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Mr Edgar Morin

Avant-propos - L'événement
In: Communications, 18, 1972. pp. 3-5.

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Morin Edgar. Avant-propos - L'événement. In: Communications, 18, 1972. pp. 3-5.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_18_1_2209
L'ÉVÉNEMENT

La science ne peut-elle appréhender V événement autrement qu'en le rédui


santen élément (d'un système, d'une chaîne logique) ou qu'en le noyant dans
les grands nombres de la statistique probabilitaire? Une telle réduction, une
telle immersion, là où elles sont possibles et nécessaires, sont-elles suffisantes?
Et là où elles ne sont ni possibles, ni nécessaires, faut-il s'incliner devant ce
que Lévi-Strauss nomme « la toute- puissance et l'inanité de l'événement »?
Le premier propos de ce numéro de Communications est de cesser de rejeter
l'événement comme bruit, non seulement irrécupérable, mais de plus brouillant
toute communication. C'est de réinterroger l'événement.
Tout d'abord: qu'est-ce qu'un événement? Comment le définir? Peut-on en
donner une définition univoque? Ne faut-il pas au contraire faire d'abord une
typologie, où par exemple se distinguerait radicalement l'événement reproduct
ible de l'événement irreproductible, lequel serait, par rapport à un système de
référence donné, à la fois singulier, improbable, aléatoire?
Ici, à" Espagnat, Sauvan, Cahn, Backès- Clément, Nora, entre autres, nous
situent au cœur de J'événement-problème. L'événement- problème, c'est
l'événement tout ou rien; tout, car si l'univers est singulier et se déroule irréver~
siblement dans le temps, le Cosmos est dans l'acception la plus large et la plus
convenable du terme un événement; rien, car si tout événement procède de
l'application d'une loi ou constitue l'élément d'un système, il se réduit tou
jours à ce dont il procède et ce en quoi il s'inscrit. L'événement tout-ou-rien,
c'est, si on fait coïncider les deux points de vue, l'événement tout et rien. Et
du coup nous sommes confrontés à la dualité cognitive de l'esprit humain dont
« l'homéostase entretient avec l'événement une transaction ambiguë, entre
incorporation et refoulement, entre métabolisme et catabolisme, entre classi
fication et exorcisme » (Piattelli).
Ici, nous débouchons certes d'une part sur une aporie épistémologique,
mais nous débouchons aussi, d'autre part, sur une saisie plus riche de la
réalité, à partir du moment où on accepte de voir, dans tout élément, aussi
un événement, et, dans tout événement, aussi un élément.
N'est-ce pas ce qui est déjà arrivé en micro- physique (cf. à" Espagnat,
Lupasco) ; n'est-ce pas le problème même que rencontre le freudisme, pour lequel
l'événement traumatique est à la fois « contingent et nécessaire r>? L'événement
L'événement

s'inscrit dans une figure, ou même constitue cette figure (l'Œdipe), il s'en
chaîne dans une logique (développement) ; mais en même temps cette figure
et cette logique ne peuvent s'actualiser sans ces événements, ni sans événements
initiaux ou générateurs.
Dans toutes les sciences de l'homme nous voyons des phénomènes qui consti
tuent à la fois un événement et un élément: par exemple la naissance d'un
enfant est l'événement générateur d'un individu, un événement au sein d'une
famille, voire d'un groupe social plus large, et même un événement biologique
puisqu'il correspond à une nouvelle distribution des éléments génétiques;
mais c'est aussi un élément au sein d'un système de reproduction biologique,
social, familial. Dans ce cas le caractère élémentuel et le caractère événementiel
sont patents. On peut penser que le problème devient de plus en plus intéres
sant quand il se trouble, quand on ne voit pas clairement où est le système, ni
même s'il y a un système, ou bien, là où il y a système qui se modifie, quand
l'on ne voit pas clairement là où il y a événement, ni s'il y a événement.
Si le premier propos de ce numéro est de problématiser l'événement, le
second propos est de reconnaître s'il est possible et là où il est possible d'éla
borer une science de l'événement, c'est-à-dire de transformer en objet de
science ce qui était demeuré jusqu'alors le résidu irrationnel de la recherche
objective.
Il semble que tous les systèmes connus, de l'atome jusqu'à la galaxie, sont
constitués de particules qui se sont associées ou combinées. Ces rencontres ont
été des événements, les uns statistiquement probables, les autres non. Toujours
est-il que l'émergence de propriétés nouvelles nées de la combinaison d'él
éments, qui isolément ne disposent pas de ces propriétés, semble indissociable
des événements-rencontres. Peut-être la vie elle-même est-elle le produit d'une
symbiose archaïque entre acides aminés et nucléotides, dans des conditions
thermodynamiques données.
Mais il y a plus important et plus crucial en ce qui concerne les organismes
vivants et plus encore les sociétés humaines. Ce sont des systèmes qui tendent
à persévérer dans leur être et à s'autoperpétuer sans modification (homéos-
tasie, reproduction). Et pourtant, ils changent, ils évoluent! Or ce sont des
événements perturbateurs ou accidentels, désorganisateurs ou destructeurs,
qui, dans certains cas, dans certaines conditions et entre certains seuils
ont au contraire un effet réorganisateur-morphogénétique.
C'est par ce biais que l'événement fait une nouvelle entrée dans la science.
Après que l'aléa ait été reconnu (avec quelles difficultés) et intégré dans la
statistique, c'est Z'événement-bruit qui va cesser d'être rejeté du discours de la
science de la vie et de la science de l'homme. Nous devons à Heinz von Foerster
d'avoir à notre connaissance le premier, formulé le principe order from noise,
et le lecteur trouvera, dans le premier article de ce numéro, celui de Henri
Atlan, un exposé et un développement magistral de la pensée von foersterienne.
Comme toute nouveauté créatrice, la science de l'événement émerge, non pas
au cœur d'une discipline déjà constituée, mais dans un no man's land entre
plusieurs disciplines. Elle est née à la frontière de la cybernétique et de la
L'événement

modem systems theory, là où s'ébauche une théorie des systèmes s'auto-


organisant (self-organising systems). Mais elle est déjà au cœur du problème
de l'évolution biologique (cf. Atlan), au cœur du problème de la science de
l'homme (cf. Wilden). Précédant la sociologie, l'économie moderne a décou
vertl'événement (cf. Austruy). Et surtout, l'histoire à" avant- garde, après s'être
débarrassée de l'écume événementielle pour saisir les processus à long terme
et les systèmes sociaux quasi- stables, redécouvre V événement-rupture (Michel
Foucault), l'événement modificateur à partir duquel vont s'opérer les désorga
nisations-réorganisations sociologiques (Le Roy Ladurie).
Il est normal qu'une nouvelle théorie de l'événement suscite méfiance et
malentendus. Il y a toujours des épistémo- douaniers qui refoulent les idées sans
passeports bien établis. Il y a surtout la tendance à ramener le problème
nouveau à la classification ou l'alternative ancienne. Cela est d'autant plus à
craindre quand le progrès des sciences, à une étape précédente, était lié à
l'élimination du concept qui revient en scène dans une étape nouvelle. Aussi
ce serait une erreur que d'inscrire l'événement dans la bataille entre le déte
rminisme et la contingence, et dans celle, récemment rallumée, entre le hasard
et la nécessité. Certes, les notions de hasard, de nécessité, de déterminisme
sont engagées dans le problème de l'événement, mais de façon moindre qu'à
l'occasion de la formulation du deuxième principe de la thermodynamique, du
probabilisme statistique, ou de l'indétermination micro-physique. Et surtout,
le nouveau problème de l'événement ne doit pas être broyé dans l'alternative
du déterminisme ou de la contingence, mais il doit, d'une certaine façon,
dépasser cette alternative. C'est sans doute sur ce point qu'il y a malentendu
avec deux collaborateurs de ce numéro, que nous avons sollicités par intérêt
pour leur pensée, et dont les contributions ont du moins à mes yeux le mérite
de témoigner de la possible déviation du débat.
Enfin, on ne saurait comprendre la nouvelle problématique si on s'en tient
à l'alternative structure-histoire où s'enlisent tristement les débats de la der
nière décennie. Ici, la contribution de Le Roy Ladurie est significative:
le néo-événementialisme n'est pas le retour à une histoire événementielle qui ne
voyait que cascades et enchaînements d'événements sans jamais concevoir les
systèmes où se situaient ces événements : c'est au contraire une histoire systé-
mique essayant de détecter l'événement qui modifie le système. Le nouvel
événementialisme n'a de sens que dans et par rapport à un système de réfé
rence.
Autrement dit, la relation système-événement devient le problème central.
Entre la structure et l'histoire, il y avait un vide infini, lamentable... Ce vide
peut être, doit être rempli par le système (lequel englobe la structure, qui consti
tue l'invariant du système) et l'événement. De fait, la considération de V événe
ment nous introduit indissolublement à un systémisme (seulement ébauché
ici et là dans la théorie des systèmes) et à une science de l'évolution.

E. M.

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