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Georges Friedmann

LES MYTHES ET LE DILEMNE


In: Communications, 17, 1971. pp. 167-179.

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Friedmann Georges. LES MYTHES ET LE DILEMNE. In: Communications, 17, 1971. pp. 167-179.

doi : 10.3406/comm.1971.1251

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1971_num_17_1_1251
Georges Friedmann

Les mythes et le dilemme


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vable, les enseignements que j'en ai tirés, je dois les confronter les uns aux autres,
mais aussi à des lectures et réflexions antérieures, voire à quelques souvenirs
de voyage. Ce recueil, bien sûr, ne tombe pas sur un sol vierge. Lequel d'entre
nous, vivant dans ce monde, n'a pas réagi de manière plus ou moins informée,
plus ou moins rationnelle et passionnelle, à l'ensemble de stimuli visuels, auditifs,
diurnes et nocturnes, à l'immense et multiforme « phénomène » qu'on a dénommé
publicité?
Une fois refermé, sur ma table, le gros dossier, j'écris ces pages qui seront
placées en fin de volume. Pourtant mes vues, loin de prétendre à conclure, sont
ici non imposées, mais seulement proposées au lecteur qui, ayant déjà fait son
expérience des textes, pourra comparer, en toute connaissance de cause, ses
réflexions aux miennes *.
Ma première impression est de caractère général et j'en ai déjà fait état dans
le bref avant-propos. Ce recueil n'a pas la naïve prétention d'épuiser un sujet
qui appellerait toute une collection de travaux et dont le champ, au reste, n'a
encore été que très partiellement prospecté par les sciences sociales. Néanmoins,
par la diversité des auteurs, de leur formation, des perspectives où ils se trouvent
chacun situés, par celle de leurs expériences existentielles autant que de leurs
préoccupations, de leurs tournures d'esprit, il suggère la complexité, la poly
valence, du « phénomène » étudié. Il nous fait entendre des sons de cloche variés
et parfois même fort suggestivement discordants. On y trouve des travaux
d'économistes, de sociologues, de techniciens de bureaux d'études (peut-être
pas assez celles de psychologues) — mais aussi des contributions d'hommes
appartenant, ou ayant appartenu, à la profession publicitaire. Bref ce recueil
a pour moi le mérite d'être un microcosme qui, malgré ses lacunes, « simule »
l'univers publicitaire et y débroussaille quelques voies pour une réflexion ju
stement orientée.

1. Les idées et thèmes qui seront mis en relief étant souvent communs à plusieurs des
collaborateurs de ce numéro, il eût été difficile — et, pour le lecteur, sans doute fast
idieux — de mentionner chaque fois les noms et références.

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Efficacité.
Un de ces thèmes les plus fréquents me paraît être la mise en question de la
publicité comme détentrice d'une efficacité fonctionnelle et directe sur le plan
économique. Cette contestation fondamentale n'est certes pas nouvelle. De
bonnes recherches ont démontré que la publicité n'a pas, à elle seule, le pouvoir
de façonner la consommation, de créer de toutes pièces des besoins, que d'un côté,
certains de ses adversaires, essayistes et moralistes, de l'autre, des publicitaires
lui ont attribué, les premiers pour la maudire, les seconds pour l'exalter et en
tirer bénéfice. C'est là un des « mythes » importants qui se trouvent ici ébranlés.
On comprend mieux, dès lors, pourquoi l'influence des ventes sur la publicité
est au moins aussi grande que celle de la publicité sur les ventes. Encore faut-il
noter que ce modèle d'explication tient compte des ventes « projetées » ou « escompt
ées » par l'annonceur, ce qui réintroduit comme un possible le changement, grâce
à la publicité, du comportement des acheteurs virtuels. Il n'en reste pas moins
que, « d'une manière générale, à l'échelle des branches comme à celle des entre
prises, la publicité est à la mesure des profits » *. Au regard de l'économiste, la
publicité, loin d'être un investissement (sauf dans les secteurs de la parfumerie,
de 1' « hygiène » et, plus généralement des produits de luxe où la firme doit entre
tenir avec sa clientèle de permanentes relations de présence et de prestige), est
considérée et engagée par l'entreprise comme une part de ses frais généraux :
aussi voit-on celle-ci, lorsque ses profits sont réduits, rogner sur son budget
d'annonces dans la presse et, en premier lieu, à la télévision 2.
L'étude de Marcus-Steiff, qui analyse et classe les meilleurs travaux effectués
dans ce domaine en France et à l'étranger (surtout aux États-Unis), nous convainc
que les effets de la publicité sur les ventes ont été rarement démontrés et peuvent
même être mis en doute. Par contre, on a constaté des cas d'efficacité négligeable,
nulle ou même négative (effets « boomerang » sur l'image de marque ou du pro
duit). Lorsqu'il y a une forte augmentation des ventes il est impossible de prou
ver que ce résultat est attribuable à la publicité plutôt qu'à d'autres causes.
Par ailleurs, lorsqu'une entreprise met sur le marché une innovation majeure
(par exemple, les produits en nylon), celle-ci n'a pas besoin de la publicité pour
s'imposer : sur ce point, des recherches concordantes mettent en relief le rôle
de l'imitation et du « bouche à oreille » dans la diffusion rapide des produits
nouveaux. Notons enfin que la campagne menée par le S.E.I.T.A., bien que
préparée avec un luxe de précautions pour la rendre aussi adéquate que possible,
n'a pas réussi, même faiblement, à modifier au profit des « Gitanes » les attitudes
et comportement des fumeurs de « Gauloises » (Therme). Son échec ne peut être
entièrement attribué au caractère particulier, en France, du marché des ciga
rettes, monopole d'État, et constitue un argument de poids pour mettre en doute
l'efficacité directe de la publicité sur le plan économique.
Mais alors, comment expliquer sa part considérable dans la stratégie, dans le
budget de tant de grandes et de moyennes entreprises? La plupart des auteurs

1. Vidal (Maurice), in Analyse et Prévision, 10 (1/2), 1970, p. 410 : j'aurai à plu


sieurs reprises l'occasion de citer ses réflexions, pleines de substance et d'expérience,
sur « Publicité et Progrès », qui font partie d'un ouvrage à paraître aux éditions Dunod.
2. Ibid.

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qu'on vient de lire s'accordent à limiter, minimiser ou même radicalement


contester une fonction économique inhérente à la publicité et, par contre, sou
lignent (plus ou moins fortement) l'importance de sa fonction « affective »,
« symbolique », « culturelle ». Certains, il faut en prendre acte, rétablissent ainsi
son efficacité à un autre niveau que l'économique : « on sait, surtout depuis les
études de motivation, que les consommateurs achètent non de simples objets
matériels, mais les rêves auxquels ils servent de support... » (Marcus-Steiff).
L'information psychologique et plus spécialement affective peut être communiq
uée non seulement par le texte de l'annonce, mais aussi par l'image, les couleurs,
la mise en page, la typographie et par la chaleur, le timbre d'une voix, — par des
« significations » plus ou moins inconscientes. Si, comme le suggère une hypo
thèse souvent avancée, l'efficacité réelle de la publicité est fonction de la quantité
d' « information nouvelle » qu'elle apporte, nous voilà déjà attentifs au second
problème que j'ai perçu, comme un leitmotiv, à travers ces textes : celui de l'info
rmation. J'y reviendrai un peu plus loin.

Partage du marché.
Auparavant, je note que le monopole conquis par une innovation majeure est
fugace. La publicité fait partie de l'arsenal des pressions commerciales dont
l'efficacité détermine la part de chacun des compétiteurs sur le marché. Il y a
même bataille entre les producteurs pour s'assurer la plus forte influence « psycho
logique et affective », pour imposer des produits considérés d'abord comme
« superflus », « futiles » en les faisant remorquer par de nouveaux « besoins ».
Galbraith, pourtant enclin à réduire les fonctions économiques et sociales de la
publicité, nous rappelle qu'on ne saurait la dissocier des techniques de la concur
rence1. Lorsque le volume du marché global d'un produit ne peut être sensibl
ement augmenté — ce qui est fréquent — elle permet à une firme de modifier sa
courbe de demande aux dépens d'une entreprise concurrente ou de changer cette
courbe en accroissant le degré de différenciation de ses produits. L'analyse des
techniques publicitaires permet de comprendre comment se partage entre concur
rentsun marché non (ou très peu) extensible. En certains cas, les publicités
s'annulent les unes les autres. Lorsque les concurrents offrent des produits iden
tiques ou très peu différents, comme il arrive souvent, la publicité ne joue aucun
rôle bienfaisant ni pour l'ensemble des producteurs appartenant à cette branche
d'industrie ni, a fortiori, pour l'économie à l'échelle nationale. Son intérêt n'est
incontestable (mais alors il peut être grand) que du point de vue de chacun des
fabricants, considéré en tant qu'unité isolée, bataillant âprement pour défendre
ou grossir sa part du gâteau. La « promotion économique », dont tant de publi
citaires brandissent fièrement le pavillon, ne sort pas grandie de ces combats
singuliers.

Information.
Une des préoccupations majeures de la publicité est de convaincre le public
qu'elle possède, à son service, une valeur précieuse d'information. En ce moment

1. L'Ère de l'opulence, Paris, Calmann-Levy, 1961, p. 149 (traduction de The Affluent


Society, Londres, 1958).
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même (février 1971), se développe une nouvelle campagne menée par 1' « Institut
pour la promotion économique par l'action commerciale » (IPEAC) à grand ren
fort d'affiches multipliées à travers l'hexagone et de séquences télévisées qui
mettent sous les yeux du consommateur une collection de bouteilles, diverses
par la taille mais d'une égale et anonyme pâleur, et l'interpellent : « Par la publi
citévous êtes informé ! » L'accent placé sur la valeur-information a donc chassé
les thèmes des précédentes campagnes où le « publiphobe », représenté sous les
traits d'un « minable », se voyait assimilé aux demeurés qui étaient « contre les
vaccins » à l'époque de Pasteur ou « contre l'automobile » au temps de ses
pionniers.
Il est exact que certains annonceurs, éprouvant le besoin de communiquer
avec leurs clients actuels ou virtuels, peuvent diffuser une information honnête
et conforme à l'objet, grâce à la publicité. Celle-ci est, en ce cas, un mode privi
légié d'information au service des partenaires de l'échange. Elle « est ou pourrait
être un immense catalogue, une immense vitrine qui peut ou pourrait épargner
bien des démarches, bien des déplacements, permettre un choix judicieux, répart
ir vite et mieux » 1. Mais ce rôle, elle ne le joue qu'imparfaitement et très rar
ement pour les biens de consommation, plus souvent pour les produits industriels.
Dans la généralité des cas, l'annonceur est dissuadé de donner à ses annonces un
contenu d'information objective. Les supports sont encombrés de proclamations
creuses, de suggestions tendancieuses. Comment s'entretenir avec le public d'une
affaire sérieuse en cinquante lignes alors que d'autres proposent à celui-ci, sur les
doubles pages voisines, la séduction, le bonheur, la santé, la fortune2?
En menant son analyse à partir de l'intérieur de la profession et des actes fond
amentaux par lesquels se manifeste l'intervention du publicitaire (« nommer,
qualifier, exalter »), G. Peninou souligne que « toute publicité est affirmative et
n'est qu'affirmation comme si, de l'univers des biens, elle ne reflétait que la
même face encourageante et flatteuse ». Ne lui reprochons pas sa forme couram
mentsuperlative puisqu'il lui est interdit, en nommant (et démolissant) ses
concurrents, de prendre la forme comparative. Mais si cette interdiction était
levée, ne verrait-on pas les supports envahis par « l'annonce idéale » dont, selon
un chef de publicité cité par G. Lagneau, le modèle serait une grande page
blanche au centre de laquelle figureraient ces seuls mots : « Les produits de nos
concurrents ne valent pas tripette »?
Certains publicitaires tiennent donc, au prix de grands frais de « publicité
pour la publicité », à revendiquer bien haut et à exploiter auprès du public le
terrain de l'information. D'autres ne le défendent que très mollement en acceptant
d'assimiler la publicité à une rhétorique immémoriale, conçue moins pour ins
truire que pour emporter la conviction et jadis définie par Gorgias, comme
« ouvrière de la persuasion qui fait croire, non de celle qui fait savoir » (cité par
Péninou).
Bref les publicitaires hésitent entre deux conceptions de la publicité : légitimée
pour les uns par son pouvoir informateur qui lui permettrait, mérite essent
ielsur le plan économique, d'assurer pour le bien des consommateurs, la « trans
parence du marché », elle se justifie, pour d'autres, qui rejettent cette prétention
comme non fondée, par son pouvoir persuasif, voire créatif. Grâce à l'étude de

1. Vidal (Maurice), article cité, p. 408.


2. Ibid.

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P. Kende, nous disposons des principaux éléments du dossier. Il en ressort que la


masse des messages, le bombardement incessant, anarchique qu'ils effectuent,
suscitent, dans la conscience du consommateur, non la transparence du marché,
mais son opacité 1.
Si la publicité est, en vérité, « souvent le seul moyen dont nous disposons pour
comprendre cet univers ustensile, cataloguer les articles, opérer des hiérar
chies» (Péninou), il apparaît à beaucoup d'observateurs que ce moyen est faible
et, en bien des cas, inopérant. Pour eux, le message publicitaire assume essentie
llementune fonction subjective, au service d'une finalité très particulière : la
stratégie de vente d'un produit déterminé. Comment avoir la prétention, ou la
naïveté, d'accorder à cet instrument d'intérêts privés l'attribut d'une fonction
essentiellement sociale et collective, telle que l'information? La division des
publicitaires sur une question fondamentale, la coûteuse persévérance, voire
l'acharnement avec lesquels certains de leurs organes corporatifs font campagne
pour persuader le public prouvent que cet attribut est loin de s'imposer par sa
seule évidence.
Je retiens aussi, à cet endroit, la triple explication (Kende) du succès de la
publicité de marque auprès d'une partie du public, explication confirmée par son
acceptation — passive ou plus ou moins sympathique — des annonces télévisées :
les messages publicitaires, aisés à comprendre, flattent sa paresse; ils sont portés
jusqu'à ses yeux, jusqu'à son oreille gratuitement (en apparence, du moins,
puisque en réalité, c'est le consommateur qui finalement les paie); enfin ces
messages sont astucieusement composés pour étancher sa soif de croire qui a cessé
de l'être par des sources désormais taries (interprétation, à mon sens très discutable
du phénomène publicitaire comme substitut à l'emprise déclinante d'idéologies
politiques et de fois religieuses). Mais nous voilà décidément sortis du domaine
de l'information factuelle et entrés dans celui de l'information affective.
L'ambiguïté de la publicité est manifeste dès qu'on se donne la peine de cher
cher le sens que prend, dans la pratique de ses activités, le terme « informer » :
on constate alors (Péninou) la priorité de la conformation (donner une forme) sur
la conformité (diffuser des renseignements justes et impartiaux), « l'exubérance
de la forme et la raréfaction de la substance », la rareté des informations « confi
rmantes », comme celles de « l'E.D.F. au service du public » par rapport au pullu
lement des informations « conformantes », comme celle qui m'a poursuivi ce
matin, tout au long de la route : « Grandir, c'est Nestlé »2. Selon Savignac,
orfèvre en la matière, « l'affiche est aux beaux-arts ce que le catch est aux bonnes
manières ». Trait brillant mais sans plus, car l'affiche, dans ses meilleures product
ions,peut initier à l'art authentique 3. Pour parvenir à son but (être perçue par

1. Aux États-Unis, le consommateur a reçoit », d'une manière ou d'une autre, environ


1 500 noms et messages commerciaux par jour; en France, 170.
2. D'un travail récent consacré à la publicité faite par les laboratoires pharmaceuti
ques auprès des médecins, il ressort que cette publicité, absorbant pourtant 14 % du
chiffre d'affaires de l'industrie pharmaceutique en France (25 %, aux États-Unis) a
seulement dans 10 % des cas, de l'avis de ses destinataires, la qualité d'une information
non commercialement tendancieuse sur la valeur thérapeutique d'un produit nouveau
(P. J. Linon, Quelques aspects des relations publiques et de l'information en milieu médico-
pharmaceutique, thèse présentée au Collège libre des Sciences sociales et économiques,
1970).
3. Bremond (Claude), a Culture scolaire et culture de masse », Communications 5,
1965, pp. 66-72.

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le passant), tous les moyens lui sont bons : « le lyrisme, la pirouette, l'érotisme,
le sanglot, la mystification, le chantage, le cynisme, etc., tout sauf la pudeur »
(cité par A. Moles, cf. Prely). Tous les moyens sont bons pour peser sur une
volonté, la mener à l'achat.

Vers un optimum d'audience.


De l'astuce, de l'ingéniosité, parfois même du talent déployés par les « créatifs »
pour assurer à l'information affective une efficacité toujours problématique, — le
lecteur aura rencontré, au fil de ces pages, maints exemples que je ne rappellerai
pas. Non que je craigne, en dressant mon palmarès des meilleures trouvailles,
d'offrir à de puissantes Firmes le très modeste appoint d'une publicité bénévole.
Mais je veux, sans plus tarder, en venir à l'incidence que peuvent avoir les nou
velles techniques de communication de masse sur l'information et particulièr
ement sur la publicité. Leur potentiel d'effets a été commenté par G. Métayer 1.
Me paraissent essentielles :
1. La possibilité de composer des « menus à la carte » d'information télévisée,
donc de sélectionner des publics spécialisés en donnant satisfaction (ce qui,
actuellement, est impossible) à des groupes restreints — professionnels, culturels,
politiques, religieux, etc. — selon leurs demandes particulières d'une information
honnête. L'éclatement, au profit de ces programmes, de l'énorme « masse » des
téléspectateurs, magma neutre et invertébré, sera obtenu grâce à la valeur des
émissions U.H.F. (Ultra High Frequency), à l'adoption de la télédistribution
par câble qui, associée à la commercialisation des vidéocassettes et videophones,
réalisera demain, pour le son et l'image, l'équivalent de ce qu'est aujourd'hui le
disque pour le son, sans l'image 2.
2. La progressive mise en place d'une infrastructure collective des communicat
ions audio-visuelles, indépendante du réseau étatique, née de l'initiative de
groupes restreints et demeurant sous leur contrôle. Son absence se fait actuell
ement cruellement sentir. Elle explique la prétendue « demande », correspondant
à la passivité des grandes audiences, de programmes de basse qualité et le
succès relatif des émissions de publicité télévisée.
3. La mise en question de l'actuelle « forme dictatoriale » de la publicité dont
les nouvelles techniques pourraient bien sonner le glas en permettant aux groupes
primaires de recevoir toutes les catégories d'information qui leur sont aujourd'hui
refusées, y compris une ample information commerciale (catalogues, circulaires,
courrier publicitaire, etc.) où la « conformité » l'emportera largement sur la
« conformation » : elle se proposera de diffuser des connaissances, non d'infléchir
des volontés. Des ligues de consommateurs (dont plusieurs études ont ci-dessus
souligné l'impuissance actuelle), des collectivités locales, des associations pro
fessionnelles s'assureraient ainsi les moyens permanents de communiquer avec
leurs membres. Cet ensemble de réseaux aurait le statut d'un service public sans

1. J'avais signalé, en 1967, certaines de ces innovations et l'importance de leurs effets


possibles sur la télévision [Communications 10, « Télévision et démocratie culturelle »,
pp. 130-131).
2. Sur les progrès déjà réalisés aux États-Unis par la « Cable TV » et ses immenses
virtualités, cf. Ralph Lee Smith, « The Wired Nation », n° spécial de The Nation, New
York, vol. 210, n° 19, 18 mai 1970.

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Les mythes et le dilemme

que chacun d'eux perde son autonomie de gestion. Ainsi naîtrait une nouvelle
forme de publicité orientée vers la sélection de publicités particulières, vers un
optimum (et non un maximum) d'audience.
Par delà la publicité anarchique, responsable de 1' « opacité » du marché, ce
sont des solutions de ce genre qu'on nous fait ici entrevoir : « // faudrait imaginer
d'autres modèles de communication. Un réseau public d'information qui permettrait
à chaque unité de production ou de distribution de communiquer sélectivement
avec toutes les unités de consommation et vice versa... » (P. Kende, Chronique).
Mais soyons lucides. La stratégie défensive adoptée dès maintenant, aux États-
Unis et en Europe, par les Grands Détenteurs des moyens de publicité, peut
retarder le développement des media qui menacent leur puissance. D'autre part,
en établissant comme service public l'infrastructure collective de communication
par câbles, ne sous-estimons pas le risque, à défaut de précautions adéquates, de
tomber de Charybde en Scylla : substituer au gaspillage concurrentiel un parasi
tisme ou même un totalitarisme d'État.

Suggestion, rêve, etc.


De ma lecture j'ai retenu que, dans la réalité actuelle, la publicité doit renonc
er,sauf en de rares circonstances, à revendiquer son efficacité en tant qu'info
rmationfactuelle. Elle est efficace à partir d'autres bases et vers d'autres objectifs :
en s'adressant à l'imaginaire, en faisant leur large part au rêve, à l'illusion, voire
à la sensiblerie, au chuchotement confidentiel du « de vous à moi », dont use la
publicité directe qui veut se doter d'une « charge affective » (Vielfaure). Là-dessus
s'accordent des auteurs venus d'horizons les plus différents et s'exprimant dans
les plus divers registres. « ... Les fabulations de la publicité à propos d'une marque
banale ne remplacent pas une originalité réelle et attrayante. C'est souvent vrai,
mais une obsession publicitaire de fûts poussiéreux ne vieillit-elle pas aussi
sûrement le goût d'un cognac que dix années authentiques? »x L'ensemble
d'études que nous publions confirme le pouvoir de la suggestion. Le public achète
des marques de prestige en incluant, sans rechigner, la publicité dans leur prix
d'achat qui s'en trouve augmenté. Leur réputation excite et même suscite le
plaisir de consommer. Le succès de l'information affective est en grande partie
fondé sur la plasticité de la sensation, les illusions du goût, de l'odorat, etc. Cette
ouverture sur l'imaginaire a d'autant plus de succès auprès des hommes vivant
dans notre milieu technique non dominé, troublé, angoissant, qu'elle leur offre,
on l'a souvent dit, une évasion, éphémère mais toujours à leur portée, vers « un
monde innocent, plein de sourires et de lumières, optimiste et paradisiaque »
(Quesnel). Ce que la publicité ajoute aux produits n'est pas une valeur réelle,
effective, mais symbolique (Lagneau). La part de la suggestion dans la création de
l'image de marque est grande : prêter aux objets un nom, c'est leur prêter une vie,
à la fois symbolique et précaire, qu'il s'agit d'entretenir.
On se risque parfois à rapprocher la publicité de la poésie : comme celle-ci,
celle-là devrait être « chargée d'un poids émotionnel ». Mais de quelle « poésie »
s'agit-il? Il me semble qu'à travers cet apparentement quelque peu prétentieux
surgit une réalité plus prosaïque : à savoir que de plus en plus souvent le discours
publicitaire, mesurant le pouvoir commercial de la suggestion, tend à larguer

1. Vidal (Maurice), article cité, p. 400.


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d'un cœur léger toute conformité au réel, à glisser vers l'escamotage, le charlata
nisme (après tout, Tabarin n'est-il pas un de ses Pères Fondateurs?) et, à la
limite, vers le mensonge conscient et organisé. L'efficacité de la publicité mensong
ère comme « information affective » a été démontrée : le mensonge, dont le
« prospect » est plus ou moins complice, lui permet de justifier pseudo-rationnel-
lement, à ses yeux et à ceux de ses proches, un achat qu'il avait à l'avance décidé
d'effectuer (Marcus-Steiff).

Quelque part, une frontière.


Arrivé à ce point, et me souvenant de l'importance que la publicité accorde
souvent, dans l'élaboration de sa propre image de marque, au mérite d'assurer la
transparence du marché, je retiens comme un enseignement majeur l'échec de
cette revendication fondamentale : qu'elle soit factuelle ou subjective (avec,
dans la pratique, tous les dosages de l'une à l'autre), elle est bien plutôt créatrice
de confusion, d'opacité. Ici interviennent le bombardement anarchique des
messages, le gaspillage publicitaire étudiés par plusieurs auteurs et cette trans
formation des besoins qui, depuis longtemps, m'a paru mériter recherches et
réflexion. Je ne puis que l'évoquer brièvement.
La langue française ne dispose que d'un seul terme pour désigner l'impulsion
de l'homme assoiffé découvrant une source et l'attraction à laquelle obéissent
les acheteurs — je donne à dessein plusieurs exemples — d'un chewing-gum à la
chlorophylle, d'un dentifrice à rayures ou à « antinougatine » (contre les inconvé
nientsdus à la confiserie), d'un appareil photographique à développement instan
tané,d'une montre automatique, voire, aux États-Unis, du third car considéré
comme indispensable par beaucoup de familles. Après diverses tentatives je me
résigne, faute de mieux, à opposer besoins et « besoins ». La langue anglaise est
plus riche et Galbraith sait en user : « le fait que des besoins (wants) peuvent être
synthétisés par la publicité, catalysés par l'art de vendre (salesmanship) et façon
nés par les discrètes manipulations des persuadeurs prouvent qu'ils ne sont pas
très urgents. A un homme affamé il est superflu de rappeler son besoin (need)
de nourriture » 1.
La question qui affleure à bien des pages de ce recueil est la suivante : jusqu'à
quel point et jusqu'à quel moment nos sociétés industrielles seront-elles déter
minées à susciter ou actualiser de nouveaux « besoins » qui s'investissent dans les
objets qu'elles fabriquent et se multiplient avec eux? Comme dit encore le même
Galbraith, « nos besoins marginaux n'existent que dans la mesure où ils sont
créés artificiellement. Nous ne fabriquons pas des besoins pour des biens que nous
ne produisons pas »2.
Certains, dont je suis, se refusent à parler trop rapidement de besoins « artifi
ciels ». N'allons pas jusqu'à admettre une sorte d'harmonie préétablie entre
l'action des publicitaires et les tendances latentes du consommateur qu'elle se
contenterait de rendre conscientes et d'épanouir dans l'achat 3. Mais demandons

1. The Affluent Society, ouvrage cité. (J'ai traduit ce passage de l'édition originale,
p. 123).
2. L'ère de l'opulence, ouvrage cité, p. 133.
3. Telle est la position, aux États-Unis, de George Katona, bien connu par ses enquêt
es sur la consommation de masse.

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quelques leçons à l'histoire des sociétés modernes. Elle nous offre de multiples
exemples de besoins qui, considérés à leur apparition comme des produits d'une
culture sophistiquée, sont devenus plus ou moins vite des exigences de la nature
sociale, en tout cas de celle de notre civilisation : le téléphone, la salle de bains,
l'automobile, le réfrigérateur, les voyages par avion, le récepteur de télévision.
La « nature » humaine, dans un groupe social, est loin d'être immuable et peut
se transformer dans ses rapports avec la culture de ce groupe. L'automobile pré
sente un cas de mutation où la machine (culture) s'intègre peu à peu à la nature
aussi étroitement que la coquille fait partie de l'escargot. Au passage j'ai reconnu
le vieux problème, non encore élucidé, de la « satiété ». Lorsque l'homme a satis
faitses besoins physiques, relatifs à la nature, alors apparaissent des désirs d'ordre
psychique, relatifs à la culture et progressivement changés en besoins. Ici resur
git ce « mystère des besoins humains dont la nature même, semble-t-il, est de se
dérober à la satiation par une sorte de "fuite en avant" »*.
Tout cela est bel et bien.
Et pourtant, en nulle autre époque de l'histoire de notre espèce, il n'y eut,
comme aujourd'hui, prolifération de « besoins » transformés en besoins à tel
point que certains décèlent parmi les traits principaux de notre civilisation techni
cienne, une culture du moindre effort, un investissement démesuré dans le « futile »
que la publicité incite à produire, à acheter. Dans des bidonvilles du Brésil, du
Pérou, du Chili, et jusque dans les « villas miserias » de Buenos-Aires, j'ai vu
s'imposer des « besoins » sans doute grâce à la force de l'imitation et des normes
de la consommation ambiante, mais aussi grâce à celle des pressions commerciales
de la vente à crédit, de la publicité — et cela alors que des besoins primordiaux
(nourriture, logement, hygiène) étaient loin d'être satisfaits. Là aussi, là surtout,
peut-être, j'ai observé combien s'accroît, dans l'achat et la « consommation »,
la part de la suggestion et du rêve.
Et pourtant, dans telle société et à tel moment de son évolution, il y a, quelque
part, une frontière indécise, fluctuante, variable selon les traditions, les ethnies,
les cultures de la société en question et néanmoins réelle, entre « besoins » et
besoins, entre l'attraction d'un gratte-dos automatique, d'un fromage blanc à
l'Armagnac, d'un vernis à ongles pour chien, couleur assortie à ceux de sa maît
resse, — et celles qu'exerce (pour ceux qui en sont dépourvus) un frigidaire, ou un
aspirateur ou une 2 CV. C'est là que je retrouve la nécessité d'une information
impartiale, honnête. L'homme de la société industrielle « est acculé à des choix
et plus son niveau de vie s'élève, plus il doit choisir » 2. Seule une authentique info
rmation peut, dans tous les domaines et particulièrement dans l'économique, l'y
préparer.

En filigrane.
A travers certaines études se dessine, en filigrane, une approche ethnologique
et sociologique de la publicité. Celle-ci prolonge-t-elle, par son langage et l'homo-
logie des fonctions, la valorisation des termes de l'échange dans les sociétés
traditionnelles? Ou bien, comme j'incline à le croire, ne constitue-t-elle pas désor-

1. Kende (Pierre), Esprit, déc. 1969, p. 865.


2. Fourastié (Jean), Les 40 000 heures, Paris, Laffont-Gonthier, 1965, p. 182 (pas
sage souligné par l'auteur).

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Georges Friedmann
mais un phénomène qualitativement nouveau, un trait de la civilisation techni
cienne qui en est indissociable sans pourtant, on l'a vu, se plier aux règles d'une
économie rationnelle? Autre problème posé, sous cet angle : la publicité sert-elle
de médiation entre un objet et une classe culturelle (Lagneau) ou bien est-elle
avant tout un puissant facteur d'intégration à la société globale, d'acculturation?
Dans quelle mesure fonctionne-t-elle comme si la société de masse était une société
sans classes?
Une sociologie de la publicité n'a été ici qu'esquissée au passage, par quelques
remarques. Il serait possible, grâce à des analyses de contenu, de déceler « à qui »
s'adressent ses discours, quelles sont les « cibles » visées (âge, sexe, revenus,
catégories sociales professionneles, etc.) et, dans une seconde étape, grâce à
d'autres méthodes dont on a vu des applications (Marcus-Steiff, Therme), de
savoir dans quelle mesure ces cibles ont été atteintes. Dans l'état actuel de nos
connaissances j'ai, quant à moi, l'impression que les publicitaires s'efforcent,
plus ou moins consciemment, d'adapter une grande part de leurs messages,
diffusés par la Radio, la Télévision, la grande presse quotidienne et hebdomad
aire, à la désagrégation des subcultures dans la société de masse, — désagréga
tion que, par contrecoup, ils accentuent, précipitent. La publicité est un des
bulldozers démolissant ce qui reste de traditionnel, de « non développé », dans
notre civilisation technicienne *. Sur la ruine des multiples systèmes de symboles,
particuliers à chaque groupe dans les sociétés prémachinistes, produits et vécus
par lui, elle tend à faire surgir de nouvelles valeurs symboliques communes à de
vastes audiences peu différenciées. Cette tâche de démolition est facilitée par les
stimuli culturels très hétérogènes auxquels l'habitant des zones urbanisées est
soumis, une fois sorti de son travail. En ce sens, l'action de la publicité ressemble
à celle, globale, de la culture de masse dont la pression, à travers les variétés
télévisées, les 45 tours, les magazines à gros tirage, les clubs de vacances, etc.,
s'exerce souvent, dans la vie hors travail, par-dessus les barrières sociales qui
subsistent, encore solides, sur les lieux de travail 2.

Conscience malheureuse.
Parmi les thèmes fréquemment apparus à travers ces pages, le lecteur aura
reconnu « la conscience malheureuse » du publicitaire 8. Celui-ci « ne fait pas son
métier sans quelque malaise et on relève, dans les publications corporatives, les
signes d'un complexe de culpabilité » (Quesnel). Ce malaise s'exprime de bien des
manières, par des allusions, des mots à l'emporte-pièce, se manifeste par la dialec-

1. Un autre de ces « bulldozers », et sans doute actuellement le plus puissant, est la


télévision qui exerce aussi une action positive en faisant participer des masses d'indi
vidus (très divers par leurs caractères intellectuels, affectifs) à des systèmes de symboles
dont la mise en commun est nécessaire à la cohésion sociale. Cf. W. Lloyd Warner,
préface à I.O. Glick et S.J. Levy, Living with Television, Chicago, Aldine, 1962.
2. Nous avons vu que s'amorce aujourd'hui un courant en sens contraire : les nou
velles techniques des media de masse peuvent engendrer une infrastructure collective
où la reconstitution de groupes primaires susciterait des publicités sélectives.
3. Il s'agit de la situation en France. Nous ne nous proposions pas et du reste n'étions
pas en mesure de l'étudier dans d'autres pays. Aux États-Unis, la mise en question —
et pas seulement dans les milieux universitaires — des formes actuelles de la publicité
télévisée se poursuit et se répercute sur d'autres « supports » de la profession.

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Les mythes et le dilemme
tique de la bonne et mauvaise conscience, les jugements ambigus sur la valeur
informative de la publicité, le besoin périodique de se justifier en la justifiant.
La bonne conscience du publicitaire se fonde souvent sur la conviction d'une
sorte d'harmonie naturelle entre ses démarches et les désirs, plus ou moins
conscients, du consommateur : il les perçoit, les matérialise en même temps qu'il
aide la Firme à leur adapter ses produits. Parallèlement, une des plus permanentes
inquiétudes du publicitaire est de démontrer la nécessité de sa fonction, son
efficacité économique, d'en convaincre un public dont il déplore l'incompréhension
à son égard.
Ces contradictions sont apparues, parfois comme en une image grossie, dans la
presse de la profession après la grande secousse de mai 1968 (Basse-Lagneau).
La publicité assure l'expansion de l'économie et le bien-être généralisé, reflète
le dynamisme de l'entreprise; elle éclaire et informe le consommateur qu'elle
initie, ausculte, conseille. Elle est la meilleure garantie, dans notre société, de
l'indépendance de la presse et s'affirme même comme un des critères du dévelop
pement économique et social : ne nous désigne-t-elle pas, pour s'en plaindre, s'en
alarmer, le « sous-développement publicitaire » de la France, comparé aux États-
Unis et même à d'autres pays européens? G. Péninou nous invite non sans humour
à contempler, à travers les pages publicitaires d'un magazine, un kaléidoscope
d'images « mettant en scène de très humbles objets sur lesquels ont été greffés
une parole, une société, une psychologie, voire une morale ».
En même temps, de nombreux publicitaires sentent le besoin d'une déontol
ogie du métier : tant que les conseils en publicité ne seront pas des « praticiens
véritables et rémunérés comme tels », la profession sera décriée. Le complexe
d'infériorité se mue parfois en complexe de persécution. La publicité suscite en
France des réactions « subjectives, passionnelles ». Elle pâtit du rang médiocre
où on y tient (à l'encontre de ce qui s'observe dans les pays anglo-saxons) les
professions commerciales auxquelles certains publicitaires ne veulent pas être
assimilés : ceux qui travaillant dans les « studios » des agences manifestent sou
vent le souci d'être considérés comme autre chose que des auxiliaires de la vente,
des domestiques de la société marchande.
Mais si le malaise subsiste, ressenti et exprimé plus ou moins clairement selon
les « cas » individuels, c'est que les difficultés du publicitaire dans ses rapports
avec une partie du public et avec lui-même tiennent à des causes profondes : la
publicité, aux yeux de ses détracteurs les plus bruyants, est le symbole de la
société dite « de consommation », dans sa pire acception : prolifération de besoins
« artificiels », gaspillage, « viol des consciences », « cycle infernal »... Ce qu'il y a
d'excessif, d'erroné dans cet arsenal de slogans aurait dû se retourner en faveur
de la publicité, fortifier sa cause. On a vu que les publicitaires, dans leur défense,
n'ont pas réussi ce retournement stratégique. Pourquoi?
Plus que tous les autres caractères de la civilisation technicienne, la publicité,
sans doute parce qu'elle en est le plus voyant, confronte un large public aux pro
blèmes de la production maxima, de sa valeur économique, de sa justification
éthique. Consommer toujours davantage des produits à la fois moins durables
et moins nécessaires, est-ce vraiment notre bonheur? On nous y incite sur tous
les tons. « L'abondance, à quoi bon? j»1 Telle est la question posée par David
Riesman, dont je ne puis juger ici la validité, constatant seulement sa présence

1. Abundance for What?, New York, Doubleday Anchor Books, 1965, traduction
française, Paris, Laffont, 1969.

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Georges Friedmann
latente à travers le malaise de beaucoup de publicitaires. Ils la voient ou croient
la voir surgir autour d'eux, de tous côtés.

Dilemme.
Voici venu le moment de faire à haute voix quelques réflexions finales qui
n'engagent que moi.
Je pense d'abord à ce mot d'un publicitaire : « La publicité fait partie de notre
monde et l'on peut se demander : serait-il meilleur si elle n'existait pas? » (Basse-
Lagneau). J'ai séjourné dans des pays appartenant à un monde sans publicité,
en tout cas sans publicité commerciale. Lorsque j'arrivai pour la première fois
à Kiev, venant de Moscou et Leningrad, à la fin de l'été 1932, je me souviens de
ma surprise en découvrant, de la fenêtre de mon hôtel, — sur un grand pan de
mur qui surplombait un terrain vague encore encombré de ruines, de ferrailles,
vestiges des bombardements et combats de rues — un jambon monumental,
encore bien dessiné et colorié, produit de la célèbre firme de meatpackers Smith
and C° Chicago, dont le nom s'étalait, fort lisible, à ses côtés.
Cette image insolite évoquait l'impression d'étrangeté que j'ai souvent res
sentie dans des pays de l'Est et surtout dans les grandes villes soviétiques,
dépourvues de publicité, de devantures où les produits sont singularisés, person
nalisés par les recherches, les raffinements (parfois excessifs) du conditionnement.
A l'Est, on passe d'un extrême à l'autre : pas de pullulement d'affiches, d'ensei
gnes lumineuses, d'objets dont chacun cherche à accrocher l'œil et le portefeuille
grâce aux astuces toujours renouvelées de la « promotion commerciale » — mais
qui mettent de la couleur dans le décor quotidien de la vie et apportent à beau
coup, semble-t-il, des bouffées d'imaginaire, de rêve. Pas de compétition chao
tique, de cacophonie d'annonces souvent tapageuses, vulgaires, dont le désordre,
selon les moments, fatigue, écœure, intoxique. En revanche, une propagande
idéologique beaucoup plus ambitieuse que la publicité commerciale de l'Ouest
puisqu'elle nous interpelle sur des questions de politique, de morale, de salut
individuel et collectif, nous somme de modifier nos comportements par des st
imuli ayant tous la même origine, quel que soit le support, presse, T.V., radio,
haut-parleurs dans les Parcs de culture, squares, etc., comme si, aux États-
Unis, il n'y avait qu'une seule firme pour vanter partout le même dentifrice ou
plutôt pour exalter la gloire de Lincoln et les bienfaits de la « libre entreprise » *.
Entre la grisaille triste, le morne, monocorde et omniprésent message et la
cacophonie tapageuse et gaspilleuse, le kaléidoscope polychrome et abrutissant,
le choix est-il inévitable? Sommes-nous devant les inflexibles branches d'un
dilemme?
La publicité ne peut être dissociée de l'ensemble du milieu technique non
dominé où elle est immergée, dont (à la fois) elle se nourrit et qu'elle entretient.
La publicité s'est « emballée », it has become wild, et elle continuera de s'emballer

1. « Pour se faire une idée de la portée exacte du message du Parti, il faudrait com
mencer par imaginer que les annonces importunes pour les désodorisants et les déter
gents, les automobiles et les comprimés contre les maux de tête ont toutes été conçues
par le a département-création » d'une seule société et que cette unique société détient
le monopole de la perspicacité, possède les vertus et qualités nécessaires à la réalisation
du bonheur et de Y American way of life » [Un observateur à Moscou, Paris, Seuil, 1970,
p. 26).

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Les mythes et le dilemme

comme, dans ce milieu, d'autres éléments constituants du progrès technique.


L'excès engendrera-t-il un contre-courant, une révolte? La « monarchie de la
consommation » connaîtra-t-elle « sa nuit du 4 août »? En formant cet espoir,
Maurice Vidal se rapproche de la « loi de double frénésie » de Bergson, selon
laquelle la course au bien-être, au confort de plus en plus exigeant qui se poursuit
dans les sociétés industrielles s'achèverait par un retour à la simplicité, à des
formes d'ascétisme 1. Cet espoir me paraît dénué de tout fondement dans la
structure actuelle des mass media, de l'information, de l'éducation. Où seraient
les ressorts psychologiques, sociaux d'une telle révolte? D'où partirait-elle?
Certes pas des consommateurs de plus en plus mis en condition par les Grands
Détenteurs de moyens de production et de publicité, de plus en plus atteints par
une névrose de la consommation non satisfaite.
Au jugement de certains, la meilleure et seule manière d'éviter les méfaits
de la publicité commerciale est de la supprimer tout entière en même temps
que le système de la « libre entreprise » dont elle est un organe vital. Or il m'est
apparu, à travers ce recueil de travaux, que le bilan de la publicité ne présente
pas que du passif. Par ailleurs les expériences faites depuis un demi-siècle me
semblent démontrer qu'en jetant l'enfant avec l'eau de la baignoire (je veux
dire en supprimant toute publicité commerciale), on s'expose à d'autres maux.
Ce qui se dessine à l'horizon, grâce à la nouvelle technologie des mass media,
comme un possible, ce sont des moyens efficaces de préparer l'esprit critique, la
demande, les choix du consommateur par une éducation appropriée et une info
rmation impartiale.
Il n'est pas question d' « enchaîner le nouveau Prométhée », d' « arrêter le
progrès technique », — slogans nés de la grande crise des années 1930 et disparus
avec elle — mais d'organiser sa régulation consciente qui exigera, tôt ou (trop)
tard, la mondialisation des grandes décisions économiques. Aujourd'hui le sys
tème, appuyé par sa publicité, investit de manière à la fois massive et anarchique
dans les facultés créatrices du producteur tout en cultivant la passivité du
consommateur. Celui-ci est fixé sur une série toujours plus étendue de « besoins »
matériels toujours plus sophistiqués que le système invente pour les satisfaire
— et pour survivre. Seule une information alliant l'excellence à la diversité et
dont il disposerait à des frais minima, grâce aux conséquences révolutionnaires
des nouvelles techniques, saurait le préparer à une demande éclairée, judicieuse,
et enrichirait la gamme de ses désirs : l'intérêt pour les musiques, les arts, les
littératures, les sciences mais aussi tout ce qui correspond à une infinie
variété de curiosités, de ressources, de talents, de ce dadas »...
Un dernier mot. Je n'ai pas l'illusion de croire que ces possibles pourront se
réaliser dans un monde où l'homme demeure inférieur à ses œuvres. Néanmoins
le pire n'est pas certain.

Georges Friedmann
École Pratique des Hautes Études.

1. Bergson (Henri), les Deux Sources de la Morale et de la Religion, Paris, Félix


Alcan, 1932, p. 320.

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