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LA FRANCE EST-ELLE MULTICULTURELLE?

CERCLE CONDORCET (9/1/2019)

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
EST-ELLE
MULTICULTURALISTE ?

JEAN-SERGE ELOI
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 1

La société française est-elle multiculturaliste ?

INTRODUCTION

Évoquer le multiculturalisme revient à penser au développement de


communautés formées à la suite de migrations, d’expulsions, d’exils et à
aborder le problème des conséquences de l’immigration. Pendant les
« trente glorieuses », le travail est le principal facteur d’immigration en
France. Patronat, syndicats et pouvoirs publics admettent son caractère
temporaire, les immigrés eux-mêmes sont habités par l’espoir de regagner
leur pays. C’est l’époque où des hommes célibataires sont livrés à des
« marchands de sommeil » et vivent dans des foyers. Cette main d’œuvre
vit chichement. Il suffit, pour s’en persuader, de considérer les taudis, les
caves, les bidonvilles et les foyers qu’ils habitent.
La suspension de l’immigration de travail en 1974 a entraîné la fixa-
tion des travailleurs immigrés pour qui les allers et retours s’avèrent dé-
sormais impossibles. Une série de mesures est mise en place dès 1972 :
elles soumettent l’obtention d’une carte de séjour à celle d’un contrat de
travail et à l’obligation d’un logement « décent ». Cette décision est justi-
fiée, selon le gouvernement, par le contexte nouveau de « crise » écono-
mique. Cette suspension qui devait n’avoir à l’origine qu’un caractère pro-
visoire a fini par prendre une tournure définitive.
L’immigration de travail s’est transformée en immigration de peuple-
ment sous l’effet du regroupement familial. Ce dernier n’a pas fait l’objet
d’encouragement, mais il s’est imposé puisque la Constitution prévoit le
droit de vivre en famille. Dans les années 1980, la présence des immigrés
devient durable et les pouvoirs publics ainsi qu’une partie de la société
s’inquiètent de l’existence de populations « non assimilables », du fait de
leur éloignement culturel, sans s’interroger sur les capacités d’intégration
de la société française et de ses institutions.

Au sens courant du terme, on entend par culture l’ensemble des connaissances ac-
quises par un individu. Elles lui permettent d’aiguiser son sens critique ou sa ca-
pacité de jugement. Ces connaissances peuvent être d’ordre littéraire, artistique ou
scientifique par exemple et elles caractérisent l’homme cultivé, l’honnête homme
du siècle des lumières. L’homme cultivé s’oppose ainsi à l’inculte. C’est la culture
savante qui désigne les savoirs « supérieurs » et les dispositions esthétiques de
personnes à haut niveau d’instruction. Cette culture socialement valorisée est à op-
poser à la « culture de masse » et aux divertissements dits « populaires ». La notion
prend un sens normatif, certains « ont de la culture », d’autres pas.
Au début du XXe siècle, une autre définition de la culture va s’imposer. Au sens
sociologique, la culture comprend l’ensemble des valeurs, des normes et des pra-
tiques acquises et partagées par les membres d’une société. Les valeurs sont des
idéaux auxquels les membres d’une société adhèrent et qui se manifestent concrè-
tement dans leurs manières de penser, de sentir, d’agir. Quant aux normes, il s’agit
de règles de conduite de la vie en société, auxquels les individus sont censés se
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 2

conformer. Cette définition rejoint celle, plus large, de l’anthropologie pour la-
quelle la culture apparaît comme tout ce qui dans le milieu est dû à l’homme. Cette
définition inclut donc les outils, les connaissances, l’architecture, les relations so-
ciales et familiales. Dans ces conditions, une modeste casserole comme une sonate
de Beethoven sont des œuvres de la culture.
On entendra ici par culture les manières de faire, de sentir, de penser propres à une
collectivité humaine.

Pour certains, la société se dirigerait vers le multiculturalisme, né en


Australie et au Canada au début des années 1970 pour prendre en compte
le pluralisme culturel. Ces deux pays d’immigration ont adopté sous ce
nom des politiques de reconnaissance et de valorisation de la diversité cul-
turelle, celle des peuples indigènes comme des immigrants. En France, la
rhétorique contre le multiculturalisme qu’elle assimile au communauta-
risme est forte. Synonyme d’affaiblissement de la République dans sa di-
mension universaliste, il remettrait en question le refus des « intermé-
diaires » entre l’État et le citoyen ainsi que la laïcité.1
Le modèle d’intégration paierait l’abandon de l’approche assimila-
tionniste, qui consistait à imposer aux immigrés normes, valeurs et pra-
tiques de la société d’accueil. Le multiculturalisme apparaît, aux yeux de
ses nombreux détracteurs, comme une caractéristique des pays anglo-
saxons qu’il faudrait à tout prix éviter à la France. En assurant une repré-
sentation politique aux différentes communautés, il remettrait radicale-
ment en cause la transcendance du modèle républicain qui entend dépas-
ser les particularismes menaçant le principe du « vivre ensemble ». On
l’assimile ainsi au communautarisme. Ce faisant, ne confond-on pas mul-
ticulturalité de fait et multiculturalisme ? On peut se demander enfin s’il
ne faut pas reconnaître certains droits culturels sans aller jusqu’au multi-
culturalisme.2
Le propos se déclinera en trois temps : le premier d’entre eux mettra
en évidence que la société française a toujours fait coexister plusieurs cul-
tures (I), le deuxième temps montrera que cette multiculturalité ne trouve
pas à s’exprimer dans la vie publique (II), le troisième s’interrogera sur les
conditions d’émergence de droits culturels (III).

I/ LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE A TOUJOURS FAIT COEXISTER


PLUSIEURS CULTURES

On peut relever trois formes de « multiculturalisme » et noter que


l’exemple de la France renvoie à une multiculturalité de fait plutôt qu’à un

1-Milena Doytcheva, 2005, Le multiculturalisme, Paris, La Découverte, 2018.


2- Pour éviter les malentendus, il vaut mieux parler de « droits culturels » que de com-
munautarisme dans la mesure où ils sont liés aux droits politiques et à la citoyenneté
que menace le communautarisme.
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 3

multiculturalisme dans la mesure où elle ne trouve pas à s’exprimer dans


la vie publique.

Les trois formes de « multiculturalisme »

On peut distinguer trois formes de « multiculturalisme ». Une pre-


mière forme renvoie au cas des minorités nationales : au-delà de la recon-
naissance de leur culture et de leur langue, basques, catalans et corses re-
vendiquent des droits nationaux pouvant aller jusqu’à l’indépendance.
Une deuxième forme concerne des populations ne réclamant pas
l’autonomie mais qui demeurent assez fortes pour résister à l’assimilation
et maintenir certains traits culturels surtout dans la vie privée (Juifs et
Chinois en France). C’est par exemple le cas des principaux groupes d’im-
migrés aux États-Unis. Cette forme est la plus encline à l’acceptation du
multiculturalisme dans la mesure où ces minorités cherchent, non seule-
ment à préserver leur identité culturelle, mais encore à s’intégrer davan-
tage et accroître ainsi leur influence sociale.
Enfin, la troisième forme prend racine dans la situation d’une partie
de la population musulmane, arabe ou turque dans le monde occidental.
On constate, depuis plusieurs décennies, un phénomène de désintégration
sociale provoquée par la crise économique qui frappe d’abord les immigrés
les plus récents et par les discriminations dont souffrent les jeunes musul-
mans. Certains membres de ces minorités, rejoints par des convertis plus
récents, vont parfois jusqu’aux actes de terrorisme.3

Une multiculturalité de fait plutôt qu’un multiculturalisme

On dit souvent que l’installation en France de nombreux migrants


contribue au multiculturalisme de la société française. Cependant, la so-
ciété a toujours été multiculturelle dans la mesure où elle a toujours été
formée de populations d’origines diverses : régionales, nationales, reli-
gieuses.
Selon l’historien américain Eugen Weber, au milieu du XIXe siècle, la
France rurale présente l’image d’une grande diversité.4 Le français y est
encore une langue étrangère pour près de la moitié de la population. Les
pistoles et les écus sont mieux connus que les francs, les routes sont rares
et les marchés éloignés.
Les gouvernements de la Troisième République se sont attachés à mo-
derniser la France. L’école est l’instrument de cette modernisation. Elle
transforme des communautés locales en citoyens en imposant le français
face aux patois. Le processus de transformation se poursuit avec le service

3 - Alain Touraine, La fin des sociétés, Paris, Seuil, 2013.


4 - Eugen Weber, La fin des terroirs, Paris, Fayard, 1983.
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 4

militaire, généralisé en 1872, qui assure le brassage des populations


comme les migrations vers les villes des Auvergnats, des Bretons, des Al-
saciens par exemple. La « culture française » ne devient « culture de la
France » que dans les dernières années du siècle.
Le processus d’assimilation concerne également les immigrés. En
1930, la France compte le plus fort taux d’étrangers au monde. On les a
jugés inaptes à l’assimilation, du moins dans un premier temps, en raison
de leur éloignement culturel. Une génération plus tard, ces populations
sont fondues dans le creuset français et c’est pourquoi cette assimilation
exemplaire a contribué à forger l’idée du modèle français d’intégration.5
L’ouverture des frontières, la mobilité des populations, la multiplica-
tion des échanges au-delà des limites du territoire national font des socié-
tés contemporaines des sociétés multiculturelles de fait. On peut voir un
avantage dans ces possibilités nouvelles d’échanges et de connaissances.
Toutefois les valeurs portées par les migrants ne doivent pas entrer en con-
tradiction avec les valeurs collectives (liberté et égalité des êtres humains,
donc des hommes et des femmes, séparation de l’ordre politique et de
l’ordre religieux) qui, dans la société d’accueil, fondent l’ordre démocra-
tique.
Le mythe de l’enracinement a empêché les sociologues de porter at-
tention à la façon dont les immigrés polonais, italiens, ukrainiens, juifs ou
maghrébins participaient à la société française. Cependant, depuis trois
décennies, les historiens ont dévoilé les conditions de l’intégration : vio-
lences, xénophobie, discriminations.
La société française est, de fait, multiculturelle, elle fait coexister plu-
sieurs cultures différentes, mais on ne peut parler de multiculturalisme
dans la mesure où cette multiculturalité ne trouve pas à s’exprimer dans la
vie publique.

II/ LA MULTICULTURALITÉ NE TROUVE PAS À S’EXPRIMER


DANS LA VIE PUBLIQUE

La cohabitation de plusieurs cultures (multiculturalité) devient du


multiculturalisme si la société reconnaît aux cultures minoritaires des
droits spécifiques. En France cependant, les communautés n’ont pas d’ex-
pression politique

Une citoyenneté différenciée

La diversité culturelle peut résulter de l’intégration dans un Etat plus


vaste de groupes culturels, territorialement délimités, et formant des mi-
norités nationales. Ces minorités nationales, souhaitant se maintenir

5- Milena Doytcheva, op cit.


Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 5

comme des sociétés distinctes parallèlement à la culture majoritaire du


pays, devraient se voir accorder un certain degré d’autonomie
La spécificité des populations issues de l’immigration, qui ne résident
pas sur les terres où elles sont nées, se manifeste surtout dans le cadre de
la famille et ne s’oppose pas à leur intégration aux institutions. Une poli-
tique multiculturelle leur reconnaîtrait des droits spécifiques de manière
à favoriser leur intégration dans la société : lutte contre les discrimina-
tions, enseignement des langues maternelles à l’école, révision des pro-
grammes scolaires, exemptions législatives et réglementaires permettant
la sauvegarde de pratiques particulières (port du hijab ou du turban, tra-
vail le dimanche, abattage rituel).
La citoyenneté multiculturelle passe aussi par l’octroi de droits répon-
dant à la revendication de nouveaux mouvements sociaux formés par les
homosexuels, les femmes, les pauvres, les handicapés, tous marginalisés
par la société. Des droits sociaux leur permettraient d’obtenir une meil-
leure représentation politique.

Les communautés n’ont pas d’expression politique

En France, les communautés n’ont pas d’expression politique et les


populations sont unies par une citoyenneté commune (et individuelle) au-
tour d’un principe de transcendance, la laïcité.
L’intégration des immigrés s’est faite autour du projet politique con-
forme aux valeurs de la Révolution qui refuse l’intégration des individus
par l’intermédiaires des communautés particulières. La politique d’assi-
milation, dans les années 1970, admettait le maintien des particularités
culturelles dans l’ordre privé mais impliquait que les individus se confor-
ment à la logique française dans l’ordre politique.
Il n’y avait donc pas de place pour reconnaître publiquement des com-
munautés particulière issues de l’immigration. Bien entendu, dans la vie
personnelle, on peut parler la langue que l’on veut et honorer le dieu de
son choix. Cette diversité ne trouve pas à se manifester dans la vie publique
car on parle français à l’école, à l’hôpital et dans les démarches adminis-
tratives. De plus, la laïcité de la République cantonne la religion dans la
sphère privée.
On peut dire que ces communautés sont d’autant plus visibles que la
République française refuse d’en reconnaître l’existence. Elle leur propose
de se fondre dans la communauté nationale considérée comme porteuse
de valeurs universelles.

Des populations unies par une citoyenneté commune

La citoyenneté entend dépasser tous les enracinements communau-


taires, toutes les différences, elle relève de l’ordre politique rationnel, mais
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 6

l’arrachement aux appartenances concrètes n’est jamais complètement ré-


alisé. En dépassant les différences, la citoyenneté évoque une forme de
transcendance.
Il s’agit d’intégrer à l’ordre politique des individus indépendamment
de leurs appartenances ethniques, territoriales, sociales ou religieuses. Les
citoyens sont traités de manière égale et la citoyenneté, du fait de cette
égalité peut se référer à la démocratie. Pas de droits spécifiques pour les
basques, les corses, les bretons, les occitans, les juifs, les catholiques, les
protestants ou les musulmans, mais pour chacun d’eux, les droits du ci-
toyen. Pas de droits spécifiques pour les immigrés, polonais, italiens, es-
pagnols, portugais, maghrébins, africains, mais pour chacun d’entre eux
les droits du citoyen, s’ils acquièrent la nationalité française. Cela ne veut
pas dire que les immigrés n’ont aucun droit, mais qu’ils n’ont pas tous les
droits du citoyen tant qu’ils ne sont pas naturalisés.
Par-delà les fidélités communautaires, respectables tant qu’elles de-
meurent dans l’ordre du privé, l’individu doit parvenir à dépasser ses en-
racinements particuliers, légitimes tant qu’ils ne sont pas contraires à la
liberté et l’égalité pour « entrer en communication avec les autres grâce
à ce paradoxe qu’est la communauté des citoyens ». 6
La communauté des citoyens est « imaginée » alors que les commu-
nautés particulières sont des donnés qui relèvent d’une nature prescrite :
on est basque ou occitan, catholique ou juif. La communauté des citoyens
est, en revanche, construite. On ne peut pas entrer dans le « peuple » corse
si l’on n’en fait pas partie par sa naissance alors que, pour les immigrés,
l’on peut disposer de l’ensemble des droits du citoyen français si l’on a ob-
tenu la naturalisation. Toutefois, cela ne signifie pas que les étrangers
n’ont pas de droits, mais tant qu’ils ne sont pas naturalisés, ils ne disposent
pas de l’ensemble des droits du citoyen.

La laïcité au-delà des communautés

La République est laïque. Dans la Constitution de 1958, ce principe


est affirmé dès son article 2 : « la France est une république indivisible,
laïque, démocratique et sociale ». La loi de séparation des églises et de
l’État a concrétisé le principe en 1905, sans jamais prononcer le mot. La
France est quasiment seule (avec la Turquie mais pour combien de temps
encore ?) à s’affirmer laïque. Qu’entend-on par laïcité ?
La laïcité française s’est affirmée contre la domination de l’église ca-
tholique dans les affaires publiques, contre l’Église qui avait condamné la
doctrine des droits de l’homme et qui, au dix-neuvième siècle, apparaît an-
tilibérale et antimoderne. Il s’agit de remettre l’église à sa place, en dehors

6- Dominique Schnapper, « La communauté des citoyens, utopie créatrice », Le


Monde, 12 novembre 2004.
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 7

de l’éducation et des affaires publiques : « la coutume en France (…) veut


toujours que la foi religieuse soit une affaire privée ». 7 La laïcité renvoie
à un principe individualiste dans la mesure où elle accorde des droits aux
individus et non aux groupes religieux. On connaît la phrase célèbre du
député révolutionnaire Clermont-Tonnerre à propos des juifs : « Il faut
tout refuser aux juifs en tant que nation, et tout leur accorder en tant
qu’individus ».
Au tournant du vingtième siècle, les promoteurs de la laïcité sont ra-
rement athées, souvent protestants, mais ils sont anticléricaux dans la me-
sure où l’Église s’oppose à la République. À chaque élection de la fin du
dix-neuvième siècle, les évêques réitèrent leur soutien aux candidats d’op-
position qu’ils soient royalistes, bonapartistes ou simplement conserva-
teurs.8 Jules Ferry, par exemple, est marqué par le positivisme, la foi dans
le progrès et dans la science.9
La laïcité devient un instrument d’intégration. La République repose
en effet sur un contrat implicite, il s’agit d’intégrer toutes les traditions,
tous les intérêts divergents.10 Deux grands textes législatifs ont établi la
laïcité républicaine : les lois scolaires des années 1880 et la loi de sépara-
tion des églises et de l’État même si cette dernière n’emploie jamais le mot
de laïcité.

III/ VERS LA RECONNAISSANCE DE DROITS CULTURELS ?

La République ne reconnaît que des individus détachés de leurs ap-


partenances sociale, religieuse, territoriale. Peut-elle reconnaître des
droits aux différentes cultures qui cohabitent sur le territoire ? Dans le
modèle républicain traditionnel certainement pas tant il redoute que le
droit à la différence ne débouche sur la différence des droits. La Répu-
blique est aussi une démocratie, elle repose donc sur l’égalité des droits.

Après des droits politiques et sociaux, des droits culturels ?

Le dix-neuvième siècle fut celui des droits politiques, avec la conquête


du suffrage universel qui ne s’achève cependant qu’en 1944 avec l’obten-
tion du droit de vote pour les femmes. Le vingtième siècle fut celui des
droits sociaux (à travers la mise en place de l’État-social), le vingt et

7 - Patrick Weil, La République et sa diversité, Paris, Seuil, 2005.


8 - Gérard Delfau, Radicalisme et République : les temps héroïques (1869-1914), Paris,
Balland, 2001.
9 - Michel Winock, « Démocratie et République » in La démocratie occidentale au XXe

siècle-Enjeux et modèles, sous la direction de Jacques Marseille


10 - Ibid
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 8

unième pourrait être celui de la reconnaissance des droits culturels.11


Notre pays a réussi à faire reconnaître des droits spécifiques à certaines
catégories de la population : les salariés, les chômeurs, les retraités et les
personnes âgées. Il est parvenu par la loi à imposer, au moins dans les
principes, l’égalité des conditions des individus en général, mais aussi
l’égalité entre les hommes et les femmes en particulier.
Cela ne reviendrait-il pas à l’instauration d’une « citoyenneté diffé-
renciée » ? Elle s’accompagnerait de conditions par exemple celle de ne
pas être incompatible avec les valeurs globales de la société. La tradition
culturelle ne saurait être invoquée pour battre sa femme, exciser sa fille,
pratiquer la polygamie ou lapider la femme adultère. Sur notre territoire,
ces pratiques portent atteinte à la loi et doivent être réprimées.
Les individus doivent rester libres d’entrer dans une collectivité cul-
turelle ou de la quitter. Cela suppose la définition d’une hiérarchie des
droits. Les droits culturels des minorités sont, selon François Dubet, légi-
times mais ils ne peuvent être accordés que s’ils ne menacent pas les droits
fondamentaux des individus et notamment celui de choisir son apparte-
nance aux diverses communautés.12

Combiner universalisme et différence

La coexistence de plusieurs religions sur un même territoire s’avère


difficile même quand l’État est laïque. La réaction des français à l’égard de
l’islam l’atteste. Seuls 26 % des Français ont une bonne image de la religion
musulmane.13 Conséquence massive de l’immigration en provenance des
pays musulmans, l’islam occupe une place croissante au point d’en faire la
deuxième religion dans une France qui compte 6 millions de musulmans.
Cette montée en puissance a contribué au développement de la xénopho-
bie et de l’islamophobie.
Il faut dire que les conduites d’une fraction de la population musul-
mane témoignent d’une distance, voire d’une rupture avec les pratiques de
la population majoritaire. Ce constat alimente le débat sur le communau-
tarisme qui permet aux membres d’une culture minoritaire de choisir les
représentants habilités à porter leurs revendications auprès des autorités.
Le modèle républicain rejette cette représentation politique des commu-
nautés au nom d’une République « une et indivisible ».
Il semble possible à Alain Touraine (et même souhaitable) de recon-
naître à une population des droits culturels dans la mesure où elle ne les
11 - Alain Touraine, Un nouveau paradigme : pour comprendre le monde d’au-
jourd’hui, Paris, Fayard, 2005.
12 - François Dubet, Ce qui nous unit. Discrimination, égalité et reconnaissance, Paris,

Seuil, 2016.
13 - « Le regard des Français sur la religion musulmane », Institut Montaigne, BLOG

Avril 2013.
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 9

utilise pas contre la société qui les lui accorde. On ne peut séparer la re-
connaissance des droits culturels de la minorité par l’acceptation par elle,
en retour, des lois que la majorité a adoptées. La loi de la République doit
rester supérieure à la loi religieuse. On ne peut bénéficier de la gratuité de
l’hôpital public et se soustraire à son mode de fonctionnement en refusant
d’être examiné par, selon les cas, un homme médecin ou une femme mé-
decin.14
Il est arbitraire de refuser que les mosquées aient des minarets alors
que les églises ont des clochers. La liberté religieuse suppose qu’un indi-
vidu a le droit d’appartenir à la confession de son choix, mais qu’il a aussi
le droit tout aussi impérieux d’en changer ou d’épouser quelqu’un d’une
autre confession. Il a aussi le droit de ne pas avoir de religion. Si la diver-
sité des mœurs entre en conflit avec l’universalisme des droits c’est ce der-
nier qui doit l’emporter. Par exemple une société qui accepte des signes
d’appartenance culturelle a le droit de désigner les lieux où ces signes ne
doivent pas apparaitre. C’est le sens de l’interdiction du voile à l’école. Le
port du voile est autorisé, mais la République française a considéré que
l’école publique gratuite, laïque et obligatoire devait être l’un de ces lieux
« qui place la citoyenneté commune au-dessus des différences entre com-
munautés ethniques [et] religieuses ».15
De plus, le port du foulard dans les établissements scolaires publics
mettrait sous pression les jeunes filles musulmanes qui refuseraient cette
tenue vestimentaire. Si le port du voile était autorisé celles qui ne le por-
tent pas seraient des « mauvaises musulmanes », des « putains » ayant à
subir des insultes voire des violences physiques. Ce sont des témoignages
remontant du terrain qui emportèrent la conviction des membres de la
Commission Stasi en majorité opposée à l’interdiction.16
Le problème relatif à la burka, voile intégral qui masque le visage de
celle qui la porte, semble quelque peu différent car, dans l’espace public,
nul ne peut masquer son visage. Il ne serait pas plus admissible de porter
une cagoule. L’interdiction ne se fait pas au nom de la laïcité, mais de
l’ordre public et de la sécurité.
Les enfants juifs ou musulmans ne mangent pas de porc par tradition
religieuse. Certains sont prêts, au nom de la laïcité, à forcer ces enfants à
ne pas déjeuner ou alors à leur promettre une double ration de frites.17
D’un autre côté, d’aucuns seraient enclins à mettre tous les enfants aux
menus « halal/casher ». Ces deux positions ne paraissent pas tenables. 80
14 - Alain Touraine, La fin des sociétés, Paris, Seuil, 2013.
15 - Ibid
16 - La Commission présidée par Bernard Stasi, ancien ministre, était chargée de réflé-

chir à l’application du principe de laïcité dans la République. Elle s’est réunie de juillet
à décembre 2003.
17 - Nicolas Sarkozy a fait cette proposition dans un meeting des primaires de la droite

et du centre.
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 10

% de la nourriture est également « halal et casher », c’est-à-dire compa-


tible avec la tradition juive et musulmane : il s’agit des légumes, des œufs,
de la plupart des poissons. La laïcité doit se révéler « inclusive » et montrer
ce que les habitants de ce pays ont en commun avant de mettre le doigt sur
les différences.18 Il revient alors aux cantines de proposer des repas alter-
natifs au carné qui répondent aux critères de bonne nutrition. « Le par-
tage entre végétariens et les autres est moins porteur de dissensions que
le partage entre les mange-du-porc et les autres ».19
Pour Caroline Fourest, la République ne doit pas financer le culte.
Une mosquée construite grâce au financement public serait, de toute fa-
çon, illégitime aux yeux des salafistes radicaux qui ne tarderaient pas à y
prendre le pouvoir après avoir renversé l’imam « vendu à la Répu-
blique ».20 Selon elle, un islam alternatif pourrait voir le jour sans que la
République ne finance le culte. La Fondation pour les œuvres de l’islam
en France dont Dominique de Villepin avait posé les jalons et que Bernard
Cazeneuve voulait transformer en Fondation pour l’islam, sous tutelle de
l’État, pourrait permettre de récolter les dons venus de l’étranger et de les
répartir entre les imams les plus respectueux de la République. Un
échange équitable en quelque sorte : les musulmans ne pratiqueront plus
l’islam des caves, mais ils ne pourront prier dans des conditions dignes que
s’ils respectent les lois de la République. Cependant, il est sans doute pos-
sible de favoriser la construction de lieux de culte décents aux six millions
de musulmans. Rien n’est plus dangereux qu’un « islam des caves » qui
apparaît comme une machine à fabriquer des intégristes.

CONCLUSION

La France serait devenue, pour certains, une société multiculturelle


qui devrait faire une place à de nouveaux droits culturels sans pour autant
laisser s’exprimer les communautés et leur particularisme dans la sphère
politique. Bien entendu, les nouveaux droits de ces minorités ne doivent
pas entrer en contradiction avec ceux que s’est donnée la population ma-
joritaire dans le cadre de la République. Il ne peut être question de tolérer
l’excision, la polygamie, la lapidation des femmes adultères, le voile inté-
gral au motif qu’il s’agirait là de traditions culturelles.
Dans notre pays, l’idée de reconnaissance des spécificités culturelles
heurte les principes de la République, ce modèle français d’intégration

18 - Patrick Weil (avec Nicolas Truong), Le sens de la République, Paris, Gallimard,


2015.
19 - Régis Debray, Didier Leschi, La laïcité au quotidien : guide pratique, Paris, Galli-

mard, 2016.
20 - Caroline Fourest, Génie de la laïcité, Paris, Grasset, 2016.
Jean-Serge ELOI CERCLE CONDORCET 11

fondé par la citoyenneté et l’égalité des droits. Cependant, les idées multi-
culturelles ne seraient pas autant étrangères à la France qu’on veut bien le
dire. Les différentes pratiques de lutte contre les discriminations et de dis-
crimination positive ne sont-elles pas là pour le prouver ? Le défi de la
prise en compte du caractère multiculturel de notre société doit chercher
in fine, à résoudre la contradiction : comment vivre « égaux mais diffé-
rents » ?

BIBLIOGRAPHIE

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