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Friedmann Georges. LES MYTHES ET LE DILEMNE. In: Communications, 17, 1971. pp. 167-179.
doi : 10.3406/comm.1971.1251
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1971_num_17_1_1251
Georges Friedmann
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vable, les enseignements que j'en ai tirés, je dois les confronter les uns aux autres,
mais aussi à des lectures et réflexions antérieures, voire à quelques souvenirs
de voyage. Ce recueil, bien sûr, ne tombe pas sur un sol vierge. Lequel d'entre
nous, vivant dans ce monde, n'a pas réagi de manière plus ou moins informée,
plus ou moins rationnelle et passionnelle, à l'ensemble de stimuli visuels, auditifs,
diurnes et nocturnes, à l'immense et multiforme « phénomène » qu'on a dénommé
publicité?
Une fois refermé, sur ma table, le gros dossier, j'écris ces pages qui seront
placées en fin de volume. Pourtant mes vues, loin de prétendre à conclure, sont
ici non imposées, mais seulement proposées au lecteur qui, ayant déjà fait son
expérience des textes, pourra comparer, en toute connaissance de cause, ses
réflexions aux miennes *.
Ma première impression est de caractère général et j'en ai déjà fait état dans
le bref avant-propos. Ce recueil n'a pas la naïve prétention d'épuiser un sujet
qui appellerait toute une collection de travaux et dont le champ, au reste, n'a
encore été que très partiellement prospecté par les sciences sociales. Néanmoins,
par la diversité des auteurs, de leur formation, des perspectives où ils se trouvent
chacun situés, par celle de leurs expériences existentielles autant que de leurs
préoccupations, de leurs tournures d'esprit, il suggère la complexité, la poly
valence, du « phénomène » étudié. Il nous fait entendre des sons de cloche variés
et parfois même fort suggestivement discordants. On y trouve des travaux
d'économistes, de sociologues, de techniciens de bureaux d'études (peut-être
pas assez celles de psychologues) — mais aussi des contributions d'hommes
appartenant, ou ayant appartenu, à la profession publicitaire. Bref ce recueil
a pour moi le mérite d'être un microcosme qui, malgré ses lacunes, « simule »
l'univers publicitaire et y débroussaille quelques voies pour une réflexion ju
stement orientée.
1. Les idées et thèmes qui seront mis en relief étant souvent communs à plusieurs des
collaborateurs de ce numéro, il eût été difficile — et, pour le lecteur, sans doute fast
idieux — de mentionner chaque fois les noms et références.
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Efficacité.
Un de ces thèmes les plus fréquents me paraît être la mise en question de la
publicité comme détentrice d'une efficacité fonctionnelle et directe sur le plan
économique. Cette contestation fondamentale n'est certes pas nouvelle. De
bonnes recherches ont démontré que la publicité n'a pas, à elle seule, le pouvoir
de façonner la consommation, de créer de toutes pièces des besoins, que d'un côté,
certains de ses adversaires, essayistes et moralistes, de l'autre, des publicitaires
lui ont attribué, les premiers pour la maudire, les seconds pour l'exalter et en
tirer bénéfice. C'est là un des « mythes » importants qui se trouvent ici ébranlés.
On comprend mieux, dès lors, pourquoi l'influence des ventes sur la publicité
est au moins aussi grande que celle de la publicité sur les ventes. Encore faut-il
noter que ce modèle d'explication tient compte des ventes « projetées » ou « escompt
ées » par l'annonceur, ce qui réintroduit comme un possible le changement, grâce
à la publicité, du comportement des acheteurs virtuels. Il n'en reste pas moins
que, « d'une manière générale, à l'échelle des branches comme à celle des entre
prises, la publicité est à la mesure des profits » *. Au regard de l'économiste, la
publicité, loin d'être un investissement (sauf dans les secteurs de la parfumerie,
de 1' « hygiène » et, plus généralement des produits de luxe où la firme doit entre
tenir avec sa clientèle de permanentes relations de présence et de prestige), est
considérée et engagée par l'entreprise comme une part de ses frais généraux :
aussi voit-on celle-ci, lorsque ses profits sont réduits, rogner sur son budget
d'annonces dans la presse et, en premier lieu, à la télévision 2.
L'étude de Marcus-Steiff, qui analyse et classe les meilleurs travaux effectués
dans ce domaine en France et à l'étranger (surtout aux États-Unis), nous convainc
que les effets de la publicité sur les ventes ont été rarement démontrés et peuvent
même être mis en doute. Par contre, on a constaté des cas d'efficacité négligeable,
nulle ou même négative (effets « boomerang » sur l'image de marque ou du pro
duit). Lorsqu'il y a une forte augmentation des ventes il est impossible de prou
ver que ce résultat est attribuable à la publicité plutôt qu'à d'autres causes.
Par ailleurs, lorsqu'une entreprise met sur le marché une innovation majeure
(par exemple, les produits en nylon), celle-ci n'a pas besoin de la publicité pour
s'imposer : sur ce point, des recherches concordantes mettent en relief le rôle
de l'imitation et du « bouche à oreille » dans la diffusion rapide des produits
nouveaux. Notons enfin que la campagne menée par le S.E.I.T.A., bien que
préparée avec un luxe de précautions pour la rendre aussi adéquate que possible,
n'a pas réussi, même faiblement, à modifier au profit des « Gitanes » les attitudes
et comportement des fumeurs de « Gauloises » (Therme). Son échec ne peut être
entièrement attribué au caractère particulier, en France, du marché des ciga
rettes, monopole d'État, et constitue un argument de poids pour mettre en doute
l'efficacité directe de la publicité sur le plan économique.
Mais alors, comment expliquer sa part considérable dans la stratégie, dans le
budget de tant de grandes et de moyennes entreprises? La plupart des auteurs
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Partage du marché.
Auparavant, je note que le monopole conquis par une innovation majeure est
fugace. La publicité fait partie de l'arsenal des pressions commerciales dont
l'efficacité détermine la part de chacun des compétiteurs sur le marché. Il y a
même bataille entre les producteurs pour s'assurer la plus forte influence « psycho
logique et affective », pour imposer des produits considérés d'abord comme
« superflus », « futiles » en les faisant remorquer par de nouveaux « besoins ».
Galbraith, pourtant enclin à réduire les fonctions économiques et sociales de la
publicité, nous rappelle qu'on ne saurait la dissocier des techniques de la concur
rence1. Lorsque le volume du marché global d'un produit ne peut être sensibl
ement augmenté — ce qui est fréquent — elle permet à une firme de modifier sa
courbe de demande aux dépens d'une entreprise concurrente ou de changer cette
courbe en accroissant le degré de différenciation de ses produits. L'analyse des
techniques publicitaires permet de comprendre comment se partage entre concur
rentsun marché non (ou très peu) extensible. En certains cas, les publicités
s'annulent les unes les autres. Lorsque les concurrents offrent des produits iden
tiques ou très peu différents, comme il arrive souvent, la publicité ne joue aucun
rôle bienfaisant ni pour l'ensemble des producteurs appartenant à cette branche
d'industrie ni, a fortiori, pour l'économie à l'échelle nationale. Son intérêt n'est
incontestable (mais alors il peut être grand) que du point de vue de chacun des
fabricants, considéré en tant qu'unité isolée, bataillant âprement pour défendre
ou grossir sa part du gâteau. La « promotion économique », dont tant de publi
citaires brandissent fièrement le pavillon, ne sort pas grandie de ces combats
singuliers.
Information.
Une des préoccupations majeures de la publicité est de convaincre le public
qu'elle possède, à son service, une valeur précieuse d'information. En ce moment
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le passant), tous les moyens lui sont bons : « le lyrisme, la pirouette, l'érotisme,
le sanglot, la mystification, le chantage, le cynisme, etc., tout sauf la pudeur »
(cité par A. Moles, cf. Prely). Tous les moyens sont bons pour peser sur une
volonté, la mener à l'achat.
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que chacun d'eux perde son autonomie de gestion. Ainsi naîtrait une nouvelle
forme de publicité orientée vers la sélection de publicités particulières, vers un
optimum (et non un maximum) d'audience.
Par delà la publicité anarchique, responsable de 1' « opacité » du marché, ce
sont des solutions de ce genre qu'on nous fait ici entrevoir : « // faudrait imaginer
d'autres modèles de communication. Un réseau public d'information qui permettrait
à chaque unité de production ou de distribution de communiquer sélectivement
avec toutes les unités de consommation et vice versa... » (P. Kende, Chronique).
Mais soyons lucides. La stratégie défensive adoptée dès maintenant, aux États-
Unis et en Europe, par les Grands Détenteurs des moyens de publicité, peut
retarder le développement des media qui menacent leur puissance. D'autre part,
en établissant comme service public l'infrastructure collective de communication
par câbles, ne sous-estimons pas le risque, à défaut de précautions adéquates, de
tomber de Charybde en Scylla : substituer au gaspillage concurrentiel un parasi
tisme ou même un totalitarisme d'État.
1. The Affluent Society, ouvrage cité. (J'ai traduit ce passage de l'édition originale,
p. 123).
2. L'ère de l'opulence, ouvrage cité, p. 133.
3. Telle est la position, aux États-Unis, de George Katona, bien connu par ses enquêt
es sur la consommation de masse.
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quelques leçons à l'histoire des sociétés modernes. Elle nous offre de multiples
exemples de besoins qui, considérés à leur apparition comme des produits d'une
culture sophistiquée, sont devenus plus ou moins vite des exigences de la nature
sociale, en tout cas de celle de notre civilisation : le téléphone, la salle de bains,
l'automobile, le réfrigérateur, les voyages par avion, le récepteur de télévision.
La « nature » humaine, dans un groupe social, est loin d'être immuable et peut
se transformer dans ses rapports avec la culture de ce groupe. L'automobile pré
sente un cas de mutation où la machine (culture) s'intègre peu à peu à la nature
aussi étroitement que la coquille fait partie de l'escargot. Au passage j'ai reconnu
le vieux problème, non encore élucidé, de la « satiété ». Lorsque l'homme a satis
faitses besoins physiques, relatifs à la nature, alors apparaissent des désirs d'ordre
psychique, relatifs à la culture et progressivement changés en besoins. Ici resur
git ce « mystère des besoins humains dont la nature même, semble-t-il, est de se
dérober à la satiation par une sorte de "fuite en avant" »*.
Tout cela est bel et bien.
Et pourtant, en nulle autre époque de l'histoire de notre espèce, il n'y eut,
comme aujourd'hui, prolifération de « besoins » transformés en besoins à tel
point que certains décèlent parmi les traits principaux de notre civilisation techni
cienne, une culture du moindre effort, un investissement démesuré dans le « futile »
que la publicité incite à produire, à acheter. Dans des bidonvilles du Brésil, du
Pérou, du Chili, et jusque dans les « villas miserias » de Buenos-Aires, j'ai vu
s'imposer des « besoins » sans doute grâce à la force de l'imitation et des normes
de la consommation ambiante, mais aussi grâce à celle des pressions commerciales
de la vente à crédit, de la publicité — et cela alors que des besoins primordiaux
(nourriture, logement, hygiène) étaient loin d'être satisfaits. Là aussi, là surtout,
peut-être, j'ai observé combien s'accroît, dans l'achat et la « consommation »,
la part de la suggestion et du rêve.
Et pourtant, dans telle société et à tel moment de son évolution, il y a, quelque
part, une frontière indécise, fluctuante, variable selon les traditions, les ethnies,
les cultures de la société en question et néanmoins réelle, entre « besoins » et
besoins, entre l'attraction d'un gratte-dos automatique, d'un fromage blanc à
l'Armagnac, d'un vernis à ongles pour chien, couleur assortie à ceux de sa maît
resse, — et celles qu'exerce (pour ceux qui en sont dépourvus) un frigidaire, ou un
aspirateur ou une 2 CV. C'est là que je retrouve la nécessité d'une information
impartiale, honnête. L'homme de la société industrielle « est acculé à des choix
et plus son niveau de vie s'élève, plus il doit choisir » 2. Seule une authentique info
rmation peut, dans tous les domaines et particulièrement dans l'économique, l'y
préparer.
En filigrane.
A travers certaines études se dessine, en filigrane, une approche ethnologique
et sociologique de la publicité. Celle-ci prolonge-t-elle, par son langage et l'homo-
logie des fonctions, la valorisation des termes de l'échange dans les sociétés
traditionnelles? Ou bien, comme j'incline à le croire, ne constitue-t-elle pas désor-
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mais un phénomène qualitativement nouveau, un trait de la civilisation techni
cienne qui en est indissociable sans pourtant, on l'a vu, se plier aux règles d'une
économie rationnelle? Autre problème posé, sous cet angle : la publicité sert-elle
de médiation entre un objet et une classe culturelle (Lagneau) ou bien est-elle
avant tout un puissant facteur d'intégration à la société globale, d'acculturation?
Dans quelle mesure fonctionne-t-elle comme si la société de masse était une société
sans classes?
Une sociologie de la publicité n'a été ici qu'esquissée au passage, par quelques
remarques. Il serait possible, grâce à des analyses de contenu, de déceler « à qui »
s'adressent ses discours, quelles sont les « cibles » visées (âge, sexe, revenus,
catégories sociales professionneles, etc.) et, dans une seconde étape, grâce à
d'autres méthodes dont on a vu des applications (Marcus-Steiff, Therme), de
savoir dans quelle mesure ces cibles ont été atteintes. Dans l'état actuel de nos
connaissances j'ai, quant à moi, l'impression que les publicitaires s'efforcent,
plus ou moins consciemment, d'adapter une grande part de leurs messages,
diffusés par la Radio, la Télévision, la grande presse quotidienne et hebdomad
aire, à la désagrégation des subcultures dans la société de masse, — désagréga
tion que, par contrecoup, ils accentuent, précipitent. La publicité est un des
bulldozers démolissant ce qui reste de traditionnel, de « non développé », dans
notre civilisation technicienne *. Sur la ruine des multiples systèmes de symboles,
particuliers à chaque groupe dans les sociétés prémachinistes, produits et vécus
par lui, elle tend à faire surgir de nouvelles valeurs symboliques communes à de
vastes audiences peu différenciées. Cette tâche de démolition est facilitée par les
stimuli culturels très hétérogènes auxquels l'habitant des zones urbanisées est
soumis, une fois sorti de son travail. En ce sens, l'action de la publicité ressemble
à celle, globale, de la culture de masse dont la pression, à travers les variétés
télévisées, les 45 tours, les magazines à gros tirage, les clubs de vacances, etc.,
s'exerce souvent, dans la vie hors travail, par-dessus les barrières sociales qui
subsistent, encore solides, sur les lieux de travail 2.
Conscience malheureuse.
Parmi les thèmes fréquemment apparus à travers ces pages, le lecteur aura
reconnu « la conscience malheureuse » du publicitaire 8. Celui-ci « ne fait pas son
métier sans quelque malaise et on relève, dans les publications corporatives, les
signes d'un complexe de culpabilité » (Quesnel). Ce malaise s'exprime de bien des
manières, par des allusions, des mots à l'emporte-pièce, se manifeste par la dialec-
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tique de la bonne et mauvaise conscience, les jugements ambigus sur la valeur
informative de la publicité, le besoin périodique de se justifier en la justifiant.
La bonne conscience du publicitaire se fonde souvent sur la conviction d'une
sorte d'harmonie naturelle entre ses démarches et les désirs, plus ou moins
conscients, du consommateur : il les perçoit, les matérialise en même temps qu'il
aide la Firme à leur adapter ses produits. Parallèlement, une des plus permanentes
inquiétudes du publicitaire est de démontrer la nécessité de sa fonction, son
efficacité économique, d'en convaincre un public dont il déplore l'incompréhension
à son égard.
Ces contradictions sont apparues, parfois comme en une image grossie, dans la
presse de la profession après la grande secousse de mai 1968 (Basse-Lagneau).
La publicité assure l'expansion de l'économie et le bien-être généralisé, reflète
le dynamisme de l'entreprise; elle éclaire et informe le consommateur qu'elle
initie, ausculte, conseille. Elle est la meilleure garantie, dans notre société, de
l'indépendance de la presse et s'affirme même comme un des critères du dévelop
pement économique et social : ne nous désigne-t-elle pas, pour s'en plaindre, s'en
alarmer, le « sous-développement publicitaire » de la France, comparé aux États-
Unis et même à d'autres pays européens? G. Péninou nous invite non sans humour
à contempler, à travers les pages publicitaires d'un magazine, un kaléidoscope
d'images « mettant en scène de très humbles objets sur lesquels ont été greffés
une parole, une société, une psychologie, voire une morale ».
En même temps, de nombreux publicitaires sentent le besoin d'une déontol
ogie du métier : tant que les conseils en publicité ne seront pas des « praticiens
véritables et rémunérés comme tels », la profession sera décriée. Le complexe
d'infériorité se mue parfois en complexe de persécution. La publicité suscite en
France des réactions « subjectives, passionnelles ». Elle pâtit du rang médiocre
où on y tient (à l'encontre de ce qui s'observe dans les pays anglo-saxons) les
professions commerciales auxquelles certains publicitaires ne veulent pas être
assimilés : ceux qui travaillant dans les « studios » des agences manifestent sou
vent le souci d'être considérés comme autre chose que des auxiliaires de la vente,
des domestiques de la société marchande.
Mais si le malaise subsiste, ressenti et exprimé plus ou moins clairement selon
les « cas » individuels, c'est que les difficultés du publicitaire dans ses rapports
avec une partie du public et avec lui-même tiennent à des causes profondes : la
publicité, aux yeux de ses détracteurs les plus bruyants, est le symbole de la
société dite « de consommation », dans sa pire acception : prolifération de besoins
« artificiels », gaspillage, « viol des consciences », « cycle infernal »... Ce qu'il y a
d'excessif, d'erroné dans cet arsenal de slogans aurait dû se retourner en faveur
de la publicité, fortifier sa cause. On a vu que les publicitaires, dans leur défense,
n'ont pas réussi ce retournement stratégique. Pourquoi?
Plus que tous les autres caractères de la civilisation technicienne, la publicité,
sans doute parce qu'elle en est le plus voyant, confronte un large public aux pro
blèmes de la production maxima, de sa valeur économique, de sa justification
éthique. Consommer toujours davantage des produits à la fois moins durables
et moins nécessaires, est-ce vraiment notre bonheur? On nous y incite sur tous
les tons. « L'abondance, à quoi bon? j»1 Telle est la question posée par David
Riesman, dont je ne puis juger ici la validité, constatant seulement sa présence
1. Abundance for What?, New York, Doubleday Anchor Books, 1965, traduction
française, Paris, Laffont, 1969.
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latente à travers le malaise de beaucoup de publicitaires. Ils la voient ou croient
la voir surgir autour d'eux, de tous côtés.
Dilemme.
Voici venu le moment de faire à haute voix quelques réflexions finales qui
n'engagent que moi.
Je pense d'abord à ce mot d'un publicitaire : « La publicité fait partie de notre
monde et l'on peut se demander : serait-il meilleur si elle n'existait pas? » (Basse-
Lagneau). J'ai séjourné dans des pays appartenant à un monde sans publicité,
en tout cas sans publicité commerciale. Lorsque j'arrivai pour la première fois
à Kiev, venant de Moscou et Leningrad, à la fin de l'été 1932, je me souviens de
ma surprise en découvrant, de la fenêtre de mon hôtel, — sur un grand pan de
mur qui surplombait un terrain vague encore encombré de ruines, de ferrailles,
vestiges des bombardements et combats de rues — un jambon monumental,
encore bien dessiné et colorié, produit de la célèbre firme de meatpackers Smith
and C° Chicago, dont le nom s'étalait, fort lisible, à ses côtés.
Cette image insolite évoquait l'impression d'étrangeté que j'ai souvent res
sentie dans des pays de l'Est et surtout dans les grandes villes soviétiques,
dépourvues de publicité, de devantures où les produits sont singularisés, person
nalisés par les recherches, les raffinements (parfois excessifs) du conditionnement.
A l'Est, on passe d'un extrême à l'autre : pas de pullulement d'affiches, d'ensei
gnes lumineuses, d'objets dont chacun cherche à accrocher l'œil et le portefeuille
grâce aux astuces toujours renouvelées de la « promotion commerciale » — mais
qui mettent de la couleur dans le décor quotidien de la vie et apportent à beau
coup, semble-t-il, des bouffées d'imaginaire, de rêve. Pas de compétition chao
tique, de cacophonie d'annonces souvent tapageuses, vulgaires, dont le désordre,
selon les moments, fatigue, écœure, intoxique. En revanche, une propagande
idéologique beaucoup plus ambitieuse que la publicité commerciale de l'Ouest
puisqu'elle nous interpelle sur des questions de politique, de morale, de salut
individuel et collectif, nous somme de modifier nos comportements par des st
imuli ayant tous la même origine, quel que soit le support, presse, T.V., radio,
haut-parleurs dans les Parcs de culture, squares, etc., comme si, aux États-
Unis, il n'y avait qu'une seule firme pour vanter partout le même dentifrice ou
plutôt pour exalter la gloire de Lincoln et les bienfaits de la « libre entreprise » *.
Entre la grisaille triste, le morne, monocorde et omniprésent message et la
cacophonie tapageuse et gaspilleuse, le kaléidoscope polychrome et abrutissant,
le choix est-il inévitable? Sommes-nous devant les inflexibles branches d'un
dilemme?
La publicité ne peut être dissociée de l'ensemble du milieu technique non
dominé où elle est immergée, dont (à la fois) elle se nourrit et qu'elle entretient.
La publicité s'est « emballée », it has become wild, et elle continuera de s'emballer
1. « Pour se faire une idée de la portée exacte du message du Parti, il faudrait com
mencer par imaginer que les annonces importunes pour les désodorisants et les déter
gents, les automobiles et les comprimés contre les maux de tête ont toutes été conçues
par le a département-création » d'une seule société et que cette unique société détient
le monopole de la perspicacité, possède les vertus et qualités nécessaires à la réalisation
du bonheur et de Y American way of life » [Un observateur à Moscou, Paris, Seuil, 1970,
p. 26).
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Georges Friedmann
École Pratique des Hautes Études.