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BIBLIOTHÈQUE ALLEMANDE

Collection dirigée

par

JEAN-MARIE VALENTIN

de l’Académie allemande de littérature

Professeur à la Sorbonne
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Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation

réservés pour tous les pays

© 2018, Société d’édition Les Belles Lettres

95, bd Raspail 75006 Paris

ISBN : 978-2-251-91053-6
INTRODUCTION

LA GRAND-MÈRE
ET LE PROCRASTINATEUR MÉLANCOLIQUE

La découverte d’une version antérieure, inconnue car non


publiée, des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister fut le fruit
du hasard. Le choc qu’elle provoqua dans la communauté des
spécialistes de Goethe fut d’autant plus fort qu’elle donnait une
ascendance, à tout le moins une préexistence, à une œuvre
canonique de la littérature allemande. Durant la genèse de cette
version originale du grand roman ‒ elle s’étend de 1777 à 1785 ‒,
Goethe avait pris soin d’en adresser une copie de sa main à
Barbara Schultheβ (1745-1818). Cette amie zurichoise reçut
ainsi les différents chapitres et livres au fur et à mesure de leur
achèvement jusqu’à l’interruption de la rédaction. À vrai dire, il
l’avait fait pour d’autres œuvres, et ces envois doublés d’échanges
épistolaires en grande majorité perdus, ponctués dans le cas
présent de rencontres à Zurich puis Constance au cours de
quelques voyages en Suisse, témoignent d’une confiance stable et
durable.
C’est dans les papiers qu’elle avait laissés à sa mort que Gustav
Billeter allait découvrir en 1910 les pages dont l’ensemble reçut
dans la critique le nom de « Ur-Meister », terme calqué sur le
modèle de l’« Ur-Faust » mis au jour en janvier 1887 dans les
archives personnelles de Luise von Göchhausen (1752-1807) par
le germaniste Erich Schmidt (1853-1913). Le parallèle, à près
d’un quart de siècle de distance, ne manque pas de frapper.
On mesure mal aujourd’hui l’ampleur de l’ébranlement qui,
dans les deux cas, en résulta. Cette tragédie « par excellence » et
ce « roman de formation » (Bildungsroman) paradigmatique
étaient alors comme les deux piliers d’une littérature allemande
de portée universelle. Dans sa quête de légitimité culturelle,
l’Empire, proclamé dans la galerie des Glaces du château de
Versailles et dirigé par la Prusse, avait élevé la période dite
« classique » de Weimar, la décennie autour de 1800, au rang
d’un âge d’or. Dominée, jusque dans la statuaire des villes et des
places tracées devant les universités, par les figures dioscuriques
de Schiller et de Goethe, cette période de fondation était censée
avoir rétabli, dans le cadre du nouvel État unifié, le lien qui le
rattachait à une dignité prestigieuse perdue depuis la dissolution
du Saint Empire romain germanique en 1806. Longtemps
« Kulturnation », l’Allemagne devenait une construction étatique
qui tendait à l’homogénéité en dépit de spécificités régionales
persistantes. Le développement de l’enseignement ne contribuait
pas peu à cette évolution en promouvant la mise en place d’une
« bourgeoisie de la culture » (Bildungsbürgertum). De projet
collectif, elle devint, avec l’Empire wilhelminien, une réalité
allemande unitaire. Tout ce qui présentait quelque rapport avec
ces références majeures ne pouvait passer inaperçu, spécialement
dans un monde universitaire fier de sa « Nationalphilologie » et où
tout ce qui avait à voir avec les lettres suscitait les plus vifs
engouements. « Faust dans sa forme originale » (Faust in
ursprünglicher Gestalt) demeurait inscrit dans la mémoire des
lettrés ‒ on se représente aisément la signification que pouvait
avoir alors ce qui est, par voie de conséquence, un « Wilhelm
Meister, dans sa forme originale »…
Billeter n’avait procuré en 1910 qu’une version incomplète du
texte dont il avait été l’inventeur. Ce fut Harry Maync (1874-
1947), connu de la postérité pour des travaux de référence
consacrés à des écrivains aussi importants que le Souabe Eduard
Mörike (1804-1875), qui se chargea de la mise au net éditoriale
du manuscrit dès l’année suivante. L’éditeur Cotta, à Stuttgart et
Berlin, diffusa ce travail paru rapidement ensuite dans les
volumes 51 et 52 de l’édition dite « de Weimar » sous sa
responsabilité.
La nature de la relation d’un texte incomplet à une œuvre
achevée, considérée comme définitive par l’opinion commune,
n’était naturellement pas aisée à déterminer. Elle soulevait de
nombreuses questions dont on peut formuler comme suit les
principales : quel statut conférer à une rédaction dont on n’avait
eu connaissance que plus d’un siècle après la publication du texte
ne varietur autorisé ? Convenait-il de tenir la première (la plus
récemment révélée) pour un simple brouillon du second (le plus
anciennement connu) ? Ou fallait-il au contraire lui attribuer la
valeur, ambiguë, d’un avant-texte, le « Ur » pouvant désigner un
archétype ou, à l’opposé, entraîner la stigmatisation
dévalorisante qui s’attache à un inaccompli en quête
éternellement d’un achèvement impossible ?
Dans le cas de Faust, le premier état présentait l’avantage de
constituer un tout, pourvu d’une thématique spécifique, celle de
la séduction/abandon, doublée du motif, étroitement lié au
Sturm und Drang, de l’infanticide. En France même, ces
dernières décennies, Dominique Pitoiset et Gilles Bouillon ont
administré la preuve de la cohérence spectaculaire de cette
version, capable d’exister en dehors des développements
ultérieurs fondés sur l’association avec la tragédie du savant
nécromant pactisant avec le diable.
Rien de comparable ne valait pour le premier Wilhelm Meister.
La relative rapidité avec laquelle Goethe avait pu changer de cap
et donner une autre direction à l’esquisse initiale donne
clairement à entendre que ce remodelage avait été possible grâce
à la reprise de nombre de situations, au retour des personnages
les plus importants, à la réapparition des mêmes milieux ‒ on
aura à le redire cependant, la thèse d’une continuité intégrale se
heurte à la double réalité que constituent une diégèse
considérablement augmentée et un bouleversement capital des
perspectives.
Mais il se révèle simultanément impossible de traiter La
Vocation théâtrale en simple brouillon des Années d’apprentissage,
de lui contester tout intérêt propre : La Vocation théâtrale n’est pas
un banal matériau accédant paradoxalement à l’existence
littéraire à travers un phénomène d’absorption.
Ce serait oublier en effet qu’aux yeux de l’herméneutique
moderne le fragment, depuis celui, célébrissime, de Friedrich
Schlegel, le 116e de l’Athenäum, comme au regard de l’évolution
des formes dramatiques au XXe siècle (Hofmannsthal, Brecht,
Heiner Müller), est perçu comme une forme d’art en soi, même
si on ne saurait lui reconnaître le statut du « non inito » pour
lequel l’inachèvement est respect de l’infini.
De surcroît, l’évolution de Goethe passant du « Ur-Meister » au
« Meister » contraint à identifier le texte de 1796 à une création
radicalement nouvelle. Œuvrant dans un sens qui combine
l’approfondissement intérieur, une relation repensée entre les
parties et le tout ainsi qu’entre l’individu et la société, il assigne
désormais à ses créations une mise en œuvre qui affecte sujets,
structures, écriture, objectifs. Le terme de « Bildungsroman » n’est
certes pas de Goethe lui-même, inventé qu’il fut par Karl
Morgenstern (1770-1852) en 1820 avant d’être popularisé par
Wilhelm Dilthey (1833-1911). Mais malgré les critiques
formulées par Friedrich Schlegel en 1798, l’accord s’est fait pour
mettre en avant la présence combinée des dimensions
psychologique, philosophique (l’héritage des Lumières) et sociale
de l’opus magnum. La différence est de ce fait bien réelle entre la
Sendung et les Lehrjahre. Recourir, comme on l’a fait et on le fait
parfois encore, aux catégories de « roman d’éducation »
(Erziehungsroman) et de « roman d’évolution »
(Entwicklungsroman), a pu faire, outre-Rhin, les délices de
germanistes vétilleux. Mais cela n’a que peu, voire pas du tout,
de signification, à l’extérieur des pays de langue allemande ‒
faute, principalement, de réalisations formelles et intellectuelles
autochtones, de modèles donc auxquels se raccrocher.
La Vocation théâtrale ne relève pour sa part d’aucune de ces
dernières catégories. Faut-il alors, ce constat dressé, lui appliquer
une désignation générique, et, si oui, laquelle ?
S’appuyant sur le milieu dans lequel prend place la majeure
partie de l’action, certains historiens allemands de la littérature
ont avancé la dénomination de « roman théâtral »
(Theaterroman), ce qui mérite débat. En effet, la fortune des
spectacles fut considérable à l’époque de la rédaction comme le
fut celle de l’opéra au XIXe ou celle du cinéma au XXe siècle. Parler
de « théâtromanie » pour caractériser le cadre social de La
Vocation théâtrale relève donc banalement du constat sans
permettre une prise de position esthétique, le contenu se
donnant alors pour la forme. À cet égard, le roman goethéen
reproduit une part importante de la réalité. Les représentations
dramatiques impliquent à l’époque toutes les classes de la société,
elles sont au cœur des lieux de pouvoir, dans les palais et
châteaux, accompagnent, sous la forme du divertissement et de
la célébration, les événements majeurs de la vie collective. Avec
le recul de la tutelle des Églises dont les théologiens mènent tout
au plus des combats d’arrière-garde par définition perdus
d’avance, le théâtre s’implante dans tous les espaces susceptibles
de l’accueillir. Si, pour une partie non négligeable d’entre elles,
les troupes sont encore ambulantes, d’autres, de plus en plus
nombreuses, gagnent en qualité, se sédentarisent dans les villes
pour des durées allant jusqu’à trois, quatre voire six mois. Dans
la classe aristocratique en outre, l’habitude a été prise de donner
des spectacles privés au cours desquels se produisent des
amateurs cultivés. De cette sorte, l’éventail des lieux, milieux,
circonstances, mais aussi des types de spectacles s’élargit
indéfiniment. Sur ce point, La Vocation théâtrale trace un tableau
d’une rare précision de cette vie multiforme. Au fil du récit, il
apparaît que jouer Corneille et Racine, par la suite Shakespeare,
n’exclut pas des formes plus anciennes : les tragédies bibliques et
les improvisations sur canevas des comici d’arte, ou encore,
devrait-on s’en étonner, les spectacles de foire, qu’il s’agisse des
pitreries indéfiniment répétées d’un Paillasse que son aspect et
son enflure physique rapprochent déjà du père Ubu, ou des
hercules de foire réduits à soulever des haltères ou à faire jouer
leurs muscles. La Strada de Fellini est, au cinéma, la preuve
vivante de la perpétuation de démonstrations où se lisent les
origines anciennes de l’exhibition publique du corps masculin.
Les masques italiens, soigneusement distingués les uns des
autres par leurs origines provinciales, Venise et Bergame en
premier, interviennent sous forme de « types fixes » (tipi issi)
dans des configurations à forme stable, la qualité des acteurs
s’exprimant à travers des jeux mimiques complexes et raffinés.
En raison de sa structure chronologique dans laquelle s’inscrit
la vie de Wilhelm depuis ses années d’enfance jusqu’à son entrée
dans la troupe de Serlo, le roman, parcourant les formes à
l’instant évoquées, possède une dimension historique. Wilhelm
vit ainsi des expériences qui sont autant de plongées dans une
réalité spectaculaire faisant apparaître des couches archaïques,
souvent dégradées en pures performances, ou des mises en
forme de modèles dramatiques dont l’évolution se poursuit
encore au moment même où il en est parlé. En d’autres termes,
sur fond de traditions maintenues, le théâtre que nous fait
connaître La Vocation théâtrale s’enrichit des mutations décisives
qui président à l’avènement de sa modernité.
Au premier plan, on mettra le texte devenu support
déterminant. Le jeune Wilhelm (I, 5), qui baigne dans un monde
de figures taillées et de fils entremêlés, connaît sa première
satisfaction en s’emparant du cahier sur les pages duquel on a
copié la tragédie de David et Goliath qu’il apprend par cœur. La
représentation ne va donc pas ici sans la parole écrite, apprise et
récitée : Goethe lie ainsi les deux courants qui ne peuvent être
qu’artificiellement séparés. Sans les héritages grec et latin, et plus
sûrement encore la tradition du drame scolaire, en l’occurrence
protestant fondé sur les sujets les plus marquants tirés de
l’Ancien Testament, le répertoire prémoderne ne serait pas
imaginable. Les premières tentatives de Wilhelm, comme de
Goethe d’ailleurs, pour mettre sur les planches le destin
triomphal du berger-roi ou ceux, terribles, de Jézabel et de
Balthazar montrent la prégnance de ce courant qui renaît à
l’époque moderne avec Klopstock.
Aux yeux de Goethe, on le voit déjà ici, et bien avant sa lecture
de Shakespeare, le théâtre embrasse donc les époques comme il
réunit les lieux et les cultures : quand Wilhelm quitte sa famille,
il s’engage sans qu’il le sache bien, dans « le vaste monde » à
l’instar de ce qui sera le projet des héros romantiques,
d’Eichendorff exemplairement. Pour le dramaturge, le théâtre est
figure de la vie, et il l’est également parce qu’il embrasse les
productions de tous les temps et fait son miel des multiples
manières dont il a pu s’exprimer et s’exprime encore.
La structure, littéralement « itinérante », du roman, consone
ainsi exemplairement avec cette forme de totalité dans la
diversité. Si le hasard domine et si le déroulement des
événements est ballotté entre les rencontres inattendues, la
rouerie des valets ou la stupidité des cochers, l’action s’arrête en
des endroits fixes : l’auberge et le château, avec leurs
interférences du « bas » et du « haut », du style élevé et du
comique populaire. Mais les transitions peuvent être aussi des
ruptures ‒ la sécularisation est de toutes la plus lourde de
conséquences. La tragédie biblique, par exemple, ne peut plus
vraiment se draper dans les oripeaux que lui ont légués les
régents de collège, les tentatives pour la faire renaître
n’imprègnent pas vraiment la création nouvelle que Goethe
infléchit lui-même avec Götz von Berlichingen comme Schiller le
fait avec les Brigands. Si donc le public s’assemble toujours, et
même de plus en plus, son recueillement et ses rires n’ont plus
pour visées le salut de l’âme et un idéal de vie chrétienne dans la
Cité. Le temps du didactisme d’inspiration religieuse est passé,
d’hétéronomie il ne saurait plus être question.
Peut-être le fait le plus saillant de cette mutation est-il la place
réservée aux débats et que le lecteur pourra juger
disproportionnée. La formule d’Horace demandant dans l’Art
poétique de « joindre l’utile à l’agréable » et son exhortation à
émouvoir par le recours à l’émotion même (« Si vis me lere… »)
apparaissent désormais bien rudimentaires. La querelle entre
glossateurs de la Poétique d’Aristote rebondit certes encore à
travers la discussion à propos des Trois discours sur le poème
dramatique (1666) de Corneille, relancée qu’elle est par l’allusion
à la traduction allemande du texte source par Michael Conrad
Curtius (1724-1802) en 1753 sous le titre de Traité de la in de la
tragédie (Abhandlung von der Absicht des Trauerspiels). Goethe, qui
fut un lecteur de l’œuvre du Stagirite et en discuta avec Schiller,
a clairement saisi l’intérêt de telles analyses, contradictoires et
clarificatrices, pour une meilleure appréhension des enjeux de la
scène de son temps tout en distinguant ce qui était dépassé des
« règles » à sauvegarder. Le Discours des trois unités, d’action, de
jour et de lieu ressortit ainsi selon lui à des vues restreintes,
clairement obsolètes, alors que le mot d’ordre de Molière pour
qui l’essentiel est de susciter le plaisir fournit la base à un accord
a minima ‒ l’effet procède avec lui en conséquence du texte dit et
représenté et se communique sans le recours à un discours
explicite extra-dramatique.
On comprend que l’art du jeu, théorisé d’abord en France par
Pierre Rémond de Sainte-Albine (1699-1778), auteur du traité
du Comédien (1747), suivi par Antoine-François Riccoboni
(1707-1772) dont L’Art du théâtre (1750) aura une abondante
postérité en Allemagne, accompagne de son côté la distance
prise avec la déclamation rhétorique tout en étant inséparable du
statut social et artistique des acteurs et des actrices en cette phase
marquée par le passage de la marginalité à l’intégration. Car si le
métier (Beruf) d’acteur est de mieux en mieux reconnu comme le
montre sa professionnalisation, il n’a pas acquis le rang d’une
profession libérale comme le sont celles du commerçant ou du
chirurgien. Discipliner l’actio dramatica revient aussi à progresser
en direction d’un idéal non encore atteint. Les efforts de
Wilhelm pour améliorer un jeu encore trop souvent fondé sur
l’outrance gestuelle et verbale, et tenter d’imposer le respect de la
lettre, de l’intention, de la prosodie (l’alexandrin, emprunté aux
Français, va pour toujours disparaître du répertoire allemand),
se heurtent à une résistance tenace et à un laisser-aller commode
aux esprits médiocres et paresseux. Là encore, La Vocation
théâtrale nous fait toucher du doigt les contradictions d’une
situation qui tarde à se décanter.
À l’opposé, l’influence française, portée par des troupes
exercées, bien organisées et ayant fait de la cohérence un
principe de fonctionnement, enrichi des apports constants de
Paris, est toujours réelle. Elle n’est pas le résultat d’on ne sait
quelle « politique culturelle » à l’intention de l’étranger, mais le
reflet d’une réalité amplifiée par l’imitation encore de règle dans
les lieux et milieux aristocratiques. Quand le « château » accueille
les troupes ambulantes allemandes, c’est le bâtiment ancien,
délabré et inhospitalier qui leur sert de résidence, non celui où se
déroule la vie sociale et mondaine des hôtes et où les Français
représentent leurs pièces. Symboliquement, c’est de reliefs en
place de repas que doit se contenter la troupe autochtone (V, 3).
Wilhelm rêve, face à cette réalité décourageante et que Serlo
traite par la condescendance, d’être celui par qui se produira le
changement. Il sait, certes, son impuissance, son isolement
relatif, qui l’incitent à intervalles irréguliers à prendre sa place
dans un ensemble. Mais les obstacles qui l’arrêtent renaissent
sans cesse, témoins de la persistance des pratiques qu’avaient
amenées avec eux les Danois, les Anglais, les Italiens : défilés
colorés et bruyants dans les rues des villes, redoublés de
jongleries, d’extravagances, d’excès comme de manquements aux
normes de comportement les mieux partagées ‒ tout ce que ne
peuvent tolérer, en plus des tenants des pratiques définies par les
Églises, les partisans de spectacles appelés à s’élever. Comme aux
siècles précédents, « chercher sa place », c’est pour ces troupes
passer du temps à se mettre en quête d’un espace où organiser les
représentations, procéder à ces tâches répétitives que sont le
montage, le démontage (et le remontage) des tréteaux. Comme
jadis de même le milieu souffre dans ce roman des rivalités entre
acteurs et entre actrices, d’un goût immodéré pour les beuveries
et les goinfreries, des frôlements corporels qui, avec une Philine
si spontanée, dévoilent sans beaucoup de précautions leur
dimension érotique. Peut-être toutefois l’époque de Wilhelm a-
t-elle davantage conscience de la vulnérabilité des actrices dans
un univers qui les expose à la séduction sans lendemain avec
pour prix la trahison. Ce n’est pas un hasard si Goethe, se
souvenant d’Ariane ou de Didon, expose à son lecteur les
destinées d’Aurélie/Ophélie et d’une Marianne condamnée à
mener une double vie entre un protecteur brutal, pourvoyeur
irrégulier de subsides et de cadeaux, et un garçon « de bonne
famille » qui, découvrant la vérité, rompt avec celle qui lui avait
fait découvrir l’amour.
Ce théâtre allemand en devenir, Goethe ne l’évoque pas de
manière synchrone avec ce qui se passe réellement au moment
où il écrit ‒ la différence est de plusieurs décennies. Certaines de
ses observations les plus marquantes ont déjà été formulées par
Lessing dans la Dramaturgie de Hambourg publiée en deux parties
en 1767 puis 1769, polémique acérée en moins, comme si,
malgré tout, les enjeux avaient perdu de leur acuité avec le
temps. Ainsi en va-t-il des attaques contre la haute tragédie
française dont Goethe admirait plusieurs réalisations, jugeant
que l’affirmation d’un théâtre vraiment allemand ne requérait
pas la condamnation globale et sans nuances d’un répertoire qui,
de Corneille à Voltaire, avait pris valeur de référence pour toutes
les scènes européennes de l’époque moderne. Affirmer, comme
l’avait fait Lessing, que l’avènement d’un théâtre, « national »
dans son répertoire et son esthétique, passait par l’exclusion, au
moins verbale, des Français lui parut très tôt incongru.
D’ailleurs, il avait pris fait et cause pour quelques pièces du
XVIIe siècle comme si le sentiment qui les habitait (le culte des
« grandes âmes » dans le cas de Corneille) repoussait à l’arrière-
plan la critique virulente de Lessing, champion d’un « véritable
aristotélisme » auquel Goethe ne croyait pas. Son évolution
future à Weimar va, là encore, dans le sens d’une extension de
ses goûts au profit d’une théâtralité multiforme.
Peut-être convient-il dans ces conditions de mettre l’accent,
plutôt que sur la dénomination générique de « roman théâtral »
inconnue des poétiques, sur une structure qui traverse le roman
de part en part et dont on posera qu’elle permet de saisir cette
diversité, car elle éclaire d’un jour nouveau une fin davantage en
trompe-l’œil que tronquée : celle des oppositions ouvertes ou,
pour mieux dire, non résolues.
Nous plaçant dans cet éclairage, nous retiendrons les
suivantes : l’otium et le negotium ; la femme en ses diverses
présences, mais aussi ses contradictions individuelles ; l’illusion
et la réalité ; le piège de l’identification qui guette en premier
l’acteur occasionnel qu’est Wilhelm.
Au comptoir du père, enfant puis jeune homme, le
protagoniste qu’il deviendra lentement est partagé entre la
lecture (ou l’écriture) et les livres de comptes. Ce que dit de lui
son père écarte toute idée d’inadaptation aux choses pratiques et
donc à l’exercice du métier de commerçant (I, 2) : Meister père
loue au contraire la mémoire du garçon, dont il est assuré qu’elle
prédispose à l’exercice de tâches dans lesquelles l’accumulation
des expériences est un facteur favorable. L’idée même du
commerce au plan social global relève, chez tous les membres de
la famille, de l’esprit des Lumières aux yeux desquelles ‒ pensons
au « doux commerce » dont parle Montesquieu, aux navires qui
sillonnent les espaces marins de L’Archipel (Archipelagus) de
Hölderlin, aux thèses de l’abbé Raynal (1713-1796) ‒ les
échanges qui font sa substance profonde sont source de paix.
Wilhelm réussit au sein du microcosme familial grâce à de
réelles qualités pratiques et à un sens jamais pris en défaut des
relations humaines, et même ses premiers succès à la scène
enfantine lui procureront une véritable aura. Mais c’est là
précisément que les premières divergences apparaissent,
exactement comme la découverte du manuscrit revêtu d’un texte
dramatique vient perturber cet équilibre apparent. Les moments
de liberté en effet se muent très vite en occupations de l’esprit, le
livre de comptes n’est plus le seul support écrit et les débats,
longuement argumentés, avec Werner ne déboucheront par la
suite que sur un accord de façade : pour Wilhelm, l’otium n’est
plus seulement l’art de l’amitié, de la conversation et de
l’ornement, il est de plus en plus l’art en soi, à quoi il faut tout
sacrifier. Son départ ne se fonde-t-il pas sur un accord dont le
cours du récit dévoilera la part native dérisoire, oubliée ou
réduite à de fugaces rappels ? La Vocation théâtrale n’annonce pas
seulement des contrastes que rediront, avec plus de netteté
encore, Les Années de voyage : elle annonce en fait déjà la fin, du
point de vue de l’histoire littéraire, d’une conception de l’écriture
réduite à une fonction d’embellissement du quotidien, de
« relaxatio » cicéronienne et humaniste, qui prend, dans la
bouche de Werner, la forme des « heures de loisir »
(« Muβestunden »).
À cet usage propre à l’utilitarisme bourgeois correspond dans
la noblesse le rituel de la fête avec son goût marqué pour le
discours, visuel et verbal, qui culmine, grâce à la musique et au
chant, dans la festa teatrale et l’opéra de cour. Le roman n’offre de
ces derniers que de médiocres succédanés, mais même dans le cas
(V, 5) d’un simple jeu mondain comme celui dont Wilhelm
reçoit commande au château « d’en haut », un espace au
demeurant artificiellement coupé du monde, au cœur donc d’une
principauté de second rang dont l’Empire regorge à l’époque, le
caractère mensonger et serf de ce qui n’est, à dire les choses
exactement, que divertissement conventionnel et de
circonstance éclate aux yeux de tous. Nul, de plus, ne s’en
formalise : les modifications que l’on apporte à un plan initial
tenu en théorie pour impératif (le commanditaire n’est-il pas le
prince en personne ?) non moins que le désintérêt ostensible que
marquent envers la représentation les spectateurs de tous rangs
achèvent de le décourager. On pense nécessairement alors à la
situation du poète à la cour de Ferrare et à Torquato Tasso dont
l’idée remonte précisément aux années 1780-1781 et qui en a
fourni la traduction canonique dans la littérature allemande
classique d’après le retour d’Italie. Si l’on prend pour critère
discriminant l’histoire des styles, s’annonce ici la fin d’un art
baroque dont la prééminence s’estompe après le règne (1711-
1740) de Charles VI avant de laisser place à la suite du principat
musical de l’illustre poeta cesareo de la cour impériale, Pietro
Metastasio (1698-1782), à une esthétique classicisante.
La destinée de Wilhelm apparaît ainsi comme un
apprentissage de l’art et des contradictions, internes et externes,
où il peut se déployer et dans lesquelles il s’enracine. Découverte
progressive de la nature de cet art, cette pérégrination postule la
nécessité d’une autonomie dans le cadre de l’évolution d’une
société dont les fondements demandent à être changés mais non
détruits (V, 13). Rapportée au jeune bourgeois appelé à répondre
à sa vocation (VI, 14), l’exhortation consiste à servir l’art, à la
fois moyen de son arrachement à l’horizon étriqué de son milieu
d’origine et outil du « progrès » pour la communauté des
Allemands. Le conflit, vieux comme l’histoire humaine depuis
l’établissement des villes, entre nomades et sédentaires, se révèle
à nous dans ce roman sous un jour inattendu : ce que Goethe met
à l’épreuve, c’est l’idée, quasiment philosophique par ses
implications anthropologiques, d’une indispensable mobilité à
l’intérieur d’une sédentarité qui garantit l’existence des structures
de continuité, voire de survie. Wilhelm s’éloigne certes, mais lui
reviennent en mémoire à intervalles irréguliers les engagements
qu’il a pris auprès de son père et de Werner : recouvrer les
sommes dont leur sont redevables des débiteurs que le scrupule
n’étouffe pas. Lui-même finira par tirer profit du retour au
premier plan du principe de réalité et finira par admettre les
règles d’une gestion rigoureuse de son argent en mettant un
frein à ses prodigalités. Même indirectement se confirme le
principe goethéen qui veut que l’art doive être lui-même sans
s’abstraire du social à l’intérieur duquel il s’affirme.
Si Wilhelm cultive l’échange ‒ avec Werner, Jarno, Serlo et
l’officier ‒, c’est avec les femmes que ses relations sont les plus
fécondes. Une parenthèse : cette donnée suffirait à relativiser
fortement l’affiliation de La Vocation théâtrale à la catégorie
romanesque du picaresque, même si les arguments en faveur de
cette thèse ne sont pas tous controuvés. L’évocation du monde
des Wanderbühnen a pu susciter des parallèles avec des récits tels
que celui du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier ‒ mais il est
de beaucoup plus tardif (1863) ! ‒ et s’apparente davantage à une
reconstitution qu’à l’évocation d’impressions reçues sur le vif. En
revanche, la proximité est plus visible avec des œuvres (que
Goethe toutefois ne peut avoir connues) qui ont donné de cet
univers des tableaux, « archétypiques » en quelque sorte, tels
qu’ils se sont constitués au tournant des XVIe et XVIIe siècles. On
mentionnera l’adaptation allemande (1615) par Ägidius
Albertinus (1560-1620) du Guzmán de Alfarache (1599 et 1604) de
Mateo Alemán (1547-1614) et le tableau (l’original dit : « Piazza
universale ») de « toutes les professions du monde » (1585) de
Tommaso Garzoni (1549-1589) qui, traduit en allemand
(Francfort, 1568), fut la source d’épisodes importants du
Simplicius Simplicissimus (1669) d’un Grimmelshausen (ca. 1620-
1676) par ailleurs lecteur du Francion (1623) de Charles Sorel
(ca. 1600-1674). Mais il est assez vain de se mettre en quête de
filiations philologiques, inexistantes ou indémontrables, serait-
ce même pour le Gil Blas (1715-1735) de Lesage (1668-1747).
Plus convaincantes sont les affinités structurelles, le héros du
récit n’ayant rien du pícaro de basse extraction du roman
espagnol, une pseudo-règle en réalité à laquelle Simplex
dérogeait déjà. Le cadre constitué par le voyage ponctué de
scènes réalistes (c’est l’esthétique de ce que Sorel nomme
« roman comique »), et donc immergé dans la réalité sociale et
historique, est en revanche d’une importance centrale même si,
sur ce point, le bilan est contrasté. Le motif militaire (les échos
de la guerre de Sept Ans) ‒ les brigandages et les scènes de
violence en général ‒ est bien présent. Toutefois, l’errance ne se
confond pas avec le principe dominant depuis Lazarillo : celui du
changement de maître (il y en avait sept en l’occurrence), grâce
auquel s’opère une vision satirique, parfois virulente, des milieux
traversés. Dans La Vocation théâtrale, la critique s’applique d’une
part au milieu des comédiens (et il est pratiquement unique à
partir du moment où Wilhelm prend congé de sa famille) avec sa
misère morale et économique, elle vise d’autre part, mais
modérément on l’a dit, une aristocratie oisive et largement
improductive. Toutefois, elle ne touche pas des cibles
individualisées, des figures représentatives de catégories
générales comme l’étaient l’hidalgo ou le prince de l’Église chez
les Espagnols. La Vocation théâtrale recherche la variété nécessaire
à la construction du récit à l’intérieur du récit même. Si Goethe
reprend pour une part à son compte la technique du principe
additif, il refuse la discontinuité dont le picaresque avait fait une
de ses caractéristiques premières. Chez Albertinus,
Grimmelshausen ou dans le Lazarillo que les hispanistes
considèrent en majorité comme une « Schwanksammlung », les
épisodes facétieux, de tonalité « eulenspiegelienne » souvent,
rompent le fil d’une narration voulue hétérogène et libèrent un
espace pour le rire, mettant ainsi en question l’unité de ton et de
niveau de style.
Dans le picaresque, cette unité réside dans une perspective en
surplomb qui crée du sens à partir de catégories morales et/ou
religieuses, annoncées dans le titre, exposées dans le prologue ou
l’épilogue, mises en contrepoint des aventures par un
commentaire moralisateur : le diégétique et l’extra-diégétique se
complètent non sans que l’impression naisse parfois que le
second s’apparente à une légitimation déguisée du premier.
La Vocation théâtrale n’ignore pas totalement, il est vrai, ce
double niveau, mais elle en dépasse les contradictions par
l’intervention du narrateur « omniscient », comme il est convenu
depuis lors de le qualifier. En conséquence, l’hétéronomie est elle
aussi résorbée, il n’est plus question de juger le protagoniste mais
d’intégrer ses retours sur soi, la psychologie se substituant au
schéma de la confession et de l’aveu de ses fautes et péchés. Ou,
si l’on veut, la prise de conscience par le héros de sa situation
passe par la descente en soi-même. Les personnages féminins
autorisent à avancer la thèse que c’est à travers eux que La
Vocation théâtrale accède le plus visiblement à la modernité
romanesque.
Le cas de Mme de Retti illustre la conviction qui s’impose que
le motif du théâtre, pourtant omniprésent, ne peut plus être
alors l’unique terreau sur lequel faire naître une nouvelle réalité
porteuse de sens. Ce personnage est double : sa compréhension
des enjeux propres à l’avenir du théâtre allemand est indéniable.
Elle les expose avec force et conviction. Mais sa part proprement
féminine reste engluée dans les comportements qui la
condamnent au rôle déshonorant de complice d’un époux
stupide, glouton, escroc et acteur misérable. On n’en revient pas
sans doute à l’Ève éternelle, mère originelle du péché, à l’infamie
qui s’attache à Courasche dans le roman éponyme de
Grimmelshausen. Mais la duplicité de Mme de Retti est la cause
de l’impossibilité qu’il y a à donner d’elle un portrait
suffisamment cohérent au plan de l’action et du sens pour qu’elle
conserve sa place dans la nouvelle mouture que Les Années
d’apprentissage retiennent comme ligne de force.
D’une tout autre portée sont Marianne, Mignon, Philine et
Nathalie. Goethe les individualise puissamment et, à l’inverse de
ce qui se produit pour Mme de Retti, elles réapparaîtront dans le
grand roman. Aucune n’incarne la totalité d’un « éternel
féminin », elles en proposent des variantes, qui en sont autant de
degrés.
Marianne est l’initiatrice qui éduque à l’amour sans jamais
brusquer le jeune homme maladroit et inexpérimenté qui
s’entiche d’elle. Elle ne prend qu’au terme de longues hésitations
la décision de lui appartenir, témoignant par là de sa délicatesse
autant que de la conscience aiguë qu’elle a de son humiliante
condition de femme entretenue. Auprès d’elle, Wilhelm apprend
l’intimité et la trivialité qui l’accompagne (le corset, le désordre
du linge disséminé dans la loge) dont il faut s’accommoder au
nom du réel. Quand il rompra, il en sera ébranlé au plus profond
de lui-même, traversant une crise qui met sa vie en danger au
point qu’il rêvera d’un retour qu’il sait impossible. Quitte à
parodier Flaubert, on pourra voir dans cette « éducation
sentimentale », qui est à la fin « éducation par les sentiments » et
« éducation aux sentiments », une entrée dans la vie dont le récit
se borne à faire entrevoir l’aboutissement possible, mais en
l’absence probable de celle qui fut aimée « au commencement ».
Nathalie, l’« amazone » qui soigne les blessures de Wilhelm et
le recouvre de son manteau, a, en soi, quelque chose d’une vision
radieuse pour un esprit embrumé par la douleur. Elle est comme
d’un autre monde, aristocratique a-t-on supposé, et elle ne se
départit pas d’une distance qui invite au dépassement de soi.
Mais même l’allusion à un au-delà de l’humanité ordinaire est
bien trop vague pour rendre concrète une tension « vers le
haut » qui sera une caractéristique du Goethe de Weimar : y
ressortissent la composante lumineuse, singulièrement
symbolique, et la « sainteté » où se lit paradoxalement la
sécularisation du religieux.
Il faut traiter ensemble Mignon et Philine, l’une et l’autre
partie prenante d’une de ces structures binaires qui abondent
dans le roman. On ne peut imaginer plus grande distance que
celle qui les sépare et que Goethe souligne, par exemple dans le
tableau où il décrit Mignon laissant sa tête reposer sur les
genoux d’un Wilhelm auquel Philine fait au même moment des
avances. Mignon appartient à un registre dont l’Odile/Ottilie des
A inités électives relève encore. Elles ont en commun les
violentes crises de nature cataleptique où le corps, dans les
moments d’extrême tension émotionnelle, se fait rigide et est
parcouru de soubresauts. Lorsque leur substance intérieure leur
semble menacée, elles se réfugient l’une et l’autre dans le silence
ou ne communiquent que par des gestes énigmatiques.
Mais Mignon est plus jeune, et la sexualité, contrairement à ce
qui se produit pour Ottilie avec Édouard lors de retrouvailles
inattendues dans le parc, ne s’exprime que par des attitudes
d’innocente affection. C’est la chevelure qui a épongé le sang du
blessé et qu’elle brosse, l’attente discrète apparemment sans
motifs conscients autres que la crainte de l’abandon, le corps qui
vient se blottir contre celui de l’homme qui la mettra à l’abri de la
brutalité des autres et les injustices d’un destin dont elle ignore
tout par ailleurs. Elle est étrange aussi parce que étrangère ainsi
que le révèlent son comportement en public ou cet allemand
exotique dont elle use. Les liens que son origine incertaine, ‒ on
ne sait rien d’elle sinon qu’elle vient « du Sud », entretient, sans
que nul n’en sache rien encore, avec la transgression de l’interdit,
ses chants où se disent ses aspirations à un ailleurs qui serait en
même temps l’espace primordial retrouvé : tout concourt à
dessiner les contours d’une relation complexe, adolescente et pas
encore pubère, avec Wilhelm à qui elle s’identifie par le choix
emblématique de la couleur bleue qui leur devient commune. La
spontanéité est, avec elle, naïveté en ce sens qu’elle prend
difficilement la juste mesure des choses comme lorsqu’elle
s’engage (VI, 5) dans le combat avec les brigands armée d’un
simple couteau.
Révélateur d’un stade non encore clairement fixé de leurs
rapports ‒ tels du moins qu’elle les ressent ‒ est le degré de plus
en plus complexe qui les caractérise à travers le passage de la
première version à celle que retiennent Les Années d’apprentissage
(III, 1). La Vocation théâtrale parle seulement, à propos de
Wilhelm à qui s’adresse l’exhortation finale de « Kennst du das
Land… », de « mein Gebieter », d’un « maître » donc « qui donne
des ordres », selon une norme hiérarchique dont le trait unique
est celui d’une autorité, protectrice mais dépourvue d’affects. Le
grand roman renonce à cette sécheresse au profit d’une triple
caractérisation qui fait magnifiquement deviner la complexité
d’un sentiment qui cherche à se traduire sans parvenir à le faire
comme il le faudrait ‒ ou plus exactement : pas encore ‒ faute
d’une conscience univoque de soi. Le terme d’« être hybride »
appliqué à Mignon n’implique donc a priori rien d’anormal, car il
qualifie un état transitoire. Le lapsus que commet Aurélie dans
l’emploi du pronom personnel ‒ « er » au lieu de « sie » ‒ pour
parler d’« elle » est une trouvaille d’écrivain, et c’est uniquement
l’antipathique Jarno qui associera son androgynie extérieure (elle
sait qu’elle est une fille, son attitude pudique envers le médecin le
donne à comprendre sans la moindre ambiguïté) à une stupidité
congénitale (« ein albernes zwitterhaftes Wesen »). Parler même à
son propos (III, 10) de l’« agilité du singe » n’est pas en soi
dévalorisant dans la mesure où cette impression équivaut « à un
je-ne-sais-quoi de singulier, de lointain, de bizarre ». À l’instar
du développement organique où les choses ne progressent que
lentement, les paroles de Mignon mettent au jour des strates qui
contiennent chacune une part de vérité. Elles ne se contredisent
pas, mais disent ensemble la richesse d’une vie intérieure en
devenir où dominent la tendresse et l’indéfectible fidélité ‒
« Mon aimé » (« Mein Geliebter ») est l’expression d’une vérité qui
englobe toutes les autres, d’une aspiration en attente d’une
réalisation pour l’heure inatteignable. Fragile, en marge et
exposée, l’enfant qu’est encore Mignon sait qu’à l’instant où elle
parle elle a besoin de protection (« mein Beschützer »). L’appel
final au « père » (« mein Vater ») ne redouble qu’en partie la
fonction de mise à l’abri du danger énoncée à l’instant précédent.
Aux yeux de Mignon, Wilhelm incarne le père qui fut le sien,
aux antipodes de celui dont elle ne parle qu’avec la plus grande
frayeur (III, 4) tout en ignorant que cet « acrobate » à la
détestable réputation n’avait eu en fait aucune part à sa
conception. Wilhelm serait alors le père idéal n’ayant ni autre
enfant ni femme (de là l’hostilité que nourrit Mignon envers
Philine) susceptibles de faire obstacle à son désir de capter à son
profit l’être qui résume tout ce qu’elle attend de la vie.
C’est que son intelligence est intuitive, c’est la cognitio intuitiva
que Goethe connaît grâce à la médiation spinoziste. Il est avéré
qu’elle ne parvient à s’exprimer qu’avec peine, mais l’instinct
guide ses actes. Et si elle ne réussit pas à s’agréger aux activités de
la troupe (III, 10), c’est parce qu’elle est incapable de feindre,
d’ourdir intrigues et stratagèmes. Rien de surprenant à ce qu’elle
fasse montre d’une affinité avec la musique et la danse par quoi
son corps, abandonnant sa raideur, se fait mouvement et figure.
Le personnage de Philine est celui que la critique a depuis
toujours distingué. Qu’il ait choqué lors de la publication des
Années d’apprentissage est chose connue. Et les similitudes ne
manquent pas avec l’accueil très critique réservé aux Élégies
romaines, ces poésies porteuses des expériences physiques,
intellectuelles et poétiques (le retour au lyrisme de Catulle,
Properce, Ovide) du séjour italien. La réplique, si souvent citée,
qu’elle adresse à Wilhelm (VI, 4) : « Et si je t’aime, en quoi cela te
regarde-t-il ? » est depuis toujours tenue par la critique pour la
traduction la plus concise de l’amour « désintéressé »
(« uneigennützig »). Dans Littérature et Vérité (III, 14), Goethe est
allé jusqu’à en rapprocher la portée de positions exposées dans
l’Éthique (1677) de son philosophe préféré. Le caractère de la
jeune femme peut s’apprécier cependant en dehors de toute
référence à Spinoza, celle-ci n’ayant probablement que valeur de
confirmation postérieure.
Le beau portrait qui nous est tracé de Philine au 10e chapitre
du Livre IV dit beaucoup en effet de cet être jeune, séduisant,
d’humeur toujours joyeuse, que les autres femmes jalousent et
craignent tout à la fois, tant l’art de la séduction lui est
consubstantiel et sait s’adapter aux circonstances et aux autres,
hommes et femmes, avec une déconcertante facilité. On peut
aller jusqu’à dire qu’avec elle l’artifice même a l’air naturel,
marqueur suprême d’un talent spontané au jeu (incluant la ruse),
dénué de profondeur mais nourri de bon sens.
Dire d’elle qu’elle est frivole revient à adopter des critères de
jugement auxquels elle dénie toute validité. La phrase clé est bien
davantage donc celle dans laquelle Goethe parle ‒ notons-le :
sans la moindre restriction moralisatrice ‒ de son insouciance,
de sa façon de vouer « chacune de ses nuits au plaisir, comme si
c’eût été la première et la dernière de sa vie » ‒, un carpe diem
donc qui ignore et oblitère toute idée de memento mori. La
sensualité de Philine est le fruit d’une énergie vitale que
renforcent une grâce mutine naturelle, une inclination innée à
l’initiative et au geste qui découragent les résistances. Son appétit
insatiable est chez elle commune au sexe et aux friandises. Mais
généreuse avec cela envers les êtres démunis ou atteints dans
leur intégrité physique ‒ c’est elle qui veille Wilhelm blessé (V,
15). Ne s’attachant à aucun homme même si elle poursuit avec
constance une entreprise de séduction de Wilhelm, elle aime
sans faire de différence entre les divers représentants d’un sexe
qu’elle a décrété une fois pour toutes « uniforme ». À sa manière,
elle est « diablement moderne » (« verteufelt modern »). Il n’y a
guère de doute sur ce point : Goethe s’est attaché à elle, a admiré
la sensualité qu’elle irradie et qu’elle met en pratique.
Wilhelm, pour sa part, nourrit à son égard des sentiments
mêlés. Il se surprend à observer l’attraction (VI, 5) de son corps
abandonné au sommeil. Mais il n’a de cesse de conserver ses
distances, ne parvenant pas à dissimuler le dégoût que lui inspire
la vue de cette fille baisant la main de son amazone éthérée.
Quand, dans Les Années de voyage (III, 4 et III, 14), Goethe,
cédant à la tentation d’universaliser l’intégration de ses
personnages à un programme de participation active à la vie de
la société, fait d’elle une habile couturière, il rompt avec la
cohérence d’un caractère dont le charme amoral survit, malgré
qu’il en ait, dans l’esprit du lecteur : insuffisamment motivée,
cette « conversion » paraît grandement invraisemblable. On se
trouve au fond face à une sorte de « double postulation » qui
résume assez bien l’état d’esprit de Wilhelm. D’un côté, il se
refuse à un contact physique qui lui garantirait pourtant une
conquête commode. La comédie (IV, 13) du baiser volé en public
illustre la même attitude, de la part de Philine cette fois : elle ne
s’acharne, selon son propre aveu, à conquérir Wilhelm que parce
qu’il fait échec à ses assauts. Mais si Philine ne se borne pas à
suivre ses impulsions, marquant tout au plus ses préférences
passagères, Wilhelm est attiré par une beauté, l’amazone, parée
de toutes les qualités, qui demeure cependant inconnue, si
fugitive même qu’il la croit définitivement inaccessible.
Cette alternance du proche et du lointain est ce dans quoi
Wilhelm se débat en permanence, même si le projet d’un art
théâtral régénérant la société ne subit pas dans son esprit de
véritable mutation ‒ il le reformule encore dans la dernière page
du récit, mais c’est dans un esprit tout à fait différent.
La découverte de l’œuvre dramatique de Shakespeare s’inscrit
en effet dans cette perspective. La dimension chronologique de
l’accueil du dramaturge anglais en Allemagne à travers des
traductions isolées puis complètes n’offre plus beaucoup d’intérêt
aujourd’hui, sinon pour les historiens du théâtre en mesure, avec
le recul, de confronter ces données ou simples allusions à ce que
la recherche a, depuis un bon siècle, établi. L’emporte par
contraste l’intérêt considérable porté à une pièce unique élevée
au rang de paradigme. Shakespeare, dans ce roman, c’est Hamlet.
Ni Roméo et Juliette, ni Othello, ni Le Roi Lear, si appréciés par un
public contemporain friand de tragédies familiales
(« domestiques », pour reprendre la terminologie introduite par
Diderot), ne jouent de rôle dans le processus, qui sera
déterminant, de l’évolution de Wilhelm telle qu’elle prend forme
à partir de l’entretien avec Jarno (VI, 7). Wilhelm, qui paraît
familier des théories de Gottsched et des positions des
voltairiens français, y parle dans un premier temps, et pour s’en
détourner, d’un art de la scène qui ignore tout des sacro-saints
principes de « bienséance » et de « vraisemblance » portés à leur
acmé par les Français. Trois chapitres plus loin, son opinion a
évolué à la suite de la lecture de quelques pièces de celui qu’il
rejetait auparavant. L’impression ressentie le porte alors non
seulement à acquiescer au sentiment de Jarno qui place
Shakespeare au-dessus de tous les dramaturges connus, mais à
user également de formules destinées à expliciter cette
évaluation. Tout d’abord, il fait de lui un « génie », terme que
l’esthétique dynamique du Sturm und Drang, revendiquant à son
profit l’idée d’« énergie » brandie comme une arme ‒ celle de
l’originalité individuelle et démiurgique ‒, avait promu dans un
combat acharné contre les règles. L’auteur anglais mérite
simultanément d’être qualifié de « céleste » conformément à
l’idée platonicienne d’enthousiasme qui, littéralement, divinise.
Selon ce discours hyperbolique qui a pour terme l’apothéose,
Shakespeare est, à l’instar du Créateur, source de vie (contre
l’artifice). Par son œuvre, il révèle les lois censées régir le destin
des individus et la marche de l’Histoire. La découverte d’Henri IV,
une de ces histories dont la fortune demeure faible à l’époque si
l’on excepte Richard III, n’infléchit en rien le choix opéré « à
l’heure de Hamlet », cet absolu des temps nouveaux. Ce qui
frappe plus que tout cependant, c’est le processus d’identification
qui se produit rapidement entre Wilhelm et, cette fois, le
personnage de Hamlet. Avec l’accoutrement que se choisit
Wilhelm (et dont Goethe visiblement s’amuse), le personnage
« revêt » littéralement l’identité du prince de Danemark. La
« courte veste sur laquelle on jette au besoin un manteau », les
« larges culottes » et « les bottines lacées », « l’écharpe », « la
cravate », « la chemise » ou encore « le chapeau rond »
concrétisent la ressemblance.
Mais le texte nous dit aussi que Wilhelm, en agissant de cette
sorte, suit une mode, celle déjà adoptée par « les étudiants de
Göttingen » qui, eux-mêmes, se déguisent selon la pratique de la
scène. Circularité qui efface un sens hypothétique
premier : Wilhelm accède, par la médiation, au héros donné
pour insurpassable. L’identification est réelle dans son esprit tout
en demeurant localisée dans l’espace du jeu. C’est dès lors, et
comme naturellement, que, dans la scène du duel qui l’oppose à
Laërte, Wilhelm prend en charge le rôle du prince. Mais ce qui
dans la pièce anglaise conduit à l’issue tragique, est interrompu
dans le roman par l’attaque des brigands. Le parallèle avec la
réalité bute alors sur un présent dérisoire.
Durant sa convalescence (VI, 7), Wilhelm se distrait de ses
préoccupations en relisant « les œuvres de Shakespeare », et ‒
constance du motif ‒ ajoute que « Hamlet surtout avait captivé
toute son attention ». La répétition des situations suggère que le
jeu prend consistance grâce au passage de la lecture à
l’apprentissage du rôle suivant un mouvement qui conduit de
l’intérieur à l’extérieur. L’auto-analyse (IV, 9), que prolongent
plusieurs « retours sur soi », permet de saisir l’intériorisation de
cette prise de possession de Wilhelm par Hamlet une fois
réalisée l’harmonie entre la vérité profonde du caractère et son
extériorisation dans le jeu selon le postulat, issu du débat sur le
jeu de l’acteur, d’une convergence totale de celui qui interprète
avec celui qui est interprété. L’affirmation de Goethe, selon
laquelle Wilhelm et Hamlet tendent à n’être plus « qu’une seule
et même personne », constitue le pont qui conduit à l’« humeur
noire », réputée être propre au protagoniste imaginé par
Shakespeare. En notant que Wilhelm se charge du « poids de la
mélancolie » qui accable Hamlet face à la vie, Goethe se place du
point de vue du taedium vitae surgi de la méditation sur le néant.
Ce changement d’axe n’est toutefois pas sans rapport avec la
question de savoir quelle est la meilleure manière d’interpréter
ce rôle sur la scène. Wilhelm cherche avec obstination la clé qui
lui permettra de dépasser la discordance entre le « caractère » et
l’« expression », il s’interroge sur l’enfance du prince et le temps
qui a précédé la mort brutale de son père. Il imagine Hamlet
confronté à une réalité brutale qui, avec la trahison de la mère, le
prive d’appui et d’espoir. La scène de l’apparition du spectre avec
son exhortation à venger la mémoire du roi défunt cristallise les
tensions. La fameuse citation de la scène 5 de l’acte I, reprise à
dessein dans le roman ‒ « The time is out of joint. O cursed spite ! /
That ever I was born, to set it right » ‒ entraîne de la part du
romancier le constat selon lequel Shakespeare fait voir en
Hamlet un être chargé d’un fardeau trop lourd pour lui, accablé
qu’il est par une tâche qui le dépasse. La vérité de Hamlet serait
donc là comme elle est dans le verdict que Wilhelm, se plaçant
cette fois du point de vue de l’agencement global du texte, expose
à Serlo : la pièce a bien un « plan », tandis que Hamlet, frappé par
une suite d’événements à laquelle rien ne l’a préparé, n’en a pas.
Les spécialistes de Shakespeare ne manqueront pas de révoquer
en doute cette lecture. Mais le lecteur de La Vocation théâtrale y
discernera les conséquences psychologiques de l’identification
dont la plus lourde de conséquences est une incapacité à trancher
doublée de la propension à repousser les choix. L’assimilation de
Wilhelm à Hamlet peut se comprendre sous cet angle comme la
forme extrême des tensions non résolues qui parcourent le récit
‒ et dont il vit.
Apparemment, la scène finale (VI, 14), très théâtrale
justement, abonde en signaux contraires. Érudit mais familier de
l’iconographie, des jeux humanistes comme des moralistes
(S. Brant s’est trouvé dans tous ces cas de figure), le rappel de
l’apologue de Prodicos de Céos venu jusqu’à nous par les
Mémorables de Xénophon, se double d’une conclusion
affirmative. Wilhelm dit lui-même ne plus se considérer tel
Hercule, « à la croisée des chemins », il se voit au terme de son
aventure : l’adolescent aurait alors atteint la maturité qui stabilise
et engage. Le souvenir de Marianne (VI, 7) invite à penser que la
boucle est bouclée, elle fut, Wilhelm s’en persuade, son seul et
véritable amour. Mais une nouvelle interrogation s’installe
aussitôt : est-ce l’amour pour Marianne ou la passion du théâtre
qui a été déterminant en l’affaire ? La réponse est d’autant plus
difficile à donner que, dès le début (I, 4), chez la grand-mère,
l’exploration de l’endroit où étaient remisés les décors de théâtre
était en relation directe avec la découverte des mystères du sexe.
« To be or not to be ? » : le balancement aporétique revient donc
en force. Et si c’est l’amour pour Marianne qui a été la vraie
raison de son choix premier par lequel Wilhelm a eu la
révélation de la magie fragile et transitoire exercée par l’espace
du jeu, que signifie l’acceptation de l’offre que lui font Serlo,
Aurélie et Philine de se joindre à eux pour toujours ? Lequel des
deux plateaux de la balance fléchira-t-il durablement ?
Procrastiner : la tentation est toujours là, le temps n’offre-t-il pas
une fois de plus l’occasion d’à nouveau tout peser ? Le « oui »
fatidique (Philine, experte en stratégie sentimentale, ne réclame
au demeurant qu’un « petit oui ») n’est obtenu qu’au terme d’une
demande collective insistante. Ce passage final est une merveille
de court dialogue, tout de vivacité, mais qui donne le sentiment
de conclure pour mieux éviter de le faire. Comment ne pas voir
que ce jeu à quatre répète, dans son esprit et son déroulement,
l’épisode (III, 14) de la conspiration féminine où l’on contraint le
même Wilhelm, à la suite de pressions diverses, à entrer sur
scène pour y interpréter, contre son gré, le rôle dont avait été
primitivement chargé l’effroyable Bendel ? Wilhelm avait dû se
glisser dans le costume retouché du personnage pour sauver le
spectacle du désastre qui se préparait. Mais on se souviendra par
la même occasion que cette apparition n’eut pas de suite ‒
Wilhelm cette fois, persévérera-t-il ? Rien ne le donne à penser
de manière certaine. « To play or not to play ? » : Wilhelm n’a pas
choisi de manière irrévocable. Son « hamlétisation », si l’on ose
le mot, fait de lui un éternel indécis, même si la procrastination
qui le caractérise au mieux confère à son inaptitude à choisir la
caution de ce qui demeure à ses yeux la plus prestigieuse des
tragédies. Au retour d’Italie, il fallut bien que Goethe reprît son
manuscrit en raison des bouleversements qui affectèrent son
idée de l’homme et de la nature, le rôle qu’il assignait à la Bildung,
sa vision de la littérature dans sa pratique, son écriture et sa
fonction sociale. Le temps du balancement répétitif, celui du
« ou… ou », et donc aussi du « ni… ni », n’était dès lors plus de
mise.
Jean-Marie VALENTIN
JOHANN WOLFGANG VON GOETHE

I. NOTICE BIOGRAPHIQUE
ET BIBLIOGRAPHIQUE

I. Vita
Les indications qui suivent sont, compte tenu de la richesse
d’informations disponibles sur l’auteur, regroupées autour des
thèmes directement liés au contenu de La Vocation théâtrale de
Wilhelm Meister. Ce sont le milieu familial et local, les années
d’études à Leipzig et Strasbourg, l’établissement du poète à
Weimar. On rappelle en outre les principales étapes de la
rédaction du roman et celles des Années de voyage.
1749 (25 avril).
Naissance à Francfort-sur-le-Main. Johann Wolfgang Goethe
est le fils de Johann Caspar Goethe (1710-1782), de confession
luthérienne, juriste, portant depuis 1742 le titre de conseiller
impérial. Sa mère, Catharina Elisabeth née Textor (1731-1808),
était fille d’un juriste, bailli de la ville impériale libre de
Francfort, Johann Wolfgang Textor, dont le futur poète reçoit
les prénoms à son baptême. De leurs six enfants deux seulement
survécurent, Johann Wolfgang et Cornelia Friedericke
Christiane (1750-1777). Cette sœur cadette reçut une éducation
soignée (français, musique) à la maison, en même temps que son
frère, partageant avec lui ses jeux, ses projets, se faisant sa
confidente. Cornelia épousa Johann Georg Schlosser (1739-
1799), dont nous est donné un portrait très positif dans
Littérature et Vérité (Ire Partie, Livre 4).
1753 (Noël)
La vie familiale s’organisait notamment autour de la grand-
mère paternelle de Goethe, Cornelia, née Walther (1668-1754).
Elle disposait dans la maison commune d’une pièce spacieuse.
Goethe (Littérature et Vérité, Ire Partie, Livre 1) la dépeint âgée,
souvent malade, mais « douce, aimable et bienveillante ». Il parle
de sa générosité et relate le cadeau qu’elle fit aux enfants à
Noël 1753 (ibid.) : « Au soir de Noël elle mit un comble à ses
bienfaits et donna une pièce de marionnettes, faisant naître un
monde nouveau dans la vieille maison. » Goethe ajoute que « ce
spectacle inattendu exerça une puissante attraction sur les jeunes
âmes », qu’« il fit en particulier une impression très forte » et
durable sur le garçon. Ces passages des Mémoires ont trouvé un
écho direct au début de La Vocation théâtrale et à nouveau dans
Les Années d’apprentissage (Livre I, chapitres 2-6).
La description de « la petite scène » qui est par la suite confiée
aux enfants pour qu’ils exercent leur talent et leur imagination
fait apparaître l’incitation à la création autonome que recherchait
la figure vénérable de la grand-mère.
1759 (janvier)
Les troupes françaises engagées dans la guerre de Sept Ans
occupent la ville. Un « lieutenant du roi », originaire de Grasse,
le comte François de Thorenc (1719-1794), est logé dans la
maison familiale des Goethe.
1765 (octobre)-1768 (août)
Goethe s’inscrit à l’université de Leipzig où il suit des cours de
droit. Comme plus tard à Strasbourg, son intérêt l’entraîne vers
d’autres matières : philosophie, théologie, médecine, dessin.
Dans ce « Petit-Paris », comme l’on disait alors, à la vie
intellectuelle active, Goethe participe à de multiples rencontres,
fréquentant assidûment les théâtres, se mêlant à des troupes
d’amateurs (il interprète par exemple le rôle de Werner dans la
Minna von Barnhelm de Lessing).
C’est à Leipzig encore, plusieurs années donc avant de faire la
connaissance de Herder, que Goethe se familiarise avec l’œuvre
de Shakespeare par l’intermédiaire d’une anthologie due au
théologien anglais William Dodd (1729-1777). Ce volume
d’extraits, The Beauties of Shakespeare (1752), connaissait une
fortune considérable sur tout le continent. Il ouvrit la voie à une
première pénétration de l’univers dramatique de l’élisabéthain.
Dans Littérature et Vérité (IIIe Partie, Livre 11), Goethe concède
certes que de tels recueils font connaître les œuvres sous une
forme fragmentaire qui pèche contre la cohérence organique de
l’œuvre originale, mais fait valoir aussitôt qu’ils ont un rôle
d’initiation et invitent à une fréquentation plus approfondie.
Dans ce même passage, Goethe rappelle les tentatives de
traduction, en allemand cette fois, en commençant par celle de
Christoph Martin Wieland (1733-1813). Publiée de 1762 à 1766,
cette entreprise précède donc de peu le séjour à Leipzig. Au
même endroit, Goethe évoque le rôle de Johann Joachim
Eschenburg (1743-1820) qui a pour une part prolongé le travail
de Wieland (de 1775 à 1782, puis de 1798 à 1806).
C’est de surcroît à Leipzig que Goethe compose ses premiers
essais dramatiques et poèmes, évoqués dans La Vocation théâtrale :
La Royale Anachorète, Balthazar, Le Caprice de l’amant, une
pastorale, Annette, les Chants avec mélodies, le début d’une
traduction inaboutie du Menteur de P. Corneille. L’autodafé
d’août 1768, signe notamment de la rupture avec l’anacréontisme
poétique, eut une ampleur difficile à mesurer de manière
rigoureuse.
1768 (août)-1770 (mars)
Gravement malade, Goethe revient à Francfort. Il s’intéresse
vivement à l’ésotérisme (Littérature et Vérité, IIe Partie, Livre 8) et
vit une crise religieuse, fréquentant un cercle dont Susanna
Catharina von Klettenberg (1723-1774) est l’âme. Celle-ci révèle
à Goethe la spiritualité piétiste avec ses pratiques
communautaires et son refus d’une orthodoxie figée et
desséchante. La figure de « la belle âme » au Livre VI des Années
d’apprentissage doit beaucoup à leurs entretiens, de même que la
structuration complexe des sentiments religieux d’un poète alors
éloigné de ses premières expériences.
1770 (avril)-1771 (août)
Goethe s’inscrit à l’université de Strasbourg pour y terminer
(en trois semestres) ses études de droit. Il fréquenta surtout les
cours de Johann Daniel Schöpflin (1694-1771) en histoire et
relations internationales, de Jeremias Jacob Oberlin (1735-1806),
en histoire de l’Alsace, de Christoph Wilhelm Koch (1737-1813)
en médecine (anatomie). Parmi ses condisciples et relations, il
faut citer l’actuarius Johann Daniel Salzmann (1722-1812), Jung-
Stilling (Johann Heinrich Jung dit Stilling, 1740-1817), membre
des cercles piétistes avec lesquels Goethe rompra, les poètes et
dramaturges Heinrich Leopold Wagner (1747-1779) et surtout
Jakob Michael Reinhold Lenz (1759-1792). L’épisode des amours
avec Friederike Brion (1752-1813) appartient, par la
« Sesenheimer Lyrik », à la création poétique la plus marquante de
sa jeunesse autant qu’à sa biographie sentimentale.
Deux faits relatifs au théâtre doivent être mis en avant. Le
premier, bien connu, est la rencontre avec Johann Gottfried
Herder (1744-1803) qui éveille en lui, avec le goût de
l’engagement pour l’art allemand (qui trouve ses racines dans un
Moyen Âge mythifié et incarné par l’art gothique de la
cathédrale), l’admiration pour Shakespeare. Le texte composé
pour « la fête de Shakespeare » (14 octobre 1771), repris à
Francfort, donne la mesure de l’enthousiasme extrême qui anime
alors le groupe dit de la « Straβburger Deutsche Gesellschaft ». Ce
texte est le point culminant d’un véritable culte qui ne se
maintiendra cependant pas sous cette forme. En effet, il n’est pas
exclu que Goethe ait, dès cette époque, nourri des sentiments
plus modérés, selon une vision davantage européenne de
l’histoire théâtrale. Il convient de rappeler qu’il a fréquenté à
Strasbourg les représentations données par l’excellente troupe
française dirigée par Villeneuve et approuvé le jeu « naturel » de
l’acteur Jean Rival (dit Aufresne, 1749-1806), prenant ainsi
indirectement parti en faveur d’une forme de langue dramatique
proche de la prose et du goût « bourgeois ».
1771 (août)-1772 (mai)
Retour à Francfort par Mannheim où il voit les « antiques ».
Composition de Götz von Berlichingen (première version), qui
lance la mode des « drames de chevalerie ». La pièce est publiée
dans sa deuxième version en juin 1773.
1774 (octobre)
Parution des Sou frances [ou Passions] du jeune Werther.
1775 (novembre)
Goethe s’établit à Weimar à l’invitation du duc Carl August
(1757-1828).
1775 (décembre)
Ouverture du théâtre amateur (« Liebhabertheater ») de Weimar
aux activités duquel Goethe participa, assuré qu’il était d’ailleurs
du soutien de la Cour et de l’appui de la duchesse Anna Amalia
(1739-1807). Cet établissement ne se proposait nullement de
remplacer les troupes professionnelles, mais de contribuer à faire
du théâtre un levier de la vie sociale dans une entité territoriale
de peu d’étendue et éloignée des grands centres. Cette institution
non officielle est en outre un cas représentatif de la structure
variée de la production théâtrale avant que ne s’imposent les
« Nationaltheater » sur le modèle impérial voulu par Joseph II à
Vienne en 1776 (« National- und Hoftheater »).
Rédaction de La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister
1.Début en février 1777.
2.Fin du Livre Ier en janvier 1778. Goethe n’en donne toutefois
une lecture publique qu’en août 1782.
3.Achèvement du Livre III en novembre 1783.
4.Achèvement du Livre IV en novembre 1783.
5.Fin du Livre V en octobre 1784.
6.Fin du Livre VI en novembre 1785, doublée d’un projet
d’une seconde partie qui devait compter elle aussi six
volumes.
1786 (3 septembre)-1787 (18 juin)
Parution des Œuvres complètes en 8 volumes (Leipzig,
Göschen). L’ensemble contient la première version incomplète
de Faust. Wilhelm Meister n’y figure pas. Goethe a sans doute
renoncé à ce moment à poursuivre son entreprise, même si ses
contacts avec le théâtre s’intensifient lors des deux visites qu’il
reçoit de Friedrich Ludwig Schröder (1744-1816) en août 1780
et avril 1791. Entre-temps, il a été nommé directeur du théâtre
de Weimar.
Rédaction des Années d’apprentissage
1.Mai 1794 : Livre Ier.
2.Septembre 1794 : Livre II.
3.Décembre 1794 : Livre III.
4.Février 1795 : Livre IV.
5.Mars 1795 : Rédaction du Livre VII.
6.Mai 1795 : Rédaction du Livre V.
7.Décembre 1795 : Fin des 6 premiers livres.
8.Fin du Livre VIII, soumis pour avis à Schiller, achèvement et
envoi de l’ensemble à l’éditeur en août 1796.
9.Octobre 1796 : Sortie des Années d’apprentissage.
1817 (avril)
Goethe renonce à la direction du théâtre de Weimar.
II. REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES

Éditions de l’œuvre
Éditions anciennes isolées
Gustav Billeter (Hrsg.), Goethes Wilhelm Meisters theatralische
Sendung. Mitteilungen über die wiedergefundene erste Fassung von
Wilhelm Meisters Lehrjahren, Zürich, Verlag Rascher, 1910
(texte incomplet).
Harry Maync (Hrsg.), Goethe, Johann Wolfgang, Wilhelm
Meisters theatralische Sendung nach der Schulthess’ Abschrift,
Stuttgart und Berlin, Cotta, 1911.
Éditions au sein des œuvres complètes
Wilhelm Meisters theatralische Sendung, hrsg. von Harry Maync,
in : Werke, Weimar, Hermann Böhlaus Nachfolger, 1887-1919,
Bd. 51 u. 52 (= Weimarer Ausgabe).
Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, hrsg. von Renate Fischer-
Lamberg, in : Werke, Berlin, Akademie Verlag, 1952-1986.
Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, hrsg. von Wolf Köpke,
Stuttgart, Reclam, 1986.
Grandes éditions modernes (Francfort et Munich) :
Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, hrsg. von Wilhelm
Voβkamp und Herbert Jaumann, in : Sämtliche Werke, Briefe,
Tagebücher und Gespräche, Frankfurt a. M., Deutscher Klassiker
Verlag, 1985-2013 (I, 9).
Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, hrsg. von Hannelore
Schlaffer, Hans J. Becker und Gerhard H. Müller, in : Sämtliche
Werke nach Epochen seines Scha fens, München, Wien, Carl
Hanser Verlag, 1985-2014 (2. 2).
Pour la confrontation avec les Mémoires,
se reporter à Johann Wolfgang Goethe, Aus meinem Leben.
Dichtung und Wahrheit. Text und Kommentar, hrsg. von Klaus
Detlev Müller, Frankfurt a. M., Deutscher Klassiker Verlag,
1986 (im Taschenbuch Bd. 15, 2007), erster Teil, p. 9 sq.
En vue de la comparaison avec les Lehrjahre,
se reporter à Johann Wolfgang Goethe : Wilhelm Meisters
Lehrjahre. Ein Roman, hrsg. von Hans Jürgen Schings, in :
Sämtliche Werke nach Epochen seines Scha fens (Münchner
Ausgabe), München, Carl Hanser Verlag, 1988, Bd. 5.
Études principales sur l’œuvre
Ernst Wilhelm Carstens, „Wilhelm Meisters theatralische
Sendung“, in : Neue Jahrbücher für das deutsche klassische Altertum
25 (1922), p. 344-365.
Bernhard Greiner, „Puppentheater und Hamletnachfolge.
Wilhelm Meisters ‘Aufgabe’ der theatralischen Sendung“, in :
Euphorion 83 (1989), p. 281-296.
Wulf Köpke, „Wilhelm Meisters theatralische Sendung (1777-
1788)“, in : Goethes Erzählwerk. Interpretationen, hrsg. von Paul
Michael Lützeler, Stuttgart, Reclam, 1983, p. 73-102.
Fritz Martini, “Ebenbild, Gegenbild. Wilhelm Meisters
theatralische Sendung und Goethe in Weimar 1775 bis 1786“, in
Goethe-Jahrbuch 93 (1976), p. 60-83.
Rolf Selbmann, Theater im Roman. Studien zum Strukturwandel
des deutschen Bildungsromans, Stuttgart, Fink, 1981.
Wilhelm Voβkamp, „Wilhelm Meisters theatralische Sendung“, in :
Goethe-Handbuch, hrsg. von Bernt Witte, Theo Buck, Hans-
Dietrich Dahnke, Regine Otto, Peter Schmidt, Bd. 3 :
Prosaschriften, Stuttgart, Weimar, Metzler, 1997, p. 101-113.
Stephan Wolting, Des Suchens sei kein Ende. Säkularisierung und
Sendung in Goethes Romanfragment ‘Wilhelm Meisters theatralische
Sendung’, Aachen, Shaker Verlag, 1996.
Témoignages d’écrivains (XXe siècle)
Hermann Hesse, „Erste Fassung von Wilhelm Meisters
theatralische Sendung“, in : Gesammelte Werke, Frankfurt a. M.,
Suhrkamp, 1970, Bd. 12 : Schriften zur Literatur 2, p. 158-159.
Hugo von Hofmannsthal, „Wilhelm Meister in der Urform“
(1911), in : Gesammelte Werke in Einzelausgaben, Prosa III,
Frankfurt a. M., Fischer, 1953, p. 70-80.
Édition utilisée pour la traduction
Wilhelm Meisters theatralische Sendung, hrsg. von Gerhard
Küntzel, in : Gedenkausgabe der Werke, Briefe und Gespräche,
Zürich, Stuttgart, Artemis Verlag (1948-1954), Bd. 8, 1949.
Traductions françaises
Florence Halévy (trad.), La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister.
Première version de Wilhelm Meister écrite par Goethe dans sa
jeunesse, introduction de Michel Arnauld, Paris, Grasset, 1924
(collection « Les Cahiers verts » publiés sous la direction de
Daniel Halévy). Cette très bonne version française, dépourvue
toutefois de notes sur le texte, a été rééditée avec introduction
et notes par Roland Krebs, Paris, Classiques Garnier, 2015. Sur
Florence Halévy et sa famille, lire Henri Loyrette (dir.), Entre le
théâtre et l’histoire. La famille Halévy (1790-1960), Paris, Fayard et
RMN, 1996.
Pierre Deshusses (trad.), La Mission théâtrale de Wilhelm Meister,
Paris, Circé, 1994 (contient le texte précédé d’une rapide
présentation).
LA VOCATION THÉÂTRALE
DE WILHELM MEISTER
LIVRE I
CHAPITRE 1

Quelques jours avant Noël 174…, Benedict Meister, bourgeois


et commerçant à N***, petite ville d’Empire, sortit vers huit
heures du cercle d’habitués qu’il fréquentait chaque soir pour
rentrer chez lui. La partie de tarot s’était terminée plus vite que
de coutume et il n’avait nulle envie de rentrer s’enfermer si tôt
entre ses quatre murs, dont son épouse ne faisait pas
véritablement un paradis. Il restait encore un peu de temps avant
le repas du soir et elle n’avait pas l’habitude de remplir ces
moments creux en cherchant à lui être agréable. Il préféra donc
ne pas passer à table avant que la soupe ne fût déjà depuis
longtemps réchauffée.
Il marchait d’un pas lent et tout en songeant au poste de
bourgmestre qu’il avait occupé l’année précédente, au commerce
qu’il avait exercé et aux petits profits que cela lui avait rapportés ;
il passa sous les fenêtres de sa mère et vit qu’elles étaient toutes
vivement éclairées. La vieille femme, après qu’elle eut établi son
fils et lui eut cédé son fonds de commerce, s’était retirée dans
une petite maison où elle habitait seule avec une servante.
Vivant confortablement de ses rentes, elle faisait de temps en
temps un plaisir à ses enfants et petits-enfants, mais leur
réservait le meilleur pour après sa mort, espérant qu’ils feraient
preuve alors de plus de jugement qu’ils ne le lui avaient laissé
entrevoir de son vivant. Mû par un secret élan, Meister arriva
devant la porte ; à peine avait-il frappé que la servante vint
aussitôt lui ouvrir et le conduisit dans l’escalier avec un air
mystérieux. En entrant dans la pièce, il aperçut sa mère affairée,
devant une grande table, à ranger et à couvrir quelque chose.
Elle répondit à son « Bonsoir ! » en lui disant qu’il n’arrivait
vraiment pas au bon moment, mais que, puisqu’il était là, elle
allait lui montrer ce qu’elle était en train de préparer. Ce disant,
elle souleva les serviettes jetées sur le lit, écarta la pelisse qu’elle
avait précipitamment étendue sur la table, découvrant ainsi aux
yeux du visiteur une rangée de marionnettes de la hauteur d’un
empan, joliment habillées et qui, bien alignées les unes à côté des
autres, avec un fil métallique mobile fiché dans leur tête,
semblaient ne plus attendre que le souffle d’un esprit pour les
sortir de leur inertie.
— Mère, dit Meister, qu’est-ce que cela ?
— Un cadeau de Noël pour tes enfants, répondit la vieille
femme. Si cela leur donne autant de plaisir que j’en ai pris en les
fabriquant, je serai contente.
Il contempla les pantins durant un moment, affectant de s’y
intéresser, pour ne pas la contrarier en lui laissant penser que
toute la peine qu’elle avait prise lui paraissait vaine.
— Chère mère, dit-il enfin, les enfants sont des enfants. Vous
vous donnez trop de mal pour eux et je ne vois pas, en fin de
compte, à quoi tout cela peut servir.
— Ne dis rien, reprit la vieille en rajustant les habits des
marionnettes qui étaient un peu défaits, laisse donc, ils seront
ravis ! C’est ancré chez moi, et tu sais bien que je n’en démordrai
pas. Quand vous étiez petits, vous étiez comme fous devant tous
ces cadeaux et vous vous promeniez partout avec vos jouets et
vos friandises, tout le temps des fêtes. Pourquoi vos propres
enfants n’auraient-ils pas le même plaisir ? Je suis leur grand-
mère et je sais ce que j’ai à faire.
— Je ne veux pas gâcher votre plaisir, dit Meister. Je pense
simplement qu’il importe peu aux enfants qu’on leur donne leurs
cadeaux aujourd’hui ou demain. Quand ils ont besoin de quelque
chose, je le leur offre. Qu’est-ce que l’enfant Jésus a à voir là-
dedans ? Il y a des gens qui laissent leurs enfants aller toute
l’année comme des misérables pour épargner jusqu’au grand
jour…
— Benedict, répondit la vieille, j’ai fabriqué pour eux des habits
de marionnettes et imaginé un spectacle, tous les enfants ont
besoin de jouer la comédie et de jouer aux marionnettes. Vous
étiez aussi comme cela lorsque vous étiez plus jeunes et vous
m’avez fait dépenser quelques sous pour vous permettre de voir
le Docteur Faust1 et le Ballet des Maures2… Maintenant, je ne sais
pas ce que vous attendez de vos propres enfants, ni pourquoi ils
ne devraient pas s’amuser autant que vous…
— Qu’est-ce que celui-ci ? dit Meister en prenant en main l’une
des marionnettes.
— Ne m’emmêle pas tous les fils, dit la vieille, il en coûte
davantage de travail que tu le crois pour tout assembler. Tiens,
voici le roi Saül3. Ne va pas croire que je fais des dépenses
inutiles. Les bouts de tissu que tu vois, je les ai tous récupérés de
ma boîte à couture et ce n’est pas les quelques paillettes dorées
ou argentées qui vont me ruiner !
— Toutes ces marionnettes sont effectivement fort belles, dit
Meister.
— Tu peux le dire, sourit la vieille, et elles ne m’ont pourtant
pas coûté cher ! Le vieux Merks, le sculpteur boiteux qui me doit
depuis si longtemps le loyer de sa petite maison, a taillé les
visages, les pieds et les mains. Je sais que je n’obtiendrai jamais le
moindre sou de sa part, mais je ne peux pas le mettre dehors, il
était déjà là du temps de mon pauvre mari et a toujours
régulièrement payé jusqu’à son malheureux remariage.
— Et celui-ci, avec le velours noir et la couronne dorée, c’est
Saül ? Et qui sont les autres ?
— Tu devrais les reconnaître. Celui-là, c’est Jonathan4, en jaune
et rouge, avec un turban, parce qu’il est jeune et guilleret. Cet
autre, tout au bout, c’est Samuel5. C’est lui qui m’a donné le plus
de travail, avec sa petite cuirasse. Regarde ce justaucorps, du vrai
taffetas comme j’en ai encore porté quand j’étais jeune fille.
— Bonne nuit, dit Meister, j’entends sonner huit heures.
— Regarde encore ce David6 ! dit la vieille. Ah, qu’il est joli,
entièrement sculpté en bois, avec ses cheveux roux ! Si petit et si
mignon !
— Et où est donc Goliath7 ? reprit Meister, il faut qu’il soit là,
lui aussi !
— Il n’est pas encore terminé, répondit la vieille, ce sera mon
chef-d’œuvre ! Vivement que tout soit prêt ! Pour ce qui est du
théâtre, c’est le lieutenant de police qui s’en occupe avec son
frère. Pour le ballet, j’ai prévu des bergers et des bergères, des
Maures et des Mauresques, des nains et des naines, ce sera très
joli… Laisse-moi faire, ne dis rien chez toi, empêche simplement
ton Wilhelm de venir ici à l’improviste. En voilà un à qui cela
fera vraiment plaisir, je me rappelle encore la dernière fois,
quand je l’ai envoyé au spectacle de marionnettes, durant la
foire ! Comme il a bien su tout me raconter et comme il avait
bien tout compris !
— Vous vous donnez bien trop de peine pour eux, dit Meister
en posant la main sur la poignée de porte.
— Et si l’on ne se donnait pas de peine pour les enfants,
comment seriez-vous devenus grands ? fit la grand-mère.
La servante prit la lampe et le reconduisit au bas de l’escalier.

1. Il existe de nombreux témoignages sur ce « nécromant » et le pacte avec le diable


auquel sa figure est associée. Le texte narratif, capital pour la suite, est l’Historia von
Dr. Johann Fausten, livre publié par l’éditeur Spies (Spieβ) de Nuremberg et mis en
vente à la foire de Francfort en 1587. Dirigé contre la magie noire, l’ouvrage est
édifiant, pro-luthérien et anti-romain. La première grande version théâtrale du sujet
est due à l’auteur élisabéthain Christopher Marlowe (1564-1593), qui se fonde sur le
récit allemand pour écrire sa Tragical History of Doctor Faustus, peut-être jouée dès
1588. Le texte fut donné dans l’Empire par des troupes ambulantes anglaises avant
d’être adapté sous forme de pièces pour marionnettes très répandues. C’est cette
tradition que Goethe reprend ici. Plusieurs scènes du premier Faust sont proches de la
« tragedy » de Marlowe.

2. « Mohrenballett » : ces « Maures » sont présents dans les cours du XVIIe siècle
avant d’apparaître dans les divertissements populaires dont ils constituent l’élément
exotique.

3. Saül, premier roi d’Israël, choisi par Samuel (Ier Livre de Samuel, 9-11 sq.).

4. Jonathan, fils de Saül, ami de David (Ier Livre de Samuel, 19-21).


5. Dernier des Juges et prophète.

6. Roi et prophète, second souverain d’Israël, personnage central de l’Ancien


Testament, il constitue une même constellation avec Saül, Samuel et Jonathan.

7. Goliath, champion des Philistins, héros guerrier (Ier Livre de Samuel, 17). Le
combat est évoqué ibid., 17, 32-52. La description détaillée des tenues des combattants
inspire directement l’habit confectionné pour les marionnettes. Les proportions sont
de même respectées.
CHAPITRE 2

Le soir de Noël approchait, dans toute sa solennité. Durant


toute la journée, les enfants ne cessèrent de courir de tous côtés
et de se poster impatiemment à la fenêtre, de peur que la nuit ne
vînt jamais. On les appela enfin. Ils pénétrèrent dans la salle et
découvrirent avec le plus grand étonnement, sous la lumière
étincelante, le cadeau qui leur revenait. Chacun venait de
prendre possession du sien et après être resté un moment tout
ébahi, s’apprêtait à l’emmener dans un coin pour le mettre en
lieu sûr, lorsqu’un spectacle tout à fait inattendu s’offrit à leurs
regards. Une porte qui communiquait avec la pièce voisine
s’ouvrit ; non pas, comme d’habitude, pour permettre des allées
et venues ; le seuil était entièrement occupé par une installation
d’une solennité inattendue : un tapis de couleur verte, tombant
d’une table, couvrait presque complètement la partie inférieure
de l’ouverture ; sur ce tapis s’élevait un portique, voilé d’un
mystérieux rideau ; le vide que la porte trop haute eût laissé au-
dessus du rideau était dissimulé par une étoffe vert sombre qui
fermait le tout. Tous les enfants regardèrent d’abord de loin, puis
lorsque grandit leur curiosité de voir ce qui pouvait se cacher de
brillant derrière la tenture, on désigna à chacun une petite chaise
en leur demandant gentiment de prendre patience. Wilhelm
était le seul à être resté à une distance respectueuse ; il ne vint
occuper sa place qu’après que sa grand-mère l’y eut invité à deux
ou trois reprises. Quand tous les enfants furent sagement assis
retentit un coup de sifflet : le rideau se leva alors, découvrant
l’intérieur d’un temple au décor rouge vif. Le grand prêtre
Samuel entra en scène avec Jonathan et l’alternance de leurs
deux voix stupéfia les petits spectateurs. Saül survint ensuite et
montra son embarras devant l’insolence avec laquelle le colosse
mal dégrossi l’avait défié, lui et les siens… Quelle ne fut pas la
joie de notre Wilhelm, qui ne perdait pas un mot et à qui aucun
détail n’échappait, lorsque le fils d’Isaïe1, de la taille d’un nain, les
cheveux en bataille, s’avança avec sa houlette, sa besace et sa
fronde : « Tout-puissant roi et seigneur, s’écria-t-il, que
personne ne perde courage à cause de ceci ! Si Votre Majesté
veut bien me le permettre, j’irai trouver le formidable géant et
me mesurerai avec lui ! » Ce fut la fin du premier acte. Tandis
que tous les autres enfants restaient sous le charme, Wilhelm
attendait déjà la suite et imaginait ce qui allait se passer. Il était
impatient de découvrir l’énorme colosse et de voir comment
tourneraient les choses.
Le rideau se leva à nouveau. David voua la chair du monstre
aux oiseaux du ciel et aux animaux de la terre. Le Philistin se
moqua, frappa violemment le sol des deux pieds et finit par
tomber, raide comme une souche, donnant ainsi à toute l’action
un magnifique dénouement. Et tandis que les vierges chantaient
« Saül en a tué mille, mais David, lui, en a tué dix mille »2, que
l’on apportait la tête du géant devant le petit vainqueur ; tandis
qu’on lui donnait pour épouse la jolie fille du roi, Wilhelm,
malgré toute sa joie, ne put s’empêcher de regretter que
l’heureux prince fût affligé d’une taille de nain ; car pour rester
fidèle à l’idée du gigantesque Goliath et du petit David, la chère
grand-mère n’avait rien négligé pour leur prêter à tous deux une
figure caractéristique. L’attention passive des frères et sœurs se
maintint jusqu’au bout ; quant à Wilhelm, il sombra dans une si
profonde rêverie que le ballet des bergers et des bergères, des
Maures et des Mauresques, des nains et des naines défila sous ses
yeux comme une fantasmagorie de théâtre d’ombres. Le rideau
tomba ; la porte se referma ; toute la petite société, comme
enivrée, se dispersa en titubant, pressée de se mettre au lit. Bien
qu’obligé de faire comme les autres, Wilhelm resta longtemps
allongé tout seul, abîmé dans des pensées confuses sur ce qu’il
venait de vivre, empli d’un goût de plaisir inassouvi, plein
d’espérances, de désirs et de pressentiments.

1. David lui-même.

2. Goethe reprend ici littéralement le Ier Livre de Samuel, 18, 7 (la Bible de Jérusalem
dit : « Saül a tué ses milliers / et David ses myriades »).
CHAPITRE 3

Le lendemain, tout avait disparu1, le voile mystique avait été


enlevé et l’on pouvait à nouveau aller et venir librement d’une
pièce à l’autre par cette porte qui, la veille encore, avait fait
entrevoir tant de merveilles à leurs yeux éblouis. Tandis que les
autres enfants couraient partout avec leurs nouveaux jouets,
Wilhelm errait seul, comme s’il était à la recherche d’un amour
perdu, comme s’il avait presque peine à croire qu’à l’endroit où
s’était révélé la veille un monde si magique ne restaient plus que
deux simples montants de porte. Il demanda à sa mère si elle
voulait bien que l’on rejouât la pièce ; elle lui répondit
sèchement, car le divertissement offert par la grand-mère à ses
petits-enfants ne lui avait procuré aucun plaisir, dans la mesure
où tout cela lui apparaissait comme une manière de lui reprocher
son manque d’amour maternel. Je regrette d’avoir à le dire, mais
c’est la vérité : cette femme qui avait eu cinq enfants de son mari,
deux fils et trois filles dont Wilhelm était l’aîné, avait conçu sur
le tard une passion pour un individu insignifiant ; cette situation
dont son époux s’était aperçu et qu’il ne pouvait tolérer avait
introduit dans le ménage méfiance, ressentiment et querelle. Le
fait qu’il fût un bon et honnête citoyen et sa mère une femme
raisonnable et bienveillante avait épargné à la famille un
scandale conjugal, une procédure de divorce qui l’eût
déshonorée. Ce sont les pauvres enfants qui avaient le plus à
souffrir de cet état ; lorsque, comme tous les êtres sans défense,
ils se réfugiaient auprès de la mère dès que le père se montrait
revêche, ils ne faisaient que redoubler leur malheur, car la mère,
dans sa passion déçue, était la plupart du temps de méchante
humeur ; et lorsque cela n’était pas le cas, elle maugréait contre
son vieux mari et se réjouissait de trouver une occasion de
mettre en avant sa dureté, sa rudesse, ses mauvaises manières.
Wilhelm en était souvent très affecté ; il ne sollicitait vis-à-vis de
son père protection et consolation que lorsqu’il avait été
malmené ; mais ce qu’il ne pouvait supporter, c’était de voir ce
père rabaissé et ses plaintes exploitées contre un homme qu’au
fond de son cœur il chérissait tendrement ; tout cela l’éloignait
de sa mère, ce qui n’adoucissait pas sa situation, dans la mesure
où son père était aussi d’un caractère dur ; il ne lui restait donc
d’autre ressource que de se replier sur lui-même, un sort lourd
de conséquences, tant chez les enfants que chez les personnes
plus âgées.

1. Goethe met l’accent sur le caractère magique du spectacle qui a pour première
caractéristique de faire disparaître en un instant ce qu’il a fait naître.
CHAPITRE 4

En grandissant, Wilhelm avait conservé une âme d’enfant : il


repensait souvent à cet heureux Noël, aimait toujours regarder
des images et lire des histoires de fées et de héros ; jusqu’au jour
où sa grand-mère, qui ne voulait pas s’être donné tant de peine
pour rien, profita de la visite longtemps remise à plus tard de
quelques enfants du voisinage pour dresser une fois encore le
théâtre de marionnettes.
Si Wilhelm avait éprouvé la première fois la joie de la surprise
et de l’émerveillement, la seconde fois lui permit de goûter le
plaisir de pouvoir observer les choses de près et de chercher à les
comprendre. Comment tout cela marchait-il ? Telle était
désormais sa préoccupation. Que les marionnettes ne fussent pas
douées de parole ‒ il s’en était déjà convaincu la première fois ;
qu’elles fussent incapables de se mouvoir toutes seules ‒ il le
devinait et n’était pas dupe. Mais pourquoi tout cela était-il
néanmoins si joli, pourquoi avaient-elles l’air de parler et de se
mouvoir toutes seules ? Pourquoi éprouvait-on un tel plaisir à les
regarder ? D’où pouvaient bien provenir les lumières ? Où se
cachaient les gens ? Voilà qui était un mystère qui le troublait
d’autant plus qu’il eût voulu être à la fois du côté des personnes
sous le charme de la magie et de celui des magiciens eux-mêmes,
qu’il eût aimé être en même temps derrière le rideau et jouir en
spectateur du même plaisir que les autres enfants. La pièce était
terminée et le ballet avait déjà commencé quand Wilhelm
chercha à s’approcher subrepticement de la tenture. À peine le
rideau était-il tombé et la vigilance s’était-elle un peu relâchée
qu’il entendit un cliquetis à l’intérieur qui signifiait que l’on était
en train de débarrasser quelque chose : il souleva alors le bas du
tapis et lança un coup d’œil entre les pieds de table. Une servante
l’aperçut et le tira en arrière ; mais il avait eu le temps
d’apercevoir que l’on rangeait amis et ennemis, Saül et Goliath,
nègres et nains dans une boîte à tiroirs, ce qui nourrit à nouveau
sa curiosité à demi satisfaite. Il arrive qu’à un moment donné les
enfants commencent à être attentifs à la différence entre les
sexes ; les regards qu’ils glissent alors sous les voiles qui couvrent
ces mystères éveillent au fond d’eux-mêmes de merveilleux
transports ; ainsi en fut-il de Wilhelm après sa découverte. Il
était à la fois plus apaisé et plus agité qu’auparavant ; il se disait
qu’il avait appris quelque chose et pressentait en même temps
qu’il n’en savait rien encore.
CHAPITRE 5

Les enfants qui habitent une maison bien tenue et bien rangée
développent un sens à peu près comparable à celui des rats et des
souris pour repérer toutes les fentes et les trous où ils sont
susceptibles de trouver des friandises défendues. Ils s’en régalent
en cachette, avec un plaisir mêlé de peur : c’est là, je crois, ce qui
fait, pour une bonne part, le bonheur de l’enfance. Si une clé
restait sur une serrure, Wilhelm était le premier d’entre tous ses
frères et sœurs à le remarquer. Autant il vouait un profond
respect, en son for intérieur, pour les portes closes devant
lesquelles il était contraint de passer, durant des semaines et des
mois, sans pouvoir jeter un coup d’œil derrière si ce n’est à la
dérobée et en de rares moments, lorsque sa mère entrouvrait le
sanctuaire pour en sortir quelque objet ; autant il se montrait
prompt à profiter du moindre instant où la vigilance de la
maîtresse de maison se laissait prendre en défaut. Parmi toutes
ces portes, la porte du garde-manger était, comme on peut
facilement le deviner, celle vers laquelle ses sens étaient tendus
avec la plus grande intensité. Il y a dans l’existence peu de joies
pleines de promesses qui sont comparables au sentiment qu’il
éprouvait lorsque sa mère l’appelait parfois dans cette pièce afin
qu’il l’aidât à sortir telle ou telle chose et lorsqu’il devait à la
bienveillance maternelle ou à sa propre adresse de pouvoir
emporter quelques pruneaux secs. L’abondance de trésors
amoncelés emportait son imagination ; même la désagréable
odeur produite par tant d’exhalaisons mêlées ‒ savon, chandelle,
citron, vieux bocaux de toutes sortes ‒, agissait sur lui de façon si
gourmande qu’il ne manquait jamais, dès qu’il se trouvait à
proximité, de humer avec délice, ne fût-ce qu’à distance, l’air qui
s’échappait de la porte. Un dimanche matin, après que les cloches
de l’église sonnant l’heure de la messe eurent précipité le départ
de sa mère et tandis que toute la maison reposait dans un
profond silence dominical, cette clé mystérieuse resta dans la
serrure. À peine Wilhelm l’eut-il remarqué qu’il commença à
faire les cent pas devant la porte, puis s’en approcha doucement,
précautionneusement et l’ouvrit enfin ; un pas de plus, et il se
retrouva à portée d’un univers de béatitude si longtemps
convoité. Il promena un regard furtif et hésitant sur les caisses,
les sacs, les boîtes, les bocaux de sucreries ; ne sachant que
choisir et emporter, il se saisit finalement des pruneaux qu’il
aimait tant, se pourvut de quelques pommes tapées, y adjoignit
modestement quelques écorces d’orange confites. Il se préparait
à rebrousser chemin avec ce butin lorsque son regard fut attiré
par deux malles placées côte à côte, dont l’une laissait dépasser de
son tiroir mal fermé des bouts de fil de fer terminés par de petits
crochets. Saisi par un pressentiment, il se jeta dessus ; quelle ne
fut pas son émotion lorsqu’il découvrit, rangés pêle-mêle les uns
sur les autres, tous les héros qui avaient fait naguère sa joie ! Il
voulut prendre ceux du dessus pour les contempler, puis tirer
ceux d’en dessous, mais il emmêla bientôt les très fins fils de fer,
commença à s’énerver et à s’inquiéter, d’autant plus qu’il entendit
la cuisinière faire quelques mouvements dans la cuisine toute
proche. Il replaça en hâte toutes les affaires dans le tiroir du
mieux qu’il put. Il n’emporta qu’un petit carnet manuscrit trouvé
tout au-dessus, dans lequel était consignée la comédie de David
et Goliath. C’est chargé de ce butin qu’il remonta à pas de loup
l’escalier pour se réfugier dans sa mansarde.
Dès lors, il consacra tous les moments de solitude qu’il pouvait
dérober à lire et à relire sa pièce, à l’apprendre par cœur, à se
représenter combien ce serait une chose magnifique de pouvoir
aussi animer les personnages de ses propres mains ; il devenait
alors lui-même, par la pensée, tantôt David ou Goliath, jouant
tour à tour les deux rôles pour son propre compte. Soit dit en
passant, je ne puis manquer de relever ici l’attrait magique
qu’exercent en général sur les enfants les greniers, les remises,
les débarras cachés où, délivrés de la présence pesante de leurs
maîtres, ils peuvent enfin, seuls ou presque seuls, jouir de leur
existence propre ‒ une sensation qui se dissipe ensuite lentement
au fil des années et qui resurgit quelquefois plus tard, lorsque ces
lieux, laissés à l’abandon par nécessité, deviennent un refuge
secret pour des amants malheureux. C’est dans un lieu de cette
sorte et en de telles conditions que Wilhelm se pénétra de la
lecture de David et Goliath, s’empara de tous les rôles, les apprit
tous par cœur, même s’il se mettait le plus souvent à la place de
ses héros principaux en ne laissant aux autres qu’un rôle de
satellite dans la constellation de sa mémoire. C’est ainsi que les
paroles magnanimes de David par lesquelles il défie l’orgueilleux
géant Goliath étaient nuit et jour présentes à son esprit ; il se les
répétait souvent à lui-même ; personne n’y prenait garde, si ce
n’est son père qui, l’ayant remarqué en différentes circonstances,
admirait par-devers lui les qualités de mémoire de l’enfant qui
n’avait eu besoin que de les entendre une fois pour les retenir
aussi bien.
CHAPITRE 6

Un soir que la grand-mère avait appelé auprès d’elle son cher


Wilhelm et qu’il était bien sagement assis à ses côtés, occupé à
composer toutes sortes de personnages à partir de cartes à jouer,
il finit par fabriquer un David et un Goliath et les fit s’interpeller
dans une joute oratoire de manière tout à fait remarquable ;
Goliath reçut à la fin un si terrible coup que ses pieds de cire
décollèrent de la table et qu’il s’étala de tout son long. Sa tête fut
immédiatement séparée du tronc et remise sur une épingle au
petit criquet après qu’on l’eut fixée par un joint de cire ; on
entonna ensuite un chant d’actions de grâces. La vieille femme
était tout émerveillée ; elle écoutait son petit-fils avec
étonnement et quand il eut fini, elle se répandit en louanges et
l’assaillit de questions sur la manière dont lui était venu ce grand
talent. Wilhelm possédait sans doute un certain don pour le
mensonge, mais il avait également une intuition très précise des
circonstances où il était devenu inutile de mentir. Il avoua donc
à sa bonne grand-mère qu’il avait en sa possession le petit cahier,
mais la pria instamment de garder le silence et de ne pas le
trahir, ne voulant pas courir le risque qu’on le lui abîmât ou
qu’on l’en privât. La vieille femme promit et elle ajouta même à
cette promesse verbale une autre qu’elle se fit à elle-même : elle
essaierait d’obtenir du père l’autorisation de laisser son fils
présenter lui-même le grand drame devant un auditoire
d’enfants, avec l’aide du lieutenant d’artillerie. Elle défendit donc
à Wilhelm de parler de la chose et entreprit, dans les jours qui
suivirent, de mener les négociations, ce qui n’alla pas sans
quelques difficultés. La principale tenait à ce que son fils était
plongé dans le plus mauvais état d’esprit du fait que sa femme
persistait dans son inconduite. Toute la responsabilité des
affaires reposait sur lui, et son épouse, au lieu de le reconnaître
et de l’aider de son mieux, était la première à le pousser à bout, à
mal interpréter ses actes, à exagérer ses défauts, à ne pas voir ses
qualités, si bien que malgré son goût inné pour les activités
bourgeoises, il éprouvait un sentiment d’amertume devant tant
d’efforts vains et de peine perdue, à l’image de ce que les damnés
doivent éprouver en enfer. Sans la présence de ses enfants, dont
la vue suffisait souvent à lui rendre courage et à le persuader
qu’il travaillait quand même pour quelque chose en ce bas
monde, il lui eût été impossible de supporter tout cela. En de
telles dispositions d’esprit, l’homme perd complètement le sens
des joies de l’enfance, qu’il appartient d’ailleurs plutôt à la mère
qu’au père de susciter et de nourrir ; et quand la mère est une
mégère, il reste bien peu de consolation, durant ces plus belles
années, pour la pauvre famille. Cette consolation leur était
offerte, ici, par la grand-mère. De fait, elle sut si bien s’y prendre
que l’on finit par lui abandonner deux pièces, au troisième étage,
qui ne contenaient que quelques armoires ; la première fut
destinée aux spectateurs, la seconde aux acteurs, la scène de
théâtre devant occuper, comme d’habitude, l’embrasure de la
porte.
Le père avait donné pleins pouvoirs à la grand-mère pour tout
organiser ; lui-même semblant se contenter de regarder les
choses de loin, car il avait pour principe qu’il ne faut pas trop
montrer aux enfants combien on les aime, sous peine qu’ils en
prennent toujours davantage à leur aise ; il convenait de toujours
rester grave au milieu de leurs réjouissances et quelquefois
même de les leur gâcher afin qu’ils ne tombent pas dans la
démesure.
CHAPITRE 7

Ordre fut donc donné au lieutenant d’artillerie, qui était un


filleul de la grand-mère, de dresser le théâtre et de tout préparer.
Wilhelm s’aperçut qu’il se tramait quelque chose, dans la mesure
où le lieutenant se présenta plusieurs fois à la maison à des
moments inhabituels de la semaine. Sa curiosité grandissait, car
il devinait qu’on ne le laisserait prendre part à rien avant le
samedi suivant. Le jour tant désiré vint enfin. Le lieutenant
d’artillerie arriva à cinq heures de l’après-midi et emmena
Wilhelm avec lui à l’étage. Tremblant de joie, l’enfant entra dans
la pièce et aperçut, des deux côtés du tréteau, les pantins
suspendus dans l’ordre de leur entrée en scène. Il les examina
attentivement, monta sur le tabouret qui, en l’élevant au-dessus
du théâtre, lui permit d’embrasser tout son petit univers. Il
regarda en bas, entre les planches, non sans éprouver un
sentiment de respect, tant il se sentait envahi par le souvenir de
l’effet superbe que cela produisait du dehors et par la pensée des
mystères auxquels il était initié. Le lieutenant et Wilhelm firent
un essai, et tout se déroula parfaitement.
Il en fut de même le lendemain, devant tous les enfants qui
avaient été invités, à la différence près que Wilhelm, dans le feu
de l’action, laissa échapper son Jonathan et fut obligé de le
rattraper en allongeant le bras, ce qui rompit l’illusion et suscita
un grand éclat de rire dont il fut extrêmement blessé. Aux yeux
du père également, cette bévue tombait semble-t-il fort à propos,
car s’il éprouvait le plus grand plaisir à voir ainsi son petit
garçon démontrer tout son talent, il se gardait bien d’en rien
laisser paraître et, sitôt la pièce finie, il ne s’attacha qu’à relever
les erreurs en disant que tout aurait été parfait s’il n’y avait eu
telle ou telle anicroche. Touché au plus profond de lui-même,
notre prince fut attristé pour le reste de la soirée ; mais dès le
lendemain matin, après une bonne nuit de sommeil, il recouvra
à nouveau sa bonne humeur, tout heureux à la pensée que, mise
à part cette mésaventure, il avait parfaitement joué. Ce n’était
pas de l’orgueil de sa part, car il n’avait d’autre modèle avec qui se
comparer que le lieutenant d’artillerie ; celui-ci, qui s’était certes
montré assez habile à faire alterner voix grave et voix flûtée,
déclamait en revanche d’une manière trop raide et affectée,
tandis qu’on sentait percer chez Wilhelm, dans les passages
principaux, une âme sensible, honnête et franche : quand par
exemple David venait défier Goliath ou quand, après la victoire,
il se présentait avec modestie devant le roi.
CHAPITRE 8

Bref, le théâtre ne fut pas démonté. Et comme on était déjà à la


belle saison du printemps et que l’on pouvait se passer de faire
du feu, Wilhelm passa toutes ses heures de liberté et de loisir
dans la mansarde à jouer sans désemparer avec ses marionnettes.
Il invitait souvent ses frères et sœurs à le rejoindre, mais la
plupart du temps, il y était seul. Son imagination, son esprit vif
s’emparaient de tout ce petit monde, qui devait bientôt prendre
une autre forme. À peine eut-il présenté un certain nombre de
fois la pièce pour laquelle le théâtre et les acteurs avaient été
créés et façonnés qu’il n’y trouva plus aucun plaisir. Or il avait
découvert, parmi les livres de son père, le recueil de la Scène
allemande1 et divers opéras traduits de l’italien2. Il s’y plongea,
faisant à chaque fois immédiatement le compte des personnages
nécessaires pour monter la pièce. Voilà que le roi David, dans
son habit de velours noir, allait devoir figurer le Chaumigrem,
un Caton ou un Darius3 ! Il est à noter, par ailleurs, que les
pièces n’étaient jamais jouées en entier, mais en général
seulement le cinquième acte de chacune, le moment où était
porté le coup de poignard mortel ! Il était également inévitable
que l’opéra, avec la multiplicité de ses changements à vue et de
ses épisodes variés, l’attirât de plus en plus. Wilhelm y trouvait là
des mers déchaînées, des divinités descendant des nuées et, ce
qui le rendait plus heureux que tout, des éclairs et des coups de
tonnerre. Il eut recours au carton, au papier, à la couleur : il
savait parfaitement faire tomber la nuit, l’éclair était terrible à
voir, seul le tonnerre n’était pas toujours réussi, mais cela n’avait
pas grande importance. Les opéras lui donnaient également
davantage d’occasions d’employer son David et son Goliath, qui
ne convenaient pas vraiment au drame classique. Il trouvait
chaque jour toujours plus d’attrait à l’étroite scène où il goûtait
des plaisirs si variés, et je ne puis passer sous silence que l’odeur
dont les marionnettes s’étaient imprégnées dans l’office n’y était
pas pour rien.
Le théâtre était désormais à peu près complet ; Wilhelm ne
pouvait que se féliciter d’avoir appris de bonne heure à manier le
compas, à découper, à enluminer le carton ; il n’en était donc que
plus désolé que, trop souvent, ses personnages l’empêchassent de
réaliser de grandes choses. Ses sœurs, qu’il voyait habiller et
déshabiller leurs poupées, lui donnèrent l’idée de prêter
progressivement à ses marionnettes des vêtements qu’il puisse
changer à loisir. On les dépouilla donc de leurs guenilles, que l’on
retailla comme l’on put ; on économisa quelque argent, on acheta
des rubans, des paillettes, on mendia quelques bouts de taffetas
pour constituer peu à peu toute une nouvelle garde-robe de
théâtre où l’on n’oublia pas, en particulier, les jupes à panier
pour les dames. Maintenant que Wilhelm était prêt pour
aborder les pièces les plus importantes, on aurait pu croire que
l’on allait commencer les représentations ; mais il arriva ce qui
arrive d’ordinaire avec tous les enfants : ils forment de vastes
projets, font de grands préparatifs, parfois aussi quelques essais,
et on en reste là. Il en fut tout à fait ainsi avec Wilhelm. Son plus
grand plaisir était d’imaginer, d’inventer les choses ; telle ou telle
pièce l’intéressait en raison de telle ou telle scène, pour laquelle
on retaillait aussitôt un nouvel habit. Cette façon de faire
provoqua un tel gâchis, un tel chaos dans les vêtements portés
originellement par les marionnettes que l’on n’aurait même pas
pu les réutiliser pour rejouer convenablement la première pièce.
La grand-mère gardait le lit, en raison de son âge et de sa
faiblesse. Personne, à la maison, ne s’intéressait plus à toutes ces
choses, si bien que, en très peu de temps, le théâtre fut
totalement délabré. Wilhelm s’abandonnait à sa fantaisie,
répétait, préparait éternellement un projet sans jamais parvenir à
mettre sur pied quelque chose ; il bâtissait mille châteaux en
Espagne sans se douter qu’il n’avait même pas encore commencé
à creuser les fondations du premier.

1. Ou Théâtre allemand (Deutsche Schaubühne). Entendre : les 6 volumes publiés sous la


direction de Johann Christoph Gottsched (1700-1766). Cet ensemble parut de 1741 à
1746. Il contient quelques pièces allemandes mais aussi de nombreuses traductions,
spécialement du français. Patriote, Gottsched voulait par ce moyen hausser la
littérature dramatique allemande au niveau de celle des Français, mais sa méthode fut
dénoncée en premier par Lessing comme erronée.
2. On oublie trop aujourd’hui la place centrale qu’a occupée l’opéra italien jusqu’à
l’affirmation du singspiel. Mais Mozart lui-même opta pour cette langue dans sa triple
collaboration avec Lorenzo Da Ponte (1740-1838).
3. Il est fait allusion successivement 1) à Chaumigrem, lui-même personnage du
roman baroque Die asiatische Banise oder Das blutig-doch muthige Pegu (1689) de
Heinrich Anselm von Ziegler und Klipphausen (1663-1697). De ce récit historique et
exotique, Friedrich (Frédéric) Melchior Grimm (1723-1807) avait tiré la tragédie
Banise parue en traduction allemande dans le volume 4 (1743) du Théâtre allemand. Ce
Grimm vivait à Paris et dirigea la Correspondance littéraire, ensemble de lettres
destinées à des princes et souverains étrangers ; 2) à Caton d’Utique, le héros de la
pièce de Gottsched (1732), Der sterbende Cato (La Mort de Caton), pièce très jouée mais
moquée par Lessing, Bodmer et Breitinger, etc. ; 3) à Darius, tragédie de l’Allemand
Friedrich Lebegott Pitschel (1714-1785), cette pièce fut insérée dans le volume 3
(1741) du Théâtre allemand (supra, note 1).
CHAPITRE 9

Les autres distractions de la jeunesse ‒ le cercle de ses


camarades s’élargissant de plus en plus ‒ firent aussi du tort à ces
plaisirs tranquilles et solitaires. En la compagnie de ces derniers,
Wilhelm était tour à tour chasseur, soldat, chevalier, selon les
exigences de leur jeu ; mais il avait toujours sur les autres cet
avantage de pouvoir fabriquer en un tour de main tous les
accessoires nécessaires. C’est ainsi que les épées étaient la plupart
du temps de sa création ; il décorait, dorait les traîneaux ;
obéissant à un instinct secret et à un goût profond, il lui vint
l’idée de donner à leur milice les apparences de l’antique. Il
confectionna des casques ornés de plumets de papier, des
boucliers et même des cuirasses ‒ autant de travaux au cours
desquels les domestiques de la maison qui étaient un peu tailleurs
et les couturières cassèrent plus d’une aiguille.
Wilhelm put alors contempler quelques-uns de ses camarades
dans un superbe équipage ; les autres, ceux qui avaient des rôles
secondaires, reçurent bientôt à leur tour leurs costumes, mais
plus modestes ; l’ensemble constituait une troupe imposante. Ils
manœuvraient dans les cours et les jardins, se donnaient de
grands coups sur la tête et leurs boucliers, ce qui provoquait
maintes disputes que Wilhelm s’employait à régler. Mais au bout
d’un certain nombre de fois, ce jeu qui amusait beaucoup les
autres enfants ne contenta déjà plus Wilhelm. La vue d’autant de
personnes en armes ne pouvait que réveiller en lui les idées de
chevalerie dont il avait la tête pleine depuis qu’il s’était plongé
dans la lecture de vieux romans1. La Jérusalem délivrée, dont la
traduction par Kopp2 lui était tombée entre les mains, marqua
un point culminant. Il ne pouvait lire le poème tout entier, mais
il y avait des passages qu’il savait par cœur et dont les images
l’accompagnaient nuit et jour. Clorinde3 surtout le captivait, à
travers tous ses faits et gestes. Sa grâce androgyne, la plénitude
sereine de tout son être firent davantage d’effet sur le désir
amoureux qui commençait à naître et à s’épanouir chez le jeune
garçon que les charmes apprêtés d’Armide4, dont il ne méprisait
pas pour autant le jardin.
Des centaines de fois, lorsque le soir à sa fenêtre il contemplait
le jardin, que le soleil d’été s’abîmait derrière les montagnes et
projetait ses derniers reflets éclatants sur l’horizon, que les
étoiles s’allumaient, que l’obscurité montait partout des
profondeurs de la terre, que le chant aigu des grenouilles
résonnait au loin dans le silence solennel, il se redisait l’histoire
de la triste fin de Clorinde. Bien qu’il fût du parti des chrétiens, il
ne l’en aidait pas moins à incendier la grande tour. Il haïssait
Argant du fond du cœur, jaloux de la compagnie de l’ange. Et
lorsque Tancrède vient la surprendre au milieu de la nuit, que le
combat s’engage sous la voûte des ténèbres et que les deux
luttent de toutes leurs forces, il avait du mal à prononcer ces
mots :
La coupe de la vie de Clorinde est donc pleine
Et l’heure approche où elle doit mourir5
sans que les larmes lui montent aux yeux et coulent à flots tandis
que le malheureux amant lui plonge son épée dans le cœur et,
après avoir arraché le casque de la victime défaillante, se saisit en
tremblant de l’eau du baptême6.
Et lorsque plus tard, dans la forêt enchantée, Tancrède frappe
l’arbre de son épée, que le sang jaillit sous le coup, qu’une voix lui
déchire le cœur en lui révélant qu’il a rouvert ainsi la blessure de
Clorinde, et qu’il comprend qu’il semble voué par le sort à
toujours détruire sans le vouloir ce qu’il chérit, Wilhelm avait
alors le cœur qui débordait. Cette histoire s’empara à ce point de
son imagination que les passages qu’il avait lus du poème
constituèrent confusément dans son esprit tout un ensemble qui
le transportait et que, sans trop savoir comment, il envisageait
sérieusement de mettre en scène. Il voulait jouer à la fois
Tancrède et Renaud7 et il trouva à cet effet deux armures toutes
prêtes, fabriquées de ses mains. L’une, en carton gris foncé, avec
des écailles, était destinée au grave Tancrède, l’autre, en papier
argenté et doré, au brillant Renaud.
Exalté à l’idée de son projet, Wilhelm fit à ses camarades un
récit complet qui les enthousiasma ; ceux-ci avaient simplement
du mal à comprendre comment tout cela pourrait être mis en
scène, et en particulier par eux. Mais Wilhelm n’eut aucune
peine à dissiper leurs doutes. Il voulut réquisitionner deux
chambres dans la maison voisine d’un camarade, sans penser que
la vieille tante ne consentirait jamais à les lui céder. Il en fut de
même avec la scène : il n’avait là-dessus aucune idée précise, si ce
n’est qu’il fallait la dresser sur des poutres, aménager les coulisses
avec des paravents et tendre une grande pièce d’étoffe pour
servir d’arrière-plan. Mais il n’avait pas réfléchi à la manière de
rassembler toutes ces choses. Pour la forêt, ils trouvèrent un bon
expédient : ils convainquirent un ancien domestique de l’une des
familles des garçons, qui était devenu entre-temps garde
forestier, de leur procurer de jeunes pins et de jeunes bouleaux.
Ceux-ci arrivèrent effectivement, mais on fut alors bien en peine
de savoir si on aurait le temps de jouer la pièce avant que les
arbres fussent desséchés. Ils étaient en plein désarroi, n’ayant ni
salle, ni théâtre, ni rideau. Tout ce qu’ils avaient était les
paravents. Dans leur embarras, ils s’adressèrent à un cousin en
lui faisant une description détaillée du superbe spectacle que tout
cela allait donner. Celui-ci ne saisit pas exactement le lien, mais
il leur vint néanmoins en aide. Il rassembla dans une petite pièce
tout ce qu’il put trouver de tables et de chaises dans la maison et
dans le voisinage, plaça dessus les paravents, aménagea une
perspective vers l’arrière grâce à des rideaux verts le long
desquels les arbres furent alignés.
Les lumières étaient allumées, tous les enfants étaient
rassemblés, la pièce allait commencer, toute la troupe des héros
était en costume, quand les comédiens s’aperçurent qu’ils ne
savaient pas ce qu’ils avaient à dire. Dans l’ardeur de son
imagination, Wilhelm, entièrement pénétré par son sujet, avait
oublié qu’il fallait que chacun sût ce qu’il avait à dire et quand il
devait le dire ; et tous les autres, dans l’effervescence des
préparatifs, avaient également négligé ce détail. Ils croyaient tous
qu’il leur serait facile de paraître en héros, facile d’agir et de
parler comme les personnages dans l’univers desquels le talent de
Wilhelm les avait transportés.
Ils restaient là, tout étonnés, demandant aux uns et aux autres
ce qui venait en premier ; Wilhelm, qui dès le début s’était vu en
Tancrède, entra seul en scène et commença à déclamer quelques
vers de l’épopée. Mais comme le récit versait immédiatement
dans le mode narratif, si bien que Tancrède finissait par
apparaître à la troisième personne dans son propre discours, et
que Godefroi, qui devait parler à son tour, ne s’avançait toujours
pas, Wilhelm dut sortir de scène au milieu des éclats de rire des
spectateurs ‒ une mésaventure qui lui fit plus de mal à l’âme que
bien des peines à venir.
C’était donc un échec. Les spectateurs restaient assis sur leurs
chaises et voulaient voir quelque chose. Tous les acteurs étaient
en costume. Wilhelm se ressaisit et décida séance tenante de
jouer les deux rôles de David et Goliath. Quelques-uns de ses
camarades avaient autrefois participé avec lui aux
représentations du théâtre de marionnettes, tous y avaient
assisté à maintes reprises ; on se répartit les rôles, chacun promit
de faire de son mieux. Un jeune garçon facétieux se peignit une
barbe noire au menton afin d’occuper les temps morts, s’il devait
y en avoir, par quelque pitrerie de Hanswurst8. Wilhelm vit d’un
très mauvais œil cette initiative qui lui paraissait incompatible
avec le sérieux de la pièce, pourtant il lui fallut bien s’incliner.
Mais il se jura qu’une fois qu’il se serait sorti de cette délicate
situation il y réfléchirait à deux fois avant de se risquer à
nouveau à monter une pièce.

1. Il s’agit de romans mettant en scène des chevaliers errants (« Ritterromane »), peut-
être aussi des romans baroques du XVIIe siècle.
2. Le succès de La Jérusalem délivrée (1581) du Tasse fut considérable et durable. Il fut
surtout remarquable au XVIIIe siècle suite à la traduction qu’en avait donnée Johann
Friedrich Kopp (1716-1755) en 1742.

3. Clorinde, enfant chrétienne exposée, apparaît au 12e Chant de l’épopée du Tasse.


C’est l’héroïne du drame de Johann Friedrich von Cronegk (1731-1757), type de
tragédie de martyr vigoureusement dénoncée par Lessing aux 1re et 2e livraisons de la
Dramaturgie de Hambourg (1767-1769). Le motif se retrouve, sous le même titre
d’Olinde et Sophronie, chez J.-J. Rousseau et L.-S. Mercier.

4. Personnage de magicienne.

5. Argant est, dans ce conflit entre chrétiens et musulmans, le champion du camp


des ennemis ; Tancrède (héros d’une tragédie de Voltaire, 1759) incarne la chevalerie
chrétienne. C’est lui qui tue Argant en duel. Les deux vers cités sont empruntés au
Chant 12, déjà évoqué (strophe 64), de La Jérusalem délivrée.

6. Geste qui signe l’appartenance à la littérature, épique et tragique, chrétienne.


7. Chevalier chrétien retenu prisonnier par Armide. Le monde des croisades
constitue clairement l’arrière-plan de l’épopée (et, plus loin, du jeu de marionnettes)
avec l’évocation de Godefroi de Bouillon (1061-1100), chef militaire des croisés.
8. Ce Jean Saucisse, sorte d’équivalent allemand de notre Jean Potage, est la figure
clé du comique populaire allemand, et d’abord du Sud. Paysan salzbourgeois rendu
populaire par Joseph Anton Stranitzky (1676-1726) au théâtre viennois de la Porte de
Carinthie, il avait envahi les pièces historiques (dites « Staatsaktionen », « actions
fondées sur des intérêts d’État ») et produit un mélange des tons, des genres, des
milieux et des langages qui fut rejeté par les champions (Gottsched en premier) du
nouvel idéal « régulier », soucieux de promouvoir des sujets nobles traités dans une
langue élevée et adaptée à la nouvelle classe intellectuelle et universitaire. Notons que
Wilhelm suit la ligne saxonne de Gottsched. Dans l’Autriche catholique, ce
phénomène protestant fut en partie contrarié par la liberté conquise sur les scènes
dites « des faubourgs » (« Vorstadtbühnen »), qui sauvegardèrent, avec cette figure, un
riche comique populaire.
CHAPITRE 10

Wilhelm arrivait désormais à cet âge où commencent à se


développer les forces physiques et où l’on a souvent du mal à
comprendre pourquoi un enfant vif et à l’esprit pétillant se
transforme de jour en jour en un caractère renfermé et
susceptible. Il lisait beaucoup ; c’était à la lecture des comédies
qu’il prenait le plus de plaisir ; quant aux romans, il ne pouvait
s’empêcher de les transcrire mentalement en pièces de théâtre. Il
s’imaginait que ce que tout ce qui le ravissait dans un récit ferait
nécessairement encore plus d’effet sur scène. À l’école, lorsqu’il
parcourait un manuel d’histoire des civilisations, il notait
soigneusement les épisodes où tel ou tel avait été poignardé ou
empoisonné de manière singulière, dans la mesure où cela
correspondait tout à fait à l’idée qu’il se faisait d’un cinquième
acte1. Dans ses propres compositions, les quatre premiers
n’entraient guère en ligne de compte, il ne les avait d’ailleurs
jamais lus dans aucune pièce.
Ses camarades, qui avaient pris goût au théâtre, lui
demandaient parfois de distribuer des rôles ; et Wilhelm, qui
avait une imagination très vive et pouvait se projeter dans tous
les rôles, était convaincu qu’il était également capable de tous les
jouer. La plupart du temps, il choisissait pour lui ceux qui lui
convenaient le moins et si cela était possible, il en prenait même
habituellement plusieurs. C’est une des caractéristiques de
l’enfance de pouvoir tirer parti de tout et de ne pas se laisser
troubler par les contradictions les plus évidentes. C’est ainsi que
nos garçons s’adonnaient à la scène, et chacun était satisfait de
lui-même. Ils commencèrent par jouer des pièces où
n’apparaissaient que des personnages masculins, mais celles-ci
sont peu nombreuses ; pour les autres, quelques-uns se
travestissaient avec les moyens dont ils disposaient ; à la fin, ils
réussirent à entraîner leurs sœurs2.
Il y eut quelques familles au sein desquelles l’on considéra cela
comme une manière utile de les occuper ; on invita des gens à
venir les voir. Un vieux parent célibataire, qui se prétendait
connaisseur en la matière, vint s’en mêler, leur apprit comment
il fallait se tenir, déclamer et sortir de scène. La plupart du
temps, ces leçons laissaient Wilhelm insatisfait, dans la mesure
où il croyait en savoir toujours bien davantage que celui qui les
proférait.
Ils en vinrent bientôt au drame, car ils avaient souvent
entendu dire et croyaient eux-mêmes qu’il est plus facile d’écrire
et de représenter un drame qu’une comédie3 ; ils trouvèrent
d’ailleurs en général beaucoup plus de plaisir à celui-là qu’à celle-
ci, où les platitudes, les fautes de goût et l’absence de naturel
sautent immédiatement aux yeux ; dans le drame, en revanche,
ils se donnaient l’image d’êtres supérieurs et l’emphase,
l’affectation, l’exagération dans le jeu ne paraissaient jamais
déplacées, d’autant plus qu’ils avaient observé dans la vie
quotidienne que bien des personnes insignifiantes s’imaginent se
donner de l’importance en adoptant une attitude sévère et des
manières guindées.
Garçons et filles n’étaient pas réunis depuis longtemps par ce
jeu que la nature commença à s’éveiller et que la troupe éclata en
divers petits groupes autour d’intrigues sentimentales où la
comédie se jouait souvent au cœur même de la comédie.
Derrière les paravents, les couples d’amoureux se serraient les
doigts à se les arracher et nageaient dans la béatitude quand,
ainsi fardés et enrubannés, ils donnaient d’eux-mêmes une image
embellie et idéalisée, tandis qu’en face d’eux d’infortunés rivaux
se consumaient de jalousie et essayaient souvent, par dépit et
malice enfantine, de leur faire manquer telle ou telle scène. C’est
en de telles circonstances que Wilhelm démontrait avec éclat
toutes ses qualités de directeur de troupe. Car s’il s’efforçait au
cours des répétitions d’aplanir ce genre de querelle, s’il faisait
preuve d’indulgence et savait fermer les yeux sur bien des choses
à condition que les acteurs voulussent se donner la peine
d’apprendre leur rôle par cœur, il ne tolérait aucun écart le jour
de la représentation ; à partir du moment où il se tenait derrière
le rideau en cothurne4, portant manteau royal et diadème, le
profane et l’à-peu-près étaient proscrits ; malheur à celui qui
venait contrarier son attitude néronienne5 : d’un regard féroce,
d’une voix ferme et d’un geste noble, il était alors
immédiatement rappelé à l’ordre et rentrait dans le rang au
moins pour cette fois.
Plus nombreuses étaient les pièces qu’ils jouaient, plus celles-ci
devenaient importantes, et plus la troupe s’élargissait, plus la
charge de directeur que Wilhelm assumait de bonne grâce en
qualité de fondateur pesait davantage sur ses épaules. Dès qu’il
s’agissait de proposer et de choisir une pièce, les querelles
commençaient au sujet de la distribution. Chacun revendiquait
les rôles les plus brillants, en particulier ceux de jeunes premiers,
si bien que Wilhelm, qui n’avait d’autre souci que la pièce fût
représentée, s’effaçait souvent et acceptait avec magnanimité de
jouer un personnage plus secondaire (à l’exception du rôle de
confident qu’il ne pouvait se résoudre à endosser)6. Et quand,
pour couronner le tout, l’un ou l’autre manifestait un
mouvement d’humeur lors des répétitions ou que, par un
entêtement de mauvais aloi, il abandonnait le rôle dans les jours
précédant la première, il avait alors l’occasion de faire preuve de
patience, d’indulgence et de persuasion. Il y parvenait tant bien
que mal. Son enthousiasme, sa persévérance, son dévouement à
la bonne cause nourri par une bonne dose d’amour-propre, les
relations de fidélité qui le liaient aux meilleurs de la troupe
facilitaient sa tâche. Comment n’eût-il pas réalisé son projet, lui
qui, dès qu’il était question de celui-ci, ne connaissait d’autre
passion ? Lui qui marchait irrésistiblement, avec la plus grande
détermination, vers le but qu’il s’était fixé, en ne se laissant
jamais distraire de son chemin ? Lui qui, par son caractère
aimable et bienveillant, avait entraîné avec lui tous ses
camarades ?
Par un heureux hasard qui, en l’occurrence, correspondait à sa
nature profonde, aucune des jeunes filles pour lesquelles il avait
éprouvé naguère encore un penchant ne put faire partie de la
troupe. Son amour du théâtre resta donc tout à fait pur et c’était
sans éprouver la moindre jalousie qu’il voyait tel ou tel acteur
faire monter sa princesse sur le trône. Cette impartialité accrut la
confiance de ses condisciples ; ils se rangeaient souvent à sa
décision, à laquelle ils faisaient appel dans les situations les plus
difficiles à régler.

1. Lessing a raillé, à la 16e livraison de sa Dramaturgie, les complications dont les


auteurs chargent les dénouements ou, à l’opposé, le recours à la solution, expéditive et
spectaculaire, du coup de poignard.

2. Ce n’est que progressivement que s’imposa l’usage de faire interpréter les rôles
féminins par des actrices. On en voit ici l’écho et simultanément l’annonce du
dépassement de la pratique ancienne.
3. Maxime favorite des auteurs comme on le voit déjà dans La Critique de L’École des
femmes (scène VI).

4. Le cothurne est la chaussure que portent les acteurs dans les tragédies, à l’opposé
du socque, réservé à la comédie.
5. Allusion sans doute au Britannicus de Racine.

6. Ce rôle, fréquent dans le genre tragique (Œnone), est dérivé de celui de la


« nourrice » ou du confident de la tragédie antique. Secondaire, il permet au
protagoniste de faire connaître la préhistoire de sa vie et sa situation présente.
CHAPITRE 11

L’adolescence, me semble-t-il, est moins aimable que l’enfance,


car elle correspond en quelque sorte à un état intermédiaire,
hybride. Les adolescents gardent indissolublement en eux une
part d’enfance, ‒ ils la cultivent même précieusement ‒, mais
avec les premières limites qu’ils rencontrent, ils perdent la douce
insouciance qui était la leur ; leur esprit est tendu vers l’avant, ils
voient déjà devant eux le jeune homme, l’adulte ; et comme c’est
là que leur chemin les mène, leur imagination les précède, leurs
désirs dépassent le cercle de l’état présent : ils imitent, se
représentent ce qu’ils ne peuvent ni ne doivent encore être. Et il
en va de même avec leur complexion et avec leur apparence. Et il
en alla ainsi également de la passion du théâtre de nos jeunes
amis.
Plus ils jouaient, plus ils se donnaient de peine, plus ils
cherchaient à grappiller ici et là tel ou tel élément nouveau, et
plus leur jeu devenait ennuyeux, plus s’effaçait la drôlerie de
leurs premières naïves prestations. Là où jadis ils avaient
souvent, sans le savoir, délicieusement parodié les pièces qu’ils
représentaient, ils n’offraient plus qu’une sorte de médiocrité
compassée et suffisante, d’autant plus funeste qu’ils pouvaient
croire, et qu’ils entendaient même souvent répéter par les
spectateurs, qu’ils avaient fait de gros progrès. Une troupe de
comédiens qui arriva vers cette époque dans la ville1 exerça
parmi eux le plus grand ravage. Le théâtre allemand était en ce
temps-là en pleine crise. Comme un enfant qui se serait
débarrassé de ses premières chaussures avant de savoir marcher
et serait maintenant contraint de courir pieds nus. Parmi les
comédiens, il s’en trouvait certes quelques-uns qui possédaient
un talent et des qualités de naturel, étouffés sous le poids de
l’affectation, des simagrées et de la présomption2. Mais comme le
faux est plus facile à imiter que le vrai, comme il attire plus vite
le regard, nos amateurs eurent vite fait d’arracher leurs fausses
plumes à ces corbeaux pour s’en parer eux-mêmes.
Insensiblement, ils imitèrent l’attitude, le ton, la démarche de
leurs modèles et furent ensuite très flattés lorsque quelqu’un
parmi leurs spectateurs se montrait assez fin connaisseur pour
affirmer qu’ils ressemblaient exactement à tel ou tel des
comédiens.

1. L’entrée des troupes ambulantes dans les villes sous forme de défilés, de musiques
et de parades est un motif récurrent de la littérature romanesque. Objet de la critique à
l’ère des Réformes, les comédiens exercent parallèlement une fascination que les
Magistrats et les Églises s’efforcent de combattre, à tout le moins de contenir dans de
strictes limites. Ces défilés sont par exemple interdits pendant les fêtes religieuses, le
carême et au moment des messes et offices.

2. Où l’on voit que le comportement des comédiens ambulants obéit lui aussi à des
conventions. On critique leur attitude, mais on n’en attend pas moins d’eux.
CHAPITRE 12

Avec l’âge, le vieux Meister, toujours accablé par les mêmes


soucis domestiques, mettait tout son espoir en Wilhelm, dont les
dons naturels lui procuraient souvent des moments de gaieté ;
mais il eût souhaité voir le jeune garçon mieux employer ceux-ci
et se consacrer complètement au commerce. Sur d’autres points
également, il avait matière à être satisfait de son fils. Celui-ci
avait rapidement appris le français et l’italien, il connaissait ses
déclinaisons latines, entretenait sans difficulté une
correspondance, avec cette réserve qu’il lui arrivait ici et là,
surtout en langue étrangère, de laisser passer un terme de
théâtre. Il avait aussi quelques notions d’anglais et tenait
parfaitement la boutique. D’abord parce qu’il ne s’y ennuyait
jamais : dès qu’il avait un moment de répit, il sortait en effet de
dessous le comptoir un livre ou le rôle qu’il étudiait à ce
moment ; en second lieu, parce que son caractère affable et sa
manière de se comporter attiraient les clients ; il savait faire des
concessions au moment opportun, ne s’impatientait jamais
devant les hésitations interminables des dames pour choisir,
mais les aidait au contraire de ses conseils, cherchait
honnêtement à les retenir lorsque leur choix finissait
immanquablement par se porter, après tant de réflexions, sur
l’article le plus inapproprié. Les jeunes filles qui l’avaient vu sur
scène venaient habituellement à la boutique peu de temps après
afin de découvrir à quoi il ressemblait au grand jour et tombaient
la plupart du temps d’accord entre elles pour admettre que s’il
était peut-être un peu moins beau que sous les feux de la rampe,
fardé et vu de loin, il n’en conservait pas moins beaucoup de
charme à leurs yeux. Car il est certain que le théâtre prête à
l’acteur une certaine aura qui ne l’abandonne jamais
complètement, même dans la vie quotidienne. Leur imagination
était toujours à la recherche de l’image idéale qu’elles avaient en
tête et si, la première fois, elles s’en retournaient un peu déçues,
elles ne tardaient pas à revenir ‒ la richesse du magasin leur
offrant maintes occasions pour cela ‒, jusqu’à ce qu’elles fussent
convaincues d’avoir trouvé tout ce qu’elles cherchaient et
finissent souvent même par préférer le vrai jeune homme bien
vivant au personnage de prince fardé entraperçu de loin.
En dépit de toutes ces qualités, Wilhelm ne possédait pas le
véritable esprit du commerçant. L’amour des chiffres, et en
particulier des fractions, qui recèlent toujours tant de mystères,
lui faisait défaut, ainsi que l’attention que l’on doit porter aux
petits bénéfices et le sens de la haute valeur de l’argent. Le vieux
Meister constatait avec un chagrin profond que son fils, bien
qu’il fût assez fort en calcul et ne gaspillât rien, ne deviendrait
jamais un bon comptable et un gestionnaire accompli.
L’esprit de Wilhelm s’était depuis longtemps détourné de ces
basses questions d’intérêt, et ce, d’autant plus facilement qu’il ne
manquait de rien dans la maison ; il était également trop
spontané et trop honnête pour ne pas laisser parfois
transparaître, même en présence de son père, son mépris pour le
commerce. Il y voyait comme un fardeau étouffant l’âme, une
poix engluant les ailes de l’esprit, des chaînes entravant l’envol
pour lequel il sentait que la nature l’avait prédisposé. Il y avait
parfois, à propos de tel ou tel de ces sujets, une dispute entre le
père et le fils ; celle-ci provoquait la plupart du temps le courroux
du vieux et bouleversait le jeune homme, ce qui n’arrangeait pas
les choses dans la mesure où chaque partie n’en demeurait
apparemment que plus convaincue d’avoir raison ; et Wilhelm,
qui aimait son père et à qui il déplaisait d’être ainsi rudoyé, se
renfermait de plus en plus sur lui-même. Son inclination, qui se
confortait et s’intensifiait, son imagination qui s’exaltait étaient
invariablement tournées vers le théâtre. Comment s’en étonner,
lorsque l’on est enfermé dans une ville, prisonnier de la vie
bourgeoise, étouffé par le quotidien, sans ouverture sur la
nature, sans liberté de cœur ? Durant la semaine, il se laissait
aller au cours monotone des jours ordinaires ; la niaiserie et
l’ennui des dimanches et jours de fête ne le rendaient que plus
fébrile encore ; ce qu’il pouvait entrevoir du vaste monde lors
d’une promenade ne s’imprégnait jamais en lui, il se sentait
comme en visite au milieu des splendeurs de la nature et celle-ci
le traitait en visiteur. La plénitude apportée par l’amour ou
l’amitié, le pressentiment de grandes choses à venir, qu’avait-il à
en faire ? Le théâtre ne devait-il pas nécessairement devenir pour
lui un refuge où, bien à l’abri par tous les temps, il pouvait
confortablement contempler l’univers en miniature et
reconnaître comme dans un miroir ses propres sentiments et ses
actions futures, l’image de ses frères et amis, de ses héros et
toutes les splendeurs de la nature ? En un mot, personne ne
s’étonnera du fait qu’il était, comme tant d’autres, fasciné par le
théâtre, si l’on mesure à quel point le naturel et l’artifice s’attirent
irrésistiblement et se conjuguent en ce foyer.
CHAPITRE 13

Des destinées diverses dispersèrent la troupe qui avait animé le


petit théâtre. Wilhelm continua néanmoins d’en nourrir les
racines, qui donnèrent à nouveau quelques repousses. Il s’écoula
peu de temps avant qu’il ne parvînt à réunir quelques personnes ;
on joua une ou deux pièces, jusqu’au jour où les querelles
habituelles au monde de la scène les dispersèrent à nouveau.
Wilhelm possédait un extraordinaire don d’entraînement et de
persuasion : l’univers du théâtre le suivait partout où il allait ; là
où l’ennui menaçait de gagner, on le priait de déclamer un
monologue ; il s’exécutait et le succès qu’il remportait était lié au
secret désir de tout un chacun de pouvoir faire comme lui. Et
quand il avait épuisé toute sa réserve de monologues, il fallait
que quelqu’un montât sur scène et lût les autres répliques, ce qui
donnait l’occasion d’apprendre par cœur des scènes à deux
personnages ; d’autres les rejoignaient alors et la pièce était
montée.
Plus s’affirmait l’intérêt de Wilhelm, et moins il trouvait la
plupart des pièces à son goût. Il avait lu de bout en bout l’énorme
fatras du théâtre allemand et français et il s’éloignait toujours
plus de cet âge où l’on dévore tout ce qui est imprimé, où, sans
apprécier les choses médiocres, on les accepte néanmoins en
raison de quelques beaux passages ou d’un dénouement
émouvant. Il choisissait désormais les scènes les plus violentes,
les plus tendres ou les plus terrifiantes, et comme il avait
beaucoup entendu parler des effets de gestuelle, il essayait
d’accompagner sa déclamation de diverses postures qui ne lui
réussissaient pas trop mal, parce qu’il était souple et bien fait et
qu’il avait naturellement belle prestance. Néanmoins, il ne
pouvait pas manquer d’arriver que l’expression parût la plupart
du temps quelque peu forcée et plongeât les spectateurs
davantage dans l’angoisse et l’embarras qu’elle ne les ravît.
N’oublions pas non plus, en effet, qu’à ses heures perdues,
Wilhelm s’exerçait intensément à donner des coups de poignard,
à tomber raide mort ou à s’effondrer sur le sol, dans une crise de
désespoir. Il pratiquait l’exercice avec une telle maîtrise qu’aucun
acteur eût pu difficilement exprimer avec plus de force que lui,
au sein d’un même monologue, toute l’échelle des trente-deux
passions1.

1. Cette part du jeu de l’acteur souligne l’ambition originellement « rhétorique » de


la mimique. Le jeu des passions s’entend au sens d’Aristote (Éthique à Nicomaque) et de
Thomas d’Aquin. Cette acception ontologique assimile les passions à « tous » les
mouvements de l’âme quelles que soient leur positivité ou leur négativité morale. C’est
Aristote qui en établit la nomenclature.
CHAPITRE 14

Tandis que bouillonnaient en Wilhelm toutes ces aspirations


artistiques vers lesquelles le portait sa nature, le destin voulut
que l’amour l’attachât au théâtre par des liens plus solides encore.
Les petites amourettes qu’il avait connues jusqu’ici avaient été
comme le prélude d’une grande pièce musicale où l’on passe d’un
ton à l’autre par des harmonies variées, sans suivre une mélodie
définie, sans autre finalité que de préparer l’oreille à être plus
réceptive à la suite et conduire insensiblement l’auditeur jusqu’à
la porte derrière laquelle lui sera révélée d’un coup la
magnificence suprême. Il en va ainsi en amour pour la plupart
des gens et le destin conduit celui qu’il chérit soit vers le
bonheur, soit vers le malheur.
Wilhelm qui ne fréquentait le théâtre de la ville, où des
troupes donnaient des représentations plusieurs fois par an,
qu’aussi souvent qu’il lui était permis sans trop mécontenter les
siens, avait observé parmi les comédiens une jeune fille qui avait
attiré son attention dans la mesure où elle se distinguait des
autres par quelque chose dans le ton de sa voix, qui pouvait
parfois vous toucher au cœur, surtout lorsqu’elle était dans le
registre de la plainte ou de la complaisance amusée. Il ne la
trouvait pas toujours excellente et lorsqu’il la jugeait tout à fait
mauvaise, ce qui arrivait parfois, il en rejetait la faute sur le rôle
lui-même : son petit visage délicat et sa poitrine ferme parlaient
toujours éloquemment en sa faveur. Il enviait les domestiques
qui pouvaient librement s’approcher d’elle sur la scène. Les
autres comédiens n’étaient selon lui que rarement dans le ton
juste. C’est pour elle que toutes les pièces semblaient avoir été
montées et celui qui pouvait la prendre dans ses bras et, lors de la
scène finale de la miraculeuse reconnaissance1, la presser contre
son cœur comme son frère ou son époux se voyait offert, à ses
yeux, une sorte de cadeau divin. Les choses allèrent si loin que
lorsque, dans une pièce, sa personne était impliquée, il se sentait
‒ lui qui assistait d’habitude aux représentations avec la distance
du regard de l’artiste et du connaisseur ‒ emporté par une naïve
illusion de vérité ; et il avait parfois l’impression de sortir d’un
rêve lorsque, après un acte ennuyeux ou une scène mal jouée par
les autres comédiens, il retombait brutalement sur terre.
Les choses se prolongèrent ainsi durant un moment sans que
Wilhelm fît la connaissance de la jeune fille ; sa timidité héritée
de son milieu bourgeois le retenait de s’approcher d’elle quand il
allait au théâtre, et chaque fois qu’il la revoyait, il lui semblait
sentir palpiter en lui quelque chose de nouveau. Quand il lui
arrivait de se retrouver non loin d’elle, derrière les portants,
c’était immanquablement d’un geste gauche qu’il s’inclinait pour
la saluer, ou bien il se butait quelque part, ou bien il brûlait les
pans de son habit en cherchant à s’effacer respectueusement. À
plusieurs reprises, elle lui lança un regard si expressif qu’il ne put
s’empêcher de croire qu’elle l’avait remarqué ; et cela lui fit
beaucoup de bien, quoiqu’elle n’eût en réalité prêté aucunement
attention à lui. Au théâtre comme dans le grand monde, on
s’habitue en effet à jeter un regard lourd de sens sur des objets
auxquels on n’accorde aucune importance et en particulier les
femmes, qui savent par expérience quels effets peut avoir un
regard, tout ce qu’il peut susciter et éveiller, prennent
machinalement pour habitude de jouer au chat et à la souris avec
les gens, sans même les remarquer.

1. Goethe traite ici par l’ironie le recours à l’artifice de l’anagnorisis qui, surtout dans
la comédie (on connaît le cas avec Molière), fait fi de toute motivation autre que
casuelle.
CHAPITRE 15

C’est vers cette époque que Wilhelm fit un soir la connaissance


de deux comédiens dans une auberge où il prenait un verre de
vin en compagnie. Ils le trouvèrent si bien informé des choses du
théâtre, si bien averti de tout leur art qu’ils crurent avoir
rencontré en lui l’homme qu’ils cherchaient, à qui ils pourraient
s’en remettre, sans se déshonorer, pour apprécier leur prestation
dans divers rôles. Ils l’invitèrent à venir les voir le plus
rapidement possible, lui promettant de déclamer devant lui
différentes scènes. Il eut de la peine à dissimuler sa joie lorsqu’ils
ajoutèrent, incidemment, que Mme B. serait sans doute
également de la partie.
Je l’appelle ici « madame », alors qu’il me souvient de l’avoir
précédemment appelée « mademoiselle », et je dirai tout de suite
qu’elle avait contracté un mariage de conscience1 avec un
homme sans conscience. Celui-ci avait abandonné la troupe peu
après et elle était, ou peu s’en faut, redevenue la jeune fille
d’avant. Elle avait gardé son ancien nom et passait tour à tour
pour une demoiselle, une épouse ou une veuve. Cette dernière
hypothèse importait beaucoup à Wilhelm et il eut effectivement
bientôt les meilleures raisons de croire qu’il en était ainsi.
Lorsqu’il la vit, son embarras, les battements de son cœur le
rendirent moins réservé et plus aimable que de coutume ; il se
montra prévenant à son égard, ce qui, au-delà de son physique
avantageux, aurait suffi à attirer sur lui l’attention de l’actrice.
On s’occupa d’abord de ce que l’on allait jouer prochainement,
on discuta des prochaines pièces, de la question du théâtre
allemand, que l’on devait élever au niveau du théâtre français, de
la nécessité de ne pas se contenter de jouer uniquement des
pièces traduites, du fait que des grands seigneurs commençaient
à s’emparer de ces questions et que la condition des comédiens
était chaque jour plus respectable et plus respectée2. Sur ce
dernier sujet, Wilhelm se montrait plus éloquent que quiconque.
C’est par un préjugé inouï, s’écria-t-il, que les gens méprisent
une condition qu’ils auraient toutes les raisons de respecter ! Si le
prédicateur qui annonce la parole de Dieu est à juste titre la
personne la plus vénérée dans la société, on peut à tout le moins
respecter le comédien, qui sait nous faire entendre la voix de la
nature, qui touche les cœurs les plus endurcis en passant de la
gaieté à la gravité, de la gravité à la peine, afin de réveiller
l’harmonie des sentiments profondément enfouis, de faire
résonner les accords divins de l’amour et de la fraternité entre les
hommes. Y a-t-il meilleur refuge contre l’ennui que le théâtre ?
Où la société se rassemble-t-elle de manière plus agréable ? Les
hommes ne sont-ils pas le plus ouverts au sentiment de
fraternité que lorsque, tous suspendus aux lèvres d’un même
personnage, ils sont soulevés, emportés dans une même
émotion ? Que sont les tableaux et les statues en comparaison de
cette chair vivante nourrie de ma propre chair3, de cet autre
moi-même qui souffre et exulte, fait vibrer chaque fibre de mon
être en sympathie avec lui ? Où peut-on présumer davantage de
vertu ? Chez le bourgeois timoré qui amasse frileusement de
quoi manger au prix d’un commerce sordide, ou chez celui dont
l’art, qui lui assure son pain quotidien, alimente en même temps
les aspirations les plus nobles de l’humanité, qui étudie et met en
scène le vice et la vertu dans toute leur nudité, qui fait ressentir
dans toute leur force la beauté et la laideur, avant de pouvoir les
faire partager aux autres de manière si intense4 ? Je sais bien qu’il
y en a plus d’un chez qui cette dignité est obscurcie par une vie
vagabonde, marquée par la gêne et le manque ; c’est la raison
pour laquelle il est cruel de rejeter, au nom d’un orgueil borné,
tous les autres, ceux qui aspirent à faire toujours mieux.
Il poursuivit ainsi un moment encore, en y mettant toute sa
fougue ; les acteurs en restaient tout étonnés. Bien qu’ils eussent
relevé au passage quelques détails qui ne s’accordaient pas tout à
fait avec cette apologie, ils n’en furent pas moins extrêmement
satisfaits et confirmèrent à la fin qu’il était bien vrai que l’on était
injuste envers eux. À quoi Mme B. ajouta encore ceci et cela, puis
orienta la conversation sur la manière admirable dont Wilhelm
s’était exprimé, en lui faisant compliment de s’être si bien exercé
à déclamer. Bien que ce propos le prît au dépourvu, dans la
mesure où il avait le sentiment de n’avoir récité ou joué aucun
rôle, mais au contraire d’avoir parlé tout simplement avec son
cœur, il saisit le mot au vol et s’en servit comme d’une transition
pour se lancer dans un nouveau discours, en confessant très
sincèrement qu’il avait depuis toujours nourri une grande
passion pour le théâtre, mais qu’il n’avait malheureusement
jamais pu satisfaire celle-ci comme il l’aurait souhaité. Les autres
l’assurèrent que, pour un amateur, c’était déjà beaucoup de jouer
à peu près correctement tel ou tel rôle, même si pour prétendre
« faire du théâtre », comme dit l’expression, il fallait une longue
pratique, réservée aux seuls acteurs professionnels. Cette
dernière remarque ne fut pas tout à fait du goût de Wilhelm,
assez enclin à s’imaginer posséder ce que les autres appelaient cet
« art »5 ; mais il ne le releva pas.
Chacun des comédiens offrit alors de déclamer un monologue
devant Wilhelm. L’un d’eux qui, dans l’expression tragique, ne
connaissait ni père ni mère et n’eût pas ménagé même l’enfant
dans le sein maternel, s’avança et entama le célèbre monologue
de Richard III6 visité par les esprits, suant bientôt à grosses
gouttes, censées faire trembler l’auditoire ; les autres, qui
attendaient impatiemment qu’il eût fini, intervinrent ensuite en
présentant des passages tantôt comiques, tantôt sentimentaux,
chacun s’efforçant de faire mieux que ses camarades pour attirer
l’attention du jeune connaisseur. Celui-ci se montra aussi
intéressé que le lui permit le double obstacle de la présence de sa
bien-aimée et du monologue que lui-même avait en tête de
réciter ; il fit d’abord des compliments sur tout l’ensemble, puis
en particulier sur les passages au sujet desquels on lui demanda
s’il avait remarqué telle ou telle expression. Ce n’était de sa part
ni mensonge ni aveuglement ; mais il avait une telle envie de
relever des qualités qu’il en trouva effectivement et quoiqu’il eût
le pressentiment que tout n’était pas parfait, il passa outre par
bonté d’âme, en rejeta la faute sur lui-même et sur son état
d’esprit et décida de ne pas s’y arrêter.
Mme B. et Wilhelm n’arrivaient pas à se mettre d’accord pour
savoir qui réciterait en premier. Finalement, il apparut au fil de
la discussion qu’il avait déjà joué le rôle de Mellefont, elle celui
de Miss Sarah, et qu’un autre des comédiens présents savait à
peu près par cœur celui de Norton7 ; ils convinrent donc de
répéter ensemble. Wilhelm adopta, aussi bien qu’il le put, une
posture de sombre mélancolie ; Sarah se répandit en douces
lamentations et déclama le terrible songe avec de vrais frissons ;
elle s’y prit si habilement qu’il était difficile de distinguer, dans
les passages plus tendres, si elle cherchait à séduire le héros de la
pièce ou l’acteur lui-même, de sorte que Wilhelm fut si ému par
son interprétation qu’il la tint aussitôt pour la plus grande actrice
d’Allemagne. À l’issue de la répétition, on échangea des
compliments et chacun exprima sa satisfaction ; il est certain que
Wilhelm avait remarquablement joué les quelques passages qui
étaient à sa mesure ; l’admiration des spectateurs se serait mêlée
d’envie, si ces derniers n’avaient pu se convaincre que chaque
fois que Wilhelm avait voulu s’inspirer de leur manière de jouer
il avait été très loin de les égaler.
Ils restèrent encore un moment ensemble, puis Wilhelm
raccompagna Madame chez elle. Quand elle lui demanda s’il ne
voulait pas monter, il dut malheureusement décliner l’invitation
pour rentrer chez lui à l’heure pour le repas du soir ; mais il se
promit de profiter de cette permission qu’elle lui avait accordée ;
durant la nuit et le jour qui suivirent, son image lui apparut si
souvent qu’il se montra distrait et maladroit dans son travail. Le
soir, quand il eut fermé la boutique, il se sentit comme agrippé et
entraîné par une main invisible ; comme dans un rêve, il se
retrouva bientôt assis sur le canapé à côté de la créature adorée.

1. « Mariage de conscience » (« Gewissensheirat ») : l’union (à vie) est ici le fruit d’une


simple promesse mutuelle des amants que ne vient pas sanctionner l’institution
ecclésiastique.

2. Un des motifs les plus fréquemment abordés par le roman. La « Vocation » de


Wilhelm ne peut s’inscrire que dans le cadre d’une évaluation sociale améliorée de la
condition de l’acteur professionnel qui aspire à voir son « métier » (« Handwerk »)
reconnu comme un « art » (« Kunst »).

3. Citation de Genèse, 2, 23.


4. Cette idée est celle des Au klärer en général. On la rapprochera des « prologues »
et « épilogues », donnés à Hambourg, dès l’ouverture du Théâtre national. Ces textes
sont reproduits par Lessing à la 6e livraison de la Dramaturgie de Hambourg.

5. Cf. note 33.

6. Goethe fait allusion ici, non à Shakespeare, mais, à l’exemple de la Dramaturgie de


Hambourg (73e livraison), à la pièce homonyme (1759, 2e version en 1765) de Christian
Felix Weiβe (1726-1824). Le passage évoqué se trouve acte IV, scène 5.
7. La pièce évoquée est Miβ Sara Sampson (1755) de Lessing que son sous-titre
définit expressément comme « tragédie bourgeoise » (« bürgerliches Trauerspiel »), non
comme « drame » donc, mais comme la véritable forme moderne de la tragédie.
CHAPITRE 16

Une jeune fille qui, après avoir conquis le cœur de plusieurs


amoureux, en ajoute encore un nouveau à sa cour, ressemble à
un feu dans lequel on jette une nouvelle bûche sur des braises à
demi éteintes. Elle s’empresse autour du nouveau favori, se
montre aux petits soins pour lui, l’entoure de prévenances pour
qu’il resplendisse de tout son éclat. Elle lui voue toute sa flamme
et à chacun de ses gestes, elle l’entame plus profondément, le
consume jusqu’à la moelle. Bientôt, il sera lui aussi réduit à néant
comme ses rivaux délaissés et s’éteindra tristement en une braise
fumante.
Au début, Mme B. ne savait trop que faire de Wilhelm. Ils
passèrent les premiers moments à deviser, jusqu’à ce que la
conversation s’épuisât et qu’il se réfugiât dans cette sorte de
silence bienheureux où, assis à côté de l’être aimé, même l’ennui
nous procure une indicible volupté. Sa bonté de caractère, son
dévouement, sa modestie, son innocence, sa simplicité, son
respect, sa sensibilité embarrassaient la jeune femme. Très tôt,
elle avait vu s’enfuir devant elle les joies naïves de l’amour ; elle
avait pris conscience de toutes les humiliations qu’elle avait dû
subir dans les bras de l’un ou de l’autre ; aujourd’hui encore, elle
se sacrifiait aux plaisirs secrets d’un fils de riche famille, enfant
gâté et d’une insupportable insignifiance. Et comme elle avait
par nature l’âme bonne, elle ne se sentait jamais très à l’aise
lorsque Wilhelm, obéissant à l’élan d’un cœur sincère, lui prenait
la main pour l’embrasser et plongeait dans ses yeux un regard
débordant d’un amour pur et juvénile. Elle ne supportait pas ce
regard, craignant qu’il ne lût dans le sien son passé et son
expérience. Dans son trouble, elle baissait les paupières et
l’heureux Wilhelm croyait y voir la promesse, le doux aveu d’un
amour, et tous ses sens vibraient comme les cordes d’un
psaltérion. Heureuse jeunesse ! Heureux temps des premiers
désirs amoureux ! L’homme est alors comme un enfant qu’un
simple phénomène d’écho enchante des heures durant : il
soutient seul la conversation et se satisfait pleinement de celle-ci,
pourvu que l’invisible partenaire répète la dernière syllabe du
dernier mot qu’il vient de prononcer.
C’est ainsi que, durant un temps, Marianne se sortit
d’embarras. Elle avait aimé, elle était capable d’aimer et devant
Wilhelm, comme devant un être étranger, elle éprouvait un
sentiment qui ressemblait au respect. Elle savait, autant en
obéissant à sa nature qu’en se composant un rôle, se mettre dans
les mêmes dispositions d’esprit que lui ; son caractère enjoué lui
permit de se tirer de situations délicates et elle ne mit pas
longtemps à bien le connaître. En sa compagnie, elle se sentait
meilleure qu’elle n’était ; elle ne se rappelait pas avoir vécu dans
sa jeunesse d’heures plus pures et plus heureuses, et tout l’amour
dont Wilhelm l’entourait, toute l’estime que ce noble cœur lui
portait, sa propre inclination pour lui effacèrent bientôt, surtout
lorsqu’ils étaient en présence l’un de l’autre, le sentiment
douloureux de sa propre indignité. Son autre amant était en
voyage ; elle refoula dans sa mémoire la pensée de sa liaison avec
lui, de la même façon que l’on repousse le souvenir d’une dette
quelconque de la sphère de ses pensées immédiates pour le
ranger au rayon des connaissances historiques.
Il venait la voir aussi souvent qu’il le pouvait, ce qui était
assurément trop peu pour quelqu’un d’amoureux ; il réussissait à
avoir parfois une soirée de libre, il négligeait ses amis et se
ménageait, de temps en temps, un moment de liberté. Mais elle
était habituellement occupée au théâtre et passé huit heures, huit
heures et demie au plus tard, lorsque le spectacle était d’habitude
terminé, il ne pouvait pas rester dehors sans voir son père ou sa
mère lui faire mauvaise figure. Elle s’efforçait pourtant
d’arranger les choses : soit elle lui donnait rendez-vous
lorsqu’elle n’était pas à l’affiche, soit elle se faisait raccompagner
chez elle pendant le ballet1, ce qui lui permettait de rester auprès
d’elle jusqu’au moment où le bruit des voitures roulant sur les
pavés l’obligeait à s’arracher à son bonheur.
Il ne supportait plus de devoir la contempler seulement depuis
le parterre ; il en avait immédiatement la gorge nouée. Il fallait
qu’il montât sur la scène, se glissât dans les coulisses. La magie
du spectacle disparaissait, mais le charme de l’amour demeurait.
Il pouvait rester des heures debout près du chariot à lampes
poisseux, laissant l’odeur des lumignons de suif lui monter au
nez, à la guetter, à trembler qu’elle lui répondît d’un regard, pour
se sentir au paradis sous les poutres des cintres. Les petits
agneaux empaillés, les cascades en mousseline, les rosiers en
carton, les chaumières en trompe-l’œil réveillaient en lui les plus
charmantes images des pastorales qu’il avait lues autrefois ; il
n’était pas jusqu’aux danseuses maigres, au long nez et aux larges
épaules qu’il n’arrivât à contempler parfois sans trop de
répulsion, dans la mesure où elles foulaient les mêmes planches
que l’unique objet de son cœur. Tant il est vrai que l’amour, qui
doit d’abord commencer par prêter vie à des buissons de roses et
de myrtes sous le clair de lune, peut aussi sublimer des rognures
de bois et des bouts de papier. C’est une épice si forte qu’elle
donne de la saveur aux mets les plus fades et les moins
appétissants. Semblable épice était assurément nécessaire pour
rendre à peu près supportable et, par la suite, même agréable à
Wilhelm le désordre qui régnait d’ordinaire dans la chambre de
Marianne, et qui touchait même aussi parfois sa personne.
Élevé dans une bonne maison bourgeoise, l’ordre et la propreté
étaient son élément naturel, et depuis longtemps déjà, son
imagination débordante l’avait poussé à décorer superbement sa
chambre, qu’il considérait comme son petit royaume. Les
rideaux de son lit tombaient en larges plis, retenus par des
glands, tel un dais au-dessus d’un trône ; il avait acheté à grands
frais un tapis pour le milieu de la pièce et un autre, plus fin, pour
le dessus de la table. Il disposait, rangeait ses livres et son
matériel sans ordre préconçu, mais en sorte qu’ils fussent
harmonieusement regroupés ; il portait son bonnet à la manière
d’un turban, avait fait couper à la turque les larges manches de sa
robe de chambre, ce qui avait évidemment pour conséquence de
le gêner pour écrire ; lorsqu’il était seul le soir et qu’il n’avait plus
à craindre qu’on vînt le déranger, il s’enroulait dans une écharpe
de soie ; il aurait également, dit-on, porté parfois à la ceinture un
poignard qu’il se serait procuré dans un vieux dépôt d’armures et
aurait ainsi arpenté sa chambre ; on dit même qu’il n’aurait
jamais fait sa prière autrement qu’agenouillé sur son tapis. Ce
goût inné du cérémonial, tel qu’il se traduisait dans son
comportement, ne nuisait d’ailleurs aucunement à son être
naturel et si l’on y regarde de près, on vérifiera que ce trait de
caractère se retrouve chez beaucoup d’enfants et de jeunes gens.
Que dis-je ? N’est-ce pas une chose communément admise qu’il
est presque impossible de penser la majesté autrement qu’en
manteau et traîne d’apparat et que le rang de la personne et la
noblesse des actions ne peuvent être rendus visibles et, ainsi,
susciter l’émulation, qu’à travers une certaine emphase de
représentation ? Comment pourra-t-on faire comprendre que la
grandeur et la noblesse ne sont autre chose que l’expression la
plus pure et la plus vraie de la nature et que c’est précisément
pour cette raison que celle-ci ne peut être ni représentée ni
imitée ?
Aussi, combien Wilhelm n’enviait-il pas du fond de son cœur
le sort du comédien qu’il voyait en possession de tant de
costumes somptueux, s’exerçant sans relâche aux nobles
manières et dont l’âme semblait le miroir de tout ce que le
monde avait jamais produit de plus grand et de plus remarquable
en fait de sentiments et de passions. Il se représentait la vie
privée de celui-ci comme une suite de faits et gestes les plus
dignes dont la figuration sur scène n’était que la pointe extrême,
tel le sulfure d’argent qui, plongé dans le feu pour y être purifié,
passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avant d’apparaître
enfin dans toute sa brillance sous les yeux de l’ouvrier.
Au début, Wilhelm fut surpris, lorsqu’il était chez sa bien-
aimée et qu’il promenait autour de lui son regard embué de
bonheur, d’apercevoir tout ce qui traînait sur la table, les chaises
et le sol. Les restes d’une toilette rapide et superficielle s’y
éparpillaient dans le plus grand désordre, pareils à la robe nue et
scintillante d’un poisson que l’on vient d’écailler. Tous les objets
de toilette ‒ peignes, savons, serviettes et crèmes ‒ étaient
exposés au regard, avec les restes de ce à quoi ils avaient servi.
Livres et souliers, linge sale et fleurs artificielles, étuis, épingles à
cheveux, boîtes de fard et rubans, cahiers de musique et
chapeaux de paille voisinaient sans état d’âme les uns à côté des
autres, tous réunis par un élément commun fait de poudre et de
poussière. Mais comme en présence de Marianne, Wilhelm
oubliait généralement le lieu où il se trouvait, comme tout ce
qu’il voyait était à elle et avait été en contact avec sa personne, il
chérissait le tout ; il finit même par trouver à ce désordre et à
cette négligence un certain charme auquel il n’avait jamais été
sensible dans l’ordonnance rigoureuse de sa propre maison.
Quand il déplaçait ici et là un corset pour parvenir jusqu’au
piano, quand il déposait des robes sur le lit pour trouver une
place où s’asseoir, quand elle-même ne se gênait pas pour se
livrer devant lui, avec ingénuité et naïveté, à tel ou tel geste
naturel que l’on a généralement coutume de soigneusement
dissimuler aux autres, il lui semblait, dis-je, qu’il se rapprochait
d’elle, qu’il y avait entre eux une communauté tissée d’invisibles
liens.
Beaucoup plus difficile à tolérer était la conduite des autres
comédiens qu’il croisait parfois chez elle et qu’il apprenait à
connaître par son entremise. Affairés autant que désœuvrés2, ils
faisaient habituellement beaucoup de bruit pour les plus
insignifiantes vétilles, pour savoir quel costume choisir, par quel
côté sortir, combien de temps la pièce allait durer ; ils se
plaignaient de l’injustice dont faisait preuve le directeur3 à leur
égard en méconnaissant leur talent. Tel acteur n’aurait pas su
son rôle hier, telle pièce n’aurait pas mérité d’être montée. La
qualité du théâtre allemand s’améliorerait de jour en jour et les
comédiens seraient de plus en plus respectés. Telle était la teneur
de leurs propos sur le théâtre. Dans la vie courante, on parlait de
cafés, de cabarets, de jeu, d’un camarade qui était en prison pour
dettes, du salaire mensuel de tel acteur au sein d’une autre
compagnie, d’une dispute entre femmes hargneuses, au sujet de
laquelle la troupe se partageait en deux clans, et quantité d’autres
choses du même genre. En conclusion, on finissait toujours par
évoquer le public, l’intérêt et la satisfaction des spectateurs,
l’influence importante du théâtre sur la culture d’une nation et
du monde entier.
Wilhelm ne savait que penser de tout cela. Il n’arrivait pas à
comprendre précisément le sens de toutes ces contradictions, car
son amour lui laissait peu de loisir pour réfléchir à d’autres
choses.

1. Au XVIIIe siècle, les représentations se terminent par un « baisser de rideau »,


« Nachspiel », qui prend souvent la forme d’un ballet. Les troupes comptaient
généralement dans leurs rangs deux danseurs et deux danseuses.

2. Cet oxymore se rencontre dans L’Oisif désœuvré (Der geschäftige Müβiggänger,


1743), de Johann Elias Schlegel (1719-1749).
3. Le chef de troupe portait communément le titre de « Prinzipal » (« Prinzipalin » au
féminin).
CHAPITRE 17

Il arrive en vérité rarement que deux jeunes âmes également


innocentes s’engagent ensemble, main dans la main, sur le
chemin de l’amour, cheminent au hasard, puis se perdent au
détour de sentiers sinueux et contre toute attente se retrouvent
finalement près du but dont elles se croyaient encore éloignées1.
Car la nature mettant toujours l’expérience au-dessus de
l’ingénuité, il en va ici comme ailleurs. L’un des deux jouera
toujours le rôle de l’ami qui, déjà familier de la région, veut
initier le nouvel arrivant aux beautés de celle-ci. Insensiblement,
sans un mot, il guide l’autre vers tel ou tel endroit ; il le laisse
s’extasier devant tel ou tel paysage sans lui révéler les merveilles
qui l’attendent encore ; il le laisse monter et descendre
péniblement là où cela ne serait pas nécessaire, simplement pour
lui faire découvrir une perspective intéressante depuis l’endroit
où elle produit le plus d’effet. L’autre, qu’il ait ou non remarqué
la ruse, remercie son compagnon pour la peine qu’il se donne
par amour pour lui.
Si peu entreprenant que fût Wilhelm, si ferme que fût sa foi en
la vertu de Marianne, ses caresses n’en devenaient pas moins
chaque jour insensiblement plus pressantes ; elle-même, sans lui
disputer le terrain qu’il gagnait progressivement, s’efforçait de le
retenir aussi longtemps que possible à chaque étape où, même
sans cela, l’amour et le respect lui eussent commandé de s’arrêter.
L’embarras de la jeune femme, l’impuissante résistance qu’elle
opposait à ses baisers, la profonde songerie dans laquelle elle
sombrait souvent plongeaient Wilhelm dans un ravissement
passionné qui l’attachait à elle par toutes les fibres de son corps.
Dans ses bras, Marianne apprit à connaître pour la première fois
le bonheur d’aimer qu’elle ignorait. La tendresse avec laquelle il
la pressait contre son cœur, la reconnaissance qu’il lui
manifestait quand elle lui abandonnait simplement sa main
l’émouvaient profondément. Elle s’ouvrait chaque jour un peu
plus à lui. Elle eût désormais sincèrement désiré s’affranchir des
liens que nous avons évoqués et dont elle abhorrait le souvenir
chaque jour davantage. Mais comment s’en libérer ? Nous savons
tous combien il est difficile de franchir un pas décisif et que des
milliers de gens, plutôt que de s’y résoudre, préfèrent continuer
de traîner chaque jour en longueur leur existence médiocre. Et
c’est encore plus difficile pour une jeune fille, surtout dans la
situation de Marianne ! Elle s’était renseignée, incidemment, sur
la fortune et la famille de Wilhelm et elle avait compris qu’elle ne
pourrait espérer trouver là de quoi compenser ce dont elle eût
voulu lui faire le sacrifice. Wilhelm avait déjà entièrement
dépensé pour elle les revenus du capital que la grand-mère avait
placé au bénéfice de ses petits-enfants, du vivant même des
parents. Elle avait beau retourner sans cesse la question, elle ne
voyait aucune issue et s’en remettait provisoirement encore au
hasard de l’amour et de la vie. Mais ils voyaient se dissiper
chaque jour un peu plus cette insouciance, cette légèreté d’esprit
qui les avaient liés l’un à l’autre au début de leur passion, qui les
avaient aidés à entretenir celle-ci et à donner du piment à
chacune de leurs caresses. Encore naguère, ils s’amusaient
souvent à réciter ensemble de petites scènes tirées de telle ou
telle pièce, à se moquer l’un de l’autre en reprenant d’aimables
plaisanteries de tel ou tel auteur ; et quand, à la fin, après avoir
fait l’objet de toutes ces taquineries, il jetait ses bras autour de
son cou et la punissait d’un baiser qui démentait, par ce délicieux
dénouement, tout ce qui avait précédé, cela constituait les plus
beaux moments de leur amour ; mais quand ils s’y livraient à
présent, ces amusements agissaient sur l’esprit de Wilhelm
comme l’ivresse de la bière ; il demeurait sombre et insatisfait, au
point de se laisser aller à toutes sortes de petites jalousies et
agaceries ; on ne peut lui en tenir rigueur : n’était-il pas, en
définitive, plus à plaindre qu’un homme qui court après son
ombre, dans la mesure où il tenait dans ses bras et posait ses
lèvres sur ce qui ne pouvait satisfaire son désir et combler son
attente ? Marianne, qui n’ignorait pas son tourment, eût
volontiers, à plusieurs reprises, partagé avec lui le bonheur
auquel il aspirait tant ; elle sentait, au fond d’elle-même, qu’il
valait beaucoup plus que ce qu’elle pourrait jamais lui donner,
mais Wilhelm était si égaré par la passion qu’il n’avait pas
conscience de son avantage, et le silence de la jeune femme, son
trouble, ses larmes, ses étreintes fuyantes ‒ accents les plus
charmants de l’amour qui se rend ‒ finirent par le jeter à ses
pieds, implorant et terrassé par la douleur, jusqu’au moment où,
cédant au vertige, ils s’abandonnèrent tous deux aux joies de
l’amour que le destin réserve aux hommes pour les dédommager
un peu de tous les soucis et les chagrins, les privations et les
peines, les frustrations et les espoirs, les désirs et les rêves
inaccomplis.

1. Ce schéma narratif est typique du roman baroque, lui-même formé sur le modèle
du roman hellénistique dont Théagène et Chariclée, attribué à Héliodore, est l’archétype.
CHAPITRE 18

Wilhelm, au comble d’un bonheur sans limites, s’abandonna


tout entier aux transports de l’amour. S’il avait d’abord été lié à
Marianne par le désir et par l’espérance, il l’était à présent par
une exultation sans mélange, à travers laquelle il assouvissait,
semble-t-il, une soif toujours nouvelle. Le plus petit moment
d’absence faisait surgir en lui son image, plus vivace à chaque
instant ; si elle lui avait été naguère nécessaire, elle lui était
désormais indispensable. Il lui était attaché par tous les liens
propres à la nature humaine. Dans la pureté de son âme, il
découvrait qu’elle était la moitié, plus que la moitié de lui-même.
Il s’était entièrement voué à elle et avait pour elle une
reconnaissance sans bornes.
Marianne également put s’imaginer durant un temps qu’elle
partageait avec lui le sentiment de son intense bonheur. Ah ! si
seulement elle n’eût pas été saisie parfois par la froideur glacée
d’une secrète réprobation ! Même dans les bras de Wilhelm,
même à l’abri sous les ailes de son amour, elle ne pouvait y
échapper. Et quand elle se retrouvait toute seule, quand
retombant du nuage sur lequel il l’avait emportée dans sa
passion, elle prenait conscience de sa situation, c’est alors qu’elle
était à plaindre ! L’insouciance avait été son refuge aussi
longtemps qu’elle avait vécu une existence médiocre en dehors
des conventions, qu’elle avait pu s’abuser sur sa situation ou,
plutôt, qu’elle n’en avait pas pris conscience ; les mésaventures
auxquelles elle était exposée lui apparaissaient alors comme des
épisodes isolés. Les plaisirs et les peines se succédaient, les
humiliations étaient compensées par des satisfactions d’amour-
propre, les privations par des moments fugaces d’opulence. Elle
pouvait trouver dans la nécessité et dans l’habitude un principe
et une justification et ainsi se débarrasser des pensées
importunes, heure après heure, jour après jour. Mais la pauvre
fille s’était sentie maintenant pendant quelques instants
transportée dans un monde meilleur ; elle avait pu, comme du
haut d’un lieu plus élevé où régnaient la joie et la lumière,
contempler sa vie morne et dévoyée ; elle avait senti quelle
misérable créature était la femme qui, avec le désir, n’inspire pas
en même temps l’amour et le respect. Intérieurement autant
qu’extérieurement, elle en était toujours au même point. Elle
n’avait toujours rien à quoi se rattacher : de quelque côté qu’elle
regardât, où qu’elle cherchât, son esprit n’entrevoyait que le vide
et son cœur demeurait esseulé.
Wilhelm, au contraire, était sur un nuage ; pour lui également
s’ouvrait un autre univers, mais celui-ci plein d’heureuses
perspectives. L’exultation des premiers transports faiblissait-elle
un peu que son âme était aussitôt illuminée par cette certitude,
qu’il n’avait jusqu’alors que confusément perçue : elle est tienne !
Elle s’est donnée à toi, elle, l’être aimé, adoré, vénéré, en
confiance et par amour ! Elle ne s’est pas donnée à un ingrat !
Partout où il était, partout où il allait, il parlait tout seul, son
cœur ne cessait de déborder ; il évoquait pour lui-même les
sentiments les plus sublimes à travers un flot de mots
magnifiques ; il croyait comprendre le signe clair du destin qui
lui tendait la main par l’intermédiaire de Marianne pour l’inviter
à s’arracher à la monotonie d’une petite vie bourgeoise dont il
avait désiré depuis longtemps s’affranchir. La mésentente entre
ses parents lui pesait : être le témoin quotidien de ce genre de
malheur vous serre le cœur, vous conduit à compatir ou à vous
endurcir et, dans les deux cas, finit par vous détruire. À cela
s’ajouta le fait que l’un de ses amis, un homme au caractère très
posé, demanda la main de sa sœur aînée et devint par là même
en mesure de seconder son père dans son commerce et de le
remplacer un jour.
L’idée d’avoir à quitter la maison paternelle et toute sa famille
lui était légère et n’entrait même pas en ligne de compte. Il était
jeune, le vaste monde s’offrait à lui, son envie de le parcourir à la
recherche du bonheur et des plaisirs de la vie était exhaussé par
l’amour. Sa vocation pour le théâtre lui apparaissait désormais
évidente ; l’ambitieux projet qu’il s’était fixé lui semblait plus
proche depuis qu’il y tendait au côté de Marianne et, bien
entendu ‒ comment pouvait-il en être autrement ? ‒, il se voyait
déjà, dans ces instants de bonheur, comme le futur grand acteur
et créateur d’un théâtre national allemand dont il avait entendu
autour de lui si souvent réclamer l’avènement sans jamais
manquer d’y voir avec satisfaction quelque allusion à lui-même1.
Tout ce qui avait jusqu’alors sommeillé dans les replis les plus
secrets de son âme s’éveillait ; toutes ces idées aux couleurs de
l’amour dessinaient dans une sorte de brume un tableau où les
personnages se fondaient il est vrai les uns dans les autres, mais
dont l’effet produit n’en était que plus charmant.
Nos deux amants poursuivirent ainsi durant un temps leur vie,
tous deux obéissant au fond de leur cœur à des aspirations tout à
fait différentes. Comme aucune heure vécue ensemble ne leur
semblait trop longue, c’est à peine s’ils remarquaient combien le
temps s’enfuyait ; ils laissaient les jours s’écouler les uns après les
autres sans prendre une décision qui aurait pu éclaircir leur
situation ou décider de leur sort.

1. On voit indirectement ici, rapportée à Wilhelm, la conviction que l’idée de


Théâtre national s’est incarnée dans des acteurs d’exception. Cf. plus loin, au Livre VI,
le personnage de Serlo.
CHAPITRE 19

L’ami et le futur beau-frère de Wilhelm était l’un de ces


hommes pleins d’expérience et sûrs d’eux que l’on considère
généralement comme des gens froids parce qu’ils ne
s’enflamment pas immédiatement et au vu de tout le monde en
n’importe quelle circonstance. Son commerce avec Wilhelm
était d’ailleurs une lutte perpétuelle qui ne faisait que resserrer
leurs liens d’amitié. Chacun trouvait son compte dans la
fréquentation de l’autre. Werner pouvait se targuer de savoir
apparemment brider et tenir en lisière l’expression de tous les
talents exceptionnels mais malheureusement parfois
extravagants de son ami ; Wilhelm éprouvait quant à lui une joie
triomphante quand il réussissait à entraîner dans une bouillante
exaltation son ami au caractère si réfléchi. Chacun aiguillonnait
l’autre et ils avaient pris l’habitude de se voir chaque jour,
précisément parce qu’ils n’avaient rien en commun, ne se
comprenaient pas et ne pouvaient se faire comprendre l’un de
l’autre. Mais au fond, parce qu’ils avaient tous deux une bonne
nature, ils marchaient ensemble, côte à côte, vers un même but,
sans arriver à concevoir pourquoi aucun des deux ne parvenait à
rallier l’autre à ses vues. Werner remarqua que les visites de
Wilhelm se faisaient plus rares, qu’il abrégeait brutalement
toutes leurs conversations sur leurs sujets favoris, qu’il ne se
plongeait plus dans l’exposé enthousiaste de ces idées les plus
incongrues qui sont à vrai dire toujours le fait d’un esprit libre de
préjugés, qui se suffit à lui-même et qui trouve le repos dans la
société d’un ami. Werner, qui était exigeant avec lui-même, se
demanda si la faute ne tenait pas à son propre comportement,
jusqu’au jour où certains propos entendus au café le mirent sur la
voie et où quelques imprudences et exubérances de Wilhelm
achevèrent de confirmer ses soupçons. Il se livra à une enquête
plus précise et découvrit bientôt avec effroi que Wilhelm s’était
épris d’une comédienne, une créature qui l’avait séduit pour le
dépouiller, tout en continuant de se faire entretenir par un rival
indigne ! Il ne négligea rien pour vérifier scrupuleusement tous
les détails, et lorsqu’il eut confirmation de ceux-ci, il se décida un
soir à entreprendre Wilhelm ; il lui rapporta minutieusement
tout ce qu’il savait, d’abord sur un ton détaché, puis avec la
gravité pressante d’une franchise bien intentionnée ; il ne laissa
rien dans l’ombre, fit goûter à son ami l’amertume dont les gens
sans histoire sont si prodigues envers les couples d’amoureux ;
mais lui aussi tomba des nues quand Wilhelm lui répondit, il est
vrai avec une certaine émotion, mais néanmoins plein
d’assurance :
— Tu ne connais pas cette jeune femme ! Je sais que les
apparences sont contre elle, mais je suis aussi sûr de sa fidélité et
de sa vertu que de mon amour.
Werner tint bon, offrit d’apporter des preuves et des
témoignages ; Wilhelm les repoussa et ébranlé autant que
contrarié par ce qu’il venait d’entendre, prit aussitôt congé de
son ami, comme quelqu’un dont un dentiste maladroit a saisi et
vainement essayé d’arracher une dent malade mais aux racines
encore tenaces. Il rentra sa colère et chassa de son esprit tout
soupçon de nature à entamer la belle image idéalisée qu’il s’était
composée de Marianne et que le récit de Werner avait un
moment entachée et ternie. Il ne fallut pas attendre longtemps
pour qu’il eût entièrement réparé, restauré celle-ci, et comme il
put, le soir même, voir à nouveau Marianne quelques instants,
l’image retrouva tout son éclat et sa beauté.
Jour après jour, Werner se demandait par quels moyens ‒ en
tenant quel discours ou en brossant quel tableau ‒, il pourrait
ramener son ami à la raison ; il fit différentes tentatives
auxquelles Wilhelm sut habilement se dérober. Il en fut très
triste ; il n’arrivait pas à comprendre comment les meilleurs
arguments, présentés en toute objectivité, n’étaient pas assez
puissants pour influencer un cœur aussi honnête et sincère que
celui de Wilhelm.
Cependant, le vieux Meister tomba malade et fut contraint de
s’aliter. Wilhelm passait toutes ses journées à travailler, ses
soirées à soigner son père. Il ne lui restait plus que les nuits à
consacrer à Marianne. Il convint avec elle d’un moyen
commode, en utilisant pour s’échapper nuitamment une porte
qui ouvrait depuis la réserve de bois sur une étroite ruelle.
L’étrange atmosphère de la nuit, les ruelles désertes qu’il avait
l’habitude de voir grouillant de monde, les lumières tremblantes
derrière les fenêtres des maisons qu’il connaissait, le sentiment
du mystère pimentaient l’aventure ; enveloppé dans son
manteau, avec dans le cœur des milliers de Lindor et de
Léandre1, il se faufilait au plus profond de la nuit vers sa
maîtresse.

1. Ce sont des rôles de « premiers amoureux », tels qu’ils figurent dans les féeries ou
opéras d’une part, les comédies d’autre part. Aucune troupe ne pouvait se passer d’eux.
CHAPITRE 20

Bien qu’elle l’aimât toujours davantage, Marianne se voyait


néanmoins dans une situation pitoyable. Les libéralités de son
riche amant ne s’étaient pas éteintes avec son absence et il lui
avait envoyé, pour lui annoncer sa prochaine visite, une pièce de
mousseline dont il désirait qu’elle se fît un négligé.
Déjà auparavant, elle s’était souvent trouvée dans des
situations embarrassantes et pouvait regarder en face ce que lui
réservait le jour d’après comme on scrute les ténèbres de
l’éternité. Mais elle se trouvait, cette fois, pressée de trop de
côtés à la fois. Entretenir deux liaisons amoureuses en même
temps, comme elle avait pu le faire en d’autres circonstances,
devenait ici beaucoup plus difficile. Obéissant à la loyauté de ses
sentiments, Wilhelm lui avait minutieusement raconté tous les
soupçons qu’on avait voulu lui faire partager à son sujet ; elle le
savait donc à tout le moins averti. L’autre était arrogant, grossier
dans son comportement ; elle était dans une situation où elle ne
voulait se fâcher avec aucun des deux, pour rester sûre au moins
de l’un ou de l’autre. La tendresse de Wilhelm avait vaincu sa
prudence et elle sentait qu’elle allait bientôt connaître, sans
l’avoir désiré, le bonheur d’être mère. Elle en avait parlé à une
vieille costumière, confidente éprouvée en ce genre de
situations. Après quelques propositions cruelles que Marianne
repoussa avec horreur, celle-ci lui conseilla finalement, puisqu’il
fallait en passer par là, de faire retomber la faute sur celui de ses
deux amants qui était le plus riche et surtout de ne rien laisser
paraître à Wilhelm et, pour le reste, de se fier entièrement à elle
pour conduire habilement l’affaire1.
C’était cette même vieille qui avait déjà dissuadé Marianne de
s’unir solennellement à Wilhelm. Elle le considérait comme du
menu fretin que le pêcheur avisé rejette à l’eau. « Que voulez-
vous faire de lui ? lui répétait-elle souvent, ses parents ne
souffriront jamais qu’il vous épouse et vous enfuir avec lui serait
une impardonnable folie. Il ne possède rien. Pourquoi avoir un
homme pendu à votre cou et, qui plus est, un homme qui serait
amoureux de vous ? Sans compter que notre directeur ne goûte
pas la plaisanterie. Dès qu’une aventure tourne au scandale, il n’a
en tête, comme il le dit lui-même, que la bonne réputation de sa
troupe et avant que l’on puisse dire que l’une de ses actrices a
débauché un séduisant fils de bourgeois, il renverra
immédiatement celle-ci de la tournée. Où irez-vous après ? Un
comédien itinérant est une créature plus misérable que tous les
compagnons sur les routes de ville en ville. Si vous savez au
contraire faire en sorte qu’il conserve pour vous les mêmes
sentiments, vous repasserez peut-être par ici dans un an, son
père sera mort entre-temps et l’on tire toujours profit à renouer
avec un ancien amour. »
La costumière connaissait bien les gens, elle avait raison
jusqu’à un certain point et, au fond de son cœur, Marianne lui
donnait également en partie raison, car elle n’avait pas la
moindre idée de la manière dont elle pourrait rompre avec
Wilhelm. Néanmoins, le conseil d’une personne avisée s’impose
toujours à nous d’une certaine manière, en sorte que nous le
suivons souvent, même s’il est contraire à notre inclination.
Wilhelm ne comprenait absolument rien au comportement de
Marianne. Lui qui la considérait tout à fait comme son épouse,
qui ne l’appelait jamais autrement que sa chère petite femme, qui
essayait souvent, par ses caresses, d’obtenir d’elle une explication
précise sur la nature de leur relation, il la sentait toujours se
dérober sur la question du mariage, là où les filles sont
d’habitude si promptes à répondre à la moindre sollicitation. Il
était alors saisi de scrupules et, lui prêtant à son tour des
scrupules d’une tout autre nature, il prenait la résolution de lui
faire sa demande, puis s’esquivait comme il était venu, se
tourmentait, se torturait à nouveau l’esprit encore toute une
journée, prêt à sauter le pas mais se retrouvant finalement
toujours au même point.
Mais tout cela lui permettait de voir plus clair dans ses idées ;
ses vagues aspirations, ses espérances confuses prenaient la
forme de projets. Pendant la maladie de son père, il avait
discrètement œuvré à accélérer la date du mariage de sa sœur
aînée avec Werner ; tout était désormais arrangé, seules
quelques formalités nécessaires retardaient encore la cérémonie
pour quelque temps. Dans son esprit, il avait rendu la santé à son
père convalescent et cédé la place à son beau-frère dans la
conduite du commerce et des affaires de famille ; il lui semblait
parfois qu’il s’essayait à libérer ses pieds des lourdes chaînes qui
les entravaient, comme un voleur agile ou un magicien s’y
emploierait en prison pour se persuader que sa délivrance est
possible et même plus proche que ne le croient les gens trop
aveugles. Ainsi, quand aux heures libres de la nuit, débarrassé de
toute contrainte, il déambulait sur une grande place en levant les
mains au ciel, il avait l’impression d’avoir désormais tout
surmonté, tout dépassé. Il était affranchi de tout. Enveloppé de
ténèbres, il courait se jeter dans les bras de sa bien-aimée ; il se
voyait à nouveau en imagination dans les bras de sa bien-aimée
sur les tréteaux et sous la lumière éblouissante d’une scène ;
confondant ainsi l’art et la vie, admiré et envié à la fois, sa longue
course à travers la ville jusqu’à la maison de Marianne lui
paraissait ne durer qu’un court moment, interrompu seulement,
ici et là, par le cri d’un veilleur de nuit. Et lorsque, une fois
encore, Marianne lui réservait un accueil mêlant l’artifice et le
naturel, dominant son secret chagrin et ne voulant sacrifier qu’à
son plaisir ; lorsque, blottie dans ses bras, elle inaugurait pour lui
ce négligé blanc qui lui donnait véritablement l’air d’un ange :
avait-il d’autre choix, submergé par le plaisir de l’instant présent,
que de voguer avec son aimée vers un avenir radieux ? Mais,
hélas, Marianne, dont les sentiments ne semblaient jamais être à
l’unisson de ceux de Wilhelm, se montrait embarrassée et restait
fermée dès qu’il lui posait, avec des mots tendres, la question de
savoir s’il pouvait bientôt espérer être père. Il essayait alors, une
fois encore, d’interpréter son comportement à sa manière,
faisant appel aux nobles sentiments dont son cœur débordait
pour tout expliquer et combler ses silences ; mais ce faisant, il
n’arrivait jamais à se sentir tout à fait à l’aise.
1. Ce personnage féminin de « confidente » peut aussi jouer le rôle d’entremetteuse.
Il réapparaît dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (I, 1) sous le nom de
Barbara. C’est cette dernière qui révèle à Wilhelm (VII, 8) que Félix est son fils.
CHAPITRE 21

À plusieurs reprises déjà, le directeur de notre troupe de


comédiens avait évoqué un prochain départ. Car bien que la ville
ne fût pas si petite et qu’elle comptât un certain nombre de
bourgeois aisés et même de riches oisifs, on ne pouvait y
retrouver son compte en dehors des foires1. Pour bien des gens,
le drame autour de l’as, du valet, de la dame et du roi offrait
davantage d’intérêt ; les autres amateurs de théâtre y regardaient
à deux fois avant de débourser un demi-florin, ou se procuraient
des entrées gratuites. Pour ce qui est d’un abonnement, ils n’y
songeaient même pas. Si bien que l’art était au pain sec, comme il
en va d’habitude en ce bas monde où l’on n’a guère d’autre idée
de divertissement que celui qui ne coûte rien. Souvent ces bruits
de départ étaient certes sans fondement, mais ils n’en incitaient
pas moins le public à revenir au théâtre et Wilhelm à presser ses
préparatifs.
Werner prenait désormais vraiment part aux affaires du
commerce, et Wilhelm, qui n’était jamais sorti de sa ville natale,
l’avait convaincu, lui qui s’était déjà rendu dans plusieurs places à
l’étranger, de l’utilité de ce genre de voyage pour quelqu’un
d’inexpérimenté. Ils s’étaient entendus au sujet d’une certaine
somme que Werner pourrait lui avancer et se faire ensuite
rembourser petit à petit. Et bien que Wilhelm, au fond de lui-
même, tînt cette tromperie pour un pieux mensonge et qu’il fût
convaincu que ses parents et toute sa famille le béniraient un
jour pour cette décision, l’idée du moment où ils l’apprendraient
tourmentait parfois son esprit, comme une pierre dans son
jardin.
La troupe parut enfin véritablement décidée à ne plus différer
plus longtemps son départ. Norman, le rival de Wilhelm,
abrégea son voyage pour jouir encore durant quelques jours de
l’amour de Marianne ; et Wilhelm décida, finalement et
définitivement, de se vouer à elle pour toujours et de s’attacher
au théâtre par des liens indissolubles.
Werner, qu’il pressait de plus en plus vivement de lui faciliter
les moyens d’entreprendre le voyage projeté, ne soupçonna rien ;
car le sens pragmatique n’envisage jamais l’extraordinaire. Il
pensa qu’il était heureux que les choses s’arrangeassent de cette
manière et que Wilhelm pût quitter un endroit où tout allait lui
rappeler si souvent un malencontreux amour, après que l’objet
de cet amour l’eut abandonné.
Wilhelm était devenu dans les derniers temps plus secret dans
ses allées et venues ; son rival en conclut qu’il y avait un progrès,
qu’il n’était donc pas nécessaire de prendre d’autres précautions
et se montra aussi complaisant que Wilhelm pouvait le désirer.
Marianne, de son côté, éprouva un sentiment de soulagement
lorsque Wilhelm lui demanda la permission de rester quelques
jours sans venir la voir. Cela lui donnait un peu de temps au
moins pour se ressaisir avant de recevoir le fougueux Norman,
pour lequel elle ne ressentait aucune inclination. Wilhelm resta
donc chez lui, à fourrager parmi ses papiers, à trier ses affaires à
la recherche de tout ce qui pourrait lui être utile au cours de ses
voyages à travers le monde. Tous les livres ou objets qui avaient
un rapport quelconque avec sa vie antérieure furent mis de côté.
Seuls quelques œuvres littéraires et ouvrages de critique, tels des
amis de longue date, trouvèrent place parmi les élus. Et comme
Wilhelm avait jusque-là très peu profité de ces derniers, sa
curiosité grandit lorsqu’il parcourut à nouveau quelques volumes
et constata, à sa grande honte, qu’il ne les avait pas feuilletés
depuis qu’il les avait donnés à relier. Il se les était procurés parce
qu’il était pleinement convaincu qu’il était absolument
indispensable de connaître ce genre d’ouvrages et qu’il aurait du
mal à se détacher de leur lecture.
Il consacra également une partie de son temps à écrire une
longue lettre à Marianne. Il avait besoin de l’écriture pour
exprimer parfaitement, sans rien omettre, ce qu’il ressentait au
fond de son cœur. Car bien qu’il pût réciter sans faillir, sur scène,
un rôle appris par cœur et qu’il sût également disserter
longuement et pérorer dans la vie courante sur toutes les
opinions et toutes les chimères, les mots s’étranglaient
néanmoins souvent dans sa gorge lorsqu’il devait exprimer sans
retenue ses sentiments personnels. Il ne trouvait jamais de mots
assez forts pour traduire ce qu’il ressentait et quand les mots ne
lui manquaient pas, il lui semblait encore qu’ils ne
correspondaient pas à son véritable état d’âme. L’écriture lui
permettait de se sortir de cet embarras. Car de même que nous
prêtons couramment à l’être aimé absent plus de beauté qu’il
n’en a, de même ne trouvons-nous rien d’incongru à une
expression exaltée de nos sentiments, dès lors que celle-ci ne
peut être désapprouvée par une présence hostile à toute attitude
romantique. Voici la lettre qu’il écrivit à Marianne 2 :

1. Les foires de printemps et d’automne étaient des périodes où les troupes


obtenaient le plus aisément des Magistrats l’autorisation de jouer et, compte tenu de
l’afflux des visiteurs, engrangeaient alors leurs meilleures recettes.
2. Goethe introduisit ici une coupure dans son récit. Le contenu de la lettre se
trouve au chapitre suivant.
CHAPITRE 22

« Sous le cher manteau de la nuit qui m’a jadis abrité lorsque


j’étais dans tes bras, je reste là, à penser à toi, à rêver de toi et je
t’écris pour te dire que tout ce que je fais et ce que j’imagine pour
l’avenir, je le fais et je l’imagine pour toi. Oh ! Marianne ! Moi
qui suis le plus heureux des hommes, je me sens comme un
fiancé qui, dans le pressentiment du monde nouveau qui va
s’offrir à lui et s’ouvrir à travers lui, attend, plein de rêves et de
désirs, derrière les tentures sacrées, les mystérieuses draperies
derrière lesquelles lui parvient le murmure de toutes les délices
de l’amour.
» J’ai dû prendre sur moi pour ne pas te voir durant quelques
jours. Cela m’était facile dans l’espoir d’une telle compensation !
Être avec toi, éternellement ! Être à toi, tout à toi ! Mon amour,
tu ne sais pas ce que je désire et pourtant, tu pourrais le savoir !
Que de fois, avec les timides accents de l’amour fidèle qui n’ose
rien dire parce qu’il voudrait tout obtenir, n’ai-je pas sondé ton
cœur pour y découvrir le désir partagé d’une union éternelle ! Tu
m’as certainement compris, car le même vœu doit germer en ton
cœur ; tu as deviné mes sentiments dans chaque baiser, dans
chaque moment d’étreinte et d’abandon… Mais alors, pourquoi
ces réticences, pourquoi cette réserve de ta part ? Si tu savais
combien je t’aime, ce que tu représentes pour moi ! Ce qu’une
autre chercherait à susciter par d’autres artifices, cette décision
que la plupart des jeunes filles s’efforcent de faire mûrir aux
rayons d’un soleil trompeur, tu t’y dérobes et tu refermes avec
une apparente indifférence la porte entrouverte du cœur de ton
amant… Comme je te comprends ! Quel misérable ne serais-je
pas si je ne reconnaissais pas là le signe d’un amour pur,
désintéressé, uniquement soucieux de mon bonheur ! Sois sans
crainte ! Nous appartenons l’un à l’autre, et si nous vivons l’un
pour l’autre, aucun de nous deux ne renoncera ni n’abandonnera
quoi que ce soit !
» Prends cette main, accepte solennellement ce témoignage
superflu ! Nous avons déjà goûté toutes les joies de l’amour, mais
l’idée de nous aimer durablement promet aussi de nouvelles
félicités ! Ne me demande pas comment. Ne te préoccupe de
rien ! Le destin pourvoit à tout pour ceux qui s’aiment, et ce,
d’autant plus sûrement qu’ils ont de modestes besoins.
» Voilà déjà longtemps que mon cœur a quitté la maison
paternelle pour être auprès de toi, tandis que mon esprit tout
entier habite le théâtre. Ô mon aimée ! Y a-t-il un autre homme
à qui il est donné, comme à moi, de réaliser tous ses vœux à la
fois ? Ce qui m’empêche à cette heure de fermer les yeux pour
trouver le sommeil, ce qui m’attache à cette table de travail, ce
qui se lève en moi comme une aurore éternelle… c’est ton amour
et mon bonheur.
» J’ai de la peine à me contenir pour ne pas me lever d’un bond
et courir vers toi. Je veux me forcer à suivre un chemin sûr et ne
pas me lancer de manière irréfléchie dans une course folle et
téméraire.
» Je suis en relation avec le directeur S.1, c’est directement chez
lui que je me rends, au terme de mon voyage. L’an dernier, il
exprimait souvent le vœu de retrouver chez ses comédiens un
peu de ma vivacité et de mon goût du théâtre. Il me fera
sûrement bon accueil. Car dans votre troupe à vous, il n’y a pas
de possibilité pour moi, et S. est en outre si loin d’ici que je
pourrai au début cacher d’où je viens. Là-bas, je toucherai tout
de suite un petit salaire, j’aurai le temps de me faire une idée du
public, j’apprendrai à connaître les autres comédiens, puis je
reviendrai te chercher et… Marianne ! Tu vois tout ce dont je
suis capable pour que tu sois mienne ! Car rester si longtemps
sans te voir, te savoir dans le vaste monde… je n’arrive pas à me
le représenter ! Mais la pensée de ton amour me revient, qui me
rassure sur tout ! Je t’en prie, ne refuse pas la seule chose que je
te demande, avant de nous séparer : donne-moi ta main en
présence du prêtre et je partirai l’esprit tranquille ! Ce n’est, entre
nous, qu’une formalité, mais une formalité si belle ! La
bénédiction du Ciel jointe à la bénédiction de l’ici-bas ! Dans la
seigneurie voisine, on peut facilement organiser la cérémonie en
secret. J’ai assez d’argent pour subvenir à nos besoins au début,
nous partagerons tout et avant que cet argent soit épuisé, le Ciel
nous aidera.
» Oui, ma bien-aimée, je n’ai aucune inquiétude. Ce qui a
commencé en nous apportant tant de joie doit nécessairement
trouver une heureuse fin. Je n’ai jamais douté qu’on ne puisse
trouver le bonheur en ce monde, pourvu qu’on le veuille
sérieusement. Je me sens assez de courage pour gagner de quoi
vivre pour tous les deux, et même pour plusieurs ! Le monde est
ingrat, dit-on. Je n’ai pas encore constaté qu’il le soit, pourvu que
l’on sache faire quelque chose pour lui. Toute mon âme
s’embrase à la pensée de monter enfin sur scène et de parler au
cœur des hommes pour leur dire ce qu’ils aspirent à entendre
depuis si longtemps. Moi qui suis si épris des beautés du théâtre,
que de fois n’ai-je pas eu l’âme saisie d’effroi en voyant les plus
misérables gens s’imaginer qu’ils pourraient toucher notre cœur
par de grands mots ! C’est pire que de chanter avec une voix de
fausset : c’est un vrai péché dont ils se rendent coupables par leur
grossière maladresse.
» Le théâtre a souvent été en lutte avec la chaire2. Qu’ont-ils à
se reprocher l’un à l’autre ? Il faudrait souhaiter que seuls les
esprits les plus nobles fussent appelés, en l’un et l’autre lieu, à
célébrer Dieu et la Nature3. Ce ne sont pas là des rêves, mon
adorée : depuis que j’ai pu sentir dans tes bras combien tu étais
amoureuse, amoureuse de moi, je nourris un projet somptueux
et je dis… ‒ je ne peux pas l’exprimer, mais je veux espérer que la
Beauté idéale, tant désirée de tous, descende sur nous, telle une
apparition surnaturelle sous forme humaine. Aussi vrai qu’il me
fut donné de goûter dans tes bras des joies que beaucoup
qualifieront toujours de divines parce qu’elles les élèvent, en ces
instants, au-dessus d’eux-mêmes.
» Je ne sais comment conclure. J’en ai déjà beaucoup dit, mais
je ne sais pas si je t’ai dit tout ce qui te concerne, car il n’y a pas
de mot pour décrire toutes les pensées qui roulent à cet instant
en mon esprit.
» En attendant, prends cette lettre, mon aimée. Je la relis
encore une fois et je crois que je devrais la reprendre depuis le
début. Elle contient néanmoins tout ce dont tu as besoin, tout ce
qui peut te préparer au moment où je retournerai dans tes bras,
tout à la joie de goûter la douceur de l’amour. Je m’apparais à
moi-même comme un prisonnier qui, guettant le moindre bruit,
lime ses fers au fond de son cachot. Je souhaite bonne nuit à mes
parents qui dorment tranquilles. Bientôt, je leur dirai bonne nuit
pour plus longtemps. Adieu ! je m’arrête pour cette fois. Mes
yeux se sont déjà fermés à deux ou trois reprises. La nuit est déjà
bien avancée. »

1. L’initiale désigne Serlo dont le nom complet est révélé par la suite (Livre VI,
chapitre 8).

2. Ce court mais magnifique éloge de l’art dramatique est essentiellement celui du


jeu de l’acteur, artiste d’une déclamation qui donne vie au texte.
3. Cette forme d’expression du sentiment religieux rappelle Werther mais aussi
Rousseau et la célèbre « profession de foi du vicaire savoyard ».
CHAPITRE 23

On allait vers le printemps et le jour semblait ne pas vouloir


finir tandis que Wilhelm, avec sa lettre bien pliée dans sa poche,
se hâtait vers la maison de Marianne. Il arriva enfin, poussa
subrepticement sa porte et put à peine modérer ses transports
lorsqu’il se retrouva dans ses bras après une si longue absence.
Sous chacun de ses baisers, elle sentait son cœur se fendre, se
briser comme en morceaux et saigner de douleur. Le projet de
Wilhelm était de lui annoncer simplement sa prochaine visite
durant la nuit et, en partant, de lui glisser dans la main sa lettre
en attendant de jouir, à son retour, au plus profond de la nuit, de
la joie touchante, du ravissement de la jeune femme ; au moment
où il s’y attendait le moins, en la présence tant désirée de son
aimée, il perdit toute assurance. Elle souffrait et n’aurait su dire
de quoi. Elle se sentait très mal et déclina sa proposition de
revenir la voir cette nuit même. Ayant appris, au cours de leur
liaison déjà longue, à respecter ce genre de sages avertissements,
il céda sans rien dire ; il lui sembla néanmoins que sa lettre n’était
plus de saison ; il ne la sortit pas de sa poche au moment où
Marianne, par divers gestes, le contraignit sans trop de
ménagement à prendre congé. Dans l’ivresse de son amour
inassouvi, il s’empara subrepticement d’un foulard qui traînait
sur la commode, le mit dans sa poche puis, à contrecœur,
s’arracha aux lèvres de l’aimée et franchit la porte… Il rentra chez
lui d’un pas pressé, ne put y rester longtemps, changea de
vêtements et sortit de nouveau au grand air. Il entendit dans une
rue un agréable concert nocturne de clarinettes, de cors et de
bassons, qui le remplit d’allégresse. C’était une troupe de
musiciens ambulants, dont il avait déjà entendu parler1. Il les
aborda et, contre un peu d’argent, il les entraîna avec lui vers le
domicile de Marianne. Tout autour d’une charmante petite
place, devant la maison, se dressaient des arbres séculaires, sous
lesquels il posta ses musiciens ; lui-même s’allongea un peu plus
loin et s’abandonna tout entier aux doux accents mélodieux
flottant autour de lui dans la fraîcheur de la nuit. Couché sous la
magie des étoiles, sa vie lui apparut comme un rêve doré.
« Elle aussi entend ces accords, se disait-il en lui-même, elle
devine quelle pensée, quel amour rend la nuit si mélodieuse.
Même si nous sommes loin l’un de l’autre, nous sommes réunis
par cette musique. Aussi loin que nous puissions être, nous
serons toujours réunis par les liens subtils de l’amour. Ah ! deux
cœurs épris sont comme deux corps aimantés : le moindre
mouvement de l’un met également l’autre en mouvement, car
c’est la même force qui les anime, qui les traverse tous deux2.
Comment peut-on, lorsque l’on est dans ses bras, imaginer un
seul instant être séparé d’elle ? Et pourtant, je vais m’en aller loin
d’elle, je vais chercher un refuge pour notre amour et je la
garderai toujours auprès de moi. Combien de fois m’est-il arrivé,
alors que j’étais loin d’elle et absorbé dans son souvenir, de
toucher un livre, un vêtement ou autre chose et d’avoir
l’impression d’effleurer sa main, tant j’avais le sentiment d’être
enveloppé par sa présence ! Ah ! pouvoir me rappeler ces
moments qui fuient la clarté du jour comme le regard froid d’un
spectateur indifférent et que les dieux eux-mêmes ne peuvent
goûter qu’en abandonnant leur sérénité d’immortels
bienheureux ! Me rappeler ces moments ! Comme si le souvenir
pouvait renouveler l’ivresse née dans le vertige de nos sens
enchaînés par des liens célestes qui nous transporte hors de
nous-mêmes ! Marianne !… si belle !… »
Il s’abîma dans ses souvenirs. Son calme apparent se mua en
désir. Il enlaça un arbre, rafraîchit contre l’écorce sa joue
brûlante ; de sa poitrine haletante s’échappaient des soupirs qui
se perdaient au vent nocturne. Il chercha le foulard qu’il avait
emporté ; il l’avait oublié, il était resté dans la poche de son autre
habit. Il avait les lèvres brûlantes, tous ses membres tremblaient
de désir.
La musique cessa ; il lui sembla retomber de la sphère dans
laquelle ses sentiments s’étaient jusqu’à présent sublimés. Son
agitation grandit à mesure que son émotion n’était plus nourrie
et apaisée par les sons mélodieux. Il erra d’un côté et de l’autre,
fut ramené vers la maison de Marianne. Il s’assit sur le seuil et,
après avoir recouvré déjà un peu plus de calme, baisa l’anneau de
cuivre du heurtoir de la porte. Il demeura un moment immobile.
Il l’imaginait derrière ses rideaux, dans sa chemise de nuit
blanche, son ruban rouge autour de la tête, perdue dans ses doux
rêves ! Il s’imagina ensuite s’approchant d’elle et il lui sembla qu’à
cet instant elle devait être en train de rêver de lui. Ses pensées
avaient la douceur des ombres d’un clair-obscur : la paix et le
désir alternaient en son cœur, l’amour faisait vibrer de sa main
frémissante toutes les cordes de son âme ; il semblait que le chant
des sphères au-dessus de lui se taisait soudain pour guetter la
douce mélodie de son cœur.
S’il avait eu sur lui la clé qui lui ouvrait ordinairement la porte
de Marianne, il n’aurait pu se retenir de faire irruption dans le
sanctuaire de l’amour. D’un pas lent et chancelant, il s’éloigna
sous les arbres, à moitié perdu dans ses rêves. Il voulait rentrer
chez lui, mais était sans cesse ramené sur ses pas. Enfin, il se fit
violence, tourna le coin de la rue en jetant un dernier coup d’œil
en arrière ; il crut alors voir s’entrouvrir la porte de Marianne et
une silhouette sombre sortir de la maison. Il était trop loin pour
distinguer clairement et avant qu’il fût remis de sa surprise et eût
bien regardé, l’apparition s’était évanouie dans la nuit : il crut
seulement la voir de loin longer une façade blanche. Il s’arrêta,
cligna les yeux, mais avant qu’il se fût ressaisi et qu’il se fût lancé
à sa poursuite, elle s’était perdue dans le dédale des ruelles. Pareil
à quelqu’un qui aurait vu un éclair illuminer un coin d’espace
devant lui et qui cherche ensuite vainement, encore aveuglé, à
reconnaître dans les ténèbres les formes entrevues et le tracé des
chemins : tel était l’état de Wilhelm, ce qu’il avait à la fois devant
les yeux et dans le cœur.
Et de même qu’un fantôme de minuit qui a provoqué notre
épouvante nous apparaît, dès que nous avons recouvré nos
esprits, comme un simple effet de notre peur, même si notre
âme demeure en proie à des doutes infinis ; ainsi en était-il de
Wilhelm qui, appuyé contre une borne, ne vit pas les premières
lueurs du jour et n’entendit pas le chant du coq3. Les allées et
venues dans la ville qui commençait à s’animer au petit matin
l’obligèrent enfin à prendre le chemin du retour et à rentrer chez
lui par la porte dérobée.
À son arrivée, il avait déjà à peu près réussi, à force
d’arguments les plus convaincants, à s’enlever de la tête l’image
de cette apparition trompeuse. Mais les belles émotions de la
nuit, auxquelles il repensait maintenant comme on se rappelle
un songe, avaient également disparu. Pour ranimer ses
sentiments, pour imprimer un sceau sur sa foi renaissante, il
sortit de sa poche le foulard ; le léger bruit d’un billet qui en
tomba détacha l’étoffe de ses lèvres ; il le ramassa et lut :
« Petite folle, toi que j’adore, qu’avais-tu donc hier ? J’irai chez
toi cette nuit. Je crois sans peine que cela te chagrine de partir
d’ici. Mais sois patiente, je te rejoindrai à la foire de X***. Si tu
m’en crois, ne remets plus cette veste noire, verte et brune que je
t’ai vue, et dans laquelle tu ressembles à une sorcière d’Endor4.
Ne t’ai-je pas envoyé le négligé de mousseline blanche parce que
je voulais tenir dans mes bras un petit mouton blanc ? Envoie-
moi toujours tes billets par la vieille charogne. C’est le diable lui-
même qui l’a désignée pour le rôle d’Iris5.
N. »
1. Les musiciens font partie, même si c’est de façon plus marginale, de l’univers des
« artistes » ambulants. La sérénade est, quant à elle, un élément fréquent de l’arsenal de
la commedia dell’arte.

2. Le tableau des amants « magnétiquement » attirés l’un vers l’autre se retrouve


dans les A inités électives (Wahlverwandtschaften, 1809, II, 17).

3. Allusion à l’apôtre Pierre et à son reniement du Christ lors de la Passion


(Matthieu 26, 73-75 ; Marc 14, 71-72 ; Luc 22, 61-62).

4. Personnage vétérotestamentaire (Ier Livre de Samuel, 28, 4-19) que Saül, aux
abois face aux Philistins, vient consulter et devant qui la sorcière invoque l’esprit de
Samuel.
5. La messagère des dieux, souvent présente dans les pièces (opéras) allégoriques.
LIVRE II
CHAPITRE 1

Wilhelm était désormais sur le chemin de la guérison et


Werner venait encore le voir chaque soir, une fois ses affaires
terminées, comme il en avait pris l’habitude aux plus mauvais
jours de la maladie de son ami. Par sa conversation ‒ il lui
racontait des histoires, lui faisait la lecture ‒ ou souvent par sa
seule présence, il essayait de l’arracher aux secrètes pensées que
le malheureux ruminait sans cesse sur sa destinée, trouvant une
sorte de volupté à se torturer de la sorte.
Un soir, à la tombée de la nuit, alors que Wilhelm sortait de sa
somnolence et ouvrait les rideaux de son lit pour se lever, il
aperçut Werner qui, arrivé depuis un moment, n’avait pas voulu
le déranger et s’était installé avec un livre près de la fenêtre.
— Pourquoi n’as-tu pas fait apporter de la lumière ? dit le
malade en lui souhaitant le bonsoir. Que lis-tu ?
— J’ai trouvé sur la table un volume de Corneille et je l’ai
ouvert à la page de son Discours des trois unités1. J’en ai tant
entendu parler que j’étais curieux de lire ce que le célèbre
écrivain décide à ce sujet.
— Il n’en a en fait rien décidé du tout, répliqua Wilhelm. Il me
semble que l’auteur de l’ouvrage se défend contre tous ceux qui
édictent des règles trop strictes plutôt qu’il prétend imposer des
règles auxquelles ses successeurs devraient se conformer.
— En effet, j’ai vite compris que je m’étais trompé, reprit
Werner, j’avais espéré trouver dans ces pages un critère que je
me serais fixé pour pouvoir juger, à l’avenir, de la qualité des
pièces de théâtre.
— Si tant est qu’il existât des règles d’après lesquelles on
pourrait porter un jugement sur les œuvres des écrivains, elles
ne seraient peut-être pas aussi faciles à appliquer que les unités
de poids et mesure et les quatre opérations de l’arithmétique.
— Voilà ce que je ne comprends pas, dit l’autre, car une fois que
le précepte a été vérifié et qu’il est bien établi, il doit être facile de
constater si l’écrivain s’y conforme ou non2.
— Wilhelm ne répondit pas.
Mais je m’aperçois que je ferais bien, pour contenter mes
lecteurs, de rattacher mon récit à la fin du livre précédent.
La peste ou une fièvre maligne du même genre se développe
beaucoup plus vite et a des effets plus dévastateurs sur un corps
robuste et plein de vie ; aussi le pauvre Wilhelm fut-il à ce point
terrassé par le malheur que tout son être en fut ravagé en un
instant. Comme lorsqu’un incendie se déclare au milieu des
préparatifs d’un feu d’artifice, bonheur et espoir, plaisir et
volupté, rêve et réalité s’anéantirent d’un seul coup en son cœur.
En de pareils moments de désolation, le spectateur reste en
général pétrifié ; quant à celui qui est touché par le sort, perdre
conscience est ce qui peut lui arriver de mieux.
Puis vinrent les jours de la douleur intense, incessante,
insupportable. Mais il faut considérer ce temps également
comme un bienfait de la nature. Durant ces moments, Wilhelm
n’avait pas encore tout à fait perdu sa bien-aimée, ses souffrances
étaient comme une tentative inlassablement renouvelée pour
retenir le bonheur qui s’enfuyait de son âme, pour en saisir à
nouveau la possibilité en imagination. Et de même que l’on ne
peut pas dire d’un corps qu’il est tout à fait mort tant qu’il est en
décomposition, dans la mesure où les forces qui essaient en vain
d’agir selon leur destination première travaillent alors encore à la
destruction ; de même, c’est seulement lorsque celles-ci se sont
épuisées, lorsque tout est réduit indifféremment en poussière et
n’est plus qu’un tas d’ossements, que surgit le sentiment du vide
lugubre de la mort, que seul peut guérir le souffle de l’Éternel.
Dans une âme si juvénile, si parfaitement aimable, il y avait
tant de choses à tuer, à déchirer, à détruire, et la force réparatrice
de la jeunesse fournissait à la violence de la douleur elle-même
un nouvel aliment, une force nouvelle. C’était un coup mortel,
porté en plein cœur. Werner, qui était désormais devenu son
confident par nécessité, s’appliqua avec zèle à brandir le glaive et
le feu pour trucider le monstre, terrasser la passion honnie.
L’occasion était trop belle, les preuves tangibles. Il procéda
méticuleusement, avec violence et cruauté, privant son ami du
réconfort de croire à une possible illusion de ses sens, ne lui
laissant aucune échappatoire, de sorte que la nature, qui ne
voulait pas voir totalement sombrer son protégé, le confronta à
la maladie comme seule issue possible à sa douleur.
Une forte fièvre, avec toutes ses conséquences ‒ les
médicaments, un état de faiblesse, l’empressement de la famille
autour du lit, l’attention et l’affection des frères et sœurs qui ne
se manifestent que dans la détresse et le besoin ‒, lui offrirent
autant de diversions et une maigre distraction dans sa situation
nouvelle. Ce fut seulement quand il se sentit mieux ‒ c’est-à-dire
quand ses forces furent épuisées ‒, qu’il découvrit avec effroi
l’insondable abîme de son irrévocable malheur, comme on
plonge ses regards dans le cratère d’un volcan éteint. Il se fit
alors à lui-même les plus amers reproches de connaître encore,
après avoir enduré une telle perte, quelques instants de répit, de
repos et d’oubli. Il méprisait son propre cœur, aspirait à verser
larmes et sanglots pour soulager son âme. Afin de raviver en lui
le désespoir, il évoquait le souvenir de toutes les scènes liées à
son bonheur passé. Il se les retraçait sous les couleurs les plus
vives, essayait de s’y replonger ; et quand il avait réussi
péniblement à prendre une certaine hauteur par rapport au
moment présent, quand il croyait sentir à nouveau le soleil des
jours anciens réchauffer ses membres et ranimer son cœur, il
regardait en arrière vers l’abîme effrayant, se repaissait du
spectacle du vide, s’y précipitait, arrachant à la nature les plus
amères souffrances. C’est ainsi qu’il se déchirait lui-même,
inlassablement ; car la jeunesse, si riche de toutes les forces
qu’elle recèle, ne sait pas toujours ce qu’elle galvaude lorsque à la
douleur provoquée par la perte d’un être elle ajoute tant de
tourments volontaires, comme si elle voulait donner encore par
là une vraie valeur à ce qui est perdu.
Il était si convaincu que cette perte était la seule, la première et
la dernière qu’il éprouverait jamais qu’il repoussait toute
consolation tendant à lui représenter sa souffrance comme
passagère. Il étouffait en lui tout mouvement de joie ou
d’empathie, nourrissait en revanche cette forme de sensibilité
indolente, languide et repliée sur elle-même qui ronge
secrètement le cœur de la vie3. De légers accès de fièvre, derniers
échos de sa maladie, s’insinuaient au plus profond de son être,
entretenus par un régime funeste pour l’âme et pour le corps. Il
fuyait les gens, s’enfermait dans sa chambre, où il ne faisait
jamais assez chaud pour lui. Bien qu’il n’en eût jamais bu
auparavant, le café s’insinua dans son quotidien sous forme de
médicament4 ; il consomma son breuvage favori d’abord une
fois, puis deux fois par jour et ne put bientôt plus s’en passer. Ce
détestable poison largement répandu, aussi nocif pour la santé
que pour la bourse, eut sur lui un effet très dangereux. Son
imagination fut envahie d’images sombres et mouvantes, à partir
desquelles il prit l’habitude de composer un drame continu qui
aurait choisi pour théâtre l’enfer de Dante5. La fausse exaltation
passagère que procure à l’esprit ce breuvage trompeur est si
agréable qu’on ne peut y renoncer lorsqu’on l’a goûté une fois ; le
relâchement, le dégrisement qui s’ensuivent sont si amers que
l’on ne peut qu’essayer de retourner à l’état antérieur en le
consommant à nouveau.
Quant au thé ‒ digne parent, quoique lointain, de la funeste
fève ‒, on fit appel à lui le soir comme à un joyeux convive, pour
égayer l’atmosphère domestique. Et comme également on ne
consommait pas toujours le vin avec modération, surtout
lorsqu’on se retrouvait à table entre amis et que la conversation,
grâce à ce stimulant, gagnait en vivacité, il résulta de tout cela,
ainsi que d’autres circonstances encore, un sentiment pénible de
malaise qui envahit toute la personne de Wilhelm. En proie à
des accès d’humeur, il réagissait souvent de manière confuse et
exagérée. C’est à peine si l’on pouvait reconnaître le Wilhelm
d’autrefois.
Cet état, presque aussi difficile à décrire qu’à supporter, sera
malheureusement bien compris de tous ceux qui, pareils à notre
ami, se considèrent comme des êtres extraordinaires au plan
physique et moral et qui attribuent les mouvements qui les
agitent et les déchirent à la puissance de leurs sentiments et à la
force de leur esprit. Tandis qu’avec un peu plus de rigueur dans
leur régime, un peu plus de simplicité dans leurs plaisirs, ils
pourraient, pour leur plus grande satisfaction et celle de leurs
proches, devenir des gens tout à fait convenables et normaux.
Oui, permettez-moi, mes amis, de vous le dire : vous me semblez
souvent pareils à de petits ruisseaux peu profonds dans lesquels
les gamins placent des pierres pour provoquer des cascades.
Il restait encore des traces de cette première maladie dans les
veines de Wilhelm. Sa manière de vivre empêchait la nature de
reprendre son cours normal. Il abhorrait toute forme de
distraction, de changement. Il n’avait de tranquillité que lorsqu’il
était en robe de chambre, pantoufles et bonnet de nuit ; il finit
par trouver son bonheur dans l’habitude qu’il prit de fumer la
pipe. Il s’en fallut de peu qu’il ne devînt, lui l’homme cultivé,
raffiné, à l’esprit ouvert, pareil à ces gens sans intelligence et
vocation intérieure qui passent leur vie sur des livres qu’ils ne
comprennent pas, comme des savetiers sur leur banc.
Il aurait d’ailleurs sombré si la force de sa nature profonde, qui
tendait vers l’équilibre et l’harmonie, ne l’avait sauvé. Plus il se
sentait prisonnier de son corps, plus cette force intérieure se
rebellait, explosait à la moindre occasion et brisait l’édifice tout
entier. Il était vain de vouloir la dominer. En maîtresse sage et
avisée, elle se mit à l’ouvrage, attaqua chaque mal à sa racine, mit
tout sens dessus dessous, écarta ce qui était trop grossier,
malmena ce qui était plus délicat et, poursuivant inlassablement
son œuvre impitoyable, elle poussa plusieurs fois notre ami
jusqu’aux portes de la mort. Mais la cure fut radicale. Tout ce qui
était étranger et factice fut éliminé et le corps robuste retrouva
son équilibre intérieur, pour son bonheur à venir.
À vrai dire, les forces revinrent sans doute, mais si lentement
que, plus d’une fois, l’on eût pu penser qu’elles allaient à nouveau
lui manquer. Dans ces moments de plus grand danger, Wilhelm
semblait avoir purement et simplement renoncé à la vie, à tout
ce qu’il avait laissé derrière lui. Il s’était comme détaché du
monde et la sérénité engendrée par ce sentiment créait une sorte
de climat bienfaisant qui infusait un doux reconstituant dans son
corps convalescent. Puisant ainsi à la source de la vie, il accepta
désormais avec reconnaissance ce qu’il avait piétiné et rejeté
dans la fureur de son état antérieur. Et c’est ainsi qu’il naquit au
monde en quelque sorte pour la deuxième fois et6, pareil à
l’enfant, il se précipita sur ses jouets d’autrefois dès les premiers
moments de sa gaieté retrouvée.
Ce qu’il préférait, c’étaient ses livres de théâtre. Il relut les unes
après les autres, avec beaucoup de plaisir, les meilleures pièces,
qui lui apparurent néanmoins, par endroits, sous un jour
différent.
C’est un de ces volumes que Werner avait feuilleté pendant la
sieste de son ami, comme nous avons pu le voir au début de ce
chapitre.

1. Ce Discours des [et non : sur les comme il est parfois intitulé à tort] trois unités,
d’action, de jour et de lieu, fut publié dans la grande édition de 1666. Il constitue le
triptyque cornélien Les Trois Discours sur le poème dramatique avec Le Discours de l’utilité
et des parties du poème dramatique et Le Discours de la tragédie et des moyens de la traiter
selon la vraisemblance et le nécessaire. Ces discours étaient connus en Allemagne par la
traduction de Lessing/Mylius (1750), parue dans leur revue Contributions à l’histoire et à
l’essor du théâtre (Beyträge zur Historie und Aufnahme des Theaters). L’observation de
Wilhelm où il affirme que « le grand écrivain […] n’a en fait rien décidé du tout » est
largement fondée : Corneille compose ses Discours post festum et cherche par tous les
moyens à, comme il le dit, « s’accommoder avec Aristote » dont les règles, pense-t-il,
ont été inutilement durcies par les doctes.

2. Cet argument de la vérification a posteriori ne s’applique normalement qu’à la


critique, il ne concerne pas la substance des Discours eux-mêmes. Cette distinction est
d’une grande importance, car elle montre la rupture de la nouvelle génération issue du
Sturm und Drang avec Batteux et, pour une part, Lessing. S’annoncent ici l’idée
(anglaise) d’originalité et celle (allemande) de génie.
3. Ce passage est nettement autobiographique et rappelle la crise de Francfort qui a
culminé dans le taedium vitae qui trouvera une expression exemplaire dans Werther.

4. La mode du café, après celle du tabac et avant celle du chocolat, fit rage au
e
XVIII sièclebien que ce fût un produit de luxe auquel on reconnaissait, il est vrai, des
vertus curatives.
5. L’idée d’une transposition dramatique de l’Enfer, et plus généralement, de La
Divine Comédie, est plus proche du Goethe de la grande maturité que de l’époque de La
Vocation théâtrale. Elle séduit par la possibilité de parcourir l’histoire du monde et des
hommes.
6. Ce passage confirme l’hypothèse (supra, note 1) du contexte francfortois et des
rapports avec le piétisme et sa notion de renaissance (« Wiedergeburt ») spirituelle (le
« born again » américain actuel). De 1768 à 1770, le lien de Goethe avec une parente et
amie de sa mère, Susanna Catharina von Klettenberg (1723-1774), fut
particulièrement étroit et décisif au regard de l’attachement, momentané, à une forme
intériorisée de la piété en contexte protestant.
CHAPITRE 2

Werner ne pouvait supporter que Wilhelm laissât tomber la


conversation et rentrât en lui-même. Dans la mesure où cela ne
pouvait passer pour du mépris, il sentait qu’en la circonstance le
cœur de son ami se fermait doucement tandis que son esprit en
alerte se retirait dans des régions vers lesquelles il ne voulait pas
emmener un compagnon trop circonspect.
Werner considérait que la finalité d’un commerce amical était
de s’instruire mutuellement, de partager ses doutes et, guidés l’un
par l’autre, de se comparer. Wilhelm semblait au contraire avoir
ici et là observé que l’esprit d’un individu constitue un tout
singulier qui ne peut jamais s’unir à l’esprit d’un autre, mais
seulement entrer en contact avec celui-ci sur un plus ou moins
grand nombre de points. Il fit nécessairement très tôt cette
expérience, car une créature en devenir a peu de choses en
commun avec les êtres qui ont achevé leur développement,
fussent-ils de sa propre espèce. Ce qui apparaissait confusément
à Wilhelm comme devant être la vérité tenait à tant de fils, était
si dense, ouvrait sur tant de perspectives et demeurait si subtil à
appréhender qu’il n’était presque jamais capable de se mettre en
avant dans la conversation et d’exprimer en un mot, clairement
et nettement, ce qu’il voulait.
Petit garçon, il avait eu un amour extraordinaire des grands
mots et des belles phrases, dont il ornait son esprit comme d’un
précieux vêtement ; il en jouissait comme s’il en avait été
l’auteur, prenant un plaisir naïf à cette parure empruntée. Par la
suite, quand le jeune homme qu’il était devenu commença à
extérioriser ses sentiments, quand son esprit se mit à travailler
de lui-même, il méprisa les mots, car il tenait pour ineffable tout
ce qui jaillissait de lui. Aucun mot n’aurait pu suffire à traduire ce
qui était trop vaste pour être circonscrit dans les limites trop
étroites d’une expression déterminée, surtout lorsqu’il se
trouvait en face d’un contradicteur. Comme nous l’avons vu et
comme nous le verrons par la suite, son grand plaisir était
d’exposer de manière suivie devant un auditeur attentif toutes les
idées dont son âme débordait. Mais il n’était pas véritablement
doué pour le dialogue. Il lui était très difficile de se mettre dans
l’état d’esprit de son interlocuteur et si le fil de ses idées était
plusieurs fois rompu par les interventions d’un contradicteur, il
recourait, pour mieux se faire comprendre, à tout un ensemble
de références, de comparaisons, d’histoires et de citations qui
n’avaient aucun rapport apparent avec le sujet évoqué. La partie
adverse l’emportait toujours, mais, après s’être défendu avec
toute la vivacité possible et avoir tenté à la fin de s’en tirer par
des paradoxes, en en appelant au Ciel et à la terre entière, on
finissait par lui donner tort et se moquer de lui. Il avait donc pris
peu à peu l’habitude de se tourner sans rien dire vers le soleil,
pour y réchauffer et déployer ses ailes. Depuis quelque temps
surtout, depuis qu’était rompu le fil auquel tenait toute sa vie, il
n’avait plus la tête à rien.
Werner essaya de renouer avec précaution la conversation qui
s’était enlisée.
— Si cela ne t’ennuie pas et si tu ne veux pas que je te fasse la
lecture, explique-moi donc à peu près en quoi consiste la règle
des trois unités et ce que l’on doit en penser1.
— Je n’ai pas tout à fait la tête à cela, dit Wilhelm, j’aurais sinon
volontiers accédé à ta demande. Je dois d’ailleurs t’avouer que
plus j’y pense, plus je suis convaincu qu’il est dangereux
d’emprunter cette voie pour aborder la question du drame.
— Donne-m’en au moins une idée, reprit Werner, tu rejettes
donc complètement la règle de ces trois unités ?
— Si seulement tu savais, fit Wilhelm, tout ce que l’on confond
par ces mots ! Je ne refuse pas de me soumettre à une règle tirée
de l’observation de la nature et déduite des propriétés d’un objet.
Je ne méprise pas non plus ce que l’on appelle la règle des trois
unités, dans la mesure où elles appartiennent aux conditions
nécessaires du drame en même temps qu’elles en font
l’ornement. Je considère simplement comme maladroite la
méthode avec laquelle on présente ces préceptes par ailleurs fort
pertinents et utiles, dans la mesure où elle entrave nos pensées et
nous empêche de voir les choses dans leurs relations véritables.
Si quelqu’un s’avisait de diviser l’être humain entre âme et corps,
poils et vêtements, la stupidité d’une telle doctrine t’apparaîtrait
tout de suite, quand bien même tu ne pourrais nier que tous ces
éléments se retrouvent bien chez toi. Si tu y regardes d’un peu
plus près, le précepte dont nous parlons n’est pas meilleur et
manque tout autant de base philosophique, telle une taille de
boulanger2 sur laquelle sont gravés les uns derrière les autres des
repères de valeur complètement différente.
» L’unité d’action, comprise dans le sens le plus élevé, fonde
non seulement la renommée de toute pièce dramatique, mais
celle de tout poème lyrique ; celle-ci est, me semble-t-il,
indispensable3. Cela posé, combien d’autres aspects importants
ne reste-t-il pas à traiter avant d’en arriver aux questions du
temps et du lieu, sur lesquelles il y a tant à dire et qui nécessitent
souvent beaucoup d’indulgence à l’endroit de presque tous les
auteurs ! Et s’il faut au bout du compte en passer par la règle des
unités, pourquoi en garder trois plutôt qu’une douzaine ? L’unité
de ton, de langage, des mœurs, des personnages, des costumes,
des décors et des éclairages, de tout ce que tu voudras. Car que
signifie le mot “unité”, s’il veut dire quelque chose, si ce n’est
l’exigence de cohérence interne, d’harmonie des parties entre
elles, le respect de la bienséance et de la vraisemblance4 ?
» Or on a jusqu’à présent employé le mot tout à fait autrement,
comme un terme technique ! Pour chacune des prétendues trois
unités, il prend un sens différent. L’unité d’action signifie tantôt
simplicité de l’action, tantôt renvoie à une habile et étroite
conjugaison de plusieurs actions5. L’unité de lieu veut dire soit
invariance et permanence, soit limitation du théâtre de l’action6.
L’unité de temps signifie alors une durée courte, facile à
embrasser et autant qu’il se peut vraisemblable de cette action7.
Tu seras d’accord avec moi pour admettre qu’il eût mieux valu ne
pas essayer de classer ces choses ou les ranger par ordre de
priorité. Aussi me les suis-je enlevées de la tête dès que j’ai
commencé à étudier l’art dramatique, pour emprunter un
chemin plus droit et plus naturel. Je recherche aussi avec
beaucoup plus de soin que jamais tout ce que les penseurs ont
écrit sur le sujet. J’ai même relu récemment une traduction de la
Poétique d’Aristote8.
— Dis-m’en quelques mots ! interrompit Werner.
— À vrai dire, reprit Wilhelm, je ne sais pas trop encore ce que
je peux tirer de l’ensemble. Il faudrait sans doute avoir lu
plusieurs de ses écrits pour se familiariser avec sa pensée et,
d’une manière plus générale, mieux connaître l’Antiquité que
moi. En attendant, j’ai pris note de plusieurs passages
remarquables que j’ai rassemblés, interprétés et commentés à ma
manière.
— Je ne peux pas renoncer à l’espoir de trouver un critère sûr
et précis pour juger de la qualité d’une pièce de théâtre,
poursuivit Werner.
— Tu te trompes, répondit Wilhelm, si tu crois que quelqu’un
puisse te le livrer de but en blanc. Il faut s’occuper d’une chose
depuis longtemps et apprendre à la connaître complètement
avant que de pouvoir comprendre l’opinion que s’en font les
esprits savants et compétents. Et de même que l’auteur précède
le critique, il faut avoir beaucoup vu, lu et entendu avant de se
hasarder à formuler un jugement. Sans compter que celui qui
n’est pas du métier fera toujours mieux de suivre son sentiment
personnel sans se creuser la tête, à partir du moment où l’auteur
ou les comédiens le divertissent.
— C’est ce que j’ai toujours pensé, dit Werner, jusque
récemment, avant que l’on vienne m’embrouiller avec un tas de
bavardages. Par exemple, j’ai pris beaucoup de plaisir avec Le
Joyeux Savetier ou Le Diable déchaîné9 et j’ai constaté que le
spectacle avait plu à tout le monde. Mais certaines personnes qui
passent pour des connaisseurs ont mal pris la chose et se sont
moquées de mon mauvais goût, en m’expliquant en long et en
large leurs raisons. On ne peut pas rester sans rien faire, à
attendre de recevoir des gifles, quand on a comme tout un
chacun deux yeux pour voir !
— Il est plus difficile qu’on ne le croit, répliqua Wilhelm,
d’avoir un jugement juste. Je vais te dire comment je procède
dans mes analyses, car je vois bien que c’est le seul moyen d’en
sortir. Cela fait déjà longtemps ‒ surtout depuis que ma maladie
me laisse le loisir de lire ‒, que je cherche à cerner ce qui fait
l’essence même d’une pièce et ce qui est purement contingent. Il
faudrait pour cela étudier davantage la question que je n’ai pu le
faire : il faudrait connaître l’histoire du théâtre depuis les
origines, connaître le théâtre de tous les pays ; après avoir lu
presque toutes les pièces, il faudrait rechercher les traits de
caractère communs qui en font des pièces réussies et en quoi
elles se distinguent des autres. Ces réflexions m’ont été suggérées
par l’excellent conseiller de légation R., que tu apprécies toi aussi.
Mais je m’aperçois que ce n’est pas là mon affaire. J’ai voulu
commencer par le théâtre français. J’ai entrepris de lire
Corneille. À peine avais-je achevé quelques pièces que mon
esprit entra en effervescence et que naquit en moi le désir
irrépressible d’en écrire une du même style10.
— Je suis sûr que tu l’as fait, interrompit Werner, montre-la-
moi ! Tu fais toujours des mystères ! Si ma femme ne me l’avait
pas révélé, je ne saurais pas que tu as écrit autant de choses !
— Le moment viendra peut-être, dit Wilhelm, où je serai
suffisamment insouciant pour te rendre compte de la genèse de
mes écrits. Je suis convaincu que des milliers d’auteurs et de gens
qui se sont voués aux arts ont fait la même expérience que moi.
Un besoin d’imiter, propre à la jeunesse, pousse chacun, selon
ses affinités, à emprunter des sentiers battus, les grands exemples
nous aiguillonnent ; les débuts sont faciles, nous nous engageons
avec désinvolture sur un chemin dont nous ne mesurerons la
longueur et les obstacles qu’après en avoir parcouru déjà une
partie. Notre habitude, notre penchant nous incitent à
persévérer, la plupart du temps avec un certain dépit et avec le
sentiment angoissé de rester toujours très loin derrière ceux que
nous croyions devancer ! Prends plutôt ce Corneille, le volume
sur Cinna11, et lis-m’en quelques scènes !
Werner s’exécuta. Mais comme il ne savait pas trop bien
déclamer des vers en français, Wilhelm lui reprit finalement
l’ouvrage des mains et se mit à lire lui-même avec tant de fougue
et d’enthousiasme que Werner s’écria :
— Magnifique ! Extraordinaire !
— Dis-moi, dit Wilhelm, ne trouves-tu pas, toi aussi, que ces
situations ne peuvent que produire un effet saisissant sur toute
âme humaine ? Tout cela est d’une beauté si singulière et si
naturelle ! C’est à la fois grand et simple, on participe pleinement
et, en même temps, on n’ose se projeter dans cette situation ; on
est et on reste spectateur et l’on attend de voir comment les êtres
supérieurs vont se comporter. Oui, quand un auteur a autant de
force et d’énergie, quand il est capable d’incarner ce que nous
pourrions tout au plus imaginer et nous représenter en pensée,
quand nous voyons ces demi-dieux accomplir sûrement et
fermement chacune de leurs grandes actions, rester
inébranlables et impavides dans les plus effroyables situations,
quelle satisfaction n’éprouvons-nous pas ? Avec quel plaisir
reconnaissant ne rentrons-nous pas alors en nous-mêmes,
lorsque tous ces dilemmes, ces sentiments partagés qui nous
faisaient délicieusement trembler à l’unisson des terribles
événements s’apaisent dans notre cœur12 !
» Que l’on soit à la recherche de situations inédites et
singulières ou que le cœur aspire à être en empathie, il me
semble qu’un tel objet satisfera toujours les attentes. Je t’en prie,
lis cette pièce en entier ! Lis-la !
— Tu as piqué ma curiosité, pour cette pièce et pour les autres.
Sont-elles pareilles à celle-ci ?
— Comme un homme qui ne peut jamais être ni tout à fait
différent, ni tout à fait pareil à lui-même.
— Ses compatriotes l’ont appelé le grand Corneille13. Mais
certains, si je ne m’abuse, lui ont contesté ce titre de gloire.
— Je ne saurais décider quel titre il mérite en tant qu’auteur.
J’admire ce qui me dépasse, je ne le juge pas. Autant que je sache,
c’était certainement un noble cœur ; à la base du caractère de
tous ses personnages, il y a un sentiment profond de confiance
en soi ; la force de l’âme exercée en toutes circonstances, voilà ce
qu’il peint le plus volontiers. Concédons que celle-ci, dans les
pièces de jeunesse, enfle parfois en rodomontade et, avec la
maturité, se dessèche pour confiner à la dureté : ce n’est pas
moins toujours une grande âme, dont les manifestations nous
font du bien14.
— Peut-on juger avec tant de certitude un auteur d’après ses
œuvres ? intervint Werner. Car il n’est pas très difficile de se
montrer noble et généreux dans une tragédie, d’offrir un
royaume, de renoncer à une femme aimée, de risquer sa vie et
autres beaux gestes dont je gage que, dans la vie courante, un roi
se dispense autant que le commun des mortels. Sur les planches,
chacun peut prêter à ses princes, selon son bon vouloir, des
actions d’éclat.
— Agir en héros véritable est aussi difficile au théâtre
qu’ailleurs pour qui n’a pas la fibre qui y correspond. Un auteur à
l’esprit étroit et mesquin qui s’attaque à des sujets élevés
cherchera toujours la grandeur au mauvais endroit ; il tombera
tout de suite dans l’exagération et le ridicule sans que personne
soit dupe, tandis que la vraie noblesse, au contraire, recueillera
toujours les applaudissements et forcera l’admiration. Les
passions cruelles ne suscitent-elles pas en nous l’effroi, les
destinées malheureuses la commisération ? L’hypocrisie
n’éveille-t-elle pas le mépris, l’excès d’arrogance et de violence
n’excite-t-il pas notre haine et n’en est-il pas ainsi des diverses
passions qui nous agitent, prises une à une ou toutes
conjuguées ? Certainement, celui qui a un sens élevé et humain
pour toutes ces choses et dont la nature a fait un poète afin qu’il
pût les représenter en acte, celui-là saura toujours, à travers les
âges, faire vibrer et émouvoir l’âme humaine.
À cet instant, Werner essaya de détourner la conversation, qui
devenait trop animée eu égard à l’état de santé de Wilhelm. Il
voulait, pour conclure, essayer d’en apprendre davantage sur les
propres productions du jeune auteur. Mais, quelque peine qu’il
se donnât, il lui fut impossible, ce soir-là, de pénétrer ces secrets.
Trop plein de l’image de Corneille ou, si l’on veut, du Corneille
idéal15 qu’il s’était représenté, Wilhelm considérait ses propres
œuvres comme des brouillons, des exercices qu’à peine terminés
un écolier s’empresse de déchirer en mille morceaux. Il sentait
qu’il y avait là une distance qu’il s’interdisait de franchir ‒
disposition très rare chez un écrivain, et chez tout homme en
général. La nature nous a presque toujours si heureusement fait
adhérer à notre être qu’il nous est difficile de regarder notre
prochain, d’observer ce qu’il fait ou possède, sans faire retour sur
nous-mêmes pour jouir avec un agréable sentiment de
complaisance de ce qui est nôtre, aussi petit cela fût-il
comparativement. Bienveillante mère ! Avec quelle sagesse,
quelle sollicitude as-tu ainsi aménagé à peu de frais le petit
intérieur de tout un chacun !
Werner se leva enfin, ayant remarqué combien son ami
devenait trop agité dans le feu de la conversation. Il remit ses
questions à plus tard, et bien lui en prit.

1. Dans ce retour au débat sur les trois unités, Wilhelm oppose la nature à l’artifice
contraignant. La suite montre nettement qu’il rejette l’analyse (qui divise et disloque),
ce que rediront Les A inités électives (I, 4), au profit d’une vision globalisante, source
d’une saisie totale de l’œuvre d’art, forme et contenu et, partant, de la vie.
2. Cette « entaille » (« Kerbholz ») du boulanger se pratiquait sur une planche de bois,
chaque entaille correspondant à une commande.
3. Cet absolu de l’unité d’action est propre à Aristote qui distingue sur ce point
l’épopée de la tragédie et définit cette dernière comme « imitation à travers une
action » (Poétique 1459 a).

4. « Bienséance » et « vraisemblance » sont plutôt représentatives de la poétique du


classicisme français. Le Sturm und Drang, qui suit Shakespeare, les rejettera l’une et
l’autre.
5. Ce point de vue est traditionnel, car il inclut la possibilité d’une action secondaire
à laquelle avaient eu recours Corneille (Le Cid) et Racine (Phèdre).

6. L’idée d’un lieu étendu au plus à une ville est dans Corneille. Bien qu’elle
assouplisse la norme académique, elle se heurte à la pratique (anglaise mais aussi
espagnole) des lieux multiples que le Sturm und Drang reprend à son compte.
7. La durée de 24 heures (une « révolution solaire ») est étendue à 30 heures, voire à
48 et même 72 heures avec Corneille, preuve que cette contrainte, à l’instar des
précédentes, était difficilement tenable.
8. Cette nouvelle édition/traduction allemande est celle de Michael Conrad Curtius
(1724-1802), Traité de l’objet de la tragédie (Abhandlung von der Absicht des Trauerspiels,
1753). Conrad avait pris position pour le recours à la prose dans le grand genre et
recommandé la fin de l’exigence d’une appartenance sociale élevée pour les
personnages. Sur plus d’un point ses positions annoncent celles du Lessing de la
Dramaturgie de Hambourg.

9. Der lustige Schuster est la suite de Die verwandelten Weiber oder Der Teufel ist los, un
singspiel fruit de la collaboration de Christian Felix Weiβe pour le livret et de Johann
Adam Hiller (1728-1804) pour la musique.

10. On se souvient que ce pari ‒ écrire une pièce dans le style de Corneille mais
mieux que ce dernier ne l’eût fait lui-même ‒ était apparu sous la plume de Lessing
dans La Dramaturgie de Hambourg (101e-104e livraison).

11. La pièce de Corneille est de 1640. Elle fut la préférée de Napoléon, de Talma et
de Goethe lui-même qui y voyait le triomphe d’une âme forte et généreuse.
12. Cette conception de l’effet de la tragédie se rapproche d’une vision stoïcienne,
celle de l’« apaisement », au sens de l’« Abstumpfungstheorie » défendue par le stoïcisme
chrétien.
13. Sur « le grand Corneille », lire Jean-Marie Valentin, « “Grandeur” ou
“monstruosité” ? Pierre Corneille et la constitution d’un paradigme théâtral national
allemand », dans Id. (dir.), Pierre Corneille et l’Allemagne. L’œuvre dramatique de Pierre
Corneille dans le monde germanique (XVIIe-XIXe siècle), Paris, Desjonquères, 2007, p. 11-38,
notamment p. 28-35 (inclut aussi le verdict négatif de Lessing, à la 30e livraison de la
Dramaturgie de Hambourg), point de vue que Goethe connaissait visiblement.

14. On trouve ici l’expression de réserves courantes depuis Voltaire lui-même. Le


style des grandes tragédies apparaîtra alors trop pompeux et le choix des héros de la
période dite de « vieillesse » peu judicieux moralement, la complexité s’y alliant à la
surenchère dans le crime (Attila, 1667).

15. Le « Corneille idéal » est celui de la grandeur et de la générosité, comme dans


Cinna (supra, note 13).
CHAPITRE 3

Quelques jours plus tard, Werner surprit Wilhelm en train de


fouiller dans un tas de papiers qu’il dissimula en partie aussitôt
qu’il le vit entrer. Il s’agissait de lettres, de billets de la main de
Marianne ainsi que d’autres petites notes se rapportant à elle.
— Si tu as là sous la main quelques-uns de tes écrits, dit le
visiteur, tu peux me les montrer !
— Si tu veux bien ne pas qualifier cela d’écrits, mais appeler
l’enfant par son vrai nom, j’accepte de prendre sur moi et de me
ridiculiser à tes yeux.
Ce disant, il rassembla les feuilles éparses, content de trouver
un prétexte pour les mettre à l’écart. Il s’inquiétait en effet
souvent à l’idée que Werner pût insister pour détruire tous les
souvenirs de Marianne et jeter au feu ses lettres, s’il en
soupçonnait l’existence. Il apporta donc un paquet qui, une fois
dénoué, s’éparpilla en une quantité de cahiers plus ou moins
épais, de pages et de feuillets. « Hélas ! se dit Wilhelm en
dénouant la ficelle, ce n’est pas ainsi que j’espérais vous ouvrir !
Que mon destin a changé, depuis le jour où je vous ai
rassemblés ! » Car il avait mis ce paquet de côté, avec toutes les
autres affaires qu’il voulait emporter dans sa fuite.
— Ne touche à rien ! s’écria-t-il lorsque l’ami trop curieux fit
mine de s’en saisir. Ne dérange rien ! Rends-toi compte que tous
ces papiers sont classés par ordre chronologique !
— C’est très bien ainsi, on peut mieux suivre la progression.
— Je crains simplement que ces nuances n’intéressent par la
suite ni moi ni personne. Je dois d’abord te prévenir que tu vas
trouver beaucoup d’ébauches, de scènes isolées, de pièces
commencées et très peu de choses achevées.
— Merveilleux ! Il t’est donc arrivé la même chose qu’à tant de
jeunes écrivains dont j’ai entendu parler !
— Plût au Ciel qu’il en fût ainsi pour tous ! Il n’y aurait pas tant
de petites œuvres qui restent inabouties même si elles sont
achevées. Tout un chacun, naïvement entraîné par l’exemple, ne
succomberait pas inconsidérément à l’illusion de pouvoir
produire des inepties du même genre, et notre littérature ne
ressemblerait pas à un cabaret où le premier venu pérore avec
une bruyante satisfaction parce qu’il trouve toujours plusieurs de
ses semblables avec qui trinquer1. Mais voici d’abord quelques
actes et quelques scènes à la manière de Plaute.
— De Plaute ? Comment es-tu tombé là-dessus ?
— Nous l’avons commenté avec notre professeur, car j’ai pris
aussi quelques cours de latin. C’est le premier auteur dramatique
que j’ai croisé et que j’ai donc décidé d’imiter sur-le-champ. Je t’ai
déjà parlé de nos spectacles de marionnettes, de nos impromptus
épico-dramatiques où rien ne manquait que le dialogue.
— Lis-m’en quelques passages.
— Dieu m’en préserve, c’est affreux ! Imagine : il y a là un vieil
avare grognon qui est grugé, un domestique qui le gruge, un
jeune homme amoureux qui ne sait se débrouiller. Tu devines
sans peine que le vieillard n’est pas si vieux, le jeune homme pas
si jeune, le domestique pas si servile, mais qu’ils font et profèrent
à peu près toutes les choses les plus grossières que Plaute eût pu
leur prêter2.
Wilhelm aurait pu ajouter : dans chaque forme d’art, l’élève ne
reproduit d’abord, en chaque modèle, que ce qu’il voit ; il se
distingue par cette légère nuance, de la plupart des maîtres, car
ceux-ci ne créent souvent qu’en imitant leurs prédécesseurs et,
au mieux, la nature telle qu’ils la voient. Combien il est rare de
voir surgir quelqu’un capable, par sa seule force intérieure, de
toucher à la perfection en célébrant la vérité !
— Cependant, poursuivit Wilhelm, il me fallait toujours
endurer que des personnages de tout genre continuent de jouer
leur partie dans ma tête. Tout cela était absolument involontaire.
Toutes les histoires que je lisais ou que l’on me racontait se
déroulaient aussitôt en moi. Et, par la suite, plus je dévorais de
pièces de théâtre, et plus sûrement se construisait dans ma tête,
si je peux m’exprimer ainsi, la scène sur laquelle tout se jouait.
Tu peux déjà voir ici, mon ami, quelques exemples de ce qui
allait advenir dans les années qui suivirent.
— Comment ? Quoi ! Des vers ! Des romans pastoraux3 !
— Les alexandrins4, sous toutes leurs formes, et les pastorales
héroïques étaient le genre qui me ravissait plus que tout. Tu
peux le voir au fait que deux d’entre elles sont complètement
terminées et qu’il en reste une quantité d’autres demeurées
inachevées.
— Il faut absolument que tu me les donnes à lire, ne serait-ce
que pour en rire.
— Très volontiers, tu vas rire de bon cœur du sérieux avec
lequel ces sujets sont traités. Mes personnages principaux,
rejetons de familles princières qu’une étrange destinée a privés
de leur royaume, errants et inconnus, trouvent refuge dans la
paisible demeure de bergers accueillants5. Quel contraste de
passions et de caractères ! Quelle richesse d’images ! Quelles
alternances entre récit et description ! À n’en pas douter, ce
genre convient parfaitement à un auteur encore enfant qui veut
introduire un peu de tout partout. Ce que la tragédie a de grand
et d’émouvant, ce que la comédie a de divertissant, ce que la
pastorale a de charmant, tu le trouveras ici réuni en un unique
ensemble6.
— Ne pourrait-on écrire de bonnes pièces de ce genre ?
— Sans doute, on en a d’ailleurs quelques-unes. Mais les
miennes ne l’étaient pas. Un jeune garçon qui ne se connaît pas
lui-même, qui ne sait rien des gens, qui ne s’approprie des
œuvres des maîtres que ce qu’il lui plaît, quelle sorte de poésie
peut-il bien écrire ?
— D’où as-tu alors tiré toutes ces choses ?
— D’où ? De mon imagination, vivant magasin de marionnettes
et d’ombres chinoises, qui ne cessaient de s’entrecroiser. Tels ces
joueurs de cartes passionnés qui ne se lassent pas de se défier
mutuellement avec quelques bouts de carton, qui s’enchantent
des multiples combinaisons au terme desquelles, en vertu de
symboles imprimés ou de valeurs arbitrairement assignées, tel
ou tel personnage, tantôt constitue pour les autres un terrible
danger, tantôt s’abaisse en d’autres circonstances au rang de
valet, je m’amusais à modifier, à entremêler sans cesse les
destinées de mes personnages. Tout ce qui n’avait été auparavant
que pantin, accessoire et masque était désormais touché par le
doux souffle de l’esprit ; les figures devinrent plus belles et plus
séduisantes, et tu devines aisément que c’était l’esprit de l’amour
qui manifestait ainsi sa capacité à insuffler la vie.
— En trouverais-je la trace dans ces feuillets ?
— Oui, à chaque page, ainsi que celle de l’auteur. Je commençai
alors à prendre conscience de ma personne, à m’inventer des
histoires sur moi-même et à partir ainsi vers un ailleurs. Rien ne
m’empêchait d’être aussi beau, aussi généreux, aussi passionné,
aussi malheureux, aussi exalté que je le voulais. Je nouais les
intrigues au gré de ma fantaisie, je les dénouais selon mon bon
plaisir. Et comme je m’obligeais à écrire en vers, mon plaisir était
double lorsque j’arrivais au bout, si ce n’est qu’une fois mon texte
achevé je me croyais beaucoup plus intelligent qu’au moment où
j’en avais conçu le plan, de sorte que je lui infligeais toujours
d’importantes modifications qui débouchaient
immanquablement sur un désastre.
Werner avait entre-temps jeté un coup d’œil sur les pièces et
lu quelques tirades.
— Les vers ne sont pas mauvais, dit-il.
— C’est ce que je pensais aussi, à l’époque. Comme je n’avais
personne qui aurait pu me conseiller, les pièces de Gottsched7
furent pour moi l’aune à laquelle je mesurais mes créations. Ces
dernières me paraissaient en général plus intéressantes par leur
sujet, mes propres vers tout aussi harmonieux, ce qui n’était pas
pour me déplaire dans la mesure où, dans mon inexpérience, je
considérais tous mes modèles comme des classiques.
— Personne ne t’a aidé à écrire ces vers ?
— Qui donc eût pu le faire ? On ne peut aider personne en la
matière, c’est d’ailleurs la moindre de mes difficultés. Depuis tout
jeune, j’ai toujours été capable d’inventer une suite en vers, et
selon n’importe quelle métrique, à tout ce que je lisais ou
entendais. J’avais en tête le moule, si seulement la matière que
j’avais à y couler eût valu quelque chose !
— Cela viendra, si tu continues à t’exercer durant tes heures de
loisir8.
— À mes heures de loisir ! dit Wilhelm en soupirant
profondément.
— Mais oui, répliqua Werner, tu en trouveras toujours le
temps, puisque tu n’aimes pas fréquenter le monde et que tu ne
fréquentes pas les cafés.
— Combien tu te trompes, cher ami, si tu crois qu’un pareil
travail, dont la conception occupe l’esprit tout entier, peut
s’effectuer à des moments pris ici et là, à des heures perdues.
Non, le poète ne doit vivre qu’en s’abîmant tout entier dans sa
chère création. Lui qui a reçu du Ciel le don le plus précieux, à
qui la nature offre une inépuisable richesse, il faut qu’il soit en
mesure de vivre avec tous ces trésors à l’abri du monde
extérieur, dans une forme de félicité que les gens riches
cherchent en vain à se construire en accumulant des biens
matériels. Regarde ces gens qui courent après les plaisirs et le
bonheur. Tous leurs désirs, leurs efforts ont un même but,
auquel ils consacrent tout leur argent et leur temps : ils
poursuivent sans relâche… quoi donc ? Ce que le poète a reçu de
la nature : la capacité de jouir de sa présence au monde, de se
sentir soi-même dans l’union avec les autres, en harmonie avec
mille choses, souvent inconciliables. D’où vient l’inquiétude des
hommes, si ce n’est de ce qu’ils ne peuvent faire coïncider leurs
idées avec la réalité, de ce qu’ils sentent que le bonheur leur
glisse entre les doigts, que la réalisation de leurs désirs arrive
trop tard et ne produit pas sur leur âme l’effet que leur envie leur
avait fait pressentir de loin ? La destinée a élevé le poète, telle
une sorte de dieu, au-dessus de tout cela. Il voit la confusion que
font naître les passions, la vaine agitation qui saisit les familles,
les empires ; il voit les insolubles énigmes des malentendus,
qu’un seul petit mot suffirait souvent à résoudre, et qui
produisent d’inexprimables et irréparables désordres. Il partage
les joies et les tristesses de toutes les destinées humaines. Quand
l’homme du monde traîne ses jours en proie à la mélancolie
dévastatrice que lui cause une perte cruelle ou quand il court
avec une joie débordante au-devant de sa destinée, l’âme sensible
et émotive du poète passe, comme la course du soleil, du jour à la
nuit et accorde sa harpe, par de légères modulations, à l’unisson
de la joie et de la peine. La fleur de la sagesse croît et embellit au
fond de son cœur, et tandis que les autres hommes rêvent
éveillés et que tout leur être est bouleversé par d’épouvantables
visions, le poète vit le rêve de la vie en toute lucidité et les
événements les plus singuliers qui lui arrivent sont pour lui à la
fois le passé et l’avenir. C’est pourquoi le poète est à la fois le
maître, le prophète, l’ami des dieux et des hommes. Comment
veux-tu qu’il s’abaisse à exercer un misérable métier9 ? Lui qui
est fait comme l’oiseau pour survoler le monde, habiter les
cimes, se nourrir de bourgeons et de fruits en sautillant de
branche en branche, comment pourrait-il être attelé à la charrue
comme un bœuf, suivre une piste comme un chien de chasse ou
même, au bout d’une chaîne, garder la ferme avec ses
aboiements ?
Werner avait écouté ces propos avec un certain étonnement et
n’y avait prêté, comme on peut facilement l’imaginer, que très
peu de crédit.
— Si seulement les hommes étaient faits comme les oiseaux !
s’écria-t-il, s’ils pouvaient couler des jours heureux sans rien
faire, sans s’astreindre au rouet ou au métier à tisser ! S’ils
pouvaient, à l’approche de l’hiver, se rendre aussi facilement
dans les lointaines contrées, pour se mettre à l’abri de la disette
et des frimas !
— C’est ainsi que les poètes ont vécu au temps où la nature était
davantage vénérée et c’est ainsi qu’ils devraient toujours vivre.
Grâce à leur richesse intérieure, ils avaient peu de besoins. Le
don qu’ils avaient de communiquer aux hommes de beaux
sentiments, de sublimes images à travers des mots et des
mélodies suaves a toujours été source d’enchantement pour les
autres et un précieux héritage pour eux-mêmes. À la cour des
rois, à la table des riches, devant la porte des amants, on les
écoutait, fermant son esprit et restant sourd à tout autre bruit,
de même que l’on s’arrête avec ravissement lorsque, au détour
d’un bosquet où l’on se promène, on a l’heureuse surprise
d’entendre s’élever le chant puissant et émouvant du rossignol !
Ils étaient entourés d’un monde hospitalier et l’apparente
humilité de leur condition les grandissait d’autant plus. Le héros
était sensible à leur chant, le conquérant s’inclinait devant un
poète, car il devinait que, sans lui, sa vie prodigieuse ne ferait
que passer, tel un ouragan. L’amant eût voulu éprouver des
désirs, des plaisirs aussi variés et harmonieux que ceux que lui
décrivait cette voix inspirée ; même le riche ne pouvait pas voir
avec ses propres yeux ses richesses et ses idoles sous un jour aussi
précieux que celui où elles lui apparaissaient à la lumière du
génie qui magnifie et relève le prix de toute chose. Et qui crois-
tu, enfin, qui a su nous représenter les dieux, qui nous a élevés
jusqu’à eux, les a fait descendre jusqu’à nous, si ce n’est le poète ?
« Quel dommage, se dit Werner, que mon ami, qui est
d’habitude si raisonnable, puisse autant s’égarer et se montrer
extravagant sur ce sujet ! »
— Eh oui, mon cher, reprit l’autre, quel bonheur suprême de
pouvoir s’adonner entièrement à une telle existence ! Songe à
tous ces gens qui croient déjà qu’ils ont un don quand ils peuvent
sans trop de difficultés exprimer leurs pensées en vers, avec
quelques rimes agréables, même s’il leur manque le souffle qui
fait le poète ! Avec quelle ferveur ces milliers de gens souhaitent-
ils avoir ce privilège, quels efforts inutiles consentent-ils pour y
parvenir !
— J’ai entendu dire par beaucoup de gens sensés que plus d’un
eût mieux fait d’employer autrement son temps et ses forces !
— Je crois que bien des hommes s’abusent sur leur propre
compte, mais qu’il en est aussi qui s’abusent sur celui d’autrui. La
passion innée pour la poésie est aussi difficile à réprimer que
n’importe quel autre instinct naturel, si l’on ne veut pas
provoquer la ruine de l’être qu’elle habite. Et de même que le
maladroit que l’on punit commet généralement une seconde
faute dans son intention sincère de réparer la première, de même
c’est souvent en voulant fuir la poésie que le poète devient poète.
— Et tu as donc senti naître en toi cette irrésistible envie depuis
l’enfance ?
— Tu peux en juger d’après ces papiers, et pourtant ceux-ci ne
représentent que la centième partie de tout ce que j’ai écrit et la
millième de tout ce que j’ai conçu. Malheureusement, mon envie
ne m’a pas mené bien loin et je regarde ces restes avec tristesse et
mépris. Rien, là-dedans, n’a la moindre valeur.
— Tu te trompes peut-être là-dessus.
— Non, je sais juger de ces choses, je n’ai jamais pu me bercer
longtemps d’illusions, sauf cultiver l’espérance : j’espérais que les
aspirations de mon cœur me rapprocheraient de l’objet de mon
désir, et je ne pourrais jamais te décrire la force de celui-ci. Mon
penchant me portait surtout vers la tragédie, dont la noblesse
exerçait sur moi un charme incroyable. Je me souviens encore
d’un poème, qui doit se trouver quelque part dans mes papiers,
où la muse de la Tragédie et une autre figure féminine, qui
personnifiait le commerce, se disputaient avec conviction ma
chère personne10. L’invention est banale et je ne sais plus si ces
vers valaient quelque chose ; mais je te les montrerai, afin que tu
te fasses une idée des sentiments de peur, d’horreur, d’amour
passionné qui les imprègnent. Tout cela est enfantin, de mauvais
goût, écrit sans réflexion, mais cela n’en démontre que mieux ce
que cela prétend démontrer. Avec quel soin minutieux n’avais-je
pas décrit la vieille maîtresse de maison, avec ses jupes
retroussées, son trousseau de clés à la ceinture, ses lunettes sur le
nez, toujours affairée et jamais en repos, parcimonieuse et
tatillonne, d’humeur mesquine et tracassière ! Combien
misérable était la condition de celui qui était contraint de se plier
à sa férule pour gagner servilement son pain quotidien à la sueur
de son front ! Et combien différente était sa rivale ! Quelle
apparition pour un cœur affligé ! Une figure superbe ! Dans tout
son être, sa manière de se comporter, elle incarnait une fille de la
liberté ! Le sentiment de sa personne lui conférait une dignité
dépourvue d’orgueil. Ses vêtements étaient à son image : ils
drapaient son corps sans l’entraver et les plis innombrables de
l’étoffe multipliaient comme en un écho sans fin les gestes
charmants de cette déesse. Quel contraste ! Tu peux facilement
imaginer vers laquelle mon cœur penchait. Je n’avais d’ailleurs
rien négligé pour rendre ma muse reconnaissable : couronne et
poignards, chaînes et masques, dans la tradition de mes
prédécesseurs, lui avaient été également attribués. La lutte entre
les deux était vive et tu devines combien les discours des deux
personnes différaient l’un de l’autre, tant il est vrai qu’à quatorze
ans on préfère les tableaux qui peignent la réalité en noir et
blanc, de manière très tranchée. La vieille parlait comme il sied à
une personne qui se baisse pour ramasser une épingle par terre,
l’autre comme quelqu’un qui distribue des royaumes. Je
méprisais les mises en garde menaçantes de la vieille, je tournais
le dos aux richesses qui m’étaient promises. Nu et déshérité, je
m’abandonnais à ma muse, qui jetait sur moi son voile d’or pour
couvrir ma nudité…
— Essaye de retrouver ce poème, je suis impatient de faire la
connaissance de ces deux femmes ! Quelles idées insensées n’a-t-
on pas en tête quand on est jeune !
— Oserais-je t’avouer, mon ami, et me trouveras-tu ridicule si
je te dis que ces images me poursuivent et que, si je sonde mon
cœur, elles m’obsèdent toujours, et même encore davantage
aujourd’hui. Certes, que me reste-t-il d’autre maintenant, dans
mon malheur ? Ah, qui aurait pu prédire que seraient brisées si
tôt les ailes avec lesquelles mon esprit voulait s’envoler vers
l’infini dans l’espoir d’embrasser quelque chose de grand11 ? Qui
m’aurait prédit cela m’aurait réduit au désespoir ! Et maintenant
que mon arrêt est tombé, maintenant que j’ai perdu celle qui
devait me conduire vers l’accomplissement de tous mes désirs,
que puis-je faire, sinon m’abandonner à la plus amère douleur ?
» Ah ! mon frère, poursuivit-il, je ne le nierai pas. Elle était,
dans mes secrètes envolées, comme l’anneau auquel l’échelle de
corde est attachée. Prenant le risque de l’espoir, l’aventurier
s’avance dans le vide, l’anneau se casse et le voilà qui gît, brisé, au
pied de l’objet de ses désirs. Pour moi aussi, il n’y a plus de
consolation, plus d’espoir ! Je voudrais, s’écria-t-il en s’élançant
de son siège, déchirer et jeter au feu tous ces funestes feuillets !
Dans un accès de fureur, il s’empara de quelques cahiers, les
déchira et les jeta par terre. Werner, effrayé, eut de la peine à le
retenir.
— Laisse-moi, dit Wilhelm, qu’importent ces misérables
feuillets ! Ils ne représentent plus pour moi un moyen de
progresser, une forme d’encouragement. Devront-ils rester là
éternellement, pour me tourmenter jusqu’à la fin de mes jours ?
Devront-ils toujours offrir un prétexte pour faire de moi un
objet de risée publique, au lieu d’éveiller la pitié et l’effroi ?
Malheur à moi et à ma destinée ! C’est seulement maintenant
que je comprends les lamentations des poètes, des infortunés
devenus sages par nécessité. Je me suis jusqu’à présent considéré
comme indestructible, invulnérable. Hélas ! je vois à présent
qu’une cruelle et ancienne blessure ne peut pas se cicatriser, ni
guérir ; je pressens que je l’emporterai au tombeau, qu’elle ne
pourra ni ne devra me quitter un seul jour de ma vie, qu’elle sera
la douleur qui finira par me détruire ; et son souvenir également
restera gravé en moi, vivra et mourra avec moi, le souvenir de
l’être indigne ! Ah, mon ami, s’il faut te révéler le fond de mon
cœur, je dirais plutôt le souvenir de celle qui ne fut sûrement pas
tout à fait indigne… Son état, tout ce qu’elle a vécu l’ont mille
fois excusée à mes yeux. J’ai été trop cruel ; tu m’as
impitoyablement gagné à ta froideur et ta rigueur, tu as tenu en
bride mes sens égarés et tu m’as empêché de faire pour elle, pour
moi, ce que je devais faire pour nous deux. Dieu seul sait dans
quelle situation je l’ai plongée ! Je prends peu à peu conscience et
me sens coupable du désespoir et du dénuement dans lesquels je
l’ai abandonnée. Comment expliquer qu’elle n’ait rien eu à dire
pour s’excuser ? N’était-ce pas possible ? Combien de
malentendus peuvent nous égarer, combien de circonstances
rendent pardonnables les fautes les plus graves ! Je l’imagine
souvent, assise toute seule, la tête appuyée sur la main. Voilà, se
dit-elle, toute la fidélité, tout l’amour qu’il m’avait jurés ! Il a mis
fin d’un coup, sans ménagement, à la belle vie qui nous unissait !
Sur ces mots, il fondit en larmes. Se penchant sur la table, il
inonda de ses pleurs les papiers épars qui la recouvraient.
Werner se tenait debout à ses côtés, profondément
embarrassé. Il n’avait pas prévu cette explosion soudaine de la
passion. Il tenta, à plusieurs reprises, d’interrompre son ami, de
donner un autre tour à la conversation. En vain ! Il ne réussit pas
à endiguer le torrent. Finalement, la solidité du lien d’amitié fit à
nouveau son œuvre. Laissant passer le plus violent accès de
douleur, il se mit à ranger les papiers, les classer, fit une marque
pour savoir où les retrouver, glissa quelques cahiers dans sa
poche et fit promettre à Wilhelm de conserver les autres
soigneusement, pour les relire avec lui à une prochaine occasion.
C’est ainsi qu’ils prirent congé l’un de l’autre, Wilhelm plongé
dans le mutisme qui succède à la douleur, Werner effrayé par
cette nouvelle explosion d’une passion qu’il croyait depuis
longtemps vaincue et maîtrisée grâce à ses conseils et ses
exhortations.

1. Plaute n’était pas l’auteur comique latin préféré des régents de collèges, mais il
était estimé néanmoins en raison de son latin vivant. Le monde des souteneurs
(« lenones ») et des prostituées (« meretrices ») qu’il mettait en scène avait surtout fait sa
fortune auprès des auteurs populaires profanes. Lessing a loué ses figures bien typées
et traduit les Captivi dans ses Contributions à l’histoire et à l’essor du théâtre. Plaute est à
ses yeux indispensable, car il sauvegarde le bios, la pulsion vitale qui fait obstacle à
l’artificialité des comportements réglés.

2. La pièce évoquée est l’Aulularia, revivifiée par L’Avare (1668) de Molière.

3. La fortune de ces pastorales était venue d’Italie. Ces textes avaient une portée
utopique (retrouver le paradis) que dissimulent trop souvent leur tonalité alanguie et
leur langage stéréotypé.

4. Les auteurs dramatiques du XVIIe siècle avaient transposé le vers français en


allemand en dépit du système d’accentuation et de l’opposition longues-brèves, propre
à l’allemand. Ils furent suivis par les gottschédiens. Le rejet de ce mètre, et le passage
au vers libre (iambe non rimé à cinq pieds), se produit avec Simon Grynaeus (1725-
1799), qui traduit (1758) Roméo et Juliette en utilisant ce « vers blanc » (« Blankvers »), ce
que fera également la même année Christoph Martin Wieland (1733-1813) dans Lady
Johanna Gray. On sait que Lessing a établi définitivement cette pratique sur la scène
allemande avec Nathan le Sage (Nathan der Weise), 1781.

5. Goethe moque là les conventions éculées du genre pastoral.


6. L’ambition de certains auteurs de pastorales fut en effet de retrouver le
« troisième genre » qui aurait fusionné comédie et tragédie.
7. Entendre : « ses propres tragédies », dont La Mort de Caton, mais aussi les pièces
contenues dans les divers volumes du Théâtre allemand.
8. Werner est totalement fermé à ce qu’est l’acte de création poétique qu’il réduit à
un passe-temps, la partie sérieuse de l’existence résidant selon lui dans les activités
commerciales. Cette idée des « heures de loisir » (« in müβigen Stunden ») avait déjà été
vivement raillée par Lessing dans la Dramaturgie de Hambourg.

9. Cette conception est venue d’Angleterre. Elle a été magnifiée en Allemagne par
Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), figure marquante du préclassicisme
allemand de tonalité religieuse.
10. Projection littéraire de la tension dans laquelle se trouve Wilhelm.
11. Nouvelle exaltation de la mission de l’artiste.
CHAPITRE 4

« Ô vous ! ombrages profonds, accueillez-moi !


Le cœur se sent ici moins oppressé
Et toi, étang silencieux, toi mon arbre d’élection
Rendez-moi la paix que j’ai perdue !
Ô toi dont le tronc solide, pendant que les hommes s’agitaient,
S’est si longtemps dressé avec un calme souverain
Toi qui as vu les enfants former cercle autour de toi
Toi qui, tout jeune, t’es comme nous courbé sous la tempête
Et qui maintenant, a fermi sur tes lancs puissants,
Résistes à l’orage et à la force du temps,
Inspire-moi courage, toi qui vis dans la durée,
Apprends à mon cœur à faire face comme toi à l’infortune !
Ô brise légère, qui plisse l’onde paisible,
Toi qui murmures doucement sur mon front
Et te plais à voleter malicieusement de branche en branche
Courbant sous ton sou le d’innombrables rameaux,
Ne pourrais-tu sur tes ailes légères
Apporter consolation à mon cœur a ligé ?
Mais hélas ! c’est en vain que je cherche ici le bonheur,
J’ai fui la cour, laissant derrière moi sa cohue.
Je les ai laissés là-bas, entre leurs solides murailles
Occupés à se surveiller d’un air amical,
J’ai laissé derrière moi le cortège de la richesse et du pouvoir,
De la latterie, de la pompe incongrue.
J’espérais, en m’abandonnant ici à la nature,
Seul avec moi-même, pouvoir renaître à la vie.
Mais hélas, mon cœur en in totalement libéré
Retrouve ici l’ancien tourment, plus cruel qu’au premier jour. »1
Par une belle journée de printemps, nos deux amis,
accompagnés par la sœur de Wilhelm ‒ devenue désormais la
femme de Werner ‒, étaient partis en promenade vers un
endroit qui les avait toujours attirés depuis leur première
jeunesse. Ils étaient arrivés sur le lieu où ils avaient joué
ensemble étant enfants et où, adolescents, ils avaient l’habitude
d’évoquer leurs rêves d’avenir. Les jeunes époux s’assirent sous
un chêne vénérable pour jouir de la beauté du paysage. Wilhelm
allait et venait ; devant ce qui s’offrait à sa vue, il se mit à réciter
avec beaucoup de naturel le poème ci-dessus. Car pour chaque
occasion, il avait généralement à l’esprit, les tenant en réserve,
quelques vers tirés d’une pièce ou d’un poème quelconque et
quand il était seul ou qu’il pouvait le faire sans paraître importun
dans la société où il se trouvait, il se laissait aller à les déclamer.
Et c’est souvent d’ailleurs presque machinalement, par une
simple réminiscence de mots, qu’il était amené à exhiber
quelques-uns de ses trésors.
Werner se rappela aussitôt avoir déjà lu ce monologue dans
l’une des pastorales héroïques que son ami lui avait confiées
récemment. Depuis, il n’avait jamais osé en parler, craignant de
ranimer la douleur de la passion. Mais à présent qu’il pouvait
constater à travers la conclusion morose de ce poème que son
ami était tout près de succomber à nouveau au danger de ses
sentiments les plus chers, il ne vit d’autre moyen pour l’en
éloigner, dans l’immédiat, que d’évoquer lui-même tous ces
écrits et de canaliser l’agitation de son ami à travers une
conversation apaisée ; il avait vu juste, car il y réussit : les mêmes
causes ne produisant pas toujours les mêmes effets, le
changement de situation et de circonstances transforme souvent
un objet du tout au tout.
— J’ai, dit-il, déjà lu ce passage avec plaisir dans La Royale
anachorète2 que j’ai d’ailleurs en partie recopiée.
— Je ne voudrais pécher ni par présomption ni par excessive
modestie, répondit Wilhelm. Ce passage ne serait peut-être pas
mauvais si sa présence pouvait se justifier ‒ pas seulement la
sienne, mais celle de beaucoup d’autres morceaux semblables ‒ à
la place où ils se trouvent. C’est une erreur dans laquelle on
tombe facilement que de se répandre en sentiments élégiaques,
de s’attarder à des descriptions et des comparaisons, ce qui
constitue, en vérité, la mort du drame, dont la valeur dépend
uniquement de la manière dont il fait progresser continûment
l’action. Presque toutes les pièces que j’ai écrites jusqu’à présent
souffrent de ce défaut, et c’est la raison pour laquelle elles ont
toujours été rejetées par les maîtres de l’art, en dépit de quelques
morceaux passables.
— Pour ce qui me concerne, reprit Werner, les beaux passages
sont toujours ce que je préfère dans une pièce, car on peut les
apprendre par cœur et en tirer profit pour soi-même.
— Je n’ai rien contre leur présence, fit Wilhelm, mais à
condition qu’ils ne viennent pas entraver la progression de
l’action3. Bien plus, je suis persuadé que toute bonne pièce peut
offrir des temps forts de ce genre et peut même, si tu veux, n’être
composée que de ceux-ci, même si ces derniers n’ont pas
vocation à être recopiés isolément dans un florilège. J’ai
personnellement succombé à cette manie si répandue dans le
public et je dois ma guérison non pas à moi-même, mais à mon
excellent ami R., à qui j’ai montré quelques-uns de mes écrits.
Comme j’aurais été heureux s’il avait pu, pour mon plus grand
profit, séjourner un peu plus longtemps parmi nous ! Qu’y a-t-il,
par exemple, de remarquable dans la pièce dont tu viens de
parler et dont je t’ai récité un passage ? Le désir commun à tous
les hommes d’échapper au tumulte du monde et de goûter au
plaisir d’une vie au milieu de l’innocence de la nature, comme il
nous en est donné parfois les soirs d’été4. Dans combien de
centaines de poésies cette aspiration n’a-t-elle pas déjà été plus
ou moins bien exposée ? Supprime les vers qui expriment ces
sentiments et qui auraient pu composer tout au plus une élégie
passable, enlève peut-être également quelques comparaisons qui
auraient peut-être eu le droit de servir d’ornement à un poème
épique, et tout le reste apparaît soit vulgaire, soit puéril, ou bien
faux et exagéré : comment veux-tu donc que j’aie bonne opinion
de la pièce ?
— Je constate que l’auteur est rarement le juge impartial de ses
propres œuvres, qu’il traite soit trop bien, soit trop mal. Il
suffirait que la pièce fût imprimée ou qu’elle fût montée : on
pourrait alors juger quel accueil elle reçoit.
— Que Dieu me préserve, s’écria Wilhelm, de jamais abaisser le
goût du public ! Je le souhaite aussi peu que de voir le mien
abaissé par lui ! Ce qui arrive la plupart du temps, comme je l’ai
constaté, en raison du respect et de l’indulgence réciproque dont
l’un et l’autre font preuve. Si je devais jamais me produire en
public, je chercherais sans doute à plaire, à plaire au plus grand
nombre, car ces auteurs qui ne prétendent s’adresser qu’à des
connaisseurs et qui rejettent tous ceux auxquels ils ne plaisent
pas dans le troupeau des béotiens5 m’ont toujours paru
insincères ou imbus d’eux-mêmes. Certes, l’œuvre de qualité doit
d’abord être reconnue et, si je puis dire, estampillée par les
connaisseurs ; mais elle doit aussi, si elle a une dimension
humaine, produire une heureuse impression sur tous,
principalement sur ceux qui n’ont pas le jugement formé. Et je
crois que celui-là atteint le sommet de l’art qui parvient à réunir
sur sa personne les suffrages des deux partis, dont seule la
conjugaison ‒ si je peux me permettre d’employer ici le proverbe
latin ‒ constitue la voix de Dieu6.
» Celui-là peut se dire, avec quelque satisfaction, que la
noblesse et le peuple se sont unis pour l’élire. Si seulement l’on
pouvait être mis plus tôt sur la bonne voie ! Car ce sont
précisément ces erreurs, et bien d’autres de même sorte, qui font
que je me suis échiné en vain sur mes premières tragédies. Je l’ai
compris lorsque mon ami m’a ouvert les yeux. À l’exception de
quelques passages qui n’offrent d’ailleurs rien d’inédit ou de
sublime, elles regorgent le plus souvent de passions théâtrales
factices, se gonflent de vulgaires maximes et, s’oubliant en
quelque sorte elles-mêmes, vont leur chemin en trébuchant
maladroitement de-ci de-là pour aboutir non pas à une issue, un
dénouement, mais à une chute, à une fin brutale.
— Tu parles comme s’il y en avait un grand nombre. Y en a-t-il
donc autant que cela ? Tu ne nous donnais pourtant pas
l’impression d’être aussi appliqué.
— Partout où j’étais, partout où j’allais, j’échafaudais des projets
et dès que je pouvais me retirer un peu à l’écart, j’écrivais des
vers. Mais je n’ai achevé véritablement que trois ou quatre
pièces.
— Seulement ?
— Comme je te l’ai dit, plusieurs sont presque terminées et il y
en a un bon nombre qui sont juste ébauchées.
La sœur de Wilhelm avait pris des mains d’une servante
chargée d’apporter quelques rafraîchissements un petit panier et
une bouteille et les avait disposés sur l’herbe. Elle se mêla à cet
instant à la conversation, avec vivacité, comme une personne qui
a longtemps écouté tout en ayant, elle aussi, des choses à dire.
Elle s’adressa à son mari :
— Il est vraiment dommage, dit-elle, qu’il ait tout laissé en
plan. Je peux t’assurer que cela aurait donné de bien belles pièces
et je n’en ai jamais vu représenter de pareilles. J’aimais à les
recopier et j’apprenais toujours par cœur les passages qui me
plaisaient le plus.
— Quelle sorte de héros te choisissais-tu ? demanda Werner.
— Tu seras surpris, quoique cela soit tout à fait naturel, si je te
dis que je les cherchais dans la Bible7.
— Dans la Bible ! s’écria Werner, voilà ce à quoi je m’attendais
le moins.
— Et pourtant, dit Wilhelm, cela est bien naturel. Les premiers
récits qui charment et émerveillent notre imagination enfantine
nous parlent de ces saints hommes auxquels Dieu daigna
accorder une attention particulière. On nous parle d’eux en
quelque sorte comme de nos propres ancêtres. Comment les
hommes les plus éminents issus de la plus éminente des nations
pourraient-ils ne pas représenter à nos yeux les plus grands
personnages sur cette terre ? Nous ne nous demandons pas dans
quelle mesure leurs actions ont été intéressantes, c’est au
contraire parce qu’elles parlent d’eux que leurs actions nous
paraissent dignes d’intérêt.
— Tu disais tout à l’heure, interrompit Werner, que quelques-
unes de ces pièces sont achevées. De quels sujets traitent-elles ?
— Fais-le-toi raconter par Amélie, répondit Wilhelm en
souriant. Tu seras peut-être encore à nouveau bien étonné en
constatant que les ennemis du peuple de Dieu sont les
personnages principaux de mes pièces. Mais je peux t’assurer que
mes intentions étaient des plus orthodoxes, car les prophètes y
remplissaient consciencieusement leur rôle, en disant autour
d’eux crûment la vérité ; des visions et des prémonitions
terrifiantes hantaient leur conscience et ne leur laissaient pas un
moment de répit, de sorte qu’ils apparaissaient complètement
épuisés et aux abois lorsque le cinquième acte venait leur donner
le coup de grâce8.
Amélie signifia clairement combien il lui était désagréable
d’entendre son frère tourner ces choses en ridicule, alors qu’il les
prenait autrefois très au sérieux et qu’elle-même continuait à y
trouver du plaisir. Son mari la pria de dire quels étaient ses
héros. Et quelle ne fut pas sa surprise en l’entendant prononcer
les noms infâmes de Jézabel et de Balthazar9 !
— Aïe ! Aïe ! s’écria-t-il, une reine défenestrée ! Une main qui
sort du mur ! Il faut avoir une imagination hardie pour en faire
le sujet d’une pièce de théâtre !
— Je vois avec plaisir, dit Wilhelm, que le mauvais goût de la
chose te saute immédiatement aux yeux. Et tu t’étonneras encore
plus si je te dis que c’est précisément ce qui m’a fait choisir ces
histoires. Sois sûre qu’il en est ainsi pour bien des auteurs de
théâtre. Ils repèrent quelque chose de frappant dans un roman,
une histoire, et ils imaginent immédiatement que cela pourra
être représenté tel quel, que cela pourra donner matière à quatre
actes, alors que le sujet convient tout aussi peu au drame que le
saut de la mort au personnage de la reine ou l’apparition
menaçante de la main magique.
— Comment alors, pour l’amour du Ciel, as-tu traité ces sujets ?
dit le beau-frère.
— Tu auras peut-être peine à me croire si je t’assure que je les
ai traités en respectant parfaitement toutes les règles et
conventions théâtrales.
— Il faut que tu les lises, interrompit la sœur, car tu ne tireras
rien de lui.
— Je dois d’abord t’avouer, reprit Wilhelm sans tenir compte
de la remarque de sa sœur, que c’est en échafaudant des
hypothèses sur un genre inédit de mort que j’ai été amené à
m’intéresser au sujet de Jézabel. J’ai constaté que tous mes
prédécesseurs s’étaient donné infiniment de peine pour manier
sous les formes les plus diverses les artifices du poignard, du
poison et autres funestes instruments, si bien que leurs
successeurs n’avaient pratiquement plus d’autres combinaisons à
leur disposition. Je n’en fus que plus séduit par l’idée de la
défenestration mettant fin aux jours d’une infâme souveraine.
Werner éclata alors d’un grand rire, ce qui n’était pas dans ses
habitudes.
— Je ne comprends pas, s’écria-t-il, devait-elle vraiment être
jetée du haut de la fenêtre, comme on le voit dans la Bible
illustrée de Merian10 ?
— Comment peux-tu mettre une telle farce de marionnettes au
compte d’un écrivain un peu expérimenté ? Non, mes œuvres
devaient pouvoir être jouées devant des gens de goût. Toute
l’action se déroule dans un même espace, dont on ne s’éloigne
pas11. Au cinquième acte, quand Jézabel essaye en vain, par ses
flatteries et ses charmes apprêtés, d’émouvoir le vainqueur, de
l’ébranler par des menaces, le héros12 est finalement saisi par une
juste colère et se répand en reproches et malédictions ; il met un
terme brutalement et assez cavalièrement à une conversation
très habilement conduite en ordonnant à la garde de précipiter la
reine hors des murs. On s’empare d’elle… et le rideau tombe.
— Bravo ! s’écria Werner, voilà qui est ingénieux !
— Ma seule crainte, reprit Wilhelm, était qu’il arrivât un jour,
à la fin d’une représentation, que le rideau ne voulût pas
descendre, ce qui eût complètement ruiné l’effet de la tragédie en
déclenchant des éclats de rire13.
— Tu trouveras certainement de superbes passages dans cette
pièce, dit la sœur à son mari, et la reine est si infâme qu’on lui
souhaite tout le mal possible.
— Dis-moi, Amélie, fit Wilhelm, est-ce que tu ne lui en voulais
pas surtout d’avoir des prétentions sur un jeune roi que tu
n’aurais pas toi-même dédaigné ?
— Passons à Balthazar ! interrompit Werner.
— En voilà un, par exemple, auquel je ne permettrai pas que
l’on touche ! dit la sœur. La pièce contient de très beaux
passages, que j’ai tous appris par cœur.
— Donne-m’en donc une idée, dit Werner.
— Mes héros, reprit Wilhelm, étaient généralement jeunes. Il
n’y avait alors rien de plus intéressant pour moi que le thème de
la jeunesse, qui me touchait personnellement. Et c’est ainsi que je
fis de mon roi Balthazar un jeune homme distingué.
— Te souviens-tu encore, demanda la sœur, de ce que
l’étranger dont tu vantais tant le goût nous a dit au cours d’une
promenade après avoir lu la pièce dans la matinée ?
— Je suis convaincu, répliqua Wilhelm, qu’il a dit cela par
indulgente bonté, pour ne pas me décourager complètement. Il
prétendait que le caractère du jeune roi était assez bien brossé.
En réalité, c’est un homme comme il s’en rencontre beaucoup,
dans toutes les couches de la société. Il veut le bien, il a le sens de
ce qui est droit et vertueux, nourrit un vague sentiment de
malaise et de crainte respectueuse envers le Dieu sévère des Juifs,
une soumission ancestrale et commode à l’égard de ses propres
dieux. Peu soucieux de son royaume, occupé à ses passions, avide
de fêtes et de banquets, il ne préfère rien tant que les
distractions, auxquelles ses courtisans l’encouragent de grand
cœur.
— Voilà qui n’est pas si mal, dit Werner.
— Écoute le monologue par lequel le roi ouvre le deuxième
acte, dit Amélie, je le connais par cœur.
— Récite-le donc, dit Wilhelm. J’irai pendant ce temps me
promener sur la berge. Je n’aime pas beaucoup m’entendre
réciter mes propres vers.
— Qu’en serait-il si on les jouait devant toi ?
— Je n’en sais rien, on verrait bien. Mais il est sûr, en tout cas,
que je serais embarrassé.
Là-dessus, il s’éloigna.
— Imagine un peu la scène, reprit Amélie lorsqu’il fut parti.
C’est l’anniversaire du roi ; durant la nuit, des conspirateurs
ouvrent le premier acte et se dispersent au point du jour ; le
soleil se lève et le roi, réveillé par les sonneries de trompette et
les roulements de tambour qui annoncent dans la ville le début
des festivités, s’arrache des bras d’une favorite et contemple
depuis sa terrasse la splendeur de Babylone. J’ajoute qu’au cours
de l’acte précédent un conjuré a évoqué d’un ton méprisant la
terreur que l’orage inspire à Balthazar.

1. L’accent est mis cette fois sur le conflit entre la vocation poétique et le service du
prince. C’est, comme on le sait, le sujet de la pièce Torquato Tasso dont la première
version date de 1780-1781 (publication en 1790).

2. Il s’agit en fait d’une œuvre (1764-1765) de Goethe lui-même. Elle fut détruite par
l’auteur lors de l’autodafé de Leipzig (octobre 1767), puis reconstituée en 1782.
Intitulée Die königliche Einsiedlerin, elle appartient au genre de la pastorale héroïque
(« heroisches Schäferspiel ») et restitue l’état d’âme du poète. Les monologues en vers
iambiques rimés sont repris dans La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister ici même puis
au chapitre 12 du Livre III. Il ne nous est pas conservé de témoignage particulier de
Goethe sur ce texte.
3. Wilhelm défend clairement ici une vision de l’action dramatique proche des
Français et de Lessing.
4. Motif antique d’un bonheur loin des « affaires du monde » (« locus amœnus procul
negotiis »).

5. Wilhelm cite Horace, Épîtres I, 19, 19 (« À Mécène »), où sont tournés en dérision
ceux qui imitent seulement l’apparence de leur modèle. D’où le jugement : « Un
modèle que ses défauts rendent difficile à imiter trompe, parce qu’on n’imite que ses
défauts », et la conclusion : « Ô imitateurs, servile troupeau, que de fois vos agitations
ont soulevé ma bile ou mon rire ». Horace : « O imitatores, servum pecus ».

6. Il s’agit de la sentence latine : « Vox populi, vox dei ». L’idée de la combinaison


harmonieuse de deux éléments dissemblables est ici encore caractéristique d’Horace.
Si, dans l’Épître aux Pisons, il condamne les chimères, il recommande plus généralement
l’union de « l’utile et de l’agréable ».
7. Comprendre l’Ancien Testament, source du drame scolaire chrétien puis du
théâtre confessionnel protestant, les catholiques donnant plus nettement la préférence
aux vies de saints. Il y eut une reviviscence de cette pratique dans la littérature profane
du XVIIIe siècle avec Johann Jakob Bodmer (1698-1783), auteur de Jakob und Joseph
(1751), Die Synd-Flut (1751), Jakob und Rachel (1752), puis avec Friedrich Gottlieb
Klopstock, dont la première pièce avait pour titre La Mort d’Adam (Der Tod Adams),
1757.
8. Cf. supra, note 35.

9. Deux sujets, spectaculaires en effet, présents encore dans le théâtre classique


d’inspiration biblique, dont l’Athalie de Racine, jouée pour la première fois au Français
en 1716, est proche, la reine de Racine étant fille de Jézabel. Cette dernière, épouse
d’Achab, était adoratrice de Baal. Hostile à Yahvé, elle persécuta Élie (Rois, 1, 18-46 et
19, 1-21 ; Rois, 2, 9). Promise à la dévoration par les chiens, elle fut précipitée d’une
fenêtre du palais d’Izréel.
Balthazar, fils de Nabuchodonosor selon Baruch et Daniel, connu par le fameux
récit du « festin de Balthazar » (Daniel, 5). La profanation des vases dérobés au Temple
entraîne une intervention surnaturelle : « Soudain apparurent des doigts de main
humaine qui se mirent à écrire […] et le roi vit la paume de la main qui écrivait : Mené,
mené, tequél, Parsin » (Bible de Jérusalem, p. 1197-1198). Balthazar mourut la nuit
suivante et son royaume échut aux Mèdes.
10. Bible luthérienne ornée de gravures de Matthieu Merian (1593-1650). On
relèvera l’importance de l’illustration comme source visualisante de l’imagination
créatrice.
11. Opposition entre une esthétique narrative, celle du drame biblique, et une
conception concentrée de l’action dont l’unité de lieu est la traduction spatiale directe.
12. Le « protagoniste » est le personnage qui concentre l’intérêt et autour duquel
tourne l’action.
13. On peut interpréter banalement l’incident comme un simple ratage. Toutefois,
l’événement cesse d’être mineur dès lors que sa survenue détruit l’illusion. Benjamin
parle de « dés-astre », d’une chute de l’art dans l’anecdotique avec perte d’« aura ».
CHAPITRE 5

« Quelle belle et claire journée met en fuite la douce nuit


Et m’arrache au sommeil ? Un jour de splendeur et de joie !
L’amour m’enchaînait entre ses bras caressants
C’est maintenant la joie qui me convie à d’autres heures éclatantes ;
Des cris d’allégresse éclatent dans la ville et résonnent dans la
campagne d’alentour
Sous l’éclat du soleil du matin, telle l’image magique de Memnon1.
J’entends monter les chants de mille gorges,
Ils célèbrent la louange de leur roi, chantent son bonheur.
De toutes parts, les voix m’invitent à l’unisson
À être le plus heureux des hommes et pareil aux dieux.
Puisse chaque instant de ma vie ressembler à cette heure !
Que puis-je souhaiter d’autre ? Cette heure est mienne et je veux en
jouir.
Que mon bonheur sans mélange soit aussi pur que ce ciel !
Mais quel est ce nuage qui monte ? Cache-toi à mes regards !
Quoi ! les splendeurs de la ête devraient-elles être à mon unique
gloire
Tandis que la peur du tonnerre me fait trembler au tréfonds de mon
âme ?
Oh, faible cœur humain ! oh, esprit aisément enchaîné !
Tu en les, tu t’élèves dans les airs, comme le répètent tes courtisans.
Un peuple agenouillé peut enchanter ton orgueil
Et son obéissance te duper, toi qui le commandes.
Et quand la puissance des airs ne jette son feu que sur toi
Tu courbes comme un enfant cette tête qui portait insolemment la
couronne.
Ô bonheur, toi qui t’es donné à moi comme une femme aimée,
Viens, sur la brise matinale, m’envelopper amoureusement de ton
sou le !
Ce n’est qu’au creux de tes bras qu’heureux et insouciant
Je jouis de ce que la naissance m’a donné et de ce que tu m’as o fert.
Ah ! comme mon esprit aspire à s’envoler, à ne connaître aucune
limite,
À repousser toujours plus loin les frontières de mon prodigieux
royaume,
À traverser les espaces d’un pas noble et conquérant
Et à ne s’arrêter, à contrecœur, que devant le dernier rivage !
Et c’est pourtant en vain que mon cœur s’est élevé à de telles hauteurs,
Une voix me crie : tu n’es pas le Maître ! Reconnais le Très-Haut !
Ton esclave lève les yeux, et tu lui parais immensément grand.
Abaisse ton regard vers lui, son sort est également le tien.
Ton image dorée peut bien trôner ièrement dans d’innombrables
temples,
Un petit carré te su ira pour ton dernier repos.
Commandes-tu au jour ? Décrètes-tu la joie ? La détresse ?
Le temps t’entraîne là où nous inissons tous.
Lui seul existe et existera pour l’éternité.
Le Ciel peine à le porter et tremble sous son poids.
De toute sa puissance, il surgit de la tempête,
Le tonnerre apporte sa parole à mon oreille assourdie.
Il gronde : “Tu n’es que le grain de poussière que je disperse au vent
Tu n’es, ô roi magni ique, que la leur que je moissonne.” »2
Amélie dut répéter une deuxième fois ces vers à son mari, qui
les loua beaucoup et qui essaya même de les retenir. Au retour
du frère, la discussion reprit, à peu près dans les mêmes termes
que ceux que nous avons rapportés au chapitre précédent.
Amélie parlait de la pièce avec enthousiasme, Werner
l’approuvait par avance, supposant que tout devait être aussi
réussi que le monologue.
Wilhelm, en revanche, trouvait qu’il y avait matière à critique ;
et comme, tout en parlant, il avait beaucoup de choses présentes
à l’esprit et qu’il formulait les conclusions de maintes réflexions
que les autres n’avaient pas menées par eux-mêmes ; comme il
pouvait comparer ses propres productions avec nombre
d’œuvres qui lui étaient familières ; comme il parlait en tant
qu’artiste des ressorts qui font progresser l’action d’une pièce
avec des gens qui ne jugent que d’après l’effet que celle-ci produit
sur eux3, il était impossible qu’il les convainquît jamais, d’autant
plus que, si l’on y regarde de près, aucun des trois n’avait tort.
Il ne manqua pas, toutefois, de revenir et d’insister encore et
encore sur le principe qui lui était le plus cher : à savoir que dans
le drame l’action, dans la mesure où elle progresse et où elle peut
être représentée sur scène, constitue l’élément principal4 et que
les états d’âme et sentiments doivent être complètement
subordonnés à cette progression5 ; enfin, que les caractères eux-
mêmes ne doivent se révéler que dans et par leurs faits et gestes.
On lui concéda ce point de vue, tout en évoquant
immédiatement des exemples prouvant le contraire. À la fin,
Wilhelm assura qu’il méprisait totalement ses travaux passés
justement parce qu’ils se caractérisaient tous par le même défaut.
— Ils sont, dit-il, comme ces gens que personne n’apprécie,
parce qu’ils bavardent beaucoup et agissent peu.
Se sentant froissée, Amélie demanda sur le ton de la
plaisanterie :
— Montre-nous donc quelques-unes de ces choses nouvelles
que tu as écrites depuis que tu es devenu si savant.
— Je me garderai de le faire, répliqua Wilhelm, car je crois que
ce que j’ai écrit après en être arrivé à ma théorie n’est pas trop
mauvais et même si je sais que je suis sur la bonne voie, je crains
toujours de ne pas avoir assez de force pour respecter celle-ci et,
faute de pouvoir travailler sous la direction d’un maître avisé, de
m’égarer une fois encore, et cette fois-ci plus dangereusement.
Je livre mes anciennes productions à votre louange et à votre
critique, mais souffrez que je garde encore pour moi le secret de
mes œuvres présentes. Le public égare même les maîtres ; nous
autres élèves, nous sommes pareils à ces jeunes arbres fragiles et
fraîchement plantés, balancés au gré du vent, qui ne parviennent
pas à prendre racine et menacent de se dessécher. Je vous lirai
plutôt, pour conclure, les fragments d’un petit essai que j’ai
conservé dans mes notes et que mon ami m’a envoyé en réponse
à différentes questions que je lui posais sur l’art dramatique. Les
critiques ont souvent débattu, et se sont même disputés, sur la
question de savoir d’où provient le plaisir que nous procure le
drame, et plus particulièrement la tragédie. On a émis les
opinions les plus diverses sur l’objet et la finalité de celle-ci6.
Vous allez entendre ici quelques réflexions philosophiques qui
paraissent sans doute remonter très en amont, mais qui n’en
donnent pas moins beaucoup à penser sur le sujet.
Wilhelm chercha les feuillets et lut :
« Par sa nature même et par la nature des choses, l’homme est
voué à des destinées diverses ; il est en même temps très proche
et très éloigné de la joie et la douleur la plus intense, du bonheur
et du malheur le plus profond. Il lui a été donné d’avoir ce que
l’on peut appeler un pressentiment du bien et du mal,
étroitement lié à la capacité d’assumer et de supporter tous les
fardeaux de la vie.
Chaque âme se trouve plus ou moins bien préparée, au fil des
jours, à ce qui l’attend, si bien que les événements
extraordinaires, lorsqu’ils surviennent, lui paraissent
habituellement communs et supportables, surtout quand sont
passés les premiers moments de surprise. Même si je ne peux
nier que beaucoup, devant un bonheur ou un malheur inattendu,
perdent tout contrôle sur eux-mêmes, il se trouve néanmoins
également nombre de gens chez qui nous n’aurions pas
soupçonné une telle force de caractère, qui supportent l’arrivée
d’un grand bonheur avec égalité d’âme et la survenue du malheur
avec sérénité. On voit souvent des gens que rien ne distingue de
la condition commune subir la douleur, la maladie, la perte
d’êtres chers avec une tranquille fermeté et même s’avancer vers
leur propre mort comme au-devant de quelque chose de connu
et de nécessaire.
Que le pressentiment du bien soit lié, chez tous les hommes, au
désir de le posséder, voilà qui va de soi et paraît immédiatement
évident. Mais que l’homme éprouve également une sorte
d’attirance pour le mal, qu’il aspire confusément à jouir de la
douleur, voilà qui est plus difficile à cerner, car lié à d’autres
sentiments, caché sous d’autres symptômes susceptibles de nous
détourner facilement de notre réflexion.
Il a été dit depuis longtemps que l’état d’indifférence était celui
auquel l’homme désire le plus souvent échapper. Dès que l’âme et
le corps, grâce au sommeil et au repos, sont plongés dans un état
de bien-être, ils éprouvent l’un et l’autre le besoin de bouger,
d’agir, d’être à nouveau aiguillonnés, stimulés afin de prendre
ainsi pleinement conscience d’eux-mêmes. Le désir de jouir de
cette excitation prend de multiples formes. Une personne simple
a besoin de la forme la plus simple, la plus modeste, la plus
atténuée ; une personne plus cultivée d’une forme plus variée,
plus intense, plus itérative7. Ce désir est si fort qu’il reste
rarement dans les limites qu’il s’assigne, que celui-là même qui
passe pour être tempérant n’est sans doute pas ivre à la fin de
chaque jour de sa vie, mais n’en consume pas moins sa vie plus
vite qu’il n’avait été décrété par le destin.
Tout ce qui nous arrive d’extraordinaire nous touche au plus
profond de notre être. Un malheur passé devient un trésor gravé
pour toute la vie dans notre mémoire. Le récit des aventures
extraordinaires qui arrivent aux autres est toujours accueilli avec
grand plaisir, qu’il nous soit transmis à travers les siècles ou qu’il
nous arrive, comme une nouveauté, depuis les plus lointaines
contrées du monde. Mais ce qui émeut le plus le peuple, c’est ce
qu’on lui met sous les yeux. La masse ignorante est davantage
attirée par un tableau à peine ébauché, une sculpture naïve que
par une description détaillée. Combien sont-ils à ne voir dans la
plus belle des peintures que l’anecdote ? Les images dont
s’accompagnent les chanteurs ambulants impressionnent
davantage le public que leurs chansons, même si ces dernières
captivent également fortement l’imagination8.
Qu’est-ce qui peut plus vivement impressionner la foule que de
voir sous ses yeux un héros se relever en quelque sorte de sa
tombe, agir, parler, révéler ses pensées les plus intimes, souffrir
et finalement succomber aux dangers imaginés par le poète ?
Combien de gens sont irrésistiblement attirés par une exécution
capitale qui pourtant leur fait horreur, combien le cœur de la
foule tremble pour le criminel et combien rentreraient chez eux
déçus si ce dernier était finalement gracié et sauvait sa tête ? Le
sang qui jaillit et rougit la nuque blême du coupable éclabousse
l’imagination des spectateurs de taches indélébiles ; des années
après, ils en frissonnent encore et lèvent un regard concupiscent
vers l’échafaud en évoquant l’image de tous ces détails horribles
et en osant à peine s’avouer à eux-mêmes qu’ils se repaissent de
ce spectacle terrifiant. Les exécutions capitales que le poète met
en scène leur conviennent bien mieux.
Rien ne peut émouvoir un esprit sain qui ne fasse en même
temps vibrer les cordes de son être profond, répandant sur lui les
ravissantes harmonies du plaisir. Même ces envies de cruauté
destructrice qui nous terrifient chez les enfants et que nous
cherchons à réprimer par des punitions, se muent finalement,
par des détours et des chemins secrets, en plaisirs voluptueux. Le
spectacle dramatique, en particulier la tragédie, sème d’étincelles
tous ces méandres intérieurs et un ravissement saisit le
spectateur ; plus ce ravissement est trouble, et plus le plaisir est
grand9.
Les idées que les hommes se forgent de leurs semblables et des
choses sont si vagues, si confuses, si imparfaites qu’un absurde
quiproquo ne les dérange en aucune manière. On reconnaît
Charles XII10 à ses bottes, à sa redingote boutonnée et, surtout, à
ses cheveux hirsutes, Henri IV11 à sa barbiche et à sa fraise et l’on
s’accommode par ailleurs des figures les plus incongrues pour
incarner la majesté défunte. J’affirme même que plus le théâtre
est épuré, plus il plaît nécessairement aux gens sensés et raffinés,
mais qu’il s’éloigne ainsi toujours davantage de sa destination
originelle. Pour recourir à une comparaison, il me semble alors
pareil à un étang qui ne doit pas simplement contenir de l’eau
claire, mais également une certaine quantité de vase, d’algues et
d’insectes si l’on veut qu’y prospèrent les poissons et les oiseaux
des marais.
Je suis contraint de poser la plume et en jetant un regard sur ce
que je viens d’écrire, je constate que j’ai été aussi confus, aussi
superficiel que tous ceux qui ont osé traiter ce sujet. Que ces
idées ici ébauchées puissent au moins éveiller d’autres idées en
vous ! Peut-être parlerons-nous prochainement du genre de la
farce12 et de sa fille distinguée, la comédie13 ? Il nous faudra alors
ne pas oublier d’évoquer, si nous voulons aller au fond des
choses, les danses de bohémiens, de montreurs d’ours, les sauts
périlleux et les contorsions des acrobates ambulants… »14
Nos amis se préparaient à s’emparer, chacun à sa manière, du
lourd pavé de cette dissertation pour en adoucir autant que
possible quelques arêtes trop vives (car le lecteur est
habituellement ainsi fait qu’il voudrait prendre commodément
chaque chose en main pour avoir tout loisir de la contempler et
la faire ensuite rouler à sa guise devant lui, telle une boule de jeu
de quilles), lorsqu’ils furent interrompus par un spectacle qui
absorba toute leur attention.

1. Les colosses de Memnon, statues du temple funéraire d’Aménophis III à Thèbes.


C’est l’effondrement d’une de ces statues qui provoqua les réactions sonores de la
pierre sous l’effet du soleil levant. Ce phénomène cessa quand la statue effondrée fut
relevée sur l’ordre de Septime Sévère.
2. Monologue extrait du Bathazar de Goethe, texte victime également de l’autodafé
de 1767. Voir de même plus loin Livre III, chapitre 9.
3. L’esthétique dite de « l’effet » (« Wirkungsästhetik ») repose sur le spectateur, non
sur l’œuvre elle-même. Cette opposition est toutefois plus théorique que réelle. Mais il
reste que Wilhelm est, sur ce point, du camp des modernes.
4. C’est le sens étymologique du terme « drama » en grec comme pour Aristote dans
sa Poétique. Avec Hegel, l’élément essentiel sera en revanche le dialogue.

5. Position qui se retrouve sous la plume de Lessing dans la Dramaturgie de


Hambourg.

6. Le débat dure depuis la Renaissance, mais il a souvent été rejeté au second plan en
raison de la conception didactique du théâtre. C’est Schiller qui théorisera « le plaisir
pris aux sujets tragiques » dans son cours d’Iéna du semestre d’été 1790, texte publié
pour la première fois en 1792 dans le premier numéro de la revue Nouvelle Thalie (Neue
Thalia).

7. Motif rhétorique grec du « prepon » que Cicéron nomme « aptum » et Quintilien,


« decorum ». Goethe reviendra plus tard sur ce sujet dans ses développements sur « das
Schickliche ».

8. Goethe a toujours témoigné un vif intérêt au théâtre et au chant populaire ainsi


qu’à la gestuelle. Sur le point précis évoqué ici, il est l’ancêtre du Brecht admirateur et
continuateur, selon une perspective de critique sociale, des « chanteurs de
complaintes » (« Moritatensänger »). Ceux-ci interprétaient leurs récits en
s’accompagnant d’une baguette avec laquelle ils désignaient des peintures figurant les
épisodes successifs des histoires, le plus souvent sanglantes, narrées ou chantées par
eux.
9. À travers Wilhelm, Goethe met fortement en évidence la nécessaire
interpénétration des sentiments et des points de vue dans l’art, lequel ne saurait se
confondre avec un discours normatif univoque.
10. Ce roi d’une Suède alors grande puissance européenne fut non seulement le
héros d’un récit de Voltaire (L’Histoire de Charles XII, 1731), mais dès 1719 il est le
protagoniste d’une pièce : La Mort malheureuse de Charles XII (Der Unglückselige Todes =
Fall Caroli XII), de Johann Georg Ludovici, reprise avec succès par les troupes
ambulantes.
11. Henri IV connut en France une fortune considérable dans la seconde moitié du
e
XVIII siècle. Il est l’image du roi bon, juste et proche du peuple, et sert de critique à la
monarchie absolue. La pièce française, représentée en Allemagne dans la traduction de
Christian Heinrich Schwan (1768), est La Partie de chasse de Henri IV (1764, mais
autorisée officiellement en 1774 seulement) de Charles Collé (1709-1783).
12. L’intérêt de Goethe pour la farce a été constant, il en appréciait la puissance
comique et l’efficacité scénique.
13. La comédie, celle de Molière surtout, illustre parfaitement ses goûts par son
étendue et la variété de ses formes, du Médecin volant au Misanthrope, à l’exact opposé
de ce que disait Boileau dans son Art poétique (1674).

14. Ces types de spectacles, très appréciés et très lucratifs, se donnaient également
dans les salles des grandes villes dont ils assuraient la rentabilité.
CHAPITRE 6

À travers champs s’avançait une troupe de gens armés, dont les


longues vestes aux larges revers, les chapeaux informes, les
lourds fusils, la démarche débonnaire et l’allure nonchalante
faisaient immédiatement reconnaître comme un détachement de
la milice de la seigneurie voisine. Ils les saluèrent en arrivant
vers eux, déposèrent leurs fusils au pied du grand chêne,
s’installèrent tranquillement sur la place pour fumer une pipe.
Nos amis engagèrent la conversation avec un sous-officier et
apprirent de celui-ci qu’il avait été envoyé par les autorités à
cette frontière1 pour prendre en charge deux jeunes gens qui
s’étaient évadés ensemble et avaient été arrêtés dans la ville
voisine à la suite de lettres de dénonciation. Le chêne qui avait
produit sur Wilhelm un effet si poétique marquait en vérité la
frontière. La troupe devait s’arrêter à cet endroit pour y attendre
les deux prisonniers. Cette nouvelle laissa Wilhelm interdit.
Mais il fut encore plus étonné lorsqu’il apprit que le jeune
homme était comédien de son état et que la demoiselle était la
fille d’un homme en vue de la petite ville voisine. Le récit détaillé
que fit le sous-officier permettait de recomposer ainsi l’histoire :
une troupe de comédiens avait séjourné là-bas six mois plus tôt ;
ils n’avaient pu se produire très longtemps et quand ils avaient
décidé de changer de quartier, un des comédiens n’avait pas
voulu les suivre et était resté sur place. En proposant à bas prix
ses services pour enseigner aux jeunes gens le français et la
danse2, il avait trouvé quelques protecteurs et familles
complaisantes. Logeant dans la maison de N…, il avait fait la
connaissance d’une jeune fille que celui-ci avait eue d’un premier
mariage et à laquelle sa seconde épouse ne s’intéressait guère. Il
s’était beaucoup promené avec la jeune personne, lui avait donné
au jardin des cours de diction, ce qui avait déjà fait jaser les
voisins. On s’était querellé à ce sujet au sein de la maison et un
matin, les deux jeunes gens avaient disparu. Les parents avaient
couru au poste de police, on avait mobilisé les autorités de la
seigneurie voisine, où les fuyards avaient d’ailleurs été arrêtés et
devaient maintenant leur être livrés.
Nos amis furent très étonnés par ce récit, car l’analogie des
situations était flagrante, en dépit de l’interversion des rôles
entre le jeune homme et la jeune fille, avec la propre histoire de
Wilhelm. Ils étaient très curieux de découvrir ce couple mal
assorti. Ils n’attendirent pas longtemps avant que le greffier
n’arrivât à cheval et commençât à s’entretenir avec les hommes
de la troupe ; il confirma toute l’histoire, qu’il compléta par
quelques nouveaux détails en réponse aux questions posées par
nos amis.
On vit bientôt arriver de loin une voiture entourée de gardes
civils qui faisaient un effet plus ridicule que terrible. Elle était
précédée par ce qui paraissait être un officier municipal qui,
arrivé sous le chêne qui marquait la frontière, se lança
consciencieusement dans un échange de politesses avec son
confrère, accompagné de force gestes. On eût dit la rencontre
d’un esprit et d’un sorcier, l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur du
cercle formé autour de quelque dangereux rituel nocturne.
Cependant, l’attention des spectateurs était concentrée sur la
voiture. La vieille calèche dans laquelle on avait d’abord
transporté la belle s’était brisée en route et comme il avait fallu
recourir à une charrette de paysan, la demoiselle avait demandé à
rejoindre son ami qui, au début du voyage, marchait à côté,
chargé de lourdes chaînes en vertu d’une conception bien
particulière, en son cas, de la criminalité. Ils étaient donc assis
tous les deux côte à côte sur quelques bottes de paille et se
regardaient tendrement. Il lui baisait les mains en faisant
cliqueter ses chaînes avec beaucoup de distinction.
— Nous sommes bien malheureux, dit-il à l’adresse de ceux qui
s’étaient rapprochés de la charrette, mais nous ne sommes pas
aussi coupables que nous le paraissons3. C’est ainsi que des gens
cruels récompensent un amour sincère et que des parents qui
négligent complètement le bonheur de leurs enfants les
arrachent brutalement au bonheur qu’ils connaissaient enfin,
après de longs jours de tristesse.
Les questions que tous lui posèrent étaient un peu plus
prosaïques. Pendant qu’il y répondait, les deux magistrats
achevèrent leur cérémonial et la charrette poursuivit son
chemin. Wilhelm, que le sort des deux amoureux intéressait
vivement, demanda à sa sœur et son beau-frère de bien vouloir
l’accompagner jusqu’au prochain poste de police, qui était situé à
environ une demi-heure de là. Ils s’excusèrent en alléguant que
le soir allait tomber et qu’ils devaient prendre le chemin du
retour vers la ville. Mais Wilhelm, quant à lui, courut derrière le
couple d’amoureux et comme il pensait pouvoir renouer avec le
bailli qu’il connaissait de longue date avant l’arrivée de la troupe,
il emprunta un chemin de traverse et arriva juste à temps au
tribunal, où tout le monde était déjà en effervescence pour
accueillir les fuyards.
Le greffier, qui entra peu après, raconta avec une joie non
dissimulée que tout s’était bien passé et que les jeunes gens
n’étaient plus très loin. Il ajouta, avec plus de satisfaction encore,
qu’il avait donné ordre que la voiture ne passât pas par la porte
de la ville, mais que les prisonniers fussent déposés dans le petit
jardin qui communiquait par une porte étroite avec le tribunal,
ce qui permettait de les introduire en toute discrétion.
Wilhelm, quoique lui déplût la manière froide et détachée dont
cet homme traitait l’affaire, ne put néanmoins s’empêcher de
saluer les précautions qu’il avait prises pour épargner le couple
infortuné. Ce dernier accepta le compliment avec complaisance,
mais ne se réjouit véritablement au fond de lui-même que du
bon tour qu’il avait joué à la foule des bourgeois rassemblés dans
les rues et devant le tribunal, en les privant d’un spectacle aussi
prisé que celui de l’humiliation publique d’une jeune fille qui
avait l’habitude, jusque-là, de prendre plus qu’une autre les gens
de haut. Là-dessus, il raconta au bailli combien il était satisfait du
cheval qu’il avait échangé, la veille, chez un Juif ; il s’étendit sur
toutes les qualités de celui-ci, ce qui empêcha Wilhelm de se
mettre au courant des détails de l’affaire et le fit s’étonner, pour
lui-même, qu’en l’attente d’événements si importants, au milieu
de procédures si graves, on pût voir s’immiscer des choses si
étrangères, si indifférentes à la question et même, était-il tenté
d’ajouter, si absurdes.
On annonça l’arrivée des prisonniers. Le bailli n’avait pas un
goût particulier pour ces affaires sortant de l’ordinaire, dans la
mesure où il commettait la plupart du temps quelque bévue dans
la manière de les traiter et où, avec la meilleure volonté du
monde, il en récoltait habituellement une verte réprimande de la
part de l’autorité supérieure ; il se rendit d’un pas lourd dans la
salle d’audience, suivi de Wilhelm, du greffier et d’autres
notables de la ville, réunis par la curiosité.
La belle comparut la première. Elle se présenta sans arrogance,
tout en se montrant assez sûre et consciente d’elle-même. La
manière dont elle avait arrangé sa toilette, que la fuite et la
captivité n’avaient pas mise dans l’état le plus avantageux, prouva
à Wilhelm que la demoiselle tenait beaucoup à sa personne.
D’ailleurs, sans attendre qu’on l’interrogeât, elle commença à
expliquer sa situation, non sans habileté.
Le greffier lui enjoignit de se taire et suspendit sa plume au-
dessus de sa feuille. Le bailli prit la pose pour se donner une
contenance, regarda le greffier, s’éclaircit la voix et demanda à la
pauvre enfant son nom et son âge.
— Pardonnez-moi, monsieur, répondit-elle, mais je ne peux
que trouver tout à fait étonnant que vous me demandiez mon
nom et mon âge, dans la mesure où vous savez parfaitement qui
je suis et que j’ai exactement le même âge que votre fils aîné. Ce
que vous voulez, ce que vous devez savoir de moi, je vais vous le
dire sans ambages.
» Depuis le second mariage de mon père, je suis assez mal
traitée à la maison. J’aurais pu trouver quelques bons partis si ma
belle-mère, par crainte de la dot à fournir, ne s’était employée à
les décourager. C’est alors que j’ai fait la connaissance du jeune
Mélina et je n’ai pu m’empêcher de l’aimer. Comme nous
prévoyions les obstacles qui interdiraient notre union, nous
avons résolu de chercher ensemble dans le vaste monde le
bonheur qui nous était refusé chez nous.
» Je n’ai rien emporté qui ne m’appartînt en propre et je suis
encore en droit d’exiger la part qui me revient de ma mère. Nous
ne nous sommes pas enfuis comme des voleurs ou des brigands
et mon amant ne mérite pas d’être ainsi traîné de par les
chemins, garrotté et chargé de chaînes. Le Prince est un homme
juste, il n’approuvera pas cette sévérité. Nous ne sommes pas si
coupables que nous méritions d’être traités ainsi.
Ce discours renforça, redoubla l’embarras du vieux bailli. Il
entendait déjà bourdonner à ses oreilles les remontrances
magnanimes, et les propos volubiles de la jeune personne
avaient complètement ruiné son projet de procès-verbal. Et ce
fut encore bien pis lorsqu’elle refusa de répondre aux questions
d’usage qui lui furent posées à plusieurs reprises, pour s’en tenir
rigoureusement à ce qu’elle avait déjà déclaré.
— Je ne suis pas une criminelle, dit-elle. On m’a jetée sur de la
paille et traînée ici honteusement. Il y a une justice supérieure
qui nous rendra notre honneur.
Le greffier qui avait pendant ce temps noté toutes ses paroles,
souffla au bailli qu’il n’avait qu’à poursuivre l’interrogatoire et
que l’on verrait plus tard pour rédiger un procès-verbal en
bonne et due forme.
Le vieil homme reprit courage et, en termes crus et avec de
sèches formules judiciaires, il commença à sonder les doux
secrets de l’amour.
Wilhelm sentit le rouge lui monter au visage et les joues de la
jolie pécheresse se colorèrent du charmant incarnat de la pudeur.
Elle se tut, hésita un instant jusqu’à ce que l’embarras, enfin, lui
rendît courage.
— Soyez assurés, s’écria-t-elle, que j’aurais la force d’avouer la
vérité, quand bien même je devrais ainsi parler contre moi.
Pourquoi donc hésiterais-je, reculerais-je, alors que cette vérité
est tout à mon honneur ? Oui, à partir du moment où j’ai été
assurée de son inclination et de sa fidélité, je l’ai considéré
comme mon époux et lui ai accordé volontiers tout ce que
l’amour exige et ce qu’un cœur confiant ne peut refuser.
Maintenant, faites de moi ce que vous voudrez. Si j’ai hésité un
instant à tout vous avouer, c’était de crainte que mon aveu
n’entraînât pour lui de funestes conséquences.
En entendant ces mots, Wilhelm conçut une haute opinion des
convictions de la demoiselle, tandis que les membres du tribunal
reconnaissaient en elle une fille légère et effrontée et que les
bourgeois qui étaient présents remerciaient Dieu que pareille
chose ne fût jamais arrivée dans leur famille ou, du moins, n’eût
jamais été mise sur la place publique.
À cet instant, Wilhelm imaginait sa Marianne devant le juge ;
il mettait dans sa bouche des paroles plus belles encore, lui
prêtait une franchise encore plus naïve et des aveux encore plus
nobles. Le désir ardent de venir au secours des deux amants
s’empara de lui. Il ne cacha pas sa réaction et pria discrètement le
bailli qu’il sentait hésitant de clore l’affaire : tout n’était-il pas
aussi clair que possible ? Il n’y avait nul besoin d’en apprendre
davantage.
Cela eut au moins pour effet que l’on fit sortir la jeune fille et
que l’on introduisit à sa place le jeune homme, après lui avoir ôté
ses chaînes devant la porte. Celui-ci semblait avoir davantage de
réflexion sur son sort. Ses réponses étaient plus mesurées, plus
posées, et si sa franchise se manifestait dans un registre moins
héroïque, il toucha en revanche davantage Wilhelm par la
grande tendresse qui perçait dans ses propos.
Lorsqu’on en eut terminé avec cet interrogatoire, qui
concordait sur tous les points avec le précédent, si ce n’est que,
pour épargner la jeune fille, il nia obstinément ce qu’elle avait
avoué, on la fit à nouveau comparaître à la fin, ce qui donna lieu
à une scène entre les deux amants qui acheva de gagner le cœur
de notre ami.
Il voyait s’accomplir ici sous ses yeux, dans une austère salle de
tribunal, ce qui d’habitude n’arrive que dans les romans et les
comédies : le conflit que produit par une magnanimité
réciproque la force de l’amour dans le malheur.
Est-il donc vrai, se dit Wilhelm, qu’une tendresse timide, qui
craint la lumière du soleil autant que le regard des hommes et
n’ose s’abandonner au plaisir que dans la plus complète solitude
et le plus profond secret, peut, quand un hasard funeste la traîne
au grand jour, se révéler alors plus forte, plus profonde, plus
téméraire que bien d’autres passions tumultueuses et
tapageuses ? Il enviait secrètement leur bonheur, et le souvenir
de sa séparation d’avec Marianne se raviva en son âme. S’il avait
pu la reconquérir de cette manière, avec quelle joie n’eût-il pas
pris avec elle la place des deux amants et ne se fût-il pas livré aux
mains d’une justice sans cœur !
Grâce à son intervention, l’affaire fut assez vite réglée. Il obtint
que les prisonniers fussent retenus dans des conditions
acceptables et, si la chose eût été possible, il eût ramené le soir
même la jeune fille chez ses parents. Car il était fermement
résolu à jouer ici un rôle de médiateur et à favoriser l’heureuse
union, dans le respect de la morale, entre les deux amants. Il
envoya un message à son beau-frère, pour lui dire qu’il ne
rentrerait ni le soir même ni le lendemain. Puis il sollicita du
bailli l’autorisation de rendre visite au jeune homme dans la
petite pièce où il était enfermé.

1. Il s’agit d’une frontière entre deux États allemands.


2. Ces pratiques faisaient partie intégrante de l’éducation aristocratique. S’y
ajoutaient l’escrime et l’équitation.
3. Situation type de pièces théâtrales, mais aussi de narrations dans le goût
« sensible ».
CHAPITRE 7

Déjà durant l’audience, était venue à l’esprit de Wilhelm l’idée


qu’il avait dû rencontrer le jeune prisonnier auparavant, dans un
autre lieu. Il avait un visage qui ne lui semblait pas inconnu,
même si son physique ne lui rappelait rien et si le nom de Mélina
n’évoquait en lui aucun souvenir. Lorsque l’huissier audiencier
lui ouvrit la porte de la pièce où le prisonnier était détenu,
lorsqu’il entra et qu’il se retrouva face à face avec l’inconnu, il
s’écria, saisi d’une inspiration soudaine :
— Ah mais ! Monsieur Pfefferkuchen, c’est donc vous que je
retrouve ici ! Comment est-il possible que je vous aie regardé
pendant toute une demi-heure sans vous reconnaître ?
— Est-ce bien vous, s’écria l’autre, avec qui j’ai eu le plaisir de
passer une agréable soirée à M., en compagnie de quelques
camarades et de notre charmante Marianne ? Vous avez été
probablement déconcerté par ma nouvelle coiffure, mon
nouveau costume et l’autre nom que je porte.
Wilhelm resta un moment interloqué, ne sachant pas à laquelle
de ces raisons en particulier, ou aux trois réunies, il devait
attribuer son aveuglement.
S’il nous est permis d’avancer une hypothèse sur ce qui s’était
passé pour lui, nous dirions ceci : ce monsieur Pfefferkuchen,
qu’il connaissait effectivement, était en vérité un petit
personnage obtus et étroit d’esprit, sans grâce et sans aucune
noblesse dans les gestes et l’allure. Sa personne était aussi
commune que son nom, et en dehors d’une voix forte et d’une
certaine impétuosité dans sa manière de jouer sur scène la
passion, il n’avait rien qui le distinguât en quoi que ce soit de
l’ordinaire. Et c’est cette image qui était restée dans l’âme de
Wilhelm, alors que Mélina, au contraire, lorsqu’il s’était présenté
chargé de chaînes devant le tribunal, semblait plongé par son
sort dans un état de tristesse muette : il touchait les autres parce
qu’il était lui-même touché, et son attitude de fermeté, au
moment du plus grand danger, élevait momentanément son être
et répandait sur toute sa personne noblesse et dignité.
— Comment en êtes-vous venu à porter ce nom totalement
étranger ? demanda Wilhelm.
— Il n’est pas si éloigné du premier, répliqua l’autre. Les noms
de famille jouent beaucoup sur l’image que l’on se fait des gens.
Le mien suscitait des moqueries et m’était devenu insupportable.
Comme dans beaucoup de pays on dit Honigkuchen au lieu de
Pfefferkuchen1, je l’ai traduit par Mélina dès que j’ai eu l’occasion
de paraître pour la première fois dans une ville étrangère.
— Je doute que personne recompose jamais cette étymologie,
dit Wilhelm.
Là-dessus, Mélina (car nous ne voulons pas lui disputer ce
nom) commença à raconter à Wilhelm toute son histoire ; celui-
ci brûlait du désir d’en savoir plus sur la vie de Marianne, au
sujet de laquelle il posa quelques timides questions dès que
l’occasion se présenta.
— Notre troupe a beaucoup perdu depuis qu’elle n’est plus là,
dit l’autre.
— Elle est partie ? demanda Wilhelm.
— Oui, dit Mélina, et même de la façon la plus déplorable.
Lorsque à l’époque nous avons quitté M…, nous prîmes le
chemin de la foire de X***. Depuis quelque temps, Marianne
était toujours triste et elle le demeurait dans la voiture que je
partageais avec elle pendant plusieurs étapes. Les disputes
habituelles qui ne manquent pas de surgir lorsqu’une troupe se
déplace dans des conditions inconfortables la laissaient
indifférente. Tout lui était égal, elle ne plaisantait, ne chantait
plus comme avant, et les petites mésaventures plutôt comiques
qui arrivent à l’un ou à l’autre en ces circonstances ne lui
arrachaient pas même un sourire. On lui demandait souvent la
raison de cette attitude, mais cela également ne semblait ni
l’émouvoir ni l’embarrasser. Nous n’y comprenions rien. Un
jour, à X***, où nous avions fait étape pour la nuit, nous
entendîmes une violente dispute entre elle et le directeur. Celui-
ci, ‒ nous l’apprîmes plus tard ‒, avait reçu une lettre venue de la
ville vers laquelle nous nous dirigions, écrite de la main d’un
parent du jeune homme qui avait noué une intrigue avec elle.
Cette lettre était menaçante et humiliante pour elle et le
directeur. Tous les deux se disputèrent si violemment à ce sujet
que Marianne, à la fin, décida de quitter la troupe. Et, de fait, elle
n’alla pas plus loin et resta à l’auberge quand nous la quittâmes.
Comme il ressortait de la lettre que notre vieille costumière2
était parfaitement au courant de l’histoire, le directeur, qui
souhaitait depuis longtemps se séparer de celle-ci, prit cela
comme prétexte pour lui donner également son congé. Les deux
femmes restèrent donc seules et plus d’un, au sein de la troupe,
les plaignit. Par la suite, j’ai essayé à plusieurs reprises d’avoir de
leurs nouvelles, sans jamais en apprendre davantage.
Ce récit laissa Wilhelm songeur, au point qu’il resta longtemps
sans écouter Mélina, lorsque celui-ci enchaîna sur sa propre
histoire, s’étendant sur tout ce qui lui était arrivé et détaillant ses
intentions quant à l’avenir. Wilhelm restait là devant lui, le
regard fixe, silencieux, absorbé en lui-même, tandis que celui-ci
prenait cette absence pour la marque d’une attitude attentive.
Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsque à sa question :
« Croyez-vous que je sois dans le vrai et que ce métier me
convienne ? », Wilhelm répondit en levant les yeux et sans
réfléchir davantage :
— Oh oui ! Je suis persuadé que vous ne pouvez pas en choisir
de meilleur et que votre femme, telle que je la connais, réussira
très bien au théâtre. Elle a un physique agréable, belle allure, une
voix charmante et elle est encore suffisamment jeune pour
pouvoir entamer une nouvelle vie.
Notre ami ne pouvait pas imaginer autre chose que le
comédien rejoignît au plus vite le théâtre avec sa jeune épouse.
Cela lui paraissait aussi naturel et nécessaire que le mouvement
qui porte la grenouille à chercher l’eau. Wilhelm n’en avait pas
douté un instant ; au contraire, il avait cru entendre de la bouche
même de Mélina, pendant qu’il était plongé dans ses pensées, ce
que son âme lui dictait. Celui-ci venait cependant de lui
expliquer exactement le contraire, et il s’écria, non sans quelque
surprise :
— Vous avez dû mal me comprendre, monsieur, car j’ai décidé
de ne pas retourner au théâtre, mais au contraire d’embrasser un
emploi civil, quel qu’il soit, si je puis seulement en obtenir un.
— Vous avez grand tort, répondit Wilhelm. Il n’est jamais sage
de changer sans raison particulière le genre de vie que l’on a eu
et par ailleurs, je n’en connais aucun qui puisse vous offrir autant
d’agréments que la condition de comédien.
— On voit que vous ne l’avez jamais été, répliqua l’autre.
À quoi Wilhelm répondit :
— Combien il est rare que l’homme soit satisfait de l’état qui est
le sien ! Il convoite toujours celui de son voisin, qui lui-même
aspire également à le quitter.
— Il subsiste néanmoins une différence de degré entre ce qui
est mauvais et ce qui est pire encore, reprit Mélina. C’est
l’expérience, et non l’impatience, qui me fait agir ainsi. Est-il au
monde bout de pain gagné de manière plus pénible, plus
misérable, plus hasardeuse ? Autant vaudrait, ou peu s’en faut,
aller mendier de porte en porte. Que n’a-t-on pas à souffrir de la
jalousie de ses collègues, de la partialité du directeur, des caprices
du public ! Il faut avoir véritablement le cuir aussi dur que celui
d’un ours que l’on promène au bout d’une chaîne, en compagnie
de singes et de chiens, et que l’on bastonne pour le faire danser
devant les enfants et la populace au son de la cornemuse3 !
Wilhelm se fit à part lui-même toutes sortes de réflexions qu’il
ne voulut toutefois pas jeter à la figure du bon jeune homme. Il
usa donc de détours dans son propos et l’autre ne s’en épancha
qu’avec plus de franchise et de volubilité.
— N’est-ce pas une honte, dit-il, que le directeur soit contraint
de se jeter aux pieds de chaque conseiller municipal, pour
simplement obtenir l’autorisation que les gens puissent dépenser
quelques sous durant les quatre semaines que dure la foire4 ? J’ai
souvent plaint le nôtre, qui était un brave homme, quoiqu’il
m’ait donné en son temps beaucoup de sujets de
mécontentement. Un bon acteur le rançonne ; ceux qui sont
mauvais, il ne peut s’en débarrasser ; et s’il veut à peu près
équilibrer recettes et dépenses, c’est trop demander au public : la
salle est vide et pour ne pas sombrer tout à fait, il faut jouer à
perte. Non, monsieur, puisque vous voulez bien, comme vous le
dites, défendre notre cause, je vous prie d’insister auprès des
parents de ma bien-aimée pour que l’on me procure ici un
gagne-pain, que l’on me donne un petit emploi de greffier ou de
receveur, et je m’estimerai heureux.
Après qu’ils eurent encore échangé quelques mots, Wilhelm
prit congé et promit d’aller dès le lendemain matin chez les
parents pour voir ce qu’il pourrait faire. À peine était-il seul qu’il
ne put se retenir de se lancer dans ce discours, par-devers lui :
— Oh ! malheureux Mélina ! Toi qui devrais toujours t’appeler
Pfefferkuchen, la misère dont tu ne parviens pas à t’affranchir
n’est pas liée à ton état, mais à ton être profond ! Quel homme au
monde qui, ayant embrassé sans vocation tel métier, tel art ou tel
mode de vie quelconque, ne pourrait pas, ne devrait pas
nécessairement trouver comme toi insupportable sa situation ?
Celui qui est né avec un talent trouvera dans le développement
de ce talent le plus bel accomplissement de sa vie. Il n’est rien sur
cette terre qui se conquiert sans difficulté, seul l’élan intérieur,
l’envie, l’amour nous aident à surmonter les obstacles, à nous
frayer un chemin, à sortir du cercle étroit à l’intérieur duquel
tous les autres se tourmentent misérablement. Les planches ne
sont pour toi que des planches, les rôles que tu interprètes ne
sont pour toi que ce que le pensum est à l’écolier et tu vois les
spectateurs tels qu’ils se voient eux-mêmes dans la vie de tous les
jours. À vrai dire, ce serait pour toi exactement la même chose si
tu passais ta vie assis derrière un pupitre, penché sur des
registres pour inscrire les redevances dues par des sujets
mourant de faim. Tu n’es pas sensible à l’harmonie d’un
ensemble, à la flamme qui l’anime, et que seul l’esprit peut
concevoir, comprendre et réaliser. Tu ne sens pas qu’il y a en
chaque homme une plus noble étincelle qui, si elle n’est pas
alimentée et entretenue, est chaque jour un peu plus ensevelie
sous la cendre des besoins quotidiens et de l’indifférence ; et
pourtant, elle ne s’éteint jamais ou presque jamais. Tu ne sens en
ton âme aucune force capable de la ranimer, en ton cœur aucune
richesse susceptible de la nourrir. C’est la faim qui te presse, la
peur de manquer qui t’angoisse ; tous les inconforts de la vie te
font horreur et tu ignores que, quel que soit notre état, ces
ennemis nous guettent et que l’on ne peut les vaincre qu’en
faisant preuve de sérénité et d’égalité d’âme. Tu as raison
d’aspirer à te cantonner au périmètre d’une fonction commune,
car comment en exercerais-tu une qui exige courage et ardeur ?
Prête les mêmes sentiments que les tiens à un soldat, un homme
d’État ou un ecclésiastique : chacun pourra, aussi légitimement
que toi, déplorer les misères de sa condition. N’a-t-on pas vu des
hommes dépourvus de toute humanité et sens de la vie
considérer toute existence humaine comme néant, vaine et
insignifiante poussière ? Si les figures d’hommes ayant choisi
d’agir sur le monde s’éveillaient en ton âme, si la flamme de
l’empathie réchauffait ton cœur, si l’émotion qui puise au plus
profond de ton être se répandait sur toute ta personne, si les
inflexions de ta voix et les paroles qui te viennent aux lèvres
étaient douces à entendre, si tu prenais conscience de toi-même,
tu trouverais, n’en doute pas, le lieu et l’occasion de te projeter
dans autrui.
C’est sur ces mots et au milieu de ces pensées que notre ami
s’était déjà déshabillé. Il se mit au lit avec un sentiment de
profonde satisfaction et se raconta tout un roman sur ce qu’il
ferait le lendemain s’il était à la place du jeune homme indigne.
Ces chimères firent glisser doucement notre ami dans le
royaume du sommeil, où il fut bientôt accueilli à bras ouverts
par des parents de celles-ci, des rêves qui le confortèrent, le
fortifièrent et firent descendre sur sa tête endormie des visions
célestes.
Le matin de bonne heure il était déjà réveillé et réfléchissait à
la négociation qui l’attendait. Il surmonta très vite le léger
embarras qu’il éprouvait à l’idée de se présenter devant des
étrangers dans une affaire si importante. Il arriva devant la
maison, le cœur battant d’appréhension. Il formula
modestement sa requête et s’aperçut bientôt qu’il rencontrerait
quelques difficultés, par rapport à ce qu’il avait présumé. Ce qui
devait se produire était arrivé et s’il se trouve souvent des gens
particulièrement durs et sévères pour s’opposer avec force à ce
qui appartient au passé et ne peut plus être changé et qui ne font
par là qu’aggraver le mal, il est également vrai que le fait
accompli exerce habituellement sur l’esprit des gens une
influence irrésistible ; l’inconcevable, une fois qu’il est devenu
réalité, se range à côté des faits ordinaires, comme nous avons eu
l’occasion de le remarquer. Il fut donc bientôt convenu que
Mélina épouserait la jeune fille, mais que celle-ci, eu égard à son
inconduite, ne recevrait pas de dot et promettrait de laisser entre
les mains de son père, durant quelques années encore, la fortune
héritée de sa mère, contre un faible intérêt. Le second point,
concernant un emploi dans l’Administration, souleva davantage
de difficultés. On ne voulait pas avoir toujours sous les yeux la
jeune fille délurée, on ne voulait pas se voir constamment
rappeler, par la présence des deux amants, la mésalliance d’un
aventurier avec une famille respectable, qui était même
apparentée à un surintendant5 : il était d’ailleurs peu
envisageable que les autorités provinciales voulussent lui confier
un poste. Les deux parents y étaient résolument opposés et
quoique Wilhelm plaidât sa cause avec d’autant plus de zèle qu’il
n’était au fond pas favorable au retour de ce jeune homme ‒ pour
lequel il avait peu d’estime ‒ vers le théâtre et quoiqu’il fût
convaincu que celui-ci n’était pas digne d’un pareil bonheur, il ne
put rien obtenir. S’il eût connu les motifs secrets des deux
parents, il ne se serait pas donné autant de peine pour tenter de
les convaincre, car le père, qui aurait volontiers gardé sa fille
auprès de lui, haïssait le jeune homme parce que sa femme, avant
que celui-ci ne fît la cour à la fille, avait jeté son dévolu sur lui ;
et celle-ci ne pouvait supporter l’idée de devoir reconnaître en sa
belle-fille une rivale comblée.
Je ne m’étendrai pas davantage sur la libération des amoureux,
sur l’accueil qu’ils reçurent à la maison et sur la fin de cette
histoire. En un mot, Mélina dut partir quelques jours plus tard,
bien à contrecœur, avec sa jeune épouse qui manifestait déjà
l’envie de découvrir le monde et de s’y montrer, afin de chercher
un endroit où une troupe de comédiens trouverait de quoi vivre.

1. Les deux termes allemands sont des composés de « Kuchen », le gâteau ; en


français, on a d’une part « le pain au miel » et, d’autre part, « le pain d’épices » (« au
poivre »). Le nom de « Mélina » dérive du latin « mel », le miel.

2. Personnage déjà rencontré supra, Livre I, chapitre 20, note 1.

3. Les montreurs d’ours se produisaient sur les places publiques. Les animaux
dressés à cet effet dansaient sur des rythmes simples, très marqués. On en a encore un
écho dans l’Atta Troll (1843, seconde version en 1847) de Heinrich Heine.

4. Les troupes cherchaient à obtenir des Magistrats l’autorisation de jouer au


moment des foires de printemps (la Saint-Georges) et d’automne (la Saint-Michel),
périodes où l’affluence était la plus grande, nourrie qu’elle était par la venue
d’habitants des villes et villages voisins.
5. Le terme désigne un ecclésiastique protestant dont l’autorité s’exerçait sur les
pasteurs d’un territoire généralement étendu, équivalant peu ou prou à un diocèse
catholique.
CHAPITRE 8

C’était dimanche et Wilhelm n’avait toujours pas reparu chez


lui. Son beau-frère interprétait cette absence en se disant, à juste
titre, que Wilhelm avait dû consacrer son temps en partie à
œuvrer à la réconciliation de la famille, en partie à prendre du
plaisir. C’était jour de fête et chacun avait envie d’aller se
promener. Père et mère, femme, commis, valets et servantes :
Werner leur avait donné congé à tous. Il resta quant à lui à la
maison, où il aimait séjourner. Le grand-père de Wilhelm, qui
avait gagné beaucoup d’argent grâce au commerce, avait fait
construire cette demeure. Mais celle-ci, sous la gouvernance du
père, avait perdu beaucoup de sa splendeur bourgeoise que
Werner s’efforçait de restaurer petit à petit. Il fit son tour
d’inspection pour vérifier comment les ouvriers avaient avancé
dans le travail au cours de la semaine et ce qui leur restait à faire
pour la semaine à venir. Le toit avait été complètement réparé ;
on avait remplacé les anciennes poutres vermoulues et cloué de
nouveaux chevrons à la place des anciens, rongés et pourris par
les intempéries. Les maçons travaillaient à colmater les fissures
dans les murs, les peintres à les lisser et leur rendre une belle
apparence. À l’intérieur également, on avait déjà beaucoup
œuvré. On avait blanchi à la chaux toutes les pièces et les salles
et, à la place des vieilles boiseries sombres et enfumées, tous les
murs avaient été repeints de couleurs vives ou recouverts de
papier peint. Bref, où que l’on entrât, on voyait les traces d’une
vie qui reprenait, promise à une longue durée. Werner prenait
note de toutes ces choses avec une profonde satisfaction et en
constatant que les travaux nécessaires touchaient à leur fin, il
commença à songer aux aménagements d’agrément qu’il
comptait exécuter peu à peu, à mesure que ses moyens le lui
permettraient.
Le centre de la maison était occupé par une grande cour dallée
qui, depuis que Werner avait pris les choses en main, offrait à
nouveau un séjour agréable en été. Les objets qui autrefois
l’encombraient et la déparaient avaient été rangés, chacun à sa
place, dans les écuries, les remises et les greniers. L’endroit,
désormais nettoyé, permettait à toute la famille de se réunir et de
faire ensemble quelques pas. Au fond de cette cour se trouvait
une grotte artificielle où de l’eau jaillissait autrefois mais dont les
conduits étaient aujourd’hui hors d’usage et la plupart des
ornements détruits. Pour la remettre en état, Werner avait déjà
commandé des coquillages nacrés, des coraux, de la galène et
tout ce qui va avec ; il espérait voir bientôt l’ensemble à nouveau
en ordre et profiter de l’endroit pour boire près de la fraîcheur
de l’eau vive, le dimanche, un verre de vin en compagnie d’amis
et fumer une pipe. Quand il eut considéré toutes ces questions, il
monta en haut de la maison, là où une terrasse avait été
aménagée entre les pignons et qu’il avait trouvée dans un grand
délabrement. Ici aussi, il songeait à installer de nouvelles caisses
d’orangers, des jardinières multicolores, des plantes exotiques
qui orneraient son jardin suspendu et lui offriraient un petit
paradis au milieu des cheminées. Le soir tombait, il redescendit,
inspecta encore en passant les magasins, jeta un coup d’œil aux
caisses de sucre, aux tonneaux de café, aux blocs d’indigo pour
lesquels il avait une tendresse particulière parce qu’ils offraient
un commerce avantageux. Il s’assit ensuite au comptoir et ouvrit
ses registres, dont la lecture le réjouit, dans la mesure où le
bénéfice offert y était immédiatement perceptible, bien plus que
s’il se fût agi d’un livre précieux.
C’est alors que Wilhelm entra. Encore tout excité par son
aventure et par le souvenir des belles contrées qu’il avait visitées
en compagnie de quelques amis, il se lança dans un discours très
animé pour raconter tout cela à son beau-frère. Celui-ci lui prêta
l’oreille avec sa longanimité habituelle, mais il était lui-même en
ce moment tellement à l’écoute de sa propre passion que, lorsque
Wilhelm lui demanda ce qu’il avait fait de sa journée, il détourna
la conversation vers les sujets qui l’intéressaient le plus.
— J’étais justement en train de parcourir nos livres de comptes,
dit Werner, et la facilité avec laquelle on peut désormais
superviser l’état de notre fortune me faisait, une fois encore,
admirer les avantages considérables qu’apporte au négociant la
tenue d’une double comptabilité, par recettes et dépenses. C’est
l’une des plus belles inventions de l’esprit humain, et chaque bon
père de famille devrait en introduire l’usage pour tenir sa
maison. L’ordre, la possibilité de tout avoir sous les yeux en
même temps, développent le goût de l’épargne et l’envie de
gagner davantage. Et s’il est vrai que celui qui gouverne mal ses
affaires préfère rester dans le flou et ne jamais faire la somme de
ses dettes, il n’est en revanche rien de plus agréable, pour un bon
gestionnaire, que de pouvoir faire quotidiennement le bilan de
son bonheur grandissant. Et même une perte occasionnelle, si
elle le surprend et le contrarie, ne l’alarme pas pour autant, car il
sait immédiatement quels bénéfices il peut mettre sur l’autre
plateau de la balance. Je suis convaincu, mon cher frère,
poursuivit-il, que si tu voulais seulement avoir un peu d’intérêt
pour notre commerce tu trouverais que l’on peut avec plaisir et
profit développer en ce domaine beaucoup de capacités
intellectuelles.
— Peut-être aurais-je eu le goût, et même la passion du
commerce, répliqua Wilhelm, si je n’avais été depuis mon
enfance effrayé par sa forme la plus mesquine.
— Tu as raison, reprit Werner, et ta description de l’allégorie
du commerce, dans l’un de tes poèmes de jeunesse dont tu m’as
parlé, s’applique parfaitement aux pratiques de boutiquier telles
que tu les as vécues. Mais elle ne convient pas pour illustrer la
forme de commerce que tu n’as pas eu l’occasion de connaître.
Crois-moi, tu trouverais matière à nourrir ton imagination
enflammée si tu voulais suivre par la pensée ces légions
d’hommes affairés, ces flots de gens qui, tels des fleuves,
irriguent le monde entier en emportant et rapportant des
marchandises1. Depuis que nous sommes si étroitement liés par
un intérêt mutuel, j’ai souhaité que nos efforts soient aussi
conjugués. Je n’attends pas de toi que tu passes ton temps
derrière le comptoir, à mesurer l’aune à la main et à peser avec la
balance. Laissons faire cela à nos commis et associe-toi à moi
pour capter à notre profit, par toutes sortes d’échanges et de
marchés, une part de l’argent et des biens mobiliers qui circulent
dans le monde, selon un processus nécessaire. Jette un œil sur
tous les produits de transformation et productions naturelles
dans toutes les parties du monde, considère comme ils sont
devenus partout indispensables. Quelle tâche agréable et
stimulante pour l’esprit que de procurer rapidement à chacun,
selon sa demande, le produit le plus recherché à un moment
donné, ce qui manque, ce qui est difficile à trouver, de faire
prudemment quelques provisions et de tirer à chaque instant
profit de cette vaste circulation. Voilà, me semble-t-il, ce qui
peut mettre en joie toute personne un peu sensée. Mais il est vrai
qu’il faut d’abord commencer par être apprenti au sein de cette
corporation, ce qui est évidemment difficile pour toi ici. J’ai déjà
longuement considéré la question et je crois que tu tirerais
avantage, de toute manière, à faire un voyage.
Wilhelm ne semblant pas hostile à cette idée, Werner
poursuivit :
— Commence par visiter quelques grandes villes
commerçantes, quelques grands ports, et tu seras enthousiasmé.
En voyant d’où viennent et où partent toutes ces marchandises,
tu auras certainement plaisir à les voir également passer par tes
mains. La plus petite d’entre elles t’apparaîtra en relation avec
l’ensemble de l’activité commerciale et rien ne te semblera plus
méprisable, dans la mesure où tout concourt à entretenir la
circulation des biens dont tu tires tes moyens d’existence.
Werner, dont la solide intelligence s’était affinée au contact de
Wilhelm, avait pris l’habitude d’élever sa réflexion pour
considérer ses affaires et ses activités et il croyait toujours qu’il
avait de plus légitimes raisons de le faire que son ami, dont il
appréciait par ailleurs l’intelligence, mais qui lui semblait
attacher une grande importance ‒ et s’adonner de toute son âme
‒ à tout ce qu’il y avait de plus chimérique au monde. Il se disait
parfois qu’il était impossible qu’on ne réussît pas à dominer cet
enthousiasme et remettre dans le droit chemin quelqu’un de si
doué. Porté par cet espoir, il poursuivit :
— Les grands de ce monde se sont emparés de la terre et vivent
dans la munificence et l’abondance de ses bienfaits. Le moindre
petit lopin est déjà occupé et exploité, toutes les propriétés
foncières sont solidement établies, tandis que dans toutes les
couches de la société, c’est à peine si l’on a de quoi vivre en
accomplissant sa tâche une vie durant. Y a-t-il une façon plus
légitime de tirer quelque profit, une manière plus équitable
d’obtenir quelque bénéfice que dans le commerce ? Puisque les
princes de la terre ont fait main basse sur les routes et les fleuves
et prélèvent un fort tribut sur tout ce qui transite par ces
moyens, ne devons-nous pas saisir avec joie l’occasion qui nous
est offerte et prélever à notre tour, par notre activité, une taxe
sur quelques marchandises que le besoin ou la vanité ont
rendues indispensables aux hommes ? Je puis t’assurer que, si tu
voulais employer ton imagination poétique, tu pourrais
hardiment opposer ma déesse à la tienne et la camper en
invincible et triomphante rivale ; elle manie sans doute
davantage le rameau d’olivier que le glaive, elle ne connaît ni le
poignard ni les chaînes, mais elle gratifie elle aussi ses favoris de
couronnes qui, soit dit sans mépris pour les autres, brillent d’un
or plus pur, puisé à la source, et de perles que ses infatigables
serviteurs ont remontées du fond des mers.
Wilhelm, que cette sortie de son ami, aussi modérée fût-elle,
contrariait malgré tout un peu, avait trop bon caractère pour y
répondre. Au fond, il souffrait très bien que chacun eût la
meilleure opinion de son métier, pourvu que l’on ne touchât pas
à ce à quoi il désirait consacrer sa vie. Il accueillit donc la tirade
de Werner, qui s’était tout à coup si vivement enflammé, avec la
même placidité que celui-ci montrait habituellement devant les
siennes.
— Et pour toi, s’écria Werner, qui prends un si vif intérêt aux
choses humaines, quel spectacle ce sera de voir des hommes
comblés par le bonheur qui accompagne les entreprises hardies !
Quoi de plus excitant que le spectacle d’un vaisseau qui revient à
quai après un heureux voyage, qui rentre même plus tôt que
prévu, chargé d’une riche cargaison. Il n’y a pas que les parents,
les amis, les actionnaires qui en sont émus ; tout un chacun est
touché, même s’il n’est pas concerné, lorsqu’il voit la joie du
marin longtemps isolé du monde qui saute à terre avant même
que le bateau ait accosté, qui se sent à nouveau libre et qui peut
enfin confier à la terre ferme ce qu’il a réussi à arracher aux flots
perfides. Notre vie est une succession de profits et pertes, et tant
que l’on se représente les uns et les autres seulement à travers
des chiffres, les uns éveillent en nous une sourde crainte, les
autres, en revanche, ne suscitent pas de profonde et sincère
satisfaction. Le bonheur est une divinité réservée aux vivants et
pour en apprécier véritablement la faveur, il faut soi-même
aimer la vie et voir des hommes qui se sentent eux aussi
pleinement vivants et jouissent de la vie.
Werner décrivit encore plusieurs scènes semblables qui
suscitèrent chez son ami à la fois attrait et envie. Depuis un
certain temps déjà, Wilhelm se sentait à nouveau assez alerte et
bien portant pour entreprendre quelque chose. Il ne se plaisait
plus chez lui et réfléchissait à toutes sortes de moyens pour aller
découvrir le monde, y chercher à quoi s’employer et trouver sa
voie. Il ne lui déplut donc pas d’entendre Werner lui parler d’un
voyage, et il répondit :
— Si tu crois que nous disposons d’assez d’argent pour faire
face à cette dépense et que celui-ci serait bien employé, j’y
consens volontiers. J’avoue que j’aimerais voir un peu tout ce qui
se passe autour de nous et comme tu as déjà pas mal voyagé, ce
que tu peux faire de mieux est de me donner une feuille de route
que je suivrai volontiers.
— Tu trouveras toujours autant d’argent qu’il est nécessaire et
selon mes calculs, ton voyage devrait même encore nous en
rapporter.
— Cela n’est pas aussi sûr, objecta Wilhelm, à moins que de
considérer que tout ce que je vais apprendre vaudra l’argent
déboursé ?
— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, dit Werner. Au cours de
ton voyage, tu peux faire très facilement des affaires qui nous
rapporteront. J’ai récemment dressé la liste, à partir de nos livres
de comptes, de tout ce que l’on nous doit un peu partout. Je vais
te donner par écrit tous les éclaircissements nécessaires et te
confier ces dossiers. Tu pourras ainsi, au cours de tes
pérégrinations, non seulement rassembler facilement l’argent
dont tu as besoin, mais m’envoyer également quelque chose de
temps en temps, car il s’agit de sommes non négligeables que je
ne considère pas comme définitivement perdues.
— Ce n’est pas une mission très agréable, dit Wilhelm, que de
récupérer des dettes.
— C’est seulement une question d’habitude, dit Werner. Il est
beaucoup plus facile que l’on ne croit de venir à bout des gens.
J’attache une grande importance à la relation directe. On
s’entend bien plus vite avec ses débiteurs et l’on gagne plus
facilement de nouveaux clients. Les gens ont besoin d’être
aiguillonnés. Il faut que nous reparlions de tout cela, et tu
souscriras vite et volontiers à mes conceptions. Notre père
donnera volontiers son accord, c’était déjà son intention avant
que tu ne tombes malade. Quand tu reviendras, tu auras tout vu,
tu auras appris à connaître les gens, et tu finiras certainement
par t’intéresser à mes côtés à nos affaires. Tu visiteras dans les
grandes villes les fabriques les plus remarquables, tu fréquenteras
le soir les meilleures sociétés, peut-être également un théâtre
installé dans les meilleures conditions : c’est tout ce que je te
souhaite de vivre.
Ce que Werner avança ensuite correspondait à ce que
Wilhelm avait tout d’abord pensé, ce qui fit pencher la balance.
L’affaire fut vite conclue et l’on prit les dispositions nécessaires.

1. Cet éloge du commerce sur le modèle de la circulation du sang qui nourrit et relie
rappelle celui que l’on trouve sous la plume de Hölderlin (L’Archipel) et, sous la forme
d’un exposé systématique, dans l’Histoire philosophique et politique des établissements et du
commerce des Européens dans les deux Indes (publié clandestinement en 1770) de l’abbé
Guillaume Raynal (1713-1796).
LIVRE III
CHAPITRE 1

Voyager en compagnie signifie contracter une sorte de


mariage. Malheureusement, les relations, dans l’un et l’autre cas,
reposent souvent davantage sur le respect des convenances que
sur l’harmonie des êtres et les conséquences d’un engagement
pris à la légère sont les mêmes dans les deux cas. Wilhelm avait
retenu une voiture de louage qui devait le mener jusqu’à un
certain endroit et pour ne pas supporter seul les frais, il avait
proposé à trois autres passagers qui allaient dans la même
direction de faire le voyage avec lui. Chacun d’entre eux était
préoccupé de ses propres intérêts et s’entretenait exclusivement
de ceux-ci avec ses compagnons, en espérant en tirer quelque
profit pour lui-même. L’un était ingénieur des mines, l’autre
négociant en vins et le troisième, qui était encore le moins obtus,
ne trouvait rien de plus intéressant à commenter, tout au long de
la route, que les chevaux et les jeunes filles. Wilhelm, au milieu
d’eux, s’était muré dans le silence. Ce qui l’exaspérait le plus était
la grossièreté de leurs propos, leurs prétentions exagérées pour
l’hébergement, leurs incessantes querelles avec le postillon, qui
n’allait pas plus vite pour autant.
À midi, ils s’arrêtèrent dans une auberge, devant la porte de
laquelle l’ingénieur retrouva au milieu d’un groupe de paysans
quelques-uns de ses ouvriers à qui il avait donné rendez-vous.
Tout homme qui porte un uniforme, quel qu’il soit, en impose
à la masse des autres gens et sait généralement très bien tirer
parti de cet avantage. Les mineurs avaient apporté leurs cithares,
ils chantaient et jouaient, entourés par les autres qui les
regardaient bouche bée. Le petit groupe de voyageurs se fraya un
passage au milieu d’eux, et les chanteurs redoublèrent de zèle,
dans l’espoir de recevoir un bon pourboire. Après avoir salué
leur chef, ils entonnèrent plusieurs jolies chansons de leurs voix
fortes et aiguës. Puis tout à coup, voyant que l’on prenait plaisir à
leur jeu, ils agrandirent leur cercle ; l’un d’entre eux s’avança avec
une pioche à la main et mima le geste du mineur tandis que ses
compagnons continuaient de chanter. L’instant d’après, un
paysan sortit de la foule et lui fit comprendre par une
pantomime menaçante qu’il devait déguerpir des lieux. Tout le
monde fut d’abord surpris et on ne se rendit compte qu’il
s’agissait d’un mineur déguisé en paysan qu’au moment où celui-
ci prit la parole et, dans une sorte de récitatif, chercha querelle à
l’autre en lui reprochant d’oser venir travailler dans son champ.
Ce dernier ne perdit pas contenance ; il commença à démontrer
au paysan qu’il était en droit de le faire et lui expliqua même les
premiers rudiments du travail de la mine. Le paysan posa toutes
sortes de questions stupides qui firent beaucoup rire les
spectateurs. Le mineur s’efforça de lui faire entendre raison et lui
démontra, pour conclure, combien il pouvait lui-même avoir
avantage à ce que fussent exploités les trésors que cette terre
pouvait recéler. Le paysan, qui avait d’abord menacé l’autre de le
frapper, se calma peu à peu, et ils se quittèrent bons amis. C’est
évidemment le mineur qui s’était le mieux sorti, de la façon la
plus honorable qui soit, de cette querelle1.
Lorsqu’ils eurent fini, chacun donna volontiers son obole, en
particulier Wilhelm. Le repas était prêt et en sortant de table, on
décida, dans la mesure où la montagne était proche et où la
voiture avançait lentement et péniblement, d’aller à pied jusqu’à
l’endroit où l’on devait passer la nuit. Le postillon indiqua le
chemin aux voyageurs et le groupe se scinda bientôt, les uns
marchant plus vite, les autres restant derrière.
Wilhelm se retrouva seul. Il parcourut d’un pas léger vallées et
montagnes, en éprouvant un vif plaisir. Rochers en surplomb,
torrents mugissants, parois moussues, gouffres profonds : il
découvrait tout cela pour la première fois, bien que les rêves de
sa plus tendre enfance l’eussent déjà fait survoler semblables
contrées. Ce spectacle le replongeait dans sa jeunesse, toutes les
peines endurées étaient totalement effacées de son âme et c’est
avec une joie juvénile qu’il se récitait à lui-même des passages de
ses premiers drames ou empruntés à d’autres écrivains, en
particulier du Pasteur Fido2 qui, dans ces lieux solitaires, lui
venaient en foule à la mémoire. Il prêtait vie au monde qui
s’offrait à sa vue en le peuplant de toutes les figures du passé et
chaque pas vers l’avenir éveillait le pressentiment d’actions
d’éclat et de situations extraordinaires.
Plusieurs personnes marchant l’une derrière l’autre le
dépassèrent en le saluant, pressées de prendre le chemin à
travers la montagne. Il fut interrompu à plusieurs reprises dans
sa rêverie, sans qu’il leur prêtât attention. Un homme plus
loquace que les autres se joignit bientôt à lui et expliqua le motif
de tout ce cortège.
— À Hochdorf, dit-il (c’était le nom de la localité où nos
voyageurs comptaient passer la nuit), on donne ce soir une
comédie et tous les gens de la région se rendent là-bas.
— Comment est-il possible, s’exclama Wilhelm, que l’art
dramatique ait pu se frayer un chemin et se bâtir un temple dans
ces montagnes isolées, au milieu de ces forêts impénétrables ?
— Vous serez encore plus étonné, reprit l’autre, en apprenant
par qui la pièce est jouée. Il y a là-bas une grande fabrique de
toile cirée qui nourrit beaucoup de gens. Son directeur, qui vit
en quelque sorte à l’écart de toute société humaine, n’a pas
trouvé de meilleur moyen, pour occuper l’hiver ses ouvriers et
ses peintres, que de les inciter à monter des comédies. Il ne
tolère pas qu’ils s’adonnent à des jeux de cartes et cherche tout ce
qui peut contribuer à adoucir les mœurs. C’est de cette manière
qu’ils occupent leurs longues soirées et aujourd’hui, jour de
l’anniversaire du vieil homme, ils ont préparé cette festivité en
son honneur.
En entendant le nom de la localité et du directeur de la
fabrique, Wilhelm se rappela que cet homme figurait sur la liste
des débiteurs dont il était chargé de recouvrer la dette. Il se dit
qu’il arrivait bien mal à propos, car il allait réveiller chez ces gens
des soucis qu’ils avaient momentanément chassés de leur esprit.
Ces considérations lui gâchèrent tout le reste du trajet et il se
rapprochait de son but non sans éprouver une secrète inquiétude
teintée de bienveillance. Ses compagnons de route étaient déjà
arrivés à l’auberge et, attirés par la nouveauté du spectacle
annoncé, s’étaient procuré des billets d’entrée. Wilhelm fut lui
aussi accueilli avec la plus grande cordialité par le maître de
maison. En entendant son nom, le vieil homme parut tout
étonné et s’écria :
— Ainsi donc, vous êtes le fils de ce brave homme à qui je dois
tant de reconnaissance et également, pour l’instant encore, un
peu d’argent ? Votre père a montré tant de patience envers moi
que je serais véritablement un misérable si je ne lui payais pas
scrupuleusement ce que je lui dois. Vous arrivez au bon moment
pour voir que ce ne sont pas des paroles en l’air. Depuis quelques
années, j’ai toujours sollicité un délai, mais Dieu merci, je viens
d’encaisser d’importants arriérés que j’ai répartis de telle manière
que monsieur votre père ne soit pas oublié. Je lui dois encore
cent ducats. Voici déjà deux cents thalers. Pour ce qui est du
reste, il me fera bien crédit jusqu’à la prochaine foire.
Il appela sa femme, qui parut également heureuse de voir le
jeune homme. Elle assura qu’il ressemblait à son père et déplora
que l’arrivée d’un grand nombre d’étrangers l’empêchât de
l’héberger. Wilhelm produisit ses papiers et sa procuration ; le
vieil homme le conduisit à son comptoir et lui régla séance
tenante les deux cents thalers en pièces d’or. « Si cela continue
ainsi, se dit Wilhelm, alors Werner a bien raison de penser qu’il
est plus facile qu’on ne le croit de rappeler aux gens ce dont ils
sont redevables. »
L’heure de la représentation approchait, lorsque l’on apprit une
triste nouvelle : le nouveau pasteur, installé dans le pays depuis
quelques mois seulement, avait interdit le spectacle ou plus
exactement fait savoir qu’il ne pouvait accepter que fût jouée une
comédie dans sa paroisse sans en avoir reçu auparavant
l’autorisation des autorités3. On eut beau lui expliquer que le
bailli était parfaitement au courant, qu’il avait d’ailleurs lui-
même assisté souvent à des représentations, qu’il n’aurait
certainement rien à objecter et qu’il fallait au moins compter
trois heures de route pour aller le chercher et revenir, rien n’y
fit ! Il s’entêtait, et tout le monde était dans le plus grand
embarras. Wilhelm entreprit de lui faire entendre raison : il alla
le trouver et lui tint un discours pathétique. L’ecclésiastique
demeura inflexible devant les arguments de toutes sortes que le
jeune homme lui présenta. Il resta sur sa position et assura qu’il
ne voulait, ni ne pouvait, en changer. L’infortuné messager s’en
retourna plein de colère et de dépit ; tout le monde était hors de
soi. Les acteurs, déjà costumés, accoururent et firent remarquer
d’un ton très énervé que les lampions et les bougies étaient
allumés et que l’on n’attendait plus que le signal pour
commencer. On tapa du pied, on jura, on gesticula en poussant
de grands cris. Le vacarme était à son comble lorsqu’une troupe
de cavaliers se présenta devant la porte et que l’intendant des
forêts descendit de cheval, avec quelques autres chasseurs. Il fut
extrêmement surpris de voir la maison plongée dans une telle
confusion que l’on en oubliait presque de lui témoigner les
marques de respect qui lui étaient dues. Après qu’on lui eut
expliqué les raisons de ce désordre, il s’écria :
— C’est ce petit pasteur qui ne veut pas vous laisser jouer ? Aïe !
Aïe ! Je vais lui glisser un mot à l’oreille. Nous sommes bons
amis et il cédera sûrement pour me faire plaisir.
Et il alla effectivement trouver le pasteur et revint bientôt avec
l’autorisation de commencer à jouer. Wilhelm aurait bien voulu
connaître les arguments que ce cavalier avait fait valoir pour
convaincre l’ecclésiastique. « Car, se dit-il, je n’ai, semble-t-il,
rien oublié de ce qu’un homme raisonnable peut dire en ce genre
de circonstances et pourtant, je n’ai pas pu le convaincre. »
Les personnes furent alors conduites à la salle de spectacle, qui
était une grange donnant directement sur le jardin. La
décoration intérieure surprit tout le monde, car elle était assez
jolie sans être d’un goût particulier. L’un des peintres employés à
la fabrique avait travaillé autrefois à l’opéra de Dresde ; la toile et
les couleurs n’avaient pas coûté très cher et le plaisir que les
ouvriers avaient pris les avait payés de leur peine. Ils avaient
emprunté la pièce au répertoire d’une troupe ambulante et
l’avaient arrangée à leur manière ; aussi mauvaise fût-elle, elle
amusa les spectateurs. L’intrigue ‒ deux amoureux qui voulaient
arracher une demoiselle à son tuteur et ensuite se l’arracher l’un
à l’autre ‒ provoquait toutes sortes de situations intéressantes et
donnait du rythme à l’action. « Je vois bien là, pensa Wilhelm,
que les anciens avaient raison quand ils affirmaient qu’une pièce,
à partir du moment où elle est pleine d’action, peut toujours
plaire et amuser, même si elle n’offre aucune description des
mœurs et ne met en scène aucun vrai caractère. Tels furent,
disent-ils, les débuts de l’art dramatique, et je suis enclin à le
croire, dans la mesure où c’est également ainsi que nous avons
commencé. Les gens sans instruction sont contents simplement
en voyant qu’il se passe quelque chose, les gens cultivés veulent
ressentir des émotions et la réflexion n’a d’intérêt que pour les
esprits les plus raffinés. »4
Wilhelm fut troublé dans sa méditation silencieuse par la
fumée de tabac qui devenait de plus en plus dense. L’intendant
des forêts avait allumé sa pipe dès le début de la pièce et peu à
peu, plusieurs spectateurs prirent également cette liberté. Encore
plus fâcheuse fut la survenue des grands chiens de ce monsieur
qui avait été enfermés, mais qui réussirent à passer par une porte
de derrière et s’élancèrent sur la scène, bousculèrent les
comédiens et rejoignirent leur maître au parterre en sautant par-
dessus l’orchestre.
À la fin du spectacle, on avait prévu une cérémonie
d’hommage et, pour cela, dressé sur un autel festonné de
guirlandes un mauvais portrait du vieil homme devant lequel on
vint s’incliner en un geste de respect. On fit s’avancer le plus
jeune enfant, vêtu de ses plus beaux habits ; il déclama un
discours en vers très médiocres qui émut aux larmes toute la
famille et même l’intendant des forêts, à qui cela rappela ses
propres enfants. Tant il est vrai que le cadre impressionne
toujours fortement le cœur des hommes et la solennité est
toujours émouvante, même quand elle n’est pas inspirée par le
meilleur goût !

1. Scène de théâtre amateur, imaginaire ou peut-être vécue, dont Goethe souligne


en passant la valeur spectaculaire. Le théâtre est pour lui, comme pour Aristote et le
Brecht du Petit Organon, le plaisir pris à l’imitation des hommes par d’autres hommes.

2. Il Pastor ido (1580/1583) de Gian Battista Guarini (1538-1612) est une tragédie
en vers mais qui met en scène, à l’instar de l’Aminta (1573) du Tasse, le monde de la
e
pastorale et lie sentiment amoureux et rêve de l’ailleurs. Dès le XVI siècle, l’œuvre,
traduite en plusieurs langues, conquit l’Europe entière. Lire à ce sujet E. M. Szarota,
« Deutsche Pastor ido-Übersetzungen », in G. Hoffmeister, Europäische Tradition und
deutscher Literaturbarock, Wolfenbüttel, 1973, p. 305-328.

3. Nouveau témoignage des obstacles réglementaires auxquels se heurtaient les


troupes ambulantes : au contrôle par les autorités municipales et princières, s’ajoutent
les interventions du corps ecclésiastique d’autant plus étendues qu’elles concernaient
aussi les amateurs.
4. Point de vue, à l’époque, obsolète : les hommes des Lumières écrivent certes pour
les hommes en général. Mais ils sont aussi conscients des différences induites par le
niveau d’éducation, quand bien même ils veulent y remédier.
CHAPITRE 2

Après quelques étapes, nos voyageurs arrivèrent dans une


petite ville, où ils se séparèrent et donnèrent congé au cocher,
qui prit le chemin du retour ; chacun voulait prendre un peu de
repos et vaquer à ses affaires.
Wilhelm présenta ses lettres de recommandation et commença
à démarcher, avec un succès variable, plusieurs personnes qui
étaient sur sa liste. Quelques-unes payèrent, quelques-unes
s’excusèrent, d’autres prirent mal la chose, et d’autres encore
nièrent. Wilhelm ayant reçu pour mission de porter plainte
contre certains messieurs, il fut obligé de consulter un avocat et
de l’instruire de l’affaire. On peut facilement imaginer combien il
rechignait à ce travail, mais il se montra consciencieux et s’en
acquitta du mieux qu’il put.
Les personnes qu’il fréquentait ne le divertissaient pas
davantage. C’étaient de braves gens, qui menaient une vie réglée
six jours de la semaine, se faisaient un petit plaisir le dimanche
et, à part cela, passaient leur soirée à jouer au billard ou à
l’hombre1 dans un petit cercle fermé ! Telles étaient les
distractions qu’ils offraient à Wilhelm ; on peut dire qu’ils
faisaient ainsi de leur mieux, sans douter un seul instant que leur
hôte prît autant de plaisir à leur compagnie qu’eux-mêmes à la
sienne. C’est encore à l’auberge qu’il se sentait le mieux, car on
s’y amusait et il s’y passait toujours des choses nouvelles qui
l’intéressaient. Tout un groupe venait d’y arriver, une troupe de
danseurs de corde, d’acrobates et de jongleurs, accompagnée d’un
homme fort2, avec une quantité de femmes et d’enfants ; ils
préparaient une représentation en mettant tout sens dessus
dessous. Tantôt ils se querellaient avec l’aubergiste, tantôt entre
eux, et si leurs disputes étaient insupportables, leurs
manifestations de joie étaient totalement intolérables. On dressa
sur la place du marché une vaste estrade, on apporta des
tremplins, on planta des poteaux pour attacher la corde lâche, on
disposa des poids pour tendre la corde raide.
Le lendemain matin, un cortège se mit en marche pour
annoncer à toute la population de la ville le spectacle qu’on lui
préparait. En tête le tambour et le chef de la troupe, à cheval ;
derrière eux, une danseuse sur une monture efflanquée, tenant
un enfant devant elle, paré de toutes sortes de rubans et
d’oripeaux ; les autres membres de la troupe suivaient à pied,
deux par deux, portant des enfants juchés sur leurs épaules dans
des poses périlleuses. Paillasse3 courait de-ci de-là, avec force
facéties, parmi la foule qui se pressait, distribuant ses
programmes en multipliant les grosses plaisanteries, embrassant
les filles, donnant de grands coups de batte aux garçons ; une
manière, pour lui, d’éveiller dans le peuple l’envie irrépressible
de faire durant la soirée plus ample connaissance avec lui. Les
affiches imprimées4 mettaient en relief les multiples talents de la
troupe, en particulier ceux d’un certain monsieur Narcisse et
d’une certaine demoiselle Landerinette qui avaient eu
l’intelligence, en leur qualité de personnages principaux de la
pièce5, de ne pas se joindre au défilé pour se donner ainsi un
statut plus important et éveiller une plus grande curiosité. Le
soir venu, Wilhelm fut conduit dans une maison où une grande
foule était déjà réunie. À l’heure dite, la salle se remplit de gens
du peuple tandis que les personnes de plus noble condition
occupaient les fenêtres.
Paillasse commença d’abord par capter l’attention et à mettre
de bonne humeur le public avec quelques pitreries qui font
toujours rire. Quelques enfants se livrèrent à d’étranges
contorsions qui suscitèrent tantôt l’étonnement, tantôt l’horreur,
tantôt la pitié ; mais c’est le spectacle des agiles acrobates qui
éveilla le plaisir le plus vif, lorsqu’ils se mirent, les uns derrière
les autres, puis tous ensemble, à faire des cabrioles dans les airs,
en avant et en arrière. De bruyants applaudissements et des cris
de joie éclatèrent dans toute l’assemblée.
Ensuite, l’attention se concentra sur un autre objet. Les enfants
durent marcher sur la corde raide les uns après les autres,
d’abord les plus maladroits, afin de faire durer le numéro et de
mettre en valeur la difficulté de l’exercice. À leur tour, quelques
équilibristes, ainsi qu’une femme adulte, firent la démonstration
de leur adresse ; mais ce n’était toujours pas monsieur Narcisse et
mademoiselle Landerinette. Ceux-ci firent enfin leur entrée en
sortant d’une sorte de tente drapée de rideaux rouges ; leur figure
agréable et leurs jolis costumes comblèrent l’attente savamment
entretenue du public. Lui, un jeune garçon de taille moyenne,
agile et alerte, avec des yeux noirs et une chevelure abondante ;
elle, non moins charmante, mais plus robuste ; ils commencèrent
à danser alternativement sur la corde avec des mouvements
légers, accomplissant des figures périlleuses et prenant d’étranges
postures. L’agilité de la femme, la hardiesse du garçon, la
précision avec laquelle tous les deux exécutaient leurs tours
renforçaient à chaque pas, à chaque saut, la satisfaction générale.
La noblesse de leurs gestes, l’empressement que semblaient leur
témoigner les autres membres de la troupe leur donnaient toutes
les apparences de chefs de celle-ci, un rang dont chacun devait
nécessairement les estimer dignes. L’enthousiasme du public
populaire gagna les spectateurs aux fenêtres, les dames n’ayant
d’yeux que pour Narcisse, les messieurs pour Landerinette. Le
peuple poussait des cris de joie, les gens plus distingués ne se
retenaient pas d’applaudir. C’est à peine si l’on riait encore aux
dépens de Paillasse. L’allégresse et le ravissement étaient tels que
personne ne s’esquiva lorsque quelques membres de la troupe
passèrent dans la foule avec des soucoupes en fer-blanc pour
recueillir la monnaie.
— Ils se sont bien acquittés de leur tâche, dit Wilhelm à l’un de
ses compagnons de voyage qui se tenait près de lui à la fenêtre.
— Et en plus, répondit l’autre, la demoiselle est une petite qui
n’a peur de rien.
— Ils ont parfaitement accompli ce qu’ils avaient à faire, reprit
Wilhelm. J’admire l’intelligence avec laquelle ils ont su mettre en
valeur, au bon moment, même les tours les plus insignifiants, en
tirant parti des maladresses des enfants pour aller jusqu’aux
acrobaties les plus sophistiquées de leurs virtuoses.
Le compagnon de Wilhelm n’était pas de cet avis. Il prétendit
au contraire que tout le spectacle n’avait été qu’une longue suite
d’insupportables niaiseries, juste bonnes à leur faire perdre leur
temps. Selon lui, ils auraient dû commencer tout de suite par ce
qu’ils avaient de meilleur à présenter, et l’affaire aurait été réglée
en un quart d’heure.
— Croyez-vous donc, répliqua Wilhelm, que les spectateurs et
ces saltimbanques y eussent alors trouvé leur compte ? Ceux-là
ne désirent-ils pas avoir un moment de distraction, ceux-ci avoir
l’occasion de présenter leurs tours sous le jour le plus
avantageux ?
— Il n’y avait rien de nouveau dans tout cela, rien que de banal
que je n’avais déjà vu mille fois.
— Si vous voulez, dit Wilhelm. C’est la nature et l’expérience
qui leur ont enseigné la meilleure méthode. Et si, durant les
quelques jours qu’ils resteront encore ici, ils continuent ainsi de
suivre une gradation dans leur spectacle en réservant leurs
meilleurs tours pour la fin, ils produiront nécessairement, j’en
suis persuadé, une grande impression et gagneront beaucoup
d’argent. On pourrait souhaiter que certains auteurs eussent
autant de goût et d’esprit !
L’étranger, qui trouvait peu d’intérêt à ces discours abstraits,
commença à énumérer les charmes de Landerinette, tandis que
Wilhelm persistait à détailler ses capacités artistiques.
Wilhelm avait deviné juste, car le second jour, la troupe était
déjà en progrès. Ils laissèrent tomber les préliminaires, si je puis
m’exprimer ainsi, mais suivirent le même ordre que la veille ; ils
ajoutèrent quelques nouveaux tours, plus complexes et
apparemment plus périlleux ; Paillasse ne changea rien à ses
pitreries, mais celles-ci paraissaient produire davantage d’effet à
mesure qu’il les répétait. Et s’il est vrai, comme le dit l’un de nos
penseurs6, que le mal-être sans douleur, la corpulence sans force
sont sources de ridicule, on peut ajouter que la gaucherie qui se
révèle intentionnelle, la maladresse qui cache une force secrète
produisent un effet comique extrêmement réjouissant.
L’enthousiasme pour monsieur Narcisse et mam’selle
Landerinette grandit également très vite. Les cris, les
applaudissements, les bravos se multiplièrent et devinrent plus
unanimes, les bourses se délièrent et la recette fut considérable.
Un étranger, qui était également à la fenêtre à côté de Wilhelm,
regretta qu’un certain enfant qui accomplissait plusieurs tours
avec beaucoup d’adresse, et en particulier une danse des œufs
comme il n’en avait jamais vu7, ne fît plus partie de la troupe.
Comme la nuit tombait, les artistes descendirent de l’estrade et
furent ramenés chez eux en triomphe, entourés par la foule qui
se pressait autour d’eux.
Le troisième jour, le nombre de spectateurs s’étant
considérablement accru par le concours de gens venus des
localités voisines, le succès fit boule de neige. Les sauts par-
dessus les sabres ou à travers les tonneaux à fond de papier, avec
toute la mise en scène qui convient, déchaînèrent
l’enthousiasme. L’homme à la stature imposante sema la stupeur,
l’horreur et l’effroi en couchant sa tête et ses pieds sur deux
chaises écartées l’une de l’autre et en posant sur son corps ainsi
suspendu en l’air une enclume sur laquelle deux solides
compagnons vinrent forger un fer à cheval.
On n’avait encore jamais vu dans le pays le numéro que l’on
appelle « la force d’Hercule »8, où une rangée d’hommes monte
sur les épaules d’une autre rangée, et une troisième sur celle-ci,
jusqu’à former une pyramide vivante terminée, en guise de
drapeau ou de girouette, par un enfant en équilibre sur sa tête.
C’est ce numéro qui conclut dignement le spectacle. Monsieur
Narcisse et mam’selle Landerinette, assis dans des palanquins
portés sur les épaules de leurs camarades, se firent promener à
travers les principales rues de la ville, au milieu des cris de joie de
la foule. On leur jeta des rubans, des bouquets, des mouchoirs de
soie, on se bouscula pour les voir de près. Tout le monde
paraissait heureux de les voir et content d’être honoré d’un
regard de leur part.
Quel auteur, quel acteur ne serait pas heureux de produire une
impression si unanimement partagée ? Quelle émotion délicieuse
n’éprouverait-on pas si l’on pouvait de la sorte éveiller aussi
rapidement, comme par une espèce de commotion électrique,
des sentiments purs et nobles, dignes de l’humanité, à l’image de
l’enthousiasme que ces gens ont suscité par le spectacle qu’ils ont
donné ? Si l’on pouvait inspirer aux gens, ou tout au moins aux
meilleurs d’entre eux, une forme d’empathie avec tout ce qui est
humain9 et, par la représentation du bonheur et du malheur, de
la sagesse et de la folie, de la bêtise et de l’absurdité, enflammer,
ébranler les cœurs, faire palpiter à nouveau les âmes
engourdies ? Nous verrions peut-être alors s’accomplir ce que le
philosophe de l’Antiquité se promettait de la tragédie : qu’elle
purifie les passions10.
Telles étaient les pensées qui occupaient Wilhelm tandis qu’il
rentrait chez lui, après avoir vainement cherché parmi les
personnes autour de lui quelqu’un avec qui il eût pu partager ces
considérations.

1. Ce jeu de cartes (« hombre », homme, signale son origine espagnole) reposait sur le
principe de l’enchère.
2. « Der starke Mann » correspond à ce que nous connaissons sous le terme
d’« hercule de foire », une attraction purement physique qui séduit le public des foires.
Il apparaît déjà dans la première Épître 1, d’Horace. Son équivalent actuel est le « haut-
den-Lukas » sur lequel les passants (masculins !) frappent avec une masse afin de faire
monter le plus haut possible un curseur étalonné.
3. Paillasse est le Bajazzo que connaît la tradition, elle-même dérivée de l’italien
« pagliaccio », « sac de paille », fantoche ventru, proche du Hanswurst salzbourgeois
avec qui il a en commun la batte. Thomas Mann reprend le motif (Der Bajazzo, 1897)
dans une nouvelle éponyme publiée en 1898 dans Der kleine Herr Friedemann. Ce titre
renvoie lui-même à l’opéra italien I Pagliacci (1892) de Ruggero Leoncavallo (1858-
1919) qui connut un succès européen. Goethe utilise le terme Palliasso qui semble
dérivé du français.
4. Ces affichettes, « Theaterzettel », étaient distribuées en ville pour annoncer les
représentations. Elles contenaient peu d’informations autres que matérielles (dates,
heures, lieux, titres, parfois noms des acteurs et actrices…), mais renseignent les
historiens sur la réalité de la « vie théâtrale ».
5. Bel exemple des rivalités entre acteurs d’une même troupe. Ces « acteurs
principaux » interprètent les rôles déterminants de l’action. On voit nettement la
distinction à opérer entre les performances à l’extérieur, propres à la parade, elle-
même préalable au spectacle proprement dit, et la grande pièce donnée à l’intérieur.
6. Goethe fait allusion ici à Justus Möser (1720-1794), l’auteur d’un texte central
pour la compréhension et la défense du comique : Arlequin ou la Défense du comique-
grotesque (Harlekin oder Verteidigung des Grotesk-Komischen), de 1761.

7. Le motif de l’« Eiertanz » est inséparable du personnage de Mignon dont on a ici la


première mention.
8. Hercule est, à cet endroit, le nom donné à l’homme à partir duquel s’édifie la
« pyramide ».
9. Le recours à la distinction entre les diverses strates du public facilite la reprise des
catégories aristotéliciennes (Poétique, XIV). L’« empathie » (« Einfühlung ») permet
l’identification, laquelle, nourrie de l’illusion, ouvre la voie au processus central de la
tragédie : la purgation des passions (ou émotions), la crainte (« phobos ») et la pitié
(« eleos »), par la crainte et la pitié, en vue de rétablir l’équilibre psychique de chacun et
celui, civique, de la communauté des spectateurs, image de la cité.
10. Le « Philosophe » : terme par lequel en France (par exemple Corneille) ainsi
qu’en Allemagne (Lessing), on désigne communément le Stagirite.
CHAPITRE 3

En arrivant à l’auberge, Wilhelm rencontra monsieur Narcisse


dans l’entrée et l’invita à venir passer un moment avec lui dans la
salle.
Ce dernier se révéla un bon et joyeux garçon qui lui raconta
son histoire sans détour et manières, et qui n’était rien moins
que le patron1 de la troupe. Lorsque Wilhelm le félicita de son
succès, les mots le laissèrent presque indifférent.
— Nous sommes habitués, dit-il, à ce que les gens rient à notre
spectacle et admirent nos prouesses, mais les applaudissements
les plus enthousiastes ne nous avancent en rien, car, que la
recette soit bonne ou mauvaise, le commanditaire paye à chacun
le salaire convenu.
Wilhelm posa encore diverses questions, auxquelles son
interlocuteur répondit précisément, avant de dire qu’il était
pressé et de prendre congé.
— Où voulez-vous aller si vite, monsieur Narcisse ? dit
Wilhelm.
Le jeune homme avoua avec un sourire que sa personne et son
talent lui valaient un certain succès auquel il attachait beaucoup
de prix : il avait reçu des billets tendres de la part de quelques
femmes de la ville et devait répondre, pour le soir et pour la nuit,
à quelques invitations pressantes. Et il se mit à détailler ses
aventures en toute sincérité, il aurait même donné le nom et
l’adresse des personnes si Wilhelm, qui avait horreur de ce genre
d’indiscrétion, ne l’avait arrêté et congédié.
Son jeune compagnon de route s’était pendant ce temps
entretenu avec mam’selle Landerinette et, à l’heure du souper, il
laissa clairement entendre quelles espérances elle lui avait
données, et combien il en était flatté.
Quelques jours passèrent que Wilhelm employa à récupérer
diverses dettes auprès de ses débiteurs ; et bien qu’il fût très
accommodant et se montrât bienveillant et indulgent avec ces
derniers, il réussit néanmoins à encaisser près de quinze cents
thalers, en comptant la somme reçue à Hochstädt. Il se réjouit
beaucoup d’en informer Werner dans son prochain courrier et
de pouvoir lui envoyer la plus grosse partie de l’argent. Il se
présenta aussi chez quelques commerçants, à qui sa personne fit
si bonne impression qu’ils lui passèrent des commandes, dont il
prit soigneusement note. Il jugea enfin que le moment était venu
de poursuivre son voyage. Comme ses compagnons de route
s’étaient dispersés, il loua une chaise de poste, fit sa malle et
partit encore à temps pour arriver avant la nuit à la prochaine
étape.
Pendant la durée du trajet, Wilhelm eut l’esprit occupé par
toutes sortes de pensées ; la nuit tomba et il remarqua que le
postillon, dans la forêt qu’ils étaient en train de traverser, prenait
tantôt à droite, tantôt à gauche. Il supposa qu’il devait avoir
perdu son chemin. Quand il lui demanda des explications, il en
eut confirmation, mais le compère affirma qu’ils ne devaient plus
être très loin de leur destination.
La nuit était déjà avancée quand ils arrivèrent dans un village
et demandèrent où ils se trouvaient. Ils s’étaient complètement
écartés de la route, en prenant presque à angle droit par rapport
à celle-ci. Il n’y avait aucun chemin direct jusqu’à la ville où ils
devaient faire étape et qui était à six heures de là. Wilhelm
exigea du postillon qu’il passât la nuit ici et le conduisît le
lendemain matin à destination. Mais le postillon le pria
instamment de le laisser rentrer directement, car il était en
service depuis peu et comme il avait poussé trop loin les
chevaux, il avait tout à craindre de son maître. Il dirait qu’il avait
amené son voyageur à l’étape, en espérant s’en tirer avec ce
mensonge. En échange, il pouvait lui proposer à bas prix la
vieille berline du pasteur et des chevaux de ferme ; il s’était déjà
renseigné : cet équipage lui permettrait, dès le lendemain matin
de bonne heure, d’aller jusqu’à la prochaine localité, un gros
bourg situé à trois heures de là, où il reprendrait alors une malle-
poste pour rejoindre sa route sans difficulté. L’aubergiste acheva
de le convaincre et comme il était de bonne composition, il
accepta la proposition.
Le lendemain matin, un nouveau cocher l’emmena vers la
ville ; au moment où il la découvrit depuis les hauteurs, ce
dernier lui rapporta qu’une importante garnison y était
stationnée et que le contrôle aux portes était très sévère. « Je suis
toujours très étonné, songeait Wilhelm par-devers lui, lorsque je
dois décliner mon identité, de donner le nom de Meister. Je
ferais probablement mieux de m’appeler Geselle2, car je crains
fort de rester toujours au stade d’apprenti. C’est d’ailleurs ce que
je vais faire en manière de plaisanterie, d’autant plus que je ne
connais personne ici et que je n’ai personne à visiter. Le nom ne
sonne pas bien, mais il est significatif. Et quand il est traduit, il
sonne encore mieux, mais tenons-nous-en à notre langue
maternelle… »
Il passa la porte et se fit enregistrer sous ce nom. Il était encore
très tôt lorsqu’il arriva à l’auberge. L’hôte lui dit que la plupart
des chambres étaient occupées par une troupe de comédiens qui
faisaient étape dans la ville ; il avait néanmoins encore une jolie
petite chambre de libre, donnant sur le jardin. « Faut-il donc,
s’écria Wilhelm intérieurement, que mon destin m’amène
toujours à rencontrer ces gens avec lesquels je ne peux, ni ne
veux, avoir rien de commun. » Il répondit à l’aubergiste qu’il
n’avait pas besoin d’une chambre, qu’il faisait juste une halte de
quelques instants et qu’il allait commander des chevaux de poste
pour poursuivre son voyage.
L’affiche annonçant la représentation de la veille était encore
fixée sur le montant de la porte. À sa grande surprise, il y
découvrit les noms de M. et Mme Mélina. « Il faut quand même
que j’aille leur dire un petit bonjour », pensa-t-il. À ce moment,
son attention fut attirée par une jeune créature qui dévalait
l’escalier. L’enfant était joliment habillé d’une petite veste aux
manches fendues à l’espagnole et de larges culottes ; il avait de
longs cheveux bruns enroulés en boucles et en nattes autour de
la tête. Wilhelm le regarda attentivement et ne sut décider tout
de suite s’il s’agissait d’un garçon ou d’une fille3 ; il s’en tint
finalement à cette dernière supposition et quand elle passa
devant lui, il souhaita le bonjour à cette soudaine apparition et
lui demanda si M. et Mme Mélina étaient levés. Elle lui lança un
regard de côté, d’un œil noir et pénétrant, et s’esquiva en courant
vers la cuisine, sans un mot. Il fit monter l’aubergiste et suivit
celui-ci dans la chambre.

1. L’allemand dit « Herr », mais le terme de « Patron » est attesté dans le roman
picaresque, notamment dans la traduction (1615) par Ägidius Albertinus du Guzmán
de Alfarache (ca. 1599) de Mateo Alemán (1547-1614).

2. Wilhelm esquisse une échelle, empruntée à celle des corporations d’artisans, qui
fait passer le futur « maître » (« Meister ») par l’état préalable de « compagnon »
(« Geselle »). S’y ajoute le statut initial de l’« apprenti » (« Lehrling »). Il y a là l’annonce
du processus de perfectionnement qui sous-tend l’évolution du héros du roman de
formation (« Bildungsroman »).

3. L’ambiguïté quant à l’appartenance sexuelle de Mignon repose sur l’impression


produite par elle, elle n’est pas consubstantielle à ce personnage littéralement singulier.
CHAPITRE 4

En le voyant entrer, madame jeta sur ses épaules un châle blanc


pour cacher son déshabillé vaporeux ; son mari releva ses bas et
ôta son bonnet de nuit. On voulut débarrasser une chaise pour
permettre au visiteur de s’asseoir, mais la table, le lit et même le
rebord de la fenêtre étaient déjà encombrés. On fut enchanté de
se retrouver et Mme Mélina, en particulier, fit des efforts non
dissimulés pour capter l’attention de Wilhelm : elle essaya de
faire preuve d’esprit et de sens poétique, avec tout ce que cela
implique. Elle avait été jadis, au temps de son célibat prolongé,
l’oracle de la petite ville où elle séjournait, mais la prétention
qu’elle manifesta à ce moment vis-à-vis de Wilhelm la fit
paraître sous un jour moins avantageux que lorsqu’elle lui était
apparue, à l’époque, dans tout l’éclat de son infortune. Tous les
efforts qu’elle déploya laissèrent Wilhelm indifférent. Plus
exactement, il ne s’aperçut de rien. On commença à se plaindre
de la directrice (c’était en effet une femme qui était à la tête de la
troupe)1 : on l’accusa de mal administrer les affaires, de ne rien
mettre de côté dans les périodes fastes, mais au contraire de tout
dépenser avec un membre de la troupe dont elle avait fait son
favori, et d’être ainsi contrainte, dans les périodes de disette, de
recourir au mont-de-piété sans néanmoins pouvoir grâce à cela
payer aux comédiens les salaires qui leur avaient été promis. Et le
bruit courait même qu’elle avait d’autres dettes, qu’elle était dans
une situation délicate et qu’il fallait prendre ses précautions avec
elle.
Pendant qu’ils parlaient ainsi, Wilhelm se rappella l’étrange
créature2 qu’il avait rencontrée et demanda de qui il s’agissait.
— Nous ne savons pas nous-mêmes, dit Mme Mélina, ce que
nous devons faire de cet enfant. Il y a quatre semaines environ, il
y avait ici une troupe de danseurs de corde, qui présentait de très
jolis tours. Avec eux se trouvait cette enfant, une petite fille qui
exécutait parfaitement son numéro, dansait surtout le fandango
de manière charmante et accomplissait diverses autres choses
avec beaucoup d’adresse et de grâce. Mais elle ne répondait
jamais lorsqu’on lui parlait, pour la complimenter ou pour lui
demander quelque chose. La veille du départ de la troupe, on
entendit un bruit terrible en bas, dans la maison. Le chef du
groupe injuriait l’enfant de manière épouvantable. Il l’avait jetée
à la porte de sa chambre et celle-ci se tenait immobile dans un
coin de la salle. Il exigeait d’elle, avec véhémence, qu’elle fît
quelque chose et, à ce que nous pouvions entendre, elle s’y
refusait. Il alla alors chercher un fouet et se mit à frapper
impitoyablement l’enfant. Elle ne bougea pas, esquissa à peine
une grimace. Nous fûmes pris d’une telle compassion pour elle
que nous descendîmes dans la salle pour nous en mêler.
L’homme en furie commença alors à nous injurier tout en
continuant de frapper jusqu’à ce que nous l’arrêtions enfin ; il
déversa alors sa colère en un torrent d’insultes. Il hurlait,
trépignait, écumait. D’après ce que nous pûmes comprendre,
l’enfant s’était refusée à danser et n’avait cédé ni à ses prières ni
sous ses coups. Elle devait exécuter un numéro de corde raide et
ne voulait pas le faire. Des centaines de personnes étaient venues
pour voir la fameuse danse des œufs, la réclamaient à grands
cris, mais en vain. Le commanditaire était hors de lui en voyant
les spectateurs mécontents se disperser en refusant sous ce
prétexte de payer leur place. “Je vais te tuer, hurlait-il, je vais te
laisser pour morte au bord de la route, tu finiras sur un tas de
fumier, tu n’auras plus de moi une miette de pain !”
» Notre directrice, qui assistait à la scène et avait gardé un œil
sur l’enfant parce que la petite fille qui jouait Fiammette dans La
Gouvernante3 lui avait été enlevée peu avant, qu’une femme de
chambre s’en était également allée et qu’elle pensait que l’enfant
saurait les remplacer, entreprit l’homme furibond avec son
habileté habituelle, pour essayer de le convaincre qu’il ferait
mieux de laisser partir l’enfant.
Elle parvint d’ailleurs à ses fins. Emporté par sa colère, il céda
la pauvre créature à la condition qu’on lui payât une certaine
somme pour ses vêtements, d’un montant assez élevé. Mme de
Retti4 ne discuta pas, régla la somme sur-le-champ et emmena la
petite dans sa chambre. Une heure s’était à peine écoulée que le
danseur de corde, pris de remords, voulut reprendre l’enfant.
Notre directrice se défendit avec opiniâtreté et le menaça, s’il ne
voulait pas en démordre, de déposer plainte contre lui, pour
violence sur l’enfant, auprès du bailli ; celui-ci était un homme
juste et sévère qui ne le laisserait sûrement pas se tirer d’affaire
aussi facilement. Cette menace lui fit peur et après encore
quelques échanges, l’enfant resta nôtre. Mais depuis, nous avons
plus de cent fois déjà regretté de nous être chargés d’elle. Elle
n’est absolument bonne à rien, pour nous. Elle apprend très vite
les rôles par cœur, mais elle joue de façon lamentable. On ne
peut rien tirer d’elle. Elle est très serviable, mais fait tout sauf ce
qu’on lui demande. Elle aurait déjà mérité cent fois de recevoir
une bonne correction. Le premier matin après avoir dormi avec
nous, elle est apparue dans le costume de garçon dans lequel
vous l’avez vue et nous n’avons jamais pu obtenir qu’elle y
renonçât. Quand notre directrice lui demanda, à moitié
sérieusement, à moitié en plaisantant, comment elle comptait s’y
prendre pour rembourser l’argent qui avait été avancé, elle
répondit simplement : “Je rendrai des services !”
» Et, depuis ce jour, elle rend spontanément à la directrice et à
toute la troupe des services de tout genre, même les plus ingrats,
avec un zèle, une ponctualité, une bonne volonté qui nous
réconcilient avec son caractère obstiné et son médiocre talent
pour le théâtre.
Wilhelm demanda à la voir de plus près et Mélina alla la
chercher.
— Tu n’as pas dit merci à ce monsieur ce matin, dit
Mme Mélina lorsque l’enfant entra.
Elle resta près de la porte, comme si elle voulait aussitôt
s’éclipser à nouveau, mit la main droite sur sa poitrine, la gauche
sur son front et s’inclina profondément.
— Approche, petite, lui dit Wilhelm.
Elle le regarda d’un air hésitant et s’avança.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.
— Ils m’appellent Mignon, répondit-elle.
— Quel âge as-tu ?
— Personne n’a jamais compté.
— Qui était ton père ?
— Le grand diable est mort.
On lui expliqua ces derniers mots : un certain acrobate mort
depuis peu et qui se faisait appeler « le grand diable » était soi-
disant son père. Elle formulait ses réponses dans un mauvais
allemand et d’une manière qui déconcerta Wilhelm. Elle mettait
à chaque fois une main sur son front, l’autre sur sa poitrine et
s’inclinait profondément.
— Je ne sais pas ce que signifie ce geste, dit Mme Mélina, c’est
nouveau chez elle, elle invente tous les jours quelque chose.
L’enfant gardait le silence et Wilhelm ne se lassait pas de la
regarder. Ses yeux et son cœur étaient irrésistiblement attirés
par cette créature mystérieuse. Il lui donnait entre douze et
treize ans. Elle était bien proportionnée, mais ses chevilles et ses
articulations laissaient deviner qu’elle allait encore grandir ou
que sa croissance avait été entravée. Ses traits n’étaient pas
réguliers, mais ils avaient quelque chose de particulier ; son
visage n’était pas parfait, mais il avait quelque chose de singulier ;
son front suggérait un être mystérieux, son nez était
remarquablement bien dessiné et sa bouche, bien que déjà un
peu boudeuse et souvent contractée, n’en restait pas moins
délicate et charmante. Elle avait un teint hâlé, à peine rosé aux
joues, mais déjà très abîmé par le fard dont elle n’usait jamais
sans répugnance. Wilhelm la regardait toujours sans rien dire et,
perdu dans sa contemplation, en oublia les personnes présentes.
Mme Mélina le sortit de sa rêverie en faisant un signe à l’enfant
qui, après une révérence, disparut à la vitesse de l’éclair.
L’image de cette créature poursuivait Wilhelm. Il aurait voulu
continuer à poser des questions à son sujet, à entendre parler
d’elle, mais Mme Mélina jugea que cela suffisait et amena la
conversation sur ses propres talents d’actrice et la destinée qui
était la sienne.

1. La présence de femmes parmi les chefs de troupes s’est accrue dans les
années 1780 et suivantes. On considère généralement que la pionnière fut Friederike
Caroline Neuber, dite la Neuberin (1697-1760). Adepte de la réforme de Gottsched,
celle-ci concevait le programme des représentations de sa troupe et contribua
largement à la redéfinition de l’art du jeu. Cette « Prinzipalin » possédait une grande
culture littéraire, ce qui n’était pas le cas de toutes les directrices qui lui firent suite
comme on le voit ici.
2. Mignon.
3. Titre d’un singspiel de Franz Anton Nuth (1698-1782), adaptateur du français et
de l’italien. Sa troupe se produisit à Hambourg et dans les principales villes de
l’Empire, ainsi qu’à Strasbourg (au théâtre des Drapiers) en 1749. Cf. Jean-Marie
Valentin, Le Théâtre à Strasbourg de Brant à Voltaire (1512-1781), Paris, 2015, p. 446 (et
p. 446, note 9).
4. On associe généralement ce personnage à celui, historique, de la Neuberin. Dans
les faits, rien dans son comportement et ses choix littéraires n’est vraiment assimilable
à la réformatrice, esthétiquement et moralement très exigeante, de la scène allemande
durant la première partie des Lumières. Mais il est possible que le discrédit qui
frappait alors Gottsched l’ait atteinte par ricochet.
CHAPITRE 5

Il fut bientôt convenu que Wilhelm resterait la journée, afin de


faire la connaissance de la directrice et de toute la troupe ; il
assisterait, le soir, à la représentation de la comédie et pourrait
poursuivre son voyage le lendemain, dès l’aube. La tentation
était trop forte pour qu’il pût y résister longtemps, même s’il
éleva quelques objections au début. Il avait en effet promis à
Werner d’être dans une certaine ville à un jour donné. La date
approchait, il s’était déjà arrêté plus longtemps qu’il n’aurait dû
dans la précédente localité et l’erreur du postillon l’avait
également retardé. Habitué depuis l’enfance à l’obéissance et au
respect des règles, il considérait la parole donnée comme une
chose sacrée, un devoir envers lui-même, car il ne pouvait se
respecter que dans la mesure où il tenait ses promesses. Mais son
penchant l’emporta et il décida de rester, avec la ferme intention
de partir le lendemain de très bonne heure. Mme Mélina
désirant souper en sa compagnie, il la pria de monter avec son
mari dans sa chambre, où il commanda le repas. Lorsque
l’aubergiste lui demanda son nom, qu’il était obligé de
transmettre le soir même au commandant de la place, Wilhelm
lui redonna celui sous lequel il s’était fait enregistrer à la porte de
la ville ; il pria ses amis de l’appeler ainsi et de taire sa véritable
identité. Une franche gaieté régna pendant le repas. Mme Mélina
fit tout son possible pour plaire, son mari lança ici et là quelque
plaisanterie à froid et Wilhelm, qui, pour la première fois depuis
longtemps, se sentait le cœur léger, se montra ouvert et enjoué,
s’enflammant en parlant de ses projets. On dégusta le vin qui, par
le plus grand des hasards, n’était pas si mauvais et on oublia le
moment de se lever de table.
Mme Mélina n’était pas dépourvue d’une certaine forme de
jugement, mais elle n’avait pas l’intelligence et l’esprit très
développés. Elle trouvait parfois le mot juste, mais tombait
souvent de l’exagération dans la vulgarité. L’époque où elle avait
reçu sa première et sa meilleure formation remontait au temps
des Contributions de Brême1 ; elle avait pris parti contre Gottsched
et en était restée là, ou peu s’en faut ; seules quelques pièces de
Lessing2, présentées de temps à autre sur scène, étaient venues
donner une autre orientation à son esprit. Au temps où elle était
encore célibataire, elle avait écrit avec un certain bonheur
quelques poèmes de circonstance et madrigaux, composé
plusieurs prologues pour la troupe qui avaient remporté
beaucoup de succès3. Elle en récita quelques-uns à l’aubergiste,
qui loua ce qui méritait d’être loué. Elle ne connaissait aucune
langue, aucune littérature étrangère, aussi son horizon était-il
assez limité. Eût-il été encore plus limité que Wilhelm, dans sa
candeur, ne lui eût pas moins prêté un profond génie, car elle
était ce que l’on pourrait appeler d’un mot une enjôleuse. Elle
savait flatter avec des attentions toutes particulières celui dont
elle voulait gagner l’estime, entrer dans ses idées autant qu’elle
pouvait le suivre et dès que le sujet dépassait son horizon
accueillir avec extase tout élément inédit ; elle savait questionner,
se taire et, bien que son esprit fût dépourvu de malice, repérer
avec beaucoup de pénétration le point faible de son
interlocuteur. Si l’on ajoute que, tout en n’étant plus très jeune,
elle était très bien conservée, avec des yeux charmants et une
jolie bouche ‒ quand elle ne faisait pas de grimaces ‒, on
comprendra que notre héros pût se plaire en sa compagnie.
L’heure de la représentation approchait, sans que l’on eût parlé
à la directrice. On donnait Bramarbas de Holberg4. Mme Mélina
se plaignit du rôle de Léonore, de la platitude, du mauvais goût
de la pièce pour laquelle le public manifestait un si grand
engouement. On se sépara et Wilhelm gagna sa loge. Il constata
très vite que les acteurs ressemblaient à ceux qu’il avait coutume
de voir : des gens ayant pour la plupart débuté au temps de la
comédie improvisée et ayant gardé l’habitude d’une certaine
indépendance dans la démarche, au point de traiter la pièce
comme un simple scénario et de lui donner, à force de
digressions et de facéties, une forme encore plus lâche qu’elle
n’avait naturellement5. Léonore eut la bonté, dès qu’elle fut
sortie, de chercher son ami des yeux et de faire de son mieux
pour appliquer et utiliser, dans sa récitation et ses gestes,
quelques-unes des belles théories qu’il avait développées à table.
Cela plut beaucoup à Wilhelm et, bien qu’elle n’apparût pas
souvent sur scène, il n’en oublia pas moins, selon ses habitudes,
tous les autres ; il lui fit beaucoup de compliments en la
raccompagnant chez elle, commenta son jeu et affirma qu’elle
irait loin si elle voulait bien être attentive à sa personne et à son
art de jouer. La conversation se poursuivit jusque dans la
chambre où Wilhelm l’accompagna. Cette fois encore, on oublia
d’aller rendre visite à la directrice, comme on en avait l’intention
et l’on ne remarqua combien il était déjà tard que lorsque
M. Mélina entra dans la pièce.
— Ah ! s’écria-t-elle, que je serais heureuse si je pouvais profiter
de vos leçons ! Et plus heureuse encore si vous pouviez me voir
dans tous mes rôles, si je pouvais apprendre de vous comment
tous les jouer !
Wilhelm exprima ses regrets ; ils insistèrent pour qu’il leur
consacrât encore le jour suivant : il n’y avait pas de
représentation prévue, uniquement une répétition le matin
pendant laquelle Wilhelm pourrait faire la connaissance de
Mme de Retti6, et le reste de la journée se passerait en agréables
conversations. Les deux époux se firent pressants ; elle surtout se
montra si insistante, jusqu’à déclarer, presque sur le ton de la
confidence, qu’il lui était tout à fait impossible de se séparer si
brusquement de lui, qu’il finit aussi par trouver la chose
impossible et lui promit de rester.
En rentrant dans sa chambre, il inspecta ses bagages et ne
retrouva plus le gros portefeuille de cuir qui contenait tous les
documents et les papiers dont il avait besoin pour ses affaires. Il
prit peur au début, puis se rappela qu’il l’avait déposé chez un
ami à sa dernière halte. Il avait d’ailleurs laissé d’autres objets là-
bas et demandé qu’on voulût bien les faire suivre dès qu’il
annoncerait son arrivée dans une prochaine ville. C’est la raison
pour laquelle il se tranquillisa et pensa que le plus sage était de
faire venir tout en même temps, dans la mesure où le délai ne
serait pas si important.
Lorsqu’il se leva le lendemain de bonne heure, toute la maison
était encore silencieuse. Seule Mignon était déjà dans le couloir.
Il s’avança aimablement vers l’enfant pour lui adresser la parole,
lui posa différentes questions. Elle le regarda droit dans les yeux,
mais ne répondit à aucune d’entre elles, ne manifesta aucune
émotion, ni la moindre sympathie à son endroit. Elle paraissait
totalement dépourvue de sentiments. Finalement, il porta la
main à sa poche et lui offrit une pièce de monnaie. Les traits de
la petite créature se détendirent, elle eut l’air d’hésiter, de se
demander si elle devait accepter. Quand elle vit enfin qu’il ne
s’agissait pas d’une plaisanterie, elle s’en empara vivement et
contempla avec un plaisir manifeste l’obole dans sa main.
Par la suite, Wilhelm confia à Mme Mélina combien il avait été
étonné de constater chez cet enfant une telle attirance pour
l’argent.
— Je puis vous expliquer facilement cette réaction, dit-elle. Peu
de temps après avoir arraché cette étrange créature au danseur
de corde, notre directrice lui dit un jour : “Maintenant que tu es à
moi, il va falloir bien te conduire. — Je suis à toi, répliqua
Mignon, j’ai bien vu que tu m’avais achetée. Combien m’as-tu
payée ? — Cent ducats, répondit la directrice en plaisantant, et
lorsque tu me les auras rendus, tu seras libre et tu pourras aller
où tu veux.” Depuis ce temps-là, nous avons remarqué qu’elle
amasse de l’argent. Nous lui donnons parfois quelques pfennigs
et elle m’a confié la garde d’une grande boîte pleine de pièces de
cuivre. Nous la soupçonnons d’économiser afin de pouvoir payer
sa rançon, d’autant qu’elle m’a demandé récemment combien il
fallait de pfennigs pour faire un ducat.

1. Le titre complet en était : Nouvelles contributions au divertissement de l’intelligence et


de l’esprit (Neue Beyträge zum Vergnügen des Verstandes und des Witzes). Cette revue,
publiée à Brême, d’où son titre de Bremer Beiträge, traitait de littérature au sens large
de « belles-lettres ». D’inspiration gottschédienne à l’origine, elle évolua vers une prise
en compte de plus en plus nette de l’imagination. C’est là que parurent, en 1748, les
trois premiers chants de l’épopée chrétienne de Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-
1803), le Messie (Der Messias). Elle poursuivit son activité jusqu’en 1757.

2. Il est remarquable de relever cette allusion positive à Lessing (1729-1781) et à son


rôle dans la rupture avec le gottschédisme. Les comédies, dites de jeunesse, du chantre
d’un théâtre vraiment national introduisent de fait un style nouveau dans la pratique
saxonne. Ce sont Le Jeune Savant (Der junge Gelehrte), 1748, Les Juifs (Die Juden) et
L’Esprit fort (Der Freygeist), 1749. La rupture avec la génération précédente est
clairement consommée en 1755 avec Miβ Sara Sampson, « tragédie bourgeoise »
(« bürgerliches Trauerspiel »).

3. Les « prologues » constituent un genre en soi (cf. supra, Livre I, chapitre 15, note
4). Destinés à établir un lien entre l’auteur (ou plus souvent la troupe) et le public, ils
reprennent une ancienne pratique venue de Plaute et de Térence. Devenue usuelle
dans le théâtre scolaire, cette pratique fut d’usage constant dans la loa et la licenza de
l’opéra aristocratique. À l’époque, les prologues, écrits en vers, sont tout à la fois une
défense du théâtre, des acteurs et d’une institution revendiquant sa fonction morale et
civique. Friederike Caroline Neuber en a laissé plusieurs d’un haut intérêt historique.
Signalons celui prononcé à Strasbourg en 1737 : Hommage rendu à la perfection par les
jeux dramatiques allemands réformés (Die Verehrung der Vollkommenheit/ Durch die
gebesserten deutschen Schauspiele). Cf. texte et présentation par Jean-Marie Valentin,
Le Théâtre à Strasbourg (supra, Livre III, chapitre 4, note 3), p. 403-439. Ce texte
constitue aussi une apologie de la tragédie régulière à la française (théorie de
d’Aubignac, réalisation idéale postulée dans le Mithridate, 1673, de Racine).

4. Ludvig Holberg (1684-1754) jouit au XVIIIe siècle d’une grande considération dans
l’Empire dont le royaume scandinave était culturellement proche. Holberg offrait aux
Allemands un type de comédie ennoblie quand bien même elle recourait à des types
plus qu’à des caractères affinés. Signalons Bramarbas ou l’O icier fanfaron (Bramarbas
oder der groβsprecherische O izier), dont le Théâtre allemand de Gottsched avait donné
dans son tome 2 une version allemande, et Jean de France, satire de la francophilie. On a
dit de Holberg qu’il fut « le Molière danois ». La chose est vraie dans le sens où il fonda
le théâtre comique de son pays. Mais cette qualification est peu justifiée au regard de
l’esthétique ‒ Mme Mélina le souligne nettement. Holberg a surtout raillé les petits-
bourgeois, hâbleurs et prétentieux. Pensons au Politicien du Ca é du commerce (Der
politische Kannegieβer) de 1722. Goethe (lettres à Cornelia du 12-10-1765 et 1766) a
connu de bonne heure ces comédies, présentes dans la bibliothèque paternelle.
5. On a là une très judicieuse notation sur les bouleversements qu’entraîna le
passage du jeu all’improvviso, sur canevas donc, conforme à la pratique venue des
Vénitiens, à l’assujettissement moderne au texte qui bride l’inventivité des interprètes.
6. Supra, Livre III, chapitre 4, note 1.
CHAPITRE 6

À dix heures, Wilhelm se rendit au théâtre et toute la troupe se


rassembla à ses côtés. Il regarda autour de lui, cherchant des yeux
un visage qui l’attirât et crut trouver une marque d’intérêt tantôt
dans le regard de l’un, tantôt de l’autre. Mme de Retti, au
moment où elle entra, retint enfin son attention. Il y avait dans
toute sa personne quelque chose de viril, dans sa démarche et
son allure une forme de fierté dépourvue de présomption. Tous
les autres l’entouraient tels des courtisans. Elle accueillit
l’étranger avec beaucoup de courtoisie et de considération.
Pendant la répétition, elle s’assit à côté du nouveau venu pour
l’entretenir des questions liées au théâtre. Mais durant ce temps,
elle ne cessa d’être attentive au jeu des acteurs, encourageant les
uns par une plaisanterie, prenant moins de précautions avec les
autres. Elle reprenait les débutants, adressait un avertissement
aux plus présomptueux, sans pour autant les blesser ou leur faire
honte. Elle se plaignit tout bas à Wilhelm de ce que si peu
d’acteurs prissent leur métier au sérieux et surtout qu’on ne pût
les amener à accorder de l’importance aux répétitions. Notre ami
l’écouta très volontiers exposer ses conceptions, dans la mesure
où elles étaient également les siennes.
— Le principal souci de l’acteur, dit-il1, devrait être d’apprendre
parfaitement son rôle. Il devrait déjà le connaître par cœur lors
de la première répétition, pour pouvoir ensuite étudier
soigneusement toutes les nuances qu’il comporte. Sa manière
d’entrer et de sortir, de rester sur place, chacun de ses gestes et
de ses mouvements doivent faire l’objet de divers essais au cours
de plusieurs répétitions, pour s’assurer qu’ils lui deviennent
presque mécaniques, en sorte qu’il puisse, le jour de la
représentation, s’abandonner complètement à son cœur, à son
humeur, à son bonheur. Son jeu acquerrait ainsi cette variété qui
fait qu’une pièce paraît à chaque fois nouvelle même aux
spectateurs qui l’ont déjà vu jouer plusieurs fois. De combien de
manières un chanteur ne peut-il pas tenir une même note, une
même mesure, sans trahir pour autant le caractère de la mélodie,
dès lors qu’il a de la méthode et sait choisir avec goût entre
différentes interprétations ? Il en va de même pour chaque rôle.
Là où un acteur borné n’aperçoit que contraintes et entraves, un
autre, plus intelligent et habile, verra s’ouvrir devant lui
multiples possibilités.
Mme de Retti était très contente d’entendre dans la bouche
d’un tiers les bons conseils qu’elle s’efforçait elle-même de
prodiguer, le plus souvent en vain, à ses acteurs. La conversation
s’anima et Wilhelm fut tout à fait fasciné par la profondeur de
ses réflexions sur le théâtre2.
On en oublia de suivre la répétition, pour le plus grand dépit
de Mme Mélina qui y participait et qui voyait se détourner d’elle
l’attention de son nouvel ami. Wilhelm était maintenant tout à
fait dans son élément. Presque pour la première fois de sa vie, il
s’entretenait de son sujet favori avec une personne qui était plus
versée que lui dans ces questions et qui, grâce à son expérience,
était en mesure de confirmer, de développer, de rectifier le
résultat de sa réflexion solitaire. Quelle satisfaction éprouvait-il
quand il tombait d’accord avec elle, avec quelle attention
l’écoutait-il quand elle lui suggérait quelque chose de nouveau,
avec quelle prudence la questionnait-il et discutait-il son point
de vue lorsqu’elle n’était pas du même avis que lui ! Elle se référa
au cours de la conversation à plusieurs pièces dont il fallait
absolument qu’il les vît dans la mise en scène3 qu’elle en avait
faite avec sa troupe.
Ses doutes furent plus vite levés que la veille. Il promit de
rester quelques jours encore et se dit qu’il était libre d’organiser
son voyage comme il l’entendait, qu’une semaine de plus ou de
moins n’aurait aucune incidence sur le recouvrement des dettes
qui avait attendu déjà des années. Il s’abandonna donc
complètement à son penchant et, dans la compagnie des deux
femmes, passa le temps en conversations, lectures, récitations,
visites au théâtre et entretiens sur ce que l’on y avait vu ; si bien
qu’une semaine passa, puis une autre, sans qu’il s’en aperçût.
Avant de s’adonner à une passion, l’homme frissonne toujours
quelques secondes, comme devant quelque chose d’étranger ;
mais à peine s’y est-il abandonné que, tel le nageur dans l’eau, il
se sent agréablement enveloppé et porté. Et, dans cette situation
nouvelle, il éprouve une sensation de bien-être et ne songera pas
à regagner la terre ferme avant que les forces ne l’abandonnent
et que les crampes ne menacent de l’entraîner au fond de l’eau.
Par ailleurs, la figure et la personne de Mignon captivaient
Wilhelm chaque jour davantage. L’enfant avait quelque chose
d’étrange dans tous ses faits et gestes. Elle ne montait ni ne
descendait les escaliers, mais bondissait ou grimpait le long de la
rampe, et avant qu’on s’en avisât elle était déjà perchée sur le
haut d’une armoire, où elle restait un long moment sans bouger.
Wilhelm avait également remarqué qu’elle avait, pour chacun,
une manière particulière de saluer ; depuis quelque temps, elle
l’abordait en croisant les deux bras sur sa poitrine. Certains
jours, elle répondait plus longuement qu’à d’autres aux diverses
questions qu’on lui posait, mais toujours de façon étrange. Il était
impossible de deviner si elle agissait ainsi par malice ou en
raison d’une difficulté à s’exprimer : elle parlait un mauvais
allemand entremêlé de mots français et italiens. Elle était
infatigable, se levait avec le soleil pour prendre son service ; le
soir, elle disparaissait de bonne heure. Wilhelm apprit plus tard
qu’elle dormait à même le sol dans sa mansarde et que rien
n’avait pu la décider à accepter un lit ou même une paillasse. Il la
trouvait souvent occupée à sa toilette et elle était toujours très
proprement vêtue, bien que tout ce qu’elle avait sur elle eût été
déjà deux ou trois fois rapiécé.
On lui raconta aussi qu’elle allait tous les matins de bonne
heure à la messe. Un jour, après avoir fait une promenade
matinale, il passa devant l’église et y entra ; il la trouva
agenouillée dans un coin près de la porte, son rosaire à la main,
en train de prier avec ferveur. Elle ne le vit pas. Il rentra chez lui
et se livra à mille supputations sur cette créature sans parvenir à
se faire d’elle une opinion précise.
1. Ces riches développements sur le jeu des acteurs font partie d’un courant qui
fleurit au XVIIIe siècle. Lire à ce sujet Erika Fischer-Lichte, Semiotik des Theaters, Bd. II :
Vom „künstlichen“ zum „natürlichen“ Zeichen. Theater des Barock und der Au klärung,
Tübingen, 1983. Pour la France, qui donne le branle à ce mouvement, se reporter à
Sabine Chaouche, Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes. De l’action oratoire à
l’action dramatique (1657-1750), Paris, H. Champion, 2001. Rappelons que Lessing
avait traduit L’Art du théâtre (1750) de François Riccoboni.

2. C’est un point propre à La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister : la réflexion sur la


scène dans toutes ses dimensions accompagne le devenir du protagoniste et doit être
comprise comme un élément de sa formation.
3. Bien que cet aspect soit peu traité dans le détail, il est malgré tout présent à
travers le souvenir des spectacles de l’enfance décrits au début du roman.
CHAPITRE 7

Comme ils vivaient tous ensemble dans la même maison et


avaient l’occasion de se voir constamment, ils nouèrent des liens
plus étroits et les deux femmes admirent Wilhelm dans leur
intimité ; toutes les deux le trouvaient charmant et cherchaient à
l’attirer ; on devinait également qu’il avait de l’argent et n’en était
pas avare, ce qui n’était pas pour nuire à son image. Quant à lui,
sans qu’aucune tendre inclination fût mêlée à ses sentiments, il
trouvait assez confortable sa situation entre les deux femmes.
Mme de Retti élargissait son horizon et développait ses
connaissances en lui parlant d’elle-même, de ses divers talents,
de ses entreprises et de ses aventures. Mme Mélina l’attirait en
cherchant à le prendre pour modèle, à apprendre à son contact.
L’une gagnait insensiblement de l’emprise sur lui par son
caractère décidé et dominateur, l’autre par sa douceur et sa
complaisance, si bien qu’il dépendit bientôt entièrement de leurs
deux volontés et que leur compagnie à toutes les deux lui devint
absolument indispensable. Ils devenaient chaque jour plus
ouverts et familiers entre eux. Wilhelm ne cacha pas à
Mme Mélina sa passion pour Marianne et l’évocation
douloureuse de son histoire lui procura le plus vif plaisir. Il
confia à la directrice le secret de ses premières tentatives
littéraires, lui récita quelques extraits de ses pièces, qui lui
valurent de sa part force compliments et comparaisons
avantageuses, alors que de son côté elle n’avait à lui révéler que
des secrets financiers ; l’une s’ouvrait tout à fait franchement,
tandis que l’autre ne se découvrait qu’autant qu’elle le jugeait
prudent.
Ils avaient souvent et longuement parlé de l’idéal de perfection
et d’intelligence de leur art, dont les réalisations restaient
malheureusement toujours en deçà de cette ambition. L’état de
leurs vêtements, laids et inappropriés, frappa surtout Wilhelm,
qui attachait beaucoup d’importance au costume. Mme Mélina
haussa les épaules et lui avoua qu’elle avait mis en gage ses plus
beaux habits, et ce, pour la somme dérisoire de cinquante
thalers. Quand elle en avait un pressant besoin, les Juifs lui
permettaient de reprendre pour un soir l’un d’entre eux, mais
cela lui revenait très cher. À peine Wilhelm eut-il appris la chose
qu’il prit son parti et trouva aussitôt le prétexte et l’occasion de
prêter cette somme à son excellente amie, et ce, d’autant plus
qu’elle le rassura par la promesse d’un prompt remboursement.
L’usurier fut convoqué ; quelques hardes appartenant à
monsieur le mari se trouvaient également mêlées aux autres
costumes, il fallait régler des intérêts, bref, la facture dépassa
soixante-dix thalers, que Wilhelm paya néanmoins sans
rechigner. Cette généreuse transaction, comme on peut
l’imaginer, ne resta pas secrète, et Mme de Retti ne manqua pas
de tirer parti de ces dispositions. Car, comme il nous a déjà été
dit plus haut, elle se trouvait véritablement dans une situation
très délicate. En dépit de tous ses talents, elle avait gagné très peu
et rien épargné au cours de ses pérégrinations à travers le
monde. Tout l’argent qu’elle avait récolté dans les grandes villes
au temps des jours heureux avait été aussitôt joyeusement
dépensé. Son humeur fantasque l’empêchait de tirer profit des
circonstances favorables et son caractère dominateur et altier lui
interdisait, dans les périodes les moins fastes, de condescendre à
se montrer déférente. Sa position de directrice ne l’empêchait
pas de souffrir de la faim, alors qu’elle eût pu avoir un revenu
très confortable en qualité d’actrice dans une autre troupe.
On parla donc de diverses tragédies et d’autres pièces
importantes que l’on eût voulu pouvoir jouer en l’honneur du
nouvel hôte. On lui laissa entendre qu’il était à la fois un
amateur, un connaisseur, un protecteur du théâtre. On le lui
répéta de toutes parts et l’on sut si bien amener et présenter les
choses qu’il se décida enfin ‒ comme il l’avait vu si souvent faire
à Apollon dans ses prologues1 ‒ à venir personnellement au
secours de l’art dramatique en péril. Il se dit qu’il avait bien
quelque droit de dépenser, à l’occasion, l’argent qu’il avait
encaissé, que ce n’était après tout que de l’argent qui était
considéré comme perdu, qu’il pourrait l’économiser à nouveau
durant le reste de son voyage et que, de toute façon, cet argent
était ainsi d’ailleurs en sûreté, puisqu’on lui avait garanti, comme
caution, la propriété de toute la garde-robe. Il n’hésita donc pas
longtemps, pour sortir son amie de l’embarras, à lui avancer trois
cents thalers, qui devinrent finalement quatre cents. M. Mélina,
qui avait d’abord voulu le dissuader de ce marché, finit par
veiller lui-même à la régularité de celui-ci et fit venir un notaire
pour établir un contrat en bonne et due forme. Ce qui délivra
bientôt tous les sultans et autres héros captifs en permettant de
ressortir leurs costumes chatoyants. Toute la troupe fut animée
d’une nouvelle vie, la variété des pièces présentées attira en
nombre les spectateurs, ce qui augmenta comme jamais les
recettes. Wilhelm avança encore un peu d’argent pour rafraîchir
les anciens décors. On reprit courage. Mme de Retti, après
qu’elle eut pu rembourser en partie quelques-uns de ses
mystérieux créanciers, obtint à nouveau crédit. On mangea, on
but, on prit du plaisir, on ne se refusa rien ; on affirma et on jura
que jamais à pareille époque ‒ car le printemps était déjà bien
avancé ‒ on n’avait connu une saison théâtrale aussi prospère.

1. L’Apollon musagète, qui vient classiquement à la fin des spectacles mythologiques


couronner l’art (essentiellement tragique) et prononcer le jugement esthétique ultime.
CHAPITRE 8

L’atmosphère la plus joyeuse régnait lorsque Wilhelm les


invitait tous et payait les frais du festin. Ils se montraient alors
aussi gais et pleins d’entrain que s’ils n’avaient jamais connu ou
redouté la gêne. Un jour qu’ils étaient attablés à ce genre de
repas, il leur vint à l’esprit d’imiter le caractère de différents
personnages et chacun choisit un type en particulier1. L’un joua
un ivrogne, l’autre un noble poméranien, l’un un marinier bas-
saxon, l’autre un Juif. Et comme Wilhelm et Mme Mélina
n’avaient aucune idée pour eux-mêmes, n’étant pas très experts
dans l’art de l’imitation, Mme de Retti leur conseilla en
plaisantant de jouer les amoureux2, dans la mesure où cela est
donné à tout le monde. Elle-même, fixant sur sa tête un rond de
paille en guise de chapeau, se lança dans une charmante
tyrolienne3, dont l’effet fut d’autant plus réussi que ses propos
moqueurs et son accoutrement comique formaient un plaisant
contraste avec l’attitude hautaine qu’elle avait coutume d’arborer.
Il était entendu que l’on ferait semblant de constituer un groupe
que le hasard avait réuni dans une diligence, qui était descendu
dans la même auberge et se trouvait sur le point de se remettre
en route. Chacun faisait travailler son imagination pour tirer des
événements qui ne manquent jamais de se produire en pareil cas
les effets les plus curieux et les plus comiques, pour les relier
entre eux et les développer avec plus ou moins de goût. On se
disputa, on échangea reproches, menaces, propos plaisants, l’on
eut recours à tout ce que l’on pouvait inventer, si bien que
Wilhelm qui ne se sentait, cette fois, pas très à l’aise dans son
rôle, finit par rire de bon cœur, en spectateur, et par dire à la
directrice qu’aucune pièce ne l’avait autant amusé depuis
longtemps.
— Combien je regrette, répondit-elle, que nous ayons perdu le
sens de l’improvisation ! Je me suis cent fois reproché d’avoir
moi-même contribué à cet abandon4. Non pas qu’il eût fallu
conserver les grossièretés éculées et renoncer à représenter, en
parallèle, de bonnes pièces. Mais si l’on s’était astreint, une fois
dans la semaine, à cultiver l’improvisation, l’acteur aurait
conservé l’habitude et le public le goût de ce genre de choses et
cela n’eût pas été sans avantages pour nous, car l’improvisation
est la meilleure école, la pierre de touche de l’apprentissage du
comédien. Il ne s’agissait pas seulement de savoir son rôle par
cœur et de s’imaginer qu’on pourrait le jouer. La richesse
d’imagination, le sens de l’à-propos, la connaissance des ressorts
du théâtre, la vivacité d’esprit de chacun se révélaient à chaque
pas de la manière la plus claire. L’acteur était contraint par la
nécessité de s’approprier toutes les ressources que le théâtre peut
offrir et il finissait par être ainsi dans son élément, tel un poisson
dans l’eau ; et un auteur assez doué par utiliser ces outils aurait
pu produire sur le public le plus grand effet. Malheureusement,
je me suis laissé abuser par tous les critiques d’art et parce que
j’avais moi-même l’esprit de sérieux, que je n’avais aucun goût
pour les farces et les pantalonnades et préférais me voir en
Chimène, Rodogune, Zaïre ou Mérope5, je crus qu’il était en
dessous de ma dignité et de celle de ma troupe de continuer à
amuser les spectateurs comme auparavant. Je bannis
Polichinelle, j’enterrai Arlequin6, et si les circonstances leur
avaient permis de monter leur propre théâtre, ils auraient pu me
brocarder dans le personnage de la reine qui congédie son
ministre et son général devant le danger et tombe entre les
mains de comploteurs insignifiants et bornés. Et jusqu’à ce jour,
quel est l’écrivain allemand qui nous a dédommagés de ce à quoi
nous avons renoncé ? Si nous n’avions pas eu la traduction des
pièces de Molière7, nous n’aurions pas su quoi faire, dans la
mesure où nos meilleures pièces en langue allemande ont le
malheur de n’être pas adaptées à la scène.
Wilhelm fit quelques objections lorsqu’elle s’écria, à l’adresse
du comédien qui jouait le rôle du Juif et qui était assis en face
d’elle :
— N’est-ce pas, mon vieux, si nous avions eu l’intelligence et le
bonheur de pouvoir réaliser ce que nous projetions, nous
aurions pu faire aux Allemands un bien beau cadeau, qui aurait
jeté les bases d’un théâtre national8, dont les meilleurs esprits
auraient pu ensuite s’emparer pour le perfectionner ! Nous
évoquions souvent les avantages des masques de la comédie
italienne, l’intérêt qu’il y a à ce que chaque acteur possède un
caractère propre, une origine, une langue particulière, de la
commodité à entrer ainsi dans la peau d’un personnage unique
pour ensuite, en jouant intelligemment toujours le même rôle,
être certain de toujours ravir le public au lieu de le lasser. Nous
projetions également de produire quelque chose de semblable,
dans le genre allemand. Notre Hanswurst était originaire de
Salzbourg9, nous voulions prendre quelqu’un de Poméranie pour
un gentilhomme campagnard, quelqu’un de Souabe pour notre
docteur, notre vieillard devait être un commerçant de Basse-
Saxe, qui aurait comme domestique une sorte de matelot ; nos
amoureux devaient parler le haut allemand et venir de Haute-
Saxe ; quant à la belle Léonore ‒ appelons-la comme on voudra
‒, elle devait avoir en qualité de Colombine une camériste de
Leipzig10. Nous voulions transposer l’action dans les villes
portuaires ou commerçantes au moment des grandes foires,
pour faire en sorte, habilement, que tous ces gens puissent se
rencontrer dans un même lieu. Nous voulions même faire
paraître sur scène un Arlequin, un Pantalon, un Brighella11 de
passage, le contraste eût donné à nos pièces un caractère propre
encore plus varié et séduisant. Mais ce ne fut qu’une idée en l’air.
Combien de choses aurions-nous pu améliorer avec du temps et
de la patience ! Chaque nouveau comédien rejoignant la troupe
aurait peut-être apporté une idée nouvelle, une imitation
frappante de quelque singularité locale ‒ à l’exemple, en
particulier, des Juifs, que nous n’avions pas oubliés12. Certaines
personnes savent faire des plaisanteries qui correspondent
particulièrement bien à ce qu’elles sont. Les personnages
auraient pu, par tel ou tel défaut ‒ une manière de bégayer ou de
boiter, ou ce que l’on voudra ‒ être encore davantage
caractérisés ; nous étions en tout cas persuadés, à l’époque, de
pouvoir ainsi remporter beaucoup de succès. Malheureusement,
toutes les tentatives que nous présentâmes au public (et ce
malgré la résistance des puristes auxquels nous nous heurtâmes)
échouèrent. Les meilleurs esprits prirent parti contre nous et les
premiers essais qui, quelques années plus tôt, auraient
certainement eu du succès, tombèrent complètement à plat. Ils
n’eurent par ailleurs pas le résultat que nous espérions : les
comédiens n’étaient pas du tout préparés, il nous manquait des
gens pour donner de la variété aux caractères et nous dûmes
nous retirer, renoncer à notre projet et suivre le courant qui
nous porte aujourd’hui encore. J’ai désormais la conviction qu’à
moins d’un miracle on ne pourra jamais revenir à cette époque.
Nous sommes comme des gens qui se sont engagés sur un
chemin mauvais et difficile, mais qui sont allés trop loin pour
revenir en arrière jusqu’à leur point de départ afin d’en prendre
un autre13.
Ils s’apprêtaient à ajouter encore un certain nombre de choses
lorsqu’ils entendirent un grand bruit à l’extérieur et virent
Mignon faire irruption dans la pièce, suivie par un homme qui la
menaçait.
— Si cette créature vous appartient, s’écria l’inconnu, punissez-
la immédiatement, en ma présence, pour son inconduite ! Elle
m’a frappé au visage, j’en ai encore les oreilles qui bourdonnent
et la joue en feu !
— Qu’est-ce que tu as fait là, Mignon ? demanda Wilhelm.
Mignon, qui s’était placée très tranquillement derrière la chaise
de Wilhelm, répondit :
— J’ai des mains, j’ai des ongles, j’ai des dents, il n’arrivera pas à
m’embrasser.
— Comment cela, monsieur ? s’écria Wilhelm, c’est vous qui
êtes l’agresseur. Qu’est-ce qui vous autorise à exiger de cet enfant
des choses inconvenantes ?
— Vraiment, je ne vais pas faire beaucoup de cérémonies avec
une telle créature, répondit l’étranger. J’ai voulu l’embrasser, elle
s’est montrée impertinente, je demande réparation.
— Monsieur, reprit Wilhelm que l’impudence de l’étranger
commençait à échauffer, vous feriez mieux de demander pardon
à cette enfant et de la remercier pour la leçon qu’elle vous a
donnée. Vous n’en resteriez pas moins son débiteur.
Là-dessus, l’étranger répondit d’un ton fier et menaçant :
— Si vous refusez de me payer ce que vous me devez, je vais
apprendre les bonnes manières à cette créature mal élevée à
coups de fouet !
— Monsieur, s’écria Wilhelm qui bondit de son siège, les yeux
étincelants de colère, je vous jure que je briserai le cou et les os à
quiconque touchera à un cheveu de cette enfant !
Il voulut en dire davantage, mais la colère l’en empêcha. Pour
laisser libre cours à celle-ci, il aurait sans doute jeté l’étranger à la
porte. C’eût été le premier acte de violence dont il se fût rendu
coupable dans sa vie, si Mme Mélina ne l’avait attrapé par la
manche et tiré à elle.
Le geste de Wilhelm fit hésiter l’étranger ; et comme tout le
reste de la troupe en avait été témoin, on se sentit du courage ;
tout le monde, Mme la directrice la première, l’accabla de mots
peu amènes, si bien qu’il jugea prudent pour lui de se retirer, en
jurant et grommelant tout bas.
Quand il fut parti, on se gaussa de lui, on se moqua en
particulier de sa joue gauche cramoisie, on complimenta
Mignon. Wilhelm fit encore apporter quelques bouteilles de vin.
Tout le monde était gai, joyeux, confiant en l’avenir.
Le soir, Wilhelm était assis dans sa chambre, occupé à écrire,
lorsque Mignon entra avec une cassette sous le bras.
— Que m’apportes-tu ? demanda Wilhelm.
Mignon, main droite sur le cœur, pied droit derrière le gauche,
exécuta avec le plus grand sérieux une sorte de salut espagnol,
touchant presque le sol de son genou. Elle répéta la même
génuflexion au milieu de la pièce et enfin, en s’approchant de
Wilhelm, mit le genou droit complètement en terre, déposa la
boîte, saisit les pieds de Wilhelm et les embrassa avec fougue,
mais sans trahir aucune émotion, sans laisser paraître la moindre
expression d’attendrissement ou d’affection. Wilhelm, qui ne
savait que penser de tout cela, voulut l’aider à se relever ; mais
Mignon se déroba et luit dit sur un ton très solennel :
— Maître, je suis ton esclave. Achète-moi à Madame afin que je
t’appartienne à toi seul.
Elle ramassa ensuite la petite boîte et expliqua de son mieux
que c’était là toutes les économies qu’elle avait faites pour
racheter sa liberté ; elle le pria de les accepter et, puisqu’il était
riche, de rajouter les quelque cent ducats qui manquaient
encore ; elle le rembourserait très largement et resterait auprès
de lui jusqu’à sa mort. Elle dit tout cela avec tant de gravité, de
solennité, de respect que Wilhelm en fut ému jusqu’au tréfonds
de son âme et ne put lui répondre. Elle déballa ensuite toute sa
petite fortune ; en la voyant, Wilhelm ne put s’empêcher de
sourire tendrement. Toutes les pièces de monnaie étaient triées
par sorte et réparties dans des petits rouleaux enveloppées de
papier. Elle avait fabriqué de petits alvéoles de bois pour le
cuivre et l’argent, avec à chaque fois une entaille particulière, sur
les côtés, pour indiquer les différentes espèces de monnaie. Les
pièces inconnues ou uniques étaient marquées à part, en bout de
rangée. C’était là tout le trésor qu’elle voulait offrir, dans son
étrange présentation, à son maître et protecteur. Wilhelm
comprit que l’incident de l’après-midi avait produit sur elle une
profonde impression. Il essaya de la rassurer en lui promettant
de veiller sur son argent et de prendre soin d’elle ; il s’efforça en
vain de lui faire comprendre qu’il ne pouvait ni la garder ni
l’emmener. Elle le quitta en marchant à reculons vers la porte et
avec les mêmes génuflexions qu’elle avait faites en entrant. À
partir de ce jour, à chaque fois qu’elle le croisait ou allait le voir,
elle le salua toujours de cette manière, à une distance
respectueuse.

1. Goethe nous donne à voir l’écart qui sépare un théâtre des types d’un théâtre des
caractères dans lequel la psychologie occupe une place déterminante. Mais
visiblement, la distance entre eux est encore ténue ici.
2. Les « amoureux » sont d’abord des emplois spécialisés, féminins et masculins ; on
mesure à nouveau la distance avec une prétention universelle qui contrecarre de fait
les catégories propres au jeu dramatique.
3. Les « tyroliennes » ressortissaient au volet populaire des spectacles. En elles-
mêmes, elles sont du domaine du divertissement, non du théâtre proprement dit.
4. La tension entre jeu improvisé et théâtre à texte a certes conduit au triomphe de
ce dernier, mais il est notoire que cette évolution s’est exercée aux dépens de l’art de
l’acteur entendu dans sa dimension mimique.
5. L’énumération illustre l’influence du grand répertoire tragique français tel qu’il
s’est constitué de Corneille à Voltaire. Ce canon n’est pas seulement esthétique, il se
fonde aussi, ce que Goethe met bien en évidence, sur la richesse de ses rôles féminins.
Le Cid (Chimène) est de 1636, Rodogune (dont le rôle principal est celui de Cléopâtre),
de 1647, Zaïre, tragédie éponyme de Voltaire, date de 1732, Mérope, de 1743. Toutes
ces œuvres se retrouvent dans le répertoire de la quasi-totalité des troupes et théâtres
de l’Empire (Hambourg, Leipzig…). On les retrouve aussi à Strasbourg dans les années
1760.
6. Allusion à l’épisode d’octobre 1737 par lequel la Neuberin aurait symboliquement
banni le bouffon (Hanswurst) de la scène allemande. Le fait matériel est controversé, il
signe cependant la réalité d’une rupture entre deux conceptions des rapports entre
genres dramatiques. Lessing avait moqué cette entreprise, ses supposés fondements et
ses prétendus effets dans la 18e livraison de la Dramaturgie de Hambourg.

7. Le théâtre de Molière fut en effet traduit dans sa totalité dès la fin du XVIIe siècle.
8. L’idée phare de l’époque prend forme ici par le principe d’une indispensable
« nationalisation », non seulement des mœurs (« Sitten ») comme l’on disait alors, mais
aussi, s’agissant de la commedia dell’arte, des tipi issi. L’apport italien pourrait être ainsi
transposé en Allemagne, selon Mme de Retti, par une régionalisation (Saxe, Bavière,
Hesse !) des masques se distinguant alors grâce à leurs particularités dialectales.
9. Les propositions successives de substitutions révèlent un plan pensé, mais aussi
improvisé, l’objectif étant de réunir l’ensemble de la nation allemande dans cette
ambition culturelle. C’est oublier que l’Italie possédait sans doute des variantes
régionales, mais n’avait pas de plan concerté. De surcroît, Hambourg n’était pas
Venise…
10. Ce dernier choix s’alimente à la réputation de « Petit-Paris » (« Klein-Paris ») dans
les guides depuis 1768 (première occurrence attestée).
11. Le personnage de Brighella incarne étymologiquement l’idée de querelle avant
de se muer en serviteur fidèle, gardien de la maison familiale. Il est originaire de
Bergame.
12. Ces Juifs sont aux marges de la société et on leur dénie les droits civiques. Le
théâtre permet de les intégrer, la démarche n’est donc possible que grâce à la fiction.
Goethe lui-même se rallia lentement à l’idée d’une émancipation sociale.

13. La distinction entre la masse des troupes ambulantes et les grandes troupes aux
ambitions artistiques affirmées resta donc longtemps de mise.
CHAPITRE 9

Mme de Retti avait successivement présenté à son hôte et


complice en matière de théâtre toutes les pièces dont elle tirait
quelque vanité ; elle avait étonné et avantageusement surpris
plus d’une fois notre jeune connaisseur. Les autres membres de
la troupe, par ailleurs, se donnaient beaucoup de mal et comme
le succès grandissait auprès du public, la circulation accélérée de
l’argent rétablit pleinement celle de leurs humeurs défaillantes.
Wilhelm commença enfin à penser sérieusement au départ,
qu’un esprit tutélaire venait lui rappeler de temps à autre.
La plupart des tragédies traduites que Mme de Retti faisait
représenter étaient, comme chacun sait, écrites dans de mauvais
alexandrins1 ; elle le déplorait souvent et Wilhelm, pour lui faire
plaisir, lui traduisit quelques passages importants en vers
corrects ; ceux-ci lui plurent tant qu’elle se les récitait souvent
avec une vive satisfaction. Les soirs de relâche, Wilhelm lisait
aussi quelquefois des pages tirées de ses propres œuvres, qui
remportaient beaucoup de succès. Il les gardait au fond de sa
malle plus soigneusement encore que le portefeuille évoqué plus
haut. Il n’y avait que la tragédie de Balthazar2 qu’il n’avait jusqu’à
présent pas eu le cœur de présenter. Il avait toujours repoussé le
moment et voulait la leur offrir en cadeau lors de son repas
d’adieu. Il sortit l’ouvrage, corrigea encore ici et là quelques vers
jugés trop lourds et bien que le texte ne le satisfît pas
complètement, il lui plut néanmoins dans l’ensemble lorsqu’il le
relut.
C’est à cela qu’il était occupé lorsque Mignon entra. L’enfant le
considérait désormais comme son maître et le servait avec
assiduité, sans toutefois négliger les autres. Elle s’avança vers lui
et lui dit :
— Ta veste est bleue, tu aimes le bleu, je veux porter ta couleur.
— Volontiers, je t’en regarderais avec plus de plaisir encore,
répondit Wilhelm en lui offrant3 un foulard de soie blanc et
bleu.
« Quelle gentille petite fille ! se dit-il en lui-même. Que vas-tu
devenir ? Que puis-je faire d’autre pour toi que de te
recommander chaudement à ta patronne ? Si tu étais un garçon,
je t’emmènerais en voyage avec moi, je prendrais soin de toi et
ferais de mon mieux pour t’élever… » Il se mit à faire les cent pas
dans la pièce en méditant sur la destinée de l’enfant et comprit
soudain qu’il devait la quitter, mais n’allait pas pouvoir le faire.
Il prit son manuscrit et passa chez Mme de Retti, où il avait fait
servir un bol de punch et où les meilleurs acteurs de la troupe
étaient réunis.
— Je ne sais pas, dit-il, si vous êtes disposés à écouter une pièce
qui vous paraîtra peut-être, ici et là, d’une tonalité trop
religieuse…
Tous le rassurèrent en affirmant qu’ils seraient très attentifs ‒
ce qui n’était sans doute pas tout à fait vrai, car quelques-uns
auraient préféré jouer aux cartes, d’autres continuer à bavarder.
Il commença donc à lire ‒ pour la clarté de ce qui va suivre, il est
nécessaire que nous disions un mot du sujet.
Le personnage du roi, sa vie, son caractère nous sont connus
depuis le livre précédent. À la cour vivait une princesse nommée
Candate, dont le père avait été dépossédé de son royaume par
Nabuchodonosor. Elle nourrissait une haine secrète et
implacable contre le fils du vainqueur et cherchait une occasion
de venger la mémoire de son père et même, si cela était possible,
d’échanger sa situation présente contre le trône.
Son ami Eron, un seigneur qui faisait partie de l’ancienne cour,
ne pouvant supporter d’être négligé par le jeune souverain,
cherche à mettre tout en œuvre pour retrouver son influence de
naguère ; il a pour cela ourdi un complot avec la princesse. Ils
ont négocié avec Darius, le roi des Mèdes, et celui-ci leur a
promis son appui au cas où l’affaire tournerait mal. Darius lui-
même a d’ailleurs des visées sur Babylone. Il arrive à la cour sous
un déguisement et se présente à Balthazar comme étant un
général mède. Il laisse deviner aux conspirateurs qu’il est dans le
secret, mais ces derniers ne reconnaissent pas le roi. Dans la nuit
qui précède l’anniversaire de Balthazar, jour choisi pour
l’exécution du complot, les conjurés se regroupent un à un dans
la grande salle du palais et, à partir de là, l’intrigue se développe
graduellement. Le projet d’Eron est de mettre la princesse sur le
trône et de la marier avec le roi des Mèdes. Travesti en
ambassadeur, Darius les laisse espérer, mais ne fait aucune
promesse formelle. La princesse, sans se douter de sa noble
extraction, ressent de l’inclination pour ce héros déguisé et
souhaite partager avec lui le trône de Babylone. Mais le prince
nourrit en son cœur de tout autres désirs, de tout autres vœux.
Autant il désire arracher le royaume des mains d’un monarque
indigne, autant lui répugne l’imposture qui lui permet
d’atteindre ce but. De plus ‒ ô étrange destin ! ‒ l’amour vient se
mêler de la partie. L’épouse de Balthazar, Nitokris, a touché son
cœur. Il brûle pour elle de la passion la plus vive et craint qu’elle
refuse à jamais son cœur et sa main à l’assassin de son époux. Il
essaie donc, en évoquant toutes sortes de conséquences, de
convaincre les conjurés de différer encore de quelque temps leur
entreprise. Et ceux-ci se séparent sans prendre de décision, au
grand dam d’Eron.
Wilhelm, qui connaissait la pièce presque par cœur, la lut fort
bien, avec beaucoup de nuances dans l’expression. Chacun
choisissait déjà mentalement le personnage qu’il eût voulu
incarner, chacun loua le jeune auteur et but à sa santé un verre
de punch. La directrice, qui était aussi contente du rôle de la
princesse que s’il eût été écrit en son honneur, était tout à fait
ravie et demanda à Wilhelm de lui prêter un moment le
manuscrit. Elle lut immédiatement quelques passages, pleins de
noblesse, de superbe et d’émotion.
Wilhelm, à peu près aussi heureux qu’un constructeur de
navires qui voit son premier grand bateau prendre la mer et
naviguer devant lui sur les flots, échauffa encore davantage son
esprit par le breuvage brûlant et se lança dans la lecture du
deuxième acte, dont nous avons vu au livre précédent le premier
monologue4.
Le jeune roi, fermement résolu à inaugurer son jour
anniversaire par un hommage aux dieux et un moment de
méditation, veut faire appeler Daniel pour s’entretenir avec lui.
Un courtisan survient entre-temps, et le voilà qui se laisse
emporter par le cours des événements festifs préparés en son
honneur. C’est à peine s’il prête l’oreille aux bons vœux de son
épouse, dont il supporte mal la présence dans la mesure où il
sent bien qu’il ne traite pas cette douce et charmante princesse
comme il le devrait. Un monologue exprime la douleur secrète
de la princesse, que Darius vient interrompre. Cette dernière
scène n’eut pas le succès qu’elle méritait, car elle jouait sur des
ressorts trop subtils pour être appréciée par les auditeurs de cette
soirée. Le jeune héros laisse transparaître sa passion en
s’efforçant de la dissimuler ; les sentiments qu’il inspire à la reine
restent secrets, bien qu’elle s’exprime à cœur ouvert5. Après la
lecture du deuxième acte, Wilhelm reçut encore des louanges
unanimes, auxquels un auteur plus âgé et plus familier du public
eût attaché moins d’importance que notre ami.
Le premier bol de punch était vide ; on en commanda un
second et l’aubergiste, qui avait prévu cette éventualité, l’apporta
sur-le-champ. C’est donc avec un enthousiasme encore plus
grand que l’on commença la lecture du troisième acte. Dans un
dialogue avec Daniel, la reine révèle au sage toute la délicatesse
de ses sentiments ; sa tranquille résignation à son sort, la fermeté
de son caractère profond rendent son personnage extrêmement
attachant. On voit alors Darius s’avancer au côté de son époux
Balthazar ; l’apparition du jeune héros fait grande impression sur
elle et le sentiment de dignité qui transpire de sa personne jette
comme une douce lumière dans le morne crépuscule qui
assombrit son âme. Elle ne voit aucun danger dans cette agréable
sensation et Daniel est suffisamment sage pour ne point la
troubler. Une dame d’honneur survient alors, qui raconte
comment la fête s’est déroulée jusqu’à cet instant. Le roi entre à
son tour, entouré par les grands du royaume, qui lui présentent
les vœux qu’ils forment pour son anniversaire ; la reine et Daniel
y ajoutent les leurs. On se lève pour rejoindre la table du festin,
Nitokris demande à ne pas y assister ; on lui accorde aussitôt
cette faveur, et c’est la fin du troisième acte.
La question de savoir si l’on devait faire paraître sur scène l’un
des quatre grands prophètes6 fut longuement débattue, et ces
considérations critiques atténuèrent un peu la bonne impression
laissée par cet acte.
Au début du quatrième acte, Eron et un conspirateur
apparaissent très mécontents de voir leur échapper une occasion
si propice de réaliser leur projet. Eron commence à se méfier du
messager mède et soupçonne ce dernier de poursuivre quelque
autre dessein secret. Ne voudrait-il pas mettre son roi sur le
trône sans l’aide de personne, en écartant totalement la
princesse ? Il fait part de ses soupçons à la princesse elle-même
qui, ne supportant plus le tumulte effréné du festin, s’est levée de
table et les a rejoints. Ils décident de mettre leur projet à
exécution à l’insu du prince mède, de garder un œil vigilant sur
celui-ci et même, à tout hasard, de le retenir prisonnier jusqu’à
ce que la chose fût accomplie. À cet instant, Darius arrive et leur
décrit avec force détails la folle frénésie du banquet, dont il s’est
éclipsé sans qu’on le remarque. Il raconte que l’on vient d’aller
chercher la vaisselle d’or et d’argent consacrée au Dieu des Juifs
et que l’on est en train de rendre au roi les hommages réservés à
la divinité. Eron se retire en faisant signe à la princesse d’essayer
de sonder les intentions de l’étranger. Leur entretien est très
froid. Eron revient. Il raconte l’effroyable histoire de l’apparition
surnaturelle et insiste pour que l’on en finisse, dans la mesure où
les dieux eux-mêmes ont envoyé un signe. Darius cherche en
vain une échappatoire.
Au début du cinquième acte, le roi, que l’interprétation des
paroles mystérieuses7 a rempli d’effroi, paraît sur scène. Il a l’air
très abattu, son esprit égaré voit partout des sujets d’épouvante,
et seule son épouse lui apporte du réconfort dans sa détresse.
Après une scène touchante, il lui dit adieu et dans l’instant, il est
assassiné par les conjurés.
La princesse rentre en scène ; elle s’empare du royaume, fait
surveiller la reine et ordonne de remettre en liberté l’étranger
qui est retenu prisonnier. Darius, qui a trompé la vigilance de la
garde, prend lui-même la tête des soldats mèdes qui se sont
introduits dans la ville par un passage secret. Il révèle son
identité, se proclame maître des lieux, les conspirateurs
s’inclinent ; il abandonne à la princesse une part royale des biens
et des richesses et console si bien la reine affligée que les
spectateurs peuvent raisonnablement augurer de son bonheur
futur, même lorsque tombe le rideau.
S’ensuivirent des discussions, des exclamations, chacun ne
parlant que pour son compte sans prêter attention à ce que
disaient les autres. Mais tous étaient d’accord sur un point ; il
fallait que la pièce fût jouée.
Devant cette excitation générale, Wilhelm fut ravi d’avoir
réussi à enflammer autant de personnes par l’ardeur de ses vers.
Il croyait leur avoir communiqué le feu qui brûlait en lui ; il avait
le sentiment de les avoir élevés avec lui au-dessus de la vulgarité
du quotidien. Il prononça des paroles fortes, pleines de noblesse
et de passion.
L’aubergiste, pendant ce temps, avait veillé à ne jamais laisser
vide le bol de punch, que ses clients trouvaient de plus en plus à
leur goût. Ils manifestaient bruyamment leur satisfaction et
laissaient éclater leur joie de manière de plus en plus débridée. Ils
buvaient à la santé de Wilhelm et hurlaient si fort que cela lui
devint insupportable et que son exaltation, provoquée à la fois
par les nombreux verres de punch et la lecture de sa pièce, finit
par sombrer brutalement dans l’abattement. Le vacarme devint
de plus en plus assourdissant, chacun levant à multiples reprises
son verre en l’honneur du poète et de l’art ; jurant qu’après une
telle fête personne ne serait assez digne pour boire à nouveau
dans ces mêmes verres, ils lancèrent leurs flûtes au plafond ; la
directrice essaya en vain de les calmer. Ils brisèrent le bol de
punch et le reste du breuvage se répandit. Les verres qui
n’étaient pas encore cassés furent projetés sur les murs, contre
lesquels ils rebondirent et, faisant voler les vitres en éclats, se
fracassèrent à grand bruit dans la rue. Les uns gisaient dans un
coin, ivres morts, les autres titubaient, tous déliraient. On
chantait, on hurlait. Après avoir appelé l’aubergiste, Wilhelm
s’esquiva dans sa chambre, en proie à des sentiments confus et
profondément désagréables.

1. Les Silésiens (Gryphius, Lohenstein) optèrent pour l’alexandrin, vers de la haute


tragédie française. Il y en eut certes de « bons » et de « mauvais » alexandrins
allemands, mais la prise en considération des difficultés de la transposition de la
pratique française conduisit à son abandon progressif (Cf. supra, Livre II, chapitre 3,
note 4).
2. Cf. Livre II, chapitre 4, note 9.
3. La lecture de son texte par l’auteur était rituelle et lui permettait de le soumettre à
la troupe chargée de prononcer un jugement.
4. Supra, Livre II, chapitre 5, note 2.

5. C’est la technique qui consiste à dévoiler le vrai en le dissimulant qui se heurte à


l’incompréhension d’un public trop fruste pour entendre ce type de discours.
6. Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, Daniel.
7. Mené, mené, tequél, Parsin. Cf. supra, Livre II, chapitre 4, note 9.
CHAPITRE 10

Le jour qui suivit cette nuit de débauche était un dimanche.


Wilhelm dormit tard dans la matinée et se réveilla de méchante
humeur. Sa résolution de faire ses bagages le soir après la fin de
sa lecture publique, d’écrire enfin à Werner, de commander des
chevaux de poste et de partir le matin de bonne heure était
restée à l’état de projet. Il s’habilla et réfléchit à ce qu’il devait
faire.
Mignon entra, apportant de l’eau comme de coutume. Elle lui
demanda quels étaient ses ordres. La vue de l’enfant le dérida.
Elle avait noué autour du cou son foulard de soie blanc et bleu,
avait récupéré auprès des comédiennes de la troupe divers
morceaux de taffetas bleu dont elle avait fait des rabats et un col
qu’elle avait adroitement attachés à sa petite veste. L’effet était
tout à fait charmant. Elle transmit les compliments de la
directrice, qui demandait qu’on voulût bien lui prêter, pour ce
matin seulement, le manuscrit de la pièce de la veille. Wilhelm le
lui fit tenir dans l’instant et lui fit dire qu’il arriverait sous peu.
Lorsqu’il entra, il trouva Mme Mélina et Mme de Retti
occupées à lire à haute voix la pièce, en particulier les scènes avec
la reine et la princesse.
— Il faut absolument que nous la jouions ! s’exclama la
directrice à son adresse, il faut que vous nous la laissiez.
Mme Mélina lui lança son regard le plus tendre pour le
supplier dans le même sens. C’était la première fois que les deux
femmes se trouvaient tout à fait d’accord. La directrice se voyait
déjà complètement dans le personnage de la princesse, tandis
que Mme Mélina aspirait passionnément à jouer le rôle de la
jeune reine. Elles suggérèrent de donner celui de Balthazar à un
beau jeune homme qui faisait ses débuts dans la troupe. Un vieil
acteur expérimenté jouerait Eron. Daniel devait échoir en
partage à M. Mélina et on proposa encore une autre actrice pour
la dame d’honneur. Tous les autres rôles étaient secondaires, mis
à part celui de Darius, pour lequel Mme de Retti proposa en tout
dernier lieu et non sans une certaine gêne M. Bendel, son amant.
Si nous ne considérions la chose comme vulgaire et si le
calembour ne nous semblait contraire au bon goût, nous
l’appellerions tout bonnement M. Bengel1 et nous aurions ainsi
qualifié d’un mot toute sa personne et son caractère. C’était un
être épais et lourdaud, sans une once de distinction et de
sensibilité. Il n’avait non seulement aucune des qualités
attendues chez un acteur, mais réunissait tous les défauts qui
rendent un comédien insupportable. Pour n’en signaler qu’un
seul : il « baragouinait » en parlant, s’il nous est permis de
désigner ainsi son élocution nasillarde et hésitante, faite de sons
à peine articulés. De petits yeux, des lèvres épaisses, des bras
courts, une large poitrine et un dos tout aussi large ; en un mot,
il n’avait trouvé grâce qu’aux yeux de sa dame. Nous nous
sommes jusqu’à présent gardés d’évoquer, si ce n’est en passant,
ce personnage peu intéressant. Nous ne le faisons d’ailleurs ici
qu’à contrecœur, et ce, d’autant plus qu’il n’entre en scène qu’au
grand déplaisir de notre héros.
En tant qu’auteur, Wilhelm souleva plusieurs objections contre
cette personne, mais tout en restant modéré, dans la mesure où il
était au courant de la situation ; mais ses arguments furent
réfutés, et ce, malheureusement, par la force des choses, car il ne
se trouva personne au sein de la troupe qui pût mieux tenir le
rôle que ce Bendel. On allégua qu’il avait joué avec succès le
comte d’Essex2 : hélas, c’était précisément dans ce rôle que
Wilhelm l’avait vu et ce souvenir pesait encore sur le cœur de
notre jeune auteur !
On argumenta si longtemps que Wilhelm, en incorrigible
optimiste qu’il était, finit par penser qu’après tout, il était
possible qu’à force de travail et d’application, l’acteur Bendel
pourrait s’améliorer dans le rôle. Il commençait déjà à l’idéaliser
dans son esprit. Il finit donc par céder et on décida de se mettre
au travail le plus tôt possible.
À cette occasion, on passa en revue toute la troupe. On parla
aussi de Mignon et de l’incapacité dans laquelle se trouvait
l’enfant de jouer quoi que ce soit. Wilhelm l’avait vue dans
quelques pièces ; elle y avait tenu quelques petits rôles, mais avec
une telle froideur, une telle raideur qu’autant dire qu’elle ne les
jouait pas du tout. Elle récitait sa leçon et s’esquivait au plus vite.
Il la prit sous sa direction, la fit réciter à plusieurs reprises, mais
lui aussi fut loin d’être content d’elle. Quand il lui demandait de
mettre un peu plus d’ardeur, elle mettait autant de passion dans
les passages insignifiants que dans les passages importants ; elle
déclamait tout avec une étrange emphase et quand il lui
demandait d’être plus naturelle, de simplement répéter ce qu’il
lui disait, elle ne comprenait jamais ce qu’il voulait, ni pourquoi.
En revanche, il l’entendit un jour pincer les cordes d’une
cithare qui se trouvait parmi les accessoires de la troupe. Il fit
accorder l’instrument et à ses moments perdus, Mignon se mit à
jouer et improviser dessus toutes sortes de morceaux, toujours
dans des positions curieuses, selon son habitude. Tantôt elle
s’asseyait sur le plus haut barreau d’une échelle, les jambes
croisées sous elle, comme un Turc sur son tapis ; tantôt elle
déambulait sur les corniches de la cour intérieure et les accents
plaintifs de l’instrument, auxquels se mêlait parfois sa voix
agréable bien qu’un peu rauque, attiraient l’attention des gens,
les étonnaient, les surprenaient. Les uns la comparaient à un
singe, les autres à quelque animal inconnu, tous étaient d’accord
pour reconnaître que l’enfant avait en elle quelque chose
d’étrange et d’exotique, comme si elle venait d’ailleurs. On ne
pouvait comprendre ce qu’elle chantait ; c’était à peu près
toujours les mêmes mélodies qu’elle variait au gré de ses états
d’âme et de ses pensées, selon les circonstances et les caprices du
moment. La nuit, elle s’asseyait sur le seuil de la chambre de
Wilhelm ou sur la branche d’un arbre sous sa fenêtre et
entonnait pour lui les chants les plus charmants. Dès qu’il se
montrait derrière les carreaux ou commençait à bouger à
l’intérieur de la pièce, elle s’esquivait. Elle lui était devenue si
nécessaire que, le matin, il n’avait pas de repos avant qu’il ne l’eût
vue et tard le soir, il lui demandait encore de lui apporter un
verre d’eau pour pouvoir lui souhaiter bonne nuit. S’il avait suivi
son inclination, il l’eût traitée comme sa fille et se la fût
complètement appropriée.

1. L’auteur joue sur les mots faisant de « Bendel » un butor (« Bengel »), nom
« parlant ».

2. Il s’agit de la tragédie à succès Le Comte d’Essex (1678) de Thomas Corneille, qui


connut également une fortune brillante et durable dans l’Empire. La traduction était
de Peter von Stüven, Der Graf von Essex. Ein Trauerspiel aus dem Französischen des
Herrn Thomas Corneille übersetzt von Herrn Peter Stüven aus Hamburg, 1747
(21764). Lessing analyse longuement cette pièce aux 54e et 55e livraisons de la
Dramaturgie de Hambourg.
CHAPITRE 11

Chacun recopia son texte, l’apprit et en tenant plus ou moins


compte des conseils de Wilhelm relut les scènes en sa présence ;
même la directrice écouta ses observations. On s’efforça de
parvenir à une déclamation forte et bien sentie, sans apprêt. En
peu de temps, ce travail en commun apporta dans la pièce une
telle harmonie que même les répétitions furent de qualité et
agréables à entendre. Mme Mélina se donnait beaucoup de peine
et Wilhelm ne manquait pas d’entretenir son zèle. Elle sut son
texte par cœur en très peu de jours ; Wilhelm dut le réciter et le
jouer avec elle réplique après réplique, scène après scène, et elle
parvint presque à l’intonation juste. Certes, la pureté et la
hauteur des sentiments, la noble sérénité et la profonde
tendresse de la reine n’étaient pas dans son caractère, et il y avait
un certain ton, une certaine émotion contenue qu’elle était
incapable d’exprimer ; mais l’ensemble n’était déjà pas si mal et
au fil des jours, Wilhelm était de plus en plus satisfait.
La grossièreté, les mauvaises manières et la bêtise de M. Bendel
formaient un contraste saisissant avec le climat général qui
régnait entre les autres acteurs, en harmonie avec la pièce. Il
était d’un caractère présomptueux et avait une haute opinion de
ses qualités d’acteur. Mais en la circonstance, il se révélait
doublement mal élevé vis-à-vis de Wilhelm dans la mesure où il
éprouvait à l’endroit de ce dernier, que la directrice traitait avec
tant d’égards, une jalousie féroce et tenace, qui se manifestait
parfois de manière tout à fait intempestive, en particulier dans
les moments où l’on étudiait et répétait la pièce. Et comme cet
individu exécrable buvait tous les jours et était rarement sobre
déjà le matin, son jeu médiocre et débridé devenait de plus en
plus insupportable. Dans son courroux, il ingurgitait encore plus
de vin qu’à l’ordinaire et son tempérament sanguin aidant, il fut
saisi à plusieurs reprises sur la scène par une sorte de vertige qui
obligea à le reconduire chez lui pour lui faire une saignée. Il
venait ainsi troubler la paix, l’ordre et la bonne entente entre les
acteurs qui, occupés à étudier leur rôle et à répéter la pièce, ne
s’étaient pas de longtemps sentis aussi heureux et unis et dont le
zèle était redoublé, décuplé par la perspective de la recette
confortable que leur procurerait le spectacle.
Wilhelm fit entre-temps une nouvelle connaissance. Au
théâtre, il avait plusieurs fois été placé à côté d’un officier et avait
trouvé que celui-ci portait des jugements avisés sur les acteurs et
les pièces. Il était également allé quelquefois, par ennui, se
promener sur l’esplanade, où cet homme avait pris l’habitude de
l’accoster et de parler avec lui de sujets littéraires. Il finit par
demander à Wilhelm, en manifestant à la fois sa surprise et un
grand intérêt, s’il était vrai qu’on jouerait bientôt une pièce de
lui. Wilhelm en convint et l’officier lui exprima sa cordiale
sympathie. Il était de ces braves âmes qui sont destinées, par
nature, à partager sincèrement avec les autres ce qui leur arrive
ou ce qu’ils font. Son état, qui le condamnait à un dur et
opiniâtre travail, l’avait doté d’une solide carapace et en même
temps rendu intérieurement plus tendre. Dans l’exercice
rigoureux de sa fonction, où tout était réglementé depuis des
années selon un ordre précis, où tout était minutieusement
réglé, où la loi d’airain de la nécessité était la seule déesse à
laquelle on sacrifiât, où la justice se muait en dureté, voire en
cruauté, où se perdait le sens de l’humain et de l’humanité, cette
âme tendre qui eût pu se révéler dans toute sa beauté et trouver
son épanouissement dans le cadre d’une vie libre et
indépendante, avait été complètement opprimée, sa sensibilité
émoussée et presque réduite à néant. Le seul plaisir innocent qui
lui restait était la littérature allemande qui émergeait à cette
époque1. Il la connaissait dans ses moindres détails, il savait tout
ce que nous avons, tout ce que nous n’avons pas ; il espérait, il
désirait ; et bien qu’il connût plusieurs langues et pût lire les
meilleurs auteurs étrangers dans le texte, il préférait à toutes ces
richesses, au fond de son cœur, le modeste héritage de son pays
natal, car il s’en sentait beaucoup plus proche.
Il était partial, juste comme il convient de l’être, et tout ce que
le moment présent ne pouvait offrir encore, il l’attendait de la
prochaine génération. On pouvait dire de lui qu’il était un vrai
patriote2 : un de ces hommes qui, silencieusement, sans le
vouloir ni le savoir, ont beaucoup fait pour encourager et
diffuser les sciences parmi nous3.
Wilhelm et lui jouaient parfois ensemble au billard, parfois ils
allaient se promener ; tous les deux gagnaient beaucoup à ce
commerce. Wilhelm qui, mis à part l’art dramatique, ne savait
pas grand-chose, fut introduit par son ami dans le domaine
beaucoup plus vaste des belles-lettres et il ne se passait pas une
journée sans qu’il tirât profit et plaisir d’une nouvelle découverte
intellectuelle.
M. de C. fut à la fois étonné et ravi en parcourant la tragédie de
son jeune ami. Il lui donna le pas sur tout ce que l’on connaissait,
sur tout ce qui avait été écrit jusqu’alors en vers allemands. Il
l’encouragea à continuer dans cette voie ; il lui souhaitait
seulement de pouvoir approfondir sa connaissance du monde et
des hommes pour donner à ses pièces plus d’authenticité et une
juste mesure.
— Bien qu’elle soit à mon goût, dit-il, cette pièce n’est que le
fruit d’une vision intérieure, c’est un seul homme qui sent les
choses et qui agit. On voit que l’auteur connaît son propre cœur,
mais ne connaît pas les hommes4.
Wilhelm en convint volontiers ; il convint de tout ce que l’on
voulut, jeta le bébé avec l’eau du bain et se laissa volontiers
contredire lorsque l’officier détermina la valeur réelle de l’œuvre
avec intelligence et compétence.

1. Goethe situe bien chronologiquement son récit dans l’époque où s’affirme la


littérature (et pas seulement le théâtre) de son pays. Notons l’accent mis sur les
espérances de la jeune génération.
2. Terme à entendre ici au sens d’amoureux de sa patrie, d’une nation donc qui est
en quête de son unité « culturelle » au-delà des particularismes (supra, Livre III,
chapitre 8, notes 8 et 9).
3. Cette tendance s’exprime à travers la multiplication des revues qui dessinent ce
qu’on a pertinemment désigné du terme de « forum de la nation ».
4. La vraie culture, et son expression littéraire, doit unir l’individuel et le collectif.
Ce point est central pour Goethe aussi.
CHAPITRE 12

Mme Mélina ne lâchait plus notre jeune auteur. Elle était


suffisamment avisée pour voir les avantages qu’elle pouvait tirer
de lui. Elle n’avait jusqu’à présent que médiocrement réussi dans
la tragédie et elle espérait être plus heureuse cette fois. Wilhelm
répétait presque tous les jours avec elle et la manière dont il
interprétait Darius la ravissait.
Wilhelm se tenait habituellement dans un coin lorsqu’ils
jouaient ; de manière générale, elle était toujours présente
lorsque Wilhelm lisait à haute voix ou déclamait ; elle ne le
quittait pas des yeux et semblait s’oublier elle-même. Elle
réclamait parfois de Wilhelm un texte à apprendre par cœur et il
lui donnait alors, la plupart du temps, un passage de ses propres
œuvres. Elle apprenait vite, mais se montrait toujours aussi
maladroite quand il s’agissait de réciter.
Un jour que Wilhelm et Mme Mélina avaient terminé la
répétition et s’entretenaient au sujet de tels ou tels vers, l’enfant
demanda si elle pouvait réciter son rôle. On lui donna la
permission et elle se mit à dire avec beaucoup de pathos un
passage de La Royale Anachorète1 que Wilhelm avait recopié la
veille à son intention. Il allait et venait dans la pièce sans
beaucoup se préoccuper d’elle, pensant à autre chose.
Ne me dis pas de parler, demande-moi plutôt de me taire,
Car le secret m’est un devoir ;
Je voudrais t’ouvrir mon âme
Mais le destin ne le permet pas.
À son heure, le soleil, dans sa course,
Chasse la nuit sombre, qui blanchit aussitôt,
La roche dure s’entrouvre,
Et o fre à la terre l’eau qui jaillit des sources profondes.
Chacun cherche l’apaisement dans les bras d’un ami,
Le cœur peut s’y épancher et se plaindre ;
Mais un serment scelle mes lèvres,
Que seul un dieu pourra desserrer.
Wilhelm ne fit pas attention à la manière dont elle récita les
premiers vers ; mais lorsqu’elle arriva à la dernière strophe, elle
mit dans sa déclamation un tel accent de sincérité et de vérité
qu’il fut arraché à sa rêverie et qu’il eut l’impression, en
l’écoutant, que quelqu’un d’autre venait de parler. Il se trouvait à
cet instant à l’autre bout de la pièce ; il se retourna vivement et
regarda l’enfant qui, après qu’elle en eut terminé, s’inclina selon
son habitude.
Le projet que nourrissait Wilhelm pour essayer de se rassurer
était désormais le suivant : il avait décidé d’attendre la
représentation de sa pièce et de partir tout de suite après, en
s’excusant auprès de Werner de s’être attardé en route.
Les répétitions se poursuivaient. On délibéra pour savoir de
quels décors, de quels costumes on avait besoin pour mettre la
pièce en valeur. Notre officier leur procura des livres et des
descriptions de voyages qui leur fournirent un grand choix de
modèles de costumes orientaux. On manquait également
d’accessoires appropriés à la tragédie, et bien qu’il y eût peu de
changements de scène, il fallait néanmoins s’en préoccuper. Et
naturellement, la charge en incomba, ici aussi, à l’auteur. Il lui
fallut avancer l’argent pour le paiement des étoffes et des
mousselines, des toiles et des couleurs, pour le salaire des
tailleurs et des peintres, et se contenter de la promesse ‒ ce qui,
jusqu’à présent, ne lui avait pas rapporté grand-chose ‒ qu’on le
dédommagerait dès que l’on aurait entre les mains la recette
prévue ; en attendant, ces sommes seraient inscrites à son nom
sur la dette, avec tout le reste. Les dépenses s’accumulaient ;
même les musiciens qui officiaient d’habitude furent jugés
indignes de jouer en pareille fête et les hautboïstes du régiment
furent autorisés à prendre leur place, moyennant une
confortable rétribution.
Toutes ces belles perspectives étaient troublées, à chaque
répétition, par la seule présence insupportable de ce butor de
Darius. Wilhelm faisait tout pour se voiler la face, s’illusionnant
lui-même, comme il savait si bien le faire. Tantôt il se disait que,
revêtu d’un beau costume, le personnage ferait meilleure figure ;
tantôt il espérait que l’harmonie qui se dégageait du jeu des
autres acteurs finirait par l’entraîner lui aussi ; il se consolait
même par l’attente d’un miracle : peut-être, le soir de la
représentation, l’armure du personnage tomberait-elle, révélant
une agréable nature… Il comptait sur l’éclairage et sur le
maquillage, cherchait secours et consolation par tous les moyens
possibles, ordinaires autant qu’extraordinaires, mais en vain !
Dès que cet individu ouvrait la bouche, toute illusion était
rompue. Et si Wilhelm attendait avec une grande impatience le
jour de la représentation, l’effroi le saisissait lorsqu’il voyait en
pensée ce personnage mal embouché entrer en scène.

1. Cf. supra, Livre II, chapitre 4. Ce passage est repris dans Les Années d’apprentissage
de Wilhelm Meister.
CHAPITRE 13

Le public commençait à s’intéresser à notre auteur. On le


montrait en disant que c’était là l’homme dont on allait
prochainement jouer une pièce. Les gens parlaient de lui un peu
partout. Il fit la connaissance de plusieurs officiers. M. de C.
l’introduisit dans une maison où une dame et ses deux sœurs1
animaient un aimable petit cercle d’amis. Elles connaissaient leur
Gellert2 par cœur, citaient avec un certain à-propos les farces de
Rabener, chantaient les romances de Zachariae3 et jouaient
joliment du clavecin. Wilhelm était partout bien accueilli, car il
restait très modeste tout en faisant preuve d’un esprit vif et
ouvert dès qu’il se sentait un peu plus en confiance. Il se sentait
d’ailleurs très à son aise dans ce nouveau milieu, si ce n’est qu’il
en allait de lui comme de tous les autres jeunes gens : par bonté
d’âme et en vertu de sa souplesse de caractère, il adoptait
immédiatement le ton de la compagnie dans laquelle il se
trouvait ; avec les uns, il savait se montrer doux, réservé et
effacé ; avec les autres, il était exubérant ; au milieu des officiers,
il parlait fort et buvait quelquefois plus qu’il n’eût fallu. Tous ces
changements de comportement faisaient qu’il avait parfois peine
à se reconnaître lui-même.
Le titre et le sujet de sa pièce étaient désormais connus ;
certains en avaient entendu réciter des passages, quelques
amateurs s’étaient glissés aux répétitions, de tous côtés on en
parlait, on donnait déjà son avis.
Le clergé dressa l’oreille4 en apprenant que Daniel, un des
quatre grands prophètes5, allait être joué par un propre-à-rien.
L’affaire fut rapportée en haut lieu, et en l’absence du bailli,
ordre fut donné à Mme de Retti de ne pas représenter la pièce.
Quel coup du sort ! Quelle consternation ! Quel tracas ! M. de C.
fut bientôt informé de la chose ; il s’émut et une fois encore,
toute l’activité qu’il avait coutume de déployer au service de ses
amis vint au secours de l’auteur et des comédiens. Il courut
partout, argumenta, convainquit. Par bonheur, l’Athalie de
Racine avait été jouée en français6 dans la résidence. Il démontra
que la pièce de Wilhelm était encore bien moins sujette à
caution, car, bien que l’histoire de celle-ci se trouvât dans la
Bible, tous les personnages étaient des païens, à l’exception de
Daniel, qui tenait des propos tout à fait édifiants. Ses efforts, ses
arguments et, plus encore, l’influence qu’il exerçait sur quelques
femmes raisonnables ‒ et que ses amis exerçaient sur d’autres
femmes qui l’étaient moins ‒ rattrapèrent finalement la situation
et l’interdiction fut levée.
Le jour de la première était fixé et la répétition générale devait
avoir lieu la veille. On désirait voir une fois les décors et les
costumes sous les lumières. Wilhelm n’arrêta pas de toute la
journée : il avait non seulement décoré le théâtre de son mieux,
mais le proscenium et les loges, garnis jusque-là de misérables
bouts d’étoffe, avaient été recouverts de toiles là où c’était
nécessaire et ornés de peintures en trompe-l’œil. Afin de doubler
l’éclairage, Wilhelm s’était procuré nombre de lampes et de
quinquets. Ces tâches lui étaient agréables et lui procuraient un
sentiment d’intense satisfaction, dans la mesure où elles lui
permettaient, pour une grande part, d’appliquer et de mettre en
œuvre toutes les connaissances qu’il avait acquises et les idées
qu’il avait nourries jusqu’à ce jour. Il arrangea la salle avec autant
de soin que s’il se fût agi d’une boutique de Noël et s’y trouva si
bien qu’il ne rentra même pas à midi chez lui, mais se fit
apporter son repas sur place. Il jouait, répétait pour son propre
compte, concevait déjà d’autres pièces ; son cœur battait déjà
d’impatience et de joie en imaginant, à la place des bancs et des
murs vides, autant de rangées de visages, les unes au-dessus des
autres.
Le soir, M. et Mme Mélina arrivèrent les premiers. Ils
apportèrent une mauvaise nouvelle : le sieur Bendel était à
nouveau victime d’une grave rechute de son mal ; il avait eu un
chaud et froid, le sang lui était monté à la tête, il avait donné
l’impression de suffoquer. On avait aussitôt appelé le médecin ;
celui-ci avait assuré qu’il s’agissait d’une crise passagère,
semblable aux autres ; cela n’avait aucune gravité et n’était que la
conséquence de quelques excès. Si le malade consentait à se
reposer cette nuit et à prendre les médicaments prescrits, il
pourrait certainement jouer sans problème le lendemain.
— Vous aurez la bonté, dit Mme Mélina, de reprendre son rôle
ce soir, vous connaissez si bien le texte de la pièce que vous
pourriez le souffler de mémoire, et c’est pour nous tous un grand
avantage que vous dirigiez la répétition générale, ce qui empêche
la directrice de nous donner des ordres à tort et à travers, au
point de ne plus savoir elle-même ce qu’elle veut.
Les autres comédiens arrivèrent et dirent la même chose. Les
musiciens étaient aussi convoqués. On choisit pour les entractes
des extraits de différentes symphonies, des morceaux adaptés au
sujet, à la fois graves et superbes7. La répétition commença et
Wilhelm, qui s’enflammait lui-même afin d’enflammer les
autres, se surpassa dans sa diction et dans son jeu. Tous firent de
leur mieux, si bien qu’à la fin chacun était sincèrement content
des autres et de soi-même.
— Tout cela sera différent, dit Mme Mélina, quand demain
notre lourdaud s’avancera sur scène, faisant craquer sous son
poids les planches et trembler tout le théâtre ! Plût au Ciel, mon
ami, que vous fussiez destiné à ce métier et ne fussiez pas
contraint de dissimuler, d’enterrer délibérément ce talent dont la
nature vous a pourvu !
— Vous voyez bien, ma chère, dit-il, que je ne suis
malheureusement pas libre de suivre cette voie.
— Ce ne sont là qu’apparences, reprit Mme Mélina, j’étais moi
aussi dans la même situation : ce n’est qu’une cloison de papier
qu’il est facile d’enfoncer…
Le tailleur, qui arrivait avec les costumes, les interrompit. On
se retira, on s’habilla ; on trouva les costumes assez beaux, mais
pas suffisamment clinquants : on demanda de rajouter encore
davantage de paillettes et de strass. On s’en retourna enfin chez
soi et la première interrogation, une fois rentré, fut de demander
comment allait le malade. On leur répondit qu’il dormait. C’était
bien la première fois que la question de savoir s’il dormait ou s’il
était éveillé intéressait d’autres personnes que la directrice.

1. La situation rappelle Strasbourg et les événements rapportés dans Dichtung und


Wahrheit (Littérature et Vérité), II, 9.

2. Christian Fürchtegott Gellert (1715-1769), théoricien de la « comédie touchante »


(Pro Comœdia commovente) et fabuliste. Romancier, il composa La Vie de la comtesse
suédoise de Gxxx (Das Leben der schwedischen Grä in von Gxxx). Il fut un des représentants
majeurs de la nouvelle littérature allemande qui s’affirmait à Leipzig.
3. Gottlieb Wilhelm Rabener (1714-1771) collabora aux Bremer Beiträge de 1745 à
1748. Son apport principal concerne la satire (2 volumes publiés en 1751, un troisième
en 1755). Justus Wilhelm Zachariae (1726-1777), d’abord gottschédien, passa au camp
des collaborateurs des Bremer Beiträge. Traducteur du Paradise lost de Milton, il
s’illustra, comme Rabener, dans la satire.
4. Notons à nouveau l’hostilité vigilante des pasteurs envers le théâtre et, plus
particulièrement, le choix des personnages mis en scène, le risque de profanation
excluant selon eux les figures de l’Ancien Testament.
5. Supra, Livre III, chapitre 9, note 7.

6. Le théâtre français était joué dans la langue d’origine par des troupes elles aussi
françaises. L’option linguistique dénote une tension de nature sociale (aristocratie vs
bourgeoisie) qui ne cesse de gagner en acuité.
7. On sait trop peu de choses sur ces « symphonies », données en ouverture à la
représentation et entre les actes de la pièce principale. Lessing évoque cette pratique
dans sa Dramaturgie de Hambourg (26e et 27e livraisons). La réflexion sur les liens entre
texte/représentation et musique y tourne malheureusement court.
CHAPITRE 14

Le lendemain matin, Wilhelm se réveilla de bonne heure. On


lui dit que Bendel avait passé une bonne nuit et dormait encore.
Il reprit ainsi espoir et courut au théâtre où plusieurs artisans
étaient encore à l’ouvrage. Vers midi, tout était prêt ; les
changements de décors eux-mêmes, bien qu’ils intervinssent
seulement entre les différents actes1, avaient été soigneusement
répétés. En rentrant chez lui, Wilhelm croisa plusieurs malles-
poste qui amenaient des étrangers, attirés par la rumeur. Il jouit
pour la première fois du plaisir de voir qu’un public se déplaçait
pour lui. Des programmes, à l’encre encore humide, couraient de
maison en maison, et le nom de Balthazar s’étalait en grosses
lettres à tous les coins de rue.
Quand il arriva chez lui, il trouva plusieurs domestiques qui
tenaient de l’argent à la main. Pour la première fois de sa vie, la
directrice ne savait que faire pour se sortir d’embarras, car toutes
les loges étaient déjà retenues et tous les billets vendus. On avait
déjà commencé à en fabriquer quelques autres, mais Wilhelm
s’opposa à ce qu’on les distribuât, car tous ces gens ne
trouveraient pas de place et n’auraient d’autre choix que de se
tasser à l’intérieur de la salle dans des conditions déplorables ou
de s’en aller2.
Pendant ce temps, Bendel s’était levé et, vautré dans son
fauteuil, prenait un petit déjeuner copieux. C’était le seul à ne pas
bien savoir encore son rôle par cœur et, plus grave encore, il
avait dès le début mal lu certains versets, pris l’habitude de
transposer certains mots qu’il ne comprenait pas, ce qui donnait
un sens tout à fait ridicule à plusieurs passages importants. À
force de remontrances, on était arrivé à le rendre attentif à ce
point ; mais, au moment où l’on s’y attendait le moins, son
cerveau obtus retombait dans son travers habituel. Il se mettait
alors à bredouiller et au lieu de corriger l’erreur commise, sa
langue fourchait et il multipliait maladroitement les quiproquos.
Il avait posé son texte à côté de lui et donnait l’impression, en le
récitant, d’avoir choisi précisément cet instant pour l’oublier.
Wilhelm, dès qu’il fut entré dans la pièce, ne put y tenir et,
furieux, en ressortit aussitôt. La directrice était profondément
embarrassée.
Que ne l’a-t-on pas déjà répété cent fois ! Le moment où le
souhait le plus cher se réalise enfin pleinement est la plupart du
temps gâché par quelque petit détail ordinaire et le plaisir le plus
doux devient ainsi souvent une torture. Notre ami voyait
désormais arriver le jour auquel il avait tant rêvé dans sa
jeunesse.
On sait que les enfants sont d’abord frappés par l’aspect
extérieur du métier qu’exercent leurs pères ou celui qui les attire
pour toute autre raison. Ils se servent de bâtons et de fausses
moustaches pour jouer au soldat, de bouts de ficelle pour faire le
cocher, de rabats de papier pour se déguiser en pasteur. C’est
exactement ce qui s’était passé avec notre jeune auteur. Enfant, il
avait déjà rédigé des programmes de théâtre où il annonçait sous
des titres magnifiques ses propres pièces, qui n’étaient pas encore
terminées et qu’il ne terminerait jamais. Et quand, ensuite, il
couchait sur le papier la liste des personnages et esquissait les
premières scènes, il imaginait combien ce serait beau de voir
tout cela imprimé un jour dans d’aussi jolis caractères que la
première édition des écrits de Lessing3. Et quand il était assis au
parterre et que les premières mesures de l’orchestre élevaient
l’âme des spectateurs : « Ah ! se disait-il en lui-même, si tu
pouvais avoir le bonheur d’être devant le rideau, d’écouter
l’ouverture4 et d’attendre le début de ta propre pièce ! » Le brave
garçon croyait alors que, si pareil jour arrivait jamais, ses
productions lui sembleraient aussi extraordinaires et lui-même
apparaîtrait à ses propres yeux aussi digne de respect que tous
ces écrivains et leurs œuvres qu’il plaçait aujourd’hui si haut. Qui
donc n’éprouverait pas les mêmes sentiments en voyant ceux que
la richesse, le rang, la position et les honneurs font briller au-
dessus de lui ?
Le jour était arrivé et peu s’en fallut que Wilhelm ne ressentît
le même ravissement qu’il avait éprouvé lorsque, petit garçon, il
avait assisté pour la première fois au spectacle de marionnettes,
dans la maison familiale5 ! Fatigué comme il l’était par les
répétitions, la pièce elle-même lui parut presque insipide. Inhibé
par la responsabilité qu’il avait prise à l’égard des siens en
s’attardant trop longtemps dans la même ville, désormais lié par
l’argent qu’il avait si inconsidérément prêté et qu’il venait
encore, ces jours derniers, de dépenser pour acquérir de
nouveaux tréteaux, il n’avait pas l’esprit tranquille. Sa passion eût
pourtant compensé tout cela si le maudit Darius ne lui eût
interdit de savourer l’instant. Il en était de lui comme d’un
danseur qui se sent parfaitement dispos, si ce n’est que son gros
orteil commence à le faire terriblement souffrir au moment de
monter sur les planches.
Il courut une fois encore au théâtre et prit plaisir à goûter le
calme et l’ordre qui régnaient dans les coulisses. Le tapissier était
présent en personne, en train d’étaler sur la scène un grand tapis
vert de haute laine ‒ une dépense qui grevait lourdement les
économies de Wilhelm, même s’il était convaincu que cet
accessoire était nécessaire pour donner à sa tragédie toute la
dignité qui convenait. Les heures défilaient et vers quatre heures
déjà, les premiers spectateurs, ceux qui n’avaient rien d’autre à
faire, choisissaient les meilleures places ; vers cinq heures6, la
salle était presque remplie, à l’exception des loges retenues à
l’avance. Les musiciens étaient arrivés ; le bruit insupportable
qu’ils faisaient en accordant leurs instruments donnait aux
spectateurs l’espoir que le rideau allait bientôt se lever. Les
acteurs parurent les uns après les autres, tous déjà costumés ; les
lampes de l’avant-scène furent allumées ; on n’attendait plus
pour commencer que les deux princesses et le héros mède, sinon
tout était prêt. Chaque acteur vint montrer son costume à notre
ami, qui y apporta encore quelques petites retouches. C’est alors
qu’arrivèrent de la ville en toute hâte quelques domestiques, qui
demandèrent si le spectacle aurait bien lieu. Car le bruit courait
qu’un acteur était malade et que l’on ne pouvait jouer la pièce.
Wilhelm affirma qu’il s’agissait d’une erreur : l’acteur allait mieux
et l’on commencerait à l’heure dite, qui approchait. Il se trouvait
parmi eux un domestique dépêché par son ami l’officier, et
Wilhelm le rassura dans les mêmes termes.
À peine cet incident était-il clos que Mme de Retti lui fit dire
de venir tout de suite à l’auberge ; le messager ne lui cacha pas
que M. Bendel souffrait en ce moment d’une nouvelle attaque de
son mal. Saisi d’épouvante, Wilhelm accourut et trouva les deux
femmes en costume royal, affairées autour de l’individu à demi
vêtu, renversé sans connaissance dans son fauteuil. Un médecin
se tenait auprès de lui, tandis qu’un chirurgien lui faisait une
saignée. Mme de Retti était hors d’elle ; Mme Mélina croyait
devenir folle, le médecin vitupérait cet homme intempérant qui
avait voulu avaler son repas habituel et ne s’était pas privé de sa
bouteille de vin, ce qui avait réveillé le mal qui couvait en lui. Il
assura qu’il n’y avait pas à tergiverser : il fallait changer de
costume et jouer une autre pièce. Dès que le sang se mit à couler,
le malade se sentit un peu soulagé et le médecin dit au tailleur de
la troupe qui assistait à la scène de le déshabiller rapidement et
de le mettre au lit.
Wilhelm ne bougeait pas. Il avait un poids sur la poitrine,
comme s’il s’éveillait d’un cauchemar oppressant ; il ne pouvait
faire le moindre geste ; c’était comme si son sang s’était figé, son
cœur avait arrêté de battre. Il suivit les deux femmes dans la
chambre voisine.
— Qu’allons-nous devenir ? s’écria-t-il.
Les calèches qui s’étaient mises en branle après qu’il avait
donné les dernières nouvelles aux domestiques commençaient à
rouler bruyamment sur le pavé. Il fut saisi de peur, comme
quelqu’un dont le fardeau dévale la pente qu’il vient de gravir
sans pouvoir le retenir, quelqu’un qui s’apprête à faire une
glissade et que la vitesse emporte.
— Qu’allons-nous devenir ? s’écria Mme de Retti en regardant
dans les yeux Mme Mélina qui était comme frappée de stupeur.
— Oh ! s’exclama celle-ci d’une voix émue, il ne reste plus qu’un
moyen, monsieur ! Mon ami !
— Oui, notre ami ! reprit la directrice en saisissant sa main. Il
faut que vous nous sauviez !
Il se tenait entre les deux femmes dont l’âme était exaltée par
l’effroi, par la peur, l’embarras, la détresse qui les étreignaient à
cet instant. Il ne les comprit pas sur le moment ‒ il les comprit
aussitôt après ‒, et toutes ses forces vitales furent aussitôt
ravivées. À la pensée que l’on pouvait exiger cela de lui, que cela
fût envisageable, le poids qui pesait sur sa poitrine s’allégea tout
à coup, l’oppressante sensation d’engourdissement se dissipa ;
mais il fut assailli par une telle tempête de doutes et de désirs,
faite d’audace et de crainte mêlées, qu’il se sentit presque
défaillir.
— Que dites-vous ? s’exclama-t-il, non, cela ne se peut pas.
— Voyez dans quel embarras nous sommes, s’écria Mme de
Retti, et considérez celui qui est le vôtre. Nous sommes perdus si
nous ne donnons pas satisfaction au public. Notre sort dépend de
votre décision. Un mot de vous suffirait à apaiser le désarroi qui
est le nôtre, et ceci de la plus belle des manières, car personne
d’autre ne peut jouer ce rôle comme vous.
— Que notre répétition d’hier était belle ! ajouta Mme Mélina.
Quand je pense que la représentation de ce soir pourrait être
pareille, je suis transportée de joie et toute mon angoisse se
transforme en euphorie !
Chacune avançait alternativement ses arguments, trouvait
toujours à dire quelque chose de plus beau, de plus déterminant ;
l’émotion qu’elles manifestaient le touchait encore plus vivement
que leurs paroles ; leurs beaux costumes, leur noble maintien
donnaient encore plus de force de persuasion à leurs mots.
— Vous ne pouvez pas refuser, s’écria la princesse. Tout notre
avenir dépend de cette journée. Vous me le devez d’ailleurs, car
c’est le seul moyen pour que je cesse d’être votre débitrice. J’ai
souvent connu l’infortune, mais si nous fâchons maintenant le
public, si nous trompons son attente, je serai plus à plaindre que
jamais.
Des larmes roulaient sur ses joues, une larme brilla aussi dans
l’œil de Mme Mélina. Les yeux de Wilhelm se mouillèrent et il
ne sut plus comment leur résister.
— Voulez-vous me voir à vos pieds ? s’écria la fière princesse
en se jetant à genoux devant lui.
— Pouvons-nous vous implorer d’une manière plus pressante ?
s’exclama la charmante reine en tombant elle aussi à ses pieds, de
l’autre côté.
Il ne put y tenir, il les obligea à se relever, il n’arrivait pas à dire
« oui » et il n’avait pas la force de prononcer un « non » définitif.
Mme de Retti se leva et alla à la fenêtre pour essuyer ses larmes.
— Décidez-vous, dit Mme Mélina tout bas. Personne ne
connaît votre véritable identité, excepté mon mari et moi. Vous
êtes ici totalement inconnu, votre famille ignore que vous
séjournez dans cette ville, je vous jure que sous aucun prétexte ce
secret ne passera nos lèvres !
— Si seulement, s’écria Mme de Retti en revenant vers lui, la
millième partie de tout ce que vous avez déjà fait pour le théâtre
pouvait à cet instant attendrir votre cœur !
Six heures sonnèrent.
À peine les deux femmes avaient-elles exprimé leur prière que
celle-ci faisait déjà son effet. Ce qui leur paraissait concevable
dans leur esprit angoissé, lui-même arrivait finalement à
l’envisager, tant il était ému à cet instant qui était pour lui
certainement le plus heureux de sa vie. Son désir le plus cher
n’était-il pas ainsi réalisé ? Un bon génie avait mis hors d’état de
nuire l’ignoble rustre qui ruinait toute l’harmonie de son œuvre.
Il lui était donné à lui de remporter les lauriers du succès, de
décider du sort de sa propre pièce et de ses amis. Un concours de
circonstances, jusqu’à aujourd’hui, semblait exiger ce tribut qui
ressemblait au plus grand triomphe auquel un homme puisse
prétendre. Il restait songeur, hésitant ; les deux femmes se
taisaient. Elles lui prirent la main et le regardèrent avec une
mine touchante. Si seulement il avait eu à cet instant un ami
auprès de lui à qui il eût pu demander conseil…
Quelqu’un monta impétueusement l’escalier et cria qu’il ne
fallait plus tarder davantage, qu’il fallait partir ; la salle était
comble, le public s’impatientait et trépignait depuis un quart
d’heure déjà.
— Un simple oui de votre part, reprirent les femmes, suffirait à
conjurer cet immense malheur !
— C’est impossible, dit Wilhelm, comment pourrais-je, au
milieu de toute cette confusion, me souvenir complètement de
mon rôle ? Où trouverai-je un costume qui m’aille sur-le-champ
et qui s’accorde avec tous les autres, qui sont tous neufs ?
Tandis qu’il faisait ces objections, il savait qu’il était perdu.
Mme Mélina leva immédiatement la première d’entre elles et
quant à la seconde, la directrice fit venir le tailleur de la troupe.
— Pouvez-vous, lui dit-elle, reprendre le costume de M. Bendel
et l’ajuster rapidement aux mesures de ce monsieur ?
— Cela n’ira pas, intervint Wilhelm, il est beaucoup plus grand
et fort que moi.
— Cela ne veut rien dire, répondit le tailleur. On a plus vite fait
de raccourcir que d’agrandir ! Mieux vaut être trop grand que
trop petit. J’en ai pour un quart d’heure, je fais cela tous les jours.
La directrice lui fit un signe, il passa dans la pièce d’à côté pour
aller chercher le costume.
— Que faites-vous là ? s’écria Wilhelm, je n’arrive pas à me
décider.
— Nous n’avons pas le choix, répondit-elle.
Un deuxième messager fit irruption dans la pièce.
— Qu’est-ce que vous attendez ? s’écria-t-il, hors d’haleine. Les
spectateurs sont en train de s’énerver, le parterre exige que la
pièce commence, trépigne et vocifère. Dans la galerie, où il n’y a
plus une place de libre, les gens font un vacarme effroyable ; une
partie d’entre eux réclame son argent, certains dans les loges
menacent d’envoyer chercher leurs voitures. Pendant ce temps,
les musiciens jouent et font ce qu’ils peuvent pour tenter de
calmer la tempête. Les deux messagers, debout l’un à côté de
l’autre, attendaient la réponse ; le tailleur revint avec le costume
sur le bras.
— J’envoie quelqu’un pour faire patienter le public.
Elle sortit de la pièce en compagnie des deux messagers.
Wilhelm, qui n’avait dit ni oui ni non, se laissa habiller. Une fois
dehors, la directrice ordonna au vieillard qui devait jouer le rôle
d’Eron de passer devant le rideau et de s’adresser au public avec
son habileté coutumière pour expliquer la raison du retard,
demander un petit quart d’heure de patience et promettre le
meilleur avec modestie et humilité.
Les mains agiles du tailleur et d’une couturière que l’on avait
fait appeler transformèrent prestement notre ami en héros,
avant qu’il eût le temps de se raviser. Mme Mélina disposa ses
cheveux en boucles flottantes, qu’un casque richement orné de
grandes plumes devait surmonter. La cuirasse et la courte jupe
antique, le manteau et la ceinture brillaient comme s’ils eussent
été vrais et lui allaient parfaitement, comme s’ils eussent été faits
pour lui. On découvrit par chance une paire de cothurnes neufs
qui chaussaient exactement notre héros7. Il fut presque plus vite
équipé que les personnages d’Homère se préparant en hâte à la
bataille.
Il se regarda dans un miroir et l’esprit du théâtre descendit sur
lui8. Il rajusta lui-même différentes pièces censées embellir
encore le costume, les femmes retouchèrent tel ou tel détail, à
droite et à gauche, sans lui laisser le temps de comprendre. Il se
retrouva dans la voiture puis, avant qu’il réalisât ce qui lui
arrivait, sur le tapis vert, à la grande joie et à la grande surprise
des autres acteurs.
Par le trou du rideau, il regarda avec effroi la foule compacte
des spectateurs. Les musiciens commencèrent à jouer l’ouverture
et son esprit, cédant à une passion après l’autre, se ressaisit et fit
revenir à sa mémoire les premiers vers de son rôle. Il arpenta
plusieurs fois le tapis vert d’un pas rapide et décidé comme il sied
à un héros, distribua encore quelques remarques, admonesta le
souffleur et les machinistes requis pour les changements de
tableaux ; et, en moins d’une minute, il parut aussi à l’aise dans sa
nouvelle fonction que s’il n’eût jamais fait autre chose depuis des
années9 ; tel un homme ayant péniblement foulé un sol durci par
le gel, puis marché d’un pas incertain sur la glace avec des
semelles de cuir, et qui, dès qu’il a fixé ses patins, se sent porter
par eux et s’éloigne doucement de la berge ; oubliant combien il
s’était auparavant montré gauche sur cette surface, il glisse
maintenant, plein de noblesse et de beauté devant les curieux et
les maladroits accourus sur la digue pour le voir ; ou bien encore,
tel Mercure qui, dès qu’il a ceint ses ailes d’or, vole au-dessus des
mers et des continents selon la volonté des dieux ; ainsi notre
héros, chaussé de ses cothurnes, arpentait-il la scène, enivré,
insouciant, lorsque le dernier presto de l’ouverture l’obligea
d’aller se cacher dans les coulisses. Le rideau se leva dans un
bruissement et l’on me permettra de laisser ici retomber le mien.

1. On appliquait en général dans les pièces allemandes une unité « large » de lieu,
mais on tolérait des changements d’un acte à l’autre, à la manière anglaise. Le lieu
« neutre » de la tragédie racinienne n’y était plus de mise.

2. Les questions d’un ordre, normalement contrôlé par la police des villes, et de
confort comme de sécurité étaient une préoccupation majeure des directeurs de
troupes.
3. Allusion à l’édition en 6 volumes, sortie entre 1753 et 1755, des presses de Voβ à
Berlin.
4. Cf. supra, chapitre 13, note 7.

5. Ce souvenir d’enfance renvoie au Livre I, chapitre 2.


6. C’était dans les villes l’heure habituelle du début des représentations qui, toutes
parties comprises, se terminaient vers 20 heures-20 heures 30.
7. Se reporter à la note 4 du Livre I, chapitre 10.
8. La formule (qui rappelle la Pentecôte et la descente de l’Esprit saint sur les
Apôtres) est de toute évidence ironique.
9. La mutation de Wilhelm a quelque chose de miraculeux ‒ le néophyte est révélé à
lui-même.
LIVRE IV
CHAPITRE 1

« Connais-tu le pays des citronniers en leur ?


Dans le vert feuillage rougeoient les oranges d’or
Un vent léger sou le depuis le ciel d’azur,
Sur le myrte discret, le laurier triomphant
Le connais-tu, dis-moi ?
C’est là-bas ! là-bas
Qu’avec toi, ô mon maître, je veux partir !
Connais-tu la maison, avec son toit sur ses colonnes,
La salle qui resplendit, la chambre qui chatoie,
Ses statues de marbre qui se dressent et me dévisagent :
Que t’a-t-on fait, mon pauvre enfant ?
Le connais-tu, dis-moi ?
C’est là-bas ! Là-bas
Qu’avec toi, ô mon maître, je veux partir.
Connais-tu la montagne et ses sentiers dans les nues ?
La mule cherche son chemin dans la brume
Dans les grottes gîte l’antique race des dragons
Sur la roche éboulée coule le lot
Le connais-tu, dis-moi ?
C’est là-bas ! Là-bas
Que notre route nous mène : ô mon maître, partons ! »1
Parmi toutes les chansons que chantait Mignon, Wilhelm en
avait remarqué une, dont la mélodie et l’expression lui plaisaient
particulièrement, bien qu’il n’en comprît pas toutes les paroles. Il
se les fit répéter et expliquer, les nota et les traduisit en allemand
ou, plus exactement, il les imita sous la forme que nous
présentons à nos lecteurs. Certes, la naïveté enfantine de
l’expression disparut malheureusement avec toutes les
maladresses de langage et rien ne pouvait donner une idée du
charme de la mélodie. Elle commençait chaque vers avec
solennité et emphase, comme si elle voulait attirer l’attention sur
quelque chose d’extraordinaire, raconter quelque chose
d’important. Vers les troisième et quatrième vers, son chant se
faisait plus sourd et plus sombre. Pour : « Le connais-tu, dis-
moi ? » elle avait une intonation mystérieuse et songeuse, tandis
que « c’est là-bas, là-bas ! » trahissait un irrésistible et nostalgique
élan ; quant aux dernières paroles, « Maître, partons ! », elle
savait à chaque fois en varier le ton, de sorte qu’elles paraissent
tantôt suppliantes et pressantes, tantôt riches de désirs et de
promesses.
Un jour, après avoir répété sa chanson, elle resta un moment
silencieuse ; puis, fixant sur son maître un regard aigu, elle
demanda :
— Ce pays, tu le connais ?
— Ce doit être l’Italie, répliqua Wilhelm. D’où te vient cette
petite chanson ?
— L’Italie ! fit Mignon. Si tu vas en Italie, emmène-moi ! J’ai
trop froid ici.
— Tu as déjà été en Italie, ma chère petite ? reprit Wilhelm.
L’enfant garda le silence et il ne put en tirer davantage.
Mais je ne sais pourquoi je m’occupe de cette petite créature à
un moment où nous avons laissé notre héros lui-même dans une
situation critique.
Il n’est pas un de nos lecteurs qui ne désire savoir comment
Wilhelm se tira d’affaire sur scène ; et il n’est pourtant presque
personne qui puisse mieux l’imaginer que nous ne pourrions le
raconter. Nous le retrouvons assis dans sa chambre, dépouillé de
son costume et plongé dans une profonde méditation.
Il regardait à terre, abîmé dans ses rêveries et s’il n’avait vu ses
cothurnes, qu’on avait oublié de délacer, il eût tenu toute cette
aventure pour un rêve. Il avait encore dans l’oreille les bruyantes
acclamations, les applaudissements frénétiques de la foule ; il
sentait encore, à tel beau passage particulièrement intense,
l’émotion se communiquer de loge en loge et cette première,
cette étrange expérience lui faisait éprouver ce qu’il s’était jadis
imaginé comme étant le bonheur des « maîtres ». Il goûta
pleinement cette délicieuse sensation d’être au centre de
l’attention de toute une foule rassemblée et, s’il nous est permis
de recourir à cette comparaison, de constituer en quelque sorte
la clé de voûte de tout un édifice sur laquelle pèsent, sans la
surcharger, des milliers de pierres et qui les maintient sans peine
et sans effort, rien que par la position qu’elle occupe : sans elle,
tout s’effondrerait très vite en un amas de ruines. Dans son
imagination, les spectateurs, même après la fin de la
représentation, ne s’étaient pas dispersés, ils étaient encore
rassemblés au moins en esprit ; il était persuadé que chacun pour
soi, une fois rentré chez lui, au milieu des siens et à l’unisson
avec eux, restait encore sous le coup de l’émotion ressentie
devant les belles et nobles actions présentées dans la pièce. Il ne
s’était pas fait apporter de souper. Pour la première fois, il avait
congédié Mignon sans faire attention à elle et il ne songea pas à
se mettre au lit avant que la chandelle entièrement consumée l’y
obligeât. Le lendemain matin, bien reposé après un long
sommeil, il se leva comme quelqu’un qui sort d’une nuit
d’ivresse. Le reste de fard sur ses joues, ses cheveux emmêlés
retombant curieusement en boucles lui rappelèrent son état de la
veille et produisirent une étrange impression sur son esprit
dégrisé.
Peu de temps après entra M. Mélina, qui n’avait pas l’habitude
de lui rendre visite, surtout à une heure aussi matinale.
— Ma femme vous souhaite le bonjour, dit-il. Si je pouvais être
jaloux, j’aurais des raisons de l’être cette fois, car elle est comme
une folle lorsqu’elle parle de vous et de votre interprétation, lors
de la soirée d’hier.
— Je la remercie bien, répondit Wilhelm, si elle est ainsi
contente de moi. Ce que je puis vous assurer, c’est que je ne sais
comment j’ai joué, je vous demande de me croire ! Il me semble
d’ailleurs, d’une manière générale, que tous se sont assez bien
tirés d’affaire et je leur en suis extrêmement reconnaissant.
— Heu ! heu ! plus ou moins bien ! reprit Mélina.
Ils continuèrent à parler de la pièce, de sa mise en scène et de
l’effet produit par différentes scènes.
— Permettez-moi, en ma qualité d’ami, dit enfin M. Mélina, de
vous remettre quelque chose en mémoire, car je crains que vous
ne négligiez un élément déterminant. Le succès auprès du public
est une belle et bonne chose, mais je voudrais vous en voir tirer
profit comme vous le méritez. La recette d’hier a été très
conséquente et la directrice doit avoir une jolie somme dans sa
caisse. Ne laissez pas échapper cette occasion pour rentrer en
possession de ce que l’on vous doit. Car j’ai fait le compte, d’une
part, de tout ce que vous lui avez prêté et, d’autre part, de ce que
vous avez dépensé pour monter la pièce. Pendant ces deux
derniers jours, vous avez encore commandé beaucoup de choses
en urgence, dont les factures vont vous retomber sur le dos. Et
autant que je sache, vous n’avez pas encore payé l’aubergiste qui
va vous présenter une grosse addition. Je ne souhaite pas que
vous vous trouviez dans l’embarras.
Il fut très désagréable à notre ami de voir se creuser tout à coup
sous ses pas, sur l’heureuse voie des plaisirs de l’esprit, cet abîme
de tracas domestiques.
— Je vais, dit-il, recompter mon argent. Je paierai les factures
dès qu’elles m’arriveront et parlerai à l’occasion avec la directrice.
— Mon ami, s’écria M. Mélina, réfléchissez à ce que vous faites
et sachez profiter de ce moment ! Il faut agir sur-le-champ, avant
que Mme de Retti ait dépensé l’argent reçu ou trouvé des
prétextes pour en nier l’existence. Je ne garantis rien passé midi.
— Elle ne saurait avoir d’aussi mauvaises pensées, répliqua
Wilhelm, et vouloir conserver pour elle ce qui m’appartient.
Hier encore, au moment le plus critique, elle m’a promis de me
payer ponctuellement et nous la soupçonnons à tort, car elle est
peut-être déjà en train de réunir la somme qu’elle me doit pour
se libérer de sa dette envers moi.
— Vous devez mal la connaître, dit M. Mélina, et n’avoir pas
bien observé la façon dont elle s’est comportée auparavant. Si
elle en avait eu vraiment l’intention, il y a longtemps qu’elle
aurait pu s’exécuter et vous rembourser par acomptes. Vous ne
tirerez jamais rien d’elle de cette manière. J’insiste, il faut que
vous preniez la chose au sérieux. Avez-vous compté tout ce que
vous avez déjà dépensé et estimé ce qui vous reste encore à
régler ?
— Je crois, dit Wilhelm, pouvoir m’en tirer avec six cents
thalers, mettons sept cents en comptant les soixante-dix que je
vous ai prêtés. J’estime à cinquante thalers la note de l’aubergiste.
Il me reste encore assez pour être à l’abri de tout souci.
— Vous ne m’avez pas l’air de tenir vos comptes avec beaucoup
de soin, répliqua l’autre. Je parie que vous avez déjà déboursé
huit cents thalers depuis que vous êtes ici. Vérifiez, je vous en
prie et pardonnez-moi d’insister autant.
Wilhelm alla ouvrir sa malle d’assez mauvaise grâce et fut
extrêmement étonné de constater que son ami avait calculé juste
et que son pécule avait fondu au-delà de ce qu’il pensait.
— Vous avez raison, dit-il, mais je ne me fais pas de souci pour
autant.
— Il serait malséant de ma part, reprit l’autre, de vous
demander combien il vous reste désormais. Je vous dirai
simplement ceci : attendez-vous encore à une note de cent
thalers pour les artisans et à une autre d’au moins deux cents
pour l’aubergiste.
— C’est impossible ! s’écria Wilhelm.
— Pardonnez ma curiosité, poursuivit l’autre, qui n’obéit qu’à
une louable intention. Je me suis fait montrer hier le livre de
l’aubergiste et j’ai constaté combien la note avait grimpé. On ne
pouvait à moins, étant donné votre largesse et vos libéralités.
Le calcul fut vite fait, Wilhelm estima qu’il lui restait à peine
cent thalers en argent comptant. Il était atterré, et Mélina se fit
de plus en plus pressant.
— Vous voyez, dit-il, qu’il n’y a pas matière à plaisanter. Nous
tenons la directrice à notre merci, car tout ce qu’elle possède est
gagé sur votre nom et nous pouvons le reprendre sur-le-champ.
Elle fera tout son possible avant que d’être ruinée et chassée de la
ville, et vous rentrerez en possession de votre bien. Exigez
qu’elle vous rembourse immédiatement votre premier capital et
le reste petit à petit, par acomptes sur les recettes et qu’elle se
charge également des frais supplémentaires engagés pour les
artisans. Vous sauverez ainsi ce qu’il est encore possible de
sauver, mais il est certain que vous ne vous en sortirez pas
indemne. Je vous en prie, habillez-vous et allez la trouver tout de
suite. Si je ne craignais pas de me fâcher avec elle et d’être
indiscret, je vous épargnerais volontiers cette désagréable
démarche.
Un jeune prince prêt à partir à la chasse, qui a déjà chaussé ses
bottes et mis ses éperons, ne reçoit pas avec plus de mauvaise
grâce son ministre des Finances venu lui faire des remontrances
que Wilhelm en cet instant où il cédait à la demande de son ami.
Comme il s’était imaginé autrement cette matinée ! Il espérait
pouvoir passer un moment agréable, en compagnie de ses amis,
à goûter, à savourer le plaisir de l’aventure et du succès de la
veille.

1. Poème paru pour la première fois dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm
Meister (Livre III, chapitre 1), sous une forme légèrement modifiée : vers 2 « dans le
vert feuillage » (« im grünen Laub ») devient « dans le sombre feuillage » (« im dunkeln
Laub ») ; vers 4 « joyeusement le laurier » (« froh der Lorbeer ») est remplacé par « haut le
laurier » (« hoch der Lorbeer ») ; « mon maître » (« mein Gebieter ») du refrain des trois
strophes se mue successivement en « mon aimé » (« mein Geliebter »), « mon
protecteur » (« mein Beschützer ») et « ô père » (« o Vater »). La version française de Jules
Barbier (1825-1901) et Michel Carré (1821-1872), auteurs du livret de l’opéra Mignon
(1866) d’Ambroise Thomas (1811-1896), substitue « l’oranger » au « citronnier »
(« Zitronen ») de l’original.
CHAPITRE 2

Quand Wilhelm fut habillé, à l’instant où il se préparait à


passer chez la directrice, il reçut un billet de son ami, M. de C.,
dans lequel celui-ci exprimait sans réserve à la fois sa surprise et
son enthousiasme ; il ne tarissait pas d’éloges sur la pièce de la
veille et son apparition inattendue sur scène ; il l’invitait pour le
soir même, pour le présenter à quelques femmes charmantes
venues de leurs terres jusqu’à la ville pour voir sa tragédie et qui
désiraient beaucoup le rencontrer personnellement. Wilhelm
répondit oralement qu’il répondrait à l’invitation et se dirigea
vers la chambre de Mme de Retti.
Arrivé devant la porte, il entendit le bruit d’une violente
dispute, et il reconnut bientôt la voix du sieur Bendel, qui
interpellait la directrice sans ménagement. Elle ne l’entendit pas
lorsqu’il frappa et en ouvrant la porte, il put très bien distinguer
les paroles de ce grossier personnage, qui criait que l’on n’avait
pas besoin de se précipiter ainsi, que l’on aurait pu parfaitement
donner une autre pièce en attendant qu’il pût lui-même jouer le
lendemain.
L’entrée d’un tiers interrompit ses invectives ; Wilhelm le
salua, l’assura qu’il se félicitait de voir qu’il allait mieux ; mais le
butor ne sut que marmonner quelques mots incompréhensibles ;
il prit sous son bras une cassette posée sur la table et sortit de la
pièce en claquant la porte derrière lui.
— Je regrette, dit Mme de Retti, que vous n’ayez pas pris ce rôle
dès le début et que M. Bendel ait commencé à l’étudier. Le voilà
maintenant très fâché de vous l’avoir vu jouer avant lui.
— Il aura tout le temps de le jouer après moi, répondit
Wilhelm. J’ai déjà trop tardé. Mes affaires exigent que je
poursuive mon voyage. Je suis venu vous en informer et vous
prier de me rembourser les sommes que je vous ai jusqu’ici
volontiers avancées, d’autant que la recette d’hier suffit presque à
couvrir celles-ci.
— Je ne sais pas encore moi-même, dit la directrice, combien
nous avons gagné. Je viens de remettre à l’instant la caisse à
M. Bendel, afin qu’il fasse précisément les comptes. Je pourrai
vous donner le bilan dans le courant de la soirée.
— Madame, répliqua Wilhelm, je vous saurais gré de faire
rapporter la caisse. Je me propose d’effectuer moi-même ce
travail, qui sera terminé dans une heure.
— Vous n’allez pas me presser en ce moment, répondit la
directrice. Je dois une somme considérable à notre aubergiste et
si je veux qu’il me fasse encore crédit à l’avenir, il faut
absolument que je le règle tout de suite.
— Songez, madame, que ma dette n’est pas moins pressante que
la vôtre, car je ne puis rester ici un jour de plus.
— Ce n’est pas ce que je vous demande, en aucune manière !
reprit-elle. Laissez-moi votre adresse, je vous promets de vous
envoyer très prochainement ce que je vous dois.
— Voilà ce à quoi je ne peux consentir, intervint-il. Considérez
que les costumes, les décors et tout ce qui est nécessaire au
théâtre ont été portés à mon nom. Je serais désolé que vous
m’obligiez à invoquer mon droit.
— Seriez-vous capable, s’exclama violemment Mme de Retti,
en jetant sur la table une liasse de papier qu’elle tenait à la main
et en arpentant la pièce, seriez-vous capable de vous montrer
aussi dur et aussi injuste envers moi ?
— Je ne vois rien d’injuste rétorqua Wilhelm, à réclamer ce qui
est à moi.
— Non, vraiment ! s’écria-t-elle en se frappant le front de la
main, je ne croyais jamais devoir vivre une chose pareille !
Comme je me suis méprise sur votre compte ! Comme je me suis
trompée sur vous ! Je ne vous pardonnerai jamais, de toute ma
vie !
Elle continua, sur le ton de la vive colère, à vilipender sa
conduite et à lui faire sentir combien ses exigences l’avaient
blessée. Wilhelm restait stupéfait, car, dans son esprit, c’était
plutôt lui qui était l’offensé. C’est lui qui avait le droit de se
plaindre, le droit de pardonner ! C’était pour lui une situation
tout à fait étrange d’être en train d’essayer d’apaiser Madame en
l’assurant qu’il n’avait jamais eu l’intention de la contrarier ou de
la fâcher.
— Afin de vous prouver, répliqua-t-elle, que je ne plaisante pas,
je vais commencer tout de suite par vous donner un premier
acompte de vingt-cinq thalers sur la recette d’hier et j’en ferai
autant sur toutes celles qui viendront, jusqu’à ce que le capital et
les intérêts soient totalement remboursés. Car ne croyez pas,
ajouta-t-elle d’un ton hautain, que j’aime devoir quelque chose à
quelqu’un !
Notre bon ami était confondu et rempli de honte. Il n’avait
jamais pu apprendre à exiger strictement son dû ; oubliant les
bons conseils de M. Mélina et la vacuité de sa propre bourse, il
s’en tint à l’offre qui lui était faite, sans la refuser ou l’accepter
formellement. Et Mme de Retti fut assez fine, dès qu’il eut
regagné sa chambre, pour lui faire remettre sur-le-champ
l’acompte promis.
M. Mélina, à qui Wilhelm dut raconter, bien à contrecœur,
comment l’affaire avait tourné, se montra fort mécontent de la
complaisance et de la négligence dont Wilhelm avait fait preuve,
et surtout de ce que, ayant consenti à être payé par acomptes, il
n’eût pas exigé de plus fortes sommes et ne se fût pas déchargé
sur la directrice des frais à venir auprès des artisans. Le
mécontentement exprimé par son mari mit Mme Mélina hors
d’elle, car elle n’arrivait pas à exprimer le centième de toutes les
choses agréables qu’elle avait prévu de dire à son ami au nom de
leur complicité en matière de théâtre, et toutes ses belles pensées
devaient céder le pas à des considérations économiques.
M. Mélina réfléchissait toujours comment donner à l’affaire une
autre tournure ; mais Wilhelm ne voulait pas se décider à
affronter une nouvelle fois la directrice en furie.
Après le souper arrivèrent, ainsi qu’on l’avait prévu, plusieurs
artisans pour demander à être payés. Sur le conseil de M. Mélina,
on les envoya à la directrice, qui protesta et les fit éconduire en
assurant qu’elle n’avait rien demandé et qu’ils n’avaient qu’à
s’adresser à la personne qui avait passé les commandes. Instruits
de la sorte, ils reparurent donc et Wilhelm ne put que les prier
de patienter jusqu’au lendemain, le temps pour lui de tout régler.
Le soir, il se rendit chez son ami, qui l’introduisit dans une
société des plus agréables. Chacun se mit en frais pour lui, en
particulier deux dames tout à fait charmantes qui n’avaient pas
assez de mots pour le complimenter, lui répéter combien, la
veille, il les avait rendues heureuses et qu’elles en garderaient
longtemps le souvenir. On parla beaucoup de la pièce, on la revit
scène par scène, on releva avec satisfaction l’harmonie des décors
et des costumes ; on n’oublia pas d’évoquer même le tapis vert.
De sorte que Wilhelm eût pu être pleinement content si tous ces
accessoires dont on faisait l’éloge ne lui avaient rappelé
l’embarras dans lequel il se trouvait déjà aujourd’hui à cause
d’eux et dans lequel il serait encore davantage demain. C’est ainsi
que toutes les délices qui avaient été préparées à son intention
lui furent enlevées des lèvres par les mauvais génies du
tourment.
CHAPITRE 3

Cependant, le public attendait avec une grande impatience le


jour suivant, où la troupe avait promis de donner une seconde
représentation de la pièce. Et cette fois encore la salle eût dû être
beaucoup plus grande pour contenir toute la foule des
spectateurs. Car il ne faisait aucun doute, dans toute la ville, que
le nouvel acteur se produirait dans le rôle de Darius, cela bien
que Wilhelm se fût juré à lui-même de ne plus jamais monter sur
scène et que M. Bendel eût déjà fait élargir et ajuster à sa taille le
costume du héros. La directrice fut assez fine pour ne pas faire
figurer, comme d’habitude, le nom des acteurs sur le
programme, ce qui n’en excita que davantage la curiosité de tous
et confirma les suppositions de chacun.
Pour Wilhelm, ce fut une journée pleine de contrariétés. Il dut
subir les lamentations de Mme Mélina qui prévoyait que la pièce
serait très mal jouée le soir et s’entendre reprocher amèrement
par son mari de n’avoir pas suivi son conseil et exigé plus
fermement de la directrice le remboursement de sa dette. Tout
cela l’exaspéra à tel point qu’il souhaita n’avoir jamais mis les
pieds en cet endroit. Il s’en voulait de n’avoir pas su, le matin,
faire en sorte que la directrice lui rendît l’argent d’un coup ; il eût
pu alors faire ce à quoi il inclinait au fond de lui et partir le soir
même. Il ne pouvait se résoudre à assister à la représentation, car
il avait par avance l’estomac retourné en imaginant
l’insupportable butor en train d’ânonner ses vers, ruinant auprès
du public tout sentiment d’harmonie par ses intonations
discordantes et ses gestes déplacés. Le soir, quand tout le monde
s’habilla et partit pour le théâtre, il s’enferma sans bruit dans sa
chambre pour faire les comptes avec l’aubergiste et lui régler ce
qu’il lui devait.
Dès que tout fut tranquille dans la maison, Mignon entra avec
une chandelle allumée. Wilhelm s’en étonna, car il faisait encore
grand jour. Il n’eut pas le temps de lui demander une explication,
car l’enfant ferma aussitôt le volet, ce qui plongea la chambre
dans l’obscurité totale, et ressortit très vite. Peu après, la porte
s’ouvrit à nouveau et la petite entra, portant sous le bras un tapis
qu’elle étala par terre. Wilhelm la laissa faire. Elle apporta
ensuite quatre flambeaux, qu’elle plaça à chaque coin. Quand il la
vit aller chercher une corbeille d’œufs, Wilhelm commença à
comprendre ses intentions. Elle arpenta le tapis d’un pas
soigneusement mesuré, disposa les œufs selon un certain ordre,
puis elle appela un homme qui faisait partie de la troupe et jouait
du violon. Il se plaça dans un coin avec son instrument. Mignon
se banda les yeux, donna le signal et se mit en mouvement aux
premiers sons de la musique, comme un rouage que l’on aurait
remonté, en marquant la mesure et en accompagnant la mélodie
avec ses castagnettes. Agile, légère, rapide et précise, elle
exécutait sa danse. Elle évoluait entre les œufs d’un pas si ferme
et si sûr, elle les effleurait de si près qu’on croyait à chaque
instant qu’elle allait en écraser un ou en faire rouler un autre,
dans ses rapides virevoltes. Pas du tout ! Elle n’en touchait aucun,
quoiqu’elle se glissât entre les rangées en effectuant toutes sortes
de pas, petits ou grands, et même des sauts, et qu’elle finît les
genoux à demi ployés.
Avec la régularité d’un mouvement d’horlogerie, elle
poursuivait sa course et à chaque reprise, l’étrange musique
donnait un nouvel élan à sa danse impétueuse et sans cesse
recommencée. Wilhelm était complètement subjugué par ce
spectacle surprenant ; oubliant ses soucis, il suivait chaque geste
de la chère créature, surpris de voir combien son caractère
s’épanouissait pleinement dans cette danse. Elle se révélait grave,
précise, rigoureuse, violente et dans les passages moins intenses,
plus solennelle que gracieuse. Il éprouvait en cet instant ce qu’il
avait déjà plus d’une fois ressenti à l’égard de Mignon : le besoin
de s’attacher ce petit être abandonné, de le prendre dans ses bras
comme son enfant, de lui révéler les joies de la vie grâce à
l’amour d’un père.
La danse était finie ; Mignon rapprocha doucement, du bout
des pieds, les œufs épars et en fit un petit tas, sans en oublier un
seul, sans en briser aucun ; puis elle se plaça à côté, retira son
bandeau et conclut son numéro par une révérence.
Wilhelm la remercia de lui avoir si gentiment présenté, à
l’improviste, cette danse qu’il désirait voir depuis si longtemps ; il
la caressa, regretta qu’elle se fût ainsi fatiguée et échauffée ;
comme il lui promettait un nouveau petit costume pour la
récompenser, elle s’écria vivement :
— Avec tes couleurs !
Après qu’il y eut consenti, elle ramassa les œufs, plia le tapis,
demanda s’il avait d’autres ordres à lui donner et dit qu’elle
voulait se rendre au théâtre. Il apprit par le musicien que, depuis
quelque temps, elle s’était donné beaucoup de mal pour lui
apprendre l’air de la danse jusqu’à ce qu’il sût le jouer ; elle lui
avait même offert un peu d’argent pour sa peine, mais il n’avait
pas voulu l’accepter.
CHAPITRE 4

L’aubergiste, que notre ami avait convoqué pour cette heure,


entra alors dans la chambre et lui tendit la note demandée. Si
Wilhelm n’y avait pas été préparé par M. Mélina, la somme l’eût
effrayé, car il se rendit compte qu’il devait effectivement plus de
deux cents thalers. Il n’avait rien à objecter sur chacun des postes
de dépense, pris en particulier ; en relisant la note, il les trouva
tous exacts, et l’aubergiste l’assura qu’il avait calculé au plus juste.
À l’exception d’une petite somme qu’il fit décompter, Wilhelm
paya le tout, ce qui fit fondre considérablement son pécule. La
reconnaissance de l’aubergiste n’en fut que plus démonstrative et
il allait se retirer lorsque Mignon bondit dans la chambre en
s’écriant :
— Viens, maître, viens, ils sont en train de s’entretuer !
L’enfant le prit par la main et l’entraîna avec elle. Il demanda ce
que tout cela signifiait, mais elle était tellement hors d’haleine et
semblait avoir couru si fort qu’elle était incapable de prononcer
un mot. Elle l’attira vers la fenêtre de l’antichambre et, lui
montrant la rue qui menait au théâtre, s’écria :
— Là ! Là !
Il crut apercevoir un attroupement mais comme la nuit
tombait déjà, il ne put distinguer nettement de quoi il s’agissait.
Tout de suite après, un groupe s’approcha de l’auberge, courant à
toutes jambes et poussant force cris. Wilhelm vit bientôt qu’un
certain nombre de gamins espiègles et mal élevés poursuivaient
un homme qui paraissait fuir devant eux dans un accoutrement
des plus ridicules et qui se dirigeait vers la grand-porte. Au
premier coup d’œil, Wilhelm comprit que cette personne que
l’on pourchassait n’était autre que M. Bendel lui-même.
Quel ne fut pas l’étonnement, l’effroi de notre ami ! Mais il eut
à peine le temps de se ressaisir que l’autre s’élançait dans l’escalier
et venait, haletant, à sa rencontre.
— Au nom du Ciel, que se passe-t-il ? s’écria Wilhelm d’un air
grave et décontenancé, ne songeant même pas à rire de la
curieuse apparition qui était en face de lui. Car l’individu
monstrueux, aussi large que gros, que le costume de héros,
incongru sur ses épaules, rendait encore plus massif et difforme,
avait dans sa terreur jeté sur lui un court manteau sombre
habituellement porté par Crispin1, pour cacher autant que
possible sa resplendissante personne. Le casque, dont les liens
s’étaient défaits, avait glissé pendant sa course et brinquebalait
maintenant sur ses épaules. On voyait briller ses belles bottes et
sa petite jupe au-dessous de son manteau ; son visage gras et
hébété, déformé par de stupides grimaces de colère, de peur et
d’incompréhension, était barbouillé de sang et de poussière.
— Au nom du Ciel, que se passe-t-il ? s’écria Wilhelm.
— Vous me le paierez cher, bégaya l’autre.
Le visage cramoisi, les yeux exorbités, la poitrine haletante, on
eût dit qu’il allait éclater. Les gamins avaient monté l’escalier
derrière lui, se bousculaient, hurlaient, le traitaient de saint
Nicolas, de Rübezahl2 et l’aubergiste eut beaucoup de peine à les
mettre dehors.
En voyant l’état auquel le misérable était réduit, Wilhelm fut
pris de pitié. Il le pria de se calmer ; mais celui-ci se mit à courir
comme un fou tout autour de la salle, serrant plus étroitement
son manteau sur lui et beuglant si fort qu’à ce spectacle toute
tierce personne n’eût pu s’empêcher d’éclater de rire. Après
quelques convulsions, il se remit peu à peu, mais pour céder
ensuite à un violent accès de folie furieuse. Il injuria Wilhelm, le
menaça, et comme celui-ci faisait preuve, autant qu’il le pouvait,
de mesure et de raison, l’individu enragé fit mine de se ruer sur
lui. Wilhelm réagit aussitôt, se précipita dans un coin de la salle
pour saisir un solide bâton qui s’y trouvait par chance et le fit
tournoyer plusieurs fois rapidement en l’air pour tenir le barbare
à distance. N’ayant rien d’autre sous la main, celui-ci empoigna
avec fureur l’épée qui se balançait à sa hanche et dont la lame
était fort heureusement en bois argenté. Elle éclata en morceaux
au premier assaut de notre héros, dont les coups étaient si
rapides et précis que le forcené fut bientôt contraint de battre en
retraite. Trébuchant sur une fente du plancher, il s’étala de tout
son long, au moment même où l’aubergiste s’élançait pour les
séparer et surtout venir au secours de son jeune client si aimable
et si généreux.
À cet instant, un sous-officier et quelques hommes de la garde
investirent l’escalier. Entendant s’amplifier le vacarme de la rue,
Wilhelm courut à la fenêtre ; à sa grande surprise, il vit d’autres
hommes prendre position devant la porte cochère et la famille
royale, dont les costumes brillaient dans la pénombre, s’avancer
sous l’escorte d’un groupe de soldats qui fendaient la foule. Il
courut à leur rencontre. Au bas de l’escalier, Mme Mélina tomba
évanouie dans ses bras ; on la porta au premier étage. Qui
pourrait décrire la confusion, l’émotion, l’expression des visages,
les gesticulations, les exclamations ! Qui pourrait surtout trouver
les mots pour traduire l’effroi et l’ahurissement de notre ami ?
Tout ce qui arrivait demeurait pour lui une énigme
incompréhensible dont il réclamait en vain la solution : chaque
exclamation, chaque parole entrecoupée ne faisaient qu’accroître
sa curiosité et renforcer son incertitude.

1. Type de valet de la comédie française introduit en 1654 par Paul Scarron dans
L’Écolier de Salamanque, comédie imitée de Lope de Vega. Il réapparaît sous la plume
d’Edme Boursault (1638-1701) puis celle de Charles Chevillet de Champmeslé (1642-
1701). Comme Arlequin, ce rôle fut porté par des acteurs renommés qui s’identifièrent
à lui et en fournirent des versions à chaque fois spécifiques. En l’occurrence, Crispin
fut le rôle fétiche d’une dynastie de comédiens (la famille Poisson) : Crispin Ier
(Raymond), Crispin II (Paul), Crispin III (Philippe). Maladroit et bourru, Crispin
gagna peu à peu en fourberie (cf. Marivaux : Le Père prudent et équitable ou Crispin
l’heureux fourbe, 1706), plus nettement encore, Lesage, auteur d’un Crispin en 1707.
Caractéristique de Crispin est son habit : un vêtement noir rehaussé d’une fraise
blanche et garni de dentelles aux poignets. Sa cape (appelée ici « un court manteau
sombre ») est elle aussi de couleur noire, il porte un chapeau rond : tout cela trahit son
origine espagnole. Le relais se fit en Allemagne par Johann Christian Krüger (1723-
1750).
2. Géant des contes germaniques, très populaire, attesté comme figure littéraire
depuis 1564.
CHAPITRE 5

— Si le commandant n’intervient pas, ils vont démolir le


théâtre ! Ce sera alors la ruine complète ! s’écria la directrice.
Mon cher Bendel, mon ami, que n’ai-je supporté pour l’amour de
vous !
Mélina arriva et demanda tout bas la clé de sa chambre à
Wilhelm qui, jusqu’à cet instant, s’était occupé de la bonne reine,
dont le malaise se dissipait peu à peu. Son mari revint bientôt,
rendit la clé à Wilhelm, qui lui demanda instamment de lui
raconter les événements dans l’ordre et de lui expliquer l’origine
de tout ce tumulte. Mélina l’attira près de la fenêtre et lui dit :
— La salle paraissait encore plus pleine que la première fois. La
curiosité, le désir de voir et de revoir la pièce étaient partagés par
tous, chacun croyait que vous joueriez aujourd’hui encore.
Lorsque la doublure de Darius apparut, des murmures, des
chuchotements s’élevèrent dans la salle. Par bonheur, pendant le
premier acte, il n’avait pas grand-chose à dire, et très peu de vers
véritablement difficiles. Chacun fit de son mieux. Mme de Retti
joua remarquablement bien et fut récompensée par
l’approbation générale et des applaudissements. Dans la dernière
scène du deuxième acte, qui produisit si forte impression la
première fois, les choses commencèrent à se gâter. Tout l’effet de
la scène repose sur le héros, sur sa manière de manifester une
tendresse pressante et néanmoins retenue. Je tremblais pour lui.
Aucune parole sentie ne franchit ses lèvres. Au parterre,
quelques personnes commencèrent à trépigner. Sa mémoire
l’abandonna, il s’arrêta au beau milieu d’une importante tirade et
lorsque le souffleur voulut lui venir en aide, il débita les vers qui
lui venaient à l’esprit, sans aucun lien, sans aucune logique entre
eux. Le contraste avec la représentation précédente n’était que
trop frappant. Votre manière d’interpréter la scène était encore
dans tous les esprits ; les piétinements devinrent plus sonores ;
heureusement, l’acte se termina bientôt et le rideau tomba.
Furieux, Bendel quitta le théâtre en courant et jura que plus
jamais il ne foulerait ces planches maudites. Mme de Retti fit
tout ce qu’elle pouvait pour le calmer et, en attendant, donna le
signal de commencer le troisième acte. Prise de peur, ma femme
entra en scène et, sans en avoir conscience, joua bien mieux que
la fois précédente. Sa timidité la rendit plus charmante encore
aux yeux du public et elle fut vivement applaudie à plusieurs
reprises. Le troisième acte, au cours duquel notre grossier
personnage n’apparaît pas, se passa sans problème. La scène où
chacun vient souhaiter au roi bonheur et prospérité se déroula
sans encombre et le public paraissait à nouveau calmé. On avait
pendant ce temps réussi à apaiser également Bendel. Au début
du quatrième acte, les conjurés et la princesse firent de leur
mieux, mais ‒ hélas ! ‒ Darius ne s’était pas métamorphosé dans
l’intervalle. Dès que les spectateurs l’aperçurent, ils
manifestèrent à nouveau leur mécontentement. Il lui incombait
de décrire en termes pathétiques les furieux débordements qui
s’étaient produits durant le banquet ; malheureusement, il y avait
dans ce passage quelques vers qui, à cause de ses difficultés de
prononciation qui lui faisaient confondre les « L » et les « R »,
nous avaient déjà fait beaucoup rire pendant les répétitions.
Comme si quelque mauvais génie l’y eût contraint, il butait
toujours aux mêmes endroits et croyant peut-être éviter la faute,
il la reprenait, comme s’il eût voulu la jeter intentionnellement à
la face du public.
Un grand éclat de rire s’éleva. Bendel n’en cria que plus fort ; il
finit par bredouiller, par s’empêtrer dans quelques coq-à-l’âne.
Des trépignements, des sifflets, des huées, des applaudissements
et des bravos retentirent dans toute la salle. La colère et le
courroux qui couvaient en lui explosèrent. Il oublia où il était et
qui il était ; il s’avança jusqu’à la rampe et se mit à vitupérer ce
genre de comportement, à défier tous ceux qui se montraient si
impertinents à son égard. À peine avait-il fini qu’une orange
vola vers lui et l’atteignit si violemment à la poitrine qu’il dut
reculer de quelques pas ; une autre fut lancée tout de suite après,
et comme il se baissait pour ramasser celle-ci, une pomme vint
s’écraser sur son nez, provoquant un flot de sang qui inonda son
visage. Hors de lui, il renvoya violemment dans le parterre une
autre pomme qu’il avait ramassée. Il se peut qu’il ait touché
quelqu’un, car il y eut immédiatement un tollé général. Un
gamin qui vendait des pâtisseries se trouva dévalisé en un instant
de ses petits pains et gâteaux et l’objet de la vindicte publique en
fut immédiatement couvert. On vit même voler vers lui une
vieille tabatière qui s’ouvrit en frappant le bord de son casque et
lui emplit les yeux et la bouche de poudre de tabac. Il trépignait,
écumait, éternuait, crachait ; tous les autres acteurs avaient fui
derrière les coulisses, lui seul bravait, excitait par sa présence la
fureur et les rires de la foule. Il s’en fallut de peu qu’il comprît
trop tard le danger qui le menaçait. Car un grand nombre de
spectateurs armés de cannes traversèrent l’orchestre pour
envahir la scène. La directrice fit baisser le rideau, qui tomba sur
certains et les sépara momentanément des autres. Entre-temps,
elle fit sortir son favori, drapé dans un vieux manteau noir, par
une porte de derrière. Épouvantés par le tumulte, beaucoup de
spectateurs prirent la fuite et, comme toutes les sorties étaient
bloquées, une grande partie des gens du parterre envahit la
scène. Ils arrachèrent des pans du rideau, coupèrent les cordes,
de sorte que les décors s’effondrèrent ; ils piétinèrent et cassèrent
tout ce qu’ils avaient sous les pieds, au milieu de tels hurlements
et d’un tel vacarme que les exhortations de la directrice se
perdaient dans le bruit et que notre épouvante croissait de
minute en minute. Pourtant, aucun d’entre nous ne fut blessé ; il
se trouva des gens raisonnables qui, comprenant notre situation,
nous protégèrent dans le tumulte général. Les plus enragés
fouillèrent le théâtre pour y découvrir l’objet de leur colère, et
nous fûmes bientôt menacés de voir le bâtiment réduit à néant
avec nous. Car la populace assemblée dehors avait forcé les
portes et fait irruption dans le théâtre ‒ cette catégorie de gens
qui ne prend pas le moindre intérêt au spectacle parce qu’il coûte
de l’argent, qui le considère comme une école de Satan et qui
croit que la seule présence d’une troupe de comédiens attire
comme un aimant incendie, famine et épidémie. Saisis d’un zèle
pieux, de surcroît aiguisé par un instinct de pillard, ils eurent tôt
fait d’arracher quelques planches des murs ; et avant que l’on eût
le temps de se raviser, d’autres personnes avaient grimpé sur le
toit et commençaient à le découvrir par le haut. Nous étions
obligés d’assister à notre propre ruine, car nous n’osions nous
aventurer dans la rue ; à chaque minute, nous étions de moins en
moins en lieu sûr. Nous avions fait appeler la garde depuis
longtemps, mais c’est à peine si ces quelques soldats, débordés
par la foule, pouvaient se défendre eux-mêmes. Nous fûmes
enfin sauvés par un détachement militaire que le commandant
avait mis en marche dès qu’il avait appris le désordre qui venait
d’éclater. Un officier nous prit sous sa protection, et c’est là que
vous nous avez vus arriver.
CHAPITRE 6

Tout en faisant ce récit, M. Mélina loucha plusieurs fois d’un


air inquiet du côté de la chambre de la directrice, où elle s’était
enfermée avec son acteur chéri, une fois la première bourrasque
passée. Il avait à peine terminé qu’elle ouvrit brusquement la
porte et s’écria avec un geste tragique :
— Nous sommes perdus ! nous sommes ruinés ! Quelqu’un a
profité de la confusion pour venir me voler ! La caisse a disparu
de ma chambre ! Quels sont les étrangers qui sont montés ici à
l’étage ? Où est passé le caissier ? Il avait encore à me remettre
l’argent qu’il a perçu à la porte !
— Ne vous effrayez pas, madame, dit M. Mélina d’un ton très
détaché, votre caisse n’est pas très loin ! Je l’ai tout de suite mise
en sûreté dans la chambre de notre ami et j’ai bien fermé la porte
à clé. Et la recette d’aujourd’hui y a été soigneusement déposée,
avec tout le reste. Je l’ai prise des mains du vieillard, quand je l’ai
croisé dans la foule.
— Une précaution bien inutile ! s’écria la directrice avec ironie,
et je vous conseille très sérieusement de me rendre cet argent
sur-le-champ.
— C’est mon ami qui a la clé, dit M. Mélina en désignant
Wilhelm qui se tenait à ses côtés, et je pense qu’il jugera plus
prudent de garder ce trésor auprès de lui au moins jusqu’à
demain.
La discussion s’envenima. Mélina resta calme. La directrice s’en
prit à Wilhelm qui, sur un regard de son ami, ne put faire
autrement que de refuser de lui remettre la clé, bien que, de lui-
même, il eût peut-être été enclin à céder. Mme de Retti le traita
de coquin et commença à l’accabler d’injures. Il était grand temps
que l’officier commandant le détachement qui avait rétabli
l’ordre montât l’escalier.
— Quoi ! s’écria-t-il, toute cette canaille ne peut donc pas se
tenir tranquille ! Que se passe-t-il ? Dois-je rétablir l’ordre ici
aussi ?
Profondément affecté par ces mots, Wilhelm s’apprêtait à
répliquer vertement quand Mélina, qui avait d’autres soucis en
tête, répondit avec douceur et politesse :
— Monsieur, que tout ceci ne vous donne pas une trop
mauvaise opinion de nous ! Protégez-nous plutôt de la violence
et de la malveillance de notre directrice !
— Je vais lui remettre les idées en place ! s’exclama ce dernier,
qu’est-ce qui vous prend donc, madame ?
Mélina ne la laissa pas reprendre la parole.
— Pendant la bagarre, dit-il, j’ai déposé la caisse dans la
chambre de ce monsieur afin qu’il ne nous arrive pas malheur à
tous. La directrice vocifère et fait comme si c’était son argent
personnel qui avait été volé, mais en réalité, elle nous doit et doit
à ce monsieur en particulier une somme bien supérieure à celle-
là. Elle n’est absolument pas fondée à se plaindre, nous réglerons
l’affaire demain matin.
Comme Mme de Retti répondit par des mots violents et des
injures, elle eut immédiatement tort aux yeux de l’officier, qui lui
ordonna de se taire.
— Afin que vous puissiez vous rendre compte, monsieur, reprit
Mélina, que nos intentions sont tout à fait louables, nous vous
demandons de bien vouloir placer une sentinelle devant cette
porte et une autre devant celle qui ferme la pièce où se trouve
toute notre garde-robe. Si vous désirez également avoir la clé,
elle est à votre disposition. Ou peut-être préférez-vous poser des
scellés ? Tout ce qui peut garantir la sécurité et vous convaincre
que nous ne faisons rien d’illégal nous convient.
La directrice était près d’éclater de rage, mais cela n’eut aucun
effet. L’officier prit la clé, posta les sentinelles et s’en alla rendre
compte de l’expédition au commandant. Il croisa dans l’escalier
un autre officier, que l’on reconnut aussitôt pour un aide de
camp du général. Celui-ci exigea d’avoir un entretien particulier
avec la directrice. Elle le fit entrer dans sa chambre. Chacun était
curieux de savoir ce que cela signifiait et remarqua que la
directrice était visiblement embarrassée lorsque son visiteur prit
congé. Il se montra aimable avec les autres acteurs, parla avec
eux, mais ceux-ci ne parvinrent pas à deviner la raison de sa
venue. Chacun se retira dans sa chambre et Wilhelm, pour une
nuit, dut cette fois prendre ses quartiers chez Mélina. Après
s’être longuement entretenu avec lui de choses et d’autres, il
s’allongea, la tête lourde, le cœur serré, sur un lit que l’on avait
dressé à la hâte dans un coin.
CHAPITRE 7

Il retournait sans cesse sa tête sur l’oreiller, en proie à un grand


trouble, un profond embarras ; le sommeil se refusait à venir
adoucir son état. La perte de son argent, l’inquiétude de sa
famille, ses rêves anciens et ses fréquentations d’aujourd’hui : il
ressassait tout cela dans son esprit. Les propos injurieux de
l’officier bourdonnaient à ses oreilles et quoiqu’il ne pût se sentir
personnellement offensé, il lui était insupportable de s’être
retrouvé en pareille compagnie. Le rêve de sa jeunesse se
dissipait comme une nuée qui voile une montagne aride. Il se
faisait pitié à lui-même, autant que le théâtre et la poésie. « Ah !
se disait-il, si seulement mon exemple pouvait instruire tant de
jeunes écervelés qui courent après cette chimère, qui se laissent
détourner par cette sirène de la voie qui leur est tracée ! » Il resta
ainsi plusieurs heures, accablé par ces pensées, toutes plus
sombres les unes que les autres. Il était comme un chef de guerre
qui se retrouve avec ses troupes inopinément encerclé par
l’ennemi : tantôt il escalade la montagne, tantôt il descend dans la
vallée avec l’espoir que la rivière lui offrira le salut ; et quand il
voit qu’il est complètement cerné, il recommence à s’interroger
et à délibérer en lui-même, se demandant s’il doit tenter de
forcer le passage ou se rendre.
Il perçut des bruits dans la maison, il lui sembla que des
étrangers arrivaient ou partaient ; il entendit rouler une voiture,
traîner des malles. Mais il ne put deviner si on les montait ou les
descendait. Le matin, Mélina, qui s’était levé de bonne heure et
qui était allé voir les sentinelles, s’approcha de son lit et lui cria :
— Levez-vous, mon ami, et venez constater avec moi ! Le nid
est vide, les oiseaux se sont envolés ! nous avons bien fait de
prendre nos précautions.
Wilhelm était stupéfait. Il n’arrivait pas bien à comprendre ce
que l’autre voulait dire. En fait, la directrice s’était éclipsée sans
bruit durant la nuit avec le sieur Bendel. On apprit alors que le
commandant l’avait priée de se débarrasser sans plus de
cérémonies de l’odieux personnage si honni par le public ; dans le
cas contraire, il ne répondait plus de rien et elle devait s’attendre
à voir la populace s’en prendre à lui dans la rue et provoquer une
émeute. Quand tout avait été tranquille dans la maison, elle avait
appelé l’aubergiste, l’avait informé de l’ordre qu’elle avait reçu et
exigé de lui qu’il fît venir une voiture et des chevaux ; elle
comptait accompagner M. Bendel jusqu’au prochain relais de
poste et revenir ensuite. L’aubergiste n’avait d’abord pas voulu la
croire ; néanmoins, sur sa prière, il était allé trouver tout de suite
l’adjudant, qui avait confirmé tous ses dires. Là-dessus, pour lui
prouver qu’elle disait vrai, elle avait avancé quelque argent pour
régler la note de M. Bendel, lui avait rappelé que la caisse et la
garde-robe étaient placées sous surveillance, ajoutant qu’elle
n’abandonnerait naturellement jamais tout cela et, également,
qu’elle n’emporterait que très peu de vêtements.
— Mon bon ami, dit M. Mélina, votre prudence habituelle vous
a, cette fois, abandonné, car jamais vous ne la reverrez. La garde-
robe, la caisse et tout ce qui se trouve là appartiennent à ce
monsieur (désignant Wilhelm). C’est la garantie de tout ce qu’il a
déboursé pour nous. Soyez néanmoins sans inquiétude, nous
verrons comment nous pourrons nous tirer d’affaire et nous
aider réciproquement à supporter les dommages.
Une grande malle était restée dans la chambre de la directrice.
Mélina insista pour qu’on l’ouvrît : selon lui, elle serait remplie
de paille et de cailloux. Mais d’autres personnes ne furent pas de
cet avis et on la laissa là où elle était.
La nouvelle se répandit avec le lever du jour. Tous les acteurs,
ceux qui habitaient dans la maison et ceux qui logeaient ailleurs,
accoururent. On posait des questions, on donnait un avis, on le
contestait, on formait une proposition, on l’abandonnait ;
chacun criait, chacun croyait avoir trouvé la meilleure solution
et chacun était réduit au silence par les bruyantes affirmations de
son voisin. Voyant l’auberge encore occupée par les soldats,
certains étaient allés inspecter le théâtre et l’avaient trouvé dans
un effroyable désordre. À presque tous, Mme de Retti devait
encore leurs appointements. Chacun demandait où était passée
la caisse avec l’argent et Mélina se félicitait intérieurement d’en
avoir au moins sauvé une partie. Il pria tout le monde de se
calmer et d’attendre pour voir comment on allait régler l’affaire.
Il alla chercher le notaire qui avait rédigé la reconnaissance de
dette au profit de Wilhelm. On s’enferma, on délibéra, on alla
chez le bailli ; Wilhelm était exaspéré et de méchante humeur
devant la lourdeur et la lenteur de la négociation, tout comme le
seraient probablement nos lecteurs si nous continuions à leur
raconter par le menu tous les détails de cette faillite.
CHAPITRE 8

Toutes leurs réflexions, toutes leurs discussions autour de leurs


projets furent tout à coup interrompues par le retour inopiné de
Mme de Retti, qui protesta avec la plus grande solennité contre
tout ce qui avait été fait. Prévoyant de nouvelles difficultés,
Mélina s’emporta ; et lorsqu’elle exprima sa surprise de constater
que l’on avait agi si vite sans tenir compte d’elle, il répondit :
— Madame, vous ne pouvez pas nous obliger à prévoir toutes
les démarches hardies que votre extraordinaire génie vous
suggère. Dans le cas présent, personne, sauf vous, n’eût été
capable de risquer une telle sortie qui devait infailliblement faire
naître le soupçon que vous ne reviendriez pas du tout.
— Je vous pardonne, dit-elle, de ne pouvoir comprendre ce que
je ressens, cela n’est pas donné à tout le monde…
— Je ne suis évidemment pas à même de juger, répliqua
Mélina, ce qu’il convient de faire et ce que l’on est capable de
faire sur un si digne sujet !
Wilhelm arriva au moment où la querelle allait s’envenimer et
comme toute cette histoire lui était au plus haut point
désagréable, il pria M. Mélina de voir comment, sans s’échauffer
ni personnaliser la question, l’on pourrait sauver le plus d’argent
possible, en évitant d’aggraver encore l’embarras dans lequel tout
le monde se trouvait.
— Je vous laisse carte blanche sur cette négociation, poursuivit-
il, car je suis incapable d’en penser ou d’en dire un mot, et même
d’apercevoir quel pourrait être mon intérêt. Je vous prie aussi,
madame, ajouta-t-il, de considérer combien je perds dans cette
affaire et, en conséquence, de modérer vos exigences, d’être
équitable et de ne pas multiplier les obstacles.
Mme de Retti lui répondit par quelques paroles insignifiantes ;
mais Mélina avait réfléchi au moyen de l’éloigner.
Pour se distraire, Wilhelm s’en alla chercher sur la promenade
son cher ami M. de C., mais ne le trouva pas. Les autres officiers,
qu’il connaissait plus ou moins, le regardèrent avec des yeux
ronds, se groupèrent autour de lui, puis s’écartèrent
brusquement, de sorte qu’il demanda des nouvelles de M. de C. ;
on lui répondit sur un ton singulier qu’il était malade. Wilhelm
résolut d’aller lui rendre visite, mais, arrivé devant la porte, il fut
éconduit. On lui dit que monsieur dormait ; sa maladie n’avait
par ailleurs rien de particulièrement grave. Il poursuivit sa
promenade encore un peu, sans qu’il fût pour autant satisfaisait.
Il eût voulu rencontrer une âme sœur avec qui s’entretenir. Il ne
lui restait d’autre ressource que de se rendre chez Mme de S.
Cette dame, ainsi qu’une de ses sœurs en particulier, s’était
montrée pleine de bontés à son égard. Mais elles aussi étaient
sorties. Wilhelm s’en retourna donc à contrecœur à son auberge.
Il y trouva M. Mélina, tout joyeux, qui lui rendit compte des
négociations qu’il avait entamées et qui, espérait-il, devaient
aboutir, avec un peu de compréhension, à un règlement à
l’amiable permettant d’éviter au moins d’en arriver à un dépôt de
plainte et de sauver la meilleure partie de ce qui restait. Wilhelm
s’impatienta et déclara qu’il ne voulait plus entendre parler de
l’affaire. Puis il se tourna vers Mme Mélina et lui dit :
— J’aimerais savoir comment se porte mon ami, M. de C. On
me dit qu’il est malade. J’espère que cela n’est pas très grave.
— Justement, répondit-elle, je voulais vous demander si vous
lui avez rendu visite. On rapporte qu’il s’est battu en duel et que
vous en êtes la cause.
— Comment ? s’écria Wilhelm, stupéfait, comment cela serait-
il possible ?
— Il paraît, reprit-elle, que certaines personnes sont jalouses
depuis longtemps de la faveur dont il jouit au sein de la maison
de Mme de S. Et ces personnes inventent n’importe quoi pour lui
nuire et le rendre odieux. Récemment, elles ont critiqué son
commerce assidu avec un comédien et jugé inconvenant1 qu’il
vous ait introduit auprès de cette dame. Cela l’a mis en fureur et
au cours du duel qui en est résulté, il a grièvement blessé son
adversaire, mais lui-même ne s’en est pas tiré sans dommage.
Les froides paroles de Mme Mélina furent comme des coups de
poignard dans le cœur de Wilhelm. Il dissimula ses sentiments
autant qu’il le put et se précipita dans sa chambre, où il laissa
libre cours à son chagrin, sa douleur et ses lamentations.

1. S’aperçoit ici la manière dont la marginalisation morale et sociale des comédiens


se répand de proche en proche : les fréquenter entraîne le discrédit.
CHAPITRE 9

Cette nouvelle le prit autant au dépourvu que naguère la


découverte de l’infidélité de Marianne et le plongea dans un
désespoir aussi insupportable qu’à l’époque la lettre de l’indigne
rival. C’était la deuxième fois qu’il s’était abandonné à une
passion profonde, qu’il s’était insensiblement laissé entraîner par
elle, et voilà que, pressé de toutes parts, il se trouvait à nouveau
plongé dans une telle confusion, dans un état si pénible et
angoissant qu’il ne savait comment résister à la douleur ni
comment la supporter. « Quoi ! s’écria-t-il, n’ai-je, depuis ma
prime jeunesse, été attiré, séduit et doucement appelé que pour
tomber à la fin dans ce piège, qui se referme sur moi de manière
si funeste ? »
Il saisit la plume et, dans un billet adressé à son ami, M. de C.,
donna libre cours à son immense peine. Il demanda pardon à
l’excellent homme de l’avoir mis dans un tel embarras, se fit à
lui-même des reproches, ne trouvant pas de mots assez durs
pour s’accuser et exprimer sa douleur. La lettre fut expédiée sur-
le-champ. Puis il se remit à méditer, à réfléchir sur son sort.
C’était une sorte de souffrance qu’il n’avait pas encore connue.
Car il y a malgré tout quelque chose de charmant et de touchant
dans le désespoir suscité par un amour malheureux et dans la
douce mélancolie qui lui succède. On s’y abandonne volontiers,
tandis que l’on repousse aussi promptement qu’on le peut toutes
les autres formes de contrariété qui nous viennent de l’extérieur.
Avec le temps, et quoiqu’il fût resté encore un très jeune homme,
quelque chose de viril avait d’ailleurs insensiblement pénétré
l’âme de Wilhelm. Il éprouvait aujourd’hui davantage de colère
que de douleur, et ce qui lui était surtout pénible quand il en
prenait conscience, c’était le sentiment de ses propres erreurs.
Espérant trouver quelque soulagement à travers une confession
volontaire, il s’assit à sa table de travail pour raconter toute son
histoire à Werner dans les termes les plus directs, pour
reconnaître ses folies et lui demander pardon. Il termina sa lettre
en affirmant qu’il allait désormais poursuivre son voyage, avec
l’intention de mieux veiller aux affaires dont il était chargé. Il ne
lui cacha pas combien d’argent tout cela lui avait coûté, mais
assura qu’en fin de compte celui-ci ne lui paraissait pas mal
employé, dans la mesure où cela lui avait permis d’acquérir une
précieuse expérience qui lui serait utile sa vie durant.
Il se sentit beaucoup mieux lorsqu’il fut soulagé de ce poids
qu’il avait sur la poitrine ; il eut l’impression de renaître. Et bien
qu’il eût souvent le cœur serré en pensant à l’attitude indigne du
public (ou qui lui apparaissait telle), il retrouvait très vite des
raisons lui permettant de se justifier, de s’excuser, de tout se
pardonner. Puis les mêmes pensées l’assaillaient à nouveau, il
frappait du pied, grinçait des dents, les larmes lui montaient aux
yeux ; peu après, il avait honte de lui-même et se ressaisissait une
fois encore.
« Est-il possible, se disait-il, qu’une catégorie d’hommes à qui
l’on fait partout si bon accueil, dont on vante et encourage les
talents, alors que chacun accourt, les mains pleines d’or, pour les
voir, pour les entendre, pour admirer leur art, soit si méprisée !
Quelle contradiction ! Quel non-sens ! » Il allait et venait en
agitant ces pensées ; il aurait sans doute trouvé un moyen
d’échapper à cette situation si un ami, ou le destin, eussent pu lui
tendre une main secourable.
En cachetant la lettre, il fut très ennuyé de constater qu’il s’était
servi d’une feuille qui était déjà à moitié écrite sur l’envers. Cette
constatation ainsi que l’écriture par trop négligée de la lettre le
décidèrent à laisser là sa missive, pour se donner le temps de la
recopier soigneusement le lendemain. Aussitôt après, son
homme d’affaires, M. Mélina, entra. Le visage rayonnant de son
ami présageait quelque bonne nouvelle.
— Je viens, dit-il, de m’entretenir avec le reste de la troupe, et
nous sommes tombés d’accord sur un projet qui, si vous
l’approuvez, peut complètement modifier notre situation.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda Wilhelm.
— On me fait l’honneur de croire, répliqua l’autre, que je saurai
diriger la troupe avec sagacité et probité. La directrice se rend
bien compte qu’elle n’a plus qu’à se retirer pour suivre son
amant. Je vais reprendre la garde-robe à un prix modique et je
deviendrai ainsi votre débiteur. D’après ce que l’on nous
rapporte, la salle de théâtre pourra assez vite être remise en état.
Il est facile de se concilier à nouveau le public, nous pouvons
compter sur une bonne recette et ne désirons rien tant que de
satisfaire pleinement, et très vite, notre noble créancier.
Lorsque Wilhelm demanda de combien d’argent liquide on
disposait, il lui fallut malheureusement constater qu’on avait dû
en employer la majeure partie pour donner satisfaction aux
acteurs, aux artisans et à l’aubergiste. Par ailleurs, le nouveau
directeur ne pouvait pas se dépouiller complètement et Wilhelm
comprit bientôt que, pour cette fois tout au moins, il ne
recouvrerait rien de l’argent prêté. Il n’y avait d’ailleurs pas
véritablement compté ; il désirait, il espérait seulement pouvoir,
avec le peu qui lui resterait, poursuivre son voyage et rejoindre
des lieux où il ne manquerait ni d’argent, ni de crédit.
Le jour suivant, en relisant avec plus de calme et de sérénité la
lettre écrite la veille, il la trouva trop exagérée, trop passionnée.
« Qu’est-ce que Werner va penser de toi et de ta conduite
stupide, se dit-il, et qu’as-tu besoin de t’épancher sur tes propres
malheurs et de revenir longuement sur des faits qui pourraient
te nuire à l’avenir ? » Au lieu de la recopier, il déchira la lettre et
se promit d’informer Werner d’une manière plus prudente
uniquement sur ce qu’il avait besoin de savoir. Il reçut de
M. de C. une réponse bienveillante, indulgente et compréhensive
qui le conforta dans ses résolutions et l’apaisa momentanément.
Mais bientôt son esprit se remit à remâcher, à ressasser son
chagrin et son dépit, essayant en vain de les dominer.
Il avait depuis quelque temps complètement négligé Mignon,
quoique l’enfant s’efforçât de toujours le servir avec le même
soin qu’auparavant. Lorsqu’elle s’aperçut que Wilhelm faisait des
préparatifs de voyage, elle se montra d’humeur joyeuse et
extraordinairement affairée.
— Ta malle n’est pas bien grande, dit-elle, un mulet suffira à la
porter.
— Que dis-tu là, mon enfant ? répondit Wilhelm.
— Quand nous passerons la montagne…, reprit la petite.
Ne s’obligeant plus à garder la distance d’une servante face à
son maître, elle s’était progressivement rapprochée de lui. Quand
elle lui roulait ses cheveux le soir ou quand elle les lui frisait le
matin, elle ne se montrait pas vraiment habile et prenait plus de
temps qu’il n’eût voulu pour les démêler et les lisser ; elle
s’employait à faire disparaître soigneusement le moindre grain
de poussière, la plus petite tache qu’elle apercevait sur lui.
Lorsqu’il lisait ou qu’il écrivait, elle se tenait parfois debout
devant lui ou bien elle restait assise par terre, sans bouger, tout
contre son fauteuil. Quand il la regardait, il croyait voir un
charbon ardent se consumant sous la cendre. À ce moment, elle
était enjouée, pleine d’entrain, l’esprit en alerte, comme si elle
allait au-devant d’agréables changements. Wilhelm sentait bien
qu’elle espérait partir avec lui ; c’était pour lui un nouveau souci,
un poids sur le cœur.
CHAPITRE 10

La directrice était partie sans qu’il eût été question de Mignon,


sans que l’on décidât qui garderait l’enfant ou veillerait sur elle.
Toute la troupe était très occupée avec la nouvelle organisation
du théâtre et tout aurait été bientôt prêt si l’agitation du vaste
monde n’avait également affecté la petite bourgade. La nouvelle
d’une déclaration de guerre1 les prit tous au dépourvu. Le
régiment reçut l’ordre de se tenir prêt à faire mouvement ; il y
eut une désorganisation générale et les muses les plus pacifiques
eurent beaucoup de mal à supporter le tintamarre. Les projets si
soigneusement échafaudés par le nouveau directeur s’écroulèrent
en un instant, car on pouvait facilement prévoir qu’en pareilles
circonstances il n’y aurait rien à gagner à demeurer dans une
petite ville de province ; il fallait donc trouver autre chose et
prendre une décision rapide si l’on ne voulait pas courir le risque
de mourir de faim. Pour comble de malheur, il était facile de
prévoir que la guerre allait gagner presque toute l’Allemagne et
que l’art dramatique, en conséquence, serait exposé à la disette et
au danger. On connaissait peu de troupes vers qui se tourner,
même dans des circonstances plus favorables. On considéra
finalement que ce qu’il y avait de mieux à faire était d’aller à
H***2 ; la situation géographique de cette ville permettait
d’espérer que l’on y serait tranquille et que l’art dramatique y
rencontrerait un accueil favorable, étant donné le climat qui y
régnait. La troupe qui s’y trouvait jouissait d’une bonne
réputation et, qui plus est, Wilhelm en connaissait le directeur et
devait de toute façon se rendre là-bas pour ses affaires. Il pouvait
donc accompagner ses amis, les recommander et tirer de ce
voyage un double plaisir. Comme M. Mélina et son épouse
avaient été les premiers à avoir cette idée, on jugea bon de n’en
rien révéler aux autres acteurs pour ne pas s’encombrer de trop
de monde et rester entre soi pour profiter des avantages espérés.
Wilhelm surtout insista sur ce point, car il n’avait nulle envie de
voyager au milieu de toute une caravane.
Tandis qu’ils étaient occupés à ces préparatifs, il vit entrer dans
sa chambre Mlle Philine, une jeune actrice au caractère enjoué
que nous n’avons pas du tout évoquée, ou simplement
allusivement, jusqu’à présent. Notre ami avait dû essuyer plus
d’une fois les reproches de Mme Mélina, l’accusant de se montrer
trop aimable envers cette petite personne frivole et de nourrir
pour elle un penchant plus grand que sa conduite ne pouvait le
justifier ; et le fait est qu’il la considérait avec indulgence et avec
une sorte de complaisance, bien qu’il ne pût être question
d’estime ou d’amour. Elle avait toujours vécu en faisant preuve
d’une incroyable légèreté, s’adonnant au plaisir chaque jour et
chaque nuit, comme si chacun et chacune eussent été le dernier
et la dernière de sa vie. Elle confessait n’avoir jamais éprouvé
d’inclination pour aucun homme et avait coutume de dire en
plaisantant que ce sexe était si uniforme qu’il était difficile de
faire des différences entre ses représentants. Il était rare qu’elle
laissât tomber son regard sur un individu sans que celui-ci
s’efforçât de gagner ses faveurs, et il n’en est guère sur qui elle
n’avait jeté son regard ! C’était la meilleure créature du monde,
elle aimait les friandises et les belles toilettes et ne pouvait pas
imaginer sa vie sans promenades en voiture ou quoi que ce soit
qui lui procurât du changement. Elle n’était jamais plus
charmante que lorsqu’un verre de vin lui montait à la tête. Celui
qui pouvait lui apporter ces plaisirs était sûr de lui être agréable
et quand il lui restait un peu d’argent, ce qui arrivait rarement,
elle le dépensait volontiers avec quelque chevalier servant qu’elle
trouvait à son goût et dont le mérite n’était pas précisément
d’avoir une bourse bien garnie. Dans les périodes fastes, rien ne
lui semblait trop beau, mais aussitôt après, elle se contentait du
peu qu’elle avait. Elle se lavait avec du lait, du vin et de l’eau
parfumée pour faire honneur à un amant libéral ; mais une
vulgaire fontaine lui rendait bientôt les mêmes services. Elle
était très généreuse avec les pauvres et, d’une manière générale,
savait se montrer compatissante, sauf face aux plaintes d’un
amant qu’elle avait éconduit. Elle jetait habituellement par la
fenêtre robes, rubans, coiffes, chapeaux et d’autres choses de ce
genre dont elle ne se servait plus. Toute sa personne avait
quelque chose d’enfantin, d’innocent, qui la parait d’un charme
toujours nouveau aux yeux de chacun. Toutes les autres femmes
la honnissaient, et ce, avec quelque raison. Aussi n’en
fréquentait-elle aucune et prenait-elle à son service tantôt un
homme d’âge mûr ayant beaucoup vécu, tantôt un jeune homme
encore sans expérience.
Ces quelques traits de caractère suffiront au lecteur pour
connaître la personne, raison pour laquelle nous n’en ajouterons
pas et en venons à la surprise qui fut celle de notre héros
lorsqu’elle lui rendit visite, dans la mesure où elle n’était
auparavant venue que rarement chez lui, et jamais seule. Elle ne
le laissa pas longtemps dans l’incertitude et lui fit comprendre
qu’elle était informée de leurs projets de voyage. Elle insista pour
les accompagner et se montra si gentille, si caressante, si
empressée que, pour le moment du moins, Wilhelm ne sut rien
lui refuser.
On discuta beaucoup lorsque Wilhelm, à vrai dire un peu
embarrassé, rapporta cette conversation à Mme Mélina ; mais le
projet de départ fut bientôt de notoriété publique et plusieurs
autres personnes demandèrent à s’y associer, chacun étant
persuadé que la troupe serait mieux reçue s’il en faisait partie. Et
comme on céda à quelques-uns en décidant de prendre une
voiture supplémentaire, il en fallut bientôt une troisième.
D’autres envisageaient de faire la route à cheval et on finit même
par retenir des places sur le siège à côté du cocher. M. Mélina et
son ami furent considérés comme les chefs de cette caravane ; et
la troupe se mit ainsi en route.

1. L’événement dont il est question est la guerre de Sept Ans (1756-1763) dans
laquelle s’affrontent la puissance montante, la Prusse et son roi Frédéric II, et la
puissance déclinante, l’Autriche des Habsbourg sur qui règne Marie-Thérèse. Par la
suite, l’intervention de la France, de l’Angleterre et de la Russie transformera le conflit
en un affrontement pour la suprématie continentale mais aussi la maîtrise des mers.
2. Comprendre : Hambourg.
CHAPITRE 11

Beaucoup de nos lecteurs qui, à la fin du chapitre précédent, se


sont réjouis de voir que nous changions enfin de lieu,
éprouveront peut-être quelque impatience si nous retournons en
arrière pour évoquer certains événements qui se déroulèrent au
moment du départ.
La première entrevue que Wilhelm eut avec M. de C. après
l’affaire, et qui lui avait inspiré tant d’appréhension, se passa
facilement et sans encombre ; et ce fut malheureusement la
dernière, au grand regret des deux amis. Il ne fut pas du tout
question des événements que l’on sait.
— Mon cher, s’écria M. de C. dès qu’il l’aperçut, vous me voyez
sur le point de courir moi aussi rejoindre une scène où l’on
représente des pièces plus sérieuses, où chacun ne joue son rôle
qu’une fois et où personne, après que le cinquième acte est
terminé, ne peut revenir au début.
— Vous avez grand tort, répondit Wilhelm, de comparer le
vaste champ de tous ces brillants et virils exploits avec le cercle
restreint de nos jeux puérils ! Heureux que vous êtes d’être ainsi
conduit par le destin vers un lieu où l’homme peut exprimer le
meilleur de ses forces, où tout ce qu’il a vécu et appris dans sa vie
antérieure doit trouver sur l’instant une traduction efficace et se
manifester dans tout son éclat ! J’espère de tout cœur pouvoir me
réjouir, à l’avenir, en apprenant, au sein de la modeste sphère de
mes fréquentations, que la gloire est associée à votre nom et que
le succès des armes a récompensé le mérite !
— Mon ami, reprit M. de C., je prévois que ma destinée me
réserve un sort beaucoup plus paisible et insignifiant, et j’en suis
d’ailleurs fort aise. Vous avez peut-être raison lorsque vous
voulez vous interdire de comparer ce qui nous arrive, ce que
nous entreprenons, à une tragédie, dans la mesure où il s’agit
effectivement d’une affaire beaucoup plus sérieuse, qui laisse très
peu de choses à voir dans tous les événements qui s’y produisent.
Les braves spectateurs qui y assistent de loin aperçoivent à
l’horizon le dangereux tumulte au sein duquel, enveloppées par
la nuit profonde, la vapeur et la fumée, les plus nobles actions ne
s’accomplissent que pour tomber dans l’oubli, ignorées partout
en ce monde, tandis que quelques individus seulement, favorisés
par une aveugle fortune, récoltent la gloire qui revenait à tous.
C’est un jeu de hasard, et vous savez bien, mon ami, combien
celui-ci fait peu de différence entre les cœurs nobles et les autres,
entre les gens raisonnables et les insensés, entre les caractères
courageux et les couards.
— Quoi ! s’écria Wilhelm, toute votre âme ne brûle-t-elle pas
de l’envie de vous distinguer ? N’êtes-vous pas entraîné par le
désir irrépressible de laisser vos actions et votre nom en exemple
à la postérité ?
— En aucune manière, mon ami, répliqua l’autre. J’ai pris
l’habitude de faire mon devoir, dans mon métier et à la place où
je suis. Je le ferai et j’attendrai tranquillement le reste. Si je sers
ainsi d’exemple aux officiers et aux soldats de ma compagnie,
afin qu’ils accomplissent la tâche qui leur incombe avec plus de
fermeté, de courage et d’abnégation et si je meurs en brave et
que seuls ces derniers le remarquent et que tout au plus mon
régiment y prête attention, j’aurais plus fait que celui dont le
nom, en vertu d’un hasard qui n’a été d’aucun avantage pour les
siens, circule dans toutes les gazettes. Croyez-m’en, la gloire est
une divinité bien impuissante, aussi capricieuse que le vent, et
qui est l’esclave du hasard. On lui attribue des centaines
d’oracles ; en aurait-elle un million, elle ne saurait proclamer la
millionième partie des belles actions qui s’accomplissent chaque
jour en secret, dans tous les rangs de la société. Et si elle les
proclamait, qui donc y prendrait garde ? Seules les plus grossières
faveurs de la fortune, seuls les plus rudes assauts du malheur
attirent son regard distrait. Qu’a donc en lui le héros pour le
distinguer des autres, pour le rendre le plus fameux d’entre tous
les fameux ? Rien, si ce n’est que le dernier des derniers peut voir
et comprendre qu’il a mis en fuite et foulé aux pieds l’ennemi. Il
est possible qu’un autre homme, ou peut-être ce même homme,
à un autre moment de sa vie, ait eu à vaincre des ennemis bien
plus dangereux et pour cela ait dû faire preuve de plus
d’intelligence, de force d’âme et d’héroïsme, mais qui s’en est
rendu compte ? Plus exactement : qui a été capable de s’en rendre
compte ?
— Vous connaissez le monde bien mieux et depuis plus
longtemps que moi, reprit Wilhelm. Je n’ai personnellement
aucune raison d’en attendre beaucoup. Mais ce que vous dites va
tellement à l’encontre de toutes les idées de la jeunesse, de tous
nos désirs que je ne puis me résoudre à vous donner totalement
raison et que j’incline à penser que c’est avant tout votre
tendance hypocondriaque qui influence ici votre jugement.
M. de C. sourit et répondit :
— Je ne voudrais pas vous contaminer et le temps nous
manque pour discuter cette question en détail. En votre qualité
d’auteur dramatique, rappelez-vous seulement ceci, et tenez-le-
vous pour dit ‒ bien que nous soyons en vérité tous les deux
depuis longtemps d’accord sur ce point. Retenez que l’on ne doit
présenter au peuple que des traits de caractère bien appuyés,
clairement et grossièrement définis et que tout ce qui est plus
subtil, plus profond et touchant est moins efficace qu’on ne le
croit, en particulier si l’on veut produire un effet sur la foule, et
c’est toujours elle, enfin de compte, qui paie pour le spectacle.
Ils durent se séparer à cet instant ; ils ne se revirent, plusieurs
jours plus tard, que pour échanger quelques mots et se perdirent
finalement de vue sans avoir eu véritablement le temps de se
dire adieu.
CHAPITRE 12

Wilhelm était dans la même voiture que Mignon, Mme Mélina


et son mari. Ce dernier, qui supportait mal ce mode de
déplacement, dut bientôt descendre et emprunter le cheval de
quelqu’un d’autre. La rusée Philine remarqua vite le changement
et demanda à prendre la place ainsi libérée, ce que l’on ne put lui
refuser. À peine était-elle installée qu’elle commença, selon son
habitude, à accaparer Wilhelm, qui était le seul homme de la
compagnie. Elle capta bientôt toute son attention, chanta fort
joliment quelques chansons et on s’entretint de toutes sortes de
sujets qui pourraient être traités sous forme dramatique. Cette
matière particulièrement chère à notre jeune auteur le mit
d’aussi bonne humeur que possible ; puisant dans la réserve
d’images toujours vivantes à son esprit, il improvisa devant ses
compagnons de voyage toute une pièce : actes, scènes,
progression dramatique, personnages et intrigues1, sans oublier
les décors. On jugea bon d’insérer ici et là quelques airs et
chansons que l’on mit en vers, et Philine, qui entrait dans tous
les jeux, les adapta aussitôt à des mélodies connues et les chanta
derechef. Wilhelm, d’humeur gaie et joyeuse, poursuivait à son
tour, tantôt sérieusement, tantôt sur le ton de la plaisanterie,
oubliant presque, tout en bavardant avec la frivole créature, la
présence de son amie moins futile et de sa chère enfant. Philine
était dans une de ses bonnes, très bonnes journées ; elle sut se
rapprocher de lui avec toutes sortes de coquetteries et il se sentit
heureux comme il ne l’avait jamais été depuis longtemps.
Après un voyage de plusieurs jours, ils furent finalement
contraints de s’arrêter dans une petite bourgade, dans la mesure
où la contrée n’était pas sûre et où des corps francs sillonnaient
les environs. Il leur fallut, bien à contrecœur, s’entasser dans une
auberge ; ils logèrent à plusieurs dans une seule pièce et se
débrouillèrent comme ils purent ; seule Philine, qui avait jeté son
dévolu sur notre héros, s’empara d’une chambrette donnant sur
le couloir de l’étage supérieur, pour être seule et ne pas être
dérangée.
Sur les conseils de Mme Mélina, Wilhelm avait pris possession
d’une jolie chambre tout près de l’escalier. Depuis la cruelle
découverte qui l’avait arraché des bras de Marianne, il s’était fait
la promesse de se garder à l’avenir de tomber dans ce genre de
piège, d’éviter le sexe perfide et d’enfouir au fond de lui-même
ses douleurs, ses penchants, ses tendres désirs. La constance avec
laquelle il respectait sa promesse nourrissait secrètement tout
son être et comme son cœur ne pouvait pas rester fermé à tout
élan de sympathie, le manque d’affection et de communion le
faisait cruellement souffrir. Enveloppé comme jadis dans les
brumes de la prime jeunesse, il errait de nouveau sans repère,
posant les yeux sur tout objet gracieux et jamais il n’avait jugé
avec autant d’indulgence une charmante créature. Quel danger
pouvait représenter pour lui, en de telles circonstances, la
demoiselle effrontée, voilà qui est facile à imaginer et il n’est pas
nécessaire que nous en disions davantage pour excuser d’une
certaine manière aux yeux de nos lectrices la sorte de penchant
inconscient qu’il éprouvait pour Philine. Quant à nos lecteurs,
nous sommes persuadés qu’ils l’ont absous depuis longtemps.
À peine étaient-ils arrivés et avaient-ils pris un peu de repos
que Mme Mélina, au cours d’une promenade, le somma de
s’expliquer au sujet de ces sentiments dont il n’avait lui-même
pas encore pris conscience. Il jura ses grands dieux (il pouvait
toujours jurer…) qu’aucune idée ne lui avait été jamais plus
étrangère que de se rapprocher de cette jeune fille, dont il
connaissait le passé tumultueux. Il expliqua comme il put son
attitude aimable et affable à son égard, mais ses explications ne
convainquirent nullement Mme Mélina.
En rentrant, ils trouvèrent le mari de fort méchante humeur. Il
s’était renseigné un peu partout pour savoir comment il serait
possible de poursuivre le voyage. Tout le monde l’en avait
dissuadé, avec les meilleures raisons. Les armées n’étaient plus
très éloignées l’une de l’autre, on pouvait présager qu’elles
livreraient bataille dans la région qu’elles comptaient traverser. Il
ne leur restait plus qu’à attendre, une nécessité presque aussi
dangereuse que le danger lui-même.
La caisse commune, gérée par Mélina, qui contenait, en fait,
tout le reste de l’argent liquide touché par Wilhelm et qui devait
servir à régler les frais de voyage et l’entretien d’une partie de la
troupe, commençait à s’épuiser. Ceux auxquels il restait encore
quelque chose et qui s’étaient engagés à pourvoir à leurs propres
dépenses, vivaient dans l’insouciance ; ils furent bientôt à court
et s’adressèrent là où ils croyaient encore trouver quelque argent,
empruntèrent ou voulurent emprunter.
— Nous serons bientôt obligés d’aller mendier aux portes,
s’écria Mélina ;
— Ne vous découragez pas, répondit Wilhelm, nous allons
nous en sortir, d’une manière ou d’une autre.
— Si seulement nous étions restés entre nous, sans nous
encombrer de tout ce monde ! dit l’autre.
— Je suis prêt à sacrifier jusqu’à mon dernier sou, répliqua
Wilhelm, tant que nous serons ensemble, je ne veux rien
posséder en propre.
— Nous mourrons donc de faim seulement quelques jours plus
tard, dit Mélina. Qui va nous tirer de ce mauvais pas ?
Wilhelm ne sut que répondre.
À table, Mélina laissa libre cours à sa mauvaise humeur
également vis-à-vis des autres, car tous prenaient leur repas en
commun. Il fut interrompu par l’aubergiste qui annonça l’arrivée
d’un joueur de harpe.
— Sa musique et ses chansons vous plairont sûrement, dit-il,
nul ne peut l’écouter sans l’admirer et lui donner un petit
quelque chose.
— Renvoyez-le, dit Mélina, je ne suis rien moins que disposé à
écouter un joueur de vielle, et nous ne manquons pas parmi
nous de chanteurs qui seraient heureux de gagner un peu
d’argent.
Il accompagna ces mots d’un coup d’œil sournois à l’adresse de
Philine.
Elle comprit fort bien et fut profondément vexée ; pour ne pas
laisser transparaître son dépit, elle se tourna vers Wilhelm :
— Pourquoi ne pas entendre cet homme ? dit-elle, nous
mourons d’ennui ! Pour ma part, je donnerai volontiers ce qu’il
faut pour cela.
Mélina voulut lui répondre, et la querelle se serait envenimée
si Wilhelm n’avait pas salué le vieil homme qui entrait à cet
instant et ne lui avait pas demandé d’approcher. L’aspect de cet
hôte étrange étonna toute la compagnie. Il avait déjà pris
possession d’un siège avant que quelqu’un eût osé poser une
question ou simplement proférer un mot. Un crâne chauve,
couronné de quelques cheveux gris clairsemés, de grands yeux
bleus sous de longs sourcils blancs, un nez bien dessiné, une
barbe blanche mi-longue : l’image était de nature à surprendre
l’assemblée. Un long vêtement sombre drapait son corps élancé,
de la tête aux pieds. Il saisit sa harpe et commença à préluder.
Les sons harmonieux qu’il produisit de son instrument, les
douces mélodies qu’il tira des cordes charmèrent bientôt tout
l’auditoire.
Ne chantez-vous pas également, vénérable vieillard ? ‒ dit
Philine.
— Chantez-nous quelque chose, ajouta Wilhelm, qui réjouisse
l’esprit, car comme je ne suis pas connaisseur, ces mélodies, ces
arpèges, ces gammes ne sont pas beaucoup plus, pour mon
oreille, que ce que pourraient être pour mes yeux des découpes
de papier bariolé, des plumes chamarrées que le vent fait voleter
dans les airs, tandis qu’au contraire le chant monte tel un
papillon ou un bel oiseau et invite l’âme et le cœur à s’élever avec
lui.
Le vieillard jeta un regard sur Wilhelm, puis leva les yeux au
ciel ; il tira quelques accords de sa harpe et se mit à chanter.
C’était un hymne qui célébrait le chant, louait la félicité des
chanteurs en exhortant les hommes à les vénérer. Le vieillard
disait ces vers avec tant de vie et de vérité qu’on eût cru qu’il les
avait composés à l’instant même, et pour cette occasion.
Wilhelm eut beaucoup de mal à se retenir de lui sauter au cou.
Seule sa timidité, en présence de toute la société, le retint sur sa
chaise. Il craignit de provoquer un grand éclat de rire en prenant
affectueusement dans ses bras un étranger à propos duquel on se
disputait encore sur la question de savoir s’il s’agissait d’un
moine ou d’un Juif. On s’empressa de l’interroger sur l’auteur du
chant ; il ne donna aucune réponse précise et affirma simplement
qu’il en avait beaucoup d’autres dans son répertoire, dont il
espérait qu’ils plairaient à la société. Tout le monde était à
présent d’humeur joyeuse et affable ; on bavardait, on
plaisantait ; avec beaucoup d’esprit, le vieillard se mit à chanter
les louanges de la vie en société. Il célébra par de suaves accords
les charmes de la concorde et de l’obligeance entre les hommes ;
son chant se fit plus sec, âpre et dru pour déplorer l’humeur
sombre atrabilaire, l’aveugle vindicte, la funeste discorde ; et
chacun se sentit l’âme délivrée de ces chaînes oppressantes
quand, porté sur les ailes d’une entraînante mélodie, il chanta la
louange de tous ceux qui sont porteurs de paix et le bonheur des
âmes qui se reconnaissent.
Wilhelm se sentait renaître. Sans qu’il en eût lui-même
conscience, les fâcheuses situations qu’il avait traversées l’avaient
comme englué peu à peu et l’avaient si complètement paralysé et
entravé que, sans le savoir ni complètement le comprendre, il se
sentait pris au piège. Et voilà que le génie d’un vieillard ranimait
la flamme éteinte dans son cœur. C’était comme si un vent de
tempête eût déchiré tous les nuages ; et de même que les
premiers rayons du soleil, après une longue période de temps
gris, font resplendir une contrée comme aux plus beaux jours, il
en était ainsi en son cœur, à nouveau comblé par un sentiment
de liberté infinie. Il ne savait plus où il était ni qui il était ; toutes
les choses autour de lui prenaient un éclat nouveau et saisi par
son ancienne et heureuse folie, il s’écria :
— Qui que tu sois, ô toi qui viens vers nous tel un génie
tutélaire secourable, dont la voix bénie nous insuffle une
nouvelle vie, accepte mon hommage et ma gratitude ! Sache que
nous t’admirons tous et si tu as besoin de quelque chose, dis-le-
nous en toute confiance !
Le vieillard resta silencieux, fit courir ses doigts sur les cordes
de son instrument, puis les pinça avec plus de force et chanta :
« “Qu’entends-je dehors devant la porte ?
Qu’est-ce qui sur le pont résonne ?
Laissez retentir jusqu’à mon oreille
Cette voix pleine de charme !”
Ainsi parla le roi. Et le page s’élança ;
Le page revint, le roi s’écria :
“Faites entrer le vieillard !”
“Salut à vous, nobles seigneurs !
Salut à vous, belles dames !
Quel ciel magni ique, rempli d’étoiles !
Qui connaît leur nom ?
Dans cette salle pleine de faste et de magni icence,
Fermez-vous, mes yeux, ce n’est pas l’heure
D’admirer et de se réjouir !”
Le chantre ferma ses paupières
Et it résonner de pleins accords ;
Les chevaliers regardèrent hardiment devant eux
Et les belles dames baissèrent les yeux.
Le roi, séduit par le chant,
Ordonna qu’on allât chercher une chaîne d’or
Pour récompenser le chanteur.
“La chaîne d’or, point ne me donne,
Donne-la aux chevaliers téméraires
Devant qui se brisent les lances de l’ennemi,
Donne-la à ton chancelier que voici,
Qu’il ajoute encore cette chaîne d’or
Aux autres poids qu’il porte !
Je chante comme chante l’oiseau
Qui niche dans les branches
Le chant qui monte de ma gorge
Est pour moi la seule et plus belle récompense.
Si pourtant j’osais faire une demande, ce serait celle-ci :
Fais-moi servir de ton meilleur vin
Dans une coupe d’or le plus pur !”
Il y porte les lèvres et la boit tout entière.
“Ô boisson d’un doux réconfort !
Trois fois heureuse la maison
Où tel don est peu de chose !
Quand vous serez dans la joie, pensez à moi,
Et remerciez Dieu aussi chaudement
Que je vous remercie pour ce breuvage !” »2

1. Toute cette terminologie relève de la poétique du grand genre. L’héritage


aristotélicien est évident (cf. Poétique, VI).

2. Poème connu sous le titre L’Aède (Der Sänger). Composé en 1783, il est publié en
1795 dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (Livre II, chapitre 11).
CHAPITRE 13

Sa chanson terminée, le chanteur prit en souriant le verre de


vin qui lui avait été versé et, se tournant vers ses bienfaiteurs, il
le vida d’un air amical ; une joie générale gagna l’assemblée. On
applaudit, on lui souhaita que ce verre lui apportât un réconfort
pour sa santé et redonnât vigueur à ses vieux membres. Il chanta
encore quelques romances, qui accrurent l’allégresse de nos gens.
— Dis-moi, aimable vieillard, connais-tu la chanson « Le
berger se parait pour la danse »1 ?
— Je la savais autrefois, dit-il. À présent, je ne saurais dire.
Voulez-vous jouer le rôle de la bergère ?
— Bien volontiers, s’écria-t-elle, il y a longtemps que je désire
trouver quelqu’un avec qui la chanter une fois encore. Mais
prends garde à ne pas t’embrouiller dans la succession comique
de toutes les syllabes du refrain !
Elle se leva et, en plaisantant, s’assit par terre à ses côtés.
Comme cette chanson n’est rien moins que convenable, nous
ne pouvons la reproduire pour nos lecteurs et comme elle doit,
en réalité, être chantée par un couple de danseurs accompagnée
de force gesticulations, elle perdit au cours de cette exécution un
peu de sa saveur. Elle recueillit néanmoins un grand succès et les
petites ruses, les détours habiles et les gestes charmants par
lesquels Philine mit en évidence toutes les situations équivoques,
tout en faisant semblant de vouloir les dissimuler, trouvèrent
grâce aux yeux de tous et même à ceux de Wilhelm2. Tout le
monde était ravi, mais comme notre ami connaissait de longue
date les conséquences fâcheuses que pouvait entraîner cette
gaieté, il essaya d’y couper court. Il glissa dans la main du
vieillard une généreuse récompense, les autres y joignirent leur
écot et on lui conseilla d’aller se reposer, non sans s’être promis
d’avoir encore le soir même l’occasion d’apprécier à nouveau son
talent.
Quand il fut parti, Wilhelm dit à Philine :
— Je ne puis, à vrai dire, approuver la moralité de votre
chanson préférée. Mais si vous exécutiez sur scène avec la même
naïveté quelque chose d’agréable et de convenable, l’admiration
bien méritée du public vous élèverait au rang des meilleures
actrices ! Réellement, cet homme pourrait nous en remontrer à
tous. Avez-vous remarqué combien l’expression dramatique de
ses romances était juste ? Il y avait assurément plus de vie dans sa
manière de présenter son chant que dans tous les personnages
que nous jouons sur scène. On serait parfois tenté de prendre
pour un récit la représentation de telle ou telle pièce, alors que le
récit chanté de cet homme nous donne au contraire l’impression
d’une présence physique.
— Notre homme peut également nous en remontrer sur un
autre point, un point essentiel, intervint Mélina quand tout le
monde se tut. La force de son talent se révèle dans le profit qu’il
sait en tirer. N’a-t-il pas réussi à nous amener, nous qui serons
peut-être d’ici huit jours bien en peine de savoir où trouver un
dîner, à partager notre repas avec lui ? L’argent qui nous est si
nécessaire pour arriver au lieu de notre destination, il sait le tirer
de nos poches grâce à une simple chansonnette. Partagé entre le
plaisir et le dépit, je lui ai moi-même donné quelques sous. Mais
je vous le dis, je suis bien décidé, et vous ne me contredirez pas, à
récupérer avec intérêt l’argent qu’il nous a coûté.
— Bien volontiers, s’écrièrent quelques acteurs, nous vous
aiderons dès que l’occasion s’en présentera.
— Elle se présente partout, reprit Mélina, seulement, il ne faut
pas être trop difficile. L’hôtel de ville a un grand vestibule sur
lequel j’ai déjà jeté mon dévolu, ce matin de bonne heure. Si on
décroche les seaux à incendie, si on met de côté quelques vieux
échafaudages et quelques cloisons, il reste assez de place pour
installer une scène et un parterre. J’ai vérifié les attaches et les
poutres dont s’est servi l’an dernier une troupe de saltimbanques
pour y fixer leurs cordes et leur rideau.
— Vous ne voudriez pas, s’écria Wilhelm, nous mettre en
concurrence avec pareille racaille pour extorquer quelques
pfennigs au public d’ici !
— Je le ferai certainement, avec votre permission, s’écria l’autre
avec violence. Nous ne sommes pas assez fous pour toujours
jouer les magnanimes et dilapider notre capital, avec les intérêts,
comme de jeunes blancs-becs !
Notre ami sentit ses mots s’étrangler dans sa gorge, car ce
reproche injuste le touchait et blessait le sentiment de générosité
qui l’avait poussé à nourrir depuis six mois toute cette engeance.
Il lança un regard de mépris au directeur à l’âme aussi vile et, en
se dirigeant vers la porte, lui cria :
— Faites ce que vous voudrez. De mon côté, je vais poursuivre
mon chemin dès que possible et vous abandonner à votre sort.
Sur ces mots, il descendit en courant s’asseoir sur un banc de
pierre qui se trouvait devant la porte de la maison.
À peine y avait-il pris place, en proie à une grande contrariété,
que Philine sortit nonchalamment de l’auberge en fredonnant et
vint s’asseoir auprès de lui ‒ mieux vaudrait dire : sur lui, tant
elle s’était rapprochée ‒, s’appuya contre son épaule, joua avec ses
cheveux, le caressa en lui disant les mots les plus tendres. Elle le
supplia de rester, de ne pas l’abandonner déjà !
Comme il essayait de l’écarter, elle finit par lui passer le bras
autour du cou et par l’embrasser en manifestant la plus vive
passion.
— Êtes-vous folle, Philine ? dit Wilhelm en essayant de se
dégager. Rendre ainsi toute la rue témoin de caresses que je ne
mérite en aucune manière ! Laissez-moi, je ne puis rester et je ne
resterai pas !
— Et moi, je te retiendrai, dit-elle, et je continuerai à
t’embrasser ici en pleine rue, jusqu’à ce que tu m’aies promis de
rester. Devant une telle démonstration d’intimité, tous les
passants ‒ c’est à mourir de rire ! ‒ vont sûrement me prendre
pour ta femme et tous les maris qui auront assisté à cette aimable
scène, ou qui en auront entendu parler, me citeront à leur
épouse comme un modèle d’innocente et candide tendresse…
Quelques personnes passèrent à ce moment. Philine redoubla
ses caresses et Wilhelm, pour éviter le scandale, fut contraint de
jouer le rôle du mari complaisant.
Lorsque ces gens se furent éloignés à quelque distance, elle
éclata de rire d’une manière insupportable et, abandonnant toute
retenue, se livra à toutes sortes d’extravagances, avec une telle
désinvolture que Wilhelm dut lui promettre de rester encore ce
jour-là, et le lendemain, et le jour suivant.
— Vous êtes décidément une vraie bûche ! dit-elle alors en lui
donnant une bourrade et en se détachant de lui. En vérité, je n’ai
jamais gaspillé autant de gentillesses pour les plus vieux et les
plus endurcis d’entre vous !
Elle se leva à contrecœur, puis se retourna en riant :
— Je crois que c’est justement pour cela que je me suis entichée
de toi ! Je vais aller chercher mon tricot pour me donner l’air de
faire quelque chose…
Cette fois, elle le jugeait mal. Car malgré tous ses efforts pour
la tenir à distance, il n’eût probablement pas laissé, à cet instant,
ses caresses sans réponse s’il s’était trouvé seul avec elle au fond
d’un bosquet.
— Te rappelles-tu, dit-elle, si j’ai apporté mon tricot à table ?
— Je n’ai rien vu, répondit-il.
— Je l’aurais laissé dans ma chambre.
Et elle rentra dans la maison en lui lançant encore un dernier
regard. Il ne se sentait pas la moindre envie de la suivre ; au
contraire, sa conduite avait éveillé en lui une forme d’aversion,
de rejet. Cependant, sans presque savoir pourquoi, il se leva de
son banc pour la rejoindre.
Au moment où il allait franchir le seuil, il fut arrêté par un
jeune garçon qui avait remonté la ruelle et qui portait sur son
dos un balluchon. À la poudre qui recouvrait ses vêtements, on
reconnaissait un petit perruquier ambulant3. Sur un ton vif et
direct, il demanda à Wilhelm :
— Pourriez-vous me dire si une troupe de comédiens est
descendue dans cette auberge ?
— Il y a bien quelques acteurs qui logent ici, répliqua Wilhelm.
L’aubergiste s’avança à cet instant et le jeune garçon
poursuivit :
— Une demoiselle appelée Philine doit se trouver parmi eux.
Est-ce qu’elle est à la maison ?
— Oui, répondit l’hôte. Sa chambre est en haut, au second
étage, au bout du couloir. Je viens de la voir monter.
Le jeune étranger l’écouta en fixant sur lui de grands yeux
bleus rayonnants de joie ; et, sans perdre un instant, il bondit
dans l’escalier.
Wilhelm avait l’âme tourmentée par un profond
mécontentement : il ne savait décider s’il devait rester ou partir.
Un cavalier arriva devant l’auberge, dont la belle allure et la mine
presque insolente attirèrent son attention ; il s’arrêta sur le seuil
alors que l’aubergiste lui tendait aimablement la main comme à
une vieille connaissance et lui souhaitait la bienvenue.
— Eh ! Monsieur l’Écuyer, vous voici à nouveau des nôtres !
— Je ne m’arrête ici que pour donner de l’avoine à mon cheval,
répondit l’étranger. Je dois sans tarder me rendre au château
pour tout préparer au plus vite. Le comte arrive demain avec sa
femme, et ils y séjourneront quelque temps, pour recevoir au
mieux le prince de *** qui va probablement établir son quartier
général dans la région.
— Il est dommage que vous ne puissiez rester avec nous,
répartit l’aubergiste. Nous avons une agréable compagnie.
Un palefrenier, arrivé au galop à la suite de l’écuyer, emmena le
cheval de son maître, tandis que celui-ci s’entretenait à voix
basse avec l’hôte tout en observant Wilhelm du coin de l’œil.
Remarquant qu’il était question de lui, ce dernier monta l’escalier
en proie aux plus désagréables sentiments.
Mme Mélina l’accueillit en haut ; elle le raisonna, essaya de lui
prouver que son mari, après tout, n’avait pas tout à fait tort.
Mais il se fâcha et ne voulut rien entendre ; il était finalement
content d’avoir une raison d’être en colère. Mme Mélina, qui
n’était pas habituée à le voir de mauvaise humeur, fut
profondément surprise.
— Je m’aperçois que j’ai perdu votre amitié ! s’écria-t-elle en se
retirant dans sa chambre.
Il ne la suivit pas, comme il avait coutume de le faire à chaque
fois qu’il y avait une petite dispute entre eux et qu’il inclinait à se
faire pardonner sa faute.
Dans sa chambre, il trouva Mignon en train d’écrire. Cela
faisait quelque temps que l’enfant s’exerçait à coucher par écrit,
avec beaucoup de soin, tout ce qu’elle savait par cœur, et elle
avait prié son maître et ami de corriger ses pages et de lui
donner des leçons de calligraphie. Elle était infatigable et, en
quelques semaines, elle avait fait de gros progrès. Quand il était
d’humeur sereine, Wilhelm prenait d’ordinaire grand plaisir à
voir l’application de l’enfant. Mais cette fois, c’est à peine s’il jeta
un coup d’œil sur ce qu’elle lui montra. Elle en fut d’autant plus
affligée qu’elle croyait avoir particulièrement bien travaillé et
attendait des compliments.
L’agitation dans laquelle se trouvait Wilhelm le poussa, après
qu’il se fut attardé un moment dans le couloir pour essayer de
découvrir où étaient passés Philine et le jeune aventurier, à
retrouver le vieillard, dont il espérait que la harpe chasserait
peut-être les mauvais esprits. Il s’enquit de son domicile et on lui
indiqua une misérable auberge dans un coin éloigné de la petite
ville ; quand il y fut arrivé, on le fit monter jusqu’au grenier, où
les doux sons de la harpe, s’échappant d’une chambre, vinrent
frapper son oreille. C’étaient des accords émouvants et plaintifs
qu’accompagnait un chant triste et douloureux. Wilhelm se
glissa jusqu’à la porte ; le vénérable vieillard exécutait une sorte
de fantaisie qu’il accompagnait en répétant presque toujours les
mêmes mots, de sorte que notre auditeur, après quelques
instants d’attention, put saisir à peu près ce qui suit :
« Celui qui jamais ne mangea son pain dans les larmes
Celui qui n’a point passé de nuit d’angoisse
À pleurer assis sur sa couche,
Celui-là ne vous connaît point, ô puissances célestes !
Vous nous faites entrer dans la vie,
Vous permettez que le malheureux se charge de fautes,
Puis vous l’abandonnez à la sou france,
Car toute faute s’expie en ce bas monde. »4
Cette plainte douloureuse pénétra au plus profond de l’âme de
Wilhelm ; il lui sembla qu’à certains moments des larmes
empêchaient le vieillard de poursuivre ; alors, les cordes
résonnaient seules, jusqu’à ce que la voix revînt y mêler de
faibles sons entrecoupés. Wilhelm se tenait debout sur le seuil,
ému jusqu’au tréfonds de son âme. Son cœur débordait devant la
douleur de l’inconnu, il ne pouvait résister à la compassion,
retenir les larmes que les accents déchirants du vieillard faisaient
monter à ses yeux. Toutes les peines qui l’oppressaient
s’épanchèrent en un même flot, il s’y abandonna tout entier,
poussa la porte et se présenta devant le vieillard qui avait dû se
servir de son grabat ‒ l’unique mobilier dans son misérable logis
‒ pour s’en faire un siège.
— Comment as-tu donc fait, vénérable vieillard, pour susciter
en moi autant d’émotions ? s’écria-t-il. Tout ce qui dormait dans
mon cœur, tu l’as réveillé. Que ma présence ne te trouble pas !
Continue ! En apaisant ta peine, tu rends un ami heureux.
Le vieillard voulut se lever et répondre, mais Wilhelm l’en
empêcha, car il avait remarqué dans la journée que cet homme
ne parlait qu’à contrecœur ; il préféra s’asseoir à côté de lui sur la
paillasse. Le vieillard sécha ses larmes et lui demanda avec un
sourire amical :
— Comment se fait-il que vous soyez venu jusqu’ici ? J’avais
l’intention d’aller vous voir ce soir.
— Nous sommes plus tranquilles ici, répliqua Wilhelm.
Chante-moi quelque chose, ce que tu voudras, qui corresponde à
ton état d’âme, tu n’as qu’à faire comme si je n’étais pas là. Il me
semble que tu ne saurais te tromper aujourd’hui. Sois heureux de
pouvoir ainsi, dans la solitude, t’occuper si agréablement et,
puisque tu es partout étranger, de trouver dans ton cœur la
meilleure compagnie.
Le vieillard jeta un regard sur les cordes de son instrument et
après avoir doucement préludé, se mit à chanter :
« Celui qui s’abandonne à la solitude,
Hélas, se retrouve bientôt seul.
Les uns vivent leur vie, les autres leur amour ;
Et chacun le laisse à sa peine.
Oui, laissez-moi à mon tourment,
Pourvu qu’un seul jour
Je puisse être vraiment solitaire,
Alors, je ne serai plus seul.
Un amant entre sans bruit, qui guette
Si son amie est seule.
Ainsi me guettent ma peine
Et, dans ma solitude, le tourment.
Et quand un jour je serai
Solitaire dans la tombe,
Ils me laisseront en in seul. »5
Raconter le singulier entretien que notre ami eut ensuite avec
le mystérieux étranger nous mènerait trop loin et nous ne
saurions d’ailleurs en rendre le charme. À tout ce que lui disait le
jeune homme, le vieillard répondait avec une parfaite justesse de
ton par des accords qui faisaient vibrer la sensibilité à l’unisson
et ouvraient un vaste champ à l’imagination. Quiconque a assisté
à une réunion de frères moraves ou à tout autre conclave
d’hommes pieux6 qui travaillent, chacun à sa manière, à leur
édification spirituelle pourra se faire une idée de cette scène. Il se
rappellera comment le liturgiste associe à ses paroles telle ou
telle partie d’un cantique qui élève les âmes vers les hauteurs où
il désire les mener pour qu’elles prennent leur envol ; comment
aussitôt après, il y adjoint, dans une autre mélodie, un vers tiré
d’un autre chant, puis encore un troisième qui évoque toutes les
idées associées au passage dont il est tiré et qui, grâce à ce
nouveau contexte, acquiert un sens nouveau et une individualité
propre, comme s’il avait été composé dans l’instant ; et c’est ainsi
qu’à partir d’un ensemble d’idées, de cantiques et de versets tout
à fait familiers et connus de tous, il offre à cette assemblée
particulière ce dont elle a précisément besoin, lui insufflant vie,
force et réconfort. C’est ainsi que notre vieillard édifiait son
hôte, en réveillant des impressions récentes et d’autres plus
anciennes, certaines encore vives et d’autres latentes, certaines
agréables et d’autres douloureuses, ce qui mit notre ami dans un
état qui n’avait véritablement rien à voir avec la vie misérable et
déprimée qu’il avait menée jusqu’à présent. Le sentiment de la
noblesse de son être, de la grandeur de sa destinée, le désir de
susciter chez les hommes l’amour de tout ce qui est grand et bon
commencèrent à revivre en lui. Il bénit le vieillard, il l’envia en
même temps d’avoir réussi à éveiller en lui ces dispositions
d’esprit ; il ne désirait rien de plus que faire cause commune avec
lui pour travailler à l’amélioration, à la conversion du genre
humain. Il sentait renaître en lui tout l’espoir, toute la foi qu’il
avait naguère placés dans le théâtre ; au prix d’un incroyable
raccourci, il y associait les idées les plus sublimes, si bien que
toute personne raisonnable qui eût pu à cet instant voir ce qui se
passait dans sa tête eût été forcée de le tenir pour fou. Il sortit de
la misérable mansarde à contrecœur, contraint de se retirer en
raison de la nuit qui commençait à tomber. Il n’avait jamais été à
ce point indécis sur son avenir que sur le chemin qui le ramenait
à son logis.
À peine était-il rentré chez lui que l’aubergiste lui confia en
secret que mam’selle Philine avait fait une conquête en la
personne de l’écuyer du comte ; celui-ci, après s’être acquitté de
sa mission au château, était revenu en toute hâte et avait
commandé à souper. Il se trouvait en ce moment chez elle et
avait tout l’air de se préparer à y passer la nuit. Ne voulant pas
montrer sa mauvaise humeur, Wilhelm se dirigeait vers sa
chambre lorsque des cris épouvantables retentirent dans la
maison. Il distingua une voix juvénile, courroucée et menaçante,
qui perçait au milieu d’un débordement de pleurs et de
gémissements ; il entendit la personne qui poussait ces cris
descendre, passer devant sa chambre et courir vers la place
devant l’auberge. Poussé par la curiosité, Wilhelm descendit à
son tour et se retrouva devant le jeune garçon qui, dans la
journée, avait mis tant d’ardeur à demander mam’selle Philine.
Le gamin pleurait, écumait, tapait du pied, brandissait des poings
menaçants, se tordait de colère et de rage ; Mignon, debout face à
lui, le regardait avec étonnement. L’aubergiste vint donner
quelques explications sur les raisons de cette scène.
Depuis qu’il avait été bien accueilli par Philine, le jeune garçon
s’était montré tout à fait gai et plein d’entrain, ne faisant que
chanter et gambader, jusqu’au moment où l’écuyer était revenu
du château ; il avait alors commencé à manifester son dépit, à
claquer les portes, à courir du haut en bas de la maison. Philine
lui avait ordonné de servir le souper, il avait tout de suite
montré sa mauvaise humeur et, au lieu de poser le plat de ragoût
sur la table, il l’avait répandu sur la demoiselle et son invité qui
étaient assis fort près l’un de l’autre ; sur quoi l’écuyer lui avait
donné une bonne paire de claques et l’avait jeté dehors. Lui,
l’aubergiste, avait alors aidé les deux convives à se nettoyer, il
n’avait pas assez de mots pour dire dans quel état ils se
trouvaient. Entendant cela, le gamin éclata de rire, tandis que les
larmes coulaient encore sur ses joues. Pendant un moment, il
sembla s’amuser de bon cœur de la scène jusqu’à ce que lui revînt
à l’esprit l’affront infligé par l’adulte plus fort que lui ; il se remit
alors à hurler et à trépigner. Wilhelm, que tout cela exaspérait
au plus haut point, courut dans sa chambre ; l’ennui et l’humeur
chagrine le poussèrent à se mettre au lit de bonne heure.
Son sommeil agité fut interrompu par un bruit qui, dans la
mesure où il avait déjà les nerfs à vif, l’effraya presque. Il
entendit dans le grand couloir une sorte de halètement,
accompagné de gémissements tout à fait étranges, alternant avec
un mystérieux cliquetis et un léger bruissement. Il ne pouvait
rapprocher cela d’aucun autre bruit connu ; la curiosité le
poussait à se lever, mais un frisson de peur le retenait sur son lit.
Son imagination jalouse, tournée vers la porte de Philine, suivait
le fantôme, croyait l’entendre s’arrêter dans une encoignure non
loin de la chambre de la belle, quand tout à coup un cri perçant le
fit sursauter et le jeta au bas de son lit. Tout de suite après
retentit un énorme vacarme, comme quelqu’un qui dévale les
marches d’un escalier très raide, puis un bruit encore plus fort,
comme si une seconde personne avait suivi la première et que
toutes deux se fussent arrêtées devant sa porte. Il ouvrit celle-ci
précipitamment et, à la lueur d’une veilleuse suspendue au mur
d’en face, il découvrit un groupe étrange, ou pour mieux dire,
une masse informe. Enveloppés d’un grand drap blanc, deux
hommes gisaient à terre, pêle-mêle. Ils se colletaient, luttaient
comme des enragés. L’un d’entre eux était à cet instant en train
de prendre le dessus et bourrait l’autre de furieux coups de
poing. À peine Wilhelm avait-il eu le temps de jeter un regard
incrédule sur ces silhouettes indistinctes que Philine parut en
haut de l’escalier dans tout le désordre d’une toilette de nuit,
tenant à la main un moucheron de chandelle qui éclairait fort
mal. Lorsqu’elle aperçut les deux combattants et Wilhelm auprès
d’eux, elle poussa un cri, posa sa chandelle à terre et s’enfuit dans
sa chambre. Pendant ce temps, le vaillant fantôme continuait de
frapper son adversaire avec une joie féroce. Wilhelm intervint
enfin et les sépara. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il
reconnut dans la personne du vainqueur qu’il finit par écarter
l’étranger aux cheveux blonds arrivé dans l’après-midi et dans
celle du vaincu, qui se releva d’un bond, l’écuyer du comte. Tous
deux ne parurent pas dans une tenue des plus convenables
lorsque le drap tomba à terre. Ils semblaient vouloir reprendre
leur lutte enragée, mais Wilhelm poussa rapidement l’enfant
dans sa chambre et essaya de persuader l’autre, qui menaçait et
jurait épouvantablement en face de lui, de se calmer et d’attendre
le lendemain matin : il pourrait alors réclamer ou donner
satisfaction, selon ce que les circonstances exigeraient ou
permettraient. Ces propos apaisants n’auraient pas eu beaucoup
d’effet si l’individu belliqueux n’eût commencé à ressentir la
douleur provoquée par sa chute ; il s’éloigna en boitant aux côtés
de l’aubergiste qui était accouru en entendant tout ce vacarme ;
quant à Wilhelm, il s’empara de la chandelle posée en haut de
l’escalier pour éclairer son nouvel hôte et tenter de trouver une
explication à cette curieuse aventure.

1. Goethe n’a pas reproduit cette chanson grivoise, bien caractéristique de Philine. Il
ne nous en reste qu’un écho partiel dans Faust I (vers 949-980) où des paysans, filles et
garçons, dansent en développant leur chant à partir du premier vers (« Der Schäfer
putzte sich zumTanze ») donné ici par Philine.

2. On voit toute l’ambivalence de l’attitude de Wilhelm envers une Philine qui le


choque et l’attire tout à la fois.
3. Nous apprendrons qu’il s’appelle Friedrich (Les Années de voyage de Wilhelm
Meister) et qu’il est le frère de Nathalie (l’amazone).

4. Écrit en 1782, ce texte figure au Livre II, chapitre 13, des Années d’apprentissage de
Wilhelm Meister.

5. Idem.

6. Goethe évoque ici une communauté piétiste, dite aussi des « frères moraves »
(« die Mährischen Brüder ») et connue sous le nom de Communauté de Herrnhut
(Herrnhuter Gemeine). Elle était établie en Saxe sur les terres et sous la protection du
comte Nikolaus Ludwig von Zinzendorf (1700-1760). Ce groupe d’hommes pieux se
tenait à l’écart des Églises constituées. Certains d’entre ses membres émigrèrent aux
États-Unis, fuyant les persécutions, à l’image des anabaptistes des XVIe et XVIIe siècles.
Le but de ce groupement était clairement prosélyte : il s’agissait de se convertir afin de
convertir le monde. Zinzendorf est l’auteur de nombreux écrits, parmi lesquels des
cantiques spirituels (Sammlung geistlicher und lieblicher Lieder, 1725). De toute évidence,
Goethe se souvient de ses propres expériences religieuses à Francfort et des rencontres
qu’il évoque dans Dichtung und Wahrheit, I, 1 ; II, 8 ; III, 15. Se reporter aussi aux
descriptions contenues dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Livre II,
chapitre 13, ainsi qu’au Livre VI (Les Confessions d’une belle âme) du grand roman. Sur le
piétisme et la crise traversée par Goethe à Francfort voir aussi supra, Livre II,
chapitre 1, notes 3 et 6.
CHAPITRE 14

En entrant dans la chambre, Wilhelm vit le gamin qui dansait


tout autour de la pièce comme un bacchant pris de folie. Il
bondissait en rejetant la tête en arrière, agitait les bras en tous
sens, exultait d’une joie débridée. Il savourait la victoire qu’il
venait de remporter, la vengeance qu’il s’était offerte, le plaisir
qu’il avait gâché. Wilhelm dut attendre, pour le questionner, que
le paroxysme fût passé.
La situation du jeune homme était en réalité facile à deviner et
il ne raconta rien d’inattendu lorsqu’il confia son histoire à
Wilhelm : la voici en quelques mots. Comme apprenti, il avait
dû un jour coiffer Philine en l’absence du compagnon qui
s’occupait d’elle ordinairement ; elle avait su se l’attacher, il avait
joué auprès d’elle le rôle d’une sorte de serviteur jusqu’au
moment où sa jalousie l’avait conduit à se brouiller avec elle et
où il s’était enfui. Mais sa passion ne lui avait laissé aucun répit ;
il n’avait pu s’empêcher d’essayer de la retrouver. Trois fois déjà,
il avait changé de domicile pour la suivre et quoiqu’il se fût juré à
lui-même de l’oublier, à chaque fois qu’elle était partie, il n’avait
eu de cesse et de repos de la revoir : elle devait l’avoir ensorcelé !
Mais désormais, il ne voulait plus entendre parler d’elle. Tout en
racontant cette histoire, il s’attendrit et se mit à pleurer à
chaudes larmes. À la fin, il se jeta même à terre et laissa libre
cours à sa douleur. Wilhelm crut à toute l’histoire telle qu’elle
venait de lui être racontée, bien que la suite dût démontrer que
le jeune garçon ne s’en était pas totalement tenu à la stricte
vérité ; mais il racontait si bien, avec une telle sincérité, il savait
donner tant d’éclat à ce qu’il avait réellement éprouvé, à ce qui
était réellement arrivé que toutes les lacunes de son récit s’en
trouvaient effacées et que la vraisemblance devenait certitude. Il
en fut donc de notre ami comme des innocents lecteurs de ces
ouvrages où l’art et le hasard ont si bien entremêlé vérité et
mensonge que même le plus malin se retrouve fort embarrassé
pour savoir s’il faut accepter l’un avec l’autre ou les rejeter tous
les deux ensemble. Vers le matin, notre jeune aventurier conçut
l’idée que l’écuyer ne s’en tiendrait certainement pas là et que,
d’une manière ou d’une autre, son affaire était mauvaise. Sans
faire de bruit, il fit donc son balluchon, prit congé de Wilhelm et
s’en alla au plus vite.
La matinée se passa à attendre la noble compagnie qui, certes,
ne devait s’arrêter qu’un instant à l’auberge, mais qui n’en
suscitait pas moins, comme il arrive toujours, l’intérêt et la
curiosité de tous les voyageurs. On savait du comte que c’était un
seigneur fort instruit et qui connaissait le monde. Il avait
beaucoup voyagé et on disait de lui qu’il avait un goût très sûr en
toutes choses. On tenait pour rien les quelques originalités que la
rumeur rapportait sur lui ; on n’avait de cesse, au contraire,
d’insister sur le caractère aimable de son épouse. Chacun, entre-
temps, s’était habillé du mieux possible et avait mentalement
choisi la place d’où il les verrait passer. Lorsqu’ils arrivèrent,
dans une voiture anglaise lourdement chargée d’où descendirent
d’un bond deux laquais, Philine fut selon son habitude la
première à se montrer et alla se poster à l’entrée.
— Qui es-tu ? demanda la comtesse en s’avançant.
— Une comédienne, pour vous servir, Votre Excellence,
répondit-elle.
Ce disant, la friponne s’inclina avec une mine humble et dévote
pour baiser la robe de la dame. Le comte, en entendant les gens
autour de lui faire la même réponse, s’enquit du dernier endroit
où ils avaient joué, de la composition de la troupe et du nom de
son directeur.
— Si c’étaient des Français1, dit-il à son épouse, vous pourriez
réserver au prince une agréable surprise en lui procurant chez
nous son divertissement favori.
— On peut y réfléchir, reprit la comtesse, si ces gens ne sont
pas trop maladroits, ce serait toujours mieux que rien et notre
secrétaire pourrait leur apporter son concours.
Tandis qu’ils se dirigeaient vers leur chambre, Mélina, resté en
alerte en haut de l’escalier, vint se présenter à eux en qualité de
directeur.
— Rassemblez vos gens, dit le comte, montrez-les-moi afin que
je voie à quoi ils ressemblent, et apportez-moi la liste des pièces
que vous pouvez jouer2.
Mélina s’esquiva après une profonde révérence et, quelques
instants plus tard, tout le petit peuple était réuni dans la chambre
du comte. Ils se pressaient les uns derrière les autres ; les uns se
tenaient mal parce que leur désir de plaire était trop grand, les
autres ne s’en tiraient guère mieux, parce qu’ils avaient des
façons trop négligées. Les femmes présentèrent leurs hommages
à la comtesse, qui se montra extrêmement gracieuse et
bienveillante. Le comte, pendant ce temps, passa en revue le
reste de la troupe. Il demandait à chacun quel rôle il avait
l’habitude de jouer, lui faisait réciter quelque chose ; puis il se
tournait vers Mélina et prononçait son verdict, que celui-ci
accueillait toujours avec la plus grande dévotion. Il indiquait
également à chacun ce qu’il devait particulièrement travailler, ce
qu’il pouvait améliorer dans sa personne et dans son jeu ; il leur
démontra d’une manière lumineuse en quoi les Allemands
pèchent toujours3 et fit preuve d’une si exceptionnelle
compétence en la matière que tous furent remplis de la plus
grande humilité devant un connaisseur si éclairé, un protecteur
de si haut rang, et c’est à peine s’ils osaient reprendre leur
respiration.
— Quel est cet homme, là-bas, dans le coin ? dit le comte en
regardant du côté de la porte et en désignant quelqu’un qui ne lui
avait pas encore été présenté.
Un individu au corps maigre, vêtu d’un habit déchiré et coiffé
d’une misérable perruque, et qui ne s’était pas montré jusque-là,
dut s’avancer à son tour.
Cet homme, dont on ne tenait jamais compte, jouait
d’ordinaire les pédants, les petits-maîtres et les poètes, tous les
personnages destinés à se faire rosser ou arroser4. Il avait pris
l’habitude de faire des sortes de courbettes serviles, ridicules et
effarées ; sa parole hésitante, qui s’accordait avec ses rôles, faisait
généralement rire le public, si bien qu’il n’était pas tout à fait
sans emploi. Il s’approcha du comte de sa manière habituelle,
s’inclina devant lui et répondit à ses questions avec les mêmes
mimiques que celles qu’il faisait sur scène. Le comte le considéra
durant un instant avec une bienveillante attention, comme s’il
réfléchissait, puis il s’écria, en se tournant vers la comtesse :
— Mon enfant, regarde bien cet homme. Je suis sûr que c’est là
un grand comédien, ou qu’il le deviendra.
Notre homme exécuta alors, en y mettant tout son cœur, une
révérence si ridicule et incongrue que le comte ne put
s’empêcher de partir d’un grand éclat de rire.
— Il s’en tire à merveille ! C’est parfait ! s’écria-t-il. Je parie que
cet homme peut jouer tout ce qu’il veut. Il est dommage que l’on
n’ait pas su tirer meilleur parti de lui jusqu’à présent.
L’expression d’une préférence aussi marquée fut ressentie par
tous comme un coup de tonnerre, sauf par Mélina, qui répondit
avec son air le plus respectueux :
— Hélas, oui, ce qui lui a manqué comme à la plupart d’entre
nous, ce sont les encouragements d’un connaisseur pareils à ceux
que nous avons le bonheur de recevoir aujourd’hui de votre part,
Excellence.
Le comte s’approcha de la fenêtre avec sa femme et sembla la
consulter. Elle était visiblement pleinement d’accord avec lui et
paraissait même lui demander instamment quelque chose. Il se
tourna alors vers la compagnie et déclara :
— Je ne puis pour l’instant m’arrêter ici, mais je vais vous
envoyer mon secrétaire. Si vous faites des conditions
raisonnables et si vous vous donnez un peu de mal, je ne suis pas
hostile à vous prendre quelque temps chez moi.
Ces mots furent accueillis par tous avec une grande joie, et
surtout Philine, qui baisa avec ferveur les mains de la comtesse.
— Voyons, ma petite, dit la dame en tapotant les joues de la
jeune demoiselle empressée, attends un peu, mon enfant, tu vas
venir chez moi, je tiendrai ma promesse. Il faut seulement que tu
sois un peu mieux habillée.
Philine répondit en manière d’excuse qu’elle ne pouvait guère
dépenser pour sa toilette. Aussitôt, la comtesse ordonna à sa
femme de chambre d’aller chercher un chapeau anglais et un
foulard de soie que l’on n’aurait pas de peine à trouver dans ses
bagages. On les apporta et la comtesse en para elle-même
Philine, qui continua jusqu’au bout à jouer gentiment la jeune
fille candide.
Lorsque le comte fut parti, on apporta la nouvelle à Wilhelm,
avec de grands cris de joie et d’allégresse. Il leur souhaita bonne
chance, demanda qu’on lui raconte en détail ce qui s’était passé.
Le récit qu’on lui fit ne laissa pas de l’étonner. Philine exhiba ses
cadeaux et comme il lui lançait un regard dépité, elle sortit de la
chambre en chantant. Mélina le pria de chercher avec lui
rapidement quelques titres de pièces qu’ils pourraient proposer
au comte, en faisant croire qu’ils les avaient déjà jouées5.
— Vous n’avez, je suppose, pas parlé de moi ? dit Wilhelm en
l’interrompant.
— Je ne m’y suis pas cru autorisé, dit Mélina.
— De toute façon, vous allez quand même venir avec nous,
intervint Mme Mélina d’un ton vif.
— Ce n’est pas mon intention, répliqua Wilhelm.
Devant les heureuses perspectives qui s’offraient pour les
semaines à venir, une sorte de vertige s’empara de toute la
compagnie. Chacun reprit vie, avança des propositions, évoqua
les rôles qu’il jouerait. Les plus avisés se rendirent aux cuisines et
commandèrent un dîner plus copieux que tous ceux qu’ils
prenaient d’ordinaire.

1. Les aristocrates donnaient la préférence aux troupes françaises. Ce fut là un des


aspects qui nourrirent la revendication en faveur d’un théâtre allemand par sa langue,
son répertoire et ses acteurs.
2. Chaque troupe disposait d’une réserve de pièces dans les divers genres qui
alimentaient leur répertoire et leur permettaient de répondre à la demande éventuelle
de leurs hôtes du moment.
3. Entendre : « par comparaison avec les Français ».
4. Si les principaux emplois étaient généralement exclusifs d’autres, les emplois
secondaires nécessitaient une adaptabilité plus grande de la part des comédiens.

5. Les troupes qui n’avaient pas de protecteurs cherchaient à se faire valoir de cette
façon, ce qui n’allait pas sans risques pour elles.
CHAPITRE 15

Le secrétaire arriva. C’était un petit homme sec et vif, une de


ces personnes qu’on appelait alors amis des belles-lettres et qu’en
vérité on eût dû désigner par le terme de meilleurs représentants
de l’inutilité et de la médiocrité. Ils s’imaginaient en effet que ce
n’était qu’en s’éloignant du domaine des compétences pratiques
et nécessaires que l’on pouvait se consacrer exclusivement à la
beauté et à l’art de vivre. Ce en quoi ils se trompaient gravement.
Car tous ces gens qui éprouvaient le désir de créer, eux aussi,
quelque chose, n’aimaient la beauté que pour autant que celle-ci
ne dépassât pas leur horizon habituel, et leur goût les inclinait
toujours à tenir pour excellent et remarquable ce qui n’était que
vulgaire et commun, dans la mesure où ils acquéraient ainsi le
droit d’élever leurs propres œuvres à ce niveau. Et c’est ainsi
qu’un grand nombre de jeunes gens et de vieillards se
congratulaient mutuellement, s’encensaient réciproquement.
Le secrétaire faisait peur à tous, surtout à Mélina, qui craignait
que l’œil du connaisseur découvrît très vite les faiblesses du petit
groupe et s’aperçût tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’une
troupe constituée, dans la mesure où manquaient les principaux
rôles dans presque toutes les pièces prétendument au répertoire.
Mais l’autre eut tôt fait de dissiper leur embarras : il les salua avec
le plus grand enthousiasme, s’estima heureux d’avoir rencontré
par hasard une troupe allemande, d’avoir pu entrer en relation
avec elle et introduire ainsi au château de son maître les muses
d’un théâtre national. Après ces paroles de bienvenue, il sortit un
manuscrit de sa poche et les pria d’écouter une comédie dont il
était l’auteur. Ils firent cercle autour de lui de bonne grâce,
heureux de pouvoir s’assurer à si bon compte la faveur de cet
homme qui leur était nécessaire, quoique l’épaisseur du cahier
leur fît craindre une épreuve prolongée. Il en fut d’ailleurs ainsi.
C’était une pièce en cinq actes, de celles qui n’en finissent jamais.
Il paraît que les Allemands en ont écrit un certain nombre, à
moins que ce ne soit là que l’injuste reproche de quelques esprits
superficiels et prévenus en faveur de tout ce qui vient de
l’étranger. Durant la lecture, chacun eut tout loisir pour penser à
lui-même, pour sortir tout doucement de l’humble situation
dans laquelle il était encore plongé une heure auparavant et
s’élever vers les hauteurs d’un heureux contentement de soi-
même, d’où s’offraient à lui, de manière inattendue, les plus
agréables perspectives. Ces secrets moments d’absence, de la part
du public, ne furent aucunement préjudiciables à l’auteur ravi,
car les auditeurs n’en manifestèrent que plus fréquemment leur
approbation et quand l’un d’entre eux qualifiait un passage en
particulier d’« excellent », tous les autres faisaient chorus.
Le marché fut donc vite conclu. Le secrétaire promit de régler
leur note à l’aubergiste, de leur offrir le gîte et le couvert au
château et de leur donner de quoi poursuivre leur voyage
lorsqu’ils reprendraient la route. Les dames, assura-t-il, ne
partiraient pas sans avoir reçu en présent quelques robes et
fanfreluches. En entendant ces mots, chacun, comme par magie,
s’en trouva transformé : alors que ce matin encore, ils rasaient les
murs en se faisant tout petits, demandaient modestement un
verre de bière à l’aubergiste, se montraient polis et
précautionneux avec tout le monde et gardaient même entre eux
une attitude réservée et circonspecte, ce n’était maintenant, dans
toute la maison, que cris, ordres, éclats de voix et invectives ;
chacun exigeait d’être mieux servi et plus vite que l’autre.
L’aubergiste en perdait la tête et finissait par se demander si la
clientèle qu’il hébergeait n’avait pas doublé, ou triplé.
Mme Mélina essaya d’obtenir de Wilhelm qu’il les suivît, ce à
quoi il ne put se résoudre.
— Il faudra bien un jour que je finisse par m’en aller de mon
côté, lui dit-il à mi-voix.
Mignon, qui n’était pas loin d’eux et épiait leur conversation,
l’entendit.
CHAPITRE 16

Lorsque Wilhelm reconsidéra pour lui-même tout ce qu’il


avait vu et entendu au cours de la journée, il s’écria : « Que le
jugement des hommes, même les plus sensés, est donc fragile !
Ce noble seigneur, cet homme du monde expérimenté, ce grand
connaisseur, sans doute victime de l’illusion fugace d’un
moment, applaudit l’acteur le plus misérable, le plus dépourvu de
goût de toute la troupe, et une grande dame pleine d’esprit et
d’intelligence accorde sa faveur à une créature débauchée qui
semble s’être consciencieusement donné pour tâche de mériter le
mépris de toute âme bien née. Et ils tiennent leur secrétaire pour
un fin connaisseur en matière de théâtre et même pour un bon
auteur ! Il ne faudra pas longtemps avant que leurs yeux se
dessillent, la supercherie est trop grossière. En attendant, cela
porte préjudice à beaucoup, et l’influence exercée par les gens en
vue et de haut rang, qui devrait être utile et féconde, se révèle
néfaste ! »
Ces considérations conduisirent Wilhelm à faire un retour sur
lui-même. Il oscillait entre le doute et le fatalisme. Il prévoyait
déjà qu’il lui faudrait aller avec les autres au château du comte,
mais il avait mille raisons de ne pas le faire. Quand un homme se
trouve dans une situation sans rapport aucun avec le domaine
que son esprit est capable d’embrasser, quand il se sent entravé,
enchaîné, étouffé bien qu’il ait longtemps lutté, il finit par se
laisser aller à une sombre résignation et par suivre avec
indifférence le morne chemin de sa destinée. Si un éclair
l’illumine parfois depuis la sphère céleste, il dresse joyeusement
la tête, son âme s’élève, il se retrouve lui-même ; mais, accablé
par le poids de sa condition, il renonce bientôt en geignant au
bonheur entrevu, il s’abandonne presque sans résistance à la
puissance qui entraîne les forts autant que les faibles. Et l’on dira
néanmoins qu’un tel homme est heureux si l’on compare son
sort à celui de notre ami.
Depuis la surprenante aventure qui l’avait conduit à monter
sur scène, il n’avait pas encore eu le temps de réfléchir sur lui-
même. Ce pas qu’il avait franchi continuait de faire sentir ses
mystérieux effets dans son cœur, sans qu’il en eût conscience. Il
se rappelait comme dans un rêve cette soirée si belle où il s’était
abandonné avec ivresse à sa passion la plus chère, la plus
profonde ; il était encore bercé par le doux souvenir du succès et
nourrissait au fond de son cœur le désir violent de renouveler ce
plaisir. Le tendre attachement de l’enfant, de cette créature
mystérieuse, donnait en quelque sorte à tout son être plus de
consistance, plus de force et de poids, ce qui arrive
inévitablement lorsque deux belles âmes s’unissent ou même
simplement se rapprochent. L’inclination fugace éprouvée pour
Philine éveillait une agréable excitation dans tous ses sens ; avec
sa harpe et ses chants, le vieillard élevait son âme jusqu’aux plus
nobles sentiments et il jouissait par instants d’une félicité plus
vraie et plus profonde, comme il ne se souvenait pas en avoir
connu de toute sa vie. Mais l’autre plateau de la balance était
chargé de tout le poids de la réalité terre à terre : la compagnie
dans laquelle il se trouvait, composée d’individus que l’on
pouvait presque qualifier de malhonnêtes ; l’absence de qualités
théâtrales de ces derniers et leurs illusions quant à celles-ci ; les
insupportables prétentions de Philine, la politique à courte vue
de Mélina, les exigences de sa femme, la nécessité d’abandonner
tôt ou tard la chère enfant à sa destinée, le manque d’argent et
l’absence de tout moyen honorable d’y remédier. C’est ainsi que
le plateau de la balance penchait tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre ; ou, plus exactement, l’étoffe était tissée de fils aux
couleurs si incompatibles entre elles que, tel un taffetas aux
médiocres reflets, elle offrait au regard, dans un même pli, des
nuances à la fois agréables et exécrables ; et si l’on nous permet
d’accumuler les comparaisons, c’était comme un lamé composé
d’un fil de soie et de chanvre grossier, si enchevêtrés, emmêlés
l’un à l’autre qu’il était impossible de les séparer et que notre
héros n’avait d’autre choix que de se soumettre à ces liens ou de
les trancher d’un coup. C’est en de telles circonstances qu’un
homme, fût-il d’une nature bonne et énergique, peut se traîner
durant des années sans oser bouger un bras ou une jambe,
acceptant une situation de plus en plus pénible, à moins qu’une
nécessité pressante ne le force à choisir et à agir. Mais, même
dans ce cas, il ne sera pas pour autant sauvé. Après toute une
série de déboires, toute une succession de compromis avec soi-
même et avec les autres, il est rare que l’on soit apte à faire place
nette ou que le destin le permette. On accepte aussi difficilement
la faillite que la mort. On essaie, par des emprunts, des
promesses et des reconnaissances de dettes, de trouver des
accommodements, des arrangements pour repousser l’échéance
aussi longtemps que possible. L’on s’acharne à chercher
comment retrouver un état de liberté pleine et entière, et
l’instant présent nous force toujours à agir d’une manière trop
timide, et peut-être même équivoque, à choisir entre deux maux
et, dans la meilleure hypothèse, à nous jeter dans le ruisseau
pour échapper à la pluie. Voilà ce qui très souvent s’empare des
esprits les plus solides et finit par plonger les êtres violents et
passionnés dans une sorte de frénésie qui, à la longue, devient
inévitablement incurable.
Combien cruellement Wilhelm ressentait-il les difficultés de sa
situation, combien vainement s’efforçait-il d’y échapper ! Un
abîme le séparait de son ancienne condition bourgeoise, il était
intégré à une autre classe sociale dont il faisait désormais
pleinement partie alors qu’il s’imaginait n’être encore qu’une
sorte de visiteur resté dans l’antichambre. Son esprit était las de
peser le pour et le contre. Il marchait de long en large, la tête
vide. Son cœur cherchait en vain à se libérer du poids qui
l’oppressait et un sentiment de mélancolie inquiète s’empara de
son esprit tourmenté. Il tomba sur un siège, bouleversé. Mignon
entra et lui demanda si elle devait refaire ses boucles. Depuis
quelque temps, l’enfant était devenue de plus en plus silencieuse ;
sans s’en rendre compte, Wilhelm l’avait négligée et elle en avait
profondément souffert.
Il n’y a rien de plus émouvant qu’un amour qui s’est nourri de
silence, qu’un attachement qui s’est fortifié en secret quand vient
enfin l’heure où ils se découvrent à celui qui jusqu’alors en avait
été indigne. Le bourgeon resté si longtemps, si étroitement
fermé allait s’épanouir et le cœur de Wilhelm n’avait jamais été
aussi près de s’ouvrir. Elle se tenait debout devant lui et voyait
son trouble.
— Maître, s’écria-t-elle, si tu es malheureux, que deviendra
Mignon ?
— Chère créature, répondit-il en lui prenant les mains, tu fais
aussi partie de mes souffrances…
Elle le regarda fixement, vit briller dans ses yeux des larmes
contenues et s’agenouilla brusquement devant lui. Il avait gardé
ses mains dans les siennes, elle posa sa tête sur ses genoux et ne
bougea plus, tandis qu’il jouait avec ses cheveux. Elle demeura un
long moment immobile. Enfin, il perçut une sorte de
frémissement, très faible au début, mais qui bientôt s’amplifia et
parcourut tous ses membres.
— Qu’as-tu donc, Mignon ? lui demanda-t-il, qu’est-ce que tu
as ?
Elle releva sa petite tête, le regarda et soudain porta la main à
son cœur, d’un geste qui semblait trahir de vives douleurs. Il la
souleva, elle s’affaissa sur ses genoux ; il la serra contre lui et
l’embrassa. Aucune pression de la main, aucun mouvement ne
lui répondit. Elle avait toujours la main sur son cœur et, tout à
coup, elle poussa un cri, accompagné de mouvements convulsifs
de tout son corps. Elle se redressa brusquement et s’effondra
aussitôt devant lui, comme si toutes ses articulations se fussent
brisées. C’était une scène affreusement pénible.
— Mon enfant ! s’exclama Wilhelm en la relevant et en la
tenant solidement dans ses bras, que t’arrive-t-il ?
Les convulsions qui parcouraient tout le corps de l’enfant,
depuis le cœur jusqu’à ses membres tremblants, ne s’arrêtaient
pas. Elle gisait inerte dans ses bras. Il la pressait contre lui et la
baignait de ses larmes. Subitement, elle parut se raidir de plus en
plus fort, comme un corps arrivé au paroxysme de la souffrance,
et bientôt, animés d’une vigueur nouvelle, tous ses membres
reprirent vie et avec la soudaineté d’un ressort qui se détend, elle
se jeta à son cou, tandis que, tout au fond d’elle-même, s’ouvrait
comme une profonde déchirure. À cet instant, un flot de larmes
coulait de ses paupières closes sur la poitrine de Wilhelm. Il la
soutenait toujours. Elle continuait de pleurer et aucune langue
au monde ne saurait exprimer la violence de ces larmes. Les
longs cheveux s’étaient défaits et flottaient sur les épaules de
l’enfant éplorée, son être tout entier semblait se dissoudre sans
trêve dans ce torrent de larmes. Ses membres raidis se
détendirent peu à peu, son cœur s’épancha et, dans le trouble du
moment, Wilhelm craignit qu’elle ne fondît entre ses bras et
qu’il ne restât plus rien de la pauvre créature. Il la tenait toujours
plus étroitement.
— Mon enfant ! s’écria-t-il, mon enfant, tu es à moi, bien à
moi ! Je te le promets, si c’est cela qui peut te consoler ! Je vais te
garder avec moi, je ne t’abandonnerai jamais !
Ses larmes coulaient toujours. Enfin, elle se redressa. Son
visage s’éclaira d’une expression de douceur et de sérénité.
— Mon père, s’écria-t-elle, tu ne vas pas m’abandonner ? Tu
veux bien être mon père ?… Je suis ton enfant !
Doucement, des accords de harpe se firent entendre à la porte ;
le vieillard apportait en offrande ses plus beaux chants vespéraux
à l’ami qui serrait toujours plus étroitement l’enfant contre lui et
goûtait le bonheur le plus pur et le plus ineffable.
LIVRE V
CHAPITRE 1

J’inaugure ce livre d’une humeur plus joyeuse et d’un cœur plus


léger qu’en commençant le précédent, où je ne voyais venir au-
devant de mon héros que déboires, difficultés et soucis ! Quel
bonheur pour moi et mes lecteurs de le sentir enfin proche d’une
carrière où l’attendent joie et reconnaissance.
On pouvait déjà deviner, à la fin du livre précédent, qu’il se
laisserait convaincre de se rendre au château du comte avec tout
le reste de la troupe, qu’il approcherait le grand monde, les gens
riches et distingués. Quelle chance pour lui que d’avoir l’occasion
de parfaire son éducation au sein d’une atmosphère nouvelle !
L’adversité, l’anxiété, le manque de perspicacité et la détresse qui
ont jusqu’ici presque entièrement régi sa destinée doivent cesser
de peser sur son front et sur son cœur, pour qu’un bon génie
vienne l’arracher à sa misérable situation, pour que son horizon
s’élargisse et qu’il apprenne à connaître les objets auxquels
aspirent toutes les âmes nobles, auxquels elles s’attachent et
qu’elles doivent s’approprier pour répondre à leur vocation et se
sentir heureuses. Il ne manquera pas, au sein des classes
supérieures, de gens capables de lui indiquer la bonne voie, de lui
faire comprendre que la nature de l’homme n’est jamais aussi
gravement dévoyée que lorsqu’il cède à une passion de hasard
pour des objets vulgaires, lorsqu’il s’abandonne à un attachement
obscur pour une compagnie dont les membres sont d’une autre
espèce que la sienne ; il devient ainsi l’esclave de circonstances où
la fidélité, qui est la plus belle des vertus et le propre de l’homme,
ne l’enchaîne que pour le torturer et le conduire à sa perte.
Trois fois heureux les hommes que leur naissance élève
d’emblée au-dessus des degrés inférieurs de l’humanité, qui n’ont
pas à passer par ces situations dans lesquelles se débattent, leur
vie durant, tant d’êtres excellents, qui n’ont pas même à les
traverser en hôte de passage ! Depuis la position élevée qu’ils
occupent, ils ont nécessairement une juste et large perception
des choses et chaque pas leur est léger. Ils sont, dès leur
naissance, comme placés sur un navire où ils pourront, durant la
traversée que nous devons tous accomplir, profiter des vents
favorables et laisser passer les vents contraires, tandis que tant
d’autres s’épuisent à nager pour se sauver eux-mêmes et, ne
profitant guère des courants propices, sombrent bientôt, à bout
de forces, dans la tempête. Ah ! la douceur de vivre, les facilités
que donnent les ressources d’un patrimoine ! Combien il est sûr
de prospérer, le commerce fondé sur un bon capital, en sorte
qu’on ne risque pas de voir toute tentative malheureuse vous
réduire implacablement à l’inaction ! Qui saura mieux apprécier
la valeur et la vanité des choses terrestres que celui qui fut, dès sa
jeunesse, à même de les goûter ? Et qui saura plus tôt que les
autres se concentrer sur le nécessaire, l’utile et le vrai, sinon celui
qui pourra se convaincre de ses erreurs à un âge où il lui reste
encore assez de force pour recommencer une nouvelle
existence ? Vive les grands de ce monde ! Vive tous ceux qui
peuvent s’approcher d’eux, puiser à cette source et partager ces
avantages ! Et vive encore une fois le bon génie de notre ami qui
s’apprête à lui faire gravir ces marches de la félicité !
CHAPITRE 2

Le secrétaire du comte venait souvent à l’auberge pour régler


les derniers détails avec la troupe. Mélina lui présenta un
volumineux inventaire des pièces qu’ils avaient prétendument
jouées. Mais il devait malheureusement ajouter, à propos de telle
ou telle, qu’un acteur indispensable avait disparu ou, à propos de
telle autre, que les costumes n’étaient plus tout à fait en état ; un
dernier titre devait être enlevé de la liste pour un motif
quelconque. Il se lamentait aussi du fait que certains acteurs,
engagés depuis longtemps et auxquels on avait envoyé l’argent
du voyage, n’étaient toujours pas arrivés, sans doute arrêtés en
chemin par les désordres de la guerre. Le secrétaire, qui était
d’une très grande crédulité, ne se laissait décourager par rien,
mais espérait, au contraire, opérer des prodiges avec sa petite
armée. On sélectionna quelques pièces et lui-même fournit
plusieurs scènes de sa composition. Les deux parties se réglaient
parfaitement l’une sur l’autre et l’on était chaque jour plus
satisfait. Avec quel contentement se regroupaient-ils souvent en
petit cercle pour écouter le secrétaire qui venait leur parler, avec
force détails, du sens de l’hospitalité de son maître, de l’ordre qui
régnait dans sa maison, de sa sollicitude envers le plus modeste
de ses hôtes, leur donnant ainsi un avant-goût des jours heureux
qui les attendaient. Chacun était en outre très content de lui-
même et du directeur, car il se voyait attribuer des rôles auxquels
il eût pu difficilement prétendre en temps ordinaire. À Philine
furent dévolus les rôles d’amoureuses les plus tendres et les plus
sensibles, les principaux personnages d’ingénues, bien qu’elle eût
des difficultés à mémoriser son texte et ne jouât habituellement
que les soubrettes jacassantes. Mme Mélina, qui se trouvait dans
une situation des plus intéressantes, fut contrainte d’assumer les
rôles plus graves de mère ; et son mari, qui était né pour faire
n’importe quel métier plutôt que celui d’acteur, daigna endosser
les costumes de père, d’oncle et de tout ce qui y ressemblait. Un
jeune homme bien fait, que l’on avait traité en enfant quand la
troupe était au complet, qui grandissait rapidement et que la
fréquentation et l’exemple de Wilhelm avaient peu à peu formé,
entreprit de jouer les jeunes premiers. Quelques jeunes filles et
jeunes femmes au visage quelconque et à la silhouette
disgracieuse se partagèrent les personnages secondaires en
compagnie de leurs maris et amis totalement insignifiants. Seule
Mignon, à qui l’on voulut confier les rôles de femme de
chambre, refusa tout net et déclara qu’elle ne jouerait pas.
On se mit donc à copier, à étudier consciencieusement ; on
vécut d’espoir, on mangea et on but aux frais du comte, jouissant
par avance des agréments que l’on avait encore à mériter.
Wilhelm avait déjà fait entre-temps plus ample connaissance
avec le secrétaire. Ce dernier était ravi par les connaissances si
variées de notre ami. Il lui demandait avec insistance de venir au
château avec la troupe.
— Nos maîtres, disait-il, aiment beaucoup la littérature, la
littérature allemande en particulier, à laquelle ils rendent
pleinement justice. Ils vous feront certainement le meilleur
accueil.
Il vint un jour avec une invitation pressante de la part de Leurs
Seigneuries elles-mêmes. Il n’avait pas assez de mots pour
peindre l’honneur et le bonheur dont il jouirait. Notre ami
pouvait difficilement résister à cette tentation, bien qu’il n’aimât
pas le ton confidentiel et désinvolte avec lequel le jeune homme
parlait de Leurs Seigneuries, ni sa façon de les traiter, dans ses
propos, non pas comme s’il eût été leur égal, mais comme si eux-
mêmes eussent été ses égaux. Toutefois, dans la mesure où il
s’était promis de ne pas rester plus longtemps en relation avec la
troupe, notre Wilhelm demanda la permission de voyager pour
son propre compte et de descendre à l’auberge de la localité
voisine, ce qui lui fut aisément accordé.
Mais il n’en était que plus contrarié de constater journellement
le manque de sérieux et de préparation avec lequel les comédiens
s’apprêtaient à affronter un public si distingué. C’est à peine s’ils
consentaient à lire correctement leurs rôles ; quant à répéter
convenablement, à se donner quelque peine, autant n’en pas
parler. Ils étaient désormais persuadés que tout finirait par
s’arranger. Wilhelm ne manquait pas de faire appel à leur
conscience, de leur faire peur par la menace d’un prompt renvoi.
Ils finirent par se donner un peu plus de mal, mais ils étaient
davantage mus par le doux espoir d’un possible succès que par le
désir de mériter celui-ci.
Quant à Wilhelm, il s’efforçait de leur montrer le bon exemple.
Il relut leurs pièces, améliora le style des traductions, abrégea
certaines scènes, adapta les rôles au talent des différents acteurs,
rédigea des traductions inédites de quelques petites pièces
françaises ; tout cela l’occupait généralement depuis l’aube jusque
tard dans la nuit. Tout son zèle n’échappa pas au secrétaire du
comte, aux yeux de qui l’habileté que démontrait Wilhelm pour
venir à bout de tout ce qu’il entreprenait était une découverte. Il
était plein d’admiration pour la vivacité de jugement, la justesse
d’intuition qui permettaient à notre jeune auteur de faire le
partage entre le cœur de l’action et les éléments narratifs et
didactiques, de donner une forme nouvelle, par une légère
modification, à des scènes ou des pièces tout entières, de faire
preuve d’un humour de bon aloi, respectueux des convenances et
de la bienséance. Tout cela décida le secrétaire, qui avait
pourtant une haute idée de lui-même, à tenir Wilhelm pour tout
à fait digne de son amitié. Il se montra chaque jour plus
empressé auprès de lui, lui confia ses projets, lui révéla ses goûts,
devant quoi notre ami ne pouvait la plupart du temps
s’empêcher de constater, avec une désagréable sensation de gêne,
que le brave homme employait de grands mots, mais que ses
idées restaient bien insignifiantes.
Vint enfin le jour où il fallut se préparer au voyage et attendre
les voitures et chariots qui devaient emmener toute notre troupe
au château du comte. Il y avait déjà eu à l’avance de grandes
discussions pour savoir qui voyagerait ensemble, quelles places
on occuperait. On avait fini, à grand-peine, par se mettre
d’accord sur une répartition, mais hélas ! cela ne servit à rien. À
l’heure dite, les voitures arrivèrent, moins nombreuses qu’on ne
les attendait et il fallut s’organiser autrement. Le secrétaire, qui
les suivait de près, expliqua que cela tenait au fait que le château
était sens dessus dessous, non seulement parce que le prince
annonçait sa venue plus tôt qu’on ne l’avait prévu, mais encore
parce qu’il était arrivé des hôtes que l’on n’attendait pas. L’on se
trouvait donc fort à l’étroit, si bien que la troupe ne serait pas
aussi bien logée qu’on le lui avait promis, ce dont il était
profondément désolé.
On se répartit tant bien que mal dans les voitures, et comme le
temps était passable et le château à quelques heures seulement de
la ville, les plus alertes préférèrent effectuer la route à pied plutôt
que d’attendre que les voitures viennent les rechercher. La
caravane s’ébranla au milieu de cris de joie ; pour la première
fois, on n’avait pas à se tracasser pour savoir comment régler
l’aubergiste. Le château du comte leur apparaissait dans leur
imagination comme un palais de conte de fées ; ils étaient tous
les plus heureux, les plus joyeux du monde et, chemin faisant,
chacun associait à ce jour, selon sa fantaisie, tout un cortège de
plaisirs, d’honneurs et d’agréments.
Une forte pluie, tombée à l’improviste, ne put les arracher à ces
douces impressions ; comme elle persistait et devenait plus
violente, il en résulta un grand inconfort pour beaucoup d’entre
eux. La nuit tombait ; rien ne pouvait donc davantage les réjouir
que d’apercevoir, illuminé à tous les étages, le palais du comte,
brillant en face d’eux au sommet d’une colline. Ils pouvaient en
compter les fenêtres. En s’approchant, ils purent voir que toutes
les fenêtres des autres corps de logis étaient également éclairées.
Chacun se demandait à part soi quelle chambre lui serait
attribuée et la plupart se contentaient modestement d’une pièce
sous les combles ou dans les ailes des bâtiments.
Quand ils traversèrent le village et passèrent devant l’auberge,
Wilhelm fit arrêter la voiture pour y descendre. Mais
l’aubergiste lui assura qu’il n’avait pas le moindre petit coin à lui
donner. Monsieur le comte, ayant dû recevoir un grand nombre
de visiteurs inattendus, avait retenu toute l’auberge ; déjà la
veille, il avait envoyé un domestique pour numéroter toutes les
chambres, en faire le relevé et inscrire le nom des personnes qui
devaient les occuper. Notre ami se vit ainsi obligé, bien malgré
lui, de se rendre au château avec le reste de la troupe.
Dans l’une des ailes, le spectacle de cuisiniers affairés autour de
fourneaux fut la première chose qui les réconforta et les ravit.
Des valets portant des flambeaux accoururent du haut du grand
escalier et le cœur de nos voyageurs déborda de joie à cette vue.
Mais quelle ne fut pas leur stupeur lorsque cet accueil se changea
en d’effroyables imprécations. Les valets se mirent à insulter les
cochers qui avaient eu l’audace de pénétrer ici ; ils devaient faire
demi-tour, ressortir et rejoindre à l’arrière le bâtiment de
l’ancien château, il n’y avait pas de place ici pour de tels hôtes. À
cet accueil aussi inamical qu’inattendu, ils ajoutèrent toutes
sortes de quolibets, riant entre eux de cette méprise qui
renvoyait nos gens sous la pluie. Il continuait de pleuvoir à
torrents, pas une étoile ne brillait dans le ciel et par un chemin
raboteux entre deux murailles, la troupe se dirigea vers l’ancien
château situé sur l’arrière et resté inhabité depuis que le père du
comte en avait fait construire un nouveau. Les voitures
s’arrêtèrent, les unes•dans la cour, les autres sous un grand
porche voûté, et les cochers, qui étaient tous de simples rouliers
du village, dételèrent et repartirent avec leurs chevaux.
Comme personne ne se montrait pour les recevoir, ils
descendirent de voiture ; on appela, on cria : peine perdue. Tout
restait sombre et silencieux. Le vent s’engouffrait par la haute
porte, les vieilles tourelles et les cours, dont on distinguait à
peine la silhouette dans l’obscurité, avaient un aspect lugubre. Ils
étaient transis de froid et frissonnaient, les femmes tremblaient
de peur, les enfants commençaient à pleurer, l’impatience
croissait de minute en minute ; un si brusque revirement de
fortune, auquel personne n’était préparé, les laissait tous
complètement désemparés.
CHAPITRE 3

Comme ils s’attendaient à tout moment à voir surgir quelqu’un


qui vînt leur ouvrir et que, trempés par les rafales de vent et de
pluie, ils croyaient à chaque instant entendre les pas de
l’intendant dont ils espéraient tant la venue, ils restèrent un long
moment sans la moindre réaction, complètement découragés.
Personne n’eut l’idée d’aller au nouveau château pour apitoyer
les bonnes âmes et leur demander du secours. Ils ne pouvaient
comprendre ce qu’était devenu leur ami, le secrétaire. Leur
situation était des plus cruelles. Des gens arrivèrent enfin, pour
de bon. Mais on reconnut à leur voix les membres de la troupe
qui avaient préféré faire le chemin à pied et qui étaient restés en
arrière des voitures. Ils racontèrent que le secrétaire était tombé
de cheval, se blessant grièvement au pied et qu’eux-mêmes
s’étaient présentés au château et qu’on les avait très brutalement
renvoyés ici.
Toute la troupe était plongée dans la plus grande perplexité.
On délibéra sur ce qu’il convenait de faire, et on ne savait quel
parti prendre. On vit enfin venir au loin une lanterne, et on
respira. Mais l’espoir d’une prompte délivrance s’évanouit une
fois encore lorsque l’apparition se fut rapprochée et qu’on
parvint à la distinguer. C’était l’écuyer du comte, précédé d’un
valet d’écurie porteur d’une lanterne, et qui s’enquit avec
empressement de Mlle Philine. À peine s’était-elle avancée
devant les autres qu’il lui offrit, avec insistance, de la conduire au
nouveau château où une petite chambre lui avait été réservée
auprès de la camériste de la comtesse. Elle n’hésita pas
longtemps, accepta l’offre avec reconnaissance ; elle prit le bras
de l’écuyer et, après avoir recommandé ses malles à ses
camarades, se disposait à partir bien vite avec lui ; mais on leur
barra le passage, on pria, on supplia, on conjura l’écuyer qui, ne
voyant pas d’autre moyen d’emmener sa belle, promit tout ce
qu’on voulut et les assura que le château leur serait ouvert sous
peu et qu’ils y seraient logés au mieux. La lueur de la lanterne
disparut bientôt dans l’obscurité et ils restèrent là longtemps
encore, à guetter une autre lumière qui, après une attente
interminable ponctuée de force jurons et imprécations, finit par
apparaître et leur apporta un peu de consolation et d’espoir.
Un vieux domestique vint ouvrir la porte et ils s’y
engouffrèrent. Chacun, dès lors, put s’occuper de ses bagages, les
décharger et les mettre à l’abri. Tous leurs effets étaient presque
aussi trempés que leur personne. Avec l’unique lumière dont on
disposait, on mettait beaucoup de temps à faire les choses ; on se
heurtait, on trébuchait, on tombait. On réclama d’autres
chandelles, on réclama du feu. Le domestique, qui ne parlait que
par monosyllabes, se décida non sans peine à leur laisser sa
lanterne, puis s’en alla et ne revint plus.
On commença alors à explorer les lieux ; les portes de toutes
les chambres étaient ouvertes ; de grands poêles, des tapisseries,
des parquets en marqueterie témoignaient encore du faste
d’antan ; mais il ne restait aucun meuble, ni chaise, ni table, ni
miroir, mis à part quelques gigantesques bois de lit vides,
dépouillés de tout ornement ou objet nécessaire au repos. Il
fallut prendre les malles et les bagages mouillés pour servir de
sièges ; quelques-uns des voyageurs, trop fatigués, se couchèrent
comme ils purent à même le sol ; Wilhelm s’était installé sur les
marches d’un escalier. Mignon reposait sur ses genoux. L’enfant
était inquiète et quand il lui demanda ce qu’elle avait, elle
répondit : « J’ai faim ! ». Il n’avait rien à lui donner à manger, ses
autres compagnons avaient également épuisé leurs provisions et
il dut laisser la pauvre créature sans pouvoir la réconforter.
Pendant tous ces événements, il était resté sans réagir, replié sur
lui-même ; il était mécontent, fâché contre lui-même de n’avoir
pas persévéré dans sa première intention et de n’être pas
descendu à l’auberge, eût-il dû établir ses quartiers sous les
combles. Tous les autres s’agitaient, chacun à sa manière.
Quelques-uns avaient rassemblé un tas de vieux morceaux de
bois dans une énorme cheminée de la salle et l’allumèrent en
poussant des cris de joie à l’idée qu’ils pourraient tout au moins
se sécher. Malheureusement, cette cheminée n’était plus là que
pour la décoration et avait été murée dans sa partie supérieure,
de sorte que la fumée, bien vite refoulée, emplit tout à coup
toutes les pièces ; le bois sec s’enflamma en crépitant, mais les
flammes aussi furent rabattues vers la salle ; les courants d’air qui
passaient par les vitres brisées les chassaient en tous sens ; on
pouvait craindre de mettre le feu au château, il fallut éparpiller
les tisons, les piétiner, les étouffer ; la fumée n’en fut que plus
épaisse ; la situation n’était plus tenable, on touchait au
désespoir.
Fuyant la fumée, Wilhelm s’était réfugié dans une pièce
éloignée où Mignon ne tarda pas à le rejoindre, conduisant un
domestique aux vêtements soignés, qui portait à la main une
haute et brillante lanterne à deux chandelles. Celui-ci s’approcha
de Wilhelm et tout en lui présentant des confiseries et des fruits
sur un beau plat de porcelaine, lui dit :
— Voilà ce que vous envoie la jeune demoiselle de là-bas, en
vous priant de venir la retrouver. Elle vous fait dire, ajouta-t-il,
que tout va très bien pour elle et qu’elle désire partager son sort
avec son ami.
Wilhelm ne s’attendait à rien moins qu’à cette invitation, car
depuis un certain temps, il avait marqué un dédain appuyé
envers Philine, et c’est à peine s’il s’était occupé de ses rôles. Il
était fermement résolu à n’avoir plus aucun rapport avec elle et il
s’apprêtait à renvoyer son aimable présent ; mais un regard
suppliant de Mignon le décida à l’accepter et à remercier au nom
de l’enfant. Quant à l’invitation, il la déclina catégoriquement. Il
pria le domestique de prendre quelque soin des nouveaux
arrivants et demanda des nouvelles du secrétaire. On lui
répondit que celui-ci était au lit et qu’il aurait, croyait-on, chargé
un autre domestique de s’occuper des comédiens si mal logés.
Le valet se retira, laissant à Wilhelm une de ses bougies qu’il
lui fallut, faute de chandelier, fixer sur l’appui de fenêtre. Au
moins pouvait-il désormais, au milieu de ses réflexions, voir les
quatre murs de la chambre. Car l’attente fut encore longue avant
que l’on commençât à prendre les dispositions nécessaires au
repos de nos voyageurs. Peu à peu, on apporta des chandelles,
néanmoins sans mouchettes, puis quelques chaises ; une heure
plus tard, des couvertures, puis des coussins, le tout
copieusement trempé ; et minuit avait sonné depuis un moment
quand vinrent enfin des paillasses et des matelas que l’on eût été
si heureux de recevoir en premier.
Dans l’intervalle, on leur avait aussi apporté quelque
nourriture et un peu de boisson ; ils ne firent pas les difficiles,
quoique tout cela ressemblât fort à quelques vagues reliefs et ne
témoignât pas d’une considération particulière pour les hôtes
auxquels on les destinait.
CHAPITRE 4

Les mauvaises manières, les excentricités intempestives de


quelques-uns accrurent encore les maux et l’inconfort de cette
nuit : ils se harcelaient, se réveillaient l’un l’autre, se livraient à
toutes sortes de facéties. Le jour se leva dans un concert de
récriminations contre leur ami, le secrétaire, qui les avait si
durement trompés en leur donnant une tout autre image de
l’ordre et des agréments qu’ils devaient trouver en arrivant.
Mais, à peine s’étaient-ils regroupés qu’ils eurent la surprise et la
consolation de voir arriver le comte en personne, accompagné
de quelques domestiques, qui s’enquit de leur installation. Il se
montra fort mécontent en apprenant toutes leurs mésaventures ;
le secrétaire, qui arriva en boitant et soutenu par ses gens, accusa
l’intendant de n’avoir pas respecté les ordres donnés et se promit
de lui faire passer un mauvais quart d’heure.
Le comte ordonna que, sur-le-champ et en sa présence, on
préparât et disposât tout ce qui était nécessaire à la plus grande
commodité de ses hôtes. Là-dessus survinrent quelques officiers
étrangers•qui poussèrent immédiatement une reconnaissance du
côté des actrices ; pendant ce temps, le comte se fit présenter la
troupe tout entière, s’adressant à chacun en l’appelant par son
nom, mêlant quelques bons mots à la conversation, si bien que
tous furent enchantés par ce seigneur aussi aimable. Wilhelm
dut enfin se présenter à son tour, accompagné de Mignon qui
s’accrochait à lui. Il s’excusa du mieux qu’il put de la liberté qu’il
avait prise, cependant que le comte l’accueillait comme s’il
trouvait la chose toute naturelle. Un individu qui se tenait aux
côtes du comte et qui avait l’air d’un officier, bien qu’il ne portât
pas d’uniforme, s’entretint plus particulièrement avec notre ami.
Il se distinguait de tous les autres. Ses grands yeux bleu clair
brillaient sous un front haut, ses cheveux châtains retombaient
négligemment ; sa taille moyenne dénotait un être énergique,
ferme et résolu. Il avait une façon très directe de poser des
questions et semblait parfaitement informé de tous les sujets
qu’il abordait.
Wilhelm s’enquit plus tard de cet homme auprès du secrétaire,
qui ne sut lui en dire grand bien. Il portait le titre de major, mais
était en réalité le favori du prince, chargé de ses affaires les plus
secrètes ; on le considérait comme son bras droit et on avait
même lieu de croire que c’était son fils naturel. Il avait suivi des
ambassades en France, en Angleterre et en Italie, avait été très
remarqué partout et était devenu, de ce fait, d’une insupportable
présomption ; il prétendait connaître à fond la littérature
allemande et se permettait toutes sortes de plaisanteries faciles à
son sujet. Le secrétaire, pour ce qui le concerne, évitait toute
conversation avec lui et Wilhelm ferait bien de suivre son
exemple. On l’appelait Jarno1, mais personne ne savait au juste
ce que cachait ce nom.
Wilhelm ne savait que répondre, car il éprouvait une certaine
sympathie pour cet étranger, bien qu’il lui trouvât quelque chose
de froid et de rébarbatif.
Les comédiens furent répartis dans les différentes pièces du
château et Mélina leur enjoignit très sévèrement de se
comporter désormais de manière convenable. Chacun devrait
occuper tout son temps à étudier sérieusement ses rôles et les
femmes logeraient à part. Il afficha sur toutes les portes des
règlements et des prescriptions qui comportaient plusieurs
articles et indiquaient même le montant des amendes que chacun
aurait à verser dans une caisse commune en cas d’infraction2.
Ces dispositions furent très peu respectées. Des essaims de
jeunes officiers arrivèrent l’un après l’autre, se livrant avec les
actrices à des plaisanteries qui n’étaient pas des plus raffinées,
tournant en dérision les acteurs, en sorte que le petit règlement
de police fut réduit à néant avant même qu’il ait eu le temps de
prendre racine. On se pourchassait d’une pièce à l’autre, on se
déguisait, on jouait à cache-cache, des couples essayaient de se
glisser dans des coins d’ombre. Mélina qui, au début, avait voulu
montrer quelque sévérité, fut poussé à bout par toutes sortes
d’espiègleries et lorsque le comte le fit appeler pour étudier
l’emplacement où serait dressé le théâtre, tout alla de mal en pis.
Les jeunes messieurs inventèrent les plus sottes plaisanteries et
n’en devinrent que plus grossiers sous les encouragements de
quelques acteurs ; l’on eût dit que tout le vieux château était
occupé par une bande de forcenés3 ; le désordre ne cessa que
lorsque le dîner fut annoncé.
Le comte avait conduit Mélina dans une vaste salle qui faisait
partie de l’ancien château, mais qui communiquait avec le
nouveau et où l’on pouvait fort bien établir un petit théâtre. Il
expliqua lui-même comment il voulait que tout fût disposé.
Mélina lui donna raison sur tout, d’abord par respect, ensuite
parce qu’il n’entendait rien à la chose. Après quoi il alla
néanmoins trouver Wilhelm pour lui demander conseil et le
prier de lui venir en aide en cette affaire.
On se mit alors à l’œuvre en toute hâte. Les tréteaux furent
bientôt montés ; pour les décors, on se servit de tout ce que l’on
pouvait encore trouver d’à peu près passable dans les bagages de
la troupe ; le reste fut complété avec l’aide de quelques
domestiques habiles choisis parmi les gens du comte. Wilhelm
lui-même prêta son concours pour régler les perspectives, tracer
les plans, très soucieux de faire en sorte que tout se déroulât au
mieux, comme s’il en faisait une affaire personnelle.
Le comte, qui assistait fréquemment aux travaux, se déclara
fort satisfait. Il leur indiqua comment ils devaient s’y prendre
pour exécuter ce qu’ils avaient à faire et manifestait, dans tous les
arts, des connaissances peu communes.
Puis on commença à songer sérieusement aux répétitions,
pour lesquelles on aurait eu toute la place et le temps nécessaires
si l’on n’avait été constamment dérangé par les nombreux invités
du comte ; car il arrivait quotidiennement de nouveaux hôtes et
chacun voulait voir de ses yeux la troupe de comédiens.
Depuis quelques jours, le secrétaire faisait espérer à Wilhelm
un entretien particulier avec la comtesse, à qui il avait été
présenté par erreur avec le reste de la troupe.
— J’ai, lui dit-il, tant parlé de vous à cette excellente dame, de
vos pièces si pleines d’esprit et de sensibilité qu’elle est très
impatiente de vous parler et de vous entendre lire quelques
passages de vos œuvres. Tenez-vous prêt à vous rendre chez elle
au premier signe. Dès qu’elle aura une matinée tranquille, elle
vous fera certainement appeler.
Là-dessus, il lui indiqua quelques-unes des pièces qu’il devrait
lire en premier pour donner toute la mesure de son talent. La
comtesse regrettait vivement qu’il fût arrivé dans une période si
agitée et qu’il se trouvât si mal logé dans l’ancien château, avec le
reste de la troupe.
Wilhelm mit le plus grand soin à revoir la pièce grâce à
laquelle il devait faire son entrée dans le grand monde. « Jusqu’à
présent, se disait-il, tu n’as travaillé que pour toi seul, dans le
silence, et si l’une de tes pièces a recueilli du succès auprès d’un
certain public, tu es encore à te demander si tu es sur la bonne
voie, si tu as autant de talent que de goût pour le théâtre. En
présence d’auditeurs aussi avertis, dans le simple décor d’un
cabinet où l’illusion de la scène n’est pas possible, l’épreuve est
bien plus périlleuse que partout ailleurs ; et cependant, je ne
voudrais pas laisser échapper l’occasion de relier ce plaisir à mes
joies d’autrefois et de voir s’élargir le champ de mes perspectives
d’avenir. »
Là-dessus, il reprit quelques-unes de ses pièces, les relut avec la
plus grande attention, apporta ici et là quelques corrections, se
les récita à voix haute pour être parfaitement sûr de la langue et
de l’expression. Il glissait dans sa poche celle qu’il avait le mieux
étudiée et qui devait lui valoir le plus d’honneur lorsque, un
matin, il fut mandé chez la comtesse.
Le secrétaire avait assuré qu’il la trouverait seule, en
compagnie d’une amie très chère. Lorsqu’il entra dans la pièce, la
baronne C. vint fort aimablement au-devant de lui, se félicita de
faire sa connaissance et le présenta à la comtesse, qui se faisait
coiffer ; Wilhelm fut très étonné de voir Philine agenouillée à ses
côtés, en train de se livrer à toutes sortes de facéties.
— La belle enfant, dit la baronne, nous a déjà chanté plusieurs
chansons. Allez jusqu’au bout du petit air que vous aviez
commencé, nous n’en voulons rien perdre !
Wilhelm écouta fort patiemment la chansonnette, car il
désirait attendre que le coiffeur fût sorti avant de commencer sa
lecture. On lui offrit une tasse de chocolat et la baronne lui
présenta elle-même les biscuits. Il y goûta à peine, dans la
mesure où toutes ses pensées étaient tournées vers la pièce qu’il
se proposait de lire et où il ne désirait autre chose que de faire
partager les sentiments de son cœur aux deux dames. La
présence de Philine, d’ailleurs, le contrariait beaucoup, car elle
l’avait déjà souvent gêné au cours de ses lectures. Il suivait d’un
regard anxieux les mains du coiffeur, attendant de minute en
minute l’achèvement du savant édifice4.
Cependant, le comte survint. Il se mit à parler des hôtes qu’on
attendait, du programme de la journée et de diverses affaires
domestiques. Il venait de se retirer quand plusieurs officiers,
obligés de repartir avant le déjeuner, firent demander à la
comtesse la permission de lui présenter leurs hommages. Le
valet de chambre avait achevé son office et la comtesse demanda
que l’on introduisît ces messieurs. La baronne prit alors la peine
d’entretenir notre ami et lui témoigna beaucoup d’attention, à
quoi il répondit avec déférence, mais sans laisser d’être un peu
distrait. Il triturait le manuscrit qu’il avait dans sa poche, guettait
chaque instant ; sa patience faillit l’abandonner lorsque l’on
introduisit un marchand de nouveautés qui ouvrit
impitoyablement, l’un après l’autre, ses cartons, ses caisses, ses
boîtes, puis étala ses marchandises avec l’insistance propre à
cette sorte de gens.
La société devenait de plus en plus nombreuse. La baronne
regarda Wilhelm et dit quelques mots à l’oreille de la comtesse ;
il s’en aperçut sans toutefois deviner ce que cela pouvait
signifier. Il ne le découvrit qu’une fois rentré chez lui, après une
heure d’attente vaine et anxieuse. Il trouva dans la poche de son
habit un beau portefeuille anglais que la baronne y avait glissé
sans qu’il s’en avisât. Aussitôt après, le petit nègre5 de la
comtesse arriva et lui remit un élégant gilet brodé, sans
expliquer clairement la provenance de celui-ci.

1. Ce personnage, qui apparaît également plus loin (Livre V, chapitre 10), est un
aristocrate cultivé, dont les objectifs demeurent longtemps peu clairs. Qualifié
(Livre V, chapitre 11) d’« homme du monde privé de sensibilité » (« abgestorbener
Weltmann »), il se voit reprocher une « froideur » doublée de « dureté de cœur »
(« hartherzige Kälte »). Sa force réside dans l’acuité hautaine du jugement qu’il porte sur
autrui. À cet égard, il a une fonction positive, car il révèle Wilhelm à lui-même. Dans
Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (Livres III, V, VI), il apparaît comme un
des membres de la Société de la Tour (Turmgesellschaft) qui veille sur le destin de
Wilhelm et lui enseigne la loi du passage de la culture générale à l’exercice d’un métier
socialement utile sans renoncement à une vision globale du monde et des hommes.
Lui-même, désormais dénommé Montan, patronyme transparent, se fait ingénieur des
mines. Dans la perspective théâtrale qui est cependant d’abord celle de la Sendung, il est
celui qui introduit Wilhelm au monde de Shakespeare.

2. Référence est faite au règlement intérieur que se donnaient les troupes.


3. Goethe s’amuse à identifier les comédiens en goguette à une vieille superstition
populaire, venue du Moyen Âge et dite de « la chasse sauvage » (« die wilde Jagd ») ou,
comme ici, de « l’armée infernale » (« das wütende Heer »), dont l’origine était tout
bonnement d’ordre météorologique (une tempête de type cyclonique).
4. On pense à la fameuse coiffure de dame dite « à la Fontanges », du nom de la
favorite (1661-1681) de Louis XIV, rivale de la Montespan, qui imagina cette mode
nouvelle rapidement adoptée par la Cour.
5. Ces « négrillons », à l’instar des nains, apparurent dans les cours durant la seconde
moitié du XVIIIe siècle.
CHAPITRE 5

Un mélange d’impressions, tenant à la fois du dépit et de la


gratitude, lui gâta le reste de la journée, jusqu’au moment où,
vers le soir, Mélina vint lui dire en confidence que le comte avait
évoqué un prologue qui pourrait être représenté en l’honneur du
prince1, le jour de son arrivée. Il voulait y voir personnifiées les
vertus de ce grand héros et bienfaiteur de l’humanité. Ces vertus
devaient paraître ensemble sur la scène, proclamer ses louanges
et, pour finir, couronner son buste de fleurs et de lauriers,
pendant que son illustre nom surmonté du bonnet princier2
brillerait par transparence à l’arrière-plan. Le comte l’avait
chargé de mettre en vers et de monter cette pièce, et Mélina
espérait que Wilhelm, pour qui c’était chose facile, voudrait bien
le seconder.
— Comment ? s’écria celui-ci avec humeur, sommes-nous ici
dans une fabrique de toile cirée et n’avons-nous donc rien de
mieux que des portraits, des armoiries, des personnages
allégoriques pour honorer un prince qui, à mon avis, mérite de
tout autres louanges ? Comment un homme de bon sens peut-il
se sentir flatté de se voir représenté en effigie, de voir briller son
nom sur du papier huilé ? Je crains bien que les figures
allégoriques, surtout avec la pauvreté de notre garde-robe, ne
donnent lieu à toutes sortes d’équivoques et de plaisanteries. Si
vous croyez la chose possible, je n’ai rien contre. Mais je vous
prie seulement de me dispenser d’y prendre part.
Mélina s’excusa en disant que ce n’était là qu’une esquisse
proposée par le comte qui, par ailleurs, leur laissait entière
liberté d’accommoder la pièce à leur idée.
— C’est de grand cœur, répondit Wilhelm, que je contribuerai
au divertissement de cette illustre société, et ma muse n’a encore
jamais eu aussi agréable occupation que de célébrer, fût-ce d’une
voix tremblante, les louanges d’un prince si digne de respect. Je
vais considérer la question. Peut-être réussirai-je à tirer le
meilleur parti de notre petite troupe, de manière à produire au
moins quelque effet.
Dès cet instant, Wilhelm se mit avec ardeur à la tâche. Avant
de s’endormir, il avait déjà à peu près conçu toute l’ordonnance
du spectacle, et le lendemain matin de bonne heure, son plan
était au point, les scènes ébauchées, quelques passages
importants et quelques chants étaient même déjà versifiés et
couchés par écrit.
Il courut chez le secrétaire pour le consulter sur certaines
dispositions et lui exposa son plan. Celui-ci le trouva tout à fait à
son goût, mais il manifesta quelque surprise, dans la mesure où,
la veille, il avait entendu le comte parler d’une pièce tout à fait
différente et qui, dans son idée, devait être mise en vers.
— Il ne me paraît guère probable, répondit Wilhelm, que le
comte ait eu l’intention de faire exécuter la pièce exactement
dans la forme rapportée par Mélina. Si je ne m’abuse, il entendait
simplement nous mettre sur la bonne voie. L’amateur, le
connaisseur montre à l’artiste ce qu’il désire et il lui abandonne
ensuite le soin de la création de l’œuvre3.
— Mais pas du tout, répondit le secrétaire, M. le comte attend
que la pièce soit exécutée selon les indications qu’il a données, et
pas autrement. La vôtre n’a vraiment qu’un lointain rapport avec
la sienne, et si nous voulons nous y tenir et détourner le comte
de sa première idée, il nous faudra faire agir les dames. La
baronne s’entend mieux que personne à conduire ce genre
d’affaires. Il reste à savoir si votre ébauche lui plaira assez pour
qu’elle se charge de la chose et, si c’est le cas, tout ira bien.
— De toute manière, reprit Wilhelm, il nous faudra le
concours des dames, car notre personnel et nos costumes ne
suffiront pas pour une telle représentation. Je compte, par
exemple, sur quelques charmants enfants que j’ai vus courir dans
la maison, qui sont ceux du valet de chambre et du maître
d’hôtel.
Sur quoi il pria le secrétaire de faire connaître son projet à ces
dames. Celui-ci ne tarda pas à revenir, annonçant qu’elles
voulaient l’entendre de sa bouche. Le soir, sitôt que les messieurs
seraient installés à la table de jeu ‒ où les choses promettaient
d’être plus sérieuses que d’habitude en raison de l’arrivée d’un
certain général ‒, elles prétexteraient une indisposition pour se
retirer chez elles ; Wilhelm serait introduit par un escalier
dérobé et aurait ensuite tout loisir d’exposer son idée. Ce genre
de mystère conférait à l’aventure un double attrait, et la baronne
se réjouissait comme un enfant de ce rendez-vous et surtout du
fait qu’on agissait ainsi secrètement et habilement contre la
volonté du comte.
Vers le soir, à l’heure convenue, on vint chercher Wilhelm et
on le fit monter en prenant mille précautions. La manière dont
la baronne vint à sa rencontre dans un petit boudoir le fit songer
un instant à une époque heureuse de son passé. Elle le conduisit
dans l’appartement de la comtesse. On l’interrogea, le pressa de
questions. Il leur exposa son plan avec tant d’ardeur et de flamme
que ces dames furent aussitôt acquises à celui-ci. Nos lecteurs
nous permettront d’en donner ici brièvement l’esquisse.

1. Ce type de prologue diffère de celui imaginé par les troupes pour exposer leurs
objectifs esthétiques et civiques (cf. par exemple Lessing, Dramaturgie de Hambourg,
6e livraison). On a affaire dans le cas présent à une pratique encomiastique héritée de
la tradition rhétorique baroque. Relevant de la poésie casuelle (« Gelegenheitsdichtung »,
« Casualdichtung »), elle pratique l’hommage et use d’un langage allégorique stéréotypé.

2. Le texte allemand parle de « Fürstenhut ». Ce « bonnet princier », au départ réservé


aux sept membres du Collège électoral d’Empire, se répandit dans la haute et moyenne
aristocratie.
3. Wilhelm définit exactement par là ce que l’on appelle « la commande ».
CHAPITRE 6

La pièce s’ouvre dans un décor champêtre par une danse


d’enfants illustrant ce jeu où l’un d’eux court autour d’un cercle
formé par ses camarades et cherche à prendre la place d’un autre.
Puis ils passent à d’autres divertissements et, à la fin, font une
ronde en chantant une chanson à la louange de la fidélité.
Entrent ensuite le vieux harpiste et Mignon, qui offrent de leur
chanter également quelque chose pour leur plaisir ; plusieurs
paysans se rassemblent, le vieillard entonne divers hymnes qui
célèbrent la paix, le bonheur et la joie, avant que Mignon exécute
sa danse des œufs. Une musique guerrière vient alors troubler
ces plaisirs innocents et la foule est assaillie par une troupe de
soldats ; les hommes veulent se défendre ; ils sont bientôt
vaincus, les jeunes filles s’enfuient et sont rattrapées. Tout
semble devoir s’achever dans le tumulte général, jusqu’à ce que
survienne un personnage ‒ dont le rôle n’est pas encore
exactement défini dans la pièce ‒ qui rétablit le calme en
annonçant l’arrivée imminente du chef de l’armée. À cet endroit,
le caractère du héros se révèle sous ses traits les plus
remarquables : grâce à la protection de ses armes, la sécurité de
tous est assurée, des bornes sont imposées à tous les excès et
débordements de violence. On célèbre une grande fête en
l’honneur du guerrier magnanime.
Tout en se montrant fort satisfaites de ce plan, les dames
déclarèrent que si l’on voulait obtenir l’assentiment du comte, il
faudrait nécessairement introduire quelques éléments
allégoriques dans la pièce. Wilhelm proposa de présenter le chef
des soldats comme le génie de la discorde et de la violence et de
faire ensuite paraître Minerve, qui le chargerait de fers,
annoncerait l’arrivée du héros et chanterait ses louanges. Cette
proposition fut accueillie avec enthousiasme et Wilhelm fut prié
d’écrire et de mettre sa pièce en vers sans perdre de temps. La
baronne se chargea de persuader le comte que l’on avait bien
exécuté son plan, à quelques modifications près. Elle insista
seulement pour que l’on produisît, pendant la fête qui
terminerait la pièce, le buste avec le chiffre et la couronne du
prince, sans quoi toute négociation serait inutile.
Wilhelm, qui se représentait déjà en esprit avec quelle
délicatesse il louerait son héros par la bouche de Minerve, ne
céda sur ce point qu’avec la plus grande réserve et réfléchit
immédiatement à la manière dont il pouvait distribuer les rôles
et trouver les personnages nécessaires ; il prit respectueusement
congé des dames, qui le saluèrent avec beaucoup d’amabilité. La
baronne assura qu’il était quelqu’un d’incomparable et
l’accompagna jusqu’au petit escalier dérobé, où elle lui souhaita
bonne nuit en lui pressant la main.
Ces doux regards, autant que le sincère intérêt qu’elle prenait à
la chose, enflammèrent Wilhelm, qui voyait que le plan auquel
sa narration avait déjà donné réalité prenait désormais
véritablement forme. Il passa la plus grande partie de la nuit et
de la matinée suivante à mettre soigneusement en vers les chants
et les parties dialoguées.
Il avait à peu près terminé lorsqu’il fut appelé à nouveau au
château où Sa Seigneurie, qui déjeunait en ce moment, désirait
lui parler. Il entra dans la salle. La baronne vint la première au-
devant de lui et, sous prétexte de lui souhaiter le bonjour, lui
murmura à l’oreille :
— Ne parlez de votre pièce qu’autant qu’il est nécessaire pour
répondre aux questions qui vous seront posées !
— J’apprends, dit le comte, que vous êtes fort occupé et que
vous travaillez au prologue que je désire donner en l’honneur du
prince. On me dit que vous comptez y faire paraître une
Minerve, et il va falloir que nous réfléchissions sans perdre de
temps à la façon dont la déesse doit être habillée afin de ne pas
commettre d’impair en matière de costume. Aussi ai-je demandé
que l’on m’apporte de ma bibliothèque tous les ouvrages où l’on
peut trouver une représentation de celle-ci.
Au même instant, plusieurs domestiques entrèrent dans la salle
avec de grands paniers remplis de livres de tout format : on
consulta Montfaucon1, on compara les collections de statues, de
gemmes antiques, divers ouvrages mythologiques. Mais cela ne
suffit point encore. L’excellente mémoire du comte gardait
l’image de toutes les Minerves qu’il avait pu voir sur des
frontispices, des vignettes, des médailles et autres gravures. Le
secrétaire dut apporter de la bibliothèque un volume après
l’autre, si bien que le comte finit par être assis au milieu d’un
monceau de livres. Pour finir, comme il ne lui revenait plus
d’autres Minerve à la mémoire, il s’écria en riant :
— Je gagerais qu’il ne reste plus une seule Minerve dans toute
ma bibliothèque, et ce pourrait bien être la première fois qu’une
collection de livres se voit ainsi privée de toute image de sa
déesse protectrice.
Toute la société applaudit à ce bon mot, surtout Jarno, qui
n’avait cessé de provoquer le comte pour le pousser à
redemander toujours de nouveaux livres et qui éclata d’un grand
rire.
— Maintenant, reprit le comte en se tournant vers Wilhelm,
une question capitale se pose : à quelle déesse avez-vous pensé ?
Minerve ou Pallas ? La déesse de la Guerre ou celle des Beaux-
Arts2 ?
— Le mieux ne serait-il pas, Excellence, répondit Wilhelm, de
laisser ce point dans le vague ? Et, puisque la déesse apparaît dans
la mythologie comme une personne double, de lui donner, ici
aussi, un caractère double ? Elle annonce la venue d’un guerrier,
mais uniquement pour apaiser la foule. Elle célèbre un héros en
exaltant son humanité et restaure ainsi la paix et le bonheur au
sein du peuple.
La baronne, qui tremblait de voir Wilhelm se trahir, fit
intervenir à ce moment le tailleur de la comtesse, qui dut donner
son avis sur la meilleure façon de confectionner une robe
antique. Cet homme, expert en matière de costumes historiques,
s’acquitta très facilement de la chose, et comme Mme Mélina,
malgré sa grossesse très avancée, s’était chargée du rôle de la
vierge divine3, il reçut l’ordre d’aller prendre ses mesures. La
comtesse désigna, non sans susciter quelque mauvaise humeur
parmi ses femmes de chambre, celles de ses robes qui seraient
découpées pour cet usage.
La baronne sut encore très habilement prendre Wilhelm à part
pour lui faire savoir qu’elle s’était occupée de tout le reste. Elle
lui envoya sur-le-champ le maître de chapelle du comte, qui
devrait soit composer lui-même la musique de certains
morceaux, soit choisir dans son répertoire les mélodies les plus
appropriées.
Dès lors, tout se déroula comme on le souhaitait. Le comte ne
s’inquiéta plus de la pièce, tout occupé qu’il était à la fabrication
du transparent dont les spectateurs auraient la surprise à la fin
du prologue. Son génie inventif joint à l’habileté de son
« confiseur »4 aboutirent à créer une fort belle illumination. Au
cours de ses nombreux voyages, il avait eu l’occasion d’assister
aux plus brillantes festivités de ce genre, il en avait rapporté
nombre de gravures et de dessins et savait en tirer parti avec
beaucoup de goût.
Pendant ce temps, Wilhelm achevait sa pièce, distribuait les
rôles, et le maître de chapelle, qui s’entendait aussi fort bien aux
choses de la danse, réglait le ballet. Tout allait donc pour le
mieux.
Mais une difficulté inattendue vint contrarier la bonne marche
des opérations, menaçant de créer un vide bien fâcheux.
Wilhelm s’était promis de tirer le plus grand effet de la danse des
œufs de Mignon. Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsque
l’enfant, dans son langage laconique habituel, refusa de danser,
déclarant qu’elle lui appartenait désormais et qu’elle ne
remonterait plus jamais sur scène. Il essaya de la persuader de
toutes les manières et ne renonça que lorsqu’elle commença à
pleurer amèrement ; il abandonna alors cet espoir, décida de
faire paraître le vieillard seul et de modifier légèrement la scène.
Philine, qui devait jouer l’une des villageoises, chanter les solos
dans la ronde et conduire les chœurs, s’en faisait une folle joie.
Tout allait du reste selon ses désirs. Elle avait sa chambre
particulière, était constamment auprès de la comtesse, qu’elle
amusait par ses facéties et dont elle recevait chaque jour quelque
cadeau ; on lui confectionna un costume spécialement pour la
pièce ; et comme elle était douée, par nature, d’un certain talent
d’imitation, elle adopta bientôt, de par son commerce avec les
dames, les façons qui lui seyaient le mieux et acquit en très peu
de temps beaucoup de tenue et de savoir-vivre. Les attentions de
l’écuyer à son égard ne faisaient que croître et comme les
officiers étaient aussi fort empressés autour d’elle et qu’elle se
trouvait ainsi parfaitement dans son élément, elle s’avisa, pour
une fois, de jouer les prudes et de s’exercer à prendre certains
airs distingués. Fine et déterminée comme elle l’était, huit jours
lui suffirent pour deviner les faiblesses de chacun et si elle avait
été animée d’arrière-pensées, elle eût pu facilement assurer son
avenir. Mais, ici encore, elle n’usa de ses avantages que pour
s’amuser, se donner du bon temps et se montrer impertinente
aussi souvent qu’elle croyait pouvoir le faire sans risque.
Chacun ayant appris son rôle, on décida d’organiser une
répétition générale ; le comte voulait y assister et sa femme
commença à se demander avec inquiétude comment il allait
prendre la chose. La baronne convoqua Wilhelm en secret et
plus l’heure approchait, plus l’embarras grandissait. Car, en
définitive, il ne restait plus rien de l’idée première du comte.
Jarno, arrivé sur ces entrefaites, fut mis dans la confidence. Il
trouva tout cela fort divertissant et se montra disposé à offrir
aux dames ses bons offices.
— Il faudrait, Madame, que l’affaire fût véritablement bien
fâcheuse, pour que vous ne puissiez vous en tirer toute seule.
Néanmoins, pour parer à toute éventualité, je me tiendrai en
réserve.
La baronne expliqua qu’elle avait déjà fait connaître au comte
la pièce tout entière, mais toujours par fragments, et sans ordre.
Il était donc préparé à tous les détails, mais restait sans nul doute
convaincu que l’ensemble concorderait avec son idée première.
— Ce soir, pendant la répétition, ajouta-t-elle, je m’assoirai à
côté de lui et j’essaierai de le distraire. J’ai déjà recommandé au
confiseur de faire en sorte que la décoration de la fin soit du plus
bel effet, mais laisse néanmoins à désirer sur certains détails.
— Je connais une cour, intervint Jarno, où nous aurions besoin
d’amis aussi diligents et avisés que vous, Madame. Je vais
ordonner à mon domestique de se tenir durant la répétition non
loin de vous dans la salle. Si vous vous trouvez à bout de
ressources, faites-lui signe pour lui faire comprendre d’aller
chercher ou d’arranger quelque chose. À ce signe, j’attirerai le
comte hors de la salle et ne l’y laisserai pas rentrer avant le
moment où Minerve paraît et où l’illumination finale est sur le
point de venir à votre secours. J’ai, depuis quelque temps déjà,
des informations à lui communiquer concernant son cousin. Je
remets cette conversation de jour en jour, pour de bonnes
raisons. Mais ce soir, il est absolument nécessaire que je le fasse.
Ce sera d’ailleurs pour lui un genre de distraction, et
certainement pas des plus agréables.
Un peu surpris de voir comment l’on traitait le maître de la
maison, Wilhelm courut rejoindre la troupe des comédiens qui
répétaient leurs rôles, leurs chants et se préparaient au mieux.
Quelques affaires à régler empêchèrent le comte d’assister au
début du prologue ; la baronne l’accapara ensuite. Le secours de
Jarno ne fut pas nécessaire, car, tout occupé à reprendre et à
corriger, à donner des instructions, le comte s’oublia
complètement dans ces détails ; enfin, comme Mme Mélina, en
terminant, s’exprima tout à fait dans le sens de ses conceptions et
que l’illumination fut réussie, il se déclara pleinement satisfait.
Ce ne fut qu’au moment où tout était achevé et où l’on
s’apprêtait à se rendre aux tables de jeu que l’idée d’une trop
grande différence avec sa commande parut enfin le frapper
réellement. Sur un signe de la baronne, Jarno sortit de l’endroit
où il se tenait en embuscade ; la soirée s’écoula, la nouvelle de
l’arrivée du prince se confirma. On dépêcha à plusieurs reprises
des cavaliers pour aller à la rencontre de l’avant-garde qui
campait dans le voisinage. La maison était pleine de bruit et
d’agitation, et nos comédiens, qui n’étaient pas toujours bien
servis par des domestiques peu prévenants à leur égard,
passèrent leur temps à attendre et à répéter dans l’ancien
château, sans que quiconque parût se soucier de leur présence.

1. Guide auquel avaient recours les peintres, les décorateurs, les lapidaires, les
graveurs, etc., chargés de célébrer les vertus et les exploits supposés de leurs maîtres.
L’Antiquité expliquée et représentée en igures (Paris, 1719-1724, en 15 tomes) du
bénédictin Bernard de Montfaucon (1655-1741) reproduit les divinités grecques et
romaines conformément à leur figuration canonique.
2. La phrase contient sa propre exégèse. Le casque de Minerve est cependant
remplacé habituellement par celui de Mars. Le prince d’Ancien Régime est chef
guerrier, et donc pacificateur et, de ce fait, protecteur des arts.
3. Minerve. Goethe joue du contraste (« vierge » ‒ « grossesse ») pour rendre
incongrue, et même grotesque, cette interprétation.
4. L’allemand « Konditor » désigne à l’époque le responsable au théâtre des éléments
de la décoration.
CHAPITRE 7

En dehors des jeunes officiers qui rendaient parfois visite aux


habitants du vieux château, la troupe jouissait souvent de la
présence intéressante de M. le baron von C***, un cousin de la
baronne qui s’était déjà montrée si secourable à l’endroit de
notre héros. Sa préférence pour le théâtre national allemand
était bien affirmée. Il respectait le métier d’acteur comme il
mérite de l’être et traitait le plus humble d’entre eux avec une
déférence qui ravissait chacun. Il n’y avait rien de surprenant à
cela, dans la mesure où, en sa qualité de connaisseur, d’amateur
et d’auteur, il honorait les gens qui lui offraient son plaisir
préféré et qui seuls pouvaient prêter vie à ses propres œuvres,
grâce auxquelles il espérait prendre rang un jour parmi les
esprits les plus distingués de son pays. Il n’était jamais las de
s’entretenir avec eux, de débattre des règles du théâtre, des
meilleures pièces et de l’art de l’auteur ; la plupart du temps, il
avait la bonté, pour conclure, de tirer un manuscrit de sa poche
et de rendre explicite, par un exemple concret, tout ce qui avait
été discuté auparavant.
Les héros de ses pièces étaient des gens extraordinairement
nobles, dignes de jouir de la faveur des princes, des plus grandes
richesses et du plus grand bonheur, mais néanmoins prêts à
rejeter d’un cœur tranquille et d’une âme sereine tous ces biens
terrestres, à pardonner toutes les offenses avec une magnanimité
peu commune et une candeur d’enfant, à renoncer à la
satisfaction de tous leurs désirs, tels des sages. Nous savons par
ce qui précède que notre troupe n’aimait pas qu’on lui fît la
lecture ; et l’on peut supposer que tout acteur préfère s’entendre
plutôt que d’entendre les autres. C’était donc une grande marque
de considération quand ils écoutaient de longues pièces en cinq
actes et parvenaient à étouffer les bâillements qui menaçaient
toujours d’arriver aux moments les plus solennels. Le comte ne
s’en plaisait que davantage en leur compagnie et comme il se
montrait très généreux, achetait des petits cadeaux pour les
actrices auprès de tous les marchands de nouveautés qui se
présentaient et savaient procurer maintes bouteilles de
champagne aux acteurs, il était toujours le bienvenu. Il passait
des demi-journées entières avec eux, les invitait à déclamer
devant lui leur rôle à l’avance, les persuadait d’apprendre
également par cœur des passages de ses propres pièces. Ces
plaisirs ne durèrent pas longtemps avant que l’on s’aperçût que
l’on jasait au château au sujet de ces relations trop familières,
ainsi que Wilhelm le comprit à quelques remarques acerbes de
Jarno. Pour autant, le baron ne s’en laissa pas conter ; il se
défendit comme il put et quand les autres partaient pour la
chasse ou s’asseyaient aux tables de jeu, il courait toujours là où
son irrépressible passion l’attirait.
Le prince était enfin là ; les généraux, l’état-major et les autres
personnes de sa suite, arrivés en même temps que lui, faisaient
ressembler le château à une ruche près d’essaimer. Chacun se
pressait pour voir cet excellent prince, admirer son caractère
affable et sa bienveillance, chacun s’étonnait de découvrir,
derrière le héros et le guerrier, l’homme de cour le plus aimable
et le plus affable.
Sur ordre du comte, chacun, dans la maison, devait se tenir à
son poste et aucun comédien ne devait se montrer, pour que le
prince eût toute la surprise des festivités préparées à son
intention. Et en effet, lorsque, le soir venu, on le conduisit dans
la grande salle brillamment éclairée et tendue de tapisseries du
siècle dernier, il ne parut pas le moins du monde s’attendre à un
spectacle, et encore moins à un prologue à sa louange. Tout se
déroula pour le mieux et à l’issue de la représentation, tous les
comédiens durent paraître et furent présentés un à un au prince,
qui sut adresser à chacun quelques questions dans les termes les
plus obligeants et dire à tous un mot aimable. En sa qualité
d’auteur, Wilhelm dut également s’avancer et reçut sa part de
félicitations.
Plus personne, par la suite, ne s’occupa du prologue et au bout
de quelques jours, ce fut comme si rien de ce genre n’avait jamais
été joué1. Seul Jarno en parla incidemment à Wilhelm, pour le
complimenter fort judicieusement, mais en ajoutant toutefois ces
mots, qui le surprirent autant qu’ils le décontenancèrent :
— Quel dommage que vous ne jouiez qu’avec des coquilles de
noix qui sont autant de coquilles vides !
Wilhelm garda plusieurs jours l’expression en mémoire, ne
sachant comment la comprendre, ni ce qu’il devait en penser.
Cependant, la troupe présentait tous les soirs un spectacle à la
mesure de ses moyens et faisait tout son possible pour capter
l’attention des spectateurs. Ils se sentirent encouragés par un
succès peu mérité et ils s’imaginèrent réellement que c’était pour
eux que tous ces gens affluaient dans l’ancien château, que cette
foule d’étrangers ne venait que pour assister à leurs
représentations ; ils se persuadaient entre eux, sans ambages,
qu’ils étaient le centre du monde autour duquel tout tournait et
s’agitait.
Mais Wilhelm, à son plus grand dépit, remarquait exactement
le contraire. Car si le prince, lors des premières représentations,
était consciencieusement resté assis sur son siège du début
jusqu’à la fin du spectacle, on le vit ensuite invoquer peu à peu
tel ou tel prétexte pour s’en dispenser. C’étaient précisément les
personnes qui, dans les conversations avec Wilhelm, s’étaient
montrées les plus averties, Jarno à leur tête, qui ne passaient que
de rares instants dans la salle de théâtre ; elles allaient ensuite
s’asseoir dans le foyer, à jouer ou à s’entretenir apparemment
d’affaires plus sérieuses2.
Wilhelm était contrarié de voir toute la peine qu’il se donnait
aux répétitions si mal récompensée ; il n’en persévérait pas
moins, par habitude, par ennui, par fidélité. Le baron mettait
toujours le même empressement à venir les voir et à les assurer
combien leur jeu produisait le plus grand effet ; après quoi, il
déplorait que le prince eût un penchant personnel exclusif pour
le théâtre français, tandis qu’une partie de sa suite, en particulier
Jarno, donnait sa préférence aux monstruosités de la scène
anglaise3.
Le comte et la comtesse faisaient parfois appeler, le matin,
quelques personnes de la troupe. Chacun pouvait alors
remarquer combien Philine continuait de jouir d’une faveur
enviable et de nager dans un bonheur immérité. Le comte
gardait quelquefois auprès de lui, durant sa toilette, durant des
heures, son favori, ce pédant dont nous savons, d’après le livre
précédent, qu’il l’avait choisi tout à fait au hasard. Celui-ci se
retrouva à peu près rhabillé de neuf et même gratifié d’une
montre et d’une tabatière.
Cependant, la baronne avait jeté son dévolu sur Wilhelm. Elle
se montrait aimable, tendre et pleine d’attentions délicates à son
égard, au point qu’il risquait fort d’aliéner sa liberté. Elle était si
agréable, si bienveillante, si complaisante et devint à la fin si
familière avec lui qu’il fut plusieurs fois sur le point de lui ouvrir
son cœur et de lui demander en échange la permission d’oublier
la distance qui les séparait4.
Si cela n’arriva pas, la faute en incombe uniquement au
secrétaire qui, en l’occurrence, rendit à notre ami un grand et, si
l’on veut, un mauvais service. En effet, lorsqu’un jour, Wilhelm,
dans l’exubérance de ses sentiments, célébrait en sa présence les
mérites de cette excellente dame et que cet éloge n’en finissait
pas, ce dernier répliqua :
— Je vois bien la situation. Notre chère baronne a conquis un
nouvel hôte pour ses écuries !
Cette comparaison malheureuse fâcha beaucoup Wilhelm. Il
comprit très bien que le secrétaire faisait allusion aux
dangereuses caresses d’une Circé.
— Car, poursuivit le secrétaire, tout étranger qui croit être le
premier à faire l’objet de ses amabilités se trompe lourdement.
Nous avons tous été, un jour ou l’autre, menés de la sorte. Elle ne
peut rencontrer aucun homme, quel qu’il soit, qui ne doive au
moins quelque temps lui être entièrement dévoué, assujetti et
soupirer pour elle.
L’heureux mortel qui vient d’entrer dans les jardins de la
magicienne et qui est accueilli par toutes les félicités d’un
artificiel printemps ne peut avoir plus désagréable surprise que
d’entendre, lui dont l’oreille épiait le chant du rossignol, le
grognement soudain d’un de ses prédécesseurs métamorphosé
en animal5. C’est la même désagréable impression que
produisirent ces paroles sur Wilhelm. Dès lors, il surveilla plus
attentivement le comportement de la baronne ; dans l’enceinte
du théâtre et partout où il pouvait l’observer, il ne la quittait plus
des yeux et il put bientôt comprendre, sans avoir besoin de
lunettes, que l’amertume du secrétaire n’était pas sans
fondement. Tout de suite, en garçon discipliné, il laissa tomber
toute cette intrigue sentimentale sans tirer le moindre avantage
de la faveur dont il avait joui. Elle ne comprit pas pourquoi
toutes les amabilités qu’elle déployait cessèrent tout à coup de
produire le moindre effet sur l’âme du jeune homme.
Il arrivait quelquefois aussi que les comédiens, tous ensemble
ou par petits groupes, fussent conviés par Leurs Seigneuries
après le repas. Ils étaient fort sensibles à ce grand honneur et ne
s’avisaient pas que c’était aussi l’heure à laquelle piqueurs et
valets venaient montrer quelques-uns des meilleurs chiens de la
meute et présenter les chevaux dans la cour du château.
On avait dit à Wilhelm qu’il ferait bien, à l’occasion, de vanter
devant le prince les mérites de Racine6, qui était son auteur
favori, et de donner par là une bonne opinion de lui-même.
L’occasion se présenta au cours d’un de ces après-midi où il avait
été également convié avec les autres. Le prince lui demanda s’il
lisait assidûment les grands maîtres français ; Wilhelm répondit
par un « oui » plein de vivacité. Il ne remarqua pas que le prince,
sans attendre sa réponse, se disposait déjà à se tourner vers
quelqu’un d’autre. Il l’accapara aussitôt, lui barrant presque le
passage, et poursuivit en lui disant que non seulement il estimait
beaucoup le théâtre français et lisait avec enthousiasme les
œuvres des grands maîtres, mais aussi quelle avait été sa joie
d’apprendre qu’il rendait pleine justice au grand talent d’un
Racine.
— J’imagine fort bien, ajouta-t-il, dans quelle estime des
personnes de haut rang doivent tenir un poète qui sait peindre
avec tant de justesse et de perfection leurs rapports et leur
condition. Corneille, si je puis m’exprimer ainsi, a peint de
grands hommes, Racine des caractères nobles7. Lorsque je lis ces
pièces, je me représente toujours l’écrivain vivant au milieu
d’une cour brillante, ayant sous les yeux un grand roi,
fréquentant les meilleurs esprits et perçant à jour les secrets de
l’humanité, tels qu’ils se cachent derrière de précieuses tentures.
Lorsque je me plonge dans Britannicus ou Bérénice, j’ai
véritablement l’impression que je suis à la Cour, que je partage
les grandeurs et petitesses du séjour de ces dieux sur terre ; avec
les yeux et à travers la sensibilité d’un Français, je vois la
véritable nature des rois vénérés par toute une nation, des
courtisans jalousés par la multitude, avec tous leurs défauts et
leurs souffrances. L’anecdote selon laquelle Racine serait mort de
chagrin parce que Louis XIV ne le regardait plus et lui faisait
sentir son mécontentement livre à mon sens la clé de toutes ses
œuvres, et il est impossible qu’un écrivain d’un aussi grand
talent, dont la vie et la mort dépendaient du regard d’un roi, n’ait
pas été amené à écrire des pièces dignes également de recueillir
l’assentiment d’un roi ou d’un prince.
Jarno s’était approché et écoutait notre ami avec étonnement ;
le prince, qui n’avait pas répondu mais simplement marqué son
approbation par un regard bienveillant, se tourna d’un autre
côté ; Wilhelm, qui ignorait alors encore qu’il n’est pas
convenable, dans ces circonstances, de continuer la conversation
et prétendre épuiser le sujet, eût aimé poursuivre et prouver au
prince qu’il n’avait pas lu son auteur préféré sans profit et sans
enthousiasme.
— Avez-vous jamais vu une pièce de Shakespeare ? intervint
Jarno.
— Non, répondit Wilhelm. Ce que j’en ai entendu dire ne me
rend pas curieux de connaître de plus près ces bizarreries et
monstruosités insensées qui heurtent la bienséance et le
vraisemblable8.
— Je vous conseille néanmoins de faire un essai, répliqua
l’autre. Cela ne fait jamais de mal de voir de ses propres yeux
tout ce qui relève de l’étrange. Je vais vous prêter quelques
volumes, vous ne sauriez mieux employer votre temps qu’en
vous affranchissant bien vite de toutes vos autres obligations
pour vous réfugier dans la solitude de votre chambre et faire
défiler sous vos yeux, comme dans une lanterne magique, les
scènes de ce monde inconnu. C’est péché de gaspiller votre
temps à habiller ces singes en hommes et à apprendre à danser à
ces chiens. Je n’ai qu’une recommandation à vous faire : ne vous
laissez pas arrêter par la forme9 ; pour le reste, on peut s’en
remettre à la sûreté de votre jugement.
Les chevaux attendaient à la porte et Jarno monta en selle avec
d’autres cavaliers pour aller se divertir à la chasse. Wilhelm le
regarda s’éloigner avec tristesse. Il aurait volontiers continué de
s’entretenir de beaucoup d’autres sujets avec cet homme qui lui
apportait, même sur le mode inamical, certaines idées nouvelles,
des idées dont il avait besoin.
Quand l’homme s’approche du moment où s’épanouissent en
lui des forces, des capacités, des conceptions nouvelles, il sombre
parfois dans un embarras d’où un ami bienveillant peut le tirer
sans peine. Il ressemble au voyageur qui tombe à l’eau alors qu’il
est près d’arriver à l’auberge. Que quelqu’un lui tende la main, le
hisse sur la berge, il en sera quitte pour un bain forcé ; tandis
que, laissé à lui-même, il réussira peut-être à se sauver, mais en
gagnant l’autre rive et sera contraint de faire un long et pénible
détour pour atteindre son but.
Wilhelm commençait à pressentir que les choses allaient ici-
bas autrement qu’il se l’était imaginé. Il voyait de près la vie des
grands de ce monde, pleine d’importantes et sérieuses affaires et
il s’étonnait de la facilité avec laquelle ils traitaient ces choses.
Une armée en campagne, avec un héros princier à sa tête,
secondé par tant de guerriers, tant d’admirateurs empressés : tout
cela excitait son imagination. C’est dans cette disposition d’esprit
qu’il reçut les livres promis10. Et bientôt, comme on pouvait s’y
attendre, il fut emporté par le torrent de ce grand génie qui
l’entraîna vers une mer immense où il ne tarda pas à se perdre et
à s’oublier complètement.

1. On peut estimer que Goethe, disant cela, réduit à rien la validité artistique des
divertissements de ce type et les considère comme appartenant à une ère de facto
révolue ou sur le point de l’être.
2. Wilhelm souligne une faille, qui contraste avec son propre engagement : le faible
intérêt que les acteurs portent à leur propre activité en dépit de leur demande de
considération.
3. La catégorie du « monstrueux » correspond à celle du miarón aristotélicien
(Poétique, XIV, 1453 b) que le Stagirite exclut du champ de la tragédie en raison de son
incapacité à faire naître la catharsis et donc l’effet tragique. Il ne suscite en effet que
l’horreur et le dégoût.
4. « Distance » : d’origine sociale, s’entend.
5. Goethe reprend ici l’épisode de l’Odyssée où Ulysse échoue à retenir ses
compagnons que la magicienne transforme en pourceaux, comme il se souvient
d’Horace (Épîtres, I, 2).

6. Racine, traduit par Gottsched (Mithridate, Britannicus…), ne jouit pas d’une


fortune égale à celle de Corneille. Toutefois, à Weimar, il fut traduit (Phèdre, par
Schiller), et son Iphigénie poussa Goethe à donner de sa propre tragédie, initialement
rédigée en prose, une version versifiée. Lui-même estimait de longue date les deux
tragédies nommées ici.
7. Cette distinction est fondée sur le principe du parallèle inauguré par Aristote dans
sa Poétique (XXV, 1460 b) à propos de Sophocle et d’Euripide (« […] Sophocle qui
déclara faire lui-même les hommes tels qu’ils doivent être tandis qu’Euripide les
faisaient tels qu’ils sont »). En France, l’initiateur de la comparaison appliquée à
Corneille et Racine fut Fontenelle.
8. C’est un point central de l’esthétique même du classicisme français défendue
encore par Voltaire et Frédéric II.
9. Jarno revendique un dépassement du code tragique français. Pour lui, il n’est pas
d’accommodements possibles avec des normes qu’il tient pour surannées. Son
jugement, tranché, va dans le sens de la rupture.
10. Il y eut quelques traductions isolées de pièces de Shakespeare, par exemple le
Jules César de Caspar Wilhelm von Borck (1704-1747), publié en 1741. La tentative
systématique et historique vraiment déterminante ‒ 22 pièces traduites en prose, à
l’exception du Songe d’une nuit d’été, rendu en vers ‒ eut pour auteur Christoph Martin
Wieland (1733-1813). Ses huit volumes se substituaient aux anthologies
antérieurement diffusées, au premier rang desquelles il convient de mentionner The
Beauties of Shakespeare de 1752, et précèdent les deux autres entreprises complètes,
celle (1775-1782) de l’ami de Lessing, Johann Joachim Eschenburg (1743-1820) et
celle, devenue canonique, de Tieck-Schlegel (1825-1833). Les traductions de Wieland
furent diffusées entre 1762 et 1766. Lessing en parle favorablement dans la
15e livraison de la Dramaturgie de Hambourg.
CHAPITRE 8

Cependant, les relations du baron avec nos comédiens s’étaient


un peu dégradées. Sa préférence pour certains d’entre eux
devenait chaque jour plus évidente, ce qui ne manquait pas de
froisser les autres. Il vantait exclusivement les mérites de ses
préférés et attisait par là la jalousie et entretenait la discorde au
sein de la troupe. Mélina, qui ne savait jamais comment s’y
prendre pour régler les différends, se trouvait dans une situation
très délicate. Ceux que le baron mettait en avant acceptaient la
chose sans lui en être particulièrement reconnaissants, ceux qu’il
reléguait au second plan lui manifestaient leur mécontentement
de mille manières et trouvaient tous les moyens de rendre à leur
vénéré protecteur de naguère la vie insupportable en leur
compagnie. Aussi n’est-ce pas sans déplaisir qu’ils virent arriver
le jour où une certaine pièce en vers, dont l’auteur était inconnu,
suscita une vive agitation au château. Sans doute s’était-on
jusque-là toujours moqué, mais avec une certaine finesse, des
relations du baron avec les comédiens ; on avait colporté sur son
compte toutes sortes d’histoires, embelli certains incidents pour
leur donner une tournure plus amusante et plus intéressante. On
avait fini par raconter qu’une certaine rivalité de métier était née
entre le baron et quelques-uns des comédiens qui se prenaient,
eux aussi, pour des écrivains. Et c’est sur cette légende que
reposaient les vers dont nous avons parlé, et qui disaient ceci1 :
« Le pauvre diable que je suis, monsieur le baron,
Vous envie votre rang
Votre place si près du trône
Et vos si belles terres
Et le château de votre père
Avec ses chasses et ses tirés.
Et moi, pauvre diable, monsieur le baron,
Vous m’enviez, apparemment
Parce que la nature, dès mon jeune âge,
Me fut prodigue et maternelle.
Le cœur léger et l’esprit vif,
Pauvre il est vrai, mais non pas pauvre sot.
Si vous m’en croyez, mon cher baron
Restons tous deux ce que nous sommes ;
Vous, le ils de monsieur votre père,
Et moi, l’enfant de ma mère.
Vivons sans haine ni envie
Sans convoiter les titres l’un de l’autre,
Pour vous, point de place au Parnasse
Pour moi, point de place au Chapitre. »2
Lorsque l’on apprit que ces vers avaient fait beaucoup rire le
prince, personne n’osa les trouver mauvais et le comte qui, à sa
manière, avait coutume de plaisanter volontiers le baron, saisit
cette occasion pour le taquiner sans ménagement. On se
demandait qui pouvait être l’auteur de ces couplets ; et le comte,
qui n’aimait guère trouver plus perspicace que lui, eut soudain
une idée : il était prêt à jurer que l’auteur de ces vers ne pouvait
être que son malin compère, le pédant. Voilà longtemps déjà
qu’il se doutait de quelque chose. Saisissant l’occasion d’un bon
divertissement, il fit donc venir un matin ce comédien et lui
demanda de lire ces vers à sa manière, en présence de la
comtesse, de la baronne et de Jarno. Cela lui valut beaucoup
d’éloges, d’applaudissements, et même un cadeau. À la question
du comte, qui désirait savoir s’il n’avait pas quelques pièces
antérieures à celle-ci, il sut se dérober habilement. Bref, le
pédant s’acquit de la sorte la réputation d’un poète, d’un homme
d’esprit et aux yeux des partisans du baron celle d’un libelliste et
méchant homme. De quelque façon qu’il jouât son rôle, le comte
l’applaudissait plus fort que jamais, si bien que le pauvre diable
devint tout bouffi d’orgueil, presque à en perdre la raison et
envisagea même de se faire attribuer comme Philine une
chambre au château.
S’il avait obtenu satisfaction sans délai, il aurait peut-être évité
un grand malheur. Car un soir qu’il revenait tard à l’ancien
château et qu’il s’avançait à tâtons sur l’étroit chemin, dans
l’obscurité, il fut tout à coup assailli par quelques individus qui
l’empoignèrent tandis que d’autres le rouaient de coups et, à la
faveur de la nuit, le laissèrent si mal en point qu’il faillit y rester
et eut grand-peine à se traîner pour rejoindre ses camarades.
Tout en feignant une vive indignation, ceux-ci éprouvèrent une
secrète joie en apprenant sa mésaventure ; ils purent à peine
s’empêcher de rire en le voyant étrillé de si belle façon, avec son
bel habit brun tout neuf complètement poudré et taché de blanc,
comme s’il s’était battu avec des meuniers.
Lorsque le comte fut informé de la chose, il entra dans une
colère indescriptible. Il considéra cela comme le plus grave des
attentats, y vit une violation de la sécurité du château et chargea
son bailli de procéder à l’enquête la plus sévère. L’habit taché de
blanc devait servir de principale pièce à conviction. Tout ce qui,
au château, pouvait avoir le moindre rapport avec de la poudre
ou de la farine fut cité à l’instruction, mais en pure perte.
Le baron jura solennellement sur son honneur que, quoique ce
genre de plaisanterie lui eût vivement déplu et que l’attitude de
monsieur le comte, qu’il avait toute raison de considérer comme
un ami, l’eût profondément peiné, il avait néanmoins cru devoir
passer au-dessus de tout cela et n’avait pas eu la moindre part à la
mésaventure dont le poète ou libelliste ‒ on l’appellera comme
on voudra ‒ avait été la victime.
Les allées et venues de tous les invités et l’agitation qui régnait
dans la maison firent bientôt oublier toute l’affaire et l’infortuné
favori dut payer très cher le plaisir d’avoir porté, l’espace d’un
instant, des plumes d’emprunt.
Notre troupe, qui jouait régulièrement tous les soirs et qui ne
manquait de rien grâce aux soins du secrétaire, commença à
avancer, à mesure que sa situation s’améliorait, des prétentions
de plus en plus élevées. La nourriture, la boisson, le service et le
logement ne leur suffirent bientôt plus ; ils exigèrent de leur
protecteur qu’il fût plus attentif à leur soin et qu’il veillât à leur
procurer tous les agréments, toutes les commodités qui leur
avaient été promis.
Leurs récriminations devinrent de jour en jour plus bruyantes,
et les efforts de notre ami pour y faire droit de plus en plus
infructueux.
Wilhelm, cependant, ne se montrait plus guère. Reclus dans
l’une des chambres les plus à l’écart où seuls Mignon et le
harpiste avaient le droit de pénétrer, il ne respirait, ne vivait plus
que dans l’univers de Shakespeare, sans rien savoir ni deviner de
ce qui se passait au-dehors. On nous parle de ces enchanteurs
qui, par des formules magiques, sont capables de faire affluer
entre leurs quatre murs une foule innombrable d’esprits de
toutes sortes. Leurs invocations ont un tel pouvoir que la pièce
est bientôt envahie et que les esprits, enserrés dans ce cercle
restreint, se multiplient et se mettent à tournoyer au-dessus de la
tête du maître en une perpétuelle métamorphose. Pas un recoin
qui ne soit occupé, pas une corniche qui reste vide. Des œufs
grossissent démesurément, des êtres gigantesques rapetissent à la
taille d’un champignon ; malheureusement, le magicien a oublié
la formule qui pourrait faire refluer cette marée d’esprits3…
Wilhelm en était là : tandis que tout son être était emporté par
un si grand mouvement, s’éveillaient en lui mille impressions et
facultés nouvelles, dont il n’avait jusqu’alors jamais eu l’idée ou le
pressentiment. Rien ne pouvait l’arracher à cet état et il se
montrait fort contrarié si quelqu’un osait venir jusqu’à lui pour
l’entretenir de ce qui se passait au-dehors.
Il ne voulut même pas écouter lorsqu’on vint lui annoncer qu’il
allait y avoir l’exécution d’une sentence dans la cour du château,
qu’on fouetterait un jeune garçon dont on pouvait penser qu’il
avait eu l’intention de voler et qui était, selon toute
vraisemblance, un des agresseurs du pédant, puisqu’il portait un
habit de perruquier. Le garçon, il est vrai, niait les faits avec
obstination, de sorte que l’on ne pouvait le châtier dans les
formes. Toutefois, comme c’était un vagabond qui rôdait depuis
quelque temps dans la région, passant la nuit dans les moulins, et
qu’il avait encore tout récemment escaladé un mur de jardin avec
une échelle, on voulait lui donner une leçon dont il se
souviendrait, avant de l’obliger à déguerpir. Mais Wilhelm ne
voulut rien entendre de toute cette affaire jusqu’au moment où
Mignon entra précipitamment et affirma que le prisonnier était
le garçon blond qui avait eu des démêlés avec l’écuyer ; ce
dernier, qui l’avait reconnu, était d’ailleurs le principal
responsable si l’enfant était traité aujourd’hui avec une telle
sévérité.
Wilhelm accourut aussitôt et trouva déjà, dans la cour du
château, toute l’installation prête pour le supplice, car le comte
aimait beaucoup la solennité, même en ces occasions. Wilhelm
intervint et demanda qu’on attendît un instant, faisant valoir
qu’il connaissait ce garçon et qu’il avait à donner auparavant
quelques renseignements sur son compte. Il eut quelque peine à
faire entendre son point de vue, mais il finit par obtenir la
permission de s’entretenir seul à seul avec le jeune garçon. Celui-
ci protesta qu’il ne savait absolument rien de cette attaque dont
aurait été victime un comédien. Il n’avait rôdé autour du château
et ne s’y était introduit nuitamment que pour essayer de
retrouver Philine, dont on lui avait indiqué la chambre. Il y
serait d’ailleurs sûrement arrivé s’il n’avait été arrêté en chemin.
Par esprit de corps vis-à-vis de la troupe et par bienveillance à
l’égard de Philine, Wilhelm n’avait nulle envie de révéler cette
relation ; il parla donc à l’écuyer et le pria d’user de la
connaissance qu’il avait des personnes et de la maison pour
arranger l’affaire et faire libérer le garçon.
— Plutôt que de laisser maltraiter ce gamin, dit-il, je préfère
révéler tout ce qui s’est passé à l’auberge et ce qui l’a attiré ici
cette nuit. Vous feriez mieux, dans votre propre intérêt,
d’essayer si possible de donner une autre tournure à toute cette
affaire.
L’écuyer réfléchit un instant, promit de s’exécuter et s’exécuta
réellement. On inventa une petite histoire : l’enfant avait
appartenu à la troupe, s’était sauvé, puis s’était ravisé et avait
voulu la rejoindre et en faire à nouveau partie. C’est pourquoi il
avait eu l’idée d’aller, la nuit, retrouver quelques-uns des
comédiens qu’il savait être bien disposés à son égard. On déclara
par ailleurs qu’il s’était toujours comporté correctement. Les
dames s’en mêlèrent et il fut relâché.
Wilhelm se chargea de lui ; il devint ainsi le troisième membre
de cette singulière famille que, depuis quelque temps, il
considérait comme sienne. Le vieil homme et Mignon
l’accueillirent en leur sein comme s’ils le connaissaient de longue
date et tous trois s’unirent désormais pour servir avec diligence
leur ami et protecteur et lui être agréables.

1. Ce poème (« Ich armer Teufel ») figure dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm
Meister, Livre III, chapitre 9.

2. L’allemand « Kapitel » s’applique ici, non à un groupe ecclésiastique (le chapitre


d’une cathédrale), mais à une assemblée de nobles.
3. Le motif est celui de la ballade L’Apprenti sorcier (Der Zauberlehrling), parue en
1798 dans l’Almanach des Muses (Musenalmanach) de Schiller et dont Paul Dukas (1865-
1935) a fait un scherzo symphonique (1897) portant ce titre.
CHAPITRE 9

Philine s’insinuait chaque jour davantage dans les faveurs des


dames. Quand elles étaient entre elles, la conversation roulait la
plupart du temps sur les hommes qui vaquaient au château, et
Wilhelm n’était pas celui dont on s’occupait le moins. Philine ne
tarda pas à remarquer que la baronne s’intéressait à lui. Celle-ci
était piquée de voir qu’il se dérobait obstinément, depuis quelque
temps, à ses démonstrations d’amitié et à ses avances. Elle
n’arrivait pas à concevoir comment il pouvait lui opposer
froideur et indifférence. Comme Philine avait beaucoup à dire
sur son compte et qu’elle y était encouragée, elle en vint
naturellement à parler de ses talents d’acteur. Son souhait le plus
cher, dit-elle, était que ces dames pussent le voir sur scène ! Elle
ajouta, en confidence, qu’il était réellement acteur, qu’il avait
déjà joué avec la troupe, mais qu’à la suite d’un caprice dont elle
ignorait la cause il s’était juré de ne plus jamais remonter sur les
planches. Les dames n’eurent pas plus tôt entrevu cet important
mystère que celui-ci excita leur imagination et qu’elles n’eurent
désir plus pressant que de le voir sur scène. Elles n’eurent ni
trêve ni répit que Philine n’eût promis d’entamer les
négociations ; celle-ci, en contrepartie, les pria instamment de ne
pas trahir le secret qu’elle avait découvert. Comme Wilhelm
l’évitait depuis un certain temps déjà et ne lui adressait jamais la
parole, elle demanda à la baronne de lui donner l’occasion de le
rencontrer. Il fut entendu qu’on le ferait appeler sous prétexte
que ces dames désiraient s’entretenir avec lui ; elles ne
paraîtraient pas immédiatement et, à leur place, Philine
l’attendrait dans la pièce. La baronne fut satisfaite de cet
arrangement, et Philine plus encore. Car, bien qu’elle tînt
réellement à se rendre agréable aux dames, elle désirait surtout
œuvrer pour son propre compte et ramener cet homme peu
amical à de meilleurs sentiments à son endroit.
Le plan fut mis à exécution et, à sa grande surprise, Wilhelm,
au lieu de la baronne, trouva Philine dans la pièce. Elle l’accueillit
avec cette sorte d’aisance pleine de réserve à laquelle elle
s’entraînait depuis quelque temps. Elle commença à le plaisanter
sur la bonne fortune qui le poursuivait et qui, si elle ne s’abusait,
avait guidé encore aujourd’hui ses pas jusqu’en ce lieu ; puis elle
lui reprocha gentiment son comportement envers elle, se
plaignit vivement, s’accusa elle-même, confessant qu’elle avait
d’ailleurs bien mérité qu’il la traitât ainsi, fit un tableau sincère
de ce qu’elle appelait son ancienne conduite, avoua tout et ajouta
qu’elle n’aurait que mépris pour elle-même si elle ne se sentait
pas la force de s’amender et de mériter son amitié.
Wilhelm fut très surpris par ces propos. Il connaissait trop peu
le monde pour savoir que ce sont précisément les êtres tout à fait
superficiels et incapables de s’amender qui s’accusent avec le plus
de vivacité, reconnaissent et déplorent leurs fautes avec le plus
de franchise, bien qu’ils n’aient absolument pas en eux la force de
sortir de la voie sur laquelle les entraîne un irrépressible
penchant naturel. Quand elle le vit enfin un peu attendri, elle
formula sa requête en lui disant que, s’il ne prenait pas en charge
le théâtre, s’il refusait de jouer avec eux dans certaines pièces, la
troupe ne pourrait pas tenir huit jours. Elle essaya de lui
présenter la chose comme tout à fait naturelle et aisée, mais ne
parvint pas à lui extorquer une promesse et dut finalement se
contenter d’un vague assentiment.
CHAPITRE 10

À peine Wilhelm avait-il lu quelques pièces de Shakespeare


que l’impression qu’elles produisirent sur lui fut si forte qu’il se
sentit incapable de continuer. Toute son âme était bouleversée.
Il chercha l’occasion de s’entretenir avec Jarno et n’avait pas assez
de mots pour le remercier de la joie qu’il lui avait procurée.
— Je m’étais bien douté, dit celui-ci, que vous ne sauriez rester
insensible aux qualités du plus extraordinaire et du plus
merveilleux de tous les écrivains !
— Oui, s’écria Wilhelm, je ne me souviens pas qu’un livre, un
homme ou un événement quelconque ait produit sur moi une
impression aussi forte que ces drames admirables que je dois à
votre obligeance de connaître aujourd’hui. On dirait l’œuvre
d’un génie céleste qui s’approche des hommes pour leur
apprendre, de la manière la plus douce, à se connaître eux-
mêmes. Ce ne sont pas des créations poétiques ; on croit voir,
ouvert devant soi, le gigantesque livre du destin, dans lequel
gronde l’ouragan de la vie la plus tumultueuse dont il s’acharne à
tourner les pages. Ce mélange de force et de tendresse, de
violence et de sérénité m’a tellement étonné et décontenancé que
je n’aspire plus qu’au moment de me retrouver en état de
poursuivre ma lecture1.
— Bravo, s’exclama Jarno en tendant la main et en serrant celle
de notre ami, voilà ce que je voulais ! Et le résultat que j’en
espère ne se fera sûrement pas attendre !
— Je voudrais, reprit Wilhelm, pouvoir vous décrire tout ce
qui se passe actuellement en moi. Tous les pressentiments qui
m’ont accompagné sans que j’en aie conscience, depuis ma
jeunesse, sur la nature humaine et sa destinée, qui m’ont fait
regarder les hommes que j’ai rencontrés et les événements
survenus dans ma vie et dans celle des autres comme de vieilles
connaissances, je les trouve réalisés et développés dans l’œuvre
de Shakespeare. Il semble vous dévoiler tous les mystères, sans
que l’on puisse dire : voilà le fin mot de l’énigme. Ces
personnages ont l’air d’être des gens naturels et ils ne le sont
pourtant pas. Ces créatures mystérieuses et complexes évoluent
sous nos yeux comme des aiguilles de montre dont le cadran et le
boîtier seraient de cristal : conformément à leur finalité, elles
indiquent le cours des heures, mais laissent voir en même temps
les rouages et les ressorts qui les meuvent. Les quelques
incursions que j’ai faites dans l’univers de Shakespeare
m’incitent, plus que tout autre chose, à progresser d’un pas
encore plus rapide dans le monde réel, à me plonger dans le flot
des destinées qui le commande et, si j’y parviens un jour, à puiser
dans le vaste océan de la vraie nature quelques coupes pour, à
l’instar de cet Anglais de génie, les offrir en partage depuis la
scène à mes compatriotes en manque de théâtre.
— Que je suis heureux de vous voir dans cette disposition
d’esprit, répondit Jarno en posant la main sur l’épaule du jeune
homme transporté d’enthousiasme. Ne vous laissez pas
détourner de ces projets et hâtez-vous de mettre vaillamment à
profit les belles années que vous avez devant vous. Si je puis
vous tendre une main secourable, je le ferai de grand cœur. Je ne
vous ai pas encore demandé comment vous vous êtes retrouvé
dans cette société à laquelle ni votre naissance ni votre éducation
ne vous destinaient. J’espère au moins, comme je crois l’avoir
constaté, que vous désirez en sortir. Je ne sais rien de vos
origines, ni de l’état de vos affaires. Réfléchissez à ce que vous
pourriez me confier. Tout ce que je puis vous affirmer, c’est que
les temps de guerre où nous vivons peuvent amener de brusques
changements de fortune. Si vous voulez mettre votre énergie et
votre talent à notre service, si la peine et, au besoin, le danger ne
vous effraient pas, j’ai en ce moment la possibilité de vous
procurer un poste que vous ne regretterez pas, dans l’avenir,
d’avoir occupé quelque temps.
Wilhelm ne savait comment exprimer sa gratitude et était prêt
à raconter toute l’histoire de sa vie à son ami et protecteur.
— Songez, reprit ce dernier, à tout ce que je vous ai dit.
Donnez-moi votre réponse quand l’occasion se présentera et
faites-moi confiance. Je vous assure que je n’arrive toujours pas à
comprendre comment vous avez pu vous associer à de pareilles
gens. J’ai souvent été dépité et contrarié de voir que, pour vivre
tant bien que mal, vous en étiez réduit à livrer votre cœur à un
chanteur saltimbanque et à une créature équivoque un peu sotte.
Ce fut une chance que Jarno s’éloignât rapidement après ces
paroles ; car sa présence eût encore accru le désarroi de notre
ami. Il avait rarement éprouvé quelque chose d’aussi
insupportable que d’entendre ainsi un homme qu’il estimait, en
qui il avait cru pouvoir placer toute sa confiance, traiter d’une
manière si méprisante les deux êtres auxquels il était attaché le
plus au monde. Il était profondément blessé et courut se réfugier
dans la solitude. Il se répandit alors en reproches contre lui-
même d’avoir pu, un seul instant, méconnaître et oublier la
froide insensibilité qui se lisait dans ses yeux et se trahissait dans
tous ses gestes.
— Non ! s’écria-t-il, c’est en vain que tu te figures, toi l’homme
du monde au cœur sec, pouvoir être un ami ! Tout ce que tu
pourras m’offrir ne vaudra jamais le sentiment qui me lie à ces
malheureux ! Quelle chance d’avoir découvert à temps ce que j’ai
à attendre de toi…
Mignon accourut au-devant de lui. Il la serra dans ses bras.
— Non, s’écria-t-il, rien ne pourra jamais nous séparer, cher
petit être ! Une fallacieuse sagesse mondaine ne fera pas que je
t’abandonne ni que j’oublie ce que je te dois !
L’enfant, dont il évitait d’habitude les effusions passionnées, fut
tout heureuse de cette marque inattendue de tendresse. Elle
s’accrocha à lui et il eut toutes les peines du monde à se dégager.
À compter de ce jour, il observa avec plus d’attention la
conduite de Jarno. Il désapprouvait ses agissements, dont
certains lui déplaisaient même tout à fait. Il eut par exemple tout
lieu de croire que Jarno était l’auteur des couplets contre le baron
qui avaient coûté si cher au pauvre pédant. Comme celui-ci avait
plaisanté de l’aventure en présence de Wilhelm, notre ami
considéra que c’était la marque d’un cœur profondément
corrompu que de se moquer ainsi d’un innocent dont on a causé
le malheur, sans songer à lui accorder réparation ou à le
dédommager, ce que Wilhelm aurait bien volontiers fait lui-
même, après qu’un singulier hasard l’eut mis sur la trace des
auteurs de cette attaque nocturne.
On avait jusqu’ici réussi à lui cacher que plusieurs jeunes
officiers passaient fort joyeusement des nuits entières dans une
salle basse de l’ancien château en compagnie d’une partie des
acteurs et des actrices. Un matin qu’il s’était levé de bonne heure
selon son habitude, il entra par hasard dans cette pièce et trouva
ces jeunes messieurs en train de faire une singulière toilette. Ils
avaient râpé de la craie dans une gamelle pleine d’eau et ils
étalaient cette pâte avec une brosse sur leurs gilets et leurs
culottes, sans se déshabiller, nettoyant ainsi leurs uniformes de la
manière la plus expéditive. L’opération, qui surprit notre ami, lui
rappela l’habit du pédant, poudré et taché de blanc ; ses soupçons
se confirmèrent quand il apprit qu’il se trouvait parmi ces gens
plusieurs parents du baron. Il s’apprêtait à rapporter la chose à
M. le comte lorsque, l’armée s’étant remise en marche, on ne
pensa plus à rien d’autre.

1. Tournant dans l’évolution de Wilhelm. Son enthousiasme rappelle celui de l’essai


Zum Shäkespears-Tag de 1771.
CHAPITRE 11

Plus la situation des comédiens s’améliorait, plus ils avaient à


manger et à boire, et plus aussi leur véritable nature se révélait
sous un jour qui n’était pas précisément à leur avantage. Outre le
gîte et le couvert, ils recevaient chaque semaine une somme
déterminée, et comme ils ne manquaient pour l’instant de rien et
qu’il leur restait toujours quelque argent en poche, ils ne
savaient, dans leur exubérance, où donner de la tête. Le sage
Mélina, quant à lui, employa le peu d’argent liquide qui lui restait
à se vêtir convenablement. Il acheta quelques costumes au valet
de chambre du comte et fut bientôt proprement équipé de pied
en cap.
Malheureusement pour eux, l’armée était obligée de
poursuivre sa route et de quitter le pays. Le prince ordonna les
préparatifs du départ et comme il se montrait fort généreux vis-
à-vis des gens du château, la baronne sut s’y prendre de telle
sorte qu’une montre en or échut à Wilhelm ; sans représenter
beaucoup de valeur en elle-même, elle n’en prouverait pas moins
que le prologue écrit en l’honneur du prince avait été remarqué.
La baronne trouva moyen de l’offrir elle-même à Wilhelm et de
lui témoigner ainsi son amitié d’une manière délicate. Avant de
partir, Jarno le fit appeler à plusieurs reprises et chercha à le
voir. Mais Wilhelm avait pris la ferme résolution d’éviter cet
homme du monde sans cœur. Le prince s’en alla et le château se
vida.
Quelques acteurs s’imaginaient réellement qu’on les ferait
déménager de l’ancien vers le nouveau château et qu’on leur
donnerait des chambres plus belles et plus confortables. Quelle
ne fut donc pas leur déception quand on leur annonça qu’ils
auraient à quitter ce paradis sous huit jours !
Philine, entre-temps, fit tout son possible pour décider notre
héros à paraître une fois encore sur scène, mais en vain. Elle
obtint en revanche qu’il fît quelques lectures en petit comité. Il
s’en tira fort bien et entra encore plus dans les bonnes grâces de
ces dames. Il en reçut des preuves tangibles au moment de
prendre congé. Elles lui offrirent en effet une bourse brodée de
leurs mains, contenant trente ducats. Une partie de cette somme,
lui dit-on, était un cadeau du maître de maison ; mais les dames
l’avaient jugé insuffisante et y avaient ajouté un peu d’argent de
leurs propres deniers. Lorsqu’on voulut la lui remettre, il la
refusa obstinément, si bien que Philine finit par intervenir. Elle
s’inclina d’un air espiègle et prit la bourse des mains de la
baronne :
— Il va falloir que je vous remercie en son nom, Madame, et
que je sois désormais sa trésorière. Il a, pendant notre voyage, si
généreusement dépensé son dernier sou pour nous que je pense
qu’il est de mon devoir de veiller maintenant sur lui.
La plaisanterie en amena d’autres. La comtesse se mit à fouiller
dans son secrétaire. Philine qui, d’une part, avait bien remarqué
que la comtesse avait un faible pour Wilhelm et qui, d’autre part,
savait qu’il lui prenait parfois des envies puériles de tout
distribuer autour d’elle, n’eut aucune peine à faire en sorte, avec
la plus joyeuse insolence, que la dame lui offrît en plus un étui en
or, une jolie bague et plusieurs autres petits objets de valeur, que
Wilhelm refusa à chaque fois mais que Philine empocha avec un
air mutin, divertissant ainsi les dames en même temps qu’elle les
dépouillait.
Wilhelm finit par en avoir assez et prit congé afin de préparer
lui aussi ses bagages. Philine le suivit bientôt au château ; elle le
trouva plongé dans le plus grand embarras, se demandant
comment il allait ranger ses vêtements et ses effets personnels,
car il avait généreusement cédé sa malle à Mme Mélina dont la
garde-robe, grâce aux faveurs de leurs Seigneuries, avait
considérablement grossi durant le séjour. Tandis qu’il avait le
dos tourné, Philine s’empara de ses plus belles affaires et, avec
l’aide du garnement aux cheveux blonds et aux yeux bleus,
toujours prêt à lui obéir au moindre signe, transporta la plus
grande partie du paquetage au nouveau château et lui fit dire
qu’elle mettrait tout cela dans sa propre malle. Il lui était
d’ailleurs très facile de le faire, car non seulement l’écuyer avait
veillé à ce qu’elle reçût de beaux cadeaux, mais il lui avait
également procuré une grande malle pour lui permettre de tout
emporter dans les meilleures conditions et de la façon la plus
sûre. Wilhelm, que tout service de sa part contrariait au plus
haut point, repoussa sa proposition avec humeur ; tout ce qu’il
gagna, ce fut de l’entendre se moquer de lui et le menacer, s’il ne
se calmait pas, de se jeter à son cou. Il n’eut donc d’autre choix
que de laisser faire l’extravagante créature et s’estimer heureux
qu’elle consentît à le laisser par ailleurs en paix.
La question se posait maintenant de savoir comment voyager,
quelle route prendre et comment atteindre sans danger, par ces
périlleux temps de guerre, la ville de H***, où l’on avait décidé
de se rendre. La plupart de ces difficultés avaient déjà été levées
par M. le comte ; car après avoir soigneusement considéré
jusqu’où il pourrait les faire accompagner par ses gens, il leur
avait tracé un itinéraire, étape après étape, et obtenu du prince
un laissez-passer qui devait leur permettre de franchir l’arrière-
garde en toute sécurité. Il exposa son plan au directeur et fit
promettre qu’on le suivrait à la lettre. Le château se vidait de plus
en plus ; le jour fixé pour le départ du comte lui-même
approchait. Les comédiens furent bien obligés d’en prendre leur
parti et de songer eux aussi à quitter les lieux. Il leur en coûtait,
car ils ne se souvenaient pas d’avoir connu, de leur vie, de plus
heureux jours. Cependant, comblés de présents, les poches bien
garnies, la plupart partaient avec l’espoir de retrouver ailleurs
une existence aussi agréable. À grand-peine, non sans quelques
disputes, tous furent enfin embarqués et leurs bagages emballés.
L’écuyer fit de tendres adieux à Philine, le secrétaire prit
amicalement congé de tous, et c’est ainsi qu’ils se mirent en
route, sans véritable idée de l’endroit où l’on pourrait trouver
asile, mais plus confiants que jamais en leurs mérites, qui ne
pouvaient manquer de leur valoir d’être partout légitimement
respectés.
CHAPITRE 12

Il serait irresponsable d’entretenir nos lecteurs, qui ont déjà eu


matière à récriminer, ici et là, contre un excès de détails de tous
les événements et de toutes les mésaventures auxquels la troupe
fut exposée. Nous survolerons donc les montagnes et les vallées
qu’ils traversèrent sous les intempéries, pour les retrouver dans
une auberge où ils firent halte pour retenir de nouvelles voitures
et de nouveaux chevaux, et pour prendre un peu de bon temps.
Chacun le fit à sa manière, et il était réellement curieux de voir
comment ils se séparèrent en petits groupes pour se faire servir à
différentes tables toutes sortes de viandes rôties ou bouillies,
selon la diversité de leurs goûts.
Dès le début, en quittant le château, Mélina avait essayé de leur
faire comprendre que chacun aurait à faire le voyage à ses
propres frais. Il s’était certes donné jusqu’à présent les allures
d’un directeur, mais il ne l’avait fait que pour mettre en valeur la
troupe. Tout l’argent qu’il avait reçu de la part du comte, il l’avait
honnêtement partagé entre tous, proportionnellement. Il ne
voyait aucune raison de faire maintenant caisse commune. En
payant chacun pour soi, on restait libre de vivre comme on
l’entendait. Tous furent satisfaits de cet arrangement, dans la
mesure où chacun demeurait ainsi maître de ce qui lui
appartenait. Et Mélina, très sagement, renonça à la qualité de
directeur, dès l’instant où celle-ci pouvait lui devenir une charge.
Wilhelm était cependant de la meilleure humeur. Il venait par
hasard de lire, dans la vie d’Henri IV de Shakespeare1, l’histoire
d’un prince qui passe quelque temps au sein d’une société de gens
vulgaires et même de mauvaises mœurs et qui, malgré la
noblesse de son caractère, en vient à s’amuser de la rudesse, de la
grossièreté, de la bêtise de ces comparses2. Il trouvait ainsi un
idéal auquel il pouvait comparer son état présent, ce qui
favorisait singulièrement son irrésistible penchant à se mentir à
lui-même.
Il commença de songer à son habillement. Il estima qu’une
courte veste sur laquelle on jette au besoin un manteau
constituait pour un voyageur un vêtement beaucoup plus
adéquat que l’équipement ordinaire. Il adopta donc ce costume
auquel il adjoignit, comme il voyageait souvent à pied, d’assez
larges culottes et une paire de bottines à lacets. Peu après, il
parut également avec une grande écharpe enroulée autour du
corps, en avançant d’abord le prétexte qu’elle tenait chaud à
l’estomac. En revanche, il dégagea son cou du joug d’une cravate
et fit poser à sa chemise quelques bandes de mousseline en guise
de ruché ; mais comme elles étaient trop larges, elles
ressemblaient tout à fait à un simple col. Un chapeau rond, avec
un ruban bariolé et une plume, vint compléter l’accoutrement.
Bref, il se donna l’allure que l’on vit par la suite adoptée par bon
nombre d’étudiants de Göttingen voulant imiter Hamlet, ainsi
que par une nation entière à l’instigation de son roi3. Tout le
monde trouva ce costume extrêmement joli, et les femmes
surtout assurèrent qu’il lui allait à ravir. Philine feignit de s’en
enticher, ce qui n’était pas une mauvaise manière d’entrer dans
ses bonnes grâces ; et notre ami qui, selon le comportement de
ses compagnons, les traitait comme le prince Harry, prit bientôt
lui-même goût à encourager et à organiser toutes sortes de
polissonneries. Il se montrait d’humeur la plus charmante, la
plus joyeuse, la plus cavalière. On suspendit momentanément les
répétitions, on exhuma des bagages quelques rapières pour
ferrailler et faire quelques assauts ; on avait le cœur en joie, on
savourait sans mesure le vin acceptable que l’on s’était procuré.
Cette manière de vivre provoqua toutes sortes de désordres.
Philine était à l’affût de notre héros insensible et mes charmantes
lectrices auraient eu du souci à se faire quant à la moralité de leur
ami si une bonne étoile n’était venue donner un autre cours à ses
pensées.

1. L’Henri IV de Shakespeare comprend deux parties.

2. Il s’agit du prince Harry, le futur Henri V.


3. Gustave III (1746-1792), roi de Suède.
CHAPITRE 13

Un de leurs amusements favoris, qui les divertissait le plus,


était d’improviser des scènes dans lesquelles ils singeaient et
tournaient en ridicule leurs anciens protecteurs et bienfaiteurs.
Quelques acteurs avaient fort bien observé les singularités dans
les façons d’être de certains hauts personnages, et leurs
imitations étaient accueillies avec enthousiasme par le reste de la
troupe. Philine puisa dans les archives secrètes de son expérience
personnelle quelques scènes de déclaration d’amour dont elle
avait été l’objet.
Lorsque Wilhelm leur fit reproche de se livrer à ce jeu, l’un des
comédiens, le plus malin, prit la parole :
— Ils nous ont payés et nourris pour notre prestation, mais je
ne vois pas que leur conduite à notre égard mérite de notre part
une reconnaissance particulière1 !
Ces paroles furent le signal que chacun attendait pour
commencer à se plaindre du peu d’estime qu’on leur avait
témoigné, des humiliations qu’on leur avait fait subir. Ils se
moquèrent du comportement des gens haut placés, même vis-à-
vis les uns des autres, et des vaines activités auxquelles ils se
livraient.
— Vous allez trop loin, reprit Wilhelm, et comme vos
observations reposent sur une part de vérité, vous ne voyez pas
l’erreur que vous commettez en vous plaçant d’un point de vue
trop terre à terre pour juger ces personnes et ce qu’elles font. Je
ne saurais moi-même affirmer que mon séjour au château a été
en ce qui me concerne particulièrement édifiant. J’ai plutôt eu
l’occasion de réviser certaines idées, ce dont je suis redevable à
quelques amis perspicaces. Des personnes qui, de par leur
naissance, occupent un rang élevé dans la société, à qui les
richesses reçues en héritage assurent une vie parfaitement aisée,
qui profitent largement, si j’ose dire, de toutes les facilités de
l’existence, ces gens-là s’habituent à considérer ces biens comme
les premiers et les plus importants de tous et ne sont plus
capables d’apprécier le mérite de ceux que la nature seule a doués
de talent. Ce n’est pas seulement leur conduite à l’égard des gens
de rang inférieur, mais également celle envers leurs semblables
qui se mesure d’après des avantages extérieurs, qui permettent à
chacun de faire valoir son titre, son rang, sa mise et ses
équipages, tout, excepté les mérites.
Ces paroles furent accueillies par des applaudissements
enthousiastes ; on se lança dans nombre d’anecdotes qui
tendaient à confirmer indiscutablement l’opinion avancée.
— Ne les blâmez pas, s’écria Wilhelm, plaignez-les plutôt ! Car
ce bonheur qui est à nos yeux nécessairement le plus grand dans
la mesure où il prend sa source dans la richesse de la vie
intérieure, ces gens-là ne le goûtent que rarement ! C’est à nous
seuls, pauvres êtres dépourvus de tout, ou de presque tout, qu’il
est donné de goûter à profusion les joies de l’amitié. Ceux que
nous aimons, nous ne pouvons ni les élever par nos grâces, ni
leur donner de l’avancement par faveur, ni les combler de
présents. Nous n’avons rien d’autre que nous-mêmes. C’est donc
notre personne tout entière qu’il nous faut offrir et, pour que ce
cadeau ait quelque prix, assurer à l’ami qu’il le gardera
éternellement. Quelle joie ! Quelle satisfaction pour celui qui
donne et celui qui reçoit ! Quel bonheur suprême nous réservent
les liens de fidélité ! Ils confèrent à cette vie éphémère une sorte
de certitude divine. Ils constituent toute notre félicité, l’essentiel
de toute notre richesse.
Pendant qu’il parlait ainsi, Mignon s’était approchée. Elle
l’entoura de ses bras délicats et demeura debout, sa petite tête
appuyée contre la poitrine de son ami. Il posa la main sur les
cheveux de l’enfant et poursuivit :
— Qu’il est facile aux grands seigneurs de gagner notre
affection, de s’attacher les cœurs ! Des manières prévenantes,
affables, empreintes d’un peu d’humanité font des miracles !
Combien de moyens n’ont-ils pas pour retenir ceux qu’ils ont su
conquérir ! Pour nous, tout est plus rare, plus difficile. Dès lors,
n’est-il pas plus naturel que nous y attachions plus de prix ? Que
d’exemples touchants de serviteurs fidèles qui se sont sacrifiés
pour leurs maîtres ! Et comme Shakespeare nous les décrit
admirablement ! La fidélité est alors l’élan d’une âme généreuse
pour égaler plus grand que soi. Par son amour et son
attachement indéfectible, le serviteur devient l’égal de son maître
qui, sans cela, est fondé à le considérer comme un méprisable
mercenaire. Voilà pourquoi ces vertus sont réservées aux classes
inférieures. La facilité à pouvoir reprendre sa liberté est trop
grande pour que l’on n’y succombe pas. Oui, en ce sens, j’oserais
affirmer qu’un grand peut bien avoir des amis, mais ne peut être
l’ami de personne.
Mignon se serrait toujours plus étroitement contre Wilhelm.
— C’est entendu, répliqua un membre de la troupe qui n’était
pas le plus subtil d’entre tous, nous n’avons pas besoin de leur
amitié et ne l’avons jamais recherchée. Mais ils devraient au
moins mieux connaître les arts qu’ils prétendent protéger.
Toutes les fois où nous avons le mieux joué, il n’y a eu personne
pour nous écouter. La plupart du temps, ce n’est que la sottise et
le mauvais goût qui ont retenu leur attention et recueilli leurs
applaudissements.
— Si je fais abstraction, reprit Wilhelm, de tout ce qui peut
relever de l’ironie ou de la malignité, je pense pour ma part que
l’art est logé à la même enseigne que l’amour. L’homme du
monde peut-il, en se dispersant comme il le fait, sauvegarder
cette richesse intérieure qui doit habiter l’artiste pour peu qu’il
aspire à la perfection et qui doit même ne pas être étrangère à
celui qui veut porter à l’œuvre l’intérêt que l’artiste réclame et
attend ? Croyez-moi, mes amis, il en est du talent comme de la
vertu : il faut les pratiquer pour eux-mêmes ou bien y renoncer
tout à fait. Ils ne sont, l’un et l’autre, reconnus et récompensés
que pour autant qu’on s’y adonne en secret et presque avec
crainte, comme s’il s’agissait d’un dangereux mystère.
— Mais en attendant, on peut mourir de faim ! s’écria dans son
coin un autre comédien.
— Pas si vite, repris Wilhelm. J’ai souvent constaté moi-même
qu’aussi longtemps qu’un homme est en vie et se démène, il finit
toujours par trouver sa nourriture, même si ce n’est pas la plus
abondante au début. De quoi vous plaignez-vous donc ? Au
moment où nos affaires allaient au plus mal et où l’on s’y
attendait le moins, n’avons-nous pas été accueillis et bien reçus ?
Et maintenant, alors que nous ne manquons pour l’instant
encore de rien, nous vient-il à l’esprit de nous exercer, de
chercher à perfectionner notre art ? Nous nous occupons de
mille choses secondaires et, pareils à des écoliers, nous écartons
tout ce qui pourrait nous rappeler notre leçon.
— C’est bien vrai, dit Philine, et c’est impardonnable.
Choisissons une pièce et jouons-la séance tenante. Chacun fera
de son mieux, comme s’il avait devant lui l’auditoire le plus
imposant.
On ne délibéra pas longtemps. Quelques acteurs sifflèrent un
air d’ouverture, chacun repassa rapidement son rôle, on
commença. Et l’on joua la pièce d’un bout à l’autre avec la plus
grande application, bien mieux que l’on aurait pu s’y attendre.
Wilhelm lui-même, en sa qualité de spectateur, ne put
s’empêcher d’applaudir plus d’une fois et de crier « bravo ».
Lorsqu’ils eurent terminé, ils éprouvèrent tous un sentiment
d’intense satisfaction, tant pour avoir bien employé leur journée
que parce que chacun avait tout lieu d’être content de soi.
Wilhelm se répandit en éloges ; la conversation fut enjouée et
pleine d’entrain.
— Vous voyez bien, s’écria notre ami, jusqu’où nous pourrions
arriver si nous continuions ainsi à nous entraîner et quel plaisir
nous y trouverions. J’ai souvent fait le parallèle entre les
musiciens et les acteurs. Jamais ceux-là ne sont plus heureux que
lorsqu’ils répètent ensemble. Que de soins ne prennent-ils pas
pour accorder leurs instruments, pour moduler la puissance du
son selon la partition qui leur échoit ! Seul le plus maladroit
d’entre eux croirait qu’il se fait honneur en accompagnant à
grand bruit le solo d’un autre. Chacun s’efforce de jouer dans
l’esprit du compositeur et de tout faire pour contribuer à bien
restituer celui-ci, quelle que soit l’importance de la partie qui lui
est dévolue. Les acteurs ne devraient-ils pas essayer d’en faire
autant entre eux ? Ne devraient-ils pas trouver leur plus grand
bonheur à se faire d’abord plaisir mutuellement et à n’estimer les
applaudissements que pour autant qu’ils consacreraient une
exécution talentueuse, dont tous auraient été en quelque sorte
les garants réciproques ? Toutes les petitesses qui ravalent cet art
si noble au rang d’un simple métier s’effaceraient ; on ne se
querellerait plus pour un rôle, on ne chercherait plus à briller de
manière intempestive, chacun rendrait justice à sa partie et s’en
trouverait récompensé, fût-elle minime. Que le directeur d’une
pareille compagnie pourrait s’estimer heureux ! Il devrait,
naturellement, bien connaître son affaire, savoir indiquer à
chacun quelles sont ses aptitudes, ne jouer lui-même que les
rôles pour lesquels il est fait, ne pas s’arroger un droit exclusif
sur telle ou telle sorte de personnage, un droit que personne,
d’ailleurs, ne saurait revendiquer. Chacun n’en finirait pas moins
par aller là où son tempérament l’entraîne, où le travail affermit
son choix, et les autres admettraient alors sans peine sa
légitimité à cette place. Entre honnêtes gens, la meilleure et la
seule forme possible de gouvernement est certainement le
modèle républicain2. Et si j’avais à me prononcer sur ce mode
d’organisation, je demanderais que la fonction de directeur fût
assumée à tour de rôle, et j’y adjoindrais une sorte de petit sénat.
— Qu’est-ce qui nous empêche, s’écrièrent-ils, de faire tout de
suite un essai ? Nous sommes tous, ici, des hommes libres, sans
liens de dépendance ou obligations. Constituons cette république
idéale, tout au moins pendant la durée de notre voyage !
— Dans la mesure où il ne s’agit que d’un État nomade, dit
quelqu’un, nous n’aurons au moins pas de différends à nos
frontières3 !
On se mit immédiatement à l’œuvre et Wilhelm fut élu
premier directeur. Le sénat fut constitué ; les femmes eurent le
droit de siéger et de voter. On proposa, on rejeta, on approuva
des lois.
Le temps s’écoulait sans que l’on s’en aperçût et on croyait
n’avoir jamais vécu de moments aussi agréables.
1. Cette rancœur exprime bien le besoin, ressenti par les comédiens, de
reconnaissance artistique et sociale.
2. Cette discussion trahit un mouvement visant à donner aux troupes une réelle
autonomie de gestion fondée sur le principe d’égalité et de collégialité
« républicaines ». Le modèle de la Comédie-Française (1680) a vraisemblablement
inspiré ces revendications.
3. La boutade (« ein wanderndes Reich ») parodie certes les débats sur la meilleure
forme de gouvernement, elle n’en contient pas moins l’aspiration à échapper à la
marginalité pour se constituer en structure sociale, égale en dignité à l’ordre constitué
‒ ce qui est largement utopique comme le montrent les développements qui suivent.
CHAPITRE 14

C’est à grand-peine que l’on avait pu trouver dans la petite ville


le nombre de chevaux nécessaires au transport de la troupe et de
ses bagages. Quand tout fut enfin prêt, un nouvel obstacle
surgit : le bruit courut qu’un corps franc s’était montré sur la
route qu’ils comptaient prendre. Cette rumeur inattendue suscita
l’inquiétude, bien que la nouvelle fût douteuse, sans véritable
fondement et que, d’après la position des armées, il parût
presque impossible qu’un corps ennemi eût pu pénétrer si avant.
Tout le monde s’empressait de décrire à nos comédiens le grave
péril auquel ils s’exposaient et leur conseillait de prendre un
autre chemin. La plupart d’entre eux étaient très effrayés ; et
lorsque, conformément à la nouvelle constitution républicaine,
le sénat fut convoqué pour délibérer sur cette situation
extraordinaire, ils furent presque tous d’avis qu’il fallait éviter de
prendre des risques et choisir un autre itinéraire1.
Seul Wilhelm n’était pas si effrayé qu’il fût prêt à renoncer
aussitôt à un plan que l’on avait élaboré après longue réflexion. Il
leur redonna au contraire courage, employa des arguments
convaincants, les exhortant à se conduire en hommes.
— Ce n’est encore qu’une rumeur, dit-il, et combien n’en fait-
on pas courir en temps de guerre ! Bien des gens estiment que le
fait est improbable, voire presque impossible. Allons-nous, dans
une affaire de cette importance, nous déterminer sur la foi de
propos incertains ? La route que M. le comte nous a indiquée, et
qui est consignée sur notre laissez-passer, est la plus courte et
celle qui offre les meilleurs chemins. Elle nous mène d’abord
dans une ville importante où nous pourrons soit nous associer à
une autre troupe2, soit nous produire nous-mêmes et en tirer
quelque bénéfice. Nous éviterons ainsi de grosses difficultés,
gagnerons du temps et de l’argent, tandis que la route que nous
proposent les plus craintifs d’entre vous, et sur laquelle je me suis
renseigné, nous éloigne de notre destination et nous fait passer
par des chemins si impraticables que je ne sais si nous pouvons
espérer nous tirer d’affaire avant la mauvaise saison et atteindre
le but de notre voyage.
Il leur parla longtemps encore et présenta la chose sous tant de
côtés favorables que leurs craintes diminuèrent et qu’ils reprirent
courage.
— Peut-être s’agit-il d’ailleurs d’un corps de l’armée alliée. Dans
ce cas, notre laissez-passer suffit à nous protéger. Si ce sont les
troupes régulières de l’ennemi, nous n’avons pas non plus lieu de
nous inquiéter, car je ne vois pas ce que de simples voyageurs
ont à voir avec des querelles entre rois. Et si une bande de
maraudeurs vient à nous attaquer, il me semble que nous
sommes assez nombreux pour leur inspirer le respect et leur
opposer une résistance dont ils seraient fort étonnés.
Par ces derniers mots, Wilhelm mit évidemment tous les
jeunes comédiens de son côté. Et comme la proposition avait à la
fois un caractère héroïque et singulier, les femmes y
souscrivirent également, Mme Mélina en tête, dont la grossesse
avancée ne lui avait rien fait perdre de son intrépidité naturelle.
Le reste des hommes ne voulut pas passer pour des lâches, il n’y
eut personne qui ne parût approuver la proposition de grand
cœur.
On prit des dispositions pour parer à toute éventualité et être
en mesure, le cas échéant, de se défendre. Wilhelm se procura
un sabre et deux pistolets. Le jeune acteur dont nous avons parlé
en commençant ce livre, et que nous appellerons désormais
Laërte3, s’arma d’un fusil ; les autres se partagèrent quelques
vieilles armes à feu. Et c’est ainsi que l’on se mit en route, malgré
quelque résistance de la part des voituriers.
Le deuxième jour, ces gens, qui connaissaient le pays,
proposèrent de faire la halte de midi dans une clairière boisée,
sur le plateau d’une montagne ; car le prochain village, bien qu’il
ne fût plus très loin, était difficile d’accès et l’on s’épargnerait
ainsi de devoir franchir un dangereux ravin ; quand il faisait
beau, ils avaient l’habitude d’emporter quelques provisions et de
s’arrêter à l’endroit en question. Comme le temps était clair, tous
acceptèrent volontiers la proposition.
Wilhelm marchait devant. Son étrange accoutrement aurait
sûrement étonné toute personne qu’il eût rencontrée ; au
costume que nous avons décrit plus haut, il avait adjoint un large
baudrier qui se balançait sur son épaule et auquel pendait un
grand sabre ; il avait en outre passé deux pistolets dans sa
ceinture. C’est ainsi équipé qu’il montait le chemin dans la forêt,
d’un pas alerte et joyeux. Toute la troupe qui l’accompagnait était
tout aussi curieuse à voir. Mignon courait à côté d’eux, dans sa
petite veste avec, à la ceinture, un coutelas de chasse que l’on
n’avait pas pu lui refuser, tant elle l’avait demandé avec ardeur
quand la troupe s’était armée. Le gamin blond qui, lui non plus,
n’avait pas quitté la compagnie, portait le fusil de Laërte. Le
harpiste, quant à lui, avait l’air le plus pacifique de tous. Il avait
retroussé les pans de sa longue tunique pour ne pas être gêné
dans sa marche et s’appuyait sur un bâton noueux, son
instrument étant resté dans la voiture. Après une montée assez
difficile, ils trouvèrent aisément la place indiquée. Ils la
reconnurent aussitôt aux grands hêtres qui l’entouraient, à la
source nichée en son creux, à la vue dégagée qu’elle offrait sur
l’horizon. Ils prirent possession des lieux, se reposèrent à
l’ombre, allumèrent un feu et attendirent en chantant le reste des
comédiens. À mesure qu’ils arrivaient, tous saluaient la beauté de
l’endroit, de la contrée et se félicitaient du temps qu’il faisait.

1. Collision entre la troupe et les vicissitudes d’une histoire en train de se faire,


violente, et où règnent la guerre et le brigandage.
2. Cette association de troupes, allant parfois jusqu’à la fusion, est un phénomène
fréquent au XVIIIe siècle. La tendance caractérise l’instabilité de ce mode d’organisation
fragile, mais dont on peut considérer qu’il est une partie constitutive du processus qui
conduira à l’émergence de compagnies puissantes favorisant par la suite le passage à la
sédentarisation.
3. Laërte est, dans Hamlet, le frère d’Ophélie. Ce personnage est introduit dans le
roman de Goethe en relation avec la pièce de Shakespeare. Laërte apparaît dans Les
Années de voyage de Wilhelm Meister (Livre II, chapitre 4).
CHAPITRE 15

Même s’ils avaient souvent passé ensemble de bons et joyeux


moments entre quatre murs, leur séjour ici était certainement
plus agréable encore : la beauté de la campagne sous la vaste
étendue du ciel semblait purifier tous les cœurs. On ne pouvait
rien imaginer de plus ravissant que de passer sa vie entière dans
une aussi agréable retraite. On enviait les chasseurs, les
charbonniers, les bûcherons, tous ces gens que leur état retient
dans ces heureuses demeures. On vantait surtout la vie
vagabonde des bohémiens1 pouvant goûter sans contrainte, dans
une bienheureuse oisiveté, tous les charmes imprévus de la
nature.
On avait pendant ce temps commencé à faire bouillir des
pommes de terre, en disposant quelques marmites autour du
feu ; on s’était installé par petits groupes sous les arbres et les
taillis. La bizarrerie des costumes donnait à tous une allure
étrange, renforcée encore par les armes qu’ils traînaient avec
eux ; les chevaux broutaient à l’écart. Si l’on s’était donné la peine
de cacher les voitures, le tableau eût été parfait.
Wilhelm était rempli de joie à la vue de ce spectacle. Il pouvait
s’imaginer qu’il était le chef de cette petite colonie ; c’est dans
cette idée qu’il venait s’entretenir avec chacun, en la présentant
sous un jour aussi poétique que possible. Les esprits s’exaltaient,
on mangeait, on buvait, on poussait des cris d’allégresse, on
jurait n’avoir jamais vécu de plus beaux moments.
Nous ne pouvons cacher à nos lecteurs qu’il s’agit ici d’une
scène qui a été récemment copiée et imitée jusqu’à satiété sur
tous les théâtres allemands. L’idée du vaillant vagabond, du
noble brigand, du généreux bohémien et de toutes ces canailles
idéalisées trouve sa véritable origine dans cette image du
campement telle que nous l’avons décrite non sans quelque
réticence, dans la mesure où il n’est rien de plus désagréable que
de ne pouvoir faire connaître l’original au public qu’après que les
nombreuses copies ont enlevé au sujet tout le charme de la
nouveauté.
Les esprits étaient de plus en plus gais. Wilhelm et Laërte
saisirent leurs fleurets et commencèrent à s’exercer à une passe
d’armes, telle que celle qui conclut si tragiquement Hamlet2. Ils
avaient décidé de jouer la pièce entre eux et le rôle du prince
danois était échu à notre ami. Les autres comédiens firent cercle
autour d’eux ; ils combattaient avec ardeur et l’intérêt des
spectateurs croissait à chaque engagement.
Soudain, la troupe fut saisie d’effroi. Une détonation retentit
dans le fourré voisin, suivie aussitôt d’une seconde. En se
retournant, ils aperçurent des gens armés qui couraient vers
l’endroit où les chevaux broutaient, non loin des voitures
chargées de bagages.
De grands cris s’élevèrent du groupe des femmes, nos héros
jetèrent leurs fleurets, empoignèrent leurs sabres et s’élancèrent
vers les voleurs en leur enjoignant de s’arrêter et leur demandant
raison de leur attaque. Comme on leur répondit laconiquement
par quelques coups de mousquet, Wilhelm déchargea son
pistolet sur l’un d’entre eux qui avait déjà escaladé une voiture et
coupé les cordes des bagages. Le coup porta, l’homme s’effondra.
Laërte, lui non plus, n’avait pas manqué sa cible. Les deux amis
dégainaient leurs sabres lorsque les autres brigands se ruèrent
sur eux au milieu de hurlements et de vociférations, tirèrent sur
eux également quelques coups de fusil, prêts à affronter ces
téméraires, sabre au clair. Nos jeunes héros se comportèrent
bravement ; ils appelèrent le reste de la compagnie à la rescousse,
les exhortèrent à leur venir en aide. Mais Wilhelm ne vit bientôt
plus la lumière du jour et perdit conscience de ce qui se passait.
Blessé par une balle qui l’avait atteint entre la poitrine et l’épaule,
étourdi par un coup de sabre qui avait fendu son chapeau et
pénétré presque jusqu’au crâne, il s’effondra et n’apprit que plus
tard, à travers le récit des autres, l’issue malheureuse de l’attaque.
Quand il rouvrit les yeux, il se trouva dans la plus étrange
situation. La première chose qu’il aperçut à travers le voile qui
troublait encore sa vue, ce fut le visage de Philine penché sur le
sien. Il était trop faible pour se lever et, en faisant un
mouvement pour se redresser, il sentit qu’il reposait sur les
genoux de Philine et s’y laissa retomber. Elle était assise par terre
et tenait doucement appuyée contre elle la tête du jeune homme,
lui faisant au creux de ses bras la couche la plus douce. Mignon,
les cheveux en désordre et tout ensanglantés, était agenouillée
aux pieds de Wilhelm et les tenait embrassés en versant
d’abondantes larmes.
Quand il vit ses vêtements couverts de sang, il demanda d’une
voix éteinte ce qui lui était arrivé, à lui et aux autres. Philine lui
demanda de rester tranquille. Tous les comédiens, dit-elle,
étaient en sûreté ; il n’y avait que lui et Laërte de blessés. Elle ne
voulut pas en dire davantage et le pria instamment de ne pas
s’agiter, car elle craignait de voir se rouvrir ses plaies, qui avaient
été pansées à la hâte. Il tendit la main à Mignon et demanda
pourquoi il y avait du sang sur les boucles de l’enfant.
Lorsque la petite créature au grand cœur l’avait vu blessé et
qu’elle n’avait rien trouvé sous la main pour étancher le sang, elle
s’était servie de ses cheveux pour tamponner les blessures de son
maître et père3, mais avait dû bien vite renoncer à cette vaine
entreprise. On l’avait ensuite pansé avec de l’amadou et de la
mousse ; Philine avait alors sacrifié son fichu et sa blouse.
Wilhelm s’aperçut que Philine avait le dos appuyé contre sa
malle, qui paraissait encore bien fermée et intacte. Il demanda si
les autres avaient été, comme elle, assez heureux pour sauver
leurs effets. Elle répondit par un haussement d’épaules et en
jetant un regard sur la clairière jonchée de caisses brisées, de
coffres éventrés, de valises en lambeaux et d’une foule de petits
objets épars. Il n’y avait plus personne que ce groupe étrange, tel
que nous venons de le décrire, qui se retrouvait seul en ce lieu
désert.
Wilhelm en apprit alors bien plus qu’il ne voulait savoir. Ceux
qui auraient pu opposer quelque résistance avaient vite pris peur
et rendu les armes ; les uns s’étaient enfuis, les autres avaient
assisté avec effroi au désastre. Les voituriers qui résistaient avec
plus d’opiniâtreté à cause de leurs chevaux avaient été mis très
vite hors de combat ; tout avait été pillé et emporté. Dès qu’ils
n’avaient plus eu à craindre pour leur vie, les infortunés
voyageurs avaient commencé à se lamenter sur les pertes qu’ils
avaient subies et avaient couru en toute hâte au village voisin en
emmenant Laërte, légèrement blessé, et en n’emportant que les
quelques ruines qui restaient de leurs effets. Le harpiste avait
appuyé contre un arbre son instrument endommagé et les avait
accompagnés au village pour chercher un chirurgien capable de
porter secours à son bienfaiteur, laissé pour mort.

1. Ces personnages peuplent surtout les « drames de chevalerie » (« Ritterdramen »),


nés notamment dans le sillage du Götz von Berlichingen (1773) de Goethe lui-même,
puis des Brigands (Die Räuber, 1782) de Schiller. Goethe condamnera cette mode dont
il estimait qu’elle portait atteinte à la dignité de l’art dramatique.

2. Scène 2 de l’acte V.
3. Gestes qui rappellent ceux de la femme dont parle Luc 7, 36-50. Mais la double
image constituée par Mignon l’innocente et Philine la pécheresse compose une unité
complexe, toute de contradictions, face à la psychologie de Wilhelm.
LIVRE VI
CHAPITRE 1

Nos trois malheureux rescapés restèrent encore ainsi un


certain temps, à guetter et à attendre, dans la situation où nous
les avons laissés à la fin du livre précédent. Personne ne venait à
leurs secours, la nuit allait tomber et déjà, chez Philine, le calme
cédait à l’inquiétude. Mignon courait d’un côté et de l’autre,
l’impatience de l’enfant croissait de minute en minute. Enfin,
quand leurs vœux furent exaucés et qu’ils entendirent des gens
approcher, ils furent saisis d’une nouvelle frayeur. Ils
entendirent distinctement une troupe de cavaliers gravir le
chemin qu’ils avaient eux-mêmes parcouru ; ils pensèrent
aussitôt qu’une autre bande d’hôtes indésirables venait visiter la
clairière pour y glaner quelques restes. Quelle surprise agréable
fut la leur lorsqu’ils virent déboucher des taillis une jeune femme
montée sur un cheval blanc1, accompagnée d’un seigneur assez
âgé et de quelques cavaliers ! Des piqueurs et des domestiques les
suivaient.
Philine ouvrit de grands yeux devant cette apparition ; elle
s’apprêtait déjà à appeler et à implorer le secours de la belle
amazone lorsque celle-ci tourna un regard étonné vers le
singulier trio, poussa son cheval de leur côté et vint s’arrêter
devant eux. Elle s’informa aussitôt de l’état du blessé dont la
position, sur les genoux de la frivole Samaritaine, lui parut
extrêmement curieuse.
— Est-ce votre mari ? demanda-t-elle à Philine.
— Seulement un ami très cher, répondit-elle d’un ton qui
déplut fort à Wilhelm.
Il fixait des yeux le visage doux, paisible et compatissant de
l’inconnue ; il lui semblait n’avoir jamais rien vu d’aussi aimable.
Un large manteau d’homme, qui n’était visiblement pas fait pour
elle, dissimulait sa silhouette ; elle l’avait sans doute emprunté à
l’un de ses compagnons pour se protéger de la fraîcheur du soir.
Les cavaliers s’étaient entre-temps approchés à leur tour.
Quelques-uns mirent pied à terre ; la dame en fit autant et
s’enquit, d’un ton compatissant et empreint d’humanité, des
circonstances du malheur qui avait frappé les voyageurs et des
blessures du jeune homme étendu devant elle ; puis elle se
retourna vivement et se dirigea en compagnie du vieux seigneur
vers les voitures qui montaient lentement la côte avant de faire
halte dans la clairière.
Après que la femme se fut arrêtée un moment à la portière
d’une des voitures et eut échangé quelques mots avec les
nouveaux arrivants, il en descendit un homme trapu qu’elle
conduisit auprès de notre héros blessé. À la caissette qu’il portait
à la main et à sa sacoche de cuir garnie d’instruments, on
comprit bien vite que c’était un chirurgien2. Ses manières étaient
plus rudes que prévenantes, mais sa main était légère et ses soins
furent bienvenus.
Il examina minutieusement le patient, déclara qu’il n’y avait pas
de blessures graves ; il allait lui faire un pansement sur-le-champ,
après quoi on pourrait le transporter au village voisin. Chacun
s’empressait autour de lui, mais la plus active était encore la
jeune dame.
— Voyez, dit-elle en allant des uns aux autres et en ramenant
avec elle le vieux seigneur, voyez dans quel état on l’a mis ! Et
c’est à cause de nous qu’il endure tout cela !
Wilhelm surprit ces mots mais ne comprit pas ce qu’ils
voulaient dire. Elle allait et venait, en proie à une grande
agitation. On eût dit qu’elle ne pouvait détacher ses regards de
Wilhelm et qu’elle craignait, en même temps, de manquer à la
bienséance en restant auprès de lui au moment où l’on
commençait, non sans peine, à le déshabiller. Tandis que le
chirurgien coupait la manche gauche, le vieux seigneur s’avança
et parla de la nécessité de poursuivre le voyage. Wilhelm avait
tourné les yeux vers elle et il était si captivé par son regard qu’il
sentait à peine ce qu’on lui faisait.
Philine s’était levée afin de baiser la main de la noble dame et
notre ami éprouva un sentiment de répulsion à l’idée qu’un être
aussi impur pût approcher et même toucher une aussi noble
créature. La dame posa à Philine différentes questions, que
Wilhelm ne put saisir ; elle se tourna enfin vers le vieux
monsieur, qui se tenait toujours à ses côtés, le regard impassible.
— Cher oncle, lui dit-elle, puis-je être généreuse à vos dépens ?
Elle retira alors son manteau dans la visible intention d’en
couvrir le corps du blessé. Wilhelm, jusqu’à cet instant encore
totalement fasciné par le regard bienfaisant qu’elle posait sur lui,
fut saisi par la beauté de sa silhouette lorsque le manteau tomba
de ses épaules. Elle s’approcha, lui tendit le vêtement qu’elle étala
ensuite délicatement sur lui. Alors qu’il voulait ouvrir la bouche
et balbutier quelques mots de remerciement, la présence de cette
jeune femme produisit étrangement une impression si vive sur
ses sens déjà troublés qu’il lui sembla tout à coup que sa tête était
entourée d’une auréole dont la lumière inondait
progressivement toute sa personne. À cet instant même, le
chirurgien commença à retirer sans ménagement la balle restée
dans la plaie. Il crut défaillir et l’image de la sainte s’évanouit à
ses yeux. Puis il perdit connaissance, et lorsqu’il revint à lui, les
cavaliers et les voitures, la belle dame et son escorte, tout avait
disparu.

1. L’entrée en scène après l’attaque par les brigands de cette figure féminine a tout
d’une apparition que rehausse la robe blanche du cheval. Du point de vue de la
technique narrative, ce moment s’apparente, en langage moderne, à une séquence
cinématographique.
2. Modèle de l’activité individuelle, utile à la collectivité, comme on le voit avec Les
Années de voyage de Wilhelm Meister (cf. aussi supra, Livre V, chapitre 4, note 1).
CHAPITRE 2

Dès que notre ami fut pansé et habillé, le chirurgien partit


rapidement, à l’instant même où un domestique, que les
seigneurs avaient envoyé au village voisin, remontait
accompagné de quelques paysans. Ils fabriquèrent à la hâte un
brancard à l’aide de quelques branches entrelacées de rameaux, y
allongèrent le blessé et le portèrent doucement jusqu’au bas de la
montagne.
Le harpiste, qui était lui aussi revenu, leur vint en aide ;
d’autres hommes se chargèrent de traîner la lourde malle de
Philine, qui les suivit à pas lents, en portant quelques paquets.
Mignon courait tantôt en avant, tantôt à côté à travers les
buissons, en jetant des regards anxieux vers son protecteur
blessé. Celui-ci, enveloppé dans son chaud manteau, reposait
paisiblement sur le brancard.
Une sorte de chaleur électrique semblait passer de la fine étoffe
à son corps, lui faisant éprouver une délicieuse sensation de
bien-être. Il ne se rappelait pas avoir jamais ressenti, depuis sa
prime jeunesse, une impression aussi agréable que celle produite
sur lui par la belle propriétaire de ce vêtement ; il revoyait le
manteau tomber de ses épaules, la noble silhouette se dresser
devant lui tout auréolée de rayons ; et son âme courait de par le
monde sur les pas de la belle disparue.
C’est ainsi que le cortège arriva devant l’auberge, où la plupart
des membres de la troupe s’étaient retrouvés et déploraient avec
désespoir la perte de ses bagages. L’unique salle de la maison
regorgeait de monde ; certains étaient couchés sur la paille,
d’autres s’étaient emparés des bancs, et d’autres encore
s’entassaient derrière le poêle. Dans une petite chambre voisine,
Mme Mélina attendait avec angoisse l’heure de sa délivrance,
probablement hâtée par les frayeurs et les maux subis. Lorsque
les nouveaux arrivants demandèrent qu’on leur laissât une place,
un murmure général s’éleva dans la salle ; on les accueillit par des
moqueries et des injures, car tout le monde se rappelait
malheureusement fort bien que c’était sur le conseil de Wilhelm,
sous sa conduite, que l’on avait pris la route la plus dangereuse et
que l’on s’était exposé à ce malheur.
Chacun rejetait sur lui la responsabilité de ce funeste
événement ; on lui refusa l’entrée, on exigea qu’il aille chercher
un gîte ailleurs. On suggéra même à Philine qu’il ne serait pas
mauvais pour elle de passer une nuit dehors.
Et c’est d’ailleurs ce qui serait sans doute arrivé si le
domestique que sa belle maîtresse avait expressément chargé de
veiller sur les rescapés ne s’était pas interposé pour mettre un
terme à la querelle.
Il jura, tempêta, menaça de mettre tout le monde à la porte si
on ne se poussait pas un peu pour faire une place aux nouveaux
arrivants. Devant ce discours énergique, on commença à se
radoucir. Le domestique fit alors un lit à Wilhelm d’une table
qu’il poussa dans un coin. Philine fit déposer sa malle à côté et
s’assit dessus. Chacun se serra tant bien que mal. Le domestique
sortit ensuite pour voir s’il ne trouverait pas un meilleur logis
pour le jeune couple (il les croyait en effet mariés !).
À peine fut-il dehors que le mécontentement éclata de plus
belle, que les reproches fusèrent à nouveau. Chacun détaillait
tout ce qu’il avait perdu et maudissait rétrospectivement la
témérité que l’on avait payée si cher.
On ne cherchait même pas à dissimuler la joie maligne qu’on
ressentait à voir notre ami si mal en point ; on ne manquait pas
de railler, de laisser libre cours à son courroux à l’endroit de
Philine, lui faisant un crime d’avoir réussi, on ne sait comment, à
sauver sa malle. De leurs allusions et de leurs sarcasmes, il
ressortait que, tout de suite après l’attaque et le pillage, elle avait
consenti à faire une petite promenade dans les fourrés avec le
chef de la bande qui, en retour, lui avait rendu ses affaires. On se
moquait des minauderies et des airs pudibonds dont elle avait
usé pour enflammer l’homme à la moustache et lui extorquer
une telle récompense. Elle ne répondait rien, faisait seulement
cliquer les gros cadenas de sa malle pour bien signifier à tous
ceux que cela exaspérait de plus en plus que celle-ci était toujours
là et accroître ainsi le désespoir où les plongeait leur propre
dommage.
CHAPITRE 3

Wilhelm, bien qu’affaibli par la quantité de sang qu’il avait


perdu et la douleur aiguë qu’il endurait, bien que rasséréné et
attendri par l’apparition de l’ange secourable, ne put toutefois
contenir son indignation devant les propos durs et injustes que
toute la troupe mécontente, enhardie par son silence, ne cessait
de répéter. Le moment vint où il se sentit assez de force pour se
redresser sur sa couche et leur reprocher l’impudence avec
laquelle ils accablaient leur ami, leur guide. Il leva au ciel son
front bandé, s’accouda avec quelque effort et leur parla en ces
termes :
— Je veux bien attribuer à la peine que chacun de vous ressent
devant tout ce qu’il a perdu votre façon de m’offenser au
moment où vous devriez me plaindre, de me rejeter et de me
repousser quand j’aurais besoin, pour la première fois, de votre
secours. Je n’ai jamais songé à exiger de vous des remerciements
en échange d’un service ou d’une faveur. Ne me provoquez pas,
ne me forcez pas à revenir en arrière et à réfléchir à tout ce que
j’ai fait pour vous ! Le bilan ne me serait que trop pénible. Le
hasard m’a conduit vers vous ; les circonstances et une secrète
inclination m’ont retenu auprès de vous. J’ai pris part à vos
travaux, j’ai partagé vos joies ; j’ai volontiers mis mes modestes
connaissances au service de l’art que vous exercez et dans lequel
je vous souhaite d’atteindre la perfection et de trouver le
bonheur. Si maintenant vous me rendez responsable, avec tant
d’âpreté, du malheur qui vous a frappés, vous oubliez que la
première idée de prendre ce chemin a été suggérée par d’autres
et a été approuvée non seulement par moi, mais par vous tous. Si
notre voyage s’était heureusement accompli, chacun se
féliciterait d’avoir été si bien inspiré en conseillant et en
préférant ce chemin ; il se rappellerait avec joie nos délibérations
et le droit de vote qu’il a exercé. Or maintenant, vous me rendez
seul responsable, vous rejetez sur moi une faute dont je me
chargerais sans hésiter si ma conscience ne m’acquittait, si je ne
pouvais en appeler à vous-mêmes. Si vous avez quelque chose à
dire contre moi, faites-le dans les formes, et je saurai me
défendre. Si vous n’avez rien de fondé à me reprocher, alors
taisez-vous et ne me tourmentez pas en ce moment où j’ai besoin
de repos.
Pour toute réponse, les femmes recommencèrent à pleurer,
détaillant tout ce qu’elles avaient perdu. Mélina était
complètement hors de lui, car il avait, il faut l’avouer, perdu bien
plus que les autres. Il allait et venait comme un fou dans la petite
salle, se frappait la tête contre les murs, jurait et tempêtait de la
manière la plus inconvenante ; et quand la sage-femme sortit de
la pièce voisine et lui annonça que sa femme venait d’accoucher
d’un enfant mort-né, il se répandit en furieuses invectives et tous
se mirent à crier, à hurler, à vociférer en même temps.
Wilhelm, qui était à la fois plein de compassion pour leur
détresse et d’indignation devant la bassesse et la mesquinerie de
leurs sentiments, était bouleversé jusqu’au fond de l’âme et, en
dépit de la faiblesse de son corps, sentit renaître toute l’énergie
de son esprit.
— Il s’en faut de peu que je vous méprise, si dignes de pitié que
vous soyez ! s’écria-t-il. Il n’est pas de malheur au monde qui
justifie de charger de reproches un innocent. Si j’ai ma part dans
cette funeste décision, j’ai aussi la mienne dans le désastre. Me
voilà couché, blessé, et si la troupe a beaucoup perdu, c’est
encore moi qui ai subi les plus lourdes pertes. Les costumes
qu’on a volés, les décors qu’on a détruits, tout cela était à moi, car
vous me les deviez encore, monsieur Mélina. Et je vous tiens ici
désormais quitte de cette obligation.
Mélina se montra fort peu satisfait de cette déclaration. Car il
se rappelait les beaux habits de la garde-robe de M. le comte qui
lui allaient si bien, les boucles à la dernière mode, la montre, les
chapeaux, l’argent payé comptant et autres belles choses qu’il ne
reverrait plus. Les autres, qui lorgnaient avec envie vers la malle
de Philine, laissèrent entendre avec grossièreté que Wilhelm
n’avait pas si mal fait de s’acoquiner avec la belle en profitant de
sa bonne fortune pour sauver son bien.
— Croyez-vous donc, s’écria-t-il, que je garderai la moindre
chose en propre, tant que vous manquerez du nécessaire ? Sera-
ce la première fois que je partagerai loyalement avec vous, dans
le dénuement ? Que l’on ouvre la malle ! Ce qui est à moi, je le
mets volontiers à la disposition de tous, pour les besoins de la
communauté !
— C’est mon coffre ! intervint Philine, et je ne l’ouvrirai que
lorsque cela me plaira. Les quelques hardes que vous m’avez
confiées ne peuvent rapporter grand-chose, fussent-elles
vendues au plus honnête des Juifs ! Pensez à vous, à ce que
coûteront vos soins, et à tout ce qui peut vous arriver dans un
pays étranger !
— Vous ne me refuserez rien de ce qui m’appartient, n’est-ce
pas Philine ? répliqua Wilhelm, ce n’est sans doute pas beaucoup,
mais cela suffira à nous tirer d’embarras. À défaut d’argent,
l’homme possède d’ailleurs maintes autres richesses pour
secourir ses amis. Tout ce qui dépend de moi, je suis prêt à le
consacrer à ces malheureux qui regretteront certainement leur
conduite présente dès qu’ils seront revenus à eux. Oui,
poursuivit-il, je sens votre détresse et tout ce que je pourrai faire
pour vous, je le ferai, si vous avez encore quelque confiance en
moi, pour autant que j’aie su la mériter pendant tout le temps
que nous avons passé ensemble. Que cette promesse permette de
vous tranquilliser pour l’instant ! Qui veut recevoir mon serment
au nom de tous ?
Sur ces mots, il tendit la main et s’écria :
— Oui, je vous promets de ne pas vous quitter, de ne pas vous
abandonner avant que chacun ait regagné deux fois, trois fois ce
qu’il a perdu, avant que votre état actuel, quel que soit celui qui
en est responsable, ne soit plus pour vous qu’un mauvais
souvenir et que vous l’ayez échangé contre un sort plus heureux !
Il avait gardé sa main tendue ; personne ne voulut la serrer.
— Je le promets une fois de plus, s’écria-t-il, en retombant sur
l’oreiller.
Tous demeuraient silencieux. Ils se sentaient honteux, mais
n’étaient pas pour autant réconfortés ; Philine, assise sur son
coffre, cassait des noix qu’elle avait trouvées dans sa poche.
CHAPITRE 4

Le domestique revint avec quelques hommes et s’apprêta à


emmener le blessé. Il avait convaincu le pasteur de l’endroit de
recevoir l’étranger et de veiller sur lui. Il fit emporter la malle de
Philine et trouva tout naturel qu’elle les suivît. Mignon se joignit
à eux. Le malade fut porté au presbytère, où il fut allongé sur le
large lit conjugal qui servait depuis longtemps pour les invités et
hôtes de marque que l’on recevait. C’est alors seulement que l’on
s’aperçut que la blessure s’était rouverte et avait beaucoup saigné.
Il fallut refaire un pansement. Le malade fit une poussée de
fièvre, qui s’aggrava à mesure que la nuit avançait. Philine le
veilla fidèlement et lorsqu’elle fut vaincue par la fatigue, le
harpiste la releva. Mignon, fermement résolue à veiller elle aussi,
s’était endormie dans un coin.
Le lendemain, lorsque le malade se sentit un peu mieux, il
demanda à parler au domestique qui, lui dit-on, attendait son
réveil pour se mettre en route. Il apprit de la bouche de ce
dernier que les nobles seigneurs qui l’avaient secouru la veille
avaient quitté leurs terres pour fuir les mouvements des armées
en guerre et se retirer dans des contrées plus tranquilles. Il lui
donna le nom du vieux seigneur et de sa nièce, indiqua le lieu où
ceux-ci comptaient se rendre et raconta à Wilhelm comment,
après que la jeune femme l’eut chargé de prendre soin des
voyageurs abandonnés à eux-mêmes, il était allé à la ville voisine
chercher un chirurgien ; il se remettrait en route pour rejoindre
ses maîtres dès que le blessé serait à nouveau pansé.
L’entrée du chirurgien interrompit les vifs remerciements que
Wilhelm chargeait de transmettre. Il assura que la blessure
n’était pas mortelle et que la contusion à la tête serait sans
conséquences ; mais il exigea expressément que le blessé se tînt
tranquille et se ménageât.
Lorsque le domestique fut parti, Philine reparut aussitôt et
raconta qu’il lui avait laissé une bourse avec vingt louis d’or, qu’il
avait largement payé d’avance au maître de maison trois ou
quatre semaines de pension et qu’il lui avait instamment
demandé de veiller sur le malade. Elle s’y était engagée d’autant
plus volontiers que l’étranger la prenait pour la femme de
Wilhelm. C’est d’ailleurs en cette qualité qu’elle s’occupa alors de
lui. Elle lui servit aussitôt du thé et prit toutes les dispositions
d’une garde-malade.
— Philine, lui dit Wilhelm, j’ai déjà contracté plus d’une dette
envers vous depuis notre malheureuse aventure et je ne désire
pas ajouter encore aux obligations que j’ai à votre égard. Je serai
inquiet tant que vous serez autour de moi, car je ne sais
comment je pourrais vous dédommager de la peine que vous
vous donnez. Rendez-moi mes effets que vous avez sauvegardés
dans votre coffre ; allez rejoindre le reste de la troupe, cherchez
un autre logement, acceptez mes remerciements et cette montre
en or comme un petit témoignage de ma reconnaissance. Mais
quittez-moi : votre présence me trouble plus que vous ne le
croyez.
Quand il eut fini de parler, elle lui rit au nez.
— Tu es un fou, dit-elle, et tu ne deviendras jamais sage. Je sais
mieux que toi ce qu’il te faut. Je resterai, je ne bougerai pas d’ici.
Je n’ai jamais compté sur la reconnaissance des hommes, je ne
compte donc pas sur la tienne. Et si je t’aime, en quoi cela te
regarde-t-il1 ?
Elle fut bien vite dans les faveurs du pasteur et de sa famille en
se montrant toujours gaie, en offrant des petits cadeaux, en
adressant à chacun les mots qui pouvaient plaire, tout cela en
continuant de faire ce qu’elle voulait.
Wilhelm ne s’en trouva pas trop mal. Le chirurgien, homme
énergique et adroit, eut bientôt fait de le mettre sur la voie de la
guérison. Nous n’aurions plus guère à nous inquiéter pour lui, si
de nouveaux ennuis n’avaient surgi et d’autres soucis ne l’avaient
menacé.
1. Phrase souvent citée qui sert en général à caractériser la légèreté de Philine. Mais
ce propos, selon Goethe (Littérature et Vérité, Livre XIV) peut se comprendre aussi
comme une expression du sentiment désintéressé tel que défini par Spinoza.
CHAPITRE 5

Mignon était restée très silencieuse pendant plusieurs jours.


Comme on la pressait, elle finit par avouer qu’elle s’était démis le
bras droit.
— C’est ta témérité qui te vaut cela, dit Philine.
Elle raconta comment l’enfant avait dégainé son coutelas
pendant le combat et, voyant son ami en danger, avait frappé
hardiment les bandits jusqu’au moment où l’un d’entre eux l’avait
saisie par le bras et écartée brutalement. On la gronda de n’avoir
pas dit plus tôt combien elle avait mal, mais on comprit qu’elle
s’était tue pour ne pas révéler son sexe au chirurgien qui l’avait,
jusqu’alors, toujours prise pour un garçon. On la soigna et il lui
fallut désormais porter son bras en écharpe. Elle en fut d’autant
plus marrie qu’elle dut laisser à Philine la meilleure part des soins
et de la garde de son ami. L’aimable pécheresse ne se montra que
plus diligente.
Un matin, en s’éveillant, Wilhelm se retrouva avec elle dans
une position qui les voyait singulièrement proches l’un de l’autre.
Il avait glissé pendant son sommeil jusqu’à l’autre bout de sa
large couche et Philine était étendue en travers, sur le devant.
Elle paraissait s’être assise sur le lit et endormie en lisant. Un
livre était tombé de ses mains ; elle s’était laissée aller en arrière,
sa tête tout près de la poitrine de Wilhelm, sur laquelle s’étaient
répandus les flots de sa blonde chevelure dénouée. Le désordre
du sommeil faisait valoir ses charmes bien mieux que n’auraient
fait l’art et le désir de plaire ; son visage enfantin respirait une
paix souriante. Il la contempla un long moment et parut se
reprocher le plaisir qu’il prenait à la regarder. Nous ne savons s’il
bénit ou maudit son état qui lui interdisait de faire le moindre
mouvement. Il se peut qu’il ait fait une timide tentative,
certainement très malhabile, car elle se mit à remuer. Tandis
qu’elle s’éveillait, il ferma doucement les yeux pour ne pas avoir à
lui avouer qu’il l’avait trouvée dans cette position. Il ne put
cependant s’empêcher d’entrouvrir les paupières et de l’observer
encore tandis qu’elle rajustait sa toilette et sortait pour aller
demander le déjeuner.
Wilhelm avait plusieurs fois demandé des nouvelles de
Mme Mélina et du reste de la troupe, mais son message avait
toujours été mal reçu.
— Cela n’a rien de surprenant, dit Philine, car il paraît que le
domestique leur a apporté à eux aussi de l’argent. Quand ils
l’auront épuisé jusqu’au dernier sou, ils seront plus accessibles.
Et en effet, Mélina se présenta quelques jours plus tard et
déclara avec une froideur affectée qu’il était désormais décidé à
repartir avec la troupe. Sans y mettre beaucoup les formes, il
demanda à Wilhelm de lui faire une avance qu’il lui
rembourserait dès qu’ils se retrouveraient à H***1.
Wilhelm accepta l’arrangement et Philine, à contrecœur, dut
puiser dans la bourse. Elle fut blessée quand Wilhelm exigea
qu’elle partît avec le reste de la troupe et que Mélina, au
contraire, affirma qu’il ne voulait pas l’emmener. Son équanimité
ne l’abandonna d’ailleurs qu’un instant ; elle se remit bien vite et
affirma en plaisantant qu’elle n’avait besoin d’aucun des deux et
qu’elle saurait bien trouver son chemin sans eux.
Les uns après les autres, les comédiens vinrent prendre congé
de Wilhelm. Lorsqu’il demanda des nouvelles du gamin espiègle
que nous avons vu apparaître sous les traits d’un perruquier, on
lui apprit qu’il avait disparu depuis l’aventure de la clairière et
qu’il n’avait plus donné signe de vie. Le départ de la troupe fut
retardé de quelques jours, car il manquait toujours tantôt une
chose, tantôt l’autre.
Un matin, Mignon s’approcha du lit de Wilhelm et lui
annonça que Philine était partie durant la nuit. Elle avait laissé
en bon ordre, dans la chambre voisine, tout ce qui appartenait à
Wilhelm ; on racontait dans la maison que lorsque la malle-poste
était passée, elle l’avait arrêtée, avait chargé sa malle et avait filé
avec elle. Il avait tout lieu d’être content d’être enfin débarrassé
d’elle.
Lui-même ne songea d’ailleurs bientôt plus à ces circonstances,
s’abandonnant plutôt aux pensées et aux rêveries qui l’occupaient
plus agréablement que jamais. Il se rappelait sans cesse
l’événement qui avait laissé dans son cœur une impression
indélébile. Il revoyait la belle amazone sortir à cheval des taillis.
Elle s’approchait, mettait pied à terre, s’occupait de lui, allait et
venait ; il voyait tomber de ses épaules le manteau qui
l’enveloppait, il voyait son visage, toute sa personne resplendir
avant de disparaître. Il se représentait sans cesse la scène en
imagination, se rappelait le doux son de sa voix et enviait à
chaque fois Philine d’avoir pu lui baiser la main ; il eût tenu cette
histoire pour un rêve, pour un conte de fées si le manteau ne fût
resté pour attester la réalité de l’apparition.
Le soin extrême qu’il prenait de ce vêtement était lié à son
désir le plus vif de s’en revêtir. Le matin, dès qu’il était levé, il le
jetait sur ses épaules et restait toute la journée attentif à ce qu’il
ne fût pas taché ou abîmé par l’usage qu’il en faisait.
La troupe partit ; il la laissa s’éloigner en arguant qu’il n’était
pas encore en état de se mettre en route ; il caressait, au fond de
son cœur, de tout autres projets.
Deux personnes étaient restées auprès de lui : le harpiste, dont
la présence lui était indispensable, et Mignon, dont il ne pouvait
se passer.

1. Hambourg (cf. Livre IV, chapitre 10, note 2).


CHAPITRE 6

Il avait échafaudé tout un plan. Il voulait d’abord retrouver ses


nobles bienfaiteurs pour leur exprimer sa reconnaissance ; il
rejoindrait ensuite la troupe en chemin afin, comme il l’avait
promis, d’essayer d’obtenir pour les comédiens le plus
d’avantages possible de la part de son ami, directeur à H***1. Le
désir de revoir la femme qui l’avait secouru croissait de jour en
jour et il décida de se mettre en route sans perdre de temps. Il
prit le conseil du pasteur pour savoir où la noble famille avait
choisi de séjourner pendant la guerre et s’il n’était pas possible de
trouver quelque part des renseignements sur elle. Le pasteur, qui
était un homme fort instruit, feuilleta la géographie de
Büsching2, étudia la carte, consulta des manuels de généalogie ;
mais il ne trouva mention de la localité en question dans aucune
des régions de Basse-Saxe, ni d’un nom de famille ressemblant à
celui qu’il cherchait dans le répertoire de la noblesse de l’Empire.
Plus les choses traînaient en longueur, et plus Wilhelm
s’impatientait ; et son inquiétude se mua en consternation
lorsque le harpiste lui avoua qu’il avait tout lieu de croire que le
domestique avait tu la véritable identité de ses maîtres et que,
pour une raison ou pour une autre, il avait donné à la place un
faux nom. Le vieillard reçut mission de retrouver leur trace ;
mais cet espoir ne fut que de courte durée, car il revint bientôt
sans aucun indice nouveau.
Par ces temps de guerre et de nombreux mouvements de
troupe, personne n’avait remarqué, dans toutes les contrées
environnantes, quelques cavaliers de plus ou de moins et les
voyageurs avaient apparemment encore parcouru une longue
distance durant la fameuse nuit, si bien que notre bon vieillard
envoyé en messager ne put trouver aucune piste, et encore
moins en suivre une ; il se vit même, à la fin, contraint de
rebrousser chemin, car il risquait qu’on le prît pour un espion
juif. Il dut ainsi reparaître devant son maître et ami les mains
vides, sans le rameau d’olivier3. Il rendit compte
scrupuleusement de la manière dont il avait exécuté sa mission,
pour écarter tout soupçon de négligence. Il essaya par tous les
moyens possibles d’apaiser le chagrin de Wilhelm, chercha dans
sa mémoire tout ce qu’il avait pu apprendre de la part du
domestique, émit toutes les conjectures que les propos de cet
homme pouvaient suggérer. Wilhelm n’en fut guère plus avancé,
car rien de tout cela ne le rendait à même de tirer la moindre
conclusion ou de deviner ce qu’il voulait savoir. Il ne retint
qu’une seule indication, dans la mesure où elle lui permettait
d’interpréter quelques paroles énigmatiques prononcées par la
belle disparue.
En effet, ce n’était pas la troupe des pauvres comédiens que
guettaient les brigands, mais bien celle des nobles seigneurs,
dont ils connaissaient l’itinéraire ; si l’on en jugeait d’après la
position des armées, et en admettant que ces hommes fussent
des soldats ‒ ce dont on pouvait douter ‒ ils avaient dû très
curieusement avancer à marche forcée pour les attaquer à
l’endroit indiqué. Heureusement pour les nobles et les riches, ils
avaient été devancés par les humbles et les pauvres, qui avaient
subi le sort qui leur était réservé. C’est à cela que faisaient
allusion les paroles de la jeune dame, dont Wilhelm se souvenait
parfaitement. S’il pouvait donc être content et heureux qu’un
génie prévoyant l’eût désigné comme victime pour le salut d’une
belle mortelle, il était en revanche proche du désespoir à la
pensée qu’il n’avait aucune chance de la retrouver, de la revoir et
qu’il devait renoncer, pour l’instant du moins, à nourrir ce bel
espoir.

1. Idem.

2. Anton Friedrich Büsching (1724-1793), géographe très connu, qui publia à


Hambourg les 11 volumes de sa Nouvelle description de la terre (Neue Erdbeschreibung),
1754-1792.
3. Celui de la colombe qui annonce à Noé et à ses compagnons de l’Arche la décrue
des eaux du Déluge (Genèse, 8, 11).
CHAPITRE 7

Pendant quelques jours, l’absence de Philine laissa un vide dans


l’existence de Wilhelm. Il avait perdu en elle une garde fidèle,
une joyeuse compagne, il n’avait plus l’habitude d’être seul.
Mignon s’efforça de combler ce vide de son mieux. Car depuis
que la belle frivole entourait le malade de ses soins et de ses
attentions, la petite s’était retirée à l’écart et, repliée sur elle-
même, n’avait plus dit un mot ; mais lorsqu’elle eut à nouveau le
champ libre, elle retrouva toute l’ardeur de son dévouement à
l’endroit de notre ami ; elle mit tout son zèle à le servir, à le
distraire par sa bonne humeur. Souvent même, lorsqu’il lisait ou
était plongé dans ses pensées, elle l’interrompait en lui posant
des questions : « Avait-il des parents ? Des frères et sœurs ? À
quoi sa maison ressemblait-elle ? » Il commença à raconter, pour
satisfaire la curiosité de l’enfant et, tout en lui répondant, il se
reprit à songer à la situation de ses parents, qu’il avait perdus de
vue depuis longtemps.
L’ancien combat se ranima en son cœur. Il se blâmait lui-
même, se reprochait ses impardonnables atermoiements.
Pourquoi ne leur avait-il pas écrit et donné de ses nouvelles ? Il
prit la décision de le faire et remit encore une fois la chose à plus
tard.
Rentrer chez les siens ? Il ne fallait même pas y songer. Il avait
à faire à H***1, il voulait attendre une lettre de Mélina, il se
sentait débiteur par rapport à la troupe qu’il avait fourvoyée. Il
réfléchissait, délibérait, trouvait cent bonnes raisons d’aller là où
son cœur le poussait. C’est ainsi qu’il négligeait des devoirs
simples et ordinaires, tandis qu’il tenait pour sacrés ceux dont il
s’était volontairement chargé.
On peut néanmoins faire valoir un certain nombre d’excuses à
son comportement ; en particulier, nous ne saurions passer sous
silence qu’il était toujours au fond de lui-même à la recherche de
Marianne, qu’il espérait peut-être retrouver à H***2. Ce fil, dont
nous n’avons pas parlé depuis longtemps, court tout au long de
son existence. C’est à peine s’il s’avouait à lui-même son désir
secret de la revoir, de la tenir à nouveau dans ses bras et de lui
demander pardon de sa cruauté. Ses premiers rêves, ses premiers
espoirs se réveillaient parfois en lui, et les souvenirs les plus
nostalgiques le rattachaient encore au théâtre, et même au
compagnonnage douteux avec les comédiens. C’est seulement
depuis l’apparition de la sainte, aussitôt évanouie, que ses
sentiments avaient pris une autre direction. S’approcher d’elle ‒
et il n’avait pas de plus cher désir ‒, c’était déjà sortir de l’état
dans lequel il se trouvait. Il se sentait tiraillé entre deux mondes
par des aspirations contradictoires.
Rien n’était plus propre à le distraire, à donner un autre cours
à ses pensées que la lecture des œuvres de Shakespeare, à laquelle
il se consacrait chaque jour davantage. Hamlet, en particulier,
avait retenu toute son attention.
Nous avons déjà vu, dans le livre précédent3, combien il avait
étudié en détail le rôle du prince. Il était naturel qu’il commençât
par les passages les plus chargés de sens, les monologues, les
scènes où toute la force, l’élévation et l’énergie de l’âme peuvent
se donner libre cours, où un cœur noble et fier peut se révéler à
travers une émouvante expression4. Il n’était pas jusqu’au poids
de la profonde mélancolie dont il ne fût enclin à se charger et
l’étude du rôle se confondit si bien avec la solitude de son
existence que lui-même et Hamlet commencèrent à la fin à ne
former qu’une seule personne5.
Quand il eut suffisamment travaillé chaque passage en
particulier, il reprit le tout de manière suivie ; c’est alors que lui
apparurent des éléments discordants : c’était tantôt le caractère,
tantôt l’expression qui semblait se contredire, et notre ami
commença à désespérer de trouver le ton sur lequel il pourrait
jouer l’ensemble du rôle, avec tous ses écarts et toutes ses
nuances. Il erra longtemps dans ce labyrinthe, jusqu’au moment
où il crut enfin trouver un chemin susceptible de le rapprocher
de son but. Il relut alors la pièce en cherchant seulement à savoir
si elle contenait un indice sur le caractère de Hamlet avant la
mort de son père, et il crut l’avoir découvert6.
D’une nature noble et délicate, il grandit telle une fleur royale à
l’ombre de la majesté. L’idée du droit et de la dignité princière, le
sentiment du bien et de la bienséance, la conscience de sa haute
naissance se développaient en lui ; il était né prince et désirait
régner uniquement pour que l’homme de bien fût libre de le
rester. D’un physique agréable, naturellement vertueux,
sincèrement bienveillant, il était un modèle pour la jeunesse et
faisait la joie de tout le monde ; il n’était dominé par aucune
passion, son amour pour Ophélie n’était que le secret
pressentiment de tendres désirs et son ardeur aux exercices de
chevalerie devait être aiguillonnée par les éloges dont on
couvrait les autres. Il discernait les gens de bien et savait
apprécier la paix que peut goûter un être sincère auprès d’un
cœur fidèle. Il avait appris à reconnaître et à estimer, dans une
certaine mesure, tout ce qui fait le bien et le beau dans les arts et
dans les sciences ; tout ce qui était de mauvais goût le rebutait et
si la haine pouvait germer dans son âme tendre, ce n’était
qu’autant qu’il était nécessaire pour mépriser des courtisans
versatiles, fourbes et misérables, et se jouer d’eux par la raillerie.
D’un caractère paisible, simple dans son comportement, ne se
complaisant pas dans l’oisiveté, mais n’étant pas non plus
acharné au labeur, un peu trop gâté par une vie insouciante
d’étudiant, doué d’une gaieté d’humeur davantage que d’une
gaieté de cœur, c’était un agréable compagnon, généreux,
modeste, attentionné, plus disposé à oublier une offense
personnelle qu’un manquement à ce qu’il considérait comme
juste, bon et convenable.
Après avoir relevé tous ces traits et les avoir mis en regard des
passages concernés, Wilhelm trouva la compréhension de la
pièce beaucoup plus facile ; il se doutait néanmoins qu’il allait
devoir traiter la plupart de ces passages autrement qu’il ne l’avait
fait jusque-là.
Pendant qu’il travaillait, le soir était tombé et l’image de la belle
dame secourable flottait de nouveau confusément devant son
esprit ; et tandis qu’il s’abandonnait à ces douces rêveries, une
nostalgie s’empara de lui, comme il n’en avait jamais ressenti de
pareille en son cœur.
Mignon et le vieillard chantaient depuis un moment dans la
chambre voisine en s’accompagnant de la harpe. Une mélodie
inconnue retint tout à coup l’attention de notre ami. Il prêta
l’oreille. Mignon chantait :
« Seul qui connaît la nostalgie
Sait ce que je sou fre,
Solitaire et étrangère
À toute joie,
Je regarde vers le irmament
Loin, tout là-bas.
Hélas, celui qui m’aime et me connaît
Est au loin !
Mon cœur chavire, un feu
Dévore mes entrailles
Seul qui connaît la nostalgie
Sait ce que je sou fre. »7

1. Cf. supra, Livre IV, chapitre 10, note 2.

2. Idem.

3. Livre V, chapitre 4 et suivants.


4. Éloge de la « langue » de Shakespeare.
5. Cette identification conduit Wilhelm dans les parages de la mélancolie telle
qu’elle est définie dans les Problemata du Pseudo-Aristote. Elle soulève en outre la
question du risque de perte d’autonomie de l’acteur immergé dans son rôle.

6. Est posé le problème du rapport de l’enfant au père et à la mère, modernisation


particulièrement intéressante.
7. « Nur wer die Sehnsucht kennt ». Repris dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm
Meister (Livre IV, chapitre 11), à l’exception du vers 6 de la seconde strophe.
CHAPITRE 8

Les douces séductions du cher ange gardien ne parvenaient pas


à ramener notre ami sur le bon chemin ; le chant qu’il entendait
ne faisait qu’accroître encore son agitation, un feu secret
s’insinuait dans ses veines ; des images, tantôt précises, tantôt
confuses, se succédaient dans son esprit et éveillaient un
irrésistible désir. Il eût voulu pouvoir chevaucher un coursier ou
avoir des ailes et, au moment où il lui paraissait impossible de
rester en place, il en était encore à se demander vers quel but il
voulait courir.
Dans les fils de sa destinée s’étaient formés tant de nœuds qu’ils
ne pouvaient que s’emmêler encore davantage ou au contraire se
dénouer enfin. Souvent, lorsqu’il entendait le trot d’un cheval ou
le roulement d’une voiture, il se précipitait à la fenêtre dans
l’espoir que quelqu’un, peut-être, venait le chercher et lui
apporter, fût-ce par hasard, des nouvelles, une certitude et un
peu de joie. Il se racontait des histoires : c’était son beau-frère
Werner qui passait dans la région et venait lui faire la surprise
de sa visite ; c’était peut-être Marianne qui réapparaissait. La
sonnerie du cor de chaque postillon (car la grand-route
traversait le bourg) le faisait sursauter. Le plus probable était
qu’il reçût une lettre de Mélina lui donnant des nouvelles de ses
démarches ; le plus agréable était la pensée que le domestique pût
revenir et lui révéler le séjour de la belle dame adulée. C’était
cette dernière idée qui, sans presque qu’il s’en rendît compte,
l’attachait le plus fortement à cet endroit misérable.
Il passait d’une douce songerie à l’autre, jusqu’au moment où
toute une série d’images ramenait son esprit à une certaine
circonstance qui lui devenait de plus en plus pénible et
insupportable à mesure qu’il la considérait de plus près. C’était le
souvenir de l’expédition malheureuse qu’il avait conduite,
souvenir qui le tourmentait. Car, bien qu’il se fût à peu près
justifié devant la troupe le soir même de ce jour néfaste, il ne
pouvait se dissimuler sa faute ou l’imputer à un autre que lui. Il
avait gagné la confiance de ses compagnons, forcé leur volonté et
pris les devants, autant par témérité que par inexpérience. Tous
l’avaient suivi hardiment, jusqu’à ce que surgisse un danger qu’ils
n’étaient pas de taille à affronter. Leurs reproches, muets ou
avoués, le poursuivaient. Et lorsque, après cette perte cruelle, il
avait promis aux comédiens égarés de ne pas les abandonner
avant qu’il ne les eût dédommagés avec usure, il s’était rendu
coupable d’un nouvel acte de témérité en se faisant fort
d’assumer sur ses seules épaules un malheur général et partagé.
Ce n’étaient donc pas seulement l’attente incertaine ou
l’embarras du moment qui l’accablaient. Cette main tendue dans
un élan de bienveillance, et que personne n’avait daigné accepter,
n’était qu’une formalité bien légère, comparée au vœu que son
cœur avait formé. Il réfléchissait aux moyens de leur être utile et
de faire œuvre de bienfaisance à leur endroit, mais les projets
multiples qu’il imaginait ne suffisaient pas néanmoins à alléger
son âme du fardeau qui pesait si lourdement sur elle aux heures
de profonde tristesse.
Tel est le cercle singulier dans lequel tournaient ses pensées ; il
s’y fût peut-être encore longtemps débattu sans trêve, tel un
condamné, si une lettre de Mélina ne l’eût arraché à ses rêveries
et mandé à H***1. Le malheureux se trouvait dans une situation
très délicate, car le directeur ne voulait entendre parler ni de lui
ni de ses compagnons. Seule la présence de Wilhelm sur les lieux
pouvait encore éventuellement y changer quelque chose. Celui-
ci se mit donc en route avec ses deux compagnons et l’étrange
trio atteignit bientôt la ville commerçante et animée où
l’attendaient de nouvelles et curieuses aventures.
Wilhelm courut rendre visite à son vieil ami Serlo2 (c’est ainsi
que nous appellerons le directeur).
Celui-ci l’accueillit à bras ouverts et s’écria, en le voyant
arriver :
— Est-ce bien vous que je vois, mon cher Meister ?
— Chut ! répondit Wilhelm en l’embrassant, appelez-moi
plutôt Geselle3, c’est seulement sous ce nom que j’ai pu parvenir
jusqu’ici.
— Fort bien, mon ami, répliqua Serlo en examinant les
nouveaux arrivants. Vous n’avez pas changé, ou très peu. Votre
amour pour le plus noble des arts4 est-il toujours aussi fort et
vivace ? Je me réjouis tant de votre arrivée que j’en oublie
presque combien j’ai des raisons de me plaindre de vous.
— Comment cela ? dit Wilhelm qui voyait à peu près où son
interlocuteur voulait en venir par cette apostrophe.
— Vous n’avez pas agi avec moi en bon camarade. Dans votre
dernière lettre, vous m’avez traité comme un grand seigneur à
qui l’on peut recommander avec bonne conscience des gens
inutilisables. Vous oubliez que nous devons gagner notre pain. Il
n’y a vraiment rien à tirer de votre Mélina et tous les siens5.
Wilhelm voulut dire quelques mots en leur faveur, mais Serlo
commença à faire une description si impitoyable de ces gens que
notre ami fut soulagé lorsqu’une femme entra dans la pièce et
interrompit leur conversation. Serlo la lui présenta aussitôt
comme sa sœur Aurélie. Cette charmante personne, une jeune
veuve, lui fit le plus aimable accueil et sa conversation était si
plaisante qu’il ne remarqua même pas l’expression de profond
chagrin qui se lisait sur son visage empreint de spiritualité. On
parla des pièces les plus récentes, on discuta du goût à la mode.
On passa d’un sujet à l’autre. Wilhelm ne manqua pas de sauter
sur l’occasion d’évoquer son Hamlet, qui l’occupait tant. Serlo
assura qu’il jouerait volontiers le rôle de Polonius et dit à sa
sœur :
— Tu te chargeras bien d’Ophélie, n’est-ce pas ?
Le sourire qui accompagnait ces paroles déplut à Wilhelm, car
il semblait avoir quelque chose de blessant. Aurélie répondit sur
un ton placide et indifférent : « Pourquoi pas ? ».
Selon son habitude, Wilhelm se lança dans un long exposé
didactique sur la manière dont il voulait que le rôle de Hamlet
fût joué.
Il leur présenta en détail les résultats des recherches que nous
lui avons vu mener au chapitre précédent ; il se donna beaucoup
de peine pour faire admettre son point de vue, en dépit des
doutes que Serlo opposait à son hypothèse.
— Eh bien, soit ! dit enfin ce dernier. Je vous accorde tout cela,
mais qu’entendez-vous expliquer ainsi ?
— Beaucoup de choses ! Presque tout ! répondit Wilhelm.
Imaginez un prince tel que je l’ai dépeint et dont le père meurt
subitement. L’ambition et la soif de régner ne sont pas les
passions qui l’animent. Il lui suffisait d’être fils de roi ; mais c’est
alors seulement qu’il se voit obligé de considérer avec plus
d’attention la distance qui sépare un roi de ses sujets. Le droit à la
couronne n’était pas héréditaire, mais si le roi avait vécu plus
longtemps, les prétentions de son fils unique auraient eu plus de
poids et l’auraient désigné comme futur souverain. Il se sent, au
contraire, pauvre d’honneurs et de biens, étranger à tout ce qu’il
a depuis sa jeunesse considéré comme son patrimoine ; et c’est
alors que son esprit, pour la première fois, cède à la mélancolie ;
il a le sentiment qu’il est comme n’importe quel gentilhomme, il
se sent dans la position d’un inférieur ; ni respectueux ni
condescendant, mais déchu et misérable.
» Il ne regarde son état passé que comme un rêve évanoui.
Vainement son oncle cherche-t-il à relever son courage, lui faire
envisager sa situation sous un autre jour ; le sentiment de son
néant ne le quitte jamais.
» Le second coup qui le frappe le touche plus profondément, le
met encore plus bas. C’est le mariage de sa mère. Après la mort
de son père, il restait encore une mère au fils tendre et fidèle
qu’il était. Il espérait honorer la figure héroïque d’un grand
disparu au côté d’une noble mère restée veuve. Mais l’image
rassurante qu’un fils bien né aime à se faire de ses parents
disparaît à son tour. Nul secours auprès du défunt, nul soutien
auprès de celle qui lui survit. Elle est une femme et donc, elle
aussi, soumise à la loi universelle de son sexe : la fragilité6.
» C’est alors seulement qu’il se sent véritablement rabaissé,
qu’il se sent orphelin ; aucun bonheur au monde ne pourra lui
rendre ce qu’il a perdu. Il n’est pas triste, rêveur par nature ; la
mélancolie et les songeries lui sont un pesant fardeau. C’est dans
ces dispositions que nous le voyons entrer en scène. Je crois
n’avoir rien exagéré.
Serlo regarda sa sœur et lui dit :
— T’ai-je fait un portrait inexact de notre ami ? Il commence
bien et peut encore nous en débiter et nous en faire accroire bien
d’autres !
Wilhelm jura ses grands dieux qu’il ne voulait rien faire
accroire, mais au contraire convaincre. Il demanda encore un
peu de patience.
— Essaye d’imaginer très concrètement ce jeune homme, ce fils
de prince, représentez-vous sa situation ; puis observez-le quand
il apprend que la figure de son père est apparue7 ; accompagnez-
le dans cette nuit terrible, lorsque le vénérable spectre lui-même
se dresse devant lui. Une terrible épouvante le saisit, il
apostrophe l’ombre mystérieuse, la voit lui faire un signe ; il la
suit, l’écoute et qu’entend-il ? la plus effroyable accusation portée
contre son oncle ! L’appel à la vengeance et la pressante prière,
plusieurs fois répétée : « Souviens-toi de moi ! ».
» Et quand le fantôme a disparu, qui voyons-nous devant
nous ? Un jeune héros qui respire la vengeance ? Un prince
légitime heureux qu’on l’exhorte avec force à défier l’usurpateur
de la couronne ? Non, la stupeur et la mélancolie s’emparent de
lui, il jure de ne pas oublier le défunt. Il ne ressent qu’amertume
en voyant les sourires des criminels et conclut dans un soupir
lourd de sens : « le temps est sorti de ses gonds, malheur à moi
qui suis né pour en redresser le cours ! »8.
» C’est dans ces mots, me semble-t-il, que réside la clé de toute
la conduite de Hamlet et il est évident, pour moi, que l’intention
de Shakespeare était celle-ci : une grande action est imposée à
une âme qui n’est pas à la hauteur de celle-ci. C’est cette idée qui
est remarquablement illustrée dans toute la pièce. Un chêne a été
planté dans un vase précieux qui n’était fait que pour accueillir
d’aimables fleurs ; ses racines se développent et le vase se brise.
» Un être au caractère pur et noble, éminemment moral, mais
dépourvu de cette force effective qui fait les héros, succombe
sous le fardeau qu’il ne peut ni porter ni rejeter. Tous les devoirs
lui sont sacrés, mais celui-ci est trop pesant. On exige de lui
l’impossible, non pas l’impossible en soi, mais l’impossible pour
lui. Voyez comme il s’agite, tourne et se retourne, s’inquiète,
avance et recule, sans cesse ramené, et se ramenant lui-même, à
son but, et finissant presque par perdre celui-ci de vue, sans
toutefois en éprouver la moindre joie.

1. Cf. supra, Livre IV, chapitre 10, note 2.

2. Ce directeur de troupe (voir supra, Livre I, chapitre 22 et Les Années d’apprentissage


de Wilhelm Meister, Livres IV et V) est une figure marquante du récit. Avec lui, la
carrière théâtrale de Wilhelm va atteindre son sommet lors de la représentation de
Hamlet et sceller la fin de cette période de sa vie. Serlo a pour modèle Friedrich Ludwig
Schröder (1744-1816), acteur, Prinzipal et auteur dramatique. Il mit en scène la
deuxième représentation de Götz von Berlichingen et eut un rôle déterminant dans la
diffusion d’un Shakespeare bourgeois tout à fait conforme au goût dominant du temps
pour le « bürgerliches Trauerspiel » et les issues heureuses. Il est entré dans l’histoire du
théâtre allemand par sa création de Hamlet à Hambourg en 1778. Sa tournée
triomphale à travers l’Empire (il passa aussi à Strasbourg) en 1780, assura sa gloire,
d’autant plus qu’il lança les jeunes auteurs du Sturm und Drang. Il dirigea le théâtre de
Hambourg (1771-1780), le Burgtheater de Vienne (1781-1785) puis à nouveau
Hambourg de 1785 à 1800. Lire à son sujet Eike Pies, Prinzipale des deutschsprachigen
Berufstheaters, Ratingen et alibi, 1973, p. 331-333.

3. « Compagnon ». Ce changement souligne, à nouveau, à travers le recours à la


hiérarchie des grades artisanaux, les idées de progression et de perfectionnement du
protagoniste.
4. Le théâtre apparaît par là même comme une voie d’élévation par l’art en général ‒
ce que la réalité toutefois ne confirme pas vraiment.
5. Les exigences du chef de troupe ne peuvent trouver à se satisfaire des productions
du tout-venant des troupes ambulantes.

6. Goethe introduit dans le texte une formule empruntée à Hamlet (acte I, scène 2,
vers 146) : « Frailty, thy name is woman ».

7. Hamlet, I, IV (vers 38 : « Enter Ghost. Horatio : Look my lord, it comes »).

8. Cf. Hamlet, I, fin de la scène 5, vers 185 :


« The time is out of joint. O cursed spite
That ever I was born to set it right ! »
Cité d’après l’édition de Shakespeare : Hamlet, traduction de Jean-Michel Déprats,
édition bilingue présentée par Gisèle Venet, Paris, Gallimard (« Folio théâtre »), 2002,
qui traduit :
« Le temps est disloqué. Ô destin maudit,
Pourquoi suis-je né pour le remettre en place ? »
La formule : « sorti de ses gonds » correspond de toute évidence à l’allemand « aus
den Fugen geraten ». Goethe traduit par « aus dem Gelenke », mettant ainsi l’accent sur la
« désarticulation » de la « machine » cosmique.
CHAPITRE 9

L’entretien fut interrompu par l’arrivée de plusieurs personnes,


entrées les unes après les autres. C’étaient des musiciens et des
comédiens qui, en dépit de conceptions très différentes, avaient
ceci en commun que chacun entendait vivre à sa façon.
Philibert, un jeune et excellent clarinettiste, entra bouillant de
colère et d’excitation parce que le public n’avait pas rendu justice
à son ami, un violoncelliste qu’il tenait pour remarquable. C’était
son ami, criait-il, et il n’allait pas se laisser abattre par une
cabale ! Lui-même ne jouerait plus une seule note si l’autre
n’était pas lui aussi écouté et payé !
Tarconi, un compositeur érudit, et quelques comédiens se
joignirent au cercle ; et comme chacun avait l’habitude de ne
parler que de soi, la conversation partit dans tous les sens ; les
sautes soudaines d’un sujet à l’autre, dans les dialogues, n’en
paraissaient que plus surprenantes. Enfin arriva Horatio, le
violoniste à la mode. La noblesse et la beauté de sa personne
ravissaient tous ceux qui le regardaient ; la douceur de ses
manières alliée à une dignité toute virile lui gagnaient les cœurs
et lorsqu’il saisissait son instrument, on pardonnait à Raphaël
d’avoir représenté son Apollon avec un violon au lieu d’une
lyre1. Replié sur lui-même, il parlait très peu ; toute son âme ne
semblait que flotter sur les cordes pour éveiller l’esprit qui y
sommeillait et l’inviter à converser secrètement avec elle. Cette
conversation, à laquelle il ne s’abandonnait complètement qu’en
présence de quelques initiés, faisait fondre le cœur de ses
auditeurs et le simple écho de l’harmonie dont il débordait alors
suffisait à les rendre heureux.
Mélina arriva en dernier2. Personnage misérable dans son être
autant que dans son costume, il semblait qu’il fût tout au plus
capable de prendre acte du comportement des autres, avec toutes
leurs perfidies et leurs mauvaises manières, leurs exubérances et
leurs récriminations, leurs lubies et leurs faiblesses.
Mais Aurélie semblait prendre peu de part à tout ce qui se
passait ; elle finit même par emmener notre ami dans une pièce
voisine et, s’étant mise à la fenêtre, elle leva les yeux vers le ciel
étoilé et lui dit :
— Vous êtes encore en reste avec nous, à propos de Hamlet. Je
ne voudrais pas priver mon frère de toutes les choses
intéressantes que vous avez encore à nous dire. Mais laissons le
prince de côté et parlez-moi d’Ophélie.
— Il n’y a pas grand-chose à dire d’elle, répondit Wilhelm,
encore que son caractère soit magistralement brossé en quelques
traits. Tout son être est habité par une sensualité douce et
épanouie. Elle s’abandonne si totalement à son penchant pour le
prince ‒ à la main duquel elle est en droit de prétendre ‒ que son
père et son frère s’alarment tous deux et la mettent en garde.
Pareille à la gaze légère qui couvre son sein, la bienséance ne
peut cacher complètement les mouvements de son cœur mais les
trahit au contraire. Son imagination s’enflamme. Silencieuse et
modeste, elle respire pourtant le désir amoureux et si l’occasion,
déesse complaisante, vient à secouer l’arbrisseau, le fruit
tombera.
— Alors, dit Aurélie, quand elle se voit abandonnée, repoussée,
dédaignée, que dans l’esprit de son amant égaré, la suprême
grandeur se transforme en suprême déchéance et qu’au lieu de la
délicieuse coupe de l’amour il lui tend le calice amer de la
souffrance3…
— Son cœur se brise, reprit Wilhelm, toute la charpente de son
être est ébranlée, la mort de son père survient et le bel édifice
tout entier s’écroule.
Wilhelm n’avait pas remarqué l’accent avec lequel Aurélie avait
prononcé ces derniers mots. Quand il était question d’art, il ne
pensait qu’à l’œuvre elle-même, à sa perfection, et non pas à
l’impression qu’elle pouvait produire sur les spectateurs qui, en
compatissant avec la destinée d’un autre, projettent chacun leurs
propres douleurs, leurs propres joies à travers l’œuvre.
Aurélie avait encore la tête appuyée sur ses bras et levait vers le
ciel ses yeux pleins de larmes. Elle contint longtemps sa douleur,
jusqu’au moment où il lui fut impossible de la cacher. Elle saisit
les deux mains du jeune homme tout étonné :
— Pardonnez-moi, s’écria-t-elle, pardonnez à un cœur dans
l’angoisse ! La compagnie des autres me paralyse et m’oppresse.
Je dois tout faire pour me cacher de mon impitoyable frère.
Votre présence a dénoué tous ces liens. Mon ami, poursuivit-
elle, nous ne nous connaissons que depuis un instant, et vous
êtes déjà mon confident !
Elle pouvait à peine parler et se laissa tomber sur son épaule.
— Ne me jugez pas mal, reprit-elle en sanglotant, si je vous
ouvre si vite mon cœur, si vous me voyez si faible. Soyez,
demeurez mon ami, je le mérite.
Il essaya de la consoler sur le ton le plus amical, en vain ! Ses
larmes coulaient toujours, étouffant ses paroles.
À cet instant la porte s’ouvrit et Serlo entra, fort mal à propos,
accompagné de manière tout à fait inattendue par Philine, qu’il
tenait par la main.
— Voici votre ami, lui dit Serlo en lui désignant Wilhelm, il
sera très content de vous saluer.
— Comment ! répliqua Wilhelm, tout étonné, faut-il donc que
je vous retrouve ici !
Elle s’avança vers lui d’un air posé et modeste, lui souhaita la
bienvenue, vanta la bonté de Serlo qui avait bien voulu
l’admettre dans son excellente troupe non pas pour ses mérites,
mais dans l’espoir de pouvoir la former. Tout en parlant, elle se
montra amicale envers Wilhelm, mais non sans garder une
distance respectable.
Cette comédie ne dura que tant que les deux autres personnes
furent présentes. Aurélie se retira pour cacher sa douleur, Serlo
fut mandé ailleurs. Après avoir soigneusement regardé derrière
la porte pour vérifier s’ils étaient bien partis, Philine se mit à
sautiller comme une folle à travers la pièce, s’assit par terre en
manquant de s’étouffer de rire. Puis elle se releva d’un bond,
couvrit notre ami de caresses et se félicita au-delà de toute
mesure d’avoir été assez avisée pour partir en avant, aller
reconnaître le terrain et y faire son nid.
— On en voit ici de toutes les couleurs, dit-elle, exactement ce
qui me va. Aurélie a eu une malheureuse histoire d’amour avec le
baron S.4 qui, paraît-il, est à la fois jeune, riche, beau et
intelligent. Il lui a laissé un souvenir, ou je me trompe fort. Si
c’est tout son portrait, le papa doit être des plus charmants. Elle a
un petit garçon d’environ trois ans, beau comme un soleil.
D’habitude, je ne peux pas souffrir les enfants, mais celui-là me
ravit. J’ai fait mon calcul. La mort de son mari, la nouvelle
relation, tout concorde5.
» Maintenant, l’ami s’en est allé de son côté, il ne la voit plus
depuis un an. Elle ne s’en remet pas et reste inconsolable. La
folle ! Le frère connaît dans la troupe une danseuse avec qui il est
au mieux et dans la ville également quelques personnes qu’il
courtise. Et à présent, je suis moi aussi sur la liste. Le fou ! Quant
à tous les autres ‒ elle jeta un œil vers la porte ‒, je t’en parlerai
demain. Et maintenant, encore un petit mot de la part de
Philine, que tu connais : cette femme complètement folle est
amoureuse de toi !
Elle jura ses grands dieux que c’était vrai, puis assura que c’était
pure plaisanterie. Elle supplia Wilhelm de s’éprendre d’Aurélie.
— Cela donnerait une belle partie ! Elle court après son
infidèle, toi après elle, moi après toi et le frère est après moi6 !
S’il n’y a pas là de quoi s’amuser pendant six mois, je veux bien
mourir au premier épisode qui viendra se greffer sur la
quadruple intrigue du roman !
Elle le pria de ne pas gâcher cette intrigue et de lui témoigner
tout le respect qu’elle mériterait par sa façon de se comporter en
public.

1. Allusion à la fresque du Vatican, exécutée par Raphaël, Il Parnasso (1509-1511),


qui montre Apollon jouant du violon (et non de la lyre) et entouré des muses ainsi que
des poètes anciens et modernes.
2. Signe évident de son impuissance face au comportement de la troupe.
3. « Den bitteren Kelch des Leidens » : écho des paroles prononcées par Jésus à
Gethsémani. Cf. par exemple Matthieu, 26, 39.
4. Ce personnage énigmatique est appelé Lothar (Lothaire) plus loin, au chapitre 11
de La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister. Il réapparaît dans Les Années d’apprentissage
de Wilhelm Meister (Livres VII et VIII). Cet ancien amant d’Aurélie, comme on le voit à
cet endroit, est le frère de Nathalie et de Friedrich. Il lui échoit un acte déterminant
dans l’accomplissement par Wilhelm de sa formation. C’est Lothaire qui convainc en
effet ce dernier d’œuvrer au bénéfice de la collectivité. Philanthrope animé par l’idée
d’égalité, ce gentilhomme incarne plus généralement une noblesse prête à renoncer à
ses privilèges afin de favoriser une évolution progressive globale de la société. En ce
sens, ce n’est pas un révolutionnaire, mais le représentant idéal de la conception
goethéenne des « transitions douces ».

5. Cet « enfant », fils de Wilhelm et de Marianne, s’appellera Félix dans Les Années
d’apprentissage de Wilhelm Meister.

6. Schéma dramatique utilisé exemplairement par Racine dans Andromaque.


CHAPITRE 10

Le lendemain matin, Wilhelm se proposa d’aller rendre visite à


Mme Mélina. Il ne la trouva pas chez elle. Il demanda où étaient
les autres membres de la troupe ambulante : impossible de les
trouver. Il apprit enfin que Philine les avait tous invités au petit
déjeuner. Il les trouva tous d’excellente humeur et rassérénés. La
malicieuse créature les avait réunis, leur avait offert du chocolat
et leur avait laissé entendre qu’il y avait peut-être encore une
issue. Elle saurait, disait-elle, user de son influence pour faire
comprendre à Serlo combien il serait avantageux pour lui
d’intégrer dans sa troupe des comédiens de cette qualité. Ils
écoutaient attentivement ses propos tout en buvant tasse après
tasse et trouvaient que la jeune personne n’était pas aussi
méprisable qu’elle leur avait paru voici quelques semaines. Après
qu’ils furent partis, ils continuèrent à dire du bien d’elle et
jugèrent qu’il était dans leur intérêt de passer sous silence toutes
les histoires scabreuses que l’on sait.
— Croyez-vous donc, dit Wilhelm qui était seul avec Philine,
que Serlo pourra se résoudre à les garder tous, ou au moins
quelques-uns ?
— Jamais de la vie, répliqua Philine. Cela m’est d’ailleurs
complètement indifférent. Plus vite ils s’en iront, et plus je serai
contente. Je vais trouver le moyen de me débarrasser d’eux. Mais
j’ai autre chose qui me préoccupe. Ah, si vous pouviez enfin vous
décider à vous joindre à nous, à embrasser une carrière pour
laquelle vous êtes fait et qui ne peut manquer de vous apporter la
gloire et de beaux revenus !
— Il ne saurait en être question, répliqua Wilhelm ; j’espère que
vous n’êtes pas allée dire que j’étais déjà monté sur les planches !
— Comment pouvez-vous me croire capable de propos aussi
inconsidérés ? répondit-elle.
— Très bien, dit-il, je compte sur votre discrétion, car je me
propose de reprendre mon nom et d’aller visiter les amis de mon
père.
— Ne vous pressez pas trop, reprit Philine.
Sur ces mots, ils se séparèrent.
Wilhelm avait demandé à Serlo la permission d’assister à la
répétition, mais celui-ci la lui avait refusée, pour le renvoyer sur
la représentation elle-même.
— Il faut d’abord que vous appreniez à nous connaître sous
notre meilleur jour, avant que nous vous permettions de
regarder dans les coulisses.
Le soir, il assista à la représentation avec le plus grand plaisir.
C’était la première fois qu’il voyait un spectacle aussi
parfaitement ordonné. Les acteurs étaient très talentueux, doués
d’heureuses dispositions qu’ils avaient su cultiver ; ils avaient une
haute idée de leur art et, sans être tous de même niveau, ils
s’aidaient, se secondaient, s’encourageaient mutuellement. Serlo
parut fort à son avantage. On était forcé d’admirer chez lui sa
verve et sa vivacité, maîtrisées par un goût très sûr, sa manière
d’entrer en scène, d’ouvrir la bouche, de communiquer sa
satisfaction intérieure à tout le public ; l’étude
extraordinairement approfondie de son art l’avait mis à même
d’exprimer avec la plus grande aisance les nuances les plus
subtiles des rôles qu’il incarnait.
Sa sœur Aurélie n’avait rien à lui envier, elle était même plus
applaudie, dans la mesure où elle touchait le cœur des gens, alors
que lui ne savait que les mettre en joie.
Mais assez parler d’elle et des autres acteurs ; nous les verrons
vivre et agir, et le lecteur pourra juger de lui-même.
Le lendemain matin, Aurélie réclama notre ami ; il accourut et
la trouva allongée sur le canapé. Elle paraissait avoir mal à la tête
et souffrir de la fièvre. Son regard s’éclaira lorsqu’elle vit entrer
Wilhelm.
— Pardonnez-moi, s’écria-t-elle, la confiance que vous m’avez
inspirée m’a rendue faible. Je ne puis plus garder pour moi-
même mon secret et ma souffrance, ce qui jusqu’à présent était
pour moi une force et une consolation. Vous avez, sans le savoir,
rompu les liens qui me réduisaient au silence et vous allez
désormais, sans le vouloir, être obligé de prendre part à la lutte
que je me livre à moi-même.
Wilhelm lui répondit sur un ton amical et cordial. Il l’assura
que l’image de sa personne et de sa peine n’avait cessé de planer
dans son esprit durant toute la nuit ; il la pria de lui accorder sa
confiance et lui confirma qu’elle aurait en lui un ami à sa
dévotion.
Tandis qu’il parlait, son regard fut attiré par un jeune garçon
qui était assis par terre devant elle et s’occupait avec toutes sortes
de jouets. Il pouvait avoir environ trois ans, comme Philine
l’avait dit ; Wilhelm comprit à ce moment pourquoi la frivole
jeune fille, qui employait rarement un langage relevé, avait
comparé cet enfant au soleil ; les plus belles boucles d’or
flottaient en effet autour de ses grands yeux bleus et de son
visage rond ; des sourcils bruns, légèrement arqués, se
dessinaient sur un front d’une blancheur éblouissante, ses joues
brillaient des couleurs d’une éclatante santé.
— Asseyez-vous auprès de moi, dit Aurélie. Vous regardez avec
surprise cet heureux enfant. Certes, je l’ai accueilli avec joie, je le
garde en l’entourant de tous mes soins ; mais c’est également lui
qui me fait mesurer le degré de ma souffrance, car elle me laisse
rarement sentir le prix d’un pareil trésor.
» Permettez, poursuivit-elle, que je parle maintenant de moi et
de ma destinée, car je tiens beaucoup à ce que vous ne vous
mépreniez pas sur moi. Je pensais avoir quelques instants de
répit, c’est pourquoi je vous ai fait appeler. Vous voilà
maintenant et j’ai perdu le fil de mes idées.
» Vous allez penser : une femme abandonnée de plus en ce
monde ! Vous êtes un homme et vous vous dites : elle réagit à un
mal nécessaire, qui guette plus sûrement que la mort, l’infidélité
d’un homme ! La folle ! Ô mon ami, si mon sort était commun, je
supporterais volontiers un malheur commun, mais il n’est pas
ordinaire ! Que ne puis-je vous en montrer l’image dans un
miroir ! Que ne puis-je charger quelqu’un de vous le raconter !
Ah, si j’avais été séduite, surprise, puis abandonnée, comme
Ariane1, je trouverais encore une consolation dans mon
désespoir ! Mais mon sort est bien plus cruel : je me suis abusée
moi-même, je me suis moi-même trompée contre ma volonté.
Voilà ce que je ne pourrai jamais me pardonner !
— Avec des sentiments comme les vôtres, répondit Wilhelm,
vous ne pouvez être tout à fait malheureuse.
— Et savez-vous à qui je dois ces sentiments ? demanda
Aurélie. À la plus détestable éducation qui ait jamais pu pervertir
une jeune fille, au plus mauvais exemple qui se puisse concevoir
pour égarer le cœur et les sens.
» Après la mort prématurée de ma mère, j’ai passé les années
qui étaient censées être les plus formatrices pour moi auprès
d’une tante qui s’était fait une loi d’enfreindre les lois de la
respectabilité. Elle s’abandonnait aveuglément à toutes ses
passions. Peu lui importait qu’elle les commandât ou qu’elle en
fût l’esclave, pourvu qu’elle pût s’oublier elle-même dans la
frénésie de ses plaisirs !
» Nous autres enfants, qui voyions clairement, avec le regard
de l’innocence, tout ce qui se passait, quelle idée pouvions-nous
nous faire du sexe masculin ? Combien étaient stupides,
importuns, effrontés et impudents tous ceux qu’elle attirait
auprès d’elle ! Comme ils devenaient arrogants, insolents et
insipides dès qu’ils avaient trouvé à satisfaire leurs désirs ! C’est
ainsi que j’ai vu, durant des mois entiers, cette femme s’avilir
sous le joug des individus les plus abjects. Quel traitement n’eut-
elle pas à endurer, comment arrivait-elle à faire front à sa
situation, comment parvenait-elle à porter ces chaînes infâmes ?
» Voilà, mon ami, comment j’ai appris à connaître votre sexe,
et je le haïssais d’autant plus franchement que je constatais que
des hommes par ailleurs tout à fait estimables perdaient, dans
leur rapport avec nous, tout ce qu’il y avait encore de bon en
eux !
» Un ami d’un certain âge, qui me traitait comme sa fille, finit
de m’ouvrir les yeux. J’appris aussi à connaître mon sexe et en
vérité, alors que je n’avais que seize ans à l’époque, j’en savais
plus long qu’à cette heure ‒ à cette heure où je me comprends à
peine moi-même. Pourquoi sommes-nous si sages lorsque nous
sommes jeunes, pour perdre ensuite toujours plus la raison ?
Le garçon fit du bruit et Aurélie s’impatienta. Elle sonna ; une
vieille femme vint le chercher.
— As-tu toujours mal aux dents ? demanda Aurélie à la vieille
femme qui avait un bandeau autour de la tête.
— C’est à peine supportable ! répondit-elle d’une voix sourde.
Elle releva l’enfant, qui parut disposé à la suivre, et l’emmena.
Dès que le garçonnet fut parti, Aurélie se mit à pleurer
amèrement.
— Je ne sais plus que gémir et me plaindre, s’écria-t-elle, j’ai
honte de me retrouver devant vous comme un misérable ver de
terre ! Toute ma présence d’esprit m’abandonne, et je ne puis
continuer mon récit. Je voulais vous dire combien l’amour de
l’art a exalté mon âme, combien j’avais placé au début tous mes
espoirs dans ma patrie, avant de désespérer d’elle à nouveau.
Elle hésita et se tut ; son ami, qui ne voulait pas proférer des
banalités, mais qui ne trouvait rien d’autre à dire, lui serra la
main et la regarda longuement. Puis, pour cacher son embarras,
il prit un livre devant lui sur un guéridon ; c’était un volume de
Shakespeare ouvert à la page de Hamlet2.
Serlo entra à cet instant et, après s’être informé brièvement de
la santé de sa sœur, jeta un œil sur le livre que notre ami tenait
en main et s’écria :
— Je vous retrouve encore avec votre Hamlet ! Tant mieux !
Certains doutes me sont venus qui me semblent beaucoup
affaiblir l’importance canonique que vous voudriez attacher à
cette œuvre. Que dites-vous du plan d’ensemble ? Surtout des
deux derniers actes, après que Hamlet s’est entretenu avec sa
mère ? Cela n’avance plus, il ne se passe plus rien, tout ce que l’on
voit n’a ni rime ni raison. Les Anglais eux-mêmes le
reconnaissent.
— Il est fort possible, rétorqua Wilhelm, que quelques
ressortissants d’une nation qui a produit de tels chefs-d’œuvre
méconnaissent ce qui constitue la perfection. Cela ne doit pas
nous empêcher de regarder par nos propres yeux et d’être
équitables. Loin de croire que le plan général de la pièce soit à
blâmer, je considère au contraire qu’il n’en a jamais été inventé
de plus pertinent. Il n’a même jamais été inventé : les choses sont
ainsi.
— Que voulez-vous faire avec tout cela ?
— Je ne veux rien faire, dit Wilhelm, je veux simplement vous
exposer ma conception.
Aurélie se souleva sur ses coussins, appuya sa tête sur sa main
et regarda notre ami qui, toujours persuadé d’avoir raison,
poursuivit sa démonstration.
— Nous sommes ravis et cela nous flatte beaucoup lorsque
nous voyons un héros qui agit par lui-même, qui sait aimer et
haïr quand son cœur le lui commande, prendre des initiatives et
accomplir ses desseins, écarter tous les obstacles pour atteindre
un grand but. Historiens et poètes nous persuaderaient
volontiers qu’une aussi glorieuse destinée peut échoir à l’homme.
Mais la pièce nous donne une autre leçon. Ici, le héros ne suit
aucun plan, mais la pièce obéit au sien. Ici, point d’idée vulgaire
de vengeance à travers laquelle le crime serait puni ; non, une
action monstrueuse est accomplie, se déroule avec toutes ses
conséquences, entraîne des innocents, semble sur le point
d’éviter le gouffre qui lui est promis et s’y précipite à l’instant
même où il semblait qu’elle pût y échapper pour continuer sa
route. Car c’est le propre des actes criminels de frapper des
innocents, de même que les bonnes actions profitent à ceux-là
mêmes qui ne le méritent pas, sans que souvent les initiateurs
des unes et des autres soient punis ou récompensés. Ici, ô
merveille ! Le purgatoire envoie son spectre et réclame
vengeance, mais c’est en vain. Toutes les circonstances
conspirent et poussent à la vengeance, toujours en vain. Aucune
force de la terre ou de l’enfer ne peut accomplir ce que le destin
s’est réservé d’achever. L’heure du jugement sonne, le méchant
tombe avec le bon. Une dynastie est fauchée, une autre entre en
scène.
Après un moment de silence durant lequel ils se regardèrent,
Serlo prit la parole.
— Vous ne faites pas précisément un compliment à la
Providence en glorifiant ainsi votre poète. Et vous me semblez
faire en l’honneur de votre poète ce que d’autres font en
l’honneur de la Providence : vous lui attribuez des intentions et
des desseins auxquels il n’a pas songé.

1. Par Thésée qu’elle avait aidé à sortir du Labyrinthe.


2. L’indication, tout sauf fortuite, est à l’origine d’une nouvelle analyse critique de
Hamlet par Serlo suivie elle-même d’une défense de la pièce par Wilhelm.
CHAPITRE 11

— Permettez-moi, dit Aurélie, de vous poser une question. J’ai


relu le rôle d’Ophélie. Il me plaît et, sous certaines conditions, je
me flatte de pouvoir le jouer. Mais, dites-moi, ne pourrait-on
faire chanter d’autres chansonnettes à la pauvre folle ? Des
fragments de ballades, par exemple, et non pas ces paroles
équivoques et ces niaiseries douteuses. À quoi cela sert-il ?
— Très chère amie, répondit Wilhelm, je ne puis sur ce point
vous céder un iota, car cela correspond également à un sens
profond. Nous voyons ce qui occupait l’esprit de la chère enfant.
Les accents de la concupiscence résonnaient secrètement dans
son âme, elle essayait d’apaiser ses sens en chantant ces petites
chansons, telles d’imprudentes berceuses qui les tenaient encore
plus en éveil. Elle vivait repliée sur elle-même, mais elle cachait à
peine ses désirs et ses vœux. Et maintenant qu’elle a perdu tout
empire sur elle-même, que ses sentiments franchissent ses
lèvres, celles-ci la trahissent et, dans l’ingénuité de son
égarement, elle prend plaisir, devant le roi et la reine, à écouter
l’écho de toutes ces chansons lestes qu’elle aime et qui sont liées à
sa solitude : la chanson de la jeune fille séduite, celle qui se glisse
chez le garçon, et cætera.
Wilhelm n’avait pas fini de parler qu’une scène singulière se
déroula sous ses yeux, dont il ne put s’expliquer le sens.
Serlo, qui avait plusieurs fois arpenté la pièce de long en large,
s’était insensiblement approché de la table de nuit d’Aurélie ; tout
à coup, il saisit vivement un objet qui s’y trouvait et courut vers
la porte avec son butin. Aurélie, qui avait remarqué son geste, se
précipita pour lui barrer le chemin, l’empoigna avec une
incroyable vigueur et fut assez habile pour saisir une extrémité
de l’objet volé. Ils luttèrent, se colletèrent véritablement pour de
bon ; il riait, elle s’énervait. Ils balançaient, tournaient tous les
deux sur place et lorsque Wilhelm accourut pour les calmer et
les séparer, il vit tout à coup Aurélie se jeter de côté, un poignard
à la main, tandis que Serlo lançait à terre avec dépit le fourreau
qui lui était resté dans les mains. Étonné, Wilhelm recula et son
air surpris semblait demander la raison qui avait pu provoquer
entre le frère et la sœur une si étrange dispute, à propos d’un
ustensile aussi curieux.
— Vous allez nous servir d’arbitre, dit Serlo. Qu’a-t-elle à faire
de cette lame tranchante ? Demandez-lui de vous la montrer ! Ce
poignard ne convient pas à une comédienne. Pointu comme une
aiguille, effilé comme un rasoir. À quoi rime cette mascarade ?
Violente comme elle est, elle se blessera un jour par mégarde. Je
déteste profondément ce genre de curiosités ! C’est folie que l’on
puisse sérieusement penser à ce genre de choses et c’est du plus
mauvais goût de s’amuser à ce jeu dangereux.
— Je l’ai repris ! s’exclama Aurélie en brandissant la lame
brillante. Désormais, je veillerai mieux sur mon fidèle ami.
Pardonne-moi, dit-elle en baisant l’acier, de t’avoir ainsi négligé.
Serlo parut se fâcher sérieusement.
— Prends-le comme tu voudras, mon frère, poursuivit-elle. Je
te trouve injuste. Comment peux-tu savoir si ce n’est pas un
précieux talisman que l’on m’a donné sous cette forme ? Si je ne
trouve pas auprès de lui aide et conseil dans les mauvais jours ?
Tout ce qui semble dangereux serait-il nécessairement nuisible ?
— De pareils propos, totalement dénués de sens, me rendraient
fou ! dit Serlo en sortant de la chambre, en proie à une sourde
colère.
Aurélie remit soigneusement le poignard dans le fourreau
qu’elle ramassa, et le garda sur elle.
— Reprenons notre conversation là où mon frère l’a
malencontreusement interrompue, dit-elle au moment où
Wilhelm s’apprêtait à lui poser quelques questions au sujet de
leur étrange dispute.
— Je veux bien admettre votre présentation du caractère de la
bonne Ophélie, poursuivit-elle, car il se peut qu’elle corresponde
à l’intention du poète, mais il m’est plus facile de la plaindre que
d’éprouver de la sympathie pour elle. Et permettez-moi d’ajouter
que, lorsque nous avons été interrompus, j’étais occupée à une
réflexion que vous m’avez déjà donné, mon cher ami, maintes
fois l’occasion de faire en peu de temps. J’admire en vous le
grand sens critique avec lequel vous jugez des œuvres littéraires,
en particulier des œuvres dramatiques. Les plus profonds abîmes
n’ont aucun secret pour vous et vous êtes sensible aux plus
délicates nuances. Sans avoir jamais vu les objets dans la réalité,
vous savez les reconnaître dans la peinture qui en est faite. On
dirait que vous portez en vous une intuition du monde entier,
qui s’éveille et se concrétise au contact harmonieux de l’œuvre
littéraire. Car en vérité, poursuivit-elle, rien ne vous vient de
l’extérieur ! J’ai rarement vu quelqu’un méconnaître aussi
complètement les gens avec lesquels il vit. Permettez-moi de
vous le dire : en vous écoutant expliquer votre Shakespeare, on
croirait que vous venez de sortir du conseil des dieux, qui ont
délibéré pour savoir comment créer l’homme à leur image ; et
quand vous vous mêlez aux gens, je crois voir en vous le premier
enfant de la Création, devenu grand, qui contemple avec un
étrange étonnement et une édifiante bienveillance les lions et les
singes, les moutons et les éléphants, et leur adresse de bonne foi
la parole comme à ses égaux, simplement parce qu’ils se trouvent
eux aussi sur terre et qu’ils y vivent.
— J’avoue que j’ai encore une âme d’écolier, répondit-il, et je
fais appel à votre indulgence. Dès ma jeunesse, j’ai regardé
davantage au-dedans qu’au-dehors, aussi est-ce tout naturel que
j’aie, jusqu’à un certain point, appris à connaître l’homme sans
comprendre les hommes.
— Le fait est, dit Aurélie, que je vous avais d’abord soupçonné
de vouloir vous moquer de nous lorsque vous avez dit tant de
bien des personnes que vous avez rencontrées chez nous. Votre
excellent Tarconi n’est ni plus ni moins qu’un pédant, et un
bonimenteur par-dessus le marché. L’amitié entre Philibert et
Clélio n’est qu’une farce. Ce dernier, médiocre musicien et
méchant homme, fait croire à l’autre tout ce qu’il veut, le flatte,
prévient tous ses désirs et ses caprices, uniquement pour que le
jeune artiste talentueux et plein d’avenir, qui est partout bien
accueilli, le traîne après lui et le fasse profiter des avantages dont
il jouit. Et quelle misérable engeance que toute cette troupe que
vous avez recommandée à mon frère ! Que vous vous soyez
trompé sur le compte d’Horatio, je vous le pardonne aisément.
Cette magnifique figure d’Apollon, ce port altier, cette allure
semblent annoncer quelque chose, et il est difficile de songer que
tout cela ne serait qu’un corps inerte si l’archet n’eût été
heureusement inventé pour tirer de lui quelques notes.
Wilhelm se tenait debout devant elle ; il se sentait humilié :
personne ne l’avait à ce point révélé à lui-même. Il ne répondit
pas, mais fit un retour en arrière pour réfléchir sur lui-même ;
c’était comme si un brouillard se fût dissipé devant ses yeux.
— Ne soyez pas confus, s’écria Aurélie, car c’est une qualité
propre à l’artiste et au jeune poète. Vous êtes l’un et l’autre, bien
que vous ne vous donniez pas pour tels. Cette ignorance et cette
innocence sont comme l’enveloppe qui enserre et nourrit le
bouton à éclore. Malheur à nous, si nous nous épanouissons trop
tôt ! Certes, ce n’est pas un mal de ne pas toujours connaître ceux
pour qui nous travaillons !
» Oui, j’en étais là, moi aussi lorsque, me faisant la plus haute
idée de mes compatriotes, je montai sur les planches. Que
n’étaient pas les Allemands ! Que ne pouvaient-ils pas être ! C’est
à cette nation que je m’adressais, du haut d’une petite estrade,
séparée d’elle par une rangée de lampes dont l’éclat et la fumée
m’empêchaient de distinguer clairement les objets devant moi.
Qu’il m’était doux, le bruit des applaudissements qui montaient
vers moi ! Qu’elle était précieuse, l’offrande offerte par tant de
mains tendues, d’un élan unanime ! Longtemps, je me laissai
bercer ainsi. De même que j’agissais sur la foule, la foule agissait
en retour sur moi. J’étais en plein accord avec mon public ; la
plus parfaite harmonie régnait entre nous, et, en le regardant, je
croyais toujours avoir devant moi la nation tout entière, à
travers ses plus nobles et ses meilleurs représentants.
» Malheureusement, ce n’était pas seulement la comédienne
qui intéressait la plupart de ces amis du théâtre ; ils avaient aussi
quelques prétentions à l’égard de la personne de la jeune fille. Il
en était beaucoup qui désiraient me voir partager avec eux les
sentiments que je leur avais inspirés ; mais je n’étais pas du tout
dans cette disposition. Je voulais élever leur esprit ; à l’endroit de
ce qu’ils appelaient leur cœur, je n’avais pas la moindre
prétention ; et ils me devinrent tous, les uns après les autres,
importuns. De toutes les conditions, de tous les âges, de tous les
caractères, chacun fit des tentatives à sa manière, et je les
congédiai l’un après l’autre à ma manière également. Rien ne
m’était plus pénible que de ne pouvoir, comme toute honnête
jeune fille, m’enfermer dans ma chambre et m’épargner ainsi
bien des tourments.
» Les hommes me montraient tous ce côté de leur caractère
qu’à force d’habitude j’avais appris à connaître chez ma tante ; ils
ne m’auraient, ici encore, inspiré que du dégoût si leurs
singularités et leur sottise ne m’avaient amusée. Comme je ne
pouvais éviter de les croiser au théâtre et même chez moi, je
résolus de les observer tous en action, et mon vieux et cher
complice, qui connaissait parfaitement le monde, m’y aida
activement. Et si vous songez que depuis l’insipide commis de
magasin, le présomptueux fils de marchand jusqu’à l’homme du
monde avisé et retors, le vaillant soldat et le prince sans-gêne,
tous ont défilé devant moi, chacun essayant de nouer son
intrigue à sa manière, les uns en commençant par le début, les
autres par la fin, vous ne m’en voudrez pas d’avoir eu la
prétention de bien connaître mes compatriotes.
» L’étudiant bizarrement accoutré, le savant humble et gauche,
le chanoine modeste à la démarche hésitante, l’homme d’affaires
guindé et précautionneux, le baron ignorant, le courtisan fade et
obséquieux, le jeune ecclésiastique en escapade, le rentier placide
autant que le négociant spéculateur et affairé, j’ai eu le plaisir de
pouvoir observer toutes leurs manœuvres et ‒ par le Ciel ! ‒
il s’en trouvait bien peu parmi eux qui fussent capables d’éveiller
chez moi le plus petit intérêt. Ce m’était au contraire le pire des
désagréments de devoir enregistrer une à une, avec fatigue et
ennui, les louanges de tous ces sots alors que j’avais trouvé celles-
ci si agréables en public et que je me les étais appropriées si
volontiers lorsqu’elles m’étaient décernées par la foule. Je finis
par les mépriser du fond du cœur. C’était comme si toute
la nation eût voulu, de propos délibéré, se prostituer auprès de
moi à travers ses représentants. Ils m’apparaissaient tous si
gauches, si mal élevés, si peu instruits, si dénués de charme, si
dépourvus de goût ! Un Allemand ne peut-il donc lacer ses
souliers, me disais-je souvent, s’il ne l’a appris d’une nation
étrangère ?
» Vous voyez donc combien j’étais aveuglément
hypocondriaque ! Et plus la situation durait, plus ma maladie
s’aggravait. J’aurais pu me pendre, mais je tombai dans l’extrême
inverse. Je me mariai, ou plutôt : je me laissai marier. Mon frère,
qui avait pris la direction du théâtre, désirait trouver un associé ;
mon vieil ami voulait voir mon avenir assuré avant de mourir.
Leur choix se porta sur un jeune homme qui ne me déplaisait
point, à qui manquait tout ce que possédait mon frère ‒ le génie,
la vie, l’esprit, la vivacité ‒, mais qui possédait en revanche
toutes les qualités que ce dernier n’avait pas : le sens de l’ordre,
l’application, le don précieux d’administrer et de gérer l’argent.
» Il est devenu mon mari sans que je sache comment. Nous
avons vécu ensemble sans que je sache pourquoi. Bref, tout allait
bien pour nous, nos affaires prospéraient, et ceci grâce à l’activité
débordante de mon frère ; nous avions une vie aisée et c’était
l’œuvre de mon mari.
» Je ne songeais plus ni au monde ni à la nation. Je n’avais plus
rien à partager avec le monde et je méprisais la nation ou, plutôt,
elle était complètement sortie de mon esprit. Quand je paraissais
sur scène, c’était pour vivre et quand j’ouvrais la bouche, c’était
parce qu’il m’était interdit de garder le silence, parce que j’étais là
pour déclamer.
» Mais je ne voudrais pas vous faire un tableau trop noir ! Je
m’étais, en réalité, entièrement ralliée aux conceptions de mon
frère, pour qui seul importaient le succès et l’argent (car, soit dit
entre nous, il aime les louanges et il est très dépensier !). Je ne
jouais plus désormais selon mon sentiment, mes convictions,
mais selon ses instructions et j’étais contente quand j’avais pu le
satisfaire. L’argent rentrait, il pouvait vivre à sa fantaisie, et nous
vivions des jours heureux avec lui.
» J’étais néanmoins tombée dans une sorte de routine
artisanale, je traînais mes journées sans joie et sans intérêt ; je
n’eus pas d’enfant de mon mariage et notre union fut de courte
durée. Mon mari tomba malade et, tandis que ses forces
diminuaient et qu’en dehors de l’inquiétude qu’il me donnait je
vivais dans un état d’indifférence profonde, je fis une rencontre
qui fut pour moi le commencement d’une vie nouvelle ; une vie
nouvelle et plus courte à la fois, car cela va hâter ma fin…
Elle resta un moment silencieuse et immobile, puis reprit :
— Voilà mon humeur bavarde qui m’abandonne tout à coup, et
je n’ai pas le courage de poursuivre. Laissez-moi me reposer un
peu et si personne ne vient nous déranger, vous ne sortirez pas
d’ici sans connaître en détail ce que vous devinez déjà. En
attendant, faites entrer Mignon et voyez ce qu’il veut1.
L’enfant était entrée à plusieurs reprises dans la chambre
pendant le récit d’Aurélie. Ayant remarqué que l’on baissait la
voix à chaque fois qu’elle était dans la pièce, elle s’était retirée et
était allée s’asseoir dans la salle, où elle attendait sans faire de
bruit.
Quand on la rappela, elle apporta un livre ; à sa forme et sa
reliure, il était facile de reconnaître qu’il s’agissait d’un petit atlas.
Elle avait vu pour la première fois et à sa grande surprise chez le
pasteur des cartes géographiques ; elle avait posé une foule de
questions à ce sujet et retenu tout ce qu’elle avait pu. Son
insatiable désir de s’instruire semblait avoir été rendu plus vif
encore par ces nouvelles connaissances. Elle pria instamment
Wilhelm de lui acheter ce livre. Elle avait pour cela laissé en gage
chez le marchand de gravures ses boucles d’argent et voulait aller
les reprendre le lendemain matin de bonne heure, car il était déjà
trop tard ce soir. On lui accorda ce qu’elle demandait. Elle ouvrit
alors le livre avec ravissement et commença à débiter tout ce
qu’elle savait et à poser, selon son habitude, les questions les plus
étonnantes. Cette fois encore, on voyait qu’en dépit de tous ses
efforts tout cela lui était très difficile. Il en était de même pour
l’écriture, qui lui avait coûté tant de peine. Elle parlait toujours
un très mauvais allemand ; c’est seulement quand elle ouvrait la
bouche pour chanter, quand elle pinçait les cordes de sa cithare
qu’elle paraissait user du seul organe qui lui permît d’exprimer et
de communiquer ses sentiments intimes.
Puisque nous parlons d’elle, il nous faut rappeler combien,
depuis quelque temps, elle plongeait notre ami dans l’embarras.
À chaque occasion ‒ qu’elle arrivât ou s’en allât, qu’elle lui
souhaitât le bonjour ou le bonsoir ‒ elle le serrait si fort dans ses
bras, elle l’embrassait avec une telle fougue que l’impétuosité de
cette nature en pleine éclosion le remplissait souvent de crainte
et d’angoisse. Sa vivacité convulsive s’accentuait de jour en jour
dans sa façon de se comporter et tout son être frémissait en
silence, sans trêve ni repos. Souvent, quand elle restait là,
apparemment impassible, on observait tout à coup qu’elle serrait
les dents ou les faisait grincer tout bas ; il fallait qu’elle eût
toujours quelque chose entre les mains : un mouchoir qu’elle
triturait, un bout de ficelle qu’elle tortillait entre ses doigts, non
pas en une forme quelconque de jeu, mais pour trouver un
dérivatif à un violent ébranlement intérieur.
Cette fois, elle n’en finissait pas avec ses questions ; Aurélie
s’impatienta, car elle se sentait justement disposée à poursuivre
avec notre ami sa conversation sur un sujet qui lui tenait
tellement à cœur. Elle le laissa clairement entendre à la petite ;
mais comme elle ne voulait pas comprendre, on finit par la
renvoyer.
— C’est maintenant ou jamais, dit Aurélie, l’occasion pour moi
de vous raconter le reste de mon histoire. Si quelques lieues
seulement nous séparaient de l’injuste ami si tendrement aimé, je
vous dirais : “Sellez votre cheval, trouvez un moyen quelconque
de faire sa connaissance et lorsque vous reviendrez, vous m’aurez
pardonnée et me plaindrez.” C’est précisément au moment
critique où je craignais pour la vie de mon mari que je fis sa
connaissance. Il revenait d’un long périple et son compagnon de
voyage venait de le quitter.
» Il m’aborda avec une aisance tranquille, une franche
cordialité ; il me parla de moi, de ma position, de mon talent et
suscita mon attention dès cette première entrevue. Ses
jugements étaient justes sans être tranchants, pertinents sans
rien de malveillant. Il lui arrivait parfois aussi d’être dur, mais
cela lui seyait assez bien et il le faisait avec une aimable malice. Il
était accoutumé à avoir du succès auprès des femmes et j’étais sur
mes gardes ; il ne se montrait ni flatteur ni pressant, et cela m’ôta
toute inquiétude.
» Il fréquentait peu de monde, montait beaucoup à cheval et
visitait de nombreuses connaissances qu’il avait dans la région. À
son retour, il descendait chez moi, entourait de soins affectueux
mon mari toujours plus malade. Il lui procura quelque
soulagement en faisant appel à un habile médecin et comme il
partageait toutes mes préoccupations, il me permit de partager
les siennes également. Il me raconta qu’en sa qualité de fils cadet
il avait d’abord été destiné à la vie militaire, pour laquelle il
éprouvait un irrésistible penchant ; qu’à la mort de son frère aîné
il avait dû se soumettre à la volonté de sa famille, voyager,
s’occuper d’affaires qui l’intéressaient peu. Bref, il n’avait rien de
caché pour moi, il me dévoilait son âme, son histoire, ses envies,
ses passions. Tout cela m’attirait, m’emportait.
» Sur ces entrefaites je perdis mon mari, à peu près comme je
l’avais épousé. À son décès, toute la charge de la conduite des
affaires retomba sur moi. Car mon frère ne voulait que jouer et
vivre, sans autres soucis. J’étais fort occupée, j’étudiais mes rôles
plus assidûment que jamais ; je jouais comme autrefois, mais avec
combien plus de force et d’intensité ! Je n’étais pas toujours à
mon meilleur niveau lorsque je savais que mon noble ami était
dans la salle ; mais il venait parfois m’écouter à mon insu, et vous
pouvez imaginer combien alors sa louange inattendue me
surprenait agréablement. Assurément, je suis une étrange
créature ! Quand je jouais un rôle, il me semblait que c’était, en
réalité, toujours pour lui rendre hommage ; car telle était la
disposition de mon cœur, et le sens des mots importait peu. Si je
le savais au nombre des spectateurs, j’avais honte de mettre toute
mon énergie dans mon jeu, dans mes paroles, comme si j’eusse
craint de lui jeter mon hommage à la figure. Était-il absent,
j’avais alors le champ libre et je ne m’épargnais pas. Mes rapports
avec le public, avec la nation tout entière s’étaient aussi
transformés comme par miracle. Elle m’apparaissait tout à coup
sous un jour à nouveau favorable : maintenant encore, je n’arrive
pas à comprendre comment notre manière d’envisager les choses
peut changer ainsi du tout au tout !
» “Que tu étais donc déraisonnable, me disais-je souvent, de
blâmer une nation précisément parce qu’elle est une nation,
c’est-à-dire une foule de gens au sein de laquelle les forces et les
talents sont répartis sans véritablement obéir à une finalité
commune, sans que chacun de ses membres, pris
individuellement, présente un intérêt. C’est pour cette raison
même que, tous réunis, ils forment un ensemble sur lequel une
personnalité éminente peut exercer une influence.” J’étais
heureuse qu’ils fussent nés pour être dirigés, c’est pour cela que
je les aimais, car je croyais leur avoir trouvé un guide.
» Lothaire2 m’avait toujours parlé des Allemands en insistant
sur leur vaillance ; il m’avait affirmé qu’il n’est pas au monde de
nation plus brave, lorsqu’elle est bien conduite. Cela m’avait
frappée et j’étais confuse de n’avoir jamais accordé d’importance
à cette vertu première. Je commençai à réviser ma manière de
penser, en ne mettant plus nécessairement en avant la culture et
les bonnes manières ; j’appréciai la grossière et rude enveloppe
en songeant à la qualité de ce qu’elle recélait. Et dès lors, à
chaque fois que j’étais sur scène, j’avais l’impression d’être
inspirée ; les vers les plus médiocres se transformaient en or dans
ma bouche et si j’avais pu compter sur de grands poètes, j’aurais
certainement atteint les plus merveilleux effets.
» C’est ainsi que vécut votre jeune veuve, des mois durant. Il ne
pouvait se passer de moi et j’étais fort malheureuse lorsqu’il était
absent. Il me montrait les lettres de ses parents, de sa charmante
sœur ; il s’était instruit de tous les détails de ma vie ; on ne peut
concevoir union plus intime et plus parfaite ; le mot amour n’a
jamais été prononcé. Il partait et rentrait, repartait encore et
revenait… et maintenant, mon ami, il est grand temps, vous
aussi, que vous partiez.

1. Le texte allemand dit bien « was er will ». L’emploi du masculin consone avec la
perception qu’ont les autres de la nature sexuellement ambiguë de l’enfant.
2. Voir supra, Livre VI, chapitre 9, note 4.
CHAPITRE 12

Notre ami était ainsi partagé entre le frère et la sœur ; ils lui
étaient tous deux également chers et chacun des deux faisait
écho, nourrissait et occupait une moitié de son être. Le sort
d’Aurélie le touchait profondément, bien qu’il ne ressentît pour
elle rien qui ressemblât à une tendresse amoureuse. L’actrice, par
son intelligence passionnée, dissipait la puérile euphorie de ses
bons sentiments et le renvoyait du monde idéal à la réalité. Il
était étonné d’apprendre ainsi en quelque sorte à se connaître
lui-même et de se trouver ramené, par la comparaison avec les
autres, à sa véritable place. Et il n’eût pu rencontrer de meilleur
maître, de meilleur guide dans son art favori que Serlo, dans la
mesure où celui-ci, non seulement apparaissait sur la scène dans
son véritable élément et sous son jour le plus avantageux, mais
avait également beaucoup réfléchi sur toutes les questions liées à
l’art qu’il pratiquait depuis sa jeunesse. Il était, au sens propre du
terme, né sur les planches1 ; tout enfant, il avait déjà joué
l’Arlequin qui sort de l’œuf, descend d’un nuage ainsi que le
charmant petit ramoneur avec sa petite échelle blanche, pour le
plus grand plaisir du public2. Petit garçon, il exerçait déjà un
talent espiègle pour se moquer du jeu monocorde des autres
acteurs et savait si parfaitement imiter la voix, les gestes et les
manières de chacun que ceux-là mêmes qui se voyaient tournés
en ridicule ne pouvaient s’empêcher de rire. Il était aidé par son
excellente mémoire ; il connaissait par cœur des pièces entières
et son naturel heureux lui permettait de toujours trouver le ton
juste, sauf dans le registre pathétique ou sentimental. Son
impatience et la crainte de conséquences fâcheuses liées à
quelques-unes de ses espiègleries le poussèrent, alors qu’il n’avait
pas encore quatorze ans, à quitter sa famille. Il n’eut aucune
peine à trouver sa voie et osa présenter, devant les grands de ce
monde et les petites gens, devant le peuple et le public de
connaisseurs, un spectacle encore inédit où il jouait à lui seul des
tragédies et des comédies tout entières ; transformant en théâtre
n’importe quelle salle, improvisant une scène dans n’importe
quel jardin, il savait divertir et ravir les spectateurs, sans le
trompe-l’œil du décor, par la seule perfection de son jeu. Il savait
parfaitement incarner tous les caractères poussés à l’extrême,
imitait également, à s’y tromper, les voix de femmes et d’enfants ;
et personne n’a probablement mieux réussi la caricature d’un
rabbin3 ; la ferveur délirante, l’exaltation sensuelle repoussante,
les folles gesticulations, les marmonnements confus, les cris
aigus, les mouvements alanguis, les brusques contractions, les
pantomimes ineptes et désuètes ‒ il avait si bien su saisir et
ramasser tous ces traits qu’avec cette farce de mauvais goût il
était capable, un quart heure durant, de faire le bonheur d’un
public même le plus raffiné. Il eut l’amabilité de régaler notre
ami de tous ces morceaux de bravoure, et celui-ci y trouva un
plaisir extrême. Car bien que tout cela n’appartînt absolument
pas à sa manière, ce n’en était pas moins la première fois qu’il
apprenait à connaître une véritable inspiration et un sens
dramatique et il pouvait en tirer des exemples et des
enseignements pour lui-même.
Tout cela aurait été bel et bon si Mélina, suivi des siens, n’avait
quelquefois paru, comme un mauvais génie, à l’arrière-plan. Ces
malheureux, qui commençaient à manquer de tout, comptèrent
pendant quelque temps sur la promesse de Philine ; ils n’avaient,
en fait, pas encore perdu tout espoir d’obtenir un gagne-pain par
son intermédiaire. Ils entreprirent néanmoins également
Wilhelm pour qu’il dise aussi un mot en leur faveur. Celui-ci
avait déjà essayé de persuader son ami Serlo, mais ce dernier ne
se laissait pas facilement convaincre quand il n’y allait pas de son
intérêt. Il essaya au contraire de faire peu à peu comprendre à
notre ami comme il serait bien qu’il se décidât lui-même à
paraître sur scène. Il devint surtout pressant quand Philine lui
eut secrètement confié que Wilhelm avait déjà joué une fois et
qu’il entrevit la possibilité, pour se l’attacher, de miser sur sa
passion pour le théâtre.
Après avoir passé toute une après-midi à s’entretenir ainsi avec
Serlo, Wilhelm courut chez Aurélie, qu’il trouva allongée sur
son lit ; elle semblait assez calme.
— Croyez-vous pouvoir jouer demain ? lui dit-il.
— Oh ! oui, répondit-elle vivement. Vous savez que rien ne
peut m’en empêcher. Si je connaissais seulement un moyen
d’échapper aux applaudissements de notre parterre ! Ils me
veulent du bien et ils me feront mourir. Avant-hier, j’ai cru que
mon cœur allait se briser. Autrefois, quand je me plaisais à moi-
même, je m’en arrangeais ; lorsque j’avais longuement étudié
mon rôle et m’y étais préparée, j’aimais à entendre résonner
depuis tous les coins de la salle cette preuve de ma réussite. Mais
à présent ! Je ne dis pas ce que je veux, ni comme je voudrais, je
me sens emportée, je m’égare. Et mon jeu fait une plus forte
impression, et les applaudissements sont beaucoup plus nourris.
Et je me dis à part moi : si vous saviez ce qui vous enchante ! Ce
sont les douleurs les plus profondes de l’âme auxquelles vous
accordez vos suffrages.
» Ce matin, j’ai appris mon rôle, je viens de le répéter ; je suis
lasse et brisée. Demain, tout sera à recommencer. Demain soir, il
s’agira de jouer à nouveau et voilà que je me traîne, que je ne me
lève que pour aller me coucher. Tout tourne en moi en un cercle
sans fin. De pauvres consolations s’offrent à moi ; je les rejette, je
les maudis. Je ne veux pas me rendre. Pourquoi ce qui m’entraîne
à ma perte serait-il nécessaire ? Ne pourrait-il pas en être
autrement ? Il faut que j’expie le fait d’être une Allemande ; c’est
le caractère des Allemands de s’appesantir sur tout et de tout
laisser peser lourdement sur eux.
— Si vous pouviez, mon amie, ne pas prendre les choses si
tragiquement !
— Elles sont suffisamment tragiques comme cela, interrompit
Aurélie.
— Ne vous reste-t-il donc rien ? répliqua-t-il. Votre jeunesse ?
Votre beauté ? Votre talent ? Et si, sans que cela fût de votre
faute, vous avez perdu un bien précieux, faut-il que vous rejetiez
tout le reste ? Est-ce vraiment nécessaire ?
Elle se tut pendant quelques instants, puis reprit :
— Je sais bien que c’est du temps perdu. L’amour n’est que du
temps perdu ! Que n’aurais-je pu ou dû faire ! Et maintenant,
tout n’est plus que néant ! Je suis une misérable créature tombée
amoureuse, rien d’autre qu’amoureuse ! Ayez pitié de moi, par
Dieu, moi qui ne suis qu’une pauvre créature !
Elle laissa passer un moment de silence et reprit :
— Vous êtes habitué à ce que tout le monde se jette à votre cou
et vous ne pouvez comprendre, non, aucun homme ne peut
apprécier le mérite d’une femme qui sait se respecter elle-même.
Par tous les anges du Ciel, par toutes les images de félicité que
peut nourrir un cœur pur et honnête, il n’y a rien de plus doux
au monde qu’une âme féminine qui s’abandonne. Nous sommes
froides, fières, hautaines, lucides et prudentes quand nous
méritons le nom de femmes, et tout cela… À présent, je veux me
laisser aller à mon désespoir, m’y livrer délibérément ! Je ne veux
pas qu’il reste en moi une seule goutte de sang qui échappe au
châtiment, une seule fibre de mon corps que je n’aie tourmentée.
Oui, vous pouvez sourire, vous pouvez rire de cette
démonstration théâtrale de la passion !
Wilhelm n’avait pas la moindre envie de rire. L’état effroyable,
à moitié naturel, à moitié forcé, dans lequel était plongée son
amie l’affligeait profondément. Il partageait avec elle les tortures
d’une funeste exaltation ; ses idées se brouillaient et tout son
sang était enfiévré.
Elle s’était levée, allait et venait dans la pièce.
— Je me répète à moi-même, s’écria-t-elle, toutes les raisons
que j’avais de ne pas l’aimer. Je sais aussi qu’il n’est pas digne de
cet amour. Je détourne mon esprit vers ceci ou cela, je m’occupe
à ce que je peux. Quelquefois, j’apprends un rôle, même si je n’ai
pas à le jouer. J’en répète aussi de plus anciens, que je connais par
cœur, en les reprenant dans le détail, les travaillant et les
retravaillant encore… Mon ami, mon confident, quelle horrible
besogne de se détacher ainsi avec violence de soi-même !
» Ma raison s’altère, ma tête est près d’éclater et pour échapper
à la folie, je m’abandonne une fois encore au sentiment que je
l’aime. Oui, je l’aime, je l’aime ! s’écria-t-elle dans un torrent de
larmes, je l’aime et je veux mourir !
Il lui prit la main et la conjura de ne pas se torturer de la sorte.
— Oh ! dit-il, quelle étrange destinée pour l’être humain de se
voir si souvent refuser non seulement les choses qui ne lui sont
pas accessibles, mais aussi toutes celles qui le sont ! Vous n’étiez
pas destinée à rencontrer le cœur fidèle qui vous eût apporté la
félicité, et moi, j’étais destiné à lier ma vie et mon salut à une
infortunée que le poids de ma fidélité a courbée comme le roseau
et peut-être même brisée.
Ayant confié à Aurélie l’histoire de sa liaison avec Marianne, il
savait qu’elle comprendrait l’allusion.
Elle le regarda droit dans les yeux et demanda :
— Pouvez-vous affirmer que vous n’avez encore jamais trompé
aucune femme ? Que vous n’avez jamais essayé de la faire céder à
vos désirs par des déclarations inconsidérées, de frivoles
hommages et des serments trompeurs ?
— Je le puis, rétorqua Wilhelm, et je ne m’en fais pas gloire.
Ma vie était fort simple ; je fus rarement tenté de devenir un
séducteur. Et quel avertissement pour moi, ma belle et noble
amie, que le triste état dans lequel je vous vois plongée ! Recevez
de moi une promesse, tout à fait conforme à la nature de mon
cœur et dont la solennité est sanctifiée par l’émotion que vous
m’avez inspirée. Je résisterai à toutes les inclinations passagères
et j’enfouirai dans le secret de mon cœur même les plus sérieuses
d’entre elles ; aucune femme ne recevra de mes lèvres l’aveu de
mon amour si je ne suis en mesure de lui consacrer ma vie.
Elle le regarda avec une farouche froideur et recula de quelques
pas au moment où il lui tendait la main pour sceller sa promesse.
— Ce n’est pas la peine, dit-elle. Quelques larmes de femme de
plus ou de moins, ce n’est pas cela qui grossira la mer. Pourtant,
poursuivit-elle en se retournant, une seule de sauvée sur des
milliers, c’est toujours quelque chose ; sur des milliers, un seul
homme honnête, ce n’est point négligeable. Savez-vous bien ce
que vous promettez ?
— Je le sais, répondit Wilhelm en souriant et en lui tendant la
main.
— Je l’accepte, répondit-elle.
Wilhelm avait encore la main tendue qu’elle fit un mouvement
de sa main droite ; il crut qu’elle allait prendre la sienne. Mais
elle la porta vivement à sa poche, en tira le poignard avec la
rapidité de l’éclair et, d’un geste vif, effleura avec la pointe et le
tranchant la paume de Wilhelm. Il la retira aussitôt, mais le sang
coulait déjà.
— Il faut vous marquer dans votre chair, vous les hommes,
pour que le souvenir vous reste, s’écria-t-elle avec une
expression de satisfaction, mais qui fit bientôt place à un grand
empressement.
Elle prit son mouchoir et enveloppa la main de Wilhelm pour
arrêter le sang qui jaillissait.
— Pardonnez à une femme presque insensée, lui dit-elle, et ne
regrettez pas ces gouttes de sang. Elles m’ont réconciliée, rendue
à moi-même. Je vous demande pardon à genoux. Laissez-moi
vous soigner, c’est tout ce que je veux.
Elle courut à son armoire, y prit de la toile, de la gaze et divers
instruments ; elle arrêta le sang et examina attentivement la
plaie. L’incision traversait la paume en partant de la base du
pouce, coupait la ligne de vie et se prolongeait jusqu’au petit
doigt. Aurélie la pansa en silence, perdue dans une mystérieuse
rêverie. Il demanda à plusieurs reprises :
— Très chère, comment avez-vous pu blesser ainsi votre ami ?
— Taisez-vous, répondit-elle en lui mettant un doigt sur la
bouche, taisez-vous !

1. Goethe rapporte une donnée effectivement bien connue de la vie de Schröder


monté sur les planches dès l’âge de trois ans.
2. Le rôle d’Arlequin reposait sur le principe de la métamorphose, laquelle pouvait
prendre les formes les plus inattendues dont le regain de faveur des troupes italiennes
au XVIIIe siècle est la traduction. Seul en scène (contrairement à Pantalon qui ne va pas
sans au moins un Zanni), Arlequin est « homme à tout faire », car dépourvu de
psychologie. Il est donc, par essence, l’homme à transformations : il change de sexe, se
mue en figures mythologiques, interprète une suite hétéroclite d’objets inanimés et
d’êtres vivants ‒ on connaît par exemple l’Arlequin « barbet, pagode et médecin » de
Lesage (1668-1747) et d’Orneval (dates exactes inconnues). C’est exactement le même
principe qui se retrouve ici. Cf. Jean-Marie Valentin, Le Théâtre à Strasbourg de Brant à
Voltaire (1512-1781), Paris, Klincksieck, 2015, p. 776-783, notamment p. 777-778.

3. Ce type de « caricature » avait été illustré exemplairement par Voltaire. Le Juif


ridicule et berné est cependant plutôt une figure des facéties aux XVIe et XVIIe siècles.
La vision négative du ghetto des années de Francfort a existé (Littérature et Vérité, I, 4),
mais ne se confond ni avec l’image que Goethe donne des Israélites de l’Ancien
Testament, ni avec une évolution ultérieure marquée par la familiarité acquise avec les
œuvres de Spinoza ou Mendelssohn (cf. supra, Livre III, chapitre 8, note 12). À la
scène, il n’y a nulle présence rappelant le Shylock du Marchand de Venise.
CHAPITRE 13

Serlo, qui n’avait pas de plus cher désir que de voir Wilhelm
rejoindre sa troupe, avait réussi à lui faire dire quels étaient les
commerçants de la ville qui étaient en relation avec son père.
Dès qu’il eut obtenu leurs noms, il n’eut aucune peine à se
renseigner auprès d’eux sur la nature des nouvelles qu’ils avaient
pu recevoir, les uns et les autres, de la maison Meister. On lui
rapporta qu’étaient arrivées depuis quelque temps déjà des lettres
annonçant la mort du vieux Meister ; sa veuve n’attendrait pas,
croyait-on, l’expiration de son année de veuvage pour épouser
un ami auquel elle était tendrement attachée depuis longtemps.
Le gendre Werner avait pris la complète direction des affaires et
le fils aîné avait disparu au cours d’un voyage. Comme on avait,
depuis sa prime jeunesse, déjà remarqué en lui quelque chose de
bizarre et qu’il manifestait peu de goût pour les affaires, on
supposait que, lorsque la guerre avait éclaté, il était parti avec les
soldats pour chercher fortune dans cette voie.
Serlo jugea ces nouvelles très propices à ses projets. Il se hâta
d’en faire part à Aurélie et lui laissa clairement entendre que
c’était pour elle aussi qu’il avait conçu ce plan.
— Mon cher frère, lui dit-elle avec un profond soupir, je
souhaite bonne chance à toutes tes entreprises et je suis sûre que
tu ferais une excellente recrue en la personne de ce jeune
homme. Pour ce qui me concerne, je ne souhaite pas que l’on
prenne garde à moi. Je n’appartiens plus au nombre des gens qui
espèrent quoi que ce soit et celui qui compterait sur moi irait
certainement au-devant de lourdes déconvenues.
— L’espoir, répliqua Serlo, est le plus beau patrimoine que
possèdent les humains. Encore le voudraient-ils qu’ils ne
pourraient jamais se l’aliéner. Et si quelqu’un peut encore te
guérir, très chère, ce ne peut être que l’œuvre de cet ami.
— Cher frère, répliqua Aurélie, tu as la mauvaise habitude de
dire des choses qu’il vaudrait mieux taire pour laisser le temps
faire son œuvre.
Il sourit et demanda si elle voulait communiquer ces nouvelles
à Wilhelm ou lui en laisser la charge. Elle le pria de le faire lui-
même.
Quelque temps passa avant que Serlo trouvât l’occasion
d’instruire notre ami du sort de sa famille. Durant ce temps, il ne
s’écoula pas un jour sans que ce dernier se rapprochât d’Aurélie.
La nécessité de faire panser sa blessure par ses soins, la
sollicitude, les regrets, la bonté de la jeune femme éveillèrent
dans son cœur les sentiments de la plus tendre amitié ; et, de son
côté, elle trouva un grand soulagement dans sa compagnie.
Elle avait entouré sa main d’un joli bandage de taffetas noir.
— J’espère, dit-elle gravement, que vous guérirez vite, mais je
crois aussi que vous garderez toute votre vie la marque de cette
blessure. Vous être honnête, mon ami, mais quel est l’homme
qui n’a pas besoin qu’on lui rappelle les choses en permanence ?
Si jamais votre bon génie vous abandonne, si vous osez, en dépit
de votre serment, tendre la main pour séduire une femme à qui
vous n’avez pas donné votre cœur, regardez alors cette cicatrice
et retirez-vous tandis qu’il est encore temps.
Serlo saisit la première occasion pour mettre notre ami au
courant, sans grands ménagements, de la situation de sa famille ;
l’on peut imaginer combien Wilhelm en fut affecté. Et sans lui
laisser le temps de se remettre, Serlo renouvela sa requête
pressante.
— Vous n’avez maintenant plus aucune raison d’hésiter, ajouta-
t-il. Votre famille, qui a déjà surmonté l’inquiétude de vous
croire exposé à tous les dangers de la guerre, sera deux fois, trois
fois plus rassurée quand elle saura que vous vous êtes voué à une
profession attrayante et agréable.
Wilhelm n’avait pas grand-chose à objecter, si ce n’est que la
démarche lui paraissait insurmontable. Son cœur inclinait en ce
sens, mais un je-ne-sais-quoi, difficile à qualifier, s’opposait à
cette envie.
Serlo le pressa de toutes les manières possibles ; il lui fit des
propositions avantageuses, finit même par lui offrir une part des
recettes ; mais comme tout cela restait sans effet, il avança
l’argument principal, qu’il avait gardé pour la fin.
— Vous ne pouvez mieux mesurer mon désir de vous attacher
au théâtre si je vous offre d’engager toute votre troupe avec
vous, vous permettant de vous affranchir ainsi du poids d’une
lourde promesse.
— Comment cela ? s’écria Wilhelm, un peu indigné, ces mêmes
gens que vous avez jusqu’ici complètement méprisés en
deviendront-ils meilleurs ?
— Ils ne deviendront pas meilleurs, répondit Serlo, mais c’est
pour moi la seule manière de les utiliser. Je vais vous exposer
mon plan et vous verrez que, sans vous, il n’est pas réalisable.
Vous savez que l’acteur qui joue chez moi les premiers rôles
d’amoureux a une belle prestance, une voix agréable, mais qu’il
est loin de posséder les qualités nécessaires à un pareil emploi. Il
lui manque une certaine flamme, une force d’expression qu’une
posture alanguie et complaisante ne sauraient remplacer. En
dépit de cela, non seulement j’ai dû le tolérer, mais il m’a fallu
encore ménager sa femme et toute sa clique. Si j’arrive à me
passer de lui, les autres peuvent également s’en aller et je pourrai
alors, plus ou moins facilement, employer et intégrer votre
troupe.
» L’épouse de mon jeune premier joue les personnages de
mère, de reine, et autres rôles de ce genre. Mme Mélina ne s’en
tirera pas plus mal qu’elle, et peut-être même mieux. Son frère
serait remplacé par celui que vous nommez Laërte, dont on peut
tout au moins espérer qu’il fera encore des progrès. Nous
devrions perdre également une autre jeune femme, qui pourrait
être remplacée par notre Philine ; j’ai de toute manière
l’intention d’en renvoyer quelques autres, dont il est indifférent
que les rôles soient plus ou bien tenus. Le pédant et tous les
autres trouveront bien une petite place. Mélina deviendra
l’intendant de la garde-robe, qu’il protégera des mites.
» Vous voyez que je ne me déjuge pas en offrant d’engager des
gens auxquels je m’étais si fortement opposé. Si vous vous
effacez, vous verrez qu’il ne reste pas la moindre part de mon
plan qui soit réalisable. Considérez ma proposition et songez
combien pareille décision serait avantageuse pour vous, pour
nous, pour la troupe abandonnée et pour le public.
» Encore un mot, dit Serlo la main sur la poignée de la porte. Si
vous ne vous décidez pas aujourd’hui, vous le ferez peut-être
dans une quinzaine. J’ai toute raison d’espérer qu’une femme qui
a, comme vous, passionnément étudié notre art en secret, mais
qui ne s’est pas encore montrée sur aucune scène, va paraître sur
la mienne. La plus belle, la plus noble des silhouettes, un
magnifique organe, une diction pure et précise, un maintien
superbe1 ! Bref, tout ce dont on peut rêver ! Je ne dis pas cela
pour que vous tombiez amoureux d’elle. Je le dis seulement pour
que vous vous persuadiez que nous ne sommes pas tout à fait
indignes de vous. Et tout ira certainement bien mieux encore
lorsque vous serez des nôtres.

1. On s’interroge sur l’identité possible de cette actrice qui conjoint les prestiges du
jeu à l’éclat de la beauté. L’hypothèse littéraire interne au récit renverrait à l’amazone.
Mais les rapports réels de Goethe avec la scène rendent bien davantage vraisemblable
l’identification à sa partenaire weimarienne Corona Schröter (1751-1802), qui joua le
rôle-titre de la version en prose d’Iphigénie, pièce dans laquelle Goethe était lui-même
Oreste. Cantatrice à l’origine, elle devint, à partir de 1776, la colonne vertébrale du
théâtre d’amateurs local. Sa beauté, admirée de Goethe, de Wieland et du duc, était si
grande qu’on la qualifia d’« attique », jugement bien en harmonie avec la mode néo-
hellénique de l’époque.
CHAPITRE 14

C’est une des particularités de l’âme humaine que de rebondir


d’autant plus vite qu’elle a été plus fortement ébranlée.
Aux fardeaux qui accablaient notre ami et qui l’avaient peu à
peu complètement écrasé venaient maintenant s’ajouter la mort
de son père et le sort des siens ; tout cela oppressait si fort son
âme qu’il lui fallait trouver à tout prix une issue quelconque. La
douleur et les regrets causés par la mort du vieil homme plein de
bonté et dont l’existence avait été depuis toujours si étroitement
liée à la sienne, un sentiment mêlé d’indifférence à l’endroit de sa
mère, le peu d’intérêt qu’il ressentait pour le négoce de son beau-
frère, ses propres erreurs, son histoire personnelle, tout cela
resurgissait, se mélangeait, bouillonnait. Mais finalement, toute
l’énergie de sa jeunesse lui revint, il se ressaisit et jeta un regard
franc et courageux sur sa situation présente, derrière laquelle se
profilaient des images d’un avenir joyeux.
« Me voilà, se disait-il, non pas à la croisée des chemins, mais
touchant au but. Et je n’ose faire le dernier pas pour l’atteindre,
j’hésite encore !
« Oui, s’il y eut jamais une mission, une vocation expressément
et clairement affichée, c’était bien celle-ci. Tout arrive pour ainsi
dire uniquement par hasard, sans que j’y sois pour rien et
pourtant, tout est comme je me l’étais imaginé autrefois, comme
je me l’étais promis. Chose étrange ! On pourrait croire que rien
n’est plus familier à l’homme que les espoirs, les désirs qu’il a
longtemps nourris, entretenus dans son cœur et pourtant, quand
il est confronté à eux et qu’ils s’imposent en quelque sorte à lui, il
ne les reconnaît plus et se dérobe devant eux. Tout ce que je
n’osais imaginer qu’en rêve, depuis cette fatale nuit qui me
sépara de Marianne, se trouve maintenant devant moi et s’offre à
moi. C’est ici que je voulais aboutir, et c’est ici que j’ai été
insensiblement conduit. Je voulais chercher un engagement
auprès de Serlo, et voilà qu’il me sollicite et m’offre des
conditions auxquelles je n’aurais jamais cru pouvoir prétendre en
tant que débutant. Est-ce seulement l’amour de Marianne qui
m’a enchaîné au théâtre ? Ou bien est-ce l’amour de l’art qui m’a
enchaîné à elle ? Cette aspiration, cette fuite vers le théâtre
étaient-elles seulement le fait d’un homme inquiet et sans
repères, désireux de mener une existence incompatible avec les
mœurs de la société bourgeoise ou bien était-ce quelque chose
de profondément différent, de plus pur, de plus noble ? Et si tels
étaient alors tes sentiments, quelles raisons as-tu eues d’en
changer ? La décision ne se justifie-t-elle pas d’autant mieux
aujourd’hui qu’elle n’obéit plus à ces motifs secondaires que
d’aucuns pouvaient juger équivoques ? »
Il passa encore une fois en revue toutes les circonstances qui le
tentaient, le pressaient de franchir le pas, l’y invitaient. Il
constata qu’il n’avait pas le choix. L’idée de pouvoir garder
auprès de lui sa petite Mignon, de ne pas être contraint de
congédier le harpiste lui semblait un argument important pour
justifier sa décision.
Et pourtant, comme il arrive habituellement en pareil cas, au
moment où notre conviction est faite et où tout le poids semble
peser sur l’un des plateaux de la balance, voici que d’autres
arguments viennent tout à coup faire contrepoids et la décision
reste en suspens. Mais ce phénomène favorisa finalement lui
aussi son projet : « La première fois où je suis monté sur scène, se
dit-il, j’ai été surpris et je me suis laissé entraîner. Ce n’était
qu’une tentative éphémère. Maintenant qu’il s’agit de ma vie
entière, j’ai le temps et le loisir de tout bien peser et réfléchir. »
Pendant qu’il balançait ainsi entre ces considérations, la porte
s’ouvrit et Aurélie, Philine et Serlo entrèrent inopinément.
C’était une lubie de Philine ; Serlo était volontiers entré dans le
jeu et Aurélie s’y était également laissé entraîner, bien qu’elle
perçût parfaitement la rouerie de son instigatrice et qu’elle la
détestât cordialement. Ils saluèrent Wilhelm avec beaucoup
d’amitié, et Philine dit en plaisantant :
— Nous sommes venus chercher un oui de votre part.
Wilhelm voulut objecter quelque chose.
— Un oui, reprit-elle, et rien d’autre. Nous vous permettons
volontiers de vous taire, mais si vous voulez ouvrir la bouche,
que ce soit pour nous rendre heureux !
— Je n’ai aucun droit, dit Aurélie, de vous demander une si
importante faveur. Mais si je l’avais, je m’en servirais pour
donner plus de poids encore à tous les motifs susceptibles de
fonder votre décision. Dites-nous oui, si possible.
— Un simple petit oui ! dit Serlo. L’indécision ne résout jamais
rien, c’est la pire des pertes de temps. Quand un homme sait ce
qu’il veut, tout le reste s’enchaîne de lui-même.
— Un simple petit oui, reprit Philine, d’une voix caressante.
— Eh bien…, c’est oui ! répliqua Wilhelm.
Aurélie saisit sa main droite, encore bandée, avec une
expression de joie sincère et retenue. Philine saisit la gauche, se
baissa et, la portant rapidement à ses lèvres, y déposa un baiser
fougueux, auquel il ne put se dérober. Serlo, tout à sa joie, le
serra cordialement dans ses bras. Wilhelm ne savait que leur
répondre ; il restait comme frappé de stupeur au milieu des trois,
plongé, malgré leur présence, dans une songerie silencieuse. Ses
pensées flottaient de-ci, de-là et soudain, l’image de la clairière
envahit à nouveau son imagination. La charmante amazone
sortit des taillis sur son cheval blanc ; elle s’approcha de lui, mit
pied à terre ; elle allait et venait, compatissante et empressée ; elle
s’arrêta, le manteau tomba de ses épaules et couvrit le blessé ; son
visage, sa personne brillèrent une fois encore et disparurent.
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Cette édition électronique du livre

La vocation théâtrale de Wilhelm Meister

a été réalisée le 21 novembre 2018

par Flexedo.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage

(ISBN 978-2-251-44881-7).

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