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Joseph Rovan

Pour une politique de la culture


In: Communications, 14, 1969. pp. 49-69.

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Rovan Joseph. Pour une politique de la culture. In: Communications, 14, 1969. pp. 49-69.

doi : 10.3406/comm.1969.1194

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1969_num_14_1_1194
Joseph Rovan

Pour une politique de la culture1

I. LA CONSTITUTION D UN DOMAINE PUBLIC

La tenue fréquente de réunions interministérielles consacrées à la coordi


nation des décisions gouvernementales en matière économique fait ressortir
par contraste ce phénomène étonnant, ou plutôt cette étonnante absence de
phénomène, cette lacune : la France, si fière de sa culture, n'a pas de politique
culturelle.
Ce n'est pas cependant faute de posséder des services publics qui s'in
quiètent, si l'on peut dire, des choses de l'esprit, des structures et des
équipements, des personnels et des carrières, des arts, des lettres, de l'édu
cation, des formations et de la culture des corps. Fait défaut plutôt, semble-
t-il, face à une multitude d'actions, de programmes, voire de politiques
particulières, une vue d'ensemble du domaine de la vie culturelle et des
changements, des transformations, des développements qui s'y produisent
de nos jours. A une époque où l'homme, et plus particulièrement l'homme
français, s'efforce avec des succès croissants de conquérir sur l'océan d'incer
titudede l'avenir des polders de probabilité où peuvent s'exercer de grandes
actions d'ensemble volontaires ayant des chances sérieuses d'atteindre leurs
objectifs, la culture reste chez nous soumise à des actions isolées et dispersées
dont les objectifs sont le plus souvent en retard sur les exigences des situations
auxquelles on les applique.
Ce retard du culturel sur l'économique se traduit dans la manière tardive,

i. Cette étude avait été rédigée en 1966 pour un ouvrage qui n'a pas vu le jour.
Nous la présentons aujourd'hui avec des changements relativement mineurs; l'approche
fondamentale nous paraît en effet toujours valable. Si nous avions pu recommencer ce
travail à partir de ses premiers commencements, nous aurions dû tenir un plus large
compte des principes et des conséquences de la Loi d'Orientation de l'Enseignement
supérieur de l'automne 1968. Dans l'ensemble, on est frappé de voir combien réduits
sont, par rapport à 1966, les changements affectant le domaine dont il est question
ici.

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hésitante et discontinue avec laquelle on aborde, dans l'administration comme


dans les organismes privés représentatifs des différents secteurs de l'activité
culturelle, les problèmes posés par l'extension au domaine culturel des
méthodes, procédures et attitudes de planification. Ce retard, cependant, n'est
pas inexplicable. Il tient en premier lieu, sans doute, à la manière dont s'est
constitué, à travers l'histoire, par étapes successives et souvent isolées les
unes aux autres, ce qu'on peut qualifier de domaine public, ou de secteur
public, de l'action culturelle.
Il y a eu d'abord, dans ce domaine, le mécénat royal appliqué aux arts,
aux lettres et aux sciences, la fondation du Collège français et des Académies,
les pensions aux écrivains, aux peintres, aux musiciens, aux savants, le rôle
prééminent de la Cour, et des petites cours imitatrices de la noblesse, dans
l'architecture et l'artisanat d'art. Ce fut longtemps le principal, sinon l'unique
secteur de la vie culturelle où s'exerçait d'une manière continue, quoique
soumise aux hasards et aux goûts des rois, des ministres, des maîtresses et
des favoris, l'action culturelle de la puissance publique. Elle fut d'abord
commandée par les désirs et les besoins privés du monarque et des puissants;
puis, au fur et à mesure que l'Etat apparaissait comme une entité différente
de la personne du Roi, que le domaine de l'Etat cessait d'être un bien privé
du Roi, cette action culturelle se tournait vers des publics plus larges, les
collections privées devenaient musées, la troupe de Monsieur ou les Coméd
iens du Roi furent les ancêtres des théâtres nationaux. Le mécénat royal,
au bout de trois siècles, est devenu, en quelque sorte, la règle du i %, ce
pourcentage des crédits de construction de l'Etat qui doit être affecté aux
œuvres artistiques destinées à orner ces constructions.
L'étape suivante fut celle de l'instruction. Une évolution furieusement
contrastée a peu à peu conféré à l'Etat le devoir d'assurer par divers moyens
— directement ou indirectement, — l'instruction de tous les Français. Ce
processus n'est pas encore achevé. Il intéressa d'abord l'instruction primaire.
Il est en train sous nos yeux de conquérir le secondaire, en voie de devenir
moralement obligatoire. Il s'étend même à l'enseignement privé, progrès
de la « publicisation » dont on ne peut manquer de s'étonner que les tenants
de ce dernier l'aient accueilli comme une victoire, et les partisans de l'e
nseignement public comme une défaite. Le même processus, en s'appli-
quant aux universités, a fait d'abord de celles-ci des services publics pour
les élargir et les ouvrir ensuite à des masses d'étudiants de plus en plus
considérables.
On pourrait dire qu'une troisième étape de la constitution du domaine
public de l'action culturelle a été celle de la formation. L'enseignement
technique, les centres d'apprentissage, la formation professionnelle des
adultes, la promotion sociale, des législations de plus en plus précises et de
plus en plus extensives en même temps, ont organisé dans le domaine de la
formation des secteurs publics, directement gérés et dirigés par l'Etat, et
autour de ces noyaux forts, des secteurs privés ou des secteurs mixtes, fort
ement influencés, contrôlés et surveillés.
Les progrès de plus en plus rapides des activités et institutions de « recy
clage », débouchant sur une conception de l'éducation et de la formation
continues, ne privilégiant plus d'une manière presque exclusive le premier
âge de formation, l'enfance et l'adolescence, vont également dans le même
sens. L'idée même de l'éducation permanente doit faire de l'Etat, — ou tout

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au moins des services publics — le promoteur et le coordinateur de cette
gigantesque entreprise.
Il n'est plus pensable dans ce pays, dans le domaine de la formation
comme dans celui de l'instruction, que l'Etat puisse venir à faire marche
arrière, et à se désintéresser des devoirs que l'évolution des choses et des
mœurs lui a imposés à leur égard. Mais il est concevable, et sans doute nécess
aire, de repenser dans son ensemble l'action publique qui s'y est développée
peu à peu suivant des impulsions différentes et divergentes.
La quatrième étape historique pourrait être celle de la Jeunesse, des Sports,
des Loisirs et du Tourisme. Ces termes ne se situent pas tous sur les mêmes
plans et ils entretiennent entre eux des relations complexes. Toutefois, ils
correspondent à des préoccupations publiques, et ensuite à des services publics
qui ont surgi depuis une trentaine d'années et qui sont, comme les précé
dents, en extension continue. Préoccupations et services — ils répondent à
des changements importants de la réalité sociale française : les sports, comme
activités autonomes, sont la conséquence des changements de mode de vie qui
suppriment, notamment en milieu urbain, une grande partie des efforts
physiques naguère indispensables à la survie individuelle et collective. Les
loisirs sont le fruit à la fois de la transformation de la nature, du travail
industriel ou bureaucratique, de plus en plus harassant et intense, et des
conquêtes sociales souvent obtenues seulement au prix de durs combats. Le
tourisme, comme phénomène de masse, procède lui aussi de l'urbanisation
accélérée qui fait vivre la majorité des gens loin de la nature, dans des
conditions malsaines; il est rendu possible par l'élévation du niveau de vie
des masses, et par une série de progrès techniques et d'inventions telles que
l'automobile. La jeunesse comme préoccupation, comme entité sociale parti
culière, est une conséquence de la prolongation de l'existence (le Français
moyen atteint en principe un âge de soixante-dix ans, contre trente ans au
début du xix* siècle), de l'éclatement du cadre familial ancien, de l'urbani
sation,du niveau de vie qui confère aux jeunes un pouvoir d'achat considé
rable,de l'effacement — dans les mœurs et dans les esprits — d'anciens
tabous éthiques et sexuels... Des congés payés aux maisons des jeunes et de
la culture, aux maisons familiales de vacances, aux jeux Olympiques, aux
lois-programmes de l'équipement sportif et socio-éducatif, à la législation sur
le tourisme social, les indicateurs ne manquent pas d'une évolution de l'int
éressement et de l'intervention de l'Etat qui, partant de rien, a peut-être pris
dans ces domaines une allure encore plus accélérée que dans ceux que nous
avons analysés précédemment.
Cinquième étape : Les grands moyens d'information et de diffusion cultu
relle : cinéma, radio, télévision. Les inventions et les mœurs, l'urbanisation
et l'amélioration des niveaux de vie, les loisirs et l'élévation des niveaux
d'instruction — on retrouve parmi les facteurs qui ont donné naissance à ces
immenses phénomènes toute la litanie des grands changements déjà invo
qués aux étapes précédentes. Le cinéma et la radio, au départ, ne furent que
des amusements privés. La télévision, elle, tomba d'emblée dans le domaine
public. Aujourd'hui radio et télévision sont des monopoles ou des pseudo
monopoles publics (la dialectique de la concurrence que l'Etat se fait à lui-
même par les postes périphériques, finit par se résorber dans une Aufhebung
très hégélienne), et le cinéma est en liberté très surveillée. Le statut de l'ORTF
est devenu une des préoccupations majeures de notre vie politique en contraste

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très marqué avec la conception que le xixe siècle avait élaborée de la liberté
de la presse. Aujourd'hui il s'agit d'obtenir un statut public positif, alors que
naguère la presse ne demandait qu'à être laissée en paix.

A côté des cinq étapes majeures qui ont marqué la constitution d'un
domaine public des préoccupations et des activités culturelles, il est utile de
mentionner encore quelques courants plus marginaux quoique non dénués
d'importance. Il s'agit de ce qui pourrait être désigné par le terme de
« culturisation » ou de « coloration culturelle » de domaines de vie ou
d'action qui étaient fort éloignés, naguère, de pareilles préoccupations. C'est
le cas, en premier lieu, des activités assistantielles. « L'Assistance sociale »,
partie de motivations caritatives et de méthodes paternalistes, s'inspire davan
tagede principes de justice sociale et vise davantage à l'éducation sociale,
à susciter et à soutenir des volontés de participation. Sur beaucoup de terrains
elle rencontre ainsi des actions qui se sont développées à partir des secteurs
de la jeunesse, du tourisme, des sports, de la diffusion de la culture, de
l'éducation civique, etc. Les institutions se rapprochent, de même que les
formations, les activités et les statuts des personnels. C'est un domaine où
l'action publique, très réduite autrefois, a connu depuis cent cinquante ans
une expansion prodigieuse.
Un autre exemple de « culturisation » de domaines jadis éloignés, ou
marginaux, est celui des activités sociales, des syndicats de salariés aux asso
ciations familiales et aux associations de locataires, de copropriétaires des
villes nouvelles ou grands ensembles. Ici encore les luttes, les contestations,
les agitations se transforment ou se complètent; l'information, la formation,
l'éducation, d'abord conquises dans des buts étroitement utilitaires, comme
des « moyens », y conquièrent des espaces de plus en plus vastes et se
donnent des buts plus autonomes. On pourrait en dire autant, revenant
quelque peu en arrière, du grand secteur en expansion rapide de la formation
dans ou autour de l'entreprise, mais ce sont là des secteurs d'activité où les
pouvoirs publics n'interviennent généralement que sous forme d'aide et de
contrôle.

La succession des grandes étapes de la constitution du secteur public de


l'action culturelle, telle que nous venons d'en dresser un tableau très simp
lifié, paraît refléter deux grands mouvements, l'un de démocratisation, et
l'autre que faute d'un autre terme convenable (ceux de nationalisation, d'éta
tisation, de socialisation ou de collectivisation présentant chacun des incon
vénients graves) on pourrait nommer « publicisation ». Pour nous préoccuper
d'abord de ce second aspect, qui peut apparaître comme obscur, il a trait au
passage progressif des structures et cadres de la vie culturelle du domaine de
l'initiative privée à celui du service public. La participation aux événements
et phénomènes culturels, la connaissance des œuvres et des découvertes, les
savoirs aussi bien que les joies esthétiques, étaient autrefois réservés à des
minorités privilégiées par la naissance aristocratique, la fortune, ou l'appar
tenance à des corps fortement constitués (l'Eglise, les universités). La parti
cipation culturelle s'organisait avec les moyens privés dont disposaient les
particuliers favorisés, ou dans le cadre relativement fermé de ces grands corps
qui possédaient également leurs moyens financiers, leurs équipements, leurs

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personnels propres. Les révolutions politico-sociales et la constitution des


couches bourgeoises nombreuses (en d'autres termes l'élargissement numér
ique considérable et continu des minorités possédantes, dirigeantes et jouis
santes) ont eu pour effet, dans le domaine qui nous occupe ici, d'élargir aussi
sans cesse le public des activités culturelles. Plus nombreux et ayant en
quelque sorte arraché à l'aristocratie la possession de l'Etat et du domaine
public, les bourgeois exigèrent la création de services publics culturels à leur
profit. Les collections royales et princières devinrent musées publics, l'ense
ignement — repris aux Eglises — fut d'abord étatisé, ensuite laïcisé, alors que
se multiplièrent les établissements et les maîtres. On pourrait établir une
espèce de parallélisme entre les étapes du suffrage universel (du scrutin
censitaire de la Restauration jusqu'à l'élection du président de la République
par la nation tout entière grâce à l'information généralisée par la radio et
la télévision) et ceux de la participation à la vie culturelle. La bourgeoisie
s'est élargie et démocratisée elle-même, devenant plus nombreuse du fait de
l'industrialisation et de l'urbanisation et de l'élévation concomitante des
niveaux de vie et des niveaux d'instruction, dans de nombreux milieux. Elle
a dû, ainsi, multiplier les écoles primaires, ouvrir l'enseignement secondaire
et supérieur à des couches bourgeoises toujours plus vastes et plus proches
des masses paysannes et ouvrières.
L'exigence de services publics culturels s'est ainsi popularisée et démocrat
isée, accompagnant le processus de démocratisation politique et de démocrat
isation économique, recevant de lui des impulsions et réagissant sur lui. Sa
propre idéologie a entraîné la bourgeoisie, notamment dans le domaine culturel,
le plus ouvert à l'action des idéologies qui y sont le moins freinées qu'ailleurs
par les intérêts, à généraliser, à démocratiser, à publiciser ses conquêtes. Il est
vrai que de même que l'introduction « de jure » du suffrage universel en i848
n'a, pas mis fin, brusquement, à la réalité du privilège politique des minorités
de notables, qui sont restés longtemps les médiateurs et les bénéficiaires de la
démocratie française, de même la démocratisation et la publicisation de droit
des institutions de la vie culturelle n'assurent pas, d'elles-mêmes et immédiate
ment, la participation effective de tous les Français à cette vie culturelle. Il ne
suffit pas de rendre gratuite la visite des musées ou la fréquentation des
lycées pour y voir affluer les ouvriers ou leurs fils. Cependant, cette démoc
ratisation progressive des institutions culturelles existe. Elle forme un pro
cessus indéniable dont le rythme ne cesse de s'accroître. En même temps,
nous l'avons vu, l'exigence de disposer de services publics culturels, d'actions
ou d'interventions publiques en matière culturelle, émane de milieux plus
nombreux et intéresse des domaines, des thèmes, des secteurs de vie plus
nombreux : du logement aux soins à dispenser aux enfants handicapés, des
équipements résidentiels pour activités de loisir, aux lois et règlements concer
nantles vacances et leur étalement, de la formation professionnelle jusqu'à
l'information régulière par un service public de radio et de télévision.
Autrefois les minorités possédantes se débrouillaient seules en matière
culturelle, et les majorités, dépourvues de tout, ne prétendaient à rien.
Aujourd'hui au contraire, l'Etat (et accessoirement les autres collectivités
publiques) se voit placé devant une revendication croissante tendant à la
création de services culturels publics ouverts à tous, ou tout au moins à une
réglementation publique à tendance démocratisante, dans un nombre prat
iquement infini de secteurs. L'absence d'une politique culturelle de l'Etat se

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fait par conséquent sentir plus cruellement que par le passé du fait de
l'agrandissement continu du champ des interventions publiques, de leur
variété démultipliée et de l'intensité croissante des attentes et exigences qu'un
public plus nombreux exprime à leur égard.

II. LA DISPERSION DES POUVOIRS ET DES ACTIONS

Naguère, vers la fin du xix* siècle, l'action publique dans le domaine


culturel était en majorité concentrée au ministère de l'Instruction publique,
flanqué, le plus souvent d'un sous-secrétariat d'Etat aux Beaux- Arts. Le
ministère de l'Intérieur gérait les affaires des cultes, mais celles-ci y présen
taientavant tout un aspect politique. En fait, l'action publique dans le domaine
culturel se limitait alors aux institutions traditionnelles de diffusion de la
culture (musées, bibliothèques, théâtres) dont certaines étaient directement
gérées par l'Etat alors que la plupart appartenaient aux collectivités locales,
au mécénat (encouragement des créateurs par l'achat d'oeuvres ou par des
pensions, soutien de certaines activités de diffusion dépourvues d'institutions
permanentes publiques, comme la musique symphonique) et à l'enseignement
au sein duquel la recherche scientifique ne possédait pas une place autonome.
Tout ceci était de la compétence du ministère de l'Instruction publique.
La législation sur la presse (il n'y avait pas, bien entendu, de ministère de
l'Information ou de service analogue en régime républicain) concernait
un domaine très directement lié aux combats de la vie politique; on ne
songeait pas alors à le considérer comme un aspect essentiel de l'action
culturelle.
Regardons maintenant ce qui se passe autour de nous : le cabinet de
M. Chaban-Delmas compte trois ministres et trois secrétaires d'Etat dont
le ressort englobe exclusivement, ou principalement, des activités cultu
relles; le ministre d'Etat chargé des Affaires culturelles, le ministre de l'Edu
cation nationale, le ministre de la Recherche scientifique, le secrétaire d'Etat
au ministère de l'Education nationale, le secrétaire d'Etat à la Jeunesse et
aux Sports, auxquels on pourrait encore ajouter le secrétaire d'Etat porte-
parole du gouvernement et les services du Premier ministre qui exercent
directement la tutelle sur l'O.R.T.F. En dehors de ces « premiers concernés »
de nombreux autres départements ministériels ont développé une importante
action dans le domaine éducatif et culturel. Le ministère de l'Agriculture
qui tend à s'ériger en une sorte de microcosme regroupant toutes les activités
nationales dans ceux de leurs aspects qui concernent l'agriculture et même
plus largement la vie rurale, s'est doté d'un système très moderne, très
efficace et très autonome d'éducation scolaire et extrascolaire qui va des
lycées agricoles à de grandes écoles de niveau universitaire et aux centres
polyvalents de promotion rurale, qui représentent un nouveau type d'insti
tution pour l'éducation des adultes. Le ministère des Armées se préoccupe
de lutter contre les résidus d'analphabétisme qu'il rencontre chez certaines
recrues (3 % environ, sur des classes de 4oo ooo garçons, cela fait quand
même 12 000 analphabètes complets par an, sans parler des filles...); il se
donne une vocation dans le domaine de la formation et de la promotion

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professionnelle; il forme des moniteurs ou animateurs pour les activités de
loisir. Le ministère de la Justice a depuis longtemps créé un service de
l'Education surveillée qui gère ou contrôle de nombreux établissements au
profit des jeunes prématurément entrés en conflit avec les lois; il dispose
en outre d'un service embryonnaire pour l'éducation ou la rééducation
des condamnés dans les prisons. Le ministère du Travail a dans ses attr
ibutions de nombreux aspects de la formation professionnelle, des centres
d'apprentissage jusqu'à la F. P. A. (formation professionnelle des adultes);
il subventionne la formation syndicale et de ce fait exerce sur elle un
certain contrôle qualitatif. Il soutient en outre, plus ou moins en concert
avec le ministère de la Santé publique et le secrétariat d'Etat à la Jeunesse
et* aux Sports, les foyers de jeunes travailleurs. L'administration de la
Santé publique a encore la haute main sur l'éducation sanitaire, sur la
médecine scolaire, sur les centres sociaux et la plupart des écoles de service
social (parfois concurremment avec les départements du Travail, de l'Edu
cation nationale, de la Jeunesse), sur l'enfance inadaptée (triste royaume par
tagé lui aussi avec au moins trois autres ministères : Justice, Education natio
nale, Jeunesse). Le ministère des Affaires étrangères s'occupe des « relations
culturelles avec l'étranger » et de l'assistance technique, la Direction Génér
alecompétente dans ce domaine exerce de ce fait une action non négligeable
sur la vie culturelle de l'hexagone; le secrétariat d'Etat qui a succédé au
ministère de la Coopération conserve lui aussi de vastes responsabilités et
d'importants crédits pour l'action culturelle dans l'Afrique noire franco
phone. Auprès du Premier ministre, les services de la Formation profession
nelle et de la Promotion sociale, sans avoir rang de ministère autonome,
sont devenus du fait de la loi de 1966, par l'importance de leurs initiatives
et de leurs moyens, un des principaux sinon le principal service public
pour l'Education des adultes. Le secrétariat d'Etat au Tourisme soutient
et contrôle les activités du tourisme social et du tourisme culturel et éduc
atif, domaine où la Santé publique tend cependant à conserver quelques
droits et activités. Huit ministères et secrétariats d'Etat s'ajoutent ainsi en
deuxième ligne (celle des responsabilités ou activités culturelles limitées
à un certain secteur ou domaine au sein d'une vocation plus générale) aux
six départements dont la culture et l'éducation fournissent la vocation prin
cipale.
L'on pourrait ajouter encore à cette liste déjà impressionnante, le rappel
des responsabilités indirectes mais souvent décisives du ministère de l'Inté
rieur pour l'équipement socio-culturel des collectivités locales (responsab
ilités qui s'étendent à la délégation générale à l'Aménagement du Terri
toire), du ministère de l'Equipement (et notamment du secrétaire d'Etat
au logement) en ce qui concerne les équipements socio-culturels des quartiers
nouveaux ou rénovés et des villes nouvelles, et surtout du ministère des
Finances qui contrôle et oriente (au moins négativement, par les limites
qu'il impose aux dépenses budgétaires et par l'interprétation restrictive que
les contrôleurs aux dépenses engagées tentent d'appliquer à toute politique
« dépensière ») la politique de tous les autres ministères et services publics
en matière culturelle, ainsi que par la politique fiscale appliquée aux activités
culturelles. On pourrait signaler également le rôle du ministère de l'Industrie
face aux activités culturelles à but lucratif, notamment dans le domaine
du livre, du disque et du film. Enfin il faut souligner le rôle très important que

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Joseph Rovan
jouent déjà, et que pourraient jouer encore davantage dans le domaine culturel,
l'administration du Plan et celle de l'Aménagement du Territoire.
En quittant le niveau gouvernemental proprement dit on ne pourra
pas ne pas ajouter aux trois secteurs précédents, celui des grands organismes
« para-étatiques » de la vie sociale, Sécurité sociale, Allocations familiales,
qui développent ou soutiennent de très nombreuses activités socio-culturelles
et disposent à cet effet de budgets supérieurs à ceux de nombreux ministères;
sur la même ligne on pourrait faire apparaître les grandes entreprises natio
nales ou nationalisées à qui leurs moyens ou leur destination permettent
ou imposent des activités et même une politique culturelle ou touchant au
culturel. C'est le cas de la Caisse des Dépôts et Consignation qui subvent
ionne, crée ou gère même (à travers ses succursales et les filiales de ses
succursales) des équipements socio-culturels, c'est le cas des services de
formation de la Régie des Tabacs, de l'Electricité de France, des Charbonn
ages,de la S.N.C.F., d'Air France et de Renault, ainsi que des services
culturels relevant des comités d'entreprise ou d'établissement de ces grandes
entités économiques parmi lesquelles il faut mentionner également les grandes
banques nationalisées. Certains ministères ou secrétariats d'Etat que nous
n'avons pas cités plus haut, devront cependant figurer sur notre liste en
tant que tuteurs de ces activités.
Un tel éparpillement des responsabilités et des actions ne peut favoriser
l'élaboration d'une politique culturelle d'ensemble. Aussi bien n'en avons-
nous point. Il est frappant qu'aucune structure interministérielle ne se
préoccupe de faire régner dans ce vaste domaine une certaine unité d'orien
tation, un peu de cohérence et un minimum d'esprit de coopération. Selon
les bonnes ou moins bonnes dispositions des ministres et de leurs collabo
rateurs, de telles structures s'établissent, de fait ou même de droit entre
Départements ayant à se partager des responsabilités à l'intérieur d'un
secteur d'action limitée (par exemple l'enfance handicapée). On établit
alors des condominium, à moins qu'on ne se décide à trancher plus ou
moins arbitrairement, et à tracer des frontières au couteau, à travers la
réalité vivante (ce fut le cas par exemple entre les Affaires culturelles et
l'Education nationale au début de 1969). Ces collaborations partielles ne
s'étendent presque jamais au domaine des grandes orientations, des politiques
d'ensemble. Il n'en existe pas, entre les Affaires culturelles, l'Education natio
nale, la Jeunesse et l'O.R.T.F., en ce qui concerne la diffusion des œuvres
culturelles, entre les Affaires culturelles, l'Education nationale, l'Industrie,
la Recherche scientifique, le Premier ministre (en tant que responsable de
la a Documentation française ») et l'O.R.T.F., en ce qui concerne une poli
tique du livre et de la lecture (sans parler de la multiplicité des services
publics qui publient et éditent); il n'y a pas l'embryon d'une concentration
interministérielle pour ce qui a trait à la politique de l'agrément des asso
ciations volontaires relevant de l'une ou de l'autre des administrations en
cause, ni pour ce qui est des professionnels de l'animation socio-culturelle,
de leur formation, des conditions d'engagement, des examens et des diplômes,
des rémunérations et des carrières; alors que le nombre de ces professions
et de leurs membres ne cesse de croître sous nos yeux à un rythme impres
sionnant. Nous sommes loin aussi d'une véritable politique commune en
matière de construction et d'équipement; si certains doubles-emplois commenc
ent à être évités, par exemple entre maisons de jeunes et de la culture

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Pour une politique de la culture

d'une part, et centres sociaux d'autre part, si pour une innovation âprement
combattue par les intérêts privés, comme l'obligation de réserver aux activités
socio-culturelles un certain nombre de « mètres carrés sociaux » lors de
la construction des nouveaux ensembles, le département du Logement a pu
s'associer avec celui de la Jeunesse, les constructions scolaires et universitaires
ne sont toujours pas conçues en vue d'une polyvalence assurant leur plein
emploi à la fois pour l'éducation scolaire et extra-scolaire (en soirée, en
week-end et pendant les vacances) et le fussent-elles que les statuts des
personnels — et les habitudes d'esprit des syndicats — continueraient à s'y
opposer vigoureusement... On pourrait allonger à l'infini la liste de ces
« il n'y a pas ». Mais à quoi bon? Les exemples choisis dans tant de domaines
différents montrent bien que la France n'a pas de politique culturelle.

m. l'absence de planification et de concepts culturels

La recherche d'une politique globale commune n'étant visiblement point


une préoccupation prioritaire au niveau gouvernemental, elle n'a pas non
plus trouvé droit de cité dans notre système de planification. Celui-ci est
parti d'une volonté de rationalisation des investissements au service d'une
volonté de fixer au développement de la production des buts prioritaires.
De l'industrie elle s'est étendue à l'agriculture — et ensuite — par un
bond considérable — aux équipements sociaux. Elle a abordé le domaine
culturel (à partir du IIIe Plan) par les équipements scolaires. C'est dans
la préparation du IV* Plan qu'apparaît pour la première fois la commission
du Patrimoine artistique. Cette lente et significative progression — encou
rageante comme phénomène qui traduit une prise de conscience et surtout
une évolution de la réalité — , aboutit à deux inconvénients majeurs.
En premier lieu, l'intégration du « culturel » dans le plan s'effectue à
travers les travaux de commissions dont les limites de compétence sont
peu ou prou calquées sur celles des départements ministériels (commissions
« verticales »). En dépit de nombreux efforts il n'a pas été possible pour
la préparation du V* Plan, pas plus que pour celle du IV*, de constituer
un inter-groupe « horizontal » susceptible de promouvoir la coordination
des projets d'équipements intéressant le domaine de la culture et de l'édu
cation. Faut-il s'en étonner puisque le besoin d'une politique d'ensemble
ne s'est pas fait jour au niveau gouvernemental? En fait, souvent dans le
passé les commissions du Plan ont aidé le gouvernement à prendre conscience
des grandes options s 'offrant à lui dans tel ou tel domaine et à en élaborer
les termes. La création d'un inter-groupe culturel aurait probablement obtenu
des effets analogues.
En second lieu, la planification française ne s'applique en principe qu'aux
investissements. Ce n'est qu'indirectement qu'elle peut agir sur les dépenses
de fonctionnement des équipements réalisés grâce à ces investissements et

i. Le livre récent publié par Georges Bensaïd dans la collection « Peuple et Culture »,
La Culture planifiée? (éd. du Seuil), fait admirablement le point des problèmes
abordés ici.

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Joseph Rovan
sur les dépenses de personnel. Or, une politique culturelle d'ensemble ne
peut pas ne pas englober l'équipement, le fonctionnement et le personnel
et ceci pour toute une gamme d'activités de nature différente :
— l'encouragement à la création;
— l'enseignement et la formation;
— la diffusion des œuvres;
— la conservation;
— la recherche.
Pour chacune de ces activités, le Plan ne peut envisager que l'aspect « équi-
pementé » et encore dans l'état de dispersion des compétences, structures
et pouvoirs de décision que nous venons d'indiquer *.
A la dispersion des problèmes relatifs à l'éducation et à la culture sur un
grand nombre de commissions (équipement culturel et patrimoine artistique,
équipement scolaire et universitaire, équipement social et sanitaire, agri
culture, télécommunications, équipement urbain, main-d'œuvre, etc.),
s'ajoute encore la difficulté liée à l'existence des lois-programmes de l'équ
ipement sportif et socio-éducatif, positives en elles-mêmes puisqu'elles per
mettent seules une planification rigoureuse sur la base de crédits dégagés
d'avance pour cinq ans, mais élaborées en dehors des rouages du Plan et
perturbatrices de l'ensemble dans la mesure où elles fixent les crédits et les
orientations d'un domaine isolé, alors que les domaines voisins restent soumis
aux fluctuations des conditions habituelles de la vie administrative et politique.
L'absence d'une impulsion d'ensemble, reflétant la volonté gouvernement
ale de concevoir et d'appliquer une politique culturelle générale, se reflète
d'ailleurs dans la manière dont les administrations organisent la planification
des équipements culturels. Les « plans » qu'elles présentent aux commissions
sont parfois de simples juxtapositions ou additions de projets isolés, sans
progression ni cohérence interne, sans élaboration de priorités reliées aux
priorités nationales choisies dans d'autres domaines (emploi, revenus, logement
et même enseignement).
Enfin, le domaine éducatif et culturel ne bénéficie pas des effets positifs
que l'examen global du projet de Plan par le Conseil économique et social,
et l'examen détaillé par les sections spécialisées dudit Conseil, produit
en ce qui concerne les orientations économiques et sociales, effets limités,
certes, mais non négligeables, ne fût-ce que par le retentissement de ces
examens dans l'opinion éclairée. Les activités éducatives et culturelles, en
dépit de leur rythme de croissance très rapide et de leur démultiplication,
en dépit d'une implantation qui gagne sans cesse de nouveaux terrains, ne
font pas l'objet d'études, d'examens et de réflexions au sein d'une instance
consultative qui leur soit particulière.
Au Conseil économique et social ne fait pas pendant un Conseil de l'Edu
cation et de la Culture. Le Conseil supérieur de l'Education nationale et
les Conseils d'enseignement n'ont pas été conçus à cette fin, et le Haut-
Comité de la Jeunesse, en dépit d'efforts non négligeables, n'a eu ni la
composition, ni la compétence, ni les moyens pour remplir ce rôle, ne

i. Voir à ce sujet l'admirable rapport de la commission des Affaires culturelles du


V6 Plan, présenté par M. Paul Teitgen.

58
Pour une politique de la culture
fût-ce que par rapport à un secteur restreint d'activités. Il a d'ailleurs
cessé d'exister en mai 1968 et n'a encore été remplacé par aucun autre
organisme de dialogue et de réflexion propre à ce domaine.
Pour pallier cette absence, le comité national des Associations de Jeunesse
et d'Education populaire (G.N.A.J.E.P.), fondé en juin 1968 et qui regroupe
près de 80 organismes, a élaboré un projet pour la création d'un Conseil
national du Développement culturel et de l'Education permanente. Ce texte
a été présenté aux ministres intéressés ainsi qu'au Premier ministre. Sa réali
sation n'a pas fait beaucoup de progrès. Cependant, le gouvernement de
M. Couve de Murville avait décidé d'accorder aux associations volontaires
agissant dans le domaine éducatif et culturel des sièges en petit nombre
dans le nouveau Sénat et dans les conseils régionaux dont la création a été
rejetée par le référendum du 27 avril 1969.
L'absence de planification dans le domaine culturel a son corollaire dans
l'absence de renseignements statistiques et budgétaires suffisants pour fonder
une politique de la culture. Ces deux lacunes sont dues en fin de compte
à un même manque de préoccupations. Personne dans l'Etat ne paraît en
effet se préoccuper de donner une certaine unité d'inspiration et d'orien
tationà la politique culturelle, personne n'éprouve le besoin de comptabiliser
ensemble tout ce que l'Etat dépense pour la culture, et encore moins, bien
entendu, les dépenses des organismes para-étatiques, des collectivités publiques
autres que l'Etat, des entreprises et des particuliers. Le budget culturel
de l'Etat reste à faire, et à plus forte raison le budget culturel de la nation,
et les comptes culturels de l'un et de l'autre. Quelques études isolées du
Centre de recherches sur l'économie de l'éducation (Ecole pratique des
Hautes Etudes) ou de l'A.D.E.L.S. x (sur les budgets et les dépenses des
comités d'entreprise en matière culturelle) méritantes, importantes (mais
pour la plupart encore inachevées) ne procèdent pas généralement d'une
commande de l'Etat, mais de la volonté d'y voir plus clair de quelques
animateurs, même si par la suite ces obstinés parviennent à décrocher des
contrats ou des subventions, en intéressant à leur recherche une administrat
ion particulière. Il est frappant que sur les études que l'Etat a financées
à la suite des travaux de la commission de l'Equipement culturel et du Patr
imoine artistique du IV* et du Ve Plan, très peu portent sur les aspects
financiers et budgétaires de la politique culturelle 2.
Il paraît cependant évident qu'on ne pourra essayer de coordonner les
activités culturelles publiques, ni parvenir à leur fixer les priorités d'une
progression, à organiser leur convergence et à éliminer les doubles-emplois
et les contradictions, à les adapter enfin et surtout aux exigences qui naissent

1. Association pour la Démocratie et l'Education locale et sociale, g4, rue Notre-


Dame-des-Champs, Paris.
2. L'organisation et le financement de ces très nombreuses études représentent sans
doute un des principaux succès du travail de cette commission, et en même temps un
véritable miracle administratif. Le ministère responsable, celui des Affaires culturelles,
ne disposant que de crédits très limités, il a fallu pour la plupart des quelque 180 études
chercher une solution de financement particulière en y associant plusieurs administrat
ions différentes. L'effort de ce ministère relatif aux études et recherches n'en est que
plus digne de respect.

59
Joseph Rovan

des transformations économiques et sociales, qu'à partir du moment où l'on


possédera un inventaire sérieux, à la fois descriptif et financier, de ce que
l'Etat fait actuellement dans ce domaine. 11 faut savoir ce que l'Etat dépense
actuellement « pour la culture », pour voir ensuite si l'emploi de cet argent
peut être mieux organisé (toujours au service de la culture bien entendu)
en fonction d'une politique plus cohérente, ou s'il en faut davantage pour
faire cette politique.

IV. CULTURE DE LA VIE QUOTIDIENNE ET DEMOCRATIE CONCRETE

On peut penser que l'absence d'une politique culturelle d'ensemble, et


l'absence de préoccupations relatives à une telle politique dans le gouver
nement comme dans la plupart des grandes administrations reflètent une
certaine vision de la culture et de la vie culturelle. Cette vision est, semble-
t-il, traditionnelle et aristocratique. Traditionnelle dans la mesure où elle
a tendance à identifier la culture avec les arts, les lettres et les sciences,
et l'éducation avec les écoles et les universités. En schématisant quelque peu,
on pourrait dire que l'Etat, son chef, ses ministres, ses hauts-fonctionnaires,
ont souvent de la culture une conception où prédominent des contenus (et
des contenus dont la priorité date des siècles « classiques » de la culture
française, qui furent aussi essentiellement des siècles aristocratiques, du
point de vue social comme du point de vue de la culture vécue) . Aux contenus
classiques s'ajoute, comme une sorte de second pôle de la notion de culture
telle qu'elle est vécue par la majorité des dirigeants de l'Etat et de la
société, un certain système de comportement. A la culture-savoir, s'ajoute
la culture-bonne éducation, l'ensemble formant un système de références,
repères et complicités, auquel on accède par différentes voies, naissance,
fortune, ou succès scolaires, mais par des voies qui aboutissent toujours à
une sélection, donc à des situations aristocratiques ou oligarchiques, dans
la réalité concrète et dans les consciences. Depuis deux cents ans, le nombre
des membres de ces minorités possédantes, des participants aux monopoles
ou oligopoles de la culture s'est cependant accru d'une manière considérable
et selon un rythme qui s'accélère sans cesse. Il n'en reste pas moins vrai
que possédants plus nombreux, les possédants actuels restent attachés à
leurs possessions, à leurs privilèges culturels, et peut-être d'autant plus
vigoureusement qu'ils les ont eux-mêmes conquis de haute lutte, parfois
par la voie des concours et des grandes écoles, qu'ils représentent eux-mêmes
peut-être la première génération de. culture ou de haute culture, dans leur
famille. Les hommes politiques et les administrateurs qui ont reçu leur
formation avant les années 3o de notre siècle, et parfois de plus jeunes
encore, reflètent souvent ces attitudes qui ne sont pas rares aussi parmi les
universitaires. Elles ne sont pas non plus le seul fait des hommes politiques
ou des sympathisants de la droite. On peut fort bien être favorable au
progrès de la démocratisation en ce qui concerne l'accès à une culture
toute faite, à une culture « classique » et ne pas s'apercevoir, ou vouloir s'aper
cevoir, qu'on contribue fort efficacement, par cette attitude, à maintenir la vie
culturelle dans ses structures oligarchiques et à maintenir à une soi-disant
démocratisation les caractères d'une sélection, d'un « écrémage », d'une pro-

60
Pour une politique de la culture

motion sociale avec numerus clausus imposé par les conditions économiques.
Les réformes des années ig3o (gratuité de l'enseignement secondaire) et le
système des bourses ont longtemps eu ce caractère là. A partir de telles concept
ions et de telles réalités, à la fois administratives et psychologiques, la question
d'une politique culturelle d'ensemble ne se pose pas. La culture classique et
aristocratique, en ce qui concerne l'action de l'Etat, pouvait se contenter des
soins d'un ministère de l'Instruction publique et d'un sous-secrétariat d'Etat
aux Beaux-Arts matériellement élargis aux dimensions de nos actuels minist
ères de l'Education nationale et des Affaires culturelles.
De l'autre côté, nous trouvons une conception de la culture moins attachée
à des contenus qu'à des manières d'être et de vivre : la culture, c'est alors
une manière de faire du sport, d'être citoyen, ou mère de famille, une
manière de travailler et d'utiliser ses loisirs, une manière d'être spectateur
de cinéma ou de télévision, de lire « le journal » ou plutôt précisément des
journaux, de voyager, d'habiter, de prendre sa retraite. La culture, selon cette
vision, c'est une volonté d'être authentique et autonome, de s'efforcer sans cesse
de mieux comprendre afin de mieux agir au service d'objectifs plus conscients
et plus librement choisis. C'est une volonté d'aller jusqu'au bout de ses
possibilités d'agrandissement et de développement, et de permettre à tous
d'en faire autant, et non seulement en supprimant les obstacles qui peuvent
se dresser contre leur volonté d'épanouissement, mais en mettant tout en
oeuvre afin de donner au plus grand nombre le goût, la volonté et les
moyens de cet épanouissement.
C'est encore, et peut-être avant tout, la possibilité pour chacun de donner
libre cours à la créativité spontanée que les êtres humains portent en eux,
mais que le caractère répressif de l'éducation, du travail, de la vie familiale
et des divers cadres sociaux dont nous faisons partie a tendance à réduire
à néant.
Dans cette vision, la culture n'est plus liée à des contenus en nombre
limités, à des activités en quelque sorte exceptionnelles, que seuls peuvent
« cultiver » des hommes à loisirs, donc des privilégiés; ici, toutes les activités
de la vie quotidienne peuvent être menées d'une manière culturelle, peuvent
être l'occasion d'attitudes et de comportements culturels, et une telle culture
peut s'ouvrir à tous, à des degrés divers, bien entendu, selon les dons et
les caractères. Elle postule la création, et l'organisation, à l'intention de
tous les membres de la société, et adaptés à leurs différences, de moyens
d'incitation, d'encouragement, de réveil, et de moyens pour apprendre, pour
s'exercer, pour s'entraîner en fonction des besoins et appétits ainsi stimulés, et
en fonction de toutes les situations concrètes, de fortune, d'âge, de niveau
d'instruction, d'habitation, d'entourage, etc. A la culture classique et aristo
cratique s'oppose ainsi la culture de la vie quotidienne et de l'éducation perman
ente, des possibilités permanentes et universelles d'éducation, la culture qui
englobe le travail et les situations du loisir démocratisé, universalisé.
A cette vision élargie correspond en effet le passage d'une conception de
l'éducation limitée non seulement en ce qui concerne le nombre des bénéf
iciaires, mais quant à leur âge. Jusqu'à une époque toute récente (et qui
n'est pas encore du passé pour beaucoup d'hommes politiques, administrat
eurs et universitaires), l'enfance, l'adolescence, la jeunesse étaient le seul
âge de l'éducation et de l'apprentissage, la vie commençait « après », plus
tôt pour le plus grand nombre, plus tard pour les privilégiés. Le savoir,

61
Joseph Rovan

la science, la culture étaient fixés une fois pour toutes. On les apprenait,
pour vivre avec l'acquis. Ici encore une conception nouvelle est en train de
se faire jour. La vie humaine dure plus longtemps, les changements tech
niques, économiques, sociaux, précipitent leur rythme, il en est de même
des inventions et des découvertes. La durée de l'éducation et des formations
du premier âge s'allonge et s'avère en même temps insuffisante : pour avancer
au même pas que le réel les savoirs et les savoir-faire ne doivent jamais
cesser de se perfectionner. En même temps se multiplient les situations et
les activités où l'homme naguère se débrouillait spontanément et où doivent
intervenir aujourd'hui, si nous voulons les maîtriser, un apprentissage et
une formation, une éducation. Cette tendance ne prévaut pas seulement
dans les situations de la vie professionnelle, mais dans celles de la vie
familiale et de la vie civique, et de la vie de loisir. C'est dans ce sens qu'à
une culture axée sur la vie quotidienne et tous ses aspects et domaines
correspond une éducation permanente qui institue partout des possibilités
et des moyens de formation.
Ces changements, ces orientations, ces développements peuvent se lire
facilement dans la réalité française de 1969. La multiplication des services
publics, dont les activités et initiatives sont en rapport avec la culture telle
qu'elle se définit dans la nouvelle conception élargie, en est la preuve.
Ces services naissent et s'organisent en fonction de besoins existants, géné
ralement même avec un certain retard, car il faut naturellement du temps
pour que l'administration perçoive le besoin, le prenne au sérieux, le consi
dère comme important et durable. Les nouvelles orientations du service
social, en train de glisser vers « l'animation socio- culturelle »; les préoccu
pations de formation générale qui se font de plus en plus fortes dans les
activités et institutions de formation ou de promotion professionnelles,
longtemps dominées par des préoccupations utilitaires de contenu, de trans
mission rapide de connaissances ou de savoir-faire limités; les recherches
concernant la rénovation des méthodes d'enseignement à la fois en fonction
des progrès des sciences humaines, des expériences de l'éducation des adultes
et des inventions techniques (enseignement programmé, moyens audio
visuels), ces divers développements traduisent ainsi la même réalité culturelle
en mouvement. L'Etat s'y adapte peu à peu, par mesures isolées et partielles,
cédant à la pression des événements et des phénomènes, mais sans les recon
naître dans leur totalité et dans leur unité. Nous tenons ainsi l'explication
de l'éclatement et de la démultiplication de ses services et initiatives en
matière « culturelle » (selon la nouvelle conception élargie de la culture pré
sentée ci-dessus), et l'explication de l'absence d'une politique culturelle
d'ensemble : l'Etat cède aux pressions de la nouvelle réalité culturelle mais
il n'a pas encore une vision globale de cette réalité. Il n'a pas encore fait
sienne la nouvelle conception de la culture.
L'obstacle, les résistances qui s'opposent à l'adoption de cette nouvelle
conception par l'Etat français de 1969 sont à la fois techniques et politiques.
Techniques dans la mesure où la formation reçue par la plupart des respon
sables leur rend difficile l'appréhension et la compréhension des nouvelles
réalités culturelles; politiques dans la mesure où ces nouvelles réalités ren
forcent les pressions qui s'exercent en faveur d'une démocratisation concrète
de la vie politique, non seulement à l'occasion de ces dimanches du politique
que sont les actes électoraux. Politiques dans la mesure où la culture

62
Pour une politique de la culture

de la vie quotidienne et de l'éducation permanente postule l'autonomie du


citoyen, la généralisation de la participation des « usagers » à la gestion
des services et équipements et à l'élaboration des décisions. Les résistances
sont politiques dans la mesure où la nouvelle notion d'une culture univers
elleet concrète postule une nouvelle progression de la démocratie concrète.

V. STRUCTURES POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE

Nous parlerons des structures, après avoir expliqué les raisons de leurs
insuffisances actuelles et avant de parler des objectifs. Cette démarche en
apparence paradoxale se justifie à nos yeux par le dynamisme interne des
structures basées sur le principe du dialogue, de la participation et de la
cogestion, telles que nous allons les esquisser. La découverte et la prise
de conscience des objectifs possibles est, dans la réalité française d'aujour
d'hui, tributaire de la création de structures où fonctionnaires, responsables
d'associations volontaires, dirigeants d'entreprises et experts spécialisés
peuvent se rencontrer et prendre l'habitude de travailler ensemble. Elle est
au même degré fonction de l'organisation et du financement de recherches
qui permettent de connaître sérieusement les réalités à partir desquelles on
peut proposer des priorités pour le développement culturel et des options
claires pour la politique culturelle de la nation aussi bien que des entités
subsidiaires, régions, départements, communes.
Les structures à mettre en place doivent être conçues en fonction des
buts de développement, de la participation, et de la démocratie concrète
qui se dégagent directement des valeurs culturelles inhérentes à la nouvelle
conception de la culture. Elles doivent tendre à assurer à tous les niveaux
la représentation et la participation active des « usagers ». Elles posent de
ce fait le problème très complexe de la représentation et de la représent
ativité. Représentation d'usagers que de nouvelles activités de formation se
proposent de rendre plus critiques, plus autonomes, plus actifs mais qui
souvent ne le sont pas encore, ce qui accroît les risques de l'application
directe aux structures de la vie culturelle, du principe du suffrage universel.
Représentativité des associations, groupements, syndicats, etc., qui ne réu
nissent généralement qu'une minorité des « usagers » du secteur intéressé,
mais une minorité souvent déjà un peu plus active que les autres, sous la
conduite de responsables souvent très avertis mais qui peuvent aussi repré
senter un danger de routine et de conservatisme. En matière culturelle le
suffrage est à la fois menacé par le révolutionnisme isolé et abstrait, le
poujadisme démagogique et réactionnaire — et par la technocratie, par
l'emballement (l'avant-gardisme à tout prix) d'un côté, par l'immobilisme de
l'autre. Les dangers et les difficultés, inhérentes à sa nature, ou aux conditions
actuelles de la vie de notre société, n'en rendent pas moins nécessaire la
pénétration de l'esprit de participation dans nos structures de la politique
culturelle.
Ces problèmes de principe posés, il faut aborder l'examen des structures
qu'on peut considérer comme les plus efficaces et d'abord sur le plan national.
Au niveau gouvernemental la nécessaire coordination, cohérence et conver
gence peut être obtenue de deux manières : on peut concevoir un grand

63
Joseph Rovan

« super-ministère » des affaires éducatives et culturelles, de la formation et


de la culture nationales, qui coordonnerait les activités d'un grand nombre
de secrétariats d'Etat, le ministre fixant la politique d'ensemble et les secré
taires d'Etat administrant. Les secrétariats d'Etat pourraient ainsi avoir
compétence sur les enseignements primaires et secondaires sur les univers
ités et les grandes Ecoles, la Jeunesse, les Sports et l'Education physique, la
Promotion sociale et l'Education des adultes, le Tourisme, la Diffusion cultu
relle et le Patrimoine culturel, les grands moyens de télé-diffusion, etc.
Cependant, une telle formule risque d'être rigide et d'accentuer le caractère
centralisateur de l'administration. On peut lui opposer celle, plus légère,
mais par là moins contraignante, d'un comité interministériel permanent des
Affaires éducatives et culturelles, présidé par le Premier ministre ou par un
ministre délégué, et réunissant les titulaires des départements mentionnés
ci-dessus, ainsi que ceux des ministères ayant des responsabilités partielles
dans le domaine éducatif et culturel (Agriculture, Justice, Armées, Affaires
sociales, etc.). Cette structure moins pesante est peut-être mieux adaptée à
la nature des affaires en question; elle paralyserait moins le pluralisme des
initiatives et des points de vue qu'il faut sauvegarder tout en luttant contre
l'incohérence et l'absence d'objectifs communs. Faut-il ou ne faut-il pas
diviser les enseignements scolaires et les Universités et grandes Ecoles, la
Jeunesse et les Sports, ces questions exigeraient un examen technique plus
approfondi. Il y aurait cependant des avantages à ce que toutes les activités
ayant trait à l'éducation des adultes (promotion sociale, formation profession
nelle des adultes, activités et institution de recyclage, formation dans l'entre
prise, formation syndicale, activités des associations volontaires d'éducation
populaire et d'éducation des adultes, etc.) relèvent d'un nouveau service
commun, alors que leur tutelle est actuellement dispersée entre un grand
nombre d'administrations séparées.
De toute façon la vie culturelle, plus encore que tous les autres domaines
d'existence, exige l'abandon des pratiques de centralisme administratif
autoritaire qui paralysent la France après l'avoir fondée. La coordination
au niveau ministériel n'aura de sens en matière culturelle que si le principe
d'autonomie qui commence à s'appliquer timidement aux universités devient
la loi de l'auto-développement et de l'autogestion de toutes les institutions,
et si les communes et la région constituent des niveaux de .coordination
préalables. La compétence de l'Etat en matière culturelle devrait être excep
tionnelle, pour assurer non pas l'uniformité, mais un minimum de rationalité
et d'économie des moyens.
Au Parlement nous trouvons, paradoxalement, une situation qui corre
spond mieux que toute autre aux réformes que nous préconisons ici. La
grande commission unifiée des Affaires sociales et culturelles devrait en effet
permettre la confrontation des idées et la coordination des projets et décisions
à l'intérieur du vaste domaine des activités éducatives et culturelles. Malheu
reusement il ne paraît pas que des impulsions de ce genre soient parties
depuis 1958 de cette commission, qui n'a pas contribué à l'élaboration ni
même à la prise de conscience de la nécessité d'une politique culturelle
globale. Cependant une réforme des structures gouvernementales et admin
istratives trouverait ainsi en place la structure parlementaire correspondante;
à ceci près qu'il serait sans doute nécessaire de donner une existence perma
nente et des compétences claires à des sous-commissions correspondant aux

64
Pour une politique de la culture

divers ministères, secrétariats d'Etat, commissariats et délégations générales


qui feraient partie au niveau gouvernemental du comité interministériel.
Pour conseiller le gouvernement auquel, de plus en plus, est réservée — sauf
situation exceptionnelle ou sujet exceptionnel — l'initiative des lois (il dispose
déjà d'un domaine réglementaire beaucoup plus vaste qu'avant 1958), mais
aussi pour conseiller le législatif, nous préconisons l'institution du conseil
de l'Education et de la Culture (ou du Développement culturel) déjà ment
ionné plus haut. Cet organisme serait obligatoirement consulté sur tout
projet de décret ou de loi et sur toute proposition de loi concernant les
domaines dont il porte le nom. Ses initiatives devraient de leur côté faire
obligatoirement objet d'un examen par le gouvernement ou par le Parle
ment, et leur éventuel rejet faire l'objet d'une réponse publique motivée
ou d'un débat parlementaire. Ce conseil pourrait se composer d'une part
d'experts éducateurs, animateurs, enseignants et autres personnalités compét
entes désignées par le gouvernement, d'autre part des représentants des
corps constitués intéressés, des organisations professionnelles, et des asso
ciations volontaires d'action culturelle, des associations d'usagers, etc.
Les représentants des entreprises agissant dans le domaine culturel (spec
tacle, livre, etc.) devraient également y trouver leur place. Le Conseil national
culturel pourrait comporter des sections spécialisées (comme l'actuel Conseil
économique et social) aux travaux desquelles participeraient des membres sup
plémentaires qui ne siégeraient point à l'assemblée plénière. Certaines institu
tionspréexistantes, telles que le Haut-comité de la Jeunesse, le Haut-comité
des Sports, pourraient faire partie du Conseil culturel sous forme de sections
spécialisées ou de commissions, avec fonctions ou compétences consultatives.
A l'heure actuelle, nous l'avons dit plus haut, les problèmes du développe
ment culturel sont mal posés et de ce fait mal résolus dans Ie3 structures
de la planification française. En fait, ils n'y sont évoqués que d'une manière
marginale. Il paraît nécessaire, si l'on veut s'efforcer de sortir de l'anarchie
et du sous-développement,
— d'étendre la planification aux dépenses de fonctionnement et de per
sonnel;
— de créer une structure « horizontale » rassemblant les études et prévi
sions concernant le domaine culturel tout entier (dans l'acception large du
terme dont nous nous servons ici) en vue de proposer des objectifs, des
priorités et des options globales et coordonnées;
— d'assurer que les rouages du Plan (commissions « verticales et horizont
ales ») et ceux du Conseil national du Développement culturel ne fassent
pas double emploi, même en matière de planification. Lors de la présen
tation des plans quinquennaux, le Conseil national du Développement culturel
examinerait un instrument qui après avoir été préparé par les commissions
et intégré par les services du commissariat général au Plan, aurait été modifié,
souvent profondément par le gouvernement. Le conseil serait donc la première
instance représentative appelée à examiner le projet retenu par l'exécutif;
par sa conception ce sera une instance à la fois technique, et générale, dont
les avis devraient éclairer les débats parlementaires et leur permettre en
même temps de se concentrer sur les options essentielles.
Si l'on veut donner à la France les moyens d'une politique globale et
prévisionnelle du développement culturel, il n'est évidemment pas possible
de s'arrêter au niveau national. Des structures de décision d'administration

- 65
Joseph Rovan
et de' conseil, assurant la coordination des initiatives et l'efficacité des
investissements, devraient par conséquent être mises en place au niveau de
la région, du département et de la commune. On peut imaginer, pour cela,
un aménagement de la composition, des structures et des compétences des
comités de développement régionaux (CODER) d'une part * et une meilleure
utilisation de l'instrument des commissions extra-municipales d'autre part.
On peut imaginer la création de conseils ou comités culturels aux divers
niveaux. Une politique de développement culturel inspirée par des valeurs
démocratiques, n'est de toute façon pas concevable sans un effort très poussé
de déconcentration et de décentralisation, sans dialogues, débats et partici
pations, ce qui implique — si la participation ne doit pas rester un trompe-
l'ceil — qu'il y ait réellement aux divers niveaux, des décisions à prendre,
auxquelles les « usagers » individuels ou collectifs, ceux des secteurs a désin
téressés » et ceux du « lucratif », des entreprises, puissent participer dire
ctement ou par leurs représentants, en donnant des avis, en formulant des
propositions et en disposant, dans certains cas, de voix délibératives.
Le problème de la coordination des actions gouvernementales en matière
culturelle se pose, lui aussi, à l'échelon des régions et à celui des dépar
tements ou bien des services à vocations convergentes, se tournant le dos.
Il suffirait de prendre comme exemple tel grand projet d'aménagement du
territoire dans le Midi de la France, pour s'apercevoir que personne n'y
est chargé d'étudier comme un tout les conséquences des transformations
mises en route en ce qui concerne la carte scolaire (qui correspond à la
situation démographique de 19 54 et ne fait l'objet que de révisions insuffi
santes), la formation professionnelle (des jeunes et des adultes), les équ
ipements sportifs, les institutions culturelles, les équipements culturels
commerciaux, etc. L'adaptation des populations rurales aux changements
que leur imposent le tourisme, l'extension des villes et la multiplication des
résidences secondaires, sur le plan professionnel, sur le plan civique, sur
celui de leur propre genre de vie, ne sont que rarement abordées comme une
tâche d'importance majeure exigeant la coopération, autour d'un service
principal responsable, de nombreuses administrations et groupements privés.
Il parait donc indispensable qu'à l'instar de ce qui a été mis en place
pour les affaires économiques,, l'équipe des collaborateurs du préfet de région
comporte un fonctionnaire chargé de promouvoir la coordination de l'action
des services publics en matière culturelle et de penser en quelque sorte
les problèmes du développement culturel dans leur globalité, les consé
quences culturelles du développement de la région. Au sous-préfet « cultu
rel » à l'échelon régional devrait correspondre, au cabinet du préfet de
département, un collaborateur spécialisé, qui aurait lui aussi pour fonction
d'assurer l'unité, ou la cohérence, des actions culturelles. Des structures
similaires devraient être créées au niveau communal.
Parmi les institutions indispensables d'une politique culturelle globale,
il faut citer encore, en leur attribuant une importance, des institutions d'étude
et de recherche dont l'absence empêche actuellement tout progrès sérieux
sur cette voie. Il est frappant que dans le domaine scolaire et universitaire

1. Les comités régionaux de la jeunesse devraient eux aussi être reliés à cette struc
ture. C'est un anachronisme que de les faire présider par les recteurs.

66 -
Pour une politique de la culture

aussi bien que dans les secteurs de formation extra -scolaire, dans les activités
de diffusion de la culture et dans les activités de loisir, la plupart des décisions
qui, souvent, engagent l'avenir pour des périodes dépassant la vie d'une ou
deux générations soient prises sans un minimum de recherches expériment
ales. Les débats dans les milieux intéressés, parmi les enseignants et les ani
mateurs dans les syndicats, dans les associations professionnelles, dans les
associations culturelles, démontrent souvent l'absence d'attitudes scientifiques
et il en est de même au sein des administrations concernées, et dans les rangs
du gouvernement. On lance des réformes, souvent de vaste ampleur, sans
demander à des études préalables si les institutions que l'on veut créer, les
méthodes que l'on veut imposer, sont adaptées aux objectifs que l'on se fixe,
et l'on choisit ces objectifs sans demander à des études préalables s'ils cor
respondent aux développements prévisibles de la démographie, à l'accroi
ssementde la mobilité sociale, aux besoins de main-d'œuvre (en nombre et
en qualification), aux progrès de l'urbanisation, aux changements des genres
de vie, à la transformation des rapports entre heures du travail et de loisir.
De telles études existent certes, mais à une échelle artisanale et sans plan
d'ensemble; elles sont sollicitées, commanditées, exécutées et exploitées dans
l'incohérence. Dans ce domaine l'entreprise privée, notamment dans les
secteurs du tourisme et de l'édition, par la nécessité de procéder à des études
de marché et de conjoncture, démontre parfois qu'elle a davantage l'esprit
scientifique que les administrations ou les associations volontaires.
Il y a eu, cependant, ces dernières années des progrès sensibles, mais encore
tout à fait insuffisants en ce qui concerne de telles recherches. Lors de
la préparation du IV* Plan la commission des Equipements culturels et
du Patrimoine artistique avait souligné la nécessité d'un effort d'études.
Plusieurs dizaines de recherches ont été lancées à la suite de ces observations,
mais lors de la préparation du Ve Plan la continuité de cet effort n'a pas
été assurée. Le colloque de Bourges sur la recherche scientifique au service
du développement culturel a a permis une confrontation utile entre cher
cheurs, administrateurs et animateurs, et a favorisé une prise de conscience
des nécessités d'étude et de recherche dans certains milieux intéressés aux
problèmes du développement culturel. Tout ceci, cependant reste insuffisant,
incohérent, dispersé et souvent même contradictoire. Quand elles command
itent des recherches les administrations veulent des résultats rapides et
utilisables; elles veulent aussi rester maîtresses d'utiliser ces résultats à leur
convenance, et de les garder secrets, le cas échéant. Les chercheurs, de leur
côté, ont souvent l'esprit de chapelle et s'adaptent mal au rythme des décisions
que l'administration doit prendre et pour lesquelles les résultats des recherches
lui seraient nécessaires. Les commanditaires et d'une manière générale
l'opinion ne se rendent pas compte du coût de la recherche qui est toujours
sous-estimé, et n'admettent pas volontiers que des coûts très élevés, surtout
quand il s'agit de recherche fondamentale dont l'utilité n'apparaît pas imméd
iatement, représentent en fait des investissements très fructueux.
Le résultat de 'ces distorsions et de ces retards est que les affaires éducatives
et culturelles qui mettent en jeu l'avenir humain, économique, social et

i. 196/i. Les travaux de ce colloque ont fait l'objet de deux numéros remarquables
de la revue de l'Association d'étude pour l'expansion de la recherche scientifique.

67
Joseph Rovan
civique de la nation, sont traitées avec une légèreté et une mentalité pré
scientifique dont aucun fabricant de produits détersifs ne pourrait aujour
d'huise payer le luxe. Le résultat est que le ministère de l'Education natio
nale, que l'Université de France, n'ont pas d'institut de recherche sur l'éc
onomie de la culture, sur l'administration et la gestion de la culture, sur les
méthodes d'éducation et de formation, digne d'une nation qui se glorifie de
son patrimoine culturel et qui se gargarise de grands mots comme démocrati
sation de l'enseignement ou diffusion de la culture.
Pour porter remède à cet état de choses qui grève lourdement tous les
projets d'avenir de la France et finira par rendre inapplicables les plans
économiques les mieux conçus, il paraît indispensable de doter ce pays
d'un grand institut d'Etudes et de Recherches pour le développement culturel,
jouissant d'un statut largement autonome, à la disposition de toutes les
administrations mais aussi des associations volontaires reconnues valables
par une procédure démocratique de l'agrément, ayant de vastes moyens finan
ciers, techniques et humains, et dont les travaux devraient être solidement
coordonnés avec ceux du Plan et de l'Aménagement du territoire, de la
Commission des Comptes de la nation et de tous les services ayant prise sur
un ou plusieurs aspects du développement culturel. En outre, une initiation
aux problèmes et méthodes des recherches sur le développement culturel
devrait prendre place dans la formation et les activités de « recyclage » des
administrateurs, notamment dans le cadre de l'E.N.A., et en collaboration
avec l'Institut du Développement culturel. Ce dernier devrait être informé de
toutes les études et recherches entreprises ou commanditées par les administ
rations dans les domaines de sa compétence et pouvoir proposer au gouver
nement, sans doute au niveau du comité interministériel des affaires cultur
elles, une politique d'ensemble et des mesures de coordination.

VL FINALITES, BUTS, OBJECTIFS

Après les propositions relativement détaillées et précises dont il vient


d'être question, il nous faut revenir maintenant à des réflexions plus
générales, moins engagées, moins contraignantes. La culture pour quoi
faire? C'est la question qui domine forcément celle des buts de la politique
culturelle, à la fois plus coordonnée et plus décentralisée, que nous préco
nisons ici. Le peu de réponse que nous pouvons donner à cette question,
nous l'avons fournie plus haut en opposant une culture des modes d'être
à une culture des contenus. A partir d'une telle réponse la politique du
développement culturel peut établir ses objectifs et ses options en prévision
des changements que l'appréhension du futur nous fait entrevoir, mais
aussi en conséquence des effets produits par les changements antérieurs et
les changements en cours. Prenons l'exemple du soi-disant exode rural :
une politique culturelle digne de ce nom devrait moduler l'enseignement
primaire, secondaire et technique dans les régions rurales en fonction de
l'exode à prévoir aussi bien que des besoins nouveaux des futurs agriculteurs
« restants ». Le mot « besoin » ne devrait pas s'entendre ici au sens exclu
sivement économique : l'adaptation à « l'usage » de la ville, aussi bien
que la préparation aux modes possibles de la future vie de loisirs à la
« campagne », devraient faire partie de cette politique culturelle, aussi bien

68
Pour une politique de la culture

que la création d'établissements scolaires et culturels polyvalents en fonction


d'une conception globale de l'éducation continue. Il y aura aussi à intégrer
les conséquences du mouvement contraire à celui de l'exode rural, du
mouvement des résidences secondaires, des migrations temporaires estivales
et hivernales, des migrations définitives de la retraite. Eu égard aux aspi
rations actuelles des populations et de celles que l'on peut prévoir (et de
celles des populations possibles à venir), eu égard aux moyens matériels
et financiers disponibles ou prévisibles, eu égard aux conceptions idéologiques
qui commandent les options fondamentales, un certain nombre de choix
vont apparaître comme susceptibles de se présenter. Il faut les élaborer, les
diffuser, les faire discuter jusqu'à ce que la décision soit mûre. Il faut
les rattacher aux choix économiques et sociaux, militaires et diplomatiques.
La politique culturelle n'est à son tour qu'une partie d'une politique globale,
nationale et internationale. Chaque choix dans un de ces domaines entraîne
des conséquences pour la politique du développement culturel.
On pourrait en donner bien d'autres exemples. Pensons à l'incapacité où
nous avons été, où nous sommes toujours, de donner des objectifs nationaux
et sociaux clairs au plus puissant instrument d'action culturelle que l'homme
ait créé à ce jour : à la télévision. Cet instrument, sagement (?) soumis à
un monopole d'Etat, personne ne sait à quoi il sert, à quoi il devrait servir,
ni quels sont ses effets, d'école doublement parallèle, sur ceux qui
s'élèvent avec lui, sur les enfants de la télévision. Personne, dans un siècle,
ne voudra croire que nous avons laissé aux hasards, aux intérêts, et à
leurs combinaisons, le choix des programmes qui sont les créateurs les
plus puissants des mentalités morales et culturelles d'aujourd'hui et, surtout,
de demain. L'absence de politique est ici une politique de l'apprenti
sorcier.
Les objectifs d'une politique de développement culturel sont fonction des
choix politiques généraux : on peut concevoir des politiques différentes selon
les diverses options, socialistes, libérales, autoritaires, qui prédominent dans
l'économie et dans l'Etat. Mais l'Etat le plus libéral au sens du xi\* siècle,
ne pourra plus, bientôt, se payer le luxe et l'absurdité de l'absence de
politique culturelle, le gaspillage et le sous-emploi des ressources, la non-
utilisation de moyens disponibles, qui caractérisent notre situation actuelle.
Si l'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle est capable de résoudre,
elle est aussi condamnée à utiliser les moyens qu'elle est capable de se
donner.

Joseph Rovan
Centre universitaire. expérimental de Vincennes
Peuple et Culture.

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