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Kinesither Rev 2012;12(128–129):7–14

Pratique / Zoom

Neurophysiologie de la
fonction proprioceptive et
récupération postlésionnelle
CMPR de Rennes-Beaulieu, fondation santé des étudiants de France et URU 425 Philippe Le Cavorzin
« Noyaux gris centraux et comportements », université de Rennes 1, 41, avenue des
Buttes-de-Coësmes, 35700 Rennes, France

RÉSUMÉ
Mots clés
L'article décrit la neuroanatomie et la neurophysiologie de la proprioception. La récupération de
celle-ci après lésion semble s'organiser à partir d'informations essentiellement visuelles. Cette Neurophysiologie
étude introduit une réflexion quant à la contribution de la proprioception à l'élaboration de la Proprioception
conscience du soi. Récupération
Niveau de preuve. – Non adapté.
© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Keywords
Neurophysiology
Proprioception
Recovery
SUMMARY
The article describes the neuroanatomy and neurophysiology of proprioception. Postlesional
recovery seems to depend essentially on visual information. The study considers the role of
proprioception in the establishment of consciousness of self.
Level of evidence. – Non applicable.
© 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

« kinesthésie » (sensation de déplace-


DÉFINITIONS ment). D'un point de vue anatomique,
Proprioception est un terme issu du on peut également différencier deux sys-
Latin : proprius : « qui appartient à » et tèmes proprioceptifs distincts. L'un trans-
capere : « recueillir ». D'un point de vue met des informations inconscientes, il
physiologique, on considère que la pro- s'agit des voies spinocérébelleuses, l'autre
prioception permet la « connaissance conduit des messages proprioceptifs cons-
des parties du corps, de leur position et cients, il s'agit de la voie lemniscale. Ces
de leur mouvement dans l'espace, sans deux systèmes s'articulent de manière
que l'individu ait besoin de les vérifier vraisemblablement complémentaire.
avec ses yeux » [1]. Cette définition est
relativement restrictive. Ainsi, historique-
ment, Sherrington concevait la proprio-
ception comme un sens caché, secret
ASPECTS NEURO-
car automatique et inconscient, sans ANATOMIQUES ET NEURO-
lequel nous perdrions le sens de nous- PHYSIOLOGIQUES :
mêmes [2]. Nous verrons que cette PROPRIOCEPTIONS
conception demeure d'actualité. CONSCIENTE ET
D'un point de vue physiologique encore, INCONSCIENTE
on peut différencier, au sein de cette sen-
sibilité du corps, deux composantes, l'une Récepteurs périphériques
fournissant une information statique, la La proprioception dépend de capteurs
« statesthésie » (sensation de position mécaniques (mécanorécepteurs) appe-
des segments de membre), l'autre four- lés propriocepteurs, localisés dans les Adresse e-mail :
nissant une information dynamique : la muscles squelettiques, les articulations, philippe.lecavorzin@fsef.net

© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.


http://dx.doi.org/10.1016/j.kine.2012.07.005 7
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Figure 1. Récepteurs proprioceptifs. À gauche : les fuseaux neuromusculaires sont sensibles à l'étirement musculaire. Ils transmettent les
signaux proprioceptifs via des fibres afférentes Ia, II. À droite, les organes tendineux de Golgi sont sensibles à la tension. Ils transmettent
ces signaux via des fibres du groupe Ib.
D'après Kandel, 2000.

les tendons et aponévroses, le derme palmaire et Globalement, on peut considérer que ces deux systè-
plantaire. . . mes sont chacun organisés autour de trois neurones
Ces mécanorécepteurs sont variés et on décrit, par disposés en série.
exemple (Fig. 1) : Au sein de la voie lemniscale :
 les fuseaux neuromusculaires, sensibles à l'étirement  le premier neurone naît au contact des récepteurs,
(amplitude, vitesse), situés dans les muscles chemine dans le nerf périphérique jusqu'au ganglion
squelettiques ; rachidien (qui contient le corps cellulaire). Il gagne
 les organes tendineux de Golgi, sensibles à la ten- ensuite la moelle où il suit un trajet ascendant dans les
sion, localisés dans les tendons et aponévroses ; cordons postérieurs de la substance blanche, jus-
 les corpuscules de Pacini, sensibles aux déformations qu'aux noyaux bulbaires de Goll, Burdach et Von
mécaniques et à la pression, localisés dans les apo- Monakow, où il fait synapse avec le deuxième
névroses, le derme palmaire et plantaire ; neurone ;
 on peut y associer les organes vestibulaires, situés  ce deuxième neurone croise la ligne médiane (il
dans l'extrémité céphalique et fournissant des infor- « décusse ») au niveau du bulbe et se termine dans
mations relatives à la position de la tête dans l'espace. le noyau ventral postéro-latéral du thalamus (VPL). Il
Ces différents canaux proprioceptifs fournissent des passe, au niveau du tronc cérébral, dans le ruban de
informations complémentaires, voire redondantes Reil médian (ou lemnisque médian, qui donne ainsi
(vitesse d'étirement, position angulaire, accélération son nom à la voie lemniscale) ;
de la tête. . .), qui sont ensuite transmises au cerveau,  le troisième neurone prend naissance dans le VPL du
via différentes voies sensitives ascendantes, pour y être thalamus et gagne le cortex sensitif primaire postcen-
intégrées. tral (cortex pariétal, aire S1 ou circonvolution pariétale
ascendante). Cette projection préserve la spécificité
des différentes modalités sensitives. Ainsi, parmi les
Voies proprioceptives ascendantes différentes aires corticales composant le cortex S1,
Deux systèmes sensitifs ascendants transmettent les l'aire 3a de Brodman intègre les informations d'origine
informations provenant des capteurs proprioceptifs péri- musculaire (fuseaux neuromusculaires), l'aire 2 les
phériques aux centres nerveux supérieurs. Schémati- informations issues des récepteurs à la pression.
quement, la voie lemniscale conduit les informations Au plan fonctionnel, cette information sensorielle parti-
proprioceptives conscientes ainsi que la sensibilité exté- ciperait au rétrocontrôle des mouvements des membres
roceptive épicritique ; les voies spinocérébelleuses ainsi qu'au maintien de la posture. Elle permet en effet
conduisent la sensibilité proprioceptive inconsciente. d'actualiser la progression de la réalisation d'un

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mouvement et de le corriger, au besoin. En pratique, le intermédiaire) où il fait synapse avec le deuxième


cortex S1 élabore une représentation interne des posi- neurone ;
tions relatives du membre en mouvement (sens de  ce deuxième neurone suit un trajet ascendant dans
position segmentaire). Il répond aux influx proprioceptifs les cordons latéraux de la substance blanche spinale,
en fonction d'une sélectivité directionnelle, comparable à l'intérieur des faisceaux spino-cérébelleux :
à celle du cortex moteur primaire (M1) : les neurones  dorsal (ou direct, ou encore de Fleschig), transmet-
proprioceptifs du cortex S1 sont activés de façon maxi- tant des informations proprioceptives provenant des
male pour une direction préférée (Fig. 2), que ce soit lors membres inférieurs et du tronc,
du mouvement ou lors du maintien d'une posture [3].  ventral (ou croisé, ou de Gowers), transmettant des
L'aire pariétale primaire (S1) entretient, de plus, des afférences proprioceptives spinales provenant des
connections réciproques avec l'aire motrice primaire membres supérieurs, mais aussi des signaux
M1. La représentation sensitive élaborée par le cortex moteurs provenant des interneurones spinaux et
S1 peut ainsi être transmise au cortex M1 ; elle est des voies motrices descendantes, fournissant ainsi
susceptible d'en modifier la carte motrice [4]. Ces modi- une copie efférente de la commande motrice.
fications plastiques corticales contribueraient aux phé- Ce deuxième neurone se projette, ipsilatéralement,
nomènes d'apprentissage moteur. sur les parties médiane (vermis) et intermédiaire du
Au sein des voies spinocérébelleuses : cortex cérébelleux, essentiellement ;
le premier neurone naît, à l'identique, au contact des  le troisième neurone se rend du cortex cérébelleux
récepteurs, chemine dans le nerf périphérique jusqu'au jusqu'à un noyau gris central cérébelleux (le vermis
ganglion rachidien, puis se projette sur la substance se projette sur le noyau fastigial ; la zone intermé-
grise de la moelle spinale (corne postérieure ou zone diaire se projette sur les noyaux interposés). À partir
de ces noyaux relais, il existe des projections vers
certains noyaux moteurs du tronc cérébral (à l'origine
de voies motrices extrapyramidales, comme la voie
rubro-spinale), mais aussi vers le cortex cérébral (cor-
tex moteur primaire), via le thalamus (partie posté-
rieure du noyau ventral latéral ou « thalamus
cérébelleux »).
Au plan fonctionnel, la situation particulière du cervelet
intermédiaire lui permettrait de comparer le programme
moteur à sa réalisation effective, puisqu'il reçoit à la fois
des informations sensorielles provenant de la périphérie
et des copies d'ordres moteurs. Il est ainsi capable
d'estimer l'écart entre le mouvement programmé et celui
réellement réalisé, puis de corriger la commande
motrice, en l'adaptant.
De manière plus précise, le cervelet calculerait, à partir
des caractéristiques géométriques et biomécaniques du
corps (par cinématique inverse puis dynamique
inverse), la commande motrice nécessaire à la réalisa-
tion du mouvement programmé [5]. Il adapterait cette
commande à l'état instantané de l'action, ainsi qu'aux
perturbations éventuelles [6]. À partir des copies effé-
rentes de la commande motrice qui lui sont adressées, il
pourrait prédire les signaux sensoriels attendus des
capteurs périphériques, comme conséquence du mou-
vement programmé (circuits anticipatifs). Ces signaux
Figure 2. Directions préférées (au centre) et vecteurs de population calculés seraient adressés aux boucles réflexes, y
(en périphérie) des neurones proprioceptifs du cortex annulant les signaux périphériques, évitant ainsi la mise
somesthésique primaire chez le singe. On demande à l'animal de en jeu des réflexes segmentaires durant le mouvement
pointer l'une des huit cibles périphériques à l'aide d'un volontaire [7]. À court terme, cette adaptation bénéficie-
manipulandum vertical. Le vecteur de population (flèche) est rait aux mouvements en cours de réalisation (mouve-
représenté en proportion du nombre de cellules corticales activées ments lents). À long terme, la commande, mise en
dans chaque direction. Les mouvements les plus amples sont les mémoire, permettrait d'optimiser la réalisation d'un mou-
mouvements de flexion–extension du coude et de l'épaule, dirigés vement balistique (mouvement trop rapide pour être
selon un axe 908 à 2708. modifié durant son exécution), grâce à la génération
D'après Prud'homme et Kalaska, 1994. d'un modèle interne du mouvement. Ces phénomènes

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d'adaptation seraient intimement liés à l'apprentissage


moteur.

En résumé, il semble qu'il coexiste, au


sein du système nerveux, deux
systèmes proprioceptifs parallèles, l'un
conscient, élaborant une représentation
sensori-motrice du corps, relativement
abstraite (cartes directionnelles
corticales), l'autre inconscient, dévolu
à un contrôle plus fin, capable de coder
les paramètres dynamiques du
mouvement (Fig. 3).
Ces circuits font tous deux relais dans la région ven-
trolatérale du thalamus, semble t-il cependant, de
manière non convergente [8]. Enfin, bien que respectant
une ségrégation anatomique, les deux systèmes parti-
cipent, et vraisemblablement de manière complémen-
taire, aux phénomènes d'apprentissage moteur.

PHYSIOLOGIE LÉSIONNELLE ET
RÉCUPÉRATION FONCTIONNELLE
Au plan physiologique, la proprioception contribuerait
globalement à la réalisation des mouvements lents,
susceptibles d'être corrigés en cours d'exécution, illus-
trant une variété de contrôle moteur, dite contrôle rétro-
actif ou contrôle en « boucle fermée ». Ce mode de
contrôle utilise, en pratique, les informations senso-
rielles provenant des récepteurs périphériques afin de
calculer l'erreur entre le mouvement effectivement réa-
lisé et le mouvement programmé. Il permet ainsi une
correction « en temps réel » du mouvement [9]. Ce type
de contrôle moteur a été bien formalisé, au plan théo-
rique, par Adams [10,11].
Le modèle d'Adams fait intervenir le concept de trace
mnésique de l'action. Dans cette conception, une pre-
mière trace mnésique permet la sélection et l'initiation
de la réponse motrice (phase de lancement). Elle repré-
sente, selon Adams, un « programme moteur
modeste », responsable du choix de la direction de

cervelet (5), puis, pour une partie d'entre elles, dans le thalamus
(6), pour atteindre enfin le cortex moteur primaire (Cm, 8). Au
Figure 3. Représentation schématique des systèmes proprioceptifs. contraire, les fibres de la voie lemniscale décussent dans le bulbe,
Les capteurs périphériques transmettent des signaux mécaniques au niveau des noyaux de Goll et de Burdach (G-B), puis montent
à un premier neurone afférent à la moelle spinale. Celui-ci suit un dans le tronc cérébral (4) au niveau du ruban de Reil médian ou
trajet ascendant au sein des cordons postérieurs de la substance lemnisque médian (R). Ce deuxième neurone fait relais avec un
blanche (D), pour la voie lemniscale (1), ou fait relais avec un troisième neurone (7) dans le thalamus (Th), qui se projette enfin
deuxième neurone au niveau médullaire, pour les voies sur le cortex pariétal primaire (Cp).
spinocérébelleuses (voies spinocérébelleuses directes et croisées : Adapté de Kahle, 1987
Sp-Ce, 2 et 3). Ces dernières se projettent au niveau du cortex
cérébelleux, avant faire relais dans certains noyaux profonds du

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l'action et de l'impulsion initiale vers la cible. Au cours du l'inverse, chez des patients privés d'information proprio-
mouvement, la trace mnésique est ensuite relayée par ceptive, à cause d'une neuropathie sensitive affectant
une trace perceptive (phase de contrôle), où le retour les fibres de gros diamètre [14], la précision du geste
proprioceptif va permettre au sujet d'optimiser la préci- lors de mouvements de pointage de cible est altérée
sion de son geste. Selon le modèle d'Adams, la trace (Fig. 4).
perceptive va peu à peu constituer la valeur de réfé- Ces patients sont également incapables, en l'absence
rence du geste à produire. Ainsi, exécuter un mouve- d'information visuelle, de maintenir stable un angle arti-
ment reviendrait en quelque sorte à chercher à retrouver culaire [15]. On observe chez eux une dérive de la
les sensations qui constituent l'image interne de l'action. position articulaire, comme si le programme moteur
Au plan théorique, le modèle d'Adams permet d'intro- semblait pouvoir suffire à organiser la tâche, mais
duire le concept de « sensori-motricité », où la percep- nécessitait d'être périodiquement réactualisé grâce
tion devient nécessaire à l'action. De manière aux informations issues de la périphérie.
complémentaire, dans une conception projective du Ces constatations expérimentales sont proches des
système nerveux, Berthoz a formulé une expression tableaux cliniques observés en pathologie. Ainsi, les
dynamique de la perception, présentée comme une lésions du cortex pariétal peuvent être à l'origine de
anticipation des conséquences de l'action [12]. La per- véritables tableaux ataxiques. L'ataxie pariétale « ciné-
ception pourrait ainsi avoir pour rôle de comparer une tique » est mise en évidence lors de l'épreuve de pré-
prédiction motrice (obtenue par simulation interne de hension aveugle du pouce, les yeux fermés : le doigt
l'action) à la réalité de la performance réalisée. « cherché » (du côté malade) est difficilement atteint. La
Au plan expérimental, la contribution de la perception composante statique de l'ataxie pariétale constitue la
à l'action est bien mise en évidence lors d'épreuves où le « main instable ataxique », où l'on observe une insta-
retour proprioceptif est modifié. Par exemple, il est pos- bilité posturale des doigts, principalement lors de
sible de produire expérimentalement des illusions de l'épreuve du serment. Les troubles s'aggravent lors
mouvement par stimulation tendineuse vibratoire [13]. de l'occlusion des yeux, s'accompagnent de troubles
Le mouvement illusoire est perçu dans la direction cor- sensitifs profonds, et s'améliorent lors des stimulations
respondant à un étirement du tendon stimulé. À sensitives. Ces manifestations motrices anormales

Figure 4. Trajectoires de la main au cours d'une tâche de d'atteinte de cible chez un sujet sain (à gauche) et chez un patient atteint d'un
trouble proprioceptif (à droite). Notez la réduction de la précision du geste en cas de déficit proprioceptif.
D'après Ghez et al., 1995.

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Encadré 1

La femme « désincarnée »1
L'histoire clinique de cette patiente – elle se pré-
nomme Christina – débuta d'une façon inhabi-
tuelle, qui contribua sans doute à proposer
initialement un diagnostic psychiatrique. La nuit
précédant l'apparition des premiers symptômes,
Christina fit en effet un rêve angoissant : « elle
rêvait qu'elle oscillait de façon extravagante,
qu'elle était instable sur ses pieds et sentait
à peine ce qu'elle tenait dans ses mains, les-
Figure 5. Atteinte des cordons médullaires postérieurs dans la
quelles battaient l'air et laissaient tomber tout
syphilis (tabes dorsalis). La coloration utilisée révèle la destruction ce qu'elles attrapaient ». Le lendemain, les pre-
spécifique des cordons postérieurs (zone dépigmentée). miers symptômes de la maladie furent exacte-
Image : Washington University. ment ceux ressentis dans le rêve. Le premier
diagnostic évoqué fut celui d'hystérie de conver-
sion. Néanmoins, le jour suivant, les symptômes
s'apparentent cliniquement, bien que les causes en s'aggravèrent : « Christina pouvait à peine
soient différentes, à certains tableaux cérébello- s'asseoir, son corps se dérobait. Elle ne sentait
spasmodiques secondaires à une atteinte des lobules plus son corps, se sentait "désincarnée'' ». Elle
paracentraux [16], pouvant aller jusqu'à constituer un ne pouvait rien tenir dans ses mains sans le
tableau pseudo-athétosique.
contrôle de la vue ; elle ne pouvait tenir debout
Des déficits proprioceptifs peuvent également s'obser-
ver en cas de lésion médullaire atteignant les cordons qu'en regardant ses pieds. L'examen neurologi-
postérieurs (Fig. 5), comme réalisé historiquement dans que révéla un déficit proprioceptif très profond,
le tabès dorsalis (atteinte des cordons médullaires pos- diffus, laissant presque intactes les autres mo-
térieurs au cours des complications neurologiques de la dalités sensitives et motrices. La ponction
syphilis). lombaire permit de faire le diagnostic de (poly-
Il en est de même en cas de lésion périphérique focale, radiculo) névrite, d'une forme vraisemblablement
touchant un tronc nerveux ou une racine postérieure. exclusivement sensitive.
Dans ce cas, le contexte de lésion aigue suivie d'une Durant les semaines, mois et années qui suivirent,
phase séquellaire, permet de mieux suivre la dyna- le déficit proprioceptif demeura à l'identique,
mique de la récupération fonctionnelle. constituant les séquelles de cette atteinte diffuse
En pratique cependant, les atteintes proprioceptives les
des fibres sensitives de gros diamètre. Néan-
plus sévères, mais aussi les plus rares, sont vraisem-
moins, la patiente (avec l'aide d'une équipe de
blablement celles observées en cas d'atteinte périphé-
rique diffuse, comme lors des lésions diffuses des fibres rééducation inventive) sut s'y « adapter » et réus-
sensitives de gros diamètre. Dans son recueil de cas sit à recouvrer une autonomie de vie quotidienne
cliniques hors du commun [17], le neurologue britan- presque identique à celle qu'elle possédait avant
nique O. Sacks rapporte le cas d'une jeune femme sa maladie. Christina dut utiliser la « vision » pour
souffrant d'un tel déficit proprioceptif massif d'origine compenser son déficit proprioceptif. Elle disait :
périphérique (Encadré 1), qui, au-delà de l'aspect pure- « cette proprioception, c'est en quelque sorte les
ment moteur des troubles, rappelle le rôle de la pro- yeux du corps, le moyen par lequel le corps se voit
prioception dans la conscience de soi, évoqué par lui-même ». Ainsi, elle ne put d'abord rien faire
Sherrington. sans contrôle visuel : « ses mouvements furent
Il s'agit là d'une situation exceptionnelle, qui permet d'abord gauches et artificiels, puis devinrent pro-
néanmoins d'aborder la question délicate de la récupé-
gressivement plus naturels, mais dépendants du
ration postlésionnelle des systèmes proprioceptifs, pour
laquelle bien peu de données sont disponibles dans la contrôle visuel ». Progressivement, ce contrôle
littérature. Dans le cas présenté, le tableau clinique peut visuel s'automatisa, se substituant au contrôle
être considéré comme séquellaire d'une lésion aiguë et proprioceptif défaillant. Durant le premier mois,
la récupération fonctionnelle s'organise vraisemblable- Christina demeura « aussi flasque qu'une pou-
ment dans ce cas grâce à des mécanismes de plasticité pée de chiffon ». Trois mois après le début de
cérébrale. Dans cette hypothèse, on peut probablement

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informations visuelles. Ensuite, avec l'expérience, ils


sa maladie, elle était capable de s'asseoir, mais utilisent une représentation interne du mouvement éla-
ses gestes restaient emprunts d'une certaine théâ- borée au cours de l'apprentissage [19]. Chez le sujet
tralité. Elle avait en effet vraisemblablement sub- sain, d'ailleurs, il semble que l'information visuelle
stitué à un ancien modèle interne, proprioceptif, vienne calibrer l'information proprioceptive en ce qui
du corps, un modèle visuel, différent. Christina concerne la position initiale du membre en mouvement
demeura à l'hôpital presque une année. Elle apprit [20]. En témoignent les erreurs de pointage lorsque la
à remarcher, à utiliser les transports en commun et position initiale de la main est virtuellement modifiée par
à réaliser les activités de la vie ordinaire. Mais elle l'utilisation de prismes [21].
Ce rôle de compensation de la vision est également
resta « désincarnée ». Elle continua d' « éprouver
retrouvé dans certaines maladies affectant, non plus les
son corps comme étant mort », sans pouvoir se voies périphériques, mais l'intégration sensori-motrice
l'approprier. Elle avait définitivement perdu son au niveau du système nerveux central. Ainsi, un défaut
identité organique, que Freud considérait comme d'intégration des informations proprioceptives a été
la base du soi. décrit dans les syndromes extrapyramidaux [22]. La
1 kinesthésie apparaît par exemple déficitaire dans la
D'après Oliver Sacks. L'homme qui prenait sa femme pour un
chapeau. Éditions du Seuil, collection Points, séries Essais, maladie de Parkinson [23–27] et cela semble corrélé
1988. à la sévérité de la maladie au plan clinique [26]. Certains
travaux ont même rapporté une influence du traitement
dopaminergique dans la dépression proprioceptive [28].
De même, les sujets atteints de dystonie focale de la
appliquer ici des modèles de récupération décrits dans main présentent une réduction de la perception du
le cas de lésions centrales (Fig. 6), où la cinétique de mouvement ou de la position articulaire [29,30]. Dans
récupération suit une courbe approximativement expo- la maladie de Parkinson, tout comme dans les atteintes
nentielle [18]. périphériques évoquées précédemment, les patients
peuvent utiliser les afférences visuelles à titre de
D'un point de vue fonctionnel, la compensation, comme en témoigne l'amélioration tran-
récupération après atteinte sitoire de l'akinésie parkinsonienne par l'utilisation
proprioceptive semble s'organiser d'indices visuels, alors que les mouvements auto-initiés
à partir de compensations restent déficitaires. Les patients parkinsoniens compen-
seraient ainsi l'hypoactivité d'un circuit prémoteur mesial
essentiellement visuelles, ainsi que le (aire motrice supplémentaire, gyrus cingulaire antérieur,
suggèrent plusieurs arguments noyaux gris centraux), intervenant préférentiellement
expérimentaux. dans les mouvements autoguidés, par la relative pré-
servation d'un circuit moteur latéral (cortex moteur pri-
En cas de lésion périphérique, des patients désafféren- maire, cortex pré-moteur latéral, cortex pariétal et
tés peuvent compenser l'absence de proprioception ; cervelet), intervenant dans les mouvements facilités
pour des mouvements nouveaux, ils s'appuient sur les par un guide externe. Cette hypothèse a pu être confir-
mée en imagerie fonctionnelle cérébrale [31]. En pra-
tique, dans la MP, les afférences visuelles pourraient
être utilisées afin de pallier la réduction des afférences
26
proprioceptives reçues au niveau du striatum et du
24
pallidum, où les interactions sensori-motrices sont par-
22
ticulièrement étroites [32].
Score cognitif

20

18

16
CONCLUSION
14

12 En définitive, l'étude de la proprioception nous éclaire


0 3 6 9 12 15 18 21 24 27 quant au rôle fondamental de la perception dans l'action.
Temps (mois)
À ce titre, elle peut nous aider à modéliser les méca-
nismes de certaines anomalies du mouvement obser-
Figure 6. Courbe d'évolution cognitive entre trois et 24 mois après vées en clinique et, au-delà, à concevoir de nouvelles
traumatisme crânien grave (population homogène de dix patients). approches thérapeutiques [33]. De manière bien plus
Le score cognitif additionne les résultats d'épreuves attentionnelles, globale, une telle étude introduit également une réfle-
mnésiques, phasiques, de niveau opératoire, praxiques, gnosiques. xion quant à la contribution de la proprioception à l'éla-
D'après Lasserre et al., 1991. boration de la conscience du soi. Des concepts comme

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celui de la perception abordée comme simulation [15] Rothwell JL, Traub MM, Day BL, Obeso JA, Thomas PK,
interne de l'action, proposé par Berthoz, permettent Marsden CD. Manual performance in deafferented man. Brain
encore d'élargir la réflexion aux mécanismes d'élabo- 1982;105:515–42.
ration de notre conscience de nous-mêmes et d'autrui, [16] Schott B., Dumas R. Syndrome pariétal. Enc Med Chir Neurolo-
donc aux phénomènes d'empathie, où la perception de gie, -6- 1974, 17036 B 10.
l'intentionnalité pourrait naître de la perception (donc [17] Sacks O. L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau.
de la simulation interne) du comportement moteur Édition du Seuil, collection Points, séries Essais; 1988.
d'autrui. [18] Lasserre P, Toussaint P, Clamens P, et al. Estimation précoce et
suivi neuropsychologique de 50 traumatisés crâniens graves.
Déclaration d'intérêts Ann Readapt Med Phys 1991;34:283–302.
L'auteur déclare ne pas avoir de conflits d'intérêts en relation avec cet [19] Bard C, Fleury M, Teasdale N, Paillard J, Nougier V. Contri-
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