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Le cerveau et l'événement
In: Communications, 18, 1972. pp. 37-47.
Changeux Jean-Pierre. Le cerveau et l'événement. In: Communications, 18, 1972. pp. 37-47.
doi : 10.3406/comm.1972.1257
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1257
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d'une manière différente et l'on peut dire que le donné de l'événement dépasse
très largement le reçu. Il y a filtrage, sélection, au niveau des récepteurs. Corol
laire: un changement des propriétés de l'environnement n'accède au rang d'év
énement pour l'organisme considéré que dans la mesure où ses caractéristiques
physiques entrent dans le domaine de sensibilité de ses récepteurs. Ce qui sera
événement pour un insecte ne le sera peut-être pas pour un vertébré et récipr
oquement. Toutefois, la diversification des types de récepteurs observée chez les
animaux supérieurs permet à ceux-ci de recevoir l'événement d'une manière
plus complète mais toujours limitée et partielle.
Suivons maintenant à la trace au sein de l'organisme le signal électrique
ou potentiel d'action qui apparaît au niveau du récepteur sensoriel. Il est
remarquable que ce signal possède, à peu de chose près, les mêmes caractéris
tiques, quel que soit le nerf considéré ou l'organe sensoriel qui l'a produit.
Seuls la fréquence ou le nombre de ces potentiels d'action est susceptible
de varier avec la nature ou l'intensité du stimulus, et encore dans des limites
assez étroites (4). S'il était possible de brancher l'œil sur le bout central du nerf
auditif ou l'oreille sur le bout central du nerf optique, on « entendrait », c'est-à-
dire on aurait une sensation sonore avec l'œil, stimulé par un signal lumineux, et
on « verrait » avec l'oreille stimulée par un signal sonore. Les organes des sens
transforment donc les signaux spécifiques et variés venus du monde extérieur en
signaux conventionnels. En franchissant les limites de l'organisme, le signal perd,
en apparence, sa spécificité, son contenu informationnel. En fait, la spécificité du
signal reçu et transmis n'est pas perdue : elle est reprise par la spécificité des
connexions, des câbles qui relient les récepteurs sensoriels à des relais neuro-
niques particuliers du centre nerveux; par le « hardware » de l'ordinateur céré
bral, qui, au même titre que les organes des sens, préexiste lui aussi à l'événement.
Au niveau central : moelle épinière, encéphale, s'effectue l'analyse des signaux
reçus, et des ordres seront finalement donnés sous forme de potentiels d'actions
eux-mêmes très semblables à ceux propagés par les nerfs sensitifs. Dans le cas
simple de la marche, un nombre relativement petit de neurones intervient et le
câblage du réseau nerveux est tel que, en première approximation, seuls recevront
le signal nerveux les neurones moteurs dont les prolongements atteignent les
muscles des membres. Une seule réponse est alors possible, préprogrammée par
l'ordinateur cérébral. Il en est de même pour certains comportements très évolués
comme sommeil, agressivité, instinct sexuel, plaisir ou langage qui se trouvent
sous la commande automatique de centres particuliers du cerveau.
Un très grand nombre d'opérations effectuées par le système nerveux central
de l'homme suivent donc un modèle de ce genre et bien des animaux au système
nerveux peu évolué comme les insectes ne sont capables que de ce type d'opérat
ion.L'animal n'est sensible qu'à une classe très limitée d'événements et
la réponse rapide à l'événement se trouve, elle aussi, restreinte par le nombre
et la nature des connexions de son système nerveux; c'est un automate aux per
formances limitées et prédéterminées.
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ses, fait intervenir un signal chimique, molécule de petite taille, qui, libérée par
les terminaisons de la première cellule, provoque un changement de potentiel
au niveau de la cellule suivante. Le récepteur macromoléculaire de l'un de ces
médiateurs chimiques, l'acétylcholine, a même pu être isolé in vitro (5). De
plus, les propriétés élémentaires les plus caractéristiques des cellules excitables :
potentiel d'action, sensibilité à un médiateur chimique, se conservent in vitro,
après désintégration de la cellule (6) et se retrouvent même avec des préparations
purifiées des macromolécules mises en jeu (5). Il est évidemment tentant de
généraliser ces résultats préliminaires et d'affirmer sans trop risquer que les pro
priétés du système nerveux et du cerveau en particulier, quel que soit le groupe
zoologique, l'homme inclus, se réduisent, ou seront réduites dans un avenir assez
proche, à des propriétés moléculaires simples. Il n'y a pas lieu de dissocier, de ce
point de vue, les opérations considérées comme les plus nobles, comme celles de
l'esprit, de celles de la respiration ou de la multiplication cellulaire, de la diges
tion ou de la reproduction, sinon qu'elles sont plus complexes et moins bien
identifiées.
Les espèces moléculaires intervenant d'une manière critique dans les opérations
élémentaires du système nerveux ne sont encore connues que de manière frag
mentaire : médiateurs chimiques, enzymes synthétisant ou dégradant ces médiat
eurs, récepteurs de ces médiateurs... Les protéines jouent, là encore, un rôle
capital, au même titre qu'elles le jouent dans le cas du métabolisme cellulaire
en général et de sa régulation (7). Les données de la biologie moléculaire classique
sont évidemment valables. En particulier, il est clair que la structure et la régu
lation des protéines spécifiques du système nerveux sont déterminées génétique
ment. A ce propos il apparaît légitime de comparer un tel déterminisme génétique
à celui de nombre de comportements depuis les plus simples comme la marche,
jusqu'aux plus évolués comme la dégustation du mâle par la Veuve noire après
l'accouplement, comportements qui ne sont jamais appris et apparaissent
intégralement innés ou déterminés génétiquement. Le poussin de goéland par
exemple, voyant l'eau pour la première fois trempe son bec et boit; élevé à
l'obscurité, il ira frapper des becs naturels ou artificiels décorés d'une tache rouge,
semblable à celle du bec de l'adulte, effectuant spontanément un geste qui pro
voque, chez ses parents, la régurgitation d'aliments (8). De même chez l'homme
la succion du sein maternel et bien d'autres aspects du comportement (9). Tous
ces traits se perpétuent identiques à eux-mêmes au cours des générations, au
même titre que le nombre des pattes, la couleur des plumes ou celle des yeux.
Une des meilleures preuves d'un tel déterminisme génétique est offerte par
l'isolement et l'identification de variants héréditaires ou mutants tant sur le
comportement que sur l'anatomie du système nerveux central. Chez la souris
Sidman a répertorié 90 mutants portant des anomalies héréditaires de l'anatomie
macroscopique de l'encéphale (10). Chez l'homme des mutations chromoso
miquessimples entraînent l'absence ou l'excès de circonvolutions cérébrales,
la réduction du cerveau, l'inaptitude congénitale au langage (11). De même
plusieurs maladies mentales, mongolisme, schizophrénie etc.. résultent de mutat
ions ou aberrations chromosomiques, pour certaines, bien identifiées. Il est clair
que des insectes à l'homme l'essentiel de l'anatomie macroscopique et microsco
pique du cerveau, le nombre des cellules, les principales connexions, les prin
cipaux comportements de l'adulte sont, à quelques notables exceptions près
qu'il nous appartiendra d'analyser, sous contrôle génétique. Le « hardware »
de l'ordinateur cérébral s'édifie spontanément au cours du développement
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dans une mesure aussi large, sinon plus, que celle que lui dictent ses chromo
somes. Ce qui sera « événement » pour l'adulte dépendra donc très direct
ementde 1' « événement empreinte » reçu par le jeune, que ce soit l'image de
l'être aimé, une religion, une éthique, ou tout simplement un langage.
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les plus évolués, les mammifères en particulier, ne s'effectue pas en une seule
fois mais par étapes. D'abord, des migrations cellulaires qui aboutissent à la
mise en place de couches de neurones emboîtées les unes sur les autres, puis des
connexions s'établissent par vagues successives entre neurones d'une même
catégorie ou de catégories différentes. De même les fonctions cérébrales appa
raissent séquentiellement et progressivement en suivant un calendrier très
rigide, comme le développement embryonnaire dans son ensemble. On imagine
alors aisément que l'environnement puisse intervenir plusieurs fois de suite à
des moments critiques, mais à chaque fois d'une manière différente. Simplifions
à l'extrême : à un moment donné, un nombre critique de synapses se mettent
en place, la machine cérébrale est prête pour effectuer des opérations de type A.
L'environnement doit fournir à ce moment-là le stimulus permettant aux opé
rations de type A d'avoir lieu. Une opération A s'étant effectuée et se poursui
vant, la structure qui a permis cette opération est stabilisée. La poussée synap-
tique se poursuit, le nombre de contacts passe de n à n + p. Des opérations B,
qui font intervenir des opérations de type A, peuvent maintenant avoir lieu;
une nouvelle interaction sélective avec l'environnement prend place, les opé
rations B ont lieu, les connexions synaptiques employées se trouvent stabilisées.
Ainsi de suite. Ce qui, au départ, apparaît comme un effet instructif global de
l'événement se trouve réduit, en définitive, à une séquence d'interactions stabi
lisatrices discrètes au cours du développement cortical. Suivant un tel mécanisme
la mise en place de certaines empreintes prendra un aspect nécessaire. Si, par
exemple, dans notre schéma l'opération A n'a pas lieu, des opérations de type B
ne prendront jamais place. Ou bien le système sera complètement bloqué, comme
dans le cas du chaton devenant aveugle en l'absence de lumière, ou bien il sera
altéré, dévié, transformé.
Arrivé à ce point, le lecteur objectera de nouveau qu'un mécanisme de ce
genre explique à la rigueur la mise en place d'universaux du comportement, du
langage qui, de toute manière sont innés, mais ne rend pas compte de propriétés
strictement adaptatives comme la diversité des langages, l'acquisition de l'écri
ture... Il faut certes à un certain niveau du raisonnement introduire une nouvelle
hypothèse. Je la restreindrai au fait que le programme génétique offre au cours
du développement synaptique séquentiel une possibilité de choix entre plusieurs
voies nerveuses, pas nécessairement toutefois très nombreuses. Pour simplifier
supposons simplement qu'au temps t de développement le neurone a avance un
prolongement, une tête chercheuse, qui établit des contacts labiles avec plu
sieurs neurones de type P se trouvant à proximité : 3j, (32, 03* Survienne une
interaction avec l'environnement qui fasse, à cet instant critique, fonctionner
la voie a — p2 de préférence aux voies a — px et a — (33. Le chemin a — (32
sera stabilisé. Les voies a — (3X et a — |33 dégénéreront. Dans cette hypothèse
le programme génétique offre plusieurs combinaisons possibles, l'interaction
avec l'environnement en sélectionne quelques-unes. L'effet « instructif » de l'év
énement se réduit en fait à la sélection de circuits préprogrammés. Cette sélection
s'effectue évidemment dans les limites du choix offert par le programme géné
tique. Ce choix risque d'être restreint, voire une simple alternative entre deux
voies. Toutefois le fait que de tels choix élémentaires puissent s'effectuer un grand
nombre de fois successives, enrichit considérablement le nombre de combinaisons
finales possibles. Enfin, une autre source d'enrichissement peut provenir du fait que
le « switch » synaptique intervenant lors du choix n'interconnecte pas seulement
deux neurones mais des groupes importants de neurones, des circuits de neurones.
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La manière dont s'effectue le choix, ce qui dans les signaux reçus détermine
un choix plutôt qu'un autre, est encore difficile à imaginer. L'établissement de
l'empreinte s'effectue vraisemblablement en plusieurs étapes : une rapide mais
labile, une autre lente mais stable. Il y a passage de l'une à l'autre, mais com
ment? En tout cas, ce qui vient d'être dit concerne avant tout l'empreinte conso
lidée et stable. Il reste beaucoup à découvrir dans ce domaine!
Il va de soi qu'un mécanisme de ce genre sera surtout efficace chez le jeune
et l'adolescent où, effectivement, se mettent en place les empreintes les plus
profondes et les plus durables. L'adulte toutefois conserve une aptitude non
négligeable à recevoir de nouvelles empreintes bien que son cerveau dans son
ensemble ne se développe plus. La théorie peut être étendue au cas de l'appren
tissagede l'adulte en faisant l'hypothèse que dans certaines régions du cerveau,
.plus particulièrement celles mises en jeu dans les phénomènes de mémorisation,
des terminaisons nerveuses conservent l'aptitude embryonnaire de proliférer.
Ou bien encore si le nombre total de connexions ne s'accroît pas on peut
imaginer qu'un certain renouvellement existe à leur niveau, que certaines devien
nent labiles et permettent ainsi à de nouvelles combinaisons d'être enregistrées.
Ce genre de théorie doit pouvoir rendre compte du phénomène d'apprentissage
de l'adulte, mais là encore, dans les limites des combinaisons offertes par le
programme génétique.
Bien qu'un tel mécanisme, n'ait, encore une fois, jamais été démontré, il
apparaît plausible; en tout cas il permet d'imaginer un schéma de l'empreinte
qui ne soit pas en contradiction avec les données génétiques. Dans le
cas de l'évolution des espèces comme dans celui de l'adaptation enzymatique
ou de la synthèse des anticorps, des théories instructives ont toujours précédé
les théories sélectives. Il est intéressant de noter pour l'histoire les idées que
ces dernières se sont toujours trouvées exactes. Pourquoi pas, encore une fois,
pour la mise en place de l'empreinte événementielle?
Conclusion
Reprenant la définition de l'événement proposée au début de cet article
comme tout ce qui est susceptible de perturber l'homéostasie de l'être vivant,
il est clair, après ce qui vient d'être dit, que les réactions du cerveau à l'événement
sont de deux ordres : réactions rapides de la machine cérébrale qui fonctionne
comme un automate; ces réactions laissent peu de trace, l'événement a un rôle
essentiellement fonctionnel. — Réactions lentes qui laissent des traces stables
d'une génération à l'autre ou stables seulement au niveau de la génération;
l'événement devient différenciateur. A la capacité de l'évolution génétique
s'adjoint chez les animaux supérieurs la capacité de recevoir l'empreinte, de
posséder une mémoire extra-génétique. Le programme génétique s'ouvre à
l'événement.
L'évolution de la structure cérébrale s'effectue en interaction directe et pe
rmanente avec l'environnement et corrélativement le contenu de ce qui peut
prendre rang d'événement évolue lui aussi. Chez les espèces les plus simples,
les signaux reçus sont des signaux physiques élémentaires : lumière, températ
ure, pression, puis des signaux chimiques parfois d'une extraordinaire spécif
icité. Chez les espèces plus évoluées des signaux de reconnaissance entre indi
vidus de la même espèce apparaissent : d'abord la reconnaissance du sexe
opposé, puis la reconnaissance entre individus qui se regroupent, l'outil, le lan-
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gage se différencient. Le contenu de l'événement s'enrichit au fur et à mesure
que la structure cérébrale devient plus complexe. Et les événements portant sur
l'utilisation de l'outil, du langage créeront eux-mêmes une nouvelle pression de
sélection. Mais l'existence d'une frange de non-détermination des synapses
corticales permet de renouveler à chaque génération l'empreinte cérébrale et,
par là, à l'environnement socio-culturel d'évoluer pour son propre compte.
Une évolution socio-culturelle, avec ses événements propres, s'ajoute à l'évo
lution génétique, mais elle reste aussi limitée par les performances qu'autorise
le programme génétique. La stabilité de l'empreinte au niveau de la génération
reste toujours une limite évidente et il est difficile à tout événement socioculturel,
à toute révolution, aussi nécessaire soit-elle, de briser cette contrainte biologique.
Chez les êtres vivants les plus simples la dépendance de l'organisme vis-à-vis
de son environnement est presque exclusivement énergétique; au cours de
l'évolution la place prise par l'échange des signaux régulateurs devient de plus
en plus importante. Elle atteint un niveau extrême chez l'homme qui ne survit
pas à l'isolement sensoriel. Le contenu de l'événement s'enrichit et du même coup
l'événement devient plus nécessaire; l'ouverture du programme génétique
s'accompagne d'une dépendance plus grande de l'environnement. L'aspect
« structure dissipative » du cerveau prend un caractère de plus en plus prononcé.
Finalement, j'aimerais revenir sur le problème tant débattu de l'inné et de
l'acquis dans les opérations les plus nobles du cerveau humain, du langage, des
idées, problème qui vient d'être réexposé récemment par Chomsky (16).
Certes j'ai été amené à postuler en dernière analyse qu'il existe vraisem
blablement une fraction de synapses cérébrales que l'environnement spécifie
sélectivement mais j'ai insisté sur le fait que cette fraction, même chez
l'homme, doit être modeste. En tout cas, même non spécifiée, elle est
« préparée » par le programme génétique. Tout le reste, l'essentiel, est inné. Inné
mais acquis au cours d'une longue évolution au cours de laquelle les événements
intérieurs, les mutations, se sont inscrits dans le stock génétique dans la mesure
où ils coïncidaient avec un événement extérieur en une conjoncture favorable
à la survie de l'espèce. Une suite de coïncidences de ce type a abouti à une mult
iplication des possibilités d'interactions avec l'environnement, à une appréhens
ion de plus en plus totale de l'événement extérieur, de sorte que le cerveau est
devenu, comme l'exprime J. Z. Young avec beaucoup de justesse, un « modèle »
de son environnement. Ses structures innées reflètent donc l'organisation de
l'environnement particulier au sein duquel il a été sélectionné. Bien qu'innées
elles n'en constituent pas moins une image du monde extérieur.
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RÉFÉRENCES