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Périodiser et nommer les périodes historiques

Une remarque : la périodisation, que nous allons respecter dans ce cours est elle-même un
problème historiographique. La périodisation, c’est-à-dire le découpage de l’histoire en
grandes périodes, est pratiquée depuis l’Antiquité. Elle est évidemment sujette à des
variations… dont on peut faire l’historique : C’est le bibliothécaire pontifical Giovanni
Andrea (1417-1475) qui semble avoir été le premier à utiliser l’expression de Moyen Age
avec une valeur de périodisation chronologique, mais l’expression ne devient d’usage courant
qu’à partir de la fin du dix-septième siècle. Auparavant, on utilise davantage le terme de
féodalité. En 1688, l’historien allemand Christoph Cellarius, dans une histoire universelle,
définit le Moyen Age comme la période allant de l’empereur Constantin à la prise de
Constantinople par les Turcs.
Bien sûr, le découpage des périodes conduit à insister sur les ruptures et à supposer que la
période définie présente une forme d’unité. Si je consacre un cours à la France de 1715 à
1789, je vais, au moins inconsciemment, m’efforcer de montrer que cette période correspond
à une culture, à des enjeux intellectuels particuliers (les philosophes des Lumières). Je
suppose à tout le moins que les bornes proposées (la mort de Louis XIV et la Révolution)
constituent des ruptures importantes. Depuis le XXe siècle, les historiens accordent cependant
moins d’importance aux ruptures et croient davantage aux continuités. Entre le très haut
Moyen Age et l’Antiquité tardive, la barrière apparaissait ainsi jadis assez nette. Ce n’est plus
autant le cas. La périodisation est-elle donc dépassée ? C’est plus compliqué. D’une part, il est
difficile d’écrire et d’enseigner l’histoire sans recourir à une forme ou une autre de découpage
chronologique. D’autre part, la corporation historique est assez largement organisée en
fonction de la périodisation : revues d’histoire grecque ou romaine, d’histoire médiévale,
moderne et contemporaine. Il en va de même pour les postes proposés par les universités. En
faisant preuve d’humour, on peut poser la question de savoir s’il y a des enseignants d’histoire
moderne (ou contemporaine, etc.) parce qu’il existe une histoire moderne ou si l’histoire
moderne (ou contemporaine, etc.) existe parce qu’il y a des enseignants d’histoire moderne.

Pour Jacques le Goff, quand placer la fin du Moyen Age ?


Dans les domaines économiques, politiques, sociaux et culturels, il apparaît malaisé de
trouver une césure fondamentale justifiant la rupture entre le Moyen Age et une période
nouvelle avant le milieu du XVIIIe siècle.
- Certes, les Grandes Découvertes commencent au XVe siècle mais leurs principales
répercussions ne se font pas sentir en Europe avant le dix-huitième siècle alors que la
navigation en haute mer avait d’autre part été initiée par le Moyen Age (XIIIe siècle).
- La peste sévit jusqu’au dix-huitième siècle.
- Le rythme des famines reste élevé.
- Le développement des bonnes manières et de la politesse est un processus continu, du XIe-XIIe
siècle au XVIIIe siècle. Dès le XIIe siècle, Walter Map (De nugis curialium) considère que les
chevaliers du roi Henri II sont efféminés.
- Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la monarchie reste le régime politique dominant, qui ne
suscite que des contestations ponctuelles.
Plusieurs facteurs permettent en revanche de placer la fin du long Moyen Age au milieu du
dix-huitième siècle :
- Les progrès de l’économie rurale.
- L’invention de la machine à vapeur et la naissance de l’industrie moderne.
- La rupture philosophique que constitue la parution de l’Encyclopédie.
- L’écart croissant entre riches et pauvres.
La combinaison de tous facteurs fait que le monde occidental entre dans une ère nouvelle.

Les chrononymes
Parmi les questions que pose la périodisation figure celle du nom qu’il convient de donner aux
périodes, les noms étant toujours porteurs d’intentions ou d’effets. La désignation d’une
période charrie bien sûr toujours avec elle un imaginaire. Le terme de chrononyme s’est
imposé. Il date de 1996 et son sens s’est précisé par la suite : un chrononyme, c’est une
expression qui désigne une portion de temps associée à des actes supposés lui donner sens, ce
qui s’accompagne du besoin de la nommer. A titre d’exemple, mentionnons les Trente
Glorieuses. Le chrononyme peut être contemporain de la période nommée : Restauration ou
Risorgimento. Il peut aussi être élaboré après coup : Belle Époque.
- La Restauration : après le renversement de la monarchie, le futur Louis XVIII, de son exil
anglais, évoque le rétablissement, la réformation, la réintégration. Les verbes utilisés par
les royalistes sont alors : relever, revenir, rétablir. Le terme de Restauration apparaît en
avril 1814 dans une déclaration de Louis XVIII. Le terme reste cependant concurrencé par
d’autres termes (rappel, par exemple). C’est pendant la Première Restauration que le mot
s’impose. Après les Cent Jours, pendant lesquels il est utilisé, bien sûr de manière
péjorative, il devient une évidence. Les historiens, quelle que soit leur tendance politique,
l’adoptent très vite. C’est seulement à partir des années 1960 que se développent des
dénominations alternatives : sous l’influence des juristes et des politistes, on tend à
regrouper des régimes auparavant opposés, la Restauration et la monarchie de Juillet que
rapprochent en effet leur nature parlementaire et la commune référence à la Charte de
1814. On évoque donc désormais un plus vaste ensemble, la monarchie constitutionnelle,
libérale, parlementaire. On peut aussi mettre en avant l’importance dans le pays d’une
classe dirigeante caractérisée par sa richesse et son influence, qui est la seule, en ces temps
censitaires, à pouvoir voter : André Jardin et Jean Tudesq publient en 1973 une France
des notables dont le deuxième tome, consacré à la vie de la nation, rappelle que les
transformations de la France ne se réduisent pas à celles du centre parisien.
- L’expression de Printemps des peuples n’est pas contemporaine des événements.
Largement utilisée, on la rencontre dans de nombreuses langues. D’autres expressions
survivent cependant : en allemand, das tolle Jahr. En italien a subsisté par ailleurs
l’expression fare il quarantotto. L’expression de Printemps des peuples a été réactivée au
moment de la chute des régimes communistes en Europe centrale et orientale (pourtant
survenue en automne) et à l’occasion du Printemps arabe (certains, soucieux de souligner
la diversité du mouvement, ont cependant préféré utiliser un pluriel et parler de printemps
arabes). Si l’historiographie allemande semble avoir assez souvent utilisé l’expression de
Vôlkerfrühling, l’expression de Printemps des peuples apparaît en fait fort rarement, en
tout cas dans l’historiographie française, avant la parution en 1948 d’un ouvrage dirigé par
François Fejtö, 1848 dans le monde. Le printemps des peuples. Fejtö n’explicite pas dans
ce livre l’expression qu’il a choisie pour titre. Elle semble cependant qu’elle soit pour lui
en lien avec la situation de l’Europe en 1948 : avec la Guerre froide commencerait en
Europe une sorte d’hiver des peuples.
Dominique Kalifa (dir.), Les noms d’époque De « Restauration » à « années de plomb »,
Paris, Gallimard, 2020, 349 pages.
- Parmi les chrononymes les plus célèbres figure celui de Belle Époque. Fort peu présent
pendant l’entre-deux-guerres, il fait sa véritable apparition en 1940. Radio-Paris cherche à
séduire le public français par la part primordiale laissée au divertissement et André
Alléhaut y présente un programme intitulé « Ah ! La Belle Époque. Croquis musicaux des
années 1900. » Cette émission obtient un succès immédiat et cabarets et music-halls
multiplient les spectacles du même type. Cela correspond parfaitement aux conceptions de
l’occupant : Radio-Paris est un outil de propagande mais il faut dissocier les messages
politiques du reste de la programmation afin de séduire le public. Mobiliser la Belle
Époque remplit une fonction d’évasion pour les Français tout en permettant d’offrir aux
soldats allemands les spectacles qu’ils attendent. Cette représentation s’accorde aussi
pleinement avec la vision que les nazis ont du futur de la France : celle-ci devait être
vouée à l’agriculture, au tourisme, aux spectacles et à l’amour, exactement ce que la Belle
Époque signifiait. Après la Libération, les comités d’épuration ne s’y trompent pas mais la
vogue de la Belle Époque ne s’arrête pas : la France qui doit accomplir des efforts
considérables pour se relever éprouve encore le besoin de se référer à une période qui
correspond à une forme de gloire passée.
Jean-Claude Caron et Nathalie Ponsard (dir.), La France en guerre, Cinq « années terribles »,
Presses Universitaires de Rennes, 2018, 415 pages.

L’Antiquité grecque
Les Grecs tiennent une place considérable dans les histoires de l’histoire. En fait, le terme
d’histoire est grec. C’est avec les Grecs que commence l’habitude d’associer des ouvrages
d’histoires avec des auteurs dont on connaît le nom. Il y a bien sûr des écrits anonymes, mais,
en gros, nous connaissons les auteurs des textes qui nous sont parvenus, même lorsqu’il s’agit
de fragments. En fait, dans certains cas, ces noms sont tout ce que nous connaissons : tel
individu a écrit une histoire, qui a été pendant un certain temps connue ou même très connue,
mais qui s’est ensuite perdue. Les Grecs, d’autre part, ont été les premiers à s’affranchir du
cadre des chroniques ou des annales pour expérimenter d’autres formes d’histoire. Une
remarque toutefois : si les Grecs sont les pères de l’histoire, ils ont souvent dit du mal de
l’histoire : celle-ci, comme le précise Aristote, ne s’intéresse qu’au particulier (ce
qu’Alcibiade a fait, par exemple), alors que la poésie s’intéresse à l’universel (en gros la
nature humaine ou celle des dieux). C’est d’ailleurs la poésie épique qui constitue la base de
la pensée historique grecque, et d’abord, bien sûr, l’Iliade et l’Odyssée. Ces deux épopées
décrivent les exploits accomplis pendant et après la guerre de Troie par des héros de l’Âge du
bronze. L’épopée est à la fois humaine et divine, le mythe y tenant une place importante. Ce
mélange de mythe et d’histoire se retrouve encore chez les plus anciens historiens grecs en
prose, les logographes. Ceux-ci faisaient des compilations en prose des traditions orales
relatives à l’origine des villes et des peuples. La logographie combine des informations
géographiques et culturelles. Hécatée de Milet, le plus connu des logographes, définit ainsi
son travail vers 490 avant Jésus-Christ : « j’écris ce que je considère être vrai car ce que nous
disent les Grecs est selon mon opinion plein de contradictions et risible. » Un de ses objectifs
est de séparer l’histoire du mythe et de la poésie. Le plus souvent, il se contente d’historiciser
les mythes et d’en donner la version qu’il juge la plus vraisemblable. Hécatée aurait par
ailleurs dessiné une des premières cartes de la terre, sous forme circulaire, la Méditerranée
étant au centre, et les continents étant entourées du fleuve Océan. Il arrivait que les
logographes servent d’avocats, et la nécessité d’établir les faits a certainement pesé sur leur
écriture. En quelques siècles, les Grecs expérimentent ensuite des genres variés : généalogie,
mythographie, ethnographie (l’étude de peuples étrangers et de leurs coutumes). On peut
évoquer Hellanicos de Lesbos (vers 490-405) qui accomplit un effort de classement
chronologique : il dresse des listes chronologiques de personnages réels (prêtresses d’Héra à
Argos, archontes éponymes athéniens) qui doivent constituer des points fixes permettant
d’établir une chronologie commune aux Grecs.
Si Hérodote (vers 484-vers 420) n’a pas à proprement parler inventé l’histoire (c’est Cicéron
qui le qualifie de père de l’histoire), il est le premier à utiliser ce mot en rapport avec le passé,
même si c’est involontairement. L’histoire d’Hérodote, ce sont en fait des « enquêtes », c’est
le sens premier du mot, sans qu’il soit fait spécifiquement référence au présent ou au passé.
Hérodote n’hésite pas à donner des détails personnels, fait part de ses jugements sur les
événements. Cela, en fait, devient une habitude des historiens grecs : ils évoquent leurs
préférences, leurs méthodes, leurs avis sur les historiens précédents. Hérodote ne s’intéresse
pas seulement aux événements mais beaucoup aux questions ethnographiques, évoquant
coutumes et traditions de peuples qui ne sont pas grecs, en particulier les Perses. Si on veut
qu’Hérodote soit le père de l’histoire, c’est une histoire au sens très large du terme. Avec les
Histoires, Hérodote se fixe un but précis : expliquer pourquoi les Grecs et les Perses se sont
longuement combattus, célébrer leurs hauts faits et s’assurer ainsi qu’ils ne tombent pas dans
l’oubli. Pour Hérodote, ce conflit est l’événement essentiel, celui qui est à la base des
structures politiques de la Grèce de son temps (on peut remarquer qu’une telle réflexion sur
l’importance de la guerre se rencontre ailleurs dans la pensée grecque : l’obscur (c’est
Aristote qui le dit) Héraclite (vers 544 ou 541-vers 480) considérait ainsi que « polemos (la
guerre) est le père de toutes choses. Des uns il a fait des dieux. Des autres il a fait des
hommes. Il a rendu les uns libres, les autres esclaves. »). Hérodote remonte très loin dans le
passé jusqu’à la Guerre de Troie, mais insiste évidemment sur les événements plus récents.
Hérodote n’a pas connu lui-même les faits dont il parle mais il voyage beaucoup, consulte les
témoins (en Égypte, il s’efforce ainsi de vérifier si les prêtres des différents temples disent
tous la même chose) et transcrit ce qu’il croit être vrai. Ceci lui a valu des accusations de
mauvaise foi d’autant que tout le monde n’est pas d’accord : on peut ainsi évoquer ce qui
constitue probablement le plus ancien exemple de controverse dans l’historiographie
européenne : Ctesias, proche des Perses (il est médecin du roi) et ayant accès à leurs archives
et surtout à leurs témoignages oraux, attaque ainsi très durement Hérodote. Ctésias est une des
sources que l’on utilise pour écrire l’histoire de la Perse, sans que l’on sache toujours à quel
point elle est fiable. Il est vrai qu’il ne résiste pas toujours au goût du fantastique mais il y
cède surtout dans son histoire de l’Inde, où il suit la tendance de l’imaginaire grec à peupler
les confins du monde de créatures extraordinaires : il collecte donc tous les récits fabuleux
qu’il peut trouver sur l’Inde, pays où l’on rencontre donc des cynocéphales, des manticores,
c’est-à-dire des lions à visage humain, des licornes, des sciapodes, qui prennent l’ombre grâce
à leur pied. Plutarque a ultérieurement écrit un essai (De la mauvaise foi d’Hérodote) où il
l’accuse de ne pas avoir été suffisamment favorable aux Grecs. D’un certain côté, cela signifie
peut-être tout simplement qu’Hérodote a voulu faire preuve d’équité. Il faut ajouter
qu’Hérodote ne reprend pas à son compte tout ce qu’il rapporte : peut-être est-il ici marqué
par la tradition des logographes et estime-t-il que son devoir est de rapporter les traditions des
peuples différents, même si elles lui apparaissaient douteuses. Les Histoires d’Hérodote
constituent le plus long texte écrit en grec ancien qui nous soit parvenu. Si on considère
l’ampleur des pertes subies par la littérature antique, y compris pour des auteurs de tout
premier plan, cela montre probablement l’estime que lui portaient les anciens.
Le successeur d’Hérodote, Thucydide (vers 465- vers 400 ou 395), incarne une histoire
nettement différente. Il y a cependant un point commun : l’un et l’autre utilisent davantage
des sources orales plutôt qu’écrites. Ce ne sont cependant pas les mêmes. Hérodote utilise la
tradition orale ; Thucydide interroge des témoins vivants et ne consulte des documents que
lorsqu’il n’en trouve pas. Il faut dire que Thucydide participe à la guerre du Péloponnèse (431
-404 avant notre ère). Soupçonné de trahison, il est ostracisé et doit s’exiler pendant vingt ans.
C’est alors qu’il aurait recueilli de nombreux témoignages. Il aurait été assassiné lors de son
retour à Athènes. Thucydide diffère en fait de son prédécesseur Hérodote dans de nombreux
domaines. Thucydide a peu recours au merveilleux. Il est vrai qu’Hérodote fait un travail en
quelque sorte ethnographique, ce qui se prête mieux à son usage. Hérodote présente parfois
plusieurs versions d’un événement, explique que les sources sont incomplètes, Thucydide ne
prend pas les mêmes précautions. Si Thucydide a été d’emblée et longuement admiré,
certains, dès l’Antiquité, émettent toutefois des critiques, lui reprochant une approche trop
exclusivement politique, ce qui n’était pas, on l’a vu, le cas d’Hérodote (mais il est vrai que
cela correspond au cœur du projet de Thucydide). Parmi les pratiques de Thucydide qui
devaient exercer une influence durable figure l’inclusion de discours supposés authentiques
qui sont placés aux moments-clés de sa narration (et qui représentent près du quart de son
œuvre). A vrai dire, Thucydide admet qu’il n’a pas personnellement entendu tous ces discours
et que sa mémoire peut être imparfaite pour ceux dont il a une connaissance directe. Pour lui,
ces discours correspondent en fait à l’essence de ce qui a été dit, sinon au texte littéral. Cette
pratique, peut-être influencée par la tragédie grecque, constituait aussi un lien narratif.
L’historien Polybe, évoquant cet usage des discours, précise qu’ils résument les événements
et assurent la cohésion du récit. Avec Thucydide, l’histoire est aussi réflexion assez
désabusée, sur la politique. Dans le fameux dialogue mélien, les Athéniens exigent des
Méliens qu’ils renoncent à leur neutralité. Devant leur refus, ils les massacrent.
La manière dont Thucydide analyse les relations internationales a constitué une source
d’inspiration durable. L’Américain Graham Allison (né en 1940) a ainsi forgé le concept de
piège de Thucydide : il estime en effet que le principal motif de l’entrée en guerre des
Spartiates a été la montée en puissance d’Athènes. Le piège de Thucydide, c’est le fait que la
puissance dominante entre en guerre parce qu’elle redoute le surgissement d’une autre
puissance. Graham Allison redoute que les États-Unis et la Chine ne tombent dans le piège de
Thucydide.

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