward promising notions but has difficul-


ties translating his metaphors into actual functions of imitation, as he
struggles with the notion of authorial intention30 – at least in the first
two categories. Since these types of imitation can represent an uncon-
scious relation between text and model, Pigman wonders if there can
be any communicative intent in it. In other words, if there is no inten-
tion to imitate, it is difficult to interpret such imitation as a function
of the text. Only in the third category of eristic metaphors there is this
possibility, according to Pigman31.
Pigman touches upon an important aspect here, which can never-
theless be resolved by considering it from the angle of the well-known
intentional fallacy32 . Indeed, it seems Pigman has made things difficult
for himself by assuming that the intention of the author of the literary
work is of primary importance for the interpretation of the work or its
literary function. On the contrary, it seems that it should be possible

described as proto-structuralist. Repeatedly he speaks of the “transitive role” of the Re-


naissance poet, of his self-imposed responsibility to transmit and interpret the cultural
past, thereby becoming at once both the preserver of that culture and a part of it. To
use the now-familiar vocabulary of Eliot, Greene must consider how a new work takes
its place in the order of literary monuments, confirming that order while modifying
it. History bestows a diachronic dimension upon the imitation, while the contempo-
rary circumstances of the poet impose synchronic constraints. But dissatisfied with this
structuralist attitude, Greene courts some of the more recent literary theories based
upon post-Saussurian linguistic philosophies’.
30 The same problem is noticeable in J. DellaNeva, ‘Reflecting Lesser Lights : The
Imitation of Minor Writers in the Renaissance’, Renaissance Quarterly, 42/3 (Autumn,
1989), 449‑479, which departs from Pigman’s insights : ‘These arguments have far-
reaching implications on virtually every aspect of literary imitation in the Renaissance.
They call into question what most scholars have cited as the imitator’s whole purpose
in imitation, whether it be the presumed constant desire to compare oneself to a great
master, the interest in augmenting the authority of one’s writing by alluding to an au-
thoritative text, or the will to elicit the reader’s pleasure in recognizing the source that
is being imitated.’ (p. 479)
31 Pigman, ‘Versions of imitation’, p. 4 : ‘The doctrines conveyed by these two classes
pose serious problems for the interpreter who tries to understand imitations and allu-
sions, because they advise the effacement of resemblance between text and model’ and
p. 15 : ‘So far an examination of the transformative and dissimulative aspects of imita-
tion has produced only difficulties, all relating in some way to the major hermeneuti-
cal problem of the possibility and importance of assessing authorial intention. (…) So
far there is very little evidence, from the theorists of imitation, to justify imitation as
anything other than an element in the genesis of a text. The third class of analogies for
imitation, however, eristic metaphors, does open the possibility of regarding an imita-
tion as an important function of the text itself ’.
32 See William, K. Wimsatt, M. C. Beardsley, ‘The Intentional Fallacy,’ The Sewanee
Review, 54 (1946), p. 468‑488, revised and republished in The Verbal Icon : Studies in
the Meaning of Poetry, Lexington, 1954, p. 3‑18.
r econsi der i ng i mitatio auctorum 207

to discard such notions of intent. Even Pigman concedes that “an imi-
tation’s concealment, therefore, does not necessarily imply absence of
function33”. After all, if an author is not consciously aware of using an
echo from Horace, should it then be useless to consider this reminis-
cence as a part of what makes his text poetry, in other words to study
this imitatio as a function of Neo-Latin poetics34 ?

D y na mic Functionalism : Polysystem Theory


In order to bypass the notion of intention we can turn to another
structuralist theory, or rather a descendant of structuralism, i. e. dy-
namic functionalism35 and a specific form of it, namely polysystem
theory as developed by the Israeli theorist Itamar Even-Zohar36. For
the time being, three aspects of the polysystem theory are relevant for
our structuralist interpretation of imitatio.
Firstly, PS theory is not only a structuralist theory in the sense that
it studies literature as a system and the general rules governing that sys-
tem, it is also a functionalist theory. This means that PS theory does
not so much consider literature as single literary observables (such as
texts, authors, readers, etc.), but rather as a network of relations be-
tween these observables. The radical change in perspective, here, is that
literature becomes a semiotic phenomenon, because only through the
relations themselves ‘meaning’ is created in the system. Quite similarly
to the linguistic (Sausurean) model it was based on, in which a word
like ‘two’ only has meaning through the functional relations between
‘two’ and ‘one’, and ‘two’ and ‘three’, PS theory stresses that literature
only has meaning through the relations between literary observables
and not through the observables themselves. In this way, this function-

33 Pigman, ‘Versions of imitation’, p. 14.


34 Besides, it is quite possible for an item to have a canonized status (and thus pos-
sibly to serve as a model) in the literary system, without it being read very much at
all (R. Sheffy, ‘The Concept of Canonicity in Polysystem Theory’, Poetics Today, 11/3
(Autumn, 1990), p. 511‑522 [p. 517]).
35 On the history of dynamic functionalism, see I. Even-Zohar, Polysystem Studies,
Durham, 1990 (= Poetics Today, 11/1 [1990]), p. 2‑6.
36 On the polysystem theory, see Even-Zohar, Polysystem Studie ; Id., ‘Polysystem­
theorie’, in Deskriptive Übersetzungsforschung : Eine Auswahl, ed. S. Hagemann, Berlin,
2009, p. 39‑62 ; Id., Papers in Culture Research, Tel Aviv, 2010 (= electronic publica-
tion http://www.even-zohar.com) ; D. De Geest, Literatuur als systeem, literatuur als
vertoog. Bouwstenen voor een functionalistische benadering van literaire verschijnselen,
Leuven (Accent), 1996 ; Id., ‘Systemtheorie und Diskursivität’, Kulturrevolution, 50
(2006), p. 70‑77 ; and Canadian Review of Comparative Literature / Revue Canadienne
de Littérature Comparée, 24/1 (1997).
208 tom deneir e

alist approach can transcend Pigman’s problem of authorial intention


and in general perform the aforementioned reversal of perspective from
studying one particular imitation to studying imitatio as a general
poetic function.
Secondly, an important component of this literary system is what
Even-Zohar calls its repertoire37, which “designates the aggregate of
rules and materials which govern both the making and use of any
given product <in the literary system>38”. In other words, the notion
repertoire covers anything from lexicon over grammar to style, genre-
conventions and models. For the system to function, i. e. for functional
relations to be possible at all, a minimum of pre-knowledge and agree-
ment of the repertoire is thus of key importance for any exchange be-
tween the members of the system. Therefore, the core of the repertoire
is not optional, but rather a socially generated normative framework39.
The rules of the game, so to speak.
Thirdly, it is obvious that such rules will change over time. Indeed,
PS theory stresses that it studies the network of relations in literature
both in synchrony (in principle) and in diachrony (in time), which
makes it dynamic. Hence the term dynamic functionalism. Such changes
in the system can occur through a variety of different processes, such
as interference or transfer between systems, and canonization or strati-
fication within the system. This implies that the system’s repertoire is
also dynamic and indeed within it two different tendencies can be dis-
tinguished: one is called ‘primary’, the other ‘secondary’40. Even-Zohar
explains that “(t)he primary vs. secondary opposition is that of inno-
vativeness vs. conservatism in the repertoire41”. In this way, primary
models in the repertoire are those which seek to restructure, augment

37 See Even-Zohar, Polysystem Studies, p. 39‑43. See also D. De Geest, ‘Cultural Rep-
ertoires within a Functionalist Perspective : A Methodological Approach’, in Cultural
Repertoires. Structure, Function and Dynamics, ed. G. J. Dorleijn, H. L. J. Vanstiphout,
Leuven, 2003, p. 201‑215.
38 Even-Zohar, Polysystem Studies, p. 39.
39 Even-Zohar himself refers to Pierre Bourdieu’s notion of habitus to account for
the ‘behavioural’ dimension to explain this dimension of repertoire (Even-Zohar, Poly-
system Studies, p. 42).
40 Even-Zohar calls this primary and secondary ‘types’, but his use of the word type
is unclear. In his general discussion of the opposition (Polysystem Studies, p. 20‑22) he
reserves it for ‘products’ and ‘models’, yet it seems the notion also applies to systemic
processes (general operations within the system), procedures (particular operations of
production or consumption), or conversions (movement within the system’s stratifica-
tion) as well.
41 Even-Zohar, Polysystem Studies, p. 21.
r econsi der i ng i mitatio auctorum 209

or change the repertoire, secondary models are those that attempt to


conform, conserve or perpetuate.
It is especially this opposition, which offers us an important new
way of thinking about imitatio. Again departing from Lotman’s cul-
tural typology, we might be tempted to identify imitatio with a sec-
ondary repertoire, with perpetuating tradition, as if re-using models
always implies a status quo. Which is not the case. Imitatio can defi-
nitely perform both a secondary and primary function in a literary sys-
tem: it can just as well aim to perpetuate the system’s repertoire as try
to innovate it.

I mitatio as a pr imary or secondary function

This point is easily illustrated with an example of imitation on a


macro-level, namely Catullan imitation in Neo-Latin poetry42 . It is,
of course, a very well known fact that the Roman poet Catullus has
inspired generations of Neo-Latin poets. Quellenforschung allows us
to discover imitations of Catullus in poets as different as the Quat-
trocento Italian humanist Giovanni Pontano (1426‑1503) or the late
sixteenth-century Leuven professor Justus Lipsius (1547‑1606). Such an
analysis of source criticism will reveal many loci that show the influ-
ence of Catullus on their poetry. Bluntly stated, however, this is where
Quellenforschung ends. Yet the dynamic-functionalist interpretation
does not stop at this analysis of a shard particularity in both poetical
repertoires. Through the notion of primary and secondary repertoires,
we can now better understand the differences in general poetic func-
tion that separate both instances of imitatio Catulli.
In a interesting article on Justus Lipsius as a Neo-Latin poet, Papy
departs from the observation that Lipsius cannot be considered to be a
very original poet43. Indeed, even in his own mind, Lipsius, who left a
poem On himself, a non-poet (De se non vate), merely follows the can-
onized poetic tradition. One conspicuous result of this is that his po-
ems are often close to being centos, consisting of strings of quotations.
In this way, it is safe to say that from a systemic point of view Lip-
sius was not trying to change the system’s repertoire with his poetry.
His literary activity consists in following a canonized poetic tradition,

42 See e.g. J. Haig Gaisser, Catullus and his Renaissance Readers, Oxford, 1993.
43 J. Papy, ‘La poésie de Juste Lipse. Esquisse d’une évaluation critique de sa tech-
nique poétique’, in, Juste Lipse (1547‑1606) en son temps. Actes du colloque de Strasbourg,
1994, éd. Chr. Mouchel, Paris, 1994, p. 163‑214 (for a markedly Catullan poem, see
p. 168).
210 tom deneir e

in some cases that of poetry in the Catullan vena, knowing that this
will at least render his poetry acceptable for the contemporary audi-
ence. Therefore, Lipsius’s imitation of Catullus is obviously a second-
ary product, which perpetuates existing structures and norms of the
system’s repertoire.
On the other hand, when the poeta vates Giovani Pontano imitated
Catullus, we have quite a different situation. Pontano’s daring poetry
that owes much to Catullus was clearly quite innovative in the con-
temporary field of the Neo-Latin erotic lyric44. In comparison with the
rest of the Italian lyric scene Catullus’ hendecasyllables and Pontano’s
reception of them differ on all levels of the repertoire (lexicon, syntax,
genre, etc.). Therefore, Pontano’s imitatio Catulli is clearly a primary
product vis-à-vis the system’s repertoire. He is trying to change the sys-
tem’s repertoire and to canonize Catullus as a model for love poetry.
In this way, this example illustrates how the dynamic-functionalist
interpretation of imitatio as a primary or secondary element of the
literary repertoire, adds to our understanding of the general poetic
function of imitatio. Indeed, in the differences between Lipsius’s and
Pontano’s imitation of Catullus we see the importance of combining
Quellenforschung – which reveals which author is imitated – with the
dynamic-functionalist approach of imitatio – which reveals the poetic
nature of the relationship between a text and its model.

R isu cognoscer e matr em

Finally, as a more elaborate example of the interpretative potential


of the dynamic-functionalist approach to imitatio, a very specific, but
well-known locus of imitation will be studied, namely the reception of
Virgil’s famous verse Incipe parve puer risu cognoscere matrem (ecl. 4,
60). As one of the most celebrated lines of Latin poetry it is quite easy
to assemble a collection of Neo-Latin imitations of it. Those stated be-
low are perhaps the most renowned, but are obviously only the tip of
the iceberg45.

44 Gaisser, Catullus and his Renaissance Readers, p. 177 sq.


45 For parallel places, see St. Maizony de Lauréal, Les Bucoliques de Virgile. Tra-
duction nouvelle en vers français, avec tous les passages des auteurs grecs et latins imités
par Virgile, et des auteurs des divers nations qui ont imité Virgile, Paris, 1821, and J.-P.-E.
Pétrequin, De l’intervention de la physiologie dans l’interprétation d’un passage fort
controversé des Eglogues de Virgile (Paris, 1864), which includes several references not
mentioned here (including many from the 18th century as well).
r econsi der i ng i mitatio auctorum 211

Incipe parve puer risu cognoscere matrem (J. Sannazaro, De partu Vir-
ginis, 3, 231)46
Ergo age, care puer, risu cognosce parentes (J. Passerat, Genethliacon
Henrici Memmii Nepotis)47
(…) ille complexum petens / et e pudico dulce subridens sinu / matrem
fatetur (D. Heinsius, Herodes Infanticida, actus 2)48
Parvulus (…) qui risu nosse parentes / incipiat (I. Pontanus, Poemata)49
Incipe, nunc dulci matrem cognoscere risu (G. Becanus, Elegiae, 1, 3)50
Dumque suam vultu matrem ridente fatetur / natus (R. Rapin, Eclogae
sacrae, 11)51
Coepisti tandem risu cognoscere matrem ! (G. Pascoli, Thallusa, 194)52
donec avet risu maternos noscere sensus (M. Pisini, Lallum, 19)53

However quick it may be, such a glance already reveals the prolific
influence of Virgil’s splendid line. In Renaissance Italy we find it in
Jacopo Sannazaro’s Christian epic De Partu Virginis (1526) where he
just copied the full verse, thus imitating it maximally54. In France it is
present in Jean Passerat’s Genethliacon for his patron Henri de Mesmes’
grandchild, dated on 1 January 1586, and also in the eleventh poem of
René Rapin’s Eclogae Sacrae (1659). Finally, in the Low Countries we
find it in Daniel Heinsius’ play Herodes Infanticida, published in 1632,
but written several years earlier, in Isaac Pontanus’ Poemata (1634),

46 Iacopo Sannazaro. De Partu Virginis, ed. Ch. Fantazzi, A. Perosa, Firenze (Istituto
Nazionale di Studi sul Rinascimento. Studi e Testi 17), 1988, p. 71.
47 Ioannis Passeratius, Kalendae Ianuariae et Varia quaedam Poemata. Quibus ac-
cesserunt eiusdem Authoris Miscellanea nunquam antehac typis mandata, Paris, 1606,
p. 59‑62.
48 Danielis Heinsii Herodes Infanticida, Tragoedia, Amsterdam, 1632, p. 20.
49 ‘Epithalamium in Nuptias (…) Frederici Sandii (…) eiusque Sponsae (…) Evermoet
ab Essen’, in IIsaci (sic) Pontani Poematum libri VI, Amsterdam, 1634, p. 42‑45 (p. 45).
50 ‘Elegia III. Invenietis infantem pannis involutum, et positum in praesepio. Lucae 2’,
in Sidroni Hosschii e Societate Jesu Elegiarum libri sex. Item Guilielmi Becani ex eadem
societate Idyllia et Elegiae, Antwerp, 1667, p. 333‑335 (p. 335).
51 ‘In Virginem Expiatam Ecloga XI. Laudes’, in Renati Rapini, Multo elegantis-
simi poetae, Hortorum Libri, Ecolgae, Liber de Carmine Pastorali, Odae, Leiden, 1672,
p. 35‑38 (p. 36).
52 Pascoli. Tutte le poesie, ed. A. Colasanti, trad. N. Calzolaio., Roma (I Mammut 72.
Grandi Tascabili Economici Newton), 2001, p. 1064‑1073 (p. 1070‑1072).
53 M. Pisini, Album, Cortona, 2006, p. 16.
54 De partu Virginis contains numerous references to Vergil’s fourth ecloga in this
specific part (see The Major Latin Poems of Jacopo Sannazaro, transl. into English prose
with comment. and selected verse transl. by R. Nash, Detroit [Mich.], 1996, p. 14).
212 tom deneir e

and some decades later in Gulielmus Becanus’s Elegiae, published to-


gether with Sidronius Hosschius’ poetry. However, the imitation lives
on even further. Most notably we come across it in the nineteenth-
century Latin poet Giovanni Pascoli (1855‑1912), who imitated it in
his award-winning poem Thallusa (1912). Even in contemporary Latin
it is found, for instance in the 2006 poem Lallum by university profes-
sor and Latin poet Mauro Pisini (1962).
To be thorough, it is also important to realise that Virgil’s line did
not come falling from the sky. It probably goes back to Catullus55 and
most likely also to Lucretius56. They, in turn, will probably have had
even older Latin, or quite possibly Greek, sources.
nec ratione alia proles cognoscere matrem
nec mater posset prolem (…) (Lucr. 2, 349‑350)
Torquatus volo parvulus
matris e gremio suae
porrigens teneras manus
dulce rideat ad patrem
semihiante labello (Cat. 61, 216‑220)

So far for the necessary Quellenforschung. To illustrate the potential


of our dynamic-functionalist perspective, let us analyse the imitatio in
Pisini’s case. First of all, this example points at an important difficulty
traditional Quellenforschung will struggle with. In some cases – even
quite often in the long history of Neo-Latin literature – Quellenfor­
schung will offer us different possibilities to identify sources. Indeed,
we could ask ourselves, does Pisini imitate Virgil, Sannazaro, Heinsius,
Pascoli or anyone else here ? There seems to be no way of telling, as
Pisini’s version is stylistically quite far removed from the other instances.
To determine the exact function of the instance of imitation in
question we need to consider the functional relations this poem might
have with the other poems. Now while there is little to nothing con-
necting Pisini with Sannazaro, Heinsius or any of the others, there is a
marked connection with Virgil’s ecloga 4 and Pascoli’s Thallusa.
In this way, it is viable that our instance of imitatio should con-
nect Pisini’s text to a Virgilian model. Obviously, the Mantuan poet

55 See M. B. Skinner (ed.), A Companion to Catullus, Oxford (Blackwell companions


to the ancient world) 2008, p. 379‑380. See also Th. K. Hubbard, ‘Intertextual Herme-
neutics in Vergil’s Fourth and Fifth Eclogues’, The Classical Journal, 91/1 (Oct.-Nov.,
1995), p. 11‑23.
56 T. Lucreti Cari De rerum natura libri sex, ed. W. A. Merrill, New York (Morris
and Morgan’s Latin series) 1907, p. 423.
r econsi der i ng i mitatio auctorum 213

is still highly valued even in the repertoire of contemporary Neo-Latin


poetry. Circumstantial evidence that points in this direction could be
other classic allusions (such as an Ovidian reminiscence in attonitis…
genis57 and perhaps in the final line58) and two additional Virgilian
echoes. Indeed, both Postquam prima quies and mens agitat are found
in the Aeneid59. Judging from this refined Quellenforschung, our pas-
sage all of a sudden appears most classical and the interpretation that
Pisini plays on classical literature here and alludes to Virgil seems al-
most inevitable. Still, from a dynamic-functionalist perspective this
would mean that Pisini’s poem is a secondary product of contemporary
Latin literature, which merely aims to connect itself with the authority
of Virgil as a ‘classic’ author. And it remains to be seen whether this is
the fullest or the only explanation for the function of Pisini’s imitatio.
Indeed, there is also a different interpretation of this poem and
its imitatio. All in all, Pisini’s use of the Virgilian layer of the reper-
toire does not seem to fit very well with his place in the contemporary
Neo-Latin literary system. Indeed, Pisini is very conscious of precisely
his status as a contemporary Neo-Latin poet and his poetry is any-
thing but classic (see appendix). He does not strive to be like Virgil,
but writes present-day Latin poetry. In this way, it would make more
sense to interpret the imitatio in verse 19 as representing a functional
relationship between Pisini and a model of modern poetry. And, as a
model for modern Neo-Latin poetry written by an Italian such as Pi-
sini, there is scarcely any model with more authority than Giovanni
Pascoli – who is recognized as one of the greatest Italian-Latin poets
ever, winning many first prizes at the Certamen Hoeufftianum, includ-
ing for Thallusa in 191260. The functionalist approach shows that the
link between Pisini and Pascoli is quite likely to be more relevant than
the link between Pisini and Virgil. It can explain his imitatio not as
a secondary operation to perpetuate the classic repertoire, a repertoire
which is quite distant from Pisini, but as a self-conscious attempt to
achieve a more central position within the hierarchical structure of the
contemporary Neo-Latin system in Italy – an operation which charac-
terizes the whole of Pisini’s poetic activity.

57 Cf. Ovidius, Pont., 2, 3, 90: gutta per attonitas ibat oborta genas.
58 Cf. Ovidius, Fast., 4, 138: nunc alii flores, nunc nova danda rosa est.
59 Postquam prima quies : Vergilius, Aen., 1, 723 and Mens agitat : Aen., 6, 727 ;
9, 187 (see also Lucanius, 6, 415 and Statius, Theb., 2, 177).
60 On the certamen, see D. Sacré, ‘‘Et Batavi sudamus adhuc sudore Latino’. Het
Certamen Hoeufftianum’, Hermeneus, 65 (1993), p. 120‑124.
214 tom deneir e

Again the circumstantial evidence does not refute such an interpre-


tation, quite the contrary. For starters, the imitatio in Incipe parve puer
is markedly Pascolian as Pascoli used it as his anonymous motto to
send in Thallusa to the Certamen Hoeufftianum61. Moreover, Pisini’s
title Lallum or ‘Lullaby’, which is a very rare word, is also present in
Pascoli’s Thalussa. Indeed, the poem hinges on a famous Saturnian
lullaby with strophes ending in the line Lalla ! Lalla ! Lalla ! 62 . Fur-
thermore, the rare word momina (in momina frontis) may well echo
Pascoli’s momine from verse 181 and in the Saturnian lullaby Pascoli
also uses the phrase Genis tuis tegaris twice, which could have inspired
Pisini’s line et rubor attonitis decidit absque genis. Indeed, when studied
meticulously, it seems Pisini’s poem is completely infused with subtle
echoes of Pascoli’s Thalussa63.

C onclusion
In the end we see that while Quellenforschung furnishes the nec-
essary elements for discussions of literary interpretation such as the
above one, the dynamic-functionalist approach of PS theory is able to
offer interpretative options and to argue about their likelihood. As
always, it is not a question of being right or wrong in such interpreta-
tions, but a question of finding an interpretation that explains as much
of the observed literary object as possible.
In this way it should also be clear from the above that this paper is
by no means a denial of the value of Quellenforschung or an attempt
to stir up a methodological querelle des anciens et modernes, as if old
philology should be replaced by modern literary theory. It aims for
methodological symbiosis and self-criticism, if anything, and does so in
a conscious attempt to take note of the recent outcry for more meth-
odological reflection in Neo-Latin Studies64 – methodological reflec-

61 Pascoli. Tutte le poesie, p. 1072.


62 A. Mahoney, ‘The Saturnian Lullaby in Pascoli’s Thallusa’, Humanistica Lovani-
ensia, 51 (2002), p. 311‑321 (p. 314).
63 Cf., for instance, v. 1‑3a : Iam sopor ad cunas vigil adstat, corde serenus / en catulus
dormit, dum tenera ulna movet / vestem, exinde labrum and Pascoli, Thallusa, 78‑79a :
Adstitit illa domus anceps in limine, gestans / ulnis infantem, or consider the similarities
between v. 17‑18: postquam prima quies velavit momina frontis / et rubor attonitis decidit
absque genis and Pascoli, Thallusa, v. 151b-154: Ut prope lectum / serva levis venit, pueris
semihiantibus albas / demulsit frontes et sparsum rore capillum (see also v. 14‑16a : Om-
nia pupillis tacitis sibi vindicat alter sistraque praedatur crepitacillisque potitur attonitus).
64 See T. van Hal, ‘Towards Meta-Neo-Latin Studies ? Impetus to Debate on the
Field of Neo-Latin Studies and its Methodology’, Humanistica Lovaniensia, 56 (2007),
p. 349‑365.
r econsi der i ng i mitatio auctorum 215

tion which is quite necessary as already the quote from the Historisches
Wörterbuch der Rhetorik pointed out.
Finally, in the context of this collection of essays, it should be clear
that this exploration of imitatio as a critical concept calls for caution in
recuperating notions from classical and humanist artes poeticae. They
are not works of literary theory, but handbooks for writing poetry, as
Thomas Greene has pointed out on occasion65. And perhaps it was no
coincidence that such an obervation should come from the scholar who
devoted so much attention to the topic of imitatio…

65 Cf. Th. Greene, ‘The Flexibility of the Self in Renaissance Literature’, in The Dis-
ciplines of Criticism : essays in literary theory, interpretation, and history, ed. P. Demetz,
Th. Greene, L. Nelson Jr., New Haven, 1968, p. 241‑264 (p. 250), who views such trea-
tises as part of the ‘institute-genre’, ‘one of the most popular and typical of the Renais-
sance’, comprising not only artes poeticae but also works like Machiavelli’s Il Principe,
Castiglione’s Il Cortegiano and even Erasmus’ devotional Encheiridion.
216 tom deneir e

APPENDIX

risu cognoscere matrem (Pascoli vs Pisini)


Pascoli, Thallusa, 156‑194 66

Pergit ad infantem queribundum serva nec illum


tranquillare valet quatiens cunabula balbisque
infractisque sequens fluitantem vocibus alveum.
Namque heu! fluctivagus capit aegrum lembus homullum,
nil supra servi, nil infra regis alumnos,
cuiusvis opera, cuiusvis rebus egentem.
Tum sonat ex animo qua iam sedare suum, qua
abreptum puerum suerit sopire querela.
Idem vagitus, puer idem, mater eodem
naviculam pellens solatur carmine nautam.

Ocelle mi, quid est quod vis apertus esse?


Nihil potes videre, namque iam cubat sol,
nec aureum grabatum luna pigra linquit.
Genis tuis tegaris: plusculum videbis.
Lalla! Lalla! Lalla!
Ocelle mi, quid est quod usque me tueris?
Dolesne quod dolentem cernis, inque, mammam?
Sum servuli quidem vix mater, ipsa serva.
Genis tuis tegaris: liberam videbis.
Lalla! Lalla! Lalla!
Ocelle, qui tueris usquequaque lugens
velut foras ituram perdite procul me…
noli tuam perisse tunc putare matrem:
genas tuas remitte, semper et videbis.
Lalla! Lalla! Lalla!

Flet Thallusa canens, aeque memor, immemor aeque.


Ecce puer leni pacatus momine cymbae
et dulci cantu, iam cessat flere nec idem
singultit: tranquillus hiat patulisque canentem
sub tremula lychni flamma miratur ocellis.
Tum stupet in varia, quae lumine lampadis icta
labilis a cilio Thallusae pendet et ardet,
lacrimula. Tandem crispatur buccula. Ridet.
« Ridet! » ait Thallusa furens, oblita sui, nil
percipiens oculis aliud, nil auribus, omnis
in puero, risum lacrimans, deperdita « Ride!
Coepisti tandem risu cognoscere matrem! »
Mater adest sed vera redux auditque loquentem.
« I cubitum: primo cras surgas mane necesse est ».
Primo mane domo servam novus emptor abegit.

66 Pascoli, ed. A. Colasanti, p. 1070‑1072.


r econsi der i ng i mitatio auctorum 217

risu cognoscere matrem (Pascoli vs Pisini)


Pisini, Lallum 67

Iam sopor ad cunas vigil adstat, corde serenus


en catulus dormit, dum tenera ulna movet
vestem, exinde labrum: veniens per lintea verus,
murmuris instar aquae, membra tuetur amor,
matris ubi lallum leve lecti e margine fingit
reges, historias, oscula pura, iocos
atque hilares gestus, quibus ardet stella supernis
e spatiis, iterat luna remota melos…
tum pugnis vigilat restincti luminis echo
quam regit angelicus, voce cadente, chorus,
tellus item recipit. Tranquilla ad ad somnia pupi
divae conveniunt et sua dona ferunt,
si legit umbra cutem, vel nox palatur ocellis,
ut videat furtim quod videt ille sibi,
cum scius insequitur portenta recondita rerum,
quae magica in clausis imprimit aura coris,
postquam prima quies velavit momina frontis
et rubor attonitis decidit absque genis,
donec avet risu maternos noscere sensus:
quidquid mens agitat, floret in ore, rosa est.

67 Pisini, Album, p. 16.


218 tom deneir e

BIBLIOGRAPHY

Culler , J., Structuralist Poetics. Structuralism, linguistics and the study of


literature, London, New York (Routledge Classics), 2002 (first published
1975).
Ev en -Z ohar , I., Polysystem Studies, Durham, 1990 (= Poetics Today, 11/1
[1990]).
Ja nsen , J., Imitatio. Literaire navolging (imitatio auctorum) in de Europese
letterkunde van de renaissance (1500‑1700), Hilversum, 2008.
P igma n , G.‑W., ‘Versions of Imitation in the Renaissance’, Renaissance Quar-
terly, 33 (1980), p. 1‑32.
Ludmilla Evdokimova

L’ART DE LA PAROLE ET LA
GR ADATION DES STYLES DANS LES
POÈMES LYRIQUES DE DESCHAMPS
L’hér itage poétique d’E ustache D escha mps est varié tant
du point de vue des thématiques de ses poèmes que des moyens lexi-
caux, rhétoriques et rythmiques qu’il utilise. Or, la question de savoir
s’il existe un lien entre ces poèmes divers et les doctrines des styles
connues au Moyen Âge n’a pas été suffisamment étudiée, bien que des
remarques aient été faites à ce propos1. Pour répondre à cette question,
il faudrait décrire d’une manière plus complète les idées de Deschamps
concernant l’art du langage et notamment ses jugements sur la diffé-
rentiation des styles. Deschamps fut auteur de l’Art de dictier, mais ses
idées sur l’art d’écrire ne s’y réduisent pas. Dans ses poèmes on trouve
des traces d’autres doctrines qui, selon nous, non seulement lui sont
connues, mais exercent encore une influence sur sa pratique littéraire.
Parallèlement, il ne faut pas considérer l’Art de dictier comme son
unique manifeste poétique2 .

1 Voir en particulier notre article : « Rhétorique et poésie dans l’Art de dictier », dans
Autour d’Eustache Deschamps. Actes du colloque (Amiens, 1998), éd. D. Buschinger,
Amiens, 1999, p. 93‑102 où nous mettons certains poèmes de Deschamps en rapport
avec le style élevé. Voir aussi : M. Lacassagne, « Eustache Deschamps, praticien du style
moyen », Centaurus. Studia classica et medievalia, 7 (2010), p. 151‑165 qui souligne le
lien entre d’une part les poèmes de Deschamps consacrés à la louange d’une forme de
mediocritas horacienne et d’autre part le style moyen. À notre avis, les frontières du style
moyen chez Deschamps sont plus larges et moins précises, puisque, comme nous allons
le voir, l’influence des diverses doctrines des styles se reflète dans son œuvre poétique.
2 De toute évidence, l’Art de dictier fut écrit suite à une commande de Louis d’Or-
léans, protecteur du poète (voir Eustache Deschamps, l’Art de dictier, éd. D. M. Sinn­
reich-Levi, East Lansing, 1994, p. 139 ; plus loin nous citons le traité de Deschamps
d’après cette édition). Deschamps répète en plusieurs endroits que l’Art de dictier est le
fruit d’une commande, même s’il ne découvre pas le nom de son mécène. Ainsi, en par-
ticulier : « car ce qui fait en est a esté du commendement d’un mien tresgrant et especial
seigneur et maistre, auquel pour mon petit engin ne autrement, pour l’obeissance que
je lui doy, excusacion n’eust pas eu lieu, quant a moy » (l’Art de dictier, p. 102‑104). Il
se peut que l’explication de la locution « ars liberaulx » qu’il fournit au début du traité
– ces arts, dit-il, sont destinés aux gens libres, c’est-à-dire, nobles, issus des bonnes fa-
milles – soit citée pour signaler la noblesse du commanditaire et souligner que la lecture

219
220 lu dmi ll a ev dok i mova

Il est impossible de dire par ailleurs si les doctrines des styles que
nous allons évoquer sont applicables à toutes les œuvres du poète sans
aucune exception ; dans l’ensemble de son œuvre, on constate plutôt
des tendances diverses qui permettent de situer certains poèmes dans la
hiérarchie des styles hauts ou bas, alors que d’autres restent, semble-t-il,
en dehors de cette classification. Par ses vues sur la littérature et sur la
manière d’écrire, telles qu’elles imprègnent ses poèmes, Deschamps est
éclectique et il est difficile de réduire ses jugements à un système cohé-
rent. Il n’est pas exclu que des contradictions entre les doctrines qui
apparaissent dans ses poèmes s’expliquent par le fait que ceux-ci soient
écrits à des moments différents de sa vie alors même que les datations
ne sont pas toujours faciles à établir.
Deschamps connaît les gradations ternaire et binaire des styles. Il
mentionne la doctrine du premier type, en particulier, dans son poème
ironique D’un beau dit de ceuls qui contreuvent nouvelles bourdes et
mensonges daté de 16 et 17 octobre 1400 (n° 1404)3 ; dans ce cas la
doctrine en question fait partie de l’exposé détaillé des arts de la rhéto-
rique et de l’art poétique.
Ce poème appartient au cycle de ses œuvres adressées à ses amis
et collègues qui l’entouraient lorsqu’il était au service du roi. À en
juger par les poèmes eux-mêmes, c’était une sorte de société littéraire
semblable à l’entourage arrageois d’Adam de la Halle ou encore plus,
peut-être, à la confrérie de Basoche4. Deschamps appelle ses amis « fu-

de ce traité lui convient (l’Art de dictier, p. 54). Plus loin, lorsqu’il définit le serventois
consacrée à la Vierge, Deschamps, contrairement à son habitude, n’illustre sa définition
d’aucun exemple et assure que les « nobles hommes n’ont pas accoutumé de ce faire »
(l’Art de dictier, p. 82). D’une manière analogue, le bref paragraphe consacré aux sottes
chansons et pastourelles ne comporte pas d’exemples ; cette fois Deschamps avoue qu’il
les omet à cause de la « briefte » à laquelle il vise (l’Art de dictier, p. 94). Pourtant Des-
champs lui-même a composé des poèmes de ce genre. On a ainsi l’impression que Des-
champs adapte son exposé de l’art de versification aux goûts et aux exigences de son
destinataire. Voir à ce sujet : Cl. Dauphant, La Poétique des Œuvres complètes d’Eustache
Deschamps (ms. BnF fr. 840). Composition et variation formelle, Paris, 2015, qui consacre
à l’Art de dictier de Deschamps et à son accord avec l’œuvre du poète un chapitre de son
livre (p. 92-134). Notre point de vue ne coïncide pas avec le sien ; à notre avis, de plus,
Cl. Dauphant exagère beaucoup l’originalité du traité de Deschamps, car elle ne tient
pas compte des traités de la rythmique latine (I trattati medievali di ritmica latina, éd.
G. Mari, Milano, 1899), tradition à laquelle Deschamps est directement lié.
3 Ici et plus loin les poèmes de Deschamps sont cités d’après l’édition suivante : Eus-
tache Deschamps, Œuvres complètes, éd. du marquis de Queux de Saint-Hilaire et de
G. Raynaud, t. 1‑11, Paris, 1878‑1904 ; les numéros des poèmes renvoient à cette édition.
4 P. Unruh, « Fumeur » Poetry and Music of the Chantilly Codex : a Study of its
Meaning and Background. A Thesis Submitted in Partial Fulfilment of the Requi-
rements for the Degree of Master of Arts, the University of British Columbia, 1983,
p. 51‑71. Pour les lettres et les chartes de Deschamps, voir l’ouvrage récent de K. Becker,
Le lyrisme d’Eustache Deschamps. Entre poésie et pragmatisme, Paris, 2012, p. 52-61.
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 221

meux » ; cet adjectif (dont l’une des significations est « colérique5 »),
est proche par son sens de « mélancolique6 » ; au Moyen Âge l’état
de la mélancolie est considéré comme propice à la création poétique.
Dans plusieurs poèmes de ce cycle, Deschamps utilise les adjectifs « fu-
meux » et « mélancolieux » pratiquement comme des synonymes7.
Dans le poème en question Deschamps convoque – en tant que
prince des « fumeux » – l’assemblée burlesque, en ordonnant à ses su-
jets de s’y rendre et d’y réciter leurs œuvres ; il expose en même temps
les règles que ses sujets doivent suivre et les fondements de la science
qu’ils doivent maîtriser. Il s’agit sans aucun doute de la rhétorique et,
plus précisément, d’une version spécifique de cet art. Bien que le ton
du poème soit ironique, cet exposé contient une part de sérieux, car,
comme nous le montrerons, une conception analogue de la rhétorique
est évidente dans d’autres œuvres du poète où l’ironie n’a pas de place.
De plus, cet exposé reflète les connaissances qu’a Deschamps dans ce
domaine et permet d’établir les sources auxquelles il a recours. D’une
part, Deschamps y formule des thèses énoncées aussi dans l’Art de dic-
tier et dans la ballade sur la rhétorique (n° 1367) qui lui est proche :
c’est une science pratique qui demande pourtant une préparation
théorique8 ; l’orateur doit parler « hardiment »9. Deschamps y utilise
le syntagme « parler en habobdance » qui remonte probablement à la
définition de la rhétorique formulée par Isidore10.
Le prince des fumeux expose à ses sujets des règles qui concernent
l’inventio et l’elocutio. Dans la plupart des cas, ces règles coïncident
avec celles, généralement connues : il faut éviter les sujets bas, préférer
5 Dictionnaire du Moyen français en ligne : http://www.atilf.fr/dmf/.
6 P. Unruh, « Fumeur » Poetry, p. 3‑5.
7 Ainsi, par exemple, dans La charte des fumeux datée de 9 décembre 1368 (n° 1398) :
« Jehan Fumée, par la grace du monde / Ou tous baras et tricherie habonde / Empereres
et sires des Fumeux / Et palatins des Merencolieux / A tous baillis, prevost et senes-
chaulx / Dus, contes, princes […]. / Vous esclarcirons leur manière / Et leur condicion
premiere. / Ilz parlent variablement / Ilz se demaines sotement ; / […] / Plain sont de
grant merancolie… » (Œuvres complètes, t. 7, p. 312‑312).
8 « Et que ceuls ou loquence habonde / Et qui ont belle theorique / Et de parler
bonne pratique / En faiz de beaus comptes compter, / Choses nouvelles rapporter… »
(Œuvres complètes, t. 7, p. 351‑352).
9 Œuvres complètes, t. 7, p. 347. Telle est la définition de la rhétorique dans l’Art de
dictier ; pour l’analyse, voir notamment notre article : « Rhétorique et poésie dans l’Art
de dictier », p. 93‑97.
10 Œuvres complètes, t. 7, p. 347. Cf. Isidore, Etymologiae, II, 1 (http://www.thelatin-
library.com/isidore/2.shtml) : Rhetorica est bene dicendi scientia in civibus quaestionibus,
[eloquentiae copia] ad persuadendum justa et bona (« La rhétorique est l’art de bien parler
dans les questions civiles, [l’abondance de l’éloquence] qui sert à persuader de ce qui est
juste et bon »). La locution « parler en habondance » évoque également l’Art de dictier
où Deschamps parle de la « facunde des diz » (l’Art de dictier, p. 64).
222 lu dmi ll a ev dok i mova

le choix des mots propres, faire usage de l’amplification et de l’allégorie.


Ainsi, celui qui récite son œuvre…
… s’aidera
De la langue soutivement
Et par beaux moiens proprement,
Sanz touchier matere villaine,
Et qu’il ait tousjours grant alaine
Pour parler en multipliant,
Et qu’il voist ses comps employant
De loing et sanz eschaufeture
[…]
Pour sçavoir qui mieulx sentira
Et qui mieux mettra en fourme
Verité couverte de bourde11.

D’autre part, la rhétorique que Deschamps décrit ici est différente


de celle qu’il définit dans l’Art de dictier et dans la ballade qui lui est
proche. Contrairement à la version romaine de cet art, selon laquelle le
domaine de la rhétorique est limité aux questions civiles, dans le Dit
il s’agit de la rhétorique universelle, qui apprend à parler de tous les
sujets ; le thème social, bien qu’il ne soit pas exclu, se trouve au second
plan et est évoqué à la fin du poème12 . Dans cette orientation univer-
selle de la rhétorique, on trouve un écho des idées d’Aristote :
Le prince de haulte eloquence
[…]
Seigneur des choses incredibles
[…]
Saichans dire toutes nouvelles,
De qui ce vient, de l’afermer
Des grans merveilles de la mer,
Des sciences et de la guerre,
De tous animaulx de la terre,
De l’air, des merveilleus poissons,
Des vendenges et des moissons,

11 Œuvres complètes, t. 7, p. 356‑358.


12 Comparer à la fin du Dit la mention des questions civiles qui évoque la rhétorique
romaine : « Et, par maniere de requeste, / Baurra chascun a celle feste / Ou dira devant
tous de bouche / Nouvelle chose ou escarmouche / Ou de guerre ou de paix estrange, /
Pour avoir los, pris et louenge / Pour veoir le sens de chascun, / Pour adviser que no
commun, / Ensemble la chose publique, / Ne puist par quelque voie oblique / Estre
mise a destruction. / La se fera l’instruction / Comment l’en devra gouverner, / Et la
voulrons nous ordonner / De nostre estat, et de nos gens / Faire baillis, prevost, ser-
gens, / Receveurs, procureurs et maires […] / Grans conseillers et advocas, / Selon ce que
verrons leurs cas, / Leur sens et leur bonne pratique » (Œuvres complètes, t. 7, p. 354).
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 223

Des chiens et des oyseaulx volans


Et des grans rivieres courans…13

Une énumération semblable des thèmes dont la rhétorique apprend


à parler se rencontre plus d’une fois dans le poème14. Il s’ensuit de ces
énumérations que pour Deschamps la rhétorique représente l’art du
mensonge et qu’il l’identifie au métier de l’écrivain (voir, par exemple,
dans la note 14 les vers consacrés à l’éloge des dames, un des thèmes
que le prince des « fumeux » recommande à ses sujets).
Brunet Latin transmet sous une forme plus simplifiée et succincte
des idées semblables sur la rhétorique, pour les rejeter cependant par
la suite : selon lui, c’est un art moralement nuisible qui apprend à
mentir et à donner de la force aux arguments incroyables15. Pourtant,
il est plus vraisemblable que cette vision de la rhétorique est suggé-
rée à Deschamps par la traduction de la Politique d’Aristote faite par
Nicole Oresme ; il est prouvé que Deschamps a consulté cette traduc-
tion16. Nous savons qu’Oresme enrichit sa traduction de nombreuses
gloses, dont plusieurs sont assez longues. Les chapitres consacrés aux
démagogues (livre 4, ch. 7 ; livre 5, ch. 8‑10) en contiennent quelques-
unes. Oresme identifie les démagogues aux rhéteurs, et parfois il fait
référence à la Rhétorique d’Aristote et explique pour quelles raisons le
peuple est porté à croire les démagogues. Le traducteur souligne que la

13 Œuvres complètes, t. 7, p. 347‑348.


14 Voir aussi « A tous ceuls qui scevent fonder / Nouvellement et recorder / Chose
nouvelle et merveilleuse, / Qui ont paroles gracieuse, / Parlans des voyages estranges, /
Qui donnent aux dames louenges, / Qui parlent d’armes et d’amours, / Qui scevent faire
soutilz tours / Et eulx getter par beau langaige / De maint peril, de maint dommaige, /
Qui scevent de tous cas parler, / Qui scevent venir et aller / Entre gens et si scevent
tendre / Que ce qu’ilz donnent a entendre / Soit tenu vray des escoutans, / Qu’en son
parler ne soit doubtans / Et moustre ses choses possibles / Par subtils moyens inpos-
sibles, / Creables par ce que nature / Desire en tout et met sa cure / En choses nouvelles
ouir / Ou maint se seullent resjouir / […] / Salut, vray amour et concorde ! » (Œuvres
complètes, t. 7, p. 349‑350).
15 « Aristotles dist k’ele [rhétorique] est art, mais mauvaise, por ce que por parleure
estoient avenu as gens plus de mal que de bien. […] Et d’autre part s’accorde bien Tuilles
a ce k’Aristotles dist de parleure, qu’elle est mauvaise art ; mais ceste parleure sans sa-
pience, quant uns hom a bone langue dehors et il n’a point de conseil dedens, sa parleure
est fierement perilleuse a la cité et as amis » (Livres dou Tresor de Brunetto Latini, ed.
J. Carmody, Berkeley, 1948, p. 317‑318).
16 Voir en particulier, notre article : L. Evdokimova, « Ethique, économique, rhé-
torique. La classification aristotélicienne des sciences et la poésie didactique de Des-
champs », dans Les « Dictiez vertueulx » d’Eustache Deschamps. Forme poétique et
discours engagé à la fin du Moyen Âge, éd. M. Lacassagne et T. Lassabatère, Paris, 2005,
p. 57‑72.
224 lu dmi ll a ev dok i mova

vertu n’accompagne pas nécessairement l’éloquence et que l’effet que


cette dernière exerce sur l’État est extrêmement nuisible17.
À part la maîtrise des procédés littéraires, les membres de la confré-
rie doivent savoir dûment réciter leurs œuvres : il faut que ces dernières
soient « prononcees comme Euvangiles / De voix moyenne ». Des
termes analogues (vox media, vox mediocris) sont en usage dans dif-
férents livres consacrés aux rites de l’Église en Occident médiéval. Ils
se rencontrent notamment dans le Pontificale romanum de Guillaume
Durand, évêque de Mende, ainsi que dans les livres décrivant le dérou-
lement de la messe chez les Frères mineurs. Le Pontificale de Durand
composé sur base d’un ouvrage plus ancien – le Pontifical de la Curie
romaine – décrit les rites ecclésiastiques auxquels participent les évêques
et les cardinaux. Il est connu que durant les xii e-xiii e siècles le culte
catholique devient de plus en plus réglementé ; c’est d’abord le Pontifi-
cal de la Curie romaine, dans une rédaction tardive, qui devient le plus
répandu et le plus influent ; dès la fin du xiii e siècle, il est concurrencé
et, ensuite, progressivement évincé par le traité de Guillaume Durand18.
Ce dernier réglemente, en particulier, la manière de lire et de pro-
noncer les textes, en établissant une gradation complexe des tons ou
des hauteurs de voix lors des différents rites du culte catholique : ainsi,
la voix moyenne (vox media, vox mediocris, vox plana) s’oppose à la
voix haute (vox alta, vox clamans) et à la voix basse (submissa). Sans
prétendre décrire cette gradation de manière exhaustive, signalons que
la hauteur de la voix (caractérisée tantôt comme haute, tantôt comme
moyenne) sert à souligner le contraste entre le prélat qui dirige le dé-
roulement du rite (l’évêque ou le cardinal) et les autres participants
qui doivent lui répondre d’une voix plus basse ; la voix moyenne ou

17 Ainsi, dans le livre 5, chapitre 8 : « Et aussi ne sont pas tousjours ensemble belle
facunde et bonne prudence […]. Marcianus Capella fist ung livre intitulé De nuptiis
Mercurii et Philologie. Or appert doncques comment ou temps passé ont deceu le peuple
par leur beau parler et par leur eloquence. Et comment par leur malice perissoient les
polices [sic dans cette édition]. Et de ce recite Tules ou commencement de rethorique en
proposant une question et met que la chose publicque de Romme avoit esté grandement
dommagee et grevee par eloquence. Et que moult de grandes citez ont souffert ancien-
nement miseres et calamitez par gens tresdissers en parler et de grande facunde et tels
estoient ceulx que Aristote appelle demagoges et de ce fut dit ou VII chapitre du quart
et comment les adulateurs decevoient les princes anciennement par leur beau parler. Et
decevoient de jour en jour sicomme il est exprimé et dit elegaument et noblement en la
saincte Escripture Hest. XVI. Multi bonitate principum etc. » Nous suivons l’édition :
Livre de Politiques d’Aristote, éd. A. Vérard, 1489, p. cl x x v i .
18 M. Andrieu, « Avant-propos », dans Le Pontifical romain au Moyen Âge, Citta
di Vaticano, t. 1 (1938), p. v-v iii ; M. Andrieu, « Introduction », dans Le Pontifical
romain au Moyen Âge, t. 2, p. 263‑315 ; A.-G. Martimort avec la collab. de R. Cabié
et al., L’Église en prière, t. 1, Paris, 1984, p. 69‑70 ; voir en outre : A.-G. Martimort,
Les « ordines », les ordinaires et les cérémoniaux, Turnhout, 1991.
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 225

intelligible sert également à réciter certains textes, alors que quelques


formules solennelles doivent être proclamées d’une voix haute19. Ainsi,

19 Une gradation analogue des tons des voix n’est pas absente du Pontifical de la Cu-
rie romaine, où elle est pourtant moins complexe : la voix élevée y est opposée à la voix
plus basse. Dans le Pontificale de Guillaume Durand, cette gradation devient ternaire.
Comparer en particulier : De examinatione, ordinatione et consecratione episcopi : Tunc
electus sedet super faldistorium, in medio chori post episcopos contra faciem consecratoris
sibi paratum, assistentibus sibi archidiacono, archipresbitero et canonicis suis. Predicti vero
duo episcopi ad faldistoria sua redeunt ad sedentum. Et consecrator media voce, in modum
lectionis, incipit sequentem examinationem Cartaginensis concilii. Ceteri vero episcopi
prosequuntur submissa voce et dicunt quecumque dixerit consecrator (M. Andrieux, Le
Pontifical romain au Moyen Âge, t. 3, p. 379) – « De l’examen, de l’ordination et de la
consécration de l’évêque : Alors l’élu s’assied sur un siège, au milieu du chœur derrière les
évêques, en face de son consécrateur, assisté de l’archidiacre, de l’archiprêtre et des cha-
noines. Les deux évêques mentionnés plus haut retournent à leurs sièges pour s’asseoir.
Et le consécrateur commence à procéder à l’examen du Concile de Carthage qui suit, à
la manière de la lecture effectuée de voix moyenne. » Voir aussi : Tunc ordinator imponit
utramquemanum super caput illius dicens : Accipe spiritum sanctum. Idemque faciunt et
dicunt omnes episcopi […] Quo facto, illo genu flectente, dicit ordinator media voce et alii
episcopi, submissa tamen voce, cum ipso : Oratio. Propitiare, Domine, supplicationibus nos-
tris […] Deinde consecrator dicit voce mediocri, iunctis manibus […] Quod sequitur dicit
plane legendo. Per dominum. Et respondeant omnes : Amen » (ibidem, p. 382‑384) –
« Alors le consécrateur pose ses deux mains sur la tête [de l’élu] et dit : ‘Reçois le Saint
Esprit’. Tous les évêques font de même et prononcent ces paroles […] Lorsque cela est fait
et l’élu se met à genoux, le consécrateur dit à voix moyenne et d’autres évêques répètent
avec lui, cependant à voix basse. Oraison. Sois favorable à nos supplications, Seigneur
[…] Ensuite le consécrateur, les mains jointes, dit à voix moyenne […] Ce qui suit se
prononce de manière intelligible en lisant. Au nom du Seigneur. Et les autres répondent :
‘Amen’. » En outre : Ordo in sabbato sancto : Deinde dicit mediocri voce super fontes, iunc-
tis manibus ante pectus : Per omnia secula seculorum (ibidem, p. 590) – « La Cérémo-
nie de Samedi saint : Ensuite il dit d’une voix moyenne, sur les fonts baptismaux, les
mains jointes devant la poitrine : ‘Aux siècles des siècles’. » Pour le rôle de la voix haute,
cf. De ordinatione presbiteri : In ordinatione itaque procedit hoc modo. Diaconibus enim
ad sedes suas reversis, archidiaconus clamat alta voce dicens : ‘Accedant qui ordinandi sunt
ad ordinem presbiterii’. […] Tunc episcopus ad altare conversus flexis genibus incipiat ante
medium altaris alta voce : Alleluia (ibidem, p. 364 ; 369) – « De l’ordination du prêtre :
Pendant l’ordination on procède de la façon suivante. Lorsque les diacres retournent à
leurs sièges, l’archidiacre dit de voix haute : ‘Que ceux qui doivent être ordonnés prêtres
viennent […] Alors l’évêque, étant à genoux au milieu de l’autel et tourné vers lui, com-
mence de voix haute : Alleluia. » De plus : De examinatione, ordinatione et consecratione
episcopi : Tunc consecrator stans ante cathedram incipit excelsa voce hymnum Te Deum
laudeamus (ibidem, p. 391) – « De l’examen, de l’ordination et de la consécration de
l’évêque : Ensuite le consécrateur, debout devant la chaire, commence de voix haute
l’hymne ‘Nous te louons, Seigneur’. » Comparer, enfin, le bréviaire des Frères mineurs
(1243‑1244) : Incipiunt orationes divini officii. […] Cum autem perventum fuerit ad lec-
tiones lector petat benedictionem, inclinato capite versus altare, et sacerdos sedens […] me-
diocri voce eam devote conferat (S. J. P. Van Dijk, Sources of the Modern Roman Liturgy,
t. 2 (1963), Leiden, p. 339‑340) – « Commencent les oraisons du saint office : Lorsque
vient le moment des lectures, le lecteur demande la bénédiction, en inclinant la tête vers
l’autel, et le prêtre assis […] la lui donne en disant dévotement de voix moyenne. »
226 lu dmi ll a ev dok i mova

dans ce contexte la voix moyenne est le signe, semble-t-il, de la dignité


du locuteur, ainsi que de la sobriété de ses émotions. Deschamps pou-
vait-il avoir en vue cette gradation des tons de voix et du rôle que la
voix moyenne y tient ? À notre avis, le vers cité de son Dit qui met en
rapport la lecture des Évangiles et la voix moyenne indique clairement
cette possibilité.
Il se peut que Deschamps réunisse dans ce Dit des idées diverses en
employant une terminologie propre à la célébration du culte chrétien
pour décrire la gradation des styles formulée par les traités rhétorico-
poétiques médiévaux. En effet, déjà dans la rhétorique classique le
lien entre, d’une part, les modulations de la voix, ainsi que sa force et,
d’autre part, le contenu du discours et les émotions qu’elle provoque,
est évident. Ainsi, selon la Rhétorique à Herennius, la voix de l’orateur
doit être souple pour être capable de traduire des émotions diverses et
être en harmonie avec le contenu du discours, en changeant selon la
nature de ce qui est prononcé à chaque moment (III, 24). Dans son
Documentum de arte versificandi, Geoffroi de Vinsauf souligne encore
plus directement l’accord entre les modulations de la voix et la théma-
tique du texte récité : on prononce de manières différentes ce qui est
sérieux, triste, gai ou ironique ; chez Geoffroi la manière de prononcer
s’accorde, pour ainsi dire, à un style, en devient l’équivalent.
Dans le traité d’Albertano da Brescia, intitulé De arte tacendi et
loquendi et où les règles de la rhétorique forment une partie entière du
traité didactique consacré aux modes d’expression auxquels le chrétien
doit se conformer dans sa vie quotidienne, le rapport entre la manière
de prononcer et le style est mis en évidence : lorsqu’il s’agit de ce qui
est grand, il faut parler gravement, de ce qui est petit humblement, de
ce qui est médiocre avec sobriété, affirme Albertano20. Dans un autre

20 Dicenda quoque sunt submissa leniter, matura graviter, inflexa moderate. Quum
magna dicimus, graviter proferenda sun ; quum autem parva dicimus, humiliter ; quum
mediocria, temperate. Nam etiam in parvis causis nihil grande, nihil sublime dicendum
est ; sed levi ac pedestri more loquendum est. In causis vero majoribus, ubi de Deo vel homi-
num salute referimus, plus magnificentiae et fulgoris est exhibendum. In comparatis vero
causis, ubi nihil agitur, nisi ut auditor delectetur, moderate dicendum est. Sed notandum
est quod, quamvis de magnis rebus quisquam dicat, non tamen semper magnifice dicere
debet (Albertanus Brixiensis, « Ars loquendi et tacendi », in Brunetto Latinos Levnet
og Skrifter, ed. T. Sundby, Kjøbenhavn, 1869, p. cx iii) – « Il faut parler tranquillement
de ce qui est petit, de ce qui est mûr avec énergie, de ce qui s’approche de la mort avec
réserve. Lorsque nous parlons de ce qui est grand, nous prononçons énergiquement ; de
ce qui est humble, de façon quotidienne ; de ce qui est intermédiaire entre les deux, avec
sobriété. En effet, il ne faut pas donner à ta voix de la grandeur et du sublime quand tu
touches aux sujets infimes, mais il est préférable de parler avec facilité et de façon quo-
tidienne. Lorsqu’il s’agit de sujets importants, comme de Dieu ou du salut des humains,
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 227

passage du même traité, en soulignant la nécessité de l’accord entre ce


qui est dit et la façon de l’énoncer, Albertano insiste sur le fait que
la manière de parler du chrétien doit être raisonnable et sobre21. La
doctrine rhétorique consacrée à la prononciation acquiert une forme
analogue dans certains artes predicandi. Ainsi, Thomas de Chobham
souligne dans sa Summa la nécessité pour le prédicateur d’accorder les
modulations de sa voix au contenu du sermon, tout en signalant qu’il
doit garder la modération de ses gestes et que l’expression de son visage
et celle de sa voix doivent être discrètes, pour éviter de ressembler à
un histrion22 . Il n’est pas exclu que Deschamps connaisse la doctrine

on demande de la magnificence et de l’éclat. Lorsqu’il s’agit de ce qui est moyen et doit


plaire à l’interlocuteur, le ton doit être modéré. Pourtant il est à souligner que même
dans les questions importantes le discours ne doit pas être toujours emphatique. »
21 Pronuntiatio est verborum dignitas, rebus et sensibus accomodata, et corporis mode-
ratio. Hæc enim intantum excellit, ut, secundum sententiam Marci Tullii, indocta ora-
tio laudem consequatur, si optime feratur : et quamvis expolita sit, si indecenter dicatur,
contemptum irrisionemque mereatur. […] se pressim et aequaliter vel leniter et clare pro-
nuntiata, ut suis quaeque litterae sonis enuntientur, et unumquodque verbum legitimo
accentu decoretur, nec immoderato clamore vociferetur, nec ostentationis causa frangatur
oratio. Verum pro locis, rebus, causis et temporibus dispensanda est. Nam aliqua simpli-
citate narranda, aliqua auctoritate suadenda, alia cum indignatione deprimenda, alia
miseratione flectenda, ita ut vox et oratio semper suae causae conveniant (Albertanus
Brixiensis, « Ars loquendi et tacendi », p. cx ii) – « La prononciation correspond à la
dignité des paroles, adaptée au discours et aux sentiments, et un équilibre dans les gestes.
Selon le dit de Marcus Tullius, la prononciation est tellement importante, qu’un discours
sans art méritera une louange s’il est bien prononcé et, au contraire, celui qui est poli
ne méritera que moquerie et mépris s’il n’est pas prononcé correctement. […] Il faut que
les mots soient prononcés à la suite les uns des autres avec régularité, calme et clarté,
de sorte que chaque son corresponde à sa lettre et que chaque mot soit correctement
accentué sans que le discours soit crié en un hurlement démesuré ou interrompu pour
faire impression. Mais il faut tenir compte de l’endroit où le discours est prononcé, de
son sujet, de ses causes et du temps de la prononciation. Car il y a des choses qu’il faut
raconter avec simplicité, des choses qu’il faut conseiller avec autorité, d’autres qu’il faut
exprimer avec indignation, d’autres encore qu’il faut fléchir par la pitié, de sorte que mot
et discours s’accordent toujours à ce qui les motive. » L’analogie entre la hauteur de la
voix et la hauteur du style ne passe pas inaperçue dans la poétique médiévale : ainsi, dans
l’Ars versificatoria de Matthieu de Vendôme, la tragédie et la satire sont personnifiées
comme des femmes criardes ; ce qui indique d’une façon ironique la hauteur du style des
deux genres.
22 Debet etiam predicator conformare vocem suam materie de qua loquitur. Ut si utitur
comminationibus Dei vel detestatione rerum turpium, debet habere vocem graviorem. Si
autem agit de misericordia vel de hiis que pertinent ad misericordiam, debet vocem suam
aliquantum attenuare. Si autem agit de rebus terribilibus debet habere vocem aliquan-
tum tremulam et timenti similem. Valde etiam est necessaria moderantia vultus et gestus,
videlicet ut non habeat oculos inflammatos et manus vagabundas admodum pugnantium
vel gesticulantium. […] manifeste patet quod qui in predicaione tales gestus faciunt, stulti
reputantur, et magis videntur esse histriones quam predicatores (Thomas de Chobham,
Summa de arte paedicandi, ed. F. Morenzoni, Turnhout, 1988 [Corpus Christianorum,
228 lu dmi ll a ev dok i mova

rhétorique exposée par les artes predicandi ou par Albertano da Bres-


cia, proche de cette tradition moralisante. Or, il existe d’autres coïnci-
dences entre le traité d’Albertano et les poèmes de Deschamps.
Il est curieux que la locution utilisée par Deschamps – voix
moyenne – se rencontre dans le Traictié d’une vision faite contre Le Ro-
man de la Rose de Jean Gerson ; le contexte dans lequel cette locution
est citée indique clairement qu’il y est question de la tradition de la
prononciation caractéristique du sermon. En effet, c’est l’« Eloquence
Theologienne » qui parle de voix « moyenne », lorsqu’elle prononce un
long monologue didactique pour défendre Chasteté :
Eloquence Theologienne (qui est avocat de la court chrestienne) a la
requeste tant de Conscience comme de Chasteté sa bien aimée et a cause
de son office, se leva en piés a belle contenance et maniere attrempee ;
et par grande autorité et digne gravité, il, comme saige et bien appris
depuis qu’il ot un pou tenue sa face encline bas en guise d’un homme
aucunement pensif, se souleva meurement et seriement, et en tournant
son regart a Justice et environ tout son barnaige, ouvry sa bouche, et a
voye douce raisonnant et moyenne, tellement commensa sa parole et sa
cause…23
Le traité de Gerson est écrit en 1401 ; le poème de Deschamps le
précède de quelque mois. On sait que Jean de Montreuil, un des parti-
cipants de la querelle du Roman de la Rose, essaie d’obtenir le soutien
d’un poète célèbre qu’on identifiait à Deschamps24. Il est probable donc
que la locution de « voix moyenne » fut en vogue dans le milieu litté-
raire de Deschamps et qu’elle soit associée au style moyen, c’est-à-dire,
neutre, modéré, ainsi qu’au contenu didactique.
Malgré le ton ironique du poème, il est impossible d’affirmer,
comme nous l’avons déjà signalé, que Deschamps refuse la doctrine lit-

continuatio medievalis 82], p. 301‑303) – « Le prédicateur doit adapter sa voix au sujet


dont il parle. S’il s’agit de menaces divines ou du dégoût pour les choses odieuses, la
voix doit être grave. S’il s’agit de la miséricorde ou de sujets analogues, la voix doit être
un peu plus atténuée. S’il s’agit de choses terribles, la voix devient tremblante et sem-
blable à celle de la personne qui est en proie à la peur. Il est tout à fait nécessaire que les
expressions de son visage et ses gestes soient discrets, c’est-à-dire, qu’il n’ait pas les yeux
enflammés, qu’il n’agite pas ses bras comme celui qui se bat ou fait des exercices. […] Il
est clair que ceux qui font de pareils gestes, passent pour des sots, car ils ressemblent plus
aux histrions qu’aux prédicateurs. »
23 J. Gerson, « Traictié d’une vision faite contre le Roman de la Rose », dans Le
débat sur le « Roman de la Rose ». Christine de Pisan, Jean Gerson, Jean de Montreuil,
Gontier et Pierre Col, éd. E. Hicks, Genève, 1996. Comparer la mention du terme en
question dans l’article de J. Cerquiglini-Toulet, « Conscience de style, conscience de soi
chez Christine de Pizan », Centaurus. Studia classica et medievalia, 7 (2010), p. 142.
24 E. Hicks et E. Ornato, « Jean de Montreuil et le débat du Roman de la Rose »,
Romania, 98 (1977), p. 207‑210.
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 229

téraire qui y est exposée. Il se peut que l’ironie avec laquelle le métier
de l’écrivain y est décrite, s’explique par le fait que le poète s’adresse à
une confrérie d’amis et réunissant dans son activité les principes bur-
lesque et sérieux, comme d’autres associations artistiques médiévales.
Cette tradition, qui est inséparable de l’image du poète bouffon, dont
la sottise et la folie servent de masque à la sagesse, ne disparaît pas à
l’époque de la Renaissance ; Deschamps lui-même construit sa propre
image en accord avec ce masque. L’ironie avec laquelle le métier de
l’écrivain est présenté s’explique aussi, probablement, par les doutes du
poète quant au rôle positif de l’éloquence pour la vie de l’État.
Dans la ballade n° 43, Deschamps caractérise – à nouveau d’une fa-
çon ironique – une gradation analogue des modes de parole semblables
aux styles : d’une part, le cri et la prolixité, d’autre part, les paroles
prononcées à voix basse et le silence s’opposent ici au discours modéré,
construit « par maniere ordonnée » et que le poète croit le plus par-
fait. La possibilité d’identifier cette opposition à la gradation des styles
est confirmée, en particulier, par les épithètes qui en accompagnent la
chaîne intermédiaire : en effet, il s’agit du discours bien « ordonné » ;
le verbe « ordonner », ainsi que son participe passé sont utilisés dans le
sens de « composer une œuvre littéraire en accord avec les règles », en
particulier, dans le Prologue de Guillaume de Machaut25. Comme chez
Albertano da Brescia, la hauteur du style est associée chez Deschamps
à la force de la voix : le cri, la voix modérée ou basse correspondent
aux styles élevé, moyen et humble. La mention du silence comme com-
posante de la situation communicative rapproche aussi Deschamps et
Albertano. La caractéristique de ces stratégies de langage constitue chez
Deschamps une partie du tableau satirique de la société. Deschamps
semble affirmer : dans la société où il vit, les lois qui règlent la façon de
parler perdent leur sens initial et changent de signification.
Par trop parler est haine engendree,
Et en pert on du sien en pluseurs cas ;
Le dire voir a mainte gens n’agree,
Et qui le dit, il convient parler bas.
Qui trop se taist, on ne lui donne pas,
Mais lui toult l’en ; lors fault crier et braire.
Muiaux n’ont rien ; sachiez aux advocas
Lequel vault mieulx : ou parler, ou soy taire ?
Soit sur ces deux vo sentence donnee.

25 Voir : Dictionnaire du Moyen français en ligne : http://www.atilf.fr/dmf/, s.v. or-


donner.
230 lu dmi ll a ev dok i mova

– Tresvoulentiers : parler fault a compas,


Ne trop ne pou, par maniere ordonnee ;
Ou il fait dur, qu’on eschive le pas,
Qu’om soit muyau, tant c’om ne die : las !
Par trop parler, aussi par le contraire.
Quant temps sera, lors parole diras
Lequel vault mieux : ou parler, ou soit taire ?26

Il existe chez Deschamps une autre gradation ternaire des styles –


il y fait référence dans sa ballade amoureuse n° 417. La hiérarchie des
styles dont il s’agit dans ce cas est fondée sur d’autres principes que
dans les textes que nous avons analysés ; Deschamps y semble subir
l’influence des différentes doctrines de langage et de style.
Belle, blanche, blonde, agreable,
Jeune et gente, de tous biens aournee,
Saige en voz faiz, treshumble et honnorable,
De chascun est vo maniere loee
[…]
Car vous avez la maniere acointable,
Doulce et plaisant, qui pas ne se desree,
A genz d’onneur la parole amiable,
Et aux moyens maniere entremellee ;
Rien ne faictes qui aux povres n’agree,
Vostre humble voult les orguilleux consomme ;
[…]
Telle dame estre emperereis de Romme27.

Le discours de la dame se modifie en fonction du destinataire : d’un


côté, elle parle aux « genz d’onneur », de l’autre aux « moyens » ; le
troisième membre de la gradation est défini moins clairement : ce sont,
semble-t-il, les pauvres gens qui sont contents de la manière de parler de
la dame. Notons que Deschamps insiste sur le fait que cette façon de
parler est toujours en conformité avec un comportement social conve-
nable ; d’une manière analogue, dans la ballade n° 532 il adresse l’éloge
à une autre dame, puisqu’elle est capable de se comporter comme il faut
avec des personnes des divers états28.
Les stratégies de langage qui sont décrites dans cette ballade
évoquent le système des styles caractéristique des artes dictaminis et des

26 Œuvres complètes, t. 1, p. 129‑130.


27 Œuvres complètes, t. 3, p. 220‑221.
28 « Vo sens oir est precieuse escole, / Et bon vous fait chascun jour regarder ; / Qui
vous croira fol ne sera ne fole, / Bien vous savez en tous estas garder » (Œuvres complètes,
t. 3, p. 369).
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 231

artes predicandi où le style dépend de la situation communicative, du


statut social des interlocuteurs, tout autant que du niveau de leur éru-
dition. Ce système des styles exerce son influence sur le célèbre traité
d’André le Chapelain intitulé De amore. Selon cet auteur, les dialo-
gues amoureux des deux vilains, du vilain et de la dame noble, etc. se
modifient en fonction du statut social de leur(s) interlocuteur(s). Il est
probable que Deschamps se souvienne de ce traité lorsqu’il loue son
héroïne pour sa capacité à parler différemment avec les représentants
des divers états – possibilité qui est d’autant plus grande que le poème
en question se rapporte aux ballades amoureuses et donc est proche du
traité d’André le Chapelain par sa thématique.
D’autres sources cependant sont également possibles dans ce cas : le
traité de Gerson que nous avons mentionné témoigne aussi de l’impor-
tance de la situation communicative pour la rhétorique à l’époque de
Deschamps. Ainsi, Eloquence Theologienne accuse Jean de Meun de
ne pas connaître les règles suivantes de cette science :
Mais je reprans mon propos et dy que se le personnaige de Raison eust
parlé a sage clerc et rassis, aucune chose fust. Mais non ! il parle a Fol
Amoureux. Et ycy garda mal l’acteur les riegles de mon escolle (les
riegles de la rhetorique) qui sont a regarder cil qui parle et a qui on
parle, et pour quel temps on parle29.

La mention de la « maniere entremellee » – chaîne intermédiaire de


la gradation – mérite un commentaire particulier. En effet, qu’est-ce
que le poète a en vue ? D’une façon générale, durant presque tout le
Moyen Âge, le mélange d’éléments divers – soit thématiques, soit ver-
baux – est considéré comme un défaut du discours30. À cet égard, les

29 J. Gerson, « Traictié d’une vision faite contre Le Roman de la Rose », p. 84‑85.


30 Ainsi, chez Geoffroi de Vinsauf : Sunt igitur tres styli, humilis, mediocris, gran-
diloquis. Tales recipiunt appelationes styli ratione personnarum vel rerum de quibus fit
tractatus. Quando enim de generalibus personis vel rebus tractatur, tunc est stylus gran-
diloquus ; quando de humilibus, humilis ; quando de mediocribus, mediocris (Geoffroi
de Vinsauf, « Documentum de arte versificandi », dans E. Faral, Les arts poétiques du
x ii e et du x iii e siècle : recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge,
Paris, 1924, p. 312) – « Il existe donc trois styles : l’humble, le moyen et le grandiose.
Ils reçoivent leur dénomination de style en raison des personnages et des objets dont ils
traitent. Lorsqu’il s’agit de personnes et de choses de haut rang, le style est grandiose ;
lorsqu’il s’agit de personnes et de choses humbles, il est humble ; lorsqu’il s’agit de per-
sonnes et de choses moyens, il est moyen. » Nous utilisons partiellement la traduction
d’E. Marguin-Hamon publiée dans son article « La théorie des styles selon Jean de Gar-
lande et sa mise en application dans l’œuvre poétique », Centaurus. Studia classica et
medievalia, 7 (2010), p. 27. Chacun des styles impose pourtant le choix d’un certain
vocabulaire et de certains procédés rhétoriques. Il découle du traité de Geoffroi que le
haut style est métaphorique et obscur (puisque son défaut est l’obscurité excessive), alors
232 lu dmi ll a ev dok i mova

traités médiévaux consacrés à l’art poétique et à la rhétorique héritent


d’une des traditions de l’Antiquité qui est manifeste notamment dans
la Rhétorique à Herennius : le style moyen, affirme l’auteur de ce traité,
est défectueux, lorsque le discours semble « flotter ici et là », c’est-à-
dire, emprunte des éléments tantôt au registre plus élevé, tantôt au
registre plus humble31. C’est de cette manière que Geoffroi de Vinsauf
interprète ce passage de la Rhétorique à Herennius32 .
Dans son Documentum de arte versificandi, Geoffroi de Vinsauf
consacre quelques paragraphes à l’interdiction de mêler les styles :
lorsqu’on commence à écrire dans un style, il faut s’y tenir jusqu’au
bout33. D’une façon analogue, Joffre de Foixà, auteur de la grammaire
catalane du xiii e siècle, conseille de ne pas mêler dans un poème des
thèmes et des langages divers ; ainsi, faut-il toujours continuer d’écrire

que le style bas est trop simple et plat ; en ce qui concerne le style moyen, il oscille entre
ces deux extrêmes.
31 Qui in mediocri genus orationis profecti sunt, si pervenire eo non potuerunt, errantes
perveniunt ad confine genus eius generis, quod appellamus dissolutum, quod est sine ner-
vis et articulis, ut hoc modo appellem fluctuans eo quod fluctuat huc et illuc nec potest
confirmate neque viriliter sese expedire (IV, 16) – « Ceux qui ont visé le style moyen et
qui n’y sont pas parvenus, en se fourvoyant, aboutissent au style voisin : celui-ci nous
l’appelons flasque, parce qu’il n’a ni nerfs ni articulations : je pourrais de même l’appeler
ondoyant parce qu’il flotte ici et là et n’arrive pas à se développer d’une manière nette
et virile. » Nous citons la Rhétorique à Herennius, texte établi et traduit par G. Achard,
Paris, 1989, p. 144.
32 Dissolutus et fluitans est ille qui nescit tenorem mediocris styli observare, id est qui
nescit observare proprietates mediocrium personarum vel rerum, sed ita loquitur quan-
doque de mediocribus sicut loquendum est de humilibus, quandoque vero sicut loquendum
esset de grandibus personis, vel de grandibus rebus, et ita, quia nescit tenere in medio et
stylum suum moderari, dissolvitur et fluit, tum inferius ad humilem stylum, tum superius
ad grandiloquum stylum (Geoffroi de Vinsauf, « Documentum de arte versificandi »,
dans E. Faral, Les arts poétiques, p. 313) – « Le style qui ne sait pas garder la teneur
du moyen, c’est-à-dire, observer les propriétés des personnages et objets médiocres, est
flasque et flottant au hasard ; alors on parle quelquefois des personnes et des objets mé-
diocres comme il faut parler des humbles et quelquefois des grands ; et de cette façon,
puisqu’il ne sait pas se tenir au juste milieu et devenir modéré, il devient flasque et coule
tantôt en bas, vers le style humble, tantôt en haut, vers le grandiose. »
33 Tertio considerandum est ut stylum materiae non variemus, id est ut de grandiloquo
stylo non descendemus ad humilem. Quod notat his verbis : / amphora coepit / Institui
currente rota : cur urceus exitur ? (Geoffroi de Vinsauf, « Documentum de arte ver-
sificandi », dans E. Faral, Les arts poétiques, p. 315) – « Troisièmement, il faut veiller
attentivement à ne pas varier le style du sujet, c’est-à-dire à ne pas descendre du style
grandiose à l’humble. Ce qu’il [Horace] exprime en ces mots : ‘Tu as commencé à tour-
ner une amphore : la roue tourne ; pourquoi ne vient-il qu’une cruche ?’ » Nous citons
la traduction de l’Art poétique d’Horace par F. Richard : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/hor/
PisonsTrad.html.
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 233

de la même « manière » tout au long de l’œuvre (sous le terme « ma-


nière » il entend la mesure du vers et la structure de la strophe)34.
Pourtant, dans la même Rhétorique à Herennius, le paragraphe
consacré aux styles se termine par une invitation à passer d’un style
à l’autre, pour ne pas ennuyer les auditeurs. D’autres auteurs anciens
(Horace dans l’Art poétique, Cicéron dans l’Orateur) développent la
doctrine selon laquelle il est nécessaire de mêler les différents styles.
Chez Quintilien, cette doctrine acquiert la forme la plus articulée et
la plus argumentée : il existe selon lui un style intermédiaire qui réunit
les propriétés des styles élevé et humble et qui, pour cela, est capable
d’exprimer plusieurs nuances ; l’orateur doit savoir varier le style, pour
se conformer aux nécessités du moment35.
Au Moyen Âge, les deux traités – De l’institution de l’orateur de
Quintilien et l’Orateur de Cicéron – ne sont connus que de manière
fragmentaire ; la doctrine de la variation des styles se répand en Oc-
cident principalement au x v e siècle et devient surtout importante à
l’époque de la Renaissance36. Toutefois, même au xiv e siècle, l’art de
mêler les styles est parfois connoté d’une façon positive – ainsi, dans
certaines œuvres de Pétrarque : pour louer Laure, écrit-il, Virgile et
Homère ont dû mêler leurs styles (sonnet CLXXXVI)37.
On peut supposer par conséquent que dans cette ballade de Des-
champs les différentes doctrines des styles se superposent : il s’agit,
d’une part, de la gradation ternaire des styles, dans sa version commu-
nicative ; d’autre part, en accord avec les nouvelles influences venant
de l’Italie, le mélange des styles n’est plus perçu comme un défaut :
la « maniere entremellee » ne représente pas une erreur, mais devient
l’équivalent du style moyen.
Comme nous l’avons déjà signalé, la confrontation de plusieurs
poèmes de Deschamps ne permet pas de supposer qu’il fasse référence à
une gradation ternaire des styles ; il a davantage en vue, semble-t-il, une
opposition binaire. Parmi ces poèmes – à thématique amoureuse ou
didactique –, il y a ceux où le poète mentionne les « bos mos », sous

34 P. Meyer, « Traités catalans de grammaire et de poétique », Romania, 9 (1880),


p. 51‑70, surtout p. 54‑55.
35 De l’Institution de l’orateur, XII, 10 ; voir : P. Gallyn-Hallyn et L. Dietz, « Le style
au Quattrocento et au x v i e siècle », dans Poétique de la Renaissance. Le modèle italien, le
monde franco-bourguignon et leur héritage en France au x v i e siècle, éd. P. Gallyn-Hallyn
et F. Hallyn, Genève, 2001, p. 532‑538.
36 P. Gallyn-Hallyn et L. Dietz, « Le style au Quattrocento et au x v i e siècle »,
p. 548‑555.
37 « Se Vigilio et Omero avessin visto / Quel sole in qual vegg’io con gli occhi miei /
Tutte lor forze in dar fama a costei / Arian posto, e l’un stil coll’atro misto ».
234 lu dmi ll a ev dok i mova

lesquels il entend les paroles ornées et polies en accord avec les règles
de la rhétorique. Dans la ballade n° 1363, à part les « bos mos », un
autre terme de la rhétorique apparaît : la « matere basse », appelée, de
plus, « orde » (c’est-à-dire, vilaine). À en juger par le titre, Deschamps
s’adresse dans cette ballade à Renaud d’Angennes (1379‑1415), cham-
bellan et conseiller de Charles VI38 ; pourtant, dans l’envoi, un autre
personnage, sous un nom semblable, est directement cité – Renaud de
Trie. Il y a lieu de croire que le titre, ajouté par le copiste, identifie
d’une façon erronée le destinataire véritable de la ballade – Renaud
de Trie – à Renaud d’Angennes. En effet, la ballade de Deschamps
semble être écrite en réponse au poème de Renaud de Trie. Ce der-
nier apparaît dans la Réponse au recueil des Cent ballades attribué à
Jean Le Seneschal. Le recueil représente, comme l’on sait, une longue
dispute du chevalier et de la dame : le premier défend la fidélité dans
l’amour, la seconde la légèreté. Les auteurs des poèmes qui constituent
la Réponse se joignent à la première ou à la deuxième opinion ; Renaud
de Trie apparaît comme partisan de Gignarde, c’est-à-dire, de la dame39.
Le poème de Deschamps est un blâme grossier et obscène adressé à son
adversaire. Selon lui, Renaud parle sans arrêt des sujets vulgaires – ces
vers sont une allusion évidente aux propos de Renaud qui recommande
aux chevaliers de solliciter l’amour de toutes les belles sans exception.
Deschamps le comble d’insultes et l’accuse, en premier lieu, d’avoir usé
des « bos mos » pour parler des sujets vilains et bas. Ce faisant Des-
champs conteste l’essence de la poésie courtoise : l’objet dont elle parle
est bas. Pourtant, les paroles utilisés par les poètes sont belles, élevées ;
elles ne correspondent donc pas à leur objet. Deschamps insiste donc
sur la nécessité d’employer les mots dans le sens qui leur est propre.
Les mots bas conviennent aux sujets bas, alors que les « belles paroles »
demandent un thème approprié :
De melin meleche, Regnault,
Et de l’orde matere basse
Parlez voulentiers bas et hault

38 Le poème est intitulé Sote balade de Messire Renault d’Angenne (Œuvres complètes,
t. 7, p. 201). Outre cet homme de cour, la base de données Opération Charles VI (http://
www.vjf.cnrs.fr/charlesVI/) enregistre aussi un des membres de la soi-disant Cour
Amoureuse de Charles VI, pratiquement sous le même nom et avec les dates de vie iden-
tiques. Selon les créateurs de la base, il n’est pas exclu qu’il s’agisse de la même personne.
39 Les Cent Ballades, poème du x iv e siècle, composé par Jean Seneschal avec la collabo-
ration de Philippe d’Artois, comte d’Eu, de Boucicaut le jeune et de Jean de Cresecque,
éd. G. Renaud, Paris, 1905. Pour Renaud de Trie voir G. Renaud, « Introduction »,
dans Les Cent Ballades, poème du x iv e siècle, p. lv ii - li x . Pour le poème de Renaud de
Trie voir : Les Cent Ballades, poème du x iv e siècle, p. 201‑202.
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 235

Aux dames et en toute place,


D’estront, de bran ou de poitrace
De lechier le boyau cullier
Melin devant, leche derrier !
En tel trou fussiez vous repos !
Boutez vo nez en ce bourbier :
En vostre bouche a de bos mos !
Merde par la gueule vous sault ;
Mieulx restoupez vostre besace
Et vostre cul qui est herault.
Faictes restraindre sa crevace :
Tousjours poit, vesse et se soulace
De faire truies approchier,
Et se sent par tout au flairier
[…]
En vostre bouche a de bos mos !
[…]
Dames, mauvais feroit couchier
Avecques ce bon chevalier
Regnault de Trie, qui n’ot clos
Le cul depuis un an entier ;
Dictes lui : « D’ordures rentier,
En vostre bouche a de beaus mos ! »40.

Les gradations des styles que les poèmes lyriques de Deschamps per-
mettent de dégager convergent avec sa propre pratique littéraire ; par-
fois des systèmes ternaires semblent tendre vers une simplification, se
transformant donc en une opposition des deux styles. Ainsi, les deux
premiers systèmes des styles analysés plus haut (qui en effet ont beau-
coup d’analogies entre eux) permettent de mettre certains poèmes de
Deschamps en rapport avec le style élevé, d’autres, par contre, avec le
style moyen. Parmi les poèmes de la première sorte sont ceux, en par-
ticulier, dont le ton est caractérisé par le poète comme fort et clair :
Deschamps annonce qu’il crie, qu’il fond en pleurs ou gémit – comme,
par exemple, dans quelques plaintes ou pleurs écrits à l’occasion de la
mort de personnes célèbres ou liés à des événements tragiques.
Des poèmes où le poète n’est pas en proie au deuil, à l’indignation
ou à d’autres émotions fortes, mais où il s’adresse à son lecteur ou audi-
teur avec un discours moral prononcé d’une voix modérée et raison-
nable, évoquent plutôt le style moyen. Certains thèmes s’accordent bien
à cette intonation : ainsi, l’éloge de la raison, du comportement sage

40 Œuvres complètes, t. 7, p. 201‑202.


236 lu dmi ll a ev dok i mova

et prudent, des règles qu’on doit suivre dans chaque affaire. Quelques
poèmes de ce genre sont appelés « enseignements ». Le contraste des
styles élevé et moyen peut être illustré, par exemple, par la ballade
n° 46 où Deschamps invite les habitants de Champagne à pleurer à
l’occasion du décès de leur évêque et par la ballade n° 99 où il adresse
au prince un enseignement. Ce dernier poème confirme une fois de
plus que Deschamps a lu la Politique d’Aristote traduite par Nicole
Oresme : son refrain évoque les entretiens d’Aristote et d’Alexandre le
Grand ; le prologue d’Oresme à la Politique en fait également mention.
En apprenant au monarque de bien gouverner le pays et, ensuite, en
faisant référence aux entretiens d’Aristote avec Alexandre, Deschamps
s’assimile lui-même au Philosophe41. En ce qui concerne le style bas de
ce système, il n’est pas représenté, semble-t-il, dans l’œuvre poétique de
Deschamps ; cette gradation des styles se réduit donc à une opposition
binaire de l’élevé et du moyen, avec d’une part le cri et d’autre part un
discours modéré, calme et didactique.
Au contraire, toutes les chaînes du système ternaire des styles décrit
par Deschamps dans la ballade n° 417 trouvent leur correspondance
dans son œuvre poétique. En effet, ses ballades amoureuses où il utilise
le vocabulaire et les procédés du registre aristocratisant sont en confor-
mité avec le style élevé. Les ballades n° 515 et n° 516 dans lesquelles les
deux amants qui se séparent et échangent des répliques peuvent servir
d’exemple : tout au long de ces deux textes le poète ne s’écarte pas de
ce registre. De plus, la dénomination générique de « pleur » indique
dans la première ballade la hauteur du style (les pleurs de Deschamps,
comme nous l’avons déjà signalé, appartiennent au style supérieur).
Dans la seconde ballade les épithètes mises au superlatif sont un mar-
queur complémentaire de la hauteur du style : elles sont utilisées dans
le discours de la dame qui dit adieu à son amant. Les auteurs des artes
dictaminis conseillent d’utiliser les épithètes de cette sorte, lorsqu’on
s’adresse au destinataire noble.
Adieu, adieu, tresdoulce creature,
Adieu, mon bien, m’esperance et m’amour,
Adieu, biauté, toute parfaite et pure,
Adieu, gent corps, adieu, dame d’onnour,
Adieu, regart plain de toute douçour,
Adieu, adieu, franc cuer et plain de joye :
Je n’aray bien jusques je vous revoye.

41 Voir également les ballades n° 50 et n° 76. Pourtant parfois Deschamps ironise sur
les effets que peut produire un discours raisonnable et didactique ; dans ces cas leur style
semble inférieur (ainsi, dans la ballade n° 100).
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 237

[…]
Or vueille Amour, Pitié, Raison, Droiture
[…]
Concevoir mon tresdouleureux plour42 .
Adieu le bel, le bon, le gracieux,
Le noble cueur, de tous bien renommé,
Gens corps, puissant en tous fais, vertueux,
Humble, hardy, courtois et bien amé,
Larges en dons, Alixandre nommé,
De qui renoms et gentillesce estrive,
Adieu, adieu, l’un des meilleurs qui vive !
Pour vo depart est mes cueurs douloureux
Qui au vostre est parfaitement fermé,
Comme au meilleur et au plus amoureux
Et le plus vray qui oncques feust formé43.

Les poèmes dans lesquels Deschamps joint aux moyens lexicaux et


rhétoriques du registre aristocratisant des mots et des locutions à signi-
fication concrète et humble semblent correspondre à la définition de
la « maniere entremellee » qui représente la chaîne intermédiaire de
ce système ; de tels poèmes sont nombreux chez Deschamps. Quelque-
fois le refrain formé par un proverbe ajoute des significations concrètes
au poème, tandis que le corps essentiel de la strophe reste fidèle à la
tradition courtoise (n° 490) ; parfois, au contraire, le vocabulaire de la
strophe est bourré de vocables concrets, tandis que le refrain représente
une formule courtoise (n° 544) :
J’ay en amours si grant desir eu
C’oncques mais homs n’y pot si grant avoir ;
Mais ce desir m’a trop fort deceu,
Car il m’a fait un plaisir concevoir
Dont je ne puis guerredon recevoir.
Car quant je cuide estre bien avancié,
Je me treuve toudiz, au dir voir,
Que j’ay un pié deschaux, l’autre chaucié44.

Se tous les biens que Fortune promet,


Et tous les dons qui sont en sa puissance
Estoient miens, et eusse a mon souhait
Honneur, deduit, estat, force et vaillance,

42 Œuvres complètes, t. 3, n° 515, p. 347.


43 Œuvres complètes, t. 3, n° 516, p. 348.
44 Œuvres complètes, t. 3, n° 490, p. 314.
238 lu dmi ll a ev dok i mova

Beauté de corps, jeunesce, or et finance,


Chiens et oisiaux, grans chevaulx pour jouster,
Plasans joyaulx, tout ce c’om puet penser
Pour corps humain, a tout renonceroie
Pour un seul point que vous vueil declarer :
Se ma tristesce estoit tournee en joye45.
En ce qui concerne la dernière chaîne de cette gradation des styles,
elle correspond, semble-t-il, en particulier, à la ballade n° 425 formée de
brèves répliques de l’amoureux et de la dame. À part l’union du lexique
abstrait et concret, caractéristique de la « maniere entremellee », elle
contient un autre élément du registre inférieur : le dialogue composé
des répliques succinctes qui coupent parfois les vers. Au Moyen Âge
ce type de dialogue est considéré comme ironique et fin : Geoffroi de
Vinsauf conseille de l’utiliser dans les poèmes de style comique46.
Secourez moy ! – De quoy ? – Des maulx d’amer.
– Et quelz sont il ? – Ilz passent toute rage,
Ils sont ardans, ilz font coulour muer,
Ilz font un fol estre d’un hom saige,
Ilz font trembler et paier le musaige,
Aller, venir, penser et pou dormir,

45 Œuvres complètes, t. 3, n° 544, p. 386‑387.


46 Si materiam ergo jocosam habemus prae manibus, per totum corpus materiae ver-
bis utamur levibus et communibus et ad ipsas res et personas pertinentibus de quibus
loquimur. Talia namque poscit talis materia, qualia sunt inter colloquentes et non alia
nec magis difficilia. Et cum perveniemus ad illum principium materiae, ubi jocus reponi-
tur et reservatur, scilicet ad fines materiae, quanto expressius poterimus sequamur unum
idioma per aliud, scilicet ut ita sedeat jocus in uno idiomate sicut in alio. Verbi gratia,
ponamus in exemplum hanc materiam jocosam : « Lex fuerat sociis…, etc. ». Ecce aliud
exemplum jocosae materiae : / Conscii, quid iter rapiamus ? – Quia placet ire / Ad sacra. –
Quando ? – Modo / – Quo ? – Prope. – Fiat ita… (« Documentum de arte versificandi »,
dans E. Faral, Les arts poétiques, p. 317) – « Si nous avons affaire à un sujet comique,
nous devons user constamment des paroles intelligibles et communes qui sont parfai-
tement adaptées aux objets et aux personnes dont il s’agit. Et en effet, un tel sujet ne
demande que ce qui est en usage entre les interlocuteurs, et non pas ce qui est plus dif-
ficile. Et lorsque nous venons à l’endroit de notre sujet où se trouve et se cache la plai-
santerie, c’est-à-dire, à sa fin, nous essayons de faire que les phrases qui se suivent soient
les plus expressives, de sorte qu’il semble que la plaisanterie soit dans chacune d’elles.
Prenons, à titre d’exemple, ce sujet comique ‘Les amis avaient une loi…, etc.’. Et voici un
autre exemple du sujet comique : – Amis, pourquoi part-on ? – On veut aller aux lieux
saints. – Quand ? – Tout de suite. / – Loin ? – Tout près. – D’accord… » (Lex fuerat
sociis) – c’est le début de la comédie élégiaque de Geoffroi lui-même intitulée De tribus
sociis. Pour Geoffroi de Vinsauf le dialogue en vers est associé à la comédie qui, quant
à elle, représente un genre bas. Ce point de vue est, semble-t-il, partagé par Deschamps
qui composa un certain nombre des ballades dialoguées, à caractère quasi-dramatique ;
voir : S. Bliggenstorfer, « Les ballades dialoguées d’Eustache Deschamps », dans Autour
d’Eustache Deschamps, éd. D. Buschinger, Amiens, 1999, p. 15‑26.
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 239

Cent fois le jour tourmenter le couraige.


– Dont sont ce maulx que nul ne puet guerir ?
– Si fait. – Comment ? – Par doulx confort d’amer.
– De qui ? – De vous, tresbelle et doulce ymaige.
– Par quel moyen ? – De baisier, d’acoler
Et de souffrir au doulx pelerinige
Offrir celui qui s’i veue et enraige
Quant il ne puet d’amours a chief venir.
– C’est trop avant et requis a oultrage.
– Dont sont ce maulx que nul ne puet guerir ?47

À part les gradations ternaires des styles, on remarque dans l’œuvre


poétique de Deschamps les exemples de l’opposition de l’élevé et du
bas, traditionnels pour le Moyen Âge ; ces deux styles s’associent chez
lui aux mêmes thèmes, formes ou genres poétiques que chez d’autres
auteurs de son époque. Ainsi, la ballade n° 1363 que nous venons
d’analyser, illustre elle-même les thèses que le poète y défend. En jetant
à son confrère le reproche d’avoir appliqué les beaux mots à un sujet
bas, Deschamps évoque des objets et des phénomènes obscènes et sca-
breux. Par conséquent, il donne à sa déclaration poétique la forme du
style bas, en le liant à l’obscénité et au corporel, au blâme, ainsi qu’au
genre de la sotte chanson.
Le pôle opposé de cette échelle des styles peut être reconstruit à
partir du même exemple : à l’autre extrémité se trouvent la louange et
la bienséance, ainsi que les moyens verbaux qui y correspondent. Le
poète fut, comme l’on sait, auteur des louanges nombreuses – ainsi,
notamment de celles dédiées aux villes ou à des personnes en vue, en
particulier, aux défunts connus ; dans le dernier cas, la louange et le
pleur se réunissent48. Dans ces pleurs Deschamps utilise parfois le verbe
« crier » – marqueur de la hauteur du style ; le même marqueur se ren-
contre dans ses prophéties49. L’usage des allégories contribue aussi à la
noblesse de ces dernières : il importe, dans les arts poétiques néo-latins,
que l’allégorie soit décrite comme une figure de l’ornatus difficulis ;
47 Œuvres complètes, t. 3, p. 229‑230.
48 Comparer la ballade n° 170 (l’éloge de Paris) et la ballade n° 172 (l’éloge de
Reims). Dans les deux poèmes des noms propres nombreux attirent l’attention ; Mat-
thieu de Vendôme recommande de les utiliser en guise d’épithètes – comme un moyen
de l’ornatus (« Ars versificatoria », dans E. Faral, Les arts poétiques, p. 132).
49 La ballade n° 26 comporte, à part l’allégorie prophétique, la mention du cri : « J’ay
tant crié, com le viel Symeon, / Et lamenté, comme fist Jeremie, / En esperant, que la
redemption / De Gaule en grec sur la terre d’Albie / Voy approuchier… » (Œuvres com-
plètes, t. 1, p. 106). Comparer, de plus, les ballades n° 46 et n° 162 – les pleurs ou les cris
y sont également mentionnés.
240 lu dmi ll a ev dok i mova

Geoffroi de Vinsauf et Évrard l’Allemand à sa suite rapprochent l’orna-


tus difficulis et le haut style50.
Chez Deschamps il existe d’autres poèmes fondés sur l’usage des
allégories – ceux, par exemple, où il résume des passages de l’Ovide
moralisé ; ces poèmes sont aussi probablement à mettre en rapport avec
le style supérieur51. Il n’est pas exclu que l’évocation des noms propres
mythologiques – même si elle ne sert pas l’allégorie – indique chez lui
sur une certaine hauteur du style ; notons que cette évocation ne s’unit
pas dans son œuvre à la thématique basse ou obscène52 .
Ainsi, la dichotomie des deux styles traditionnels pour le Moyen
Âge conserve encore toute sa signification pour Deschamps. Les formes
qu’elle prend dans son œuvre sont habituelles pour cette période : les

50 Ainsi, Geoffroi de Vinsauf assure dans sa Poetria nova que le sermo levis est privé
de toute gravité : Si sermo velit esse levis pulchrique coloris, / Tolle modos omnes gravitatis
et utere planis, / Quorum planities turpis ne terreat aures ; « Poetria nova », dans E. Faral,
Les arts poétiques, p. 231. – « Si le discours veut être facile et orné de belles couleurs, /
Enlève toutes les figures graves et use celles qui sont intelligibles, / Mais toutefois de
sorte que leur platitude n’offense pas les oreilles. » À sa suite, Évrard l’Allemand oppose
de la même manière l’ornatus facilis à l’ornatus difficilis : Prima curro via plana, gravi-
tate relicta omni… (« Laborintus », dans E. Faral, Les arts poétiques, p. 351) – « D’abord
j’emprunte ce chemin plat, en laissant derrière tout ce qui est grave. » Pour l’Antiquité
et notamment pour la Rhétorique à Herennius le caractère grave est le trait distinctif
du haut style : In gravi consumetur oratio figura, si quae cuisque rei poterunt ornatissima
verba reperiri, sive propria sive extranea, unam quamque in rem adcommodabuntur, et si
graves sententiae, quae in amplificatione et conmiseratione tractantur eligentur et si exor-
nationes sententiarum aut verborum, quae gravitatem habebunt, de quibus post dicemus,
adhibebuntur (IV, 11) – « Un discours aura un style de type élevé si l’on applique à
chaque idée le vocabulaire propre ou figuré le plus beau que l’on pourra trouver, si l’on
choisit des pensées nobles qui se prêtent à l’amplification et à l’appel de la pitié et si l’on
emploie des figures de pensée ou de mots qui ont de la grandeur – figures dont nous
parlerons plus loin. » (Rhétorique à Herennius, p. 138‑139). Jean de Garlande appelle le
style le plus haut « grave », puisqu’il demande la présence des personnages importants
par leur statut social : Item sunt tres stili secundum tres status hominum. Pastorali vite
convenit stilus humilis, agricolis mediocris, gravis gravibus personis que presunt pastoribus
et agricolis (Parisiana poetria, ed. T. Lawler, New Haven, London, 1974, p. 86) – « De
même il y trois styles selon les trois statuts d’hommes. À la vie pastorale convient le
style humble, aux agriculteurs le style médian, le grave aux personnes importantes qui
viennent avant les bergers et les agriculteurs. » Nous citons la traduction d’E. Marguin-
Hamon publiée dans son article « La théorie des styles selon Jean de Garlande et sa mise
en application dans l’œuvre poétique », p. 27.
51 Par exemple, la ballade n° 129 : « Ballade sur Poeterie : Princes d’enfer, o ta forsen-
nerie / Au monde voit on porter Cerberus / O ses III chiefs monstrant ta seignerie ; /
Des trois Raiges y est fait tes escus : / C’est d’Aletho, Thesiphone et Megus », etc.
(Œuvres complètes, t. 1, p. 251).
52 Comparer les ballades n° 8 (« De Nepturnus et de Glaucus me plain / Qui contre
moy font la mer felonnesse… » ; Œuvres complètes, t. 1, p. 80) et n° 35.
l a pa role et le st y le da ns les poèm es ly r iques 241

styles supérieur et inférieur s’associent aux certains thèmes, moyens ver-


baux et rhétoriques ou genres poétiques.
D’autre part, Deschamps connaît, grâce à des sources diverses, qu’il
existe des systèmes plus complexes des styles ; leur influence est aussi
manifeste dans son œuvre. Certains de ces poèmes incarnent, semble-
t-il, sa vision du style moyen – comme ceux, par exemple, ou le poète
discute un problème moral ou donne à son destinataire un conseil,
tout en s’adressant à lui avec modération, sans trop élever le ton ; dans
d’autres cas le style moyen apparaît comme un mélange des moyens
lexicaux et des topoï hauts et bas. Ces gradations plus complexes des
styles perdent parfois une des leurs chaînes et l’opposition se réduit
alors au contraste du haut et du moyen.

BIBLIOGRAPHIE

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Michiel Verweij

LA COMÉDIE SCOLAIRE NÉO-LATINE


OU COMMENT ÉCRIRE
DES TEXTES CLASSIQUES
SANS MODÈLE THÉORIQUE ?

À l’in v erse de la tr agédie ou du discours r hétor ique ,


la comédie n’a pas fait l’objet d’un traité systématique ou théorique
durant l’Antiquité. Seul le commentaire de Donat sur les œuvres de
Térence offre quelques réflexions sur la nature des pièces et sur leur
structure. Pour le reste, les humanistes disposaient seulement des textes
littéraires de Plaute et de Térence, ainsi que de quelques remarques plus
générales chez des auteurs comme Cicéron ou Quintilien. Par consé-
quent, chaque tentative pour écrire une comédie à l’antique devait se
baser essentiellement sur les exemples concrets offerts par les pièces des
deux principaux auteurs de comédies latines. De plus, si Térence a été
un auteur scolaire bien lu et étudié pendant tout le Moyen Âge, Plaute
ne fut découvert qu’au x v e siècle dans un manuscrit de la collection
du cardinal Nicolas de Kües qui, d’ailleurs, l’a longtemps tenu caché
des humanistes avides de connaître l’œuvre de Plaute. Il fallut d’ailleurs
attendre la permission du cardinal pour que son manuscrit soit étudié,
et le comique redécouvert.
L’absence de tout traité théorique antique a contribué considérable-
ment à la diversité du genre de la comédie néo-latine. Si d’autres genres
littéraires, telles la tragédie, l’épopée ou l’ode, sont plus homogènes, la
dénomination de « comédie néo-latine » comprend des textes de na-
tures fort différentes. Le seul élément commun de ces œuvres, qui se
disent inspirées par Plaute ou Térence, est qu’en générale, elles suivent
la présentation des comédies romaines : autrement dit, la création de
nouvelles comédies est essentiellement liée à la recréation des œuvres
classiques.
La redécouverte de Plaute au x v e siècle entraina une vogue pour les
comédies plautiniennes dans les cours italiennes. Ce théâtre, qui pro-
cède à l’évidence d’une culture humaniste érudite, repose sur une base

243
244 michi el v erw eij

théorique inspirée par la rhétorique et le commentaire de Donat1. Une


telle forme de théâtre « de cour » fait par contre défaut dans les pays
transalpins : là, l’existence du drame néo-latin se limite essentiellement
aux universités et aux écoles dites « latines », où Térence était le pre-
mier auteur que les élèves côtoyaient pendant leur curriculum, avant
Ovide, Virgile ou Cicéron.
C’est donc en contexte scolaire que s’épanouit la comédie dans ces
régions, au début du x v i e siècle. Cette comédie des écoles latines ou se-
condaires est l’œuvre de maîtres d’école qui, n’ayant pas suivi d’études
universitaires, étaient par conséquent moins versés dans la théorie lit-
téraire et rhétorique que les humanistes italiens ou universitaires. À cet
égard, il n’est pas surprenant de lire des passages comme celui qui suit,
puisé dans le prologue des Sacrae comoediae sex (1592) de Cornelius
Schonaeus (1541‑1611), où l’auteur déplore l’absence de comédie sui-
vant le modèle classique :
Neque interim ignorabam, quam procul a felicissimo veterum comico-
rum stylo phrasique nostra abesset oratio. Sed quia videbam in rebus
profanis, ludicris frivolisque, ne dicam obscoenis pulcherrimam illam
collocatam esse operam, ex animo dolui frequenter atque ideo apud
amicos liberalium disciplinarum studiosos conquestus sum nullos exti-
tisse inter Christianos, qui sacris historiis in comicas actiones redigendis
similem ingenii gloriam essent consequuti. Neoterici enim qui in hoc
studio sibi elaborandum putaverunt, quanquam sua laude minime sunt
frustrandi, tamen nemo non videt opinor, quantum eorum etiam praes-
tantissimi ab admirabili illa Plauti ac Terentii elegantia absint, quam
frigeant, si cum his conferantur. Quin nihil fere in recentiorum repe-
ritur actionibus aut venuste aut eleganter aut emendate dictum, quod
non ex horum fabulis tanquam ex uberrimo nitidissimoque Latinae
eloquentiae fonte desumptum atque mutuatum esse depraehendatur.
Quod quidem adeo nemini neotericorum vitio vertitur, ut illi prae cae-
teris eruditorum suffragiis maxime commendentur, qui suam orationem
Plautinis ac Terentianis flosculis tanquam emblematis quibusdam insi-
gniverint et decoraverint maxime2 .

1 Voir M. T. Herrick, Comic theory in the Sixteenth Century, Urbana (Illinois), 1950.
2 « Je n’ignorais pas dans quelle mesure notre langage est éloigné du style très heu-
reux et de l’élocution des anciens auteurs comiques. Mais à voir le très beau travail que
l’on a investi dans les choses profanes, frivoles, pour ne pas dire obscènes, je regrette
souvent qu’il n’y ait eu personne parmi les chrétiens qui ait obtenu pour son talent la
même gloire pour faire passer les histoires saintes dans des pièces comiques et je m’en
suis plaint aux amis des Belles Lettres. Les auteurs récents qui s’y sont adonnés, même
s’ils ont bien leur mérite, sont loin de cette élégance admirable de Plaute et de Térence,
il faut bien l’avouer, et ils sont froids si on les compare à ces deux auteurs classiques.
On ne trouve rien dans les œuvres récentes qui soit dit d’une façon élégante ou agréable
l a com édi e scol a ir e néo - l at i ne 245

Il est évident qu’un auteur comme Schonaeus cherche aussi (et sur-
tout) à valoriser sa propre entreprise, qu’il présente – notamment à des
fins commerciales – comme innovante. De plus, un passage comme ce-
lui-ci, écrit après un siècle d’efforts de maîtres d’école, et à un moment
où circulait une production impressionnante de comédies scolaires,
atteste l’incertitude qui demeurait à propos des buts et de la nature du
genre, et rappelle l’absence de manuels à même de guider les auteurs
comiques de l’époque.

Le début d ’un genr e aux a nciens Pays -Bas


Pour trouver les premiers signes d’un intérêt des humanistes des
anciens Pays-Bas pour le genre de la comédie romaine, il faut remon-
ter au début du x v i e siècle. Tout commence avec la représentation de
deux pièces de Plaute à Louvain par Martinus Dorpius (c. 1485‑1525)3.
En 1508, les étudiants de la pédagogie du Lys (Diestsestraat) jouèrent
l’Aulularia, avec un nouveau prologue et une conclusion de la main
de Dorpius lui-même, suivie par le Miles gloriosus en 1509. C’est à
peu près de la même époque que date la première pièce écrite par un
recteur de l’école latine de Gand, Eligius Eucharius (Grisellis). Comme
Dorpius, Eucharius avait fait jouer des pièces de Plaute avant d’en
écrire lui-même. Le genre ne se développa réellement que quelques
années plus tard : à partir des années 1520 et surtout dans les années
1530, les recteurs des écoles latines firent représenter des comédies
partout dans les anciens Pays-Bas. C’est l’époque de Guilielmus
Gnapheus de La Haye (1493‑1568) avec son Acolastus, de Cornelius
Crocus d’Amsterdam (1500‑1550) avec son Iosephus4, et surtout du
brabançon Georgius Macropedius (1487‑1558), actif à Liège, Utrecht et

qui ne vient pas de leurs comédies comme d’une source riche et claire de l’éloquence
latine. Sans vouloir reprocher rien aux auteurs modernes, ce sont bien ceux qui ornent
leurs œuvres avec les fleurs de Plaute et de Térence qui sont recommandés le plus. »
Voir M. Verweij, « An author in search of support : Preliminary texts for the Tobaeus
(1569) of Cornelius Schonaeus », in Neo-Latin Drama. Forms, Functions, Receptions, ed.
J. Bloemendal, P. H. Ford, Hildesheim, Zürich, New York (Noctes Neolatinae – Neo-
Latin texts and studies 9), 2008, p. 133‑164.
3 Pour le théâtre néo-latin aux Pays-Bas largo sensu voir les études fondamentales
de J. IJsewijn, « Annales theatri Belgo-Latini. Inventaris van het Latijns toneel uit de
Nederlanden », in Liber amicorum Prof. Dr. G. Degroote, ed. J. Veremans, Brussel, 1980,
p. 41‑55, et « Theatrum Belgo-Latinum. Het Neolatijns toneel in de Nederlanden »,
Academiae analecta. Mededelingen Koninklijke Academie voor Wetenschappen, Letteren
en Schone Kunsten van België. Klasse der Letteren, 43 (1981), p. 69‑114.
4 Sur Crocus, voir E. Kearns, « Pagan wisdom, Christian revelation : two Latin
Biblical plays », Humanistica Lovaniensia, 36 (1987), p. 212‑238.
246 michi el v erw eij

Bois-le-Duc, et auteur de douze pièces dont les Rebelles, le Bassarus,


l’Asotus et le Hecastus. Parmi ces « comédies », figurent aussi bien des
farces que des pièces bibliques : ce qui frappe, surtout, c’est l’absence
d’imitations directes du théâtre de Plaute ou de Térence, et même le
caractère non-classique de ces pièces. Le fait est d’importance, et mérite
une digression.
Il convient de souligner d’abord le fait que ces comédies étaient des-
tinées à être jouées par les élèves à une occasion spéciale où l’école la-
tine, normalement entretenue par la ville, devait se présenter en public.
En fait, il est extrêmement important de ne jamais oublier qu’il s’agit,
avant tout, d’un drame scolaire et non d’un genre littéraire en tant
que tel. En tant que genre pédagogique, la comédie scolaire vit grâce à
l’école et à l’enseignement latin. Dès lors, les caractéristiques essentielles
du drame scolaire procèdent de réalités pédagogiques, et plus particuliè-
rement de ces deux exigences : d’un côté, les élèves devaient apprendre à
parler le latin, langue universelle du moment, et cela, de préférence, sur
le modèle du latin classique ; d’un autre côté, les maîtres d’école en ont
profité pour moraliser et édifier tant le public que leurs élèves. Pour ce
qui est de la langue ils se sont inspirés du langage des auteurs comiques,
surtout de Térence, plus « classique » que Plaute. Térence figurait de-
puis déjà plusieurs siècles au programme de lecture élémentaire dans
les écoles. L’explication de la teneur biblique de ces pièces est moins
évidente : selon quelques auteurs, il s’agirait d’une tendance consciem-
ment anticlassique5. Nous pensons pour notre part que c’est la volonté
de conférer une morale à ces représentations publiques qui conduisit
les auteurs à préférer un contenu religieux, sans qu’il faille pour autant
y voir une position prise à l’encontre de la littérature classique. Une
autre donnée mérite aussi d’être précisée : dans les pièces italiennes du
Quattrocento l’atmosphère n’est pas tellement « classique ». Les allu-
sions (surtout sexuelles) sont beaucoup plus prononcées (il suffit de lire
le Chrysis d’Enea Silvio Piccolomini) que chez Plaute ou Térence. C’est
sans doute à la tradition médiévale qu’il faut imputer ce phénomène ;
en ce qu’elle instaure une proximité plus importante avec le public que
le genre lyrique ou épique, entre autres, cette tradition exclut un carac-
tère trop classique et, par là, peut-être aussi moins compréhensible. Les
drames scolaires des premières décennies du x v i e siècle revêtent encore
un caractère fortement médiéval qu’on distingue très clairement dans

5 C’est la thèse de J. A. Parente, Religious drama and the humanist tradition. Chris-
tian theater in Germany and in the Netherlands 1500‑1680, Leiden, New-York, 1987
(Studies in the history of Christian thought 39), p. 7.
l a com édi e scol a ir e néo - l at i ne 247

les farces (comme l’Aluta ou l’Andrisca de Macropedius). Parallèlement,


les pièces bibliques, elles aussi, s’inscrivent dans la tradition médiévale
des mystères. L’influence classique est pour sa part surtout présente
dans la langue et le style.
Cet état de choses explique pourquoi Cornelius Schonaeus a pu se
plaindre de ce que la comédie n’eût pas encore trouvé de vrais auteurs
modernes qui suivaient l’exemple classique, même si, lui aussi, pensait
surtout à une comédie au contenu biblique et de langage térentien. Le
concept de ‘comédie’ semble moins important : ce genre consiste sur-
tout en la récupération du langage des auteurs comiques classiques en
combinaison avec un contenu pédagogique.

Le théâtr e de M acropedius
Parmi les auteurs de comédies scolaires de la première période,
Georgius Macropedius est sans doute l’écrivain le plus intéressant6.
Né à Gemert dans le Brabant-Septentrional, il rejoignit les Frères de la
Vie commune et enseigna dans plusieurs écoles de cette communauté,
d’abord à Liège, puis à Utrecht et finalement à Bois-le-Duc. La plu-
part de ses pièces ont été écrites pour l’école d’Utrecht. Sa première
comédie, Asotus, date d’environ 1508 et fut probablement écrite pour
l’école de Bois-le-Duc. Sa production comprend douze pièces, dont la
moitié de contenu biblique ou religieux. Parmi ces drames religieux
on trouve de vraies pièces bibliques comme l’Asotus, basé sur l’histoire
du fils prodigue, le Lazarus mendicus ou le Josephus, mais aussi une
réinterprétation de l’Elckerlyc moyen-néerlandais, drame allégorique
où le protagoniste est, au moment de sa mort, délaissé par tous ses
amis, demeurant avec la seule Dueght (la Vertu) pour compagne. Ce

6 Voir sur Macropedius : I. Hartelust, De dictione Georgii Macropedii, Traiecti ad


Rhenum, 1902 ; R. C. Engelberts, Georgius Macropedius. Bassarus, Tilburg, 1968 ;
T. W. Best, Macropedius, New York, 1972 ; F. Leys, « De Middelnederlandse klucht,
de Romeinse komedie, de bijbel en Georgius Macropedius : vier polen in Macrope-
dius », Handelingen Koninklijke Zuidnederlandse Maatschappij voor Taal- en Let-
terkunde en Geschiedenis, 32 (1978), p. 139‑154 ; F. Leys, « Macropedius (…) leves et
facetas fecit olim fabulas. Een opmerkelijke evolutie in de toneelstukken van Georgius
Macropedius », Handelingen Koninklijke Zuidnederlandse Maatschappij voor Taal- en
Letterkunde en Geschiedenis, 40 (1986), p. 87‑96 ; H. Giebels, Georgius Macropedius,
1487‑1558, een biografische schets, Gemert, 1987 ; H. P. M. Puttiger, Georgius Macrope-
dius’ Asotus, Nieuwkoop, 1988 ; H. Giebels, F. Slits, Georgius Macropedius 1487‑1558.
Leven en werken van een Brabantse humanist, Tilburg, 2005 ; J. Bloemendal (ed.), Geor-
gius Macropedius, Verzameld toneel, Amersfoort (Scaenica Amstelodamensia 3), 2008 ;
J. Bloemendal (ed.), The Latin playwright Georgius Macropedius (1487‑1558) in Euro-
pean context, Turnhout, 2009 (European medieval drama 13).
248 michi el v erw eij

Hecastus (1539) est souvent considéré comme l’œuvre principale de


Macropedius. D’ailleurs, un autre maître d’école, Christophorus Ischy-
rius à Maastricht, en a donné une autre version, Homulus, en 1536.
Les dernières pièces de Macropedius semblent avoir perdu toute leur
force dramatique : il s’agit d’une série de scènes, sans lien narratif (Iesus
scholasticus et Hypomone). Hormis l’Asotus qui se situe au début de sa
carrière dramatique, les pièces « religieuses » datent de la deuxième
moitié de l’activité créatrice de Macropedius. Les pièces « profanes »
les précèdent. Parmi celles-ci on distingue des vraies farces dans la tra-
dition médiévale comme l’Aluta, le Bassarus ou l’Andrisca et des comé-
dies « d’école » où figurent un maître réputé trop sévère et des élèves
trop licencieux qui, vers la fin du drame, préfèrent se soumettre à la fé-
rule bienfaisante du recteur plutôt qu’à la corde du bourreau, sanction
moins commode. Ces dernières pièces contiennent des scènes surpre-
nantes en raison des personnages, des garçons de treize, quatorze ans
qui sont esquissés avec détails : des scènes de jeu, de tavernes et même
de prostituées (meretrices), dans lesquelles on peut reconnaître des in-
fluences classiques. Cependant, ce n’est pas dans ces passages qu’il faut
trouver l’essentiel des modèles de Plaute et de Térence.
L’influence antique se situe, en fait, à un niveau purement formel.
Les drames de Macropedius (et de ses collègues) consistent en une
succession rigoureuse d’un prologue, d’un argumentum, de cinq actes
(sous-divisés en scènes) et d’un épilogue, conformément à la structure
des comédies romaines. C’est dans les prologues, argumenta et épilo-
gues que l’on remarque les éléments les plus typiques : ainsi, on constate
très clairement l’influence des œuvres de Térence, qui, dans ses pro-
logues, propose une défense de son œuvre ou formule des critiques
à l’égard de ses adversaires littéraires. Les maîtres d’école ont suivi
l’exemple de Térence, même si leur propos n’invite pas forcément à
la controverse littéraire. Le début du prologue du Bassarus (v. 1‑12)
illustre bien le genre7 :
Priusquam agant res histriones ludicras,
Quiddam volunt spectantibus me serium,
Quod in omnium rem sit futurum, proloqui.
Mensis agitur duodecimus quod ultimos
Exhibuimus de more ludos scenicos.
Cuius rei explicabo causam duplicem.
Anno fuere superiori malevoli

7 Les citations du Bassarus ont été empruntées à l’édition de R. C. Engelberts, Til-


burg, 1968.
l a com édi e scol a ir e néo - l at i ne 249

Qui garrientes publice et privatim eo


Dementiae venere ut et blataverint
Nos quoslibet tum ecclesiasticos viros,
Tum seculares praesides taxare, ad haec
Veterem instituere denuo Comoediam8.

On reconnaît plusieurs thèmes typiques des prologues de Térence :


l’élément le plus apparent est évidemment constitué par les malevoli
qui peuplent les prologi térentiens. Surtout, on y retrouve ce ton sérieux
et autoritaire avec lequel, chez Térence, Ambivius Turpio défendit
l’œuvre de l’auteur dans le troisième prologue de l’Hecyra, après que les
deux premières représentations avaient été chahutées par le public, plus
friand de jeux de gladiateurs. Dans le prologus du Bassarus, Macrope-
dius fait, lui aussi, référence à de tels problèmes : en l’occurrence,
l’auteur y évoque la rumeur selon laquelle il critiquait le clergé ou des
personnages politiques, restaurant ainsi l’ancienne comédie (grecque) et
son caractère ouvertement politique. Dans le contexte particulier des
années 1540, ces rumeurs n’étaient pas inoffensives. Le ton agressif de
ce prologue macropédien est aussi typique pour le genre : déjà Térence
attaquait ses adversaires et les accablait de reproches d’incompétence.
Le fait que Macropedius prenne ses distances de l’ancienne comédie
(grecque) ne fonde pas de distinction théorique : sans doute a-t-il em-
prunté son allusion à un texte plus général. Personne n’ignorait que la
comédie d’Aristophane eût un autre caractère que celle de Ménandre,
Plaute ou Térence. Ce qui frappe, c’est plutôt la connotation négative
qu’il donne à la comédie ancienne, assimilée à une forme de critique
politique.
L’épilogue (qui se ne trouve pas chez les dramaturges romains qui
terminaient leurs pièces par un simple Plaudite) sert de pendant au
prologue, et fournit souvent l’occasion de répéter la leçon morale de la
pièce. Ce qui surprend le plus au niveau de la structure, c’est la présence
de l’argumentum, un résumé du fil de l’histoire ou de la narration. Cet
argumentum est, en fait, emprunté aux « arguments » qui précèdent
les drames de Térence et qui avaient été ajoutés par le grammairien
romain Sulpice Apollinaire. Nous savons que, dans plusieurs comédies

8 « Avant que les acteurs ne jouent la comédie, ils veulent que je vous parle sérieu-
sement, spectateurs, d’un sujet qui est dans l’intérêt de tous. La dernière fois que nous
avons présenté une pièce, c’était il y a douze mois. Je vous expliquerai la double raison
de cela. L’année passée il y avait des personnes de mauvaise volonté qui en bavardant, en
public et en privé, en étaient arrivé à un tel point de folie qu’ils racontaient que nous
voulions attaquer le clergé et les dirigeants de la ville et, en fait, que nous voulions res-
taurer l’ancienne comédie. »
250 michi el v erw eij

néo-latines, ces argumenta étaient récités par un acteur, annoncé vers


la fin du prologue.
À côté de cette structure classique inspirée des pièces de Plaute et de
Térence, mais sans fondement théorique, s’ajoute une autre influence
formelle, à savoir dans la langue et le style9. Aussi bien Plaute que Té-
rence écrivaient dans une langue pré-classique. Plusieurs de leurs pré-
tendus « archaïsmes » se retrouvent dans les textes dramatiques des
maîtres d’école. Il s’agit notamment de l’usage des diminutifs (aussi très
pratique pour remplir le vers !), le remplacement du futur simple par le
futur antérieur (qui a le même avantage), ou des formes « archaïques »
comme siem, sies, siet, faxo, faxit, ou l’infinitif passif se terminant en
-ier (delerier, audirier, curarier). L’usage que les dramaturges néo-latins
font de ces formes est certainement exagéré, mais il servit apparem-
ment à donner un cachet « comique » (et par là, « authentique ») à
leurs pièces. Ces phénomènes linguistiques sont partagés par tous les
auteurs du drame scolaire néo-latin. À cet égard, l’œuvre de Macrope-
dius se caractérise de deux manières : une créativité dans la composi-
tion des mots et la prépondérance de l’influence de Plaute vis-à-vis de
Térence. C’est sans doute la découverte relativement récente des œuvres
de Plaute (et par là leur nouveauté) qui explique cette importance, ainsi
que la nature plus mobile, plus bouffonne des pièces plautiniennes.
Pour illustrer ces phénomènes linguistiques, nous citons un fragment
du Bassarus (v. 74‑84), qui constitue le début de la scène I, 1 (Bs = Bas-
sarus ; Ba = Bassara) :
Bs. Prodi uxor. Ba. Hem. Bs. Memento adire tempori
Forum cupedinarium et mercarier
Capos duos anatesque totidem et anserem
Armumque arietis dexterum. Nam vesperi
Epulari et exporrigere frontem destino.
Scis nempe carnivalia. Ba. Atqui paucula
Nostrae familiae sufficere equidem reor
Quae ex corte nostra facile suppeditavero.
Bs. Apage cohortales aves. Nam et optimos
Mihi quosque cum suis uxorculis viros
Accivero. Ba. Num pastor aderit ? Bs. Quid rogas10 ?

9 Sur la langue de Macropedius voir surtout : Hartelust, De dictione ; Engelberts,


Bassarus, p. 49‑58 ; Puttiger, Asotus, p. 96‑129.
10 « Bs. Viens, ma femme ! Ba. Me voilà. Bs. N’oublie pas d’aller à temps au marché
pour faire des achats, deux chapons, deux canards et une oie, ainsi que la patte droite
d’un bélier, parce que j’ai l’intention de manger bien et de me délasser ce soir. Tu sais
que c’est le carnaval. Ba. Mais je crois qu’une petite quantité suffira pour notre famille
et je peux bien le prendre dans notre jardin. Bs. Loin d’ici ces oiseaux de basse-cour !
l a com édi e scol a ir e néo - l at i ne 251

Le Bassarus est un Fastnachtspiel, un jeu pour le carnaval, comme


l’indique le v. 79. D’où le caractère festif du drame ainsi que l’évoca-
tion des victuailles dès l’entame de la pièce. Cette scène n’est pas sans
rappeler des passages de Plaute, comme Menaechmi, I, 4, où Erotium
envoie Cylindrus pour faire des achats pour le repas avec Menaechmus
et son parasite Peniculus. L’invitation à sortir de la maison constitue
également un lieu commun de la comédie romaine. Cette scène s’ins-
crit vraiment dans les traditions du théâtre comique classique, même
si l’intrigue elle-même relève plutôt du drame vernaculaire avec une
combinaison de différents motifs des farces moyen-néerlandaises. Dans
ces vers on reconnaît facilement l’infinitif passif en -ier mercarier, le
diminitif paucula et les futurs antérieurs pour des futurs simples sup-
peditavero et accivero. Dans les vers suivants, on trouve encore glomera-
rier (v. 95) et pauxillulum (v. 98). D’autres formes qui appartiennent au
langage parlé de la comédie romaine sont l’interjection hem (v. 74) ou
la particule nempe (v. 79), qui est assurément cicéronienne, mais qu’on
trouve aussi souvent chez Plaute.
D’autres éléments formels ont un caractère beaucoup moins clas-
sique. Macropedius utilise un mètre ïambique qui ne correspond abso-
lument pas au mètre de Plaute et de Térence11. En fait, ses vers sont des
trimètres ïambiques où chaque syllabe brève des pieds impairs peut être
remplacée par une longue, avec pour corolaire que, souvent, on obtient
une sorte de segmentation du vers en trois parties de deux pieds cha-
cune. Plaute et Térence se permettent davantage de substitutions dans
le vers ïambique, lequel ne consiste pas nécessairement en un vers de six
pieds. La métrique de la comédie romaine est, à vrai dire, assez com-
pliquée : ses reprises au x v i e siècle ont certainement induit des simpli-
fications.
Un autre élément qui distingue la comédie néo-latine de la comédie
classique est la présence des chants de chœur. Un certain nombre de
pièces se caractérise par la présence de ces chants, tandis qu’une autre
partie les omet. Il s’agit de chansons, composées habituellement dans
une forme lyrique (strophes saphiques, hymne ambrosien), chantées
par l’ensemble des acteurs ou des élèves participant à la pièce. Dans ces
chants, le chœur commente l’action, l’illustre, ou formule à son pro-
pos des réflexions morales. Quelquefois il s’agit de vraies pièces lyriques
qui empruntent leur modèle à la poésie lyrique classique latine (surtout

Je vais inviter les notables du bourg avec leurs femmes ! Ba. Le curé, il sera là aussi ?
Bs. Pourquoi demandes-tu ? »
11 Sur la métrique de Macropedius voir surtout Engelberts, Bassarus, p. 45‑48 ; Put-
tiger, Asotus, p. 129‑132.
252 michi el v erw eij

Horace) ; en d’autres cas, les chants sont moins développés. On trouve


même des pièces de Macropedius où le rôle du chœur se résume à une
répétition de cris (par ex. de diables). Le chœur n’est pas un vrai per-
sonnage comme dans la tragédie grecque : il ne figure jamais dans un
dialogue avec les personnages de la pièce. Du reste, son identité tantôt
demeure indéfinie, tantôt évolue selon les circonstances, si bien que le
chœur d’une même pièce peut prendre la forme d’un groupe de diables,
de pauvres mendiants, etc.
L’origine de ces chants a tracassé les érudits dès le début des re-
cherches sur le drame scolaire12 . Certains y voient une évocation des
chœurs de la tragédie grecque. Cette explication souffre néanmoins
une objection majeure : le chœur de la comédie fonctionne de tout
autre façon. En plus, il n’est pas sûr que les maîtres d’école aient vrai-
ment connu la tragédie grecque (en dehors de la traduction de quelques
pièces d’Euripide par Érasme). On ne trouve pas ce type de chant dans
la comédie latine, ni dans une grande partie du drame vernaculaire.
Peut-être s’agit-il d’une tentative d’imiter les cantica de Plaute, dont les
auteurs ne savaient au fond que fort peu de choses. Une autre explica-
tion de l’origine de ces pièces lyriques insérées dans les drames serait
la tradition des chants d’école, régulièrement présentés dans plusieurs
établissements (comme justement celle d’Utrecht où travailla Macrope-
dius) par l’ensemble des élèves (par ex. pendant les manifestations des
proclamations ou lors de certaines fêtes chrétiennes). L’insertion de
ces chants dans les pièces de théâtre répondrait à un double objectif :
premièrement, faire participer davantage d’élèves à la pièce, et ainsi
accroître le public en attirant plus de parents dans l’optique de délivrer
à plus grande échelle un message moralisant, mais aussi d’augmenter
l’apport de fonds, puisque les pièces étaient jouées en public aux frais
de la ville ; en second lieu, introduire une forme de variation pendant
la représentation, pour un public qui ne connaissait pas toujours le
latin. À titre d’exemple, nous donnons le premier chœur du Bassarus
(v. 287‑298) :
Qui edit bibitque sordide,
Is stultus est, is stultus est, is stultus est,
Geniumque fraudat proprium,
Is stultus est, is stultus est, is stultus est, is stultus est.
Qui creber in conviviis
Dementior, dementior, dementior,
Ventrem refercit crapula,

12 Voir sur ce problème Engelberts, Bassarus, p. 41‑46.


l a com édi e scol a ir e néo - l at i ne 253

Dementior, dementior, dementior, dementior.


Qui perit ob escam corporis,
Stultissimus, stultissimus, stultissimus,
Mentis salutem negligens,
Stultissimus, stultissimus, stultissimus, stultissimus13.

Il est évident qu’on ne peut pas parler ici de grande poésie. Le mes-
sage moral, cependant, est clair et repose sur la répétition dans les vers
pairs des degrés de comparaison du mot stultus (adapté dans la deu-
xième strophe à cause de la longueur du vers). Il s’agit de strophes de
quatre tétrasyllabes ïambiques. Les autres chants de chœur sont dans
la même veine, quoique le refrain de la deuxième strophe y soit devenu
is stultior. Le dernier chœur fournit une alternative sage avec le refrain
prudentis est. La musique accompagnant ces chants a été transmise
dans les anciennes éditions.
Dans ce cas, nous aurions clairement un élément nouveau par rap-
port du genre classique, qui prouve l’indépendance vis-à-vis de la tradi-
tion classique ou des manuels littéraires, mais qui se base probablement
sur les habitudes et considérations de la vie des écoles ou pour le dire
autrement sur des considérations purement pratiques, sans lien avec les
arts poétiques classiques.
Ces chants de chœur sont probablement à la base des interludes et
entractes dans le drame scolaire des jésuites (à partir de la seconde moi-
tié du x v i e et surtout au x v ii e siècle) et, par là, dans les pièces en ver-
naculaire comme les comédies de Molière. Les chants de chœur qu’on
trouve dans les tragédies vernaculaires du x v ii e siècle empruntent leur
modèle probablement davantage à la tragédie grecque, même si l’on
ne peut pas exclure une influence de la tradition des drames scolaires.
L’existence de ces chants scolaires constitue un exemple intéressant d’un
ajout non-classique dicté par d’autres motifs sans recours à un manuel
ou modèle littéraire et montre, de nouveau, la connexion étroite entre
ce type de théâtre et la vie quotidienne des écoles.
En rassemblant toutes les données, on constate que le drame de
Macropedius, comme celui de ses contemporains et collègues, emprunte
certaines particularités formelles à la comédie classique romaine : divi-

13 « Celui qui mange et boit salement, il est fou, il est fou, il est fou, et il nuit à son
propre caractère, il est fou, il est fou, il est fou. Celui qui, souvent aux fêtes, il est plus
fou, il est plus fou, il est plus fou, remplit son ventre de vin, il est plus fou, il est plus
fou, il est plus fou. Celui qui meurt à cause de la nourriture, il est le plus fou, il est le
plus fou, il est le plus fou, et néglige le salut de son âme, il est le plus fou, il est le plus
fou, il est le plus fou. »
254 michi el v erw eij

sion en cinq actes, présence du prologue et de l’argumentum, quelques


caractéristiques linguistiques du latin archaïque. Ces concordances ne
cachent cependant pas le fait que ces comédies constituent davantage la
mise en latin (à coloration classique) d’un genre propre à la langue ver-
naculaire plutôt qu’une tentative de renouer avec un humanisme clas-
sique. En absence d’un manuel ou d’un guide théorique, les auteurs du
drame scolaire se sont basés surtout sur la tradition vivante qu’ils ont
dotée des aspects classiques mentionnés.

L es comédies de C or nelius S chona eus


Après les premières décennies du x v i e siècle qui constituent une
sorte de floraison du genre, le drame scolaire connut des développe-
ments différents et divergents, dictés surtout par des circonstances
extra-littéraires comme les guerres de religion. Les Calvinistes furent
plutôt réticents face au théâtre, scolaire ou autre. Les Luthériens avaient
une préférence marquée pour la langue vernaculaire afin de pouvoir
transmettre le message moral et religieux d’une façon plus directe.
Du côté catholique, c’est surtout l’organisation de l’enseignement qui
a fortement changé dans cette seconde moitié du siècle. Au début du
x v i e siècle, l’enseignement était le domaine des écoles latines, souvent
municipales, quelquefois soumises aux chapitres des églises collégiales
(comme à Bois-le-Duc). La Contre-réforme vit l’apparition de plusieurs
ordres religieux s’occupant d’enseignement, comme c’est notamment le
cas (et en premier lieu) des jésuites. La Compagnie de Jésus investit
beaucoup dans les représentations théâtrales : les collèges étaient quasi
obligés de donner des spectacles chaque année ; ce qui contraignait
les professeurs à devoir écrire une nouvelle pièce pour l’occasion. Au
x v ii e siècle, ces représentations devinrent de plus en plus grandioses
jusqu’à devenir une sorte de « spectacle total », avec interludes, bal-
lets, etc. Les sujets traités ne partageaient que peu de points communs
avec les comédies romaines : dans leur drame, les jésuites privilégiaient
les histoires de saints, les motifs bibliques, ou encore les sujets histo-
riques. Il existe d’ailleurs toute une littérature théorique de ce drame,
qui s’inspira de plus en plus de la tragédie de Sénèque.
Certes, l’ancienne tradition du théâtre scolaire subsista, mais au prix
de changements sur différents plans. L’élément le plus notable a déjà été
mentionné à propos des pièces jésuites : les comédies deviennent de plus
en plus sérieuses, même si elles continuent à être appelées comoediae.
On remarque une certaine perte de fraîcheur (qui caractérisa fortement
les productions de Gnapheus ou Macropedius). Sur le plan littéraire,
l a com édi e scol a ir e néo - l at i ne 255

on remarque l’apparition, à côté de motifs directement empruntés à la


comédie romaine, d’éléments puisés dans la tragédie de Sénèque.
Dans les anciens Pays-Bas, l’auteur le plus représentatif du drame
scolaire latin pendant la deuxième moitié du x v i e siècle est sans doute
Cornelius Schonaeus (1541‑1611)14. Né à Gouda dans l’actuelle pro-
vince de Hollande méridionale, Schonaeus fit des études universitaires
à Louvain, avant de devenir professeur à l’école latine de Haarlem. Il
resta dans cette ville, sauf pour un bref séjour à La Haye, et mourut
alors qu’il était recteur de l’école. Fait intéressant et même surprenant :
Schonaeus demeura catholique toute sa vie bien que la ville de Haarlem
avait choisi le calvinisme comme religion officielle. À partir de 1569,
il publia quelques drames bibliques, avant d’interrompre longtemps sa
carrière d’écrivain, qu’il ne reprit qu’àprès 1590 : sa production ras-
semble dix-sept pièces, presque toutes à sujet biblique (Tobaeus, Nehe-
mias, Iosephus, Saulus conversus, Susanna), ce qui lui valut le surnom de
Terentius Christianus. Certes, son style n’est pas sans évoquer Térence.
Qui plus est, ces pièces parurent dans des recueils rassemblant six comé-
dies, soit le nombre des œuvres conservées de Térence. Mais ce surnom
provient surtout d’une opération publicitaire : l’attente d’un Térence
chrétien hantait les esprits depuis des siècles, si bien qu’un imprimeur
d’éditions pirates de Cologne, Grevenbroicher, vit dans les œuvres de
Schonaeus l’occasion d’utiliser cette dénomination, gage d’un grand

14 Voir sur Schonaeus : H. van de Venne, Cornelius Schonaeus Goudanus (1540‑1611),


vol. 1 : Leven en werk van de Christelijke Terentius. Nieuwe bijdragen tot de geschiede-
nis van de Latijnse Scholen van Gouda, ’s-Gravenhage en Haarlem, Voorthuizen, 2001 ;
vol. 2 : Vriendenkring, Voorthuizen, 2002 ; vol. 3 : Bibliography, Voorthuizen, 2004
(publiés aussi dans le Haerlem-reeks sous les numéros 15‑1, 15‑2 et 15‑3). La biblio-
graphie a été publiée séparément : « Cornelius Schonaeus 1541‑1611. A Bibliography
of his Printed Works », Humanistica Lovaniensia, 32 (1983), p. 367‑433 ; 33 (1984),
p. 206‑314 ; 34B (1985), p. 1‑113 ; 35 (1986), p. 219‑283 ; M. Verweij, Het thema To-
bias in het Neolatijnse schooltoneel in de Nederlanden in de 16de eeuw. De Tobaeus van
Cornelius Schonaeus (1569) en de Tobias van Petrus Vladeraccus (1598), thèse de doc-
torat soutenue à la Katholieke Universiteit Leuven, à Louvain, en 1993, p. 66‑281 ; Id.,
« An author in search of support : Preliminary texts for the Tobaeus (1569) of Corne-
lius Schonaeus », in Neo-Latin Drama. Forms, Functions, Receptions, ed. J. Bloemendal,
Ph. Ford, Hildesheim, Zürich, New York (Noctes Neolatinae – Neo-Latin texts and stu-
dies 9), 2008, p. 133‑164 ; Id., « The Terentius Christianus at work : Cornelius Scho-
naeus as a playwright », in The early modern cultures of Neo-Latin drama, ed. Ph. Ford,
A. Taylor, Leuven (Supplementa Humanistica Lovaniensia 32), 2013, p. 95‑105 ; Corne-
lius Schonaeus, Iosephus (1590). Een bijbelse komedie van de Christelijke Terentius uit
Haarlem, editie, vertaling, inleiding en aantekeningen door een werkgroep studenten
GLTC en Latinistiek aan de Universiteit van Amsterdam onder leiding van J. Bloemen-
dal en J. Groenland, Amersfoort, 2008.
256 michi el v erw eij

succès commercial. Notons que Schonaeus lui-même ne dédaigna pas


cette appellation.
Si l’on compare les pièces de Schonaeus avec celles de Macropedius,
on constate plusieurs différences sur le plan formel. Si Macropedius a
subi l’influence linguistique de Plaute, Schonaeus emprunte plus vo-
lontiers phrases, tournures et formulations aux œuvres de Térence. Ses
œuvres sont comme une mosaïque de citations des différentes pièces
de Térence. Contrairement à Macropedius, les comédies de Schonaeus
suivent une métrique classique, tandis que les chants de chœur y sont
absents. En général, les œuvres de Schonaeus ont une apparence plus
classique, et attestent un penchant pour la tragédie. Schonaeus aime
à mettre aux prises deux personnages ou à développer les pensées et
les sentiments d’un personnage par un monologue, techniques mises à
l’œuvre par Sénèque dans ses tragédies. Ces passages suivent les règles de
la rhétorique, témoignant de l’introduction de systèmes littéraires dans
la comédie néo-latine, même s’il s’agit plutôt de la poétique de la tragé-
die. Les exemples des auteurs comiques côtoient les pièces de Sénèque.
Les comédies tendent de plus en plus vers la tragédie, mais toujours
sous les dehors linguistiques de la comoedia palliata. Dans ces comé-
dies peu comiques, Schonaeus a inséré quelques scènes qui sont délibé-
rément de nature humoristique15 ; comparé à la verve de Macropedius,
leur caractère reste plutôt timoré. On constate souvent les réticences de
Schonaeus à présenter une vraie action sur la scène : il l’évite autant que
possible. Dans ce sens, il est beaucoup moins térentien que Térence.
Autre différence entre Macropedius et Schonaeus : ce dernier est
beaucoup plus classique dans la métrique. En fait, Schonaeus suit son
modèle avec une variation plus grande (iambes et trochées, sénaires,
septenaires, octonaires) que le dimètre de Macropedius. Cette allure
plus classique est confirmée par l’absence des traits propres à la veine
scolaire, tels que les chants choraux. Encore, tandis que Macropedius
puise dans le drame vernaculaire, Schonaeus cherche davantage son
modèle dans la rhétorique et la tragédie (Horace, Ars poetica), même
s’il imite souvent l’humour et la langue de Térence. Pas plus que
Macropedius, Schonaeus n’a eu l’idée d’essayer d’écrire une vraie comé-
die à l’antique. Quand Schonaeus déplore l’absence d’une vraie comé-
die « classico-chrétienne », comme dans le passage cité plus haut, il ne
pense pas à une imitation littéraire de la comédie romaine, mais à une
adaptation du genre au contenu chrétien : il évoque la nécessité d’avoir

15 Voir M. Verweij, « Comic elements in 16th-century Latin school drama in the Low
Countries », Humanistica Lovaniensia, 53 (2004), p. 175‑190.
l a com édi e scol a ir e néo - l at i ne 257

des textes qui présentent une morale chrétienne dans une langue et une
forme classique. Même si Schonaeus, en dépit de la manifeste influence
térentienne précisée plus haut, n’est pas un auteur comique à nos yeux,
le succès qu’ont connu ses œuvres réimprimées jusqu’en 1778 prouve
qu’il a atteint son but.
Pour illustrer l’œuvre de Schonaeus, nous citons un passage du
prologue de sa première pièce, le Tobaeus de 1569, ainsi qu’une partie
d’une scène de ce drame. Comme d’habitude, le prologue n’insiste pas
sur le contenu de la pièce, mais réclame surtout le silence. Après quoi,
l’auteur commente la nature de sa comédie : ce passage constitue un bel
exemple des différences entre la comédie romaine et le drame scolaire
(v. 1‑17 et 31‑41) :
Salvete, spectatores candidissimi,
Huc quotquot accessistis, actiunculam
Novam hanc vestra decoraturi praesentia.
Priusquam noster hic grex in proscenium
Se conferat, rogatos unum hoc vos velim
Maximopere, ut mihi quae ad hanc rem attinent,
Pauca locuturo paulisper dignemini
Accommodare aurem patientem ac benevolam.
dum nuper haec in lucem prodit fabula,
A malevolis quibusdam nostram industriam
Sentimus improbarier, qui ipsi tamen
Ignavia torpescentes, nullum suae
Quam ubique venditant scientiae specimen
Unquam edidere, sed in canum mordacium
Morem bonorum diligentiam suis
Conviciis dicteriisque identidem
Lacerant, nihil ipsi proferentes doctius.

Nunc quam sumus acturi, cognoscite fabulam,
Ex mysticis vobis depromptam literis.
Non hic amore demens adolescentulus
Pudenda coram iactitabit crimina
Nec fabulosus quispiam deus, viri
Mentitus formam, amantem fallet coniugem
Nec miles adversa ostentabit vulnera
Nec servus argento emunget senem, nihil
Horum nostra exhibebit actiuncula !
Nil hic profanum aut ludicrum, verum sacram
Piamque grex repraesentabit historiam16 !

16 « Spectateurs si radieux, qui êtes venus ici pour rehausser cette nouvelle comédie
de votre présence, je vous salue ! Avant que notre troupe ne vienne sur scène, je voudrais
258 michi el v erw eij

Il va de soi qu’on trouve dans ce passage des formes propres à la


langue « comique » : le lecteur y reconnaîtra sans problème le dimi-
nutif actiuncula ou l’infinitif passif improbarier. Les malevoli n’y
manquent pas non plus : mais son but est de concentrer l’attention du
public bien plus que de fustiger des critiques de pièces précédentes. En
effet, le Tobaeus est la première pièce de Schonaeus ; toutefois, l’allusion
à un échec récent est tellement enracinée dans le genre du prologue de
comédie que l’auteur ne pouvait pas éviter ce topos. Quant à l’accusa-
tion lancée aux détracteurs de n’avoir jamais rien composé eux-mêmes,
elle a aussi une couleur très térentienne, de même que le fait que le
récitant du prologue se distingue de la troupe des acteurs (la grex) : on
reconnaît le ton du troisième prologue de l’Hecyra. Plus intéressant,
peut-être, est la façon dont le prologus annonce la pièce elle-même.
Sans faire aucune référence à la tradition du drame latin scolaire, le
texte énumère une série de motifs empruntés à la comédie romaine (on
reconnaît des allusions précises au Miles gloriosus ou à l’Amphitryo) qui,
in fine, sont absents de la pièce en question. C’est comme si Schonaeus
faisait abstraction de la tradition du genre au x v i e siècle, comme il le
fera d’ailleurs dans sa lettre de dédicace pour l’édition de 1598 que
nous avons citée plus haut, et qui ne tenait compte que des comédies
de Plaute et de Térence.
A priori, on pourrait interpréter ce paragraphe comme une sorte
de programme anticlassique. Mais il convient de bien comprendre la
nature de ce passage : le prologue s’adresse à un public mêlant les élèves,
leurs parents et d’autres citoyens. Même s’il évoque des éléments que sa
pièce ne contient pas, Schonaeus sait que ceux-ci sont bien connus des
élèves, qui sont habitués par leurs leçons à la lecture des comédies de
Plaute et de Térence. Si, comme nous l’avons déjà souligné, Térence a
toujours été le premier modèle pour ce qui concerne la langue, Plaute
n’était pas en reste : nous avons vu que Macropedius s’inspira surtout
du langage plautinien, et Christophorus Vladeraccus publiera encore
en 1597 ses Plauti flores. Dans cette perspective, on peut expliquer la

vous demander une chose surtout : de me prêter une oreille attentive et bienveillante
quand je vous parle ! Quand cette pièce fut présentée récemment, nous avons senti que
certaines personnes de mauvaise volonté, qui par paresse n’ont jamais donné un échantil-
lon de leur érudition, ont condamné notre effort. Oui, comme des chiens, ils ont lacéré
notre travail avec leurs insultes, sans rien présenter de plus intelligent. (…) Maintenant,
apprenez l’histoire que nous allons présenter, prise de l’Écriture sainte. Ici il n’y a pas
de place pour un jeune amant fou qui se vante de ses crimes scandaleux, ou pour un
dieu mythologique qui, prenant la forme d’un homme, trompe l’épouse qui l’aime ou
pour un soldat qui montre ses plaies ou pour un esclave qui vole l’argent de son maître,
oh non, rien de tout ça dans notre pièce ! Ici vous ne trouverez rien de profane ou de
ridicule, mais la troupe présentera une histoire sainte et pieuse ! »
l a com édi e scol a ir e néo - l at i ne 259

présence de ces allusions plautiniennes et térentiennes par la volonté de


Schonaeus de souligner en négatif le caractère édifiant de sa pièce. S’il
est vrai que l’on peut constater un mouvement de plus en plus morali-
sant et moins tolérant de scènes « lascives » au cours du x v i e siècle, ce
courant n’est pas tellement la conséquence d’une attitude anticlassique
littéraire, mais d’un développement général de la culture de l’époque,
caractérisée par la relation et les influences de la Réforme et de la
Contre-réforme plus stricte en matière de moralité. C’est ce même dé-
veloppement général qui explique partiellement la tendance tragique du
drame scolaire à partir de 1550‑1560, comme dans le cas de Schonaeus.
Pour illustrer ce mélange surprenant de contenu « tragique » et
langue « comique », nous citons un fragment de la scène I, 7, où To-
bias, le père, discute avec sa femme Anna de ce qu’il doit faire après la
découverte du corps d’un Hébreu assassiné dans la rue (v. 350‑367) :
(An.) Cedo !
                                (To.) Quo sub nocte clam sepeliam.
                          (An.) Ah demens,
Sepelias ?
(To.) Quid ni, timida ?
   (An.) Vide quid inceptes.
Non te latet quantopere interminatus sit
Assyriae rex ne quis nostratium tentet
Israelitarum cadavera usquam clam
Defodere. Idcirco, si sapis, cave ne et nos
Simul omnes tecum perdas !
(To.) Nihil agis. Numquam
Vita defunctos hoc obsequii genere desistam
Prosequi, etiamsi mille tyrannus intentet
Cruces. Quamvis mortem minitetur, in morte
Nihil est, quod me magnopere metuam, mali !
(An.) Mi vir,
Si tibi consultum vis, sententiam muta. Ah,
Quam vereor ne hoc quantum nunc tibi sedet cordi,
Tantum nobis propediem incommodet !
(To.) Pergin’
Mulier esse ? Ullamne unquam ego volui rem in qua
Tu mihi non fueris adversata ? Quod si nunc
Quaeram quid sit quod peccem, nescias in qua
Re tam confidenter restas mihi.
(An.) Ehui, quid17 ?

17 « An. Hein ! To. C’est pour l’enterrer en secret pendant la nuit. An. Tu es fou !
L’enterrer ? To. Pourquoi pas, peureuse ? An. Regarde ce que tu fais. Tu sais que le roi
260 michi el v erw eij

Un débat sur les conséquences d’une désobéissance aux lois d’un


prince ou sur la nécessité de suivre les préceptes moraux de Dieu n’a
rien de comique. La discussion est bien développée, les personnages
sont correctement dessinés : Tobaeus le juste, obéissant toujours aux
lois divines éternelles, Anna, plus humaine, plus craintive aussi et plus
enracinée dans la réalité du monde. À première vue, rien n’annonce
la comédie de Térence. Et pourtant : cedo (v. 350) se trouve souvent
dans la comédie latine (soixante-quatorze fois chez Plaute, vingt-cinq
fois chez Térence), comme aussi quid ni (v. 351) ou si sapis (v. 355,
dix-sept fois chez Plaute, cinq fois chez Térence) ou nihil agis (v. 356 ;
cf. Plaut., Trin., 917 et 976 ; Merc., 459, 728 et 1000, Rud., 996 ;
Ter., Ad., 935). D’autres vers semblent inspirés de passages plus précis :
vide quid inceptes (v. 351) reprend le vers vah, vide quod inceptet faci-
nus (Ter., Heaut., 600), tandis que sententiam muta (v. 361) forme un
écho à Ter., An., 393 (ne is mutet suam sententiam) (autres parallèles
éventuels : Ter., Hec., 569 : nec qua via sententia eius possit mutari scio
ou Plaut., Mil., 1234 : ne oculi eius sententiam mutent). Outre ces loci
similes, figure une vraie citation de Térence (Heaut., 1006‑1009), qui a
servi de modèle pour les v. 363‑367 :
Oh pergin mulier esse ? nullamne ego rem umquam in vita mea
Volui quin tu in ea re mi fueris advorsatrix, Sostrata !
At si rogem iam quod peccem aut quam ob rem hoc facias, nescias ;
In qua re nunc confidenter restas, stulta.

Il est clair que ce passage peu comique quant à son contenu, est
en fait une mosaïque de locutions empruntées à l’ancienne comédie
romaine. La question pour Schonaeus n’était pas de savoir comment
écrire une vraie comédie à l’antique ou comment faire revivre le genre
de Plaute et de Térence, mais de comment écrire dans la langue de
Térence des pièces dont le contenu soit convenable (parce que chrétien
et moral).

d’Assyrie nous a menacés de ne pas enterrer en secret les corps des Israélites. Voilà pour-
quoi si tu as du bon sens, veille à ne pas me perdre avec toi ! To. Balivernes ! Cela ne
m’empêchera jamais de continuer ce genre d’obsèques, même si ce tyran nous menace
de mille tortures ! Même s’il nous promet la mort, elle n’a rien de mauvais qui me fasse
fort peur ! An. Mon époux, si tu as du bon sens, change d’avis. Ah, combien je crains
que cette résolution ne nous soit sous peu préjudiciable ! To. Tu continues d’être une
femme ? Ai-je jamais voulu quelque chose pour laquelle tu ne m’aies pas contrarié ? Si
je cherche maintenant ce que je fais de mal, tu ne pourrais pas dans cette affaire garder
avec autant de confiance ta position. An. Eh bien, quoi ? »
l a com édi e scol a ir e néo - l at i ne 261

C onclusion
Ce qui est remarquable dans les œuvres de Macropedius, de Scho-
naeus et de leurs collègues, c’est que les auteurs du drame scolaire n’ont
pas essayé de créer ni une vraie comédie classique ni une théorie de la
comédie. Leur intérêt était ailleurs. Ils se sont avant tout préoccupés de
la langue utilisée, c’est-à-dire d’écrire dans le style de Plaute et/ou de
Térence. Ils ont adapté la forme de la comédie pour diffuser un mes-
sage édifiant dans un cadre pédagogique. On constate que l’imitation
touche à des aspects superficiels (division en cinq actes, présence d’un
prologue et d’un argumentum, imitation de certains motifs de l’ancienne
comédie comme pour le servus currens), mais, pour le reste, les auteurs
s’orientent plutôt vers un théâtre vernaculaire ou s’appuient sur les théo-
ries existantes de la rhétorique et de l’Ars poetica d’Horace. Écrire une
comédie scolaire revenait essentiellement à essayer d’écrire un drame en
cinq actes avec un prologue, un argumentum, (éventuellement) un épi-
logue, de terminer sa pièce sur le mot magique Plaudite et d’utiliser des
formes linguistiques empruntées au latin archaïque, telles que puisées
chez Plaute et Térence, et en cela unanimement considérées comme
des formes typiquement « comiques ». Tous ces éléments proviennent
d’une lecture et d’une étude des textes sans théorie, ce qui explique que
la comédie néo-latine apparaît, de prime abord, comme un mélange
bizarre du langage de la comédie romaine et d’un contenu biblique.
Ce n’est que dans un second temps que le genre commence à tendre
vers la tragédie, surtout celle de Sénèque ; un développement qui an-
nonce la grande tragédie, en latin et en vernaculaire, du x v ii e siècle. Le
drame scolaire trouvera un refuge chez les jésuites et les autres ordres
religieux qui y reconnaîtront un outil de moralisation exploitable à
grande échelle, avec des interludes et de la musique. La matière sera
plutôt empruntée à l’histoire et le théâtre scolaire deviendra de plus
en plus tragique. L’absence de manuel concret pour la comédie, le but
essentiellement pédagogique du genre, le fait que les auteurs devaient
s’appuyer sur la pratique du théâtre vernaculaire et les pièces des au-
teurs classiques, ont été les facteurs dominants qui ont donné au drame
scolaire néo-latin son caractère particulier et qui ont marqué, finale-
ment, son développement vers un classicisme plus pur et vers la tragé-
die. Le théâtre sérieux que constitue la tragédie était mieux adapté aux
exigences pédagogiques. Car, enfin, le drame scolaire a d’une certaine
façon toujours souffert de cette ambivalence entre ces deux buts prin-
cipaux : formation linguistique et moralisation chrétienne. Cette der-
nière n’était pas servie par le langage comique qui, en même temps,
262 michi el v erw eij

était considéré comme le modèle du latin parlé. Ce dernier impératif


pédagogique avait conditionné le genre à ses débuts, mais l’aspect lin-
guistique perdra au fur et à mesure de son importance. Parallèlement
à ce développement, on verra la disparition de Térence du programme
des écoles, où Tite-Live prendra la relève, avec, plus tard, le De viris il-
lustribus de Lhomond. À partir du xi x e siècle, Lhomond sera remplacé
par César et les Commentaires de la guerre des Gaules. Ce changement
radical du programme, avec une réorientation fondamentale, reste
encore peu étudiée. Un vrai canon de la littérature latine n’a jamais
existé ; chaque époque a eu ses préférences. Une histoire de ces canons
constituerait sans doute une histoire culturelle en soi.

BIBLIOGRAPHIE
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geschiedenis van de Latijnse Scholen van Gouda, ’s-Gravenhage en Haar-
lem, Voorthuizen, 2001 ; vol. 2 : Vriendenkring, Voorthuizen, 2002 ;
vol. 3 : Bibliography, Voorthuizen, 2004 (publiés aussi dans le Haerlem-
reeks sous les numéros 15.1, 15.2 et 15.3). La bibliographie a été publiée
séparément : « Cornelius Schonaeus 1541‑1611. A Bibliography of his
Printed Works », Humanistica Lovaniensia, 32 (1983), p. 367‑433 ; 33
(1984), p. 206‑314 ; 34B (1985), p. 1‑113 ; 35 (1986), p. 219‑283.
Aline Smeesters

LE GENETHLIACON SALONINI ET
LE GENETHLIACON LUCANI COMME
MODÈLES PR ATIQUES (ET THÉORIQUES ?)
DU POÈME GÉNÉTHLIAQUE NÉO-LATIN

L e généthliaque , poème (ou discours) de circonsta nce


célébrant ou commémorant une naissance, est un genre littéraire
peu attesté dans l’Antiquité et complètement désaffecté aujourd’hui,
mais qui connaît un relatif succès chez les néo-latins. Ceux-ci fon­-
dent principalement leur compréhension du genre sur quatre textes de
référence hérités de l’Antiquité : deux textes théoriques et rhétoriques
grecs (la Τέχνη ῥητορική du pseudo-Denys d’Halicarnasse et le Περί
ἐπιδεικτικῶν de Ménandre le rhéteur) et deux textes poétiques latins :
la quatrième bucolique de Virgile (qualifiée par Servius de Genethli-
acon Salonini) et la silve II, 7 de Stace, intitulée Genethliacon Lucani et
adressée à Polla, la veuve de Lucain, à l’occasion de l’anniversaire de la
naissance de son défunt mari1. Les traités du pseudo-Denys et de Mé-
nandre sont diffusés en Italie dans le courant du x v e siècle ; le texte des
Silves est retrouvé par Poggio Bracciolini au début du Quattrocento ;
Virgile quant à lui n’a jamais cessé d’être présent.
Jusqu’au milieu du x v i e siècle, les poéticiens ne traitent quasiment
pas le généthliaque, genre trop spécialisé. Par contre, dans la pratique,
de nombreux généthliaques sont composés par les poètes néo-latins, que
ce soit pour célébrer la naissance d’un enfant, pour fêter leur propre
anniversaire ou celui d’un ami, ou encore pour commémorer l’anniver-
saire de la naissance d’un grand homme (ou même parfois d’une ville).

1 Il existe d’autres textes antiques portant l’intitulé « généthliaque », mais ils sem-
blent avoir exercé une influence bien moindre sur la théorie et la pratique des néo-
latins : ainsi en va-t-il de l’Ἀπελλᾶ γενεθλιακός d’Aristide, du Genethliacos ad Ausonium
nepotem d’Ausone ou encore du Genethliacus de Mamertin. Pour plus de détails, voir
A. Smeesters, Aux rives de la lumière. La poésie de la naissance chez les auteurs néo-latins
des anciens Pays-Bas entre la fin du x v e siècle et le milieu du x v ii e siècle, Leuven (Supple-
menta Humanistica Lovaniensia 29), 2011, p. 14‑16.

263
264 a li ne sm eest er s

Le plan type fourni par les rhéteurs grecs (conseillant de traiter succes-
sivement le temps et le lieu de la naissance, puis les différents aspects
de la personnalité de la personne fêtée) a pu fournir aux poètes des
lignes générales, qui coïncident d’ailleurs avec les grandes orientations
de la rhétorique épidictique ; mais ce plan est rarement appliqué tel
quel. Par contre, certains poètes ont clairement choisi de prendre direc-
tement modèle sur les textes de Virgile et de Stace.
Le généthliaque de Virgile est une églogue à tonalité prophétique,
annonçant les futurs hauts faits de l’enfant nouveau-né au fil des étapes
de sa vie à venir. Au début et à la fin du poème, deux brèves allusions
renvoient à des personnalités vaticinatrices bien connues : la Sibylle de
Cumes (v. 4 : Ultima Cumaei venit jam carminis aetas) et les Parques
(v. 46‑47 : « Talia saecla » suis dixerunt « currite » fusis / Concordes
stabili fatorum numine Parcae) ; mais pour le reste, le texte prophétique
est mis directement dans la bouche du poète. Dans le généthliaque de
Stace, nous trouvons également un long passage prophétique, où les
grands événements de la vie de Lucain (la composition de ses œuvres
poétiques, son mariage, sa mort précoce) lui sont prédits au moment
de sa naissance (il s’agit bien évidemment d’une prophétie à posteriori,
puisque l’occasion du poème est l’anniversaire de la mort de Lucain).
Dans ce second exemple, contrairement au premier, la prophétie (en
discours direct) est encadrée par une petite fiction mythologique : Stace
met en scène la Muse Calliope qui accueille Lucain à sa naissance. Ce
motif (la divinité qui accueille le nouveau-né et prophétise son avenir)
va connaître une certaine faveur chez les auteurs de généthliaques néo-
latins. Certains vont d’ailleurs le combiner avec une prophétie dont le
contenu est plus « virgilien » – renvoyant ainsi de manière combinée
aux deux grands genethliaca antiques. Ce choix s’inscrit évidemment
aussi dans les débats sur l’imitation, puisqu’il implique une prise de
parti par rapport aux grandes questions qui agitent les poètes et poé-
ticiens néo-latins : Virgile doit-il être le seul modèle en poésie ? Est-il
souhaitable d’imiter des auteurs tardifs comme Stace ?
Cet article tentera de retracer le parcours de ce motif typiquement
« généthliaque » au fil de la production des poètes néo-latins et du dis-
cours théorique des poéticiens. Avant d’entrer dans le vif du sujet, un
avertissement s’impose cependant : je ne voudrais pas donner la fausse
impression que tout texte généthliaque avait forcément une tonalité
prophétique et devait nécessairement inclure ce motif mythologisant.
Il existait une infinité d’autres manières de composer un généthliaque,
comme le prouve suffisamment la pratique des poètes néo-latins, qui
produisent aussi bien des élégies d’anniversaire à la manière d’Ovide
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 265

ou de Tibulle, que des poèmes familiers livrant des récits réalistes d’ac-
couchements, des hymnes d’actions de grâces rendues à Dieu pour la
progéniture accordée, des épigrammes plaisantes jouant sur le lieu, le
temps ou les circonstances particulières d’une naissance… Il me semble
pourtant que l’imitation (structurelle, thématique et/ou lexicale) de ce
motif précis du Genethliacon Lucani de Stace a pu constituer un in-
dice, un marqueur générique tendant à suggérer que tel poème (ou une
portion de ce poème) avait été conçu comme un généthliaque par son
auteur, et/ou a pu être identifié comme généthliaque par les lecteurs
de cette époque (quand bien même le mot « généthliaque » n’était pas
donné dans le titre).

Le motif de Stace
Commençons par considérer plus en détail les vers 36‑41 et 105‑6
de la silve II, 7 de Stace, c’est-à-dire les vers qui encadrent l’interven-
tion prophétique de Calliope :
Natum protinus atque humum per ipsam 36
Primo murmure dulce vagientem
Blando Calliope sinu recepit.
Tum primum posito remissa luctu
Longos Orpheos exuit dolores 40
Et dixit : « Puer o dicate Musis,
[…] »
Sic fata est leviterque decidentes 105
Abrasit lacrimas nitente plectro2 .

Cinq étapes peuvent être distinguées dans la progression du récit :


l’enfant vient tout juste de naître ; une divinité (ici, une Muse) le prend
dans ses bras ; elle est prise d’une inspiration prophétique ; suit le dis-
cours direct de la prophétie, commençant par une apostrophe à l’en-
fant ; après la prophétie, la divinité pose un geste significatif.
Remarquons que les étapes 1 et 2 (l’enfant nouveau-né accueilli par
une « nourrice divine ») ont été identifiées, dans un récent article de
François Ploton-Nicollet3, comme un motif typique des Silves de Stace,

2 Traduction d’H. J. Izaac (édition des Belles Lettres, 1944) : « Dès sa naissance,
quand il reposait encore sur le sol et au premier bruit de ses doux vagissements, Cal-
liope le reçut affectueusement sur son sein. Alors pour la première fois, oubliant sa dou-
leur et se reprenant, elle dépouilla le long deuil d’Orphée et dit : ‘Enfant consacré aux
Muses, […]’ Telles furent ses paroles, et, vivement, elle essuya de son plectre brillant les
larmes qui tombaient de ses yeux ».
3 F. Ploton-Nicollet, « La topique de la ‘nourrice divine’ : un motif récurrent dans la
poésie d’éloge depuis Stace (i er s.) jusqu’à Sidoine Apollinaire (v e s.) », dans La lyre et la
266 a li ne sm eest er s

régulièrement imité ensuite dans la poésie d’éloge de l’Antiquité tar-


dive, notamment chez Claudien. Cette topique remplirait entre autres
une fonction métapoétique, servant à ancrer les compositions des
poètes qui y ont recours dans la tradition silvaine d’héritage stacien.
Concrètement, elle s’accompagne d’un vocabulaire stéréotypé, que l’on
retrouvera régulièrement aussi dans le corpus ici pris en compte : la
naissance de l’enfant se trouve évoquée par les verbes nasci, oriri ou le
plus imagé cadere, souvent au participe et volontiers accompagnés de
l’adverbe protinus ; la description des soins prodigués par la nourrice
divine inclut régulièrement les substantifs gremium et sinus ainsi que
les verbes excipere, recipere et fovere.4 Le motif que je souhaite déve-
lopper dans cet article inclut donc la topique identifiée par François
Ploton-Nicollet, mais en la prolongeant et en la complexifiant avec
trois ingrédients supplémentaires − l’ensemble pouvant être considéré
comme typique du genre du poème généthliaque.
Sur base de la trame ici décrite, diverses variations de détail vont
pouvoir être développées ou introduites par les émules néo-latins de
Stace – outre bien sûr l’énorme latitude qu’ils pourront s’accorder
quant au contenu même de la prophétie. Les poètes vont ainsi jouer,
d’une part, sur l’identité de la ou des divinité(s) entourant l’enfant
(parfois les rôles sont dédoublés, et la divinité qui prend l’enfant dans
ses bras n’est pas la même que celle qui prononce la prophétie) ; et
d’autre part sur les gestes posés avant ou après le discours prophétique,
que ce soit par la divinité vaticinatrice, par l’enfant lui-même ou par le
public présent.

D eux cas italiens (1480-1510)


Notre parcours débutera par deux textes qui présentent un certain
nombre de caractères communs : ils ont été composés par deux grands
noms de l’humanisme italien et ont connu une large diffusion euro-
péenne ; ils s’inscrivent dans une démarche d’imitation en premier lieu
virgilienne ; ils présentent très clairement le motif stacien, mais en le
complexifiant, en le variant, en le contaminant avec d’autres sources ;
et enfin, ils ne portaient pas à l’origine le titre de genethliacon, mais

pourpre. Poésie latine et politique de l’Antiquité tardive à la Renaissance, éd. N. Catellani-


Dufrêne, M. J.-L. Perrin, Rennes, 2012, p. 33‑57.
4 Sur base du catalogue des occurrences du motif proposé par F. Ploton-Nicollet,
p. 53‑57, je relève les exemples suivants dans les Silves de Stace (outre la silve II, 7 déjà
citée) : Stace, S., I, 2, 109‑110 : …tellure cadentem / excepi fovique sinu ; S., I, 2, 260‑261 :
At te nascentem gremio mea prima recepit / Parthenope ; S., II, 1, 121 : …et gremio
puerum complexa fovebat ; S., V, 3, 121 : Protinus exorto dextrum risere sorores.
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 267

ont reçu (en tout ou en partie) cette appellation lors de réimpressions


ultérieures, aux x v i e et x v ii e siècles.

Ange Politien et la silve Manto (1482)5


Parmi les célèbres silves de l’humaniste Ange Politien, poèmes
d’ouverture préludant à ses cours au Studio de Florence, figure la silve
Manto, portant sur le poète Virgile. Cette silve fut lue par Politien en
introduction à son cours sur les Bucoliques au début de l’année acadé-
mique 1482‑1483. Pour présenter à son auditoire la vie et les œuvres du
poète de Mantoue, Politien a choisi de mettre en scène la déesse Manto
qui aurait prophétisé tous ces événements au moment de la naissance
de Virgile6 − une anecdote mythologique à fonction récréative, mais
qui offre aussi un bel exemple d’« imitation créatrice des images et des
rythmes virgiliens7 ». Virgile n’est cependant pas l’unique modèle au-
quel se réfère Politien : à l’imitation virgilienne se combine également
l’imitation de Stace, auquel renvoie le titre même de Silve.
Politien était en effet un adepte de la varietas stylistique ; favorable
à une imitation éclectique, il prenait volontiers la défense des auteurs
mineurs ou tardifs8. C’est d’ailleurs lui qui donna une publicité euro-
péenne aux Silves de Stace à la fin du x v e siècle, grâce à son travail
d’imitation (la composition de ses propres silves) mais aussi et d’abord
de commentaire : les Silves avaient été le sujet de sa première année
de professorat au Studio de Florence en 1480. Remarquons que pour
expliquer les Silves de Stace, Politien fit appel à la théorie épidictique
de l’Antiquité tardive, telle qu’exposée dans les traités de Ménandre
le Rhéteur et du pseudo-Denys (par exemple pour la technique de
l’épithalame)9. Mais s’agissant de la méthode de composition des gé-
néthliaques, les notes conservées de Politien signalent simplement, en
commentaire à la silve II, 7 de Stace : Dionysius et Menander methodum

5 Éditions modernes : Ange Politien. Les Silves, texte traduit et commenté par P. Ga-
land, Paris, 1987 ; Angelo Poliziano. Silvae, ed. F. Bausi, Firenze, 1996 ; Angelo Poliziano.
Sylvae, ed. and transl. by C. Fantazzi, Cambridge, 2004.
6 Remarque : la silve Ambra présente également un récit romancé de la naissance
d’Homère.
7 P. Galand, introduction à l’édition des Silves, 1987, p. 127 ; voir aussi p. 79.
8 P. Galand, « La poétique latine d’Ange Politien : de la Mimésis à la métatextua­
lité », Latomus, 47 (1988), p. 146‑155 (p. 152).
9 P. Harsting, « More Evidence of Menander Rhetor on the Wedding Speech : An-
gelo Poliziano’s Transcriptions in the Statius Commentary (1480‑81). Re-edited with a
Discussion of the Manuscript Sources and Earlier Editions », Cahiers de l’Institut du
Moyen-Âge Grec et Latin, 72 (2001), p. 11‑34.
268 a li ne sm eest er s

genethliacorum scribunt10, sans davantage de précisions. Il faut bien re-


connaître que le pseudo-Denys et Ménandre le Rhéteur n’offraient pas
une clé d’explication très efficace pour le Genethliacon Lucani de Stace.
Et lorsque, deux années plus tard, Politien choisit d’évoquer dans ses
vers la venue au monde du grand poète de Mantoue, c’est au modèle
généthliaque de Stace plus qu’aux instructions des rhéteurs grecs que
l’humaniste fit appel.
La fiction mythologique encadrant la prophétie de Manto rappelle
en effet par de nombreux points le Genethliacon Lucani stacien. Nous
y retrouvons les cinq étapes mises en évidence ci-dessus : en premier
lieu, la mention selon laquelle l’enfant vient tout juste de naître (v. 47 :
te nascente11) ; en second lieu, l’arrivée de la Muse Calliope qui prend
l’enfant dans ses bras (v. 49 : blandis sustulit ulnis, avec la reprise de
l’adjectif blandus déjà présent chez Stace) – Muse qui, chez Politien,
pose aussi d’autres gestes affectifs et prophétiques auxquels le chiffre
trois, trois fois répété, confère une connotation magique ; en troisième
lieu, le délire prophétique qui s’empare d’une divinité (il s’agit ici d’une
autre divinité, Manto, arrivée entre-temps) ; en quatrième lieu, une pro-
phétie en discours direct ; et enfin, en cinquième lieu, une série d’atti-
tudes et de gestes significatifs faisant suite au discours prophétique,
de la part de Manto elle-même (elle recompose son visage, sourit, em-
brasse l’enfant et lui transmet un souffle sacré, avant de disparaître),
mais aussi des Muses, des Nymphes et de Faunus (qui applaudissent,
le dernier en secouant ses cornes) ainsi que des Parques (qui mettent la
prophétie par écrit) :
Te nascente, Maro, Parnassi e culmine summo 47
Adfuit Aonias inter festina sorores
Calliope blandisque exceptum sustulit ulnis
Permulsitque manu quatiens terque oscula junxit. 50
Omina ter cecinit, ter lauro tempora cinxit12 .
[…]
Venit et Elysio venturi praescia Manto, 58
Manto quae juvenem fluvio conceperat Ocnum,
Ocnum qui matris dederat tibi, Mantua, nomen. 60
Venit et horrentes quatiens vittamque comasque,
Sanguineamque rotans aciem, sic ora resolvit

10 A. Poliziano. Commento inedito alle selve di Stazio, a cura di L. Cesarini Marti-


nelli, Firenze, 1978, p. 509.
11 Avec également un rappel de la quatrième bucolique de Virgile, vers 8 : Tu modo
nascenti puero.
12 Comparer avec Ovide, Fastes, IV, 550‑551 : Triptolemum gremio sustulit illa suo /
terque manu permulsit eum, tria carmina dixit.
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 269

Plena Deo, et veras excussit pectore voces :


« Dicebam, memini13…
[…] »
Haec ubi veridico fudit de pectore Manto, 311
Composuit vultum teneroque arrisit alumno
Osculaque ore legens sacrum inspiravit amorem
Afflavitque animum tenuesque recessit in auras14.
Plauserunt hilares ad tanta oracula Musae. 315
Plauserunt Nymphae, quique alto e vertice montis
Affuerat capripes concussit cornua Faunus
Et triplices carmen scripsere adamante sorores15.

La prophétie en elle-même (que je ne reproduirai pas ici) combine


pour sa part des rappels de la prophétie de Calliope chez Stace16 et de
la prophétie de la quatrième bucolique de Virgile17 − trait particuliè-

13 Pour l’ouverture de la prophétie, cf. Stace, Silves, IV, 3, 124 : Dicebam, veniet… (la
Sibylle se rappelle avoir prophétisé la naissance de Domitien).
14 Cf. Virgile, Énéide, II, 790‑791 : Haec ubi dicta dedit… / …tenuisque recessit in
auras.
15 Traduction de Perrine Galand (1987) : « À ta naissance, Maron, quittant le som-
met du Parnasse, Calliope vint en toute hâte, parmi ses sœurs aoniennes, et te prit, te
porta dans ses tendres bras et tout en te berçant te caressa de sa main et trois fois elle
t’embrassa, trois fois elle chanta des présages, trois fois elle ceignit tes tempes de lau-
rier. […] De l’Élysée arrive aussi Manto qui connaît l’avenir ; Manto qui d’un fleuve
avait conçu le jeune Ocnus, Ocnus qui t’avait donné le nom de sa mère, ô Mantoue.
Elle vient ; agitant ses bandelettes et ses cheveux hérissés, roulant des yeux sanglants,
telle, elle ouvrit sa bouche pleine de dieu et sous le choc exhala du fond de son cœur
des paroles véridiques : ‘Je te disais, je m’en souviens […]’ Quand Manto eut proféré ces
prédictions arrachées à son cœur véridique, son visage s’apaisa et elle sourit au tendre
nourrisson ; cueillant sur sa bouche des baisers, elle lui inspira l’amour sacré et lui insuf-
fla l’ardeur spirituelle ; puis elle se retira dans les airs légers. À de si beaux oracles, en ri-
ant, les Muses applaudirent, les nymphes applaudirent, et celui qui était venu du sommet
élevé de la montagne, le faune aux pieds de chèvre, agita vigoureusement ses cornes ; et
les trois Sœurs gravèrent le présage avec leur stylet d’acier. »
16 Par exemple, aux vers 78‑80, la Manto de Politien prédit que Virgile surpassera
les auteurs grecs tels qu’Hésiode, Théocrite et Homère, tandis que chez Stace (Silves,
II, 7, 75‑80), Calliope prédisait que Lucain surpasserait Ennius, Lucrèce… et Virgile lui-
même. Aux vers 81 et suivants, Manto retrace ensuite la carrière poétique de Virgile,
en partant de ses œuvres de jeunesse, ainsi que Calliope l’avait fait pour Lucain aux
vers 54‑72 de la silve de Stace.
17 Quelques convergences remarquables : chez Politien, le jeune Virgile est supera mis-
sus ab arce (v. 69), en écho au caelo demittitur alto de la quatrième bucolique (v. 7) ; de-
venu poète, il est admiré par Linus et Orphée (v. 72, en écho aux vers 55‑56 de Virgile :
non me carminibus vincet nec Thracius Orpheus / nec Linus) ; au vers 82, l’expression
incipe magne puer renvoie évidemment à l’incipe parve puer virgilien (v. 60, 62) ; enfin,
les vers 121‑131 de la silve Manto sont dédiés précisément à l’évocation de la quatrième
bucolique de Virgile (interprétée par Politien comme une prophétie de la naissance du
Christ).
270 a li ne sm eest er s

rement remarquable puisqu’à travers ce jeu intertextuel, Virgile se pré-


sente à la fois comme l’objet et l’auteur de la vaticination.
Les silves de Politien connurent un énorme succès et furent repro-
duites à de multiples reprises, ensemble ou séparément, notamment en
raison de leur apport pédagogique18. Si la silve Rusticus fut la plus popu-
laire, Manto connut elle aussi son lot de rééditions. Je n’en citerai que
deux, au paratexte révélateur. En 1577, l’ensemble des silves de Politien
sont réimprimées à Paris dans le second tome des Carmina illustrium
poetarum Italorum de Joh. Matthaeus Toscanus. Elles y sont précédées
d’un petit texte défendant Politien contre les critiques de Scaliger : Sca-
liger aurait reproché à Politien d’avoir imité Stace plutôt que Virgile ;
mais l’éditeur rétorque que pour écrire des Silves, Stace était bien le
modèle qui s’imposait ; en outre, Politien aurait surpassé son modèle en
donnant par endroits à son style une Maroniana majestas.
Une trentaine d’années plus tard, en 1608, Gruterus reproduit une
énième fois les silves de Politien dans ses Delitiae Italorum poetarum19.
La silve Manto débute à la page 296 du second tome des Delitiae ;
l’arrivée de Manto tombe à la page 298. Or, dans l’index général,
une entrée Manto, silva Politiani renvoie à la page 296, tandis qu’une
autre entrée Genethliacon Virgilio dictum renvoie à la page 298. Ainsi,
le concepteur de l’index a bien identifié cet extrait de la silve comme
un genethliacon en bonne et due forme ; et le lecteur recherchant des
modèles de généthliaques par le biais de l’index de cette anthologie se
voyait renvoyé à ce passage de la Manto de Politien.

Andreas Naugerius et le lusus XLIV (c. 1508‑1509)20


Andreas Naugerius ou Andrea Navagero est un aristocrate et hu-
maniste vénitien, connu pour son recueil de Lusus ou jeux pastoraux,
inspirés globalement des églogues de Virgile et qui ont participé au
renouvellement du genre bucolique à la Renaissance21. Au sein de ces
Lusus figure un poème célébrant la naissance d’un fils de Bartolomeo

18 A. Coroleu, « Angelo Poliziano in print : editions and commentaries from a peda-


gogical perspective (1500‑1560) », Cahiers de l’Humanisme, 2 (2001), p. 191‑219 (spécia­
lement p. 208‑219).
19 Janus Gruterus, Delitiae CC Italorum poetarum huius superiorisque aevi illus-
trium. Pars altera. Collectore Ranutio Ghero, prostant in officinâ Ionae Rosae, 1608.
20 Éditions modernes : Andrea Navagero. Lusus, ed. Alice E. Wilson, Nieuwkoop,
1973 ; Giovanni Cotta. Andrea Navagero. Carmina, Torino, 1991 ; Andrea Navagero.
Lusus (Playful Compositions), ed. and transl. with commentary by A. M. Wilson, Chea-
dle, 1997.
21 F. J. Nichols, « Navagero’s Lusus and the Pastoral Tradition », dans Acta Conven-
tus Neo-Latini Bariensis, ed. R. Schnur, Tempe, 1998, p. 445‑452.
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 271

d’Alviano, ami de Naugerius, patron de l’académie de Pordenone22 et


homme de guerre. Les indices internes permettent de dater la pièce
aux environs de 1508‑150923. À nouveau, comme dans le cas de la silve
de Politien, l’imitation virgilienne est première et évidente : le poème
présente de très clairs échos de la quatrième bucolique (annonce d’un
âge heureux, d’une terre spontanément fertile etc.) ; néanmoins, l’inspi-
ration stacienne, quoique plus discrète, est indiscutablement présente.
Cependant Naugerius, connu pour être un grand admirateur de Vir-
gile24, ne semble pas avoir partagé la tolérance de Politien envers les
poètes post-augustéens. Dans le seizième lusus, il est même question
de brûler des vers inspirés des Silves de Stace, sous le prétexte que ces
« forêts » font de l’ombre aux bonnes plantations, et que la terre brû-
lée n’en sera que plus fertile25. À en croire les Prolusiones academicae
de Famien Strada, cette épigramme concernerait des compositions de
Naugerius lui-même, qu’il aurait jetées au feu, irrité de s’être écarté du
modèle de Virgile, après qu’un ami lui eût fait remarquer leur caractère
stacien26.
Cette prévention n’a apparemment pas empêché Navagero de re-
prendre pour son poème de naissance (le lusus XLIV) une structure
générale très proche de celle proposée par Stace dans son Genethliacum
Lucani – mais en prenant soin de composer son texte en hexamètres
dactyliques, de lui conférer une tonalité hautement classique et de le

22 L’académie regroupait surtout des lettrés de Venise et de Padoue, notamment


Naugerius et Fracastor : Andrea Navagero, ed. Alice Wilson, p. 91.
23 Andrea Navagero, ed. Alice Wilson, p. 93 ; Andrea Navagero, ed. A. Wilson,
p. 659 et 671.
24 En témoigne le Naugerius sive de poetica de Fracastor, où Navagero apparaît lisant
d’une voix inspirée le texte des Bucoliques de Virgile – livre qu’il garderait toujours sur
lui : Naugerius… e sinu correpto pugillari Maronis, quem numquam dimittere consueverat,
tanto impetu, sed et tanta harmonia legere coepit (erat enim, ut scis, mirae suavitatis in le-
gendo) ut nobis videretur et ille quasi furens effectus, et nos nihil umquam suavius audisse.
Remarquons pourtant que la lecture est soudain interrompue par un geste inattendu de
rejet : Qui, cum Bucolica fere dimidia eo furore legisset, postremo exclamans libellum a se
projecit (Andreas Naugerius, Opera omnia, Venise, 1754, p. 206, cité d’après F. J. Nichols,
« Navagero’s Lusus », p. 448).
25 Has Vulcane dicat silvas tibi villicus Acmon : / Tu sacris illas ignibus ure, pater. /
Crescebant ducta e Stati propagine silvis : / Jamque erat ipsa bonis frugibus umbra no-
cens. / Ure simul silvas, terra simul igne soluta / Fertilior largo foenere messis eat. / Ure
istas ; Phrygio nuper mihi consita colle / Fac, pater, a flammis tuta sit illa tuis. Texte cité
d’après l’édition d’A. Wilson, 1997, p. 108.
26 […] cum Silvas aliquot ab se conscriptas legisset, ut solebat, in concilio poetarum,
audissetque Statiano characteri similes videri, iratus sibi, quod […] declinasset a Vergilio,
cum primum se recepit domum, protinus in Silvas conjecit ignem, ejusque calore succensus
versiculos prope extemporarios fudit… (F. Strada, Prolusiones academicae, livre 2, Oxford,
1631, p. 216, cité d’après Andrea Navagero, ed. A. Wilson, p. 324).
272 a li ne sm eest er s

parsemer de nombreux motifs virgiliens. Dans la progression du récit,


nous retrouvons à nouveau nos cinq étapes : la naissance toute récente
(e matre cadentem, vers 4) ; la présence des Muses qui prennent l’enfant
dans leurs bras (avec le sinu de Stace, l’ulnis de Politien) − comme chez
Politien, les Muses couronnent également le bébé, mais cette fois de
baccar et non plus de laurier ; l’arrivée d’autres divinités prophétiques –
il s’agit en l’occurrence des Parques, qui après avoir embrassé la mère et
l’enfant, se mettent à leur fuseau et prennent la parole ; la prophétie en
discours direct, avec une interpellation à l’enfant (v. 31‑32 : o nate puer,
rappelant le puer o de Stace) ; et enfin, après la prophétie, un geste si-
gnificatif : c’est ici Jupiter qui sanctionne les paroles prononcées par des
phénomènes atmosphériques (tonnerre et éclair dans la partie gauche
d’un ciel serein).
Dicite Pierides ! Vos illum e matre cadentem
Excepstisque sinu, et vestris fovistis in ulnis, 5
Et tenerem molli cinxistis baccare frontem.
[…]
Protinus ecce Iovis magni de limine Parcae,
Antiquae Parcae, niveo queis corpore amictu, 25
Canaque chaonia velantur tempora quercu.
Hae postquam et matrem complexae, et fronte serena
Oscula junxerunt parvo felicia nato ;
Candida versato torquentes vellera fuso,
Fatidico tales fuderunt pectore voces27 : 30
« O fausto nimium caelo, divisque benignis,
Nate puer, cresce…
[…] »
Finierant Parcae. Tum Juppiter aethere ab alto 102
Intonuit laevum28 et caeli de parte serena
Perspicuus multo fulgor cum lumine fulsit29.

27 Le passage peut évoquer la description des Parques aux noces de Thétis et Pélée,
chez Catulle, LXIV, 305‑322.
28 Intonuit laevum : cf. Virgile, Énéide, IX, 630‑631.
29 Traduction personnelle : « Dites-le moi, Piérides ! Lorsque l’enfant est sorti de sa
mère, c’est vous / Qui l’avez recueilli sur votre sein, qui l’avez réchauffé dans vos bras, /
Qui avez ceint son tendre front d’une souple guirlande de baccar. / […] / Aussitôt,
voici que du seuil du grand Jupiter sortent les Parques, / Les antiques Parques, au corps
drapé d’un vêtement couleur de neige, / Aux tempes blanches couronnées des feuilles du
chêne de Chaonie. / Après avoir embrassé la mère et, le front serein, / Donné d’heureux
baisers au petit garçon nouveau-né, / Filant une laine immaculée sur leur fuseau mis à
tourner, / Elles tirèrent de telles paroles de leur poitrine fatidique : / ‘Ô enfant né sous
un ciel si favorable, sous des dieux / Si bienveillants, grandis… / […]’ / Les Parques en
avaient fini. Alors Jupiter, du haut de l’éther, / Tonna à gauche ; et dans la partie sereine
du ciel, / Un éclair bien visible brilla, répandant une grande lumière. »
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 273

Dans son édition de 1997, Allan Wilson constate les nombreux rap-
prochements (thématiques et lexicaux) entre ce poème de Naugerius
et ce qu’il appelle « le généthliaque virtuel » de Politien pour Virgile
dans la silve Manto. Il conclut : « I think the influence was vague
and more a matter of some general inspiration than specific debts30 ».
Je serais d’avis que d’une part, Naugerius connaissait bien la silve de
Politien, et que d’autre part, tous deux s’inspiraient des deux mêmes
modèles principaux : les genethliaca de Stace et de Virgile ; par ailleurs,
tous deux ont évidemment aussi fait appel à d’autres sources antiques
et à leur inspiration personnelle.
Dans l’édition princeps des Lusus (1530)31, les poèmes ne sont pas
numérotés et la plupart ne portent pas de titre. Le poème qui nous
intéresse y est donc offert au public sans numéro ni intitulé. Les Lusus
connurent ensuite plusieurs rééditions et furent en outre inclus dans
des anthologies. Celle de Jean de Gannay (vers 1546)32 est la première à
donner des titres à tous les poèmes ; mais la moitié sont des titres assez
verbeux qui ne seront pas retenus par la postérité. Notre poème s’y voit
intituler Omen Parcarum de puero recens nato33. D’autres titres sont
ensuite proposés dans l’anthologie déjà citée de Joh. Matthaeus Tosca-
nus, Carmina illustrium poetarum Italorum (Paris, 1576‑1577) : c’est là
que le lusus XLIV se voit pour la première fois qualifier de Genethli-
acon (t. 1, p. 213). C’est donc, comme pour l’extrait de la silve de Poli-
tien, à l’occasion d’une réédition tardive et posthume que le poème de
Naugerius est identifié par ses éditeurs comme un généthliaque. Dans
les Delitiae de Gruterus (Francfort, 1608) – qui pour les Lusus de Nau-
gerius se basent principalement sur Toscanus −, le poème est également
intitulé Genethliacon (t. 2, p. 131), tandis que dans l’index figure l’en-
trée Genethliacon bellatoris. Le titre aujourd’hui le plus courant, Gene­
thliacon pueri nobilis, apparaît dans l’édition des frères Volpi en 171834.

30 Andrea Navagero, ed. A. Wilson, p. 661‑662.


31 Andreae Naugerii Patricii Veneti Orationes duae, carminaque nonnulla, Venise,
Tacuini, 1530. Pour le parcours éditorial du recueil, voir Andrea Navagero, ed. A. Wil-
son, p. 33‑85. Une première liste des éditions avait été fournie par C. Griggio, « Per
l’edizione dei ‘Lusus’ del Navagero », Atti dell’Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti,
Classe di scienze morali, lettere ed arti, 135 (1976‑1977), p. 87‑113 ; p. 97‑101. Voir aussi
D. Sacré, « Andrea Navagero, Lusus : Three Textual Notes », Humanistica Lovaniensia,
36 (1987), p. 296‑298.
32 Jean de Gannay (Gagnaeus), Doctissimorum nostra aetate Italorum epigrammata,
Paris, s.d. (vers 1546).
33 Andrea Navagero, ed. A. Wilson, p. 660.
34 Andreae Naugerii… Opera omnia, curantibus J. A. et C. Vulpiis, Padoue, 1718,
p. 220‑223.
274 a li ne sm eest er s

Q uelques exemples européens (1500-1650)


À qui parcourt le vaste corpus des généthliaques néo-latins parus
dans le reste de l’Europe entre 1500 et 1650, il n’est pas rare de ren-
contrer d’autres exemples frappants d’imitation de ce motif stacien déjà
si bien développé par Politien et Naugerius.
Ainsi, le poète néo-latin allemand Petrus Lotichius (1528‑1560) est
l’auteur d’un poème Ad Gregorium Schetum de natali suo35, dans le-
quel il évoque son propre anniversaire sur le modèle de l’élégie III, 13
des Tristes d’Ovide. Lotichius y raconte que, dès sa naissance (proti-
nus infantem, v. 37), Apollon l’a pris dans ses bras (Phoebus in ulnis
fovit, v. 37‑38) tandis que les Muses couronnaient son berceau de bac-
car (thorum cinxerunt baccare Musae, v. 39) ; Uranie, après avoir scruté
le ciel, a prédit son avenir (la prophétie, s’ouvrant sur les mots Salve,
parve puer, couvre les vers 43‑58). Après son discours, Uranie a purifié
la mère du poète nouveau-né (pura matrem circumtulit unda36, v. 59)
sous les applaudissements d’Amour (plausit et argutum candidus omen
Amor, v. 60). Ce dernier vers est à rapprocher d’un passage de Properce
(II, 3a, 23‑24) : Nam tibi nascenti, primis, mea vita, diebus / candi-
dus argutum sternuit omen Amor (à la naissance de la bien-aimée du
poète, « Amour éternua en un présage au son clair »). Remarquons que
d’autres auteurs de généthliaques néo-latins ont exploité ces mêmes vers
de Properce d’une autre façon, en leur empruntant plutôt le motif de
l’éternuement-présage (motif que l’on retrouve aussi chez Catulle, 45,
9 et 18).
En France, le jésuite François Vavasseur (1605‑1681) publia au début
de l’année 1639 un long poème en hexamètres pour le Dauphin fran-
çais (le futur Louis XIV) né le 5 septembre précédent. Dans les Del-
phini marinus et coelestis37, ce sont deux Dauphins, l’animal marin et la
constellation, qui viennent saluer leur frère. Le Dauphin marin rejoint
le bébé à travers les voies d’eau des fontaines du parc ; après avoir parlé,
il asperge le bébé d’eau salée (cum dicto, aspergine salsa / Lustravit pue-
rum, et medicato contigit imbri, v. 86‑87) : le bébé frissonne, reconnaît
le Dauphin marin et, faute d’être capable de lui parler ou d’esquisser
35 Élégie II, 8 dans les Opera omnia, Heidelberg, Vögelin, 1603. Le poème a notam-
ment été étudié par S. Faller, « Astronomisches in Lotichius’ Elegien 2, 8 und 2, 13 »,
dans Lotichius und die römische Elegie, ed. U. Auhagen, E. Schäfer, Tübingen, 2001,
p. 115‑134.
36 Cf. Virgile, Énéide, VI, 229 : Idem ter socios pura circumtulit unda.
37 Référence complète : F. Vavasseur s.j., Delphino Gallico, Delphini marinus et coe-
lestis xenia, vitalem ambo, ut crescat, iste humorem, hic calorem, Paris, Camusat, 1639.
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 275

un geste vers lui (il est emmailloté), il sourit, tourne aimablement les
yeux et incline la tête (v. 88‑93). Le Dauphin astral quant à lui rejoint
le bébé en se camouflant parmi les feux de joie ; après son discours, il
transmet à l’enfant une flamme qui pénètre jusqu’au plus profond de
ses os (Dixerat ; atque facem puero injicit : altius illa / Ad vivum perse-
dit, et ossa sub intima venit, v. 224‑225) ; suite à quoi l’enfant éternue
deux fois à gauche, ce que les personnes présentes interprètent comme
un présage (Munere quo primum bis laevum sternuit infans. / Accepere
omen matres, et conscia turba, v. 226‑227).
Du côté des anciens Pays-Bas, et plus précisément des Provinces-
Unies, le grand poète Daniel Heinsius (1580‑1655) célébra en distiques
élégiaques le jour anniversaire de la naissance d’Ovide (In natalem
P. Ovidii Nasonis diem38, élégie II, 9 dans les éditions de 1640 et
1649)39. Selon Heinsius, la déesse Vénus accueillit Ovide dès sa venue
au monde (protinus excepit nascentem, v. 9) ; l’une des Muses prononça
ensuite une prophétie (v. 15‑56), à la suite de laquelle les divinités pré-
sentes versèrent des larmes.
Dans les Pays-Bas espagnols enfin, le jésuite Jacobus Wallius
(1599‑1690) composa un long genethliacon en hexamètres pour la
naissance du fils héritier du comte de Schwartzenberg, à Bruxelles en
165240. Nous y retrouvons Uranie qui, souriant à l’enfant nouveau-né
et l’embrassant trois fois (ter dulce adridens, ter oscula jungens, v. 203),
prédit son avenir à partir de la position des astres ; elle oint ensuite
l’enfant de parfum avant de disparaître (Dixit, et ambrosio puerum per-
fudit odore / Demulsitque manu, tenuesque recessit in auras, v. 290‑291).
Comme s’il avait compris la prophétie, l’enfant sourit alors trois fois à
sa mère, et celle-ci répond joyeusement à son sourire (v. 292‑294).

À travers ce rapide parcours, nous pouvons constater que le motif


issu du Genethliacon Lucani de Stace est désormais bien construit : il

38 Le poème est étudié dans un article de G. Manuwald, « Daniel Heinsius’ Elegie


auf Ovids Geburtstag (Eleg. 2, 9) [1649]. Eine aitiologische Dichter-Biographie », dans
Daniel Heinsius. Klassischer Philologe und Poet, ed. E. Lefèvre, E. Schäfer, Tübingen,
2008, p. 381‑398.
39 Pour les dates de première parution et le classement des élégies de Heinsius dans
les différentes éditions de ses Poemata (1603, 1606, 1610, 1613, 1617, 1621, 1640 et
1649), voir l’excellent tableau de synthèse proposé par E. Rabbie et H.-J. van Dam dans
le volume Daniel Heinsius, p. 190‑202.
40 Titre complet : Ferdinando Philippo Guilielmo, Joannis Adolphi Comitis Schwartzen-
bergii etc. aurei velleris equitis filio genethliacon. Le poème est paru dans les Poemata
de Wallius, Anvers, 1656, p. 76 sq. Édition et traduction française dans A. Smeesters,
Aux rives de la lumière, p. 470‑490.
276 a li ne sm eest er s

présente un certain nombre d’ingrédients à la fois reconnaissables et


susceptibles de variations significatives (dans lesquelles les poètes don-
nent libre cours à l’imitation d’autres sources, conformément à la com-
posante intertextuelle très marquée de la poésie néo-latine). Comme je
l’avais annoncé en début d’article, les poètes néo-latins jouent sur deux
variables principales (outre le contenu même de la prophétie) : l’identité
de la/des divinité(s) présentes, et les gestes posés (par la divinité, le
« public » ou l’enfant lui-même) avant ou après le discours prophétique.
Le choix de la divinité peut servir à illustrer le futur champ d’activité
de l’enfant (comme une Muse ou Apollon pour un futur poète, Vénus
pour un auteur amoureux…) ; la divinité peut renvoyer au lieu de nais-
sance de l’enfant (Manto pour Virgile)41 ou à son titre (les Dauphins
pour l’héritier au trône de France) ; le poète peut aussi opter, plus sim-
plement, pour une divinité du destin (comme les Parques, Uranie…)42 .
Quant aux gestes posés, il peut s’agir, soit de gestes d’affection et
d’émotion ; soit de gestes visant à transmettre quelque chose à l’enfant
(des qualités sont ainsi conférées par un souffle, un baiser, un liquide,
une flamme…) ; soit encore de gestes, paroles ou attitudes sanctionnant
la prophétie, ayant valeur d’omen, ou prouvant que l’enfant a entendu
et compris le discours.

Du côté des théor iciens (1550-1700)


Le généthliaque, genre très spécialisé, n’apparaît dans les traités de
poétique néo-latins qu’avec les Poetices libri septem de Jules César Sca-
liger (Lyon, 1561)43. Scaliger, dans un souci d’exhaustivité, exhume en
effet toutes sortes de genres mineurs, en allant puiser notamment chez
les rhétoriciens grecs tardifs comme le pseudo-Denys ou Ménandre le
rhéteur : c’est sans doute par cette voie qu’il récupère le généthliaque.
La description du genre généthliaque par Scaliger est très touffue,
truffée de traits d’érudition censés fournir de la matière aux poètes
(épisodes mythologiques, divinités mineures…)44. Le poéticien annonce
d’emblée que le généthliaque est multiforme. Il propose deux grandes
voies aux poètes : l’éloge des majores, et les espoirs suscités par l’enfant
(ce qui permet des comparaisons entre vertus passées et futures : sic po-

41 Selon Virgile, la nymphe Manto est la mère d’Ocnus, fondateur de Mantoue.


42 Sur le choix de la divinité placée par le poète aux côtés du nourrisson, voir aussi les
analyses de F. Ploton-Nicollet, « La topique de la ‘nourrice divine’ », p. 37‑40.
43 Édition moderne : J. C. Scaliger. Poetices libri septem. Sieben Bücher über die Dicht­
kunst, t. III, ed. L. Deitz, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1995, p. 100‑105.
44 Présentation plus détaillée dans A. Smeesters, Aux rives de la lumière, p. 22‑27 ;
Ead., « Le généthliaque selon les Scaliger, père et fils », Eidolon, 112 (2015), p. 333-349.
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 277

tuit Statius Lucanum celebrare) ; les espoirs peuvent être tirés d’oracles,
augures, songes, mirabilia, prophéties… éventuellement inventés pour
l’occasion (ici Scaliger évoque la quatrième bucolique de Virgile : Di-
vinus poeta eruit e Sibyllinis vaticinationibus laudes Salonini). Suivent
des considérations sur le jour et la saison de la naissance (le passage
est inspiré du Pseudo-Denys qui, dans une perspective rhétorique, envi-
sageait systématiquement les aspects liés au temps et au lieu), sur les
divinités associées aux naissances (Scaliger suggère notamment de faire
intervenir les Parques dans un poème héroïque) et sur les naissances de
divinités et les anecdotes qui leur sont associées. Le chapitre se clôt sur
des considérations plus philosophiques, décrivant la génération comme
moyen de perpétuer éternellement les espèces, par-delà la mort des in-
dividus, et par opposition avec l’existence éternelle de Dieu. Le motif
qui nous occupe se laisse bien deviner entre les lignes, mais il n’est pas
explicitement décrit.
Pendant le siècle suivant, à peu près tout poéticien (et même rhéto-
ricien) s’aventurant à parler du généthliaque le fera à partir de Scali-
ger – en le résumant sur certains points, le complétant sur d’autres…
À travers Scaliger ou en remontant directement à cette source, les théo-
riciens s’inspirent aussi régulièrement du pseudo-Denys. Mais au cours
du x v ii e siècle, apparaît chez certains poéticiens, notamment jésuites,
une volonté de refonder la théorie du généthliaque sur la pratique poé-
tique, antique et néo-latine, et en particulier sur le double modèle de
Virgile et de Stace – ce qui va entraîner une définition de plus en plus
précise du motif stacien qui m’intéresse.
Dans son De arte poetica paru à Rome vers 1630, le jésuite italien
Alessandro Donati se base exclusivement sur les modèles de Virgile et
de Stace pour proposer deux plans types du généthliaque45. L’évoca-
tion du motif ici envisagé est cependant rendue floue à dessein, pour
l’ouvrir à une infinité de variations. Décrivant les ingrédients présents
chez Virgile, Donati indique que le poète peut « joindre un présage des
événements futurs, qu’il appuyera, s’il le souhaite, sur le témoignage de
quelque dieu » (Attexitur deinde praesagium futurorum, Divi, si libet
alicujus testimonio roboraturum). Dans le plan basé sur le modèle de
Stace, le poète est invité à « prédire avec force louanges les hauts faits
destinés à être accomplis par l’enfant, soit à travers une prophétie, soit
d’une autre façon » (Tum sive per vaticinium, sive alio modo res a puero
gerendas cum laude praedices ; Donati précise en marge : Statius per
vaticinium).

45 Alexander Donatus s.j., De arte poetica libri tres, s.l.n.d. (approbation de 1630),
p. 332. Voir A. Smeesters, Aux rives de la lumière, p. 31‑33.
278 a li ne sm eest er s

Nous trouvons par contre des indications beaucoup plus précises dans
les Observationes poeticae exemplis illustratae (Anvers, 1685) d’un autre
jésuite, Johannes Dekenus46. La description du poème généthliaque y
est entièrement basée sur la pratique, antique mais surtout néo-latine.
Dekenus commence par séparer le généthliaque de naissance (quod ca-
nitur in nativitate alicujus) du généthliaque d’anniversaire (quod recur-
rente natali die vel poetae ipsius, vel alterius cujuspiam canitur). Dans la
catégorie du généthliaque de naissance, il distingue six motifs types, ti-
rés à l’origine de la quatrième bucolique de Virgile ou du Genethliacon
Lucani de Stace, et ensuite développés par les néo-latins. Or, sur ces six
motifs, trois nous intéressent directement : le premier, le cinquième et
le sixième. En premier lieu, Dekenus signale que « les Poètes invoquent
Lucine, Vénus, les Grâces, les Muses, Apollon pour qu’ils assistent à la
naissance de l’enfant ; ou ils déclarent qu’ils ont été présents, qu’ils ont
soulevé l’enfant, qu’ils l’ont lavé47 ». Ce motif est tiré à la fois de Vir-
gile (nascenti puero… fave Lucina) et de Stace (natum protinus… Calliope
sinu recepit) ; parmi les exemples qui suivent, nous retrouvons les pas-
sages de Lotichius et Heinsius déjà évoqués (plus un passage de Clau-
dien). Dekenus mentionne ensuite successivement l’émotion de la terre
natale et des terres ennemies (motif n° 2, tiré de Stace)48, l’interpellation
du nouveau-né par le poète (motif n° 3, tiré de Virgile et de son fameux
incipe parve puer)49 et la promesse d’un nouvel âge d’or (motif n° 4, tiré

46 Édition consultée : Johannes Dekenus s.j., Observationes poeticae exemplis illustra-


tae. Editio altera auctior et emendatior, Antverpiae anno 1688 edita, nunc in usum
scholarum et poeseos cultorum recusa cum praefatione Danielis Georgii Morhofii, Kiel,
Richelius, 1691. La préface de Daniel Georgius Morhofius compare l’ouvrage de De-
kenus avec les poétiques alors classiques de J. C. Scaliger, A. Minturnus, I. G. Vossius,
T. Gallutius, L. Le Brun, Masenius et al. Ces derniers sont critiqués pour leurs exposés
copieux et minutieux à l’excès, qui rebutent les lecteurs et ne leur donnent même pas
toujours ce qu’ils cherchent (deterrere facile legentes possint ; multa subtilius et tenuius
deducta sunt, quam necesse est ; in praeceptis tam copiosis saepe multa requiras). En com-
paraison, Dekenus apparaît clair, bref, élégant et finalement plus complet.
47 Lucinam, Venerem, Gratias, Musas, Apollinem invocant Poetae, ut nascenti puero
adsint ; aut dicunt, eos adfuisse, puerum suscepisse, lavisse.
48 Laetari dicunt in ortu talis pueri terram natalem, coelum seu aerem natalem, flu-
vios urbem interfluentes, aut vicinos, silvas vicinas, montes, etc. quae etiam felicia vocant
tali puero ; contra, terras hostiles tremere et timere. (« Ils disent que la terre natale se
réjouit de la naissance d’un tel enfant, ainsi que le ciel ou l’air natal, les fleuves qui tra-
versent la ville ou coulent tout près, les forêts voisines, les collines etc. ; ils les déclarent
en outre heureux d’avoir été le théâtre de la naissance d’un tel enfant ; à l’inverse, ils
présentent les terres ennemies en train de trembler et de craindre. »)
49 Per apostrophen orationem convertunt ad puerum recens natum. (« À travers une
apostrophe, ils tournent leur discours vers l’enfant nouveau-né. »)
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 279

de Virgile)50. En cinquième lieu, les poètes, affirme Dekenus, « chan-


tent ses destins à l’enfant, et prédisent son avenir, ou en tout cas son
avenir probable ; ou ils déroulent la liste des actions qui échoiront à cet
enfant lorsqu’il aura atteint l’âge adulte51 ». Ce motif, à nouveau tiré
de Virgile, est notamment illustré par le Genethliacon Schwartzenbergii
de Wallius. Le sixième motif enfin est très proche du cinquième, sauf
qu’il se fonde sur Stace et non plus sur Virgile (le poème déjà cité de
Lotichius est donné en guise d’exemple moderne) : « Ou ils font voir
la prophétie ou le chant du père, d’un Dieu ou d’une Déesse, ou d’une
Muse, auprès du berceau, touchant les actes qui devront être posés par
l’enfant nouveau-né lorsqu’il aura grandi, laquelle prophétie est ensuite
accueillie par l’applaudissement des Parques, etc.52 ». Ce à quoi Deke-
nus ajoute non sans humour : « Il faut noter que les poètes prédisent
généreusement l’avenir et se montrent pleinement inspirés, qu’il s’agisse
d’eux-mêmes ou des autres, quand les faits se sont déjà déroulés, et
qu’ils feignent d’avoir eu la vision de toutes ces choses tant d’années
auparavant53 ». Signalons pour finir que dans la catégorie du généth-
liaque d’anniversaire, Dekenus distingue neuf motifs, pour la plupart
tirés des poèmes d’anniversaire de Tibulle, Properce et Ovide, et où
le culte du Genius joue un rôle important (points 5, 6 et 7). Mais le
point 4 reprend à nouveau le motif qui nous intéresse, avec d’ailleurs
un renvoi à la première catégorie, motifs 1 et 5 : « Les poètes rappel-
lent comment Apollon etc. ont réchauffé le nourrisson dans leurs bras,
et comment les Muses ont couronné son berceau de vert baccar, en
prédisant l’avenir à partir de cet enfant. Voir ci-dessus, le généthliaque
chanté pour la naissance de quelqu’un, points 1 et 554 ».
Ainsi, avec Dekenus, la théorie poétique reconnaît et décrit enfin,
dans les années 1680, un motif bien attesté dans la pratique des poètes
depuis les années 1480 − c’est-à-dire deux siècles plus tôt.

50 Spondent puero nato omnia fore felicia, omnia mutanda in melius ; aquas in lac ;
terram fore fertilem. (« Ils promettent à l’enfant nouveau-né que tout lui sourira, que le
monde deviendra meilleur, que les eaux se changeront en lait, que la terre sera fertile. »)
51 Puero fata sua canunt, et futura praedicunt, ea nempe, quae probabiliter futura
sunt ; seu seriem rerum ab eo adulta jam aetate gerendarum pandunt.
52 Vel adhibent vaticinationem aut cantum patris, Dei vel Deae, Musaeve ad cunas
de rebus a puero nato maturiori aetate gerendis, quam vaticinationem excipit applausus
Parcarum etc.
53 Et quidem liberaliter ac pleno spiritu futura illa praedicunt vel ipsi per se poetae, vel
per alios, quando facta illa contigerunt, ac si omnia tot annis praevidissent.
54 Referunt, quomodo Apollo etc. infantem foverint in ulnis, Musae viridi baccare cu-
nas cinxerunt, praedicentes ab isto puero futura. Vide sup. Genethliacum, quod canitur in
nativitate alicujus, num. 1 et 5.
280 a li ne sm eest er s

Une pr eu v e par la parodie (c . 1678)


La valeur emblématique du motif considéré est confirmée par un
poème en vers sénaires datant de la fin du x v ii e siècle, le Tuberonis
genethliacon de Nicolas Chorier55. Ce texte n’est autre qu’une parodie
de généthliaque : or il est bien connu que les parodistes, dans leur tra-
vail de détournement comique, exploitent généralement les traits les
plus typiques et les plus reconnaissables du genre qu’ils prétendent pra-
tiquer.
Quelques mots d’abord sur le contexte de rédaction et l’histoire édi-
toriale assez complexe du poème. Le Français Nicolas Chorier, ancien
élève des jésuites et avocat Dauphinois, est notamment connu pour être
l’auteur d’une très respectable Histoire du Dauphiné 56. Son Carminum
liber unus, paru en Grenoble en 1680, inclut le Tuberonis genethliacon,
dont Chorier raconte ainsi la genèse dans l’épître dédicatoire du volume
(adressée à François Boniel, second prieur de Treffort) : « Je composai
le Tuberonis genethliacon alors que j’étais à Paris, irrité, exaspéré contre
certain fourbe, du nombre des personnages les plus haut placés. L’hor-
rible perfidie de cet hypocrite stimulait mon indignation ; je me laissai
donc aller un peu trop librement, par la licence des expressions, à une
Satire violente et insultante, ce qui d’ailleurs convient le mieux à la Sa-
tire. » Après avoir évoqué un second poème au contenu tout aussi dis-
cutable, Chorier poursuit : « J’ai appris qu’il y a deux ans l’un et l’autre
de ces poèmes avaient été publiés : j’eusse mieux aimé les condamner
à une nuit éternelle. […] C’est pourquoi mon intention était de renier
et d’anénatir, si je le pouvais, ces […] fruits de ma Muse […] L’amour
paternel fut plus fort. Je préférai laisser à ces innocents la vie que je
leur avais donnée. Mais j’ai châtié, expurgé le Genethliacon, de façon
qu’il n’y ait plus rien d’offensant et qu’il ne puisse me susciter aucune
haine57 ».

55 Édition moderne : Aloisiae Sigeae Toletanae Satyra sotadica de arcanis Amoris et


Veneris, sive Joannis Meursii Elegantiae Latini sermonis – auctore Nicolao Chorier, in-
troduzione, testo e appendice critica a cura di Bruno Lavagnini, Catania, 1935. Traduc-
tion française par Alcide Bonneau dans : Les Dialogues de Luisa Sigea sur les Arcanes de
l’Amour et de Vénus ou Satire Sotadique de Nicolas Chorier, prétendue écrite en Espagnol
par Luisa Sigea et traduite en Latin par Jean Meursius, texte latin revu sur les premières
éditions et traduction littérale, la seule complète, par le traducteur des Dialogues de
Pietro Aretino. Tome quatrième. Imprimé à cent exemplaires pour Isidore Liseux et ses
amis, Paris, 1882, p. 350‑363.
56 P. Hamon, « Chorier, Nicolas », dans Dictionnaire de biographie française, t. 8, éd.
M. Prévost, Roman d’Amat, Paris, 1959, p. 1256.
57 Tuberonis vero Genethliacum, Parisiis cum essem irato et percito in mendacissi-
mum quemdam de numero Optimatum animo confinxi : Indignationem saeva cavillantis
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 281

La personne visée sous le surnom de Tubero (« le moignon ») doit


sans doute être identifiée à un certain Lamoignon, maître des requêtes
à Paris auquel Chorier fut confronté lors d’un procès dans les années
167058. Quant au volume dans lequel le genethliacon est paru en 1678,
soi-disant sans le consentement du poète, il s’agit d’une collection de
dialogues érotiques dont Chorier a toujours nié être l’auteur, mais qui
est fort vraisemblablement de sa plume59. Cette collection se présente
sous plusieurs états et est parue sous plusieurs titres. La première édi-
tion, intitulée Satyra Sotadica de arcanis Amoris et Veneris, date des
années 1650 ; elle se donne pour la traduction latine par l’érudit hol-
landais Meursius d’une œuvre espagnole d’Aloisia Sigea. Le corpus
de l’œuvre s’étoffa progressivement, comptant cinq, six puis sept dia-
logues, accompagnés, à partir de l’édition de 1678 (Genève), de deux
petits poèmes (dont le Tuberonis genethliacon) et d’une lettre dédi-
catoire. À partir de 1680, le titre fut modifié en Meursii Elegantiae
latini sermonis. L’œuvre, aussi connue en français sous le titre d’Acadé-
mie des Dames, devint bientôt un classique de la pornographie ; elle fit
encore l’objet d’innombrables éditions et traductions pendant tout le
x v iii e siècle. Un exemple suffira à attester ce succès : Casanova, dans
ses mémoires, raconte avoir appris très jeune les choses du sexe « par
la théorie, ayant déjà lu Meursius en cachette60 ». L’œuvre se signale
par la coexistence d’une obscénité très crue et d’une érudition clas-
sique très pointue, avec de nombreux jeux intertextuels renvoyant aux
œuvres de l’Antiquité classique61 ; en outre, non content d’être érudit,
l’auteur aime « les phrases obscures à dessein, les mots presque incon-

perfidia stimulabat. Igitur paulo liberius exultanti et insultanti Satyrae, quod maxime
Satyra amat, per verborum licentiam, indulseram. […] Et utrumque, duos abhinc annos,
exiisse in lucem poematium accepi. Sempiternae mallem nocti damnata. […] Quaprop-
ter abdicare […] atque adeo etiam abolere, si possem, Musae illos meae partus in animo
erat. […] Paternus vicit amor. Insontibus, quam dederam, servari vitam malui. Sed ca-
stigatum expurgavi Genethliacum, ita ut nihil jam offensionis habeat, nec mihi quicquam
creare invidiae queat (p. 8‑11). Traduction d’Isidore Liseux dans « Éclaircissements sur
la Satire Sotadique de Nicolas Chorier, connue sous les noms d’Aloysia, de Meursius et,
en dernier lieu, de Dialogues de Luisa Sigea », La curiosité littéraire et bibliographique,
3e série, 1882, p. 177‑234 (p. 187‑188).
58 Sur cette question : I. Liseux, « Éclaircissements », p. 226‑227.
59 Sur cette œuvre : voir notamment l’analyse de L. Leibacher-Ouvrard, « Transtex-
tualité et construction de la sexualité : la Satyra sotadica de Chorier », L’esprit créateur,
35 (1995), p. 51‑66.
60 G. Casanova, Histoire de ma vie, éd. 1960, vol. 1, p. 23 ; cité par L. Leibacher-
Ouvrard, « Transtextualité », p. 62.
61 L. Leibacher-Ouvrard, « Transtextualité », p. 61 : « L’érudition déployée ici sou-
ligne (…) de manière exemplaire le caractère livresque, savant, élitiste, tourné vers le
passé classique mais aussi éminemment européen, de la pornographie telle qu’elle naît au
282 a li ne sm eest er s

nus, qui se trouvent à peine dans les meilleurs lexiques, les antithèses,
les pointes, les rapprochements de termes ayant le même son et un sens
différent62 ». Toutes ces caractéristiques se retrouvent également dans
le genethliacon Tuberonis.
Voici donc ce que Chorier a fait du motif désormais traditionnel de
Stace, appliqué à la naissance du petit Tubero. Dans sa parodie, l’enfant
nouveau-né est accueilli, non par Junon Lucine (qui crache au visage
de la parturiente avant de s’enfuir), mais par trois dieux assez particu-
liers : Laverne, déesse des voleurs (citée notamment par Horace dans ses
Épîtres, I, 16, 60) ; Cotytto, déesse de l’impudicité (citée par Juvénal,
2, 92) ; et Mercure, qui apparaît ici en tant que dieu de la fraude ; cha-
cun de ces dieux à son tour va émettre une prophétie. Chorier, confor-
mément aux variations observées dans notre corpus de généthliaques
néo-latins, joue donc lui aussi sur l’identité des dieux présents autour
du berceau, mais avec des intentions tout autres que laudatives ; le lec-
teur peut penser à cet égard au modèle de l’In Rufinum de Claudien,
où Rufin nouveau-né est accueilli par Mégère63. Le contenu des trois
prophéties, comme l’on peut s’y attendre, est hautement satirique voire
(s’agissant de Cotytto) salace ; quant aux gestes posés par les dieux et
l’enfant avant et après chaque monologue, ils sont eux aussi assez signi-
ficatifs et cocasses. Laissons parler le texte, qui servira de conclusion à
cet article :
Cum parturiret fessa mater pondere : 7
« Lucina Juno, fer bonam favens opem »,
Clamat. Gementis luridum in vultum exspuit
Aversa Juno, gannit et retro fugit. 10
Laverna venit : « hae meae partes erunt »,
Dixit renidens, et manus lavit Styge.
Obstetricatur, ac cadentem suscipit
De matre. Prima vagienti basia
Impingit, ebria gaudio et spe praescia. 15

début de la période moderne » ; à la p. 64, il est question d’un « antiquaire brillamment


pervers ».
62 I. Liseux, « Éclaircissements », p. 199.
63 Les vers 13‑14 de Chorier, ac cadentem suscipit / de matre, rappellent d’ailleurs
Claudien, In Rufinum, I, 92‑93 : Rufinus, quem prima meo de matre cadentem / suscepi
gremio. F. Ploton-Nicollet (« La topique de la ‘nourrice divine’ », p. 47‑49), analysant
cet extrait de Claudien, en tire trois conclusions qui valent également pour le poème
de Chorier : le blâme y procède « du détournement des topiques de l’éloge » ; pour être
efficace, ce détournement « doit s’accompagner d’une exagération poussée jusqu’à la
caricature » ; et enfin, ce procédé burlesque ne fonctionne pleinement que si le public
peut clairement reconnaître qu’il a affaire à une topique détournée (donc à une sorte de
pastiche) (p. 49).
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 283

Venit Cotytto usquequaque pruriens.


Venit loquendi filius Maiae artifex,
Catusque technas fingere et caecos dolos.
Et hac et illac pervolant species vagae,
Simulatio, Fraus, Sanna, Spes, Perjurium. 20
Levibus micantes increpat alapis nates
Procax Laverna, ringit, et plaudit sibi.
Io triumphe ! « clamat » et saliens citos
Tollit cachinnos. « O meum, puer, decus,
[…] »
Hic sternuit ; pedit puer : ita omen capit64. 56
Ridet Cotytto, plaudit et teretes manus.
Vultus lepore vivido floret nitens :
Oculi procaces excitent salaciam
Vel dormientem, vel gravi stupidam situ. 60
Nudae papillae, nuda sunt et brachia,
Et femora ficta vivo e marmore et nive
Viva. Sed alvi qua latet timide abdita
Sexus honestas, sericum partem igneam
Male tuetur : lucidam nubem putes. 65
Animi libido suasit ; amens improbe
Rapidis fatigat agilis artus motibus.
Oestroque caeco percita ultro diffluit
Resoluta, et alba tabe conspuit femora.
« Pulcher puelle, dixit, ô gaudii apex,
[…] »
Silet ; puellus arrigit : ita omen capit65. 110

64 Traduction d’Alcide Bonneau (1882) : « Comme sa mère accouchait, lasse du


fardeau : / ‘Lucine-Junon, prête-moi, secourable, bonne assistance !’ / S’écria-t-elle. Sur le
blême visage de l’éplorée cracha / Junon, se détournant ; elle ricana et s’enfuit. / Laverna
vient : ‘Ce sera mon affaire’, / Dit-elle en riant, et elle se lave les mains dans le Styx. /
Elle sert de sage-femme et reçoit le faix, tombant / De la mère. À l’enfant qui vagit, elle
applique / Les premiers baisers, ivre de joie et d’espoir préconçu. / Arrive Cotytto, de
toutes parts en rut ; / Arrive le fils de Maïa, habile à parler, / Expert à ourdir des ruses
et d’obscures fourberies ; / Et de-ci, de-là, voltigent de vagues fantômes : / La Dissimu-
lation, la Fraude, la Moquerie, l’Espoir, le Parjure. / De tapes légères caresse les fesses
dodues / La friponne Laverna ; elle grogne et s’applaudit. / ‘Oh ! triomphe !’ crie-t-elle,
et, sautant, elle jette / Des éclats de rire. ‘O cher enfant, mon honneur, / […]’/ Ici, elle
éternua ; l’enfant péta : ainsi accepta-t-il l’augure. ».
65 Traduction d’Alcide Bonneau (1882) : « Cotytto rit et, de ses mains délicates, ap-
plaudit. / Son brillant visage fleurit d’une vive beauté, / Ses yeux fripons exciteraient la
lasciveté, / Même sommeillante, même engourdie par l’âge. / Elle a les seins nus, nus
aussi les bras / Et nues les cuisses taillées dans un marbre vivant, / Dans de la neige vi-
vante. Mais où se cache, timidement blottie au bas du ventre, / L’honnêteté du sexe, un
voile de soie protège mal / La partie en feu : tu jurerais un nuage transparent. / Le dé-
284 a li ne sm eest er s

« Meas tibi omnes ingeram plenis opes


Manibus, Stygis spes, ô puelle », subjicit
Virgam coruscans auream Cyllenius.
« […] »
Ungues adunci pruriunt puero ; capit 149
Sic omen ille. Gaudet Atlantis nepos : 150
Strepit Laverna rancidum quid succinens :
Mollis Cotytto flexiles lumbos agit66.

BIBLIOGRAPHIE

Textes
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sir libertin l’aiguillonne ; éperdue, avec rage / Elle fatigue ses membres agiles de rapides
mouvements ; / Piquée du taon occulte, spontanément elle coule, / Fondue en eau, et
d’une blanche liqueur souille ses cuisses. / ‘Joli enfant’, dit-elle, ‘ô comble de ma joie, /
[…]’/ Elle se tait ; l’enfant bande : ainsi accepte-t-il l’augure. »
66 Traduction d’Alcide Bonneau (1882) : « ‘Moi, je te prodiguerai à pleines mains
tous mes trésors, / Espoir du Styx, ô cher enfant !’ ajoute / En brandissant la verge
d’or le Cyllénien. / ‘[…]’ / Ses ongles crochus démangent à l’enfant : ainsi / Accepte-
t-il l’augure. Le neveu d’Atlas se réjouit ; / Laverna hurle, chantonnant je ne sais quoi
d’aigre ; / La molle Cotytto remue ses reins flexibles. »
le genethli acon s a lonin i et le genethli acon luca ni 285

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Virginie L eroux

THÉORIE ET PR ATIQUE
DE L’ÉLÉGIE LATINE AU XVIe SIÈCLE

E n ou v ertur e de l’exposé qu ’il consacr e à l’élégie , Fran-


cesco Robortello constate que « nul type de poème n’a subi plus de
modifications si bien qu’il est difficile de lui attribuer une matière
déterminée et de la réduire à un genre poétique » : d’abord décrite
comme flébile, elle fut utilisée dans la poésie funéraire ; puis pour for-
muler les lois (par Solon), pour décrire des faits de guerre (par Tyr-
tée), pour exprimer des préceptes moraux (par Théognis) et enfin pour
les amours1. Si les élégies érotiques latines sont fortement réflexives et
métapoétiques, la théorie antique du genre est peu abondante et plu-
tôt source de confusion2 . Quelques vers de l’Art poétique d’Horace sont
consacrés au distique :
Versibus impariter junctis querimonia primum,
Post etiam inclusa est voti sententia compos ;
Quis tamen exiguos elegos emiserit acutor,
Grammatici certant et adhuc sub judice lis est3.

Le genre est d’abord caractérisé par sa forme boiteuse et par deux


thématiques, plainte et satisfaction d’un vœu exaucé, qui correspondent

1 Nam nullum poema plures mutationes recepit quam elegia, atque ideo difficile est ei
certam attribuere materiem aut ad genus aliquod poematis redigere […]. Explicatio eorum
quae ad elegiae antiquitatem et artificium spectant, Explicationes de elegia, in Trattati di
poetica e retorica del Cinquecento, ed. B. Weinberg, Bari, 1970, t. 1, p. 531.
2 Sur le genre dans l’Antiquité, voir notamment les ouvrages de P. Veyne, L’Élégie
érotique romaine, Paris, 1983 ; A. Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine,
Paris, 1991 ; E. Delbey, Poétique de l’élégie romaine. Les âges cicéronien et augustéen,
Paris, 2001 ; P. Pinotti, L’elegia latina, Roma, 2002. Pour ce qui est de la théorie à
l’époque néo-latine, on consultera la synthèse de J. A. Sánchez Marín, « La elegía, de
la antigüedad a Julio César Escalígero », in Retórica, poética y géneros literarios, dir.
J. A. Sánchez Marín et M. N. Muñoz Martín, Granada, 2004, p. 387‑396.
3 Horace, Art Poétique, v. 75‑78. « Dans l’union de deux vers inégaux on enferma
d’abord la plainte, puis la satisfaction d’un vœu exaucé. Quel créateur pourtant inventa
la brièveté des vers élégiaques ? Les grammairiens en disputent et le procès est encore
pendant » (traduction CUF).

287
288 v irgi ni e lerou x

respectivement à la poésie funéraire et aux épigrammes votives, mais


que les commentateurs humanistes cherchent à appliquer à l’élégie éro-
tique latine en distinguant, comme le fait Landino, des sujets tristes
et des sujets gais ou en appliquant, comme le feront Robortello, Min-
turno ou Scaliger les plaintes et les vœux au domaine érotique4. Les
humanistes interprètent l’adjectif exiguos par la comparaison avec
l’épopée (comparatione heroici5) : selon Bade, il caractérise la brièveté
des poèmes élégiaques, en particulier des épigrammes, par rapport à
l’ampleur de l’épopée6 ; selon Luisini, il fait référence à l’humilité du
style élégiaque qu’il distingue du sublime de l’épopée7.
Un passage de l’Institution oratoire de Quintilien identifie des mo-
dèles élégiaques opposés selon une conception agonistique de la littéra-
ture :
Elegia quoque Graecos provocamus, cujus mihi tersus atque elegans
maxime videtur auctor Tibullus. Sunt qui Propertium malint. Ovidius
utroque lascivior, sicut durior Gallus8.

Il reviendra aux humanistes de gloser les adjectifs tersus et elegans et


de préciser ce qui distingue Properce et Ovide de Tibulle9. Diomède
enfin cite comme modèle deux vers de la première élégie de Tibulle et
mentionne les représentants antiques du genre en mettant l’accent sur
les élégiaques latins et les modèles qu’ils revendiquent, mais il insiste
ensuite longuement sur l’étymologie du mot élégie qui associe le genre
à la déploration funéraire, d’où par exemple l’argumentation acroba-
tique d’un Luisini qui, pour concilier le caractère funéraire du genre

4 Horatii Flacci opera, ed. G. Fabricius, Bâle, 1555, p. 920. F. Robortello, Explicatio-
nes de elegia, p. 533 ; S. Minturno, De poeta, Venezia, 1559, p. 405 (chap. V) ; J.-C. Scali-
ger, Poetices libri septem, III, 124, ed. L. Deitz, G. Vogt-Spira, Stuttgart-Bad Cannstatt,
1994, t. 3, p. 200.
5 C. Landino dans Horace, Opera, 1555, p. 920.
6 Versus elegiacos exiguos. i. modicos respectu heroicorum vel quia epigrammata
epithalamia et alia breui hoc carmine scribunt vel quia sententiae non in multos versus
extenduntur. J. Bade, Horace, Paris, 1503, fol. 8r.
7 Exiguos elegos] Tenues, si cum heroico, de quo proxime dixit, conferantur. Non enim
tam alte se attollunt, nec tam grauiter sonant, nec omnino tam sublimi stylo conficiuntur.
Francesci Lovisini, dans Horatii Flacci opera, ed. G. Fabricius, Bâle, 1555, p. 1058.
8 Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 93. « Pour l’élégie aussi, nous défions les
Grecs, et Tibulle me semble être l’auteur le plus châtié et le plus élégant. Certains pré-
fèrent Properce. Ovide est plus léger que les deux autres, Gallus plus sévère » (traduction
CUF).
9 Voir notre communication « Quintilianus « censor in litteris acerrimus » : postérité
des jugements de Quintilien sur les poètes antiques (inst., X, 1, 46‑72 et 85‑100) dans les
poétiques latines de la Renaissance (1486‑1561) », dans Quintilien ancien et moderne, éd.
P. Galand, F. Hallyn, C. Lévy et W. Verbaal, Turnhout, 2010, p. 351‑382.
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 289

et son exploitation érotique, explique que les amants sont tout à fait
semblables à des morts puisqu’ils semblent être dépourvus de leur âme
dont on dit qu’elle a migré dans le corps aimé10. On constate donc un
hiatus entre les modèles proposés – les élégiaques latins – et les carac-
téristiques spécifiées qui ne concernent que partiellement l’élégie latine
et qui se réfèrent surtout à l’épigramme grecque. L’élégie, essentielle-
ment caractérisée par une structure métrique aux potentialités variées
et par une élégance stylistique dont la nature spécifique n’est pas pré-
cisée, devient donc quasiment une « forme ouverte », loin de posséder
une structure et une thématique nettement identifiables comme c’est le
cas pour la satire ou l’épopée11.
Les productions poétiques et théoriques du Moyen Âge ont accentué
la malléabilité du genre, si bien que chez Matthieu de Vendôme, l’élé-
gie en vient à incarner l’élégance poétique. Jean-Yves Tilliette a montré
à quel point les arts poétiques médiévaux brouillent les frontières entre
le discours théorique et sa réalisation pratique, comme si la seule façon
d’énoncer ce que doit être un poème était d’énoncer ce poème même12 .
Comme le fait Geoffroy de Vinsauf, Matthieu de Vendôme intègre dans
son Ars versificatoria de nombreux exemples antiques ou originaux, or
les exemples originaux sont toujours en distiques élégiaques. Le livre II
s’ouvre par une fiction en prose, inspirée d’Ovide, plusieurs fois cité,
qui décrit l’apparition d’allégories dans un jardin que Flore printanière
a revêtu de fleurs : sont présentes Philosophie, Tragédie, Satire, Comé-
die et enfin Élégie plus longuement décrite13. Mathieu met l’accent sur
l’invite érotique de cette dernière, mentionnant notamment ses œil-
lades et ses jolies lèvres, prodigues de leur saveur, qui semblent appeler
les baisers (cuius labellula prodiga saporis ad oscula videntur suspirare).
Il rend compte de la spécificité du distique qu’il traduit, comme Ovide,

10 Diomède, in Grammatici latini, éd. H. Keil, Leipzig, 1857, I, p. 484 : Amantes


autem mortuis dissimiles admodum non sunt, siquidem sine anima semper uidentur esse,
quae in amatum corpus migrare dicitur. Apud Laertium Plato de se ipso libro tertio et de
Agathone sic inquit. Francesco Lovisini dans Horace, 1555, p. 1058.
11 Sur le genre élégiaque comme paradigme de l’intersection des genres, voir P. Fe-
deli, « Le intersezioni dei generi e dei modelli », in Lo spazio letterario della Grecia
antica, ed. G. Cambiano, L. Canfora, D. Lanza, Roma, Salerno, 1992, I, p. 380. Voir
aussi C. B. Conte, Generi e lettori. Lucrezio, l’elegia d’amore, l’enciclopedia di Plinio,
Milano, 1991.
12 J.-Y. Tilliette, Des mots à la parole. Une lecture de la « Poetria Nova » de Geoffroy
de Vinsauf, Genève, 2000.
13 Matthieu de Vendôme cite à deux reprises l’élégie III, 1 des Amours, une fois pour
caractériser Tragédie, une fois pour élégie, mais il cite aussi le vers 379 des Remèdes à
l’amour. Voir Mathieu Vindociensis opera, vol. 3, ars versificatoria, éd. F. Munari, Roma,
1988, p. 132‑137 (136 et 137 pour la description d’Élégie et ses propos sur l’élégance).
290 v irgi ni e lerou x

par la démarche boiteuse d’Élégie, mais il lui attribue aussi un exposé


sur l’élégance poétique qui tient à trois éléments (tripartitam versifica-
torie facultatis elegantiam) : la forme des mots, la qualité de l’expression
et le contenu de la pensée. On voit comment Elegia est quasiment assi-
milée à Poetria.
La malléabilité du distique et son usage exclusif par certains poètes
contribuent de même à la diversité et à l’ambivalence génériques des
premiers recueils d’Amores du Quattrocento14 : la Cintia d’Enea Sil-
vio Piccolomini associe lyrisme amoureux, épigrammes satiriques et
funèbres, fable et chanson goliardique15 ; il est difficile de trancher si
la Xandra de Landino relève de l’élégie ou de l’épigramme16 et, dans
ses deux Hecatelegia, Pacifico Massimi d’Ascoli contamine élégie et
satire. Si l’écriture élégiaque cultive des thèmes multiples et revêt des
formes variées tout au long du seizième siècle, on assiste cependant
chez certains poètes à l’exhibition d’une conscience générique qui va
de pair avec la théorisation du genre à l’œuvre dans les Arts poétiques
contemporains. Je vais donc m’interroger sur la nature des interactions
et des convergences entre théorie et écriture élégiaques à la lumière de
quelques exemples qui m’ont paru significatifs.

Giovanni Pontano a joué un rôle important dans l’affirmation du


genre élégiaque à la Renaissance17. Son parcours poétique manifeste

14 Voir G. Albanese, « ‘Civitas Veneris’ Percorsi dell’elegia umanistica intorno a Picco-


lomini », in Poesia umanistica latina in distici elegiaci. Atti Convegno Internazionale
Assisi, 15‑17 maggio 1998, ed. G. Catanzaro, F. Santucci Assisi, 1999, p. 125‑164. Pour
expliquer l’ambivalence générique de l’Hermaphroditus d’Antonio Panormita, Donatella
Coppini note d’une part le caractère labile des frontières entre épigramme et élégie dès
l’origine des deux genres, mais attribue aussi à l’incompétence métrique du Panormite
son usage exclusif du distique élégiaque qui contribue à un brouillage générique, « I mo-
delli del Panormita », in Intertestualità e smontaggi, ed. R. Cardini, M. Religiozi, Roma,
1988, p. 1.
15 Voir P. Galand-Hallyn, « Pie II, poète élégiaque dans la Cinthia », in Pio II e
la Cultura del suo tempo, ed. L. Rotondi Secchi Tarugi, Milano, 1991, p. 105‑117 et
« La poétique de jeunesse de Pie II : la Cinthia », Latomus, 52 (1993), p. 875‑896. Sur
la Cinthia, on consultera aussi A. R. Baca, « Propertian elements in the Cinthia of
Aeneas Silvius Piccolomini », The Classical Journal, 67 (1972), p. 221‑226 ; G. Paparelli,
« Properzio nelle poesia giovanile di Enea Silvio Piccolomini », in Properzio nella let-
teratura italiana, Atti del convegno nazionale, Assisi 15‑17 nov. 1985, ed. S. Pasquazi,
Rome, 1987, p. 65‑70 et J.-L. Charlet, « Eros et érotisme dans la Cinthia d’Enea Silvio
Piccolomini », dans Eros et Priapus, érotisme et obscénité dans la littérature néo-latine,
éd. I. de Smet et P. Ford, Genève, 1997, p. 1‑23.
16 Voir Chr. Pieper, Elegos redolere Vergiliosque sapere. Christoforo Landinos « Xan-
dra » zwischen Liebe und Gesellschaft, Hildesheim, Zürich, New York, 2008, p. 70‑71.
17 Je vais résumer ici des analyses que j’ai plus amplement développées dans un
précédent article : « Renaissance de l’élégie latine de Pontano à Minturno », dans La
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 291

une spécialisation qui s’opère au sein de son premier recueil, le Parthe-


nopeus, le pluralisme métrique du livre I cédant la place à un deuxième
livre presque exclusivement en distiques élégiaques. La spécialisation
générique se traduit par une appropriation de plus en plus personnelle
du genre et l’armature et l’affichage génériques, très marqués dans le
recueil du De amore conjugali sont beaucoup moins présents et moins
explicites dans l’Eridanus.
Le livre I des Parthénopées constitue un exemple significatif, parce
qu’il s’agit d’un recueil polymétrique : les élégies, disséminées parmi des
poèmes appartenant à d’autres genres et cultivant d’autres mètres, sont
particulièrement codées afin d’être identifiées comme élégies et d’assu-
rer la variation générique qui structure le recueil18. Ainsi, deux élégies
relèvent du topos de la recusatio (I, 6 et I, 18)19, deux sont des paraclau-
sithyron (I, 3 et I, 16)20, motif emblématique de l’élégie antique, cinq
sont des plaintes amoureuses (I, 9 ; I, 10 ; I, 16 ; I, 19 et I, 20)21 et les
deux autres sont des vœux (I, 2 et I, 17). Certes l’élégie érotique latine

Renaissance des genres. Pratiques et théories des genres littéraires entre Italie et Espagne
(x v e-x v ii e siècles), éd. P. Bravo, C. Iglesias et G. Sangirardi, Dijon, 2012, p. 65‑81. L’en-
semble de ses œuvres poétiques est édité par B. Soldati, Carmina, Firenze, 1902 et par
J. Oeschger, Carmina, Bari, 1948. Pour une présentation générale de l’œuvre poétique de
Pontano, voir E. Paratore, La poesia di Giovanni Pontano, Roma, 1967 ; L. Monti Sabia,
Poeti latini del Quattrocento, ed. Fr. Arnaldi et al., Milano, Napoli, 1964, p. 305‑783 et
ses articles dans L. Monti Sabia, S. Monti, Studi su Giovanni Pontano, ed. G. Germano,
Messina, 2009 ; G. Parenti, Poëta Proteus alter. Forma e storia di tre libri di Pontano,
Roma, 1985 et la synthèse de D. Coppini, « Carmina di Giovanni Pontano », in Lette-
ratura italiana. Le Opere, ed. A. Asor Rosa, vol. 1, Dalle Origini al Cinquecento, Torino,
1992, p. 713‑741.
18 Voir G. Parenti, « Contaminatio di modelli e di generi nel ‘Liber Parthenopeus’
di Pontano », in Intertestualità e smontaggi, ed. R. Cardini, M. Religiosi, Roma, 1988,
p. 47‑75. Sur le recueil, on consultera aussi C. Dionisotti, « Juvenilia del Pontano »,
Studi di bibliografia e di storia in onore di Tammaro de Marinis, Città del Vaticano,
Verona, 1964, II, p. 181‑206 ; W. Ludwig, « Catullus renatus : Anfänge und frühe Ent­
wicklung des catullischen Stils in der neulateinischen Dichtung », in Litterae neolati-
nae. Schriften zur neulateinischen Literatur, ed. W. Ludwig, München, 1989, p. 162‑194
et A. Iacono, Le fonti del Parthenopeus sive Amorum libri di Giovanni Gioviano Pon-
tano, Napoli, 1999.
19 L’élégie I, 6 a été étudiée par J. Nassichuk, « Plaisir sensuel et inspiration poétique
chez Pontano (Parthenopeus, I, 6) », dans Le plaisir, de l’Antiquité à la Renaissance, éd.
P. Galand-Hallyn, C. Lévy et W. Verbaal, Turnhout, 2008, p. 213‑235. Il aborde aussi
l’élégie I, 18 dans « Bacchus dans l’œuvre élégiaque de Giovanni Pontano », Internatio-
nal Journal of the Classical Tradition, 17‑1 (mars 2010), p. 1‑21.
20 L. Parra García, « Pervivencia de los tópicos de la elegía latina en la poética pon-
taniana : a propósito de Parthenopeus I, 3 », in Homenaje al profesor Antonio Fontán, ed.
J. M. Maestre Maestre, Madrid, 2002, p. 827‑841.
21 Sur les élégies I, 9 et I, 19, voir U. Auhagen, « Pontano als Catullus Ovidianus :
am. 1, 9 », in Pontano und Catull, ed. T. Baier, Tübingen, 2003, p. 123-134 et D. Gall,
292 v irgi ni e lerou x

se caractérise par une modalité plaintive et optative, mais l’influence


de l’Art poétique d’Horace me paraît ici décisive en raison de la majo-
ration de ces thématiques par rapport aux recueils élégiaques antiques ;
en particulier, l’intégration du verbe queror dans le titre de trois élégies
(I, 6 ; I, 16 ; I, 19) ne me paraît pas anodine. Ceci dit, j’ai exclu du cor-
pus élégiaque les pièces en distiques très courtes qui m’ont paru relever
de l’épigramme ; certes, cette exclusion est discutable.
L’élégie liminaire du De Amore coniugali est aussi fortement codée,
mais pour des raisons différentes. Elle est le manifeste d’un genre nou-
veau, l’élégie conjugale et familiale, nourrie de l’expérience personnelle
du poète et destinée à incarner un modèle éthique digne des fonctions
politiques de Pontano, qui occupe désormais une place importante
dans l’administration de la cour aragonaise22 . Je ne reviendrai par sur
les éléments par lesquels Pontano infléchit le genre antique pour lui
conférer une dimension conjugale, mais je me concentrerai sur quelques
éléments descriptifs qui ont une valeur métadiscursive, pour montrer
dans quelle mesure ces éléments concordent avec la théorie antique du
genre et nourrissent la théorie postérieure.
Pontano multiplie les allusions à la douceur du genre en utilisant
dans ses descriptions les adjectifs molle, lenis, dulcis, tener 23. Ce sont ces

« Zwischen Tibull und Catull : Pontano, Amores, 1, 19 », Pontano und Catull…,


p. 135‑147.
22 Sur les problématiques génériques du De Amore conjugali, voir notamment P. Nes-
poulos, « Giovanni Pontano, poète de l’amour conjugal », in Acta Conventus Neo-
Latini Lovaniensis 1971, ed. J. Ijsewijn et E. Kessler, Leuven, München, 1973, p. 437‑
443 ; L. Monti-Sabia, « Un Canzoniere per una moglie : realtà e poesia nel De Amore
Conjugali di Giovanni Pontano », in Poesia umanistica in distici elegiaci. Atti del Conve-
gno internazionale Assisi, 15‑17 maggio, ed. G. Cortanzaro, F. Santucci, Assisi, 1999,
p. 23‑65 ; W. W. Ehlers, « Libes-, Lebens-, Ehepartner, Pontanos Amores coniugales »,
Mittellateinisches Jahrbuch, 35 (2000), p. 81‑99 et J. Nassichuk, « La chevelure d’Élégie
dans le De Amore Conjugali de Giovanni Pontano », dans La chevelure, dans la litté-
rature et l’art du Moyen Âge. Actes du 28 e colloque du CUERMA, 20, 21 et 22 février
2003, éd. Ch. Connochie-Bourgne, Aix-en-Provence (Senefiance, 50), 2004, p. 291‑308.
Nous avons aussi consulté avec un très grand profit l’article que ce dernier consacre
aux « Images de l’union conjugale dans l’œuvre poétique de Giovanni Pontano », dans
Aspects du lyrisme conjugal, éd. P. Galand et J. Nassichuk, Genève, 2011, p. 37‑58.
23 Molle micet, I, 1, v. 5 ; Quaque moues, Arabum spires mollisima nardum / lenis et
Assyrio sudet odore liquor, I, 1, v. 11‑12 ; (…) sed pectine molli / sed moueas dulci lenia fila
sono, I, 1, v. 23‑24 ; hic potes e molli uiola iunxisse coronam, I, 1, v. 35 ; molliaque ad tene-
ros membra mouere modos, I, 1, v. 40 ; in molli iunxit candida membra toro, I, 1, v. 44 ;
deque sine fluxere rosae mollesque hyacinthi, I, 1, v. 52 ; tum mihi mollis eat uersus, tam
laeta sonabunt / carmina, tum dulcis profluet ore sonus, I, 1, v. 133‑134. Ces adjectifs
figurent chez les élégiaques antiques, mais ils les utilisent avec moins d’insistance : voir
notamment Horace, Odes, II, 9, v. 17 ; Properce, I, 7, v. 19 et II, 1, v. 2 ; Ovide, Tristes,
II, v. 307 et 349 ; Pontiques, III, 4, v. 85 et IV, 16, v. 32.
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 293

adjectifs, présents dans les élégies latines antiques, qu’utiliseront Cri-


nito, Robortello et Minturno pour décrire le style élégiaque24. L’adjectif
lascivus par lequel Pontano qualifie Elégie personnifiée au vers 15 et les
eaux du Clitumne au vers 33 caractérise Catulle chez Properce et la
manière d’Ovide chez Quintilien25. L’adjectif candidum qui loue chez
Pontano la blancheur éclatante d’Élégie (candida nympha, I, 1, 18), puis
celle des membres de son jeune amant (in molli iunxit candida mem-
bra toro, I, 1, 44) traduit la limpidité du style élégiaque chez Crinito
et chez Minturno26. Pontano signale enfin comme le fera Bartolomeo
Fonzio27 la facilité ( facilem cantum, v. 42 ; facilem chelyn, v. 128) et la
variété du genre, symbolisée notamment par les fleurs variées que la
nymphe tressera dans ses cheveux (et flauam uario flore ligare comam,
I, 1, 36) et par celles qui s’échappent de son sein lorsqu’elle répond à
l’appel du poète (v. 53‑54) : des roses, de tendres hyacinthes, des vio-
lettes et des lis mêlés au safran orangé. On songe aux fleurs qu’Amour
et Grâce répandent sur Stella dans l’Épithalame de Stace, intertexte
important dans un recueil qui vise à fonder l’élégie conjugale, mais
ces fleurs variées remplissent aussi une fonction iconique comme les
violettes de l’Élégie In violas de Politien ou les roses de Sappho dans
la silve Nutricia (v. 620‑622) : elles représentent, comme l’a montré
P. Galand-Hallyn, le style orné et leur tressage renvoie au tissage du
texte28. Ces fleurs font probablement référence à la caractérisation du
style élégant par Démétrios qui associe les jardins des nymphes et les
chants d’hyménée parmi les sujets gracieux29. Enfin, l’invention my-

24 Quintilianus censor in litteris acerrimus, cum Tibullum maxime commendauerit,


non deesse tamen inquit, qui Propertium malint, cum sit Ovidius lasciuior, Gallus in ele-
gia durior. Ovidius certe cum saepe de ipso Propertio agat, blandum, tenerum, ac dulcem
appellat (…), P. Crinito, De poetis Latinis, [Venezia], 1505, p. 170 [Vie de Properce]. Ora-
tionem requirit elegia lenem, perspicuam, neque elatam nimis, neque rursus nimis humi-
lem (…). F. Robortello, Explicatio…, p. 535. Iam uero sic in Elegiaca oratione aequabile,
ac lene in primis requiritur (…), Minturno, De poeta, 1559, p. 410.
25 Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 93 et Properce, II, 34, v. 87. Pontano utilise
aussi l’adjectif dans l’élégie I, 6 dans le Parthenopeus (v. 18).
26 Libros quatuor Elegiarum, siue amorum composuit, in quibus facile probatur quam
elegans, et candidum sit eius carmen, ut in eiusmodi caloribus describendis […] Crinito,
Vie de Tibulle, p. 93 et Minturno, De poeta, 1559, p. 410.
27 In quis plurimum facilitas, mundities, titillatio, affectus et varietas commendatur.
B. Della Fonte ou Fonzio, De poetice ad Laurentium Medicem libri III, resté manuscrit,
Florence, 1490‑1492, éd. C. Trinkaus, « The Unknown Quattrocento Poetics of Bar-
tolommeo della Fonte », Studies in the Renaissance, 13 (1966), p. 118.
28 P. Galand, Les yeux de l’éloquence. Poétiques humanistes de l’évidence, Orléans,
1995, p. 249‑266 (« L’élégie In violas »).
29 « Les grâces (χάριτες) résident, pour certaines, dans les matières traitées ; par
exemple les jardins des nymphes, les chants d’hyménée, les amours, bref toute la poésie
294 v irgi ni e lerou x

thopoïétique par laquelle Pontano fait d’Eurymie la mère d’Élégie rap-


pelle Hermogène qui fait de l’eurythmie le fondement de la beauté et
accorde comme Démétrios et, comme Pontano lui-même dans l’Actius,
une place centrale à la collocatio verborum30.
Or, chez Pontano, la beauté d’Élégie ne réside pas seulement dans sa
limpidité harmonieuse, mais aussi dans le raffinement de sa parure31.
Pour distinguer Elégie de Tragédie, Ovide met l’accent sur le caractère
boiteux du distique élégiaque et sur la légèreté et l’humilité du genre,
opposées à l’enflure et à la grandeur du style tragique32 . Stace la décrit
« plus fière que d’habitude », mais insiste de même sur « sa démarche
inégale ». Pontano néglige l’aspect métrique, mais substitue à la « robe
très légère » décrite par Ovide (vestis tenuissima, Amours, III, 1, 9) une
robe en soie (serica vestis, v. 8), dont les franges sont cousues de fils

de Sappho. De tels sujets, même traités par un Hipponax, ont de la grâce : la matière
est enjouée par elle-même. Nul ne saurait, en effet, chanter un hyménée sur un ton de
colère, ni faire de l’Amour, par le moyen du style, une Erinye ou un géant, ni changer le
rire en pleurs ». Du Style, 132, trad. P. Chiron, CUF, p. 40‑41.
30 « Après avoir traité de la clarté et de l’autorité du discours empreint de grandeur,
il conviendra de traiter de l’élégance et de la beauté de ce discours. Car le discours qui
possède de la clarté, de l’ampleur et de l’autorité a toujours besoin d’une certaine beauté
et d’une certaine eurythmie, pour éviter de devenir quelque chose d’âpre. (…) La beauté
du discours sera au sens propre une heureuse combinaison et une juste proportion de
tous les composants, pensées, méthodes, expressions, etc., de chacune de ses catégories
stylistiques (…) ». Les catégories stylistiques du discours, p. 296 et 298, trad. M. Patillon,
p. 397. Pour l’Actius, voir Dialoge, ed. H. Kiefer, München, 1984, p. 279‑511 ; P. Laurens,
« Trois lectures du vers virgilien (Coluccio Salutati, Giovanni Gioviano Pontano, Jules-
César Scaliger) », dans P. Laurens, La dernière muse latine. Douze lectures poétiques, de
Claudien à la génération baroque, Paris, 2008 (Les Belles Lettres/essais), p. 126‑138 et
H. Casanova-Robin, « De l’Actius au Jardin des Hespérides : les vertus imitatives du lan-
gage poétique selon Giovanni Pontano », dans Clément Janequin, un musicien au milieu
des poètes, éd. O. Halévy, I. His et J. Vignes, Paris, 2013, p. 117-130. Rappelons que
M. Deramaix prépare actuellement une édition du texte.
31 On songe encore une fois à Hermogène : « Nous appellerons beauté du discours au
sens propre celle que nous venons de dire. Mais il existe souvent dans le discours certains
éléments qui se distinguent clairement des autres, un certain ornement plaqué sur lui de
l’extérieur pour lui donner une parure, et à qui seul certains ont donné le nom de beauté
du discours ». Les catégories stylistiques…, trad. M. Patillon p. 399.
32 Ce sont ces passages que cite Robortello (Explicatio…, p. 533‑534). : Hinc, quia
elegia amores complectitur, Ovidius ait libro III Elegiarum : Forma decens, vestis tenuis-
sima, vultus amantis, / In pedibus vitium causa decoris erat. [9‑10] Nam hoc posterius
dictum est propter impares versus. Canebatur autem noctu, querula voce, ante fores ami-
carum. Hinc idem Ovidius ait : Quam tu non poteris duro reserare cothurno, / Haec est
blanditiis ianua laxa meis. [47‑48] Versus in ea impares de qua, praeter Horatium, etiam
Ovidius ita inquit : Venit odoratos elegeia nexa capillos / Et puto pes illi longior alter
erat. [7‑8] Idem libro primo, elegia prima : Sex mihi surgit opus numeris, in quinque
residat ! (…) / Musa per undenos emodulanda pedes ! [27 et 30] Et libro III : Et longis
versibus adde breves. [66].
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 295

d’or (aureaque in limbo fila rigente micent, v. 10). En hommage à Pro-


perce, des pierres précieuses issues de la mer Rouge scintillent entre ses
seins délicats (Quae legitur Rubro lucida gemma mari, v. 6 et Properce,
I, 14, 12 : et legitur Rubris gemma sub aequoribus) ; elle porte des col-
liers en or, une fibule d’or, et émet un parfum suave. Or, Robortello et
Minturno décrivent de même le style élégiaque comme un style parti-
culièrement raffiné et orné. Le premier énumère les figures suivantes :
In ea commiserati frequens esse debet, conquestio, exclamatio, apos-
trophe, prosopopeia, seu fictio personarum, excursus seu παρέκβασις
praeter rem propositam, in quam etiam narratio desinat, sicuti saepe
apud Tibullum est videre. Is enim in primis artificiose utitur et apte
quidem huiusmodi genere παρεκβάσεως, ut quilibet poterit, etiam me
non proferente exempla, per se rem totam in illius elegiis perspicere.
Debet vero in primis elegia conspersa esse ac tincta aliqua antiquitatis
significatione, saepe etiam occulta, ac, dum aliud narratur, interposita.
(…) Huiusmodi igitur eruditione et antiquitatis cognitione conspergenda
est elegia33.

Comme Robortello, Minturno insiste sur l’élégance et l’éclat du


style élégiaque qu’il associe aux emprunts faits à l’Antiquité et à une
érudition recherchée :
Nec pauca ex interioribus reconditisque literis deprompta, atque ex
memoria veterum conquisita asperguntur. Iam uero sic in Elegiaca ora-
tione aequabile, ac lene in primis requiritur, et elegans, candidumque
genus dicendi ; ut purum in Iambica, pressumque et acutum34.

Il met l’accent sur deux procédés : les comparaisons, en particulier


mythologiques, et les sentences. Or, non seulement l’invention mytho-
logique de Pontano est remarquable35, mais il accorde aussi une place

33 « Dans ce genre, on doit fréquemment utiliser l’appel à la pitié, la plainte, l’excla-


mation, l’apostrophe, la prosopopée ou création de personnages, la digression ou parek-
basis en dehors du sujet, dans laquelle même le récit cesse, comme on peut le voir souvent
chez Tibulle. Celui-ci utilise avec un art et un à propos particulièrement remarquables
ce genre de digressions, de sorte que chacun pourra percevoir par lui-même l’usage qu’il
en fait dans ses élégies, même si je ne fournis pas d’exemples. L’élégie doit avant tout
être parsemée et teintée d’évocations de l’antiquité, souvent même cachées et interve-
nant pendant que l’on raconte autre chose. (…) Il faut parsemer l’élégie d’érudition et de
connaissance mythologique ». Explication..., p. 535.
34 De poeta, 1559, p. 410. « Ils sont parsemés de nombreux emprunts à des œuvres
littéraires d’un caractère spécial et peu connues, et puisés chez les Anciens. En effet, le
style élégiaque doit avant tout être égal, doux, élégant et limpide, de même que le style
iambique doit être simple, concis et piquant ».
35 Voir H. Casanova-Robin, « Des métamorphoses végétales dans les poèmes de Pon-
tano : mirabilia et lieux de mémoire » et D. Coppini, « Pontano e il mito domestico »,
296 v irgi ni e lerou x

importante aux sentences, en particulier dans ses élégies métadiscur-


sives (voir par exemple les vers 14 à 17 de l’élégie 1, 6 du Parthenopeus
ou les vers 60‑61 et 83 de l’élégie liminaire du De Amore coniugali).
Ainsi, pour ce qui est de l’analyse stylistique, les choix de Pontano
ont manifestement influencé les théoriciens : Robortello et Minturno
mettent l’accent sur un raffinement sophistiqué et érudit, approprié à
la fin que Pontano assigne à la poésie dans l’Actius : susciter l’étonne-
ment admiratif. En ce qui concerne Minturno, la filiation avec Pon-
tano n’est pas fortuite : dans le De poeta, il confie la caractérisation du
genre élégiaque à Pietro Summonte, qui rassembla, avec Sannazar, les
œuvres de Pontano après la mort de ce dernier et les édita à Naples
chez Sigismund Mayr, en 150536.

De même que l’on peut identifier une filiation entre les élégies et
la théorie poétique de Pontano et la caractérisation du genre élégiaque
par Minturno, son héritier au sein de l’Académie napolitaine, les élégies
du poète flamand Jean Second présentent des parentés avec la théorie
contemporaine du genre37.

dans La mythologie classique dans la littérature néo-latine, éd. V. Leroux, Clermont-


Ferrand, 2011, p. 247‑269 et 271‑292.
36 Se fondant sur les interventions de ce dernier sur les manuscrits autographes de
la Lyra (Vaticano Reginense lat. 1527) et sur ceux des Tumuli (Vaticano lat. 2842)
utilisés pour la première édition des poèmes de Pontano de 1505 (Sigismondo Mayr,
Napoli), Liliana Monti Sabia émet de forts doutes sur l’authenticité de l’héritage ponta-
nien pour l’ensemble de l’œuvre éditée par Summonte. Voir L. Monti Sabia, « La ‘Lyra’
di Giovanni Pontano edita secondo l’autografo codice Reginense latino 1527 », Rendi-
conti dell’Accademia di archeologia, lettere e belle arti di Napoli, nuova serie, 47 (1972),
p. 1‑70 ; « Pietro Summonte e l’editio princeps delle opere del Pontano », in AA.VV.,
L’Umanesimo umbro. Atti del IX Convegno di studi umbri (Gubbio, 22‑23 settembre
1974), Perugia, 1977, p. 451‑473 ; « Manipulazioni onomastiche del Summonte in testi
pontaniani », in Rinascimento meridionale e altri studi in onore di Mario Santoro, ed.
M. C. Cafisse, F. D’Episcopo, V. Dolla, T. Fiorino et L. Miele, Napoli, 1987, p. 293‑320.
37 Les Élégies de Second ont d’abord paru dans l’édition princeps des œuvres com-
plètes, préparée par ses deux frères, Nicolas Grudius et Hadrianus Marius (Ioannis Se-
cundi Hagiensis Opera. Nunc primum in lucem edita…, Utrecht, Hermanus Borcuous,
1541). On consultera aussi M. Rat, Jean Second. Les Baisers et l’épithalame, suivi des
Odes et des élégies, traduction nouvelle (en prose), Paris, 1938 ; P. Murgatroyd, The Ama-
tory Elegies of Johannes Secundus, Leiden, Boston, Köln, 2000 ; le volume 1 l’édition
des Œuvres complètes de Jean Second, dirigée par R. Guillot, Paris, 2005. Signalons en-
fin que W. Gelderbloom a réalisé une précieuse étude génétique du premier livre, voir
Secundus’ versies. De Tekstgenese van Janus Secundus’Julia en Basia, Utrecht, 2012. Les
analyses ici proposées seront approfondies dans l’édition commentée des Élégies que je
prépare en collaboration avec Émilie Seris, pour une nouvelle édition des Œuvres com­
plètes dirigée par P. Galand, à paraître à Genève.
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 297

Comme son modèle Pontano, le flamand majore les motifs de la


plainte et du vœu exhibés dès la première élégie du recueil dans laquelle
Second transpose le poème liminaire des Amours d’Ovide. Comme l’a
montré Michel Jourde, si, dans le poème liminaire des Amours d’Ovide,
c’est Cupidon qui détourne le poète de l’épopée vers l’élégie, chez Se-
cond le dieu ne fait que hâter la décision déjà prise. Second met donc
en scène la satisfaction du vœu déjà exprimé par Ego aux vers 5 et 6 ;
cependant, la réaction de Cupidon ne répond pas aux attentes du poète
qui cherche à l’émouvoir et illustre cette fois le caractère pitoyable du
genre, en imitant notamment la seconde élégie des Amours38. Comme
Pontano, Second précise, tantôt par des paysages métastylistiques, tan-
tôt dans des listes de modèles antiques et néo-latins, des caractéris-
tiques du genre mentionnées par les théoriciens contemporains (variété,
raffinement, douceur), mais c’est la proximité de Second avec la Poé-
tique de Jules-César Scaliger qui a frappé la critique : Walther Ludwig
a ainsi montré que les Élégies de Second illustrent une interprétation
d’Horace que l’on retrouve chez Scaliger39. Les deux hommes ont pu
se rencontrer lors du séjour de Jean Second en France, de mars 1532 à
mars 1533, et Scaliger disposait peut-être des élégies de Second lorsqu’il
rédigea sa Poétique40. Prenons la liste d’arguments élégiaques définis
par Scaliger :
Argumenta : commemoratio diei a quo initium amandi factum fuit,
eiusdem laudatio aut exsecratio, querela, expostulatio, preces, vota,
gratulatio, exsultatio, furti narratio, fletus, convicium vitii aut flagitii,
obiectio, recantatio, propriae vitae explicatio, sui cum rivali comparatio,
comminatio, amicae alterius propositio ; ianuae, ianitori, ancillae, matri,
marito, tempestatibus, caelo ipsi convicium ; convicium Cupidini, Ve-
neri, sibi ipsi, mortis exoptatio, exsilii ; amicae absentis detestatio, prae-
terea desperatio cum imprecationibus, cuiusmodi sunt in Ibin, etsi alia

38 Voir M. Jourde, « Ego et puer. Subjectivité et mythe dans les Elégies de Jean Se-
cond », dans La Poétique de Jean Second et son influence au x v i e siècle, éd. J. Balsamo et
P. Galand-Hallyn, Paris, 2000 (Les Cahiers de l’Humanisme, série 1, vol. 1), p. 57.
39 W. Ludwig, « Petrus Lotichius Secundus and the Roman Elegists : Prolegomena
to a study of Neo-Latin Elegy », in Litterae Neolatinae. Schriften zur Neulateinischen
Literatur, ed. W. Ludwig, München, 1989, p. 206. De même, Clifford Endres note qu’en
plus de l’influence directe de ses modèles antiques, l’écriture élégiaque de Second a été
influencée par la conception humaniste du genre élégiaque ; il se fonde lui aussi sur la
Poétique de Scaliger ( Joannes Secundus. The Latin Love Elegy in the Renaissance, Ham-
den, Connecticut, 1981, p. 67‑69.)
40 Sur la genèse de la Poétique de Scaliger, voir L. Corvaglia, « La Poetica di Gulio
Cesare Scaligero nella sua genesi e nel suo sviluppo », Giornale critico della filosophia
italiana, 3e série, vol. 13, t. 38 (1959), p. 214‑239.
298 v irgi ni e lerou x

causa ; epicedia quoque et epitaphia et epistolae hoc genere poematis


recte conficiuntur41.

On ne peut qu’être frappé par la conformité de cette liste avec les


sujets choisis par Jean Second, et en particulier par la place que Scaliger
accorde à la commémoration du jour où l’amour a commencé, sujet des
trois élégies solennelles de Second. Par ailleurs, Scaliger définit le style
élégiaque comme un style « doux, limpide, coulant et naturel » : l’élé-
gie doit viser les émotions et non les traits recherchés, pas plus qu’elle
ne doit être obscurcie par des fables précieuses42 . La recommandation
formulée au livre III, lorsque Scaliger traite des genres littéraires, est de
nouveau formulée au livre VI à propos de Properce :
PROPERTIUS facilis, candidus, uere elegiacus ; tersior tamen quam
existimatus est a Criticis ; nam et amat quaedam quae minime sunt
uulgaria et quibusdam locis paucorum iudicium sequutus uidetur ; nam
et principium operis tum elegans est, tum compositum. In primo tamen
libro apparet ambitio quaedam claudendi pentametrum uocabulis mul-
tisyllabis ; qui numerus mollior iudicatus est etiam in iambicis. Pene
igitur conquisisse atque corrogasse uoces existimatur, quibus obnoxias
efficeret sententias ; id quod manifestius deprehenditur ad calumniam
consituendam, quod in sequentibus libris aliter instituit, quasi defecerit
eum similis materia ; aut forte castigatus uel ab amico, uel a seculi iudi-
cio elimatiore, quod iam probarat et Ouidium et Tibullum, frequen-
tius alterum utentem bisyllabis, alterum longis illis pene numquam.
Sequutus uero Corinnae consilium est, quod illa Pindaro dederat, ne
sine fabulis poetama conderentur : esse namque eas illorum animam ;
inculcat igitur quantum potest. Caeterum cum ea omnia iam sint uul-
gata, nostrum poetam uehementer tum a ipsis, tum ab ignotis abstinere
iubeo ; nam quemadmodum in illis nulla gratia, ita in his etiam odium

41 J.-C. Scaliger, Poetices libri septem, III, 124, ed. L. Deitz et G. Vogt-Spira, Stut-
tgart-Bad Cannstatt, 1994, t. 3, p. 202. « Arguments : commémoration du jour où
l’amour a commencé ; éloge ou exécration de ce jour ; plainte, demande pressante, prières,
vœux, actions de grâces ; transport de joie ; récit d’amour illégitime ; pleurs ; invectives
en raison d’un défaut ou d’une action ignominieuse ; reproche ; rétractation ; récit de
sa propre vie ; comparaison avec le rival ; menace ; décision d’avoir une autre amie ; re-
proches à la porte, au gardien, à la servante, à la mère, au mari, aux circonstances et
même au ciel ; reproches à Cupidon, à Vénus, à soi-même ; souhait de la mort, de l’exil ;
haine de l’amie absente ; désespoir mêlé à des imprécations comme dans l’Ibis, même si
la cause est autre ; des épicèdes, des épitaphes et des lettres peuvent être composées dans
ce genre de poème ».
42 Ibidem, p. 202 : Candidam oportet esse, mollem, tersam, perspicuam, atque ut ita,
ingenuam. Affectibus anxiam, non sententiis exquisitis. Non conquisitis fabulis offuscatam.
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 299

subesse arbitror. Pro his igitur sententiae sunto dulces, luculentae, non
languidae, non affectatae, non nimis frequentes43.

L’excès d’ornementation est un défaut que Scaliger reproche précisé-


ment aux élégies de Pontano dans l’Hypercriticus :
Sequitur Pontanus qui cum illa quatuor complecti summa cura conatus
sit : Neruum dico, numeros, calorem, venustatem. Profecto est omnia
consequutus. Quintum autem illud, quod est horum omnium vita velut
quaedam : modum intelligo : penitus ignoravit. Aiunt Virgilium cum
multos versus matutino calore effudisset, pomeridianis horis novo iudi-
cio solitum a paucorum numerum revocare. Contra quidem Pontano
evenisse arbitror. Quae primaquaque inventione arrisissent : iis plura
postea, dum recognosceret addita atque ipsis potius carminibus, quam
sibi pepercisse. Itaque candidus ille, amoenus venustus, nervos numeris
ubi quaesivit, longis ambagibus eorum amisit contentionem. Ergo effu-
sus, exuberans, exultans, ita sibi ipse instans, ut in se recurrat a quo
uitio sit revocandus, facile ostendit44.

43 Poetices libri septem, VI, 7, Lyon, 1561, p. 329b-c. « Properce est un poète au style
aisé, naturel, vraiment élégiaque ; il est toutefois plus soigné que ne l’a jugé la critique ;
car d’une part il aime ce qu’il y a de moins vulgaire et d’autre part en certains endroits
il semble s’adresser au goût d’une élite ; et en effet le début de son œuvre est à la fois
élégant et harmonieux. Toutefois au livre I on peut noter une certaine complaisance à
fermer le pentamètre sur des termes de plusieurs syllabes, type de vers jugé plus amolli
même dans les iambes. D’où l’idée qu’il a délibérément cherché et réuni ces mots de
façon à rendre ses expressions pénibles. Mais il est assez clair que c’est là pure calomnie,
étant donné que dans les livres qui suivent il en usa autrement, − comme s’il n’en avait
pas eu l’occasion ! Peut-être se corrigea-t-il sur le conseil d’un ami, ou sous la pression du
goût plus cultivé d’un siècle qui estimait déjà et Ovide et Tibulle : l’un use plus fréquem-
ment de mots de deux syllabes ; l’autre n’emploie presque jamais de ces termes longs. Il a
d’autre part suivi le conseil que Corinne avait donné à Pindare, de ne jamais composer
des poèmes sans fables, car elles en étaient l’âme : il en insère donc autant qu’il peut.
Mais comme toutes ces fables sont désormais archiconnues, je conseille vivement à notre
poète de les éviter, et tant celles-ci que celles qui ne sont pas connues ; car si les unes
sont dépourvues d’agrément, les autres, à mon avis, ne peuvent que provoquer l’irrita-
tion. Qu’au lieu de cela, il utilise des traits agréables, brillants, qui ne manquent pas de
force, qui ne soient pas affectés ni trop nombreux », trad. C. Caillou, Le livre VI de la
Poétique de Jules César Scaliger (Hypercriticus), traduction et étude, thèse de 3e cycle
présentée sous la direction du professeur P. Laurens, Poitiers, octobre 1988, p. 165‑166.
44 Poetices libri septem, VI, 4, 1561, p. 311b-c. « Suit Pontano, qui a mis tous ses
efforts à réunir ces quatre qualités, j’entends le nerf, le rythme, l’éclat naturel, la grâce ;
et assurément il les possède toutes. Cependant il en est une cinquième qui est comme la
vie de toutes les autres, je veux dire : la mesure ; il l’a complètement ignorée. On dit que
Virgile, après avoir dans le feu de l’inspiration matinale jeté sur le papier bon nombre de
vers, avait coutume l’après-midi de les revoir avec un jugement neuf et d’en réduire consi-
dérablement le nombre. Or je pense que Pontano faisait exactement l’inverse. Satisfait de
son premier jet, il y faisait lors de la relecture, maintes additions. Il avait plus d’égards
pour ses vers que pour sa réputation. C’est pourquoi plein d’éclat, charmant, gracieux,
300 v irgi ni e lerou x

Or, en traduisant les Elégies de Second, il m’est apparu que le fla-


mand use plus modérément de l’érudition mythologique que ses pré-
décesseurs, et en particulier que Pontano. Second utilise les figures
recommandées par Robortello et par Minturno : il multiplie les apos-
trophes, à Cupidon, à ses maîtresses, mais aussi à son lit (II, 8) ou au
sommeil (II, 9). Il introduit des prosopopées, notamment celle de la
Dyle (III, 10). Les prières sont souvent articulées dans un style formu-
laire emprunté aux anciens et évoquent des offrandes ou des rituels
antiques. Les digressions qui miment la discontinuité des sentiments
sont fréquentes, comme la longue digression sur l’âge d’or dans l’élégie
I, 7 ou les comparaisons mythologiques. Cependant, chez Second, cette
érudition mythologique est mesurée.
Un autre élément de convergence entre Second et Scaliger concerne
l’usage des traits brillants. À propos des Héroïdes d’Ovide, Scaliger re-
lève des pointes « pleines de finesse et dignes de n’importe laquelle épi-
gramme »45. Or, Second cultive à l’occasion l’antithèse précieuse dans
la veine ovidienne et pétrarquiste, par exemple dans l’élégie II, 4 qui
imite le fameux « dizain de neige »46. La critique de Scaliger témoigne
au même titre que les productions poétiques de Second des tendances
popularisées par la poésie en langue vernaculaire.
On peut s’étonner que Second ne soit pas évoqué dans la section de
l’Hypercriticus qui rend compte des poètes contemporains (Poetices libri
septem, VI, 4), alors que Scaliger mentionne par exemple les Emblèmes
d’Alciat. La convergence entre la pratique poétique de Second et la
théorie de Scaliger paraît cependant indéniable. Outre une rencontre
des deux hommes ou la connaissance par Scaliger des poèmes de Se-

lorsqu’il recherche la vigueur du rythme, il perd sa vivacité par de longs détours. Et alors
il se répand, déborde, s’abandonne, se talonne lui-même, au point de revenir sur ses pas ;
le défaut dont il devrait se corriger se voit à l’évidence », trad. C. Caillou (légèrement
modifiée), p. 79‑80.
45 Illa uero plane Ouidiana, id est arguta, ac digna quouis Epigrammate, Poetices libri
septem, 1561, p. 330b.
46 Ce poème illustre le couple antithétique du feu et de la neige, hérité de l’Anthologie
grecque (A.P. V, 160, 176, 279, 281, 288, 291), dont Leonard Forster a fait l’emblème
du pétrarquisme (The Icy Fire, five studies in european petrarchism, Cambridge, 1969
et « On Petrarchism in latin and the role of anthologies », Acta Conventus Neolatini
Lovaniensis [1971], München-Leuven, 1973, p. 235‑244). Il s’inscrit dans une série
d’imitations d’une épigramme intitulée Niuis globulus, généralement attribuée à Pétrone,
mais que Pierre Laurens suggère d’attribuer plutôt à Ovide L’abeille dans l’ambre, Paris,
1989, p. 178‑182 et 401‑405. Il étudie ces imitations dans « Le Dizain de neige, Histoire
d’un poème, ou : Des sources latines du pétrarquisme européen », A.C.N.L. Turonen-
sis, Université François Rabelais 6‑10 sept. 1976, éd. J.-C. Margolin, Paris, 1980, vol. 1,
p. 557‑570.
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 301

cond, on peut aussi imaginer un intertexte poétique ou théorique com-


mun aux deux auteurs. Cet intertexte pourrait être le développement
sur le genre élégiaque que Josse Bade intègre à son commentaire des
vers 75 à 78 de l’Art poétique d’Horace47. Bade cite d’abord Diomède
et consacre ensuite un long développement au decorum du pentamètre,
inspiré des remarques du grammairien Sulpitius Verulanus, membre du
cercle de Pomponio Leto. Puis il énumère des prescriptions concernant
l’usage des adjectifs, et indique des enchaînements métriques qui lui
plaisent. Or, il cite ensuite Quintilien qui recommande d’éviter un ex-
cès d’ornements pour privilégier l’adaptation du style au mètre choisi :
At ut Quintilianus monet nimius fucus exquisitusque ornatus vitandus
est. Quoniam aiunt pulcherrimum est ut verba rebus quadrent48.

On voit comment une veine française plus éthique et plus mesurée,


à laquelle on est tenté de rattacher Jean Second, se distingue de l’esthé-
tique napolitaine.
Je terminerai cette étude par l’exemple des Élégies de Muret qui
illustre les deux veines, la plus éthique et la plus ornée. Au moment
où Du Bellay définit de nouvelles conventions esthétiques en marge de
la « génération Marot » et prescrit l’imitation des Anciens, le jeune
professeur de la Brigade est particulièrement attentif au code géné-
rique49. Muret a, par ailleurs, publié des commentaires philologiques
des Élégiaques antiques, qui fournissent des indications précieuses sur
sa conception du genre. Je me contenterai d’un exemple emprunté à
l’épître dédicatoire de ses Scholies sur Properce, adressée à François de
Gonzague50. Muret reprend à son compte la perspective comparative
de Quintilien, et fait de Tibulle et de Properce les champions de deux
styles distincts. Il s’oppose en cela à Scaliger qui, lorsqu’il traite de Ti-
bulle et de Properce dans l’Hypercriticus (Poetices libri septem, VI, 7),
tend à gommer la différence entre les deux modèles élégiaques51. Alors

47 J. Bade, Horace, Paris, 1503, fol. VIII.


48 « Cependant, comme Quintilien le conseille, il faut éviter le fard ou une ornemen-
tation trop recherchée. Puisque l’on dit que le plus beau consiste dans l’accord des mots
et des choses ». Voir Quintilien, Institution oratoire, XII, 10, 75.
49 Voir notre édition : Les Juvenilia de Marc-Antoine de Muret (1552) : édition, tra-
duction et commentaire, Genève, mars 2009.
50 Catullus et in eum commentarius M. Antonii Mureti. Ab eodem correcti et scholiis
illustrati, Tibullus et Propertius, Venetiis, apud Paulum Manutium, 1558. Les enjeux de
la publication de ce commentaire ont été étudiés par J.-E. Girot, « Une correspondance
d’humanistes. Paul Manuce, Marc-Antoine Muret et l’édition des élégiaques latins de
1558 », dans L’Épistolaire au x v i e siècle, ed. J. Lallot, Paris, 2001, p. 141‑163.
51 Voir notre article « Quintilianus « censor in litteris acerrimus »… », p. 369‑371.
302 v irgi ni e lerou x

que Scaliger fait des deux poètes élégiaques antiques les représentants
d’un même idéal stylistique qui met l’accent sur la composition et sur
l’harmonie, Muret met au contraire l’accent sur la spécificité de chacun
des auteurs :
Summa in Tibullo elocutionis elegantia, et proprietas : summa in Pro-
pertio eruditionis poeticae copia, et varietas : in illo Romana propre
omnia, in hoc pleraque transmarina. Illum, nativa quaedam et incor-
rupta Romani sermonis integritas, in media urbe natum et altum esse,
perspicue ostendit : hunc praeter cetera, forma et character ipse dicendi
in Graecorum poetarum scriptis assiduissime versatum esse demonstrat.
Cumque a sapientissimis viris traditum sit, duo esse praecipua poeticae
dictionis ornamenta, to saphes kai to xenikon, illo Tibullus, hoc Proper-
tius excellere videtur. Mollior ille, et delicatior : nervosior hoc et accu-
ratior. Illo magis oblectere : hunc magis, ut opinor, admirere52 .

Pour développer la formule de Quintilien sunt qui Propertium ma-


lint, Vadian et Giraldi attribuent à Properce des qualités qui s’opposent
point par point à celles attribuées par Quintilien à Tibulle : ainsi à
l’ingenium sont opposées l’eruditio et la doctrina ; à l’élégance est op-
posée la grauitas ; au naturel l’usage abondant de figures qui rendent
parfois Properce plus obscur53. Muret, de même, fait de Tibulle un re-
présentant de la pureté et de l’intégrité romaine, tandis que Properce se
distingue par son érudition et par l’imitation des grecs. Plus loin dans
le discours, il précise cette distinction par l’opposition entre la nature
(natura) et l’art, l’application (industria) et indique que les deux élé-
giaques pratiquent deux types d’imitation différents : Tibulle incarne
la mimesis et rivalise avec la nature, tandis que Properce préfère l’imi-
tatio et se veut un nouveau Callimaque. Il ne s’agit pas là d’un juge-
ment original. Crinitus fait la même analyse dans ses Vies des poètes
latins, qui figurent en tête de la plupart des éditions des élégiaques à
52 Catullus et in eum commentarius, 1558, Propertius, fol. A2r-A3v. « Tibulle se dis-
tingue par une remarquable élégance de l’expression et par la propriété des termes ; Pro-
perce par l’abondance et par la variété remarquables de son érudition poétique. Chez le
premier, presque tout est Romain ; chez le second la plus grande part vient d’outre-mer.
La pureté quasi primitive et intacte de son latin montre clairement que le premier est né
et a grandi à Rome même ; les tours et les particularités de son expression prouvent que
le second a fréquenté de façon particulièrement assidue les écrits des poètes grecs. Alors
que selon les hommes les plus sages, les deux principales qualités du style poétique sont
la clarté (to saphes) et la couleur étrangère (to xenikon), il semble que Tibulle excelle en
la première et Properce en la seconde. Le premier est plus doux et plus délicat, le second
plus vigoureux et plus sophistiqué. On est davantage charmé par le premier, tandis qu’à
mon avis, le second suscite davantage l’étonnement ».
53 Institution oratoire, X, 1, 93 et « Quintilianus « censor in literis accerrimus »… »,
p. 371‑373.
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 303

la Renaissance54. L’originalité de Muret est de transcrire cette opposi-


tion en utilisant les catégories stylistiques de la rhétorique antique et
en particulier les catégories d’Aristote. Il conserve les termes grecs pour
signaler sa source qui est probablement le livre III de la Rhétorique55 :
Ce qui fait la clarté du style (σαφῆ), c’est la propriété des noms et des
verbes ; ce qui en relève la platitude et en fait l’ornement, c’est l’emploi
de tous les autres mots énumérés dans la Poétique : s’écarter de l’usage
courant le fait paraître plus noble ; la même impression que les hommes
éprouvent à l’endroit des étrangers et de leurs concitoyens, ils la res-
sentent à l’égard du style ; ainsi faut-il donner à son langage une cou-
leur étrangère (ξένην), car on est étonné de ce qui est éloigné, et ce qui
excite l’étonnement est agréable56.

Comme Aristote, Muret associe la couleur étrangère à l’ornementa-


tion et aux figures qui s’écartent de l’usage courant et suscitent l’éton-
nement. De même que Cicéron ou Quintilien, il allie la pureté du
style à la latinité57. Ainsi, la clarté et la limpidité de Tibulle en font
un représentant de l’ingenium proprement romain, tandis que Properce
cultive au contraire l’étrangeté et privilégie la sophistication.
Après avoir établi cette distinction, Muret recommande les deux au-
teurs et indique qu’il les a lui-même abondamment lus et imités dans sa
jeunesse58. Conformément à une tradition pédagogique héritée des An-
ciens, il associe la lecture des poètes à la production poétique, qui exige
une connaissance approfondie des codes. Or, l’opposition théorique

54 Dans sa vie de Tibulle, Critinus insiste sur l’élégance et la limpidité du style,


Petri Criniti de poetis latinis, III, fol. 37v. La présentation de Properce met en valeur
l’imitation de Callimaque et de Philétas (De poetis latinis, III, fol. 38r).
55 III, 2, 1404 b, mais voir aussi les livres 20 à 22 de la Poétique (1456 b 20 -
1458 a 17).
56 Trad. M. Dufour et A. Wartelle, Paris, 1980, p. 41. Nous avons remplacé « admi-
rer » par « étonner ».
57 Voir Cicéron, Orator, 79 ; De oratore, III, 48 sq. et Quintilien, Institution oratoire,
VIII, 2.
58 Propertius, 1558, fol. A3v. Satius fuerit, utrunque studiose ac diligenter evolvere,
utriusque virtutes accurate perpendere, utrunque sibi ad imitandum proponere, si quando
forte nos ad tentatum idem poematis genus aut voluntas adducet, aut naturae impetus fe-
ret. Quae ego omnia in me fuit, summo studio adolescens factitavi. Non enim facile conces-
serim multis, qui hos poetas saepius, aut accuratius legerint, aut vero plus operae posuerint
in eorum virtutibus imitando exprimendis. « On se contentera de les lire tous deux avec
ardeur et attention, d’apprécier soigneusement les qualités de chacun et de les imiter tous
deux si la volonté ou la nature nous conduit à faire l’essai du genre élégiaque. C’est ce
que je n’ai cessé de faire de toutes mes forces, avec la plus grande ardeur, lorsque j’étais
jeune. Il serait, en effet, difficile de trouver beaucoup d’hommes qui aient lu ces poètes
plus souvent ou avec plus de soin, ou qui aient consacré plus d’énergie à reproduire leurs
qualités en les imitant ».
304 v irgi ni e lerou x

établie dans le commentaire est illustrée dans le recueil élégiaque. Dans


la troisième élégie, Muret feint d’abandonner le domaine littéraire pour
formuler un idéal de vie qui se caractérise par le refus des richesses et
la volonté de mener une vie tranquille auprès de sa maîtresse. Ce motif
est commun à toute la génération élégiaque, mais Muret adopte la per-
sona de Tibulle, ce qu’il signale en adoptant le canevas de la première
élégie et en intégrant selon la technique du centon de nombreuses ex-
pressions de la troisième élégie du livre III :
Scire cupis, quae sit votorum summa meorum,
Et qua praecipue vivere sorte velim ?
Non ego tecta mihi Phrigiis innixa columnis,
Diuitis aut auri pondera mille petam,
Non ab Erythraeo repetendas littore conchas,
Aut quae centenus jugera taurus aret,
Sed tecum longae traducere tempora vitae,
Securúmque tuo semper amore frui59.

Comme Tibulle, Muret se dit prêt à participer aux travaux agricoles


(v. 16) ; comme lui, il met en œuvre une rhétorique du désir et du fan-
tasme qui donne peu à peu réalité à la femme aimée par l’accent mis sur
des détails symboliques – la blancheur des bras (v. 11), la douce chaleur
du sein (v. 12), les mots doux comme le miel (v. 13) – et des mises en
scènes de la femme aimée – la course dans les montagnes (v. 19‑20),
le repos sur l’herbe (v. 21‑22), le baiser (v. 22‑23). Insensiblement, par
l’intermédiaire de la forme ambiguë curram, les visions acquièrent plus
de réalité et passent du subjonctif au futur. Comme le poète antique,
il suscite un univers bucolique qui présente tous les caractères du locus
amoenus (v. 29‑32) et il imagine ses funérailles et la douleur de sa maî-
tresse (v. 35‑38). L’inscription funéraire qui clôt le poème fonctionne
comme une métonymie du fantasme, puisque le simple fait de la graver

59 Juvenilia, élégie III, v. 1‑8 : « Tu désires savoir quel est de mes vœux le plus cher, /
Et quelle destinée j’aimerais le mieux vivre ? / Ce ne sont ni des toits posés sur des co-
lonnes Phrygiennes / ni mille livres d’or précieux que je rechercherais, / ni les coquil-
lages qu’il faut aller chercher sur les rivages Erythréens, / ni les arpents labourés par
cent bœufs, / mais passer avec toi tout le temps d’une longue vie, / et, à l’abri, jouir pour
toujours de ton amour ». Le vers 3 reprend Tibulle, III, 3, v. 13 : Quid domus prodest aut
Phrygiis innixa columnis, le vers 4, Tibulle, III, 3, v. 11 : Nam graue quid prodest pondus
mihi diuitis auri, le vers 5, Tibulle III, 3, v. 17 : Quidue in Erythraeo legitur quae litore
concha, le vers 6, Tibulle, III, 3, v. 12 : arua si findant pinguia mille boues. On reconnaît
en outre dans les vers 4 et 6 une transposition de Tibulle, I, 1, v. 1‑2, Muret conservant
la position métrique des mots empruntés : « Diuitias alius fuluo sibi congerat auro / et
teneat culti iugera multa soli (…) ». Enfin, le vers 8 imite Tibulle, I, 1, v. 77 : « ego com-
posito securus aceruo ».
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 305

dans la pierre suffit à présenter l’union du couple comme une réalité,


l’effet de réel étant renforcé par l’usage de l’imparfait et la triple répé-
tition de l’adjectif unus :
Cor fuerat binis unum, mens una, viator,
Quorum nunc unus contegit ossa lapis60.

En composant cette élégie, Muret avait peut-être en tête la caracté-


risation du genre par Diomède. En effet, les premiers vers imitent les
vers de Tibulle cités par Diomède au début de sa définition, tandis que
l’inscription finale renvoie à l’origine funéraire du genre dont témoigne
l’étymologie du mot élégie développée par le grammairien :
Elegia est carmen compositum hexametro versu pentametroque alternis
in vicem positis, ut
Divitias alius fulvo sibi conserat auro
Et teneat culti iugera multa soli.
Quod genus carminis praecipue scripserunt apud Romanos Propertius
et Tibullus et Gallus imitati Graecos Callimacheum et Euphoriona.
Elegia autem dicta sive παρὰ τὸ εὖ λέγειν τοὺς τεθνεῶτας (fere enim
defunctorum laudes hoc carmine conprehendebantur), sive ἀπὸ τοῦ
ἐλέου, id est miseratione, quod θρήνους Graeci vel ἐλεεῖα isto metro
scriptitaverunt61.

Si l’élégie 3 illustre le rêve pastoral à la manière de Tibulle, l’élégie 5


est une déclaration de fidélité probablement inspirée de l’élégie II, 20 de
Properce. Comme dans l’élégie précédente, Muret signale son modèle
par des emprunts textuels. Ainsi le vers 24 (Vna dies uitam finiet, una
fidem : le même jour mettra fin à ma vie et à ma foi) imite le vers 18
de l’élégie antique (ambos una fides auferet, una dies : un seul lien, un
seul jour nous ravira tous deux). La transposition manifeste une grande
familiarité avec le poète antique : Jean-Paul Boucher a, en effet, montré
que Properce n’utilise que le nominatif, l’accusatif et l’ablatif du nom
fides et que deux fois sur trois ces dissyllabes sont utilisés pour termi-

60 « Ils n’avaient à eux deux qu’un seul cœur, qu’une seule âme, voyageur, / ceux dont
cette pierre unique couvre à présent les os ».
61 Diomède, ars, in Grammatici latini, éd. H. Keil, Leipzig, 1857, I, p. 484. « L’élégie
est un chant composé en une alternance d’hexamètres et de pentamètres, comme ‘Qu’un
autre amasse un trésor d’or fauve et possède des milliers d’arpents d’un sol bien cultivé’.
Chez les Romains, ce genre fut tout particulièrement illustré par Properce, Tibulle et
Gallus qui imitaient les Grecs Callimaque et Euphorion. Le nom élégie provient soit de
παρὰ τὸ εὖ λέγειν τοὺς τεθνεῶτας (les éloges funéraires étaient presque tous composés
en ce mètre), soit ἀπὸ τοῦ ἐλέου, c’est-à-dire de la pitié, parce que les Grecs ont écrits des
thrènes ou ἐλεεῖα ce mètre ».
306 v irgi ni e lerou x

ner un pentamètre62 . En plaçant fidem à la fin du pentamètre, Muret


respecte donc l’emploi métrique de ce terme chez son modèle.
De nombreuses autres sources antiques sont intégrées à l’éthopée,
mais leur intégration respecte la manière de Properce telle qu’elle est
décrite dans l’épître à François de Gonzague. Muret cultive ici, en ef-
fet, un art fondé sur l’érudition et l’allusion, qui illustrent la qualité de
l’étrangeté (to xenon). Le poème s’ouvre ainsi sur la formule elliptique
des « années du sable de Cumes » (Cumaei (…) pulveris annos, v. 1),
qui fait référence au mythe selon lequel Apollon accorda à la Sibylle de
Cumes de vivre autant d’années qu’elle pourrait tenir de grains de sable
dans sa main. C’est l’exemple qu’utilise Properce lorsqu’il souhaite que
la vieillesse n’altère pas les traits de Cynthie (II, 2, 16). De même, les
Parques ou la mer sont respectivement désignées par les expressions :
« sœurs que la nuit a fait naître de l’Érèbe antique » (sorores, / Quas
nox antiquo sustulit ex Erebo, v. 7‑8), puis « prés de Neptune » (Nep-
tunia prata, v. 15). Comme Properce et selon la plus ancienne tradition
poétique grecque, Muret utilise à plusieurs reprises les substitutifs allu-
sifs du nom propre : ainsi, Hélène et Ariane sont nommées par leur
patronyme, respectivement Tyndaride63 et Minoi64, tandis que Cupi-
don est désigné par l’adjectif Idalius, en référence à la ville de l’île de
Chypre, qui révérait sa mère.
Au contraire, l’élégie 3, dont Tibulle est le modèle dominant, se dis-
tingue par sa limpidité et sa fluidité. Aucune allusion mythologique,
mais une utilisation mesurée de l’épithète géographique : « Phrigiis
(…) columnis » (3, 3) ; « Erythraeo (…) littore » (3, 5) ; « Chaonias (…)
aues » (3, 24). Pas d’ornementation voyante, mais une attention parti-
culière portée aux modulations harmoniques et de discrets jeux d’échos
dans l’attaque des hexamètres : non ego (v. 3), non ab (v. 5), non ego
(v. 27) ou sed tecum (v. 7), sic tecum (v. 15), tecum ego (v. 19). Or, une
scholie de Muret portant sur la première élégie de Tibulle rattache ex-
plicitement le procédé à la catégorie stylistique de l’élégance :
Apparet, hunc poetam elegantiam quandam putasse esse in eiusdem syl-
labae continuata repetitione. Vt supra, Me mea : et nunc ipse seram : et
mox poma manu : et infra, multa tabella : et sicca canis, et tam multis
locis denique, ut constet, hoc non casu, sed dedita opera factum65.

62 Études sur Properce, Paris, 1965, p. 86, note 3.


63 Virgile, Enéide, II, v. 601.
64 Catulle, 64, v. 60 ; Tibulle, III, 6, v. 41 ; Properce, III, 19, v. 27 ; Ovide, Métamor-
phoses, VIII, v. 174.
65 Propertius, 1558, fol. 40r et v « Il apparaît que notre poète a pensé qu’il y avait
une certaine élégance à répéter plusieurs fois de suite la même syllabe. Comme plus
théor i e et pr at ique de l’ élégi e l at i ne au x v i e si ècle 307

La remarque est mentionnée par le jésuite Pontano dans ses Poetica-


rum institutiones :
Praeterea Tibullus, vt Muretus animadvertit, elegantiam quandam judi-
cauit esse in eiusdem syllabae continuatione. Lib. 1, eleg. 1 :
Me mea paupertas […]66.

Ces deux poèmes des Juuenilia illustrent donc les particularités sty-
listiques mises en valeur dans le commentaire philologique : d’un côté,
la simplicité d’une rhétorique de l’enargeia ; de l’autre, la sophistication
d’une poésie érudite et allusive.
Les convergences entre théorie et pratique sont indéniables. On peut
ainsi identifier une influence de la théorie, antique et humaniste, sur
le codage du genre par certains poètes. Les commentaires humanistes
de l’Art poétique d’Horace conduisent ainsi Pontano et Jean Second à
majorer les motifs de la plainte et du vœu par rapport aux élégiaques
antiques et à les exhiber dans leurs élégies métadiscursives. De même,
l’imitation de Tibulle par Muret, dont l’œuvre illustre une parfaite
continuité entre le commentaire des auteurs et la composition poé-
tique, a été orientée par les prescriptions de Diomède, relayées par les
théoriciens humanistes. On trouve des épitaphes chez les élégiaques an-
tiques, mais l’insistance des théoriciens sur l’origine funéraire du genre
contribue à la sélection de ce motif par le poète humaniste. Il faut aussi
prendre en compte l’influence de la praxis humaniste sur la théorie, les
poèmes néo-latins ont parfois servi de filtre et ont à leur tour nourri la
théorie humaniste : Pontano, poète élégiaque et promoteur d’une élé-
gie très ornée, mais aussi théoricien de l’admiratio dans l’Actius, a joué
un rôle indéniable dans la caractérisation du genre par Robortello et
par Minturno. Bien qu’il ne mentionne pas Second dans l’Hypercriti-
cus, Jules-César Scaliger semble tenir compte des Élégies du flamand
lorsqu’il caractérise le genre élégiaque. En tout état de cause, on peut
distinguer l’esthétique napolitaine, qui prône une ornementation et
une érudition mythologique recherchées, de la modération prescrite par
Josse Bade et illustrée par Jean Second.

haut : Me mea : et nunc ipse seram : et mox poma manu ; et plus loin, multa tabella : et
sicca canis. On peut citer de si nombreux passages qu’il est évident que ces exemples ne
sont pas le fruit du hasard mais d’un travail conscient ».
66 Poeticarum institutionum libri III, II, 25 : « Virtutes et artificium elegorum »,
Ingolstadt, 1600 (3e ed.), p. 126.
308 v irgi ni e lerou x

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Perrine G aland

JEAN SALMON MACRIN ÉDITEUR


ET LECTEUR DE L’ART POÉTIQUE
DE JÉRÔME VIDA (1527)

L e 5 juillet 1527, l’huma niste or léa nais Nicolas B ér auld


(1470-c. 1555) publia à Paris, chez Robert Ier Estienne, en collaboration
avec le poète Jean Salmon Macrin (1490‑1557), le De arte poetica de
Girolamo Vida (c. 1485‑1566), sous le titre M. Hieronymi Vidae Cre-
monensis De arte poetica libri tres. Parisiis ex officina Roberti Stephani e
regione scholae decretorum, MDXXVII. La première version manuscrite
de l’ouvrage1, qui avait sans doute commencé à circuler vers 1517 et
fut envoyée en 1520, à leur demande, aux Patres de Crémone pour les
écoles de la ville (comme en témoigne une lettre de l’auteur), ne fut
éditée pour la première fois qu’en mai 1527 à Rome2 , après de multiples
suppressions et corrections, sous le contrôle de Vida lui-même. Le texte

1 Cette version beaucoup plus longue que celle de l’édition romaine nous a été conser-
vée dans le codex dit Venturi : au x i x e siècle, le manuscrit était encore en la possession
du Baron Vernazza, mais il brûla en 1904. Une copie de ce manuscrit avait été faite par
Giovanni Battista Venturi et Francesco Novati en 1818. C’est ce texte que Ralf G. Wil-
liams a édité en appendice de l’édition romaine de 1527, en le datant de 1517 (The ‘De
arte poetica’ of Marco Girolamo Vida, translated with commentary and with the text of
1517, ed. R. G. Williams, New York, 1976). Pour une synthèse de la genèse du texte
(très controversée), voir S. Rolfes, Die lateinische Poetik des Marco Girolamo Vida und
ihre Rezeption bei Julius Caesar Scaliger, München-Leipzig, 2001, p. 37‑42 et, plus ré-
cemment, la riche thèse de M.-F. André, Nicolas Bérauld, laissé pour compte des ‘Bonnes
Lettres’. Monographie sur l’humaniste orléanais Nicolas Bérauld (c. 1470-c. 1555), thèse
de doctorat sous la direction de P. Galand, Université de Paris-Sorbonne, novembre
2011, t. II, p. 444 et s. Il existe deux autres éditions modernes de l’Art poétique : Marco
Girolamo Vida : l’‘arte poetica’, ed. Raffaele Girardi, Bari, 1982 et Marco Girolamo Vida.
De arte poetica, Art poétique, édition et traduction de Jean Pappe, Genève, 2013, dont
j’userai ici. Voir aussi le mémoire de master de G. Mérot, Entre imitation et détourne-
ment : quelques aspects du De arte poetica de Marco Girolamo Vida (1527), soutenu sous
ma direction en 2009 à l’EPHE.
2 Marci Hieronymi Vidae Cremonensis de Arte poetica Libri III, eiusdem De Bombyce
lib. II, eiusdem de Ludo scacchorum lib. I, eiusdem Hymni, eiusdem Bucolica, Romae,
1527.

311
312 per r i ne ga l a nd

publié par Bérauld et Macrin avait été probablement envoyé au poète


par Guillaume Du Bellay3, son grand ami et protecteur, qui séjourna en
Italie de mars à juin 1527 ; il s’agit certainement d’une édition pirate,
publiée sans que son auteur en ait eu connaissance. Le texte parisien
est plus proche de l’édition romaine que du manuscrit (le codex dit
Venturi), mais il n’est pas complètement identique et représente sans
doute une version intermédiaire4. Les poèmes de Vida n’y figurent pas,
la dédicace du Crémonais à Angelo Dovizzio, neveu et secrétaire du
cardinal Bibienna, proche de Léon X, a été reprise du codex Venturi –
pourtant cette dédicace avait été remplacée dans l’édition de Rome par
une adresse au Dauphin François. Béraud a rédigé lui-même l’épître in-
troductive adressée à Louis de l’Estoile5, où il mentionne, comme on le
verra, le désir qu’avait Macrin de voir diffuser en France les œuvres de
Vida. Au moment où il édite l’Art poétique, Jean Salmon Macrin n’est
pas encore une gloire nationale. Après des débuts prometteurs dans la
poésie religieuse, le Loudunais, entré au service de l’archevêque Antoine
Bohier, puis précepteur des deux fils de René de Savoie, voyageant sans
cesse, avait cessé d’écrire pendant treize ans. En 1525, la rencontre avec
Guillonne Boursault, plus jeune que lui de vingt ans, qu’il épousa en
août 1528, raviva vigoureusement son inspiration. Il publia, à la fin
de 1528 ou au début de 1529, le Carminum libellus, suivi en 1530 des
Carminum libri quatuor, recueils consacrés à la célébration, après Pon-
tano, de l’amour conjugal. Ces recueils connurent un grand succès, et
pendant plus de vingt ans, jusqu’à la mort de Guillonne (1550), Macrin
continua d’éditer des volumes d’odes autobiographiques consacrés à sa
famille, à sa carrière et à la religion6.
Le cas de Macrin me semblait particulièrement intéressant dans la
perspective de ce colloque : l’humaniste érudit, qui allait devenir le plus
grand poète latin de la première moitié du x v i e siècle, publie, juste au
moment de s’engager dans l’activité de poète de cour, le second art poé-

3 Selon G. Soubeille dans J. Salmon Macrin, Epithalames et odes, éd. et trad. G. S.,
Paris, 1998, p. 40.
4 En 1522 selon S. Rolfes, Die lateinische Poetik, p. 42 et n. 169. Il existe sept exem-
plaires de cette édition, à Leyde, à Rome, à Venise, au Vatican, à Harvard et à la Maza-
rine : 20808 (4) et 21274 (2). Voir M.-F. André, Nicolas Bérauld, p. 446.
5 Texte analysé par M.-F. André, Nicolas Bérauld, p. 447‑448.
6 Sur l’importance de Macrin en France, voir par exemple mon article « Quelques
orientations spécifiques du lyrisme néo-latin en France » [Lecture plénière pour la
France au Congrès international de l’International Society of Neo-Latin Studies, Bonn,
août 2003], in Acta Conventus Neo-Latini Bonnensis, ed. R. Schnur, Tempe (Medieval
and Renaissance Texts and Studies), 2006, p. 299‑320.
je a n sa lmon m acr i n édit eur et lect eur de jérôm e v i da 313

tique de la Renaissance7, qui devait être lu encore pendant des siècles8.


Peut-on en déduire pour autant que la pratique poétique macrinienne
constitue une illustration des théories de Vida ? La réponse n’est pas si
simple, bien entendu, et le rapport de Macrin à Vida mérite d’être étu-
dié sous des angles différents. Je m’intéresserai d’abord aux raisons qui
ont pu pousser Macrin à éditer son collègue italien malgré la différence
de leurs contextes politiques et littéraires, puis je tenterai de confronter
les choix poétiques des deux auteurs en reprenant les points successifs
(empruntés à la rhétorique comme dans bien des arts poétiques) traités
par Vida dans son art poétique : genre et aptum, imitation-inspiration,
disposition, style. Pour que cette comparaison soit vraiment complète,
il faudrait aussi mettre en parallèle la propre pratique poétique de Vida
et ses préceptes9, mais je n’en ai pas ici le loisir.

Jea n Salmon M acr in et Nicolas B ér auld éditeurs de Sué -


tone (1515)

L’édition de l’art poétique de Vida n’a pas été, pour Macrin, la seule
occasion de collaboration avec l’humaniste Bérauld, pilier du cercle de
Budé, qui, sa vie durant, se consacra à transmettre l’héritage du Quat-
trocento aux Français, et notamment les théories littéraires d’Ange
Politien. Autour de 1515 déjà, Macrin (alors âgé de 25 ans) et Bérauld
(son aîné de 20 ans) avaient uni leurs compétences lors d’un cours sur
les Vies des douze Césars de Suétone, donné aux petites écoles de la Sor-
bonne. Les deux amis suivaient les traces de Politien, qui avait égale-
ment commenté, en 1482‑1483, puis en 1490‑1491, le texte suétonien
et publié la magistrale praelectio du second cours, où il analysait, autour
de Suétone, les enjeux de l’historiographie10. Bérauld publia le texte des
Vies, précédé de sa propre praelectio, puis de celle de Politien. Dans la
préface de l’édition, il indique que « son associé et presque collègue »
Macrin, « commentateur docte et soigneux », socium ac pene collegam
doctum et accuratum interpretem, s’était chargé du cours à part égale,

7 Le premier art poétique publié à la Renaissance est celui de Joachim Vadian (Vadia-
nus), à Vienne en 1518. Voir mon article sur « Quelques aspects de l’influence de Quin-
tilien sur les premières poétiques latines de la Renaissance (Fonzio, Vadian, Vida) »,
dans Quintilien ancien et moderne, coll. P. Galand, F. Hallyn, C. Lévy et W. Verbaal,
Turnhout (Latinitates 3), 2010, p. 303‑350.
8 Voir S. Rolfes, Die lateinische Poetik, p. 30‑36.
9 Voir M. Di Cesare, Vida’s Christiad and Vergilian Epic, New York, 1964 et G. Mé-
rot, Entre imitation et détournement.
10 Voir P. Galand-Hallyn, « La leçon d’introduction à Suétone de Nicolas Bérauld
(1515) : développement de l’èthos et poétique de la mémoire », dans Autour de Ramus.
Texte, théorie, commentaire, coll. K. Meerhoff et J. C. Moisan, Québec, 1997, p. 235‑267.
314 per r i ne ga l a nd

laborem hunc sibi nobiscum ex aequo partientem (il avait sans doute
aussi aidé à la révision du texte suétonien) et qu’il avait su séduire les
étudiants par une très élégante praefatio, ce qui avait incité Bérauld à
écrire la sienne. Dans ce volume, les deux amis visaient donc à mettre
à la disposition des étudiants et des lettrés le texte d’un historien im-
portant (sans lui apporter d’améliorations philologiques notables), mais
tout autant sans doute, avec les deux praelectiones de Politien et de
Bérauld (qui s’inspirait peut-être de Macrin), une réflexion théorique
approfondie non seulement sur l’écriture historique elle-même, mais
sur sa place exemplaire dans les artes. Les qualités principales attri-
buées à l’histoire, entendue comme discipline du passé au sens large,
comme poétique de la mémoire, à l’instar de la philologie, se trou-
vaient projetées sur les autres domaines de l’encyclopédie ; mon élève
Marie-Françoise André, dans sa riche monographie toute récente sur
Nicolas Bérauld, montre bien comment l’humaniste, au fil de ses nom-
breuses et diverses préfaces ou annotations, a cherché à constituer un
ensemble normatif cohérent au service de la communauté intellectuelle
groupée autour de Budé. Politien avait surtout souligné la nécessité, en
matière d’écriture, de la fides et de l’enargeia ; Bérauld essayait quant
à lui d’aller plus loin – tout en empruntant au Florentin lui-même ses
conceptions esthétiques originales de la varietas et de l’innutrition – en
faisant l’apologie d’un style « intermédiaire » capable de subsumer et
de varier les diverses qualités des autres styles. Dans sa cohortatio finale,
l’Orléanais développait sa vision de la pédagogie humaniste : il définis-
sait les auteurs à lire, recommandant essentiellement les poètes (avec
une préférence pour les auteurs anciens), esquissant une brève apologie
de la poésie selon les lieux du genre depuis Albertino Mussato, louant
la comédie et la satire pour leur fides ; il identifiait, après Augustin,
l’éthique de l’épopée virgilienne à celle de l’histoire, faisant – en un
glissement de la fides à la mimesis – de l’historia épique une histoire
instructive par son exemplarité ; il faisait aussi intervenir l’Horace des
Epîtres (I, 2, v. 69‑70 et v. 17‑26) pour présenter l’épopée homérique
comme réservoir d’allégories morales. La cohortatio se concluait par une
exhortation à travailler imitée de Quintilien (XII, 11, 21 et s.), et par
un démenti de certaines calomnies.
Macrin, sous l’égide de Bérauld, dans le cercle et avec l’aval de Budé,
s’est ainsi trouvé associé dès ses débuts à une entreprise à vocation mul-
tiple, qui peut jeter quelque lumière sur son appréciation et son utili-
sation ultérieures de Vida : constituer un trésor de textes formateurs
pour les humanistes français débutants ; mettre au point des normes
intellectuelles et littéraires, une « poétique » au sens large, clairement
je a n sa lmon m acr i n édit eur et lect eur de jérôm e v i da 315

empruntée à la « révolution » anti-cicéronianiste de Politien et à Quin-


tilien avant lui, et visant à la formation et à l’épanouissement du génie
individuel, dans les limites, toutefois, de la foi et de la morale chré-
tienne, dont le Quattrocento florentin était nettement plus affranchi.
La reprise, en 1527, de l’association Bérauld-Macrin à l’occasion de
l’édition de Vida doit être examinée à l’aune de cette première édition
commune.

Vida et le cercle de M acrin : deux conceptions opposées de


la poétique ?
Le De arte poetica est, comme l’indique la lettre de Vida aux patres
de Crémone, un manuel de pratique poétique à l’intention des étu-
diants, plus qu’un traité théorique élaboré. Il est rédigé en hexamètres
dactyliques, sur le modèle de l’Épître aux Pisons d’Horace, des Géor-
giques de Virgile11, poèmes didactiques, et peut-être des Silves de Poli-
tien, discours poétiques sur la poésie. Bien que la version romaine de
1527 (parue quelques jours avant le sac de Rome) soit dédiée, dans
une perspective d’alliance politique contre Charles Quint, au Dauphin
François, alors retenu en captivité comme otage, la poétique de Vida
s’inscrit d’abord dans la perspective d’une célébration de Rome et de la
translatio imperii et surtout studii, telle que les règnes de Léon X, puis
de Clément VII l’avaient conçue. Léon X, comme on sait, avait voulu
réinstaurer un âge d’or analogue à celui d’Auguste, mais christianisé ;
tel était le mot d’ordre des écrivains et des artistes de son temps, qui ont
maintes fois développé la comparaison12 . Dans cet esprit, Léon X lui-
même, plein d’admiration pour les premières œuvres de Vida (c. 1512 :
deux poèmes didactiques l’un sur le jeu d’échecs, Scacchia ludus, et
l’autre sur l’élevage du ver à soie, Bombyx), lui avait commandé une
épopée virgilienne à la gloire du Christ, la Christiade, qui ne paraîtra
qu’en 1535, dédiée finalement à Clément VII, son successeur et connaî-
tra un succès international. L’art poétique, composé parallèlement à
cette épopée, est ainsi centré principalement sur le genre de l’èpos, pré-
senté, conformément à la tradition, comme supérieur aux autres, même
si Vida précise au début du poème que ses conseils pratiques sont éga-
lement valables pour tous les autres genres (I, v. 40‑43) – le livre I est
consacré très largement à la pédagogie ; au livre II, où le poète traite de

11 Voir l’introduction de Jean Pappe à son édition de l’art poétique.


12 Voir la thèse de doctorat de S. Charbonnier, Rhétorique et poétique chez les peintres
et les poètes dans la Rome de Léon X, soutenue sous ma direction à l’université de Paris-
Sorbonne, 2011.
316 per r i ne ga l a nd

l’inventio et de la dispositio, il vante l’inspiration qu’il assimile à pre-


mière vue au furor tel qu’il a été décrit depuis le néo-platonisme fici-
nien ; au livre III, Vida détaille l’elocutio, le style (il ne dit rien de la
métrique), et définit les critères de l’imitatio-aemulatio, en posant Vir-
gile comme le modèle majeur – quoiqu’inégalable –, semblant offrir, en
matière de poésie, le pendant du cicéronianisme romain en prose. La
relation personnelle de Vida, auteur de la Christiade, à Virgile est celle
d’un disciple et même, malgré la nécessaire modestie qu’il affiche, celle
d’un émule, comme l’a bien montré J. Pappe13.
La doctrine contenue dans l’art poétique de Vida apparaît donc, à
première vue, en totale contradiction avec les choix poétiques de Ma-
crin et de son cercle, tels que le paratexte de l’édition de Suétone, par
exemple, les présentait : très désireux de laver les Français de l’accusa-
tion de barbarie que l’Italie faisait peser sur eux depuis Pétrarque, le
Loudunais et ses amis désirent récupérer pour leur compte la grandeur
de Rome14 ; ils préfèrent la poétique du temperamentum individuel
– léguée par Quintilien et Macrobe, rénovée par Politien et relayée par
Érasme –, qui privilégie les petits genres d’expression personnelle, où il
se sentent plus à l’aise, et délaissent l’épopée conçue comme trop peu
modeste15 ; ils sont adeptes d’une imitation éclectique qui débouche sur
l’affirmation d’un génie individuel, et tendent à rationaliser fortement
par l’ars, comme Politien après Horace et Stace, la notion de furor, à
laquelle ils substituent celle de calor, d’inspiration liée à la virtuosité
et à l’émotion autant ou plus qu’à une intervention divine. Bref, ils
suivent plus volontiers l’école de Florence (dans le but de l’égaler) que
sa rivale, l’école de Rome.
Si, de plus, on observe dans ses grandes lignes la nature des œuvres
de Macrin publiées peu après le De arte poetica de Vida, on ne retrouve
a priori aucune des orientations majeures du Crémonais : Macrin n’a
jamais montré la moindre inclination pour l’épopée ou les genres à
coloration héroïque16 ; les recueils de 1528, 1530, 1531 jettent les bases

13 Voir l’introduction de Jean Pappe, p. 19 et s.


14 Voir, dans les Hymnes de 1537 (éd. S. Laburthe-Guillet, Genève, 2010), le poème
I, 30 : Ad poetas Gallicos qui célèbre l’avènement de la translatio studii en France.
15 Voir mes articles « Marot, Macrin, Bourbon : “Muse naïve” et “tendre style” »,
dans La Génération Marot. Poètes français et néo-latins (1515‑1550), Actes du Colloque
international de Baltimore – 5‑7 décembre 1996, éd. G. Defaux, Paris, 1997, p. 211‑240
et « ‘Médiocrité’ éthico-stylistique et individualité littéraire », dans Eloge de la médio-
crité. Le juste milieu à la Renaissance, éd. E. Naya et A.-P. Pouey-Mounou, Paris, 2005,
p. 103‑120.
16 Voir S. Provini, Les Guerres d’Italie entre chronique et épopée : le renouveau de
l’écriture héroïque française et néo-latine en France au début de la Renaissance, à paraître.
je a n sa lmon m acr i n édit eur et lect eur de jérôm e v i da 317

de ce que sera sa poétique au long de sa carrière jusqu’en 1550, à savoir


une collection d’odes autobiographiques (plus rarement d’élégies ou
d’épigrammes) rédigées dans un esprit et un style qui doivent beaucoup
à Catulle et plus encore à Horace, comme l’indique le titre de Carmina
attribué aux volumes de 1528 et de 1539. Bien vite, Macrin deviendra,
pour ses compatriotes admiratifs, l’« Horace français »17 et il ne modi-
fiera jamais la formule très individualiste de ses écrits, même si, avec
l’âge et les malheurs, sa production sera moins centrée sur le thème
de l’amour conjugal et davantage sur la recherche d’une sagesse de vie
chrétienne, inspirée par Érasme et sa lecture de la devotio moderna.
Comment, dans ses conditions, comprendre l’intérêt de Macrin
pour Vida ? Une lecture attentive de la dédicace de l’édition parisienne
à Louis de L’Estoile, confrontée à des analyses récentes de l’Art poé-
tique, qui en soulignent bien l’ambiguïté, peut nous apporter quelques
éléments. L’épître (fol. 2r-2v) est rédigée par Bérauld, mais elle évoque
l’importance du rôle de Macrin dans la publication :
Nicolaus Beraldus Ludouico Stellae, Petri Nicolas Bérauld à Louis de L’Estoile, fils
Stellae iurisconsulti filio, S P D. du jurisconsulte Pierre de L’Estoile, salut.
Verum quidem illud est, iucundissime Lu- C’est assurément vrai, très cher Louis,
douice, quod « a summis eruditissimisque ce que Cicéron atteste « avoir appris des
hominibus accepisse se Cicero testatur : hommes les plus éminents et les plus éru-
caeterarum rerum studia, doctrina, prae- dits : l’étude de toutes les autres disci-
ceptis et arte constare. Poetas natura exci- plines nécessite un savoir, des règles et une
tari, et quasi diuino spiritu inflammari ». technique. Les poètes sont inspirés par la
Sed non minus uerum quod Flaccus scrip- nature et c’est comme par un souffle divin
sit : « non ingenio modo laudabile carmen qu’ils sont enflammés » [Pro Archia, 18].
fieri, sed arte quoque uique adeo ; alterius Mais ce n’est pas moins vrai, ce qu’Horace
altera poscit opem res, et coniurat amice ». écrit : « ce n’est pas seulement par le génie
qu’un admirable poème est créé, mais c’est
aussi par la technique et par une certaine
compétence ; la tâche réclame l’aide de l’un
et de l’autre et les unit comme des amis »
[Art Poétique, v. 408‑411].
Ex quo itaque in te adhuc puero perspexi À partir de là, donc, chez toi qui es encore
non uulgare ingenium, teque ad anti- un enfant, j’ai repéré un génie qui n’est pas
qua illa ac uera studia natum, ac factum commun, j’ai compris que tu étais né et fait
intellexi, non destiti hortari, diligenter ut pour l’étude véritable de l’Antiquité, je n’ai
caueres, ne quum sese tibi benignam, atque cessé de t’exhorter à faire soigneusement
adeo beneficam natura praestitisset, tu tibi attention, alors que la nature s’était mon-
ipse aliquando defuisse uiderere. trée à ton égard bienveillante et bénéfique,
à ne pas, toi, sembler parfois lui manquer.

17 Voir l’édition de G. Soubeille, p. 67 et s.


318 per r i ne ga l a nd

Ob id praeceptorem tibi dedi graece lati­- Pour cette raison, je t’ai alloué un pré-
neque doctissimum, ac praecipiendi peri- cepteur très savant en grec et latin et très
tissimum, qui utriusque linguae te prae- versé en pédagogie [Melchior Volmar,
ceptis institutisque formaret, et oratorum 1496‑1560, futur précepteur de Théodore
poetarumque assidua, cotidianaque lec- de Bèze et de Calvin, enseignait le grec
tione perpoliret. dans le pensionnat de Bérauld à Orléans,
après avoir été lui-même l’élève de Bé-
rauld], pour te former aux deux langues
par ses préceptes et ses cours, et te per-
fectionner par la lecture assidue et quoti-
dienne des orateurs et des poètes.
Ipse uero, quoties istuc mihi per domes- Quant à moi, chaque fois que mes activités
ticas occupationes ac curas ire licuit, tibi et mes soucis domestiques m’ont permis
quid sequerere coram praescripsi saepe, et de me rendre chez toi, ce à quoi il fallait
posthac saepius, ut spero, praescribam. s’attacher, je te l’ai indiqué souvent de vive
voix, et par la suite, plus souvent encore,
j’espère, je te l’indiquerai.
Interim Hieronymi Vidae poetica prae- Cependant, les préceptes poétiques de Gi-
cepta, quibus † mihi† <nihil> seculis ali- rolamo Vida, en comparaison desquels on
quot elegantius prodiit, ad te mitto non n’a rien produit de plus élégant pendant
legenda modo, sed ediscenda etiam, assi- plusieurs siècles, je te les envoie non seule-
dueque decantanda. Volo enim te et poetas ment pour que tu les lises, mais aussi pour
legere et carmina graece latineque medi- que tu les apprennes et les répètes inlas-
tari ac pangere, sed ἐναρμόσω συνθέσει sablement. En effet, je veux à la fois que
id quod tam belle praestitit Vida noster, tu lises les poètes et que tu conçoives et
ut haud sciam an alius quispiam felicius composes des vers en grec et en latin, mais
unquam, suauiusque cecinerit. Cuius rei « comment composer une œuvre harmo-
fidem facient et alia eius scripta Salmonii nieuse »18, notre cher Vida l’a si bien mon-
nostri cura atque auspiciis propediem exi- tré que je ne sais si quelqu’un d’autre l’a
tura. jamais chanté avec davantage de bonheur
et de charme. Ses autres écrits en feront foi
aussi : ils vont être édités sous peu grâce au
soin et sous les auspices de mon cher Sal-
mon.
Quicumque uero hos tam suaueis tamque Donc, quiconque prendra en main ces
diu expetitos libellos in manus sument, petits livres si agréables et si longtemps
Salmonio ipsi se debere fateantur necesse réclamés, il est forcé d’avouer qu’il le doit à
est, qui missos ad sese ex Italia, non passus Salmon lui-même, qui a refusé que les ou-
est inter blattas tineasque putrescere. vrages qui lui ont été envoyés d’Italie pour-
rissent au milieu des blattes et des teignes.
Vale, Luteciae, Calendis Iulii 152719. Adieu, de Paris, le premier juillet 1527.

Le dédicataire, Louis de L’Estoile (c. 1514‑1559), était le fils de Pierre


de L’Estoile, grand ami de Bérauld et professeur de droit à Orléans, où
il avait eu Calvin comme élève ; lui-même allait devenir président aux
Enquêtes au parlement de Paris et engendrer le fameux chroniqueur
appelé comme son grand-père Pierre de L’Estoile. À l’époque de l’édi-

18 Littéralement : « je composerai une œuvre harmonieuse ».


19 Texte retranscrit d’après M.-F. André.
je a n sa lmon m acr i n édit eur et lect eur de jérôm e v i da 319

tion de Vida, le jeune homme, âgé de 13 ans, est un élève prodige, qui
deux ans plus tard, sera capable d’expliquer publiquement Lucien20. Le
choix de ce dédicataire et le début de la dédicace placent d’emblée l’en-
treprise – à l’instar de celle de Vida lui-même dédiant sa poétique au
dauphin François ou de Quintilien s’adressant à son fils – sous le signe
de la relation pédagogique. Bérauld s’appuie sur l’auctoritas d’Horace
contre Cicéron pour donner en exemple la méthode qu’il a appliquée
à Louis de L’Estoile : constatant chez le jeune homme un « génie peu
commun » (non vulgare ingenium), il a multiplié les procédés de l’ars
pour cultiver ce talent naturel, qu’il juge comme Horace et Politien,
insuffisant en soi, en lui procurant un précepteur de haut niveau et
en intervenant lui-même21. La poésie tenant une place particulièrement
importante dans la conception béraldiennne de l’éducation, le manuel
de Vida apparaît comme un complément indispensable aux leçons de
Volmar et de l’Orléanais. Plusieurs avantages du livre sont ainsi men-
tionnés : il peut être mémorisé aisément, sans doute en partie parce
qu’il est en vers et aussi parce qu’il est « harmonieusement composé » ;
il est d’accès plaisant ( felicius, suavius) mais également plein d’élégance,
elegantius, sans doute aux deux sens du terme comme chez Valla, écrit
à la fois dans un excellent latin et dans un style raffiné. Le texte com-
bine ainsi judicieusement l’énoncé de préceptes poétiques et l’illustra-
tion d’une manière d’écrire appréciable. Il donne donc une très bonne
idée des qualités de la pratique poétique même de Vida, qui se signale
également par sa suavitas (suaveis… libellos) ; nous apprenons de plus
que Macrin a reçu les autres poèmes du Crémonais et se propose de les
éditer comme l’Art poétique.
Bérauld, et de toute évidence Macrin, poursuivent donc ici – comme
lors de l’édition de Suétone – leur tâche de formateurs du premier
humanisme français, en sélectionnant un manuel pour ses qualités de
clarté et d’agrément. Mais les éloges accordés de surcroît à Vida en tant
que poète indiquent que les deux Français peuvent également accepter
sa doctrine. La dédicace passe sous silence les éléments apparemment
les plus importants de la théorie de Vida 22 : la prédilection pour le
genre épique, l’imitation de Virgile ; l’épître se focalise en revanche sur
la question de l’inspiration et du lien ars-ingenium ; tout en admettant
la théorie (ici cicéronienne) du furor platonicien, Bérauld l’équilibre par
l’exigence horatienne de l’ars. Les deux éditeurs taisent ou altèrent sans

20 Voir M.-F. André, Nicolas Bérauld, volume des annexes, p. 902‑903.


21 Voir M.-F. André, Nicolas Bérauld, vol. 2, p. 448 et s.
22 Ibid.
320 per r i ne ga l a nd

état d’âme ce que, jusque là, la critique moderne avait dans l’ensemble
considéré comme les caractéristiques majeures du traité ; il ne s’agit pas,
à mon avis, d’incohérence ou d’opportunisme commercial, car la poli-
tique éditoriale de Bérauld est au contraire assez bien dessinée. Simple-
ment, une lecture plus nuancée de Vida était possible. On commence
à la trouver du reste chez les critiques les plus récents, comme Susanne
Rolfes, qui compare les théories de Vida et de Scaliger, Jean Pappe, qui
vient de publier le texte romain de 1527 en traduction française, Guil-
lemette Mérot, dans un mémoire de master (2009) sur l’imitation chez
Vida, ou encore dans une étude comparative entre Vida et Quintilien
que j’ai publiée il y a peu23. Il est ainsi loisible de montrer que la théorie
du furor chez l’Italien est loin d’être purement conforme au néo-plato-
nisme. Au livre II, v. 395‑454, Vida décrit le processus de l’inspiration
en évoquant, à côté de la possession divine, les émotions changeantes
du poète, les altérations de son corps, l’influence des astres, et insiste
sur la nécessité de résister à l’élan créateur ; il me semble ici suivre de
près le livre X, 7 de l’Institution oratoire, où le rhéteur, à la fois fasciné
et effrayé par la dimension quasi surnaturelle du calor, de la faculté
d’improvisation, cherche à rationaliser le phénomène, à le placer sous
le contrôle de la volonté et du labeur. En cela, Vida rejoint clairement
les théories de Politien, influencé par Stace, à propos de la poésie du
kairos.
Quant au « virgilianisme » de l’Art poétique, une lecture attentive
du texte permet d’en marquer les limites. Malgré l’admiration incon-
testable de Vida pour le poète de Mantoue, le poète n’impose pas à
son disciple son unique imitation ; il s’agit d’une mesure pédagogique
réservée aux élèves les plus jeunes (I, v. 208‑215) et l’Italien ne veut
pas dissuader son lecteur d’explorer et d’imiter les autres écrivains
(III, v. 193‑201). Par ailleurs il conçoit bien l’imitatio, à la façon de
Quintilien et Politien, comme une émulation ostentatoire, qu’il quali-
fie non sans quelque provocation de furtum. Comme Vida insère cette
perspective dans un schéma historiographique cyclique, qui affirme
la supériorité de Virgile sur Homère, on peut aisément supposer, avec
Jean Pappe, que Léon X attendait de l’auteur de la Christiade qu’il sur-
passât à son tour le Mantouan24. Si le Crémonais ne pouvait admettre
un éclectisme aussi audacieux que celui de Politien, il n’était pas non
plus le puriste virgilien qu’on a pu décrire. Profondément épris de docta
varietas à tous les niveaux (cette variété même qu’il admire chez Vir-

23 Références données dans les notes qui précèdent.


24 J. Pappe, introduction, p. 18.
je a n sa lmon m acr i n édit eur et lect eur de jérôm e v i da 321

gile comme Pontano) – Jean Pappe va même jusqu’à trouver dans son
écriture un certain « baroquisme » alexandrin25 –, Vida rejoint aussi
sur ce plan l’esthétique de Politien. Finalement, comme le remarque
justement Gregor Vogt-Spira, l’originalité de l’Art poétique ne consiste
pas dans sa présentation de Virgile comme modèle (ce qui avait déjà été
fait au Quattrocento), mais dans la manière dont il extrait de l’œuvre
virgilienne des principes d’écriture pratiques, accomplissant « einen
Übergang von Auctoritas zu Methode », « un passage de l’autorité à la
méthode »26.
Reste le Vida champion de Léon X et de la translatio imperii et stu-
dii romaine. Il ne semble pas non plus que l’Art poétique ait eu, à cet
égard, de quoi gêner l’humanisme patriotique de Bérauld et Macrin.
Nous savons que l’auteur de la Christiade avait souvent trouvé sa tâche
pesante ; il écrira, dans son De republicae dignitate (au milieu des an-
nées 40), qu’il avait composé son èpos « contraint et forcé », iussus ne
dicam coactus, que le poème était plus l’œuvre de Léon X que la sienne,
rectiusque fere Leonis X (decimi) poemata quam mea dici possunt, qu’une
fois éteinte la chaleur de l’inspiration, il était retourné, plus tard qu’il
ne l’aurait voulu, à lui-même et à ses études antérieures, restincto in me
calore illo, sine quo negabat Democritus, quemquam poetam magnum
esse posse, serius quam uoluissem, ad me ipsum redii meque retuli ad pris-
tina studia27 ; dès le début de l’Art poétique (I, v. 50‑53), il mettait déjà
en garde le futur poète contre les œuvres de commande et le pouvoir
des rois. J’ai essayé de montrer ailleurs28 que les arts poétiques latins
de la Renaissance ont eu tendance à ériger en véritable dogme moral le
conseil donné par Horace dans l’Épître aux Pisons, lorsqu’il incite son
lecteur à choisir un sujet adapté à ses capacités ; certains théoriciens
estimaient aussi que l’inspiration héroïque n’était plus adaptée au génie
moderne, incapable de maintenir le souffle inspirateur très longtemps.
Vida ici se présente en filigrane comme un anti-modèle, contraint par
son souverain à forcer son tempérament jusqu’à l’altérité, en se lançant
dans une entreprise qui le dépasse. Voilà pourquoi peut-être, au début
de son Art poétique (I, v. 39‑43), il rappelle justement à son lecteur
qu’il lui faudra adopter un genre conforme à ses forces et que, si l’épo-

25 Ibid., p. 23‑29.
26 G. Vogt-Spira, « Von Auctoritas zu Methode. Vergil als literarisches Paradigma in
der Poetik des M. G. Vida », in Seculum tamquam aureum. Internationales Symposium
zur italienischen Renaissance des 14.‑16. Jahrhunderts (Akademie Mainz), ed. C. Zintzen,
Hildesheim, 1997.
27 Ed. Williams, I, p. x i x-x x .
28 P. Galand, « ‘Médiocrité’ éthico-stylistique ».
322 per r i ne ga l a nd

pée reste le poème le plus prestigieux, ses préceptes fourniront de l’aide


pour tous les autres genres. Jean Pappe, en une fine analyse29, suggère
même que le Crémonais fait discrètement l’apologie d’un abandon de
la geste héroïque traditionnelle, liée à une vision catastrophique de
l’histoire, au profit d’une poétique moins hautaine et moins inacces-
sible, dont les Géorgiques, poésie intermédiaire selon Macrobe et Poli-
tien auquel l’Art poétique doit beaucoup, seraient finalement un modèle
plus adéquat que l’Énéide elle-même.
À la lumière d’une telle relecture, la lettre dédicatoire à Louis de L’Es-
toile s’explique mieux. Vida y apparaît non comme le chantre héroïque
de la nouvelle Rome – il déguise mal son pessimisme politique –, mais
comme un reflet des pédagogues-écrivains, fidèles à Horace et Quinti-
lien, qui s’activent autour de Budé, érudits, dévoués, auteurs d’œuvres
à la dimension humaine et à la tonalité modeste, telles ce que Bérauld
nomme les suaves libelli de Vida.

L’influence de Vida sur M acr in


L’Art poétique de Vida n’entrait donc pas en conflit avec la doctrine
poétique du cercle de Budé. Peut-on pour autant trouver dans l’œuvre
macrinienne les traces d’une influence précise du traité ? Georges Sou-
beille rappelle qu’en 1531, dans ses Lyricorum libri duo, Macrin se
compare lui-même aux grands poètes lyriques latins et néo-latins (Vida,
Molza, Euryale et Camillo) (p. 22)30. Il relève dans les recueils de
1528‑1531 plusieurs imitations ponctuelles du De arte poetica31. On ob-
serve par ailleurs, dans la doctrine des deux poètes, un certain nombre
de points de concordance. Macrin n’a que faire, bien évidemment, dans
ses recueils lyriques qui évitent le plus possible les allusions à la guerre,
des préceptes directement liés au genre épique, tels que l’intéressante et
originale théorisation narratologique du suspens que Vida procure au
livre II consacré à la dispositio. En revanche, on le sent proche à bien
des égards de l’èthos adopté par le Crémonais. Dans ses Hymnes de
1537 (p. 118), Macrin a rédigé un art poétique miniature à l’intention
de son neveu Pacifique Salmon, dans lequel il condense sa doctrine. Il

29 J. Pappe, introduction, p. 32‑36.


30 G. Soubeille (éd. cit., p. 41) estime qu’après sa publication, l’Art poétique « devint
le bréviaire du Loudunais », mais il veut simplement dire que l’exemple de Vida autori-
sait Macrin à pratiquer l’imitatio et ne pousse pas davantage l’analyse.
31 Ibid., n. 5.
je a n sa lmon m acr i n édit eur et lect eur de jérôm e v i da 323

s’y souvient manifestement de Vida, en même temps que d’Horace et


de Quintilien32 :
Instas, Pacifice, et molestus urges, Tu insistes, Pacifique, et importun tu me
Praescribam ut tibi diligenter ecquid presses,
Evadas uti doctus est agendum Pour que je t’indique avec diligence ce
Et scribas numeros venustiores, qu’il te faut faire
Quales Caesius et Saleius olim 5 Pour devenir savant
Tersusque edidit ante Flaccus illos, Et pour écrire des vers pleins de charme,
Flaccus Pindaricae decus Camoenae. Tels que Caesius33 et Saleius jadis,
Non certe mihi id otii relictum est Et le soigneux Flaccus avant eux en pro-
Haec ut fusius explicare possim, duisit,
Nec doctrina ea, Musicae vel artis 10 Flaccus la gloire de la Camène pinda-
Consummatio ut erudire quenquam rique.
Perfecte valeam bonumque demum Assurément je n’ai pas assez de loisir
Certis redder regulis poetam. Pour développer ce sujet plus amplement,
Qui, quod non habeam, dare ipse pos- Ni une science ou une pratique
sim ? 15 De l’art des Muses suffisantes pour pou-
Hoc dicam modo pauculisque verbis voir parfaitement Eduquer quelqu’un et
Explanabo uti patrui Macrini enfin faire de lui un bon
Sis ob hanc memor institutionem, Poète à l’aide de règles bien définies.
Dictis promoveas domesticisque. Comme pourrais-je donner ce que je ne
Si credis mihi, cum stylum parabis 20 possède pas moi-même ?
Accingeris et aemulationi, Je te dirai seulement et, en bien peu de
Duntaxat veteres leges poetas : mots,
Nec cunctos tamen, ast eos recepta T’expliquerai, pour que tu te souviennes
Qui carmen feriunt probum moneta. que ton oncle Macrin t’avait instruit
Non est hic opus indicare qui sint, 25 Et pour que tu avances grâce aux paroles
Quivis e trivio docebit istud. d’un parent.
Posthaec schemata sedulo notabis Si tu m’en crois, quand tu aiguiseras ta
Illorumque phrasim, tropos, figuras plume
Et foeliciter ordinata verba. Et quand tu te seras muni de l’émulation,
Siquid historicum poeticumve, 30 Tu liras seulement les antiques poètes
Aut siquid physicum erues et acri Pas tous cependant, mais ceux
Attendes studio anxiaque cura. Qui frappent leurs vers honnêtes d’un
Postremo quoniam artium magister coin de bon aloi.
Est usus, iubeo ut subinde carmen Point n’est besoin ici d’indiquer qui ils
Componas numero modo hoc, modo illo, 35 sont,
Assuetudine robores Camoenam N’importe qui dans la rue pourra te l’en-
Atque exercitio stylum fatigues. seigner.
Tum si forte tibi poema felix Ensuite tu relèveras soigneusement leurs
Phoebi compositum faventis oestro est, figures,
Ne tu propterea tumore vano 40 Leur style, leurs tropes, leurs expressions

32 Je donne le texte de l’édition de S. Laburthe Guillet et ma traduction s’inspire par


endroits de la sienne. J’ai analysé ce poème dans « L’ode latine comme genre “tempéré”:
le lyrisme familial de Macrin dans les Hymnes de 1537 », Humanistica Lovaniensia, 50
(déc. 2001), p. 221‑265.
33 Caesius Bassus, poète lyrique de l’époque de Néron et Saleius Bassus, poète de
l’époque post-augustéenne (Quintilien, X, 1, 96 et X, 1, 90). Voir les notes de l’édition
Laburthe Guillet, p. 704‑705.
324 per r i ne ga l a nd

Infleris, tibi neve ineptus uni Et leurs arrangements de mots réussis.


Credas, Quintilios adi severos, Tout sujet historique, poétique
Ipsorum et tua subde scripta limae. Ou physique, tu leur arracheras et d’un
Hoc si consilium sequere nec te zèle
Praebebis monitis meis rebellem, 45 Ardent, avec un soin attentif, tu t’y es-
Vix certe effluet integellus annus, saieras.
Cum iam commoda luculenta cernes Enfin, puisque de nos disciplines le maî­
Sementis patruae uberemque messem tre
Et Iulii paries decus colonis. Est l’habitude, je veux que souvent tu com­-
50 poses
Des vers tantôt en ce mètre, tantôt en cet
autre,
Que tu fortifies ta Camène par la prati­
que,
55 Et que tu fatigues ta plume par l’exercice.
Alors, si d’aventure tu obtiens un poème
réussi,
Composé sous l’effet de la fureur du bien-
veillant Phébus,
60 Ne vas pas pour autant te gonfler
D’une vaine enflure, ne te fie pas, sotte-
ment
À toi seul, mais va trouver de sévères
Quintils
65 Et soumets tes écrits à leur lime.
Si tu suis ce conseil, si tu
Ne te montres pas rebelle à mes préceptes,
Assurément il ne faudra pas une année
entière
70 Pour que tu voies la brillante production
Des semailles de ton oncle, leur féconde
moisson,
Et que tu fasses la gloire de la colonie de
Jules34.

L’art poétique apparaît lié à une discipline, à une morale de vie, dans
la tradition de l’Institution oratoire et aussi des écrits érasmiens contre
la philautie. Aux vers 37‑42, Macrin évoque l’inspiration poétique dans
des termes proches de ceux de Vida (II, v. 445‑454)35 :

34 C’est-à-dire la ville de Loudun, dont Macrin prétend qu’elle fut fondée par Jules
César. Voir P. Galand, « Jean Salmon Macrin compatriote de Jules César : pour l’amour
de ‘Iuliodunum’ », dans L’image de la ‘petite patrie’ provinciale chez les écrivains de la
Renaissance. Actes du colloque organisé à l’Université de Dijon, 15‑17 mars 2012, éd.
S. Laigneau-Fontaine, Genève, 2013, p. 309‑318.
35 Ed. Pappe. Je reprends la traduction versifiée de J. Pappe en la modifiant très légè-
rement au besoin.
je a n sa lmon m acr i n édit eur et lect eur de jérôm e v i da 325

Ne tamen ah nimium, puer o, ne fide ca- Prends garde cependant, ô enfant, ne te


lori ! fie pas trop à cette chaleur ! / Tu n’as pas
Non te fortuna semper permittimus uti permission de toujours te laisser aller à la
Praesentique aura, saevum dum pectore fortune, / au souffle qui te prend, quand
numen la divinité se déchaîne, en ton cœur /
Insidet ; at potius ratioque et cura resistat ; installée ; que plutôt la raison, l’atten-
Freno siste furentem animum, […] tion opposent résistance ; / mets un frein
Atque ideo semper tunc exspectare iube- au délire agitant ton esprit […] / Et pour
mus, cette raison toujours, dans ces cas-là nous
Dum fuerint placati animi, compressus et conseillons d’attendre / jusqu’à ce que
omnis ton âme ait retrouvé la paix et qu’elle ait
Impetus. Hic recolens sedato corde revise réprimé / tous ses élans. Alors, d’un cœur
Omnia, quae caecus menti subiecerit ardor. rasséréné, retourne voir, reprends / tout ce
qu’à ton esprit est venue proposer une pas-
sion aveugle.
Là où Vida se souvient de Quintilien au livre X, 7, 14 et X, 3, 6,
Macrin évoque le Quintil horatien de la fin de l’Épître aux Pisons,
v. 434‑452, mais tous deux reconnaissent une part divine dans la
création poétique, qui garantit au poète les lauriers du vates, tout en
appelant l’élève à contrôler l’enthousiasme – quelle que soit son ori-
gine exacte – par le labeur et la volonté. Un peu avant, aux vers 19‑36,
Macrin traitait de l’imitation dans un esprit également proche de l’Art
poétique de Vida, III, v. 185 et s. :
Quo fieri id possit, veterum te semita va- Comment y parvenir ? Observe le chemin
tum qu’ont pris les vieux poètes : / il te l’ensei-
Observata docebit. Adi monimenta prio- gnera. Va voir les monuments des anciens :
rum que tes yeux, / ton esprit les parcoure sou-
Crebra oculis animoque legens, et multa vent, tourne et retourne un bon nombre
voluta. d’entre eux. / Alors, s’il en est un qui se
Tum quamvis longe si quis supereminet montre de loin supérieur à tous, / apprends
omnes, auprès de lui les vertus, la méthode qui
Virtutem ex illo ac rationem discere fandi font un écrivain, / si tu veux m’écouter, et
Te iubeam, cui contendas te reddere sem- fais tous tes efforts pour parvenir à être /
per toujours semblable à lui et calquer ton
Assimilem atque habitus gressusque effin- allure et tes pas sur sa marche, / autant
gere eun- que le permet le sort et qu’Apollon ne s’y
Quantum fata sinunt et non aversus oppose pas. / Mon but n’est pourtant pas
Apollo. [tis de te dissuader d’aller pendant ce temps /
Haud tamen interea reliquum explorare reconnaître les œuvres des autres écrivains,
labores recueillir au passage / des phrases remar-
Abstiteris vatum moneo, suspecta dita quables et de puiser chez tous un trésor
Sublegere et variam ex cunctis abducere varié.
gazam.

Le modèle commun aux deux poéticiens est évidemment, là encore,


le livre X de Quintilien, même si Vida conseille de s’attacher à un
auteur principal, dont l’influence sera complétée par d’autres lectures.
Macrin, lui, place son art poétique sous les auspices d’Horace et de
326 per r i ne ga l a nd

deux poètes vantés par Quintilien, le lyrique Caesius Bassus, ami de


Perse, et le poète épique Saleius Bassus, récompensé par Vespasien36.
Le compendium de Salmon témoigne ainsi clairement de la parenté des
doctrines de Vida et Macrin sur les deux questions capitales de l’inspi-
ration et de l’imitation.
Au fil des recueils du Loudunais, on peut relever d’autres affinités
moins explicitement formulées, mais assez frappantes. L’aspiration à
la liberté intellectuelle et morale qu’exprime Vida avec insistance, en
déconseillant le travail sur commande, trouve un pendant dans la pra-
tique macrinienne de l’éloge ; j’ai essayé de montrer jadis37 que Macrin
emploie la rhétorique épidictique de manière à préserver le plus pos-
sible sa dignité, en recourant au langage des affects et du contre-don,
pour établir entre ses mécènes et lui-même une égalité fondée sur une
communauté d’intérêts intellectuels et éthiques. Lorsque Vida traite
du genre épique, il fait montre d’une sensibilité envers les victimes des
guerres qui vient rencontrer celle de Macrin ; aux vers I, 115‑122, il
décrit par exemple le premier contact de l’élève-poète avec l’épopée,
ému surtout par le destin tragique des jeunes comme lui, emportés pré-
maturément : les héros virgiliens Ascanius, Pallas, Lausus et Euryale ;
pour Guillemette Mérot38, « cette expérience de l’empathie constitue
en quelque sorte la première étape de l’initiation à la poésie ». Du
reste, le poète doit être avant tout un « témoin », comme le suggèrent
les nombreuses occurrences de la métaphore de la paideia-voyage dans
l’Art poétique39 ; Vida préfère le voyageur au guerrier, présenté de façon
négative40, il préfère Ulysse et Enée, en quête d’une sagesse, à Achille.
Ce rôle de « témoin sensible et directement concerné » est précisément
assigné au poète lyrique par Daniel Poirion41 et G. Soubeille reconnaît
là l’èthos même de Macrin42 . Face aux horreurs de la guerre et au péril
turc, par exemple, le Loudunais oscille entre l’expression horrifiée de
l’indignation et le parti-pris de l’indifférence résignée43. Enfin Macrin

36 Voir ci-dessus, n. 33.


37 P. Galand-Hallyn, « Jean Salmon Macrin et la liberté de l’éloge », in Cultura e
potere nel Rinascimento [Actes du IXe colloque international de l’Institut Pétrarque, ed.
L. Secchi Tarugi, Chianciano-Pienza, 21‑24 juillet 1997], Firenze, 1999, p. 515‑529.
38 G. Mérot, Entre imitation et détournement, p. 73‑74.
39 Ibid., p. 44.
40 Ibid., p. 45.
41 D. Poirion, Le poète et le prince, l’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de
Machaut à Charles d’Orléans, Paris, 1965, p. 107, cité par G. Soubeille, éd. cit., p. 71
et n. 3.
42 Ibid. p. 71.
43 Ibid., p. 75.
je a n sa lmon m acr i n édit eur et lect eur de jérôm e v i da 327

retrouvait assurément chez Vida, prêtre catholique, futur évêque d’Albe


(Piémont), une foi chrétienne commune, qui nourrissait et expliquait
leur penchant identique pour une poétique de la maîtrise de soi et de la
modestie. Cette foi génère sans doute leur semblable conception de la
vocation poétique comme sacerdoce détaché de la cupidité et des ambi-
tions du monde. Il s’agit là, bien sûr, d’un topos, inauguré par Boccace
à partir de l’élégie autobiographique IV, 10 des Tristes d’Ovide, qui op-
pose la carrière du poète, désargenté mais serein, à celle des juristes ou
des hommes politiques, riches mais tourmentés44. Vida le traite au livre
I, 290‑311 en décrivant le sort misérable de l’élève-poète dont la voca-
tion est contrariée par des parents sévères, l’obligeant à « aller habiter /
les demeures altières des rois et diriger les affaires publiques », atria ut
alta / Incoleret regum, rebus praefectus agendis (I, v. 308‑309), malgré
sa rébellion pareille à celle d’un cheval qui cherche à échapper au mors.
Macrin, dans les Odes de 1530, II, 23, v. 57‑80, dépeint au contraire
avec reconnaissance la prévoyance de son père qui, dédaignant les
conseils des siens et méprisant les « métiers lucratifs », lucrosas artes,
« les sceptres et les carrosses dorés », sceptra inauratosque currus, auto-
rise son fils à fréquenter les Muses45.
En publiant le De arte poetica de Vida, qui apparaissait comme le
symbole de la glorieuse suprématie de l’Vrbs et de son nouvel âge d’or,
et pouvait constituer le pendant poétique du cicéronianisme romain,
Macrin et Bérauld semblaient, à première vue, déroger à la doctrine
poétique éclectique et française qu’ils avaient élaborée et transmise
depuis bien des années, sur la base des écrits de Quintilien, Stace, Poli-
tien et Érasme. En réalité, l’épître dédicatoire de l’édition parisienne,
qui gomme purement et simplement les éléments de la translatio impe-
rii tout comme les aspects trop « virgiliens » du traité, pour insister
sur ses qualités techniques et pédagogiques à la lumière d’Horace et de
Quintilien, propose à ses lecteurs une approche orientée de l’ouvrage
qui n’est pas seulement commerciale. L’Art poétique de Vida offre de
nombreux points d’intersection avec l’esthétique florentine christiani-
sée adoptée par Macrin et ses amis. Il reste difficile d’évaluer la part
exacte de l’influence de Vida sur la poétique macrinienne, en raison de
l’importance de leurs modèles communs, Horace et Quintilien. Il est
évident toutefois que les positions des deux poéticiens sur des points

44 Sur la question de la vocation à la Renaissance, voir la synthèse de P. Galand et


J. Lecointe dans Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bour-
guignon et leur héritage en France au x v i e siècle, dir. P. Galand et F. Hallyn, Genève
(Travaux d’Humanisme et Renaissance 348), 2001, p. 114‑117.
45 Cf. P. Galand, « Marot, Macrin, Bourbon… ».
328 per r i ne ga l a nd

théoriques importants (l’inspiration, l’imitation, le style) diffèrent


beaucoup moins qu’on aurait pu le croire et que, de surcroît, leurs per-
sonae respectives paraissent de nature à s’accorder aisément. Il est fort
probable que Macrin avait perçu, longtemps avant nous, les fêlures et
les inquiétudes secrètes qui minaient la glorieuse charpente du traité du
nouveau Virgile et le rendait apte à être absorbé et consommé, comme
bien d’autres ouvrages importés d’Italie, par le cercle de Budé.

BIBLIOGRAPHIE

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graphie sur l’humaniste orléanais Nicolas Bérauld (c. 1470-c. 1555),
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Internationales Symposium zur italienischen Renaissance des 14.‑16. Jahr-
hunderts (Akademie Mainz), ed. C. Zintzen, Hildesheim, 1997.
LES AUTEURS

A drian A rmstrong , Centenary Professor of French à Queen Mary Univer-


sity of London, se spécialise dans la littérature et, en particulier, la poésie de la
fin du Moyen Âge ainsi que dans la « mise en livre » et la culture visuelle. Il
prépare une édition critique des œuvres poétiques de Jean Molinet.
School of Languages, Linguistics and Film, Queen Mary University of Lon-
don, Mile End Road, London E1 4NS, Great Britain
a.armstrong@qmul.ac.uk

Docteur en langues et lettres et Chargé de Recherches au Fonds National de


la Recherche Scientifique belge auprès de l’Université catholique de Louvain
(Groupe de recherche sur le moyen français), O liv ier D elsaux consacre ses re-
cherches à l’étude de la transmission des textes français des xiv e et x v e siècles
ainsi qu’à leur édition. Sa thèse de doctorat, consacrée aux pratiques et aux
manuscrits autographes en moyen français, en particulier chez Christine de
Pizan, a été récemment publiée.
Rue Dekens, 14, 1404 Bruxelles, Belgique
olivier.delsaux@hotmail.com

Tom B. D eneir e , Ph.D. (2009) in Classics (Katholieke Universiteit Leuven),


researched Neo-Latin epistolography and stylistics at that university, and was
part of the NWO-project Dynamics of Neo-Latin and the Vernacular at the
Huygens ING (The Hague). His research interests include stylistics, rhetoric,
diglossia, literary theory, and, more recently, book history and library science.
He is Curator of the Special Collections of the Antwerp University Library,
specializing in seventeenth-century material, in particular Jesuit literature,
and digitization projects.
Special Collections Curator, Antwerp University Library, Prinsstraat 13,
2000 Antwerpen, België
Tom.Deneire@uantwerpen.be

Aspirant FNRS, docteur en Langues et Lettres de l’Université catholique de


Louvain, puis assistant de recherches dans le cadre d’un projet du « Fonds
de la Recherche Fondamentale Collective » (Fonds National de la Recherche
Scientifique belge), G r égory E ms est philologue classique et plus particu-
lièrement néolatiniste dix-septièmiste. Il a publié plusieurs articles consacrés
aux emblèmes composés en grec ancien et en latin par les élèves des collèges

331
332 les auteurs

jésuites de Bruxelles et de Courtrai au x v ii e siècle ainsi que l’édition critique


(avec traduction française) de récits de fêtes jésuites latins dans le cadre du
projet « Cultures du Spectacle Baroque. La fête baroque entre Italie et An-
ciens Pays-Bas (1585‑1685) ».
Collège Érasme, bte L3.03.21, Place Blaise Pascal, 1, 1348 Louvain-la-Neuve,
Belgique
gregory.ems@outlook.fr

L udmilla Ev dok imova , docteur ès lettres, directeur de recherches, tra-


vaille à l’Institut de littérature mondiale de l’Académie des sciences de Rus-
sie (Moscou) ainsi qu’à l’Université orthodoxe Saint-Tikhon. Spécialiste de
la littérature française médiévale, elle a effectué des recherches dans qua-
tre domaines essentiels : la poésie à la fin du Moyen Âge, l’opposition de la
« forme-prose » et de la « forme-vers » du xiii e au x v e siècle, les arts poé-
tiques et la pratique littéraire, et enfin la traduction. Parmi ses publications
récentes, il faut compter le livre Du sens à la forme. La traduction en France
au xiv e siècle : vers une typologie, Moscou, Institut de littérature mondiale,
2011 (en russe).
5-1-14, 2e Pougatchevskaïa, 107553, Moscou, Russie
ludmila.evdokmova@gmail.com

P er r ine G a la nd , Normalienne, ancien membre junior de l’Institut Uni-


versitaire de France, est professeur émérite de l’École pratique des Hautes
Études. Elle est l’auteur de nombreux livres et articles sur la poétique de la
Renaissance en Italie et en France.
École pratique des Hautes Études, 17, rue de la Sorbonne, 75005 Paris, France
Perrine.Galand@ephe.sorbonne.fr

N atha lie H a ncisse a été collaboratrice scientifique à l’Université catholi-


que de Louvain (Louvain-la-Neuve). Au terme de son mandat d’aspirante du
Fonds National de la Recherche Scientifique (Belgique), elle a obtenu le titre
de Docteur en Langues et Lettres en septembre 2014. Dans sa thèse, inti-
tulée « Veritas Armata/Maria Stevarta, or Truth on Dis-Play : Mary, Queen
of Scots in Translation (1565‑1652) », elle s’est intéressée à la question de la
vérité et de sa mise en jeu dans les traductions de textes polémiques concer-
nant Marie Stuart à l’époque pré-moderne, publiés en anglais, français, néer-
landais, allemand et latin.
Rue Gustave-Jean Leclercq, 23, 1160 Bruxelles, Belgique
nathaliehancisse@gmail.com

L a mbert I seba ert enseigne la philologie latine et la linguistique compa-


rative indo-européenne à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-
Neuve). Ses recherches portent notamment sur l’histoire de la grammaire
les auteur s 333

comparée dans l’Europe prémoderne et moderne (1450‑1900). Dernières pu-


blications : De Tuin der Talen. Taalstudie en taalcultuur in de Lage Landen
1450‑1750 (Orbis Linguarum. Studies op het gebied van de taalbeschrijving,
de taalfilosofie, en de taal- en cultuurgeschiedenis, 3), Leuven, 2013 (avec
P. Swiggers et & T. Van Hal) ; Poésie latine à haute voix (1500‑1700) (Latini-
tates, VI), Turnhout, 2013 (avec A. Smeesters) ; Heureux qui comme Ulysse…
Hommage à Monique Mund-Dopchie, Louvain-la-Neuve (Transversalités 7),
2013 (avec A. Cheyns) ; À l’origine des études sanscrites. Les œuvres de Hein-
rich Roth, Johann Ernst Hanxleden & Jean-François Pons s.j. (1660‑1740),
éditées, traduites et annotées par P.‑S. Filliozat, L. Isebaert, J.‑Cl. Muller,
T. Van Hal & C. Vielle (Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres), Paris (en préparation).
Chaussée de Namur, 40, 1315 Roux-Miroir (Incourt), Belgique
lambert.isebaert@uclouvain.be

M ichel J our de , Maître de conférences en littérature française du x v i e siècle


à l’École Normale Supérieure de Lyon. Membre de l’Institut d’Histoire de la
Pensée Classique (UMR 5037). Auteur, avec Jean-Charles Monferran, d’une
édition de l’Art poétique de Jacques Peletier (Champion, 2011) et d’un volume
sur Le Lexique métalittéraire français (xvi e -xvii e siècles) (Droz, 2006).
17, rue Justin Godart, 69004 Lyon, France
michel.jourde@ens-lyon.fr

A nnelyse L emmens est aspirante du Fonds National de la Recherche Scien-


tifique belge depuis octobre 2010 et travaille sur une thèse intitulée « Le livre
mis en scène. Statuts, fonctions et usages du frontispice dans les anciens Pays-
Bas entre 1585 et 1650 ». Attachée à l’Université catholique de Louvain, elle
est membre du Group for Early Modern Cultural Analysis (GEMCA).
Collège Érasme, bte L3.03.13, Place Blaise Pascal, 1, 1348 Louvain-la-Neuve,
Belgique
annelyse.lemmens@uclouvain.be

Virginie L eroux est Maître de Conférences de littérature latine à l’Univer-


sité de Reims. Elle travaille sur la poésie et la poétique néo-latines et s’est con-
sacrée récemment à l’imaginaire du sommeil et de la nuit. Parmi ses ouvrages,
on peut citer son édition des Juvenilia de Marc-Antoine de Muret (Genève,
Droz, 2009) et annoncer la parution prochaine chez Droz de l’Anthologie des
poétiques néo-latines qu’elle co-dirige avec Emilie Séris.
10, rue de Fontenay, 94130 Nogent sur Marne, France
virginie@leroux.net

Conservateur du patrimoine aux Archives nationales, chargée de cours à


Paris IV Sorbonne, E lsa M arguin -H a mon , après une thèse et des travaux
334 les auteurs

consacrés aux théories linguistiques et grammaticales du Moyen Âge central,


consacre ses recherches aux théories poétiques médiolatines et à leur mise en
œuvre entre le xii e et le xiv e siècles.
28, rue Louis Morard, 75014 Paris, France
elsa.marguin@culture.gouv.fr

Docteur en Langues et Lettres de l’Université de Louvain, chargé d’enseigne-


ment invité à l’UNamur, Mathieu M inet s’intéresse à la poésie néo-latine,
notamment en milieu protestant. Il prépare l’édition-traduction des œuvres
latines du poète tournaisien Louis Des Masures.
48, Avenue Reine Astrid, 5000 Namur, Belgique
mathieu.minet@unamur.be

Jea n -C har les Monfer r a n , Maître de conférences en langue et littéra-


ture françaises de la Renaissance à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
s’intéresse tout particulièrement à la poésie et à la poétique du x v i e siècle.
125, boulevard Brune, 75014 Paris, France
jcharles.monferran@free.fr

A line S meester s -L elubr e , chercheuse qualifiée du Fonds National de


la Recherche Scientifique de Belgique auprès de l’Université Catholique de
Louvain (Louvain-la-Neuve), poursuit des recherches sur la poésie néo-latine
(en particulier la poésie de circonstance) des x v e-x v ii e siècles, sous différents
angles d’approche (histoire des genres littéraires, histoire sociale, histoire des
représentations) et en lien avec l’anthropologie et l’épistémologie du temps.
Elle donne également différents cours universitaires, portant notamment sur
l’histoire de l’humanisme et sur la traduction littéraire des textes latins.
Collège Érasme, boîte L3.03.31, Place Blaise Pascal, 1, 1348 Louvain-la-
Neuve, Belgique
aline.smeesters@uclouvain.be

Ja ne H. M. Tay lor is Emeritus Professor of Medieval French at Durham


University. She is the author of books on The Poetry of François Villon (2001)
and on Late Medieval French Poetic Anthologies (2007) ; more recently, of
Rewriting Arthurian Romance in Renaissance France (2014).
Garth Head, Penruddock, Penrith, Cumbria CA11 0QU, Great Britain
jane.taylor@durham.ac.uk

Ancien élève de Jozef IJsewijn, M ichiel Verw eij (Oirschot, 1964) a défendu
en 1993 sa thèse de doctorat, consacrée à deux drames scolaires néolatins et
intitulée Het thema Tobias in het Neolatijnse schooltoneel in de Nederlanden
in de 16de eeuw. De Tobaeus van Cornelius Schonaeus (1569) en de Tobias
les auteur s 335

van Petrus Vladeraccus (1598). Il a participé à plusieurs projets scientifiques


à Louvain, Louvain-la-Neuve, Rome et Nimègue, et il est l’auteur de nom-
breuses publications sur le théâtre néo-latin, sur la correspondance de Cra-
nevelt et d’Érasme, sur le pape Adrien VI, ainsi que sur les manuscrits
médiévaux. En 2002‑2003 et, à nouveau, en 2010, il a occupé la charge de
professeur invité à la KU Leuven. Depuis juin 2004, il est conservateur
adjoint du Cabinet des manuscrits à la Bibliothèque royale de Belgique.
Afdeling Handschriften – Département des Manuscrits, Koninklijke Biblio-
theek van België – Bibliothèque royale de Belgique, Keizerslaan 4 – Boule-
vard de l’Empereur, 4, 1000 Brussel – Bruxelles, België – Belgique
michiel.verweij@kbr.be
TABLE DES MATIÈRES

Grégory E ms & Mathieu M inet


Introduction . . . . . . .   5
Lambert I seba ert Discours inaugural . . . . .    11
Olivier D elsaux Défense et illustration des arts « poé-
tiques » français de la fin du Moyen
Âge . . . . . . . . .   15
Elsa M arguin -H a mon
Entre conservatoire et espace de liber-
té. La poésie médiolatine et ses impli-
cations théoriques en question . . .   41
Adrian A r mstrong Théorie et pratique, aller et retour.
L’Art de rhétorique et la poésie de Jean
Molinet dans deux recueils manuscrits   79
Jean-Charles Monfer r a n
De l’anthologie et de l’art poetique
français à la Renaissance . . .   107
Michel Jour de La poésie avant la poétique. Enjeux
d’une antécédence chez Jacques Pele-
tier du Mans et quelques auteurs du
x v i e siècle . . . . . . .   119
Annelyse L emmens Le frontispice, mise en scène de la poésie
néo‑latine. étude de cas de la première
moitié du x v ii e siècle . . . .   143
Jane H. M. Tay lor A grammar of legibility. Pierre Fabri’s
Grant et vray art de pleine rhetorique
and its mise en texte . . . . .   161
Nathalie H a ncisse « I’ay mis la main au papier pour escrire /
d’un different que i’ay voulu transcrire ».
Translation, politics and Mary Stuart’s
poetical voice . . . . . .   179
Tom D eneir e Reconsidering Imitatio Auctorum. A dy-
namic-functionalist approach to imitation
in neo-latin poetry . . . . .   197

337
338 table des matières

Ludmilla Ev dokimova
L’art de la parole et la gradation des
styles dans les poèmes lyriques de Des-
champs . . . . . . . .   219
Michiel Verweij La comédie scolaire néo-latine ou com-
ment écrire des textes classiques sans
modèle théorique ? . . . . .   243
Aline S meesters Le Genethliacon Salonini et le Geneth-
liacon Lucani comme modèles prati-
ques (et théoriques ?) du poème géné-
thliaque néo-latin . . . . .   263
Virginie L eroux Théorie et pratique de l’élégie latine
au x v i e siècle . . . . . .   287
Perrine G ala nd Jean Salmon Macrin éditeur et lec-
teur de L’art poétique de Jérôme Vida
(1527) . . . . . . . .   311

L es auteurs . . . . . . . . .   331

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