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Monsieur Michel Crozier

Télévision et développement culturel


In: Communications, 7, 1966. pp. 11-26.

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Crozier Michel. Télévision et développement culturel. In: Communications, 7, 1966. pp. 11-26.

doi : 10.3406/comm.1966.1091

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1966_num_7_1_1091
Michel Crozier

Télévision et développement culturel

Tous les commentateurs s'accordent pour souligner à l'envi la fascination


que la télévision exerce sur son public. Mais très peu d'entre eux encore sont
prêts à reconnaître l'extraordinaire importance qu'un tel mode de diffusion
est en train de prendre, de ce fait ; dans le domaine culturel x l'évidence pourtant
est criante.
Dans très peu d'années, ce public « fasciné » par le petit écran comprendra la
presque totalité de la population de sociétés comme la nôtre, l'essentiel de la
culture vivante dont se nourriront nos concitoyens aura été véhiculée par la
télévision 2. Certes on peut regretter cette évolution et s'efforcer de la combattre.
Mais on ne peut guère imaginer que l'on pourra la retarder, sinon, au mieux,
de quelques années. Dans ce domaine au moins la nature des choses ne souffre
pas d'objections.
Devant une telle évolution dont tout le monde sent bien, même s'il ne veut
pas se l'avouer, qu'elle est irrésistible, deux attitudes opposées se sont peu à peu
dégagées autour desquelles les positions tendent désormais à se cristalliser.
La première attitude, modeste, empirique et démocratique, consiste à donner
la priorité aux besoins exprimés par le public. Il faut, pense-t-on, chercher tou
jours à coller exactement à ces besoins sans se préoccuper de leur qualité. Cher
cher à satisfaire le public doit constituer la règle d'or. Dans ce domaine, comme
dans tous les autres, il n'y a d'autre critère démocratique que le choix du plus
grand nombre.
La deuxième attitude, ambitieuse, morale, autocratique, consiste à vouloir
déterminer des critères de qualité et à les imposer au public, car celui-ci doit
être éduqué et ce serait pour les responsables faillir aux devoirs qui sont les leurs
que d'accepter de lui donner ce qu'il demande quand ce qu'il demande est « mauv
ais ». Plus subtilement parfois, on en appellera des besoins exprimés qui sont

1. Georges Friedmann a le premier attiré l'attention sur ce point. Voir en particulier


son compte-rendu du séminaire organisé par le Tamiment Institute et la revue
Daedalus : « Culture pour les Millions? » (Communications, n° 2, p. 185-196).
2. Cette grande masse ne comprendra pas seulement les classes dites populaires, mais
tout aussi bien les classes moyennes. L'enquête de Gary Steiner a bien montré qu'aux
États-Unis, même dans les familles dont les membres ont fait des études supérieures,
la télévision jouait un rôle considérable (The People Look at Television, A Study of
Audience Attitudes, New York, A. A. Knopf, 1963).
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seulement des besoins apparents, aux besoins profonds qu'on définira en fait
en fonction des critères traditionnels auxquels on souscrit.
Des deux côtés, les arguments présentés sont solides, mais leur portée est
surtout négative. Il semble plus facile, en effet, dans ce dialogue de sourds, de
démolir le point de vue de l'adversaire que d'élaborer à partir de son propre
point de vue des solutions concrètes acceptables et efficaces. Et les décisions,
généralement implicites, qui doivent bien être prises se fondent naturellement
sur des compromis empiriques, entre tendances et non pas, comme on serait
en droit de l'attendre, sur des analyses rationnelles.
Nous voudrions nous demander, dans cet article, s'il n'est pas possible d'échap
per à un dilemme aussi stérile et de poser autrement le problème de la responsab
ilité en matière culturelle.
L'ampleur de la révolution opérée par l'apparition de la télévision pose inéluc
tablement, voudrions-nous montrer, le problème d'une politique culturelle.
Mais cette politique, l'enquête que nous avons effectuée auprès d'un échantillon
de téléspectateurs ouvriers et de paysans nous en a convaincu, ne peut consister
dans la définition de critères de qualité, mais dans la prise en considération
des conséquences que les choix opérés peuvent avoir dans le développement des
processus de communication, de participation et d'apprentissage au sein du
public. Créateurs et organisateurs du nouveau milieu culturel, essaierons-nous
de montrer, doivent surmonter la crainte du dialogue qui les paralyse encore.
Les véritables responsabilités ne portent pas sur le contenu même du message,
mais sur l'organisation du jeu auquel participent les différentes strates inégal
ementprivilégiées qui constituent un public, d'une part, les différents groupes
de créateurs, d'autre part. Dans la découverte et l'affirmation de telles respons
abilités, la recherche devrait jouer un rôle fondamental 1.

La révolution opérée par V apparition de la télévision


pose le problème d'une politique culturelle.
La violence des réactions de défense suscitées par le développement de la télé
vision, le refus d'envisager l'avenir manifesté par la plupart des responsables,
la volonté que l'on découvre chez tant de commentateurs intelligents de mini
miser la portée des changements en cours, l'impasse dans laquelle la discussion
tend à se bloquer entre partisans de l'éducation des masses et partisans de la
satisfaction des besoins, autant de signes à notre avis que le problème que pose
la télévision est un problème fondamental, qui ne se limite pas à l'usage d'un
nouveau moyen de diffusion s'ajoutant seulement aux moyens traditionnels.
S'il y a refus, malaise, blocage, c'est que quelque chose de vital est touché.
Certes on ne peut attribuer à l'apparition de la seule télévision, les bouleverse
ments que nous sommes en train de vivre dans le domaine culturel. Mais ce moyen

1. Nos remarques sont le fruit d'une collaboration d'une année avec le Service de la
Recherche de l'O. R. T. F. pour la réalisation d'une enquête d'exploration effectuée
sous ma direction par le Service à la demande du Bureau des Études et Recherches du
Ministères des 'Affaires culturelles. Qu'il nous soit permis de remercier ici tout
particulièrement M. Pierre Schaeffer, directeur du Service de la Recherche de
Î'O. R. T. F. et M. Augustin Girard, conseiller au Ministère des Affaires culturelles
pour les problèmes [de recherches, qui nous ont donné sans compter l'un et l'autre un
soutien aussi intelligent que bienveillant.
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Télévision et développement culturel

qui est le symbole du nouveau monde en train de naître, est effectivement, pour
le moment, le plus universel et le plus concret de tous les moyens de communicat
ion. Et son existence ne peut manquer de toutes façons de transformer progres
sivement, même à elle seule, les données fondamentales de la participation des
hommes au monde de la culture. On ne pourra dater peut-être le point de départ
de cette révolution de la même façon que l'on a daté, après coup, la révolution
déclenchée par Gutenberg, mais l'ampleur du phénomène télévision doit être
considérée à l'égal de celle du phénomène imprimerie.
Dans les deux cas, la plus immédiate (et instinctive) destination du nouveau
moyen découvert, aura été la diffusion de la culture du passé. La fonction cultu
relle de la télévision doit-être tout naturellement de diffuser les chefs-d'œuvre
de la culture reconnue auprès de la grande masse, comme celui de l'imprimerie
aura été longtemps d'abord de diffuser la Bible. Mais les effets seconds qui ont
mis si longtemps à se déclencher pour l'imprimerie commencent déjà à apparaître
pour la télévision. Le moyen transforme les conditions de la création et à la limite
le contenu même de la culture dont il est le support.
Que grâce à l'apparition de la télévision l'ensemble de la population d'une
société puisse être mis en mesure de suivre de façon directe, concrète, la façon
dont sont remplies des activités qui constituent l'essentiel de la vie d'une société,
que tombent les barrières qui protégeaient sans qu'on s'en rendît vraiment
compte beaucoup d'entre elles, que rien d'humain ne puisse être désormais tenu
a priori pour étranger au plus commun des mortels, ne peut être finalement
indifférent. Tout ne sera jamais montré, il est vrai et ce qui ne sera pas montré
prendra une importance plus grande, opérera de nouvelles discriminations entre
les hommes. Mais de toutes façons la perception par les différents groupes humains
de la réalité de l'existence de leurs partenaires et des caractéristiques concrètes
de leur comportement et leur perceptior commune et contradictoire de l'ensemble
seront radicalement transformées. Leur vision du monde, leur logique, leur
« imaginaire », leurs besoins et leurs capacités de participation culturelle ne peuvent
manquer d'en être bouleversés.
Pour toutes ces raisons, l'impact de la télévision sur la culture sera à notre
avis beaucoup plus profond qu'il ne le paraît pour le moment. C'est le contenu
même de la culture et l'idée que nous en avons qui seront finalement affectés.
Car le contenu n'est jamais indépendant du type de rapports humains qui le
sous-tend. Nous n'en apercevons pour le moment que les effets négatifs. Il nous
semble que cette ouverture ou cet envahissement vulgarisent notre culture et
risquent de l'étouffer ; beaucoup d'exemples très probants peuvent être cités
à l'appui de telles craintes. Mais si l'on met la culture à sa vraie place, qui n'est
pas seulement celle d'un trésor lentement amassé et qu'il faut jalousement
préserver de toute atteinte, mais celle d'un moyen essentiel à l'homme pour
son développement et qui n'est si précieux que parce qu'il lui est indispensable,
on doit aussi admettre que l'élargissement de l'univers qu'apporte pour tant
de membres de nos sociétés l'apparition de ce moyen, va permettre la mobilisa
tion de ressources intellectuelles et affectives jusqu'alors inexploitées et va
forcer par le défi même qu'elle impose aux créateurs un renouvellement profond
de notre culture 1.

1. Voir à ce sujet, les très éloquents plaidoyers de Joseph T. Klapper The Effects of
Mass Communication, The Free Press, Glencoe, 1960 ; et de Marshall McLuhan, Unders
tanding Media, McGraw Hill, New York, 1961.
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Dès maintenant des transformations considérables commencent à se dessiner


qui touchent aussi bien les caractéristiques du public ou des publics, les condi
tions de la création culturelle et l'organisation du marché de la culture.

La transformation des publics.


Dans les sociétés traditionnelles et même encore dans la société bourgeoise
du xixe siècle, chaque groupe social, chaque classe, dispose d'un fonds culturel
propre. Certes, il existe un fonds commun et entre les sous-cultures des diffé
rents groupes, les influences sont multiples et déterminantes. Mais les séparation?
restent profondes, des barrières difficilement franchissables s'opposent à toute
communication, on peut parler d'un véritable « retranchement ouvrier ».
Dans la société de consommation qui tend à se développer de plus en plus
vite dans les sociétés les plus industrielles, les distances entre les groupes et les
classes s'amenuisent et, sans qu'on puisse encore parler de culture commune,
la part du fonds commun directement perçu comme tel par les intéressés aug
mente de plus en plus.
La télévision, après la radio et le cinéma, mais beaucoup plus que ces moyens
de masse plus anciens, accélère et rend irrésistibles ces transformations. Elle
lé*
constitue en effet moyen universel par excellence dont les messages ne peuvent
être que difficilement spécialisés selon les audiences.
Certes, l'exposition de tous les membres d'une société, quelles que soient leur
origine ou leur appartenance, à un ensemble de stimuli culturels représentant
tous les aspects de la culture de cette société, ne signifie pas du tout que tous
les groupes ou toutes les classes vont se fondre dans la même masse. Chaque
groupe et chaque individu, en effet, sélectionne les aspects du message culturel
qui l'intéressent et les réinterprète à sa manière. A travers le même contenu reçu
peuvent donc persister longtemps des expériences culturelles radicalement
différentes.
Le fonds commun toutefois se développe nécessairement. Le fait que des
individus appartenant aux groupes les plus éloignés les uns des autres puissent
se référer aux mêmes expériences quotidiennement vécues constitue une novation
sans équivalent. Que ces expériences soient vécues individuellement ; que chaque
groupe, que chaque individu puisse en avoir des perceptions totalement diffé
rentes peut bien atténuer les conséquences de cette nouvelle somme de « commun
ication », le fait fondamental, c'est tout de même son apparition et l'étendue
de sa diffusion. Le « fonds commun » s'en trouve considérablement accru. Nous
en verrons mieux les conséquences quand seront parvenues à l'âge adulte une ou
deux générations qui auront trouvé dans la télévision un de leurs moyens essent
iels de socialisation et dont l'humour, le sens critique, la perception d'autrui
et de la société ne prendront leur sens que par référence à cette socialisation
commune.
Dès maintenant, en France, se trouve levée toute une série de barrières qui
paralysaient le rural, le non-citadin, le provincial devant une culture nationale
très fortement marquée par son enracinement parisien.
D'un coup toute la population française se trouve au niveau des foules pari
siennes depuis longtemps familières avec les façons de se mouvoir, de comprendre,
d'attaquer, de rire et de se relier à autrui qui sont caractéristiques de l'esprit
parisien.
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Télévision et développement culturel

Plus généralement la hiérarchisation traditionnelle qui rendait obligatoire


un certain contenu culturel selon l'échelon social auquel on s'adressait, tend à
s'amenuiser au profit d'une spécialisation correspondant davantage aux goûts
et aux expériences personnelles.
Ce double mouvement de rapprochement collectif et de spécialisation indi
viduelle ne va pas sans difficultés. Il entraîne beaucoup de souffrances même
chez ceux pour lesquels il représente une promotion, surtout chez eux, pourrait-
on dire, car la suppression des barrières met l'individu en face des insuffisances
dont il souffre et qu'il n'est pas en mesure la plupart du ,temps de combler, elle
l'oblige à les assumer et lui rend beaucoup plus difficile de mépriser ce que désor
mais il connaît.
Il ne va pas non plus sans incohérence. Le monde culturel nouveau est même
d'abord, aimerions-nous soutenir, le monde de l'incohérence. Mais l'incohérence,
si elle est blessante pour une certaine tradition de la culture, peut être et doit
être considérée comme un facteur de libération pour des individus désormais
capables d'affirmer des goûts sans rapport avec leur condition sociale.

Le défi posé aux créateurs.


Parallèlement à la transformation du public s'opère inévitablement une trans
formation des conditions de la création culturelle, l'amenuisement progressif
des barrières entre les catégories culturelles hiérarchiques donne au créateur
une audience toute différente dont les attentes ne manquent pas de réagir sur
son œuvre.
Ce n'est pas seulement la forme du message culturel mais sa signification
même qui est en cause. Toute œuvre prend appui sur les barrières de prestige
et de snobisme par-dessus lesquelles elle vise à en appeler à un humain plus
profond. La substitution aux barrières traditionnelles de distinctions nouvelles
entre les hommes bouleverse un des mécanismes essentiels de la création.
L'influence de ces attentes et de ce défi nouveaux se remarque déjà aussi
bien dans le rôle de l'avant-garde que dans les méthodes industrielles « des fabri
cants » qui s'adressent à la grande masse et dans les rapports entre ces deux
mondes.
Le schéma traditionnel qui impliquait la lente diffusion des modèles culturels
à travers les diverses strates de la hiérarchie culturelle forçait le créateur (même
quand il se voulait révolté) à vivre en symbiose avec le monde des privilégiés de
la culture qui constituait forcément son premier public ; le créateur de génie
savait pressentir, il est vrai, les réactions plus profondes du « grand public ».
Les courts- circuits étaient possibles qui permettaient les réussites les plus fulgu
rantes mais ils étaient extrêmement rares.
La possibilité pour les créateurs d'être confrontés désormais bien plus rap
idement avec les réactions d'un public qu'ils mettaient autrefois beaucoup d'années
à trouver, constitue certainement un danger, car les barrières qui isolaient le
monde de la création lui servaient en même temps de protection et lui permett
aientde procéder dans une totale liberté à toutes les expérimentations. Mais
ce serait témoigner d'une vue bien courte que de croire à l'inéluctable étouffement
de l'art. Le créateur de demain prendra appui sur ces nouvelles contraintes qui
constitueront pour lui une stimulation tout aussi exigeante que le besoin du
créateur d'hier de dépasser les snobismes sur lesquels il devait s'appuyer.

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Déjà le public cultivé d'autrefois, juge souverain, hiérarchiquement séparé


du commun, se mue en spécialiste qu'on invite à coopérer à l'œuvre commune.
L'avant-garde devient un laboratoire qui permet une réflexion au second degré
sur l'œuvre qu'elle nourrit et prépare. Mais à mesure que ces mécanismes autref
oisinconscients apparaissent au grand jour, une nouvelle et très éprouvante
responsabilité apparaît. Pour que les « laboratoires » restent vivants il faut que
la possibilité d'expérimentation soit sauvegardée et stimulée dans le rapport
entre créateurs et public.

Le poids croissant des grandes organisations de diffusion.


Le marché des biens culturels n'a jamais été un marché libre. Pressions et
influences diverses l'ont constamment faussé. Tout autant que celles d'aujour
d'hui les renommées d'hier étaient fabriquées et faisaient l'objet de luttes
d'influence. La pratique du mécénat et les censures officielles et officieuses canal
isaient l'expression culturelle tout aussi sûrement que la crainte du grand public
et la tentation publicitaire.
Mais s'il est arbitraire de critiquer le présent au nom d'un passé qui ne pouvait
pas valoir mieux, il reste que des transformations considérables sont en train de
se produire. Nous n'avons plus affaire à des individus (ou à des unités de product
ion petites ou moyennes) en concurrence directe les uns avec les autres pour
obtenir les faveurs du public. Les producteurs sont de plus en plus intégrés dans
de grandes organisations qui échappent à la concurrence ou pour lesquelles la
concurrence revêt un tout autre aspect. Plus que tous les autres media, la télé
vision est organisée sur le modèle du monopole ou de l'oligopole.
Certes la création reste artisanale et les grandes organisations, passés les
premiers enthousiasmes, trouvent plus fructueux de confier à des producteurs
plus ou moins artisanaux la tâche de l'innovation. Mais les décisions d'arbitrage
qui jusqu'alors étaient réservées à la main invisible du marché sont désormais
confiées aux grandes organisations que sont devenus les monopoles d'État
ou les grandes chaînes privées. Ces grandes organisations se trouvent bien sûr
soumises à sanctions mais ces sanctions sont des sanctions globales qui ne per
mettent pas de peser les résultats des multiples décisions d'orientation. Ces
décisions risquent d'être prises en vertu soit de principes à priori, soit plus
souvent encore des nécessités internes de l'organisation. D'où les craintes de
manipulation et de bureaucratie que suscite le développement de la télévision.
D'où le sentiment obscur qu'il est nécessaire d'intervenir, d'imposer des
règles.
Les sondages sur les réactions du public constituent un substitut très insuffi
sant à la sanction du marché. Même dans les pays où la concurrence entre chaînes
et la pression des annonceurs obligent à sanctionner directement les résultats
obtenus, la nécessité d'arbitrage entre les diverses exigences du public demeure,
et plus encore l'impérieux besoin d'innovation. La pression des indices d'audience
d'autre part paralyse les créateurs plutôt qu'elle ne les stimule tant qu'une analyse
plus profonde, plus dynamique des capacités de réaction du public ne vient
pas les compléter.
L'existence d'organisations géantes accaparant les fonctions du marché
restreint d'autrefois pose donc inévitablement le problème d'une politique cul
turelle.
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Télévision et développement culturel

Nécessité et limites d'une politique culturelle.


Qu'on analyse son impact du point de vue du public, du point de vue des
créateurs ou du point de vue du marché, le développement de la télévision tend
essentiellement à accélérer et à rendre plus conscients les mécanismes de feed
back entre créateurs et organisateurs de la culture, d'une part, le public, d'autre
part. Cela signifie, en dernière analyse, que la société, qu'elle le veuille ou non,
devient plus consciente d'elle-même et que ce qui était laissé au jeu aveugle du
marché doit faire l'objet de décisions collectives. Une telle prise de conscience
implique nécessairement à terme, responsabilité et politique.
Mais si nous revenons maintenant à notre dilemme de départ, cette exigence
de responsabilité et de politique ne signifie pas du tout que nous devions ou
puissions même imposer des standards de qualité et utiliser la télévision pour
éduquer les masses.
Le problème essentiel que pose le passage des mécanismes aveugles d'autref
ois à l'organisation consciente qu'appellent les transformations actuelles n'est
pas du tout en effet d'élaborer des critères de choix acceptables (s'il était pos
sible de découvrir et de faire admettre de tels critères — ce qui n'est heureuse
ment pas le cas, leur application conduirait inévitablement à l'étouffement de
toute culture vivante) ; c'est tout au contraire de découvrir les moyens de pré
server et d'étendre la marge de liberté sans laquelle le public n'est plus stimulé,
les créateurs sont paralysés et les organisations s'étouffent dans la bureaucratie.
Le rapport culturel, en effet, ne peut se réduire ni à la satisfaction des besoins
ni à la diffusion des trésors une fois pour toutes reconnus. Il est en même temps
et plus profondément un processus dans lequel on s'engage et qui entraîne tou
jours au-delà des demandes que l'on pouvait formuler concrètement. Il est jeu,
participation et apprentissage. Les processus qui constituent la substance de la
vie culturelle ne sont ni rigides ni stables ; ils ne sont pas rebelles à l'innova
tion ; mais aucune innovation ne peut réussir qui ne prenne appui sur eux et qui
ne tienne compte des limites que leur existence lui trace. La satisfaction à courte
vue des besoins ne réussit commercialement que dans des intervalles de temps
étroits et la victoire va toujours finalement à ceux qui refusent de satisfaire les
besoins exprimés et créent de nouveaux besoins en déclenchant de nouveaux
processus d'apprentissage. L'imposition de valeurs supérieures conduit symétr
iquement à l'échec car il n'est pas possible de tout apprendre à tout le monde et il
est impossible d'apprendre quelque chose à quelqu'un qui refuse de se prêter au jeu.
La véritable responsabilité à laquelle le fait télévision oblige à faire face est
donc finalement de comprendre les conséquences que pourront avoir pour
le développement des processus de communication, de participation et
d'apprentissage au sein du public les choix d'orientation auxquels on ne peut
de toute façon se dérober. Parler de politique culturelle signifie seulement que
l'on souhaite que ces choix puissent être effectués désormais en connaissance
de cause et rationnellement.

Le développement culturel au niveau des téléspectateurs.


Si l'ampleur de la révolution déclenchée par la télévision exige à long terme
l'élaboration d'une politique culturelle seule capable de maintenir un secteur
de plus en plus déterminant de la vie culturelle en état de liberté et d'innova-

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Michel Crozier

tion, le succès d'une telle politique dépend essentiellement de la compré


hension des facteurs qui gouvernent le comportement des téléspecta
teurs, leurs capacités de tirer parti de la télévision, leurs possibilités
d'apprendre.
Si l'on admet comme nous l'avons suggéré que le rapport culturel ne se limite
pas à un échange simple mais peut être considéré comme un processus dans lequel
on s'engage, le problème essentiel de tout développement est celui de savoir
comment on joue réellement, comment et pour quelles raisons on peut être
amené à augmenter son enjeu, à engager davantage de soi-même. L'importance
de la télévision, avons-nous essayé de montrer, tient au fait qu'elle bouleverse
complètement les règles traditionnelles dans la mesure où elle multiplie
à la fois le nombre des joueurs, la liberté de chacun d'eux et les occasions
qu'ils ont de jouer. Elle devrait donc théoriquement conduire à des respons
abilités plus grandes d'accueil et à une réceptivité meilleure à toute inno
vation.
Qu'en est-il effectivement dans la société française actuelle? Nous avons
cherché quelques premiers éléments de réponse au cours d'une enquête limitée
mais relativement approfondie que nous avons menée en 1964 sur un échan-
illon d e téléspectateurs ouvriers et paysans 1. Un tel échantillon n'est
naturellement absolument pas représentatif du téléspectateur moyen, mais il
constitue du point de vue qui nous préoccupe un terrain idéal pour observer des
phénomènes de développement.
L'enquête a naturellement confirmé tout d'abord cette profondeur de l'im
pact de la télévision. Nous n'insisterons pas sur ce point. La constatation est
banale. Notons toutefois que 60% des personnes interrogées ont déclaré que
la télévision avait changé leur vie beaucoup ou énormément. Ce changement
si profond c'est naturellement d'abord la suppression de l'ennui, la distraction.
Mais l'image de la télévision que l'on a dans cette population n'est pas une image
dépréciée, vulgarisée ; tout au contraire la télévision est considérée comme un
moyen culturel (c'est parmi tous les media celui qui suscite le plus grand nombre
de commentaires mentionnant le terme culturel). Notons enfin qu'à cette image
très vive, très valorisée, ne sont presque jamais associés des sentiments de cul
pabilité a.
Ce public fasciné et bouleversé par la télévision, comment s'en sert-il ? Qu'en
retire-t-il ? Deux séries de résultats nous semblent particulièrement significatifs :
d'une part la télévision représente pour lui une extraordinaire ouverture au
monde mais d'autre part l'utilisation qu'on en fait se trouve limitée par des
blocages profonds d'ordre social tout autant qu'intellectuel.

1. Nous tenons à remercier ici toutes les personnes qui ont collaboré à cette enquête
et en particulier Renaud Sainsaulieu, Annette Suffert et Evelyne Sullerot qui ont
eu la responsabilité de l'élaboration du plan d'enquête et de l'exécution de la cam
pagne d'interviews. Les résultats de cette enquête peuvent être actuellement consultés
dans un rapport diffusé conjointement par le Service de la Recherche O. R. T. F. et le
bureau d'Études et Recherches du Ministère des Affaires culturelles. Ce rapport
intitulé : Télévision et développement culturel. Les réactions d'un public d'ouvriers et de
paysans devant la télévision a été rédigé par Renaud Sainsaulieu et Annette Suffert
avec la collaboration de Jacques Kergoat.
2. A la différence de ce que l'on a pu constater aux États-Unis où, même dans les caté
gories les plus modestes, des sentiments de culpabilité apparaissent. Voir Gary Steiner
ouvr. cité.
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Télévision et développement culturel

La télévision comme ouverture au monde.


Quand nous avons demandé à nos interviewés s'ils croyaient que la télévi
sionpouvait influencer les opinions des gens, ils nous ont répondu de façon pres
que unanime (à 76%) que c'était tout à fait faux. Le raidissement contre toute
tentative de manipulation était extrêmement net. Mais quand on passe du do
maine superficiel des opinions dans lequel ne peut s'exercer que la pression
unilatérale de la propagande pour aborder le domaine dynamique de l'échange
et de la participation, le contraste est extraordinaire. Les mêmes personnes
qui refusaient d'admettre que la télévision pût jamais influencer les opinions,
reconnaissent qu'elles ont été elles-mêmes profondément marquées par ce qu'elles
ont vu et que la télévision leur a révélé un monde dont elles ne soupçonnaient
pas l'existence.
Ceci est particulièrement net, naturellement, en ce qui concerne les pays
étrangers. Soixante-cinq pour cent de nos interviewés déclarent que leurs atti
tudes ont changé à l'égard de certains pays étrangers à la suite d'émissions de
télévision. Le pourcentage est tout à fait extraordinaire, non seulement si on
le compare au résultat précédent, mais aussi si on tient compte de la répugnance
générale de tout individu à admettre qu'il a changé. Les réponses d'autre part
sont toutes accompagnées de commentaires très vivants et très riches qui témoi
gnent de l'intense stimulation affective et même intellectuelle que la télévision
a apportée.
Sur des problèmes plus étroits ou plus abstraits, l'impact que nous percevons
est beaucoup plus dispersé. C'est au niveau le plus universel de toute façon
que la télévision semble agir le plus.
Qu'est-ce que cette stimulation provoque chez les téléspectateurs ? Ils ne
nous était guère possible de suivre les conséquences de tels ébranlements. Mais
nous avons pu tout de même noter que nos interviewés avaient très nettement
conscience que grâce à la télévision leurs échanges avec autrui avaient augmenté.
Un pourcentage important d'entre eux déclare qu'ils ont plus de contacts avec
autrui (17 %) et que la télévision est utile pour la conversation (57%). Vingt-
quatre pour cent d'entre eux, ce qui est un chiffre finalement très considérable,
ont déclaré qu'ils ont vu autour d'eux des gens que la télévision avait poussés
à avoir plus d'activités dans la vie publique (vie commerciale, vie syndicale, vie
sportive, vie politique).
Ces réponses bien sûr ne peuvent donner qu'une image déformée de la réalité
et il ne s'agit pas de les prendre au pied de la lettre. Mais le fait qu'on se voit
changer, qu'on se voit plus dans le monde, plus averti, en communication,
en échange plus soutenu avec autrui, qu'on se sente ou qu'on sente autour de
soi les gens plus actifs, constitue déjà un signe révélateur de la profondeur de
l'ébranlement subi.

Les facteurs de blocage.


Les réactions des téléspectateurs que nous avons interrogés ne sont pas seul
ement des réactions d'enthousiasme et d'ouverture. L'enquête révèle concurrem
ment des réactions très accusées de découragement, de méfiance et de retrait.
Nous n'insisterons pas sur les émissions qui provoquent le retrait. Notons

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Michel Crozier
seulement que les émissions littéraires et artistiques « classiques » viennent
en tête. Ce résultat, indice d'audience, n'est guère intéressant en soi. Il aurait
fallu pouvoir en analyser les raisons, ce que notre enquête ne nous permettait
guère. Un sentiment clair toutefois peut être dégagé des commentaires que nous
avons reçus : de telles émissions sont considérées par nos interviewés comme ne
s'adressant pas à eux, faites pour un autre public, pour « les gens cultivés ».
Nous avions choisi de creuser le problème sur un autre thème, celui des « dra
matiques ». Cinquante pour cent de nos interviewés avouent avoir des diff
icultés de compréhension souvent ou au moins parfois à l'occasion de telles émis
sions. Divers indices nous permettent de penser, d'autre part, que parmi ceux
qui n'en avaient pas, certains peuvent avoir en fait des difficultés encore plus
fortes. Le problème on le voit est d'importance. D'où peuvent provenir de telles
difficultés ? Une des surprises de l'enquête aura été de découvrir qu'elles avaient
des sources différentes en milieu ouvrier et en milieu agricole. En milieu agricole
les difficultés sont avant tout d'ordre intellectuel : on incrimine une surabondance
de discours ou de mots savants ; tandis qu'en milieu ouvrier le problème est
senti comme un problème d'ordre social : c'est le contenu en fait qui est mis
en cause : il est difficile de comprendre parce qu'il s'agit d'émissions réservées
à certaines personnes.
Si l'on s'efforce d'établir à partir de cette ligne directrice un profil comparé
des attitudes des deux groupes, on s'aperçoit qu'en règle générale les ouvriers
sont plus méfiants, plus refermés sur eux-mêmes que les agriculteurs. Ils se
défendent davantage contre des stimulations que par ailleurs ils reconnaissent.
Pour eux une partie des programmes est spécialement conçue pour les gens
cultivés et les autres « couches sociales » ne peuvent pas les comprendre. Per
suadés qu'ils sont de l'existence de barrières culturelles entre catégories sociales,
ils jugent inutile sinon dangereux de faire effort pour s'intéresser à d'autres pr
ogrammes que ceux qu'ils jugent a priori de leur niveau. On sent chez eux une
sorte de découragement. Ils préfèrent que les deux chaînes soient spécialisées
car ils ne souhaitent pas être confrontés à des émissions trop difficiles. On dit :
« la télévision c'est la culture du pauvre ». Toutes les vertus stimulatrices de
la télévision viennent buter sur cette résignation. On est pourtant satisfait de
le télévision mais on refuse de se sentir concerné. D'où une influence plus faible
sur les possibilités d'apprentissage et sur la participation sociale.
Pour les paysans au contraire, si les gens cultivés comprennent mieux la télé
vision, c'est tout simplement parce qu'ils ont plus de connaissances. Il s'agit
d'une avance intellectuelle et non pas d'une barrière de classe. Reconnaître leurs
difficultés n'altère pas leur optimisme. Ils se sentent actifs et non pas passifs.
Plus que les ouvriers, ils voient dans la télévision un moyen de s'informer et
d'apprendre, même si en fait ils recourent moins qu'eux aux hebdomadaires ou à
des livres pour compléter ce qu'ils ont reçu à l'émission.
De telles oppositions correspondent à des situations très différentes. Le mi
lieu rural est encore sous le coup de la découverte de ce qui est pour lui un monde
nouveau, alors que le milieu ouvrier beaucoup plus averti est plus conscient
des barrières auxquelles il se heurte. On peut se demander si une fois accompli ce
gigantesque rattrapage intellectuel auquel est soumis le monde rural, la situa
tion de blocage perceptible en milieu ouvrier ne se généralisera pas. Il reste
toutefois que le milieu ouvrier demeure ouvert sur un certain nombre de points
(en particulier les émissions sur les pays étrangers), et que le syndrome d'échec

20
Télévision et développement culturel

qu'il manifeste semble étroitement associé à des facteurs sociaux voire même
politiques.
Le caractère social du blocage apparaît plus clairement encore si l'on intro
duitle facteur temps. Le développement culturel, c'est à dire l'utilisation plus
active de la télévision, se produit en milieu rural dans un climat collectif (les
gens actifs sont ceux qui ont le plus d'échanges avec autrui à l'occasion de la
télévision) alors qu'en milieu ouvrier ce sont seulement ceux qui s'isolent de
leur milieu qui semblent tirer parti de la télévision de cette façon. On peut se
demander dans ces conditions si la politique implicite menée par l'O.R.T.F. ne
renforce pas ces blocages.

V 'apprentissage.
Le problème que nous venons de poser et que l'on pose tout naturellement
quand on veut parler sérieusement de développement culturel est un problème
d'apprentissage. Qu'apprennent effectivement les téléspectateurs ? Est-ce à tirer
parti d'informations et de messages culturels plus riches et plus divers ou est-ce
à s'adapter de façon passive et sans discrimination à une culture standardisée
à laquelle ils ne participent pas ?
Notre enquête n'ayant pu être poursuivie dans le temps, nous ne disposons
comme élément de réflexion que des différences que nous pouvons constater
entre nos interviewés en fonction de leur ancienneté de téléspectateurs. Ces
différences toutefois sont assez considérables pour nous permettre d'apporter
quelques conclusions. Pour ces ouvriers et ces agriculteurs, la télévision est un
stimulant et non pas un sédatif. Elle apparaît d'autant plus comme un stimu
lantque le spectateur est plus déshérité. Pour ces couches les plus modestes
de la société française actuelle, la télévision est un instrument d'apprentissage
irremplaçable.
Apprentissage intellectuel tout d'abord : on comprend mieux, l'information
est meilleure, les jugements plus sûrs et surtout, ce qui contredit certaines affi
rmations hâtives, l'ouverture aux autres moyens d'information comme le journal
et même le livre est beaucoup plus grande.
On sélectionne davantage, on mémorise mieux ; fait plus significatif encore
du point de vue psychologique, le nombre de personnes qui s'intéresse aux
films ou aux dramatiques dont la fin pose un problème de réflexion augmente.
Le comportement actif donc gagne du terrain tandis que l'affectivité simple
diminue.
Quelles sont les conditions qui favorisent l'apprentissage? Nous avons vu
que l'écoute en groupe était un facteur positif en milieu agricole, un facteur
négatif en milieu ouvrier. Peut-on dire qu'on assiste d'un côté à une mutation
collective, de l'autre à des passages individuels, au dégagement d'une élite
se détachant de la masse1? Nous découvrons par ailleurs que le développement
culturel est souvent associé à des attitudes plus critiques et au recours à d'autres
moyens destinés à vérifier les informations reçues.

1. Élite formée souvent d'ailleurs de syndicalistes ; il ne s'agit pas de trahison de


classe. Certains résultats obtenus par René Kaes dans son étude Les ouvriers français
et ta culture vont dans le même sens [Les Ouvriers français et la culture, Enquête 1958-
1961, Institut du Travail, Faculté de Droit et de Sciences économiques de Strasbourg).
21
Michel Crozier

Ces quelques indications beaucoup trop insuffisantes montrent au moins


qu'il est désormais possible de poser le problème dans toute son ampleur. Il
suffirait de disposer du temps et des moyens nécessaires pour découvrir les points
sensibles des processus de développement.

Processus d'apprentissage et politique culturelle.


L'importance des processus d'apprentissage apparaît clairement pour cette
partie du public des téléspectateurs qui se trouve, comme les agriculteurs et
les ouvriers que nous avons interrogés, particulièrement défavorisés du point
de vue culturel. Malgré l'atténuation des irrégularités proprement sociales, mal*
gré l'élévation du niveau de vie, ce large public se trouvait handicapé, para
lysé même par Tampleur du fossé qui le séparait d'une culture qui paraissait
imperméable à quiconque n'avait pu bénéficier de la préparation scolaire et
livresque adéquate. L'apparition de la télévision le met tout d'un coup en face
d'un ensemble d'informations et de messages représentatifs de la culture cou
rante telle qu'elle est vécue par les classes moyennes et non plus seulement avec
ses manifestations scolaires les plus rébarbatives. Elle leur rend donc à la fois
possible et fructueux d'apprendre, en brisant le cercle vicieux dont ils étaient
jusqu'alors les prisonniers.
Dans un cas comme celui-ci il n'y a aucune contestation possible sur le type
de progrès souhaitable et sur son caractère concret. Mais qu'en est-il quand on
passe à d'autres niveaux et qu'apparaissent à la fois une plus grande incertitude
en ce qui concerne les objectifs et les normes et des barrières plus subtiles au
maintien desquelles chacun se trouve affectivement engagé?
Il semble facile, intellectuellement au moins, de s'entendre sur l'intérêt d'une
politique culturelle qui tiendrait à accélérer le gigantesque rattrapage qui
s'opère à travers le développement de la télévision dans une société où les iné
galités culturelles restaient profondes. Le problème n'est pas tant l'objectif
que les moyens. Des processus d'apprentissage se développent de toute façon.
Tant que l'on n'est pas capable de prévoir l'influence qu'exercent sur ces pro-
cesssus des décisions orientant les programmes, pourquoi intervenir?
Notons toutefois qu'un tel « rattrapage » n'est jamais terminé. L'accélération
de l'évolution des sociétés modernes ne manquera pas de recréer constamment
des problèmes de « développement culturel » qui auront quelques rapports au
moins avec ces phénomènes de rattrapage brutal que nous constatons. D'autre
part, existeront toujours, semble-t-il, des décalages, des différences de niveau
et des blocages capables de recréer dans certaines circontances au moins des situa
tions d'apprentissage. Cette persistance de phénomènes du même ordre que
ceux à partir desquels nous avons réfléchi ne doit être pas négligée. Leur exis
tence devra longtemps constituer l'objet essentiel parce que le plus immédiate
ment concret de toute politique culturelle. Leur prise en considération renforce
en tout cas beaucoup l'intérêt des recherches que nous préconisons sur les
phénomènes d'apprentissage En effet c'est maintenant seulement, au moment
même où se produit la plus extraordinaire expérimentation matérielle concevable
dans le domaine culturel, que nous pouvons par l'observation, l'analyse et l'expé
rimentation contrôlée, découvrir les facteurs clefs de tels apprentissages et dégager
les moyens d'intervention qui pourront être utilisés dans les situations moins
spectaculaires, donc moins faciles à analyser, qui se développeront par la suite.

22
t Télévision et développement culturel

Essayons maintenant de nous poser, en faisant abstraction du rattrapage


et des différences de niveau culturel, le problème du rapport culturel tel qu'il
est vécu par un téléspectateur moyen n'éprouvant aucune difficulté à tirer
parti des messages qui lui sont offerts par la télévision. En quoi la télévision
peut-elle contribuer au développement culturel d'un tel téléspectateur? En
quoi peut-elle lui apprendre quelque chose? Des prestations culturelles lui
sont offertes. Il les accepte ou les refuse, il en est satisfait ou mécontent. Nous
avons là une situation « commerciale » ne posant pas plus de problèmes que les
situations commerciales prévalant dans les autres media.
Une telle simplification n'a plus beaucoup de prise sur la réalité. Il n'est pas
de téléspectateur moyen qui n'ait des problèmes d'apprentissage pour l'une
ou l'autre des très diverses formes d'art ou de connaissance apparaissant à la
télévision. Acceptons-la pourtant comme un cas limite. Même dans ce cas, pen
sons-nous, des problèmes se posent qui dépassent le rapport commercial.
Ces problèmes n'apparaissent guère habituellement parce qu'on a une con
ception de l'apprentissage reposant sur la tradition scolaire c'est à dire impli
quant un rapport de maître à élève et la transmission d'un savoir établi. Mais
si l'on adopte la vue beaucoup plus large des psychologues expérimentaux qui
mettent l'accent non plus sur la chose à apprendre mais sur l'homme qui apprend,
on pourra admettre qu'il y a processus d'apprentissage quand les individus
passent d'un mode de raisonnement à un autre mode de raisonnement leur
donnant la possibilité d'intégrer un plus grand nombre d'éléments de la réal
ité. Tout moyen de diffusion a aussi comme fonction latente d'offrir des occa
sions d'apprentissage à ses usagers. Plus que tout autre la télévision est mar
quée par une telle fonction car elle offre aux téléspectateurs des possibilités
d'expérience plus totales et plus intenses que celles qu'ils trouvent dans les
autres media.
Comment la télévision remplit-elle ce rôle? Pourrait-elle le remplir mieux?
Nous voudrions aborder rapidement les deux questions qui nous semblent de
ce point de vue les plus préoccupantes : d'abord la difficulté du dialogue
entre le monde des créateurs et le monde de la culture traditionnelle d'une part,
le monde de la télévision, de l'autre ; en second lieu les transformations qu'en
traîne l'apparition de la télévision dans les circuits d'innovation et d'expéri
mentation traditionnels.
La difficulté du dialogue entre créateurs habitués à leur forme d'art ou de
connaissance traditionnelle et spécialistes de télévision, centrés sur le problème
de la communication, ne surprendra guère. On aurait tort toutefois de la trai
ter à la légère, car elle conditionne très directement les possibilités d'offrir aux
téléspectateurs le contact enrichissant qui suscite des comportements actifs,
c'est-à-dire un processus d'apprentissage.
Si en effet le dialogue ne se fait pas ou se fait mal, le téléspectateur se verra
offrir seulement de la communication, c'est-à-dire une marchandise satisfai
sante dans le moment mais qui n'aura pas de prolongement dans le temps.
Nous avons pu mesurer l'ampleur du fossé en examinant l'impact de la télé
vision dans des domaines comme ceux de la peinture et de la musique1. Le fossé

1. L'enquête par sondage sur un public d'ouvriers et d'agriculteurs a été complétée


en effet par une deuxième enquête qui a porté sur les rapports entre la télévision et les
moyens traditionnels de diffusion de la culture : Peinture (Madeleine Collomb) , Musique
(Martine Rosa), Presse {Evelyne Sullerot) et Lecture (Jacques Kergoat). Voir le rapport
23
Michel Crozier

semblait profond, presque infranchissable. Aucune chance de compréhension


ne semblait possible dans le milieu de peintres et de musiciens interrogé qui
refusait la télévision comme moyen de culture, n'y voyant tout au plus qu'un
instrument pour informer le public des manifestations de leur art. Du côté de
la télévision on exprimait bien des bonnes volontés lassées mais on s'enfermait
dans une connaissance de spécialiste du public et le contact ne se maintient
qu'au niveau superficiel.
Le problème est naturellement différent dans les arts plus proprement télé
visuels qui sont naturellement aussi les plus vivants à la télévision. Mais même
dans le cas de ces arts on s'aperçoit qu'un des problèmes fondamentaux de l'o
rganisation télévision, c'est l'isolement, la tendance de chaque groupe de créa
teurs à se refermer sur soi. Les analyses très concluantes faites par Tom Burns
sur la B.B.C. semblent valables tout aussi bien pour l'O.R.T.F. Producteurs
et créateurs risquent constamment de se bloquer dans un dialogue trop superf
iciel avec le public qui se résume presque uniquement à l'indice d'écoute.
Cet isolement, ces difficultés de dialogue rendent particulièrement difficile
de maintenir vivants les circuits d'innovation indispensables à la bonne santé
« culturelle » du monde de la télévision. Il faut bien voir en effet que de tels
circuits ont été complètement renouvelés au sein de l'organisation television.
Les mécanismes traditionnels d'innovation, en effet, étaient fondés sur des
communications intenses dans des milieux restreints mais où le dialogue était mult
iple et la liberté créatrice considérable. La diffusion des modes ainsi longtemps
incubées dans les laboratoires de l'avant-garde se faisait à un rythme « natur
el» dont les intéressés ne pouvaient guère avoir conscience. L'art « commerc
ial » empruntait régulièrement à l'avant-garde à l'occasion des ruptures de
mode auxquelles il ne pouvait échapper tandis que certains produits de
l'avant-garde eux-mêmes bénéficiaient de temps en temps d'un sort favorable
et « perçaient ». L'accélération du rythme de ces changements, la relative démor
alisation d'une avant-garde menacée par des succès trop rapides avaient de
puis longtemps affaibli ces mécanismes en même temps qu'elles les rendaient
plus apparents. Dans ces circonstances le coup nouveau que leur porte la télé
vision prend une importance plus grande encore. La caractéristique essentielle
de la télévision en la matière, nous l'avons vu en effet, c'est de supprimer les étapes
traditionnelles de la maturation, dans la mesure où tout ce qui est invention,
innovation, doit se faire directement au niveau de la plus grande consommation.
Certes une solution « naturelle » peut se dégager qui cantonnerait la télévi
siondans le rôle d'un art de vulgarisation à côté des arts majeurs traditionnels
qui resteraient eux les seuls arts créateurs. Mais le développement d'une telle
tendance qui se manifeste déjà dans certains domaines rend très difficile de
résoudre les problèmes de rapports entre les deux formes d'art que nous venons
juste d'examiner. Surtout si elle se poursuivait plus longtemps elle aboutirait
à la stérilisation de la communication télévisée. La télévision deviendrait effe
ctivement la culture du pauvre, et la vulgarisation à laquelle elle se consacrerait
désormais s'affadirait vite car elle ne peut demeurer vivante que dans la mesure
où les processus de création qui ont fait d'elle à maintes reprises une forme d'art
aussi vivante que les arts majeurs,continuent à s'exercer.

Télévision et développement culturel, vol. 2 Télévision et Diffusion traditionnelle de la


Culture, Service de la Recherche de l'O. R. T. F. et Bureau des Études et Recherches
du Ministère des Affaires culturelles.
24

J
Télévision et développement culturel

Le problème qui se trouve ainsi posé est celui de l'expérimentation. L'exis


tence d'un instrument de communication d'une telle ampleur exige, en effet,
que soient constituées en son sein de véritables zones d'expérimentation. Les
mécanismes anciens avaient dégagé de telles zones lentement et de façon ins-
consciente. La situation nouvelle de la télévision ne permet pas leur transposit
ion. Elle impose donc la recherche consciente de mécanismes d'expériment
ation nouveaux qui soient suffisamment protégés pour pouvoir résister à
la commercialisation et suffisamment concurrentiels pour rester vivants.
La réflexion n'est guère aisée dans ce domaine car il ne s'agit pas seulement
de problèmes esthétiques, mais aussi et surtout de problèmes de rapports hu
mains et de systèmes d'organisateur. Une politique culturelle en la matière ne
peut pas être une politique interventionniste, au sens dirigiste du terme. Son
objectif doit être de dégager des procédés de régulation non seulement ne mettant
pas en cause le caractère vivant de la communication, mais permettant au contraire
un engagement plus grand et une accélération des processus d'apprentissage.
Ainsi posé le problème de la communication au niveau des créateurs rejoint
le problème de la communication au niveau du public.
Dans les deux cas une politique culturelle apparaît indispensable, dans la
mesure où le poids même de l'appareil humain nécessaire à la communication
télévisuelle tend à étouffer celle-ci. En l'absence d'une régulation automatique
protectrice, les créateurs risquent de s'isoler de l'art vivant et de s'enfermer
dans une routine ; ils ont besoin que soient expérimentées constamment des
formes nouvelles de communication qui ressuscitent le dialogue vivant. Les
différents publics de leur côté auront naturellement tendance à se bloquer dans
un style d'échanges limités, donnant satisfaction à leurs besoins apparents mais
ne leur apportant aucune stimulation capable de les engager dans des apprent
issages nouveaux.
Une telle politique est-elle possible, qui porterait sur les mécanismes et
non pas sur le contenu, qui échapperait aux contestations esthétiques sur
les critères de qualité à imposer pour se trouver finalement obligée de sacrifier
à une forme de distraction vulgarisée qu'on est incapable de rendre vivante car
on ne respecte pas assez sa valeur de communication ?
Nous le croyons profondément.
Mais nous pensons que pour parvenir à dégager ces formes nouvelles d'inter
vention, il nous faut connaître bien davantage et de façon empirique et expé
rimentale les lois de la communication télévisuelle et en particulier les
mécanismes d'apprentissage.
La révolution à accomplir dans ce domaine consisterait avant tout à dépass
er l'analyse beaucoup trop mécaniste des besoins et des satisfactions que l'on
croit pouvoir mesurer. Entre les apôtres ambitieux d'une politique dirigiste
fondée sur une théorie des besoins et les commerçants sceptiques refusant de
connaître autre chose que des mesures de satisfaction immédiate, il y a place
pour un autre type de raisonnement moins étroitement scientiste et plus dyna
mique donnant la primauté à l'étude du changement et non pas à la détermi-
mination a priori des objectifs. Un tel type de raisonnement peut seul permettre
de comprendre comment un système de rapports humains et un ensemble de
processus de communication aussi complexe peut se réguler, quels sont les pro
blèmes que pose son existence, quels sont les risques de blocage qu'il comporte
et quelle est l'étendue réelle des choix qu'il offre à l'action humaine.

25
Michel Crozier

Nous entendons bien que des analyses aussi complexes ne peuvent être effec
tuées immédiatement. Un immense effort de recherche est indispensable pour
qu'on puisse les développer. Mais un tel effort est possible et l'enjeu est fonda
mental pour notre civilisation.
Que le lecteur veuille bien nous permettre, pour terminer, ce plaidoyer un
peu trop passionné. Quand des millions d'hommes voient leur vie transformée
par l'intrusion d'un nouvel instrument de communication, quand le monde de
l'art et de la culture se trouve bouleversé par l'appel irrésistible que crée cet
instrument, quand on ne sait répondre à la pression de la vulgarité que par la
défense de positions aristocratiques, voire même autoritaires, déniant aux citoyens
ce que ceux-ci considèrent comme des satisfactions légitimes, au nom d'un idéal
de qualité sur lequel il serait impossible de faire l'unanimité même parmi ses
plus zélés protagonistes, il nous semble indispensable, urgent même, de lancer
toutes les recherches qui peuvent permettre de mieux comprendre à la fois la
communication télévisuelle aussi bien au niveau du public qu'au niveau des
créateurs, et la régulation des mécanismes d'apprentissage et d'innovation.
C'est à ce prix et à ce prix seulement que l'on pourra définir les véritables res
ponsabilités sociales engagées dans le phénomène télévision et élaborer petit
à petit une politique culturelle à la fois tolérante et réaliste.

Michel Crozier
Centre National de la Recherche Scientifique.

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