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Le Roy-Ladurie Emmanuel. Evénement et longue durée dans l'histoire sociale: l'exemple chouan. In: Communications, 18,
1972. pp. 72-84.
doi : 10.3406/comm.1972.1259
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1259
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épidémies; absence des mariages, qui sont remis à des temps meilleurs; stéri
litétemporaire des femmes normalement fécondes, par suite d'aménorrhées de
famine, ou pour diverses raisons.
L'histoire « structurale » ou « totale » ou « systématique », tente même lég
itimement de rapporter à ses normes propres l'événement qui s'avère en appa
rence le plus irréductible, tellement il est sauvage, monstrueux, hors du com
mun : soit par exemple la peste noire de 1348 qui, en Occident, extermine le
tiers et souvent la moitié des populations. Considérée de très haut, et d'un
point de vue international ou intercontinental, cette pandémie perd son carac
tèretératologique. Elle n'apparaît plus que comme un épisode prévisible, au sein
du processus d'ensemble, engagé du xive au xvie siècle, et qu'on pourrait appeler
l'unification microbienne du monde. Cette unification étant elle-même condi
tionnée par des phénomènes globaux comme sont, depuis le xie siècle : la montée
démographique de trois grandes masses humaines (la Chinoise, l'Européenne,
l'Amérindienne); et la mise en communication inéluctable de ces masses l'une
avec l'autre, par suite de l'ouverture de routes continentales et maritimes, mili
taires et commerciales. Il suffit à ce propos de mentionner, comme typiques d'une
telle « ouverture », l'intégration de l'Eurasie par suite de la création de l'empire
mongol et mondial de Gengis-Khan; l'établissement par les Génois, au long
de cet empire, d'une route des soies, propice aux courts-circuits microbiens,
entre l'Asie centrale et la Crimée; vers l'Ouest enfin, à l'époque suivante, la
découverte (génoise elle aussi), et la pénétration de l'Amérique. Tout cela bien
sûr, rendait hautement probable l'occurrence de grandes vagues de pollution
microbienne, propagées d'Est en Ouest : la peste noire d'abord, importée d'Asie
centrale en Europe via le port criméen de Caffa; puis, bien plus grave encore,
mais comparable dans le principe, l'extermination des populations amérin
diennes, perpétrée par les bacilles de colonisateurs espagnols, entre 1500 et
1700. Les catastrophes épidémiques n'apparaissent plus, dans cette perspective
réductrice, que comme l'aboutissement logique d'une expansion inconsidérée
du nombre des hommes, du commerce, des raids militaires et de la colonisation.
Elles perdent leur caractère d'événement unique. Elles sont digérées par l'his
toire globale.
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Mais ce temps bref, cet « instantané » n'est pas seulement porteur des struc
tures politiques à venir. Il renvoie aussi à une infrastructure pré-existante. Là
réside l'un des caractères originaux du livre de Bois : remonter de l'idéologie
et de la personnalité paysannes actuelles jusqu'à l'événement qu'on croyait
mort à tout jamais, parce que aboli par son enfouissement dans le passé; puis, à
partir et au-delà de cet événement, chercher plus loin encore dans l'économie
et dans la société pré-révolutionnaires, les bases fondamentales; celles qui, sans
pour autant prédéterminer un avenir encore très ouvert, dessinaient par avance,
dès avant 89, le « clavier », ou le champ des forces, sur lequel joueront librement
les aléas de 1790-93.
Ce champ des forces, dans les bocages manceaux d'avant la Révolution, quel
était-il? Au niveau de la propriété d'abord, les nobles et autres privilégiés (contra
irement à ce qu'on aurait pu attendre) ne jouissaient pas, dans la future « Sarthe »
(à l'Est et à l'Ouest) d'une influence prédominante avant 89 : pas même en
vérité, surtout pas, dans la région qui [deviendra chouanne ! En fait, ils étaient
déjà déracinés; ils résidaient dans des villes souvent lointaines. Quant au prél
èvement seigneurial, dîme mise à part, il était infime. Les liens d'exploitation
enfin pouvaient être symbolisés par le pourcentage suivant, assez faible : 7 %
seulement des paysans dépendaient de la noblesse, en tant qu'exploitants de
ses domaines. On voit que peu nombreux en fin de compte étaient les ruraux,
que des raisons pures et simples de clientèle pouvaient inciter à se soulever
en faveur des aristocrates.
Beaucoup plus importante que la propriété noble était celle des bourgeois,
qui s'appropriait 51 % du sol! Celle-ci polarisait contre elle, en toute virtualité,
dès avant les épisodes de Révolution et de contre-révolution, les frustrations
de la masse paysanne. Surtout dans l'ouest de la Sarthe1, où des agriculteurs
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dynamiques, vigoureux, enrichis (qui contrastaient avec les pauvres hères du sol
sableux du Sud-Est, incapables de penser propriété), visaient énergiquement à
s'approprier le sol cultivable; et à donner la terre à ceux qui la travaillaient,
fût-ce aux dépens des bourgeois qui l'avaient accaparée. On verra sur ce point
comme sera déçu cet espoir.
Sociologiquement, la région, dès avant 89, ignorait l'arriération du métayage.
Le peuple paysan du Maine en effet se composait surtout de fermiers; on avait
donc affaire dans cette France des haies, comme dans l'Angleterre modernisatrice
des enclosures, à une couche rurale, que son statut juridico-social, somme toute
moderne, ne prédisposait nullement à une mentalité retardataire. En outre ce
peuple rustique n'était pas divisé de façon irrémédiable, comme c'était parfois
le cas dans les grands openfields du Nord-Est français, entre gros laboureurs
et pauvres manouvriers, s'opposant délibérément et parfois physiquement les
uns aux autres. La société paysanne de la « Sarthe » d'avant 89, notamment
dans son Ouest, formait un tout moralement homogène; fermiers, bordagers
(petits fermiers) et journaliers s'y trouvaient unis par les liens de la parentèle;
de la clientèle intra-paysanne; et de la cohabitation dans les hameaux. On
conçoit donc aisément que cette « masse de rustres » ait pu, selon les époques,
ériger un front de classe, en 1789 contre la dîme; et, en 1790-1799, avec de plus
en plus d'âcreté, contre les bourgeois des villes, et, par ricochet, pour les curés
réfractaires.
Il existait pourtant avant 1789 une vraie différenciation intra-paysanne qui
préparait le clivage géographique entre régions chouannes et non chouannes;
elle résidait dans la bi-partition spatiale (déjà mentionnée) des revenus. Les
paysans dynamiques de l'Ouest de la Sarthe, vendeurs de grains et futurs
chouans, jouissaient sur leurs bonnes terres, d'un excédent de chanvre et de
céréales; et d'un revenu par tête supérieur de 50 % à celui de leurs congénères
mal lotis du Sud-Est, obligés, de par leurs pauvres sols, à s'acheter du grain, et
donc à se solidariser avec les consommateurs qui vivaient en ville. En outre,
l'Est et le Sud-Est fourmillaient de bûcherons, et surtout de tisserands, animés
de revendications et de motivations catégorielles (besoins de subsistances tels
que ceux qu'on vient d'évoquer; position d'acheteurs de grain et de chanvre;
hostilité à la réglementation tatillonne qui sous l'Ancien Régime, corsetait
l'industrie textile; docilité, pour toutes sortes de raisons, au leadership des
marchands urbains). Tout cela poussait ces hommes des bois et des toiles à faire
cause commune avec les masses bourgeoises, petites bourgeoises ou populaires
des villes, contre les éleveurs, contre les producteurs de chanvre; et surtout
contre les gros céréaliers de l'Ouest, qu'on accusait de faire « danser devant le
buffet » les consommateurs au ventre vide.
Il y avait donc, comme l'écrit Paul Bois, « deux peuples du bocage » : celui de
l'Ouest, juché sur son tas de grains, et qui fait bloc tendanciellement contre
les cités (que celles-ci soient dominées, comme c'est encore le cas en 1789, par
des élites nobles ou à prétentions nobiliaires; ou bien, comme dans les années
qui suivront, par telle ou telle fraction de la bourgeoisie ou des non-privilégiés).
Et puis, de l'autre côté d'une frontière anthropologique, on trouvait le peuple
d'en face : celui du Sud-Est sarthois, plus pauvre, plus pénétré par les influences
urbaines : fort peu révolutionnaire en 89 à l'encontre de l'oppression « féodale »,
il s'avérera au contraire, dans les années qui suivront, prêt à se solidariser
avec les villes contre la masse paysanne « pur sang » de l'occident sarthois.
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(appel des campagnards sous les drapeaux). La déception foncière enfin, la pire
de toutes, s'était centrée sur le problème des Biens nationaux : les agriculteurs
efficients de l'Ouest sarthois guignaient dès 1789 (leurs cahiers le prouvent)
la fortune de l'Eglise. Ils furent frustrés de cet espoir; la bourgeoisie des villes,
mieux armée financièrement que les fermiers (même riches) rafla au prix fort
les terres du clergé, localement si fertiles et tellement tentantes. La frustration
des ruraux de l'Ouest s'exprima dès lors en mots d'ordre vengeurs et pleins
d'amertume : « que les acheteurs des biens nationaux (déclarent en substance
les futurs chouans), partent donc les premiers aux frontières et aux armées, pour
y défendre cette Révolution qui les a comblés de bonnes terres. Les fils des
paysans eux n'ont pas de raison d'aller se faire tuer pour une marâtre ».
Ainsi, dans l'Ouest sarthois, put se réaliser, avec une incroyable vigueur,
le couple structure-événement, qui donnera la chouannerie, matrice à son tour
de conséquences interminables et séculaires. Une personnalité paysanne région-
nale, puissamment intégrée, douée par avance d'une autonomie peu commune,
y reçut de plein fouet le choc imprévisible de frustrations en chaîne. Les années
décisives de la Révolution furent ainsi vécues sur place par les hommes de la
terre, comme un aléa, comme un phénomène extérieur et citadin, « chu d'un
désastre obscur »; les ruraux eurent le sentiment qu'ils entraient en collision
avec une série causale indépendante de leur système propre, laquelle interférait
de façon indécente avec leur destin normal.
Dans le Sud-Est infertile du département au contraire, — sempiternel cl
ivage! — tout se passa en famille; les bourgeois urbains n'étaient guère affriolés
par les mauvaises terres du clergé du cru, et ils ne se ruèrent pas pour acquérir
celles-ci. Les paysans et les petits bourgeois des villages locaux purent donc
acheter sans grand mal le sol des prêtres ; ces acquéreurs ruraux, devenus caciques
en leur paroisse, fournirent autant de recrues pour les tendances révolutionnaires ;
ils vécurent ainsi le nouveau régime en sympathie, et devinrent disponibles
pour servir la contre-chouannerie dans le court terme, et le parti républicain
dans le très long terme.
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Mais l'œuvre réussie de Paul Bois n'est pas seule au monde. En toute indépen
dance,d'autres tentatives de même style, plus ambitieuses par leur projet, mais
moins achevées quant à l'analyse, sont apparues récemment. Elles révèlent
peut-être, dans l'historiographie, une tendance nouvelle. Elles méritent à ce
titre, et pour conclure, d'être très brièvement évoquées, en cet article qui concerne
leur problème. Je pense par exemple à l'essai de Jean Baechler sur « Les origines
du système capitaliste » (Archives européennes de sociologie, 1968, 1). Ces « ori
gines », médiévales, sont conçues par Baechler, elles aussi, comme un hasard
opérant sur un donné; comme un accident ou « dérèglement » survenu aux
xe-xie siècles, dans une société dont la technologie était féconde, mais dont
l'anarchie segmentaire avait décomposé le tissu. Cette situation, exceptionnelle,
avait donc donné leur chance en cette fin du haut moyen âge aux petites cellules
qu'étaient les châtellenies seigneuriales; mais aussi et dès le principe, aux villes,
aux marchands, bref à ces individus « hors cadre » qu'étaient les bourgeois.
Le hasard aurait ainsi favorisé la mise à jour d'une structure logique, le capita
lisme, doué dès son avènement d'un dynamisme irrépressible et cancéreux.
Cet avènement et ce dynamisme, contenus de toute façon dans le champ des
possibles offert à l'humanité des deux derniers millénaires, devaient dès lors, une
fois nés, tout balayer devant eux; recouvrir et polluer en dix siècles la planète
entière ; bref croître et embellir sans obstacle sérieux, si l'on en croit Jean Baechler,
à la façon du poisson-chat colonisant les cours d'eau. A la différence des Paysans
de l'Ouest, ces Origines du capitalisme sont plus suggestives que définitives, plus
brillamment intuitives que vraiment rigoureuses et totalement convaincantes.
Baechler du reste, les a voulues telles, provocantes et provisoires, dans leur inach
èvement même. Elles constituent elles aussi, ce me semble, un jalon important
dans l'exploitation des possibilités qu'offre aux méditations de l'historien, la
rencontre de l'événement et de la structure, du hasard et de la nécessité.