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Des ambitions déçues.

Les débats autour


du Humboldt Forum de Berlin
et ce qu’il en est advenu
Karl-Heinz Kohl*

En 1996, un an après son élection à la présidence de la République française,


l’ancien maire de Paris Jacques Chirac, annonça publiquement son projet de créer
un nouveau musée sur les bords de la Seine qui abriterait les plus belles pièces des
collections ethnologiques des musées parisiens, sélectionnées selon des critères esthé-
tiques et artistiques. Dix ans plus tard exactement, après son décès, le musée du Quai
Branly – Jacques Chirac put être inauguré. Comme ses prédécesseurs Pompidou et
Mitterrand, Chirac laissait ainsi son empreinte à travers un monument durable portant
son nom. Manifestement inspiré par cet exemple, le gouvernement allemand dirigé
par le chancelier Gerhard Schröder décida d’un projet similaire en 2002. Il prévoyait,
au cœur de la capitale de l’Allemagne réunifiée, la construction d’un musée ethno-
logique moderne sur les lieux du château des rois de Prusse qui avait été en grande
partie détruit pendant la Seconde Guerre mondiale1. Le musée devait porter le nom
du célèbre naturaliste et explorateur Alexander von Humboldt et de son frère, Wilhelm
von Humboldt, réformateur de l’éducation. Mais, contrairement au musée de Chirac,
il fallut deux fois plus de temps, soit presque vingt ans, pour transférer, en 2021, les
collections de l’ancien musée d’Ethnologie de Berlin dans le Humboldt Forum qui ne
fut d’abord que partiellement ouvert. Elles avaient été déplacées pendant la Seconde
Guerre mondiale à Dahlem, dans la banlieue de Berlin, et installées dans un nouveau
bâtiment à partir de 1960.
Ce qui, au départ, semblait être une excellente idée du gouvernement fédéral de
l’époque qui espérait faire d’une pierre deux coups, se transforma au fil des deux
décennies en un fiasco dont il faut se réjouir qu’il connût malgré tout une issue assez
heureuse. Sous le régime communiste de la République démocratique allemande, le
château des rois de Prusse, situé dans le secteur soviétique de la capitale divisée,
avait été démoli et remplacé en 1973 par le Palast der Republik ou « Palais de la
République », siège de la Volkskammer (Chambre du peuple) de la République démocra-
tique allemande. Situé sur la Schloßplatz, qui avait été renommée Marx-Engels-Platz,
le bâtiment, qui accueillait également des manifestations culturelles et des spectacles,

* Institution
1. Sur l’historique du concept de ce musée, voir Friedrich von Bose, Das Humboldt Forum. Eine Ethnographie
seiner Planung, Berlin, Kadmos, 2016.

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était très populaire auprès des Berlinois de l’Est. En remplaçant le château royal par
un palais du peuple, le gouvernement de RDA montrait à quel point les conditions
avaient été fondamentalement transformées au bénéfice du peuple par la « victoire
du socialisme » à l’Est de l’Allemagne. C’est précisément sa valeur symbolique pour
l’ancienne RDA qui contrariait les hommes politiques conservateurs de la République
fédérale après la réunification des deux États allemands. Les analyses des matériaux
de construction révélèrent que le Palast der Republik était infesté d’amiante et que sa
rénovation prendrait des années. De nombreuses voix s’élevèrent dans tous les partis
du Bundestag (Parlement allemand) pour demander que, dans ces conditions, il soit
complètement détruit ; les conservateurs notamment suggérèrent alors la reconstruc-
tion à sa place de l’ancien château des Hohenzollern. Pour le SPD, parti du chancelier
fédéral au pouvoir depuis 1998, c’était pourtant aller un peu trop loin. Un compro-
mis fut trouvé. Afin d’éviter de donner l’impression d’une politique de restauration et
aussi pour démontrer l’ouverture au monde de l’Allemagne réunifiée, le Bundestag
décida de transférer les collections du musée d’Ethnologie de Berlin et du musée d’Art
asiatique de leurs locaux de Dahlem vers le château royal reconstruit.
Certes, ce compromis permit dans un premier temps d’apaiser le conflit, mais il
entraîna tant de malentendus qu’il peut être considéré, sinon comme le début d’une
catastrophe, au moins comme celui d’une tragicomédie – selon l’ethnologue Fritz
Kramer2. Comme il le fit justement remarquer rétrospectivement, les responsables
politiques furent victimes de l’illusion qu’on pouvait se contenter de rebaptiser un
musée ethnologique ou Völkerkundemuseum en Weltkulturenmuseum c’est-à-dire en
« musée des cultures du monde » ou plus simplement en Weltmuseum soit « musée du
monde », comme ce fut le cas presque partout dans l’espace germanophone à partir
des années 2000. On peut supposer que beaucoup d’hommes politiques tombèrent
dans le piège de ce trompe-l’œil parce qu’ils n’avaient jamais visité une collection
ethnologique classique avec ses centaines de lances, flèches et arcs, pots en terre
cuite, bâtons funéraires et autres objets du quotidien. Ils ne se rendaient manifestement
pas compte que les musées ethnologiques n’avaient jamais été dédiés aux « civilisa-
tions développées » complexes d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique centrale, mais aux
petits peuples indigènes opprimés et exploités des anciennes colonies anglo-saxonnes
d’Amérique du Nord, d’Australie, de Nouvelle-Zélande et aujourd’hui des États
postcoloniaux d’Amérique centrale et du Sud, d’Asie et d’Afrique. L’idée ambitieuse
du Humboldt Forum comme lieu de rencontre des cultures du monde pouvait-elle
être matérialisée par une collection dans laquelle l’Australie est représentée par un
boomerang, l’Afrique par une figure stylisée d’ancêtre et la Sibérie par un tambour
de chaman ?
C’est précisément à ce dilemme que furent confrontés les directeurs et les conser-
vateurs du musée d’Ethnologie de Berlin. Ils auraient eu suffisamment de temps pour
le résoudre. En effet, la reconstruction controversée du château des Hohenzollern
à Berlin fut d’abord reportée à cause de la crise financière de 2008 et du peu de
sympathie que la chancelière CDU Angela Merkel, élue en 2005, portait au projet de
son prédécesseur SPD. Mais existe-t-il une solution satisfaisante à ce problème ? Tandis
que le musée ethnologique de Berlin cherchait encore une réponse convaincante,
2. Karl-Heinz Kohl, Fritz Kramer, Johann Michael Möller, Gereon Sievernich, Gisela Völger, Das Humboldt Forum
und die Ethnologie. Ein Gespräch zwischen Karl-Heinz Kohl, Fritz Kramer, Johann Michael Möller, Gereon
Sievernich und Gisela Völger, Francfort/Main, Kula, 2019.

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divers groupes d’activistes politiques de gauche, d’immigrés africains et d’autres


personnes racisées (People of colour) se regroupèrent dans une alliance appelée
No-Humboldt 21. Ensemble, ils exigèrent l’arrêt total du projet. Ils affirmaient que les
trésors culturels du musée de Berlin avaient tous, sans exception, été pillés ou volés
dans les anciennes colonies européennes et qu’ils devaient être rendus à leurs proprié-
taires légitimes. Au début, ces voix ne furent que peu entendues. Mais à la longue,
elles occupèrent une place de plus en plus grande dans le débat public, participant
du discours politique alors émergeant sur l’identité. Les plus belles pièces du musée
de Berlin qui ne représentent certes qu’une fraction des 500 000 objets stockés dans
ses réserves, furent présentées comme la preuve de la participation de l’Allemagne au
pillage du patrimoine culturel des peuples colonisés par les puissances européennes3.
Ce n’était que partiellement vrai, car les collections ethnographiques de Prusse, de
Bavière, de Saxe et d’autres États fédérés allemands avaient été constituées bien
avant la fondation de l’Empire allemand en 1871, lequel n’entra dans la compétition
coloniale qu’en 1883, après le Congrès de Berlin, avec la fondation des premiers
Schutzgebiet ou « territoires protégés » et des colonies. Il n’empêche qu’au début de
la Première Guerre mondiale, l’Allemagne possédait déjà un empire colonial dont
l’étendue géographique ne pouvait certes pas se mesurer à celle du Royaume-Uni
ou de la France, mais qui occupait néanmoins l’une des premières places parmi
les puissances européennes. La campagne hostile au Humboldt Forum mit tout cela
au centre des débats. Le passé colonial de l’Allemagne avait été jusqu’alors large-
ment refoulé, éclipsé par les atrocités nazies. Les génocides commis par les troupes
coloniales allemandes lors de la révolte des Héréros, dans l’actuelle Namibie, et de
celle des Maji Maji, en Tanzanie, avaient été relégués à l’arrière-plan, totalement
occultés par les sentiments de culpabilité accablants que la Shoah avait suscités dans
les deux générations d’après-guerre.
Le débat atteignit un sommet en 2017 avec l’intervention de Bénédicte Savoy4.
Professeure d’histoire de l’art moderne et contemporain à l’Université technique de
Berlin et occupant la chaire « Histoire culturelle du patrimoine artistique en Europe,
XVIIIe-XXe  siècles  » au Collège de France, elle s’était bâti une réputation d’experte
dans ce domaine en publiant une riche monographie sur les spoliations artistiques
de Napoléon en Europe et avait été nommée au comité consultatif du Humboldt
Forum. Elle en démissionna six mois plus tard, justifiant sa décision par des mots
que le journaliste allemand Patrick Bahners compara au fameux « J’accuse » d’Émile
Zola : « Je veux savoir combien de sang est attaché à chaque œuvre d’art », déclara-
t-elle publiquement. Elle rejoignait ainsi les opposants au Humboldt Forum de Berlin
qui exigeaient la restitution des œuvres de la collection du musée de Berlin aux
descendants de leurs propriétaires d’origine car, selon eux, elles avaient toutes été
acquises illégalement.
La prise de position de Bénédicte Savoy, fortement marquée par l’émotion, suscita
un large écho médiatique. Sa démarche fut soutenue par le discours prononcé en
novembre  2017 par le président français Emmanuel Macron devant les étudiants
3. Pour une présentation critique des positions postcoloniales, voir Brigitta Hauser-Schäublin, « Provenienzforschung
zwischen politisierter Wahrheitsfindung und systemischem Ablenkungsmanöver  », dans Thomas Sandkühler,
Angelika Epple, Jürgen Zimmerer (dir.), Geschichtskultur durch Restitution ? Ein Kunst-Historikerstreit, Cologne,
Böhlau, 2021, p. 55-78.
4. Sur ces débats, voir Moritz Holfelder, Unser Raubgut. Eine Streitschrift zur kolonialen Debatte, Berlin, Ch. Links,
2019 et Kohl, Kramer, Möller, 2019, op. cit., voir note 2.

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de l’université de Ouagadougou dans lequel il promit des restitutions du patrimoine


africain du musée du quai Branly  –  Jacques Chirac aux États africains ancienne-
ment colonisés par la France. Six mois plus tard, il la chargea, avec le chercheur en
sciences sociales sénégalais, Felwine Sarr, de recenser le patrimoine culturel africain
en Afrique et d’étudier les possibilités de retour des trésors artistiques africains conser-
vés dans les musées français5. Après quelques mois de recherches et de voyages
dans de nombreux pays africains, ils remirent un rapport final très documenté et
estimèrent à plus de 90 % la part des œuvres africaines qui se trouvent encore dans
les collections européennes – un chiffre critiqué par d’autres experts car il s’agit d’une
évaluation empirique des auteurs, qui ne reposent sur aucunes données statistiques.
Pressés de toutes parts, les hommes politiques allemands se virent contraints de
céder et se déclarèrent prêts à répondre positivement aux requêtes officielles présen-
tées par les États. La réalisation de ce geste de « bonne volonté » s’avéra toutefois plus
difficile qu’ils ne l’avaient imaginé. Certes, à cette époque, des négociations avaient
déjà été entamées par des musées ethnologiques allemands avec des communau-
tés indigènes d’Australie, de Nouvelle-Zélande, des États-Unis et d’Amérique latine
pour le rapatriement de leur patrimoine culturel et certaines s’étaient conclues favora-
blement. Mais au cours des deux dernières décennies, les gouvernements africains
n’avaient guère formulé de réclamations officielles à l’Allemagne. Selon un colla-
borateur du ministère des Affaires étrangères, il n’y en eut que deux entre  2010
et 2020. D’éminents intellectuels africains, comme le philosophe camerounais, Achille
Mbembe, dénoncèrent dans la rétrocession d’objets africains une simple politique du
symbole. Pour lui, il était préférable de les laisser là où ils étaient, comme un « signe de
Caïn » indélébile pour tous les crimes et cruautés que le colonialisme avait commis en
Afrique6. Lorsque le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, aborda
la question avec son homologue Augustine Mahiga lors de sa visite d’État en Tanzanie
en mai 2018, ce dernier lui expliqua que son gouvernement souhaitait par principe
renoncer aux demandes de restitution, le renforcement des relations économiques
entre la République fédérale et la Tanzanie étant, à ses yeux, nettement plus important.
Comment comprendre le désintérêt manifeste de certains États africains pour le
retour de leurs biens culturels dérobés pendant la période coloniale et considérés
en Europe comme des œuvres d’art, ce qui est un point de vue européen et non
africain. Selon les organisateurs de la campagne No-Humboldt 21, chaque Africain
devrait en être fier car ils sont parties intégrantes du patrimoine culturel du continent.
D’une part, il y a des raisons religieuses. Comme on le sait, ce débat ne porte pas
sur les objets usuels du quotidien dont les réserves des musées sont pleines, mais sur
les statues des ancêtres, les représentations du pouvoir, les masques et autres objets
sacrés, présentant des qualités artistiques et esthétiques qui ont souvent encore une
signification religieuse dans leurs cultures d’origine. Dans les États sahariens et subsa-
hariens dominés par l’islam, ils sont donc perçus comme des vestiges de l’époque de
l’idolâtrie et de la superstition qui doivent être abhorrés par les Musulmans de stricte
observance. Dans les pays plus au sud, cette position est partagée par les adeptes
des plus de 5 000 églises évangélistes africaines indépendantes et par les grandes
confessions chrétiennes où ils s’apparentent à des objets diaboliques.
5. Felwine Sarr, Bénédicte Savoy, Zurückgeben. Über die Restitution afrikanischer Kulturgüter, Berlin, Matthes &
Seitz, 2019.
6. Achille Mbembe, Kritik der schwarzen Vernunft, Berlin, Suhrkamp, 2014.

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D’autre part, il y a des raisons politiques majeures qui expliquent la réaction


ambivalente de ces États sur ce sujet. On ne peut pas comparer la situation des minori-
tés ethniques dans les États africains postcoloniaux à celle des peuples indigènes
dans les anciennes colonies de peuplement britanniques où ce débat débuta dès
les années 1970 et conduisit à des modifications des lois nationales en faveur des
groupes de populations indigènes. Par exemple, l’American Graves Protection and
Repatriation Act, adopté en 1990 aux États-Unis, contraint toutes les institutions
publiques à remettre non seulement les restes humains, mais aussi les objets de culte
et autres œuvres faisant partie du patrimoine culturel, si leurs sociétés indigènes d’ori-
gine les revendiquent. Cependant, les peuples autochtones représentent aujourd’hui à
peine 2 % de la population totale des États-Unis ; les négociations de rapatriement sont
en outre beaucoup plus faciles à mener lorsqu’elles ne sont pas soumises aux cadres
légaux de différents pays, mais se déroulent au sein du même système juridique.
Contrairement aux anciennes colonies britanniques, espagnoles et portugaises, la
distinction entre peuples autochtones et non autochtones n’a que peu de sens dans
les États africains pluriethniques. Lorsque l’Assemblée générale des Nations unies
adopta la Déclaration sur les Droits des Peuples Autochtones en 2007, de nombreux
États africains s’abstinrent de voter ou ne participèrent pas au vote, estimant qu’il ne
pouvait y avoir de droits spéciaux pour les autochtones chez eux, puisque tous leurs
groupes ethniques étaient « autochtones » au sens de la définition donnée par l’ONU.
En effet, la volonté de maintenir l’équilibre des pouvoirs entre les différents groupes
de population sur les plans linguistique, culturel et religieux fait aujourd’hui partie des
principes de base de la bonne gouvernance dans presque tous les États africains.
La plupart de ces États possèdent aujourd’hui leurs propres musées nationaux qui
datent en partie de l’époque coloniale7. Devenu indépendant en 1960, le Nigéria
doit son musée national, inauguré en 1957, à l’initiative de l’archéologue britan-
nique Kenneth Murray. Son objectif déclaré était d’y conserver à jamais les trésors
culturels nationaux du pays, témoins d’un riche passé commun. Ce qui se cache
derrière cette idée est bien sûr un concept eurocentré qui s’inspire du rôle joué par
les musées publics en Europe lors de la formation des premiers États-nations. Ce n’est
pas un hasard si leur création coïncida avec l’émergence du nationalisme, comme
par exemple celle du musée des Monuments français, ouvert à Paris en 1795 et qui
expose des œuvres d’art françaises du Moyen Âge à la Renaissance. Durant les
années de la Révolution, la transformation du Louvre, résidence des rois de France,
en musée central des arts de la République servit également à célébrer l’unité de la
nation et son glorieux passé. Napoléon le remplit plus tard avec les œuvres d’art
dont il s’était emparé lors de ses campagnes militaires en Italie, en Allemagne et en
Autriche. Après les guerres napoléoniennes, ces œuvres furent rendues à leurs pays
d’origine et constituèrent le trésor des musées de style néo-classique de Leo von Klenze
à Berlin et à Munich, du Germanisches Nationalmuseum (musée national germanique)
à Nuremberg et du Römisch-Germanisches Zentralmuseum (musée central romain-
germanique) à Mayence. Elles contribuèrent à préparer idéologiquement la voie des
États fédérés allemands vers la fondation du premier État national allemand en 1871.

7. Sur les coopérations entre musées européens et musées africains, voir Thomas Laely, Marc Meyer, Raphael
Schwere (dir.), Museum Cooperation between Africa und Europe. A New Field for Museum Studies, Kampala
& Bielefeld, Transcript, 2018.

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Mais dans un pays comme la Tanzanie, qui compte plus de 130 peuples différents,
quelles œuvres d’art pourraient incarner l’unité de la nation et honorer son passé ?
Tous les groupes ethniques du pays ne devraient-ils pas être représentés sur un pied
d’égalité au musée national de Dar es Salaam ? S’obstiner à restituer les objets d’un
seul de ces groupes ethniques ne signifie-t-il pas donner la priorité à ses productions
culturelles par rapport aux autres ?
Au Ghana par exemple, après l’indépendance, des hommes politiques critiquèrent
la place trop importante accordée à la culture des Akans dans le musée national qui
avait été construit par les Britanniques. Cela ne traduisait pas seulement la collabo-
ration de leurs chefs politiques avec l’ancienne administration coloniale, mais aussi
la valeur particulière reconnue à leurs objets sur le marché international de l’art.
Des objections similaires furent formulées à l’encontre de la surreprésentation de l’art
yoruba dans le musée de la capitale béninoise. La classe politique de l’époque répon-
dit que cette situation reflétait uniquement l’appréciation spécifique de l’art yoruba
dans les pays occidentaux, mais ne correspondait pas du tout à la faible proportion
de ce groupe ethnique dans la population béninoise, bien plus nombreux au Nigéria
par exemple. À cela s’ajoutent les réserves déjà mentionnées à l’égard de l’exposi-
tion d’objets de culte encore en usage dans certaines fêtes religieuses masquées et
d’autres célébrations rituelles locales. Elles ne sont pourtant que rarement exprimées
en public, car le maintien de telles pratiques «  magiques  » est interprété par les
hommes politiques orientés vers le progrès comme un signe du retard de leur pays
et donc souvent ressenti comme embarrassant. Il en va en revanche autrement des
découvertes archéologiques présentées dans les musées nationaux africains. Elles ne
témoignent pas de l’arriération, mais de la grandeur et des acquis culturels du passé.
Plus les objets sont anciens, plus il est difficile de les attribuer clairement à l’un des
nombreux groupes ethniques et plus il est facile de les élever au rang de symboles
nationaux : par exemple au Zimbabwe, l’aigle sculpté dans la pierre de l’ancienne
ville en ruines dont l’ex-Rhodésie du Nord porte aujourd’hui le nom. Cela dit, la lutte
contre la domination étrangère coloniale et l’histoire du pays après son indépen-
dance constituent un axe majeur pour presque tous les nouveaux musées nationaux
créés depuis les années 1960. En effet, s’il existe un lien unificateur entre les diffé-
rents groupes ethniques des États africains, souvent arbitrairement découpés pendant
l’époque coloniale, selon des lignes de latitude et de longitude, c’est bien le souvenir
de leur oppression commune par les puissances coloniales européennes.
Dans ce contexte, on comprend pourquoi les deux demandes officielles mention-
nées ci-dessus, déposées entre 2010 et 2020 par la Namibie auprès du gouvernement
de la République fédérale d’Allemagne, ne visaient pas les productions artistiques
traditionnelles des populations locales. La première requête concerna la Bible et le
fouet de Kaptein Hendrik Witbooi, le héros national de l’ancienne colonie allemande
d’Afrique du Sud-Ouest qui mena la révolte des Namas contre les colonisateurs en
1904 et fut tué par des soldats allemands en 1905 avec de nombreux membres de
sa famille. L’autre concerna la croix en pierre que des navigateurs portugais avaient
érigée au XVe  siècle à Capecross comme symbole de la prise de possession des
terres. Elle fut démontée en 1893, transférée à Berlin et remplacée deux ans plus
tard, sur ordre personnel de l’empereur Guillaume II, par une copie fidèle à l’original
sur son lieu initial. La Bible et le fouet de Witbooï furent rapportés en Namibie par
la directrice du musée d’Ethnologie de Stuttgart et par un membre du gouvernement

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du Land lors d’une cérémonie solennelle en février 2019. Les trois objets, la Bible et
le fouet, symboles de la résistance anticoloniale, et la croix de Capecross, symbole
de l’occupation illégale du pays, sont culturellement neutres et se réfèrent à l’histoire
commune de tous les peuples de Namibie et aux souffrances identitaires endurées
pendant la période coloniale. Les protestations de tous les autres groupes ethniques
auraient sûrement été vives si la réclamation avait porté sur des insignes traditionnels
de pouvoir des Ovambos se trouvant dans les collections ethnologiques allemandes
– ceux-ci forment le plus important groupe ethnique de Namibie (presque 50 %) et
composent la classe politique dominante du pays.
La stratégie politique du gouvernement namibien ne réussit cependant pas complè-
tement. Il y eut des plaintes, notamment de la part des Namas. Ils refusèrent d’être
privés des deux reliques d’Henrik Witbooi qui prouvaient que c’était leur groupe
ethnique qui, avec les Héréros, avaient le plus souffert de la domination coloniale.
On estime en effet que près de 10 000 Namas, hommes, femmes et enfants, furent
victimes de la brutalité des troupes allemandes. Ils avaient déjà réclamé une compen-
sation financière au gouvernement fédéral allemand, mais celui-ci, au nom de ses
principes, s’obligeait à ne négocier ce genre de demandes qu’avec des instances
officielles de l’État. Des discussions avaient été entamées dès 2015 sur la reconnais-
sance comme génocide de la répression de l’insurrection, sur les excuses officielles
de l’Allemagne et sur le montant de l’indemnisation. L’une des questions litigieuses fut
entre autres de savoir comment s’assurer que les Héréros et les Namas, qui n’avaient
jusqu’alors pratiquement rien reçu des fonds de développement versés par l’Alle-
magne à la Namibie, puissent également en profiter. L’intégration d’une telle clause
dans le traité fut le résultat du retentissement suscité par la cérémonie solennelle pour
la remise du fouet et de la Bible de Hendrik Witbooi à Windhoek en 2019. On ne sait
pas encore si ses descendants directs qui s’étaient constitués comme troisième partie
pour faire valoir leurs droits sur les souvenirs, recevront une fraction de la somme de
1,1 milliard d’euros promise en 2021.
Les vingt années qui s’écoulèrent entre la décision du Bundestag de reconstruire
le château des Hohenzollern et l’emménagement des collections du musée d’Ethno-
logie dans le nouveau bâtiment furent une succession de malentendus et de revers.
Ils déclenchèrent le débat sur la restitution qui était déjà en cours dans d’autres pays
à l’époque. En Allemagne, il n’intéressa au début qu’une petite minorité, mais il prit
ensuite de l’ampleur, jetant une nouvelle lumière sur l’histoire coloniale allemande
largement oubliée et restée jusqu’alors dans l’ombre du génocide des Juifs sous le
Troisième Reich. Certains historiens allemands osèrent mettre sur le même plan la
persécution et l’extermination systématiques de 6  millions de Juifs européens et la
répression des révoltes par les troupes coloniales allemandes dans l’actuelle Tanzanie
et Namibie, ce qui leur valut des reproches de relativisme de la part d’autres histo-
riens. Ce débat éthique fut mené d’abord par des militants politiques, puis par des
historiens de l’art et des spécialistes d’histoire coloniale et convoquait la culpabilité
des Allemands pour les crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. La
campagne des opposants au projet se révéla être un succès. Elle prit une telle place
dans le débat public que de nombreux hommes politiques, et pas seulement dans les
rangs de la gauche et des Verts, finirent par s’y rallier.

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Elle atteignit son apogée lorsqu’on apprit que, parmi les pièces maîtresses de
l’exposition permanente du Humboldt Forum se trouvaient quelque 200 bronzes du
Bénin capturés par les troupes britanniques lors d’une expédition punitive contre le
royaume du Bénin en 1897, en représailles à l’assassinat de leurs émissaires diplo-
matiques. Après cette expédition, une partie des œuvres avait été rapportée à Londres
et intégrée à la collection d’ethnologie du British Museum, une autre avait été vendue
sur le marché libre et aux enchères. Felix von Luschan, alors directeur du département
africain du musée ethnologique de Berlin, fut si enthousiasmé par l’art béninois qu’il
chercha à acquérir les têtes royales en bronze, les statues d’animaux et les groupes
de personnes, les objets en ivoire et autres objets de culte partout où ils étaient propo-
sés. Avec environ 520 pièces, la collection béninoise qu’il constitua à Berlin se place
aujourd’hui au deuxième rang en Europe après celle du British Museum. Dès les
années 1970, le retour de ces objets spoliés fut réclamé par les membres de la famille
royale du Bénin aux musées britanniques et allemands, mais leurs directeurs s’y étaient
alors fermement opposés.
L’importance croissante de la controverse laissa penser que le temps semblait enfin
venu. L’ouverture des négociations de restitution échoua toutefois dans un premier
temps, car en plus de la maison royale du Bénin, le gouverneur de l’État nigérian
d’Edo dont fait partie la ville de Benin City, revendiqua à son tour les pièces de
Berlin. Après le règlement provisoire de ces conflits internes, le gouvernement nigérian
présenta une requête officielle à la République fédérale d’Allemagne en 2021. La
ministre de la Culture, Claudia Roth, nouvellement nommée au cabinet de la coalition
dite «  feu tricolore  » d’Olaf Scholz, se saisit immédiatement et personnellement de
l’affaire et déclara expressément que la République fédérale était prête à rendre tous
les biens culturels volés lors de la conquête du Bénin par les Britanniques. La direction
du Humboldt Forum et le directeur général de la Nigerian National Commission for
Museums and Monuments négocièrent alors un contrat complexe qui prévoyait que
tous les objets de la collection béninoise de Berlin seraient formellement remis à l’État
nigérian qui, en contrepartie, acceptait de confier, pour une période de dix ans,
168 pièces pour les expositions du Humboldt Forum.
Le gouvernement allemand fut fier d’être le premier pays en Europe à avoir conclu
un accord de cette importance. À cette date, Emmanuel Macron n’avait fait remettre
à l’État du Bénin – l’ancien Dahomey – que 26  statues d’animaux en bois prove-
nant du musée du quai Branly – Jacques Chirac. Mais à peine le contrat fut-il signé
et les premiers bronzes rendus que de nouvelles exigences furent formulées par un
groupe tout à fait inattendu : le Restitution Study Group of New York, une association
américaine de descendants d’anciens esclaves déportés d’Afrique de l’Ouest vers
les États-Unis. Sa représentante protesta vivement contre la rétrocession des bronzes
au Nigéria. Son opposition était motivée par le rôle que le royaume du Bénin avait
joué pendant des siècles dans le commerce transatlantique des esclaves. En effet, la
maison régnante était l’un des principaux intermédiaires de la région qui achetait la
« marchandise humaine » capturée par les chasseurs d’esclaves dans l’arrière-pays
de l’empire avant de la revendre aux marchands d’esclaves européens en échange
de la monnaie courante de l’époque : des bracelets-manilles, fabriqués en Europe à
partir d’alliages de métaux fondus. Ce sont ces alliages que les forgerons de la cour
utilisaient pour fabriquer la galerie de têtes de bronze des rois défunts. L’Oba du
Bénin détenait également à sa cour des centaines d’esclaves qui devaient effectuer les

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besognes subalternes habituellement réservées à leur position. Parmi eux, il choisissait


les victimes exécutées lors des grandes cérémonies en l’honneur de ses ancêtres et
dont le sang servait à enduire les têtes royales en bronze de son palais. C’est sur cette
base que le New Yorker Restitution Study Group intervint. Selon les membres de ce
groupe, les bronzes leur appartenaient puisque la matière première utilisée pour leur
fabrication provenait de la vente de leurs ancêtres dont le sang collait toujours aux
statues. Il fallait donc que ces objets restent dans les musées européens et américains
pour témoigner de ce que l’on avait fait subir à leurs aïeux. En aucun cas, on ne devait
récompenser les descendants des coupables pour les méfaits qu’ils avaient commis en
leur remettant les bronzes qui se vendent à prix d’or sur le marché de l’art.
Les historiens et les ethnologues savaient depuis longtemps que la participation de
l’Oba du Bénin à la traite des esclaves, déjà interdite par la communauté internatio-
nale en 1897 et par le Royaume Uni dès 1837, était l’une des raisons de l’envoi de
la délégation diplomatique britannique à la cour royale pour entamer des négocia-
tions. Seuls deux des dix membres de cette délégation survécurent à l’attaque, proba-
blement ordonnée par l’Oba lui-même. Néanmoins, les prises de position publiques
de l’association new-yorkaise ne furent pas entendues. Elles n’entraient pas dans le
schéma strict bourreau-victime mis en avant par les activistes politiques. Elles ne corres-
pondaient pas non plus à l’arrogance d’une position qui pensait devoir parler « pour
les autres », une attitude fondamentalement paternaliste qui ne se distingue guère de
celle des anciens colonisateurs.
Une fois la mécanique lancée, on assista à une multiplication des requêtes concer-
nant les bronzes béninois et d’autres trésors africains anciens, très cotés sur le marché
de l’art. Le perdant de ce long conflit fut finalement le projet Humboldt, lancé en 2002
avec tant d’enthousiasme et d’espoir en l’avenir. Certes le château des Hohenzollern
qui devait servir d’écrin aux riches collections du musée d’ethnologie et du musée
d’art asiatique qui lui est rattaché, est désormais reconstruit et trône au centre de
Berlin. Mais l’espace initialement prévu pour ces fonds a été réduit au cours de la
longue phase de planification. Aujourd’hui, ils doivent partager cet espace avec le
musée d’histoire de la ville de Berlin, un fonds d’archives sonores, un espace d’expo-
sition réservé à l’université Humboldt et les nombreuses salles indépendantes prévues
pour des expositions temporaires, des festivals de danse, des tables rondes et d’autres
manifestations. Le débat sur la décolonisation et le rapatriement qui accompagna
le projet pendant sa longue phase de réalisation entraîna également une modifica-
tion de la conception initiale. À l’origine, les pièces exposées devaient témoigner
des magnifiques réalisations artistiques des cultures extra-européennes. Grâce aux
panneaux explicatifs qui les présentent, elles sont maintenant replacées dans le
contexte des conquêtes coloniales des puissances européennes et témoignent en tant
qu’« art spolié » des exactions des anciens colonisateurs. Il n’est pourtant pas certain
qu’elles puissent conserver la place qui leur a été assignée en respectant la phrase
abondamment citée de Bénédicte Savoy car les demandes de restitution portent préci-
sément sur les pièces les plus belles et les plus précieuses. Mais, même si elles devaient
toutes être satisfaites, Achille Mbembe aurait raison de dire que rendre ce que nos
arrière-grands-pères ont volé et pillé aux leurs ne nous délivrera pas de nos péchés.
– Traduit de l’allemand par Béatrice Pellissier –

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