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Matarasso Michel. Lecture seconde de Nice. In: Communications, 17, 1971. pp. 158-166.
doi : 10.3406/comm.1971.2180
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1971_num_17_1_2180
Michel Matarasso
Murs-façades-placards publicitaires
Les pages qui suivent résument le projet et les premiers résultats d'une enquête
en cours sur les placards publicitaires dans trois quartiers niçois et sur les
graffiti qui surchargent un certain nombre de ces affiches. Diverses circonstances
concourent à recommander le choix de Nice pour une telle enquête : l'accroiss
ement démographique de la ville 1) entraînant le sous-emploi d'une partie de la
jeunesse; le remaniement du tissu urbain et la multiplication des construc
tions neuves et des chantiers; l'importance du rythme touristique dans la vie
de la cité; enfin, l'existence d'une longue tradition iconographique faisant parler
par la médiation de la fresque, de la statuaire, et du retable, le mur niçois.
L'enquête sur les placards publicitaires conduite, dans trois quartiers niçois,
sous notre responsabilité 2 a pour objet :
1. de préciser s'il existe ou non un particularisme publicitaire niçois;
2. de constituer un corpus complet de publicité murale pendant un mois;
3. de dégager les points de concentration publicitaire dans la ville;
4. d'analyser les phénomènes de « contre-publicité », sous forme de graffiti,
ou autres, qui étaient loin d'être négligeables pendant la période mensuelle de
l'enquête sur le terrain.
Une prospection dans toute la ville nous a déterminé au choix de trois quartiers :
1. Le centre et une partie de la promenade des Anglais.
2. Le quartier Magnan (quartier de petits négoces où se situe, en marge, la
nouvelle faculté des Lettres).
3. Le quartier Saint-Roch, quartier à prédominance ouvrière.
D'autres prospections n'ont donné aucun résultat : dans le Vieux Nice il n'y
avait pas d'affiches; dans le quartier Cimiez (Faculté des Sciences), excepté à
l'entour de la Faculté, relativement peu de matériel pour l'enquête. Dans les
autres quartiers, l'affichage reste d'assez faible fréquence.
1. Population : Nice 1861 : 48 273 h. 1962 : 294 976 h. Département des Alpes mari
times : 1946 : 453 000 h. 1968 : 722 000 h.
2. Faculté des Lettres, de Nice, Unité des Communications de Masse. Nous remer
cions particulièrement MM. Heertmans, Hakem, Plain, Festa pour leur contribu
tion.
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Le classement du matériel.
Plusieurs possibilités se présentent pour le classement du matériel collecté.
Soit emprunter les catégories de l'INSEE (de caractère administratif), soit suivre
un classement par catégories de motivation (alimentation, érotisme, mythe du
bonheur, santé, puissance, prestige, succès, confort) 2, ou par catégories techniques
et formelles (photographie /dessin; noir /couleur; argument /séduction ; texture
simple /élaborée ; style 1900-1926 /moderne ; abstrait /concret) 2. Sans mettre
en question, bien au contraire, la valeur de ces classifications, ni leur caractère
opératoire, que nous utiliserons d'ailleurs en cours de traitement, nous avons été
conduit à construire une classification plus adaptée à notre corpus. De fait, une
certaine quantité de témoignages publicitaires prenaient le corps pour thème.
Nous avons donc séparé ce qui appartient au corps et aux techniques du corps
(y compris l'ingestion des aliments) de ce qui n'y appartient pas : environnement,
technologie domestique, constructions immobilières, etc.
externe — vêtement,
produits d'application
parure, literie,
: santé,
draps,beauté
etc. (c,corpor
e, 1)
(c,e) elle(c, e, 2)
Corps
(C)
interne — aliments
produits (c,
pharmaceutiques
i, 1) ou para-pharmac
eutiques (c, i, 2)
Corpus fixe
thématique — mobilier
immobilier,
et technologie
constructionsdomestique
(c, f, 1) (c, f, 2)
(M)
1. Cette période a été choisie en ce qu'elle précède et suit les fêtes de Noël. Certains
affichages ne durant que 15 jours, nous avons pu mettre à profit, pour notre corpus,
un double affichage.
2. MotKs (A.), l'Affiche dan$ la société urbaine, Paris, Dunod, 1970.
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Corps (C)
Corps externe c, e.
c, e, 1 : 14 items :
1=2. Montres Timex; montres Morabito.
M = 8. Draps Lates; draps Silvermoon; A la Riviera (saison de blanc); Vrac;
Mercerie Vatine; Pierre maroquinier; Les bonnes adresses (affiche
collective) ; A la Riviera (Jouets).
A = 4. Vêtements Tootsie ; vêtements Gérard ; Gold Sold ; Babani.
c, e, 2 : 1 item :
M = 1. Cadum.
Corps interne c, i.
c, i, 1 : 18 items dont plusieurs mixtes appartenant à 2 classes :
1=8. Verveine Veley; Galak (-J- M); citrons et oranges de Grèce; oranges
d'Espagne; chocolat « Mon Chéri »; banane (-}- M); fromage crème
Després; fromage Gouda (-f- M).
M = 11. Sucre; Banania; Galak (-f- I); Lipton; Lipton; Lipton; Potages
Liebig; Vins Margnat; banane (-f I); fromage Gouda (+ I); apéritif
Campari.
A = 1. Codec (alimentation).
C = 1. Vins Van et Viel.
c, i, 2 : 1 item :
I = 1. Vîcks.
1. Il est clair que métaphore et métonymie ne sont pas confondues. Elles sont ici
regroupées pour étudier l'étendue d'un registre sêmiotique fort, bien, que la sémiotique
déborde ces deux figures.
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luelle
dans le
énergie
sucrel
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Non corps mobile c, m.
c, m, 1 : 5 items :
I =1. Automobile Citroën Ami 8.
M = 2. Essence Esso (tigre lumineux, néon); Shell (timbres-cadeaux).
A = 2. Saviem; Baldetti.
c, m, 2 : 1 item :
I =1. Hors -bord Mercury.
Non Corps service c, 1.
c, s, i : 3 items :
M = 1. (Educatif) : Inlingua.
A = 2. (Information) : Spectacles de Nice; Sécurité; Police privée,
c, s, 2 : 5 items :
M = 4. Loterie nationale; Jeunesse au plein air; (information); Journal
Pilote ; Loterie nationale.
C = 1. Emprunt SNCF,
c, s, 3 : 2 items dont 1 mixte :
M = 2. Échanges France-États-Unis : enfants du Biafra, disque : achetez
World Star Festival (+ I).
I =1. Enfants du Biafra, disque : achetez World Star Festival (+ M).
Total 65 items 1 dont : I = 25; M = 36; A = 12; C = 2.
1. Parmi ces items spécifiques quelques-uns figurent plusieurs fois dans les 4 caté
gories I, M, A et C.
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sens commun, qui établit une franche distinction entre « gaspillage » et « somp-
tuaire », Veblen décèle (sans en faire l'analyse théorique) deux catégories complé
mentaires d'une même stratégie de l'action, disons d'une même praxis. Il n'est
pas interdit d'opposer un gaspillage approuvé (mais vécu et conçu idéologiquement
comme non-gaspillage et un gaspillage réprouvé). Dans ces deux cas, aussi bien,
nous relevons analytiquement un détournement de l'activité économique à des
fins non instrumentales. Mais la ruse du cérémonial, tout comme du somp-
tuaire, est de se draper de la parure de l'utile et du fonctionnel.
Or les observations faites par Veblen dans la société américaine du xixe siècle
finissant gardent leur vérité aujourd'hui, mais remodelées par les « besoins de
civilisation » : temps de loisir, espace de loisir, valeurs familiales, résidence
secondaire, deuxième voiture, navigation de plaisance — , symboles de pres
tige mis à profit par les classes urbaines montantes. La sphère des besoins dits
« sociaux, culturels » l'emporte progressivement sur les autres. Le gaspillage
hier encore réprouvé (oisiveté, dépense provocante) se trouve intégré progres
sivement dans la sphère du « loisir »; en d'autres termes, il devient un surplus
recommandé qui se matérialise dans les dépenses consenties pour le corps ou
ses prolongements symboliques (vêtements, etc.) ou le non-corps (voitures,
résidences, etc.), expression du rapport qu'entretiennent l'image personnelle de
soi et l'image sociale de soi aux autres. En se reformulant de proche en proche,
ce rapport conduit, comme l'ont bien vu Edgar Morin x ou Marshall McLuhan 2,
à un éclatement du concept — ainsi que de la pratique — de « vie privée ».
Aujourd'hui à Nice, l'estivante joue sa vie privée sur la plage, elle déploie
cheveux humides, serviettes éponges et soutien-gorge. Le privé devient public.
Et, à l'inverse, ce qui était hier encore du « public » — la pratique religieuse
par exemple — se range de plus en plus dans la vie privée.
Dans l'affiche comme autrefois dans la fresque, l'image murale ne parle pas des
conflits de la société mais parle de son mythe. Et à travers lui elle actualise l'image
de soi et du rapport de soi au monde. Que ces rapports soient des rapports mar
chands, nul ne le nie. Leur caractère général enlève à la publicité niçoise toute
spécificité. Sur 65 affiches étudiées, 20 se réfèrent à une publicité locale, mais la
thématique qu'elles mettent en œuvre n'est pas distincte de celle qu'on trouve
dans la publicité nationale. Dans toute la ville la publicité est la même. Elle
varie en fréquence selon les quartiers. Les points de concentration publicitaire
dépendent de la surface de palissades entourant les constructions nouvelles. Les
affiches existent aussi sur les murs nus longeant les voies ferrées (dans le centre)
ou sur les murs désolés des quartiers ouvriers. Elles s'adaptent aussi bien —
on le sait — à l'architecture fonctionnelle, dans la mesure où le discours de cette
architecture est relativement ténu. Elles s'installent aussi — la construction
en ville d'éléments architecturaux à des fins publicitaires étant interdite — sur
les façades louées des haltes d'autobus.
Surcharges et graffitis 3.
Ce n'est pas par hasard que nous avons élargi le corpus aux affiches surchar
gées
et aux graffitis. L'affiche, en effet, est proprement un des media froids au
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sens que lui donne Marshall McLuhan1 : elle invite au débat. Elle laisse des
blancs au sens strict, comme au sens figuré. Qu'en décembre 1969, les blancs
des affiches niçoises aient été barbouillés, recouverts de divers graffitis, part
iculièrement dans le quartier universitaire Magnan et sur la Promenade des Anglais,
nul ne saurait s'en étonner lorsqu'on se replace, par la pensée, dans cette période
d'agitation. Notre échantillon de 13 affiches surchargées, bien qu'il ne soit pas
complet, permet de conserver un fragment d'une poussée « contre-idéologique ».
Le thème majeur de ce discours contre-idéologique, symbolisé par l'écrit,
est la dénonciation du rapport marchand de la société : « Les marchandises
gèlent les passions » — «A bas la marchandise» — Sur les publicités du sucre —
jeune homme plein d'énergie et bondissant, tout le corps arqué, les phylactères
réitèrent la même parade : « Les marchandises gèlent les passions ». Sur l'affiche
Brandt TV, dans le cadre du récepteur de télévision : « ENNUI ». Sur la machine
à laver, comme sur le frigidaire Vedette, entre lesquels se trouve une blonde
ménagère, les phylactères prolifèrent, couvrent progressivement toute l'affiche,
la défigurent, la dénaturent2. Cette affiche des appareils « Vedette » couvrait alors
les panneaux loués des stations d'autobus. Voici un relevé d'une seule affiche :
1. Vedette mérite votre confiance- MÉPRIS.
2. A bas la dictature de la marchandise.
3. A bas la marchandise.
4. Plus tu consommes moins tu vis, les objets causent l'impuissance.
5. Les marchandises gèlent les passions.
6. Achetez le frigidaire qui rend frigide.
7. Les vedettes sont si bien, elles enseignent le refus de vivre.
8. A prisunic ennui unique.
9. Côté survie (machine) /côté vie (sans machine).
10. Ne travaillez jamais, volez.
IT. Transgressons les interdits.
12. L'ennui est contre-révolutionnaire.
13. (La blonde ménagère parle) : je suis pareille aux femmes-objets.
14. On nous sodomise avec cette S de publicité.
15. On nous vend le bonheur au rabais, volez-le.
16. Consommez plus, vivez moins.
17. Vivre sans temps mort, vivre sans entraves.
18. A « révolte totale » homme total.
19. C'est bon de faire l'amour avec un révolté.
20. Je suis frigide, figée, femme-objet, je suis mariée, mais j'ai un frigidaire, une
bagnole, j'enfouis mes désirs sous mon manteau de vison.
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Sans nul doute, ces faits restent isolés dans le temps comme dans l'espace
urbain. Il n'est pas inutile d'en indiquer les premiers symptômes. Le mur sert
d'écritoire collectif. Et le mur niçois, support d'images depuis des siècles, continue
à se couvrir de glyphes de toutes sortes, chaque groupe social soutenant sa
stratégie propre. Pourtant ce discours du monde sur le monde se remanie en
deçà de la vie quotidienne. Il objective la crise que traverse aujourd'hui à tra
vers la société marchande la publicité. « On ne peut plus être publiphobe en 1970 »,
« Pouvez-vous, en 1970, vous offrir le luxe d'être un publiphobe 2 »?
Éphémère, l'affiche se trouve recouverte après 15 jours, et avec elle, les graffi
tis biffés. « L'art, on veut le faire descendre dans la rue ».
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Faculté des Lettres de Nice.
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production. Très utilisé car il permet une large marge d'expression (couleur,
dessin) et une diffusion massive. Très encombrant.
Le pochoir.
Plaque de carton, découpée de telle sorte qu'elle permet d'écrire sous forme
de lettres d'imprimerie, généralement un mot ou un slogan, lorsqu'on la recouvre
de peinture. Très peu utilisé.
Le vaporisateur à essence.
Peu coûteux, mais de maniement délicat. Son champ d'application est extr
êmement réduit : il ne détruit pas l'affiche mais la recouvre superficiellement d'une
tache de couleur noire. Son efficacité est nulle contre les affiches métallisées.
Le marker (stylo feutre).
Le grand modèle ne coûte que 5 francs : il permet une centaine d'inscriptions.
Il est non seulement très rentable mais aussi très pratique : son volume réduit
permet une utilisation individuelle et de plein jour. L'écriture ou le dessin au
marker est indélébile, mais nécessite une surface parfaitement plane et de couleur
claire.