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Violette Morin

La culture majuscule : André Malraux


In: Communications, 14, 1969. pp. 70-83.

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Morin Violette. La culture majuscule : André Malraux. In: Communications, 14, 1969. pp. 70-83.

doi : 10.3406/comm.1969.1195

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1969_num_14_1_1195
Violette Morin

La culture majuscule : André Malraux 1

La France s'est étonnée pendant dix ans d'avoir en une seule personne
un « génie » littéraire et un « ministre » politique. A l'Assemblée nationale
comme dans la presse, elle a mesuré sa tension culturelle à l'écart qui sépare
le ministre du génie : elle s'est réjouie que le ministre assagisse le génie ou
que le génie éclaire le ministre; mais elle a déploré que le ministre éteigne
le génie ou que le génie dérègle le ministre. Trop libéral pour les uns (autori
sation des Paravents de Genet, de la Religieuse de Rivette), trop conformiste
pour les autres (censure sur la Passion du général Franco de Gatti), il semblait
évident que cet albatros volait trop haut pour aimer marcher. La question
était résumée : « De quel côté est Malraux * ?» Personne ne savait encore le

1. Il n'est pas fait état des « mesures » de circonstance improvisées par le ministère
des Affaires culturelles pendant ces dix dernières années, ni des polémiques qu'elles ont
pu susciter. L'analyse reste au niveau littéral des théories culturelles développées par
A. Malraux durant son mandat et de leur programme politique. Elle porte donc, non
sur les œuvres de l'écrivain, mais sur les discours officiels du ministre, soit : les
discours à l'Assemblée nationale à l'occasion, chaque automne, de la discussion du
budget (Référence : A.N. suivi de l'année); le discours prononcé à Athènes le 28 mai
1959 (Référence : Athènes); le discours prononcé à Brasilia le a5 août ig5g (Référence :
Brasilia); la réponse à l'appel de l'UNESCO pour la sauvegarde des monuments de
Nubie le 8 mars i960 (Référence : Nubie); l'hommage à la mémoire de G. Braque, le
3 septembre ig63 (Référence : G. Braque); l'hommage à la mémoire de J. Moulin le
19 décembre 1964 (Référence : J. Moulin); l'hommage à la mémoire de Le Corbusier
le i*r septembre ig65 (Référence : Le Corbusier); le discours au i*r festival mondial
des Arts nègres de Dakar le 3o mars 1966 (Référence : Dakar); le discours à la séance
inaugurale de l'Académie du monde latin le 25 mai 1967 (Référence : Afo.La.); le
discours d'inauguration à la maison de la culture de Grenoble le 3 février 1968
(Référence : Grenoble). Sont également consultés des textes d'interviews accordées ici
ou là par le ministre. Les mots, les expressions ou les phrases entre guillemets repré
sentent, sur les affaires culturelles, des unités de sujet rencontrées au moins trois fois
dans l'ensemble des textes étudiés. Les citations ne sont pas choisies en fonction de la
qualité littéraire des textes, mais de leur clarté et de leur brièveté.

2. Guy Dumur, le Nouvel Observateur, septembre 1968.

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dire, mais tous levaient la tête : aurions-nous été complices de ce vol? Et


complices en quoi?
Il prend l'envie pour le savoir de mettre au net ce que le ministre dit
quand le génie parle. Depuis l'année ig58 où Malraux prit la tête des
affaires culturelles, la France ne consomme plus seulement de la culture-de-
masse, mais de la Cul ture-d 'Elite en masse. Cette dernière s'est répandue sur
« le peuple » avec un éclat qui ne se discute plus, même s'il fut parfois de
rire : les peintures de Chagall ornent le plafond de l'Opéra, les statues de
Maillol peuplent les jardins des Tuileries, les sphinx du Louvre prennent le
métro, le septième art rattrape les six premiers avec la fameuse aide-à-la-
qualité, et la province, Paris, avec les fameuses Maisons-de-la-Culture. Malraux
veut faire de ce qu'il entend par Culture, Culture en tous points majuscule
puisqu'elle s'épure sur l'amour de l'Art, le pain quotidien de chaque citoyen.
A entendre son trait sans appel lorsqu'il renvoie aux « rapports écrits »
toutes questions de l'Assemblée nationale concernant les moyens pratiques
d'y parvenir, il semble qu'il n'y ait guère de transactions pensables dans sa
mission : si vous n'allez pas à la Joconde, la Joconde ira-t-à vous. Il y a
dans les réalisations de Malraux un lyrisme de l'impossible qui semble en
effet étranger à toute dialectique de ruse et d'efficience, à toute politique.
Ce lyrisme de l'impossible prend racine au niveau des discours. Si l'on veut
bien dépasser le désordre éblouissant de chacun et hiérarchiser, selon leur
fréquence d'apparition, les unités de sujets relevées dans tous, on voit se
dessiner en tête de liste une rhétorique uniforme de l'antithèse. L'éloquence
s'assouplit et se poétise par de grands écarts sémantiques suivis du balan
cement indéfini de leurs signes extrêmes : l'héritage s'oppose à la conquête,
le périssable à l'éternel, la lance à la pensée... C'est dire que déjà, par sa
rhétorique, le verbe malrausien est en état de vibration dramatique. Les
vibrations sont d'autant plus violentes que les termes qui le soutiennent sont
sémantiquement plus inconciliables.

I. DE LA MORT À LA VIE : LES MÉTAMORPHOSES CULTURELLES

Le religieux et le rationnel.

L'écart de la Mort à la Vie est l'unité la plus répétée des discours de


Malraux. Traité avec les variantes dramatiques que son irréductibilité inspire,
il se développe en priorité sur une évolution de la culture dont on connaît
les trois étapes. Jusqu'au xvi* siècle, première étape, il y eut les civilisations
chrétiennes, et plus universellement religieuses. L'Art existait par sa raison
mystique d'être, et ne débordait à aucun niveau cette fonction symbolique.
« Jamais Phidias n'avait pensé que ses œuvres fussent immortelles et si
l'on avait dit à Giotto que nous admirerions sa peinture (...) il nous aurait
pris pour des fous » (Mo.La.). Son objet était précis : « ... pour le sculpteur
de Chartres ces statues qu'on appelait les rois et qui sont des saints, on les
priait, on ne les admirait pas » (Dakar). Il fallut la Renaissance, pour que
surgisse, décollé des systèmes politiques ou religieux qui l'inspirent, l'art
gréco-romain. Cet art s'imposa d'emblée au monde tel qu'en lui-même il

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devait être aimé. Désormais sans référence à « l'au-delà » mais plutôt « à


la nature soit par imitation, soit par idéalisation », sa « qualité esthétique »
pure et non « sa vérité religieuse » (Dakar) lui garantit l'éternité : « II est
banal de dire que l'œuvre survit à la cité, il l'est bien moins de dire qu'il
survit à la religion et c'est au xvi6 siècle que, pour la première fois, on a
compris que le génie pouvait être plus fort qu'elle » (Mo. La.).
Du xvie au xix* siècle, deuxième étape, la civilisation de la Raison l'a
emporté sur celle de la Providence divine et : « La recherche de la loi du
monde s'est substituée dans une certaine mesure aux problèmes religieux »
(Dakar) comme l'Amour de l'Art s'est substitué au respect des dieux. Depuis
lors « le mythe antique nous atteint à travers l'énorme métamorphose du
xvie siècle » (Mo.La). Le mot « énorme » serait presque faible si l'on songe
que « la Renaissance a inventé l'immortalité » (Mo.La.). Arraché aux pro
messes surnaturelles des dieux, l'homme découvre, devant « la mystérieuse
transcendance » de l'art, une immortalité à la mesure de sa finitude, ou, si
l'on veut, de sa mort. Cette victoire culturelle de la vie sur la mort est ce
« sur quoi, même si nous n'aimons pas l'art romain, nous vivons encore »
(Mo.La.).

Le rationnel et l'émotif.

Nous en vivrions de plus en plus mal si nous n'avions que cette maîtrise
gréco-latine et son harmonie rationnelle pour résister à la troisième étape,
la civilisation du xx* siècle dite des « machines ». L'homme en effet découvre
une nouvelle impuissance dans la puissance de ces dernières : « Mesdames et
Messieurs, le monde dans lequel nous vivons est un monde où l'homme est
fort peu maître de lui et moins encore de l'univers infini, même s'il envoie
ses bateaux sur la lune » (Mo.La). Il n'y renforce plus ni maîtrise « de soi
comme de l'univers », ni harmonie avec la nature, mais les perd. Loin
d'accélérer les progrès de l'esprit universel, la civilisation des machines
développe l'instinct individualiste : « L'homme se trouve en face du plus
grave conflit de son histoire. D'une part les grands moyens de communic
ation de masse au service des instincts (...). De l'autre des moyens d'expres
sion aussi étendus (...) au service des images de l'homme que nous ont
transmis les siècles et de celles que nous devons léguer à nos successeurs »
(Grenoble) . L'homme peut donc tout perdre par ce qui le sauve : « L'occi
dental avance en tenant par la main la torche qui l'éclairé, même si sa main
brûle » (Mo.La.). Malraux arrive à l'heure où « nous n'ignorons pas que nous
sommes en train de changer de civilisation » (Mo.La.). L'immortalité promise
par la Renaissance résiste de plus en plus mal aux rigueurs déchaînées de la
Science; le cheminement créateur qui la révèle devient long et impraticable;
auréole sans tête, la vitesse des progrès l'agite en tous sens et l'empêche de
se poser : c'est « une civilisation de l'interrogation; mais elle n'a pas trouvé
le type d'homme exemplaire... sans lequel aucune civilisation ne prend tout à .
fait forme » (Athènes).
Et cependant il n'y aurait pas d'interrogation si aucun signe de salut ne
perçait à l'horizon. Devant la déroute croissante de l'esprit, le classicisme
de la Renaissance n'oppose qu'un ordre de cristal effritable à merci. Il lui
fallait s'incarner, cœur contre machine, donc rythme contre rythme, dan&

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la violence de la vie émotive. C'est l'art du xxe siècle qui va insuffler à
l'Immortalité du xvie les forces viscérales qui lui manquent. Malraux voit
dans la remontée vers le domaine des Hautes Epoques, une seconde méta
morphose auprès de laquelle celle de la « Renaissance nous apparaîtra comme
une timide ébauche » (Nubie). « En s'imposant lentement et de façon déci
sive au monde entier, la sculpture africaine a détruit le domaine de référence
à l'art; l'art africain (...) a puissamment contribué à substituer à l'antiquité
gréco-latine le domaine des hautes-époques » (Dakar). Il lui a imposé « sa
volonté de rythme et sa puissance pathétique » dont elle était la négation.
Il l'a complétée. « Le patrimoine culturel de l'humanité », persique, boud
dhique, sumérien, précolombien... que l'on sait cher à l'auteur et dont
l'esprit avait, jusqu'au xvie siècle, « couvert le monde pendant des mil
lénaires », vient à point métamorphoser la métamorphose de la Renais
sance et immortaliser, dans les profondeurs de la vie émotive, la pérennité
de ses formes : « La vérité est qu'un art, magique ou sacré, se crée dans un
univers dont l'artiste n'est pas maître. Lorsque le monde sacré disparaît, il
ne reste de ce qu'il fait qu'une obscure communion ou une sympathie »
(Dakar). « A partir du jour où Picasso a commencé sa période nègre, l'esprit
(des hautes époques...) a retrouvé ses droits perdus » (Dakar). La culture s'est
métamorphosée au carré jusqu'à une « mystérieuse transcendance » (Nubie)
qu'aucune logique ne doit démêler. Pourquoi ces images immortelles?
« Nous n'en savons rien, mais nous savons très bien que lorsque notre âme
retrouve ces grands souvenirs que nous n'y avons pas mis, elle retrouve en
elle-même des forces aussi puissantes que ses éléments organiques » (Dakar).
Voilà comment, « l'humanité, pour la première fois, a découvert un langage
universel de l'art » (Nubie), et une immortalité complète : celle de la maît
rise rationnelle consolidée par celle de la violence viscérale : la vie peut
désormais résister à la mort.

Le passé et le futur.

Car, chez Malraux, le drame de la mort contre la vie n'est pas une tra
gédie. La mort n'a pas, comme dans Sophocle (poète privilégié du discours
grâce à Antigone), le pouvoir de justifier la vie; elle n'a pas davantage
comme dans Baudelaire (autre poète privilégié du discours) le pouvoir de la
putréfier. Mais le drame résiste car la mort n'a pas, comme dans Auguste
Comte, le pouvoir d'organiser le devenir de la vie *. Dans le combat de la
mort contre la vie c'est, chez Malraux, la vie qui neutralise et pulvérise la
mort a : « la culture c'est ce qui dans la mort est tout de même la vie » (A.N.
ig63). Tout est dit dans cette phrase et répété dans ces lieux historiques où le
destin attend Malraux, c'est-à-dire où « les grandes cités mortes retentissent
des voix de la nation vivante » (Athènes). Tout grand œuvre est un présent
de transition entre le passé mort et le futur vivant. Tout artiste est le point

1. On se souvient du credo positiviste de la Religion de l'Humanité : « Le poids


des morts ne cesse de peser sur l'humanité » ou encore : « L'humanité est faite de
plus de morts que de vivants »; religion avec laquelle Malraux a bien des affinités.
2. C'était déjà une des nostalgies de la Tentation de VOccident.

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focal des extrêmes inconciliables : « Parce qu'il annonçait l'avenir, il méta


morphosait le passé des morts pour l'apporter aux vivants » (Le Corbusier).
« La culture joue aujourd'hui un si grand rôle », parce qu'elle « est le
domaine de transmission des valeurs » (Grenoble) , le domaine de l'immort
alité créée. Ministre utopien et génie pratiquant, Malraux n'a pas le drame
facile puisqu'il croit au salut par la Culture majuscule. Il syncrétise jusqu'au
sacré son mystère mondial : « La beauté est devenue l'une des énigmes
majeures de notre temps, la mystérieuse présence par laquelle les œuvres de
l'Egypte s'unissent aux statues de nos cathédrales ou des temples aztèques,
à celles des grottes de l'Inde ou de la Chine, aux tableaux de Cézanne ou de
Van Gogh, des plus grands morts aux plus grands vivants dans le trésor de
la première civilisation mondiale » (Nubie). Il voit, dans la beauté, le sphinx
capable de rassembler l'humanité dans une commune énigme : « La pre
mière civilisation mondiale revendique publiquement l'art mondial comme
son indivisible héritage » (Nubie). Il semble bien que l'indivisible, mondiale,
et encore une fois majuscule Culture, celle du grand Art, soit capable de
« traduire le périssable en éternel » et de sauver, faute de Dieux et de Raisons,
la civilisation, elle aussi mondiale, des machines. Son « mystère » doit
résoudre, par sa seule et toute profane transcendance, « le problème capital
de l'esprit aujourd'hui », c'est-à-dire « créer l'homme de la civilisation
moderne » (Mo. La.). Malraux ne vise rien moins que la « résurrection
géante » (Nubie) : « Nous ne savons pas ressusciter les corps mais nous com
mençons à savoir ressusciter les rêves et ce que vous propose aujourd'hui la
'France, c'est que, pour nous tous, la culture soit la résurrection de la
noblesse du monde » (Brasilia).

L'héritage et la conquête.

L'extase culturelle peut donc ressusciter l'homme : « Lève-toi Lazare! »


(Brasilia). Ce n'est pas peu dire, mais c'est dire quelque chose. Proposée « au
nom de la France », la Culture majuscule retrouve l'esprit des Croisades.
De même qu'à Saint-Jean-d'Acre on bâtissait français en baptisant chrétien,
Malraux fortifie la France aux quatre coins du monde sous le signe de cette
Culture. Certes le cocardier perce sous l'universel, mais il ne peut percer que
sporadiquement. Dans la trame répétitive des discours, il n'y a « d'autres
forces supra-nationales que l'adhésion des hommes » (Mo.La.), parce que
« l'esprit ne connaît pas de nations mineures (...) mais des nations frater
nelles » (Athènes), et cette fraternité n'est même pas le monopole exclusif de
la France; Malraux suggère en tous lieux ce qu'il résume à Athènes : « La
Grèce, comme la France, n'est jamais aussi grande que quand elle l'est pour
tous les hommes. » De la « Nation » au « Monde », l'antithèse est trop sédui
sante pour que le lyrisme du discours ne l'épuisé pas. Il n'y a plus de
France qui tienne : le contraire d'Ici doit dépasser l'Ailleurs pour s'installer
Partout; celui de Maintenant doit dépasser le Hier ou le Demain pour
rejoindre l'Eternité. La Nation se pulvérise, des origines aux fins, dans
l'Infini des siècles : « La nation, non pas un nationalisme, mais une donnée
invincible et mystérieuse qui allait emplir le siècle » (Jean Moulin)... La
nation, comme la Culture qui la définit, n'admet de passés respectifs que
recréés en avenir mondial : « II ne s'agit pas de nous réfugier dans notre

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passé, mais d'inventer l'avenir qu'il exige de nous » (Athènes). Le poids des
morts-ancêtres ne cesse de contribuer à la résurrection des vivants-mondiaux
parce que « la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert ». Répétons-le : si
« chaque pays d'Afrique a besoin de créer son propre patrimoine mondial »
(Dakar), c'est que « la culture est l'attitude d'un peuple en face de l'uni
vers». Malraux le dit à tous : « Que l'Académie latine choisisse un autre
rôle, elle est un avenir et son passé est la garantie de son avenir » (Mo. La.).
Africains, Latins, Français ou autres, « nous sommes dans la métamorphose »
culturelle comme dans l'eau de Lourdes : il faut nager dans « la mystérieuse
transcendance de l'art » pour toucher au port de cette « plus grande énigme
de notre temps » qu'est la beauté.
Notre temps est toujours « Pour la première fois... »; il ne déroge pas à la
puissance de ce superlatif : « La première civilisation mondiale a commencé »
parce que les puissants moyens de communication, dont le ministre ne
cesse d'enregistrer l'irréversible fortune, rendent « pour la première fois »
le fait culturel immédiatement universel. A. Malraux se réfère aux techniques
de la mondiovision comme s'il les avait reçues personnellement des dieux;
elles favorisent son cosmisme conquérant et survoltent sa ferveur prédicante.
D'une seule inspiration, il brasse les peuples : « Jamais on n'avait vu, au
service du génie du russe Tolstoï, une actrice suédoise et un metteur en
scène américain faire pleurer les hommes de New York à Calcutta » (Gre
noble); il enjambe les horizons : « Au Japon le jour se lève (...) » dit-il en
hommage à Le Corbusier, dans la Cour Carrée du Louvre; il programme
l'Univers : aux heures où Malraux parle, l'Acropole est « (...) contemplée par
plus de spectateurs qu'elle ne le fut pendant deux mille ans ». La civilisation
des machines est bien « la première » qui puisse soutenir les piliers d'une
telle vocation culturelle.

Le démon et l'ange.

Cette vocation ne peut même pas se perdre dans l'indifférence d'un soi-
disant matérialisme : marxiste ou non marxiste, « cette civilisation n'a rien
de matérialiste », « sauf dans les mots » (Dakar), car « il ne dépend pas d'une
civilisation de se passer de rêves » (Grenoble) et la civilisation des machines
en regorge. Le système audio-visuel de communications s'impose comme
« le plus grand diffuseur d'imaginaire que le monde ait connu », et le plus
dangereux : « Le cinéma n'est pas né pour servir l'humanité, il est né pour
gagner de l'argent. » S'appuyant « sur les éléments les plus suspects de
l'émotion * » (Dakar), la dérive démoniaque du monde filmisé est si évidente
et si violente, selon Malraux, que l'urgence de la lutte ne peut plus être
contestée. « L'objet principal de la culture » consiste « à opposer au puissant
effort des usines du rêve producteur d'argent, celui des usines du rêve pro
ducteur d'esprit, c'est-à-dire d'opposer aux images du sexe et de la mort (ou
a du sexe et du sang ») les images immortelles » (Dakar). La lutte s'impose
d'autant plus opportunément que « cette civilisation où Satan a reparu, est

i. « A l'exception du comique », ajoute Malraux sans commentaire. Son lyrisme


antithétique dérape parfois sur une exception de choc, puis reprend sa voie.

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aussi la première qui cherche le sens du monde » (Mo.La.) et de l'homme.


« Avec les camps d'extermination, avec la menace atomique, l'ombre de
Satan a reparu sur le monde en même temps qu'elle reparaissait dans
l'homme » (Brasilia). « La psychanalyse (les y) redécouvre » en effet, les y
dénombre, et les y justifie. Sans « imaginaire capable de résister à la mort »,
sans un « temple ni un tombeau » (Grenoble), l'homme erre « dans un monde
sans clef » en proie au « mal » qu'il tend à considérer comme « une énigme
fondamentale » (Brasilia).
La Culture majuscule arrive à point pour combattre Satan : « L'existence
de l'amour, de l'art et de l'héroïsme n'est pas moins mystérieuse que celle
du mal » (Brasilia), et elle est plus féconde puisqu'elle supporte l'éternité.
Il ne reste en effet de la « sanguinaire civilisation assyrienne que la lionne
blessée » et « des camps de concentration, non l'image des bourreaux mais
celle des martyrs » (Dakar). L'amour de la Culture majuscule s'adresse à
« toutes les formes d'art, d'amour, de grandeur et de pensée qui (...) ont
permis à l'homme d'être moins esclave » (Brasilia) de lui et des autres. La
cause est entendue par la prière d'Antigone : « Je ne suis pas venue pour
partager la haine mais l'amour » (A.N., nov. 63). Si les démons sont vra
iment arrivés sur terre, la politique culturelle de Malraux va leur livrer le
combat aérien du siècle : elle va remettre les dieux en course.

II. DE LA TERRE AU CIEL : LES PRATIQUES CULTURELLES

Connaître et aimer.

Le Mal est en face du Bien et Malraux ne tente pas de se réfugier, tel un


moine imbécile, dans les béatitudes du second pour oublier le premier :
« Peut-être l'aptitude de l'homme à les concevoir et à les maintenir invinci
blement, est-elle une de ses composantes, comme l'est l'aptitude à l'intell
igence, et le but de notre civilisation dans l'ordre de l'esprit devient-il, après
avoir trouvé les techniques qui réintègrent les démons dans l'homme, de
chercher celles qui y réintégreraient les dieux » (Brasilia). La naïveté utopique
que l'on serait tenté de prêter à cette Hauteur-de-Pensée, surtout lorsque la
pensée y est mal ordonnée comme dans cette phrase (l'écart sémantique
entre les fonctions du sujet principal, « l'aptitude de l'homme », et celle
du comparatif, « l'aptitude de l'intelligence », repose sur une symétrie
discutable), se résorbe d'elle-même, comme souvent chez Malraux, au profit
d'une intuition militante. Les deux mots qui distancent en les troublant
le dynamisme politique du ministre, et la ferveur culturelle du génie, sont
présents : l'Intelligence et l'Esprit. D'un pôle à l'autre, la culture joue son
« rôle irremplaçable » dans la « reconquête de la grandeur oubliée » parce
qu'elle a des « voies plus secrètes » que celles de la connaissance : « La
culture, ce n'est pas seulement de connaître Shakespeare, V. Hugo (...), c'est
d'abord de les aimer » (Brasilia). « Les Maisons de la Culture n'apportent pas
des connaissances, elles apportent des émotions (...). L'université doit ensei
gner ce qu'elle sait, les Maisons de la Culture doivent faire aimer ce qu'elles
aiment » (Dakar). Comme l'église se distingue des écoles, les Maisons de la

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Culture doivent se distinguer des établissements de l'Education nationale :
celles-là doivent ré-unir, ceux-ci doivent sélectionner. Non que les connais
sancessoient étrangères à la culture, mais Malraux leur dénie le pouvoir de
déclencher cet éblouissement du cœur qui fait la noblesse de la Culture
majuscule. Ce ne sont pas par exemple les théories de Le Corbusier « qui
ont rendu manifeste la grande et profonde parenté des formes de l'archi
tecture, ce sont ses œuvres; ce ne sont pas ses écrits qui ont révélé la frater
nitésecrète de la Grèce et de l'Inde, c'est Chandigarh (...) ». Le royaume du
ciel culturel appartient non pas à l'Intelligence discursive mais à l'Esprit
communiant, à l'Esprit du cœur, celui du peuple. « La recherche désintéressée
de la connaissance est assurément une haute valeur mais pour le chercheur,
non pour le peuple fidèle » (Grenoble). Malraux place toute culture à sa
majuscule suprême, celle qui, de Très-Haut, s'adresse sans détour séculier au
bibliquement culturable, au « peuple fidèle ».
Il ne pense pas la culture, il y croit : « J'ai eu un certain succès le jour
où j'ai dit au conseil des ministres que j'étais le seul à ne pas savoir ce
qu'est la culture. Et pourtant! » s'écrie le prophète à la tribune du Palais
Bourbon. Il ne la chercherait pas s'il ne l'avait déjà trouvée et plus sûrement
que par les voies de la raison : « Ce que nous appelons la culture, c'est cette
force mystérieuse de choses beaucoup plus anciennes et beaucoup plus pro
fondes que nous et qui sont notre plus haut secours dans le monde moderne »
(Dakar). Même si « pour la première fois cette civilisation ne sait quelle est
sa raison d'être » (A.N. 1967), un pressentiment l'habite. Elle « devine dans
l'art une mystérieuse transcendance et l'un des moyens encore obscurs de
son unité » (Nubie). Les Incultes de Malraux n'adorent les faux dieux que
parce qu'ils pressentent le Vrai : « Un fait mystérieux se produit dans le
monde entier : les peuples sont en train de demander la culture alors qu'ils
ne savent pas ce que c'est » (A.N. 1966). Le refus de toutes les sélections
raisonnées condamne Malraux à un libéralisme fatal. De même que l'Institut
catholique prime sagement pour les uns (bien que scandaleusement pour les
autres) le film Théorème de Pasolini parce qu'il y a repéré le ferment
d'impiété qui fait germer les saints, de même Malraux proclame « la liberté
a les mains sales » et se bat pour elle. Citant inlassablement Baudelaire et
Rimbaud, ramenant le Mal au Bien, il résiste à droite et à gauche, sans céder.
Même si des souvenirs précis d'autorité régressive (l'affaire Langlois) imposent
à ce tracé des chutes brutales, Malraux œuvre dans un système d'assomption
qui nie l'attraction humaine. La culture, c'est ce qui « nous apparaît d'abord
comme la connaissance (au sens certainement mystique du terme) de ce qui
a fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers » (A.N. 1967).
Ainsi, tel Jésus devant les marchands du temple, ou, pour respecter les
références de l'auteur, tels Antigone devant Créon ou Prométhée devant
Dieu, A. Malraux, se référant à la Grèce antique, observe politiquement sur
terre « la fête du Non ».

Consommer et croire.

La « fête du Non » signifie pour Malraux dire « Non » à ce qui sépare et


« oui » à ce qui unit. C'est pourquoi il dit également « Non » aux maisons
de la Jeunesse et des Sports. Les loisirs isolent et sélectionnent le peuple par

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l'argent, autant que les connaissances par l'école : « J'insiste sur ceci : ne
voir dans la culture qu'un emploi des loisirs c'est assimiler le public des
Maisons de la Culture à la bourgeoisie de naguère. La distraction de cette
bourgeoisie, c'était les tournées » (Grenoble) , avec tout ce que leur art avait
de boulevardier et de désinvolte. A l'époque du Front Populaire, (( Léon
Blum et Léo Lagrange créèrent avec le ministère des Loisirs une chose assez
proche de ce que nous tentons... et pendant des années on a cru que le
problème de la culture était un problème d'administration des loisirs. Il est
temps de comprendre que ce sont deux choses distinctes, l'une étant seul
ement le moyen de l'autre » (A.N. nov. ig63). Avant Malraux, tout était nor
malisé vers le pire : « Les républiques en Europe se sont puissamment atta
chées à créer des systèmes pédagogiques, mais aucune n'a créé un système
artistique. Pourquoi? Parce que l'art en ce temps-là, c'était la bourgeoisie »
(A.N. 1966). Avec Malraux, aimer les « images immortelles » concerne tout
le monde, mais ne va plus de soi. Dans notre « civilisation sans âme », cet
amour est une lutte à la portée de tous à la condition d'admettre une fois
pour toutes que « cette lutte ce n'est pas l'utilisation des loisirs » (Dakar).
Malraux veut « faire en sorte que chaque enfant de France puisse avoir
droit aux tableaux, aux théâtres, au cinéma » comme il a droit à l'école
quotidienne et à la poule-au-pot hebdomadaire. « II faut que d'ici trente ans,
tout être humain ait les moyens de se défendre » (A.N. ig63) — entendons :
se défendre contre les démons du sexe et de la mort. La Culture les lui
donnera quels que soient la nature et le degré de son savoir et de ses loisirs :
« La culture est populaire par ceux qu'elle atteint, non du fait de sa nature »
(A.N. 1966). C'est dit net : « La culture sera populaire ou ne sera pas. » Le
messianisme n'est ici dénué ni de bon sens ni de perspectives. Pour lutter
contre les rêves de sexe et de sang très populairement envahissants, Malraux
veut rendre populaires les rêves angéliques de la Culture majuscule. Face
à « la puissance magistrale (des premiers) qui fait appel à ce qu'il y a de
moins humain en nous » (A.N. 1963), « il convient d'apporter à chacun
l'image la plus haute qu'il se fait de lui-même » (Grenoble). A l'onirisme
matérialiste, populairement pervertisseur, la Culture majuscule est seule en
mesure d'opposer un onirisme spiritualiste, populairement salvateur. Cette
confrontation morale est l'antithèse finale du système. La civilisation des
machines désole un chrétien comme Maurice Clavel, lorsqu'il écrit : « Je
diagnostique que ce monde agonise faute de Transcendant, d'Infini. » Mais
plus gonflé que ce dernier, si l'on peut dire, Malraux vole plus haut en visant
plus bas; il voit que l'agonie n'empêche pas le monde de vivre matériell
ement de plus en plus vite et de mieux en mieux. Il sent l'Infini au pluriel
et pressent des Transcendants de rechange. Cette agonie n'aura pas besoin
de Dieu au bout; elle n'est qu'une descente-sans-fin, contre laquelle, par un
sens aigu de l'affrontement et sans prendre le temps de toucher terre, il
propose une remontée-sans-fin. « Nous ne pouvons que tenter de savoir d'où
nous partons, non où nous voulons arriver » et si « nous n'accédons à l'infini
que par un escalier » (Mo. La.), tâchons au moins de prendre avec Malraux,
le bon, le saint, la scala Santa... comme dans l'église de Latran à Rome.
La difficulté reste de savoir comment monter si haut : « Je ne peux pas
infliger la joie d'aimer l'art à tout le monde. Je peux seulement essayer de
l'offrir, la mettre à la disposition, pour que, à ceux qui la demanderont,
elle soit donnée » (interview, Elle, mars 1967), comme la grâce; et, comme

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La culture majuscule : André Malraux
la grâce, tous l'attendent. Car enfin : « L'homme vit-il dans l'instant, rel
igieux ou non, ou rêve-t-il d'une sorte de lieu surplombant d'où il tente de
se penser? » (Mo. Là) Peut-être en rêve-t-il en effet... Sinon comment tien
draient debout ces files saturées d'hébétude que l'humoriste Sempé dessine
devant l'exposition de Toutankhamon comme devant un cinéma ou un
magasin de soldes? Mais de là-haut, il rêverait quoi?
Suffirait-il d'aimer un profil de Pisanello plutôt que celui de Brigitte
Bardot, d'admirer le courage d'Antigone sur scène plutôt que le masochisme
de Catherine Deneuve sur écran, et même, plus généralement, de lire Kafka
plutôt que France-Soir, pour « se penser » immortel dans la Culture? La
question dégonfle ce mot comme un ballon. Mais en revanche il est beaucoup
dit que peu d'illusions sont permises, quant aux Maisons de la Culture, sur
les aspirations d'un public souvent plus amateur de disques et de cafétéria
qui font-passer-le-temps que d 'œuvres qui l'immortalisent, comme s'il eût
été normal d'être plus malrausien que Malraux; il est beaucoup suggéré que
le lyrisme du ministre n'est que du vent, comme s'il eût été raisonnable qu'il
fût une tempête. Il y a en chacun un Malraux qui sommeille et si l'ironie
continue à mesurer les distances entre le spiritualisme promis et le maté
rialisme donné, entre l'amour de la Culture majuscule et la consommation
des cultures minuscules... c'est que l'ironie-du-sort, aujourd'hui, les résorbe.

III. DE MALRAUX AUX AUTRES

L* audio-visuel : des voix et des visions.

La mise en évidence des sujets les plus répétés par le Ministre a le mérite
de nous confirmer les traits obsessionnels du Génie. La rhétorique de l'anti
thèse uniformément dégagée de tous les points chauds du discours, structure,
à elle seule, ce qui a été appelé une politique de grandeur : grandeur du génie
ou folie des grandeurs, la grandeur reste parce que le bond antithétique se
fait, d'un terme à l'autre, dans le vide absolu. Aucune demi-mesure ne facilite
son succès; aucun filet n'assure sa durée : il n'y a que « la métamorphose »
pour combattre et sauver du néant les dieux, les raisons, les héritages, les
démons... et tous signes de salut devenus, avec le progrès scientifique, des
signes de mort. Tout au plus peut-on, comme dans « l'abêtissez-vous » de
Pascal, ou dans les fêtes positivistes, favoriser « la métamorphose » par
l'accoutumance : cérémonies, spectacles et rites peuvent mener au « mystère »
de la Culture majuscule à la condition de commencer par « la fête du
non » : « non » aux connaissances seules; « non » aux loisirs seuls; « non »
à la consommation démoniaque des cultures minuscules; « non » à la civili
sation mortelle des machines; et « oui » à l'amour de l'art immortel et à la
résurrection qu'il promet à l'homme.
Ce langage ne nous est même pas étranger. Il n'était pas besoin des
événements de mai pour mettre en lumière la spécificité et la violence des
combats que chacun mène aujourd'hui entre la partie angélique et la partie
démoniaque de lui-même. Côté angélique, la réflexion sait trop pourquoi et
comment la culture traditionnelle des Ecoles comme la culture organisée

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Violette Morin

des Loisirs se retournent sur elles-mêmes pour s'empoisonner réciproquement.


Chacun rêve de consommer et de rejeter leur masse à la fois séduisante
et asphyxiante de produits. Du bruit de la science sourd une fureur d'extase
libératrice en tous points conforme à l'extase artistique proposée par Malraux.
Elle propose l'idée que le contraire du machinisme et de ses ordinateurs
infaillibles n'est aujourd'hui ni la philosophie ni la littérature mais l'art
dans son audio-visualité pleine de grâce. L'Art devient le seul refuge de
toutes les possibilités d'affirmer sans être contredit, de s'affirmer sans être
contrôlé. Le « lu » austère de la culture traditionnelle (scolaire) n'est ni de
taille ni de nature à lutter avec le « vu » et 1' « entendu » de la culture de
masse. Il les fane : « Professeurs, vous nous faites vieillir 1. » Côté angé-
lique, il y a la recherche authentique d'un art surréel de vivre, qui apport
erait aujourd'hui une forme positive de salut : rejeter la robotisation mont
ante et provoquer, par de la présence, l'émotion qui nous rendrait tous
frères : « Parle-moi » est lancé comme par-dessus les mots. La Culture majusc
ulede Malraux passe par les mêmes longueurs d'ondes, c'est le cas de le
dire, que la consommation minuscule de tous. Sa politique délaisse volontiers
l'univers écrit de la culture aussi bien poétique que littéraire ou philoso
phique. On lui a reproché de négliger les bibliothèques au profit des théâtres,
des ballets, des expositions, des concerts (encore que ces derniers restent en
retrait par manque d'oreille nationale); en somme au profit de tous les arts de
plein air, doués de cette « présence humaine », qu'il dit capable, « pour des
raisons qu'il faudra bien découvrir un jour » (Grenoble) , de déborder les soli
tudes, de créer la ferveur, d'unir un peuple. Un courant audio-visuel, direct
ou médiatisé par la pellicule, passe du prophète de la Culture au peuple
culturable, de l'Amour du Majuscule à la consommation du minuscule :
théâtre/cinéma, peinture/affiches, concert/disques... Chaque terme tire sur
l'autre parce qu'une même grâce de voix et de visions les transcende.
C'est par le canal de l'audio- visuel que Malraux combat les forces démo
niaques du jour sans leur être étranger. Ces dernières ne prennent l'audio
visuel que par le mauvais bout : elles le chamanisent, le psychédélisent, le
paganisent. Somme toute, elles le sacralisent à l'envers. Côté démons, ça
chauffe ferme comme on dit en spectacle, mais ça n'est jamais que l'enfer
du paradis malrausien. Lorsque Malraux annonce que « le grand combat
intellectuel de notre siècle a commencé » et entend par « intellectuel » la
poussée émotive du Grand Art, il met à feu la première fusée des combats
lunaires. Le mystère de la science mathématique, qui fait atterrir un robot
sur la lune, affronte le mystère de l'Art qui l'atteint dans l'extase du cœur.
Le combat s'impose au « moment où notre civilisation devine dans l'art une
mystérieuse transcendance et l'un des moyens encore obscurs de son unité »
(Nubie). Répétons-le : plutôt que de s'adonner aux démons paroxystiques de
l'émotion et de prendre le mortel L.S.D. pour accélérer l'évasion, pourquoi
ne pas prendre le chemin de l'art immortel, celui qui donne précisément la
survie : « Pour toutes les religions, les prophètes sont toujours présents. Il
en va de même pour l'œuvre d'art : son caractère réside dans sa mystérieuse
survie » (A.N. ig63). Que l'art transporte, comme on dit, est une chose

i. Inscription sur les murs de la Sorbonne en mai 68.

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La culture majuscule : André Malraux

(connue), mais qu'il transporte si haut se généralise en commandement. De


subtils critiques parcourent en littérature la même transcendance, jusqu'au
vide absolu de son terme : « Le sens de l'art se révèle à nous dans son
mouvement entre le fond ténébreux sur lequel il s'élève... et l'horizon trans
cendant auquel il aspire et dont la lumière absolue exige la mort de l'art et
celle de l'artiste 1. » L'art s'évapore dans l'anonymat des fresques de cathé
drale; il se révèle à nous dans le blanc de son innocence divine. Lorsque les
organisateurs des Maisons de la Culture revendiquent à Rennes la possibilité
de « briser les tabous qui entourent le phénomène culturel » en « ne recréant
pas à l'intérieur des murs les séparations dont souffrent les sociétés am
biantes », en laissant le visiteur a fureter partout », a sans abonnement ni
adhésion » et léviter comme sans pesanteur, sur un fauteuil « mobile autour
d'une piste tournante » 2, ils ne contestent pas Malraux, ils le comblent;
plus précisément, ils rompent avec le sacré statique, compassé et hiérarchisé
des bigots pour retrouver celui, fluide, libérateur et populaire des vrais
croyants. Lorsque trente directeurs de théâtre et de Maison de la Culture
votent une résolution s pour atteindre « la masse du non-public jusqu'ici
négligée », ils ne combattent pas Malraux, ils nuancent son idée de peuple.
Et même lorsque Jean-François Revel, pourtant obstiné négateur de toute
grandeur précisément culturelle, cite Laforgue : « La culture bénie (souligné
par nous) de l'avenir est la déculture », il ne combat pas la religion de Mal
raux, il y entre, méfait de l'ironie, par la porte du diable.

La culture unique.

Dépotoir des religions perdues, la Culture se cherche et se consomme comme


pain bénit. De l'Information à l'Université, les connaissances sont de plus
en plus massives, inconciliables, hermétiques, incontrôlables... Leur ésoté-
risme pèse jusque sur les plus élémentaires tentatives d'absorption. La Culture
s'y bénit en résorbant tous les embarras de l'esprit. Son indéfinissable singul
arité disperse les envies, les terreurs, les respects et les espérances que pro
voque le seul besoin du Savoir. Auréolée de tous les arts que ce Savoir répand
à profusion, elle devient vénérable à merci; les rêves de Culture se précipitent
vers la spectaculaire vie-d'artiste que l'on voit arriver, sur les écrans et dans
la presse, tellement plus vite que les autres. Avec les plus menus des dons
dits artistiques : art de colorer une toile, de pincer une guitare, de modeler
la voix, de farder les yeux, c'est-à-dire avec les plus menues de ces chances
à la portée de tous, on arrive à la gloire mondiale, aux gros cachets et aux
grands voyages. La Culture devenue mystiquement majuscule et minuscule,
recouvre et enkyste la lenteur des raisonnements universitaires, l'aridité des
calculs mathématiques, la saturation des loisirs organisés; la culture tradi
tionnelle s'élève vers l'art de vivre tandis que l'art de vivre s'ancre à la
culture traditionnelle : les universités font du cinéma et les Clubs Méditer
ranée des conférences. Les uns et les autres arriveraient à ce niveau culturel

1. Starobinski sur Baudelaire, Preuves, mai 1968.


2. D. Noues, reportage de la Quinzaine littéraire, i5 janvier 1969.
3. Colloque de Villeurbanne, mai 1968.

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Violette Morin

où le savoir traditionnel serait transmué en mystique d'amour. Les Maisons


de la Culture, au Singulier Majuscule, revenons à Malraux, seraient les
Maisons de l'avenir. Devenues des universités-de-loisirs, elles seraient pleines
de tout comme la maison de la culture d'Assouan que Malraux annonce :
« Pleine d'attente, mais elle est pleine », comme une cathédrale.
Mais, comme dans les cathédrales, l'impiété menace. Aux heures où le
mystère salvateur de la Culture croise son néant mystificateur, les anticorps
germent, la défense s'organise. La Culture, hostie desséchée, ne sanctifie
plus personne; des rêves d 'iconoclastic font surface; des phantasmes de
démembrement se dessinent. Mais, là encore, ne va-t-on pas découper pour
mieux vénérer? La culture-d'élite rêve depuis longtemps de se séparer de la
culture-de-masse. Le bon goût, le sentiment des vraies valeurs, l'amour du
beau, du bon, du juste... tentent encore de se désolidariser de la consom
mation-de-masse; mais ils atteignent parfois des sommets si banalement
inaccessibles qu'ils se décomposent d'eux-mêmes dans le mauvais goût. Les
nouvelles scissions utilisent des critères plus concrets. On peut par exemple,
partir en guerre contre les faux-dieux culturels : « L'asphyxiante culture »
est dénoncée par l'artiste 1, avec une passion purificatrice digne de Bossuet.
Il n'est que temps, en effet, de préserver l'inspiration artistique et ses œuvres,
des miasmes corrupteurs du Pouvoir et de l'Argent; il n'est que temps de
préserver les valeurs esthétiques des valeurs mercantiles. Maïs là encore la
Culture majuscule ne réduit son champ que pour prendre de l'altitude. Elle
peut même, parfois, selon son objet et la passion de ses fidèles, prendre la
tangente sur l'infini. Ainsi en est-il de la passion cinématographique où tout
argument (entendre un colloque sur Godard) à tentative clarifiante est reçu
par l'adversaire comme archaïque, scolaire et pour tout dire scandaleux; le
refus délibéré de logique se résume dans une phrase sans appel, devenue
preque un cliché : le cinéma, c'est autre chose. De la chose à expliquer (le
film), à l'autre-chose inexplicable (l'art filmique), la scission est foudroyante.
L'art filmique, cumul d'une religiosité minuscule (cinéma commercial pour
la masse) et d'une religion majuscule (cinéma d'auteur pour l'élite) aspire
à une immortalité sans bavure : embraser la grande masse (payante) de quel
ques élites (sélectionnées).
Des analyses plus rigoureuses tentent elles aussi de fracturer l'unicité
culturelle. Elles peuvent chercher à « rétablir la communion » entre la
culture littéraire déifiée et la culture scientifique délaissée, l'une ne pouvant
que se dessécher sans l'autre 2. Elles peuvent chercher également à définir
l'espace qui sépare la culture universitaire de celle de la rue, pour mieux les
réunir : Paul Ricœur a en vue « essentiellement le dédoublement et la scission
de l'image moderne de la culture aux yeux de la jeune génération » en
distinguant « la culture universitaire et la culture non-universitaire » pour
mieux ordonner « le champ culturel total » 3. Mais hélas, ces divisions pro
posent à travers leur logique des réunifications si encyclopédiquement idéales
et si humainement inaccessibles que, plus qu'ailleurs, l'espérance et la terreur
s'embrasent et se resacralisent de plus belle. Tant et si bien que le besoin de

1. Asphyxiante culture, par J. Dubuffet, coll. Lettres Nouvelles, Pauvert, 1968.


2. Les Deux Cultures, par C. P. Snow, coll. Lettres Nouvelles, Pauvert, 1968.
3. Le Monde, 17 janvier 1969.

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La culture majuscule : André Malraux
secouer à fond l'édifice culturel se fait parfois sentir : « Agitez votre culture »
disaient en mai 68 les murs de la Sorbonne. Brisez les idoles. Oui, « la
culture, c'est l'inversion de la vie ». Mais là encore, de l'autre côté de cette
rue, où l'on était descendu dans l'espérance d'y transformer la vie quoti
dienne, il y a le chemin de la Remontée céleste : « Prenez vos désirs pour des
réalités. »
II est bien vrai que la lutte de fond contre cette culture promise, infernale
d'un côté ou paradisiaque de l'autre, ne peut être que politique. Les direc
teurs de théâtre réunis à Villeurbanne ont eu raison de proclamer : « Tout
effort d'ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi long
temps qu'il ne se proposera pas expressément d'être une entreprise de politi
sation. » Seule une politique-culturelle avec trait d'union, selon l'expression
elle aussi consacrée, peut donner à l'individu des occasions « de se choisir
librement par-delà le sentiment d'impuissance et d'absurdité que ne cesse
de susciter en lui un système social où (...) ». Encore faut-il y éviter, passant
du politique platonicien à la politique des partis, le danger (trop connu) de
ne pas libérer la culture en sacralisant le système social lui-même. Dans ces
limites, les termes de politique-culturelle suivent et contestent Malraux
comme l'endroit de son lyrisme antithétique, le fil à la terre de ses méta
morphoses salvatrices, l'antidote de sa foi artistique. Dans ces ornières, la
politique-culturelle a, dix années durant, élaboré des projets de constructions
et d'équipements culturels en regardant planer Malraux : il était le vrai
croyant, la fleur de notre pourriture noble, le Job de nos Transcendances
fermentées. Il a œuvré au devenir de ce Musée Imaginaire où s'ébauche,
aujourd'hui pour tous et en mondiovision, une nouvelle Métamorphose des
Dieux.

Violette Morin
Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris

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