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Morin Violette. La culture majuscule : André Malraux. In: Communications, 14, 1969. pp. 70-83.
doi : 10.3406/comm.1969.1195
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1969_num_14_1_1195
Violette Morin
La France s'est étonnée pendant dix ans d'avoir en une seule personne
un « génie » littéraire et un « ministre » politique. A l'Assemblée nationale
comme dans la presse, elle a mesuré sa tension culturelle à l'écart qui sépare
le ministre du génie : elle s'est réjouie que le ministre assagisse le génie ou
que le génie éclaire le ministre; mais elle a déploré que le ministre éteigne
le génie ou que le génie dérègle le ministre. Trop libéral pour les uns (autori
sation des Paravents de Genet, de la Religieuse de Rivette), trop conformiste
pour les autres (censure sur la Passion du général Franco de Gatti), il semblait
évident que cet albatros volait trop haut pour aimer marcher. La question
était résumée : « De quel côté est Malraux * ?» Personne ne savait encore le
1. Il n'est pas fait état des « mesures » de circonstance improvisées par le ministère
des Affaires culturelles pendant ces dix dernières années, ni des polémiques qu'elles ont
pu susciter. L'analyse reste au niveau littéral des théories culturelles développées par
A. Malraux durant son mandat et de leur programme politique. Elle porte donc, non
sur les œuvres de l'écrivain, mais sur les discours officiels du ministre, soit : les
discours à l'Assemblée nationale à l'occasion, chaque automne, de la discussion du
budget (Référence : A.N. suivi de l'année); le discours prononcé à Athènes le 28 mai
1959 (Référence : Athènes); le discours prononcé à Brasilia le a5 août ig5g (Référence :
Brasilia); la réponse à l'appel de l'UNESCO pour la sauvegarde des monuments de
Nubie le 8 mars i960 (Référence : Nubie); l'hommage à la mémoire de G. Braque, le
3 septembre ig63 (Référence : G. Braque); l'hommage à la mémoire de J. Moulin le
19 décembre 1964 (Référence : J. Moulin); l'hommage à la mémoire de Le Corbusier
le i*r septembre ig65 (Référence : Le Corbusier); le discours au i*r festival mondial
des Arts nègres de Dakar le 3o mars 1966 (Référence : Dakar); le discours à la séance
inaugurale de l'Académie du monde latin le 25 mai 1967 (Référence : Afo.La.); le
discours d'inauguration à la maison de la culture de Grenoble le 3 février 1968
(Référence : Grenoble). Sont également consultés des textes d'interviews accordées ici
ou là par le ministre. Les mots, les expressions ou les phrases entre guillemets repré
sentent, sur les affaires culturelles, des unités de sujet rencontrées au moins trois fois
dans l'ensemble des textes étudiés. Les citations ne sont pas choisies en fonction de la
qualité littéraire des textes, mais de leur clarté et de leur brièveté.
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Le religieux et le rationnel.
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Le rationnel et l'émotif.
Nous en vivrions de plus en plus mal si nous n'avions que cette maîtrise
gréco-latine et son harmonie rationnelle pour résister à la troisième étape,
la civilisation du xx* siècle dite des « machines ». L'homme en effet découvre
une nouvelle impuissance dans la puissance de ces dernières : « Mesdames et
Messieurs, le monde dans lequel nous vivons est un monde où l'homme est
fort peu maître de lui et moins encore de l'univers infini, même s'il envoie
ses bateaux sur la lune » (Mo.La). Il n'y renforce plus ni maîtrise « de soi
comme de l'univers », ni harmonie avec la nature, mais les perd. Loin
d'accélérer les progrès de l'esprit universel, la civilisation des machines
développe l'instinct individualiste : « L'homme se trouve en face du plus
grave conflit de son histoire. D'une part les grands moyens de communic
ation de masse au service des instincts (...). De l'autre des moyens d'expres
sion aussi étendus (...) au service des images de l'homme que nous ont
transmis les siècles et de celles que nous devons léguer à nos successeurs »
(Grenoble) . L'homme peut donc tout perdre par ce qui le sauve : « L'occi
dental avance en tenant par la main la torche qui l'éclairé, même si sa main
brûle » (Mo.La.). Malraux arrive à l'heure où « nous n'ignorons pas que nous
sommes en train de changer de civilisation » (Mo.La.). L'immortalité promise
par la Renaissance résiste de plus en plus mal aux rigueurs déchaînées de la
Science; le cheminement créateur qui la révèle devient long et impraticable;
auréole sans tête, la vitesse des progrès l'agite en tous sens et l'empêche de
se poser : c'est « une civilisation de l'interrogation; mais elle n'a pas trouvé
le type d'homme exemplaire... sans lequel aucune civilisation ne prend tout à .
fait forme » (Athènes).
Et cependant il n'y aurait pas d'interrogation si aucun signe de salut ne
perçait à l'horizon. Devant la déroute croissante de l'esprit, le classicisme
de la Renaissance n'oppose qu'un ordre de cristal effritable à merci. Il lui
fallait s'incarner, cœur contre machine, donc rythme contre rythme, dan&
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la violence de la vie émotive. C'est l'art du xxe siècle qui va insuffler à
l'Immortalité du xvie les forces viscérales qui lui manquent. Malraux voit
dans la remontée vers le domaine des Hautes Epoques, une seconde méta
morphose auprès de laquelle celle de la « Renaissance nous apparaîtra comme
une timide ébauche » (Nubie). « En s'imposant lentement et de façon déci
sive au monde entier, la sculpture africaine a détruit le domaine de référence
à l'art; l'art africain (...) a puissamment contribué à substituer à l'antiquité
gréco-latine le domaine des hautes-époques » (Dakar). Il lui a imposé « sa
volonté de rythme et sa puissance pathétique » dont elle était la négation.
Il l'a complétée. « Le patrimoine culturel de l'humanité », persique, boud
dhique, sumérien, précolombien... que l'on sait cher à l'auteur et dont
l'esprit avait, jusqu'au xvie siècle, « couvert le monde pendant des mil
lénaires », vient à point métamorphoser la métamorphose de la Renais
sance et immortaliser, dans les profondeurs de la vie émotive, la pérennité
de ses formes : « La vérité est qu'un art, magique ou sacré, se crée dans un
univers dont l'artiste n'est pas maître. Lorsque le monde sacré disparaît, il
ne reste de ce qu'il fait qu'une obscure communion ou une sympathie »
(Dakar). « A partir du jour où Picasso a commencé sa période nègre, l'esprit
(des hautes époques...) a retrouvé ses droits perdus » (Dakar). La culture s'est
métamorphosée au carré jusqu'à une « mystérieuse transcendance » (Nubie)
qu'aucune logique ne doit démêler. Pourquoi ces images immortelles?
« Nous n'en savons rien, mais nous savons très bien que lorsque notre âme
retrouve ces grands souvenirs que nous n'y avons pas mis, elle retrouve en
elle-même des forces aussi puissantes que ses éléments organiques » (Dakar).
Voilà comment, « l'humanité, pour la première fois, a découvert un langage
universel de l'art » (Nubie), et une immortalité complète : celle de la maît
rise rationnelle consolidée par celle de la violence viscérale : la vie peut
désormais résister à la mort.
Le passé et le futur.
Car, chez Malraux, le drame de la mort contre la vie n'est pas une tra
gédie. La mort n'a pas, comme dans Sophocle (poète privilégié du discours
grâce à Antigone), le pouvoir de justifier la vie; elle n'a pas davantage
comme dans Baudelaire (autre poète privilégié du discours) le pouvoir de la
putréfier. Mais le drame résiste car la mort n'a pas, comme dans Auguste
Comte, le pouvoir d'organiser le devenir de la vie *. Dans le combat de la
mort contre la vie c'est, chez Malraux, la vie qui neutralise et pulvérise la
mort a : « la culture c'est ce qui dans la mort est tout de même la vie » (A.N.
ig63). Tout est dit dans cette phrase et répété dans ces lieux historiques où le
destin attend Malraux, c'est-à-dire où « les grandes cités mortes retentissent
des voix de la nation vivante » (Athènes). Tout grand œuvre est un présent
de transition entre le passé mort et le futur vivant. Tout artiste est le point
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L'héritage et la conquête.
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passé, mais d'inventer l'avenir qu'il exige de nous » (Athènes). Le poids des
morts-ancêtres ne cesse de contribuer à la résurrection des vivants-mondiaux
parce que « la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert ». Répétons-le : si
« chaque pays d'Afrique a besoin de créer son propre patrimoine mondial »
(Dakar), c'est que « la culture est l'attitude d'un peuple en face de l'uni
vers». Malraux le dit à tous : « Que l'Académie latine choisisse un autre
rôle, elle est un avenir et son passé est la garantie de son avenir » (Mo. La.).
Africains, Latins, Français ou autres, « nous sommes dans la métamorphose »
culturelle comme dans l'eau de Lourdes : il faut nager dans « la mystérieuse
transcendance de l'art » pour toucher au port de cette « plus grande énigme
de notre temps » qu'est la beauté.
Notre temps est toujours « Pour la première fois... »; il ne déroge pas à la
puissance de ce superlatif : « La première civilisation mondiale a commencé »
parce que les puissants moyens de communication, dont le ministre ne
cesse d'enregistrer l'irréversible fortune, rendent « pour la première fois »
le fait culturel immédiatement universel. A. Malraux se réfère aux techniques
de la mondiovision comme s'il les avait reçues personnellement des dieux;
elles favorisent son cosmisme conquérant et survoltent sa ferveur prédicante.
D'une seule inspiration, il brasse les peuples : « Jamais on n'avait vu, au
service du génie du russe Tolstoï, une actrice suédoise et un metteur en
scène américain faire pleurer les hommes de New York à Calcutta » (Gre
noble); il enjambe les horizons : « Au Japon le jour se lève (...) » dit-il en
hommage à Le Corbusier, dans la Cour Carrée du Louvre; il programme
l'Univers : aux heures où Malraux parle, l'Acropole est « (...) contemplée par
plus de spectateurs qu'elle ne le fut pendant deux mille ans ». La civilisation
des machines est bien « la première » qui puisse soutenir les piliers d'une
telle vocation culturelle.
Le démon et l'ange.
Cette vocation ne peut même pas se perdre dans l'indifférence d'un soi-
disant matérialisme : marxiste ou non marxiste, « cette civilisation n'a rien
de matérialiste », « sauf dans les mots » (Dakar), car « il ne dépend pas d'une
civilisation de se passer de rêves » (Grenoble) et la civilisation des machines
en regorge. Le système audio-visuel de communications s'impose comme
« le plus grand diffuseur d'imaginaire que le monde ait connu », et le plus
dangereux : « Le cinéma n'est pas né pour servir l'humanité, il est né pour
gagner de l'argent. » S'appuyant « sur les éléments les plus suspects de
l'émotion * » (Dakar), la dérive démoniaque du monde filmisé est si évidente
et si violente, selon Malraux, que l'urgence de la lutte ne peut plus être
contestée. « L'objet principal de la culture » consiste « à opposer au puissant
effort des usines du rêve producteur d'argent, celui des usines du rêve pro
ducteur d'esprit, c'est-à-dire d'opposer aux images du sexe et de la mort (ou
a du sexe et du sang ») les images immortelles » (Dakar). La lutte s'impose
d'autant plus opportunément que « cette civilisation où Satan a reparu, est
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Connaître et aimer.
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Culture doivent se distinguer des établissements de l'Education nationale :
celles-là doivent ré-unir, ceux-ci doivent sélectionner. Non que les connais
sancessoient étrangères à la culture, mais Malraux leur dénie le pouvoir de
déclencher cet éblouissement du cœur qui fait la noblesse de la Culture
majuscule. Ce ne sont pas par exemple les théories de Le Corbusier « qui
ont rendu manifeste la grande et profonde parenté des formes de l'archi
tecture, ce sont ses œuvres; ce ne sont pas ses écrits qui ont révélé la frater
nitésecrète de la Grèce et de l'Inde, c'est Chandigarh (...) ». Le royaume du
ciel culturel appartient non pas à l'Intelligence discursive mais à l'Esprit
communiant, à l'Esprit du cœur, celui du peuple. « La recherche désintéressée
de la connaissance est assurément une haute valeur mais pour le chercheur,
non pour le peuple fidèle » (Grenoble). Malraux place toute culture à sa
majuscule suprême, celle qui, de Très-Haut, s'adresse sans détour séculier au
bibliquement culturable, au « peuple fidèle ».
Il ne pense pas la culture, il y croit : « J'ai eu un certain succès le jour
où j'ai dit au conseil des ministres que j'étais le seul à ne pas savoir ce
qu'est la culture. Et pourtant! » s'écrie le prophète à la tribune du Palais
Bourbon. Il ne la chercherait pas s'il ne l'avait déjà trouvée et plus sûrement
que par les voies de la raison : « Ce que nous appelons la culture, c'est cette
force mystérieuse de choses beaucoup plus anciennes et beaucoup plus pro
fondes que nous et qui sont notre plus haut secours dans le monde moderne »
(Dakar). Même si « pour la première fois cette civilisation ne sait quelle est
sa raison d'être » (A.N. 1967), un pressentiment l'habite. Elle « devine dans
l'art une mystérieuse transcendance et l'un des moyens encore obscurs de
son unité » (Nubie). Les Incultes de Malraux n'adorent les faux dieux que
parce qu'ils pressentent le Vrai : « Un fait mystérieux se produit dans le
monde entier : les peuples sont en train de demander la culture alors qu'ils
ne savent pas ce que c'est » (A.N. 1966). Le refus de toutes les sélections
raisonnées condamne Malraux à un libéralisme fatal. De même que l'Institut
catholique prime sagement pour les uns (bien que scandaleusement pour les
autres) le film Théorème de Pasolini parce qu'il y a repéré le ferment
d'impiété qui fait germer les saints, de même Malraux proclame « la liberté
a les mains sales » et se bat pour elle. Citant inlassablement Baudelaire et
Rimbaud, ramenant le Mal au Bien, il résiste à droite et à gauche, sans céder.
Même si des souvenirs précis d'autorité régressive (l'affaire Langlois) imposent
à ce tracé des chutes brutales, Malraux œuvre dans un système d'assomption
qui nie l'attraction humaine. La culture, c'est ce qui « nous apparaît d'abord
comme la connaissance (au sens certainement mystique du terme) de ce qui
a fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers » (A.N. 1967).
Ainsi, tel Jésus devant les marchands du temple, ou, pour respecter les
références de l'auteur, tels Antigone devant Créon ou Prométhée devant
Dieu, A. Malraux, se référant à la Grèce antique, observe politiquement sur
terre « la fête du Non ».
Consommer et croire.
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l'argent, autant que les connaissances par l'école : « J'insiste sur ceci : ne
voir dans la culture qu'un emploi des loisirs c'est assimiler le public des
Maisons de la Culture à la bourgeoisie de naguère. La distraction de cette
bourgeoisie, c'était les tournées » (Grenoble) , avec tout ce que leur art avait
de boulevardier et de désinvolte. A l'époque du Front Populaire, (( Léon
Blum et Léo Lagrange créèrent avec le ministère des Loisirs une chose assez
proche de ce que nous tentons... et pendant des années on a cru que le
problème de la culture était un problème d'administration des loisirs. Il est
temps de comprendre que ce sont deux choses distinctes, l'une étant seul
ement le moyen de l'autre » (A.N. nov. ig63). Avant Malraux, tout était nor
malisé vers le pire : « Les républiques en Europe se sont puissamment atta
chées à créer des systèmes pédagogiques, mais aucune n'a créé un système
artistique. Pourquoi? Parce que l'art en ce temps-là, c'était la bourgeoisie »
(A.N. 1966). Avec Malraux, aimer les « images immortelles » concerne tout
le monde, mais ne va plus de soi. Dans notre « civilisation sans âme », cet
amour est une lutte à la portée de tous à la condition d'admettre une fois
pour toutes que « cette lutte ce n'est pas l'utilisation des loisirs » (Dakar).
Malraux veut « faire en sorte que chaque enfant de France puisse avoir
droit aux tableaux, aux théâtres, au cinéma » comme il a droit à l'école
quotidienne et à la poule-au-pot hebdomadaire. « II faut que d'ici trente ans,
tout être humain ait les moyens de se défendre » (A.N. ig63) — entendons :
se défendre contre les démons du sexe et de la mort. La Culture les lui
donnera quels que soient la nature et le degré de son savoir et de ses loisirs :
« La culture est populaire par ceux qu'elle atteint, non du fait de sa nature »
(A.N. 1966). C'est dit net : « La culture sera populaire ou ne sera pas. » Le
messianisme n'est ici dénué ni de bon sens ni de perspectives. Pour lutter
contre les rêves de sexe et de sang très populairement envahissants, Malraux
veut rendre populaires les rêves angéliques de la Culture majuscule. Face
à « la puissance magistrale (des premiers) qui fait appel à ce qu'il y a de
moins humain en nous » (A.N. 1963), « il convient d'apporter à chacun
l'image la plus haute qu'il se fait de lui-même » (Grenoble). A l'onirisme
matérialiste, populairement pervertisseur, la Culture majuscule est seule en
mesure d'opposer un onirisme spiritualiste, populairement salvateur. Cette
confrontation morale est l'antithèse finale du système. La civilisation des
machines désole un chrétien comme Maurice Clavel, lorsqu'il écrit : « Je
diagnostique que ce monde agonise faute de Transcendant, d'Infini. » Mais
plus gonflé que ce dernier, si l'on peut dire, Malraux vole plus haut en visant
plus bas; il voit que l'agonie n'empêche pas le monde de vivre matériell
ement de plus en plus vite et de mieux en mieux. Il sent l'Infini au pluriel
et pressent des Transcendants de rechange. Cette agonie n'aura pas besoin
de Dieu au bout; elle n'est qu'une descente-sans-fin, contre laquelle, par un
sens aigu de l'affrontement et sans prendre le temps de toucher terre, il
propose une remontée-sans-fin. « Nous ne pouvons que tenter de savoir d'où
nous partons, non où nous voulons arriver » et si « nous n'accédons à l'infini
que par un escalier » (Mo. La.), tâchons au moins de prendre avec Malraux,
le bon, le saint, la scala Santa... comme dans l'église de Latran à Rome.
La difficulté reste de savoir comment monter si haut : « Je ne peux pas
infliger la joie d'aimer l'art à tout le monde. Je peux seulement essayer de
l'offrir, la mettre à la disposition, pour que, à ceux qui la demanderont,
elle soit donnée » (interview, Elle, mars 1967), comme la grâce; et, comme
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la grâce, tous l'attendent. Car enfin : « L'homme vit-il dans l'instant, rel
igieux ou non, ou rêve-t-il d'une sorte de lieu surplombant d'où il tente de
se penser? » (Mo. Là) Peut-être en rêve-t-il en effet... Sinon comment tien
draient debout ces files saturées d'hébétude que l'humoriste Sempé dessine
devant l'exposition de Toutankhamon comme devant un cinéma ou un
magasin de soldes? Mais de là-haut, il rêverait quoi?
Suffirait-il d'aimer un profil de Pisanello plutôt que celui de Brigitte
Bardot, d'admirer le courage d'Antigone sur scène plutôt que le masochisme
de Catherine Deneuve sur écran, et même, plus généralement, de lire Kafka
plutôt que France-Soir, pour « se penser » immortel dans la Culture? La
question dégonfle ce mot comme un ballon. Mais en revanche il est beaucoup
dit que peu d'illusions sont permises, quant aux Maisons de la Culture, sur
les aspirations d'un public souvent plus amateur de disques et de cafétéria
qui font-passer-le-temps que d 'œuvres qui l'immortalisent, comme s'il eût
été normal d'être plus malrausien que Malraux; il est beaucoup suggéré que
le lyrisme du ministre n'est que du vent, comme s'il eût été raisonnable qu'il
fût une tempête. Il y a en chacun un Malraux qui sommeille et si l'ironie
continue à mesurer les distances entre le spiritualisme promis et le maté
rialisme donné, entre l'amour de la Culture majuscule et la consommation
des cultures minuscules... c'est que l'ironie-du-sort, aujourd'hui, les résorbe.
La mise en évidence des sujets les plus répétés par le Ministre a le mérite
de nous confirmer les traits obsessionnels du Génie. La rhétorique de l'anti
thèse uniformément dégagée de tous les points chauds du discours, structure,
à elle seule, ce qui a été appelé une politique de grandeur : grandeur du génie
ou folie des grandeurs, la grandeur reste parce que le bond antithétique se
fait, d'un terme à l'autre, dans le vide absolu. Aucune demi-mesure ne facilite
son succès; aucun filet n'assure sa durée : il n'y a que « la métamorphose »
pour combattre et sauver du néant les dieux, les raisons, les héritages, les
démons... et tous signes de salut devenus, avec le progrès scientifique, des
signes de mort. Tout au plus peut-on, comme dans « l'abêtissez-vous » de
Pascal, ou dans les fêtes positivistes, favoriser « la métamorphose » par
l'accoutumance : cérémonies, spectacles et rites peuvent mener au « mystère »
de la Culture majuscule à la condition de commencer par « la fête du
non » : « non » aux connaissances seules; « non » aux loisirs seuls; « non »
à la consommation démoniaque des cultures minuscules; « non » à la civili
sation mortelle des machines; et « oui » à l'amour de l'art immortel et à la
résurrection qu'il promet à l'homme.
Ce langage ne nous est même pas étranger. Il n'était pas besoin des
événements de mai pour mettre en lumière la spécificité et la violence des
combats que chacun mène aujourd'hui entre la partie angélique et la partie
démoniaque de lui-même. Côté angélique, la réflexion sait trop pourquoi et
comment la culture traditionnelle des Ecoles comme la culture organisée
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La culture unique.
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secouer à fond l'édifice culturel se fait parfois sentir : « Agitez votre culture »
disaient en mai 68 les murs de la Sorbonne. Brisez les idoles. Oui, « la
culture, c'est l'inversion de la vie ». Mais là encore, de l'autre côté de cette
rue, où l'on était descendu dans l'espérance d'y transformer la vie quoti
dienne, il y a le chemin de la Remontée céleste : « Prenez vos désirs pour des
réalités. »
II est bien vrai que la lutte de fond contre cette culture promise, infernale
d'un côté ou paradisiaque de l'autre, ne peut être que politique. Les direc
teurs de théâtre réunis à Villeurbanne ont eu raison de proclamer : « Tout
effort d'ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi long
temps qu'il ne se proposera pas expressément d'être une entreprise de politi
sation. » Seule une politique-culturelle avec trait d'union, selon l'expression
elle aussi consacrée, peut donner à l'individu des occasions « de se choisir
librement par-delà le sentiment d'impuissance et d'absurdité que ne cesse
de susciter en lui un système social où (...) ». Encore faut-il y éviter, passant
du politique platonicien à la politique des partis, le danger (trop connu) de
ne pas libérer la culture en sacralisant le système social lui-même. Dans ces
limites, les termes de politique-culturelle suivent et contestent Malraux
comme l'endroit de son lyrisme antithétique, le fil à la terre de ses méta
morphoses salvatrices, l'antidote de sa foi artistique. Dans ces ornières, la
politique-culturelle a, dix années durant, élaboré des projets de constructions
et d'équipements culturels en regardant planer Malraux : il était le vrai
croyant, la fleur de notre pourriture noble, le Job de nos Transcendances
fermentées. Il a œuvré au devenir de ce Musée Imaginaire où s'ébauche,
aujourd'hui pour tous et en mondiovision, une nouvelle Métamorphose des
Dieux.
Violette Morin
Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris