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Collection dirigée
par
JEAN-MARIE VALENTIN
Professeur à la Sorbonne
www.lesbelleslettres.com
ISBN : 978-2-251-91053-6
INTRODUCTION
LA GRAND-MÈRE
ET LE PROCRASTINATEUR MÉLANCOLIQUE
I. NOTICE BIOGRAPHIQUE
ET BIBLIOGRAPHIQUE
I. Vita
Les indications qui suivent sont, compte tenu de la richesse
d’informations disponibles sur l’auteur, regroupées autour des
thèmes directement liés au contenu de La Vocation théâtrale de
Wilhelm Meister. Ce sont le milieu familial et local, les années
d’études à Leipzig et Strasbourg, l’établissement du poète à
Weimar. On rappelle en outre les principales étapes de la
rédaction du roman et celles des Années de voyage.
1749 (25 avril).
Naissance à Francfort-sur-le-Main. Johann Wolfgang Goethe
est le fils de Johann Caspar Goethe (1710-1782), de confession
luthérienne, juriste, portant depuis 1742 le titre de conseiller
impérial. Sa mère, Catharina Elisabeth née Textor (1731-1808),
était fille d’un juriste, bailli de la ville impériale libre de
Francfort, Johann Wolfgang Textor, dont le futur poète reçoit
les prénoms à son baptême. De leurs six enfants deux seulement
survécurent, Johann Wolfgang et Cornelia Friedericke
Christiane (1750-1777). Cette sœur cadette reçut une éducation
soignée (français, musique) à la maison, en même temps que son
frère, partageant avec lui ses jeux, ses projets, se faisant sa
confidente. Cornelia épousa Johann Georg Schlosser (1739-
1799), dont nous est donné un portrait très positif dans
Littérature et Vérité (Ire Partie, Livre 4).
1753 (Noël)
La vie familiale s’organisait notamment autour de la grand-
mère paternelle de Goethe, Cornelia, née Walther (1668-1754).
Elle disposait dans la maison commune d’une pièce spacieuse.
Goethe (Littérature et Vérité, Ire Partie, Livre 1) la dépeint âgée,
souvent malade, mais « douce, aimable et bienveillante ». Il parle
de sa générosité et relate le cadeau qu’elle fit aux enfants à
Noël 1753 (ibid.) : « Au soir de Noël elle mit un comble à ses
bienfaits et donna une pièce de marionnettes, faisant naître un
monde nouveau dans la vieille maison. » Goethe ajoute que « ce
spectacle inattendu exerça une puissante attraction sur les jeunes
âmes », qu’« il fit en particulier une impression très forte » et
durable sur le garçon. Ces passages des Mémoires ont trouvé un
écho direct au début de La Vocation théâtrale et à nouveau dans
Les Années d’apprentissage (Livre I, chapitres 2-6).
La description de « la petite scène » qui est par la suite confiée
aux enfants pour qu’ils exercent leur talent et leur imagination
fait apparaître l’incitation à la création autonome que recherchait
la figure vénérable de la grand-mère.
1759 (janvier)
Les troupes françaises engagées dans la guerre de Sept Ans
occupent la ville. Un « lieutenant du roi », originaire de Grasse,
le comte François de Thorenc (1719-1794), est logé dans la
maison familiale des Goethe.
1765 (octobre)-1768 (août)
Goethe s’inscrit à l’université de Leipzig où il suit des cours de
droit. Comme plus tard à Strasbourg, son intérêt l’entraîne vers
d’autres matières : philosophie, théologie, médecine, dessin.
Dans ce « Petit-Paris », comme l’on disait alors, à la vie
intellectuelle active, Goethe participe à de multiples rencontres,
fréquentant assidûment les théâtres, se mêlant à des troupes
d’amateurs (il interprète par exemple le rôle de Werner dans la
Minna von Barnhelm de Lessing).
C’est à Leipzig encore, plusieurs années donc avant de faire la
connaissance de Herder, que Goethe se familiarise avec l’œuvre
de Shakespeare par l’intermédiaire d’une anthologie due au
théologien anglais William Dodd (1729-1777). Ce volume
d’extraits, The Beauties of Shakespeare (1752), connaissait une
fortune considérable sur tout le continent. Il ouvrit la voie à une
première pénétration de l’univers dramatique de l’élisabéthain.
Dans Littérature et Vérité (IIIe Partie, Livre 11), Goethe concède
certes que de tels recueils font connaître les œuvres sous une
forme fragmentaire qui pèche contre la cohérence organique de
l’œuvre originale, mais fait valoir aussitôt qu’ils ont un rôle
d’initiation et invitent à une fréquentation plus approfondie.
Dans ce même passage, Goethe rappelle les tentatives de
traduction, en allemand cette fois, en commençant par celle de
Christoph Martin Wieland (1733-1813). Publiée de 1762 à 1766,
cette entreprise précède donc de peu le séjour à Leipzig. Au
même endroit, Goethe évoque le rôle de Johann Joachim
Eschenburg (1743-1820) qui a pour une part prolongé le travail
de Wieland (de 1775 à 1782, puis de 1798 à 1806).
C’est de surcroît à Leipzig que Goethe compose ses premiers
essais dramatiques et poèmes, évoqués dans La Vocation théâtrale :
La Royale Anachorète, Balthazar, Le Caprice de l’amant, une
pastorale, Annette, les Chants avec mélodies, le début d’une
traduction inaboutie du Menteur de P. Corneille. L’autodafé
d’août 1768, signe notamment de la rupture avec l’anacréontisme
poétique, eut une ampleur difficile à mesurer de manière
rigoureuse.
1768 (août)-1770 (mars)
Gravement malade, Goethe revient à Francfort. Il s’intéresse
vivement à l’ésotérisme (Littérature et Vérité, IIe Partie, Livre 8) et
vit une crise religieuse, fréquentant un cercle dont Susanna
Catharina von Klettenberg (1723-1774) est l’âme. Celle-ci révèle
à Goethe la spiritualité piétiste avec ses pratiques
communautaires et son refus d’une orthodoxie figée et
desséchante. La figure de « la belle âme » au Livre VI des Années
d’apprentissage doit beaucoup à leurs entretiens, de même que la
structuration complexe des sentiments religieux d’un poète alors
éloigné de ses premières expériences.
1770 (avril)-1771 (août)
Goethe s’inscrit à l’université de Strasbourg pour y terminer
(en trois semestres) ses études de droit. Il fréquenta surtout les
cours de Johann Daniel Schöpflin (1694-1771) en histoire et
relations internationales, de Jeremias Jacob Oberlin (1735-1806),
en histoire de l’Alsace, de Christoph Wilhelm Koch (1737-1813)
en médecine (anatomie). Parmi ses condisciples et relations, il
faut citer l’actuarius Johann Daniel Salzmann (1722-1812), Jung-
Stilling (Johann Heinrich Jung dit Stilling, 1740-1817), membre
des cercles piétistes avec lesquels Goethe rompra, les poètes et
dramaturges Heinrich Leopold Wagner (1747-1779) et surtout
Jakob Michael Reinhold Lenz (1759-1792). L’épisode des amours
avec Friederike Brion (1752-1813) appartient, par la
« Sesenheimer Lyrik », à la création poétique la plus marquante de
sa jeunesse autant qu’à sa biographie sentimentale.
Deux faits relatifs au théâtre doivent être mis en avant. Le
premier, bien connu, est la rencontre avec Johann Gottfried
Herder (1744-1803) qui éveille en lui, avec le goût de
l’engagement pour l’art allemand (qui trouve ses racines dans un
Moyen Âge mythifié et incarné par l’art gothique de la
cathédrale), l’admiration pour Shakespeare. Le texte composé
pour « la fête de Shakespeare » (14 octobre 1771), repris à
Francfort, donne la mesure de l’enthousiasme extrême qui anime
alors le groupe dit de la « Straβburger Deutsche Gesellschaft ». Ce
texte est le point culminant d’un véritable culte qui ne se
maintiendra cependant pas sous cette forme. En effet, il n’est pas
exclu que Goethe ait, dès cette époque, nourri des sentiments
plus modérés, selon une vision davantage européenne de
l’histoire théâtrale. Il convient de rappeler qu’il a fréquenté à
Strasbourg les représentations données par l’excellente troupe
française dirigée par Villeneuve et approuvé le jeu « naturel » de
l’acteur Jean Rival (dit Aufresne, 1749-1806), prenant ainsi
indirectement parti en faveur d’une forme de langue dramatique
proche de la prose et du goût « bourgeois ».
1771 (août)-1772 (mai)
Retour à Francfort par Mannheim où il voit les « antiques ».
Composition de Götz von Berlichingen (première version), qui
lance la mode des « drames de chevalerie ». La pièce est publiée
dans sa deuxième version en juin 1773.
1774 (octobre)
Parution des Sou frances [ou Passions] du jeune Werther.
1775 (novembre)
Goethe s’établit à Weimar à l’invitation du duc Carl August
(1757-1828).
1775 (décembre)
Ouverture du théâtre amateur (« Liebhabertheater ») de Weimar
aux activités duquel Goethe participa, assuré qu’il était d’ailleurs
du soutien de la Cour et de l’appui de la duchesse Anna Amalia
(1739-1807). Cet établissement ne se proposait nullement de
remplacer les troupes professionnelles, mais de contribuer à faire
du théâtre un levier de la vie sociale dans une entité territoriale
de peu d’étendue et éloignée des grands centres. Cette institution
non officielle est en outre un cas représentatif de la structure
variée de la production théâtrale avant que ne s’imposent les
« Nationaltheater » sur le modèle impérial voulu par Joseph II à
Vienne en 1776 (« National- und Hoftheater »).
Rédaction de La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister
1.Début en février 1777.
2.Fin du Livre Ier en janvier 1778. Goethe n’en donne toutefois
une lecture publique qu’en août 1782.
3.Achèvement du Livre III en novembre 1783.
4.Achèvement du Livre IV en novembre 1783.
5.Fin du Livre V en octobre 1784.
6.Fin du Livre VI en novembre 1785, doublée d’un projet
d’une seconde partie qui devait compter elle aussi six
volumes.
1786 (3 septembre)-1787 (18 juin)
Parution des Œuvres complètes en 8 volumes (Leipzig,
Göschen). L’ensemble contient la première version incomplète
de Faust. Wilhelm Meister n’y figure pas. Goethe a sans doute
renoncé à ce moment à poursuivre son entreprise, même si ses
contacts avec le théâtre s’intensifient lors des deux visites qu’il
reçoit de Friedrich Ludwig Schröder (1744-1816) en août 1780
et avril 1791. Entre-temps, il a été nommé directeur du théâtre
de Weimar.
Rédaction des Années d’apprentissage
1.Mai 1794 : Livre Ier.
2.Septembre 1794 : Livre II.
3.Décembre 1794 : Livre III.
4.Février 1795 : Livre IV.
5.Mars 1795 : Rédaction du Livre VII.
6.Mai 1795 : Rédaction du Livre V.
7.Décembre 1795 : Fin des 6 premiers livres.
8.Fin du Livre VIII, soumis pour avis à Schiller, achèvement et
envoi de l’ensemble à l’éditeur en août 1796.
9.Octobre 1796 : Sortie des Années d’apprentissage.
1817 (avril)
Goethe renonce à la direction du théâtre de Weimar.
II. REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
Éditions de l’œuvre
Éditions anciennes isolées
Gustav Billeter (Hrsg.), Goethes Wilhelm Meisters theatralische
Sendung. Mitteilungen über die wiedergefundene erste Fassung von
Wilhelm Meisters Lehrjahren, Zürich, Verlag Rascher, 1910
(texte incomplet).
Harry Maync (Hrsg.), Goethe, Johann Wolfgang, Wilhelm
Meisters theatralische Sendung nach der Schulthess’ Abschrift,
Stuttgart und Berlin, Cotta, 1911.
Éditions au sein des œuvres complètes
Wilhelm Meisters theatralische Sendung, hrsg. von Harry Maync,
in : Werke, Weimar, Hermann Böhlaus Nachfolger, 1887-1919,
Bd. 51 u. 52 (= Weimarer Ausgabe).
Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, hrsg. von Renate Fischer-
Lamberg, in : Werke, Berlin, Akademie Verlag, 1952-1986.
Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, hrsg. von Wolf Köpke,
Stuttgart, Reclam, 1986.
Grandes éditions modernes (Francfort et Munich) :
Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, hrsg. von Wilhelm
Voβkamp und Herbert Jaumann, in : Sämtliche Werke, Briefe,
Tagebücher und Gespräche, Frankfurt a. M., Deutscher Klassiker
Verlag, 1985-2013 (I, 9).
Wilhelm Meisters Theatralische Sendung, hrsg. von Hannelore
Schlaffer, Hans J. Becker und Gerhard H. Müller, in : Sämtliche
Werke nach Epochen seines Scha fens, München, Wien, Carl
Hanser Verlag, 1985-2014 (2. 2).
Pour la confrontation avec les Mémoires,
se reporter à Johann Wolfgang Goethe, Aus meinem Leben.
Dichtung und Wahrheit. Text und Kommentar, hrsg. von Klaus
Detlev Müller, Frankfurt a. M., Deutscher Klassiker Verlag,
1986 (im Taschenbuch Bd. 15, 2007), erster Teil, p. 9 sq.
En vue de la comparaison avec les Lehrjahre,
se reporter à Johann Wolfgang Goethe : Wilhelm Meisters
Lehrjahre. Ein Roman, hrsg. von Hans Jürgen Schings, in :
Sämtliche Werke nach Epochen seines Scha fens (Münchner
Ausgabe), München, Carl Hanser Verlag, 1988, Bd. 5.
Études principales sur l’œuvre
Ernst Wilhelm Carstens, „Wilhelm Meisters theatralische
Sendung“, in : Neue Jahrbücher für das deutsche klassische Altertum
25 (1922), p. 344-365.
Bernhard Greiner, „Puppentheater und Hamletnachfolge.
Wilhelm Meisters ‘Aufgabe’ der theatralischen Sendung“, in :
Euphorion 83 (1989), p. 281-296.
Wulf Köpke, „Wilhelm Meisters theatralische Sendung (1777-
1788)“, in : Goethes Erzählwerk. Interpretationen, hrsg. von Paul
Michael Lützeler, Stuttgart, Reclam, 1983, p. 73-102.
Fritz Martini, “Ebenbild, Gegenbild. Wilhelm Meisters
theatralische Sendung und Goethe in Weimar 1775 bis 1786“, in
Goethe-Jahrbuch 93 (1976), p. 60-83.
Rolf Selbmann, Theater im Roman. Studien zum Strukturwandel
des deutschen Bildungsromans, Stuttgart, Fink, 1981.
Wilhelm Voβkamp, „Wilhelm Meisters theatralische Sendung“, in :
Goethe-Handbuch, hrsg. von Bernt Witte, Theo Buck, Hans-
Dietrich Dahnke, Regine Otto, Peter Schmidt, Bd. 3 :
Prosaschriften, Stuttgart, Weimar, Metzler, 1997, p. 101-113.
Stephan Wolting, Des Suchens sei kein Ende. Säkularisierung und
Sendung in Goethes Romanfragment ‘Wilhelm Meisters theatralische
Sendung’, Aachen, Shaker Verlag, 1996.
Témoignages d’écrivains (XXe siècle)
Hermann Hesse, „Erste Fassung von Wilhelm Meisters
theatralische Sendung“, in : Gesammelte Werke, Frankfurt a. M.,
Suhrkamp, 1970, Bd. 12 : Schriften zur Literatur 2, p. 158-159.
Hugo von Hofmannsthal, „Wilhelm Meister in der Urform“
(1911), in : Gesammelte Werke in Einzelausgaben, Prosa III,
Frankfurt a. M., Fischer, 1953, p. 70-80.
Édition utilisée pour la traduction
Wilhelm Meisters theatralische Sendung, hrsg. von Gerhard
Küntzel, in : Gedenkausgabe der Werke, Briefe und Gespräche,
Zürich, Stuttgart, Artemis Verlag (1948-1954), Bd. 8, 1949.
Traductions françaises
Florence Halévy (trad.), La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister.
Première version de Wilhelm Meister écrite par Goethe dans sa
jeunesse, introduction de Michel Arnauld, Paris, Grasset, 1924
(collection « Les Cahiers verts » publiés sous la direction de
Daniel Halévy). Cette très bonne version française, dépourvue
toutefois de notes sur le texte, a été rééditée avec introduction
et notes par Roland Krebs, Paris, Classiques Garnier, 2015. Sur
Florence Halévy et sa famille, lire Henri Loyrette (dir.), Entre le
théâtre et l’histoire. La famille Halévy (1790-1960), Paris, Fayard et
RMN, 1996.
Pierre Deshusses (trad.), La Mission théâtrale de Wilhelm Meister,
Paris, Circé, 1994 (contient le texte précédé d’une rapide
présentation).
LA VOCATION THÉÂTRALE
DE WILHELM MEISTER
LIVRE I
CHAPITRE 1
2. « Mohrenballett » : ces « Maures » sont présents dans les cours du XVIIe siècle
avant d’apparaître dans les divertissements populaires dont ils constituent l’élément
exotique.
3. Saül, premier roi d’Israël, choisi par Samuel (Ier Livre de Samuel, 9-11 sq.).
7. Goliath, champion des Philistins, héros guerrier (Ier Livre de Samuel, 17). Le
combat est évoqué ibid., 17, 32-52. La description détaillée des tenues des combattants
inspire directement l’habit confectionné pour les marionnettes. Les proportions sont
de même respectées.
CHAPITRE 2
1. David lui-même.
2. Goethe reprend ici littéralement le Ier Livre de Samuel, 18, 7 (la Bible de Jérusalem
dit : « Saül a tué ses milliers / et David ses myriades »).
CHAPITRE 3
1. Goethe met l’accent sur le caractère magique du spectacle qui a pour première
caractéristique de faire disparaître en un instant ce qu’il a fait naître.
CHAPITRE 4
Les enfants qui habitent une maison bien tenue et bien rangée
développent un sens à peu près comparable à celui des rats et des
souris pour repérer toutes les fentes et les trous où ils sont
susceptibles de trouver des friandises défendues. Ils s’en régalent
en cachette, avec un plaisir mêlé de peur : c’est là, je crois, ce qui
fait, pour une bonne part, le bonheur de l’enfance. Si une clé
restait sur une serrure, Wilhelm était le premier d’entre tous ses
frères et sœurs à le remarquer. Autant il vouait un profond
respect, en son for intérieur, pour les portes closes devant
lesquelles il était contraint de passer, durant des semaines et des
mois, sans pouvoir jeter un coup d’œil derrière si ce n’est à la
dérobée et en de rares moments, lorsque sa mère entrouvrait le
sanctuaire pour en sortir quelque objet ; autant il se montrait
prompt à profiter du moindre instant où la vigilance de la
maîtresse de maison se laissait prendre en défaut. Parmi toutes
ces portes, la porte du garde-manger était, comme on peut
facilement le deviner, celle vers laquelle ses sens étaient tendus
avec la plus grande intensité. Il y a dans l’existence peu de joies
pleines de promesses qui sont comparables au sentiment qu’il
éprouvait lorsque sa mère l’appelait parfois dans cette pièce afin
qu’il l’aidât à sortir telle ou telle chose et lorsqu’il devait à la
bienveillance maternelle ou à sa propre adresse de pouvoir
emporter quelques pruneaux secs. L’abondance de trésors
amoncelés emportait son imagination ; même la désagréable
odeur produite par tant d’exhalaisons mêlées ‒ savon, chandelle,
citron, vieux bocaux de toutes sortes ‒, agissait sur lui de façon si
gourmande qu’il ne manquait jamais, dès qu’il se trouvait à
proximité, de humer avec délice, ne fût-ce qu’à distance, l’air qui
s’échappait de la porte. Un dimanche matin, après que les cloches
de l’église sonnant l’heure de la messe eurent précipité le départ
de sa mère et tandis que toute la maison reposait dans un
profond silence dominical, cette clé mystérieuse resta dans la
serrure. À peine Wilhelm l’eut-il remarqué qu’il commença à
faire les cent pas devant la porte, puis s’en approcha doucement,
précautionneusement et l’ouvrit enfin ; un pas de plus, et il se
retrouva à portée d’un univers de béatitude si longtemps
convoité. Il promena un regard furtif et hésitant sur les caisses,
les sacs, les boîtes, les bocaux de sucreries ; ne sachant que
choisir et emporter, il se saisit finalement des pruneaux qu’il
aimait tant, se pourvut de quelques pommes tapées, y adjoignit
modestement quelques écorces d’orange confites. Il se préparait
à rebrousser chemin avec ce butin lorsque son regard fut attiré
par deux malles placées côte à côte, dont l’une laissait dépasser de
son tiroir mal fermé des bouts de fil de fer terminés par de petits
crochets. Saisi par un pressentiment, il se jeta dessus ; quelle ne
fut pas son émotion lorsqu’il découvrit, rangés pêle-mêle les uns
sur les autres, tous les héros qui avaient fait naguère sa joie ! Il
voulut prendre ceux du dessus pour les contempler, puis tirer
ceux d’en dessous, mais il emmêla bientôt les très fins fils de fer,
commença à s’énerver et à s’inquiéter, d’autant plus qu’il entendit
la cuisinière faire quelques mouvements dans la cuisine toute
proche. Il replaça en hâte toutes les affaires dans le tiroir du
mieux qu’il put. Il n’emporta qu’un petit carnet manuscrit trouvé
tout au-dessus, dans lequel était consignée la comédie de David
et Goliath. C’est chargé de ce butin qu’il remonta à pas de loup
l’escalier pour se réfugier dans sa mansarde.
Dès lors, il consacra tous les moments de solitude qu’il pouvait
dérober à lire et à relire sa pièce, à l’apprendre par cœur, à se
représenter combien ce serait une chose magnifique de pouvoir
aussi animer les personnages de ses propres mains ; il devenait
alors lui-même, par la pensée, tantôt David ou Goliath, jouant
tour à tour les deux rôles pour son propre compte. Soit dit en
passant, je ne puis manquer de relever ici l’attrait magique
qu’exercent en général sur les enfants les greniers, les remises,
les débarras cachés où, délivrés de la présence pesante de leurs
maîtres, ils peuvent enfin, seuls ou presque seuls, jouir de leur
existence propre ‒ une sensation qui se dissipe ensuite lentement
au fil des années et qui resurgit quelquefois plus tard, lorsque ces
lieux, laissés à l’abandon par nécessité, deviennent un refuge
secret pour des amants malheureux. C’est dans un lieu de cette
sorte et en de telles conditions que Wilhelm se pénétra de la
lecture de David et Goliath, s’empara de tous les rôles, les apprit
tous par cœur, même s’il se mettait le plus souvent à la place de
ses héros principaux en ne laissant aux autres qu’un rôle de
satellite dans la constellation de sa mémoire. C’est ainsi que les
paroles magnanimes de David par lesquelles il défie l’orgueilleux
géant Goliath étaient nuit et jour présentes à son esprit ; il se les
répétait souvent à lui-même ; personne n’y prenait garde, si ce
n’est son père qui, l’ayant remarqué en différentes circonstances,
admirait par-devers lui les qualités de mémoire de l’enfant qui
n’avait eu besoin que de les entendre une fois pour les retenir
aussi bien.
CHAPITRE 6
1. Il s’agit de romans mettant en scène des chevaliers errants (« Ritterromane »), peut-
être aussi des romans baroques du XVIIe siècle.
2. Le succès de La Jérusalem délivrée (1581) du Tasse fut considérable et durable. Il fut
surtout remarquable au XVIIIe siècle suite à la traduction qu’en avait donnée Johann
Friedrich Kopp (1716-1755) en 1742.
4. Personnage de magicienne.
2. Ce n’est que progressivement que s’imposa l’usage de faire interpréter les rôles
féminins par des actrices. On en voit ici l’écho et simultanément l’annonce du
dépassement de la pratique ancienne.
3. Maxime favorite des auteurs comme on le voit déjà dans La Critique de L’École des
femmes (scène VI).
4. Le cothurne est la chaussure que portent les acteurs dans les tragédies, à l’opposé
du socque, réservé à la comédie.
5. Allusion sans doute au Britannicus de Racine.
1. L’entrée des troupes ambulantes dans les villes sous forme de défilés, de musiques
et de parades est un motif récurrent de la littérature romanesque. Objet de la critique à
l’ère des Réformes, les comédiens exercent parallèlement une fascination que les
Magistrats et les Églises s’efforcent de combattre, à tout le moins de contenir dans de
strictes limites. Ces défilés sont par exemple interdits pendant les fêtes religieuses, le
carême et au moment des messes et offices.
2. Où l’on voit que le comportement des comédiens ambulants obéit lui aussi à des
conventions. On critique leur attitude, mais on n’en attend pas moins d’eux.
CHAPITRE 12
1. Goethe traite ici par l’ironie le recours à l’artifice de l’anagnorisis qui, surtout dans
la comédie (on connaît le cas avec Molière), fait fi de toute motivation autre que
casuelle.
CHAPITRE 15
1. Ce schéma narratif est typique du roman baroque, lui-même formé sur le modèle
du roman hellénistique dont Théagène et Chariclée, attribué à Héliodore, est l’archétype.
CHAPITRE 18
1. Ce sont des rôles de « premiers amoureux », tels qu’ils figurent dans les féeries ou
opéras d’une part, les comédies d’autre part. Aucune troupe ne pouvait se passer d’eux.
CHAPITRE 20
1. L’initiale désigne Serlo dont le nom complet est révélé par la suite (Livre VI,
chapitre 8).
4. Personnage vétérotestamentaire (Ier Livre de Samuel, 28, 4-19) que Saül, aux
abois face aux Philistins, vient consulter et devant qui la sorcière invoque l’esprit de
Samuel.
5. La messagère des dieux, souvent présente dans les pièces (opéras) allégoriques.
LIVRE II
CHAPITRE 1
1. Ce Discours des [et non : sur les comme il est parfois intitulé à tort] trois unités,
d’action, de jour et de lieu, fut publié dans la grande édition de 1666. Il constitue le
triptyque cornélien Les Trois Discours sur le poème dramatique avec Le Discours de l’utilité
et des parties du poème dramatique et Le Discours de la tragédie et des moyens de la traiter
selon la vraisemblance et le nécessaire. Ces discours étaient connus en Allemagne par la
traduction de Lessing/Mylius (1750), parue dans leur revue Contributions à l’histoire et à
l’essor du théâtre (Beyträge zur Historie und Aufnahme des Theaters). L’observation de
Wilhelm où il affirme que « le grand écrivain […] n’a en fait rien décidé du tout » est
largement fondée : Corneille compose ses Discours post festum et cherche par tous les
moyens à, comme il le dit, « s’accommoder avec Aristote » dont les règles, pense-t-il,
ont été inutilement durcies par les doctes.
4. La mode du café, après celle du tabac et avant celle du chocolat, fit rage au
e
XVIII sièclebien que ce fût un produit de luxe auquel on reconnaissait, il est vrai, des
vertus curatives.
5. L’idée d’une transposition dramatique de l’Enfer, et plus généralement, de La
Divine Comédie, est plus proche du Goethe de la grande maturité que de l’époque de La
Vocation théâtrale. Elle séduit par la possibilité de parcourir l’histoire du monde et des
hommes.
6. Ce passage confirme l’hypothèse (supra, note 1) du contexte francfortois et des
rapports avec le piétisme et sa notion de renaissance (« Wiedergeburt ») spirituelle (le
« born again » américain actuel). De 1768 à 1770, le lien de Goethe avec une parente et
amie de sa mère, Susanna Catharina von Klettenberg (1723-1774), fut
particulièrement étroit et décisif au regard de l’attachement, momentané, à une forme
intériorisée de la piété en contexte protestant.
CHAPITRE 2
1. Dans ce retour au débat sur les trois unités, Wilhelm oppose la nature à l’artifice
contraignant. La suite montre nettement qu’il rejette l’analyse (qui divise et disloque),
ce que rediront Les A inités électives (I, 4), au profit d’une vision globalisante, source
d’une saisie totale de l’œuvre d’art, forme et contenu et, partant, de la vie.
2. Cette « entaille » (« Kerbholz ») du boulanger se pratiquait sur une planche de bois,
chaque entaille correspondant à une commande.
3. Cet absolu de l’unité d’action est propre à Aristote qui distingue sur ce point
l’épopée de la tragédie et définit cette dernière comme « imitation à travers une
action » (Poétique 1459 a).
6. L’idée d’un lieu étendu au plus à une ville est dans Corneille. Bien qu’elle
assouplisse la norme académique, elle se heurte à la pratique (anglaise mais aussi
espagnole) des lieux multiples que le Sturm und Drang reprend à son compte.
7. La durée de 24 heures (une « révolution solaire ») est étendue à 30 heures, voire à
48 et même 72 heures avec Corneille, preuve que cette contrainte, à l’instar des
précédentes, était difficilement tenable.
8. Cette nouvelle édition/traduction allemande est celle de Michael Conrad Curtius
(1724-1802), Traité de l’objet de la tragédie (Abhandlung von der Absicht des Trauerspiels,
1753). Conrad avait pris position pour le recours à la prose dans le grand genre et
recommandé la fin de l’exigence d’une appartenance sociale élevée pour les
personnages. Sur plus d’un point ses positions annoncent celles du Lessing de la
Dramaturgie de Hambourg.
9. Der lustige Schuster est la suite de Die verwandelten Weiber oder Der Teufel ist los, un
singspiel fruit de la collaboration de Christian Felix Weiβe pour le livret et de Johann
Adam Hiller (1728-1804) pour la musique.
10. On se souvient que ce pari ‒ écrire une pièce dans le style de Corneille mais
mieux que ce dernier ne l’eût fait lui-même ‒ était apparu sous la plume de Lessing
dans La Dramaturgie de Hambourg (101e-104e livraison).
11. La pièce de Corneille est de 1640. Elle fut la préférée de Napoléon, de Talma et
de Goethe lui-même qui y voyait le triomphe d’une âme forte et généreuse.
12. Cette conception de l’effet de la tragédie se rapproche d’une vision stoïcienne,
celle de l’« apaisement », au sens de l’« Abstumpfungstheorie » défendue par le stoïcisme
chrétien.
13. Sur « le grand Corneille », lire Jean-Marie Valentin, « “Grandeur” ou
“monstruosité” ? Pierre Corneille et la constitution d’un paradigme théâtral national
allemand », dans Id. (dir.), Pierre Corneille et l’Allemagne. L’œuvre dramatique de Pierre
Corneille dans le monde germanique (XVIIe-XIXe siècle), Paris, Desjonquères, 2007, p. 11-38,
notamment p. 28-35 (inclut aussi le verdict négatif de Lessing, à la 30e livraison de la
Dramaturgie de Hambourg), point de vue que Goethe connaissait visiblement.
1. Plaute n’était pas l’auteur comique latin préféré des régents de collèges, mais il
était estimé néanmoins en raison de son latin vivant. Le monde des souteneurs
(« lenones ») et des prostituées (« meretrices ») qu’il mettait en scène avait surtout fait sa
fortune auprès des auteurs populaires profanes. Lessing a loué ses figures bien typées
et traduit les Captivi dans ses Contributions à l’histoire et à l’essor du théâtre. Plaute est à
ses yeux indispensable, car il sauvegarde le bios, la pulsion vitale qui fait obstacle à
l’artificialité des comportements réglés.
3. La fortune de ces pastorales était venue d’Italie. Ces textes avaient une portée
utopique (retrouver le paradis) que dissimulent trop souvent leur tonalité alanguie et
leur langage stéréotypé.
9. Cette conception est venue d’Angleterre. Elle a été magnifiée en Allemagne par
Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), figure marquante du préclassicisme
allemand de tonalité religieuse.
10. Projection littéraire de la tension dans laquelle se trouve Wilhelm.
11. Nouvelle exaltation de la mission de l’artiste.
CHAPITRE 4
1. L’accent est mis cette fois sur le conflit entre la vocation poétique et le service du
prince. C’est, comme on le sait, le sujet de la pièce Torquato Tasso dont la première
version date de 1780-1781 (publication en 1790).
2. Il s’agit en fait d’une œuvre (1764-1765) de Goethe lui-même. Elle fut détruite par
l’auteur lors de l’autodafé de Leipzig (octobre 1767), puis reconstituée en 1782.
Intitulée Die königliche Einsiedlerin, elle appartient au genre de la pastorale héroïque
(« heroisches Schäferspiel ») et restitue l’état d’âme du poète. Les monologues en vers
iambiques rimés sont repris dans La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister ici même puis
au chapitre 12 du Livre III. Il ne nous est pas conservé de témoignage particulier de
Goethe sur ce texte.
3. Wilhelm défend clairement ici une vision de l’action dramatique proche des
Français et de Lessing.
4. Motif antique d’un bonheur loin des « affaires du monde » (« locus amœnus procul
negotiis »).
5. Wilhelm cite Horace, Épîtres I, 19, 19 (« À Mécène »), où sont tournés en dérision
ceux qui imitent seulement l’apparence de leur modèle. D’où le jugement : « Un
modèle que ses défauts rendent difficile à imiter trompe, parce qu’on n’imite que ses
défauts », et la conclusion : « Ô imitateurs, servile troupeau, que de fois vos agitations
ont soulevé ma bile ou mon rire ». Horace : « O imitatores, servum pecus ».
6. Le débat dure depuis la Renaissance, mais il a souvent été rejeté au second plan en
raison de la conception didactique du théâtre. C’est Schiller qui théorisera « le plaisir
pris aux sujets tragiques » dans son cours d’Iéna du semestre d’été 1790, texte publié
pour la première fois en 1792 dans le premier numéro de la revue Nouvelle Thalie (Neue
Thalia).
14. Ces types de spectacles, très appréciés et très lucratifs, se donnaient également
dans les salles des grandes villes dont ils assuraient la rentabilité.
CHAPITRE 6
3. Les montreurs d’ours se produisaient sur les places publiques. Les animaux
dressés à cet effet dansaient sur des rythmes simples, très marqués. On en a encore un
écho dans l’Atta Troll (1843, seconde version en 1847) de Heinrich Heine.
1. Cet éloge du commerce sur le modèle de la circulation du sang qui nourrit et relie
rappelle celui que l’on trouve sous la plume de Hölderlin (L’Archipel) et, sous la forme
d’un exposé systématique, dans l’Histoire philosophique et politique des établissements et du
commerce des Européens dans les deux Indes (publié clandestinement en 1770) de l’abbé
Guillaume Raynal (1713-1796).
LIVRE III
CHAPITRE 1
2. Il Pastor ido (1580/1583) de Gian Battista Guarini (1538-1612) est une tragédie
en vers mais qui met en scène, à l’instar de l’Aminta (1573) du Tasse, le monde de la
e
pastorale et lie sentiment amoureux et rêve de l’ailleurs. Dès le XVI siècle, l’œuvre,
traduite en plusieurs langues, conquit l’Europe entière. Lire à ce sujet E. M. Szarota,
« Deutsche Pastor ido-Übersetzungen », in G. Hoffmeister, Europäische Tradition und
deutscher Literaturbarock, Wolfenbüttel, 1973, p. 305-328.
1. Ce jeu de cartes (« hombre », homme, signale son origine espagnole) reposait sur le
principe de l’enchère.
2. « Der starke Mann » correspond à ce que nous connaissons sous le terme
d’« hercule de foire », une attraction purement physique qui séduit le public des foires.
Il apparaît déjà dans la première Épître 1, d’Horace. Son équivalent actuel est le « haut-
den-Lukas » sur lequel les passants (masculins !) frappent avec une masse afin de faire
monter le plus haut possible un curseur étalonné.
3. Paillasse est le Bajazzo que connaît la tradition, elle-même dérivée de l’italien
« pagliaccio », « sac de paille », fantoche ventru, proche du Hanswurst salzbourgeois
avec qui il a en commun la batte. Thomas Mann reprend le motif (Der Bajazzo, 1897)
dans une nouvelle éponyme publiée en 1898 dans Der kleine Herr Friedemann. Ce titre
renvoie lui-même à l’opéra italien I Pagliacci (1892) de Ruggero Leoncavallo (1858-
1919) qui connut un succès européen. Goethe utilise le terme Palliasso qui semble
dérivé du français.
4. Ces affichettes, « Theaterzettel », étaient distribuées en ville pour annoncer les
représentations. Elles contenaient peu d’informations autres que matérielles (dates,
heures, lieux, titres, parfois noms des acteurs et actrices…), mais renseignent les
historiens sur la réalité de la « vie théâtrale ».
5. Bel exemple des rivalités entre acteurs d’une même troupe. Ces « acteurs
principaux » interprètent les rôles déterminants de l’action. On voit nettement la
distinction à opérer entre les performances à l’extérieur, propres à la parade, elle-
même préalable au spectacle proprement dit, et la grande pièce donnée à l’intérieur.
6. Goethe fait allusion ici à Justus Möser (1720-1794), l’auteur d’un texte central
pour la compréhension et la défense du comique : Arlequin ou la Défense du comique-
grotesque (Harlekin oder Verteidigung des Grotesk-Komischen), de 1761.
1. L’allemand dit « Herr », mais le terme de « Patron » est attesté dans le roman
picaresque, notamment dans la traduction (1615) par Ägidius Albertinus du Guzmán
de Alfarache (ca. 1599) de Mateo Alemán (1547-1614).
2. Wilhelm esquisse une échelle, empruntée à celle des corporations d’artisans, qui
fait passer le futur « maître » (« Meister ») par l’état préalable de « compagnon »
(« Geselle »). S’y ajoute le statut initial de l’« apprenti » (« Lehrling »). Il y a là l’annonce
du processus de perfectionnement qui sous-tend l’évolution du héros du roman de
formation (« Bildungsroman »).
1. La présence de femmes parmi les chefs de troupes s’est accrue dans les
années 1780 et suivantes. On considère généralement que la pionnière fut Friederike
Caroline Neuber, dite la Neuberin (1697-1760). Adepte de la réforme de Gottsched,
celle-ci concevait le programme des représentations de sa troupe et contribua
largement à la redéfinition de l’art du jeu. Cette « Prinzipalin » possédait une grande
culture littéraire, ce qui n’était pas le cas de toutes les directrices qui lui firent suite
comme on le voit ici.
2. Mignon.
3. Titre d’un singspiel de Franz Anton Nuth (1698-1782), adaptateur du français et
de l’italien. Sa troupe se produisit à Hambourg et dans les principales villes de
l’Empire, ainsi qu’à Strasbourg (au théâtre des Drapiers) en 1749. Cf. Jean-Marie
Valentin, Le Théâtre à Strasbourg de Brant à Voltaire (1512-1781), Paris, 2015, p. 446 (et
p. 446, note 9).
4. On associe généralement ce personnage à celui, historique, de la Neuberin. Dans
les faits, rien dans son comportement et ses choix littéraires n’est vraiment assimilable
à la réformatrice, esthétiquement et moralement très exigeante, de la scène allemande
durant la première partie des Lumières. Mais il est possible que le discrédit qui
frappait alors Gottsched l’ait atteinte par ricochet.
CHAPITRE 5
3. Les « prologues » constituent un genre en soi (cf. supra, Livre I, chapitre 15, note
4). Destinés à établir un lien entre l’auteur (ou plus souvent la troupe) et le public, ils
reprennent une ancienne pratique venue de Plaute et de Térence. Devenue usuelle
dans le théâtre scolaire, cette pratique fut d’usage constant dans la loa et la licenza de
l’opéra aristocratique. À l’époque, les prologues, écrits en vers, sont tout à la fois une
défense du théâtre, des acteurs et d’une institution revendiquant sa fonction morale et
civique. Friederike Caroline Neuber en a laissé plusieurs d’un haut intérêt historique.
Signalons celui prononcé à Strasbourg en 1737 : Hommage rendu à la perfection par les
jeux dramatiques allemands réformés (Die Verehrung der Vollkommenheit/ Durch die
gebesserten deutschen Schauspiele). Cf. texte et présentation par Jean-Marie Valentin,
Le Théâtre à Strasbourg (supra, Livre III, chapitre 4, note 3), p. 403-439. Ce texte
constitue aussi une apologie de la tragédie régulière à la française (théorie de
d’Aubignac, réalisation idéale postulée dans le Mithridate, 1673, de Racine).
4. Ludvig Holberg (1684-1754) jouit au XVIIIe siècle d’une grande considération dans
l’Empire dont le royaume scandinave était culturellement proche. Holberg offrait aux
Allemands un type de comédie ennoblie quand bien même elle recourait à des types
plus qu’à des caractères affinés. Signalons Bramarbas ou l’O icier fanfaron (Bramarbas
oder der groβsprecherische O izier), dont le Théâtre allemand de Gottsched avait donné
dans son tome 2 une version allemande, et Jean de France, satire de la francophilie. On a
dit de Holberg qu’il fut « le Molière danois ». La chose est vraie dans le sens où il fonda
le théâtre comique de son pays. Mais cette qualification est peu justifiée au regard de
l’esthétique ‒ Mme Mélina le souligne nettement. Holberg a surtout raillé les petits-
bourgeois, hâbleurs et prétentieux. Pensons au Politicien du Ca é du commerce (Der
politische Kannegieβer) de 1722. Goethe (lettres à Cornelia du 12-10-1765 et 1766) a
connu de bonne heure ces comédies, présentes dans la bibliothèque paternelle.
5. On a là une très judicieuse notation sur les bouleversements qu’entraîna le
passage du jeu all’improvviso, sur canevas donc, conforme à la pratique venue des
Vénitiens, à l’assujettissement moderne au texte qui bride l’inventivité des interprètes.
6. Supra, Livre III, chapitre 4, note 1.
CHAPITRE 6
1. Goethe nous donne à voir l’écart qui sépare un théâtre des types d’un théâtre des
caractères dans lequel la psychologie occupe une place déterminante. Mais
visiblement, la distance entre eux est encore ténue ici.
2. Les « amoureux » sont d’abord des emplois spécialisés, féminins et masculins ; on
mesure à nouveau la distance avec une prétention universelle qui contrecarre de fait
les catégories propres au jeu dramatique.
3. Les « tyroliennes » ressortissaient au volet populaire des spectacles. En elles-
mêmes, elles sont du domaine du divertissement, non du théâtre proprement dit.
4. La tension entre jeu improvisé et théâtre à texte a certes conduit au triomphe de
ce dernier, mais il est notoire que cette évolution s’est exercée aux dépens de l’art de
l’acteur entendu dans sa dimension mimique.
5. L’énumération illustre l’influence du grand répertoire tragique français tel qu’il
s’est constitué de Corneille à Voltaire. Ce canon n’est pas seulement esthétique, il se
fonde aussi, ce que Goethe met bien en évidence, sur la richesse de ses rôles féminins.
Le Cid (Chimène) est de 1636, Rodogune (dont le rôle principal est celui de Cléopâtre),
de 1647, Zaïre, tragédie éponyme de Voltaire, date de 1732, Mérope, de 1743. Toutes
ces œuvres se retrouvent dans le répertoire de la quasi-totalité des troupes et théâtres
de l’Empire (Hambourg, Leipzig…). On les retrouve aussi à Strasbourg dans les années
1760.
6. Allusion à l’épisode d’octobre 1737 par lequel la Neuberin aurait symboliquement
banni le bouffon (Hanswurst) de la scène allemande. Le fait matériel est controversé, il
signe cependant la réalité d’une rupture entre deux conceptions des rapports entre
genres dramatiques. Lessing avait moqué cette entreprise, ses supposés fondements et
ses prétendus effets dans la 18e livraison de la Dramaturgie de Hambourg.
7. Le théâtre de Molière fut en effet traduit dans sa totalité dès la fin du XVIIe siècle.
8. L’idée phare de l’époque prend forme ici par le principe d’une indispensable
« nationalisation », non seulement des mœurs (« Sitten ») comme l’on disait alors, mais
aussi, s’agissant de la commedia dell’arte, des tipi issi. L’apport italien pourrait être ainsi
transposé en Allemagne, selon Mme de Retti, par une régionalisation (Saxe, Bavière,
Hesse !) des masques se distinguant alors grâce à leurs particularités dialectales.
9. Les propositions successives de substitutions révèlent un plan pensé, mais aussi
improvisé, l’objectif étant de réunir l’ensemble de la nation allemande dans cette
ambition culturelle. C’est oublier que l’Italie possédait sans doute des variantes
régionales, mais n’avait pas de plan concerté. De surcroît, Hambourg n’était pas
Venise…
10. Ce dernier choix s’alimente à la réputation de « Petit-Paris » (« Klein-Paris ») dans
les guides depuis 1768 (première occurrence attestée).
11. Le personnage de Brighella incarne étymologiquement l’idée de querelle avant
de se muer en serviteur fidèle, gardien de la maison familiale. Il est originaire de
Bergame.
12. Ces Juifs sont aux marges de la société et on leur dénie les droits civiques. Le
théâtre permet de les intégrer, la démarche n’est donc possible que grâce à la fiction.
Goethe lui-même se rallia lentement à l’idée d’une émancipation sociale.
13. La distinction entre la masse des troupes ambulantes et les grandes troupes aux
ambitions artistiques affirmées resta donc longtemps de mise.
CHAPITRE 9
1. L’auteur joue sur les mots faisant de « Bendel » un butor (« Bengel »), nom
« parlant ».
1. Cf. supra, Livre II, chapitre 4. Ce passage est repris dans Les Années d’apprentissage
de Wilhelm Meister.
CHAPITRE 13
6. Le théâtre français était joué dans la langue d’origine par des troupes elles aussi
françaises. L’option linguistique dénote une tension de nature sociale (aristocratie vs
bourgeoisie) qui ne cesse de gagner en acuité.
7. On sait trop peu de choses sur ces « symphonies », données en ouverture à la
représentation et entre les actes de la pièce principale. Lessing évoque cette pratique
dans sa Dramaturgie de Hambourg (26e et 27e livraisons). La réflexion sur les liens entre
texte/représentation et musique y tourne malheureusement court.
CHAPITRE 14
1. On appliquait en général dans les pièces allemandes une unité « large » de lieu,
mais on tolérait des changements d’un acte à l’autre, à la manière anglaise. Le lieu
« neutre » de la tragédie racinienne n’y était plus de mise.
2. Les questions d’un ordre, normalement contrôlé par la police des villes, et de
confort comme de sécurité étaient une préoccupation majeure des directeurs de
troupes.
3. Allusion à l’édition en 6 volumes, sortie entre 1753 et 1755, des presses de Voβ à
Berlin.
4. Cf. supra, chapitre 13, note 7.
1. Poème paru pour la première fois dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm
Meister (Livre III, chapitre 1), sous une forme légèrement modifiée : vers 2 « dans le
vert feuillage » (« im grünen Laub ») devient « dans le sombre feuillage » (« im dunkeln
Laub ») ; vers 4 « joyeusement le laurier » (« froh der Lorbeer ») est remplacé par « haut le
laurier » (« hoch der Lorbeer ») ; « mon maître » (« mein Gebieter ») du refrain des trois
strophes se mue successivement en « mon aimé » (« mein Geliebter »), « mon
protecteur » (« mein Beschützer ») et « ô père » (« o Vater »). La version française de Jules
Barbier (1825-1901) et Michel Carré (1821-1872), auteurs du livret de l’opéra Mignon
(1866) d’Ambroise Thomas (1811-1896), substitue « l’oranger » au « citronnier »
(« Zitronen ») de l’original.
CHAPITRE 2
1. Type de valet de la comédie française introduit en 1654 par Paul Scarron dans
L’Écolier de Salamanque, comédie imitée de Lope de Vega. Il réapparaît sous la plume
d’Edme Boursault (1638-1701) puis celle de Charles Chevillet de Champmeslé (1642-
1701). Comme Arlequin, ce rôle fut porté par des acteurs renommés qui s’identifièrent
à lui et en fournirent des versions à chaque fois spécifiques. En l’occurrence, Crispin
fut le rôle fétiche d’une dynastie de comédiens (la famille Poisson) : Crispin Ier
(Raymond), Crispin II (Paul), Crispin III (Philippe). Maladroit et bourru, Crispin
gagna peu à peu en fourberie (cf. Marivaux : Le Père prudent et équitable ou Crispin
l’heureux fourbe, 1706), plus nettement encore, Lesage, auteur d’un Crispin en 1707.
Caractéristique de Crispin est son habit : un vêtement noir rehaussé d’une fraise
blanche et garni de dentelles aux poignets. Sa cape (appelée ici « un court manteau
sombre ») est elle aussi de couleur noire, il porte un chapeau rond : tout cela trahit son
origine espagnole. Le relais se fit en Allemagne par Johann Christian Krüger (1723-
1750).
2. Géant des contes germaniques, très populaire, attesté comme figure littéraire
depuis 1564.
CHAPITRE 5
1. L’événement dont il est question est la guerre de Sept Ans (1756-1763) dans
laquelle s’affrontent la puissance montante, la Prusse et son roi Frédéric II, et la
puissance déclinante, l’Autriche des Habsbourg sur qui règne Marie-Thérèse. Par la
suite, l’intervention de la France, de l’Angleterre et de la Russie transformera le conflit
en un affrontement pour la suprématie continentale mais aussi la maîtrise des mers.
2. Comprendre : Hambourg.
CHAPITRE 11
2. Poème connu sous le titre L’Aède (Der Sänger). Composé en 1783, il est publié en
1795 dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (Livre II, chapitre 11).
CHAPITRE 13
1. Goethe n’a pas reproduit cette chanson grivoise, bien caractéristique de Philine. Il
ne nous en reste qu’un écho partiel dans Faust I (vers 949-980) où des paysans, filles et
garçons, dansent en développant leur chant à partir du premier vers (« Der Schäfer
putzte sich zumTanze ») donné ici par Philine.
4. Écrit en 1782, ce texte figure au Livre II, chapitre 13, des Années d’apprentissage de
Wilhelm Meister.
5. Idem.
6. Goethe évoque ici une communauté piétiste, dite aussi des « frères moraves »
(« die Mährischen Brüder ») et connue sous le nom de Communauté de Herrnhut
(Herrnhuter Gemeine). Elle était établie en Saxe sur les terres et sous la protection du
comte Nikolaus Ludwig von Zinzendorf (1700-1760). Ce groupe d’hommes pieux se
tenait à l’écart des Églises constituées. Certains d’entre ses membres émigrèrent aux
États-Unis, fuyant les persécutions, à l’image des anabaptistes des XVIe et XVIIe siècles.
Le but de ce groupement était clairement prosélyte : il s’agissait de se convertir afin de
convertir le monde. Zinzendorf est l’auteur de nombreux écrits, parmi lesquels des
cantiques spirituels (Sammlung geistlicher und lieblicher Lieder, 1725). De toute évidence,
Goethe se souvient de ses propres expériences religieuses à Francfort et des rencontres
qu’il évoque dans Dichtung und Wahrheit, I, 1 ; II, 8 ; III, 15. Se reporter aussi aux
descriptions contenues dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Livre II,
chapitre 13, ainsi qu’au Livre VI (Les Confessions d’une belle âme) du grand roman. Sur le
piétisme et la crise traversée par Goethe à Francfort voir aussi supra, Livre II,
chapitre 1, notes 3 et 6.
CHAPITRE 14
5. Les troupes qui n’avaient pas de protecteurs cherchaient à se faire valoir de cette
façon, ce qui n’allait pas sans risques pour elles.
CHAPITRE 15
1. Ce personnage, qui apparaît également plus loin (Livre V, chapitre 10), est un
aristocrate cultivé, dont les objectifs demeurent longtemps peu clairs. Qualifié
(Livre V, chapitre 11) d’« homme du monde privé de sensibilité » (« abgestorbener
Weltmann »), il se voit reprocher une « froideur » doublée de « dureté de cœur »
(« hartherzige Kälte »). Sa force réside dans l’acuité hautaine du jugement qu’il porte sur
autrui. À cet égard, il a une fonction positive, car il révèle Wilhelm à lui-même. Dans
Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (Livres III, V, VI), il apparaît comme un
des membres de la Société de la Tour (Turmgesellschaft) qui veille sur le destin de
Wilhelm et lui enseigne la loi du passage de la culture générale à l’exercice d’un métier
socialement utile sans renoncement à une vision globale du monde et des hommes.
Lui-même, désormais dénommé Montan, patronyme transparent, se fait ingénieur des
mines. Dans la perspective théâtrale qui est cependant d’abord celle de la Sendung, il est
celui qui introduit Wilhelm au monde de Shakespeare.
1. Ce type de prologue diffère de celui imaginé par les troupes pour exposer leurs
objectifs esthétiques et civiques (cf. par exemple Lessing, Dramaturgie de Hambourg,
6e livraison). On a affaire dans le cas présent à une pratique encomiastique héritée de
la tradition rhétorique baroque. Relevant de la poésie casuelle (« Gelegenheitsdichtung »,
« Casualdichtung »), elle pratique l’hommage et use d’un langage allégorique stéréotypé.
1. Guide auquel avaient recours les peintres, les décorateurs, les lapidaires, les
graveurs, etc., chargés de célébrer les vertus et les exploits supposés de leurs maîtres.
L’Antiquité expliquée et représentée en igures (Paris, 1719-1724, en 15 tomes) du
bénédictin Bernard de Montfaucon (1655-1741) reproduit les divinités grecques et
romaines conformément à leur figuration canonique.
2. La phrase contient sa propre exégèse. Le casque de Minerve est cependant
remplacé habituellement par celui de Mars. Le prince d’Ancien Régime est chef
guerrier, et donc pacificateur et, de ce fait, protecteur des arts.
3. Minerve. Goethe joue du contraste (« vierge » ‒ « grossesse ») pour rendre
incongrue, et même grotesque, cette interprétation.
4. L’allemand « Konditor » désigne à l’époque le responsable au théâtre des éléments
de la décoration.
CHAPITRE 7
1. On peut estimer que Goethe, disant cela, réduit à rien la validité artistique des
divertissements de ce type et les considère comme appartenant à une ère de facto
révolue ou sur le point de l’être.
2. Wilhelm souligne une faille, qui contraste avec son propre engagement : le faible
intérêt que les acteurs portent à leur propre activité en dépit de leur demande de
considération.
3. La catégorie du « monstrueux » correspond à celle du miarón aristotélicien
(Poétique, XIV, 1453 b) que le Stagirite exclut du champ de la tragédie en raison de son
incapacité à faire naître la catharsis et donc l’effet tragique. Il ne suscite en effet que
l’horreur et le dégoût.
4. « Distance » : d’origine sociale, s’entend.
5. Goethe reprend ici l’épisode de l’Odyssée où Ulysse échoue à retenir ses
compagnons que la magicienne transforme en pourceaux, comme il se souvient
d’Horace (Épîtres, I, 2).
1. Ce poème (« Ich armer Teufel ») figure dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm
Meister, Livre III, chapitre 9.
2. Scène 2 de l’acte V.
3. Gestes qui rappellent ceux de la femme dont parle Luc 7, 36-50. Mais la double
image constituée par Mignon l’innocente et Philine la pécheresse compose une unité
complexe, toute de contradictions, face à la psychologie de Wilhelm.
LIVRE VI
CHAPITRE 1
1. L’entrée en scène après l’attaque par les brigands de cette figure féminine a tout
d’une apparition que rehausse la robe blanche du cheval. Du point de vue de la
technique narrative, ce moment s’apparente, en langage moderne, à une séquence
cinématographique.
2. Modèle de l’activité individuelle, utile à la collectivité, comme on le voit avec Les
Années de voyage de Wilhelm Meister (cf. aussi supra, Livre V, chapitre 4, note 1).
CHAPITRE 2
1. Idem.
2. Idem.
6. Goethe introduit dans le texte une formule empruntée à Hamlet (acte I, scène 2,
vers 146) : « Frailty, thy name is woman ».
5. Cet « enfant », fils de Wilhelm et de Marianne, s’appellera Félix dans Les Années
d’apprentissage de Wilhelm Meister.
1. Le texte allemand dit bien « was er will ». L’emploi du masculin consone avec la
perception qu’ont les autres de la nature sexuellement ambiguë de l’enfant.
2. Voir supra, Livre VI, chapitre 9, note 4.
CHAPITRE 12
Notre ami était ainsi partagé entre le frère et la sœur ; ils lui
étaient tous deux également chers et chacun des deux faisait
écho, nourrissait et occupait une moitié de son être. Le sort
d’Aurélie le touchait profondément, bien qu’il ne ressentît pour
elle rien qui ressemblât à une tendresse amoureuse. L’actrice, par
son intelligence passionnée, dissipait la puérile euphorie de ses
bons sentiments et le renvoyait du monde idéal à la réalité. Il
était étonné d’apprendre ainsi en quelque sorte à se connaître
lui-même et de se trouver ramené, par la comparaison avec les
autres, à sa véritable place. Et il n’eût pu rencontrer de meilleur
maître, de meilleur guide dans son art favori que Serlo, dans la
mesure où celui-ci, non seulement apparaissait sur la scène dans
son véritable élément et sous son jour le plus avantageux, mais
avait également beaucoup réfléchi sur toutes les questions liées à
l’art qu’il pratiquait depuis sa jeunesse. Il était, au sens propre du
terme, né sur les planches1 ; tout enfant, il avait déjà joué
l’Arlequin qui sort de l’œuf, descend d’un nuage ainsi que le
charmant petit ramoneur avec sa petite échelle blanche, pour le
plus grand plaisir du public2. Petit garçon, il exerçait déjà un
talent espiègle pour se moquer du jeu monocorde des autres
acteurs et savait si parfaitement imiter la voix, les gestes et les
manières de chacun que ceux-là mêmes qui se voyaient tournés
en ridicule ne pouvaient s’empêcher de rire. Il était aidé par son
excellente mémoire ; il connaissait par cœur des pièces entières
et son naturel heureux lui permettait de toujours trouver le ton
juste, sauf dans le registre pathétique ou sentimental. Son
impatience et la crainte de conséquences fâcheuses liées à
quelques-unes de ses espiègleries le poussèrent, alors qu’il n’avait
pas encore quatorze ans, à quitter sa famille. Il n’eut aucune
peine à trouver sa voie et osa présenter, devant les grands de ce
monde et les petites gens, devant le peuple et le public de
connaisseurs, un spectacle encore inédit où il jouait à lui seul des
tragédies et des comédies tout entières ; transformant en théâtre
n’importe quelle salle, improvisant une scène dans n’importe
quel jardin, il savait divertir et ravir les spectateurs, sans le
trompe-l’œil du décor, par la seule perfection de son jeu. Il savait
parfaitement incarner tous les caractères poussés à l’extrême,
imitait également, à s’y tromper, les voix de femmes et d’enfants ;
et personne n’a probablement mieux réussi la caricature d’un
rabbin3 ; la ferveur délirante, l’exaltation sensuelle repoussante,
les folles gesticulations, les marmonnements confus, les cris
aigus, les mouvements alanguis, les brusques contractions, les
pantomimes ineptes et désuètes ‒ il avait si bien su saisir et
ramasser tous ces traits qu’avec cette farce de mauvais goût il
était capable, un quart heure durant, de faire le bonheur d’un
public même le plus raffiné. Il eut l’amabilité de régaler notre
ami de tous ces morceaux de bravoure, et celui-ci y trouva un
plaisir extrême. Car bien que tout cela n’appartînt absolument
pas à sa manière, ce n’en était pas moins la première fois qu’il
apprenait à connaître une véritable inspiration et un sens
dramatique et il pouvait en tirer des exemples et des
enseignements pour lui-même.
Tout cela aurait été bel et bon si Mélina, suivi des siens, n’avait
quelquefois paru, comme un mauvais génie, à l’arrière-plan. Ces
malheureux, qui commençaient à manquer de tout, comptèrent
pendant quelque temps sur la promesse de Philine ; ils n’avaient,
en fait, pas encore perdu tout espoir d’obtenir un gagne-pain par
son intermédiaire. Ils entreprirent néanmoins également
Wilhelm pour qu’il dise aussi un mot en leur faveur. Celui-ci
avait déjà essayé de persuader son ami Serlo, mais ce dernier ne
se laissait pas facilement convaincre quand il n’y allait pas de son
intérêt. Il essaya au contraire de faire peu à peu comprendre à
notre ami comme il serait bien qu’il se décidât lui-même à
paraître sur scène. Il devint surtout pressant quand Philine lui
eut secrètement confié que Wilhelm avait déjà joué une fois et
qu’il entrevit la possibilité, pour se l’attacher, de miser sur sa
passion pour le théâtre.
Après avoir passé toute une après-midi à s’entretenir ainsi avec
Serlo, Wilhelm courut chez Aurélie, qu’il trouva allongée sur
son lit ; elle semblait assez calme.
— Croyez-vous pouvoir jouer demain ? lui dit-il.
— Oh ! oui, répondit-elle vivement. Vous savez que rien ne
peut m’en empêcher. Si je connaissais seulement un moyen
d’échapper aux applaudissements de notre parterre ! Ils me
veulent du bien et ils me feront mourir. Avant-hier, j’ai cru que
mon cœur allait se briser. Autrefois, quand je me plaisais à moi-
même, je m’en arrangeais ; lorsque j’avais longuement étudié
mon rôle et m’y étais préparée, j’aimais à entendre résonner
depuis tous les coins de la salle cette preuve de ma réussite. Mais
à présent ! Je ne dis pas ce que je veux, ni comme je voudrais, je
me sens emportée, je m’égare. Et mon jeu fait une plus forte
impression, et les applaudissements sont beaucoup plus nourris.
Et je me dis à part moi : si vous saviez ce qui vous enchante ! Ce
sont les douleurs les plus profondes de l’âme auxquelles vous
accordez vos suffrages.
» Ce matin, j’ai appris mon rôle, je viens de le répéter ; je suis
lasse et brisée. Demain, tout sera à recommencer. Demain soir, il
s’agira de jouer à nouveau et voilà que je me traîne, que je ne me
lève que pour aller me coucher. Tout tourne en moi en un cercle
sans fin. De pauvres consolations s’offrent à moi ; je les rejette, je
les maudis. Je ne veux pas me rendre. Pourquoi ce qui m’entraîne
à ma perte serait-il nécessaire ? Ne pourrait-il pas en être
autrement ? Il faut que j’expie le fait d’être une Allemande ; c’est
le caractère des Allemands de s’appesantir sur tout et de tout
laisser peser lourdement sur eux.
— Si vous pouviez, mon amie, ne pas prendre les choses si
tragiquement !
— Elles sont suffisamment tragiques comme cela, interrompit
Aurélie.
— Ne vous reste-t-il donc rien ? répliqua-t-il. Votre jeunesse ?
Votre beauté ? Votre talent ? Et si, sans que cela fût de votre
faute, vous avez perdu un bien précieux, faut-il que vous rejetiez
tout le reste ? Est-ce vraiment nécessaire ?
Elle se tut pendant quelques instants, puis reprit :
— Je sais bien que c’est du temps perdu. L’amour n’est que du
temps perdu ! Que n’aurais-je pu ou dû faire ! Et maintenant,
tout n’est plus que néant ! Je suis une misérable créature tombée
amoureuse, rien d’autre qu’amoureuse ! Ayez pitié de moi, par
Dieu, moi qui ne suis qu’une pauvre créature !
Elle laissa passer un moment de silence et reprit :
— Vous êtes habitué à ce que tout le monde se jette à votre cou
et vous ne pouvez comprendre, non, aucun homme ne peut
apprécier le mérite d’une femme qui sait se respecter elle-même.
Par tous les anges du Ciel, par toutes les images de félicité que
peut nourrir un cœur pur et honnête, il n’y a rien de plus doux
au monde qu’une âme féminine qui s’abandonne. Nous sommes
froides, fières, hautaines, lucides et prudentes quand nous
méritons le nom de femmes, et tout cela… À présent, je veux me
laisser aller à mon désespoir, m’y livrer délibérément ! Je ne veux
pas qu’il reste en moi une seule goutte de sang qui échappe au
châtiment, une seule fibre de mon corps que je n’aie tourmentée.
Oui, vous pouvez sourire, vous pouvez rire de cette
démonstration théâtrale de la passion !
Wilhelm n’avait pas la moindre envie de rire. L’état effroyable,
à moitié naturel, à moitié forcé, dans lequel était plongée son
amie l’affligeait profondément. Il partageait avec elle les tortures
d’une funeste exaltation ; ses idées se brouillaient et tout son
sang était enfiévré.
Elle s’était levée, allait et venait dans la pièce.
— Je me répète à moi-même, s’écria-t-elle, toutes les raisons
que j’avais de ne pas l’aimer. Je sais aussi qu’il n’est pas digne de
cet amour. Je détourne mon esprit vers ceci ou cela, je m’occupe
à ce que je peux. Quelquefois, j’apprends un rôle, même si je n’ai
pas à le jouer. J’en répète aussi de plus anciens, que je connais par
cœur, en les reprenant dans le détail, les travaillant et les
retravaillant encore… Mon ami, mon confident, quelle horrible
besogne de se détacher ainsi avec violence de soi-même !
» Ma raison s’altère, ma tête est près d’éclater et pour échapper
à la folie, je m’abandonne une fois encore au sentiment que je
l’aime. Oui, je l’aime, je l’aime ! s’écria-t-elle dans un torrent de
larmes, je l’aime et je veux mourir !
Il lui prit la main et la conjura de ne pas se torturer de la sorte.
— Oh ! dit-il, quelle étrange destinée pour l’être humain de se
voir si souvent refuser non seulement les choses qui ne lui sont
pas accessibles, mais aussi toutes celles qui le sont ! Vous n’étiez
pas destinée à rencontrer le cœur fidèle qui vous eût apporté la
félicité, et moi, j’étais destiné à lier ma vie et mon salut à une
infortunée que le poids de ma fidélité a courbée comme le roseau
et peut-être même brisée.
Ayant confié à Aurélie l’histoire de sa liaison avec Marianne, il
savait qu’elle comprendrait l’allusion.
Elle le regarda droit dans les yeux et demanda :
— Pouvez-vous affirmer que vous n’avez encore jamais trompé
aucune femme ? Que vous n’avez jamais essayé de la faire céder à
vos désirs par des déclarations inconsidérées, de frivoles
hommages et des serments trompeurs ?
— Je le puis, rétorqua Wilhelm, et je ne m’en fais pas gloire.
Ma vie était fort simple ; je fus rarement tenté de devenir un
séducteur. Et quel avertissement pour moi, ma belle et noble
amie, que le triste état dans lequel je vous vois plongée ! Recevez
de moi une promesse, tout à fait conforme à la nature de mon
cœur et dont la solennité est sanctifiée par l’émotion que vous
m’avez inspirée. Je résisterai à toutes les inclinations passagères
et j’enfouirai dans le secret de mon cœur même les plus sérieuses
d’entre elles ; aucune femme ne recevra de mes lèvres l’aveu de
mon amour si je ne suis en mesure de lui consacrer ma vie.
Elle le regarda avec une farouche froideur et recula de quelques
pas au moment où il lui tendait la main pour sceller sa promesse.
— Ce n’est pas la peine, dit-elle. Quelques larmes de femme de
plus ou de moins, ce n’est pas cela qui grossira la mer. Pourtant,
poursuivit-elle en se retournant, une seule de sauvée sur des
milliers, c’est toujours quelque chose ; sur des milliers, un seul
homme honnête, ce n’est point négligeable. Savez-vous bien ce
que vous promettez ?
— Je le sais, répondit Wilhelm en souriant et en lui tendant la
main.
— Je l’accepte, répondit-elle.
Wilhelm avait encore la main tendue qu’elle fit un mouvement
de sa main droite ; il crut qu’elle allait prendre la sienne. Mais
elle la porta vivement à sa poche, en tira le poignard avec la
rapidité de l’éclair et, d’un geste vif, effleura avec la pointe et le
tranchant la paume de Wilhelm. Il la retira aussitôt, mais le sang
coulait déjà.
— Il faut vous marquer dans votre chair, vous les hommes,
pour que le souvenir vous reste, s’écria-t-elle avec une
expression de satisfaction, mais qui fit bientôt place à un grand
empressement.
Elle prit son mouchoir et enveloppa la main de Wilhelm pour
arrêter le sang qui jaillissait.
— Pardonnez à une femme presque insensée, lui dit-elle, et ne
regrettez pas ces gouttes de sang. Elles m’ont réconciliée, rendue
à moi-même. Je vous demande pardon à genoux. Laissez-moi
vous soigner, c’est tout ce que je veux.
Elle courut à son armoire, y prit de la toile, de la gaze et divers
instruments ; elle arrêta le sang et examina attentivement la
plaie. L’incision traversait la paume en partant de la base du
pouce, coupait la ligne de vie et se prolongeait jusqu’au petit
doigt. Aurélie la pansa en silence, perdue dans une mystérieuse
rêverie. Il demanda à plusieurs reprises :
— Très chère, comment avez-vous pu blesser ainsi votre ami ?
— Taisez-vous, répondit-elle en lui mettant un doigt sur la
bouche, taisez-vous !
Serlo, qui n’avait pas de plus cher désir que de voir Wilhelm
rejoindre sa troupe, avait réussi à lui faire dire quels étaient les
commerçants de la ville qui étaient en relation avec son père.
Dès qu’il eut obtenu leurs noms, il n’eut aucune peine à se
renseigner auprès d’eux sur la nature des nouvelles qu’ils avaient
pu recevoir, les uns et les autres, de la maison Meister. On lui
rapporta qu’étaient arrivées depuis quelque temps déjà des lettres
annonçant la mort du vieux Meister ; sa veuve n’attendrait pas,
croyait-on, l’expiration de son année de veuvage pour épouser
un ami auquel elle était tendrement attachée depuis longtemps.
Le gendre Werner avait pris la complète direction des affaires et
le fils aîné avait disparu au cours d’un voyage. Comme on avait,
depuis sa prime jeunesse, déjà remarqué en lui quelque chose de
bizarre et qu’il manifestait peu de goût pour les affaires, on
supposait que, lorsque la guerre avait éclaté, il était parti avec les
soldats pour chercher fortune dans cette voie.
Serlo jugea ces nouvelles très propices à ses projets. Il se hâta
d’en faire part à Aurélie et lui laissa clairement entendre que
c’était pour elle aussi qu’il avait conçu ce plan.
— Mon cher frère, lui dit-elle avec un profond soupir, je
souhaite bonne chance à toutes tes entreprises et je suis sûre que
tu ferais une excellente recrue en la personne de ce jeune
homme. Pour ce qui me concerne, je ne souhaite pas que l’on
prenne garde à moi. Je n’appartiens plus au nombre des gens qui
espèrent quoi que ce soit et celui qui compterait sur moi irait
certainement au-devant de lourdes déconvenues.
— L’espoir, répliqua Serlo, est le plus beau patrimoine que
possèdent les humains. Encore le voudraient-ils qu’ils ne
pourraient jamais se l’aliéner. Et si quelqu’un peut encore te
guérir, très chère, ce ne peut être que l’œuvre de cet ami.
— Cher frère, répliqua Aurélie, tu as la mauvaise habitude de
dire des choses qu’il vaudrait mieux taire pour laisser le temps
faire son œuvre.
Il sourit et demanda si elle voulait communiquer ces nouvelles
à Wilhelm ou lui en laisser la charge. Elle le pria de le faire lui-
même.
Quelque temps passa avant que Serlo trouvât l’occasion
d’instruire notre ami du sort de sa famille. Durant ce temps, il ne
s’écoula pas un jour sans que ce dernier se rapprochât d’Aurélie.
La nécessité de faire panser sa blessure par ses soins, la
sollicitude, les regrets, la bonté de la jeune femme éveillèrent
dans son cœur les sentiments de la plus tendre amitié ; et, de son
côté, elle trouva un grand soulagement dans sa compagnie.
Elle avait entouré sa main d’un joli bandage de taffetas noir.
— J’espère, dit-elle gravement, que vous guérirez vite, mais je
crois aussi que vous garderez toute votre vie la marque de cette
blessure. Vous être honnête, mon ami, mais quel est l’homme
qui n’a pas besoin qu’on lui rappelle les choses en permanence ?
Si jamais votre bon génie vous abandonne, si vous osez, en dépit
de votre serment, tendre la main pour séduire une femme à qui
vous n’avez pas donné votre cœur, regardez alors cette cicatrice
et retirez-vous tandis qu’il est encore temps.
Serlo saisit la première occasion pour mettre notre ami au
courant, sans grands ménagements, de la situation de sa famille ;
l’on peut imaginer combien Wilhelm en fut affecté. Et sans lui
laisser le temps de se remettre, Serlo renouvela sa requête
pressante.
— Vous n’avez maintenant plus aucune raison d’hésiter, ajouta-
t-il. Votre famille, qui a déjà surmonté l’inquiétude de vous
croire exposé à tous les dangers de la guerre, sera deux fois, trois
fois plus rassurée quand elle saura que vous vous êtes voué à une
profession attrayante et agréable.
Wilhelm n’avait pas grand-chose à objecter, si ce n’est que la
démarche lui paraissait insurmontable. Son cœur inclinait en ce
sens, mais un je-ne-sais-quoi, difficile à qualifier, s’opposait à
cette envie.
Serlo le pressa de toutes les manières possibles ; il lui fit des
propositions avantageuses, finit même par lui offrir une part des
recettes ; mais comme tout cela restait sans effet, il avança
l’argument principal, qu’il avait gardé pour la fin.
— Vous ne pouvez mieux mesurer mon désir de vous attacher
au théâtre si je vous offre d’engager toute votre troupe avec
vous, vous permettant de vous affranchir ainsi du poids d’une
lourde promesse.
— Comment cela ? s’écria Wilhelm, un peu indigné, ces mêmes
gens que vous avez jusqu’ici complètement méprisés en
deviendront-ils meilleurs ?
— Ils ne deviendront pas meilleurs, répondit Serlo, mais c’est
pour moi la seule manière de les utiliser. Je vais vous exposer
mon plan et vous verrez que, sans vous, il n’est pas réalisable.
Vous savez que l’acteur qui joue chez moi les premiers rôles
d’amoureux a une belle prestance, une voix agréable, mais qu’il
est loin de posséder les qualités nécessaires à un pareil emploi. Il
lui manque une certaine flamme, une force d’expression qu’une
posture alanguie et complaisante ne sauraient remplacer. En
dépit de cela, non seulement j’ai dû le tolérer, mais il m’a fallu
encore ménager sa femme et toute sa clique. Si j’arrive à me
passer de lui, les autres peuvent également s’en aller et je pourrai
alors, plus ou moins facilement, employer et intégrer votre
troupe.
» L’épouse de mon jeune premier joue les personnages de
mère, de reine, et autres rôles de ce genre. Mme Mélina ne s’en
tirera pas plus mal qu’elle, et peut-être même mieux. Son frère
serait remplacé par celui que vous nommez Laërte, dont on peut
tout au moins espérer qu’il fera encore des progrès. Nous
devrions perdre également une autre jeune femme, qui pourrait
être remplacée par notre Philine ; j’ai de toute manière
l’intention d’en renvoyer quelques autres, dont il est indifférent
que les rôles soient plus ou bien tenus. Le pédant et tous les
autres trouveront bien une petite place. Mélina deviendra
l’intendant de la garde-robe, qu’il protégera des mites.
» Vous voyez que je ne me déjuge pas en offrant d’engager des
gens auxquels je m’étais si fortement opposé. Si vous vous
effacez, vous verrez qu’il ne reste pas la moindre part de mon
plan qui soit réalisable. Considérez ma proposition et songez
combien pareille décision serait avantageuse pour vous, pour
nous, pour la troupe abandonnée et pour le public.
» Encore un mot, dit Serlo la main sur la poignée de la porte. Si
vous ne vous décidez pas aujourd’hui, vous le ferez peut-être
dans une quinzaine. J’ai toute raison d’espérer qu’une femme qui
a, comme vous, passionnément étudié notre art en secret, mais
qui ne s’est pas encore montrée sur aucune scène, va paraître sur
la mienne. La plus belle, la plus noble des silhouettes, un
magnifique organe, une diction pure et précise, un maintien
superbe1 ! Bref, tout ce dont on peut rêver ! Je ne dis pas cela
pour que vous tombiez amoureux d’elle. Je le dis seulement pour
que vous vous persuadiez que nous ne sommes pas tout à fait
indignes de vous. Et tout ira certainement bien mieux encore
lorsque vous serez des nôtres.
1. On s’interroge sur l’identité possible de cette actrice qui conjoint les prestiges du
jeu à l’éclat de la beauté. L’hypothèse littéraire interne au récit renverrait à l’amazone.
Mais les rapports réels de Goethe avec la scène rendent bien davantage vraisemblable
l’identification à sa partenaire weimarienne Corona Schröter (1751-1802), qui joua le
rôle-titre de la version en prose d’Iphigénie, pièce dans laquelle Goethe était lui-même
Oreste. Cantatrice à l’origine, elle devint, à partir de 1776, la colonne vertébrale du
théâtre d’amateurs local. Sa beauté, admirée de Goethe, de Wieland et du duc, était si
grande qu’on la qualifia d’« attique », jugement bien en harmonie avec la mode néo-
hellénique de l’époque.
CHAPITRE 14
Eduard Mörike,
Poèmes / Gedichte,
texte traduit par Nicole Taubes et présenté
par Jean-Marie Valentin
Friedrich Schiller,
Écrits sur le théâtre,
texte traduit et présenté par Gilles Darras
Stefan George,
Feuilles pour l’art, 1892-1919. Et autres textes du cercle de George,
textes traduits et présentés par Ludwig Lehnen
E.T.A. Hoffmann,
Les Élixirs du diable,
nouvelle traduction et introduction par Jean-Jacques Pollet
Novalis,
Hymnes à la nuit suivis des Chants spirituels et des Disciples
à Saïs,
nouvelle traduction et introduction par Augustin Dumont
Adalbert Stifter,
Le Sentier forestier et autres nouvelles,
traduction, introduction et notes par Nicolas Moutin,
avec la collaboration de Fabienne Jourdan
Adam Müller,
Douze discours sur l’éloquence et son déclin en Allemagne,
traduction et introduction par Christine de Gemeaux
Ülrich Bräker,
Histoire de la vie et aventures naturelles de l’homme pauvre
de Toggenburg,
traduit, présenté et annoté par François Colson
Theodor Fontane
Cécile,
traduction, introduction et notes par Jean-Marie Paul
Franz Grillparzer
Drames antiques,
Traduits, présentés et annotés par Gilles Darras
Theodor Storm
Nouvelles,
Traduction, introduction et notes par Alain Cozic
Cette édition électronique du livre
par Flexedo.
(ISBN 978-2-251-44881-7).