Étienne François

L'Allemagne fédérale se penche sur son passé

In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°7, juillet-septembre 1985. pp. 151-164.

Abstract
West Germany focuses on its past, Etienne François.
The Federal Republic of Germany is no longer a country without a past, suffering from amnesia after the trauma of Nazism. A
strong desire for history stirs its inhabitants who crowd exhibitions and devour books. This exaltation and this rediscovery of the
past are mobilising the historical profession, strongly divided and prone to polemics. In the multiplication of research, the critical
sensibility of an Alltagsgeschichte, very attentive to the fringes and to daily life, is very promising. But the much-fought historicism
has not given up and the social premises of this renewal of history are not always clearly formulated.

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François Étienne. L'Allemagne fédérale se penche sur son passé. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°7, juillet-septembre
1985. pp. 151-164.

doi : 10.3406/xxs.1985.1190

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1985_num_7_1_1190
 L'ALLEMAGNE FEDERALE
SUR SON
Etienne François
Là-bas, l'amnésie n'a plus cours : le
désir d'histoire est d'abord enjeu de
mémoire collective. L'Allemagne fédérale
redécouvre ainsi le « bon vieux temps »
et ne répugne plus à l'exaltation de sa
gloire nationale. La recherche histo
rique, derechef, récuse l'historicisme et
se lance avec fougue sur les rivages des
sensibilités « critiques » ou « alterna
tives ». Ce qui ne va pas sans polémiques
où l'érudition se politise. La demande
sociale jette la corporation des historiens
dans la mêlée de la dérision et de la
lucidité. Un enjeu très chaud, quarante
ans après le 8 mai 1945.
Longtemps on s'est plu à faire de
la société allemande contemporaine
l'exemple paroxystique d'une
société technicienne valorisant à ce point
les valeurs du présent qu'elle en aurait
perdu le goût et le sens du passé comme
du futur, d'une société qui, dans son
égal refus de l'histoire et de l'enfant,
justifierait et vérifierait comme aucune
autre les théories et les alarmes de Pierre
Chaunu. Cette manière de voir les choses
correspond-elle encore à la réalité d'au
jourd'hui ? Peut-on toujours parler d'un
même refus de l'histoire et de l'enfant ?
Démographiquement, rien n'a changé, en
Allemagne de l'Ouest du moins, car en
RDA, la tendance s'est renversée il y a
quelques années : la RFA reste toujours
le pays du monde au taux de fécondité
le plus faible ; d'année en année, sa
151
SE PENCHE
PASSÉ
population poursuit son déclin et rien
n'est plus impressionnant pour l'obser
vateur étranger que l'obstination tranquille
et efficace avec laquelle la société all
emande dans sa grande majorité refuse de
regarder en face le problème de son
entropie démographique et sait faire tour
ner court toute tentative de porter le
débat sur la place publique. La malédic
tion jetée par les outrances natalistes du
nazisme sur tout ce qui, de près ou de
loin, paraît s'apparenter à une politique
de la famille, n'a, semble-t-il, rien perdu
de son emprise sur les mentalités et les
inconscients collectifs l.
O LE RÉVEIL DE L'AMNÉSIQUE
Mais si de ce côté-là rien n'a encore
changé, une multiplicité d'indices con
vergents amènent à remettre en question
l'image d'« une Allemagne amnésique et
sans passé », et témoignent, au contraire,
d'un intérêt accru pour l'histoire et d'une
forte augmentation de la demande sociale
d'histoire. Le succès inattendu de l'e
xposition organisée à Stuttgart en 1977
sur les Hohenstaufen fut la première
manifestation de ce renversement de ten
dance. Prévue au départ pour un public
restreint de spécialistes, elle draina en
fait un flux de visiteurs parfois difficile
1. Cf., à titre d'exemple caractéristique, l'article récent
de W.R. Leenen, « Le débat démographique est faussé par
les idéologies », Documents. Revue des questions allemandes,
septembre 1981, p. 91-102.
 ENJEUX
à canaliser et fut aussitôt perçue comme
un fait de société révélateur d'une mutat
ion en cours. L'égal succès rencontré
par les grandes expositions historiques
organisées à sa suite et dans sa lancée -
exposition sur les Wittelsbach en Bavière
en 1980, expositions sur la Prusse à
Berlin en 1981, expositions sur Luther
en 1983 - allait confirmer qu'il ne s'agis
saitpas là d'un engouement passager mais
que, par-delà la curiosité, la nostalgie ou
l'exotisme dominants, on avait bien affaire
à l'amorce d'une redécouverte des couches
enfouies de la mémoire collective1. Dans
le même temps, les municipalités urbaines
redécouvraient dans la mise en valeur de
leur patrimoine et de leur histoire une
nouvelle légitimité, voire une nouvelle
priorité : tandis que Trêves et Augsbourg,
à grand renfort d'expositions et de publi
cations, se disputaient la gloire d'être la
plus ancienne ville allemande et, stimulées
par l'approche de leur second millénaire
(1984-1985), accéléraient d'ambitieux pro
grammes de rénovation urbaine2, Francf
ort, la ville dont la reconstruction après
la guerre avait été la plus « américaine »,
entreprenait à grands frais de reconstruire
son Opéra du début du 19e siècle et de
réédifier « à la polonaise » la place du
Römerberg où, sous l'Ancien Régime,
les empereurs étaient élus et couronnés3.
1. Pour l'année 1983, on estime à quarante millions le
nombre de personnes ayant visité, en Allemagne de l'Ouest,
des musées ou expositions historiques de caractère suprare
gional. Sur la portée de 1'« année Luther », voir R. von
Thadden, « Luther citoyen des deux Allemagne en 1983 »,
Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2, 1984, p. 69-75.
2. Signe qui ne trompe pas : non seulement les historiens
des Universités d'Augsbourg et de Trêves ont publié à cette
occasion des histoires de leur ville de dimensions impres
sionnantes (respectivement 700 et 1 000 pages), mais ils ont
su également trouver des subventions assez importantes pour
que le prix de vente de ces publications reste accessible au
grand public (respectivement 100 ou 150 DM).
3. Qu'il s'agisse là d'une évolution commune aux deux
Etats allemands vient d'être manifesté avec éclat par la
réouverture, le 1er février 1985, de l'Opéra de Dresde,
quarante ans jour pour jour après l'effroyable bombardement
au cours duquel il avait brûlé avec toute la ville. Reconstruit
152
Pour racheter YEvangéliaire d'Henri le
Lion mis en vente aux enchères à Londres
à la fin de l'année 1983 - un des plus
beaux manuscrits enluminés du 12e siècle
allemand -, les autorités fédérales et
régionales ont consenti un effort financier
sans précédent (plus de 30 millions de
marks) et décidé, pour couvrir une partie
des frais engagés dans cette affaire, de
lancer une grande souscription publique.
Tout laisse à penser que cette souscription
sera largement couverte, car l'histoire
actuellement se vend bien en Allemagne
fédérale.
Un signe, au reste, ne trompe pas :
l'émulation qui s'est emparée des diffé
rentes maisons d'édition allemandes pour
lancer sur le marché des « histoires d'Al
lemagne ». La très vénérable maison d'édi
tion Vandenhoeck et Ruprecht de
Göttingen (fondée en 1735 en même
temps que l'Université) prépare actue
llement une refonte de son excellente
petite Histoire d'Allemagne, parue en livre
de poche à la fin des années 1970 ;
quelles que soient ses qualités, cette
collection s'adresse surtout à un public
universitaire4. Il en va différemment des
projets plus ambitieux d'éditeurs cher
chant à atteindre le grand public, qu'il
s'agisse de Siedler à Berlin dont l'Histoire
d'Allemagne vient d'être lancée à
à grands frais et dans une rare fidélité à l'original (sa
reconstruction s'est étendue sur huit ans et aurait coûté 250
millions de DM), inauguré avec un faste exceptionnel (la
cérémonie d'inauguration, avec le Freischütz de Weber, a été
retransmise conjointement par les télévisions de RDA et de
RFA), l'Opéra de Dresde porte témoignage de la nouvelle
assurance de la RDA mais aussi de son souci de plus en
plus évident de se réclamer de la totalité des richesses de
l'histoire allemande et d'entretenir avec le passé national un
rapport débarrassé de toute gêne.
4. J. Leuschner (sous la direction de), Deutsche Ges
chichte, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1973-1984, 10
vol. Parmi les auteurs de cette collection, figurent des
historiens aussi qualifiés que J. Fleckenstein, B. Moeller,
R. Vierhaus, R. Rürup ou H.-U. Wehler.
 EN.TEUX

100 000 exemplaires \ du Propyläen Ver temps, se dresse depuis peu un monum
lag de Berlin également qui a prévu la ental buste d'Adenauer), d'une « maison
sortie dans les années à venir d'une de l'histoire de la République fédérale » ;
Histoire d'Allemagne en huit volumes, la dernière, enfin, concerne l'implantation
de haut niveau et de finition particuli à Berlin-Ouest, à un emplacement qui
èrementsoignée2, de Beck à Munich, reste encore à déterminer (on hésite entre
l'éditeur qui monte dans les publications un bâtiment neuf ou le Gropius-Bau
de sciences humaines destinées à un public remis en état pour l'exposition sur la
cultivé, également sur les rangs, et surtout Prusse de 1981), d'un « musée de l'histoire
à Bertelsmann, le plus grand groupe allemande » qui, par son extension chro
d'édition allemand et européen, dont nologique, viendrait compléter l'exposi
l'Histoire d'Allemagne, actuellement en tion permanente « Questions à l'histoire
cours de rédaction, sera préfacée par le allemande », installée depuis 1974 dans
chancelier Kohi en personne. les bâtiments de l'ancien Reichstag mais
Cet engagement du chancelier s'inscrit ne couvrant que les 19e et 20e siècles.
à son tour dans un contexte plus général
de redécouverte de l'histoire par les O REVIVRE LE PASSÉ
autorités fédérales. Trois décisions ré
centes, concrétisant des intentions figurant Parallèlement à l'intensification de la
dans la déclaration d'investiture du chan demande sociale d'histoire dont ces
exemples sont le signe, on ne peut
celier,
d' œuvrertémoignent
à une consolidation
de cette volonté de la manquer d'être frappé par la force impé
conscience historique allemande et d'en tueuse prise en l'espace de quelques années
raciner l'Allemagne fédérale contempor à l'intérieur de la recherche historique
aine dans les profondeurs de son passé. allemande par ce nouveau courant auquel
La première, de nature plus symbolique, on donne le nom à'Alltagsgeschichte
concerne l'édification à Bonn, à proximité (« histoire du quotidien »). Quatre traits
du Bundestag, d'un « mémorial national serviront à caractériser ce courant aussi
dédié au souvenir des morts allemands entraînant que diversifié et qui correspond
de la guerre » (Nationale Gedenkstätte davantage à l'émergence d'une sensibilité
für die Kriegstoten des deutschen nouvelle qu'à la constitution d'une nouv
Volkes) ; la seconde concerne la construct elle école historique. Le premier est son
ion, à Bonn également, face à la chanc souci très « populiste » de promouvoir
ellerie (devant laquelle, autre signe des une histoire d'« en bas » (von unten),
avant tout centrée sur l'étude des classes
populaires, des femmes et des marginaux,
1. H.Boockmann, H. Schilling, H. Schulze, M. Stürmer, et plus généralement de tous les
Mitten in Europa. Deutsche Geschichte, Berlin, Wolf Jobst
Siedler, 1984. « oubliés » de l'histoire ; fortement
2. Deux volumes de la nouvelle Propyläen Geschichte influencée par l'histoire des mentalités
Deutschlands ont paru à ce jour : le tome 4 : H. Lutz, Das
Ringen um deutsche Einheit und kirchliche Erneuerung 1490- française où l'anthropologie historique
1648, Berlin, Propyläen Verlag, 1983, et le tome 5 : anglo-saxonne, YAlltagsgeschichte se veut
R. Vierhaus, Staaten und Stande, vom westfälischen bis zum
Hubertusfrieden 1648-1763, Berlin, Propyläen Verlag, 1984. ensuite une histoire « de l'intérieur » (von
La perspective résolument moderne de ce dernier volume
ainsi que son ouverture aux acquis les plus récents de l'histoire innen) se mettant à la recherche des
sociale et culturelle en font au total un ouvrage tranchant manières de vivre, de sentir et d'agir de
nettement sur l'orientation de la majorité des autres histoires
d'Allemagne déjà parues ou en cours de rédaction. ceux qu'elle étudie, et s'efforçant d'en

153
 ENJEUX
retrouver la logique interne et le dyna
misme spécifique ; pour ce faire, elle
privilégie, en troisième lieu, l'approche
et les méthodes de la micro-histoire,
donnant la préférence aux monographies
villageoises ou de quartier, aux enquêtes
localement et socialement enracinées ou
aux histoires de vie ; se sentant, enfin,
vocation à devenir une histoire « autre »,
elle s'efforce, tant par ses méthodes
d'enquête (fréquent recours à l'histoire
orale) que par son désir d'échapper aux
modes d'expression accessibles aux seuls
spécialistes, de combler le fossé séparant
les historiens de métier du reste de la
population1.
Que dans ce tournant encore récent
se côtoient le meilleur et le pire - des
études d'ethno-histoire les plus réussies
aux productions anecdotiques ou pitto
resques se drapant sous les utopies pas
séistes et les nostalgies bucoliques à là
mode - surprendra d'autant moins l'ob
servateur venu de France qu'il croit
revivre, à quinze ans de distance, ce qui
avait marqué l'âge d'or de l'histoire des
mentalités ou de la « nouvelle histoire ».
Mais, par-delà le fait que les engouements
de mode sont loin d'être toujours dépour
vus de signification, deux faits me parais
sentprouver qu'on a bien affaire à autre
chose qu'à un épiphénomène : le premier
est l'intensité du débat théorico-métho-
dologique suscité au sein de la comunauté
historienne allemande par l'essor de l'All-
tagsgescbicbte, débat souvent empreint de
passion et d'âpreté, mais dont on ne
saurait assez souligner le sérieux et la
franchise2. Le second est la tenue à
1. Pour une' première présentation du courant de l'All-
tagsgeschichte, voir V. Ullrich* « Alltagsgeschichte », Neue
politische Literatur, 1, 1984, p. 50-71.
2. Les principaux points de vue de la discussion en
cours sont rassemblés dans la revue Geschichte und Gesellschaft,
3, 1984, (numéro spécial « Sozialgeschichte une Kulturan
thropologie »).
154
Berlin-Ouest, à quelques mois de dis
tance, de deux manifestations apparem
ment opposées et en réalité convergentes :
la « fête de l'histoire » organisée du
31 mai au 3 juin 1984 par l'Association
des ateliers d'histoire (« Geschichtswerkst
att ») et le 35e congrès des Historiens
organisé du 3 au 7 octobre de la même
année, par l'Association des historiens
allemands 3.
A première vue, rien de plus différent
que ces deux manifestations : d'un côté,
un forum ouvert d'initiatives parties de
la base, en communauté de sensibilité
avec le mouvement alternatif, associant
sur un pied d'égalité historiens de métier
et historiens « amateufs », et se réclamant
d'une histoire « autre » que celle des
universitaires ; de l'autre, un congrès
organisé par une « corporation », sorte
de grand-messe de l'histoire institution
nelle avec ses formes établies, ses tra
ditions, ses pesanteurs et sa hiérarchie.
Or, sous l'impulsion spécialement de son
secrétaire général Rudolf Vierhaus, un
des historiens allemands les plus ouverts
et les plus actifs de sa génération, le
congrès d'octobre avait précisément retenu
pour thème « Mentalités, comportements
collectifs et manières de vivre » ; parmi
les sujets traités dans les différentes sec
tions, figuraient aussi bien la fête ou la
piété populaire que la faim et les pratiques
alimentaires, les « espaces féminins », l'e
xpérience du travail ou l'intégration des
minorités ethniques ; les problèmes sou
levés par les futurs « musées de l'histoire »
comme les controverses suscitées par
YAlltagsgeschichte faisaient l'objet de deux
grands débats publics ; nombreux étaient
dans l'assistance, mais aussi chez les
intervenants des différentes sections et
Vingtième
3. M. Pollack,
siècle. Revue
« La d'histoire,
fête d'uneA,autre
1984,histoire
p. 146-148.
à Berlin »,
 ENTEUX
des tables rondes, ceux qui, cinq mois
auparavant, avaient pris une part active
à la « fête de l'histoire » ; jamais congrès
des historiens allemands n'avait été aussi
foisonnant, diversifié et stimulant, jamais
non plus il n'avait rencontré une telle
affluence. Par leur complémentarité, leur
ouverture et leur égal refus des sentiers
battus ou des dogmatismes réducteurs,
ces deux rencontres berlinoises sont bien
le signe le plus visible de la vitalité de
la recherche historique allemande.
O DÉMULTIPLICATION DE LA RECHERCHE
Cette vitalité ne peut se comprendre
sans retour en arrière sur l'ampleur des
mutations vécues par la discipline hi
storique durant les vingt dernières années,
mutations dont en France on n'a pas
assez perçu la portée. Dans le domaine
des conceptions historiographiques, cette
mutation remonte aux années soixante,
dans le prolongement des rudes contro
verses suscitées par la parution, en 1961,
du livre de Fritz Fischer sur les buts de
guerre de l'Allemagne en 1914-1918, livre
doublement iconoclaste s'il en fut puis
qu'il affirmait la nature impérialiste de
l'Allemagne wilhelminienne et interprétait
l'aventurisme de sa politique extérieure
comme une fuite en avant devant les
problèmes non résolus de la société
allemande K C'est alors que s'impose -
en histoire contemporaine, en particulier
- une nouvelle conception de l'histoire
caractérisée à la fois par une remise en
cause sans concessions des traditions
issues du 19e siècle, par la référence à
un nouveau paradigme prenant la place
1. W. Jäger, Historische Forschung und Politische Kultur
in Deutschland. Die Debatte 1914-1980 über den Ausbruch
des ersten Weltkrieges, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht,
1984. Voir, également, J. Droz, Les causes de la première
guerre mondiale. Essai d historiographie, Paris, Le Seuil, 1973,
(coll. « Points. Histoire »).
155
de l'historicisme usé et récusé (définition
de l'histoire comme « science sociale »),
par l'aspiration à une nouvelle définition
des finalités politiques et sociales de la
discipline (idée d'une histoire « critique »
aidant, de concert avec les autres sciences
sociales, à mettre à jour les structures
déterminant la société contemporaine) et
par un désir impatient de rattacher la
recherche allemande à la recherche inter
nationale (anglo-saxonne spécialement) et
de l'ouvrir aux méthodes et aux théories
des sciences sociales2.
Parallèlement à cette percée de 1'« his
toire critique » et de 1'« histoire comme
science sociale », qui, même si elle est
loin d'avoir gagné à elle la majorité des
historiens, n'en a pas moins radicalement
modifié le climat intellectuel de la dis
cipline, les retombées de l'expansion et
l'optimisme conquérant des débuts de la
coalition socialo-libérale se traduisaient
par le quintuplement, voire le sextuple-
ment, en vingt ans du nombre des
historiens de métier et donc une spec
taculaire démultiplication du potentiel de
recherche, d'enseignement et de publi
cation de la discipline. Cette croissance,
aujourd'hui interrompue, a été en son
temps d'autant plus féconde que, grâce
2. Pour une bonne introduction à ce courant de la
recherche, voir H.-U. Wehler, Historische Sozialwissenschaft
und Geschichtsschreibung. Studien zu Aufgaben und Tradi
tionen deutscher Geschichtswissenschaft, Göttingen, Vanden
hoecket Ruprecht, 1980, ainsi que le compte rendu pénétrant
fait de ce livre par P. Ayçoberry dans la revue Francia, 1982,
p. 727-730. Ce courant historiographique parfois qualifié
d'« école de Bielefeld », car certains de ses représentants les
plus actifs, tels J. Kocka, H.-U. Wehler ou à un moindre
degré R. Koselleck, enseignent dans cette Université, s'exprime
principalement par l'intermédiaire de la revue Geschichte und
Gesellschaft, fondée en 1975, et par la collection Kritische
Studien zur Geschichtswissenschaft, toutes deux publiées par
Vandenhoeck et Ruprecht à Göttingen. Avec ses 64 volumes
parus entre 1972 et 1984, et qui portent avant tout sur les
19e et 20e siècles, la collection des Kritische Studien est de
loin la meilleure collection historique de l'Allemagne fédérale.
On trouvera un premier bilan critique et bien informé sur
ce courant historiographique dans l'article de G. Roche, « Vn
mouvement des nouvelles Annales en RFA ? », Revue d'Al
lemagne, 1, 1979, p. 405-420.
 ENJEUX

possible ensuite, sur ces mêmes années,

un regard à la fois plus libre et plus
revitalisant
aux structures
dans
suscitant un la climat
lescréation
universités
fédérales,
de diversité
d'universités
elle préservée,
traditionnelles,
s'est nouvfaite
perspicace, faisant fortement contraste
avec les pratiques de refoulement collectif
elles porteuses d'une conception diff qui caractérisaient les générations de
érente de l'histoire, telles Bielefeld, l'après-guerre.
Bochum ou Constance, et multipliant A cette première raison, propre à
revues et collections. Sur 569 centres de l'Allemagne contemporaine, il convient
recherche recencés en Allemagne fédérale d'ajouter les conséquences du changement
en 1981, Munich, qui vient en tête, n'en de climat intellectuel et moral, enclenché
compte que 49, tandis que 12 autres par la crise économique et affectant
villes (où figurent aussi bien des univers l'ensemble des sociétés occidentales. Dans
ités pilotes que des universités anciennes) ce nouvel état d'esprit, se mêlent, s'a
en comptent entre 15 et 32 '. Sans cette ffrontent et s'entrecroisent les doutes gran
montée en puissance de la recherche dissant sur les vertus d'une croissance
historique allemande pendant les vingt économique incapable de redémarrer, la
dernières années - la tenue en 1985 à prise de conscience des coûts écologiques,
Stuttgart du congrès international des sociaux et culturels de la modernisation
sciences historiques en sera la juste recon forcée des « trente glorieuses », la mise
naissance -, l'essor récent de l'anthr en question des symboles d'une civil
opologie historique et même de isation technicienne ayant perdu la maîtrise
YAlltagsgeschichte (si grand que soit par d'elle-même (mouvement antiatomique),
ailleurs le souci de cette dernière de l'inquiétude devant un avenir déjà
prendre ses distances par rapport à l'his condamné par le chômage et la course
toire institutionnelle) aurait été condamné aux armements et le rejet de formes de
soit à la superficialité, soit à la marginalité. vie politique dont les « affaires » répétées
Quant à l'augmentation de la demande (scandale Flick en particulier) révèlent
sociale d'histoire, elle est d'abord à mettre l'artificialité corrompue.
en rapport avec le renouvellement des La spectaculaire redécouverte ces der
générations, l'éloignement dans le temps nières années, dans de larges secteurs de
d'un passé proche aussi traumatisant l'opinion allemande, des valeurs de l'e
qu'indicible, la stabilisation réussie et la nracinement local et des formes d'identité
normalité retrouvée de la République trouvant leur sens dans les solidarités
fédérale. Cette évolution a eu en effet, proches et les profondeurs du passé est
pour le rapport des Allemands d'au la conséquence directe du désarroi pro
jourd'hui à leur passé, deux conséquences voqué par l'ébranlement des anciennes
positives : elle leur a permis d'abord de références, de l'inquiétude résultant de
redécouvrir le sens du temps et du devenir l'opacité du futur et du rejet d'une
- d'un temps qui ne s'était pas arrêté civilisation condamnée par ce qu'une
en 1945 et d'un devenir qui ne réduisait grande partie de la jeunesse appelle, en
pas à l'aspiration irrésistible par le gouffre un raccourci saisissant, le Wald- und
noir des années 1933-1945 ; elle a rendu Moralsterben (« la mort de la forêt et
de la morale politique »). Plusieurs indices
1 . Indications tirées du très utile Jahrbuch der historischen récents attestent la puissance de ce mou
Forschung 1982, Munich, 1983. vement caractérisé par un des derniers

156
 ENJEUX
numéros du magazine Der Spiegel comme
une Rückbesinnung auf die Heimat
" Retour à la petite patrie ". Le premier
est le succès rencontré par un groupe de
jeunes écrivains - romanciers ou dra
maturges -, tels Peter Handke, Gerhard
Roth ou Franz-Xaver Kroetz, qui s'a
ttachent à décrire avec critique et sympat
hie,réalisme et minutie, des scènes d'une
vie quotidienne enracinée dans une réalité
provinciale ou villageoise toujours typée :
ils ont été la principale révélation et la
grande attraction de la dernière foire du
livre de Francfort, en octobre 1984. Plus
impressionnant encore a été l'écho ren
contré, à la fin de la même année, par
Heimat, réalisée par Edgard Reitz pour
la première chaîne de télévision allemande.
Si cette chronique en onze épisodes d'un
village imaginaire du Hunsrück du début
du siècle à nos jours a captivé à l'automne
l'attention de plusieurs millions de tél
éspectateurs et fait à juste titre figure
d'événement, elle le doit certes pour
partie à ses qualités esthétiques (étonnante
prestation de l'actrice Marita Breuer,
collaboration réussie d'acteurs de métier
et d'acteurs amateurs - habitants de
villages voisins - à qui E. Reitz, comme
R. Bresson, avait souvent confié des rôles
importants). Mais elle le doit plus encore
à la manière assez remarquable dont elle
a su montrer l'entrelacement des destins
individuels et de l'histoire collective,
mettre en scène les solidarités mais aussi
les conflits et les haines caractérisant la
vie villageoise et, refusant l'idéalisation
d'une vie villageoise repliée sur elle-même
en une sorte d'idylle protégée, a su, au
contraire, faire de Schabbach le lieu de
retours et de départs continuels1. Un
1. Révélation du dernier festival de Venise, la série
Heimat a été projetée en France en novembre puis en
décembre 1984. Une précédente série télévisée consacrée à
la vie des mineurs de la Ruhr au début du siècle, Rote
157
peu partout enfin, on constate un regain
d'activité des associations d'histoire locale
déjà établies, mais aussi la floraison
d'« ateliers d'histoire » de sensibilité sou
vent « alternative » et rivalisant entre eux
d'émulation créatrice. Que dans cet intérêt
renouvelé pour le passé proche figurent
des aspects de fuite du présent (nostalgie
d'un bon vieux temps idéalisé, utopie
d'une histoire immobile et d'une vie
simple et chaleureuse, sans conflits ni
politique) ne saurait surprendre. Domin
ants encore il y a quelques années, ces
aspects de rétrospective nostalgique sont
cependant passés au second plan ; au lieu
d'être une fuite, l'intérêt pour le passé
s'inscrit aujourd'hui dans un contexte
plus général de recherche d'identité et
d'exploration des voies nouvelles per
mettant d'échapper aux impasses ou aux
incertitudes du présent.
O DIVISIONS POLITIQUES
Est-ce à dire pour autant que l'ensemble
de ces manifestations d'un retour à l'his
toire soient à mettre sur le même plan
et s'inscrivent dans une même dyna
mique ? S'ils sont effectivement portés
par une conjoncture également favorable,
le renouveau de l'histoire nationale, d'un
côté, et l'essor de YAlltagsgeschichte, de
l'autre, relèvent en fait, dans leurs inten
tions, leur contenu et leur portée, de
deux logiques opposées. A la différence
des nouvelles histoires de France qui,
elles aussi, se multiplient chez nous mais
qui dans l'ensemble s'efforcent de faire
la synthèse des acquis récents des « fronts
pionniers » de la recherche et de réin
terpréter à leur lumière le passé national
- qu'il s'agisse de l'Histoire des Français,
Erde, avait déjà rencontré au printemps 1984 un grand succès
dans l'opinion.
 ENJEUX

plusieurs voix se sont élevées pour mettre

en cause l'idée même d'un musée de
l'histoire de la République fédérale tandis
dirigée
l'Ancien
Daniel
plusieurs
préparation
Bonn
à laquelle
etRoche
par
Régime,
de
des
travaille
Yves
etBerlin
ou
plus
histoires
Lequin,
de
deencore
Fernand
marquent
l'Histoire
Pierre
d'Allemagne
des
lesGoubert
Braudel
Français
musées
de
le France
retour
en
de
-,
et que d'autres, tirant argument de la divers
itéallemande et de l'existence d'excellents
musées régionaux d'histoire, tels le Bayer
isches National Museum de Munich ou
en force d'une conception étroitement le Germanisches National Museum de
politique de l'histoire, dans laquelle les Nuremberg, fondés tous au milieu du
éléments de restauration, voire de siècle dernier, mettaient en doute la
revanche, d'une histoire traditionnelle bat nécessité du musée de l'histoire allemande
tue en brèche par l'histoire « critique » prévu à Berlin-Ouest.
des années soixante ne sont pas absents1. Loin d'être la manifestation d'un con
Le document de travail sur le futur musée sensus retrouvé, le renouveau de l'histoire
de Bonn, rédigé à la demande du gou nationale révèle, au contraire, la profon
vernement fédéral par une équipe d'his deur des divisions partageant les historiens
toriens présidée par L. Gall (un des allemands, mais aussi leur extrême dif
directeurs de la très traditionnelle His ficulté à trouver un langage commun et
torische Zeitschrift), en est une parfaite à amorcer un réel dialogue (la discussion,
illustration. Donnant résolument la prior jusqu'ici, s'est réduite à la juxtaposition
ité à une interprétation politique et de prises de position individuelles et la
événementielle de l'histoire d'après- table ronde organisée autour de ce sujet,
guerre, il prévoit, par exemple, d'orga lors du congrès des historiens de Berlin,
niser la présentation des années 1949- s'est montrée bien incapable de mettre
1955 (années de fondation de la Répub fin au dialogue de sourds). Comment,
lique fédérale) autour de trois thèmes : enfin, ne pas être sensible à l'influence
la mise en place de la démocratie par exercée sur le renouveau de l'histoire
lementaire, l'intégration occidentale et le nationale par l'évolution récente des rap
réarmement, la Loi fondamentale et les ports inter- allemands ? Ceux qui, parmi
fondements législatifs de la nouvelle Répub les historiens et les hommes politiques
lique. A peine connu, ce document de de l'Allemagne de l'Ouest, se font les
travail a fait l'objet de critiques aussi champions les plus convaincus de la
vives que nombreuses dénonçant, en par réhabilitation de l'histoire allemande sont
ticulier, l'étroitesse de sa problématique précisément ceux-là mêmes qui supportent
et ses intentions trop ouvertement légi- le plus mal l'effort de réappropriation
timatrices du régime politique actuel méthodique de l'héritage germanique
(voire de la nouvelle majorité au pouv mené avec succès depuis plusieurs années
oir)2. Constatant l'absence d'un con par la RDA - effort qui n'est lui-même
sensus élémentaire chez les historiens, que la conséquence de la stabilisation
réussie du régime et qui ne peut étonner
1. Ce n'est certainement pas par hasard que l'on retrouve que ceux qui paraissent avoir oublié (ou
dans plusieurs des histoires d'Allemagne préparées par les qui n'ont toujours pas accepté) que
grandes maisons d'édition des historiens tels que M. Stürmer,
actuel conseiller du chancelier Kohi. Goethe et Schiller ont vécu à Weimar,
2. Voir, en particulier, les objections formulées par que Luther a passé l'essentiel de sa vie
l'historienne H. Grebing « Die zwei Linien der deutschen
Geschichte », Deutsche Allgemeines Sonntagsblatt, 31, 1984. entre Eisleben, Erfurt, le Château de la

158
 ENIEUX

Wartburg ou Wittenberg et que la vie même, en rupture avec le genre établi

de J.S. Bach s'est déroulée entre Eisenach, d'une Landesgeschichte bien plus inst
Köthen, Potsdam et Leipzig. A bien des itutionnelle et juridique2. On relèvera,
égards, les musées projetés de Bonn et ensuite, la multiplication, depuis l'enquête
de Berlin-Ouest ne sont rien d'autre que menée par un groupe d'ethnologues et
des répliques aux deux musées de l'histoire d'historiens sur le village de Kiebingen
allemande et de l'histoire de la RDA, en Souabe3, des monographies vill
installés à Berlin-Est dans l'ancien Arsenal ageoises faisant appel aux techniques de
des Hohenzollern l. Ainsi voit-on rejouer la micro-histoire dans une perspective
dans le domaine de l'histoire la dialectique d'histoire totale. On notera, en. troisième
d'opposition par imitation, qui avait à lieu, la parution récente d'études de cas
l'époque moderne caractérisé les rapports sur les mentalités populaires annonciat
entre catholiques et protestants, ou au rices d'une future histoire de la culture
19e siècle les rapports entre Prusse et située à la croisée de l'histoire sérielle
Autriche. au troisième niveau, définie par Pierre
Ghaunu, et de l'anthropologie histo
O LES PROMESSES DE L'« ALLTAGSGES rique4. On soulignera, enfin, tout spé
CHICHTE » ci a l e ment, l'élan pris par les études
d'histoire féminine, percée d'autant plus
Si, tout compte fait, les réserves l'em significative que le milieu des historiens
portent dans le jugement que l'on peut allemands reste toujours un des plus
porter sur le renouveau de l'histoire masculins qui soient5.
nationale, le courant de l'Alltagsgeschicbte Féconde, Y Alltagsgeschichte l'est ensuite
paraît, lui, bien plus fécond et prometteur. dans la mesure où, par le renversement
L'attention nouvelle portée par les hi de perspective qu'elle implique, elle fait
storiens allemands à des champs de
recherche jusque-là négligés est un pre
mier point à mettre à son actif. A titre 2. Les recherches les plus intéressantes en ce domaine
sont menées aux Universités de Constance et d'Oldenbourg.
d'exemple, on évoquera, d'abord, le déve 3. Sur ce village aussi intensément scruté que l'avait été
loppement d'enquêtes d'histoire régionale Plozevet il y a une dizaine d'années, voir A. Ilien et
U. Jeggle, Leben auf dem Dorf. Zur Sozialgeschichte des
cherchant à reconstituer dans leur pro Dorfes und zur Sozialpsychologie seiner Bewohner, Opladen
fondeur et leur complexité le fonctio Westdeutsches Verlag, 1978, ainsi que W. Kaschuba, C.
Lipp, Dörfliches Überleben, Tübingen, Guide Druck, 1982.
nnement de sociétés limitées, s'inspirant 4. R. van Dülmen, N. Schindler (sous la direction de),
Volkskultur. Zur Wiederentdeckung des vergessenen Alltags
souvent des méthodes d'analyse mises au (16.20. Jahrhundert), Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag,
point en France et se situant, par là 1984 (voir en particulier la substantielle introduction de N.
Schindler sur les rapports entre histoire et ethnologie, p. 13-
77). L'évolution de l'historien berlinois A.E. Imhof est à cet
égard très typique : pionnier, dans les années 1970, d'une
1. Sur le musée de l'histoire d'Allemagne de Berlin-Est, démographie historique informatisée et mathématisée, il a,
voir E. François, « RDA": Ah que l'histoire est jolie ! », sans renier l'ordinateur, opéré au cours des dernières années
L'Histoire, octobre 1983, p. 92-95. L'émulation croissante un complet renversement de perspective. Critiquant les illusions
entre les deux Etats allemands pour la « captation » de « néo-positivistes » de ses dernières enquêtes, il se fixe
l'héritage historique national constitue un des secteurs les aujourd'hui pour tâche de « retrouver la manière dont nos
plus fascinants à observer des relations germano-allemandes ancêtres percevaient le monde dans lequel ils vivaient » et,
actuelles. Sensible lors des commémorations des années soucieux d'atteindre un public non spécialiste, s'efforce d'écrire
précédentes (jubilés de Goethe ou de Luther), elle va se ses livres dans une langue accessible au plus grand nombre.
renforcer cette année avec le 300e anniversaire de Bach et Voir A.E. Imhof, Die verlorenen Welten : Alltagsbewältigung
de Handel, et culminera en 1987 avec le 750e anniversaire durch unsere Vorfahren — und weshalb wir uns heute so
de la fondation de la ville de Berlin, en prévision duquel schwer damit tun..., Munich Beck Verlag, 1984.
Berlin-Ouest et Berlin-Est ont lancé d'énormes programmes 5. K. Hausen (sous la direction de), Frauen suchen ihre
d'investissement culturel et urbanistique. Geschichte, Munich, Beck Verlag, 1983.

159
 ENTEUX
apparaître sous
questions que une
l'on perspective
croyait les
neuve
mieux
les
connaître, tandis que le recours fréquent
qu'elle fait à des techniques d'enquête
différentes (histoire orale) provoque une
profusion de témoignages impossibles à
réunir et à préserver autrement. Les
premiers résultats de la recherche menée
par L. Niethammer et son équipe sur
les populations de la Ruhr ente 1930 et
1960 comme la grande enquête sur la
Bavière sous le nazisme menée par l'Ins
titut für Zeitgeschichte de Munich en
sont deux exemples particulièrement pro
bants K
S'il est vrai, par ailleurs, que l'All-
tagsgeschichte doit une partie de ses succès
au flou de ses concepts, voire à la
sentimentalité de sa problématique, prê
tant par là le flanc à des critiques justifiées,
le retour au concret qu'elle préconise sert
en contrepartie d'antidote aux risques
d'impasse des formalisations théoriques
qui ont fait les délices de nombreux
historiens allemands dans les années
soixante-dix. Au reste, l'effort métho
dique mené depuis plusieurs années par
un groupe de jeunes historiens pour
explorer et baliser les voies d'une véritable
anthropologie historique est bien la preuve
que l'on se tromperait à interpréter leur
volonté de coller au concret historique
comme la marque d'un refus de rigueur
méthodologique et théorique2. Plusieurs
1. L. Niethammer (sous la direction de), Lebensgeschichte
und Sozialkultur im Ruhrgebiet, 1930-1960, Berlin, Bonn,
Dietz Verlag, 1983 (2 vol. parus) ; cf. E. François, « Comment
les Allemands ont vécu la guerre et le nazisme », L'Histoire,
juin 1984, p. 78-81 ; M. Broszat (sous la direction de),
Bayern in der NS-Zeit. Studien und Dokumentationen,
Munich, R. Oldenbourg Verlag, 1977-1984, 6 vol.
2. Voir, en particulier, R. Berdahl, A. Lüdtke, H.
Medick, Klassen und Kultur. Sozialanthropologische Perspek
tivenin der Geschichtsschreibung, Francfort, Syndikat, 1982,
ainsi que H. Medick, D. Sabean. Emotionen und materielle
Interessen in Familie und Verwandschaft. Sozialanthropolog
ische Beiträge zur Familienforschung, Göttingen, Vanden-
hoeck et Ruprecht, 1984.
160
indices donnent même à penser que, par
le biais de l'anthropologie historique, une
amorce de dialogue scientifique, dans la
reconnaissance des particularités de cha
cun, est peut-être en train de s'esquisser
entre certains historiens des deux All
emagne : la première Geschichte des Alltags
des deutschen Volkes n'a-t-elle pas été
écrite précisément par J. Kuczynski, le
mentor de l'histoire est- allemande 3 ?
On ne saurait enfin sous-estimer l'im
pact politique et moral de l'Alkagsges-
chichte ni la contribution qu'elle apporte
à la formation civique et démocratique
des jeunes générations. Qu'il s'agisse des
travaux effectués dans un grand nombre
de lycées dans le cadre des « concours
d'histoire » fondés par l'ancien président
G. Heinemann4, des enquêtes d'histoire
locale lancées par les « ateliers d'histoire »
ou des innombrables publications, expos
itions ou émissions suscitées à l'occasion
du cinquantième anniversaire de l'arrivée
d'Hitler au pouvoir, toutes ces manifest
ations se caractérisent par trois aspects
communs. Elles ont, d'abord, un peu
partout amené à se rencontrer et à
travailler ensemble historiens de métiers,
élèves ou étudiants et témoins ou acteurs
de l'histoire proche5 ; elles ont, ensuite,
provoqué entre les générations un dia
logue discret mais, profond et intense
(dialogue facilité par le fait qu'entre
3. J. Kuczynski, Geschichte des Alltags des deutschen
Volkes, 1600-1945, Berlin-Est, Akademie Verlag, 1980-1982,
5 vol. ; cf. également le compte-rendu très fouillé consacré
par l'ethnologue est-allemand W. Jacobeit au livre précédem
ment évoqué, Klassen und Kultur, dans la revue Jahrbuch
für Wirtschaftsgeschichte, 2, 1984, p. 165-178.
4. D. Galinski, U. Herbert, U. Lachauer (sous la
direction de), Nazis und Nachbarn. Schiller erforschen den
Alltag im Nationalsozialismus, Reinbek Rowohlt Taschenbuch
Verlag, 1982.
5. Cf., à titre d'exemple réussi de cette volonté de
« décloisonnement » de l'histoire, L. Niethammer, B. Hom-
bach, T. Fichter, U. Borsdorf, Die Menschen machen ihre
Geschichte nicht aus freien Stücken aber sie machen sie
selbst ». Einladung zu einer Geschichte des Volks in Nordrhein-
Westfalen, Berlin, Bonn, Dietz Verlag, 1984.
 ENJEUX

grands-parents et petits-enfants la commun O LA PERTINENCE SOCIALE

ication en général passe mieux, surtout
sur des sujets délicats, qu'entre parents De l'ensemble de ces observations, trois
et enfants) ; elles ont enfin incité de conclusions peuvent être tirées qui aide
larges secteurs de la société allemande a ront à mieux cerner la place et les enjeux
regarder de près la manière dont les de l'histoire dans l'Allemagne d'au
années 1933-1945 avait été localement et jourd'hui :
quotidiennement vécues, et à s'interroger 1. Depuis cinq ans environ, nombre
sur elles, suscitant du même coup un d'historiens allemands s'efforcent de su
travail sur la mémoire collective comme rmonter le relatif isolement où ils se
l'Allemagne n'en avait probablement trouvaient jusque-là, se mettent à l'écoute
jamais connu depuis la guerre et dont de la « demande sociale » au sens large
on ne soulignera pas assez l'honnêteté, et cherchent à répondre, en inventant de
la rigueur et l'absence de concessions. nouvelle formes d'intervention, aux
demandes et aux attentes de secteurs de
Dans un premier bilan, tout cela l'em
plus en plus étendus de l'opinion
porte sur les faiblesses, les naïvetés ou
publique. En agissant ainsi, ils veulent
les lacunes d'un courant par ailleurs fort
remédier aux carences des modes de
composite (flou des concepts et impréc
communication traditionnels révélés avec
ision des théories, prétention fréquente
une douloureuse évidence par les réactions
à s'ériger en un nouveau « paradigme »,
consécutives à la diffusion d'Holocauste
amplification artificielle des contrastes
au début de l'année 1979 2. Pourtant -
prétendus entre histoire « alternative » et
est-ce effet de la longueur de la pente
histoire « universitaire », tentation de faire
à remonter, de la formation plus phi
d'un populisme sentimental le substitut
losophique que rhétorique des historiens
d'une problématique défaillante, etc.). Si
allemands ou de l'incertain statut de
ces faiblesses confirment certains, tel
l'histoire ? -, les résultats concrets de ces
H.U. Wehler, dans une attitude de con
efforts restent jusqu'ici limités : le Journal
damnation sans appel, il est symptoma-
für Geschichte créé en 1979 sur le modèle
tique qu'un historien comme J. Kocka,
aux positions de départ pourtant très de L'Histoire n'a toujours pas atteint les
10 000 exemplaires par numéro, et si l'on
voisines, soit, entretemps, revenu sur
fait exception de S. Haffner et de B.
plusieurs de ses préventions premières et
ait engagé, avec ceux dont il dénonçait Beuys, l'Allemagne manque de « médiat
eurs historiques » de qualité.
il y a peu encore les illusions, une
2. L'intensité, la vivacité et l'exigence
discussion exigeante mais ouverte1.
des débats ravivés au sein de la commun
autéhistorienne par la percée de l'All-
1. Pour mesurer l'évolution en cours, on comparera tagsgeschichte sont un incontestable signe
avec profit deux prises de position de J. Kocka parues à
deux ans d'intervalle : « Klassen oder Kultur ? Durchbrüche
oder Sackgassen in der Arbeitergeschichte », Merkur, 36,
1982, p. 955-965 et « Zurück zur Erzählung ? Plädoyer für de « bulle de savon verte » et dénonçait en elle une
historische Argumentation », Geschichte und Gesellschaft, 3, impardonnable « régression intellectuelle » et le « retour à
1984, p. 395-408. A la différence de J. Kocka, H.-U. Wehler une nouvelle forme de naïveté néo-positiviste ».
- il y a peu encore « enfant terrible » de la recherche 2. Voir, à ce sujet, les analyses pertinentes de A. Lüdtke,
historique allemande et peut-être dépité de voir se rejouer à « Geschichtswissenschaft und Öffentlichkeit : Zu den Wir
ses dépens la fable de l'arroseur arrosé - s'en tient à une kungen und Barrieren eines Wissenschaftsbetriebes in der
attitude de refus intransigeant à la limite de l'invective : lors Bundesrepublik », in Mentalitäten und Lebensverhältnisse,
du dernier congrès des historiens allemands de Berlin, il Beispiele aus der Sozialgeschichte der Neuzeit, Göttingen,
qualifiait \'Alltagsgeschichte de « bouillie sans consistance » et Vandenhoeck et Ruprecht, 1982, p. 416-438.

161
 ENJEUX

à un portail célébrant, dans une vision

idéalisée et conformiste de l'histoire, les
le
de «vitalité,
au
revues jugement
tumulte
allemandes
et de
des
l'onP.peut
duels
ne
Ayçoberry
peut
être
quique
plus
envahit
pour
souscrire
excitant
qui
les
grandes heures du passé urbain, ils se
virent confrontés à une œuvre fortement
pour l'esprit que le silence ou la politesse contrastée, faisant aussi leur place aux
où se cantonnent la plupart des revues dimensions catastrophiques de l'histoire
françaises ». Mais comment ne pas éprou (guerre de Trente ans et nazisme en
ver un certain malaise devant le passage particulier), liant fortement, l'un à l'autre,
fréquent, chez nombre d'historiens all présent et passé, et donnant une vision
emands, de la critique à la polémique, et critique et engagée. Pendant plus de six
plus encore devant cette habitude répan mois, la « chronique scandaleuse » des
due de politiser les divergences d'approche portes de bronze tint le devant de la
et d'interprétation historiques ? Comment scène locale, alimentée par un courrier
ne pas être tenté de donner raison à des lecteurs aussi abondant qu'indigné,
ceux qui voient dans la violence des des dénonciations publiques passionnées
débats menés actuellement en Allemagne de la « manipulation » de l'histoire, des
autour de questions qui, en France ou prises de position sentencieuses d'uni
en Angleterre, apparaissent résolues ou versitaires appelés à donner leur avis
dépassées depuis une quinzaine d'années, d'« experts » par le conseil et des polé
la marque d'un provincialisme persistant miques incendiaires, sans que personne
de la « corporation » (ainsi que les his ne songeât à organiser un véritable débat
toriens allemands avec un mélange de contradictoire ni à faire dialoguer en
dérision et de lucidité se définissent eux- public le sculpteur et ceux qui lui avaient
mêmes) ? passé la commande 1.
3. La demande sociale d'histoire s'est Clochemerle historique d'une ville qui,
sans aucun doute fortement accrue depuis malgré le renom de son Université, n'en
peu, mais l'incertitude et les ambiguïtés reste pas moins foncièrement provinciale,
demeurent sur la « pertinence sociale » cet épisode n'est cependant pas sans
de cette histoire dont tous aujourd'hui parenté avec le grand débat d'idées qui
se réclament. Deux récents débats d'opi a captivé l'opinion publique allemande
nion, l'un bouffon et local, l'autre essent pendant les premiers mois de l'année
iel et national, en sont l'illustration 1985. Il portait sur l'interprétation du
exemplaire. 8 mai 1945 et sur la meilleure manière
En 1977, le conseil municipal de Göt de commémorer une date qui, plus que
tingen décida de donner au bâtiment toute autre, concentre les incertitudes et
sobrement fonctionnel du nouvel Hôtel les interrogations de l'histoire allemande.
de ville la dimension d'art et d'histoire
qui lui faisait défaut, en passant com
mande à un sculpteur de Brunswick de Steidl Toren
1. Verlag,
oder
C. Leggewie,
: Wie
1984.
kritisch
Cf.,
U. darf
également,
Lenz,Kunst
E. am
Stengel,
R. Bau
Vierhaus,
sein
Von?, «Türen
Göttingen,
Über und
den
portes de bronze représentant l'histoire
de la ville. Mais lorsque cinq ans plus Umgang mit Geschichte : Anmerkungen bei der Betrachtung
von Ausstellungen, Bildbänden, Denkmälern und Rathaus
tard les conseillers, à majorité CDU, türen», Göttinger Jahrbuch, 1984, p. 243-251. A l'autre bout
de l'Allemagne, dans la ville de Passau, un débat encore
vinrent prendre livraison de leur complus vif a eu lieu au cours de l'année 1984 à la suite de la
mande, quelle ne fut pas leur stupeur et publication, par une jeune historienne de la ville, d'une étude
analysant dans le détail l'histoire de la ville pendant les
leur courroux ! Alors qu'ils s'attendaient années 1933-1945.

162
 ENJEUX

autour du 8 mai 1945 est devenue un

Oublieux
de
l'histoire
position
nationale,
pouren unfaveur
letemps
gouvernement
d'un
de ses
retour
prises
fédéà des grands centres d'intérêt de l'opinion
publique. Plusieurs organes de presse lui
ralavait, au départ, choisi de donner un ont ouvert une rubrique spéciale dans
profil bas à la commémoration du 8 mai laquelle historiens, témoins, hommes poli
1945 et, ne pouvant entièrement la passer tiques ou écrivains allemands et étrangers
sous silence, avait néanmoins tout fait sont invités à prendre position et à donner
pour la désamorcer et la dépolitiser, leur point de vue, et, sous la pression
l'enrobant de banalités sentencieuses (pour de l'opinion \ le gouvernement s'est
le chancelier Kohi, le 8 mai 1945 est finalement résolu à prévoir pour le 8 mai
« un jour qui a réparti à égalité sur les une séance solennelle au Bundestag, au
plateaux de la balance de l'histoire les cours de laquelle le président de la
chances et les risques ») et prévoyant une République, Richard von Weiszäcker,
seule manifestation publique, un culte prononcera un discours très attendu. En
œcuménique dans la cathédrale de Allemagne comme à Göttingen, les incer
Cologne. Or cette attitude de fuite devant titudes sur la place de l'histoire sont à
l'histoire, dont le gouvernement était la mesure de l'attention renouvelée qu'on
d'autant plus persuadé qu'elle serait tac lui porte.
itement acceptée par l'opinion publique
qu'elle venait d'être confirmée par les février 1985
résultats d'un sondage révélant que 54 %
des Allemands de l'Ouest trouvaient D
excessive la place faite par les media à
l'évocation du nazisme et de la guerre,
s'est au contraire heurtée, dès les premiers personnes
par
ne trouve
interrogés
1.lesDans
media,
dans
hostiles
estiment
le sondage
latandis
classe
à que
l'évocation
qu'en
d'opinion
d'âge
les media
sens
desdeévoqué
18inverse
doivent
la àguerre
25précédemment,
ans
61
continuer,
et%que
dudes25nazisme
jeunes
%voire
on
de
jours de janvier 1985, à une opposition
résolue et jusque dans les rangs de la amplifier, leur travail d'information et de documentation sur
majorité au pouvoir. Depuis, la discussion cette période.

163