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1. Sur l’historique du concept de ce musée, voir Friedrich von Bose, Das Humboldt Forum. Eine Ethnographie
seiner Planung, Berlin, Kadmos, 2016.
était très populaire auprès des Berlinois de l’Est. En remplaçant le château royal par
un palais du peuple, le gouvernement de RDA montrait à quel point les conditions
avaient été fondamentalement transformées au bénéfice du peuple par la « victoire
du socialisme » à l’Est de l’Allemagne. C’est précisément sa valeur symbolique pour
l’ancienne RDA qui contrariait les hommes politiques conservateurs de la République
fédérale après la réunification des deux États allemands. Les analyses des matériaux
de construction révélèrent que le Palast der Republik était infesté d’amiante et que sa
rénovation prendrait des années. De nombreuses voix s’élevèrent dans tous les partis
du Bundestag (Parlement allemand) pour demander que, dans ces conditions, il soit
complètement détruit ; les conservateurs notamment suggérèrent alors la reconstruc-
tion à sa place de l’ancien château des Hohenzollern. Pour le SPD, parti du chancelier
fédéral au pouvoir depuis 1998, c’était pourtant aller un peu trop loin. Un compro-
mis fut trouvé. Afin d’éviter de donner l’impression d’une politique de restauration et
aussi pour démontrer l’ouverture au monde de l’Allemagne réunifiée, le Bundestag
décida de transférer les collections du musée d’Ethnologie de Berlin et du musée d’Art
asiatique de leurs locaux de Dahlem vers le château royal reconstruit.
Certes, ce compromis permit dans un premier temps d’apaiser le conflit, mais il
entraîna tant de malentendus qu’il peut être considéré, sinon comme le début d’une
catastrophe, au moins comme celui d’une tragicomédie – selon l’ethnologue Fritz
Kramer2. Comme il le fit justement remarquer rétrospectivement, les responsables
politiques furent victimes de l’illusion qu’on pouvait se contenter de rebaptiser un
musée ethnologique ou Völkerkundemuseum en Weltkulturenmuseum c’est-à-dire en
« musée des cultures du monde » ou plus simplement en Weltmuseum soit « musée du
monde », comme ce fut le cas presque partout dans l’espace germanophone à partir
des années 2000. On peut supposer que beaucoup d’hommes politiques tombèrent
dans le piège de ce trompe-l’œil parce qu’ils n’avaient jamais visité une collection
ethnologique classique avec ses centaines de lances, flèches et arcs, pots en terre
cuite, bâtons funéraires et autres objets du quotidien. Ils ne se rendaient manifestement
pas compte que les musées ethnologiques n’avaient jamais été dédiés aux « civilisa-
tions développées » complexes d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique centrale, mais aux
petits peuples indigènes opprimés et exploités des anciennes colonies anglo-saxonnes
d’Amérique du Nord, d’Australie, de Nouvelle-Zélande et aujourd’hui des États
postcoloniaux d’Amérique centrale et du Sud, d’Asie et d’Afrique. L’idée ambitieuse
du Humboldt Forum comme lieu de rencontre des cultures du monde pouvait-elle
être matérialisée par une collection dans laquelle l’Australie est représentée par un
boomerang, l’Afrique par une figure stylisée d’ancêtre et la Sibérie par un tambour
de chaman ?
C’est précisément à ce dilemme que furent confrontés les directeurs et les conser-
vateurs du musée d’Ethnologie de Berlin. Ils auraient eu suffisamment de temps pour
le résoudre. En effet, la reconstruction controversée du château des Hohenzollern
à Berlin fut d’abord reportée à cause de la crise financière de 2008 et du peu de
sympathie que la chancelière CDU Angela Merkel, élue en 2005, portait au projet de
son prédécesseur SPD. Mais existe-t-il une solution satisfaisante à ce problème ? Tandis
que le musée ethnologique de Berlin cherchait encore une réponse convaincante,
2. Karl-Heinz Kohl, Fritz Kramer, Johann Michael Möller, Gereon Sievernich, Gisela Völger, Das Humboldt Forum
und die Ethnologie. Ein Gespräch zwischen Karl-Heinz Kohl, Fritz Kramer, Johann Michael Möller, Gereon
Sievernich und Gisela Völger, Francfort/Main, Kula, 2019.
7. Sur les coopérations entre musées européens et musées africains, voir Thomas Laely, Marc Meyer, Raphael
Schwere (dir.), Museum Cooperation between Africa und Europe. A New Field for Museum Studies, Kampala
& Bielefeld, Transcript, 2018.
Mais dans un pays comme la Tanzanie, qui compte plus de 130 peuples différents,
quelles œuvres d’art pourraient incarner l’unité de la nation et honorer son passé ?
Tous les groupes ethniques du pays ne devraient-ils pas être représentés sur un pied
d’égalité au musée national de Dar es Salaam ? S’obstiner à restituer les objets d’un
seul de ces groupes ethniques ne signifie-t-il pas donner la priorité à ses productions
culturelles par rapport aux autres ?
Au Ghana par exemple, après l’indépendance, des hommes politiques critiquèrent
la place trop importante accordée à la culture des Akans dans le musée national qui
avait été construit par les Britanniques. Cela ne traduisait pas seulement la collabo-
ration de leurs chefs politiques avec l’ancienne administration coloniale, mais aussi
la valeur particulière reconnue à leurs objets sur le marché international de l’art.
Des objections similaires furent formulées à l’encontre de la surreprésentation de l’art
yoruba dans le musée de la capitale béninoise. La classe politique de l’époque répon-
dit que cette situation reflétait uniquement l’appréciation spécifique de l’art yoruba
dans les pays occidentaux, mais ne correspondait pas du tout à la faible proportion
de ce groupe ethnique dans la population béninoise, bien plus nombreux au Nigéria
par exemple. À cela s’ajoutent les réserves déjà mentionnées à l’égard de l’exposi-
tion d’objets de culte encore en usage dans certaines fêtes religieuses masquées et
d’autres célébrations rituelles locales. Elles ne sont pourtant que rarement exprimées
en public, car le maintien de telles pratiques « magiques » est interprété par les
hommes politiques orientés vers le progrès comme un signe du retard de leur pays
et donc souvent ressenti comme embarrassant. Il en va en revanche autrement des
découvertes archéologiques présentées dans les musées nationaux africains. Elles ne
témoignent pas de l’arriération, mais de la grandeur et des acquis culturels du passé.
Plus les objets sont anciens, plus il est difficile de les attribuer clairement à l’un des
nombreux groupes ethniques et plus il est facile de les élever au rang de symboles
nationaux : par exemple au Zimbabwe, l’aigle sculpté dans la pierre de l’ancienne
ville en ruines dont l’ex-Rhodésie du Nord porte aujourd’hui le nom. Cela dit, la lutte
contre la domination étrangère coloniale et l’histoire du pays après son indépen-
dance constituent un axe majeur pour presque tous les nouveaux musées nationaux
créés depuis les années 1960. En effet, s’il existe un lien unificateur entre les diffé-
rents groupes ethniques des États africains, souvent arbitrairement découpés pendant
l’époque coloniale, selon des lignes de latitude et de longitude, c’est bien le souvenir
de leur oppression commune par les puissances coloniales européennes.
Dans ce contexte, on comprend pourquoi les deux demandes officielles mention-
nées ci-dessus, déposées entre 2010 et 2020 par la Namibie auprès du gouvernement
de la République fédérale d’Allemagne, ne visaient pas les productions artistiques
traditionnelles des populations locales. La première requête concerna la Bible et le
fouet de Kaptein Hendrik Witbooi, le héros national de l’ancienne colonie allemande
d’Afrique du Sud-Ouest qui mena la révolte des Namas contre les colonisateurs en
1904 et fut tué par des soldats allemands en 1905 avec de nombreux membres de
sa famille. L’autre concerna la croix en pierre que des navigateurs portugais avaient
érigée au XVe siècle à Capecross comme symbole de la prise de possession des
terres. Elle fut démontée en 1893, transférée à Berlin et remplacée deux ans plus
tard, sur ordre personnel de l’empereur Guillaume II, par une copie fidèle à l’original
sur son lieu initial. La Bible et le fouet de Witbooï furent rapportés en Namibie par
la directrice du musée d’Ethnologie de Stuttgart et par un membre du gouvernement
du Land lors d’une cérémonie solennelle en février 2019. Les trois objets, la Bible et
le fouet, symboles de la résistance anticoloniale, et la croix de Capecross, symbole
de l’occupation illégale du pays, sont culturellement neutres et se réfèrent à l’histoire
commune de tous les peuples de Namibie et aux souffrances identitaires endurées
pendant la période coloniale. Les protestations de tous les autres groupes ethniques
auraient sûrement été vives si la réclamation avait porté sur des insignes traditionnels
de pouvoir des Ovambos se trouvant dans les collections ethnologiques allemandes
– ceux-ci forment le plus important groupe ethnique de Namibie (presque 50 %) et
composent la classe politique dominante du pays.
La stratégie politique du gouvernement namibien ne réussit cependant pas complè-
tement. Il y eut des plaintes, notamment de la part des Namas. Ils refusèrent d’être
privés des deux reliques d’Henrik Witbooi qui prouvaient que c’était leur groupe
ethnique qui, avec les Héréros, avaient le plus souffert de la domination coloniale.
On estime en effet que près de 10 000 Namas, hommes, femmes et enfants, furent
victimes de la brutalité des troupes allemandes. Ils avaient déjà réclamé une compen-
sation financière au gouvernement fédéral allemand, mais celui-ci, au nom de ses
principes, s’obligeait à ne négocier ce genre de demandes qu’avec des instances
officielles de l’État. Des discussions avaient été entamées dès 2015 sur la reconnais-
sance comme génocide de la répression de l’insurrection, sur les excuses officielles
de l’Allemagne et sur le montant de l’indemnisation. L’une des questions litigieuses fut
entre autres de savoir comment s’assurer que les Héréros et les Namas, qui n’avaient
jusqu’alors pratiquement rien reçu des fonds de développement versés par l’Alle-
magne à la Namibie, puissent également en profiter. L’intégration d’une telle clause
dans le traité fut le résultat du retentissement suscité par la cérémonie solennelle pour
la remise du fouet et de la Bible de Hendrik Witbooi à Windhoek en 2019. On ne sait
pas encore si ses descendants directs qui s’étaient constitués comme troisième partie
pour faire valoir leurs droits sur les souvenirs, recevront une fraction de la somme de
1,1 milliard d’euros promise en 2021.
Les vingt années qui s’écoulèrent entre la décision du Bundestag de reconstruire
le château des Hohenzollern et l’emménagement des collections du musée d’Ethno-
logie dans le nouveau bâtiment furent une succession de malentendus et de revers.
Ils déclenchèrent le débat sur la restitution qui était déjà en cours dans d’autres pays
à l’époque. En Allemagne, il n’intéressa au début qu’une petite minorité, mais il prit
ensuite de l’ampleur, jetant une nouvelle lumière sur l’histoire coloniale allemande
largement oubliée et restée jusqu’alors dans l’ombre du génocide des Juifs sous le
Troisième Reich. Certains historiens allemands osèrent mettre sur le même plan la
persécution et l’extermination systématiques de 6 millions de Juifs européens et la
répression des révoltes par les troupes coloniales allemandes dans l’actuelle Tanzanie
et Namibie, ce qui leur valut des reproches de relativisme de la part d’autres histo-
riens. Ce débat éthique fut mené d’abord par des militants politiques, puis par des
historiens de l’art et des spécialistes d’histoire coloniale et convoquait la culpabilité
des Allemands pour les crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. La
campagne des opposants au projet se révéla être un succès. Elle prit une telle place
dans le débat public que de nombreux hommes politiques, et pas seulement dans les
rangs de la gauche et des Verts, finirent par s’y rallier.
Elle atteignit son apogée lorsqu’on apprit que, parmi les pièces maîtresses de
l’exposition permanente du Humboldt Forum se trouvaient quelque 200 bronzes du
Bénin capturés par les troupes britanniques lors d’une expédition punitive contre le
royaume du Bénin en 1897, en représailles à l’assassinat de leurs émissaires diplo-
matiques. Après cette expédition, une partie des œuvres avait été rapportée à Londres
et intégrée à la collection d’ethnologie du British Museum, une autre avait été vendue
sur le marché libre et aux enchères. Felix von Luschan, alors directeur du département
africain du musée ethnologique de Berlin, fut si enthousiasmé par l’art béninois qu’il
chercha à acquérir les têtes royales en bronze, les statues d’animaux et les groupes
de personnes, les objets en ivoire et autres objets de culte partout où ils étaient propo-
sés. Avec environ 520 pièces, la collection béninoise qu’il constitua à Berlin se place
aujourd’hui au deuxième rang en Europe après celle du British Museum. Dès les
années 1970, le retour de ces objets spoliés fut réclamé par les membres de la famille
royale du Bénin aux musées britanniques et allemands, mais leurs directeurs s’y étaient
alors fermement opposés.
L’importance croissante de la controverse laissa penser que le temps semblait enfin
venu. L’ouverture des négociations de restitution échoua toutefois dans un premier
temps, car en plus de la maison royale du Bénin, le gouverneur de l’État nigérian
d’Edo dont fait partie la ville de Benin City, revendiqua à son tour les pièces de
Berlin. Après le règlement provisoire de ces conflits internes, le gouvernement nigérian
présenta une requête officielle à la République fédérale d’Allemagne en 2021. La
ministre de la Culture, Claudia Roth, nouvellement nommée au cabinet de la coalition
dite « feu tricolore » d’Olaf Scholz, se saisit immédiatement et personnellement de
l’affaire et déclara expressément que la République fédérale était prête à rendre tous
les biens culturels volés lors de la conquête du Bénin par les Britanniques. La direction
du Humboldt Forum et le directeur général de la Nigerian National Commission for
Museums and Monuments négocièrent alors un contrat complexe qui prévoyait que
tous les objets de la collection béninoise de Berlin seraient formellement remis à l’État
nigérian qui, en contrepartie, acceptait de confier, pour une période de dix ans,
168 pièces pour les expositions du Humboldt Forum.
Le gouvernement allemand fut fier d’être le premier pays en Europe à avoir conclu
un accord de cette importance. À cette date, Emmanuel Macron n’avait fait remettre
à l’État du Bénin – l’ancien Dahomey – que 26 statues d’animaux en bois prove-
nant du musée du quai Branly – Jacques Chirac. Mais à peine le contrat fut-il signé
et les premiers bronzes rendus que de nouvelles exigences furent formulées par un
groupe tout à fait inattendu : le Restitution Study Group of New York, une association
américaine de descendants d’anciens esclaves déportés d’Afrique de l’Ouest vers
les États-Unis. Sa représentante protesta vivement contre la rétrocession des bronzes
au Nigéria. Son opposition était motivée par le rôle que le royaume du Bénin avait
joué pendant des siècles dans le commerce transatlantique des esclaves. En effet, la
maison régnante était l’un des principaux intermédiaires de la région qui achetait la
« marchandise humaine » capturée par les chasseurs d’esclaves dans l’arrière-pays
de l’empire avant de la revendre aux marchands d’esclaves européens en échange
de la monnaie courante de l’époque : des bracelets-manilles, fabriqués en Europe à
partir d’alliages de métaux fondus. Ce sont ces alliages que les forgerons de la cour
utilisaient pour fabriquer la galerie de têtes de bronze des rois défunts. L’Oba du
Bénin détenait également à sa cour des centaines d’esclaves qui devaient effectuer les