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Revue néo-scolastique

La philosophie de la contingence
Léon Noël

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Noël Léon. La philosophie de la contingence. In: Revue néo-scolastique. 9ᵉ année, n°35, 1902. pp. 365-380;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1902.1758

https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1902_num_9_35_1758

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XIII.

LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE.

La philosophie de la contingence lancée par M. Bou-


troux a inspiré toute une pléiade ,de jeunes écrivains, et
qu'on la soutienne ou qu'on la combatte, la controverse
philosophique s'inspire aujourd'hui de cette doctrine.
Ses origines sont nettement kantiennes. Croyant avoir
démontré dans la, Critique de la raison pure l'irréductible
antinomie de la liberté et de la science, le maître de Kœ-
nigsberg cherchait, on le sait, par la Critique de la raison
pratique, à la rétablir dans le monde des noumènes.
Mais de deux choses l'une : ou cette liberté nouménale se
plaçait* en dehors de la réalité dans laquelle nous .vivons, et
n'avait avec elle aucun point de contact. En ce cas, ce
n'était pas la peine de l'affirmer. La liberté de l'homme est
bien une liberté qui se manifeste dans sa vie réelle, tangible,
et non pas une liberté insaisissable et mystérieuse dont ce
qu'on pouvait dire de plus clair est qu'elle était «
inconnaissable » .
Ou bien cette liberté prenait contact avec le monde
sensible, elle so manifestait par des « phénomènes » , et dès lors
elle n'était plus une liberté nouménale, il fallait trouver
moven de concilier ses effets avec la science, et l'on sortait
du système kantien.
Déjà M. Renouvier1) avait indiqué cette voie, mais ses
théories gardaient quelque indécision. Dans l' entretemps une

1) Ch. Renouvier, Essais de critique, 1854, 1859-1864. — Ch. Renouvier et


L. Prat, La nouvelle monadologie. Paris, Colin, 1899.
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joute restée célèbre s'était élevée entre mathématiciens et


philosophes au sujet de l'accord de la liberté avec la loi de
la conservation de l'énergie. Le problème posé par Kant
en -termes abstraits revêtait une forme concrète et précise,
et plus que jamais la nécessité d'une solution nouvelle se
faisait sentir nettement.
M. Boutrouxfit faire à la question un pas nouveau et
retourna complètement ses aspects.
A vrai dire, il n'eut pour cela qu'à coordonner des idées
déjà tenues en suspens dans l'atmosphère philosophique et
contenant en germe son système. Il suffisait d'urger
quelque peu la réalité de cet inconnaissable libre opposé par
Kant à l'enchaînement déterminé des phénomènes qui est
pour notre esprit le type de la réalité, d'insister sur le
caractère purement mental des cadres imposés aux choses
par les catégories, de recourir en même temps aux
arguments dressés par le positivisme, contre l'universalité et la
nécessité de nos connaissances, pour trouver dans ces
doctrines courantes les éléments d'une critique très nette de la-
science déterministe et de ses lois nécessaires. Une fois
démontrée l'incertitude de celles-ci, la liberté reléguée dans
le domaine de l'inconnaissable pourrait reprendre sa place
au grand soleil de la réalité sensible, la « contingence des
lois de la nature » lui ouvrait toutes larges les portes du
monde phénoménal.
A établir cette contingence M. Boutroux a consacré
ses efforts. Ce fut l'objet de ses deux ouvrages
fondamentaux1). « Les causes, demandait-il, se confondent-elles
avec les lois, comme le suppose, en définitive, la doctrine
qui définit la loi un rapport immuable?.. Pour savoir s'il
existe des causes réellement distinctes des lois, il faut
chercher jusqu'à quel point les lois qui régissent les phénomènes
participent de la nécessité... S'il arrivait que le monde

1) De l'idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines.


Paris, AI can, 1895. — De la contingence des lois de la nature, 2e édition. Alcan,
1898 (le éd. 1874).
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donné manifestât un certain degré de contingence


véritablement irréductible, il y aurait lieu de penser que les lois de
la nature ne se suffisent pas à elles-mêmes et ont leur raison
dans des causes qui les dominent ; en sorte que le point de
vue de l'entendement ne serait pas le point de vue définitif
de la connaissance des choses»1).
La question est clairement posée. La réponse aussi est
nette. M. Boutroux se prononce pour la contingence, contre
les lois absolues.
Il examine d'abord la valeur de la science synthétique
kantienne, œuvre de l'esprit appliquée a priori aux choses
réelles. Il ne croit pas que le besoin irrésistible de l'esprit
soit de ramener les phénomènes à l'unité. Il ne lui semble
pas d'ailleurs que les catégories kantiennes puissent réaliser
cette assimilation du réel par l'esprit que l'on veut* leur
donner pour fin; De deux choses l'une : ou la matière
donnée par l'expérience s'adapte aux lois de l'esprit ; dans ce
cas, ne faut-il pas dire plutôt que ces lois sont bel et bien
ses lois à elle, puisqu'elle y obéit si parfaitement ? Ou bien
elle no s'y adapte pas, et dans ce cas que signifient les lois
de l'esprit, comment pouvons-nous continuer à y croire et
ne pas chercher à nous former de la nature une conception
plus solide et plus vraie ? 2)
■ A cette critique un kantien répondrait sans doute qu'il
ne peut pas être question d'accord ou de désaccord entre la
nature et les lois, puisque- pour nous la nature n'existe
qu'autant que nous la pensons, et quo nous ne pouvons la
penser qu'à travers le prisme 'des lois. Mais- l'expérience
intime donne raison à M. "Boutroux; nous savons bien que
la découverte des lois de la nature n'est pas une création
poétique, mais une recherche .patiente et laborieuse toute
soumise à la manifestation objective des faits. Aussi bien
n'est-ce pas la critique du subjectivismo kantien qui donne
à l'œuvre de M. Boutroux son originalité, mais bien la cri-

1) De la contingence des lois de la nature, p. 4.


2) Cfr. De l'idée de loi naturelle, pp. 34-36.
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tique de la science en elle-même. Cette critique pourrait


être dégagée de toute attache avec un système idéologique
quelconque. Elle s'attaque aux éléments constitutifs de la
science, à l'analyse, à l'induction, pour chercher les points
vulnérables de ces procédés fondamentaux et montrer
l'impossibilité qu'il y a d'en déduire jamais l'absolue nécessité.
La nécessité qui devrait régner dans le monde ne saurait
être qu'une nécessité relative, la nécessité de certains
rapports entre les choses. La nécessité absolue ne peut - exister
dans la multiplicité imparfaite des choses données. Mais on
pourrait y trouver la nécessité que telle chose soit, si telle
autre est posée. Cette nécessité relative existe-t-elle dans le
monde ?
Aucune loi nécessaire ne peut s'appliquer à la nature.
Elle devrait établir entre deux termes une- relation telle que
l'un étant posé, l'autre dût suivre nécessairement.
Comment démontrer d'existence d'un pareil rapport l
II y aurait !une façon définitive de le faire. Ce serait de le
rattacher analytiquement à l'énoncé d'une identité. Une
identité est nécessaire par elle-même et pose un lien
nécessaire. A — A, il ne saurait jamais en être autrement. Par
suite, montrer qu'une proposition quelconque se ramène à
une identité, ce serait montrer à l'évidence que l'un de ses
termes étant posé, l'autre suit fatalement. Mais cette
réduction est impossible.. On ne peut rien tirer du simple énoncé
d'une identité, sinon cette identité elle-même.
Le syllogisme ajoute quelque chose au schéma d'identité
parfaitement nécessaire fourni par la logique pure. Le
concept n'est pas une unité absolue, il réunit des notes diverses
et la raison de cette union ne saurait se découvrir par
l'analyse des éléments distincts qu'elle combine. La proposition
qui énonce quelque chose du concept ne l'énonce jamais
tout entier de lui-même, elle n'exprime pas une identité,
car ce serait une tautologie qui ne nous apprendrait rien.
Elle peut énoncer du concept une partie de lui-même, elle
peut même en énumérer toutes les parties, mais cela n'est
la Philosophie de la contingence

pas une identité qui puisse se ramener à la formule A = A :


les parties ne sont pas le tout, a fortiori une des parties
n'est pas- le tout. La copule « est » ne peut être considérée
comme équivalente au signe =. La proposition ajoute donc,
à l'identité absolument nécessaire, des éléments qui ne sont
•pas analytiquement intelligibles en toute rigueur de termes.
Le syllogisme qui combine des propositions aura moins de
titres encore à représenter l'absolue nécessité1).
La logique syllogistique serait donc, d'après M.Boutroux,
un compromis entre la logique pure dont nous portons en
nous-mêmes les principes nécessairement évidents, et les
choses que nous voulons, pour les rendre intelligibles,
adapter plus ou moins h ces formes immuables et
essentielles. La logique syllogistique . est «une méthode, un
ensemble de symboles par lesquels l'esprit se met en mesure
de penser les choses, un moule dans lequel il fera entrer la
réalité pour la rendre intelligible » 2).
Peut-on maintenant ramener à ces lois logiques les lois
nécessaires des différentes sciences ? D'après la doctrine du
déterminisme moderne, les mathématiques ne seraient
qu'une promotion de la logique et formeraient elles-mêmes
la base de toutes les lois scientifiques. M. Boutroux passe
en revue ces lois ; à chaque pas il découvre des - éléments
nouveaux et irréductibles. Les mathématiques ajoutent aux
lois logiques la donnée du nombre. La mécanique suppose
l'expérience du mouvement réel. Les qualités physiques,
les propriétés chimiques restent choses primitives en dépit
de tous les efforts tentés pour y voir des formes de
mouvement. A leur tour les lois physico-chimiques ne rendent pas
compte de la vie, leur évidente indifférence à toute finalité
ne s'accorde pas avec l'adaptation constante aux
circonstances et aux. besoins variables de l'être qui fait le fond
même de la vie. Et quant aux lois qui régissent le monde

l) De la contingence des lois de la nature^ pp. 7-9. — Cfr. De l'idée de loi natu*
relie, pp. 12-15.
■i) De Vidée de loi naturelle, p. 16.
L. NOEL

des consciences, on ne peut à aucun prix les réduire aux lois


de la matière. Il y a entre le mouvement matériel et la
conscience de soi un hiatus qu'aucune analyse ne saurait
franchir. Les faits sociaux ne s'expliquent non plus
uniquement par des causes extra-sociales, et celles-ci même n'ont
d'influence dans ce domaine que pour autant qu'elles sont
soumises à l'action de l'homme et rendues, en quelque sorte,
elles-mêmes sociales.
Les divers degrés de l'être sont donc indépendants les
uns des autres, on ne saurait les déduire, par voie
d'analyse, d'un principe unique et premier. Les -constructions
monistes à la Spencer ne sont que des généralisations
hardies et brillantes, pleines de dangereuses illusions. Tout au
plus peut-on établir par l'expérience une certaine
coïncidence entre les phénomènes d'ordre supérieur et la
réalisation de certaines conditions d'ordre inférieur. Certaines
formes de mouvement accompagnent les diverses qualités
des corps, certain degré de chaleur et certaines
combinaisons chimiques sont nécessaires à la vie, certaines
dispositions nerveuses sont requises à la présence des phénomènes
de conscience. On ne saurait dépasser cette coïncidence.
Affirmer que le principe inférieur cause totalement
l'apparition du phénomène supérieur, c'est chercher dans le moins
la raison du plus. En réalité, la science mécaniciste néglige
dans les choses leur côté qualitatif, le plus caractéristique,
pour ne considérer en elles que les mouvements. ,Et même
sous cet aspect incomplet, il semble à M. Boutroux que
l'objet des différentes sciences ne se laisse pas -entièrement
pénétrer par les mathématiques : « Les lois fondamentales
de chaque science nous apparaissent comme les compromis
les moins défectueux que l'esprit ait pu trouver pour
rapprocher les mathématiques de l'expérience » 1). La forme
mathématique imprime aux sciences un caractère
d'abstraction, l'être concret et vivant refuse de s'y enfermer. Le

X) De Vidée de loi naturelle, p. 130.


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mécanicisme est le résultat « d'une généralisation et d'un


passage à limite. Certaines sciences concrètes approchent de
la rigueur mathématique : on suppose que toutes sont
appelées à acquérir la même perfection. La distance qui sépare
du but peut être diminuée de plus en plus, on suppose
qu'elle peut devenir nulle. Mais cette généralisation est
une vue théorique » 1).
Et M. Boutroux en arrive à se demander s'il ne faut pas,
pour être dans le vrai, prendre le contre-pied de cette
doctrine, .s'il ne faut pas, au lieu de chercher la raison en-
bas, la chercher en- haut et admettre plutôt que c'est « le
principe supérieur qui en se réalisant suscite les conditions
de sa réalisation, que c'est la forme elle-même qui façonne
la matière à son usage ».
Le maître de Sorbonne va plus loin. Il ne s'en prend pas
seulement au fatalisme moniste, il en veut à toute loi de
nécessité. Le grand > principe du déterminisme ne trouve
pas grâce à ses yeux. Ce principe a été le nerf du progrès
scientifique, on lui doit la plupart des grandes découvertes
de ce dernier siècle. Et cependant, si on veut le prendre en
rigueur- de termes, il n'est pas exact.
« Rien ne se perd, rien ne se crée », tel est le postulat
dont on part et l'on en déduit le principe de l'équivalence
des causes et des effets : « Tout changement survenant dans
les choses est lié invariablement à un autre changement,
comme à une condition, et non pas à un- changement
quelconque, mais à un changement déterminé, tel qu'il n'y ait
jamais plus dans le conditionné que dans la condition. »
Tout d'abord l'expérience qui semblerait en être le plus
ferme appui ne démontre, pas ce principe. Pour pouvoir le
vérifier, il faudrait pouvoir mesurer les phénomènes. Or
nous ne mesurons jamais la réalité tout entière des choses.
Nous mesurons des mouvements, nous mesurons delà masse,
mais ce n'est là qu'une portion bien superficielle du réel

1) De l'idée de loi naturelle, p. Ul.


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qu'il s'agit atteindre. Nous comparons à ce point de vue


abstrait deux états phénoménaux successifs, nous y
découvrons une équivalence quantitative. Mais précisément ce
qui fait que ces états diffèrent ce n'est pas la quantité, c'est
la qualité que nous négligeons, et quand nous croyons tenir
la raison- du changement, nous ne tenons en vérité que ce
qui est en dehors de lui.
D'ailleurs, logiquement, ce principe est absurde. Il n'est
pas possible que la cause et l'effet s'équivalent. Si l'effet est
de tous points identique à la causé, il ne fait qu'un avec,
elle, ce n'est pas un effet véritable, ce n'est pas une
nouveauté, mais la permanence immobile de la cause. S'il s'en
distingue, c'est par quelque élément irréductible, par. un
résidu dont la cause ne rend pas raison.
Il est vrai, l'effet résulte le plus souvent de l'action
combinée de plusieurs causes. Mais si un phénomène n'est pas
la raison adéquate d'un autre phénomène, plusieurs
phénomènes ne peuvent pas davantage être la raison d'un
phénomène unique. Pour s'unifier et se fondre, les composants
devraient cesser d'être eux-mêmes, leurs propriétés
différentes devraient s'atténuer, leur distinction > s'évanouir.
Toujours il y aurait dans le phénomène-effet quelque chose
qui n'était pas dans les phénomènes-causes l).
De ces considérations générales M. Boutroux passe à
l'étude • détaillée des lois naturelles. Certaines lois, celles
des phénomènes généraux, sont à peu près des lois d'absolue
nécessité. Mais elles sont très abstraites et ne s'appliquent
guère à la réalité. Telles sont les lois du mouvement, tel
aussi le principe de la conservation de l'énergie. Mais le
mouvement abstrait, l'espace, la force sont choses irréelles.
Et si l'on considère les lois véritables et concrètes dans leur
complexité,^ elles n'ont plus guère la forme de rapports de
nécessité ; ce sont des lois de changement, reliant des

1) De la contingence des lois de la nature, pp. 21-26.


LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 373

termes hétérogènes ; des lois d'affinité, comme en ' chimie,


des lois de progrès et de finalité.
« Quand des faits passés, dit M. Boutroux, des faits
rigoureusement durables, suffisent à expliquer entièrement
un phénomène, l'explication est causale. Quand les faits
passés ne suffisent pas et qu'il faut faire appel à quelque
chose qui n'a pas été réalisé, qui n'existe pas encore, qui
ne sera peut-être jamais réalisé complètement ou qui ne
doit l'être que dans l'avenir, qui, dès lors, apparaît
seulement comme possible, l'explication est plus ou moins
finaliste » l).
Or la vie demande une explication de ce genre. L'être
vivant se sert de ce qui l'entoure pour assurer sa propre
subsistance, il réagit de façon à se rendre la vie possible.
La vie est un cercle vicieux, l'organe rend possible la
fonction, la fonction est la condition de l'organe. Il y a dans
l'être vivant * une finalité interne » .
L'évolution ne remplace pas la finalité, au contraire, elle
l'implique. Elle suppose une force évolutive, des principes
capables de se diversifier, de s'adapter de mieux en mieux
aux circonstances des différents milieux. La nature devient
« comparable à un homme qui acquiert de l'expérience et
marche à son but de plus en plus directement » . Les lois
d'évolution relient « le moins parfait au plus parfait « et
nous éloignent de plus en plus du type de la nécessité 2).
Les lois statiques font place à des lois historiques.
Cette finalité évidente dans le domaine de la vie doit
être étendue à tout l'univers. Partout il y a des
changements, tout rapport réel d'antécédent à conséquent en
implique. On a beau réduire les différences, imaginer une
continuité qui rende les changements imperceptibles, ils
n'en subsistent pas moins.
Le changement s'oppose à la nécessité, mais il se ra,t-

1) De l'idée de loi naturelle, p. 97,


3) Ibid., pp. 101-102.
374 L. NOËL

tache à la finalité. Au lieu de s'opposer à la contingence,


la finalité la réclame au contraire comme une condition
indispensable. « C'est la finalité qui implique dans la
succession des phénomènes une certaine contingence. Si la
contingence ne régnait jusqu'à un certain point dans la série des
causes déterminantes, le hasard régnerait dans la série des
causes finales » l).
Élémentaire dans les degrés inférieurs de l'être, la
finalité s'épanouit, dans les degrés supérieurs, et à mesure se
restreint encore la nécessité fatale et déterminante.
L'homme est libre, et parfaitement libre non seulement
d'une liberté interne, dans la. sphère de ses facultés
intellectuelles, mais d'une liberté externe dont le corps est
l'instrument.
Il possède d'abord la liberté interne. De même qu'il a
démontré l'inanité des formes inférieures du déterminisme,
M. Boutroux s'attache à miner le déterminisme
psychologique; il montre « qu'un conséquent psychologique ne
trouve jamais dans l'antécédent sa cause complète et sa
raison suffisante » 2).
En quelques mots il marque le rôle des motifs : dans la
décision il y a quelque chose de plus que dans les motifs, et
ce quelque chose peut tout bouleverser, c'est le
consentement de la volonté à un motif. Sans doute le motif le plus
fort triomphe toujours, mais ce motif n'est le plus fort que
parce qu'il est élu par la volonté. Et la volonté élit ainsi
entre les motifs à son gré, elle ne choisit pas toujours celui
qui en dehors d'elle eût été prépondérant.
Le changement est donc la caractéristique de la vie de
l'âme. Il exclut toute détermination mécanique et ne peut
avoir même une loi dynamique interne. M. Boutroux montre
que ni l'adaptation des tendances aux choses, ni l'instinct
de la vie ne sont le principe constant des actions humaines,

1) De la contingence des lois de la nature, p. 143,


2) Ibid., p. 123,
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 375

Même la recherche du bonheur ne peut être proposée


comme fin à notre activité que d'une façon si indéterminée
et si vague, qu'elle répond à des conceptions totalement
différentes et laisse bien large le champ ouvert à la
contingence.
Et la liberté peut sans peine trouver à s'exercer au
dehors par l'intermédiaire du corps. On y a vu de grandes
difficultés. Comment un pouvoir spirituel peut-il mouvoir
la matière l II devrait produire une force nouvelle, ce qui
ne se conçoit pas, ce qui est contraire au principe de la
permanence de la force. La même difficulté se pose
d'ailleurs pour là vie; on se demande aussi comment la finalité
peut plier à ses besoins le mécanisme matériel. Dans les
deux cas, M. Boutroux trouve la même réponse. On ne
comprend pas la relation de la vie au mécanisme, parce qu'on
fait de la vie et du mécanisme des entités artificielles,
abstraites. Mais ils n'existent séparément ni l'un ni l'autre,
le mécanisme n'est qu'un aspect partiel de ce qui au fond
est l'unité du vivant. Et la question de leur rapport ne se
pose pas. De même en est-il du rapport entre le mécanisme
et la liberté.
La pensée pure est une abstraction. « Ce qui existe, ce
sont des êtres dont la nature est intermédiaire entre la
pensée et le mouvement. Ces êtres forment une hiérarchie, et
l'action circule entre eux de haut en bas et de bas en haut.
L'esprit ne meut la matière ni immédiatement ni même
médiatement. Mais il n'y a pas de matière brute, et ce qui
fait l'être de la matière est en communication avec ce qui
fait l'être de la pensée « 1).
Comme toujours, ce n'est pas par son aspect positif que
la doctrine de M. Boutroux a exercé le plus d'influence.
Et nous le regrettons^ car il semble que M. Boutroux
est bien près de nous. Il y a certaines idées qu'il insinue
sans les développer et que nous acceptons très volontiers,

\) De l'idée de loi n(thirelley p. 142; cfr. p. 81,


376 L. NOËL

Après avoir considéré les choses du dehors et par leur


aspect superficiel démontré l'insuffisance d'une explication
basée uniquement sur ces éléments extérieurs, il entend
pénétrer plus profondément dans leur essence et y trouver
la véritable raison de leur manière d'être et d'agir. La
métaphysique, à ses yeux, doit « combler le vide laissé par
la philosophie de la nature « et chercher à atteindre, par
delà les phénomènes, « des causes véritables douées à la
fois d'une faculté de changement et d'une faculté de
permanence » 1). Les lois du déterminisme ne sont
qu'extérieures, elles définissent des rapports entre les phénomènes,
elles ne donnent pas leur raison profonde. Ces lois ne sont
pas absolues, parce qu'elles sont la « conséquence » de lois
et de causes plus réelles..
Nous ne parlerions pas autrement. Nous aussi rejetons
le déterminisme aveugle et mécanique des lois, pour
rattacher les phénomènes à des causes qui sont les substances.
Nous ' rejetons tout d'abord l'idée spinozienne d'une
déduction universelle de toutes les lois de la nature. Il est
un principe d'une nécessité absolue et qui semble antérieur
à toute hypothèse, le principe d'identité : Ce qui est, est.
a — a. Encore faut-il cependant que a ou ce qui est soit
donné. En dehors de cette donnée qui n'est pas nécessaire, •
il ne reste que la forme vide de l'identité. Cette forme est
stérile. On peut et on doit l'appliquer constamment, on ne
saura jamais rien en tirer. Aussi n'est-ce point là le rôle de
la logique analytique. Ce serait bien mal la comprendre
que d'y voir un procédé qui consisterait à développer les
conséquences du principe d'identité. Ce principe n'est pas
une prémisse, il est une règle, une direction générale pour
l'analyse. Les sources de l'analyse sont les données
empruntées à la réalité, les cadres logiques ne servent qu'à les
classer et à les développer, ils ne les créent pas. De plus,
l'ordre des concepts n'est pas l'ordre des choses. L'intelli-

1) De la' contingence des lois de la nature, p. 152!


LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 377

gence est postérieure au réel, elle doit le reconstruire pour


prendre contact avec luit par un travail interne. Mais elle
le reconstruit à rebours, en partant des éléments très
superficiels et très généraux qu'elle a d'abord atteints pour
monter graduellement à des causes plus profondes et plus
lointaines. Il n'y aurait qu'un moyen, pour l'analyse,
d'arriver à déterminer la loi de toutes choses, ce serait de
partir, non pas d'une idée très pauvre et très vide comme
l'idée abstraite de l'être, mais au contraire d'une idée
infiniment riche et infiniment comprehensive, telle que
l'idée du monde dans sa totalité ou l'idée de la Cause
première. Or notre intelligence ne possède pas du tout
cette notion, et il nous est radicalement impossible d'y
trouver a priori la source des lois de la nature et de décider
ainsi si toutes choses s'y rattachent par un lien nécessaire
ou si, au contraire, quelques-unes n'en dépendent que d'une
manière contingente et libre. .
Nous ne devons pas insister sur la réfutation du méca-
nicisme. Spiritualistes et scolastiques ne peuvent que se
réjouir de voir la philosophie moderae s'écarter de cette
doctrine qu'ils ont toujours combattue.
Plus intéressante est la discussion du principe de
causalité. M. Boutroux n'attaque que sa conception phénomé-
niste. «Tout phénomène, dit-on, a uns raison, et cette raison
est un autre phénomène. ?> Or un phénomène, quelle que
soit la notion qu'on s'en fait, — apparence manifestant une
existence permanente, simple représentation subjective, ou
changement constaté par l'expérience positive l), — un
phénomène est un état isolé du sujet dont il sort et de la
conscience à laquelle il apparaît, abstrait. et posé en lui-
même. D'où vient-il ? D'un autre état semblable, nous dit-
on, également posé en lui-même, abstrait de toute réalité
plus profonde qui pourrait le supporter.
Or ce phénomène ne peut avoir qu'une seule manière de

\) Cfr. B o ir ax , Vidée de Phénomène. Paris, Alcan, 1894.


378 L. NOËL

causer un autre phénomène, c'est de devenir ce phénomène,


de se confondre avec lui. Il n'a en effet aucune réserve
productive d'autre chose que lui-même, il se réduit à sa
détermination momentanée. Si donc le phénomène
nouveau sort de quelque chose, c'est de cette détermination.
Et cela est absurde, puisque cette détermination ne saurait
aboutir à -une détermination différente sans cesser d'être
elle-même. Le changement, dans cette doctrine, devient
une illusion, la causalité se réduit nécessairement à la
permanence immuable. Ou bien il faut renoncer à la notion
de cause, comme l'a très bien montré M. Renouvier," et
arriver à ne voir dans les lois de la nature d'autre réalité
que la succession des phénomènes, à laquelle par une
tendance toute subjective nous attachons une idée de
conséquence.
Il faut donc rattacher les phénomènes à des causes plus
profondes. Ne seront-ce pas les substancesde la vieille
philosophie traditionnelle, ces puissances actives, sources
d'opérations et de manières d'être indéfiniment variées mais
dominées par une loi interne qui est la nature de l'être?
Dès lors, les lois scientifiques prennent une tout autre
signification; ce ne sont plus des lois de causalité, elles ne
font qu'exprimer les conditions dans lesquelles la substance
agit, elles sont la traduction antérieure de sa loi
fondamentale:
II pourrait sembler que M. Boutroux oppose parfois la
finalité et l'efficience. Son idée est plutôt, si nous
comprenons bien, que les véritables causes efficientes sont des
causes plus souples, plus riches de déterminations variables
et par suite plus susceptibles de finalité et aussi de liberté
que les causes phénoménales auxquelles on voudrait réserver
toute efficience. Or il est vrai que la cause efficiente,
si on fait abstraction de la finalité qui la dirige, est douée
d'une certaine contingence, qu'elle peut produire des effets
divers : telle est bien la notion de la « puissance active »
aristotélicienne. C'est pour cela qu'elle est soumise à la
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 379

finalité, et qu'on peut trouver en elle la source de la liberté.


Mais lorsque cette puissance est considérée concrètement,
avec la direction régulière qui en fait une nature spécifique,
elle devient le fondement de lois qui n'ont rien de
contingent. C'est ici que nous devons nous séparer de M. Bou-
troux. Pour lui la contingence est universelle. Pour nous il
règne dans le monde une nécessité fondée sur la finalité des
natures, cette nécessité « heureuse » dont parlent Leibniz et
ce maître auquel M. Boutroux dédie son premier ouvrage,
Félix Ravaisson. Ce n'en n'est pas moins une nécessité.
Mais elle n'a rien de fatal, sa source est interne, elle ne
s'oppose pas à la liberté. Au contraire, dans les êtres dont
la finalité s'élève assez haut pour pouvoir comporter le choix
indifférent entre des déterminations accessoires au point de
vue du bien supérieur qui les entraîne, nous arriverons
nécessairement au libre arbitre.
La nécessité ou la liberté de l'action dérive donc du
rapport qu'elle soutient avec la fin de l'être. La cause
efficiente, la puissance active comme telle n'est pas
déterminée. Elle ne l'est que par la finalité ; sans cela elle est,
par elle-même, contingente. C'est la doctrine de saint
Thomas : « Agens non movet nisi ex intentione finis ; si
enim agens non esset determinatum ad aliquem effectum,
non magis ageret hoc quam illud. Ad hoc ergo quod
determinatum effectum producat, necesse est quod determinetur
ad aliquid certum quod habeat rationem finis. » Cette notion
est intéressante à noter et à méditer, pour nous scolastiques.
Elle pourrait projeter de grandes lumières sur certains
problèmes. Qu'elle nous garde au moins d'une façon de
comprendre le principe de causalité qui vraiment se
rapproche fort, dans un tout autre ordre d'idées, de la
conception phénoméniste dont il était question tantôt. C'est
l'enseignement utile que nous devrions tirer du mouvement
« contingentiste ».
Ce mouvement, depuis les ouvrages de M. Boutroux, a
dévié, Au lieu de creuser les idées de finalité et la notion
380 L. NOËL

des causes « ultraphénoménales » si bien mises en lumière


par le maître de Sorbonne, on a accentué la doctrine de
l'universelle contingence et la critique des lois scientifiques
pour aboutir à un anti-intellectualisme vraiment étrange J).

L. Noël
Agrégé à l'École Saint Thomas d'Aquin.

1) Voir les ouvrages de M. Bergson, Matière et Mémoire. Essai sur les données
immédiates de la conscience. — Voir aussi la Rpvue de Métaphysique et de Morale,
surtout les articles de M. Ler o y ; ainsi que M. Fouillée, Le mouvement idéaliste
et la réaction contre la science positive. Paris, Alcan, 1896.

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