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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

La pensée de la forme dans la Poétique d’Aristote


Alain Billault

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Billault Alain. La pensée de la forme dans la Poétique d’Aristote. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1,2015.
pp. 128-142;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.2015.7115

https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_2015_num_1_1_7115

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LA PENSEE DE LA FORME DANS
LA POETIQUE D’ARISTOTE

Parmi les phénomènes majeurs de la vie intellectuelle fran-


çaise dans la seconde moitié du XXè siècle figure sans conteste
le renouveau de la critique et de la théorie littéraires. Ce renou-
veau n’a pas concerné seulement le cercle des spécialistes. Il a
rayonné dans tout le milieu intellectuel, et en particulier parmi les
enseignants et les étudiants. Ce rayonnement continue d’ailleurs,
tant il est vrai que ceux qui étudiaient alors les lettres sont sou-
vent devenus ensuite professeurs et enseignent aujourd’hui, muta-
tis mutandis, ce qu’ils ont appris et aimé dans leur jeunesse. Ils
étaient alors en proie à ce qu’A. Compagnon a appelé « le démon
de la théorie », expression qu’il a donnée comme titre à un ouvrage
publié en 19981 et dont l’introduction s’intitule « Que reste-t-il de
nos amours ? ». Cette question ironiquement mélancolique peut en
appeler une autre : qu’en était-il de ces amours ? D’où venait cette
passion de la théorie qui s’affichait alors avec une audace conqué-
rante ? Certaines publications de l’époque donnent une indication
à ce sujet. Nombre de travaux relevant de ce qu’on appelait alors
la nouvelle critique étaient publiés par les Editions du Seuil dans
la collection « Poétique ». La couverture blanche des volumes qui
y paraissaient était l’emblème de la modernité théorique. Mais
cette modernité déclarait son enracinement dans le passé, car le
mot « poétique » faisait, à l’évidence, référence, par-delà celle que
Paul Valéry avait enseignée au Collège de France, à la Poétique
d’Aristote. Comment expliquer cette proclamation ? On qualifiait
souvent les nouveaux critiques de « formalistes », terme qui signi-
fiait qu’ils s’intéressaient plus à la forme des œuvres littéraires
qu’à leur contenu philosophique, historique, politique, moral ou
psychologique. Ils étaient bien, en ce sens, les héritiers et les
continuateurs de la Poétique d’Aristote, car c’est dans ce traité,
composé dans la seconde moitié du IVè siècle av. J. C., qu’est
développée pour la première fois d’une manière systématique une
réflexion exclusivement consacrée à la forme littéraire, et en parti-
culier à celle de la tragédie. Comment Aristote y expose-t-il cette
pensée de la forme ? Il recourt d’abord à un vocabulaire, à une

1. Le démon de la théorie, Paris, Editions du Seuil, 1998.

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logique et à une syntaxe discursive qui déterminent la configura-
tion de ses analyses. Cette configuration implique une innovation
radicale dans la façon de considérer les œuvres, leurs auteurs et
leur représentation. Mais cette innovation n’aboutit pas à un iso-
lement de la théorie poétique par rapport aux réalités de la vie
théâtrale. Elle inclut au contraire leur prise en compte intégrale
selon des modalités inédites et qui permettent de mieux com-
prendre comment Aristote concevait l’art de la création littéraire
que les Grecs appelaient Poétique.

Aristote définit le sujet de la Poétique dès sa première phrase :


« Nous allons traiter de l’art poétique en lui-même, de ses espèces,
considérées chacune dans sa finalité propre, de la façon dont il
faut composer les histoires si l’on veut que la poésie soit réussie,
en outre du nombre et de la nature des parties qui la constituent et
également de toutes les autres questions qui relèvent de la même
recherche2. » (47a8-12)

Aristote n’écrit pas un traité sur les œuvres poétiques, mais


sur la manière de les composer. Il entend se concentrer sur cet art,
περὶ ποιητικῆς αὐτῆς, « sur l’art poétique en lui-même », on pour-
rait même traduire selon un sens voisin et courant de αὐτός, « sur
l’art poétique seul », à l’exclusion de tout autre sujet. Ce choix
exclusif illustre ce qu’on a pu appeler le fondamentalisme de la
démarche d’Aristote3. Il ne veut parler que de l’essence de l’art
poétique. Il ne l’aborde pas à partir de ses productions, mais à
partir des éléments qui le constituent, τῶν εἰδῶν αὐτῆς. On traduit
en général ces mots par « ses espèces ». C’est une traduction à
la fois exacte et obscure. Le mot εἶδος signifie bien « genre »,
« forme », « espèce », mais ce n’est pas son premier sens. Il désigne
d’abord l’apparence extérieure d’un être ou d’une chose, sa forme,
c’est-à-dire ce qui le ou la distingue de tout le reste. Le mot εἶδος
a donc bien un sens spécifique qui découle de son sens premier.
La forme qu’il désigne crée une espèce distincte. On pourrait donc
aussi traduire τῶν εἰδῶν αὐτῆς par « de ses formes propres », ce qui
serait sans doute plus clair en français et ne ferait pas disparaître

2. Je cite et je commente le texte et la traduction publiés par R. Dupont-Roc


et J. Lallot, Aristote La Poétique, Paris, Editions du Seuil, collection Poétique,
1980.
3. Voir S. Halliwell dans l’introduction à sa traduction du traité, Aristotle
Poetics, Cambridge, Mass. & London, 1995, p. 6-7.

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le sens impliqué par le mot « espèces ». C’est un sens pluriel.


Selon Aristote, l’art poétique n’a pas une forme, mais des formes.
Ces formes sont ses éléments constitutifs. Chacune a une capacité,
δύναμιν, et il y en a un certain nombre. A ce nombre, Aristote
associe la question de la composition des histoires, τοὺς μύθους, et
d’autres questions qu’il ne définit pas tout de suite. Mais il annonce
d’emblée l’orientation principale de son traité. C’est une orienta-
tion formaliste, puisqu’il veut étudier les formes qui constituent
l’art poétique. Il va donc mettre en œuvre dans la Poétique une
pensée de la forme.
Dès le premier chapitre, cette pensée progresse par regroupe-
ments et par différenciation. Aristote rattache l’épopée et la poésie
tragique à la catégorie des arts mimétiques, c’est-à-dire de repré-
sentation, mais c’est pour établir aussitôt des distinctions entre
ces arts :
« Il y a entre eux des différences de trois sortes : ou bien ils repré-
sentent par des moyens autres, ou bien ils représentent des objets
autres, ou bien ils représentent autrement, c’est-à-dire selon des
modes qui ne sont pas les mêmes. » (47a16-18)

Après avoir ainsi défini ces différences, il en détaille les moda-


lités. De même, au chapitre 2, il affirme que les artistes repré-
sentent tous des personnages en train d’agir, mais c’est pour dis-
tinguer aussitôt entre ces représentations selon les critères de la
noblesse et de la bassesse, car les personnages représentés sont
« soit meilleurs, soit pires que nous, soit semblables» (48a4-5).
Aristote procède donc en définissant des catégories, puis en les
subdivisant. Il en crée de nouvelles et écarte celles qui ont déjà
cours et qu’il estime être fausses. Il rejette l’assimilation courante
de la poésie aux oeuvres écrites en vers, assimilation qui aboutit
à ranger dans la même catégorie Homère et Empédocle, alors qu’ils
n’ont rien de commun et qu’il vaudrait mieux appeler le premier
poète et le second naturaliste (47a28-47b20). Il refuse donc les
associations fondées sur des critères superficiels générateurs de
confusion. Il désigne, au contraire, des catégories dont il différen-
cie aussitôt les éléments selon des critères de forme. Il distingue
ainsi deux formes de représentation des personnages en action,
au moyen d’un récit fait par le poète ou par un personnage auquel
il délègue la parole, et au moyen des personnages eux-mêmes
alors qu’ils sont en train d’agir (48a19-24). Un peu plus loin, il
distingue la comédie, « représentation d’hommes bas » (49a32-
33) de la tragédie, puis rapproche celle-ci de l’épopée. Toutes les

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deux représentent des hommes nobles, mais Aristote énumère aus-
sitôt les différences qui les séparent (49b9-20) : l’épopée utilise
un seul type de vers, l’hexamètre dactylique, alors que la tragédie
en emploie plusieurs. L’épopée est un narration, ce que la tragédie
n’est pas. L’action de la tragédie est limitée en général à une révo-
lution du soleil, alors que l’épopée n’a aucune limite temporelle
Enfin, la tragédie inclut les parties de l’épopée, mais elle en com-
porte aussi d’autres qui n’appartiennent qu’à elle. En nommant
des catégories et en opérant des rapprochements qu’il limite aus-
sitôt par des analyses différentielles, Aristote donne à son propos
un mouvement dialectique qui fait alterner le même et l’autre. A
ce mouvement en succède un autre, de nature structurale, lorsque
la tragédie devient le sujet principal du traité.
Elle en occupe la partie centrale à partir du chapitre 6 jusqu’à
la fin du chapitre 18. Aristote étudie ensuite, du chapitre 19 au
chapitre 22, l’expression verbale, λέξις, avant d’en revenir à l’épo-
pée et de la comparer à la tragédie du chapitre 23 au chapitre 26.
Si la Poétique ne se limite pas à un traité sur la tragédie, elle n’en
fait pas moins d’elle son sujet principal. Aussi la pensée de la
forme qui s’y déploie concerne-t-elle au premier chef la forme de
la tragédie. Aristote l’envisage dans une optique structurale. Avant
même de se concentrer sur elle, il indique au chapitre 4 :
« Quant à examiner si la tragédie a dès maintenant atteint la per-
fection dans ses différentes espèces, τοῖς εἴδεσιν, trancher la chose
en elle-même et par rapport au théâtre est une autre question. »
(49a7-9)

Aristote considère donc que la tragédie est composée de formes


spécifiques, τοῖς εἴδεσιν, dont l’évolution détermine son éventuel
progrès vers la perfection. Il commence à répondre à la question
qu’il a posée à partir du chapitre 6 en énumérant les six parties de
la tragédie : l’histoire, les caractères, l’expression, la pensée, le
spectacle et le chant. Et il ajoute :
« ce sont elles en tout cas, ces éléments spécifiques pour ainsi dire,
que nombre de poètes ont utilisées », τούτοις μὲν οὖν οὐκ ὀλίγοι
αὐτῶν ὡς εἰπεῖν κέχρηνται τοῖς εἴδεσιν (50a12-13).

Aristote expose donc une conception structurale de la tragédie.


Celle-ci est constituée de formes, τούτοις τοῖς εἴδεσιν, dont l’agence-
ment la définit. A cet agencement en correspond un autre, celui des
faits, τὴν σύστασιν τῶν πραγμάτων (50b22), qu’il définit ensuite

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comme la partie la plus importante de la tragédie. C’est l’histoire,


μῦθος, un mot qu’on pourrait aussi traduire par « intrigue ». Aris-
tote développe ainsi une pensée de la forme qui consiste dans la
mise en évidence puis dans l’étude analytique des composantes de
la tragédie. Il la conçoit comme une structure et considère l’édifi-
cation de cette structure comme l’objet spécifique de l’art poétique.
Cette conception de la tragédie le conduit à l’envisager dans une
perspective nouvelle. Il regarde sous un angle inédit les œuvres,
leurs auteurs et leur représentation sur la scène.

Il fait appel aux œuvres pour étayer les assertions qu’il formule
à leur sujet. On ne trouve dans la Poétique aucun développement
qui commence par l’analyse d’une œuvre pour aboutir à une conclu-
sion générale relative à sa forme. Aristote adopte un ordre d’expo-
sition inverse. Cet ordre illustre la hiérarchie de ses priorités. La
description des formes de l’art poétique supplante celle des œuvres
qu’il produit. Cette dernière n’est presque jamais entreprise dans
la mesure où Aristote ne cite les œuvres qu’à titre d’exemples sans
les prendre pour objet d’analyse. En outre, le recours à ces exemples
n’est pas systématique. Au chapitre 2, la distinction entre les repré-
sentations de personnages meilleurs ou pires que nous ou sem-
blables à nous est d’abord étayée par une référence à trois peintres,
Polygnote, Pauson et Dionysios. Aristote n’en vient qu’ensuite
aux poètes, Homère, Cléophon, Hégémon de Thasos et Nicocharès
(48a5-14). Au chapitre 6, l’énumération de six parties de la tragé-
die n’est suivie d’aucune référence à une pièce particulière. Aris-
tote se borne à mentionner, à propos des caractères, les poètes
récents, τῶν νέων, dont la plupart composent des tragédies où l’on
ne trouve pas de caractères, mais il ne cite aucun nom de poète
ni aucun titre de tragédie à l’appui de cette affirmation. Lorsqu’il
mentionne une pièce, il le fait avec une concision extrême. Il note
ainsi (1451b21-23) que dans l’Antée d’Agathon, tous les noms
des personnages ont été inventés par le poète, mais il n’en donne
aucun exemple et n’ajoute rien d’autre. Nous aimerions mieux
connaître cette pièce que nous avons perdue et sur laquelle Aris-
tote porte un jugement favorable, mais ce n’est pas lui qui nous
le permettra. D’ailleurs, même lorsqu’il se réfère à une tragédie
connue, il peut se montrer imprécis. Définissant la péripétie comme
un renversement du cours des événements, il cite l’Œdipe Roi de
Sophocle où « quelqu’un vient pour réconforter Œdipe et le déli-
vrer de ses craintes au sujet de sa mère ; mais en lui révélant son
identité, il fait l’inverse « (52a24-26). Aristote pense ici à la scène

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entre Œdipe et le Corinthien. Le Corinthien fait, en réalité, deux
révélations à Oedipe. D’abord, il lui apprend que Polybe, le roi de
Corinthe qu’il croit être son père, vient de mourir. Œdipe est sou-
lagé par cette nouvelle où il voit un démenti infligé à l’oracle qui
lui avait prédit qu’il tuerait son père (950-988). Ensuite, le Corin-
thien lui révèle que Polybe n’était pas son père, mais l’avait adopté
après l’avoir reçu de ses propres mains, et que lui-même l’avait reçu
de celles d’un serviteur de Laïos. Œdipe se retrouve alors plongé
dans une angoisse qui renforce encore sa détermination à connaître
la vérité (989-1085). Aristote présente donc comme une péripétie
unique ce qui est en réalité un double retournement. Il donne de
la scène une interprétation synthétique qui occulte le détail de sa
progression dramatique. De même, il affirme ensuite que la meil-
leure reconnaissance est celle qui coïncide avec la péripétie et cite
à nouveau Œdipe Roi comme exemple, mais sans donner aucune
explication. Or, chez Sophocle, la péripétie dont le Corinthien est
l’agent ne coïncide pas avec la reconnaissance. C’est seulement
à la fin de la scène que Jocaste comprend la vérité qu’implique le
récit du Corinthien et incite Œdipe à ne pas l’écouter (1056-1072).
Quant à Œdipe, il ne découvre lui-même sa propre identité qu’à la
fin de la scène suivante où le vieux serviteur de Laïos, questionné
par lui-même et par le Corinthien, finit par expliquer comment il
a remis à ce dernier l’enfant qu’on lui avait ordonné de tuer (1182-
1185). Aristote donne donc de la fin de la pièce une interprétation
globale qui masque le cours des événements. Il le connaît certaine-
ment, mais il l’estime secondaire par rapport à l’essentiel, à savoir
le lien structural entre la péripétie et la reconnaissance qui conduit
au dénouement. Il souligne ce lien en ignorant délibérément le
détail des scènes. Il traite donc l’exemple qu’il cite avec une cer-
taine désinvolture. Cette désinvolture illustre la perspective qu’il
adopte pour considérer les œuvres. Il les relègue au second plan par
rapport à l’analyse formelle et structurale de l’art qui les a fait naître
et qui, dans le traité, a la priorité sur elles. D’où l’étrangeté de la
Poétique où les œuvres disparaissent souvent derrière leur forme, à
l’image des poètes qui les ont composées.
Les poètes ne se trouvent jamais à l’origine des analyses d’Aris-
tote dans le traité. Il y a là un changement radical de perspective
sur la littérature par rapport à celle qui prédominait aupara-
vant. Celle-ci consacrait, au contraire, la présence des poètes à
l’origine de leurs œuvres. Au début de l’Iliade et de l’Odyssée,
Homère invoque la Muse pour qu’elle lui dise la vérité des faits
qu’il va chanter, afin qu’il puisse la transmettre à son public. Au

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commencement de la Théogonie, Hésiode raconte comment les


Muses l’ont chargé d’une mission poétique qu’il accomplit ensuite
en composant son poème. Dans ses épinicies, Pindare multiplie
les déclarations sur les intentions et les valeurs qui guident sa
création poétique. Dans la République (X), Platon donne à sa cri-
tique de la poésie la forme d’un procès personnel qu’il intente à
Homère. Quant à Aristophane, lorsqu’il veut parler du théâtre, il
met les poètes en scène. Dans les Acharniens, il montre Euripide
en fabriquant de pathétique. Dans les Thesmophories, on le retrouve
épouvanté par les représailles que pourraient lui valoir, de la part
des femmes réunies pour la fête de Déméter, les tirades miso-
gynes disséminées dans ses pièces. Il envoie son parent Mnésiloque
déguisé en femme pour les espionner, puis vient à son secours
et finit par plaider lui-même sa cause devant les femmes qui le
laissent repartir avec Mnésiloque. Dans la même pièce, Aristo-
phane met aussi en scène Agathon, en poète efféminé, précieux
et snob. Dans les Grenouilles, il organise aux Enfers un jugement
littéraire où Eschyle et Euripide font valoir leurs mérites respec-
tifs devant Dionysos venu chercher le meilleur poète tragique pour
le ramener sur la terre. Pendant leur controverse, les deux poètes
apparaissent chacun comme l’incarnation d’un type de tragédie,
héroïque pour Eschyle, et démocratique pour Euripide. Jusqu’à la
Poétique donc, les œuvres littéraires apparaissent toujours asso-
ciées à leurs auteurs. Aristote décide d’ignorer ce lien. Dans son
traité, les œuvres ne sont pas liées à leurs auteurs et elles ne s’ex-
pliquent pas par ce qu’ils sont. Pour les éclairer, Aristote ne fait
aucune allusion à la biographie ou à la psychologie des poètes qui
les ont composées. Leur histoire personnelle l’indiffère. Il aime d’ail-
leurs les citer en série, comme pour mieux montrer qu’il ne consi-
dère pas leurs œuvres comme des entités distinctes et qu’il préfère
mettre en valeur leurs points communs. Il associe ainsi Euripide
et Sophocle pour illustrer un type de reconnaissance contestable
(54b30-37), puis trouve chez eux des exemples du meilleur type
de reconnaissance, celui qui résulte de l’intrigue (55a16-21). Il
peut aussi établir des relations entre des poètes sans tenir compte
des différences entre les genres auxquels ils sont identifiés. Il rap-
proche ainsi Sophocle d’Homère parce qu’ils représentent tous
les deux des personnages nobles, avant de le comparer à Aristo-
phane qui, comme lui, met en scène des personnages qui agissent
et qui « font le drame », δρῶντας (48a29), c’est-à-dire qui parlent
en disant « je » alors qu’Homère recourt au récit. Lorsqu’il étudie
les différents types de tragédies, il va encore plus loin en faisant

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disparaître les noms des auteurs pour ne plus garder que les sujets
de leurs pièces. Il mentionne ainsi « la tragédie à effets violents
comme les Ajax et les Ixion, la tragédie de caractères comme les
Femmes de Phthie et Pélée ; la quatrième espèce, c’est le spectacle,
par exemple les Phorcides, Prométhée et tout ce qui se déroule dans
l’Hadès »  (55b34-56a3). Quels sont les poètes qui ont écrit les
tragédies qu’il cite en exemple ? Il ne juge pas utile de le préciser.
Ce qui compte à ses yeux, c’est qu’elles illustrent les types de
pièce qu’il distingue. Son silence révèle ses priorités. Le nom des
poètes est pour lui sans importance au regard des spécificités
structurales qu’il reconnaît dans leurs pièces et qui lui permettent
de les regrouper par types. La pensée de la forme pousse les auteurs
à l’arrière-plan de la Poétique au point de les faire parfois dispa-
raître. On pourrait reconnaître en Aristote le précurseur des théories
de la mort de l’auteur qui ont connu une brève heure de gloire à la
fin des années 19604. Mais Aristote ne formule pas de théorie à ce
sujet, il a une pratique révélatrice de sa philosophie en la matière.
Cette philosophie ne découle pas d’une idéologie politique, mais
de sa pensée de la forme. Celle-ci ne s’intéresse pas aux poètes.
Elle ne veut connaître que leur art indépendamment de leur iden-
tité et de leur vie. Elle ignore délibérément leur personne comme
elle veut ignorer aussi les conditions de représentation de leurs
œuvres.
Aristote adopte une attitude inédite à l’égard du spectacle théâ-
tral. A Athènes, on écrivait des pièces pour qu’elles soient sélec-
tionnées et jouées dans les concours de théâtre qui se déroulaient
pendant deux grandes fêtes consacrées à Dionysos, les Lénéennes
et les Grandes Dionysies. La publication du texte des pièces
représentées existait déjà au Vè siècle av. J. C., mais sa diffusion
écrite constituait un phénomène marginal et secondaire par rapport
à leur représentation sur la scène. C’est elle qu’on jugeait, qu’on
discutait et qu’on se rappelait comme le montrent les nombreuses
allusions scéniques qui parsèment le théâtre d’Aristophane. Le
spectacle était donc la dimension majeure de la vie théâtrale.
Dans un premier temps, Aristote semble le reconnaître puisqu’il
écrit :
« Puisque ce sont des personnages en action qui font la représen-
tation, nécessairement on aurait d’abord comme élément de la tra-
gédie l’organisation du spectacle » (49b31-33).

4. Voir A. Compagnon, Le démon de la théorie, op.cit., p. 51-55.

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Mais après avoir défini les autres parties de la tragédie, il en


revient au spectacle pour le distinguer d’elles :
« Quant au spectacle qui exerce la plus grande séduction, il est
totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique, car
la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs.
De plus, pour l’exécution technique du spectacle, l’art du fabri-
cant d’accessoires est plus décisif que celui des poètes. » (50b16-
20).

Aristote reconnaît que le spectacle fait partie de la tragédie,


tout en affirmant qu’il est étranger à l’art de la tragédie. Ce para-
doxe repose sur une conception plus formelle que théâtrale de la
tragédie. Selon Aristote, celle-ci résulte exclusivement de sa com-
position qui dépend de l’art du poète. Le spectacle dépend d’un
autre art, celui de l’accessoiriste, qui est étranger à celui du poète.
Aristote le repousse donc aux marges de son propos. Sa pensée de
la forme aboutit à la mise à l’écart du spectacle. Aussi en parle-t-
il avec désinvolture. S’interrogeant sur la longueur des pièces, il
considère que « la limite à fixer à la longueur en fonction des
concours et de la perception ne relève pas de l’art ; car s’il fallait
jouer cent tragédies, on les jouerait contre la clepsydre, comme on
l’a fait, dit-on, une fois ou l’autre » (51a6-9). On ne sait à quelles
circonstances Aristote fait allusion, mais on sait comment se dérou-
laient les concours. Ils ne duraient que quelques jours et on ne
pouvait jouer qu’entre le lever et le coucher du soleil. Il était donc
impossible représenter cent tragédies à la suite en les jouant « contre
la clepsydre », c’est-à-dire contre la montre, donc à toute allure.
L’absurdité de l’hypothèse formulée par Aristote illustre son indiffé-
rence à l’égard des contraintes matérielles inhérentes aux concours
de théâtre. Il ne veut connaître que les contraintes internes à la
forme des pièces puisqu’il ajoute :
« mais pour la limite qu’impose la nature même de la chose, tant
que l’ensemble reste clair, dans l’ordre de l’étendue, le plus long est
toujours le plus beau. Pour fixer grossièrement une limite, disons
que l’étendue qui permet le renversement du malheur au bonheur ou
du bonheur au malheur par une série d’événements enchaînés selon
le vraisemblable ou le nécessaire fournit une délimitation satisfai-
sante de la longueur. » (51a9-15)

Aux contingences liées à l’organisation des représentations, Aris-


tote oppose donc la nécessité esthétique propre à la forme théâtrale
et qui seule, à ses yeux, doit déterminer la longueur adéquate des

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pièces. Par rapport à cette nécessité, le spectacle n’existe pas.
Aussi Aristote affirme-t-il que la tragédie peut s’en passer. Si elle
est bien composée, elle peut atteindre son but, qui est de susciter
la crainte et la pitié, sans lui. Aristote écrit :
« Il faut, en effet, qu’indépendamment du spectacle, l’histoire
soit ainsi constituée qu’en apprenant les faits qui se produisent
on frissonne et on soit pris de pitié devant ce qui se passe : c’est
ce qu’on ressentirait en écoutant l’histoire d’Œdipe. Produire cet
effet par les moyens du spectacle ne relève guère de l’art : c’est
affaire de mise en scène. Ceux qui, par les moyens du spectacle,
produisent non l’effrayant, mais seulement le monstrueux n’ont
rien à voir avec la tragédie ; car c’est non pas n’importe quel plai-
sir qu’il faut demander à la tragédie, mais le plaisir qui lui est
propre. Or, comme le plaisir que doit produire le poète vient de
la pitié et de la frayeur éveillée par l’activité représentative, il est
évident que c’est dans les faits qu’il doit inscrire cela en compo-
sant. » (53b3-14)

Aristote pousse ici la pensée de la forme jusqu’au bout de ses


conséquences. Comme il considère que la finalité de la forme tra-
gique est inséparable de sa composition, il ne peut faire dépendre
sa réalisation du spectacle qui lui est extérieur. Il affirme donc
qu’elle peut être réalisée sans lui. Il sait bien qu’elle est souvent
réalisée par lui, mais il considère cette réalisation comme étran-
gère à l’art de la tragédie. Il ajoute que le spectacle peut même
dévoyer cet art en produisant des effets qui lui sont étrangers et
il oppose à ce dévoiement l’inscription dans les faits, c’est-à-dire
dans l’intrigue, de la crainte et de la pitié par le poète. Il souligne
ainsi à nouveau la supériorité de la nécessité interne propre à la
composition des œuvres sur l’extériorité superficielle et parfois
dangereuse du spectacle dont il envisage théoriquement la dispari-
tion. Cette attitude paraît justifier une interprétation de la Poétique
comme traité abstrait. Aristote y exprimerait une conception du
théâtre étrangère à sa réalité matérielle et historique dans l’Athènes
classique. Cette thèse a été développé par F. Dupont dans un
ouvrage où elle fait le procès d’Aristote, qu’elle qualifie de « vam-
pire du théâtre occidental », et de son influence sur le théâtre
d’aujourd’hui5. On ne considérera pas ici cette dernière question
qui occupe la seconde partie de son livre. Mais son analyse de
la Poétique mérite de retenir l’attention. Pour F. Dupont, Aristote

5. Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Paris, 2007.

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isole le théâtre de son contexte religieux, de son origine diony-


siaque. Il ignore délibérément sa dimension sociale et culturelle si
importante à Athènes, écarte le spectacle et la musique, les chants
et la chorégraphie qui en faisaient partie et substitue l’intrigue à
la représentation théâtrale comme objet d’examen6. Il est guidé par
la volonté de détruire le théâtre comme institution identitaire athé-
nienne afin de favoriser la soumission d’Athènes à l’impérialisme
macédonien7. F. Dupont attribue ainsi à Aristote une intention
idéologique qu’aucune donnée historique ne permet de confirmer.
En revanche, sa description de l’attitude du philosophe à l’égard
du spectacle théâtral semble fondée. Comme elle se souvient qu’on
surnommait Aristote « le lecteur » dans sa jeunesse, car on le voyait
toujours un livre à la main, elle peut affirmer qu’Aristote porte sur
le théâtre un regard de lecteur, et non de spectateur8. Et en effet,
il écrit (53b3-6) qu’Œdipe Roi peut susciter la crainte et la pitié
à la lecture, sans qu’on ait besoin de le représenter. En outre, Aris-
tote ne rappelle dans la Poétique aucun souvenir personnel d’un
spectacle théâtral auquel il aurait assisté. Il opérerait donc une
intellectualisation radicale du théâtre en tournant le dos à l’événe-
ment théâtral. Cependant, à la base de cette analyse, on reconnaît
une opposition entre la théorie et la pratique, entre l’abstrait et le
concret, entre le concept et le réel. Or il n’est pas sûr que cette
opposition suffise à rendre compte de la démarche d’Aristote dans
la Poétique. La pensée de la forme qui s’y déploie vise, au contraire,
à intégrer toutes les réalités du théâtre en les envisageant sous des
angles nouveaux.

Si Aristote concentre son analyse sur les formes de l’art poétique,


il n’ignore pas pour autant que le spectacle est son débouché. Il
a beau le considérer comme étranger à l’art du poète, il sait qu’il
a parfois des conséquences sur lui. Il critique ainsi l’influence
néfaste des acteurs sur les poètes qu’ils incitent à insérer dans
leurs intrigues des « pièces de concours », ἀγωνίσματα (51b37).
Ces morceaux de bravoure permettent aux acteurs de briller sur
la scène, mais ils entraînent une distorsion de la continuité de
l’intrigue où les épisodes se succèdent alors sans vraisemblance
ni nécessité (50b34-39). Dans ce cas, les exigences du spectacle
aboutissent à une altération de la forme poétique. La pensée de

6. Op. cit., p. 25-36.


7. Op. cit., p. 74-75.
8. Op. cit., p. 32-33.

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LA PENSEE DE LA FORME DANS LA POETIQUE D’ARISTOTE 139
la forme conduit donc Aristote à prendre en compte le rôle néfaste
que le spectacle peut jouer à son égard. De même, Aristote critique
le jeu outré de certains acteurs qui abaissent la dignité de la tra-
gédie (61b29-32). S’il affirme que l’art du poète ne saurait être
incriminé à cause de tels excès (56b8-14) et que la tragédie n’a pas
besoin de ces gesticulations pour produire l’effet qui lui est propre
(62a10-12), il n’en reste pas moins attentif à ce qui se passe sur
la scène. Il attribue ainsi à Eschyle l’introduction du deuxième
acteur, la diminution du rôle du chœur et le passage au premier
plan du dialogue, et à Sophocle l’introduction du troisième acteur
et des décors peints (49a16-19). Toutes ces innovations, sauf la
dernière, ont eu des conséquences sur la forme des tragédies, et
ces conséquences se sont aussi manifestées sur la scène. La pen-
sée de la forme ne conduit donc pas Aristote à ignorer le spectacle.
Il le prend, au contraire, en compte. Il considère même qu’il peut
confirmer ou infirmer la validité dramatique de la forme d’une pièce.
Certaines pièces, en effet, semblent a priori bien composées, mais
on s’aperçoit sur la scène qu’elles ne le sont pas. Aristote donne
l’exemple de Carcinos :
« Son Amphiaraos remontait du sanctuaire, ce qui aurait passé si
les spectateurs n’avaient pas vu jouer la pièce, mais à la scène la
pièce tomba, les spectateurs ayant mal pris la chose. » (55a26-29)

Carcinos est un poète du IVè siècle av. J. C. Nous ne connais-


sons pas la tragédie citée par Aristote ni l’épisode qu’il mentionne.
Il note qu’il a causé l’échec de la pièce sur la scène. Y avait-il
assisté ? Ou bien l’événement était-il resté dans les mémoires ?
Quoi qu’il en soit, selon Aristote, le défaut de conception de la
pièce serait passé inaperçu si on ne l’avait pas représentée. Le
spectacle a donc révélé que sa forme avait été mal composée. La
pensée de la forme n’exclut donc pas le spectacle de son champ
théorique. Elle l’intègre comme vérification expérimentale dont le
résultat est imputé au poète.
Si les poètes sont biographiquement et historiquement absents
de la Poétique, ils y figurent, en effet, en tant que créateurs. Pour
Aristote, Carcinos était reponsable de l’échec de sa pièce car il
n’avait pas prévu correctement l’effet qu’elle produirait sur la
scène. Or cette prévision fait partie de l’art poétique:
« Pour composer les histoires et, par l’expression, leur donner leur
forme achevée, il faut se mettre au maximum la scène sous les yeux-
car ainsi celui qui voit comme s’il assistait aux actions elles-mêmes,

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140 ALAIN BILLAULT

saurait avec le plus d’efficacité découvrir ce qui est à propos sans


laisser passer aucune contradiction interne. » (55a22-26)

La composition d’une pièce requiert donc du poète qu’il anti-


cipe sa représentation en l’imaginant, ce qui lui permettra de par-
faire la cohérence de sa forme. Cette anticipation nécessite une
méthode qu’Aristote décrit tout en précisant ses implications psy-
chologiques :
« Il faut aussi dans la mesure du possible élaborer une forme ache-
vée en recourant aux gestes : en effet, à égalité de dons naturels,
les plus persuasifs sont ceux qui vivent violemment les émotions,
et celui qui est en proie au désarroi représente le désarroi de la
façon la plus vraie, celui qui est en proie à la colère représente
l’emportement de la façon la plus vraie. Aussi l’art poétique appar-
tient-il aux êtres bien doués ou portés au délire : les premiers se
modèlent aisément, les autres sortent facilement d’eux-mêmes. »
(55a29-34)

Le poète doit donc interpréter et vivre par avance les situations


qu’il inclut dans sa pièce. Il doit le faire physiquement en prenant
les attitudes, τοῖς σχήμασιν (55a29), de ses personnages et psy-
chologiquement en se mettant à leur place. Aristote ne veut pas
dire qu’il faut être dépressif ou colérique pour représenter le désar-
roi ou la colère, mais qu’il faut s’efforcer d’éprouver ces émotions
au moment où on les prête aux personnages. Aussi son exposé de
méthode débouche-t-il sur des conclusions psychologiques. Aris-
tote désigne deux types d’hommes faits pour l’art poétique et les
comportements qu’il implique. Les êtres « bien doués » possèdent
une malléabilité psychologique et une capacité d’adaptation qui
leur sert à se mettre à la place de leurs personnages. Ceux qui
sont portés au délire y parviennent parce que leur nature les porte
à sortir d’eux-mêmes. Aristote associe donc à sa pensée de la
forme la personnalité des poètes, mais il ne le fait pas d’une manière
anecdotique. Il ne se réfère pas au comportement ou au tempéra-
ment de tel ou tel poète pour en tirer des conclusions relatives à
ses œuvres. Il formule des remarques générales. En examinant les
exigences de la composition dramatique, il aboutit à la psychologie
de ses artisans. On a rapproché sa remarque sur le poète « porté
au délire », μανικοῦ (55a33), de la théorie de l’inspiration divine
des poètes développée par Platon9. Mais Aristote ne parle pas

9. Voir R. Dupont-Roc et J. Lallot, op. cit., p. 284-285.

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LA PENSEE DE LA FORME DANS LA POETIQUE D’ARISTOTE 141
d’un délire apporté de l’extérieur au poète par une divinité. Il vise
les dispositions psychologiques innées des poètes et fait ainsi
déboucher la pensée de la forme sur la psychologie de la création.
Celle-ci n’a rien d’abstrait. Elle mobilise le corps, pour les gestes,
et la personnalité, pour l’empathie, de ceux qui la pratiquent.
Elle les touche donc personnellement, comme elle touche aussi
le public auquel elle est destinée.
La Poétique donne, en effet, un rôle singulier aux œuvres.
Elle leur attribue une action qui a un effet sur leur public. Sur ce
point, et quels que puissent être par ailleurs ses désaccords avec
lui, Aristote adopte un perspective analogue à celle de Platon pré-
occupé lui aussi, et avant tout, par ce qui se passe en aval des
œuvres, lorsqu’elles sont mises en contact avec le public. Lorsqu’il
définit la tragédie, Aristote précise que « en représentant la pitié
et la frayeur, elle réalise une épuration, κάθαρσιν, de ce genre
d’émotions » (49b27-28). Comme il n’explique nulle part ce qu’il
entend par là, ses mots ont suscité d’innombrables interprétations.
Dans une analyse récente10, W. Marx a repris une hypothèse médi-
cale déjà formulée au XIXè siècle : la catharsis produite par le
spectacle tragique consisterait en un équilibrage du mélange des
humeurs qui, selon la médecine antique, détermine l’état de santé
des hommes. Il n’est pas opportun de discuter ici la validité de cette
hypothèse. Mais il faut souligner que W. Marx l’expose en des
termes qui touchent à l’essentiel. Il rappelle avec raison qu’Aristote
veut considérer les formes de l’art poétique « chacune dans sa fina-
lité propre », ἤν τινα δύναμιν ἕκαστον ἔχει (47a8-9). La traduction
de R. Dupont-Roc et J. Lallot rend bien la signification des mots
grecs en s’éloignant un peu de leur sens littéral. Chaque forme de
l’art poétique possède une capacité, δύναμιν, à faire un chose qui
constitue sa finalité propre. La finalité de la tragédie consiste à
produire la crainte et la pitié chez son public. Aristote parle donc
des effets que la tragédie produit sur ceux qui la regardent ou qui
la lisent et, selon W. Marx, de l’inscription de ces effets dans leur
corps qui se traduit par le phénomène de la catharsis. Cette expli-
cation attire l’attention sur un élément capital de la Poétique : il
arrive quelque chose au public de la tragédie. La forme tragique
ne vit donc pas en autarcie, elle n’est pas autosuffisante. Jamais

10. « La véritable catharsis aristotélicienne. pour une lecture philologique et


physiologique de la Poétique « , Poétique 42, 2011, p. 131-154, repris dans Le
tombeau d’Œdipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris, 2012.

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142 ALAIN BILLAULT

Aristote ne la présente dans le traité comme une fin en soi11. Elle


accomplit, au contraire, sa finalité en dehors d’elle-même, dans son
public qui s’en trouve affecté12. Aristote conçoit donc les œuvres
poétiques comme des réalités vivantes agissant sur ceux qui sont
à leur contact. Comme elles requièrent l’engagement physique et
psychologique des poètes qui les composent, elles atteignent aussi
les spectateurs et les lecteurs qui les reçoivent. Loin de se réfugier
dans une abstraction théorique, Aristote s’attache ainsi à la vie
réelle de la forme littéraire. Il la définit comme la source d’une
expérience dont nul ne sort intact. Sa pensée de la forme débouche
sur une conception existentielle de la littérature.

Dans la Poétique, la pensée de la forme se déploie donc comme


une analyse globale de l’expérience de la littérature, depuis la créa-
tion des œuvres jusqu’à leur réception par le public. En procédant
par regroupements et par différenciation, Aristote développe une
conception structurale des formes littéraires, et en particulier de
celle de la tragédie. Cette conception le conduit à considérer d’une
façon inédite les œuvres des poètes, leur personne et la représen-
tation de leurs pièces. Cependant, il ne méconnaît aucune de ces
réalités, mais il les situe dans des perspectives nouvelles ouvertes
par son enquête. Sa pensée de la forme aboutit ainsi à une manière
nouvelle de penser la littérature. On conçoit donc que la Poétique
ait pu servir de référence aux tenants de la nouvelle critique qui,
dans la seconde moitié du XXè siècle, voulaient opérer une réno-
vation analogue. Ils reconnaissaient ainsi l’étendue de son champ
théorique et de ses potentialités heuristiques, comme les théori-
ciens et les poètes de la Renaissance et de l’époque classique
l’avaient fait avant eux.
Alain BILLAULT
Université de Paris-Sorbonne

11. Comme le rappelle A. Ford, « The Purpose of Aristotle’s Poetics », CP 110,


2015, p. 18 (ensemble de l’étude p. 1-21).
12. Voir P. Ricoeur, Temps et récit I, Paris, Editions du Seuil, collection
« Points », 1983, p. 98.

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