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« Il n’y a pas de fracture culturelle mais un recul général de la culture » –

Revue des deux mondes – 2019

« Revue des deux mondes - Le grand débat national est l’occasion de s’interroger sur la place de la
culture dans notre société. Comment décrire la « fracture culturelle » dont certains pointent
l’existence, au
même titre que les fractures sociale et économique ?
Dominique de Font-Réaulx – Il y a sur ce sujet un enjeu de perception. La difficulté que nous
rencontrons aujourd’hui est moins une fracture qu’une relative absence de la culture. L’importance
accordée à la culture est aujourd’hui moindre, y compris pour des classes sociales supérieures. Le
principe des héritiers, cher à Bourdieu, est aujourd’hui beaucoup moins vrai qu’auparavant. La
culture ne tient plus le même rôle que celui qu’elle a tenu pour leurs parents ou grands-parents. Je
ne parlerais donc pas de fracture culturelle mais plutôt d’un recul général de la culture comme
ferment social. Quelque part, la culture s’est effacée. Elle n’est plus un marqueur social comme elle
a pu l’être par le passé. Or pour moi, la culture est un des enjeux sociaux les plus fondamentaux qui
soient. Si nous devons parler de fracture, elle est avant tout sociale et économique. » (“« Il n’y a pas
de fracture culturelle mais un recul général de la culture ». Entretien avec Dominique de Font-
Réaulx, directrice de la médiation et de la programmation culturelle du musée du Louvre.”, 2019, p.
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« Revue des Deux Mondes – Les distinctions sociales ne s’expriment-elles pas à travers les
pratiques culturelles ?
Dominique de Font-Réaulx – De moins en moins. L’opposition entre la culture académique et la
culture populaire n’existe plus de la même façon. Une enquête intéressante menée en 2017 par des
sociologues américains a montré que les frontières sont désormais beaucoup plus floues qu’il y a
quelques décennies, et qu’il existe une plus grande perméabilité. Le cinéma exprime bien cette
frontière assez floue entre culture académique et culture populaire, en ce sens qu’il concerne aussi
bien l’art et essai que les derniers blockbusters américains. Si dans les années 1960, la dichotomie
passait par la culture, elle passe aujourd’hui bien plus par l’exclusion financière et les inégalités
économiques, qui sont infiniment plus grandes qu’elles ne l’étaient il y a quelques années. Même si
la France est encore protégée par rapport à d’autres pays. La culture a pourtant une carte à jouer
aujourd’hui. Incarnant moins qu’auparavant ce symbole social qu’elle a été, elle peut désormais
jouer pleinement son rôle intégrateur. Prenons cet exemple précis : au musée du Louvre, nous avons
lancé depuis le mois de janvier des nocturnes le premier samedi de chaque mois. Il s’agit d’un
événement gratuit pour tous. Après trois dates, nous constatons que ce type de rendez-vous parvient
à toucher un public familial, jeune, vivant en Île-de-France et pas forcément CSP+. Des gens qui ne
venaient plus vraiment au musée. J’ai vu là la formidable capacité d’intégration de la culture, et sa
capacité à susciter de la rencontre, non seulement avec les œuvres d’art mais aussi avec les
personnels du musée. » (“« Il n’y a pas de fracture culturelle mais un recul général de la culture ».
Entretien avec Dominique de Font-Réaulx, directrice de la médiation et de la programmation
culturelle du musée du Louvre.”, 2019, p. 1)
« Revue des Deux Mondes – N’y a-t-il pas une forme d’échec de la volonté de démocratisation
culturelle, qui avait présidé au ministère de la Culture avec André Malraux en 1959 ?
Dominique de Font-Réaulx – Je ne dirais pas ça. Compte tenu de l’extrême mercantilisme
positiviste dans lequel nous vivons, s’il n’y avait pas cet enjeu de diffusion culturelle, où en serions-
nous aujourd’hui ? Peut-être qu’il n’y aurait plus rien. Le ministère de la Culture a pleinement joué
son rôle. Le constat n’est pas celui d’un échec, mais plutôt d’une demi-réussite ou, en tout cas, d’un
résultat qu’il convient d’améliorer. Une amélioration qui passe par un meilleur lien avec l’école. Le
ministère de la Culture est en effet un petit ministère. Ce dernier met déjà en place beaucoup de
choses avec les établissements scolaires : des dossiers pédagogiques, des formations de professeurs,
de l’accueil de groupes scolaires au sein des musées (nous en recevons 25 000 par an au Louvre),
etc. Mais tout ce que nous pouvons faire n’égalera jamais la présence que possède l’école dans les
territoires, sur lesquels le ministère de l’Éducation nationale peut engager des projets de façon très
dynamique, avec de gros moyens financiers. Le rôle de l’école est évidemment celui d’un ferment
de culture, qu’il s’agisse d’une culture de beaux-arts, de pratique artistique... C’est la raison pour
laquelle j’appelle -mais je ne suis pas la seule- à ce que l’histoire de l’art soit pleinement enseignée
à l’école, et ce dès le plus jeune âge. Les opérations qui ont été menées avec des maternelles ou
dans des écoles primaires montrent que cela fonctionne bien, que l’appétence des élèves est bien là.
» (“« Il n’y a pas de fracture culturelle mais un recul général de la culture ». Entretien avec
Dominique de Font-Réaulx, directrice de la médiation et de la programmation culturelle du musée
du Louvre.”, 2019, p. 1)
« Revue des Deux Mondes – La notion même de culture a subi des redéfinitions. Ne faut-il pas
repenser la culture ?
Dominique de Font-Réaulx – La culture est par essence une notion plastique, car elle s’inscrit dans
une époque, dans un temps donné. Ce qu’on appelle « culture » aujourd’hui n’est pas ce qu’on
aurait appelé « culture » à un autre moment. D’ailleurs, le terme même de culture ne s’envisageait
pas avant le XXe siècle. On se référait à des termes comme « éducation » ou « formation ».
Difficile alors de dire par quoi elle pourrait être substituée... Quelle que soit sa dénomination, la
culture a un rôle essentiel à jouer. La surenchère économique que nous vivons depuis les années
1980 m’a toujours semblé absurde, car nous n’avons jamais vu l’être humain vivre uniquement
d’enjeux financiers. Ce qui fonde notre humanité est notre capacité à aller les uns vers les autres, à
échanger, à nous rencontrer. La culture, la création artistique, l’éducation culturelle sont ce qui nous
donne la possibilité d’aller au delà de notre condition de mortel, ce qui nous permet de nous relier à
des artistes qui ont vécu avant nous et à des artistes qui vivront après nous. C’est la grande force de
la culture que d’aller bien au delà de notre condition immédiate. Son avantage aujourd’hui est que,
comme elle s’est relativement affaiblie, elle devient encore plus plastique et peut donc jouer un rôle
encore plus inventif. » (“« Il n’y a pas de fracture culturelle mais un recul général de la culture ».
Entretien avec Dominique de Font-Réaulx, directrice de la médiation et de la programmation
culturelle du musée du Louvre.”, 2019, p. 1)

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