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Nathan Shaham

Réflexions sur la politique culturelle en Israël


In: Communications, 14, 1969. pp. 177-181.

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Shaham Nathan. Réflexions sur la politique culturelle en Israël. In: Communications, 14, 1969. pp. 177-181.

doi : 10.3406/comm.1969.1206

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1969_num_14_1_1206
Nathan Shaham

Réflexions sur la politique culturelle en Israël

Déclarer que l'on n'a pas plus la possibilité de fixer les principes d'une
politique culturelle que d'imposer des limites sûres à la censure, c'est faire
preuve de prudence. Les tenants de cette idéologie proposent d'accepter les
lois du « marché libre » de l'offre et de la demande. Dans les pays où il
existe une douzaine de stations de radio et de télévision nationales et régio
nales, cette idée n'est pas totalement dépourvue de sens. En revanche, dans
les pays où existe un monopole national ou public, la question de savoir
s'il faut adopter une politique culturelle ou s'en abstenir est toute théorique.
La simple subordination du temps d'émission à la programmation générale
est déjà par elle-même une amorce de politique culturelle. On ne peut
allouer le temps d'antenne sans avoir adopté auparavant l'idée même de la
répartition. Une politique culturelle avouée, quelles que soient les critiques
dont elle puisse être l'objet et les difficultés qu'elle ait à définir ses principes,
sera plus honnête qu'une prétendue absence de politique. La première devra
au moins — défi à relever — formuler une politique culturelle. La seconde
octroiera aux préjugés des exécutants l'autorité de la voix de la masse.
Même lorsqu'une radio est un monopole, elle ne peut prétendre accaparer
exclusivement le temps libre de l'auditeur. Celui-ci peut changer de station
et passer à l'écoute de stations étrangères. Mais lorsque la télévision d'un
grand pays est monopole d'Etat, on peut affirmer que son directeur porte
une responsabilité lourde dans la formation de l'image du « client moyen ».
La distance joue en effet un rôle déterminant dans la réception des émissions
de télévision et circonscrit dans des limites précises l'étendue de l'influence
du médium.
En Israël, la situation est différente. A l'ouverture sur l'étranger que consti
tue la radio, il faut ajouter la télévision : dans tout le pays, les récepteurs
peuvent recevoir de quatre pays voisins des émissions consacrées en grande
partie à des programmes de propagande pure. Dans ces conditions, on peut
prévoir que lorsque la télévision israélienne diffusera trois à quatre heures
par jour (dont une part importante de ce temps en arabe) l'organisme public
chargé des moyens de communication ne pourra pas se considérer comme
monopolisant les heures de liberté du citoyen israélien. Quand bien même
elle serait pénétrée du sens de ses responsabilités et de la nécessité de se
donner les principes d'une politique culturelle, la télévision israélienne ne

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façonnerait pas seule l'image de son public. Ce qui se passe de l'autre côté
de la frontière risque de lui dicter des impératifs.
Quant au « client », il impose aussi ses exigences. Mais en dépit de toute
la complexité du problème, le débat sur la politique culturelle des moyens
de communication est souvent, semble-t-il, fondé sur une surestimation de
ces moyens dans l'élaboration des idées et des modes de vie. On entend
parfois au cours de ce débat les échos d'une autre discussion. La place
donnée en U.R.S.S. à la littérature, aussi bien à l'époque de Staline que
ces dernières années, est, elle aussi, fondée sur une surestimation de l'emprise
que peut avoir la littérature. Si la littérature est, comme le disait Staline,
l'architecte de l'âme humaine, il faut que l'architecte en chef approuve
les plans de ses subordonnés. Et, si l'on admet que la littérature est capable
de bâtir l'âme humaine, l'écrivain n'a plus qu'à se plier à la volonté du
centre planificateur. Le premier argument des libéraux avait été de dire
que la littérature n'a jamais joui de l'influence que lui attribuent les archi
tectes socio-économico-culturo-politiques.
Dans cette perspective, le débat sur la politique culturelle des moyens de
communication devrait se fonder sur une évaluation plus modeste de la
puissance des media. S'ils étaient vraiment en mesure de transformer rad
icalement des idées, des habitudes, des coutumes, des concepts profondément
ancrés et des modes de vie, le problème de la responsabilité se poserait
avec plus d'intensité; l'intervention du pouvoir central et la réaction contre
cette intervention deviendraient plus évidentes. L'expérience de la société
démocratique israélienne indique — au moins en ce qui concerne la radio —
qu'il n'y a pas lieu d'exagérer l'importance de ce médium. Il peut changer
des habitudes de loisirs — ce qui n'est pas négligeable bien sûr — mais
guère plus. Le traitement superficiel de nombreux sujets ne cause aucun
« dommage éducatif » appréciable. La superficialité des connaissances ne
résulte pas de la nature du médium, pris en lui-même, mais de l'accumul
ation d'une information surabondante. Les délais nécessaires à la spéciali
sationdans un domaine ne laissent que le temps de donner des idées générales
sur d'autres sujets : sur ce point, les moyens de communication peuvent
rendre des services appréciables sans porter atteinte à la faculté d'approfon
dissementde chacun dans sa spécialité.
Les habitudes de loisir ne sont certes pas à négliger. Mais les mass media
n'ont pas de monopole dans ce domaine : bien que donnant satisfaction à
certaines exigences, ils ne peuvent répondre à des besoins sociaux fonda
mentaux tels que le divertissement en groupe. D'autres techniques, qui solli
citent également le temps libre de l'auditeur ou du téléspectateur, perfec
tionnent constamment leurs instruments et améliorent leurs services pour
lutter contre la concurrence de la radio et de la télévision. Il s'ensuit que
la mainmise des media sur l'organisation des loisirs ne constitue pas un
véritable danger. Néanmoins, même si l'influence des communications de
masse sur l'emploi des loisirs n'est que partielle, le problème de leur respons
abilité n'en est pas pour autant écarté.
Responsabilité à l'égard de qui? Du client en tant que consommateur indi
viduel? du public en général tel qu'il s'exprime dans ses institutions élues?
ou encore des principes d'une politique culturelle acceptée par les repré
sentants de la majorité? Si la responsabilité encourue à l'égard du client
consiste à répondre à la demande de la majorité en même temps qu'à celle

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des groupes minoritaires (question qui se pose avec acuité en Israël, pays
dont les habitants appartiennent à deux peuples qui entretiennent des rela
tions complexes, le peuple juif lui-même se partageant en fractions dont
les origines culturelles sont différentes), cette définition nous indique la
direction dans laquelle nous devons chercher les critères d'une politique
culturelle. Lors même que l'on se déclare responsable envers le public
— c'est-à-dire, en fait, envers les organismes publics élus par le peuple
pour « interpréter ses besoins culturels et politiques » — on se charge de
satisfaire à la fois le client dont les désirs se confondent avec ceux de la
majorité et celui dont les exigences s'identifient aux aspirations d'un groupe
minoritaire. On peut donc dire que la tendance des media à façonner un
public moyen, passif — un mouton de Panurge vulnérable à toute espèce
d'endoctrinement — s'affaiblit dans une certaine mesure, le pluralisme
culturel permettant d'élargir l'éventail des choix possibles.
Mais, même si nous avons le sentiment de pouvoir surmonter la contra
diction entre les desiderata du client en tant qu'individu et ceux du client
pris en tant que collectivité, nous ne disposons toujours pas des principes
d'une politique culturelle susceptible d'être débattue et acceptée par tous au
sein d'une institution publique.
On ne peut, en effet, ignorer qu'à côté de la responsabilité d'éduquer
le public et de satisfaire les exigences du client, existe aussi une respons
abilité consistant à permettre aux media de remplir la vocation qui est la
leur, à savoir, instaurer le dialogue dans le temps libre du client. Nous
savons tous — et certains d'entre nous le regrettent — que l'homme demande
aux media d'abord de le divertir, puis de l'informer et enfin, seulement
de l'instruire. Mais cela ne doit pas nous inquiéter outre mesure. Tel est
l'ordre préférentiel inscrit dans l'emploi du temps libre. La transformation
des media en un instrument puissant d'éducation se heurte à l'opposition
de tous, y compris des clients les plus éclairés : ceux-là mêmes qui seraient
disposés à consacrer leur temps libre à s'instruire préféreront le faire de
telle façon qu'ils puissent se libérer durant les heures de loisir de la tension
et de l'attention qui caractérisent les « heures de responsabilité ».
Les spécialistes des mass media ne considèrent pas le goût du client pour
les variétés comme un défaut : ceci non seulement parce qu'ils estiment
que leur service concerne uniquement le temps libre du client, mais également
parce qu'ils savent, par expérience, que la tripartition « information, édu
cation, divertissement » a plus de signification pour l'organisation que pour
la programmation. Les programmes d'information éduquent et les pr
ogrammes de variétés ne sont pas exempts d'information. Il est donc possible
de suggérer des principes plus ou moins satisfaisants pour les media dans
les domaines de l'information et de l'éducation. La question devient plus
difficile lorsqu'on cherche à définir des principes pour la sélection des
variétés.
La composante éducative me paraît la plus simple à définir. L'éducation
dans les media peut se caractériser comme la diffusion d'informations scien
tifiques vulgarisées. Les media peuvent inciter le public à approfondir ses
connaissances; ils ne peuvent les lui offrir. Le nombre des auditeurs des
programmes éducatifs ne dépendra pas de la conviction avec laquelle les
programmes seront présentés mais de la technique employée pour cette
présentation (jeux, concours, etc.).
Nathan Shaham

La composante informative est moins facile à isoler. Il serait aisé d'étendre


les critères du journalisme à l'ensemble de la politique de l'information.
La liberté d'expression peut être acceptée comme principe directeur dans
ce domaine. Mais l'expérience a démontré qu'à la télévision la liberté d'expres
sion ne suffît pas. Il faut assurer un moyen d'expression à ceux qui ne
savent pas utiliser leur liberté. Si nous acceptons l'idée que les faits dictent
en grande partie leur travail aux rédacteurs du journal télévisé, dans la
mesure où il n'y a pas de censure générale, on peut affirmer que le
déroulement de la vie publique trouvera une expression satisfaisante. Les
hommes politiques qui savent exploiter la liberté d'expression peuvent, on
le sait, créer des « nouvelles » pour la télévision. La mise en valeur de
telle ou telle information exprime une volonté politique. Pourtant, la démoc
ratisation des media est susceptible de garantir un débat plus large. Sans
être fataliste, on peut affirmer que chaque société a la télévision qu'elle
mérite. Le critère de la politique d'information démocratique peut être avan
tageusement comparé à celui du contrôle dictatorial. Les chances d'un compte
rendu fidèle, d'une culture du dialogue politique, d'une ouverture plus large
sur les opinions des minorités, sont plus grandes au sein d'un Office public
que dans un département administratif.
La question la plus difficile est par conséquent celle des principes d'une
politique culturelle des programmes de divertissement. Les media sont un
service assuré au public : leurs responsables ont donc le devoir de lui donner
ce qu'il désire. On peut alors estimer que le désir du public est une simple
affaire de sondage. La proportion des demandes déterminera celle des caté
gories de programmes. Mais tous ceux qui connaissent l'industrie des variétés
savent que la demande n'est pas une donnée naturelle et qu'en outre c'est
une donnée variable. La demande est dans une très large mesure influencée
par l'offre et donc par les intérêts qui s'y exercent. S'il existait un Etat
exempt de toute idéologie particulière et disposant d'un monopole absolu sur
tous les moyens d'expression — y compris les journaux et le cinéma —,
la demande moyenne pourrait fournir un critère suffisant pour fixer la
politique des émissions de radio et de télévision. Si un tel monopole existe
dans un pays démocratique, l'accent mis sur les programmes éducatifs ne
peut en rien porter atteinte à la liberté que possède le citoyen d'utiliser son
temps libre comme bon lui semble. D'autres voies lui sont en effet ouvertes.
Et bien que cette conception tende à justifier une certaine censure des
programmes, elle n'apporte aucune entrave à la liberté d'expression ausssi
longtemps que la loi garantit cette liberté à tous ceux qui peuvent mobiliser
des moyens pour exprimer leurs idées, leurs opinions, leurs goûts, ou
donner l'exemple d'un mode de vie non conformiste. Dans ce cas, l'organisme
qui diffuse ne fait que discuter un modèle de culture en concurrence avec
d'autres modèles. L'idée de valeurs éducatives est bien entendu sujette à
de multiples controverses. Les aléas de la discussion au sein de l'organisme
directeur des communications, les opinions divergentes des responsables au
stade de l'exécution, une certaine ouverture sur les idées opposées qui fait
partie intégrante de l'esprit démocratique, tout cela crée des critères de
fait, empiriques, exprimant consciemment ou non, avec plus ou moins
d'exactitude le tableau de la vie culturelle.
Israël dispose d'une certaine expérience dans le domaine de la radio et
la télévision commence à y fonctionner; l'Office public préposé à ces deux

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Réflexions sur la politique culturelle en Israël

media s'y trouve confronté à des problèmes ardus. Quel que soit l'avenir
politique des territoires sous administration israélienne, leurs habitants sont
à la charge d'Israël, qui doit les servir dans le domaine de la radio et de
la télévision. Ce service doit être dispensé dans l'esprit de libre examen
caractérisant une société démocratique ouverte alors qu'un flot ininterrompu
d'émissions, inspirées d'une mentalité qu'Israël ne peut accepter sans discus
sion, traverse les frontières. La radiodiffusion israélienne doit mener un
dialogue avec ceux qui ne veulent pas parler, elle doit proposer des émissions
religieuses alors que les principes de cette religion sont utilisés contre l'Etat
juif, proposer également des programmes de variétés capables de convenir
à des mondes culturels très différents et qui ne sont même pas susceptibles
d'être rapprochés.
Ce rôle, Israël doit le remplir en dépit de toutes les difficultés qu'il
comporte. L'expression nationale des deux cultures différentes ouvre la voie
à la coexistence. Israël devra continuer à monologuer sur les ondes comme
s'il donnait la réplique dans un dialogue. La responsabilité qui pèse sur
l'Office de Radiodiffusion israélienne est des plus lourdes. Pour nous, les
questions de culture sont en effet des questions politiques de toute première
importance. Mais la conscience de cette responsabilité conduit en fin de
compte l'observateur de la société israélienne à une compréhension plus
grande de la diversité des opinions et à une plus grande tolérance pour
des cultures venues de loin dans le temps et l'espace. Peut-être cette estimation
pèche-t-elle par excès d'optimisme mais ce n'est pas une raison suffisante
pour y renoncer : où il n'y a pas de contradiction entre la liberté et la
responsabilité les chances de dialogue sont grandes.

Nathan Shaham
Office de Radiodiffusion israélienne

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