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Un domaine contesté : l'anthropologie économique

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES — SORBONNE


Fie SECTION : SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

textes^de sciences sociales 5

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE


MAURICE GODELIER

un domaine contesté:
l'anthropologie économique

ILecueil de textes

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE


© 1974 École Pratique des Hautes Études (VI e Section) and Mouton & Co.
ISBN : 2-7132-0008-3 et 2-7193-0873-0
Library of Congress Catalog Card Number : 73-85802
Couverture de Jurriaan Schrofer
Imprimé en France
AVANT-PROPOS

un domaine contesté : l'anthropologie


économique

« Il apparaît aujourd'hui que les pionniers de l'histoire


économique médiévale ont été souvent involontairement
entraînés à surestimer l'importance du commerce et de
la monnaie. La tâche la plus nécessaire — et sans doute
aussi la plus difficile — consiste à définir ce que furent
véritablement dans cette civilisation les bases et les
moteurs de l'économie. Pour aider à cette définition les
réflexions des économistes contemporains apparaissent,
en fait, moins utiles que ne sont celles des ethnologues. »
Georges DUBY
Guerriers et paysans, 1973, p. 12.

« Ce que l'on appelle développement historique repose


somme toute sur le fait que la dernière forme de société
considère les formes passées comme des étapes menant
à son propre degré de développement et comme elle est
rarement capable, et ceci seulement dans des conditions
bien déterminées, de faire sa propre critique [...] elle les
conçoit toujours sous un aspect unilatéral. »
Karl MARX
Introduction à : Contribution à la critique de l'économie
politique, 29 août 1857.

Ces deux réflexions séparées par plus d'un siècle disent avec clarté
pourquoi ce livre — premier volume d'un choix de textes qui en compor-
tera trois — ne s'adresse pas aux seuls anthropologues mais tout autant
aux historiens, aux économistes et, par-delà les divers spécialistes des
sciences humaines, aux hommes engagés dans l'action, militant pour
d'autres formes de société. Peut-être, à première vue, si l'on consulte
rapidement quelques ouvrages d'anthropologie, peut-on douter d'une
telle affirmation et s'interroger sur l'intérêt théorique, la portée générale
d'informations et d'analyses disparates qui concernent, par exemple,
aussi bien l'organisation économique et sociale des chasseurs-collecteurs
du désert de Kalahari que celle des castes de l'Inde du Sud, aussi bien
VI Avant-propos

celle des pasteurs nomades de l'Afrique orientale ou du Kazakhstan


que celle de communautés villageoises du Guatemala, de Bulgarie
ou du Sud-Est asiatique.
Cependant cette simple liste de noms laisse déjà entrevoir l'intérêt
des matériaux anthropologiques qui se sont multipliés depuis la décou-
verte et la domination progressives du monde non occidental par
l'Europe, c'est-à-dire depuis la naissance du capitalisme et son expansion
coloniale jusqu'à nos jours. Peu à peu un immense champ d'études
s'est constitué, peuplé de toutes les sociétés non occidentales pour la
connaissance desquelles il fallait avant tout recourir à l'observation
directe et à l'enquête orale. En même temps et pour les mêmes raisons,
l'anthropologie se voyait concéder l'étude des aspects de la vie villa-
geoise ou régionale européenne qui apparaissaient comme des survi-
vances de modes de production et d'organisation sociale précapitalistes
et préindustriels ou renvoyaient à des particularités ethniques ou
culturelles très anciennes qui, là encore, exigeaient pour être mieux
connues l'enquête directe sur le terrain.
L'anthropologie se présente donc, dans sa pratique réelle, comme
un domaine immense, hétéroclite et mal clos, formé par la lente accumu-
lation de matériaux qui habituellement échappent aux historiens et aux
économistes et concernent ce que, dans un langage empiriste et sans
rigueur, on appelle sociétés « paysannes » et sociétés « primitives ».
Mais les paysans forment-ils une « société » ou une « culture » ou une
« classe », et s'ils sont une classe exploitée au sein d'une société étatique,
n'y a-t-il pas autant de paysanneries que de formes de sociétés de
classes? Le texte d'Eric Wolf illustrera ce débat.
Mais le fait essentiel est que toutes les formes d'organisations écono-
miques et sociales, toutes les sociétés dont traitent les anthropologues
sont depuis des siècles, mais surtout depuis le 19e siècle et l'avènement
du capitalisme industriel, soumises de la part de l'Occident à un processus
continu d'érosion, de désagrégation, de destruction ou de mutation radi-
cales. C'est pour cette raison que ceux qui font œuvre d'anthropologue
— qu'ils soient professionnels ou amateurs, universitaires ou mission-
naires, administrateurs ou simples voyageurs — se trouvent pris dans
la contradiction de se vouer d'un côté à l'étude de sociétés que leur
propre société contribue fortement à transformer ou à détruire et de ne
pouvoir, d'un autre côté, éviter de justifier ou de dénoncer ces destruc-
tions, de faciliter ou de contester ces transformations. Bien entendu,
puisque ces transformations et ces destructions ont une de leurs causes
principales dans la domination occidentale, c'estja partir du jugement
de valeur qu'il porte sur sa propre société que l'anthropologue valorise
ou dévalorise ces formes d'évolution, qu'il juge l'histoire. Car en défi-
Avant-propos vu

nitive, qu'on le veuille ou non, c'est toujours de l'histoire dont il est


question en anthropologie, de ses formes et des raisons de ses transfor-
mations et, qu'il le sache ou non, c'est autant de sa propre société que
de celle qu'il étudie que parle l'anthropologue lorsqu'il parcourt et
rend manifestes leurs « différences ».
L'anthropologie et l'histoire ne peuvent être ou naître séparément et
l'œuvre d'Hérodote, revendiquée par l'une et l'autre disciplines comme
un ancêtre commun, porte témoignage de cette gémellité nécessaire.
Chez Thucydide, leur union est plus intime encore puisqu'il utilise
des données ethnographiques portant sur les coutumes des peuples
barbares de son temps pour reconstruire, dans les premiers chapitres
de son « Histoire », l'évolution des Grecs depuis les temps primitifs.
« Les Grecs d'autrefois, déclare-t-il, vécurent comme les Barbares vivent
aujourd'hui » 1 et le propos va bien au-delà des tentatives poétiques d'un
Hésiode de peindre la succession mythique de la marche de l'Humanité
de l'Age d'Or à l'Age de Fer. Mais en même temps, ce que cette recons-
titution de leur passé à l'aide du présent des autres venait confirmer aux
yeux des Grecs, c'est précisément qu'ils n'étaient plus des Barbares,
qu'ils avaient appris à vivre dans des cités, qu'ils s'étaient « civilisés »,
qu'ils étaient la Civilisation. Du même coup ils se trouvaient confirmés
dans leur droit de traiter les peuples barbares comme ils devaient l'être,
c'est-à-dire comme leurs esclaves réels ou potentiels.
Il eut été facile — puisque l'anthropologie n'est pas le fruit d'une
seule naissance mais se remet à naître chaque fois qu'un peuple entre-
prend d'en découvrir d'autres pour les « civiliser » ou plus modestement
pour leur imposer son commerce — de suivre de Las Casas 2 à Rousseau,

1. Thucydide, I, 6, 6. Parlant des origines du monde grec, Thucydide écrit :


« Le commerce n'existait pas et il n'y avait pas de relations sûres entre peuples,
par terre ou par mer ; de plus ils tiraient chacun de leur pays juste de quoi vivre :
ils n'avaient pas de réserves d'argent et ne faisaient pas de plantations [...]
enfin ils se disaient qu'en fait de nourriture ils s'assureraient n'importe où
de quoi satisfaire aux besoins quotidiens : aussi partaient-ils sans difficulté;
et cette raison les empêchait d'être forts soit par l'importance des villes soit par
aucune autre ressource » (I, 2, 2); voir à ce propos M. Austin et P. Vidal-
Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne, Paris, A. Colin, 1972, p. 21.
2. C'est sous l'influence de Las Casas et des Dominicains que pour faire
cesser le massacre et la spoliation des Indiens d'Amérique, le pape Paul III
proclame en 1537, dans sa célèbre bulle Sublimis Deus : « Considérant que les
Indiens, étant de véritables hommes, non seulement sont aptes à recevoir la foi
chrétienne, mais encore, d'après ce que nous savons, la désirent fortement [...]
nous décidons et déclarons, nonobstant toute opinion contraire, que lesdits
Indiens [...] ne pourront être d'aucune façon privés de leur liberté ni de la
possession de leurs biens [...] et qu'ils devront être appelés à la foi de Jésus-
VIII Avant-propos

de Montaigne à Montesquieu, de Locke à Maine ou à Morgan les juge-


ments multiples et opposés que les découvertes de sociétés et de modes
de vie différents ont suscités sur ces sociétés et sur la nôtre, et plus
profondément sur l'Histoire dont la marche apparaissait tantôt comme
progrès nécessaire, tantôt comme décadence irrémédiable, c'est-à-dire
toujours, selon l'expression de Marx, « sous un aspect unilatéral ».
Il fallait donc, pour commencer de choisir des textes, tracer dans
l'histoire une ligne de départ. Il nous est vite apparu qu'elle devait
passer par le milieu du 19e siècle. La Révolution française est déjà loin
et, au-delà des péripéties héroïques ou médiocres de luttes menées au
nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité universelles, la société
est devenue profondément, définitivement « bourgeoise ». Mais le fait
majeur est que de toutes les bourgeoisies qui se partagent la terre,
l'argent ou l'industrie, c'est cette dernière qui donne à cette société la
direction de son développement, qui lui assure son avenir. Désormais
le capitalisme industriel est devenu l'élément décisif qui détermine et
bouleverse sans cesse les conditions et l'échelle de la production et des
échanges, et qui est la source majeure d'engendrement du profit, d'accu-
mulation du capital. C'est ce capitalisme-là qui nécessite et impose à la
fois la formation de véritables marchés nationaux, concurrence sans
rémission et ruine rapidement toutes les formes de production et d'orga-
nisation sociales qui avaient survécu en Europe avant la révolution
industrielle. Et c'est ce même capitalisme qui ne peut se contenter de ces
marchés nationaux et force les nations européennes à terminer au plus
vite ce qu'elles avaient commencé quelques siècles plus tôt, se partager
le monde.
Dans le domaine de la pensée, le 19e siècle est celui de l'histoire et
toutes les siences sociales, anciennes ou nouvelles, prennent la forme
d'histoires du droit, des langues, de la religion, de la famille, etc. La
Nature elle-même est de plus en plus regardée comme le produit d'une
évolution nécessaire de la matière animée ou inanimée. Enfin la société
a cessé de paraître fondée sur des hiérarchies et des privilèges héréditaires
mais est conçue comme le résultat du concours de tous les individus qui
la composent. Mais comment les intérêts généraux de la société peuvent-
ils être assurés par le concours d'individus qui poursuivent au premier
chef leur intérêt privé? L'économie politique, science en plein dévelop-
pement, fournissait la réponse. A. Smith et Ricardo avaient montré que

Christ par la prédication de la parole divine et par l'exemple d'une vertueuse et


sainte vie. » Cf. M. Bataillon et A. Saint Lu, Las Casas et la défense des Indiens,
Paris, Julliard, 1971, p. 160.
Avant-propos IX

l'agriculture ou le commerce ne contribuaient pas seuls, comme le


voulaient les physiocrates ou les mercantilistes, à la richesse des nations,
mais que toutes les branches de la division du travail, toutes les formes
du travail y contribuaient. « Le travail annuel d'une nation est le fonds
primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses néces-
saires et commodes à la vie », et il est l'unique source de la valeur des
marchandises. Une « main invisible » 3, à travers les lois de la concur-
rence, faisait que chaque individu en ne poursuivant que son intérêt privé
multipliait les ressources et les dirigeait « vers les emplois les mieux
assortis à l'intérêt général de la société ». De même que Thucydide
soulignait, deux mille ans plus tôt, en contraste avec le mode de vie des
Barbares, la supériorité de la société grecque, A. Smith opposait les
vertus d'une société et d'une économie soumises au « système simple et
facile de la liberté naturelle », aux déficiences de l'économie des peuples
primitifs.
« Au contraire des nations sauvages, chez les nations civilisées et en progrès,
quoiqu'il y ait un grand nombre de gens tout à fait oisifs et beaucoup d'entre
eux qui consomment un produit de travail décuple et souvent centuple de ce que
consomme la plus grande partie des travailleurs, cependant la somme du pro-
duit du travail de la société est si grande que tout le monde y est pourvu avec
abondance et que l'ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre,
s'il est sobre et laborieux, peut jouir, en choses propres, aux besoins et aux
aisances de la vie, d'une part bien plus grande que celle qu'aucun sauvage
pourrait jamais se procurer *. »
Mais déjà au milieu du 19e siècle 6 la misère ouvrière, les premières
crises économiques forçaient à remettre en question cette vision uni-
latérale et apologétique de la société bourgeoise et la thèse de la ratio-
nalité de l'économie capitaliste. Cependant, bien loin de s'effondrer et
de disparaître, la croyance dans les vertus de Y Homo oeconomicus qui
sommeille en chaque individu et dans les bienfaits de la concurrence
3. A. Smith, Traité de la richesse des Nations, 1776, Paris, Éd. Guillaumin,
1.1, p. 1.
4. Ibid., t. II, p. 358.
5. Rappelons qu'en 1848 paraissait le Manifeste du Parti communiste de
K. Marx et de F. Engels qui s'achevait sur les mots célèbres : « Prolétaires de
tous les pays, unissez-vous ! » et les Principes d'économie politique, avec quelques-
unes de leurs applications à l'économie sociale de John Stuart Mill, disciple
enthousiaste et respectueux d'A. Smith qui cependant, devant les formidables
bouleversements économiques et sociaux qui avaient eu lieu depuis la fin du
18e siècle, montre quelques réserves pour les vertus du « Système de liberté
naturelle » : « J'avoue que je ne suis pas enchanté de l'idéal de vie que nous
présentent ceux qui croient que l'état normal de l'homme est de lutter sans
fin pour se tirer d'affaire, que cette mêlée où l'on se foule aux pieds, où l'on se
coudoie, où l'on s'écrase, où l'on se marche sur les talons et qui est le type de la
société actuelle, soit la destinée la plus désirable de l'Humanité » (Éd. Guillau-
min, 1861, Paris, L. IV, chap. n, § 2.)
X Avant-propos

devait connaître bientôt un développement nouveau avec les travaux


de Jevons, Walras, Menger, von Mises, Pareto 6 . Ceux-ci, au cours
de la seconde moitié du 19e siècle, allaient élaborer les principes théo-
riques de l'économie politique qui domine aujourd'hui au sein des pays
capitalistes : la théorie mathématique et subjective de la détermination
de la valeur d'échange des marchandises par leur utilité marginale. Et
Pareto allait s'efforcer de démontrer mathématiquement à quelles
conditions un état socio-économique « optimum » pouvait être atteint
à travers les efforts de chacun, qu'il produise ou qu'il consomme, pour
maximiser ses satisfactions marginales. Ainsi s'élaborait la base théo-
rique sur laquelle sont bâties toutes les théories actuelles du « Welfare »,
du Bien-Être, individuel et collectif, que l'on peut espérer du fonction-
nement du mode de production et d'échange capitaliste et qu'on ne
peut atteindre que par lui.
Nous sommes déjà ici en plein 19e siècle et il faudra attendre 1929
et la « grande dépression » pour que Keynes ajoute la dernière pièce
manquante à l'économie politique contemporaine, l'analyse macro-
économique du système capitaliste. C'était certes là revenir vers les
classiques, mais pas à la thèse essentielle d'A. Smith et de Ricardo que le
travail est la substance de la valeur d'échange des marchandises. Ce bref
inventaire du champ et des limites de l'anthropologie, de ses rapports
avec l'histoire et l'économie politique et l'esquisse sommaire des courants
théoriques qui s'opposent au sein de cette dernière discipline depuis
plus d'un siècle étaient indispensables pour comprendre la nature et la
portée des problèmes et des thèses qui sont débattus tout au long des
textes que nous avons choisis.
Nous savons donc que les matériaux anthropologiques traitent de
formes d'organisation économiques et sociales différentes de celles de
la société bourgeoise et que leur existence est désormais largement subor-
donnée aux conditions de reproduction du mode de production capi-

6. Voir à ce propos Maurice Godelier, Rationalité et irrationalité en économie,


Paris, Maspero, t. I, p. 38-71 : « La rationalité économique capitaliste ».
Rappelons quelques œuvres et quelques dates qui marquent ce courant :
1838 : Antoine A. Cournot, Recherches sur les principes mathématiques de la
théorie des richesses, rééd. 1938, Paris, Éd. Rivière.
1862 : Williams Stanley Jevons, Notice on a general Mathematical Theory of
Politicai Economy, British Association for the Advancement of Science,
octobre 1862.
1873-1876 : Léon Walras, Éléments d'économie politique pure ou théorie de la
richesse sociale, Lausanne, 1926.
1896 : Wilfredo Pareto, Cours d'économie politique, Lausanne.
Au-delà de ces dates nous rencontrons les noms d'Alfred Marshall, Lionel
Robbins, Maurice Allais, Robert Hicks et nous sommes alors au 20 e siècle.
Avant-pròpos xi

taliste. Nous savons aussi que cette différence et cette subordination


mettent en question inévitablement les idées que nous nous faisons de
notre propre société. Nous savons également que les concepts de l'éco-
nomie politique élaborés pour rendre compte d'un système économique
de production marchande industrielle sont considérés par de nombreux
économistes comme porteurs d'une vérité universelle dans la mesure où
ils expliciteraient les lois naturelles du comportement rationnel de
Y Homo oeconomicus qui sommeille en tout individu et à toute époque
et n'auraient pu s'appliquer et s'épanouir qu'avec l'apparition de
l'économie de marché capitaliste moderne devenue ainsi la norme et
l'incarnation de la rationalité économique. Nous verrons enfin que cette
prétention à l'universalité est contestée par les économistes eux-mêmes
et que certains, dont Marx fut le plus grand, contestent même que les
concepts communs de l'économie politique disent la vérité sur la struc-
ture profonde, cachée du mode de production capitaliste puisqu'ils
masqueraient le fait fondamental de l'exploitation des travailleurs par
les propriétaires des moyens de production et du capital. Tel est le
réseau complexe des problèmes débattus dans ce choix de textes et il est
évident, contre ceux qui voudraient trouver une coupure radicale entre
notre siècle et le précédent, que ce réseau est déjà en place au 19e siècle.
Du 19e siècle nous avons retenu quatre auteurs dont l'un, Karl
Bücher 7 , sert de repoussoir aux autres bien qu'il eût quelque célébrité
au tournant de ce siècle pour avoir, à la suite de son maître, l'historien
Karl Rodbertus 8 , proposé un schéma général de l'évolution économique
de l'Occident en trois stades, de l'économie familiale à l'économie
urbaine et de celle-ci à l'économie nationale, schéma pauvre qui est à la
fois une histoire fausse et de la fausse histoire. Nous avons dû laisser de
côté, au tournant de notre siècle, Max Weber car, bien qu'il fût des
plus grands, il ne fut pas un fondateur. Marx, Maine, Morgan sont trois
fondateurs; Maine du droit comparé, Morgan de l'anthropologie. Marx
occupe une place à part car il fonde le « marxisme », ce qui est tout autre
chose que de fonder une discipline de plus dans les sciences humaines.
Tous trois pensent que les matériaux ethnographiques permettent de
compléter les parties manquantes de notre connaissance de l'évolution
de l'humanité. Tous trois pensent qu'il y a eu progrès au cours de cette
évolution et que le signe de ce progrès est la libération moderne des
capacités créatrices de l'individu. Mais, alors que Maine, penseur victo-

7. Karl Bücher, Die Entstehung der Volkwirtschaft, 1893. Voir à ce propos la


critique de K. Bücher dans Olivier Leroy, Essai d'introduction critique à l'étude
de l'économie primitive, Paris, Paul Geuthner, 1923.
8. Karl Rodbertus, « Zur Geschichte der römischen Tributsteuern », Jhb. f .
Nationalökon. u. Statist., IV, 1865, p. 339 sq.
XII Avant-propos

rien, se satisfait de voir dans les nations européennes le terme de cette


évolution et le couronnement de la Civilisation, Morgan et surtout Marx
insistent sur le caractère contradictoire de cette civilisation fondée sur
une forme moderne de l'exploitation de l'homme par l'homme, et
montrent que l'évolution va se poursuivre dans le sens de l'élimination
de cette contradiction.
Au 19e siècle, une des questions les plus débattues est celle de la
diversité des formes de propriété, de leur évolution et particulièrement
de l'origine de la propriété privée. Pour cette raison, et parce qu'il a
réfléchi sur les mêmes matériaux ethnographiques recueillis par les
administrateurs anglais aux Indes que Marx, nous avons inclus Maine
dans ce choix de textes. Maine et Morgan traitent de l'évolution des
systèmes économiques en séparant l'étude des formes de la propriété
de celle des conditions matérielles de la production. Morgan cependant
était conscient qu'un lien existait entre ces deux domaines, mais il se
reconnaissait incapable de saisir leur articulation.
« Il est probable que la succession des arts de la subsistance qui firent leur
apparition à de longs intervalles de temps, fournira, en fin de compte, les bases
les plus satisfaisantes de ces divisions [de l'évolution] de l'humanité du fait
de la grande influence qu'ils doivent avoir exercée sur la condition de l'huma-
nité. Mais la recherche n'a pas été menée suffisamment loin dans cette direc-
tion pour produire l'information nécessaire »
C'est à cette même conclusion qu'était déjà parvenu Marx en 1844, et
c'est à l'analyse des rapports entre le progrès des forces productives
industrielles, le mode de production capitaliste et les diverses institutions
de la société bourgeoise qu'il avait consacré trente années de sa vie. Le
texte de Marx que nous avons choisi occupe une place à part. Il fut écrit
en 1859, après que Marx ait découvert que la plus-value du capital n'est
rien d'autre que du travail non payé aux producteurs directs, aux ouvriers
qui n'ont que leur force de travail à vendre et sont privés de la propriété
des moyens de production et de l'argent. Il vient donc de porter une
critique radicale à « la doctrine du profit de A. Smith et Ricardo ». La
découverte qu'au cœur du système capitaliste et à l'origine de l'accu-
mulation du profit et du capital il y a séparation radicale du travailleur
et des moyens de production, l'amène à s'interroger sur les conditions
qui ont créé cette séparation et il esquisse non pas une histoire réelle de
l'humanité, mais une suite « d'épures » de divers types de formes de
propriété et de modes de production qui se sont succédés à ses yeux
depuis le point de départ de l'évolution historique dans les diverses
formes communautaires, tribales, asiatiques, etc., de production et de
propriété jusqu'aux formes modernes fondées sur l'exploitation du

9. Ancient Society, 1877, Calcutta, Bharati, 1953, p. 9.


Avant-propos XIII

travail salarié et l'échange universel des marchandises10. Marx en 1883,


dans ses lettres à Vera Zassoulitch, soulignera que, s'il existe une néces-
sité de cette évolution, elle s'applique d'abord à l'Europe occidentale,
et jamais il ne s'est proposé, comme ses épigones, de construire et
d'imposer un schéma rigide d'évolution unilinéaire de toutes les sociétés.
Il cherchait donc des lois d'évolution sans être évolutionniste à la
manière de Spencer et l'on connaît ses réserves à l'égard de la transpo-
sition à la société des théories darwiniennes de l'évolution des espèces.
Enfin Marx se refusait à projeter sur toutes les formes de sociétés
non seulement les rapports capitalistes et les concepts qui les expriment,
bien ou mal, mais les concepts qui semblent plus généraux, plus neutres
tel le concept de travail.
« Le travail est, semble-t-il, une catégorie toute simple et l'idée de travail en
général est vieille comme le monde. Conçu sous l'angle économique, dans toute
sa simplicité, le ' travail ' est cependant une catégorie aussi moderne que les
rapports qui engendrent cette abstraction, pure et simple. Cet exemple du tra-
vail montre d'une manière frappante que les catégories les plus abstraites, bien
que valables pour toutes les époques, en raison de leur abstraction, n'en sont
pas moins, si abstraites soient-elles, le produit de conditions historiques et ne
sont pleinement valables que dans les limites de celles-ci »
Il en est de même des catégories de monnaie, d'échange, de capital, etc.
Si nous nous tournons vers le 20e siècle, les débats restent les mêmes
bien qu'avec l'œuvre de Boas, de Malinowski et des anthropologues
contemporains quelque chose ait profondément changé.
Les formalistes, avec Burling, Leclair, Salisbury s'autorisent du fait
que dans toute société il y a des formes de rareté et de compétition pour
affirmer que les catégories de l'économie politique marginaliste s'appli-
quent partout. Partout les hommes sont occupés à maximiser quelque
chose. Les substantivistes au contraire soulignent la diversité des systèmes
économiques et prétendent qu'il est impossible d'utiliser universellement
les catégories de l'économie politique parce qu'elles ont été élaborées
pour analyser des économies organisées pour la production et l'échange
de marchandises, dominées par le marché. Dans d'autres sociétés, au
contraire, l'économie n'est pas réglée par le jeu d'un marché mais est
« encastrée » dans le fonctionnement d ' « institutions générales » (Evans-
Pritchard), d'institutions plurifonctionnelles qui peuvent être soit la
parenté, la religion, les rapports politiques. De Boas et de Malinowski,
Polanyi recueille une sorte de typologie empiriste de mécanismes divers
d'intégration de l'économie, mécanismes de réciprocité ou de redistri-
bution. Par ailleurs, il se refuse à distribuer ces divers mécanismes le

10. Cf. Maurice Godelier, Introduction à Marx in Les sociétés précapitalistes,


Paris, Éd. Sociales, 1970, p. 1-142.
11. Marx, Grundrisse, trad. française, Paris, Éd. Anthropos, 1.1, p. 33.
XIV Avant-propos

long d'un schéma d'évolution des systèmes économiques. Ce qui a


définitivement disparu avec la découverte du potlatch des Indiens
Kwakiutl ou de la kula des indigènes des îles Trobiands de Mélanésie,
c'est l'image des primitifs préoccupés uniquement de subsister, écrasés
par la nature et n'ayant pas le temps de créer de la « culture ». Par un
singulier retournement, ce sont les sociétés de chasseurs collecteurs du
désert de Kalahari ou de la forêt congolaise qui apparaissent aujourd'hui
à Marshall Sahlins jouir de la véritable « société d'abondance », celle où
les moyens couvrent entièrement les besoins12.
Mais si Polanyi suit Marx lorsque ce dernier se refuse à projeter
sur toute société les catégories de l'économie politique « bourgeoise », il
ne reprend pas à son compte l'essentiel des concepts de Marx, la notion
de mode de production, celle de correspondance structurale entre modes
de production et formes de société, ni la thèse que la valeur est du travail
social coagulé, ni la notion de transformations nécessaires des modes de
production et des sociétés. Il reste empiriste. Le sont également les néo-
évolutionnistes, mais à la différence de Polanyi, ils intègrent les analyses
de ce dernier des mécanismes de réciprocité, de redistribution et
d'échange marchand dans un schéma d'évolution des formes de sociétés
des bandes aux tribus, des tribus aux chefferies, des chefferies à l'État et
aux sociétés de classes. Eric Wolf définit les paysans comme des « agri-
culteurs exploités » par une classe dominante par contraste avec les
agriculteurs « primitifs » dont le travail ou les moyens de production ne
sont pas aliénés et il reprend de Marx la théorie des trois formes de la
rente foncière. Mais chez Sahlins comme chez Wolf manque une véritable
théorie des modes de production et de leur articulation interne avec les
autres niveaux d'organisation de la société, parenté, politique, idéologie.
Car le problème fondamental est là, dans la définition de ce que l'on
entend par économie, dans la découverte et l'explication des formes que
prennent, du lieu qu'occupent, dans les divers types de société, les
rapports des hommes entre eux dans la production des conditions maté-
rielles de leur existence1S. C'est pour cette raison que nous avons conclu
en posant la question « L'anthropologie économique est-elle possi-

12. Cf. Marshall Sahlins, « La première société d'abondance », Les Temps


modernes, 268, octobre 1968, p. 641-680 et Stone-Age Economies, Chicago,
111., Aldine, 1972, chap. i. Dans Stone-Age Economies, M. Sahlins se réclame
désormais explicitement d'une approche structurale et marxiste alors que dans
Ttibesmen (Chicago, 111., Aldine, 1966) il défendait encore certaines thèses
néo-évolutionnistes (cf. infra, deuxième partie).
13. Question fondamentale que pose à sa manière Louis Dumont lorsqu'il
discute dans Homo hierarchicus (Paris, Gallimard, 1966) du lieu et du statut de
l'économie dans le fonctionnement du régime des castes en Inde.
Avant-propos xv

ble? » 1 4 . Pour nous, la théorie des modes de production est encore à


construire puisqu'on ne peut jamais lire directement dans la trame visible
des rapports sociaux la nature exacte des rapports de production. Et si
nous pensons qu'il fait, pour construire cette théorie, reprendre la route
à partir de Marx, nous savons aussi que celui-ci n'avait pas — comme
tant de ses disciples l'ont faut — assigné d'avance une forme, un contenu
et un lieu invariables à ce qui peut fonctionner comme rapports de
production. Ce qui importait c'était de supposer qu'existe une hiérarchie
de fonctions et non d'institutions comme le veulent les empiristes, une
hiérarchie dans la causalité des structures sociales en ce qui concerne le
fonctionnement, la reproduction et l'évolution des sociétés.
A suivre cette voie, on peut espérer non pas développer une discipline
de plus, l'anthropologie économique, mais remettre l'histoire au possible,
au futur et dépasser un jour les cloisonnements fétiches et les divisions
arbitraires des sciences humaines qui opposent aujourd'hui l'anthro-
pologie à l'histoire ou la sociologie à l'économie. Mais bien entendu,
s'il existe des lois de l'histoire ce n'est pas de « l'histoire en général » qui
est un concept sans objet qui lui corresponde mais des diverses forma-
tions économiques et sociales qu'analysent l'historien, l'anthropologue,
le sociologue ou l'économiste.
Ce livre est avant tout un inventaire de problèmes théoriques et
méthodologiques. Les deux suivants rassembleront une trentaine de
textes portant autour de faits célèbres tels le potlatch, les monnaies
primitives, l'organisation économique de l'État inca et de problèmes
fondamentaux tels les rapports entre parenté ou religion et économie.
Avant de terminer, nous voudrions remercier les professeurs John
Barnes, Georges Dalton, Mary Douglas, Marshall Sahlins, Richard
Salisbury et Eric Wolf des suggestions qu'ils nous ont faites au cours de
la fabrication de ce recueil. Et nos derniers remerciements iront à
M l l e Karen Chalonge qui a pris la patience de traduire ces textes. Partout
où nous ne pouvions faire autrement, nous avons sacrifié le style au sens
et il est certain — ce dont nous prions le lecteur de bien vouloir nous
excuser — que cette fidélité aux idées a dû être payée souvent d'un
manque de grâce de la forme.

14. Maurice Godelier, Horizon, trajets marxistes en anthropologie, Paris,


Maspero, 1973, chap. I.
KARL MARX

formes qui précèdent


la production capitaliste (1858)*

DU PROCÈS QUI PRÉCÈDE LA FORMATION DU RAPPORT CAPITALISTE,


OU LA FORMATION DE L'ACCUMULATION PRIMITIVE

Si une présupposition 1 du travail salarié et une des conditions historiques


du capital est le travail libre et l'échange de ce travail libre contre de
l'argent, afin qu'il reproduise et fasse fructifier l'argent, afin qu'il soit
consommé par l'argent en tant que valeur d'usage non destinée à la jouis-
sance mais en tant que valeur d'usage pour de l'argent, une autre présup-
position est la séparation du travail libre d'avec les conditions objectives
de sa réalisation — du moyen du travail et du matériau du travail. Avant
tout, par conséquent, le travailleur se détache de la terre, son laboratoire
naturel — ce qui entraîne la dissolution de la petite propriété foncière
libre ainsi que de la propriété foncière collective fondée sur la c o m m u n e 8
orientale. Dans ces deux formes, le travailleur se comporte en proprié-
taire vis-à-vis des conditions objectives de son travail; nous avons ici
l'unité naturelle du travail avec ses présupposés matériels. C'est pourquoi
indépendamment du travail, le travailleur a une existence objective 8 .
L'individu se comporte vis-à-vis de lui-même en propriétaire, en maître

* Extrait de : Sur les sociétés précapitalistes, Paris, Éditions sociales, 1970,


p. 180-226.
Ce chapitre est extrait des manuscrits de Karl Marx connus sous le nom de
Esquisse de la critique de l'économie politique » (Grundrisse). (Note de la
version originale.)
1. Marx distingue constamment dans ce texte entre Bedingung, « condition »,
au sens général du terme, et Voraussetzung, condition préalable (ce qui est déjà
là) et que nous traduirons par « présupposition » ou « présupposé ».
2. Pour désigner des réalités voisines Marx emploie quatre termes, Kommune,
Gemeinde, Gemeinwesen, et Gemeinschaft que nous traduirons respectivement
par « commune », « communauté », « structure communautaire » et « collec-
tivité » (ou « entité communautaire »).
3. « hat... eine gegenständliche Existenz. »
4 L'héritage du 19e siècle

qui règne sur les conditions de sa réalité. Il se comporte de la même façon


vis-à-vis des autres et selon que cette présupposition est posée comme
dérivant de la structure communautaire ou des familles particulières qui
constituent la communauté — il se comporte vis-à-vis des autres comme
vis-à-vis de copropriétaires, comme vis-à-vis d'autant d'incarnations de
la propriété commune, ou bien comme vis-à-vis de propriétaires indépen-
dants placés à côté de lui, de propriétaires privés indépendants —, à côté
desquels la propriété commune, qui jadis absorbait tout et s'étendait sur
tout, est posée elle-même comme ager publiais 4 particulier à côté des
nombreuses propriétés foncières privées.
Dans les deux formes les individus ne se comportent pas en travailleurs
mais en propriétaires — et en membres d'une entité communautaire qui
en même temps travaillent. Le but de ce travail n'est pas la création de
valeur — bien qu'ils puissent faire du surtravail pour échanger entre eux
des produits étrangers, c'est-à-dire supplémentaires —, mais son but est
la conservation du propriétaire individuel et de sa famille ainsi que de la
structure communautaire dans son ensemble. Le procès par lequel l'indi-
vidu se pose en travailleur, dans ce dépouillement, est lui-même un
produit historique.
Dans la première forme de cette propriété foncière apparaît d'abord,
comme premier présupposé, une structure communautaire dans sa pureté
spontanée s . La famille et la famille élargie au sein de la tribu 6 , soit par
intermarriage7 entre familles, soit par combinaisons de tribus. Comme
nous pouvons admettre que l'état pastoral et le nomadisme sont la pre-

4. Domaine public.
5. Naturwüchsig, « non déformé », « à l'état pur », que nous traduirons le plus
souvent par « spontané ».
6. Le mot Stamm désigne seulement un groupe d'apparentés et nous le tra-
duirons par « tribu ». A l'époque de Marx, la distinction entre « clan » et
« tribu » n'était pas encore établie. Marx emploie le mot Clan pour désigner le
clan écossais. Dans certains passages, Marx emploie le terme Stamm dans un
sens qui correspond à celui que l'ethnologie postérieure a réservé au terme
« clan » (groupe d'apparentés consanguins). Dans d'autres passages il emploie
le même terme dans un sens plus vaste, correspondant au sens donné par la suite
aux termes « tribu » ou « groupe ethnique ». Notons que pour Marx, ce type
d'organisation sociale est spontané ou naturel (naturwüchsig) et se confond
avec la « horde », supposée être le mode de groupement humain primitif
directement dérivé de l'animalité. En fait, nous savons aujourd'hui que les
formes les plus rudimentaires d'organisation sociale que nous connaissions
ne sont pas « naturelles » mais diffèrent fondamentalement des formes d'orga-
nisation animales, présentent une complexité et une élaboration qui les font
relever de la culture et non de la nature. L'hypothèse selon laquelle la « horde »
serait la forme primitive de l'organisation humaine n'a trouvé jusqu'ici aucune
confirmation et est généralement rejetée par les ethnologues.
7. En anglais dans le texte.
Formes qui précèdent la production capitaliste 5

mière forme du mode d'existence, non pas que la tribu s'établisse en un


séjour déterminé mais en ce sens qu'elle fait paître à ses animaux ce
qu'elle trouve — les hommes ne sont pas sédentaires par nature (à moins
qu'ils ne se trouvent dans un entourage naturel si particulièrement fécond
qu'ils se perchent comme des singes, dans un arbre) sinon, roaming 8,
comme les animaux sauvages —, la communauté tribale, l'entité commu-
nautaire naturelle, n'apparaît pas comme résultat mais comme présup-
posé de l'appropriation (temporaire) et de Vutilisation collective du sol.
S'ils finissent par s'établir, cela dépendra de différentes conditions exté-
rieures, climatiques, géographiques, physiques, etc. ainsi que de leurs
dispositions naturelles particulières, etc. — de leur caractère de tribu 9 —
et de la manière plus ou moins sensible dont cette communauté primitive
est modifiée. La communauté tribale spontanée ou, si l'on veut, l'exis-
tence à l'état de horde 10 — la communauté de sang, de langue, de cou-
tumes, etc. — est le premier présupposé de Y appropriation des conditions
objectives de leur vie et de l'activité de celle-ci en tant qu'elle se reproduit
et se concrétise (activité de bergers, chasseurs, cultivateurs, etc.) La terre
est le grand laboratoire, l'arsenal qui fournit aussi bien le moyen de tra-
vail que le siège, la base de la collectivité. Ils se comportent naïvement à
son égard, en la considérant comme la propriété de l'entité communau-
taire et de l'entité communautaire qui se produit et se reproduit dans le
travail vivant. Chaque particulier 11 se comporte également en metnber12
de cette collectivité, en propriétaire ou en possesseur13. L'appropriation
réelle par le procès de travail s'effectue sur la base de ces présuppositions
qui ne sont pas elles-mêmes le produit du travail mais apparaissent comme
ses présuppositions naturelles ou divines. Cette forme, qui repose sur le
même rapport fondamental, peut se réaliser elle-même de manière très
différente. Par exemple rien en elle ne s'oppose à ce que, comme dans la
plupart des formes asiatiques fondamentales, l'unité d'ensemble qui est
placée au-dessus de toutes ces petites entités communautaires apparaisse

8. Allant à l'aventure.
9. Marx écrit « Stammcharakter » (littéralement leur caractère de tribu, nous
dirions aujourd'hui leur caractère ethnique). Caractère « racial » serait une
traduction unilatérale : mais cet aspect n'est probablement pas à exclure.
A l'époque où écrit Marx, l'idée que des caractéristiques sociales puissent être
attachées à la race est courante et n'a pas encore reçu le démenti de la science.
10. Herdenwesen.
11. Marx distingue entre das Individuum, « l'individu » au sens général et
« der Einzelne », l'individu considéré isolément, qu'on traduira soit par « indi-
vidu particulier », soit par « individu isolé ».
12. Membre.
13. Marx distingue entre Eigentümer, « propriétaire » et Besitzer, « posses-
seur » au sens de « détenteur » souvent temporaire.
6 L'héritage du 19e siècle

comme le propriétaire supérieur ou le propriétaire unique, les communau-


tés réelles n'apparaissant par suite que comme possesseurs héréditaires.
Puisque Y unité est le propriétaire réel et le présupposé réel de la pro-
priété collective, cette unité peut elle-même apparaître comme un élément
particulier au-dessus des nombreuses entités communautaires particu-
lières réelles, dans le cas où l'individu isolé est alors in fact14 sans pro-
priété ou bien quand la propriété apparaît pour lui comme médiatisée
par le renoncement de l'unité d'ensemble (qui est réalisée dans la personne
du despote, père des nombreuses entités communautaires) en faveur de
l'individu séparé, par la médiation de la communauté particulière; par
propriété on entend : le comportement de l'individu séparé vis-à-vis des
conditions naturelles du travail et de la reproduction considérées comme
des conditions objectives qui lui appartiennent, autrement dit le corps de
la subjectivité qu'il trouve sous forme de nature inorganique. Le surpro-
duit — qui est du reste légalement déterminé à la suite de l'appropriation
réelle par le travail — appartient ainsi de lui-même à cette unité suprême.
Au sein du despotisme oriental, avec l'absence de propriété qui semble le
caractériser du point de vue juridique, on trouve par conséquent, existant
effectivement, comme base, cette propriété de tribu ou de communauté,
créée la plupart du temps par une combinaison de la manufacture et de
l'agriculture à l'intérieur de la petite communauté qui devient ainsi abso-
lument self-sustaining15 et renferme en elle-même toutes les conditions de
la reproduction et de la production supplémentaire. Une partie de son
surtravail appartient à la collectivité du niveau supérieur qui existe finale-
ment comme personne et ce surtravail est mis en valeur tant dans le tribut,
etc. que dans les travaux en commun accomplis à la gloire de l'unité, pour
une part du despote réel, pour une part de l'entité tribale imaginaire, le
Dieu. Or ce mode de propriété communautaire peut, dans la mesure où il
se réalise réellement dans le travail, apparaître de manière différente :
soit que les petites communautés végètent indépendamment les unes des
autres, juxtaposées les unes aux autres, soit que l'individu travaille indé-
pendamment avec sa famille sur le lot qui lui a été attribué (travail déter-
miné pour les réserves collectives, insurance16 pour ainsi dire, d'une part,
et pour couvrir les frais de l'entité communautaire en tant que telle, donc
pour la guerre, le culte, etc. ; le dominium seigneurial au sens le plus pri-
mitif se trouve d'abord ici, par exemple dans les communautés slaves,
roumaines, etc. C'est là que se trouve la transition vers la corvée, etc.);
soit que l'unité puisse s'étendre au caractère collectif17 du travail lui-

14. En fait.
15. Vivant en autosubsistance.
16. Assurance.
17. Gemeinschaftlichkeit.
Formes qui précèdent la production capitaliste 7

même, qui peut être un système en bonne et due forme, comme au


Mexique et au Pérou en particulier, chez les anciens Celtes et quelques
tribus des Indes. En outre ce caractère collectif à l'intérieur de la structure
tribale peut apparaître davantage d'une autre manière : l'unité est alors
représentée par un chef de famille ou encore comme relation des pères de
famille entre eux. De là, pour cette structure communautaire, une forme
plus ou moins despotique ou démocratique. Les conditions collectives
de l'appropriation réelle par le travail, les canaux d'irrigation, très impor-
tants chez les peuples asiatiques, les moyens de communication, etc.
apparaissent alors comme l'œuvre de l'unité supérieure — du gouverne-
ment despotique planant au-dessus des petites communautés. Les villes
proprement dites ne se forment, à côté de ces villages, que là où se trouve
un point particulièrement favorable au commerce extérieur; ou bien là où
le chef de l'État et ses satrapes échangent leur revenu (surproduit) contre
du travail et le dépensent sous forme de labour-funds18.
La seconde forme — qui, comme la première, a provoqué des modifica-
tions fondamentales, du point de vue local, historique, etc. — est le
produit d'une vie plus dynamique, historique, le produit des destinées et
de la modification des tribus primitives — et implique aussi la structure
communautaire comme première présupposition, mais non pas, comme
dans le premier cas, en qualité de substance, dont les individus ne seraient
que des accidents, ou dont ils ne formeraient que des parties constitutives
d'une manière spontanée — elle ne suppose pas la campagne comme base
mais la ville comme séjour (centre) déjà créé des paysans (propriétaires
fonciers). Le champ cultivé apparaît comme territoire de la ville, et non le
village comme simple appendice de la campagne. La terre en soi — si
grands que soient les obstacles qu'elle peut opposer à ce qu'on la travaille
et se l'approprie réellement — n'oppose aucun obstacle à ce qu'on se
comporte envers elle comme envers la nature inorganique de l'individu
vivant, son atelier, le moyen de travail, l'objet de travail et le moyen de
subsistance du sujet. Les difficultés que rencontre la communauté ne
peuvent que provenir d'autres communautés qui ont déjà occupé le ter-
roir 19 , ou bien troublent la communauté dans son occupation. C'est
pourquoi la guerre est la grande tâche d'ensemble, le grand travail collec-
tif qui est exigé soit pour occuper les conditions objectives de l'existence
vivante, soit pour protéger et perpétuer cette occupation. C'est pourquoi
la communauté constituée par des familles est d'abord organisée sur des
bases guerrières — comme force de guerre, force armée, et c'est là une des
conditions de son existence en tant que propriétaire. La concentration des

18. Fonds de travail.


19. Grund und Boden.
8 L'héritage du 19e siècle

résidences dans la ville est la base de cette organisation guerrière. La


structure tribale en soi conduit à différencier les lignages en supérieurs et
inférieurs, évolution qui s'accentue encore par le mélange avec des tribus
passées sous le joug, etc. La propriété communautaire — en tant que pro-
priété d'État, ager publicus, est séparée ici de la propriété privée. La pro-
priété de l'individu n'est pas elle-même ici, comme dans le premier case20,
immédiatement propriété communautaire, régime selon lesquel la pro-
priété n'est pas la propriété de l'individu séparé de la communauté : il
n'en est au contraire que le possesseur. Moins, en fait, la propriété de
l'individu particulier peut être mise en valeur seulement par le travail en
commun — comme c'est le cas par exemple avec les canaux d'irrigation
en Orient — plus le caractère purement spontané de la tribu est brisé par
le mouvement historique, par la migration; en outre, plus la tribu
s'éloigne de son séjour d'origine et occupe un sol étranger, donc s'engage
dans des conditions de travail fondamentalement nouvelles, et plus l'éner-
gie de l'individu particulier est développée — son caractère commun
apparaissant et apparaissant nécessairement davantage comme unité
négative, tournée vers l'extérieur —, plus les conditions sont données
pour que l'individu particulier devienne propriétaire privé du terroir —
d'une parcelle particulière, — dont la mise en culture particulière lui
échoit, ainsi qu'à sa famille. La communauté — en tant qu'État — est
d'une part la relation qu'entretiennent entre eux ces propriétaires privés
ibres et égaux, leur union contre l'extérieur, et c'est en même temps leur
garantie. La structure communautaire repose ici tout autant sur le fait
que ses membres se composent de propriétaires fonciers qui travaillent,
de paysans parcellaires, que sur le fait que leur autonomie subsiste grâce
à leurs relations mutuelles en qualité de membres de la communauté, la
sauvegarde de Yager publicus pour les besoins collectifs et la gloire collec-
tive, etc. L'appropriation du sol implique donc ici encore que l'individu
particulier soit membre de la communauté mais, en sa qualité de membre
de la communauté, il est propriétaire privé. Mais la relation qu'il entre-
tient avec sa propriété privée, sa terre, est en même temps une relation à
son être en tant que membre de la communauté et, en cherchant à se
conserver lui-même comme tel, il conserve la communauté et vice-versa,
etc. Puisque la communauté, bien qu'elle soit déjà ici produit historique,
ne l'est pas seulement de fait mais est consciemment reconnue comme
telle, puisque par conséquent elle a eu une origine, nous avons ici la
présupposition de la propriété du terroir, c'est-à-dire de la relation du
sujet qui travaille aux présupposés naturels du travail en tant qu'ils lui
appartiennent — mais cette appartenance passe par la médiation de son

20. Cas.
Formes qui précèdent la production capitaliste 9

être en tant que membre d'un État, par l'être de l'État — et en consé-
quence par une présupposition considérée comme divine, etc. Il s'opère
une concentration dans la ville, avec la campagne comme territoire; la
petite agriculture travaillant pour la consommation immédiate, la manu-
facture étant une activité d'appoint domestique pour les femmes et les
filles (filage et tissage), ou bien accédant à une existence autonome dans
quelques branches seulement (/abri21, etc.). La pérennité de la structure
communautaire suppose le maintien de l'égalité entre ses libres self-
sustaining peasants 22 et leur propre travail, condition de la pérennité de
leur propriété. Ils se comportent en propriétaires vis-à-vis des conditions
naturelles du travail; mais encore faut-il que ces conditions soient cons-
tamment et réellement posées, par le travail personnel de l'individu,
comme conditions et comme éléments objectifs de sa personnalité, de son
travail personnel. D'autre part, la tendance de cette petite entité commu-
nautaire guerrière l'entraîne au-delà de ces limites, etc. (Rome, Grèce,
Juifs, etc.). « Quand les augures », dit Niebuhr, « eurent assuré Numa de
l'approbation donnée par les dieux à son élection, le premier souci du
pieux souverain ne fut point le service des dieux mais celui des hommes.
Il partagea les domaines que Romulus avait conquis pendant la guerre et
qu'il avait laissé occuper. Il instaura le culte du dieu Terminus 23 . Tous les
législateurs anciens, et Moïse le premier, fondèrent le succès de leurs dis-
positions en faveur de la vertu, de la justice et des bonnes mœurs sur la
propriété terrienne, ou tout au moins sur la possession héréditaire assurée
de la terre, et ce pour le plus grand nombre possible de citoyens » (His-
toire romaine, t. I, p. 245, 2 e édition). L'individu est placed in such
conditions of gaining his life as to make not the acquiring of wealth his
object, but self-sustainance, its own reproduction as a member of the
community; the reproduction of himself as proprietor of the parcel of
ground and, in that quality, as a member of the commune 24. La pérennité
de la commune 25 est la reproduction de tous les members 26 de celle-ci
en tant que self-sustaining peasants dont le temps supplémentaire appar-
tient précisément à la commune, au travail de la guerre, etc. La propriété

21. Forgerons, et d'une manière générale artisans pratiquant le travail des


métaux, fabricant d'outils, etc. ; plus généralement : artisans.
22. Paysans vivant en autosubsistance.
23. Surnom de Jupiter protecteur des bornes, on dit encore : le Dieu Terme.
24. En anglais dans le texte : « placé dans de telles conditions pour gagner sa
vie que son objet n'est pas d'acquérir la richesse mais de quoi subsister, d'assurer
sa propre reproduction comme membre de la communauté; la reproduction de
lui-même comme propriétaire de la parcelle de terre et, en cette qualité, comme
membre de la communauté. »
25. En anglais dans le texte.
26. En anglais dans le texte.
10 L'héritage du 19e siècle

de l'homme sur son propre travail est médiatisée par sa propriété sur la
condition du travail — l'arpent de terre, garanti de son côté par l'exis-
tence de la communauté et celle-ci à son tour par le surtravail des
membres de la communauté, sous forme de service guerrier, etc. Ce n'est
point une coopération au sein du travail wealth producing 27 par lequel le
membre de la communauté se reproduit, mais une coopération dans le
travail pour les intérêts collectifs (imaginaires ou réels) en vue de mainte-
nir l'association à l'intérieur et face à l'extérieur. La propriété est quiri-
torium28, romaine, le propriétaire foncier privé n'est tel qu'en sa qualité
de Romain, mais en qualité de Romain, il est propriétaire foncier privé.
Une [autre] forme de propriété des individus qui travaillent, self-sustain-
ing members of the community29 sur les conditions naturelles de travail
est la propriété de type germanique. Ici le membre de la communauté en
tant que tel n'est pas, comme dans la forme spécifiquement orientale,
copropriétaire de la propriété collective (là où la propriété n'existe que
comme propriété communautaire, le membre isolé en tant que tel n'est que
possesseur héréditaire ou non, d'une part déterminée, puisqu'aucune
fraction de la propriété n'appartient à un membre pour lui-même, mais
à chacun en sa qualité de membre immédiat de la communauté, par
conséquent en tant qu'il est directement uni à elle et non distinct d'elle.
Par conséquent ce particulier n'est que possesseur. Ce qui existe, c'est
seulement la propriété collective et la possession privée. Le mode de cette
possession par rapport à la propriété collective peut subir des variations
très nombreuses selon les circonstances historiques, locales, etc., selon
que le travail est effectué isolément par le possesseur privé ou bien est
déterminé par la communauté ou bien encore par l'unité qui plane
au-dessus de la communauté particulière); le sol n'est pas non plus — le
sol est ici occupé par la communauté, sol romain comme dans la forme
romaine, grecque (bref celle de l'Antiquité classique), — une partie reste
à la communauté en tant que telle, distincte des membres de la commu-
nauté, ager publiais sous ses diverses formes; l'autre partie est partagée
et chaque parcelle du sol est romaine par le fait qu'elle est propriété
privée, le domaine d'un Romain, sa part bien à lui du laboratoire; mais il
n'est Romain que dans la mesure où il possède ce droit souverain sur une
partie de la terre romaine. [Dans l'Antiquité l'activité et le commerce
urbains étaient peu estimés, mais l'agriculture l'était beaucoup ; au moyen
âge, on portait le jugement inverse.] [Le droit à l'usage de la terre com-

27. Id. « producteur de richesses ».


28. Appartenant aux citoyens romains (quintes).
29. En anglais dans le texte. Membres de la communauté vivant en auto-
subsistance.
Formes qui précèdent la production capitaliste 11

munautaire par la possession revenait à l'origine aux patriciens qui ensuite


dotaient leurs clients d'un fief; le transfert d'une propriété prise dans
Yager publiais revenait exclusivement aux plébéiens; toutes les assigna-
tions étaient en faveur des plébéiens ainsi que la compensation pour une
part de terre communautaire. La propriété rurale au sens strict excepté,
la zone entourant les murailles de la ville était exclusivement, à l'origine,
entre les mains des plébéiens (communautés rurales absorbées ultérieure-
ment).]
Essence fondamentale de la plebs30 romaine considérée comme un
ensemble de paysans, comme cela est indiqué par leur propriété quiri-
taire. Les Anciens considéraient unanimement l'agriculture comme Vacti-
vité par excellence de l'homme libre, l'école du soldat. C'est en elle que se
conserve la souche antique de la nation; elle se transforme dans les villes,
où des marchands et artisans étrangers s'établissent, de même que les
indigènes y viennent, attirés par l'appât du gain. Partout où existe l'escla-
vage, l'affranchi cherche sa subsistance dans de telles affaires qui lui
permettent souvent par la suite d'amasser des richesses : c'est ainsi que
pendant l'antiquité ces activités étaient la plupart du temps entre leurs 31
mains et, de la sorte, n'étaient pas dignes du citoyen : de là l'opinion que
l'admission des artisans à la citoyenneté pleine et entière était une mesure
dangereuse (en général ils en étaient exclus chez les anciens Grecs).
OÙSEVÎ èÇîjv 'Pti)[ia£(I>v oflre xàTnjXov ovke vce£poxéxvT)v ¡J£ou Ê/EIV 3 a . Les

Anciens n'avaient pas l'idée de la dignité des corporations, comme dans


l'histoire urbaine médiévale; et même ici l'esprit guerrier déclina en
même temps que les corporations l'emportèrent sur les lignages, et finit
par s'éteindre complètement; par conséquent aussi, le prestige extérieur
et la liberté des villes.
Les tribus des anciens États avaient deux fondements possibles, soit les
liens de parenté, soit l'occupation du sol. Les tribus fondées sur la parenté
précèdent dans le temps les tribus fondées sur l'occupation du sol et sont
supplantées presque partout par elles. Leur forme extrême et la plus
rigide est l'organisation en castes dont chacune est séparée de l'autre,
sans droit de mariage réciproque, et pourvue d'un statut très différent;
chacune exerçant une profession exclusive, immuable. Les tribus fondées
sur l'occupation du sol correspondaient à l'origine à une division du terri-
toire en districts et en villages; si bien que celui qui, à l'époque où cette
division fut établie, en Attique sous Clisthène, résidait dans un village,

30. Plèbe.
31. Sic : Marx a mis un singulier pour l'affranchi (der Freigelassne) mais le
sens collectif l'a entraîné ensuite à mettre le possessif au pluriel.
32. Nul parmi les Romains n'avait la persmission de faire du commerce ou
d'être artisan.
12 L'héritage du 19e siècle

était enregistré comme « démote 83 » dans la « phylé 34 » à la région de


laquelle appartenait ce village. Or, selon la règle, ses descendants, sans
égards pour leur lieu de résidence, restaient dans la même « phylé » et le
même « démos 35 », ce qui faisait prendre à cette division une apparence
de descendance ancestrale. Ces lignées romaines n'étaient pas liées par le
sang 36 : Cicéron ajoute comme attribut significatif aux noms collectifs
la descendance d'hommes libres 37 : Les membres de la gens romaine 38
avaient des sacra39 communs, mais cela disparut plus tard (dès l'époque
de Cicéron). Ce qui se maintint le plus longtemps, ce fut le fait pour la
gens d'hériter d'un de ses membres décédé sans parents proches et sans
testament. Aux temps les plus reculés, il y avait obligation pour les
membres de la gens d'aider celui d'entre eux qui avait besoin d'aide pour
supporter des charges exceptionnelles. (Chez les Allemands, il en allait de
même partout, à l'origine, et c'est chez les Dithmarses que la coutume
persista le plus longtemps.) Les gentes étaient des collectivités conven-
tionnelles 40 : Il n'y avait pas, dans le monde antique, de forme d'organi-
sation plus générale que les lignages. De même chez les Gaëls, les nobles
Campbell et leurs vassaux, formant un clan.
Comme le patricien représente l'entité communautaire à un degré
supérieur, il est le possesso 41 de Vager publiais et il en use par l'intermé-
diaire de ses clients, etc. (se l'approprie aussi peu à peu). La communauté
germanique ne se concentre pas dans la ville — centre de la vie rurale,
résidence des travailleurs ruraux et également centre de direction des
opérations militaires —; c'est grâce à cette simple concentration que la
communauté en tant que telle possède désormais une existence extérieure,
différente de celle de l'individu particulier. L'histoire de l'antiquité clas-

33. Membre d'un « dème » (voir plus loin, note 35).


34. Tribu.
35. Ou dème : circonscription territoriale formant la division administrative
de base instituée par Clisthène.
36. Il faut entendre : Ces fameuses « grandes familles » romaines ne consti-
tuaient pas des ensembles de personnes apparentées par le sang.
37. Noms collectifs : noms de familles (gentilices). Les affranchis prenaient
généralement le nom de famille de leurs anciens maîtres.
38. Gens (pluriel : gentes). Ce mot latin est employé pour désigner les groupes
de consanguins qui, dans une société primitive, constituent les unités sociales
de base. Marx montre que cette consanguinité était en grande partie théorique.
39. Sanctuaires.
40. Le terme que nous traduisons par « collectivités conventionnelles » est
Innungen qui désigne ordinairement en allemand les corporations ou les corps
de métier. Marx veut ici, par ce terme, opposer le caractère conventionnel ou
artificiel de la « gens » tel qu'il vient de la définir au caractère « naturel » qu'il
prête à la tribu ou à la horde primitive.
41. Possesseur.
Formes qui précèdent la production capitaliste 13

sique est une histoire urbaine, mais il s'agit de villes qui reposent sur la
propriété foncière et l'agriculture; l'histoire asiatique est une sorte
d'unité indifférenciée de la ville et de la campagne (les villes vraiment
importantes ne doivent être considérées ici que comme des camps prin-
ciers, des éléments simplement surajoutés à la structure économique pro-
prement dite); le moyen âge (ère germanique) part de la campagne
comme siège de l'histoire dont le développement ultérieur s'effectue à
travers l'opposition de la ville et de la campagne; 1'[histoire] moderne est
l'urbanisation de la campagne et non, comme chez les Anciens, la rura-
lisation de la ville.
La réunion au sein de la ville donne à la communauté en tant que telle
une existence économique; la simple existence de la ville en tant que telle
est différente d'une simple multiplicité de maisons indépendantes. Ici, le
tout n'est pas égal à la somme de ses parties. C'est une sorte d'organisme
autonome. Chez les Germains, où les chefs de famille s'établissent isolé-
ment dans les forêts et sont séparés par de longues distances, la commu-
nauté n'existe déjà, considérée extérieurement, que par la réunion chaque
fois répétée des membres de la communauté, bien que leur unité, existant
en soi, réside dans la descendance, la langue, le passé commun et l'his-
toire, etc. La communauté apparaît comme réunion 42, non comme orga-
nisation unitaire 43 , comme union reposant sur un accord 44 , dont les
sujets autonomes sont les propriétaires ruraux, et non comme unité 4S .
C'est pourquoi la communauté n'existe pas in fact en tant qu'État, que
structure étatique, comme chez les Anciens, parce qu'elle n'existe pas en
tant que ville. Afin que la communauté accède à l'existence réelle, les
propriétaires ruraux libres doivent tenir une assemblée, tandis qu'à Rome
par exemple, la communauté existe, en dehors de ces assemblées, de par
l'existence de la ville elle-même et des hommes publics placés à sa tête etc.
Certes on trouve aussi chez les Germains l'ager publicus, terre de la
communauté ou terre du peuple, à la différence de la propriété du parti-
culier. C'est le terrain de chasse, de pacage, d'affouage 46, etc., la partie
du pays qui ne peut être partagée si elle doit servir de moyen de produc-
tion sous cette forme déterminée. Cependant cet ager publicus n'apparaît
pas, comme chez les Romains par exemple, en tant qu'existence écono-
mique particulière de l'État à côté des propriétaires privés, de sorte que
ceux-ci sont propriétaires privés au sens propre du terme et en tant que

42. Vereitiigung, réunion de fait.


43. Verein.
44. Einigung.
45. Einheit.
46. Affouage : droit de prendre du bois de chauffage dans une forêt commu-
nale.
14 L'héritage du 19e siècle

tels, dans la mesure où ils ont, comme les plébéiens, été exclus, privés, de
l'utilisation de Yagerpublicus. Au contraire Vagerpublicus n'apparaît que
comme complément de la propriété individuelle chez les Germains et joue
un rôle en tant que propriété seulement dans la mesure où, en tant que
possession commune d'une tribu, il est défendu contre des tribus enne-
mies. La propriété de l'individu particulier n'apparaît pas comme passant
par la médiation de la communauté; c'est au contraire l'existence de la
communauté et de la propriété communautaire qui apparaît comme pas-
sant par une médiation, c'est-à-dire en tant que relation des sujets auto-
nomes entre eux. La totalité économique est au fond47 contenue dans
chaque maison individuelle 48 qui forme pour elle-même un centre auto-
nome de production (la manufacture n'étant que le travail domestique
d'appoint des femmes, etc.). Dans le monde antique, la cité avec sa
marche rurale est la totalité économique; dans le monde germanique c'est
le lieu d'habitation pris à part qui n'apparaît lui-même que comme un
point dans la terre qui lui appartient, qui n'est pas une concentration de
nombreux propriétaires mais la famille comme unité autonome. Dans la
forme asiatique (du moins dans la forme prédominante) il n'y a pas de
propriété, mais seulement une possession de l'individu isolé — donc la
propriété n'existe que comme propriété collective du sol. Chez les Anciens
(les Romains étant l'exemple le plus classique, la chose se présentant sous
la forme la plus pure, la plus nettement marquée) il existe une forme où la
propriété foncière d'État est en contradiction avec la propriété foncière
privée, si bien que cette dernière passe par la médiation de la première
ou que la première elle-même existe sous cette double forme. Le proprié-
taire foncier privé par conséquent est en même temps un citoyen urbain.
Du point de vue économique la citoyenneté se réduit à cette forme
simple : le paysan est habitant d'une ville. Dans la forme germanique,
le paysan n'est pas citoyen d'un État, c'est-à-dire qu'il n'est pas habitant
d'une ville mais la base c'est la famille séparée et autonome, garantie par
l'association avec d'autres familles du même genre appartenant à la même
tribu et leur rassemblement occasionnel pour la guerre, le culte, l'arbi-
trage des conflits juridiques, etc., aux fins de caution i'éciproque. Ici, la
propriété foncière individuelle n'apparaît pas comme la forme contradic-
toire de la propriété foncière de la communauté ni comme médiatisée par
elle mais inversement. La communauté n'existe que dans la relation
mutuelle de ces propriétaires fonciers individuels en tant que tels. La
propriété communautaire en tant que telle n'apparaît que comme appen-

47. En français dans le texte.


48. Au sens d ' « ensemble domestique » (maisonnée, ou encore : famille
patriarcale, au sens de la « familia » romaine).
Formes qui précèdent la production capitaliste 15

dice collectif des établissements individuels traditionnels et des appro-


priations individuelles du sol. La communauté n'est ni la substance
auprès de laquelle l'individu particulier n'apparaît que comme accident,
ni la généralité 49 qui, en tant que telle, est une unité existante, aussi bien
dans sa représentation que dans l'existence de la ville et des besoins
urbains de celle-ci, se différenciant des besoins particuliers de l'individu
ou encore, dans son territoire urbain qui constitue son existence parti-
culière, se différenciant de l'existence économique particulière du membre
de la communauté; mais d'une part la communauté en soi, c'est-à-dire
les éléments communs pour la langue, la parenté, etc., est posée avant le
propriétaire individuel; comme existence réelle elle n'existe d'autre part
que dans leur rassemblement réel pour des buts communs et, dans la
mesure où elle a une existence économique particulière, l'usage commun
des terrains de chasse, de pacage, etc., elle est utilisée ainsi par chaque
propriétaire individuel en tant que tel et non en tant que représentant de
l'État (comme à Rome); propriété réellement commune des proprié-
taires individuels, et non de l'organisation unitaire de ces propriétaires,
organisation qui possède dans la ville elle-même une existence distincte
des individus en tant que tels.
Ce qui importe ici à proprement parler, c'est ceci : dans toutes ces
formes, où la propriété foncière et l'agriculture constituent la base de
l'ordre économique et où par conséquent le but de l'économie est la
production de valeurs d'usage, la reproduction de l'individu selon des rap-
ports déterminés avec sa communauté, rapports au sein desquels il forme
la base de celle-ci — nous avons : 1° l'appropriation de la condition natu-
relle du travail, de la terre comme instrument de travail primitif, ainsi que
comme laboratoire et réservoir des matières premières, appropriation non
par le travail mais comme présupposé du travail. L'individu se comporte
simplement vis-à-vis des conditions objectives du travail en les considé-
rant comme siennes, comme la nature inorganique de sa subjectivité au
sein de laquelle cette dernière se réalise elle-même; la condition objective
principale du travail n'apparaît pas elle-même comme produit du travail
mais se présente comme nature; d'un côté l'individu vivant, de l'autre la
terre, condition objective de sa reproduction; 2° mais ce comportement
vis-à-vis du terroir, de la terre considérée comme la propriété de l'indi-
vidu qui travaille, passe par une médiation; — donc l'individu n'apparaît
pas à priori comme simple individu travaillant, sous cette forme abstraite,
mais il a, par sa propriété de la terre, un mode objectif d'existence donné
avant son activité et qui n'apparaît pas comme un simple résultat de cette
dernière mais est également un présupposé de son activité, au même titre

49. Dos Allgemeine.


16 L'héritage du 19e siècle

que sa peau, ses organes sensoriels, qu'il reproduit certes aussi dans le
procès de sa vie, qu'il développe, etc. mais qui, à leur tour, sont donnés
avant ce procès de reproduction —; son comportement vis-à-vis de la
terre passe donc aussitôt par la médiation de l'existence spontanée, plus
ou moins développée historiquement, plus ou moins modifiée, de l'indi-
vidu en tant que membre d'une communauté, — ainsi que par la médiation
de son existence naturelle en tant que membre d'une tribu, etc. Un indi-
vidu isolé ne peut pas plus être propriétaire d'une terre qu'il ne pourrait
parler. Il pourrait sans doute s'en nourrir comme de la substance 60
ainsi que le font les animaux. Le comportement vis-à-vis de la terre consi-
dérée comme propriété est toujours médiatisé par l'occupation, pacifique
ou violente, du terroir par la tribu, par la communauté sous une forme
quelconque, plus ou moins spontanée ou déjà relativement développée
du point de vue historique. L'individu ne peut pas se présenter ici sous la
forme isolée 51 sous laquelle il apparaît comme simple travailleur libre.
S'il faut supposer au départ que les conditions objectives de son travail
lui appartiennent, il faut supposer également que subjectivement il est
lui-même membre d'une communauté par laquelle est médiatisé son
propre rapport au terroir. Sa relation aux conditions objectives du travail
est médiatisée par son existence en tant que membre de la communauté;
d'autre part l'existence réelle de la communauté est déterminée par la
forme déterminée de sa propriété sur les conditions objectives du travail.
Que cette propriété médiatisée par l'existence au sein de la communauté
apparaisse comme propriété collective, là où l'individu isolé n'est que
simple possesseur et où il n'a pas de propriété sur le terroir — ou encore
que la propriété coexiste sous la double forme de propriété d'État et de
propriété privée, mais de telle sorte que cette dernière apparaisse posée
par la première et que par conséquent le citoyen soit et doive être néces-
sairement propriétaire privé, mais que d'autre part sa propriété en tant
que citoyen ait en même temps une existence particulière — ou qu'enfin
la propriété communautaire n'ait d'existence que comme complément de
la propriété individuelle, mais que cette dernière en tant que base et la
communauté elle-même en général n'aient pas d'existence pour soi en
dehors de l'assemblée des membres de la communauté et de leur réunion
pour des buts communs, — ces différentes formes de comportement des
membres de la communauté ou de la tribu vis-à-vis du terroir de la tribu
— de la terre où elle s'est établie — dépendent pour une part des disposi-
tions naturelles de la tribu, pour une part des conditions économiques
dans lesquelles elle se comporte désormais réellement, en qualité de

50. Sous-entendu : nécessaire à son alimentation.


51. Mot à mot : « ponctuelle ».
Formes qui précèdent la production capitaliste 17

propriétaire, vis-à-vis du terroir, c'est-à-dire s'approprie les fruits de la


terre par le travail, et cela à son tour dépendra du climat, de la nature
physique du terroir, du mode physiquement déterminé de son exploita-
tion, du comportement vis-à-vis des tribus ennemies ou des tribus voi-
sines et des modifications apportées par les migrations, les expériences
historiques, etc. Afin que la communauté continue à exister sur le mode
ancien, en tant que telle, la reproduction de ses membres dans les condi-
tions objectives données est nécessaire. La production elle-même, le
progrès de la population (ce progrès fait lui-même partie de la produc-
tion), abolit nécessairement et peu à peu ces conditions; les détruit au
lieu de les reproduire, etc., et c'est ainsi que la structure communautaire
disparaît avec les rapports de propriété sur lesquels elle reposait. C'est la
forme asiatique qui, nécessairement, se maintient le plus longuement et le
plus opiniâtrement. La raison tient à son présupposé à savoir que l'indi-
vidu isolé ne devient pas autonome face à la communauté; que le cycle
de la production est self-sustaining52, qu'il y a unité de l'agriculture et de
la manufacture, etc. Si l'individu isolé modifie son rapport à la commu-
nauté, il modifie du même coup la communauté et exerce sur elle une
action destructrice; tout comme sur le présupposé économique de celle-
ci ; d'autre part la modification de ce présupposé économique — produite
par sa propre dialectique, paupérisation, etc. Notamment l'influence de
la guerre et de la conquête qui, à Rome par exemple, appartiennent
essentiellement aux conditions économiques de la communauté elle-
même — abolit le lien réel sur lesquel repose cette communauté. Dans
toutes ces formes la base du développement est la reproduction de rap-
ports présupposés entre l'individu séparé et sa communauté —• rapports
plus ou moins spontanés ou formés historiquement mais devenus tradi-
tionnels — ainsi qu'une existence objective, déterminée et prédéterminée
par rapport à l'individu, tant en ce qui concerne son comportement vis-à-
vis de ses conditions de travail que de ses compagnons de travail
membres de sa tribu, etc.; par conséquent, ce développement est a priori
limité mais, une fois cette limite abolie, il aboutit au déclin et à la ruine 53
Ainsi, chez les Romains, le développement de l'esclavage, la concentra-
tion de la possession foncière, l'échange, le système monétaire, la
conquête, etc., bien que tous ces éléments aient paru jusqu'à un certain
point compatibles avec la base et n'aient paru l'élargir qu'innocemment
ou bien surgir d'elle-même sous forme de simples abus. Il peut se pro-
duire ici, au sein d'un cadre déterminé, des développements considérables
Les individus peuvent apparaître grands. Mais on ne peut penser ici à

52. En autosubsistance.
53. Sous-entendu : « des anciens rapports ».
18 L'héritage du 19e siècle

un libre et total développement, ni de l'individu, ni de la société, du


moment qu'un tel développement est en contradiction avec le rapport
primitif.
Chez les Anciens nous ne trouvons jamais de recherche permettant de
savoir quelle forme de propriété foncière est la plus productive, crée la
plus grande richesse. La richesse n'apparaît pas comme le but de la
production, quoique Caton sache très bien rechercher quelle manière de
cultiver les champs rapporte le plus ou que Brutus sache prêter son argent
aux meilleurs taux. Ce qu'on recherche toujours, c'est quel mode de
propriété crée les meilleurs citoyens. La richesse n'apparaît comme fin
en soi que chez les rares peuples commerçants — qui monopolisent le
carrying trade 54 — et qui vivent dans les ports du monde antique, tels les
Juifs dans la société médiévale. Or la richesse est d'une part une chose,
réalisée dans des choses, dans des produits matériels auxquels l'homme
fait face en tant que sujet; d'autre part comme valeur, elle est un simple
commandement exercé sur le travail d'autrui, non à des fins de domina-
tion, mais de jouissance privée, etc. ; sous toutes ses formes, elle apparaît
comme figure matérielle, soit chose, soit rapport médiatisé par la chose
qui se trouve hors de l'individu et par hasard à côté de lui. C'est ainsi que
l'opinion ancienne selon laquelle l'homme apparaît comme fin de la
production quelle que soit l'étroitesse de ses déterminations nationales,
religieuses, politiques, apparaît très élevée en regard du monde moderne,
où la production apparaît comme le but de l'homme et la richesse comme
le but de la production. Mais in fact, quand la forme bourgeoise bornée
aura disparu, que sera la richesse, sinon l'universalité des besoins, des
capacités, des jouissances, des forces productives de l'individu, univer-
salité engendrée dans l'échange universel? Sinon le plein développement
de la domination de l'homme sur les forces de la nature, tant sur celles de
ce qu'on appelle la nature que sur celles de sa propre nature? Sinon la
mise en œuvre absolue de ses aptitudes créatrices, sans autre présupposé
que le développement historique antérieur qui fait de cette totalité du
développement une fin en soi, c'est-à-dire du développement de toutes
les forces humaines en tant que telles, sans qu'elles soient mesurées à une
échelle préalablement fixée? Sinon un état de choses où l'homme ne se
reproduit pas selon une détermination fixée mais où il produit sa totalité,
où il ne cherche pas à rester quelque chose ayant son devenir derrière soi
mais où il est pris dans le mouvement absolu du devenir? Dans l'écono-
mie bourgeoise — et à l'époque de production à laquelle elle correspond
— cette mise en œuvre complète de l'intériorité humaine apparaît comme
une opération où l'homme est vidé complètement de lui-même, cette

54. Le commerce itinérant (comportant le transport des marchandises).


Formes qui précèdent la production capitaliste 19

objectivation universelle comme aliénation totale et le renversement de


toutes les fins déterminées et unilatérales comme le sacrifice de la fin en
soi à une fin tout à fait extérieure. C'est pourquoi, d'une part, le puéril
monde antique apparaît comme ce qui est supérieur. D'autre part il l'est
dans tous les domaines où l'on cherche des formes closes et des contours
achevés. Le monde antique est satisfaisant si l'on s'en tient à un point
de vue borné; tandis que tout ce qui est moderne laisse insatisfait, ou bien
s'il apparaît satisfait de soi, il est trivial.
Ce que M. Proudhon nomme la genèse extraéconomique de la pro-
priété, par quoi il entend justement la propriété foncière, c'est le rap-
port prébourgeois de l'individu aux conditions objectives du travail, et
d'abord aux conditions naturelles, objectives, du travail —• car de même
que le sujet qui travaille [est] individu naturel, existence naturelle, la
première condition objective de son travail apparaît comme nature,
comme terre, comme son corps inorganique S6, lui-même n'est pas seule-
ment le corps organique, mais cette nature inorganique en tant que sujet.
Cette condition n'est pas le produit de l'individu, il la trouve telle quelle;
comme existence naturelle qui lui est donnée en dehors de lui. Avant de
poursuivre cette analyse, ceci encore : le brave Proudhon, non seulement
pourrait mais aussi devrait accuser de genèse extraéconomique le capital
et le travail salarié — comme formes de propriété. Car, pour que le tra-
vailleur trouve les conditions objectives du travail données comme sépa-
rées de lui, comme capital, et pour que le capitaliste trouve le travailleur
dépouillé de toute propriété, sous forme de travailleur abstrait, l'échange
tel qu'il se produit entre la valeur et le travail vivant suppose un procès
historique — bien que le capital et le travail salarié reproduisent eux-
mêmes ce rapport et l'élaborent dans toute son extension objective ainsi
qu'en profondeur — procès historique donc, comme nous l'avons vu,
qui constitue l'histoire de la genèse du capital et du travail salarié. En
d'autres termes, la genèse extraéconomique de la propriété ne signifie rien
d'autre que la genèse historique de l'économie bourgeoise, des formes de
production qui s'expriment sur le mode théorique ou idéal à travers les
catégories de l'économie politique. Mais dire que l'histoire prébour-
geoise et chacune de ses phases a aussi son économie et une base écono-
mique de mouvement est au fond pure tautologie, comme celle qui
consiste à dire que la vie des hommes a reposé de tout temps sur une pro-

55. « car de même... inorganique »; à V origine toute cette phrase était formu-
lée de la façon suivante : « car, de même que l'individu qui travaille était individu
naturel, existence naturelle, la première condition objective de son travail
apparaissent (sic) comme [la condition se rapportant] à la nature, à la terre,
à son corps inorganique. » Marx a supprimé ensuite quelques mots, sans corriger
les autres.
20 L'héritage du 19e siècle

duction sociale, d'une manière ou d'une autre se , production dont préci-


sément nous désignons les rapports comme des rapports économiques.
A l'origine les conditions de la production (ou, ce qui est la même chose,
la reproduction d'un nombre d'hommes en augmentation progressive
grâce aux rapports naturels des deux sexes; car cette reproduction, si elle
apparaît d'une part, comme acte d'appropriation des objets par les sujets,
apparaît tout autant d'autre part, comme modelage, soumission des
objets à une fin subjective; transformation des objets en résultats et en
réservoirs de l'activité subjective) ne peuvent pas être produites elles-
mêmes — être des résultats de la production. Ce n'est pas Yunité des
hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles, inorganiques, de
leur métabolisme avec la nature et par conséquent leur appropriation de
la nature, qui mérite explication ou qui est le résultat d'un procès histo-
rique, mais la séparation entre ces conditions inorganiques de l'existence
humaine et cette existence active, séparation qui a été posée comme totale
seulement dans le rapport du travail salarié et du capital. Dans les rap-
ports d'esclavage et de servage cette séparation ne se produit pas; mais
une partie de la société est traitée par l'autre en simple condition inorga-
nique et naturelle de sa propre reproduction. L'esclave n'entretient
aucune espèce de rapport avec les conditions objectives de son travail;
mais le travail lui-même, tant sous la forme de l'esclavage que du serf, est
placé au rang des autres êtres naturels en tant que condition inorganique
de la production, à côté du bétail ou comme appendice de la terre. En
d'autres termes, les conditions primitives de la production apparaissent
comme des présupposés naturels, comme des conditions naturelles d'exis-
tence du producteur, de même que son corps vivant, bien qu'il le repro-
duise et le développe, n'est pas posé primitivement par lui-même, mais
apparaît comme le présupposé de sa propre personne; sa propre existence
(physique) est un présupposé naturel qu'il n'a pas posé. Ces conditions
naturelles d'existence, vis-à-vis desquelles il se comporte comme vis-à-vis
du corps inorganique qui lui appartient à lui-même, sont elles-mêmes
doubles et de nature 1° subjective et 2° objective. Il se trouve en présence
de lui-même en tant que membre d'une famille, d'un clan, d'une tribu
etc. — qui prennent ensuite, en se mêlant et en s'opposant à d'autres
une figure historiquement différenciée; et en tant que membre de ces
groupes, il se rapporte à une nature déterminée (disons encore ici la terre
et le terroir) considérée comme sa propre existence inorganique, la condi-
tion de sa production et de sa reproduction. Comme membre naturel de
l'entité communautaire, il a sa part de la propriété collective en une part
propre pour la possession; de même qu'en qualité de citoyen romain par

56. En français dans le texte.


Formes qui précèdent la production capitaliste 21

sa naissance, il a un droit at least57 idéal sur Vager publicus et un droit


réel sur telle quantité de juggera 58 de terre, etc. Sa propriété, c'est-à-dire
la relation aux présuppositions naturelles de sa production en tant
qu'elles lui appartiennent, qu'elles sont les siennes, est médiatisée par sa
propre existence en tant que membre naturel d'une entité communau-
taire. (L'abstraction d'une entité communautaire dont les membres n'ont
rien en commun, sinon par exemple la langue, etc., et celle-ci encore à
peine, est évidemment le produit de circonstances historiques largement
postérieures.) Par rapport à l'individu isolé il est clair par exemple qu'il
se comporte vis-à-vis de la langue, en la considérant comme sa propre
langue, seulement en qualité de membre naturel d'une entité communau-
taire humaine. Imaginer la langue comme produit d'un individu isolé est
une absurdité. Mais il en va exactement de même pour la propriété.
La langue elle-même est tout autant le produit d'une structure commu-
nautaire qu'elle est, d'un autre point de vue, l'existence de la structure
communautaire et son existence la plus évidente. [La production collec-
tive et la propriété communautaire, telle qu'on la trouve par exemple au
Pérou, est évidemment une forme secondaire, introduite et transmise par
des tribus conquérantes qui connaissent chez elles-mêmes déjà la pro-
priété communautaire et la production collective sous leur forme
ancienne relativement simple, telles qu'elles se présentent chez les Indiens
et les Slaves. De même, la forme que nous trouvons chez les Celtes gallois
par exemple semble une forme transmise, secondaire, introduite par des
conquérants chez les tribus conquises situées à un niveau de développe-
ment inférieur. L'achèvement et l'élaboration systématique de ces sys-
tèmes à partir d'un centre supérieur atteste une apparition plus tardive.
Tout comme le féodalisme introduit en Angleterre était plus achevé dans
sa forme que celui qui était né spontanément en France.] [Chez les tribus
pastorales nomades — et tous ces peuples de pasteurs sont nomades à
l'origine — la terre apparaît, à l'instar des autres conditions naturelles,
comme illimitée à l'origine, par exemple dans les steppes et les hauts-
plateaux d'Asie. Elle est soumise à la pâture des animaux, etc., consom-
mée par les troupeaux dont à leur tour les peuples de pasteurs tirent leur
existence. Ils se comportent vis-à-vis d'elle comme si elle était leur pro-
priété, bien qu'ils ne fixent jamais cette propriété. Il en va de même des
terrains de chasse chez les tribus indiennes sauvages en Amérique; la
tribu considère une certaine région comme son territoire de chasse et le
défend par la violence contre les autres tribus ou bien elle cherche à
expulser d'autres tribus du territoire défendu par elles. Chez les tribus

57. Au moins.
58. Arpents.
22 L'héritage du 19e siècle

pastorales nomades la communauté est en fait constamment unie, sous


forme de société migratrice, de caravane, de horde, et les formes de domi-
nation et de subordination se développent à partir des conditions de ce
mode de vie. Ce qu'on s'approprie et reproduit, en fait c'est ici seulement
le troupeau et non la terre; laquelle cependant est toujours utilisée
collectivement à titre temporaire, dans tous les lieux où l'on séjourne.]
La seule limite que la collectivité peut trouver dans son comportement
vis-à-vis des conditions naturelles de production en tant qu'elles sont les
siennes, c'est-à-dire de la terre — (si nous passons tout de suite d'un bond
aux peuples sédentaires) est une autre structure communautaire qui la
revendique déjà comme son corps inorganique à elle. C'est pourquoi la
guerre est un des travaux les plus primitifs de chacune de ces communau-
tés spontanées, tant pour maintenir que pour acquérir la propriété. Nous
pouvons ici, en fait, nous contenter de parler de la propriété primitive
de la terre, car chez les peuples de pasteurs la propriété des produits de
la terre que l'on rencontre naturellement — les moutons/. i.59 — est en
même temps la propriété des pâturages qu'ils traversent. En général,
dans la propriété du terroir est incluse celle de ses produits organiques.
[Si l'homme en tant qu'appendice organique du terroir est conquis avec
lui, il est conquis comme l'une des conditions de la production et c'est
ainsi que naissent l'esclavage et le servage qui bientôt falsifient et modi-
fient les formes primitives de toutes les entités communautaires et même
deviennent leur base. La construction simple reçoit de ce fait une déter-
mination négative.]
La propriété ne signifie donc à l'origine que le comportement de
l'homme vis-à-vis de ses conditions naturelles de production en tant
qu'elles lui appartiennent, qu'elles sont les siennes, qu'elles sont présup-
posées avec sa propre existence; comportement vis-à-vis de ces conditions
en tant qu'elles sont les présupposés naturels de l'homme lui-même et
pour ainsi dire le prolongement de son corps. A proprement parler, il
n'a pas de rapport avec ses conditions de production; mais il existe
doublement, aussi bien subjectivement, en tant qu'il est sa propre per-
sonne, qu'objectivement, dans ces conditions naturelles inorganiques
de son existence. Les formes de ces conditions naturelles de production
sont doubles : 1° son existence en qualité de membre d'une structure
communautaire; par conséquent l'existence de cette structure commu-
nautaire qui, sous sa forme originale, est une structure tribale, plus ou
moins modifiée; 2° le comportement vis-à-vis du terroir par la médiation
de la structure communautaire, en tant que ce terroir est le sien, la
propriété collective du sol, en même temps possession particulière pour

59. For instance : par exemple.


Formes qui précèdent la production capitaliste 23

l'individu particulier, ou bien de telle sorte que seuls les fruits de la terre
sont partagés; mais le sol lui-même et sa mise en culture demeurent
communs. (Toutefois les habitations, etc., fussent-elles même les chariots
des Scythes, apparaissent ensuite quand même toujours en la possession
de l'individu isolé.) Une condition naturelle de production pour l'individu
vivant est son appartenance, à titre d'appendice, à une société dans sa
pureté spontanée, tribu, etc. C'est déjà par exemple la condition de son
langage etc. Sa propre existence productive n'est possible qu'à cette
condition. Son existence subjective en tant que telle est conditionnée
par cela, tout comme elle l'est par le comportement vis-à-vis de la terre,
son laboratoire. (Certes, à l'origine, la propriété est mobile car l'homme
s'empare d'abord 60 des fruits donnés tout prêts par la terre, dont les
animaux font également partie, entre autres, et, pour lui spécialement,
les animaux qu'on peut domestiquer. Cependant, même cette situation
— chasse, pêche, élevage, cueillette des fruits, etc. — implique toujours
l'appropriation de la terre, soit comme séjour fixe, soit pour le roa-
ming 61, soit pour la pâture des animaux, etc.)
La propriété signifie donc appartenance à une tribu (structure commu-
nautaire) (avoir en son sein une existence subjective-objective) et, par la
médiation du comportement de cette structure communautaire vis-à-vis
du terroir, de la terre, son corps inorganique, comportement de l'individu
vis-à-vis du terroir, condition primitive extérieure de la production —
puisque la terre est indissolublement matériau brut, instrument et fruit
— comme constituant les présupposés mêmes de son individualité, les
modes d'existence de celle-ci. Nous réduisons cette propriété au compor-
tement vis-à-vis des conditions de la production. Pourquoi pas de la
consommation, puisqu'à l'origine l'acte de produire de l'individu se
limite à l'acte de reproduire son propre corps par l'acte de s'approprier
des objets finis, préparés par la nature elle-même en vue d'être consom-
més? Même là où il n'y a qu'à trouver et à découvrir, cela exige bientôt
un effort, un travail — comme la chasse, la pêche, la garde des trou-
peaux — et une production (c'est-à-dire un développement) de certaines
capacités de la part du sujet. Mais ensuite les situations où l'on peut
recourir aux choses existantes, sans utilisation d'aucun instrument (ces
instruments étant déjà eux-mêmes des produits du travail destinés à la
production), sans modification de la forme (ce qui se produit déjà dans
le système pastoral) etc. peuvent être très vite considérées comme des
situations transitoires et en aucun cas comme des situations normales; et
pas non plus comme des situations primitives normales. Du reste les

60. En français dans le texte.


61. Migration, errance.
24 L'héritage du 19e siècle

conditions originelles de la production incluent d'elles-mêmes des


matières consommables directement, sans travail, telles que les fruits, les
animaux etc.; par conséquent le fonds de consommation apparaît lui-
même comme partie intégrante du fonds de production primitif.
La condition fondamentale de la propriété qui repose sur la structure
tribale (à laquelle primitivement se réduit la structure communautaire),
— être membre de la tribu — prive de propriété la tribu étrangère
conquise par la tribu, la tribu soumise, et la place elle-même dans les
conditions inorganiques de sa reproduction, vis-à-vis desquelles la struc-
ture communautaire se comporte en tant qu'elles sont les siennes.
L'esclavage et le servage ne sont par conséquent que des développements
ultérieurs de la propriété reposant sur la structure tribale. Ils modifient
nécessairement toutes les formes de cette propriété. C'est dans la forme
asiatique qu'ils peuvent le moins le faire. Dans l'unité self-sustaining de
la manufacture et de l'agriculture sur laquelle cette forme repose, la
conquête n'est pas une condition aussi nécessaire que là où la propriété
foncière, l'agriculture prédominent exclusivement. D'autre part, comme,
au sein de cette forme, l'individu particulier ne devient jamais proprié-
taire mais seulement possesseur, il est au fond62 lui-même la propriété,
l'esclave de cette chose à l'intérieur de laquelle existe l'unité de la
communauté, et ici l'esclavage n'abolit pas les conditions du travail ni
ne modifie le rapport essentiel.
Il est en outre évident que :
La propriété, dans la mesure où elle est seulement le comportement
conscient (de l'individu) vis-à-vis des conditions de production consi-
dérées comme les siennes — comportement posé par la structure commu-
nautaire en relation avec l'individu isolé, et proclamé et garanti comme
loi — dans la mesure où l'existence du producteur apparaît par consé-
quent comme une existence à l'intérieur des conditions objectives qui lui
appartiennent — la propriété est seulement réalisée par la production
elle-même. L'appropriation réelle ne s'effectue pas d'abord au sein d'une
relation pensée, mais d'une relation active, avec ces conditions — c'est
le procès consistant à poser réellement celles-ci comme les conditions de
son activité subjective.
Mais il est en même temps évident que ces conditions changent. C'est
seulement l'activité de chasse des tribus qui fait d'une région un terri-
toire de chasse; c'est seulement la culture des champs qui fait du terroir
le prolongement du corps de l'individu. Après que la ville de Rome eut
été édifiée et la marche environnante cultivée par ses citoyens — les
conditions de la structure communautaire avaient changé. Le but pour-

62. En français dans le texte.


Formes qui précèdent la production capitaliste 25

suivi par toutes ces structures communautaires est la conservation; c'est-


à-dire la reproduction, en tant que propriétaires, des individus qui la
composent, selon le même mode objectif d'existence qui constitue en même
temps le comportement des membres à Végard les uns des autres et, par
conséquent, constitue la communauté elle-même. Mais cette reproduction
est en même temps nécessairement production nouvelle et destruction de la
forme ancienne. Par exemple, si l'on veut que chaque individu possède un
nombre donné d'arpents de terre, le simple accroissement de la popu-
lation est déjà un obstacle. Pour le franchir il faut recourir à la coloni-
sation et celle-ci rend la guerre de conquête nécessaire. Avec cela il faut
des esclaves, etc. et aussi, par exemple, agrandir Vager publicus, et il faut
aussi des patriciens qui représentent l'entité communautaire, etc. Ainsi
le maintien de la structure communautaire ancienne implique la destruc-
tion des conditions sur lesquelles elle repose, et elle se change en son
contraire. Si par exemple on devait penser que la productivité sur un
espace identique peut être accrue par le développement des forces produc-
tives etc. (ce qui, dans l'agriculture ancienne et traditionnelle est préci-
sément un procès des plus lents), cela impliquerait de nouvelles méthodes,
de nouvelles combinaisons du travail, une grande partie de la journée
consacrée à l'agriculture, etc. et ainsi seraient abolies, une fois de plus,
les anciennes conditions économiques de la structure communautaire.
Dans l'acte de la reproduction lui-même il n'y a pas que les conditions
objectives qui changent, par exemple le village devient une ville, la nature
sauvage terre défrichée, etc., mais les producteurs changent aussi, en
extrayant d'eux-mêmes des qualités nouvelles, en se développant, en se
transformant eux-mêmes par le moyen de la production, en façonnant
des forces nouvelles et des idées nouvelles, de nouveaux moyens de
communication, de nouveaux besoins et un nouveau langage. Plus le
mode de production lui-même est ancien et traditionnel — et ce mode
persiste longtemps dans l'agriculture, encore plus longtemps dans la
combinaison orientale de l'agriculture et de la manufacture — c'est-à-
dire plus le procès réel de l'appropriation reste immuable, plus les
formes de propriété anciennes et avec elles la structure communautaire
en général restent constantes. Là où existe déjà la séparation entre les
membres de la communauté en tant que propriétaires privés, d'une part,
et entre les membres de la communauté comme communauté urbaine et
possesseurs de territoire urbain, il apparaît alors aussi des conditions
qui peuvent faire perdre à l'individu particulier sa propriété, c'est-à-dire
le double rapport qui fait de lui un citoyen égal aux autres, membre de
la collectivité, et un propriétaire. Dans la forme orientale, cette perte
n'est guère possible, sinon par le jeu d'influences tout à fait extérieures,
puisque le membre individuel de la communauté n'entre jamais avec elle
26 L'héritage du J9e siècle

dans une relation libre qui pourrait lui faire perdre son lien (objectif,
économique) avec elle. Cela tient aussi à l'union de la manufacture et de
l'agriculture, de la ville (du village) et de la campagne. Chez les Anciens
la manufacture apparaît déjà comme déchéance (l'affaire des affranchis,
des clients, des étrangers), etc. Une fois libéré de sa subordination pure
et simple à l'agriculture, où il est travail domestique effectué par des
hommes libres, à la manufacture destinée seulement au service de l'agri-
culture et de la guerre ou alors tournée vers le service des dieux et la
communauté — construction d'habitations, construction de routes,
construction de temples —, le travail productif se développe nécessai-
rement grâce aux relations avec les étrangers, avec les esclaves et grâce
au désir d'échanger le surproduit, et ce développement dissout le mode
de production sur lequel repose la structure communautaire ainsi que
l'individu objectif, c'est-à-dire l'individu déterminé comme Romain,
comme Grec, etc. L'échange produit le même effet; l'endettement aussi,
etc.
L'unité originelle d'une forme particulière de la structure communau-
taire (tribale) et de la propriété sur la nature qui s'y rattache, ou encore
le comportement vis-à-vis des conditions de la production en tant
qu'existence naturelle, en tant qu'existence objective, médiatisée par la
communauté, de l'individu séparé, — cette unité qui, pour une part,
apparaît comme la forme particulière de la propriété — a sa réalité
vivante dans un mode déterminé de production lui-même, mode qui appa-
raît tant comme comportement des individus entre eux que comme leur
comportement actif déterminé vis-à-vis de la nature inorganique, mode
de travail déterminé (qui est toujours travail familial, souvent travail de
la communauté). La structure communautaire elle-même apparaît
comme la première grande force productive; selon le type particulier des
conditions de production (par exemple élevage, culture du sol) on voit
se développer un mode de production particulier et des forces produc-
tives particulières, tant subjectives, apparaissant comme particularités
des individus, qu'objectives.
Un niveau déterminé de l'évolution des forces productives des sujets
qui travaillent — niveau auquel correspondent des rapports déterminés
de ces sujets entre eux et avec la nature — tel est en dernière instance le
lieu où aboutit la dissolution tant de leur collectivité que de la propriété
qui repose sur celle-ci. Reproduction jusqu'à un certain point, qui se
change ensuite en dissolution.
La propriété signifie donc primitivement — et cela sous sa forme asia-
tique, slave, antique, germanique — comportement du sujet qui travaille
(qui produit) (ou se reproduit) vis-à-vis des conditions de sa production
ou de sa reproduction en tant que ces conditions lui appartiennent. La
Formes qui précèdent la production capitaliste 27

propriété aura donc aussi des formes différentes selon les conditions de
cette production. La production elle-même a pour but la reproduction
du producteur dans et avec ses propres conditions objectives d'exis-
tence. Ce comportement de propriétaire — non en tant que résultat,
mais en tant que présupposé du travail, i. e.63 de la production — sup-
pose une existence déterminée de l'individu comme membre d'une
structure tribale ou communautaire (dont il est lui-même la propriété
jusqu'à un certain point). L'esclavage, le servage, etc., où le travailleur
apparaît lui-même dans les conditions naturelles de la production pour
un troisième individu ou une structure communautaire (ce n'est pas le
cas par exemple de l'esclavage général en Orient, seulement du point of
view84 européen), — par conséquent où la propriété n'est plus le compor-
tement de l'individu travaillant lui-même vis-à-vis des conditions objec-
tives du travail — sont toujours des états secondaires, jamais des états
primitifs, bien que résultats nécessaires et logiques de la propriété
fondée sur la structure communautaire et le travail au sein de la structure
communautaire. Il est certes très simple d'imaginer qu'après avoir
capturé des bêtes, un individu puissant, physiquement supérieur, capture
des êtres humains pour se servir d'eux afin de capturer de nouveaux
animaux; en un mot, se serve pour sa reproduction de l'être humain
comme d'une condition naturelle trouvée d'avance (à l'occasion de quoi
son propre travail se réduit à un acte de domination), comme il se servi-
rait de n'importe quel autre être naturel. Mais, — si juste soit-elle du
point de vue de tribus ou de collectivités données — une telle opinion
est absurde du moment qu'elle part de l'évolution d'hommes isolés.
L'homme commence seulement à s'isoler par le procès historique. Il
apparaît à l'origine comme être générique, être tribal, animal de troupeau,
— mais nullement comme un Ç<ôov TroXmxèv65 au sens politique.
L'échange lui-même est un moyen essentiel de cette individualisation.
Il rend superflu le système du troupeau et le dissout. Dès que la chose
a pris une telle tournure, l'homme en tant que personne isolée et indivi-
dualisée ne se rapporte plus qu'à lui-même, mais les moyens de se poser
comme personne isolée sont devenus l'acte par lequel il se fait être
universel et commun. Cette structure communautaire présuppose l'exis-
tence objective de l'individu particulier en tant que propriétaire soit
par exemple propriétaire foncier, et en l'occurrence sous certaines
conditions qui l'enchaînent à la structure communautaire ou plutôt

63. Id est : c'est-à-dire.


64. Point de vue.
65. En grec : animal politique, animal civilisé vivant dans le cadre de la
cité (xc6Xiç).
28 L'héritage du 19e siècle

constituent un anneau de sa chaîne. Dans la société bourgeoise par


exemple, le travailleur existe d'une manière purement subjective, il est
dénué d'objectivité; mais la chose qui se dresse en face de lui est désor-
mais devenue la véritable entité communautaire qu'il cherche à dévorer
mais qui le dévore.
Toutes les formes (plus ou moins spontanées, mais toutes ensemble
également résultat d'un procès historique) où la structure communau-
taire suppose que les sujets constituent une unité objective déterminée
avec ses conditions de production ou bien où une existence subjective
déterminée suppose les communautés elles-mêmes comme conditions de
production, toutes ces formes correspondent nécessairement à un déve-
loppement limité, et limité dans son principe, des forces productives. Le
développement des forces productives dissout ces formes et leur disso-
lution elle-même est un développement des forces productives humaines.
On ne commence à travailler qu'à partir d'une certaine base — d'abord
spontanée — mais qui devient ensuite une donnée historique. Mais
ensuite cette base, ou présupposition, est elle-même abolie ou
posée comme un présupposé en voie de disparition, devenue trop
étroite pour le développement de cette canaille humaine toujours en
progrès.
Dans la mesure où la propriété foncière antique réapparaît dans la
propriété parcellaire moderne, elle relève de l'économie politique et
nous y reviendrons dans le chapitre sur la propriété foncière.
(Il faudra revenir sur tout cela de manière plus profonde et plus
complète.)
Il s'agit pour nous d'abord de ceci : le comportement du travail vis-à-
vis du capital ou des conditions objectives du travail en tant que capital,
présuppose un procès historique qui dissout les différentes formes sous
lesquelles le travailleur est propriétaire ou le propriétaire travaille. Donc
surtout 1° dissolution du comportement vis-à-vis de la terre — terroir —
considérée comme condition naturelle de production, vis-à-vis de laquelle
l'homme se comporte vis-à-vis de sa propre existence inorganique;
considérée comme le laboratoire de ses forces et le domaine de sa
volonté. Toutes les formes où se présente cette propriété supposent une
entité communautaire dont les membres, malgré les différences formelles
qui peuvent exister entre eux, sont, en tant que membres de cette commu-
nauté, des propriétaires. La forme primitive de cette propriété est donc
elle-même propriété commune immédiate (forme orientale, modifiée dans
la propriété slave; développée jusqu'à son contraire, mais cependant
encore base secrète, bien que contradictoire, dans la propriété antique et
germanique); 2° dissolution des rapports où l'homme apparaît comme
propriétaire de l'instrument. De même que la forme de propriété foncière
Formes qui précèdent la production capitaliste 29

ci-dessus suppose une entité communautaire réelle, de même cette pro-


priété du travailleur sur l'instrument suppose une forme particulière du
développement du travail manufacturé comme travail artisanal; lié à
cela, le système des corporations et jurandes, etc. (Le système manufac-
turier de l'Orient antique peut déjà être considéré comme relevant du
1°.) Ici le travail lui-même est encore à demi artistique, à demi fin en soi,
etc. La maîtrise. Le capitaliste est encore un maître-artisan. L'habileté
particulière dans le travail assure aussi la possession de l'instrument, etc.
etc. Ensuite, dans une certaine mesure, transmission par héritage du
mode de travail avec l'organisation du travail et l'instrument du travail.
Le système urbain médiéval. Le travail encore considéré par l'homme
comme son bien personnel; développement déterminé, se suffisant à
soi-même, d'aptitudes unilatérales, etc. 3° Inclus dans les deux formes,
le fait que l'homme a en sa possession, avant la production, les moyens
de consommation nécessaires pour vivre en qualité de producteur — donc
pendant sa production, avant l'achèvement de celle-ci. En qualité de
propriétaire foncier il apparaît directement pourvu du fonds de consom-
mation nécessaire. En qualité de maître-artisan il a reçu en héritage,
gagné, économisé ce fonds et en tant que compagnon-artisan il est
d'abord apprenti et là, il ne se présente pas du tout encore comme tra-
vailleur, proprement dit, autonome, mais il partage, à la mode patriar-
cale, la nourriture du maître. Quand il est compagnon (véritable), il y
a une certaine mise en commun du fonds de consommation possédé
par le maître. Bien que cela ne soit pas la propriété du compagnon,
c'est cependant sa copossession au moins, de par les lois de la corpo-
ration, ses traditions, etc. (Il faudra approfondir ce point.) 4° Disso-
lution, d'autre part, des rapports à l'intérieur desquels les travailleurs
eux-mêmes, forces vivantes du travail, appartiennent encore immédia-
tement aux conditions objectives de production et font en tant que tels
l'objet d'une appropriation — donc sont esclaves ou serfs. Pour le capi-
tal, ce n'est pas le travailleur qui est une condition de production, mais
seulement le travail. S'il peut faire effectuer celui-ci par des machines ou
même par l'eau et par l'air, « tant mieux 66 ». Et le capital ne s'approprie
pas le travailleur, mais son travail — pas directement mais par la média-
tion de l'échange.

Tels sont d'une part les présupposés historiques qui permettent au


travailleur d'être trouvé là comme travailleur libre, puissance de travail
sans objectivité, purement subjective face aux conditions objectives de
la production en tant qu'elles sont sa non-propriété, propriété d'autrui,
valeur existant pour soi, capital. Mais on peut se demander d'autre

66. En français dans le texte.


30 L'héritage du 19e siècle

part quelles conditions sont requises pour qu'il trouve en face de lui un
capital.
[...] D ' u n côté on présuppose des procès historiques qui ont placé
une masse d'individus d'une nation etc... sinon d'abord dans la situation
de travailleurs réellement libres, du moins de travailleurs qui le sont
8uva¡xei67, dont la seule propriété est leur force de travail et la possi-
bilité de l'échanger contre des valeurs existantes; des individus en face
desquels toutes les conditions objectives de la production se dressent
en tant que propriété d'autrui, que leur non-propriété, mais en même
temps susceptibles d'être échangés en qualité de valeurs, donc d'être
l'objet d'une appropriation par le travail vivant jusqu'à a certain
degree6a. De tels procès historiques de dissolution sont autant une
dissolution des rapports de dépendance qui attachent le travailleur au
terroir et au seigneur maître du terroir, mais qui supposent en fait sa
propriété sur les moyens de subsistance — tel est en vérité le procès
par lequel il se détache de la terre; dissolution des rapports de propriété
foncière qui le constituaient en yeoman, petit propriétaire foncier libre
et travaillant ou fermier (colonus), paysan libre 6 9 ; dissolution des
rapports corporatifs qui présupposent sa possession sur l'instrument
de travail et le travail lui-même en tant qu'habileté artisanale déter-
minée, en tant que propriété (non seulement la source de celle-ci); de
même, dissolution des rapports de clientèle sous leurs différentes formes,
à l'intérieur desquelles les non-propriétaires apparaissent comme cocon-
sommateurs du surplusproduce 70 à la suite de leurs maîtres et, à titre
d'équivalence, portent la livrée de leur maître, participent à ses querelles
de féodal, lui rendent des services personnels, imaginaires ou réels etc.
Un examen plus poussé fera apparaître que tous ces procès de dissolution
affectent des rapports de production où prédomine la valeur d'usage,
la production pour l'usage immédiat; que la valeur d'échange et la
production de celle-ci présupposent la prédominance de l'autre forme;
que par conséquent aussi, à l'intérieur de tous ces rapports, les livraisons
en nature et les services en nature prédominent sur le paiement en
argent et les prestations en argent. Mais ceci dit en passant. D e même,
une analyse plus serrée permettra de découvrir que tous les rapports
dissous n'étaient possibles qu'à un certain niveau de développement
des forces productives matérielles (et par conséquent aussi intellec-
tuelles).

67. En grec : virtuellement, en puissance.


68. En anglais dans le texte : un certain degré.
69. La dissolution des formes encore plus anciennes de propriété collective
et de communauté réelle va de soi. [Note de Marx.]
70. En anglais : surproduit.
Formes qui précèdent la production capitaliste 31

Ce qui nous concerne tout d'abord ici, c'est que le procès de disso-
lution qui transforme une masse d'individus d'une nation etc. en tra-
vailleurs salariés 8uva|xet (virtuellement) libres — c'est-à-dire en indi-
vidus que seule leur absence de propriété contraint au travail et à la
vente de leur travail — n'implique pas d'autre part que les sources anté-
rieures de revenus ou (en partie) les conditions de propriété de ces
individus aient disparu mais, à l'inverse, que seule leur utilisation ait
changé, que leur mode d'existence se soit transformé, soit passé en
d'autres mains mais en tant que fonds libre, ou qu'il soit aussi en partie
demeuré dans les mêmes. Mais une chose est claire : ce même procès,
qui a séparé une quantité d'individus de leurs relations antérieures
— d'une manière ou d'une autre 71 — affirmatives par rapport aux
conditions objectives du travail, qui a nié ces relations et qui a ainsi
transformé ces individus en travailleurs libres, ce même procès à Suva^et
(virtuellement) libéré ces conditions objectives du travail — terroir,
matériaux bruts, moyens de subsistance, instruments de travail, argent
ou tout cela à la fois — du lien qui les rattachait antérieurement aux indi-
vidus désormais détachés d'eux. Ils existent encore mais sous une autre
forme; comme fonds libre, sur lequel se sont éteintes toutes les « ancien-
nes relations 72 » politiques, etc. et qui ne font plus face à ces individus
séparés et privés de propriété que sous formes de valeurs, de valeurs
fidèlement attachées à elles-mêmes. Le même procès qui oppose la
masse, c'est-à-dire les travailleurs libres aux conditions objectives du
travail a également opposé aux travailleurs libres ces mêmes conditions
sous forme de capital.
[...] Il est évident — et cela se voit si l'on analyse de plus près la
période historique dont il est question ici — que Vépoque de la disso-
lution des modes de production antérieurs et des modes de comporte-
ment du travailleur vis-à-vis des conditions du travail — est en même
temps une époque où d'une part, la fortune en argent a déjà pris une
certaine ampleur et où d'autre part, elle croît rapidement et prend de
l'extension grâce aux mêmes circonstances qui accélèrent cette dissolu-
tion. La fortune en argent est en même temps l'un des agents de cette
dissolution, de même que cette dissolution est la condition de sa méta-
morphose en capital. Mais la simple existence de la fortune en argent
et même la conquête d'une certaine supremacy73 de sa part ne suffisent
nullement pour que cette dissolution se produise en aboutissant au

71. En français dans le texte.


72. En français dans le texte.
73. Suprématie.
32 L'héritage du 19e siècle

capital. Sinon l'ancienne Rome, Byzance, etc. auraient achevé leur


histoire avec le travail libre et le capital, ou plutôt entamé une nouvelle
histoire. Là-bas aussi la dissolution des rapports de propriété anciens
était liée au développement de la fortune en argent — du commerce, etc.
Mais au lieu de mener à l'industrie, cette dissolution mena in fact à la
domination de la campagne sur la ville. La formation primitive du capital
ne se produit pas de telle manière que le capital accumulerait, comme
on l'imagine, des moyens de subsistance, des instruments de travail et
des matières premières, bref les conditions objectives du travail, déta-
chées du sol et déjà amalgamées au travail humain 7 4 . Cela ne veul
pas dire que le capital crée les conditions objectives du travail. Mais sa
formation primitive s'opère simplement par le fait que la valeur existant
sous forme de fortune en argent est, grâce au procès historique de disso-
lution de l'ancien mode de production, mise en mesure d'une part
d'acheter les conditions objectives du travail, d'autre part d'obtenir
en échange, de la part de travailleurs devenus libres, et contre de l'ar-
gent, le travail vivant lui-même. Tous ces facteurs sont présents; leur
divorce est lui-même un procès historique, un procès de dissolution
et c'est ce procès qui met l'argent en mesure de se transformer en
capital. L'argent lui-même, pour autant qu'il participe activement à
l'histoire, ne le fait que dans la mesure où il intervient lui-même dans
ce procès comme un agent de dissolution extrêmement énergique et
dans la mesure où il contribue efficacement à la production de travailleurs
libres plumés, et sans existence objective; mais sûrement pas en créant
pour eux les conditions objectives de leur existence ; en aidant au contraire
à accélérer leur séparation d'avec ces mêmes conditions —, en les dépouil-
lant toujours plus vite de toute propriété.
[...] La fortune en argent n'a ni inventé ni fabriqué le rouet et le
métier à tisser. Mais détachés de leur terroir, les fileurs et les tisserands
avec leurs métiers et leurs rouets tombèrent sous la domination de la

74. Il est clair au premier coup d'oeil qu'on s'enfermerait dans un cercle
vicieux en admettant que d'une part, les ouvriers que le capital doit mettre à
l'ouvrage pour se poser en capital devraient d'abord être créés, être appelés à la
vie par son accumulation, qu'ils attendraient son « Lève-toi et marche! »,
tandis que d'autre part, lui-même serait incapable d'accumuler sans le travail
d'autrui, pourrait tout au plus accumuler son propre travail, c'est-à-dire par
conséquent exister lui-même sous forme de non-capital et de non-argent, étant
donné que le travail, avant l'existence du capital, peut seulement se réaliser en
valeur sous des formes telles que celles du travail artisanal, de la petite agri-
culture, etc., bref uniquement sous des formes qui ne peuvent pas accumuler,
ou très chichement; des formes qui ne permettent qu'un petit surplus-produce
(surproduit) et qui l'absorbent pour une large part. Du reste nous aurons encore
à analyser plus en détail cette idée d'accumulation. [Note de Marx.]
Formes qui précèdent la production capitaliste 33

richesse monétaire, etc. Le capital n'a pas d'autre propriété que d'unir
les masses de bras et d'instruments qu'il trouve devant lui. Il les agglomère
sous sa domination. Voilà sa véritable façon d'accumuler; l'accumulation
des travailleurs en certains points, avec leurs instruments. Il faudra
traiter de cela plus à fond en étudiant ce qu'on appelle l'accumulation
du capital.
[...] Le développement de la valeur d'échange — favorisé par l'argent
existant au sein de l'ordre social marchand — dissout la production
orientée de préférence sur la valeur d'usage immédiate et les formes de
propriété qui lui correspondent — rapports du travail à ses conditions
objectives — et pousse ainsi à la mise sur pied du marché du travail
(qu'il faut bien sûr distinguer du marché aux esclaves). Cependant
même cette action de l'argent n'est possible que si on présuppose
l'activité constante des métiers urbains, laquelle ne repose pas sur le
capital et le travail salarié mais sur l'organisation du travail en corpo-
rations, etc. Le travail urbain lui-même avait créé des moyens de pro-
duction pour lesquels les corporations étaient tout aussi gênantes75
que les anciens rapports de propriété foncière d'une agriculture amé-
liorée qui sont en partie à leur tour la conséquence d'un débit plus
grand des produits de l'agriculture vers les villes, etc.
[...] En ce qui concerne maintenant la formation de la fortune en
argent elle-même avant sa métamorphose en capital, cette formation
appartient à la préhistoire de l'économie bourgeoise. L'usure, le com-
merce, le système urbain, et le fisc qui se développa avec eux jouèrent
en la matière le rôle principal.
[...] Si nous avons vu que la métamorphose de l'argent en capital
présuppose un procès historique qui ait détaché les conditions objectives
du travail et les ait rendues autonomes vis-à-vis du travailleur — d'autre
part l'effet du capital une fois qu'il est apparu et l'effet de son procès
c'est de soumettre toute production et d'aggraver et de parachever par-
tout le divorce entre le travail et la propriété, entre le travail et les condi-
tions objectives du travail. On verra dans un développement ultérieur
que le capital anéantit le travail artisanal, la petite propriété foncière
travailleuse, etc. et qu'il se détruit lui-même sous les formes où il n'appa-
raît pas en contradiction avec ce travail — dans le petit capital et les
genres intermédiaires, les genres hybrides, qui se situent entre les anciens
modes de production (ou bien tels qu'ils se sont renouvelés sur la base
du capital) et le mode de production classique, adéquat, du capital
lui-même...

75. Marx a écrit en français « gênant ».


H. S. MAINE

le droit archaïque (1861) *

[...] Il est un domaine dans lequel le mouvement des sociétés qui


progressent a été uniforme. Ce mouvement a toujours été caractérisé
par la dissolution progressive de l'état de dépendance familiale remplacé
par une affirmation croissante de la responsabilité individuelle. A la
famille se substitue de plus en plus l'individu, en tant qu'unité dont
tiennent compte les lois civiles. Ce progrès a été plus ou moins rapide;
ainsi, dans certaines sociétés qui ne sont pas complètement stationnaires,
l'effondrement de l'ancienne organisation n'est perceptible qu'en étu-
diant très minutieusement les phénomènes qui s'y manifestent. Mais
quel qu'en ait été le rythme, le changement s'est fait sans heurts et sans
retours en arrière et on découvrira un jour que ce qui ressemblait à
des retards n'était en fait que des périodes d'absorption d'idées et de
coutumes archaïques provenant de sources entièrement étrangères.
Il est également aisé de déceler la nature du lien qui unit petit à petit
les hommes et remplace les formes de réciprocité des droits et devoirs
qui sont issus de la famille. Ce lien, c'est le contrat. Si l'on choisit comme
point de départ de l'histoire un état de la société au sein de laquelle
toutes les relations entre les personnes se résument dans les relations
de la famille, il semble que nous ayons régulièrement progressé vers
une phase de l'ordre social dans laquelle toutes ces relations naissent
de l'accord librement consenti des individus. En Europe occidentale,
ce progrès a été considérable. C'est ainsi qu'a disparu le statut de
l'esclave, remplacé par la relation contractuelle entre serviteur et maître.
Le statut de la femme sous tutelle, si par tutelle on entend ici celle de
personnes autres que le mari, a également cessé d'exister; de son ado-
lescence à l'âge du mariage, toutes les relations qu'elle peut nouer sont
des relations de contrat. De même le statut du fils soumis à l'autorité

* Version française de deux extraits de Ancient Law (1861), éd. Geoffrey


Cumberledge, Oxford University Press, 1946, p. 139-141 et 219-224.
Le droit archaïque 35

parentale n'a plus vraiment sa place dans le système juridique des


sociétés européennes modernes. S'il est une obligation relevant du droit
civil qui lie les parents au fils majeur, seul le contrat lui donne force
légale. Si exception il y a, elle ne fait que confirmer la règle. L'enfant
mineur et non émancipé, les pupilles, le fou reconnu comme tel, ont
tous leurs capacités et leurs incapacités réglementées par le droit sur
les personnes. Mais pourquoi? Les explications varient avec la termi-
nologie conventionnelle de chaque législation, mais dans l'esprit, elles
se rejoignent. La grande majorité des juristes tient au principe selon
lequel les catégories d'individus que nous venons de mentionner, relè-
vent de la tutelle des incapables pour la simple raison qu'ils ne possèdent
pas la faculté de juger où est leur propre intérêt; en d'autres termes,
il leur manque la première qualité les habilitant à signer un contrat.
On pourrait se servir utilement du terme « statut » pour créer une
expression reflétant la loi du progrès telle que nous venons de l'exposer
et qui, quelle que soit sa valeur, me semble suffisamment bien définie.
Toutes les formes de statut que le droit sur les personnes prend en consi-
dération dérivent des pouvoirs et privilèges qui étaient autrefois l'apa-
nage de la famille et les évoquent encore par certains traits. Si, nous
conformant à l'usage qu'en ont fait nos meilleurs hommes de lettres,
nous appliquons donc le terme de statut uniquement à ces conditions
personnelles et évitons de l'employer quand ces conditions sont de près
ou de loin le résultat d'un accord, nous pouvons dire que le mouvement
des sociétés en évolution a jusqu'ici été un mouvement allant du statut
au contrat.
[...] La distinction existant dans le droit romain entre le droit sur les
personnes et le droit sur les choses qui, tout en étant extrêmement prati-
que est parfaitement artificielle, a visiblement beaucoup fait dévier les
recherches que nous avions entreprises sur ce sujet. Ce que nous avions
appris en étudiant le Jus Personarum, nous l'avons oublié en passant au
Jus Rerum et nous avons traité des concepts de propriété, contrat et délit
comme s'il était impossible de savoir exactement quelle avait été leur
nature originelle en se fondant sur les faits établis au sujet de la condition
originelle des personnes. Si l'on pouvait faire ressusciter un système
juridique purement archaïque et tenter l'expérience d'y appliquer les
classifications romaines, la futilité d'une telle méthode apparaîtrait
d'elle-même. On se rendrait alors rapidement compte que la distinction
entre le droit sur les personnes et le droit sur les choses n'avait aucun sens
dans le droit archaïque, que les règles relevant de l'un ou de l'autre
étaient inextricablement mêlées et que les distinctions faites plus tard
par les juristes ne sont valables que pour une jurisprudence apparue
ultérieurement. [...] Si nous nous bornons à l'étude des droits depro-
36 L'héritage du 19e siècle

priété des individus, il semble fort improbable a priori de pouvoir


apprendre quoi que ce soit sur l'histoire archaïque de la propriété. Il
est plus vraisemblable que la propriété indivise, et non la propriété
séparée, constituait la véritable institution archaïque et que les formes
de propriété dont nous tirerons des enseignements seront celles qui sont
liées aux droits de familles et de groupes de parenté. La jurisprudence
ne nous éclairera pas ici, car c'est justement cette jurisprudence qui,
modifiée par la théorie de la loi naturelle, a donné aux contemporains
l'impression que la propriété individuelle était la forme normale du
droit de propriété et que la propriété détenue par des groupes d'individus
n'était qu'une exception à la règle générale. Cependant, il est une com-
munauté que tout chercheur en quête d'une institution perdue de la
société primitive examinera toujours avec un soin extrême. Si cette
institution a pu subir des transformations au sein de la branche de la
famille indo-européenne établie aux Indes depuis des siècles, il est rare
qu'elle renie totalement son origine. Or il existe justement parmi les
Hindous, une forme de propriété qui devrait immédiatement attirer
notre attention en ce qu'elle coïncide parfaitement avec le point de vue
que nos études relatives au droit sur les personnes nous portent à adopter
en ce qui concerne la condition originelle de la propriété. La commu-
nauté villageoise de l'Inde est tout à la fois une société patriarcale orga-
nisée et un assemblage de copropriétaires. Les relations interpersonnelles
existant entre les individus qui composent cette communauté, se confon-
dent sans distinction avec leurs droits de propriété; et c'est aux ten-
tatives des fonctionnaires anglais visant à séparer les relations person-
nelles des droits de propriété que peuvent être attribués certains des
échecs les plus retentissants de l'administration anglo-indienne. Chacun
sait que la communauté villageoise est une institution extrêmement
ancienne. Les recherches entreprises sur l'histoire indienne générale ou
locale, quelle qu'ait été leur direction, ont toujours trouvé cette com-
munauté à son plus haut stade de perfectionnement. Un grand nombre
d'observateurs intelligents et perspicaces qui, pour la plupart, ne défen-
daient aucune théorie particulière sur la nature et l'origine de cette
communauté, s'accordent pour la considérer comme l'institution la plus
indestructible d'une société qui ne renonce jamais de bonne grâce à
l'une quelconque de ses coutumes en faveur d'une innovation. Conquêtes
et révolutions semblent avoir déferlé au-dessus d'elle sans la troubler
ou l'ébranler et les systèmes de gouvernement hindous les plus efficaces
ont toujours été ceux qui l'ont reconnue comme la base de l'adminis-
tration.

Le droit romain dans sa maturité et la jurisprudence moderne qui


s'en inspira considèrent la propriété communautaire comme un état
Le droit archaïque 37

exceptionnel et passager des droits de propriété. Ce point de vue est


clairement exprimé dans la maxime bien connue en Europe occidentale :
Nemo in communione potest invitus detineri (on ne peut maintenir per-
sonne contre son gré dans la copropriété). Mais en Inde, c'est l'inverse
qui se produit, et l'on peut dire que la propriété individuelle est toujours
sur le point de devenir propriété en commun. Ce processus a déjà été
mentionné précédemment. Dès qu'un fils est né, il acquiert des droits
sur les biens de son père et dans certaines circonstances, la loi l'autorise
même, à sa majorité, à exiger la division du patrimoine familial. En
réalité, il est rare que cette division ait lieu, même à la mort du père et
la propriété reste toujours une et indivise pendant plusieurs générations,
bien que chaque membre de chaque génération ait un droit légal à une
part non divisée de ce patrimoine. Le patrimoine ainsi obtenu en com-
mun est parfois géré par un administrateur élu mais, dans la plupart
des cas, et dans certaines provinces dans tous les cas, c'est l'agnat le
plus âgé, le représentant le plus âgé de la ligne aînée de la famille, qui
s'en occupe. Un tel assemblage de copropriétaires, un tel corps de
parents consanguins détenant un patrimoine en commun, constitue la
forme la plus simple d'une communauté villageoise indienne; mais cette
communauté est plus qu'une confrérie de parents et plus qu'une asso-
ciation de partenaires. C'est une société organisée qui, non seulement
se charge de la gestion du fonds commun mais qui, grâce à un corps
complet de fonctionnaires veille presque toujours à ce que soient assurés
le gouvernement interne, la justice, la police et la répartition des impôts
et charges publiques.
Le processus que j'ai décrit comme caractérisant la formation d'une
communauté villageoise peut être considéré comme typique. Cependant,
il ne faut pas en déduire que toutes ces communautés de l'Inde se sont
constituées d'une manière aussi simple. Bien que dans le Nord de
l'Inde, si je suis bien informé, les archives démontrent presque invaria-
blement que la communauté était constituée d'un seul assemblage de
parents consanguins, elles apportent également des preuves qu'il y a
toujours eu, de temps en temps, des étrangers qui sont venus se greffer sur
ces groupements de parents et que, par simple achat d'une part, ils pou-
vaient généralement, dans certaines conditions, être admis dans leur
confrérie. Dans le Sud du continent indien, il semble que des commu-
nautés ont souvent eu pour origine, non pas une mais deux familles ou
plus et certaines ont une composition qui est bien connue pour son
caractère entièrement artificiel; effectivement, le fait que des individus
appartenant à des castes différentes se groupent en une même société,
détruit l'hypothèse selon laquelle ils sont de même descendance. Cepen-
dant, dans toutes ces confréries, soit on perpétue la tradition, soit on
38 L'héritage du 19e siècle

prétend qu'il existait une parenté originelle commune. Mountstuart


Elphinstone, qui a étudié plus particulièrement les communautés villa-
geoises du Sud, fait observer à leur propos (History of India) : « Selon
les dires populaires, les propriétaires d'un village descendent tous d'un
ou de plusieurs individus qui ont fondé ce village; les seules exceptions
sont les individus qui ont obtenu leurs droits en les achetant — ou autre-
ment — à des membres appartenant au groupe fondateur du village.
Cette supposition est confirmée par le fait qu'aujourd'hui encore, il n'y
a, dans les petits villages, qu'une seule famille de propriétaires et quel-
ques-unes seulement dans les grands; mais chacune s'est développée en
tellement de branches collatérales qu'il est assez courant de voir les
travaux agricoles accomplis par les propriétaires sans l'aide d'agricul-
teurs ou salariés agricoles. Les droits des propriétaires sont collectifs et
bien qu'à quelque chose près ils soient presque toujours parfaitement
répartis, ils ne sont jamais entièrement séparés. Ainsi, le propriétaire
peut vendre ou hypothéquer ses droits; mais il doit d'abord avoir l'accord
du village; et l'acheteur vient ensuite prendre sa place et assumer toutes
ses obligations. Si une famille s'éteint, sa part retourne au patrimoine
commun. »
[...] Il est peu probable qu'une institution du monde primitif se soit
conservée jusqu'à nos jours à moins d'avoir acquis une certaine sou-
plesse étrangère à sa nature originelle grâce à l'action vivifiante de quel-
que fiction légale. Aussi, la communauté villageoise n'est pas nécessai-
rement un assemblage de parents consanguins : elle est soit un tel assem-
blage soit un ensemble de copropriétaires constitué sur le modèle d'une
association de parents. Ce n'est évidemment pas à la famille romaine
qu'il faudrait la comparer mais à la gens ou maison romaine. La gens
constituait également un groupe fondé sur le modèle de la famille;
c'était la famille élargie par une variété de notions fictives dont la nature
exacte s'était perdue dans la nuit des temps. Aux temps historiques, ses
caractéristiques dominantes correspondaient exactement aux deux cons-
tatations faites par Elphinstone à propos de la communauté villageoise.
On supposait toujours qu'il y avait une ascendance commune, ce qui
était parfois démenti par les faits; pour reprendre les termes de cet
historien, « lorsqu'une famille s'éteint, sa part retourne au patrimoine
commun » . Dans l'ancien droit romain, les successions en déshérence
revenaient aux membres gentilices. En outre, tous ceux qui ont étudié
l'histoire pensent que les communautés comme les gentes ont été très
fréquemment adultérées par l'admission d'étrangers, sans que l'on puisse
déterminer les modalités exactes de cette absorption. A présent, d'après
Elphinstone, ces étrangers y sont admis en achetant une part avec
l'accord de la confrérie de parents. Le mode d'acquisition est très ana-
Le droit archaïque 39

Iogue à n'importe quel héritage; ce qu'acquiert cependant un membre


adopté est de même nature que ce que nous entendons par succession
universelle. En même temps que la part qu'il a achetée, il hérite de tous
les engagements que le vendeur avait envers le groupe. C'est un emptor
familiae qui revêt toutes les responsabilités publiques de l'individu dont
il vient de prendre la place. L'accord que l'ensemble de la communauté
doit donner pour son admission rappelle un peu le consentement auquel
la Comitia Curiata, le parlement de cette vaste confrérie de parents
forgés, l'ancien « commonwealth » romain, tenait tant pour l'importance
capitale qu'il présentait puisqu'il en faisait la condition essentielle de la
légalisation d'une adoption ou de la confirmation d'un testament.
On découvre dans presque chaque trait de ces communautés villa-
geoises indiennes des témoignages d'une extrême antiquité. Nous avons
tant de raisons différentes de soupçonner que le droit, dans son enfance,
était caractérisé par la prédominance de la propriété en commun, le
mélange des droits des personnes et des droits de propriété et par la
confusion des devoirs publics et privés, que nous devrions être en droit
de tirer d'importantes conclusions de ce que nous avons observé de ces
communautés fraternelles de propriétaires, même si aucune société
analogue ne pouvait être découverte dans une autre partie du monde. Il
se trouve cependant qu'un ensemble de phénomènes du même genre a
très récemment éveillé une grande curiosité, phénomènes observés dans
les régions de l'Europe qui ont été les moins touchées par la transfor-
mation féodale de la propriété et qui, par un grand nombre de caractéris-
tiques importantes sont tout aussi proches du monde oriental que du
monde occidental. Ces recherches, effectuées par Haxthausen, Tengo-
borski et d'autres, ont démontré que les villages russes ne constituent
pas des groupements fortuits d'individus ni des associations fondées sur
un contrat; ce sont des communautés qui se sont organisées naturelle-
ment, comme en Inde. Certes, ces villages appartiennent toujours en
théorie au patrimoine de quelque propriétaire noble et les paysans ont,
dans les temps historiques, été transformés en serfs attachés à la glèbe et
dans une large mesure à la personne du seigneur. Mais la pression exercée
par cette propriété supérieure n'a jamais écrasé l'ancienne organisation
villageoise; il est peu probable que le décret de ce tsar de Russie qui
aurait introduit le servage avait en réalité pour but d'empêcher les
paysans d'abandonner cette coopération sans laquelle l'ancien ordre
social n'aurait pu être maintenu longtemps. Par le rapport agnatique
supposé entre les villageois, le mélange des droits personnels et des privi-
lèges de la propriété, et un certain nombre de mesures spontanées desti-
nées à assurer sa gestion interne, le village russe semble être une réplique
presque exacte de la communauté indienne; néanmoins, ils se distinguent
40 L'héritage du 19e siècle

l'un de l'autre par un point important que nous notons avec le plus grand
intérêt. Bien que leur propriété soit confondue, les copropriétaires du
village indien ont des droits distincts et cette séparation des droits est
totale et le reste indéfiniment. Théoriquement, la séparation des droits
est également totale dans le village russe mais elle n'est que temporaire.
A l'expiration d'une période donnée, qui n'est pas la même dans tous les
cas, les droits individuels s'éteignent, la terre du village redevient un tout
et est ensuite redistribuée entre les familles composant la communauté,
selon leur importance numérique. Une fois la répartition effectuée, les
droits des familles et des individus peuvent à nouveau se ramifier en
diverses directions et ce, jusqu'à la prochaine période de redivision des
terres. Une variante encore plus curieuse de ce type de propriété existe
dans les pays ayant longtemps formé un territoire disputé entre l'Empire
ottoman et la Maison d'Autriche. En Serbie, en Croatie et dans la
Slavonie autrichienne, les villages constituent également des confréries
d'individus qui sont à la fois copropriétaires et parents consanguins;
mais là, l'organisation interne de la communauté diffère de celle des
deux exemples précédents. La propriété collective n'est dans ce cas ni
divisée dans la pratique ni considérée comme divisible en théorie, mais
l'ensemble des terres est cultivé par le travail combiné de tous les villa-
geois et le produit est redistribué chaque année entre les unités domes-
tiques, parfois d'après l'estimation de leurs besoins, parfois d'après des
règles qui attribuent à des individus particuliers une part fixe de l'usu-
fruit. Selon les juristes d'Europe orientale, ces pratiques découlent d'un
principe qui existait, affirme-t-on, dans les plus anciennes lois slavonnes
et selon lequel la propriété des familles ne peut être divisée à perpétuité.
Dans une étude comme celle-ci, le grand intérêt que présentent ces
phénomènes provient de la lumière qu'ils jettent sur l'évolution de droits
distincts de propriété à l'intérieur des groupes qui, à l'origine, semble-t-il,
détenaient ces droits de propriété. Tout tend à démontrer que la pro-
priété appartenait autrefois, non à des individus ni même à des familles
distinctes mais à des sociétés plus vastes constituées sur le modèle
patriarcal; mais le mode de transition de l'ancien type de propriété au
nouveau, pour obscur qu'il soit, l'aurait été infiniment plus si l'on n'avait
pas découvert et étudié plusieurs types distincts de communautés villa-
geoises. Il est d'un grand intérêt d'examiner les diverses dispositions
internes existant dans les groupes patriarcaux que l'on peut, ou pouvait
jusqu'à une date récente, observer parmi les races d'origine indo-euro-
péenne. Les chefs des clans les plus frustes des Highlands avaient cou-
tume, dit-on, de répartir la nourriture entre chefs des familles sous leur
juridiction, à des intervalles de temps très courts, parfois ne dépassant
pas un jour. Dans les villages slavons des provinces autrichiennes et
Le droit archaïque 41

turques, les anciens procédaient également à une distribution périodique


entre tous les villageois, mais il s'agissait d'une répartition annuelle de
tous les produits de l'année. Dans les villages russes, cependant, la
substance même de la propriété cesse d'être considérée comme indivi-
sible et on laisse librement se développer les droits à une propriété
séparée jusqu'à ce que le processus de séparation soit péremptoirement
interrompu au bout d'un certain temps. En Inde, non seulement il
n'existe pas d'indivisibilité du fonds commun mais la propriété privée
de certaines de ses parties peut être indéfiniment prolongée et se scinder
en un nombre quelconque de propriétés secondaires, la division de facto
du patrimoine étant cependant contrôlée par la coutume immémoriale
et par la règle interdisant l'admission d'étrangers sans le consentement
de la confrérie. Il ne s'agit évidemment pas de prétendre que ces diffé-
rentes formes de communautés villageoises constituent des phases
distinctes d'un processus de transmutation qui s'est partout accompli
de la même manière. Mais bien que les faits ne nous permettent pas
d'aller aussi loin, il semble moins présomptueux de supposer que la
propriété privée, sous la forme que nous lui connaissons, s'est formée
avant tout par un processus de dégagement graduel des droits privés des
individus qui étaient mêlés à ceux d'une communauté. Nos études sur le
droit des personnes nous montraient, semble-t-il, la famille qui s'étendait
et se transformait en groupe agnatique de parents consanguins, puis
nous voyons ce groupe agnatique se dissoudre en unités domestiques
distinctes; finalement, l'unité domestique est supplantée par l'individu;
et ce que nous suggérons maintenant est que chaque étape de ce change-
ment correspond à une altération analogue de la nature de la propriété.
S'il y a quelque vérité dans cette suggestion, il faut remarquer qu'elle
affecte matériellement le problème que les théoriciens s'occupant de
l'origine de la propriété se sont généralement posé. La question — peut-
être insoluble — qu'ils ont le plus souvent agitée, est la suivante : quels
furent les motifs qui, à l'origine, poussèrent les hommes à respecter la
propriété d'autrui? Sans beaucoup d'espoir d'y trouver une réponse,
cette question peut cependant être posée sous la forme d'une enquête
sur les raisons qui ont conduit un groupe composite à se tenir à l'écart du
domaine d'un autre groupe. Mais s'il est vrai que le moment de loin le
plus important de l'histoire de la propriété privée est celui de la sépa-
ration progressive du système de la copropriété de parents, alors le
thème fondamental de l'enquête est identique à celui qui guide toute loi
historique : quels furent les motifs qui, à l'origine, ont poussé les hommes
à rester unis dans le cadre de la famille? A une telle question, la juris-
prudence n'est pas compétente pour répondre si elle ne reçoit pas l'assis-
tance d'autres sciences. On ne peut que se borner à constater le fait.
H. S. MAINE

les effets de l'observation de l'Inde sur la pensée


européenne moderne (1875)*

... L'Inde a donné au monde la philologie comparée et la mythologie


comparée; elle peut encore nous donner une autre science non moins
précieuse que la linguistique et le folklore. J'hésite à l'appeler juris-
prudence comparée car, si tant est que cette science doit un jour exister,
elle portera sur un domaine beaucoup plus vaste que celui du droit. En
effet, l'Inde non seulement possède (ou pour être plus précis, possédait)
une langue aryenne plus ancienne que toute autre langue issue de la
langue-mère commune ainsi que divers termes désignant les objets de la
nature moins parfaitement cristallisés qu'ailleurs en personnages mythi-
ques mais elle comporte une quantité d'institutions aryennes, de cou-
tumes aryennes, de lois aryennes, d'idées aryennes, de croyances aryennes
à un stade d'évolution beaucoup plus archaïque que tout ce qui survit
au-delà de ses frontières. Dans tout ceci, il y a très certainement matière à
constituer une nouvelle science pouvant peut-être comprendre de nom-
breuses branches. Pour la créer, pour lui donner un commencement
d'exécution, il faudra écrire beaucoup de livres et nombreux seront les
chercheurs qui devront prêter leur concours. Mais c'est parce que j'ai
l'espoir que certains d'entre vous, ici présents, entreprendront cette tâche
que je désire maintenant prouver non pas que les tentatives visant à
susciter une telle science aboutiront, mais que l'entreprise est concevable
et réalisable.
[...] Si nous supposons donc que les groupes aryens primitifs, les
institutions aryennes primitives, les idées aryennes primitives sont
restées, en Inde, à un stade d'évolution archaïque, pouvons-nous espérer
accroître nos connaissances — et dans l'affirmative de quel genre de

* Version française de deux extraits de la conférence « The effects of obser-


vation of India on modem European thought », prononcée en 1875 devant
l'Université de Cambridge au titre de la « Rede lecture », et reproduite dans
Village Communities in the East and West, London, John Murray, 3 e éd., 1876,
p. 210-211 et 220-239. Traduit et publié avec l'autorisation des éditeurs.
Les effets de Vobservation de l'Inde 43

connaissances s'agira-t-il? — en soumettant ces phénomènes à une


analyse plus scientifique, c'est-à-dire à une analyse guidée par la méthode
qui a largement fait ses preuves dans d'autres domaines des recherches
comparatives? Prenons pour illustrer le problème l'exemple d'une grande
institution, la propriété. Je pense qu'il est inutile d'en souligner l'impor-
tance. Source de tant de motivations humaines, le rôle qu'elle joue a été
souligné par nombre d'auteurs, dans toutes sortes de langues, de styles
et de tons, que ce soit sur le mode sarcastique, grave, sérieux ou suffisant.
Tout un ensemble de doctrines religieuses et de préceptes moraux
gravitent autour de cette institution, et de nos jours, son existence a été
considérée comme la base d'une grande science déductive, l'économie
politique. Et pourtant, tout homme intelligent qui tenterait de rechercher
sérieusement ce qu'il sait sur son origine ou les lois ou le mode de son
évolution historique constatera que ses connaissances sur le sujet sont
extrêmement limitées. Les meilleurs économistes refusent expressément
de considérer l'histoire de l'institution elle-même et se bornent au mieux
à observer que son existence est là pour le bien de la race humaine.
Jusqu'à une date très récente, les théories couramment admises sur les
origines historiques de la propriété ne méritent guère d'être prises en
considération. La version courante selon laquelle son origine tient à
l'état de nature n'est qu'une façon d'exprimer notre propre ignorance,
et la plupart des théories sur ce sujet qui avaient cours jusqu'à une date
récente ne sont en réalité rien de plus que de nouvelles formulations plus
ou moins ingénieuses de cette même notion.
Or, en tout état de cause, il est fort probable que l'on puisse tirer de
nouveaux enseignements à partir des observations et expériences effec-
tuées en Inde. Car de toutes les publications officielles produites depuis
près d'un siècle par les fonctionnaires du gouvernement indien, la plus
grande partie porte sur l'étude des formes orientales de propriété et sur
leurs rapports avec celles qui existent en Occident. Si ces fonctionnaires
avaient écrit sur des institutions totalement différentes des nôtres, leurs
ouvrages n'auraient guère présenté d'intérêt pour nous. Si les Anglais
vivant en Inde y avaient découvert des formes de propriété évoquant
celles que l'on serait tenté d'attribuer à l'Utopie ou à l'Atlantide, s'ils
avaient rencontré de véritables communautés de biens, ou une égalité
parfaite des fortunes, ou un système de propriété dans lequel tout
appartient exclusivement à l'État, leurs descriptions n'auraient suscité
qu'une vague curiosité. Mais ce qu'ils découvrirent était tout ensemble
très ressemblant et pourtant sensiblement différent de ce qu'ils avaient
laissé chez eux. Pour l'essentiel, cette partie du mécanisme social était
le même. La propriété existait, mobilière ou immobilière, grande et
petite; la rente foncière, le profit, l'échange et la concurrence existaient,
44 L'héritage du 19e siècle

bref les concepts économiques qui nous sont familiers. Et pourtant,


presque aucun d'entre eux ne correspondait exactement à son plus proche
équivalent occidental. Il y avait bien la propriété mais c'était la propriété
collective détenue par des groupes d'individus qui était la plus courante
tandis que la propriété privée était l'exception. La rente des terres
existait mais elle devait s'accorder avec la prédominance presque uni-
verselle de la fixité des tenures foncières et par conséquent avec l'absence
de taux de rente fixés par un marché de la terre. Il existait bien un taux de
profit, mais il était des plus curieusement soumis à la tradition. Il existait
bien la concurrence mais le commerce était pratiqué par de vastes
groupements de parents qui ne se faisaient pas concurrence. En revanche,
ces grandes associations se faisaient concurrence entre elles. Ces faits
observés par les fonctionnaires aDglo-indiens sont plus précieux que les
spéculations qu'ils pouvaient en tirer. Leur premier souci a été de recher-
cher comment ils pouvaient le mieux traduire, dans le langage écono-
mique occidental, les phénomènes économiques de l'Orient; je présume
que des ouvrages entiers ont été écrits, plus particulièrement sur deux
classes de ces phénomènes : il s'agissait d'abord de déterminer si la part
considérable des profits que le gouvernement britannique de l'Inde
(comme tous les gouvernements orientaux) tire de l'agriculture doit
être considérée comme un impôt foncier ou bien comme une rente
foncière et ensuite si la tenure foncière héréditaire ou protégée de l'Orient
est ou non en violation avec les droits de la propriété; ou en d'autres
termes, si elle est conciliable avec la conception occidentale de la pro-
priété. Ceux parmi ces observateurs avisés qui connaissaient le mieux les
ouvrages occidentaux ont eu tendance à adopter l'attitude des théoriciens
anglais de l'économie politique consistant à reléguer sous le nom de
friction toutes les influences étrangères qui freinent l'action des rouages
du mécanisme social sur lesquels la science économique, plus légiti-
mement en Occident qu'en Orient, concentre presque toute son attention.
D'ailleurs, la valeur et l'importance des causes du retard économique et
social qui furent ainsi rejetées n'ont pu être comprises que très récem-
ment. L'idée d'appliquer la méthode historique à l'étude de la propriété
et à toutes les notions qui s'y rattachent compte parmi les innovations
les plus modernes. Au cours des derniers vingt-cinq ans, des chercheurs
allemands se sont sérieusement penchés sur les origines et l'évolution
de la propriété en Europe, c'est-à-dire de la propriété foncière. Mais la
méthode historique dont ils se servaient n'avait pas encore été vivifiée et
corrigée par la méthode comparative et ces chercheurs ne se rendent
pas encore compte qu'une grande partie de la vieille Europe survit en
Inde. Aussi sont-ils condamnés à connaître des difficultés analogues à
celles du savant qui s'interrogeait sur la parenté des langues entre elles
Les effets de l'observation de l'Inde 45

et leurs rapports de filiation, à une époque où certains contestaient obsti-


nément la réalité même d'une littérature sanscrite et d'autres ne voulaient
voir dans le sanscrit qu'un dialecte secret et artificiel créé par les Brah-
manes.
Le premier pas à faire pour dégager des vérités nouvelles dans ce
domaine (et c'est sans doute celui qui coûte le plus, tant les préjugés à
rejeter sont tenaces) consiste à reconnaître que les formes indiennes de
propriété, d'échange, de rente foncière, de prix sont tout aussi naturelles,
respectables, intéressantes et dignes d'observation scientifique que celles
de l'Europe occidentale. Le second pas sera franchi lorsqu'une série
d'enquêtes poursuivies actuellement dans les régions orientales du
continent européen auront atteint un stade plus poussé et lorsqu'un
ensemble de faits économiques étroitement apparentés à ceux que
connaissent bien les Anglais de l'Inde auront été rassemblés dans les
pays aryens qui n'ont jamais été profondément affectés par l'Empire
romain d'une part ni par le monde musulman de l'autre — car l'Islam
dont l'influence sur les institutions et coutumes indiennes a été si faible
qu'elle en est négligeable, a d'ailleurs métamorphosé le caractère de
populations entières, son autorité participant à la fois de la religion et du
droit. Le dernier pas consistera à tirer les conclusions qui s'imposent des
analogies étroites et frappantes existant entre ces phénomènes archaïques
très répandus et les formes anciennes des mêmes institutions, forces
sociales et processus économiques tels qu'ils sont établis par l'histoire
écrite de l'Europe occidentale. Lorsque tout ceci sera accompli, l'on sera
en droit d'affirmer qu'existent les matériaux d'une nouvelle science;
laquelle s'avérera peut-être un aussi grand succès de la méthode compa-
rative que ceux obtenus jusqu'ici. Je ne prétends pas formuler d'avance
des prévisions positives quant aux conclusions auxquelles cette science
parviendra, mais il ne me semble pas trop présomptueux de vous pré-
senter brièvement et en termes généraux, certains des résultats qu'annon-
cent dès maintenant les méthodes de recherche modernes sur l'histoire
de cette institution d'importance capitale dont nous avons parlé : la
propriété.
A chaque fois que se soulève un pan du voile qui nous masque la
condition primitive de l'humanité, ou même de ses zones que nous savons
avoir été destinées à la civilisation, deux thèses qui nous sont aujour-
d'hui très familières semblent être manifestement contredites par tout
ce qu'il nous est donné de voir : tous les hommes sont frères et tous les
hommes sont égaux. Le spectacle que nous avons sous les yeux est plutôt
celui que le monde animal offre au regard intérieur de ceux qui ont
le courage de reconnaître les faits répondant à la mémorable théorie
de la sélection naturelle. Chaque féroce petite communauté est perpé-
46 L'héritage du 19e siècle

tuellement en guerre avec sa voisine, tribu contre tribu, village contre


village. Les incessantes attaques des forts contre les faibles aboutissent
toujours à la situation monotone qui revient si souvent dans les pages
de Thucydide : « Les hommes furent passés au fil de l'épée, les femmes
et les enfants vendus comme esclaves. » Et pourtant, même dans tant de
cruauté et d'atrocités, nous trouvons les germes d'idées qui se sont pro-
pagées de par le monde. En un certain sens et à un certain niveau, les
hommes sont frères et égaux. La belligérance universelle est celle de
tout un groupe, tribu ou village, envers d'autres; cependant, au sein de
ces groupes règne non point la lutte et la discorde, mais bien plutôt
l'ultra-légalité. Les hommes des communautés primitives s'imaginaient
être parents au sens le plus littéral du terme; et aussi surprenant que
cela puisse paraître, de très nombreux faits indiquent qu'à un certain
stade de la pensée, ils ont dû se considérer comme égaux entre eux.
Lorsque ces groupes primitifs firent leur apparition en tant que pro-
priétaires fonciers, réclamant la jouissance exclusive d'une superficie
déterminée du sol, non seulement il semble qu'initialement leurs parcelles
aient été égales, mais il subsiste encore un certain nombre de mécanismes
visant à préserver cette égalité; le plus fréquent d'entre eux est la redistri-
bution périodique du domaine tribal. De ces faits, nous pouvons tirer
une conclusion qui semble désormais presque avérée. La propriété
foncière telle que nous l'entendons, c'est-à-dire la propriété individuelle,
appartenant à des individus ou des groupes ne dépassant pas les dimen-
sions de la famille, est une institution plus récente que la propriété
indivise ou copropriété, c'est-à-dire la propriété en commun par de vastes
groupes d'individus initialement parents, qui, partout où l'on trouve de
tels groupes (et on en rencontre encore dans de nombreuses régions du
monde), se pensent ou se considèrent en quelque sorte apparentés les uns
aux autres. C'est ainsi que petit à petit, et sans doute sous l'influence de
toute une série de causes différentes, l'institution de la propriété foncière
individuelle qui nous est si familière, a surgi des ruines de l'antique
copropriété.

D'autres conclusions tirées des résultats de ces récentes enquêtes


devraient être formulées avec plus de réserves et certaines d'entre elles
seulement sous forme négative. Ainsi, à chaque fois qu'il nous est donné
d'observer des groupes primitifs survivant encore à notre époque, nous
constatons que la concurrence joue un rôle négligeable dans leurs tran-
sactions domestiques, c'est-à-dire la compétition dans l'échange et
l'acquisition de la propriété. Ce phénomène, et plusieurs autres, semble
indiquer que la concurrence, cette force sociale prodigieuse dont l'action
est mesurée par l'économie politique, a une origine relativement moderne.
De même que les conceptions de fraternité humaine et (à un moindre
Les effets de l'observation de l'Inde 47

degré) d'égalité humaine semblent avoir dépassé les frontières des com-
munautés primitives et s'être disséminées dans toute la masse de l'huma-
nité sous une forme extrêmement diluée, la concurrence dans le domaine
de l'échange semble être la belligérance universelle propre au monde
antique qui a pénétré jusqu'au cœur des anciens groupes de parents
consanguins. C'est la guerre privée, et réglée, de la société antique qui
s'est graduellement fractionnée en d'infimes particules. En ce qui
concerne la propriété foncière, la concurrence illimitée en matière d'achat
et d'échange de terres a un champ d'action beaucoup plus restreint,
même actuellement, que ne le supposerait un Anglais ou un Américain.
La conception de la terre comme propriété négociable, échangeable, au
même titre qu'un cheval ou un bœuf, semble être non seulement moderne
mais — même de nos jours — spécifiquement occidentale. Pleinement
admise aux États-Unis, elle suscite à peine plus de réserves en Angleterre
et en France, mais plus on gagne l'Europe orientale, plus elle perd de
consistance pour disparaître complètement en Asie.
Je ne puis qu'indiquer brièvement les autres conclusions tirées de
récents travaux. Nous pouvons dire, du moins me semble-t-il, qu'à l'ori-
gine, on ne faisait pas, en matière de propriété, une distinction aussi nette
qu'aujourd'hui entre pouvoir politique et pouvoir foncier, entre le pou-
voir donnant le droit de lever des impôts et celui donnant le droit d'exiger
une rente foncière. Tout se passe comme si les grandes formes de la pro-
priété foncière existant de nos jours représentent la souveraineté politique
en état de décadence, tandis que la petite propriété attestée presque
partout dans le monde provient, non pas exclusivement, comme on l'a
vulgairement admis jusqu'ici, des possessions précaires des classes ser-
viles, mais du lien indissoluble existant entre le statut d'homme libre et le
droit à une part du terroir de la communauté à laquelle il appartenait.
Je répète qu'il nous faudra peut-être réviser nos idées sur l'ancienneté
relative des biens de jouissance que nous appelons biens mobiliers et
immobiliers, propriété réelle et propriété personnelle. Il ne fait pas de
doute que la majeure partie des biens mobiliers apparut après que des
groupes d'hommes aient commencé à s'approprier le sol; mais on a
maintenant beaucoup de raisons de croire que certains de ces biens
étaient déjà appropriés individuellement avant que la terre ne le soit par
des groupes d'hommes et qu'ils jouèrent un rôle important dans la disso-
lution de l'ancienne propriété collective.
Des thèses de ce genre, présentées comme elles le sont ici, et c'est la
seule manière, ne manqueront pas de paraître paradoxales à certains et
sans importance à d'autres. D'aucuns, peut-être, se prendront à soup-
çonner que si l'on en vient à prouver que la propriété, telle que nous la
comprenons maintenance'est-à-dire la propriété individuelle, est posté-
48 L'héritage du 19e siècle

rieure non seulement à l'apparition de la race aryenne (ce que l'on suppo-
sait depuis longtemps) mais à la propriété collective (ce que l'on com-
mence tout juste à entrevoir), les adversaires de l'institution elle-même
dont les doctrines jettent de temps à autre la panique dans la société
moderne, pourraient marquer quelques points. Personnellement, je n'en
crois rien. Ce n'est pas à l'historien de déterminer ce qu'il y a de bon ou
de mauvais dans une institution quelconque. Sa tâche consiste à analyser
son existence et son évolution mais non pas son efficacité. Il peut toutefois
tirer une conclusion des faits portant sur le sujet. Personne n'a le droit
d'attaquer la propriété privée et de prétendre par la même occasion qu'il
attache du prix à la civilisation. On ne peut dissocier l'histoire de l'une et
de l'autre. La civilisation n'est rien de plus qu'un nom donné au vieil
ordre du monde aryen qui est dissout mais se reconstitue perpétuellement
sous toute une série d'influences dissolvantes dont de beaucoup les plus
puissantes ont été celles qui ont, lentement (et dans certaines parties du
monde beaucoup moins parfaitement que dans d'autres) substitué la
propriété privée à la propriété collective.
[...] Quel que soit l'angle sous lequel l'on considère l'Inde, si du moins
on la considère soigneusement et consciencieusement, une conclusion se
dégage nécessairement. On comprend mieux combien ardue est la tâche
qui consiste à la gouverner et il se peut que l'on accorde à cette entreprise
plus de considération. La nature générale de cette difficulté peut être
brièvement formulée comme suit : ce remarquable dominion est soumis
à un double courant d'influences. L'un d'entre eux prend sa source dans
notre pays, à commencer par les solides convictions morales et politiques
d'un peuple libre. L'autre courant émane de l'Inde elle-même, né au sein
de la floraison dense et obscure de la pensée primitive, de préjugés,
si vous préférez, obstinément enracinés dans les vestiges du passé. On
a dit avec beaucoup de justesse que les gouvernants britanniques de
l'Inde étaient comme des hommes obligés de tenir leur montre à l'heure
sur deux longitudes à la fois. Quoi qu'il en soit, il leur faut accepter
cette position paradoxale. Si les montres retardent, aucun progrès ne
sera réalisé. Si elles avancent, aucune sécurité ne pourra être garantie.
La véritable solution du problème réside, à mon avis, dans une analyse
et une classification des phénomènes indiens du type de celles dont
je me suis hasardé à affirmer la possibilité. Ceux qui, uniquement
guidés par les expériences sociales de l'Occident, veulent à tout prix des
innovations, seront peut-être assaillis par une méfiance salutaire en
découvrant dans des institutions et coutumes qui autrement leur appa-
raîtraient mûres pour la destruction, des matériaux leur permettant
d'interpréter le passé et, dans une certaine mesure, le présent, de l'Occi-
dent. D'autre part, bien qu'il soit pratiquement impossible de faire
Les effets de l'observation de l'Inde 49

admettre à la grande majorité de la population indigène de l'Inde les


idées, principes et coutumes de l'Occident dont le triomphe est pourtant
inévitable, nous pouvons néanmoins expliquer aux meilleurs et aux plus
intelligents d'entre eux que nous n'innovons ni ne détruisons par simple
arrogance. Si nous changeons les choses, c'est plutôt parce que nous ne
pouvons pas faire autrement. Quelles que soient la nature et la valeur de
cette gerbe d'influences que nous appelons Progrès, dès lors qu'une
société en est atteinte, on ne peut douter qu'il ne se répande comme une
contagion. Et pourtant, aussi loin que portent nos connaissances, il n'y
eut qu'une seule société au sein de laquelle le Progrès a existé à l'état
endémique; et hormis celle-là, aucune race ou nationalité abandonnée à
elle-même ne semble avoir produit de très grandes œuvres de l'intelli-
gence, si ce n'est en poésie. Pas une seule de ces exceptionnelles réalisa-
tions intellectuelles que nous tenons pour caractéristiques des grandes
races évoluées de l'humanité — ni le droit de la Rome antique, ni la philo-
sophie et la sagacité des Allemands, ni l'ordre lumineux des Français,
ni l'aptitude politique des Anglais, ni cette pénétration du monde naturel
à laquelle toutes les races ont contribué — n'aurait, selon toutes appa-
rences, vu le jour si ces races avaient été laissées à elles-mêmes. C'est à un
petit peuple dont le berceau ne couvrait qu'un arpent de terre qu'il a été
donné de concevoir le principe du Progrès, du mouvement vers l'avant
et non vers l'arrière ou le bas, principe de destruction qui permet la
construction. Ce peuple, c'était les Grecs. Hors les forces aveugles de la
nature, rien ne se meut en ce monde qui ne soit grec à l'origine. Un fer-
ment nourri par cette source a vivifié toutes les races évoluées de l'huma-
nité, se disséminant dans l'une puis dans une autre et produisant des
résultats plus conformes à l'image de son génie latent, résultats qui, bien
entendu, vont souvent au-delà de tout ce qui jaillit du sol grec. C'est ce
principe du Progrès que nous, Anglais, transmettons à l'Inde. Nous ne
l'avons pas inventé. Aucune reconnaissance particulière ne nous est due.
Ce principe est parvenu jusqu'à nous par de nombreuses voies détour-
nées. Mais nous l'avons reçu; et l'ayant reçu, nous le transmettons. Si le
temps de mûrir lui est donné, il n'y a pas de raison qu'il ne puisse être
aussi magnifiquement fécond en Inde qu'il ne le fut en toute autre société
humaine.
LEWIS HENRY MORGAN

le développement de l'idée de propriété (1877) *

Examinons l'évolution de la propriété au cours des différentes périodes


ethniques, les règles qui naquirent pour en assurer la possession, son
mode de transmission et l'influence qu'elle a exercée sur la société
archaïque.
Les premières notions de propriété étaient intimement liées au besoin
fondamental d'acquérir des moyens de subsistance. Les différentes
espèces d'objets susceptibles d'être détenus par des particuliers se sont
naturellement multipliées au cours des périodes ethniques successives, à
mesure que se multipliaient les techniques relatives à la production des
moyens de subsistance. La propriété s'est donc développée au même
rythme que les inventions et les découvertes. Chaque période ethnique a
marqué un progrès très net sur celle qui l'a précédée, non seulement du
point de vue du nombre des inventions, mais également du point de vue
de la variété et de la quantité des biens qui résultèrent de ces inventions.
A mesure que se multipliaient les formes de propriété, apparaissaient une
quantité de plus en plus grande de réglementations sociales relatives à
l'appropriation et à l'héritage. Les coutumes dont dépendent ces règles
relatives à l'appropriation et à l'héritage sont déterminées et modifiées
par les conditions et le progrès de l'organisation sociale. Le développe-
ment de la propriété est ainsi étroitement lié à l'accroissement des inven-
tions et des découvertes ainsi qu'à l'amélioration des institutions sociales
qui caractérisent les différentes périodes ethniques au cours desquelles
s'est réalisé le progrès humain.

1. La propriété au stade de la sauvagerie


Quel que soit le point de vue que l'on adopte sur la question, il est difficile
de concevoir les conditions d'existence de l'humanité au cours de cette
* Version française du chapitre « Growth of the idea of property », in Ancient
Society, New York, H. Holt & Co, 1877.
Le développement de Vidée de propriété 51

période primitive, alors que les hommes étaient encore dépourvus de tout
ce qu'ils ont acquis par la suite grâce aux inventions et découvertes et
grâce à l'évolution des idées incarnées dans les institutions, les usages et
les coutumes. Les progrès accomplis par les hommes, partis de l'igno-
rance et l'inexpérience absolues, ont été lents mais ont suivi une progres-
sion géométrique. On peut, par une suite de déductions logiques, faire
remonter le début de l'humanité à une époque où, ignorant le feu,
n'ayant pas encore de langage articulé et d'armes artificielles, les hommes
comme les animaux sauvages, dépendaient des fruits de la terre. Lente-
ment, presque imperceptiblement, ils évoluèrent dans ce stade de sauva-
gerie, passant du langage par gestes et sons imparfaits au langage arti-
culé; du bâton comme première arme à la lance à pointe de silex puis à
l'arc et à la flèche; du couteau et du ciseau de silex à la hache de pierre et
au marteau; du panier en osier et en jonc au panier revêtu de glaise, qui
servit de récipient pour cuire les aliments sur le feu et, finalement, à la
technique de la poterie qui permit aux récipients de résister au feu. Sur le
plan des moyens de subsistance, les hommes passèrent des produits de la
terre collectés sur un territoire réduit aux poissons et aux coquillages
péchés sur les bords de la mer et finalement au pain fait de racines et au
gibier. La corde et la ficelle de filaments d'écorce, une espèce d'étoffe
faite de pulpe végétale, le tannage des peaux destinées à servir de vête-
ment et à confectionner les tentes et enfin la hutte de branchages couverte
d'écorce, ou faite de planches de bois fendues par des coins en pierre,
appartiennent, ainsi que les techniques précédemment nommées, au stade
de la sauvagerie. Parmi les inventions de moindre importance, signalons
la drille à faire du feu, le mocassin et les chaussures à neige.
Avant la fin de cette période, les hommes avaient évolué par rapport
aux temps primitifs en apprenant à se réunir en groupes pour subvenir
à leurs besoins; ils s'étaient répandus sur toute la terre et étaient entrés en
possession de tout ce que les continents pouvaient leur offrir comme
moyens pour faire progresser l'humanité. Sur le plan social, ils étaient
passés de la horde consanguine à la tribu organisée en gentes, et se trou-
vèrent ainsi en possession des germes des principales institutions gouver-
nementales. Avec, parmi les inventions, le langage articulé, parmi les
techniques, l'art de la poterie, parmi les institutions, celle des gentes, la
race humaine avait pris un bon départ sur la longue route qui mène à la
civilisation, dont l'avènement, dès cette époque, était pratiquement assuré.
La période de l'état sauvage a apporté de très importants changements
aux conditions de vie des êtres humains. La portion de l'humanité qui se
trouvait à la pointe du progrès avait enfin créé la société gentilice et
s'était organisée en petites tribus habitant des villages dispersés. Ce fait
a contribué à stimuler les capacités d'invention de l'homme. Leurs acti-
52 L'héritage du 19e siècle

vités rudimentaires et leurs techniques, plus rudimentaires encore, avaient


été principalement consacrées à assurer leur subsistance. Ils n'en étaient
pas encore arrivés à bâtir des palissades défensives et n'avaient pas encore
découvert les aliments farineux; le fléau du cannibalisme les poursuivait
encore. Les techniques, les inventions et les institutions que nous venons
de citer constituent la quasi-totalité des acquisitions de l'humanité dans
sa période de sauvagerie, à l'exception du merveilleux progrès accompli
dans le domaine du langage. Cet ensemble d'acquisitions paraît modeste,
mais il était virtuellement très riche car il contenait en germe le langage,
les institutions gouvernementales, la famille, la religion, l'architecture et
la propriété, ainsi que les principaux rudiments des techniques de subsis-
tance. Ceux qui vécurent pendant la période de la barbarie développèrent
encore ces acquisitions et leurs descendants civilisés les perfectionnent
toujours.
Mais les biens que possédaient les sauvages étaient négligeables. Ceux-
ci n'avaient que de vagues idées sur la propriété, sur sa valeur, son utilité
et son mode de transmission. Les armes, les étoffes, les ustensiles, les
vêtements, les instruments en silex, en pierre et en os, les ornements per-
sonnels, tout cela de fabrication grossière, étaient les principaux objets
possédés à l'époque de l'état sauvage. Les hommes de cette époque ne
pouvaient que difficilement éprouver la passion de posséder parce que la
propriété elle-même n'existait guère. Il appartenait à la période de la civi-
lisation, qui était encore lointaine, de donner sa pleine vitalité à cette
« âpreté au gain » (studium lucri) qui a aujourd'hui une telle emprise sur
l'esprit humain. La terre, qui était encore rarement objet de propriété
privée, était possédée collectivement par l'ensemble des membres de la
tribu, alors que les longues-maisons appartenaient conjointement à leurs
occupants. C'est au sujet d'objets strictement personnels, dont le nombre
croissait avec le progrès des inventions, que cette grande passion a exercé
tout d'abord son emprise. Les objets estimés les plus précieux étaient
déposés dans la tombe du défunt auquel ils avaient appartenu, pour
qu'il puisse continuer à s'en servir dans le monde des esprits. Le reste
était suffisant pour soulever le problème de sa transmission aux héritiers.
Nous sommes peu ou pas informés sur la manière dont ils étaient répartis
avant l'apparition de l'organisation gentilice. Avec l'institution de la
gens apparut la première règle relative à l'héritage; les effets du défunt
étaient répartis entre ses parents gentilices. En principe, les biens du
défunt devaient demeurer dans sa gens et être distribués parmi ses
membres, mais, en pratique, c'étaient ses plus proches parents qui s'en
emparaient. A l'époque de la civilisation, les gentes grecques et romaines
ont conservé le même principe. Les enfants héritaient de leur mère, mais
il ne leur revenait aucun bien ayant appartenu à leur père présumé.
Le développement de Vidée de propriété 53

2. La propriété au stade inférieur de la barbarie


La durée de la période qui s'étend de l'invention de la poterie à la domes-
tication des animaux ou à son équivalent, la culture du maïs et des plantes
par irrigation, a été incontestablement plus courte que celle de l'état
sauvage. A l'exception de l'art de la poterie, du tissage à la main et, en
Amérique, de l'agriculture, qui a donné les aliments farineux, cette
période ethnique n'est marquée par aucune grande invention ou décou-
verte. Elle s'est davantage distinguée par le progrès enregistré dans le
développement des institutions. Le tissage à la main avec une chaîne et
une trame semble remonter à cette période et doit être considéré comme
l'une de ses plus grandes inventions; mais on ne peut pas affirmer avec
certitude que cet art ait été inconnu pendant la période de la sauvagerie.
Les Iroquois et les autres tribus d'Amérique qui se trouvaient au même
stade fabriquaient des ceintures et des bandeaux de portage tissés à l'aide
d'une chaîne et d'une trame, d'une excellente qualité et parfaitement
finies; ils utilisaient pour les fabriquer des fibres fines d'écorce d'orme et
du limonier américain 1 . Les principes de cette grande invention qui,
depuis, a permis aux hommes de se vêtir, étaient bien connus, mais ceux
qui les connaissaient étaient incapables de s'en servir pour tisser des
vêtements. Les idéogrammes semblent être apparus au cours de cette
période. Si leur apparition date d'une époque antérieure, c'est au cours
du stade inférieur de la barbarie qu'ils se sont considérablement dévelop-
pés. Les idéogrammes sont intéressants dans la mesure où ils représentent
l'une des étapes d'un art qui a connu son apogée avec l'alphabet phoné-
tique. La série des inventions, qui s'enchaînent les unes aux autres et qui
ont mené à cet alphabet, semble avoir été la suivante :
1) le langage par geste ou langage par symboles personnels;
2) les idéogrammes ou symboles idéographiques;
3) les hiéroglyphes ou symboles conventionnels;
4) les hiéroglyphes à pouvoir phonétique ou symboles phonétiques
employés dans un texte;
5) l'alphabet phonétique ou les sons écrits.
Étant donné qu'un langage de sons écrits est le fruit d'un développe-
ment par étapes successives, l'apparition de ses formes antérieures est
importante autant qu'instructive. Les hiéroglyphes des monuments de
Copan semblent être au niveau des symboles conventionnels. Ils montrent
que les aborigènes d'Amérique, qui connaissaient les trois premières
formes, s'engageaient indépendamment sur la voie d'un alphabet phoné-
tique.

1. L. H. Morgan, League of the Iroquois, Rochester, N. Y., Sage, 1851;


rééd. New Haven, Conn., Behavior Science Reprints, 1954.
54 L'héritage du 19e siècle

L'invention des palissades pour défendre les villages, celle du bouclier


en peau tannée pour se protéger contre les flèches devenues des projec-
tiles mortels, les différentes variétés de massues armées d'une pierre
encastrée ou d'une pointe faite de corne de daim, semblent également
remonter à cette période. En tout cas, elles étaient communément utili-
sées par les tribus indiennes d'Amérique qui se trouvaient au stade infé-
rieur de la barbarie lorsqu'elles furent découvertes. La lance à pointe de
silex ou d'os n'était pas une arme d'usage courant parmi les tribus vivant
dans les forêts bien qu'elle fût parfois employée 2. Cette arme date de la
période de l'état sauvage; elle apparaît avant l'invention de l'arc et de la
flèche et réapparaît en tant qu'arme principale, au stade supérieur de la
barbarie, lorsque la lance à pointe de cuivre fut utilisée et que les guer-
riers prirent l'habitude du combat au corps à corps. L'arc et la flèche
ainsi que la massue de guerre étaient les principales armes des aborigènes
d'Amérique au stade inférieur de la barbarie. Quelques progrès ont été
enregistrés dans la technique de la poterie : les récipients devinrent plus
grands et mieux décorés 3 ; mais cette technique resta rudimentaire
jusqu'à la fin de cette période. La construction des maisons s'améliora
sensiblement tant du point de vue de la dimension des habitations que de
leur mode de construction. Parmi les inventions mineures, citons la
sarbacane pour chasser les oiseaux, le mortier en bois et le pilon pour
réduire le maïs en farine, le mortier en pierre pour la préparation des
couleurs, les pipes en terre et en pierre et l'usage du tabac, les ustensiles
en os et en pierre plus perfectionnés, comprenant des marteaux et des
maillets en pierre, dont le manche et la partie supérieure sont revêtus
de peaux non tannées; les mocassins et les ceintures ornés de piquants
de porc-épic. Certaines de ces inventions furent vraisemblablement
empruntées à des tribus appartenant au stade moyen de la barbarie, car
ce fut grâce à la constante répétition de ce processus que les tribus les plus
évoluées transmettaient leurs connaissances à celles qui l'étaient moins,
pour autant que celles-ci fussent capables de juger de la valeur des
techniques qui ouvraient la voie au progrès et de s'en emparer.
La culture du maïs et d'autres plantes a donné aux hommes le pain
sans levain, le succotash et le hominy indiens. Elle a également contribué
à créer un nouveau type de propriété, à savoir les terres cultivées ou jar-

2. Les Ojibwa, par exemple, employaient une lance ou un javelot (She-ma-


gun) dont la pointe était garnie d'un silex ou d'un os.
3. Les Creek fabriquaient des récipients en terre d'une contenance allant
de deux à six gallons (Adair, History of American Indians, p. 424); les Iroquois
ornaient leurs jarres et leurs pipes de minuscules visages humains fixés comme
des boutons. Cette découverte a été faite récemment par M. F. A. Cushing,
de la Smithsonian Institution.
Le développement de Vidée de propriété 55

dins. Bien que les terres fussent la propriété indivise de la tribu, un droit
de possession fut reconnu à l'individu ou au groupe sur la terre cultivée
qui devint peu à peu objet d'héritage. Le groupe, réuni dans une maison-
née commune, appartenait pour la majeure partie à la même gens, aussi
la règle de l'héritage ne pouvait permettre de détacher la terre de la
parenté.
Les biens et les effets du mari et de la femme étaient séparés et reve-
naient après leur mort à la gens à laquelle chacun d'eux appartenait. La
femme et les enfants n'héritaient rien du mari ni du père, et le mari
n'héritait rien de la femme. Chez les Iroquois, lorsqu'un homme mourait,
laissant une femme et des enfants, ses biens étaient distribués entre ses
parents gentilices, de telle manière que ses sœurs, les enfants de celles-ci
et ses oncles maternels en recevaient la plus grande partie. Ses frères
pouvaient en avoir une petite part. Lorsqu'une femme mourait, laissant
un mari et des enfants, ces derniers, ainsi que ses sœurs, sa mère et les
sœurs de celle-ci héritaient de ses biens personnels mais la plus grande
partie en revenait à ses enfants. Dans chacun de ces cas, les biens demeu-
raient dans la gens. Chez les Ojibwa, les biens personnels d'une mère
étaient distribués entre ses enfants s'ils étaient assez grands pour s'en
servir; sinon, ou si elle n'avait pas d'enfants, ils étaient répartis entre ses
sœurs, sa mère et les sœurs de celle-ci, à l'exclusion de ses frères. Bien que
les Ojibwa aient adopté la filiation patrilinéaire, l'héritage suivait tou-
jours la règle en vigueur lorsque la descendance était comptée en ligne
féminine.
La variété et la quantité des biens possédés étaient plus grandes que
pendant la période de la sauvagerie, mais ils étaient encore trop insuffi-
sants pour conférer une grande importance à l'héritage. Ainsi que nous
l'avons dit par ailleurs, on peut reconnaître dans la manière de répartir
les biens, telle que nous venons de la décrire, le germe de la seconde règle
importante relative à la transmission des biens, en vertu de laquelle la
propriété était transmise aux parents agnatiques à l'exclusion des autres
parents gentilices. La parenté agnatique, telle qu'elle est ici définie,
suppose que la descendance est comptée en ligne masculine; mais les
personnes dénombrées ne sont pas les mêmes que si la descendance est
en ligne féminine. Le principe est le même dans les deux cas et les termes
s'appliquent aussi bien dans un cas que dans l'autre. Lorsque la descen-
dance est comptée en ligne féminine, les agnats sont les personnes qui
peuvent retracer leur descendance exclusivement par des femmes à partir
du même ancêtre commun à elles-mêmes et à l'intestat. Lorsque la
descendance est comptée en ligne masculine, ce sont ceux qui descendent
d'un même ancêtre par les hommes exclusivement. Ce sont les liens du
sang unissant les personnes au sein de la gens grâce à une descendance
56 L'héritage du 19e siècle

directe, dans une ligne donnée, à partir d'un même ancêtre commun, qui
constituent les fondements de la parenté agnatique.
A l'heure actuelle, on constate que les tribus indiennes les plus évoluées
commencent à manifester des réticences envers la règle de succession
gentilice. Certaines d'entre elles l'ont abolie, et les biens du défunt sont
exclusivement transmis à ses enfants. Nous avons donné par ailleurs des
exemples de cette réticence chez les Iroquois, les Creek, les Cherokee,
les Chocta, les Menominee, les Crow, et les Ojibwa, en indiquant les pro-
cédés auxquels ils ont recours pour permettre aux pères de transmettre
leurs biens — dont la quantité s'est aujourd'hui accrue — à leurs enfants.
Au cours du stade inférieur de la barbarie, le cannibalisme, cet
effroyable fléau de l'état de sauvage, a sensiblement régressé. Il ne fut plus
pratiqué couramment, mais, comme nous l'avons déjà dit, il a subsisté,
au cours de cette période et jusqu'au stade moyen de la barbarie, comme
coutume guerrière. Sous cette forme, on l'a retrouvé en usage parmi les
principales tribus des États-Unis, du Mexique et de l'Amérique centrale.
L'usage de la nourriture farineuse a été le facteur le plus important grâce
auquel l'humanité s'est délivrée de cette terrible coutume.
Nous venons de passer rapidement en revue deux périodes ethniques
qui couvrent au moins les quatre cinquièmes de la durée totale de l'exis-
tence de l'humanité sur la terre. C'est au cours du stade inférieur de la
barbarie que les attributs les plus nobles de l'homme ont commencé à se
manifester. La dignité, l'éloquence, la sensibilité religieuse, la droiture,
la virilité et le courage étaient devenus des traits de caractère très répan-
dus; mais la cruauté, la fourberie, le fanatisme l'étaient également. Le
culte religieux rendu aux éléments accompagné d'une obscure croyance
en des dieux personnels et en un Esprit Suprême, une prosodie élémen-
taire, les longues-maisons et le pain de maïs sont apparus au cours de
cette période. C'est également à cette époque qu'apparurent la famille
syndiasmienne et la confédération de tribus organisées en gentes et en
phratries. Grâce à leur imagination, cette grande faculté qui a si large-
ment contribué aux progrès de l'humanité, les hommes ont pu se cons-
tituer une littérature orale faite de mythes, de légendes et de traditions
qui, déjà, stimulait vivement la race humaine.

3. La propriété au stade moyen de la barbarie

Nous en savons encore moins sur les conditions dans lesquelles vivait
l'humanité au cours de cette période ethnique que sur celles des autres
périodes. Ces conditions étaient celles dans lesquelles vivaient, dans leur
splendeur barbare, les Indiens villageois de l'Amérique du Nord et du
Sud à l'époque où ils ont été découverts. On aurait pu, à ce moment-là,
Le développement de Vidée de propriété 57

étudier d'une manière exhaustive leurs institutions gouvernementales,


leurs croyances religieuses, l'organisation de leur vie domestique, leurs
techniques, les lois qui régissaient la propriété et l'héritage, mais per-
sonne ne saisit cette occasion. Les seuls renseignements qui nous soient
restés sont des parcelles de vérité, enfouies dans des conceptions erronées
et des contes romantiques.
Cette période commence, dans l'hémisphère oriental, avec la domesti-
cation des animaux et, dans l'hémisphère occidental, avec l'apparition
des Indiens villageois vivant dans de longues-maisons faites d'adobe et,
dans certaines régions, de pierres sèches. Cette période a vu apparaître
également la culture du maïs et d'autres plantes par irrigation, au moyen
de canaux artificiels, ainsi que les jardins en parcelles autour desquels
on élevait des buttes capables de conserver l'eau jusqu'à son absorption.
Lorsque les Indiens villageois furent découverts, ils approchaient du
stade moyen de la barbarie. Certains d'entre eux savaient déjà fabriquer
le bronze, si bien qu'ils étaient sur le point de découvrir le procédé de
fusion du minerai de fer. La longue-maison ressemblait à une forteresse
et tenait un peu du village entouré de palissades du stade inférieur et
un peu de la cité fortifiée du stade supérieur. Lorsque le continent amé-
ricain fut découvert, il n'y avait aucune cité au sens propre du terme.
Dans l'art de la guerre, les Indiens villageois n'avaient fait que peu de
progrès, sauf en matière de défense, construisant en effet de grandes
maisons qui pouvaient résister aux assauts. Mais ils avaient inventé le
manteau capitonné de coton (escaupiles), protection supplémentaire
contre les flèches 4 et l'épée à deux tranchants (macuahuitl) 5 , chacun
garni d'une rangée de pointes de silex encastrées dans une lame de bois.
Ils employaient encore l'arc et la flèche, la lance, la massue, des hachettes
et des couteaux en silex ainsi que des ustensiles en pierre 6 , bien qu'ils
connussent déjà la hache de cuivre et le ciseau, qui, pour on ne sait quelle
raison, n'ont jamais été d'un usage très répandu.
Au maïs, aux haricots, aux courges et au tabac s'ajoutèrent le coton,
le poivron, la tomate, le cacao et certains fruits. On produisait une sorte
de bière en faisant fermenter le jus du maguey. Les Iroquois obtenaient
un breuvage semblable en faisant fermenter la sève de l'érable. Grâce
aux méthodes perfectionnées de la céramique, on fabriquait des réci-
pients de terre cuite au grain très fin et richement décorés, pouvant
contenir plusieurs gallons de liquide. On fabriquait aussi de très nom-
breux bols, pots et jarres à eau. La découverte des métaux natifs et leur

4. Herrera, l.c., IV, 16.


5. Ibid., m , 13, IV, 16,137; Clavigero, II, 165.
6. Clavigero, II, 238; Herrera, U, 145; IV, 133.
58 L'héritage du 19e siècle

usage, d'abord à des fins décoratives, puis pour en faire des outils tels
que la hache de cuivre et le ciseau, datent de cette période. La fusion de
ces métaux dans un creuset, probablement grâce à l'usage du soufflet
et du charbon de bois, ainsi que leur moulage, le bron2e, les sculptures
primitives dans la pierre, les vêtements de coton tissé 7 , les maisons de
pierre dégrossie, les idéographes ou hiéroglyphes gravés sur les tombes
des chefs décédés, le calendrier pour mesurer le temps, la pierre solsti-
ciale pour indiquer les saisons, les murs cyclopéens, la domestication du
lama, d'une espèce de chien, du dindon et autres volailles datent, en
Amérique, de la même période. Une classe de prêtres organisés hiérar-
chiquement portant un costume distinctif, des dieux personnels repré-
sentés par des idoles, les sacrifices humains, apparaissent pour la première
fois au cours de cette période ethnique. Deux grands pueblos indiens,
Mexico et Cusco, ont été construits à cette époque : ils avaient plus de
vingt mille habitants, chiffre inconnu à la période précédente. La crois-
sance démographique et la complexité croissante des affaires provo-
quèrent l'apparition, sous une forme atténuée, des éléments aristo-
cratiques dans la société, parmi les chefs, civils et militaires.
Tournons-nous maintenant vers l'hémisphère oriental. Au stade
moyen de la barbarie, les tribus autochtones connaissaient les animaux
domestiques qui leur fournissaient une subsistance à base de viande et
de lait, mais n'avaient probablement pas découvert l'horticulture ni les
aliments farineux. Lorsque les hommes firent la grande découverte que
le cheval, la vache, le mouton, l'âne, la truie et la chèvre à l'état sauvage
pouvaient être domestiqués et qu'élevés en troupeaux ces animaux
pouvaient devenir la source d'une subsistance permanente, l'humanité
fit un grand pas en avant. Mais les bienfaits de cette découverte n'ont
pu se répandre qu'avec l'apparition de la vie pastorale, permettant la
constitution et l'entretien des troupeaux. L'Europe, étant en grande
partie une région de forêts, était inadaptée à la vie pastorale; les plaines
herbeuses de la haute Asie et des bords de l'Euphrate, du Tigre et des
autres fleuves de l'Asie furent la demeure naturelle des tribus pastorales.
C'est vers ces lieux qu'elles tendaient naturellement à se rendre et c'est
dans ces régions, selon toute vraisemblance, que nos lointains ancêtres
se trouvèrent confrontés avec les tribus sémitiques également pastorales.
Ils cultivaient vraisemblablement les céréales et d'autres plantes avant
d'émigrer des plaines herbeuses vers les régions forestières de l'Asie
occidentale et de l'Europe. Ils y furent contraints par suite des exigences
que leur imposait l'intégration des animaux domestiques dans leur mode

7. Hakluyt, Coll. of Voyages, I.e., iii, 377.


Le développement de Vidée de propriété 59

de vie. Nous avons donc des raisons de penser que les tribus aryennes
ont cultivé les céréales avant d'émigrer vers l'Ouest, à l'exception peut-
être des Celtes. Les tissus de lin et de laine, les instruments et les armes
de bronze sont apparus, au cours de cette période, dans l'hémisphère
oriental.
Telles sont les inventions et les découvertes qui caractérisent la
période moyenne de la barbarie. La société était déjà hautement orga-
nisée et ses affaires étaient devenues plus complexes. Les deux hémi-
sphères avaient alors deux cultures différentes, conséquence de l'inégalité
des ressources dont ils jouissaient. Mais le progrès allait régulièrement
vers la connaissance du fer et de son utilisation. Pour franchir la barrière
qui séparait le stade moyen du stade supérieur de la barbarie, les hommes
avaient besoin d'outils métalliques pouvant enserrer un tranchant et
une pointe. Le fer était le seul métal pouvant répondre à ces exigences.
Les tribus les plus avancées étaient arrêtées devant cet obstacle en atten-
dant l'invention des procédés de fusion du minerai de fer.
Des considérations qui précèdent, il ressort que les biens personnels
s'étaient considérablement accrus et que les rapports des personnes
envers la terre avaient changé. Le domaine territorial était encore la
propriété indivise de la tribu, mais une partie en était à présent réservée
au gouvernement, une autre servait à des usages religieux et une troisième,
la plus importante, celle dont le peuple tirait sa subsistance, était répartie
entre les différentes gentes ou communautés de personnes vivant dans
le même village. [...] Non seulement rien ne prouve que des particuliers
possédaient de leur propre droit des terres ou des maisons, et qu'ils
aient eu le pouvoir de les vendre et de les transférer en toute propriété
à quiconque leur plaisait, mais tout porte à croire qu'il n'en était pas
ainsi. Le mode de propriété indivise dont les gentes ou les communautés
de personnes jouissaient sur les terres, les longues-maisons ainsi que la
manière dont les familles apparentées les occupaient, étaient incompa-
tibles avec la propriété individuelle des maisons et des terres. Si des
particuliers avaient eu le droit de vendre les droits d'usage des terres
ou des maisons qu'ils possédaient et de les transférer à des étrangers,
leur mode de vie aurait été sérieusement ébranlé 8 . Le droit de possession

8. Le Rev. Samuel Gorman, missionnaire chez les Indiens Pueblo de Laguna,


fait remarquer dans une communication à la Historical Society of New Mexico
que « le droit de propriété est détenu par les femmes de la famille » et qu'ils se
transmet en ligne féminine, de mère à fille. Les terres sont indivises et appar-
tiennent à la communauté. Mais lorsqu'une personne cultive un lopin de terre,
elle acquiert de ce fait un droit sur cette terre et « elle peut le céder à l'un des
membres de la communauté ». Les femmes ont la haute main sur le grenier et
elles sont plus prévoyantes que leurs voisins espagnols. D'habitude, elles
60 L'héritage du 19e siècle

qu'avaient, comme nous le supposons, des individus ou des familles,


était inaliénable sauf au sein de la gens, et, à la mort de la personne qui
le détenait, qu'elle fût un homme ou une femme, il passait à ses héritiers
gentilices. L'existence de longues-maisons et de terres possédées en
commun révèle un mode de vie sociale incompatible avec la propriété
individuelle.
Outre leurs sept grands villages et leurs jardins, les Indiens villageois
Moqui ont aujourd'hui des troupeaux de moutons, des chevaux, des
mulets et quantités d'autres biens personnels. Ils fabriquent des réci-
pients de terre cuite, de différentes dimensions et d'excellente qualité et,
à l'aide de métiers, des couvertures en laine filée qu'ils produisent eux-
mêmes. Le major J. W. Powell a observé, au village d'Oraybe, le cas
suivant, qui montre que le mari n'acquiert aucun droit sur les biens de
la femme ni sur les enfants issus du mariage. Un Zûni avait épousé une
femme d'Oraybe et en avait eu trois enfants. Il avait résidé avec eux à
Oraybe jusqu'à la mort de sa femme, qui survint lorsque le major Powell
se trouvait au village. Les parents de la défunte prirent les enfants et les
biens qu'elle avait dans la maison, laissant au mari son cheval, ses vête-
ments et ses armes. Il eut le droit d'emporter certaines couvertures qui
lui appartenaient, mais laissa celles de sa femme. Il quitta le village en
compagnie du major Powell disant qu'il l'accompagnerait jusqu'à
Santa Fé, puis retournerait chez les siens à Zûni. Un autre cas du même
genre survenu dans un village Moqui (She-pow-e-luv-ih), a été rapporté
à mon informateur. Une femme était morte, laissant des enfants, un
mari et des biens. Les parents de la défunte prirent ses enfants et ses
biens; le mari ne put emporter que ses vêtements. Le major Powell, qui
le vit, ne put savoir si c'était un Indien Moqui ou s'il appartenait à une
autre tribu. Ces exemples montrent que les enfants appartenaient à la
mère et non au père et que ce dernier n'avait pas le droit de les garder
même après la mort de la mère. Tel était également l'usage chez les
Iroquois et les autres tribus du Nord. De plus, les biens de la femme
restaient distincts de ceux du mari et revenaient à ses parents après sa
mort. Le fait que le mari n'avait aucun droit sur les biens de sa femme
permet de supposer que celle-ci, non plus, n'avait aucun droit sur les
biens de son mari. Nous avons montré ailleurs que tel était l'usage parmi
les Indiens villageois du Mexique.
Il est vraisemblable que les femmes tout autant que les hommes
avaient un droit de possession sur les pièces et les parties des maisons du

s'efforcent d'avoir sous la main des provisions pour une année. C'est seulement
lorsque deux années de pénurie se succèdent que toute la communauté indienne
souffre de la faim.
Le développement de l'idée de propriété 61

village qu'ils occupaient. Us transmettaient sans doute ces droits à leurs


plus proches parents selon des règles déterminées. Nous ne savons pas
quelle était la forme de possession dont jouissaient les propriétaires de
ces parcelles dans chaque pueblo, ni comment ils les transmettaient à
leurs héritiers. Avaient-ils le droit de vendre et de transférer ces parcelles
à des étrangers et, sinon, quelles étaient les limites de leur droit de
possession? Nous ignorons également quelles étaient les personnes qui
héritaient des biens laissés par les hommes et celles qui héritaient des biens
laissés par les femmes. Il suffirait d'effectuer quelques travaux de recher-
che bien dirigés pour obtenir tous les renseignements dont nous avons
actuellement grand besoin.
Les indications données par les auteurs espagnols sur la tenure foncière
dans les tribus du Sud sont d'une confusion extrême. Quand ils consta-
taient qu'une communauté d'individus possédait des terres collecti-
vement qu'ils ne pouvaient aliéner et que l'un d'entre eux était le chef
reconnu de la communauté, ils considéraient immédiatement ces terres
comme un domaine féodal, le chef comme un seigneur féodal et les indi-
vidus qui possédaient ces terres en commun comme ses vassaux. Le
moins que l'on puisse dire c'est qu'il y avait là une déformation des
faits. Une chose est évidente, à savoir que ces terres étaient la propriété
indivise d'une communauté de personnes. Mais un point essentiel nous
échappe : la nature du lien qui unissait ces personnes. Si nous pouvions
nous assurer que ces dernières constituaient une gens, ou une partie
d'une gens, nous pourrions immédiatement comprendre toute la ques-
tion.
La filiation était encore matrilinéaire parmi quelques tribus du
Mexique et de l'Amérique centrale, alors que chez d'autres, sans doute
la majorité, elle était devenue patrilinéaire. C'est probablement la
propriété qui a déterminé ce changement, afin que les enfants puissent
participer, en tant qu'agnats, à l'héritage de leur père. Chez les Mayas la
filiation était patrilinéaire, alors que chez les Aztèques, les Tezcucan, les
Tlacopan et les Tlascalan il est difficile de savoir si elle était patrilinéaire
ou matrilinéaire. Il est probable que la filiation était devenue patrilinéaire
chez les Indiens villageois en général, tout en conservant certains vestiges
de la filiation matrilinéaire, comme celui de la charge de Teuctli. Ce
changement n'a pu mettre fin à la règle de succession gentilice. Un certain
nombre d'auteurs espagnols soutiennent que les enfants, et dans certains
cas l'aîné, héritaient des biens de leur père décédé; mais de telles affir-
mations, lorsqu'elles ne sont pas accompagnées de l'exposé de tout le
système, sont de peu de valeur.
Nous devrions parvenir à retrouver, chez les Indiens villageois, la
seconde grande règle de l'héritage, selon laquelle les biens du défunt
62 L'héritage du 19e siècle

étaient distribués à ses agnats. Lorsque la filiation s'effectue en ligne


masculine, les enfants du défunt passent avant tous les agnats et reçoivent
naturellement la plus grande part de l'héritage. Il ne semble pas que la
troisième grande règle de l'héritage, selon laquelle tous les biens du
défunt revenaient exclusivement à ses enfants, ait été adoptée par ces
Indiens. L'exposé des modes d'héritage a été conduit d'une manière peu
satisfaisante par les auteurs anciens et modernes, et les explications ne
sont fondées sur aucune information précise. Les institutions, les usages
et les coutumes régissaient encore cette question et pouvaient seuls per-
mettre d'expliquer le système. En l'absence de preuves plus sûres que
celles que nous possédons à présent, on ne peut affirmer que les enfants
du défunt étaient seuls à hériter de ses biens.

Les aborigènes d'Amérique n'ont jamais accédé à la dernière grande


période de la barbarie. Celle-ci a commencé dans l'hémisphère oriental,
conformément au schéma adopté, avec la production et l'usage du
fer.
Le processus de fusion du minerai de fer a été, comme nous l'avons
déjà dit, l'invention par excellence, en comparaison de laquelle toutes les
inventions et découvertes n'ont qu'une importance secondaire.
Connaissant le bronze, les hommes ne pouvaient avancer dans la voie
du progrès sans outils métalliques efficaces et sans disposer d'un métal
suffisamment dur et résistant pour fabriquer des machines. Le fer a été le
premier métal connu qui réunissait toutes ces qualités. Le progrès accé-
léré de l'intelligence humaine date de cette découverte. Cette période
ethnique, à jamais mémorable, a été à plusieurs égards la plus brillante
et la plus remarquable de toute l'histoire de l'humanité. C'est une
période si riche de réalisations qu'on peut se demander si certaines
d'entre elles ne remontent pas à la période précédente.

4. La propriété au stade supérieur de la barbarie

Vers la fin de cette période, la propriété individuelle d'une grande variété


de biens était devenue un phénomène commun, et cela grâce à l'agri-
culture, à la manufacture et au commerce intérieur et extérieur. Mais
l'ancienne tenure des terres qui faisait de celles-ci la propriété indivise de
toute la communauté, n'avait pas laissé place, sinon partiellement au
système de possession individuelle. L'esclavage systématique a pris
naissance au cours de ce stade. Il est directement lié à la propriété. C'est
l'esclavage qui a donné naissance à la famille patriarcale de type hébreu
et à celle, semblable, que l'on retrouve dans les tribus latines, familles
Le développement de Vidée de propriété 63

caractérisées par l'autorité paternelle; il a également donné naissance à


une forme dérivée de la famille patriarcale dans les tribus grecques. Ce
sont ces raisons et particulièrement l'abondance croissante des moyens
de subsistance dus à l'agriculture qui ont permis aux nations de se
développer et de rassembler plusieurs milliers d'individus vivant sous
l'autorité d'un seul gouvernement, alors qu'auparavant elles ne se com-
posaient que de quelques milliers de personnes. L'établissement des
tribus dans certaines régions déterminées et dans des cités fortifiées,
ainsi que l'accroissement démographique, avaient intensifié la lutte pour
la possession des territoires les plus convoités. Pour cette raison, l'art
de la guerre avait beaucoup progressé et les récompenses données aux
guerriers valeureux étaient plus importantes. Ces changements, qui
avaient affecté les conditions d'existence et le mode de vie sociale, annon-
çaient l'approche de la civilisation, qui devait substituer la société poli-
tique à la société gentilice.
Bien que les habitants de l'hémisphère occidental n'aient pas connu le
développement qui a caractérisé ce stade, ils suivaient les mêmes voies
que ceux de l'hémisphère oriental. Ils se sont laissés distancer par l'avant-
garde de l'humanité, sans pouvoir franchir la distance qui les séparait
du stade supérieur de la barbarie et des années de civilisation qui lui ont
succédé.
Nous devons maintenant retracer l'évolution de la notion de propriété
au cours de ce stade de développement, telle qu'elle se reflète dans ses
différentes formes concrètes, et dans les règles régissant la propriété et
l'héritage.
Les premières lois que l'on trouve chez les Grecs, les Romains et les
Hébreux après le début de la civilisation n'ont guère fait beaucoup plus
que donner une forme juridique aux usages et coutumes des temps anté-
rieurs. Connaissant la dernière forme revêtue par les lois et connaissant
les règles archaïques précédentes, nous pouvons déduire avec quelque
certitude les modifications intermédiaires qu'elles ont subies, même
quand celles-ci ne nous sont pas parfaitement connues.
Vers la fin de la période récente de la barbarie, d'importants change-
ments ont affecté la tenure foncière, changements qui ont progressivement
amené la naissance de deux formes de propriété : la propriété étatique et
la propriété individuelle. Mais ce résultat ne fut véritablement atteint
qu'une fois établi le stade de la civilisation. Chez les Grecs certaines
terres étaient encore la propriété collective soit des tribus, soit des
phratries (et servaient alors à des usages religieux), soit enfin de la gens;
mais la plus grande partie des terres était devenue la propriété indivi-
duelle des particuliers. Au temps de Solon, alors que la société athé-
nienne était encore gentilice, les terres appartenaient généralement à des
64 L'héritage du 19e siècle

particuliers qui savaient déjà les hypothéquer 9, mais la propriété indivi-


duelle n'était pas alors une chose nouvelle. Dans les tribus romaines, et
dès le début de leur installation, il y avait, à côté du domaine public,
YAger romanus, des terres appartenant aux curies et qui servaient alors
à des usages religieux, des terres appartenant aux gentes et enfin des terres
appartenant aux individus. Après la disparition de ces organisations, les
terres, qui leur appartenaient en commun, devinrent progressivement
l'objet d'une appropriation privée. On ne sait pas grand-chose de ces
terres, à part le fait que certaines appartenaient à ces organisations et
servaient à des usages particuliers, alors que les individus s'appropriaient
peu à peu la plus grande partie du territoire national.
Ces différentes formes de propriété montrent que la plus ancienne
forme de tenure foncière est la propriété tribale collective, et qu'après
l'apparition de l'agriculture, une certaine partie de ces terres fut distri-
buée aux gentes, chacune d'entre elles possédant par indivis la part qui
lui était dévolue. Ces formes montrent également qu'avec le temps cette
répartition entre les gentes fut suivie d'un partage des terres entre les
particuliers et que ces derniers finirent par acquérir un droit de propriété
foncière. Les terres inoccupées et en friche restaient toujours la propriété
commune de la gens, de la tribu et de la nation. Il semble que ce furent
là les principales étapes de l'accès à la propriété foncière. Les biens
personnels étaient généralement soumis à la règle de la propriété indivi-
duelle.
La famille monogamique a fait son apparition au stade supérieur de
la barbarie; elle était issue d'une forme antérieure de la famille, la forme
syndiasmienne. Le passage de l'une à l'autre forme est en rapport étroit
avec le développement de la propriété et avec les usages relatifs à l'héri-
tage. La filiation était devenue patrilinéaire, mais tous les biens, réels et
personnels, restèrent — ainsi qu'ils l'étaient depuis des temps immé-
moriaux — héréditaires au sein de la gens.
Nos principales sources d'information sur les formes de propriété qui
existaient parmi les tribus grecques au cours de cette période sont les
poèmes homériques et les premières lois apparues à l'époque de la civili-
sation et qui reflétaient les anciennes coutumes. L'Iliade fait état de
clôtures10 entourant des champs cultivés, d'enclos de cinquante arpents,
dont une moitié était réservée à la vigne et l'autre moitié aux labours u .
On y apprend également que Tydée vivait dans un domaine qui possédait

9. Plutarque, in Solon, chap. xv.


10. L'Iliade, V, 90.
11. Ibid., IX, 577.
Le développement de Vidée de propriété 65

d'abondantes ressources et comprenait de nombreux champs où l'on


cultivait les céréales12. Rien ne nous permet de mettre en doute que les
terres étaient entourées de clôtures et arpentées, et qu'elles appartenaient
à des particuliers. Ceci atteste les vastes progrès réalisés dans la concep-
tion de la propriété et dans son utilisation. Des élevages de chevaux se
distinguaient déjà par leurs remarquables résultats 13 . On mentionne
l'existence de troupeaux de bovins et de moutons appartenant à des
particuliers; ainsi les innombrables moutons dans la bergerie d'un homme
très riche u . On ignorait encore la monnaie frappée et le commerce se
faisait donc par troc, comme le montre le passage suivant : Là les Grecs
aux longs cheveux se fournissaient de vin, les uns contre du bronze, d'autres
contre du fer brillant, d'autres contre des peaux, d'autres contre des vaches,
d'autres contre des esclaves15. Toutefois, l'or en barres était pesé et
estimé en talents 16 . On y apprend également qu'il existait des articles
manufacturés en or, en argent, en bronze, en fer; des tissus de plusieurs
sortes, en lin et en laine, ainsi que des maisons et des palais. Il est inutile
d'allonger la liste de ces exemples. Ceux que nous avons cités suffisent à
révéler le niveau très élevé atteint par la société au stade supérieur de la
barbarie, niveau qui dépassait nettement celui de la période précédente.
Quand les maisons, les terres, les troupeaux, les marchandises échan-
geables devinrent très nombreux et détenus en tant que propriété indivi-
duelle, le problème de la transmission de ces biens préoccupa les hommes
jusqu'au moment où le droit successoral fut établi sur une base suscep-
tible de satisfaire les Grecs, dont l'intelligence ne cessait de se déve-
lopper. Les usages archaïques furent modifiés et adaptés à des notions
plus récentes. Les animaux domestiques étaient des biens dont la valeur
dépassait celle de tout ce qu'on avait connu auparavant. Ils servaient de
nourriture, étaient échangeables contre d'autres marchandises, donnés
en rançon pour délivrer les captifs, servaient à payer les amendes et
étaient offerts en holocauste au cours des cérémonies religieuses. De
plus, comme ils étaient capables de se reproduire indéfiniment, c'est
d'eux que les hommes tiennent leur première conception de la richesse.
Plus tard, la culture systématique de la terre contribua à identifier la
famille avec le sol et à en faire une organisation de production. Cet
aspect de la famille trouva rapidement son expression parmi les tribus
latines, grecques et hébraïques dans cette forme de famille caractérisée
par l'autorité du père et qui comprenait des esclaves et des serviteurs. Le

12. Ibid., XIV, 121.


13. Ibid., V, 265.
14. Ibid., IV, 433.
15. Ibid., VII, 472.
16. Ibid., XII, 274.
66 L'héritage du 19e siècle

fait que le travail du père et de ses enfants s'identifiait de plus en plus à


la terre, à l'élevage des animaux domestiques et à la production des
marchandises, a contribué non seulement à l'individualisation de la
famille, devenue monogame mais également à l'idée que les enfants
avaient un droit incontestable à l'héritage des biens à la production
desquels ils avaient participé. Avant que les terres ne soient cultivées,
les troupeaux étaient naturellement la propriété commune d'un groupe
dont les membres, rattachés par des liens de parenté, s'étaient unis pour
assurer leur propre subsistance. C'est dans ce contexte que la règle succes-
sorale qui attribuait les biens du défunt à ses parents agnatiques pouvait
être appliquée. Mais lorsque la terre devint objet de propriété et que le
partage des terres entre les particuliers eut abouti à l'apparition de la
propriété individuelle, la troisième grande règle de l'héritage, qui attri-
buait les biens du défunt à ses enfants, devait nécessairement se substituer
à la règle d'héritage agnatique. Il n'existe aucune preuve directe de
l'existence d'une stricte transmission agnatique parmi les tribus latines,
grecques et hébraïques, exception faite du droit de réversion, qui était
reconnu par les lois romaine, grecque et hébraïque. C'est en nous basant
sur ce droit que nous pouvons inférer l'existence de la transmission
agnatique au cours de la période ancienne.
L'histoire de la propriété a commencé lorsque la culture des champs
eut permis aux hommes de se rendre compte que toute la surface de la
terre pouvait devenir objet de propriété et appartenir à des particuliers
et que l'on eut constaté que le chef de famille devenait naturellement
celui entre les mains duquel les biens s'accumulaient. La propriété est
entièrement entrée dans les usages avant la fin de la période récente de
la barbarie. Un peu de réflexion suffira pour convaincre chacun de la
puissante influence que la propriété allait exercer sur l'esprit humain et
des nouveaux traits de caractère qui allaient s'éveiller. Il semble, d'après
de nombreuses sources, que la faible impulsion qui avait germé dans
l'esprit du sauvage était alors devenue une violente passion dans le cœur
du splendide barbare de l'âge héroïque. Ni les usages archaïques, ni
les usages plus récents ne pouvaient se maintenir à un stade d'évolution
aussi avancé. Le temps était venu où la monogamie, ayant rendu certaine
la paternité des enfants, garantissait à ceux-ci le droit de revendiquer
exclusivement l'héritage des biens de leur père décédé 17 .

17. Historiquement les tribus des Germains sont connues depuis l'époque
où ceux-ci se trouvaient au stade supérieur de la barbarie. Ils employaient alors
le fer, mais en quantité limitée, avaient des troupeaux de bovins et de moutons,
cultivaient les céréales et fabriquaient des étoffes grossières faites de lin et de
laine; mais ils n'avaient pas encore découvert la notion de propriété individuelle
des terres. Selon ce que nous en dit César [...] les terres arables étaient distri-
Le développement de Vidée de propriété 67

Parmi les tribus hébraïques dont l'histoire, au cours de la période de


la barbarie, nous est très peu connue, la propriété individuelle des terres
a existé avant leur accession à la civilisation. L'achat fait par Abraham
à Ephron de la caverne de Machpelah en est une illustration18. Ces
tribus sont passées sans aucun doute par des stades d'évolution sem-
blables en tous points à ceux des tribus aryennes. Comme celles-ci, elles
disposèrent, après leur émergence de l'état de barbarie, des animaux
domestiques, des céréales, du fer, du bronze, de l'or, de l'argent, des
poteries et des tissus. Mais, au temps d'Abraham, leurs connaissances
en matière d'agriculture étaient limitées. Après l'Exode, la reconstitution
de la société hébraïque, à partir de tribus consanguines qui reçurent des
territoires en arrivant en Palestine, montre qu'à l'époque de la civili-
sation ces tribus étaient organisées en gentes et ignoraient la société
politique. En ce qui concerne la propriété et l'héritage des biens, il
semble qu'elles aient eu, autant qu'on en peut juger d'après la loi
mosaïque, des règles identiques à celles des tribus grecques et romaines.
L'héritage était strictement réservé aux membres de la phratrie et proba-
blement de la gens, c'est-à-dire à « la maison du père ». On ignore la
règle archaïque de l'héritage chez les Hébreux, excepté ce qui nous en est
révélé par le droit de réversion, qui était pratiquement le même que celui
prévu par la loi romaine des Douze Tables. Ce droit de réversion, d'une
part, ainsi qu'un exemple dont nous disposons d'autre part, indiquent
que dès que les enfants eurent acquis le droit exclusif d'hériter, les filles
purent en bénéficier à défaut de fils. Le mariage devait donc transférer
leurs biens de leur propre gens à celle de leur mari, à moins qu'il n'y eût,
dans le cas des héritières, des conditions restrictives à cet égard. On peut
présumer que le mariage était naturellement interdit à l'intérieur d'une
même gens. Cette question importante est la dernière qui puisse être
soulevée au sujet de la forme d'héritage gentilice. Elle fut posée à Moïse
au sujet du droit successoral hébraïque et à Solon au sujet du droit
successoral athénien, la gens revendiquant le droit absolu de limiter les
héritiers à ses membres; tous les deux tranchèrent la question de la
même manière. On peut raisonnablement supposer que le même pro-
blème s'est posé aux gentes romaines à propos de la règle qui stipulait
que le mariage d'une femme entraînait une diminutio capitis et, avec
celle-ci, une perte des droits agnatiques. Cette question en impliquait

buées annuellement par les chefs alors que les pâturages étaient la propriété
de la communauté. Il semblerait donc que l'idée de propriété individuelle des
terres était inconnue en Asie et en Europe au stade moyen de la barbarie et
qu'elle n'apparut que durant le stade supérieur.
18. Genèse, XXIII, 13.
68 L'héritage du 19e siècle

une autre, à savoir : le mariage devait-il être soumis à des restrictions


l'empêchant d'être contracté entre membres d'une même gens, ou
pouvait-il être contracté librement, le degré de parenté et non le simple
fait de l'existence de celle-ci devant servir de critère à la délimitation des
restrictions? C'est à cette dernière règle qu'a abouti l'évolution humaine
en matière de mariage. Compte tenu de ces considérations, l'exemple
que nous allons citer jette une vive lumière sur les premières institutions
des Hébreux et montre leur grande similitude avec celles des Grecs et
des Romains, à l'époque où ces derniers étaient organisés en gentes.
Tselophead mourut en ne laissant que des filles et l'héritage leur
revint. Plus tard, comme elles étaient sur le point d'épouser des hommes
qui n'étaient pas de la tribu de Joseph à laquelle elles appartenaient,
les membres de cette tribu protestèrent contre le transfert d'héritage qui
allait en découler et soumirent la question à Moïse en disant : Si elles
épousent l'un des fils des autres tribus des fils d'Israël, leur héritage sera
retranché de l'héritage de nos pères, et s'ajoutera à l'héritage de la tribu à
laquelle elles appartiendront; il sera ainsi retranché de notre part d'héri-
tage19. Bien que ce langage semble uniquement faire état des consé-
quences qu'aurait entraînées le mariage projeté, il constitue en fait une
protestation contre le préjudice que causerait le transfert des biens de la
gens et de la tribu qui sont censées les posséder par droit héréditaire. Le
législateur des Hébreux admet ce droit dans les termes de sa décision.
La tribu des fils de Joseph a bien parlé. Voici la chose que le Seigneur
ordonne pour les filles de Tselophead, en disant : Laissez-les épouser qui
plaira à leurs yeux, mais seulement dans la famille de la tribu de leur père.
Ainsi l'héritage des fils d'Israël ne passera pas de tribu en tribu, car chacun
des fils d'Israël s'attachera à l'héritage de la tribu de ses pères. Et chaque
fille qui possède un héritage d'une des tribus des fils d'Israël deviendra
la femme de quelqu'un de la famille de la tribu de son père, afin que chacun
des fils d'Israël jouisse de l'héritage de ses pères 20. Elles furent obligées
de se marier dans leur propre phratie [...] mais non nécessairement
dans leur propre gens. Les filles de Tselophead devinrent par conséquent
les femmes des fils des frères de leur père21 qui n'appartenaient pas seu-
lement à leur propre phratie mais également à leur propre gens et qui
étaient également leurs agnats les plus proches.
En une autre circonstance, Moïse établit la règle de l'héritage et de
la réversion en ces termes explicites : Et tu parleras aux fils d'Israël, en
disant : si un homme meurt et qu'il n'a pas de fils alors vous transmettrez

19. Nombres, XXXVI, 4.


20. Ibid., 5-9.
21. Ibid., XXXVI, 11.
Le développement de Vidée de propriété 69

son héritage à ses filles. Et s'il n'a pas de filles, alors vous donnerez son
héritage à ses frères. Et s'il n'a pas de frères, alors vous donnerez son
héritage aux frères de son père. Et si son père n'a pas de frères, alors vous
donnerez son héritage à son plus proche parent dans sa famille et celui-ci
le possédera 22.
Trois classes d'héritiers sont ici nommées : premièrement, les enfants
du défunt; deuxièmement les agnats, en commençant par les plus pro-
ches; troisièmement, les parents gentilices, limités aux membres de la
phratrie du défunt. La première classe d'héritiers comprend les enfants;
mais on peut en déduire que l'héritage était transmis par priorité aux
fils, avec obligation par ceux-ci d'assurer la subsistance de leurs sœurs.
En un autre endroit, il existe un texte selon lequel le fils aîné avait droit
à une part double. A défaut de fils, c'était les filles qui recevaient l'héri-
tage. La seconde classe, composée des agnats, comprend deux caté-
gories : la première, celle des frères du défunt, reçoit l'héritage si celui-ci
n'a pas d'enfants; la seconde, à laquelle échoit l'héritage si le défunt
n'a pas de frères, comprend les frères de son père. La troisième classe
comprend les parents gentilices, en commençant par le plus proche, à
savoir : son plus proche parent dans sa famille. Comme la « famille de
la tribu » est l'analogue de la phratie [...] la propriété, à défaut d'enfants
et d'agnats, revenait, au parent le plus proche dans la phratie du défunt.
Les cognats n'avaient pas droit à l'héritage; ainsi, un membre de la
phratie plus éloigné que le frère d'un père héritait de préférence aux
enfants d'une sœur du défunt. On voit que la descendance s'établissait
en ligne masculine et que les biens étaient héréditaires dans la gens. On
remarquera que le père n'héritait pas de son fils, ni le grand-père de
son petit-fils. A cet égard, comme sur presque tous les points, la loi
mosaïque s'accorde avec la loi des Douze Tables. Elle offre un exemple
frappant de l'uniformité de l'expérience acquise par les hommes et du
développement des mêmes idées selon des lignes parallèles, chez les
différents peuples.
Plus tard, la loi lévitique donna au mariage une base indépendante
de la loi gentilice. Elle l'interdit à l'intérieur de certains degrés de consan-
guinité et d'alliance, alors qu'elle le déclara libre au-delà de ces degrés.
Cette règle matrimoniale se substitua, chez les Hébreux, aux usages
gentilices; elle a été plus tard adoptée par les nations chrétiennes.
Si nous considérons à présent les lois de Solon relatives à l'héritage,
nous constatons qu'elles sont substantiellement les mêmes que celles
de Moïse. Nous déduirons de cette similitude que les coutumes, les

22. Nombres, XXVH, 8-11.


70 L'héritage du 19e siècle

institutions et les usages antérieurs des Athéniens et des Hébreux étaient


très semblables en ce qui concerne la propriété. Au temps de Solon,
la troisième grande règle relative à l'héritage était tout à fait instituée
parmi les Athéniens. Les fils se partageaient à parts égales les biens de
leur père décédé; mais ils étaient obligés d'assurer la subsistance de
leurs sœurs et de les doter convenablement au moment de leur mariage.
A défaut de fils, les filles héritaient à parts égales. Grâce à cette règle,
qui accordait aux femmes les droit de posséder des biens, il y eut des
héritières dont les biens, comme l'héritage des filles de Tselophead,
étaient transmis, par le mariage, de leur propre gens à celle de leur mari.
Le problème qui se posa à Moïse fut posé aussi à Solon et résolu de la
même manière. Pour empêcher le transfert de la propriété d'une gens
à l'autre, Solon prescrivit aux héritières d'épouser leurs agnats les plus
proches, bien qu'ils appartinssent à la même gens et que le mariage
leur fût auparavant interdit par l'usage. Cette règle devint si constante
chez les Athéniens que Fustel de Coulanges, dans son original et inté-
ressant ouvrage, estime que l'héritage était transmis à l'agnat, à charge
pour celui-ci d'épouser l'héritière 23 . Il y eut des cas où le plus proche
agnat, déjà marié, répudia sa femme pour épouser l'héritière et entrer
ainsi en possession des biens de celle-ci. Protamaque dans l'Eubulide de
Démosthène, en est un exemple 84 . Mais on peut difficilement supposer
que la loi obligeait l'agnat à divorcer pour épouser l'héritière, ou qu'il
pouvait entrer en possession de ses biens sans devenir son mari. S'il
n'y avait pas d'enfants, les biens passaient aux agnats et, à défaut, aux
parents gentilices du défunt. La propriété restait dans la gens, et cette
règle était aussi scrupuleusement observée par les Athéniens que par
les Hébreux et les Romains. Solon a transformé en loi ce qui auparavant
n'était qu'un usage établi.
Le développement progressif de l'idée de propriété est illustré par
l'apparition des dispositions testamentaires établies par Solon. Le droit
de tester devait tôt ou tard être admis, mais son essor demandait du
temps et de l'expérience. Plutarque fait remarquer que Solon connut
la célébrité en promulgant une loi sur les testaments, qui, auparavant,
n'étaient pas autorisés. Mais la propriété et le domaine familial devaient
rester dans la gens du défunt. Lorsque Solon autorisa les citoyens qui
n'avaient pas d'enfants à transmettre leur propriété, par testament, à
qui leur plairait, il plaçait l'amitié au-dessus de la parenté et faisait des
biens la propriété légitime de leur possesseur a5 . Cette loi reconnaissait le

23. Fustel de Coulanges, La cité antique.


24. Demosthène contre Eubulide, 41.
25. Plutarque, Vie de Solon, c. 21.
Le développement de Vidée de propriété 71

caractère absolu du droit de propriété dont jouissaient les individus de


leur vivant, et leur conférait en plus le pouvoir d'en disposer par testa-
ment au profit de qui ils le désiraient, s'ils mouraient sans enfants. Mais
le droit de propriété gentilice demeurait souverain tant qu'il y avait des
enfants pour représenter leur père dans la gens. Nous avons ainsi la
preuve à tous égards que les grands principes qui régissent actuellement
la société ont été élaborés pas à pas suivant un certain ordre, et qu'ils
ont toujours été orientés invariablement dans le même sens. Bien que
la plupart de ces exemples soient tirés de la période de la civilisation,
il n'y a aucune raison de penser que les lois de Solon aient été des créa-
tions originales sans antécédents. Elles ont plutôt exprimé, sous une
forme positive, les conceptions qui se sont graduellement développées
dans la pratique jusqu'à devenir des lois au sens plein du terme. Le
droit positif s'est ainsi substitué au droit coutumier.
La loi romaine des Douze Tables, promulguée en 449 avant Jésus-
Christ 26, inclut les règles qui régissaient alors l'héritage. Les biens du
défunt étaient transmis d'abord à ses enfants et à sa veuve et partagés
entre eux à parts égales; à défaut d'enfants et de descendants en ligne
masculine, ils passaient aux agnats les plus proches et, à défaut d'agnats,
aux parents gentilices 27 . Nous retrouvons également ici le principe
juridique fondamental selon lequel l'héritage doit demeurer dans la
gens. En dehors du droit de réversion, nous n'avons aucun autre moyen
de savoir si les ancêtres éloignés des tribus latines, grecques et hébraï-
ques ont appliqué successivement les trois grandes règles de l'héritage
que nous examinons à présent. Selon toute vraisemblance, les modes
d'héritage ont suivi l'ordre inverse de celui qui figure dans la loi succes-
sorale, telle qu'elle apparaît dans les Douze Tables. Autrement dit,
l'héritage était d'abord transmis aux parents gentilices, puis il fut trans-
mis par prioriété aux agnats, et enfin exclusivement aux enfants.
Au cours de la période récente de la barbarie, on vit se développer
un nouvel élément : l'aristocratie. La différenciation des individus à par-
tir du groupe et l'accroissement des richesses détenues alors par les
particuliers préparait la voie à l'apparition de personnalités influentes.
D'autre part, l'esclavage, en avilissant d'une façon permanente une
partie de la population contribuait à établir des contrastes entre les
différentes conditions sociales, contraste inconnu des périodes ethniques
précédentes. Cette situation, ainsi que l'apparition de la propriété et
la création de fonctions officielles, a développé progressivement le sen-
timent aristocratique, lequel a profondément imprégné la société moderne

26. Tite-Live, III, 54, 57.


27. Gaius, Institutiones, III, 1, 9, 17.
72 L'héritage du 19e siècle

et se trouva en opposition avec les principes démocratiques créés et


entretenus par les gentes. Cet ensemble de facteurs a perturbé l'équilibre
social en introduisant des privilèges et une hiérarchie de respect envers
certains individus parmi les membres de la même nation, ce qui devint
la source de discordes et de querelles.
Au stade supérieur de la barbarie, la fonction de chef, à ses différents
échelons, qui était à l'origine héréditaire au sein de la gens et élective
parmi ses membres, passa vraisemblablement, dans les tribus grecques
et latines, du père au fils en règle générale. Nous n'avons aucune preuve
sur laquelle nous puissions nous baser pour affirmer que cette charge
était héréditaire. Mais l'exercice des fonctions d'archonte, de phylo-
basilée ou de basilée chez les Grecs, et de celles de princeps et de rex
chez les Romains, contribua à renforcer le sentiment aristocratique des
familles dont les membres exerçaient ces fonctions. Bien que ce senti-
ment fût appelé à se maintenir par la suite, il n'était pas encore devenu
assez fort pour modifier fondamentalement la constitution démocrati-
que des premiers gouvernements de ces tribus. La propriété et les fonc-
tions dirigeantes furent les fondements sur lesquels s'implanta l'aristo-
cratie.
La question de la disparition ou de la survie de l'aristocratie a été
l'un des grands problèmes auxquels la société moderne a dû faire face
au cours des périodes intermédiaires. Dans la mesure où ce problème
se rapporte à l'égalité et à l'inégalité des droits, à l'obéissance des
citoyens aux mêmes lois ou à des lois différentes, dans la mesure où il
se réfère à l'opposition entre les droits de la richesse, du rang, delà
fonction et le pouvoir de la justice et de l'intelligence, il n'y a guère de
doute sur la nature de la solution qui finira par s'imposer. Bien que les
classes privilégiées se soient maintenues pendant plusieurs milliers
d'années, sauf aux États-Unis, il est clair qu'elles ont pesé lourdement
sur la société.
Depuis l'avènement de la civilisation, l'accroissement de la propriété
a été si énorme, ses formes si diverses, ses emplois si vastes et si variés,
sa gestion si habile dans l'intérêt des possédants, qu'elle est devenue,
aux yeux du peuple, une puissance incontrôlable. L'esprit humain reste
confondu devant sa propre création. Le temps viendra cependant où
l'intelligence humaine parviendra à s'assurer le contrôle de la propriété
et à définir les rapports entre l'État et la propriété qu'il protège, aussi
bien que les obligations et les limites des droits des possédants. Les
intérêts de la société sont supérieurs à ceux des individus et les rapports
entre les deux doivent être rendus justes et harmonieux. La seule pour-
suite de la richesse ne peut être le destin final de l'humanité, si le progrès
doit continuer à être la loi de l'avenir comme il a été celle du passé.
Le développement de Vidée de propriété 73

Le temps écoulé depuis le début de la civilisation n'est qu'une fraction


du passé de l'humanité et des âges à venir. La dissolution de la société
pourrait bien être le terme d'une entreprise qui aurait pour but et pour
fin la propriété; car une telle entreprise contient en elle-même les élé-
ments de son autodestruction. La démocratie dans l'exercice du pouvoir,
la fraternité dans la société, l'égalité dans le respect des droits et des
privilèges et l'instruction universelle préfigurent le niveau supérieur
suivant de la société vers lequel tendent fermement l'expérience, l'intel-
ligence, le savoir. Ce sera une reviviscence, sous une forme supérieure,
de la liberté, de l'égalité et de la fraternité des anciennes gentes.
Nous venons d'exposer quelques-uns des principes qui ont présidé
au développement de l'idée de propriété dans l'esprit humain et certains
des résultats auxquels ce développement a conduit. Bien que le sujet
ait été insuffisamment traité, nous en avons au moins montré l'impor-
tance.
Doués d'une intelligence d'essence identique, ainsi que d'un même
organisme physique en vertu de leur commune origine, les hommes, en
tous temps et en tous lieux, ont abouti, au cours d'une même période
ethnique, à peu près aux mêmes résultats.
Bien que l'intelligence ne puisse varier qu'entre des limites fort étroi-
tes, elle tend cependant vers des normes idéales qui sont invariablement
les mêmes. C'est la raison pour laquelle ses opérations ont été uniformes
au cours de toutes les étapes du progrès humain. On ne peut mieux
mettre en évidence l'unité d'origine de l'espèce humaine. C'est la même
intelligence que nous trouvons à l'œuvre chez le sauvage, le barbare
et l'homme civilisé. C'est en vertu de cette identité de leur intelligence
que les hommes ont pu, quand ils se trouvaient dans des conditions
similaires, produire les mêmes outils et ustensiles, faire les mêmes inven-
tions et créer des institutions semblables à partir des mêmes germes de
pensée. Il y a quelque chose de grandiose dans cette faculté qui, par sa
constante application, a produit la civilisation à partir d'un modeste
début. C'est elle qui a conduit l'homme de l'invention de la flèche, qui
exprime la pensée du sauvage, à la fusion du minerai de fer, qui repré-
sente l'intelligence plus évoluée du barbare, et, finalement, à celle du
chemin de fer, qui peut être considérée comme la matérialisation du
triomphe de la civilisation.
On doit considérer comme un phénomène extraordinaire qu'une partie
de l'humanité ait pu accéder plus ou moins à la civilisation, il y a environ
cinq mille ans. En toute rigueur, seules deux familles, la sémitique et
l'aryenne, y sont parvenues en se développant elles-mêmes et sans aucun
secours étrangers. La famille aryenne représente le courant principal
du progrès humain parce qu'elle a produit le plus haut type d'humanité
74 L'héritage du 19e siècle

et parce qu'elle a prouvé sa supériorité intrinsèque en étendant peu à peu


son empire sur toute la terre. Et cependant, la civilisation doit être consi-
dérée comme un accident dû aux circonstances. Il était certain que
l'humanité y parviendrait à un moment donné; mais qu'elle ait pu y
accéder au moment où elle l'a fait, demeure un fait extraordinaire. Les
obstacles qui ont maintenu l'humanité à l'état sauvage étaient grands et
n'ont pu être surmontés que difficilement. Quand les hommes eurent
atteint le stade moyen de la barbarie, le sort de la civilisation était en
balance alors que les Barbares en faisant des expériences sur les métaux
natifs, cherchaient la voie qui menait au procédé de fusion du minerai
de fer. La civilisation ne pouvait exister sans la connaissance du fer et
de ses applications. Il n'y aurait rien eu de surprenant à ce que l'humanité
n'ait pu jusqu'à présent franchir cette barrière. Lorsque nous songeons
au temps qui s'est écoulé depuis que l'homme existe sur la terre, aux vicis-
situdes par lesquelles il est passé au cours des périodes de l'état sauvage et
de l'état de barbarie, ainsi qu'aux progrès qu'il a été obligé d'accomplir,
nous nous rendons compte que l'avènement de la civilisation aurait aussi
bien pu être retardé de plusieurs milliers d'années que se produire à
l'époque où il s'est produit grâce à la Providence. Nous sommes obligés
d'admettre — en ce qui concerne le moment de son apparition — qu'elle
a été le résultat d'un série de circonstances fortuites. Cela doit nous aider
à ne pas oublier que nous devons nos conditions de vie actuelles, ainsi
que toutes les possibilités de sécurité et de bonheur qu'elles nous offrent,
aux luttes, aux souffrances, aux efforts héroïques et au patient labeur de
nos ancêtres barbares et, avant eux, de nos ancêtres sauvages. Leurs
essais et leurs succès faisaient partie du plan de l'Intelligence Suprême
visant à faire du sauvage un barbare et de ce barbare un homme civilisé.
un évolutionnisme appauvri

KARL BÜCHER

stades de l'évolution économique (1893)*

L'ensemble de l'évolution économique (tout au moins des peuples de


l'Europe centrale et occidentale) là où on peut la suivre avec une préci-
sion suffisante, se divise selon moi en trois stades :
1) Stade de l'économie domestique fermée (la production personnelle
existe seule, l'économie ne connaît pas l'échange), les biens sont consom-
més là où ils ont été produits;
2) Stade de l'économie urbaine (production pour des clients ou période
de l'échange direct), les biens passent immédiatement du producteur
au consommateur;
3) Stade de l'économie nationale (production de marchandises, période
de circulation des biens), les biens passent généralement par une série
d'économies avant d'entrer dans la consommation.
Dans le cours de l'histoire, on voit l'humanité se proposer des fins
économiques toujours plus élevées et trouver le moyen d'y parvenir par
une répartition des tâches productrices telle qu'elle réclame l'interven-
tion d'un nombre de personnes toujours plus considérable, pour finale-
ment embrasser toute la nation et provoquer une intervention de tous
pour tous. Si dans l'économie domestique cette coopération est basée
sur la parenté par le sang et dans l'économie urbaine sur les liens du
voisinage, elle s'appuie sur la nationalité dans l'économie nationale.
L'humanité qui, au début, était répartie en familles en arrive à former des
sociétés où il semble que les liens sociaux se resserrent toujours davan-
tage. Au fur et à mesure que l'humanité avance dans cette voie, au fur et à
mesure la satisfaction des besoins de l'individu s'opère d'une façon plus
féconde et plus variée, mais aussi moins indépendante et plus compliquée.
Pour chaque individu son existence et son travail sont de plus en plus
impliqués dans l'existence et le travail de ses semblables.

* Extrait de : Études d'histoire et d'économie politique, Paris, Alcan, 3e éd.,


1914, p. 367-370. Reproduit avec l'autorisation des Presses Universitaires de
France.
78 Ruptures et controverses

Au stade'de l'économie domestique, chaque bien est consommé dans


l'économie qui l'a créé; au stade de l'économie urbaine, il passe immédia-
tement de l'économie qui le crée à celle qui le consomme; au stade de
l'économie nationale, il parcourt pour être créé, aussi bien qu'après
l'avoir été, des économies différentes : il circule. Dans le cours de toute
évolution s'accroît la distance qui sépare la production de la consomma-
tion. Au premier stade, tous les produits sont valeur d'usage; au
deuxième, il en est quelques-uns qui sont valeurs d'échange; au troi-
sième ils sont pour la plupart des marchandises.
Au stade de l'économie domestique, il y a coïncidence entre la commu-
nauté de production et celle de consommation; au stade de l'économie
urbaine, cette coïncidence subsiste pour autant que l'apprenti ou le
domestique du paysan font partie du ménage de celui qui leur donne
du travail; au stade de l'économie nationale, les communautés de produc-
tion sont distinctes des communautés de consommation. Celles-là sont
des entreprises et en règle générale plusieurs ménages séparés vivent de
leur revenu.
Là où le travail étranger est nécessaire, il se trouve à l'égard du pro-
ducteur, au premier stade, dans un rapport durable de contrainte (esclave,
serfs), au second stade dans un rapport de service, au troisième, dans un
rapport de contrat. Le consommateur, dans l'économie domestique
fermée, est lui-même ouvrier, ou l'ouvrier est sa propriété; dans l'éco-
nomie urbaine, il achète directement à l'ouvrier la prestation de travail
(travail loué, Lohnwerk) ou le produit du travail (métier, Handwerk);
dans l'économie nationale, il n'est plus du tout en rapport avec le tra-
vailleur; il achète les marchandises à un entrepreneur ou à un marchand
qui, eux, paient un salaire à l'ouvrier.
Au stade de l'économie domestique, la division du travail se fait entre
les membres de la maison; au stade de l'économie urbaine, elle consiste
ou bien dans la formation et la division des professions urbaines, ou dans
la répartition de la production entre ville et campagne; au stade de l'éco-
nomie nationale prédominent une répartition de la production et une
division du travail fort avancées dans chaque entreprise ainsi que le
déplacement du travail d'entreprise à entreprise.
Il n'existe pas au premier degré d'industrie qui fasse l'objet d'une pro-
fession indépendante; la transformation tout entière des matières pre-
mières s'opère par le travail de la maison ; dans l'économie urbaine, nous
trouvons des artisans qui exercent un métier mais pas d'entrepreneur :
l'industrie consiste dans le travail loué ou le métier; celui qui veut exercer
une industrie doit la connaître. Dans l'économie nationale prédominent
l'industrie de fabrique et l'industrie à domicile qui supposent un entre-
preneur constitué en marchand et un capital considérable. Il n'est pas
Stades de l'évolution économique 79

indispensable que l'entrepreneur dirige le côté technique de la produc-


tion.
De la même façon se modifient les modes d'exercice du commerce. A
l'économie domestique fermée correspond le commerce ambulant; à
l'économie urbaine, le commerce de marché; à l'économie nationale, le
commerce sédentaire. Si, aux deux premiers stades de développement
le commerce sert simplement à combler les lacunes d'une production
pour le reste autonome, il est dans l'économie nationale un intermédiaire
obligé entre la production et la consommation. Il se sépare du transport
et ce dernier acquiert une importance propre et une organisation auto-
nome.
de l'enquête sur le terrain à la rupture avec l'évolutionnisme

BRONISLAW MALINOWSKI

l'économie primitive des îles Trobriand (1921)*

Même si l'on n'a qu'une connaissance très superficielle des ouvrages


d'ethnologie, on se rend compte que les problèmes d'économie dans les
sociétés primitives ont été fort négligés jusqu'à présent. Certaines hypo-
thèses ont été émises sur les origines des institutions économiques et plus
particulièrement sur les origines de la propriété; sur les phases du déve-
loppement économique et sur certaines questions concernant l'échange,
« la monnaie primitive », et les formes rudimentaires de la division du
travail. Mais, en général, les travaux entrepris donnèrent peu de résultats
car les théoriciens n'ont pas accordé à ces problèmes économiques
l'attention qu'ils méritaient, vu leur complexité et leur importance, et les
observations sur le terrain ont été rares. Ce manque d'intérêt pour les
questions de théorie fut un obstacle aux travaux de recherche sur le ter-
rain et les meilleurs documents sur la vie sauvage n'apportent que peu
ou rien à l'économiste.
Un étudiant en économie, qui connaît une théorie systématique,
pourrait naturellement être tenté de vérifier si ses conclusions seraient
éventuellement applicables à un type de société entièrement différent de
la nôtre et dans l'affirmative, jusqu'à quel point. Mais ce serait peine
perdue que d'essayer de répondre à cette question à partir des données
ethnologiques existantes et même s'il y parvenait, ses résultats ne pour-
raient être exacts. En fait, cette question a bien été posée et K. Bûcher
s'est efforcé de la résoudre dans son ouvrage Industrial Evolution. A mon
avis, ses conclusions sont fausses non pas à cause d'un raisonnement ou

* Version française de l'article « The primitive économies of the Trobiand


Islanders », paru dans The Economie Journal 31, March 1921, p. 1-16. Traduit
et publié avec l'autorisation de The Royal Economie Society, Cambridge,
Grande-Bretagne.
Résumé d'un cycle de conférences données à la London School of Economies
au cours de l'été 1920 dans lesquelles sont présentés certains résultats de la
Robert Mond Ethnographie Expédition en Nouvelle-Guinée britannique.
L'économie primitive des îles Trobriand 81

d'une méthode imparfaits mais plutôt par suite des mauvaises données
sur lesquelles il se fondait. Bûcher en vient à conclure que les sauvages —
et parmi eux il inclut des populations aussi hautement développées que
les Polynésiens — n'ont aucune organisation économique et qu'ils en
sont à un stade pré-économique, les sauvages les plus primitifs étant
encore dans la phase de la quête individuelle de nourriture et les plus
évolués dans la phase de l'économie domestique autarcique.
Je m'efforcerai dans cet article, de présenter certaines données portant
sur la vie économique des Trobriandais, communauté vivant dans un
archipel corallien situé au large de la côte Nord-Est de Nouvelle-Guinée.
Avec leur institution développée de la chefferie, une grande habileté
manuelle dans diverses techniques et un art décoratif raffiné, ces indi-
gènes appartenant à la souche mélanésienne typique des habitants des
îles de la mer du Sud ne sont certainement pas au stade inférieur de la
sauvagerie. Néanmoins, par leur niveau général de culture, ils peuvent
être considérés comme représentatifs de la majorité des races sauvages
existant actuellement, car sur le plan culturel, ils sont moins évolués
que les Polynésiens, l'ensemble des Indiens de l'Amérique du Nord, les
Africains et les Indonésiens. Si donc nous constatons parmi eux des
formes distinctes d'organisation économique, nous pouvons affirmer sans
craindre de nous tromper que même parmi les sauvages les moins évo-
lués, on peut s'attendre à trouver un plus grand nombre de faits présen-
tant un intérêt économique que ce qui a été découvert jusqu'à présent.
Je commencerai par brosser un tableau général des ressources natu-
relles des Trobriandais et décrire dans ses grandes lignes la manière
dont celles-ci sont exploitées. Ces indigènes vivent sur des îles coralliennes
plates dont le sol lourd et fertile convient très bien à la culture des
ignames et des taros et où les pluies sont régulières et abondantes. La
côte est par endroits bordée de récifs frangeants et, par endroits, enferme
un vaste lagon en eau peu profonde et très poissonneuse. Grâce à tous
ces bienfaits naturels, les indigènes sont de remarquables agriculteurs et
pêcheurs qui ne ménagent pas leurs efforts dans ces deux activités, efforts
récompensés car les produits alimentaires sont toujours abondants et
suffisent à la population très dense par rapport à celle d'autres tribus de
cette partie du monde. Bien qu'en horticulture les indigènes n'utilisent
que les instruments les plus primitifs — un bâton à fouir que l'on rem-
place à chaque nouveau travail — les résultats obtenus sont excellents.
Pour la pêche, ils se servent de grands filets, de pièges, d'hameçons et de
poison. Dans le domaine des travaux manuels, ils excellent dans la sculp-
ture sur bois, la confection de paniers et ornements de coquillages fort
recherchés. Par ailleurs, ils manquent de certains matériaux et doivent
les importer d'autres tribus, comme par exemple des outils de pierre et de
82 Ruptures et controverses

la poterie, puisque les pierres résistantes et l'argile n'existent pas sur ces
îles coraliennes. J'ai commencé par cette esquisse générale de leurs
ressources, activités et arts afin de faire comprendre l'étroitesse du cadre
auquel se limitent couramment les exposés économiques. On pourrait
évidemment présenter ces données de façon plus détaillée — surtout
dans le domaine technologique — mais il ne s'agirait essentiellement
que d'une description des diverses activités liées à la recherche de nour-
riture et à la fabrication d'objets, qui ne viserait pas à analyser les pro-
blèmes plus complexes touchant à l'organisation de la production, la
distribution et le mécanisme de la vie tribale sous son aspect économique.
C'est ce que je me propose de faire ici, en commençant par la produc-
tion et en prenant l'agriculture comme exemple.
J'aborderai d'abord le problème important de la tenure foncière; puis,
les problèmes moins évidents de l'organisation de la production. Le tra-
vail dans les jardins, est-il l'œuvre de chaque famille ou bien de chaque
individu pris isolément et indépendemment? Ou bien existe-t-il une coor-
dination générale de ce travail, une organisation sociale des efforts pro-
ductifs et, dans ce cas, quelle est-elle et qui s'en charge? Les phases
successives du travail sont-elles intégrées en un tout organique, y a-t-il
un contrôle, des directives émanant d'un individu particulier ou prove-
nant d'une force psychologique ou sociale?
La tenure foncière chez les Trobriandais est assez complexe et révèle
bien les difficultés auxquelles on se heurte en voulant résoudre ce genre
de problèmes relatifs à la recherche ethnographique sur le terrain, ainsi
que les dangers d'en être amené à des approximations fallacieuses. Lors-
que j'ai commencé d'étudier ce sujet, j'ai d'abord reçu de mon informa-
teur indigène une série d'affirmations d'ordre général, tels que : le chef
est le propriétaire de toutes les terres, ou, chaque parcelle cultivée a son
propriétaire, ou, tous les hommes d'une communauté villageoise possè-
dent le sol en commun. Par la suite, j'ai essayé de résoudre la question
par des enquêtes concrètes : prenant une parcelle déterminée, j'ai succes-
sivement demandé à plusieurs informateurs indépendants, quel en était le
propriétaire. Dans certains cas, on me citait jusqu'à cinq « propriétaires »
différents pour une seule parcelle, chaque réponse contenant, je l'ai
constaté plus tard, une part de vérité, mais aucune n'étant tout à fait
correcte. Ce n'est qu'après avoir établi les plans précis des terres de plu-
sieurs communautés villageoises consacrées à l'horticulture et posé des
questions détaillées, non seulement sur chaque parcelle mais également
sur toutes les particularités de chacune des prétendues formes de « pro-
priété », que j'ai réussi à obtenir une réponse satisfaisante. La principale
difficulté dans ce domaine, comme dans tant d'autres du même genre,
provient de ce que nous prêtons notre propre définition de la « propriété »
L'économie primitive des îles Trobriand 83

au concept indigène correspondant. Ainsi, nous oublions que, pour les


indigènes, le terme de « propriété » a une signification différente mais
aussi qu'avec un seul mot ils expriment plusieurs relations économiques
et juridiques, entre lesquelles il nous est absolument indispensable d'effec-
tuer une distinction.
Il ne fait pas de doute que, dans les îles Trobriand, le chef (guya'y) a un
droit prééminent sur tout le sol cultivé de son district. Ce droit consiste
en un titre de « maître » ou « propriétaire » (toli) et dans l'exercice de
certains droits cérémoniels et privilèges, comme celui de décider sur
quelles terres on fera des jardins, celui d'arbitrer les litiges à ce sujet, et
quelques autres moins importants. Celui qui possède la magie des acti-
vités horticoles (towosi) se fait aussi appeler le « maître du jardin »
et est considéré comme tel, en vertu des fonctions magiques et autres,
assez complexes, qu'il accomplit pendant ces activités. Par ailleurs, il
advient parfois que sur certaines parties du sol, ce même titre soit donné
à des notables ou à des sous-chefs qui effectuent certaines tâches mineures
liées à ce titre. Enfin, chaque parcelle appartient à un individu ou à un
autre de la communauté villageoise et lorsqu'on fait des jardins sur ce
lopin de terre, son propriétaire soit l'utilise lui-même, soit le loue à quel-
qu'un d'autre selon un système de paiement assez compliqué. Le chef,
le magicien et les notables possèdent également un certain nombre de
parcelles à titre individuel, indépendamment de leurs droits généraux
éminents.
La raison pour laquelle un économiste ne peut ignorer ces droits
éminents et leurs implications est que les indigènes y attachent une très
grande valeur et, ce qui est encore plus important, que ces droits sous-
entendent des fonctions bien précises ayant une influence de grande
portée sur l'économie.
Ainsi, la complexité de la tenure foncière, les litiges qui ne sont pas
peu fréquents concernant l'activité horticole et le besoin d'inciter et de
maintenir le travail communautaire, nécessitent une autorité sociale qui
est assumée par le chef, assisté des notables. Par ailleurs, le towosi, magi-
cien héréditaire des jardins de chaque communauté villageoise, contrôle
dans une grande mesure les décisions prises au sujet du déroulement exact
des travaux. Chaque phase du processus de production horticole débute
par une rite magique qu'il accomplit. Il décide également des tâches à
effectuer, en surveille l'exécution et impose les périodes de tabou qui les
ponctuent.
Les travaux de jardinage débutent par une conférence organisée par le
chef et tenue devant la maison du magicien au cours de laquelle on décide
de toutes les dispositions à prendre et de l'attribution des jardins. Immé-
diatement après, les membres de la communauté villageoise apportent
84 Ruptures et controverses

un cadeau consistant en produits alimentaires de choix au sorcier; celui-


ci en offre de nuit une partie en sacrifice aux esprits ancestraux qu'il
invoque en prononçant une longue incantation au-dessus de certaines
feuilles. Le lendemain matin, le magicien se rend au jardin, accompagné
des hommes du village, portant chacun une hache dont la lame est
enveloppée des feuilles qui ont reçu la magie. Entouré des villageois, le
towosi frappe le sol de son bâton cérémoniel en récitant une incantation.
Il répète le même rite pour chaque parcelle et dans chacune, les hommes
coupent quelques jeunes arbres à l'aide de leur hache. Après quoi, les
hommes et seulement eux, passent environ un mois à débroussailler les
futurs jardins et l'on a souvent recours, pour cette tâche, au travail
communautaire. Le towosi doit décider du moment où l'on passera
à la phase suivante, le brûlage des broussailles et le défrichement du sol.
Lorsqu'il estime que les broussailles coupées sont suffisamment sèches,
il impose un tabou sur les travaux d'horticulture si bien que tout travail
de coupe non terminé doit être suspendu. Au cours d'une série de rites
qui durent en général trois jours environ, il inaugure le travail de défri-
chage du jardin; cette tâche est continuée ensuite par les hommes et les
femmes, travaillant par famille, chacune allant sur sa propre parcelle,
sans l'aide de la main-d'œuvre communautaire. La plantation de patates
douces est inaugurée par une cérémonie très compliquée qui dure égale-
ment plusieurs jours au cours desquels tout jardinage est interdit. Cha-
cune des phases suivantes commence par un rite magique qui lui est pro-
pre; ces phases sont l'érection des tuteurs pour les tiges d'ignames, le
désherbage des parcelles (effectués par les femmes qui travaillent en
commun), le nettoyage des racines et des tubercules d'ignames, la récolte
préliminaire des ignames hâtives et, enfin, la récolte principale des
ignames tardives.
Lorsque les plantes commencent de pousser, une série de rites magiques,
parallèles aux rites qui inaugurent les diverses étapes du processus de
production, est accomplie, au cours desquels le magicien est supposé
donner une impulsion à la croissance et au développement de la plante, à
chacune de ses phases successives. Ainsi, un rite sert à faire le tubercule,
un autre fait sortir les pousses, un autre les fait émerger du sol et un autre
encore les fait s'enrouler autour du tuteur; puis, d'autres rites font
apparaître les bourgeons, puis les feuilles elles-mêmes.
Le towosi accomplit toujours n'importe quel rite d'abord sur l'un des
quatre jardins choisis à chaque saison à cet effet et appelé leywota. Dans
certaines cérémonies, il répète ensuite le rite sur chacune des parcelles,
dans d'autres, il s'accomplit uniquement sur les jardins sélectionnés.
Ces leywota sont importants d'un point de vue économique car le pro-
priétaire d'une telle parcelle est obligé de suivre le rythme des diverses
L'économie primitive des îles Trobriand 85

phases de la magie et ne peut donc prendre de retard dans son travail.


En outre, les leywota sont toujours cultivés avec le plus grand soin et le
jardinage qui y est pratiqué est toujours de très haute qualité. Ainsi, par
la régularité et la qualité du travail effectué, ces parcelles servent de
modèle à toutes les autres.
Outre l'influence indirecte que le towosi exerce sur le travail horticole
en prenant les décisions et en inaugurant les diverses phases du travail,
en imposant les tabous et en fixant les normes au moyen des leywota,
il contrôle directement certaines activités d'importance générale pour
tous les jardins. Par exemple, il surveille la construction de la palissade
autour du jardin. Toutes les parcelles trouvent place à l'intérieur d'un
enclos commun pour la construction duquel chacun est mis à contribu-
tion selon l'importance de sa ou ses parcelles. Dès lors, la négligence d'un
seul individu peut entraîner des dommages pour tout le monde car les
cochons sauvages ou les wallabies peuvent s'introduire dans l'enclos et
détruire la récolte. Si cela se produit, le magicien sort vers le soir sur le
seuil de sa maison et harangue les villageois en mentionnant souvent le
coupable par son nom et en l'accablant de blâmes, ce qui manque rare-
ment de faire son effet.
Comme on le voit aisément, le magicien assume des fonctions multiples
et complexes et lorsqu'il prétend être le « maître du jardin » ce n'est pas
une vaine prétention! Quelle est l'importance économique de ses fonc-
tions? Les indigènes croient fermement que grâce à son pouvoir magique,
le towosi maîtrise les forces de la nature mais ils croient également qu'il
doit diriger les travaux des hommes. Il leur serait impensable de
commencer une nouvelle phase d'horticulture sans une inauguration
magique. Ainsi, son pouvoir magique, exercé en même temps que leur
travail, en somme sa coopération magique, leur inspire confiance dans
les résultats et les stimule considérablement à travailler. Leur croyance
implicite en la magie leur donne aussi un leader dont ils sont prêts à
accepter les décisions et les directives dans tous les domaines, lorsque le
besoin s'en fait sentir. Il est clair que ces rites magiques — marquant
l'évolution des activités à intervalles réguliers, imposant une série de
période de repos et établissant, par l'institution des parcelles standard
(leywota), un modèle pour toute la communauté — sont d'une extrême
importance. Cette magie agit comme une force psychologique, jouant
le rôle d'un système de travail plus organisé que ce que l'on ne pourrait
obtenir à ce stade de culture par un appel à la force ou à la raison.
Ainsi, nous pouvons répondre aux questions relatives à l'organisation
de la production en résumant nos résultats de la façon suivante : l'auto-
rité du chef, la croyance en la magie et le prestige du magicien constituent
les forces psychologiques et sociales qui règlent et organisent la produc-
86 Ruptures et controverses

tion; la production, loin d'être uniquement la somme d'efforts individuels


non coordonnés, est une entreprise tribale complexe dont l'organisation
est bien centralisée.
Pour finir, il convient de dire un mot sur le caractère du travail des
aborigènes des îles Trobriand. Ce serait voir leurs activités économiques
dans une perspective entièrement fausse que de croire que ces indigènes
sont paresseux par nature et ne peuvent travailler que sous une pression
extérieure. Car bien au contraire, ils s'intéressent vivement à leurs jardins,
travaillent avec plaisir et sont capables de fournir des efforts soutenus et
efficaces, tant sur le plan individuel que collectif. Il existe différents sys-
tèmes de travail collectif à divers échelons; parfois, plusieurs commu-
nautés villageoises s'unissent, parfois une seule communauté, parfois
quelques unités domestiques seulement. Des termes bien précis sont attri-
bués à ces divers types de travail communautaire et le paiement en nour-
riture varie également. Dans les tâches qui exigent un grand nombre de
travailleurs, c'est au chef qu'il incombe de nourrir ceux-ci.
Il est une institution intéressante qui mérite une attention particulière.
C'est une entreprise cérémonielle connue sous le nom de kayasa que l'on
pourrait décrire comme une période au cours de laquelle toutes les acti-
vités, que ce soit l'horticulture, la pêche, les occupations manuelles ou
même tout simplement les sports tribaux et les divertissements, sont
accomplies avec une intensité particulière. Lorsque la saison est bonne
et que la communauté juge le moment propice, le chef déclare le kayasa
et l'inaugure en offrant un grand festin. Toute la période du kayasa est
marquée par d'autres festivités également à la charge du chef, et tous ceux
qui y participent sont implicitement obligés de donner du meilleur d'eux-
mêmes, de travailler le plus intensément pour que le kayasa soit une
grande réussite.
Nous avons étudié la production des Trobriandais sur l'exemple de
l'horticulture. Mais nous aurions pu tirer les mêmes conclusions en trai-
tant de la pêche, de la construction des maisons ou des embarcations, ou
en décrivant leurs grandes expéditions marchandes. Toutes ces activités
dépendent du pouvoir social du chef et de l'influence des différents
magiciens qui en sont responsables. Dans chacune de ces activités, la
quantité de produits, la nature du travail et la manière dont il est mené à
bien — tout ceci constituant des caractéristiques de nature essentiellement
économique — sont profondément modifiés par l'organisation sociale
de la tribu et leur croyance dans la magie. Les normes coutumières et
juridiques, les conceptions magiques et mythologiques, introduisent un
ordre systématique dans leurs efforts économiques et organisent ceux-ci
sur une base sociale. Par ailleurs, il est évident que si un ethnologue se
propose de décrire un aspect quelconque de la vie tribale sans l'examiner
L'économie primitive des îles Trobriand 87

également d'un point de vue économique, son analyse sera dénuée de


sens.
Ceci deviendra encore plus évident après avoir décrit la manière dont
les indigènes répartissent le produit de leur travail et l'utilisent dans ce
que l'on pourrait appeler le financement de l'entreprise tribale. Ici encore,
je me bornerai, pour plus de clarté, aux produits de l'horticulture.
Comme chaque individu reçoit chaque saison une ou plusieurs parcelles,
on pourrait s'attendre, conformément au principe d'une « économie
domestique fermée », à ce que chaque famille consomme le fruit de son
propre travail. En réalité, l'allocation ou distribution, loin de suivre
un schème aussi simple, est tout en subtilités et présente beaucoup de
traits intéressants du point de vue économique. Les deux plus intéres-
sants du point de vue économique sont les suivants : les obligations
imposées par les règles de la parenté et de l'alliance matrimoniale, et
les dus et tributs remis au chef.
Les premières de ces obligations impliquent une redistribution très
complexe des produits de l'horticulture qui fait que, finalement, chacun
travaille pour quelqu'un d'autre. En règle générale, un individu est
obligé de distribuer la presque totalité des prémices de sa récolte entre ses
sœurs; en fait, pour entretenir ses sœurs et leurs familles, il doit se
conformer à un système dont les complications et les conséquences
seraient si longues à expliquer que je me bornerai à mentionner l'énorme
quantité de travail supplémentaire qu'impliquent la préparation et le
transport des produits; la communauté tout entière est engagée dans un
réseau d'obligations réciproques, constituant un flux constant de dons et
contre-dons.
Ce courant économique constant qu'on retrouve au fond de toutes les
activités publiques et privées — cette pointe de matérialisme que l'on
retrouve dans tous leurs faits et gestes — donne une couleur spéciale et
inattendue à la vie des indigènes et démontre l'immense importance qu'ils
accordent à l'aspect économique de chaque chose. Les considérations
économiques envahissent leur vie sociale et ils ont constamment à
affronter des difficultés économiques. Chaque fois qu'un indigène se
déplace — pour une fête, une expédition commerciale ou la guerre — il
devra faire face au problème des cadeaux réciproques. L'analyse appro-
fondie de cet état de choses nous apporterait des résultats intéressants
mais ce ne serait là qu'un aspect secondaire de notre sujet, l'économie
publique de la tribu.
Pour y revenir, nous devons voir tout d'abord quelle part de l'ensemble
du revenu tribal est attribuée au chef. Par diverses voies, par des obliga-
tions et tributs, et surtout par la polygamie, entraînant la contribution
de ses parents par alliance, environ 30 % de la totalité des produits ali-
88 Ruptures et controverses

mentaires du district affluent vers les vastes greniers à ignames richement


décorés du chef. Or, pour les indigènes, la possession et l'étalage de nour-
riture présentent une grande valeur et une grande importance en eux-
mêmes. La fierté de posséder une nourriture abondante est l'une des prin-
cipales caractéristiques des Trobriandais. L'une des plus grandes insultes
que l'on peut lancer contre quelqu'un est de le traiter d ' « homme sans
nourriture », insulte qui sera très mal prise et se terminera probablement
par une querelle. Pouvoir se vanter d'avoir de la nourriture est l'une de
leurs plus grandes fiertés et ambitions. Tout leur comportement, lorsqu'il
s'agit de manger en public, est guidé par la règle que l'on ne doit jamais
soupçonner celui qui mange de manquer de nourriture. Ainsi, manger
en public dans un village étranger serait considéré comme humiliant et
personne ne le fait jamais.
Dans ce domaine, les ambitions des indigènes se manifestent également
par leur goût marqué pour l'étalage de nourriture. A chaque occasion
qui leur est donnée — lors de la récolte, lors d'un échange de cadeaux
ou lorsqu'ont lieu les énormes distributions de nourriture (sagali) —
cette exhibition est une des choses qui présentent le plus d'intérêt à leurs
yeux. Il existe même des formes spécifiques d'étalage de nourriture au
cours desquelles deux villages entrent en compétition et, autrefois, cette
manifestation était tellement prise au sérieux qu'elle dégénérait souvent
en guerre.
Le chef est la seule personne possédant un grand grenier à ignames
fait de planches espacées entre elles pour que chacun puisse jeter un
coup d'oeil au-dedans et admirer ces ignames dont les plus beaux sont
toujours mis en évidence. Le chef est effectivement la seule personne à
pouvoir les accumuler et la seule à avoir le droit, par privilège, d'en
posséder et exposer de grandes quantités. Ceci lui donne un prestige
indéniable, est un signe de son haut rang et satisfait son ambition. Enfin,
il accroît ainsi son pouvoir à peu près de la même façon que le fait, en
Occident, de posséder une immense fortune.
Un autre privilège important du chef réside dans son pouvoir de
transformer la nourriture en objets de richesse permanente. Ici encore,
il est le seul individu suffisamment riche pour le faire mais il surveille
jalousement ce droit et punirait quiconque oserait rivaliser avec lui, ne
serait-ce que modestement.
Les vaygua — objets ou symboles de richesse — consistent en plu-
sieurs classes d'objets hautement valorisés, consistant essentiellement
en de grandes lames de haches cérémonielles, en colliers de disques de
coquillages rouges et en bracelets de coquillage conus millepunctatus.
Ces objets ne servent presque jamais à un usage concret mais leur
valeur intrinsèque est hautement appréciée par les indigènes. La matière
L'économie primitive des îles Trobriand 89

dont ils sont faits est rare et difficile à obtenir et il faut beaucoup de
temps et d'efforts pour la travailler. Cependant, une fois fabriqués, ces
objets durent fort longtemps et sont presque indestructibles. Leur prin-
cipale fonction économique consiste à les posséder comme des signes
de richesse et donc de puissance et, parfois, à les passer dans d'autres
mains en tant que cadeaux cérémoniels. En tant que tels, ils sont à la
base de certains types de commerce indigène et constituent un élément
indispensable de leur organisation sociale. Car, nous l'avons déjà dit
plus haut, toute leur vie sociale est marquée par le don et le contre-
don. Ceux-ci sont généralement organisés de telle sorte qu'une des
parties doit offrir un cadeau important de nourriture, tandis que l'autre
offre l'un de ces symboles de richesse.
Le chef, nous l'avons dit, a les moyens et le privilège traditionnel de
produire ces objets. En outre, dans des circonstances particulières, il
les acquiert en échange de nourriture. En tout cas, environ 80 % de
ces objets restent en sa possession (ou du moins telle en était la proportion
avant que le pouvoir du chef et toutes les lois tribales n'aient été sapés
par l'influence de l'homme blanc). Cette acquisition d'objets précieux
ainsi que la possession de nourriture constituent la base de son pouvoir
et un symbole de sa dignité et son rang.
Enfin, le chef est (ou pour être plus correct, était naguère) le proprié-
taire d'environ les trois quarts de tous les porcs, noix de coco et de
bétel du district. Dans chaque village, un système de métayage confère
à certains individus la tâche de surveiller ses droits sur ces trois classes
d'objets; ils perçoivent également leur part mais doivent d'abord lui
apporter la totalité de la production.
Ainsi, la possession des splendides greniers à ignames, toujours prêts
à recevoir les récoltes, et souvent bien remplis, l'acquisition d'une grande
quantité de vaygua (biens de prestige) et de la majeure partie des porcs,
noix de coco et de bétel, donnent au chef une base statique de pouvoir,
de prestige et de rang. En outre, le contrôle qu'il exerce sur toutes ces
catégories de richesse, lui permet d'exercer son pouvoir dynamique-
ment.
Car dans une société où tout doit être accompagné de dons et de
rétributions, même le chef, personnage au rang et au pouvoir suprêmes
dans la communauté, quoique, selon la tradition, il puisse exiger des
services à quiconque, doit quand même payer pour les obtenir. Il a
droit à de nombreux services revenant à sa personne, comme d'être
porté pendant les voyages, d'envoyer des gens lui faire des courses, de
faire exécuter à son profit n'importe quelle forme de magie. Pour ces
services, rendus par des gens de sa suite et des spécialistes soigneuse-
ment choisis, le chef doit payer immédiatement, parfois en vaygua,
90 Ruptures et controverses

parfois en nourriture, et plus spécialement en porcs, noix de coco et de


bétel.
L'essence du pouvoir réside naturellement dans la possibilité de faire
exécuter des ordres et d'exiger l'obéissance sous peine de punition. Le
chef a des gardes spéciaux qui doivent être payés en vaygua et exécutent
directement ses sentences en infligeant la peine capitale. Il est cependant
plus fréquent que la punition soit infligée au moyen de la magie noire.
Il est difficile de savoir si les magiciens des îles Trobiand se servent sou-
vent du poison. Mais la crainte terrible que les gens ont des sorciers et
la croyance profonde en leur pouvoir rendent leur magie suffisamment
efficace. Et si l'on sait que le chef a donné un vaygua à un grand sorcier
afin qu'il exécute quelqu'un, on peut dire que la victime est condamnée.
Encore plus important que l'exercice du pouvoir personnel est le
pouvoir, déjà mentionné précédemment, que la richesse donne au chef
sur l'organisation d'entreprises tribales. Le chef a le pouvoir de prendre
l'initiative et le droit coutumier d'organiser toutes les grandes affaires
tribales et de les conduire en qualité de maître des cérémonies. Mais il
doit se plier à deux conditions pour pouvoir tenir ce rôle. Les notables
comme les chefs des villages dépendant de lui, les principaux exécutants,
les magiciens toujours indispensables, les spécialistes techniques, tous
doivent être rétribués, et le sont en général, en objets-symboles de
richesse tandis que tous les participants doivent être nourris.
Le chef peut remplir ces deux conditions grâce au fait qu'il contrôle
une part considérable de la richesse consommable et de la richesse per-
manente de la tribu.
Nous pouvons tout d'abord citer comme exemple des grandes affaires
tribales, organisées et financées par le chef, le kayasa mentionné plus
haut, qui comprend plusieurs types de cérémonies. A cette occasion,
nous l'avons vu, le chef impose, au moyen de cadeaux, une obligation
contraignante aux participants pour qu'ils exécutent la cérémonie, et
force tout le monde, par des distributions périodiques, à continuer
les danses, les réjouissances et les travaux collectifs. Naguère, lorsque
éclatait la guerre, les habitants de deux districts en état d'hostilité
s'assemblaient dans les villages de leurs chefs respectifs et le chef devait
convoquer ses vassaux au moyen de cadeaux de vaygua1. Puis, lors
d'une réunion cérémonielle initiale, on distribuait de la nourriture
et en particulier de la viande de porc, des noix de coco et de bétel, toutes
choses hautement appréciées. Plus tard, lorsque les hostilités s'enveni-

1. Pour une description générale des coutumes guerrières des habitants de


Kiriwina, coutumes appartenant désormais au passé, cf. l'article de l'auteur
dans Mait, janvier 1920.
L'économie primitive des îles Trobriand 91

maient, un grand nombre d'individus devaient camper dans le village


du chef ou à proximité, et ses greniers à ignames se trouvaient singuliè-
rement désemplis afin que les guerriers soient suffisamment nourris. Il
existe une autre caractéristique importante de leur vie tribale, le sagali,
ou distributions cérémonielles de nourriture d'un clan à un autre, liée
aux rites funéraires. On faisait alors souvent appel aux richesses du chef
en puisant largement dedans, si celui qui donnait officiellement la fête
avait des droits sur le chef en tant que parent consanguin, membre du
même clan ou parent par alliance.
Ainsi, en suivant les divers canaux par lesquels circulent les produits,
et en étudiant les transformations qu'ils subissent, nous découvrons
un nouveau domaine extrêmement intéressant du point de vue ethnolo-
gique et économique. On peut définir plaisamment le rôle économique
du chef dans la vie publique comme celui d'un « banquier de la tribu »
sans, naturellement, donner à ce terme son sens littéral. Son rang, ses
privilèges, lui permettent d'amasser une partie considérable de la pro-
duction de la tribu et de la stocker, et également d'en transformer une
partie en une richesse permanente, qui, en s'accumulant, lui assure un
fonds de pouvoir encore plus grand. Ainsi, d'une part, la fonction éco-
nomique du chef consiste à créer des objets de richesse et à accumuler
des provisions à l'usage de la tribu, ce qui permet d'organiser de grandes
entreprises tribales. D'autre part, le chef accroît, ce faisant, son prestige
et son influence qu'il exerce également par des moyens économiques.
Il serait vain de généraliser à partir d'un seul exemple ou d'établir
des parallèles douteux en parlant du chef comme d'un « capitaliste »
ou en employant l'expression de « banquier de la tribu », même de la
manière la moins prétentieuse. Si nous disposions d'un plus grand nom-
bre d'analyses semblables à celle-ci sur des économies indigènes—c'est-à-
dire des analyses plus détaillées qui donnent une synthèse des faits —
nous pourrions arriver, par comparaisons, à certains résultats intéres-
sants. Nous pourrions saisir la nature du mécanisme économique de la
vie sauvage et serions par ailleurs en mesure de répondre à de nombreuses
questions relatives à l'origine et à l'évolution des institutions économi-
ques. Rien ne stimule et n'élargit autant nos vues que les vastes compa-
raisons et les grands contrastes, et l'étude d'institutions économiques
extrêmement primitives s'avérerait certainement très enrichissante pour
la théorie.
Il convient de remarquer que dans un article aussi court, où l'on ne
peut que brosser les grandes lignes d'un tableau des institutions et des
coutumes, j'ai dû résumer certaines choses. Ainsi, je parle du « chef »
alors que dans un récit plus détaillé j'aurais pu expliquer qu'il existe
plusieurs chefs dans une tribu, ayant un pouvoir plus ou moins grand
92 Ruptures et controverses

et étendu. Dans chaque cas, les conditions économiques et sociales sont


légèrement différentes et je n'ai pu, dans le présent article, leur accorder
l'importance qui leur revient. Je me suis efforcé de présenter les traits
généraux qui, d'une certaine façon, sont communs à tous les districts
de Kiriwina. Une étude beaucoup plus détaillée, tout en pouvant obscur-
cir certaines lignes de force et prendre un aspect plus compliqué, nous
aurait permis de tirer des conclusions encore plus radicales et convain-
quantes.
Pour résumer les résultats obtenus jusqu'ici, nous pouvons dire que
la production ainsi que sa distribution dans les communautés indigènes
ne sont en aucun cas aussi simples qu'on ne le croit généralement. Elles
sont toutes deux fondées sur une forme spéciale d'organisation, toutes
deux liées à d'autres aspects tribaux, et en interaction avec d'autres
forces sociales et psychologiques.
Par l'institution de la chefferie et par la croyance en la magie, la
production est intégrée en un effort systématique de l'ensemble de la
communauté. Ainsi, une quantité considérable de richesses consomma-
bles est produite, dont une part importante est contrôlée par le chef
qui en transforme une partie en richesses permanentes et garde le reste
en stock. Ceci, plus le respect des indigènes pour la richesse et l'impor-
tance que les actions de réciprocité matérielle représentent dans leurs
institutions sociales, permettent au chef d'exercer son pouvoir pour
organiser et financer la vie tribale.
Nous n'avons pas encore parlé de l'échange et c'est effectivement un
sujet si vaste dans les îles Trobriand — du moins s'il est examiné à la
lumière d'une analyse plus précise — que je ne tenterai pas, dans cet
article, d'en donner une description exhaustive; il est cependant un
point sur lequel j'aimerais attirer l'attention. Les symboles de richesse
ont souvent été appelés « argent » (au sens de monnaie). Il est à pre-
mière vue évident que 1' « argent », au sens que nous lui donnons, ne
peut exister chez les Trobriandais. Le terme de « monnaie » — qui se
distingue de celui d ' « argent » en ceci qu'il est à la fois un objet d'usage
et un moyen d'échange — ne nous aide pas tellement ici, puisque les
objets ou moyens en question ne sont pas des marchandises. Tout objet
pouvant entrer dans la catégorie de « monnaie » ou « argent » doit
remplir certaines conditions essentielles : il doit servir de moyen d'é-
change et de mesure commune de valeur; il doit être un instrument
permettant de concentrer des richesses, le moyen d'accumuler de la
valeur. L'argent, également, sert en général de norme pour les paiements
différés. Il tombe immédiatement sous le sens que dans les conditions
économiques propres aux Trobriandais, il ne peut être question d'une
norme de paiements différés puisque ceux-ci ne le sont jamais. Il est
L'économie primitive des îles Trobriand 93

également clair que les vaygua sont réellement un moyen de condenser


la richesse; c'est en fait là leur rôle essentiel.
Les questions concernant une mesure commune de valeur et une
mesure d'échange exigent, cependant de s'y arrêter un moment. L'é-
change d'objets utiles les uns pour les autres existe réellement à Kiri-
wina, à la fois dans le commerce intérieur et extérieur. Le troc est même
très développé parmi les autochtones. Leur échange prend parfois la
forme de cadeaux suivis de contre-cadeaux — toujours rendus selon
des règles définies d'équivalence. Il s'agit parfois d'un véritable troc
(auquel ils donnent le nom de gimwali), où un article est échangé contre
un autre, avec évaluation directe de l'équivalence accompagnée même de
marchandage.
Mais dans tous les cas, le commerce obéit à des règles coutumières
qui déterminent ce qui sera échangé et en quelle quantité, pour une
marchandise donnée. Ainsi, les habitants du village de Bwoitalu sont
des sculpteurs professionnels de bois dur et ils produisent de beaux plats
sculptés. Mais ils ont besoin de noix de coco et d'ignames et aiment
acquérir certains ornements. Lorsque l'un d'entre eux a réalisé quelques
plats de certaines dimensions, il sait que dans le village d'Oburaku, il
peut obtenir environ quarante noix de coco pour un type de plat, vingt
pour un autre et dix pour un autre encore, et ainsi de suite; dans les
villages de l'intérieur de Kiriwina, il peut obtenir un nombre déterminé
de corbeilles d'ignames, dans d'autres villages, encore, il peut obtenir
quelques disques de coquillage rouge ou des boucles d'oreilles en écaille
de tortue. Certains habitants des villages côtiers ont besoin d'un type
particulier de plante grimpante très solide servant de cordage pour leurs
embarcations. Ils savent qu'ils peuvent les obtenir dans des villages
situés près de marais contre un paiement déterminé, à savoir un rouleau
de plantes grimpantes contre une noix de coco ou de bétel, ou dix
rouleaux pour une petite corbeille d'ignames.
Tout le commerce est effectué exactement de la même façon; étant
donné un article et les communautés entre lesquelles il est échangé,
n'importe qui connaît son équivalent, rigoureusement fixé par la tradi-
tion. En réalité, l'éventail modeste des articles échangeables et l'inertie
de la tradition ne laissent aucune place à l'échange libre pour lequel il
serait nécessaire de comparer certaines marchandises en se fondant sur
une mesure commune. Il est encore moins nécessaire de disposer d'un
moyen d'échange puisque chaque fois qu'un objet change de mains,
ceci se produit toujours parce que chacune des parties désire directement
la marchandise de l'autre.
Ceci nous conduit tout d'abord à la conclusion que nous ne pouvons
concevoir, le vaygua en termes d ' « argent ». En outre, ce qui est plus
94 Ruptures et controverses

important encore, nous constatons qu'à Kiriwina, le caractère de


l'échange n'autorise pas qu'un article quelconque devienne de l'argent.
Certains objets, certes, et plus spécialement les corbeilles d'ignames, les
bottes de taros ainsi que les noix de coco sont très fréquemment échan-
gés contre une grande variété d'autres marchandises, et, sur le plan
économique, ils peuvent nous servir de mesures de valeur mais ne sont
pas considérés ou utilisés à dessein en tant que tels par les indigènes.
Lorsqu'on lit des récits ethnologiques sur la « monnaie » indigène
— comme par exemple les coquillages diwarra de Nouvelle-Bretagne,
ou les grandes meules de pierre des îles Caroline — les commentaires
qu'on y trouve me paraissent singulièrement peu convainquants. A
moins qu'il y soit prouvé que le mécanisme de l'échange exige ou même
permet l'existence d'une marchandise, utilisée comme une mesure com-
mune de valeur ou un moyen d'échange, toutes les données relatives
à une marchandise — quelle que soit l'importance des faits pouvant
suggérer une ressemblance superficielle avec de la monnaie — doivent
être considérées comme sans valeur. Naturellement, lorsqu'une com-
munauté sauvage noue des relations commerciales avec une commu-
nauté de plus haute culture — comme en Afrique où le commerce avec
les Arabes et les Européens existe depuis longtemps — l'argent peut
alors, et même doit, exister. Certaines formes de la soi-disant « monnaie »
de la mer du Sud peut avoir acquis récemment ce caractère sous
l'influence européenne, et c'est peut-être le cas des diwarra.
La discussion sur le problème de la monnaie parmi les populations
primitives montre très clairement combien il est nécessaire, en ethnologie,
d'analyser le contexte économique des conditions indispensables à l'exis-
tence de certains phénomènes complexes. L'existence de la « monnaie »
ou de 1' « argent » si aisément supposée, si facilement introduite par
l'usage de ce terme, s'avère, à l'examen, n'être qu'une hypothèse extrê-
mement hardie et probablement également fallacieuse.
Une autre fonction des objets précieux devrait être mentionnée ici,
à savoir leur échange sous la forme du commerce circulaire que les
indigènes appellent la kula et qui a lieu sur une grande superficie cou-
verte par les îles et côtes de cette région de la Nouvelle-Guinée britan-
nique. Cette forme particulière de commerce présente de nombreux
aspects économiques intéressants mais comme il a été décrit ailleurs, je
n'aborderai pas ce sujet ici 2 .
Tous les faits présentés dans cet article nous mènent à la conclusion
que l'économie primitive n'est pas du tout le sujet simple que nous

2. Cf. B. Malinowski, « Kula : Circulating exchange of valuables in the


archipelagoes of Eastern New Guinea », Man, juillet 1920.
L'économie primitive des îles Trobriand 95

tendons généralement à croire. Dans les sociétés sauvages, une économie


nationale n'existe certainement pas, si par ce terme on entend un sys-
tème de concurrence dans le libre échange de biens et services, avec
l'interaction de l'offre et de la demande déterminant leur valeur et régle-
mentant toute la vie économique. Il y a un monde entre cette notion et
l'hypothèse de Bûcher selon laquelle la seule alternative est l'existence
d'un stade pré-économique dans laquelle un seul individu ou une seule
unité domestique satisfait au mieux ses besoins élémentaires sans qu'in-
tervienne un mécanisme plus élaboré que la division sexuelle du travail
et quelques trocs occasionnels. Au contraire, nous découvrons un état
de choses au sein duquel la production, l'échange et la consommation
sont organisés socialement et réglés par la coutume, et dans laquelle un
système spécial de valeurs économiques traditionnelles régit leurs acti-
vités et les poussent à faire des efforts. Cet état de choses pourrait être
appelé l'Économie tribale, puisque toute nouvelle conception mérite
un nouveau terme.
L'analyse des conceptions économiques des indigènes sur la valeur,
la propriété, l'équivalence, l'éthique commerciale, ouvre un nouvel
horizon dans la recherche économique, qui est indispensable à quiconque
désire approfondir ses connaissances sur une communauté indigène.
L'économie entre dans tous les aspects de la vie tribale — vie sociale,
traditionnelle, juridique et magico-religieuse — et est à son tour contrô-
lée par eux. Ce n'est pas à l'observateur sur le terrain de répondre à,
ou méditer sur la question métaphysique de savoir quelle est la cause
et quel est l'effet : l'aspect économique ou les autres aspects. Cependant,
l'étude de leur interaction et corrélation lui incombe. Car négliger le
rapport existant entre deux ou plusieurs aspects de la vie des indigènes
est une erreur par omission tout aussi grave que de négliger l'étude de
l'un quelconque de ces aspects.
l'approche formaliste

ROBBINS BURLING

théories de la maximisation et anthropologie


économique*

On a cru pendant longtemps que, tout comme la religion, la parenté


et les autres sujets qui composent la table des matières des innombrables
monographies d'anthropologie, l'économie offrait la description d ' u n
type assez bien défini de comportement humain. N o u s réussissons à
nous faire comprendre lorsque nous parlons d'activités économiques,
de motivations économiques et de groupes économiques, même lorsque
nous ne parvenons pas à définir ces expressions de façon explicite.
Pourtant, le terme « économie » a eu, pour les anthropologues, presque
autant de significations que celui de « fonction », et la confusion existant
entre ses divers sens a provoqué de nombreux malentendus.
On compte d'ailleurs au moins cinq définitions de ce terme données par
les anthropologues : 1° l'étude des moyens matériels d'existence de
l'homme; 2° l'étude de la production, de la distribution et de la consom-
mation des biens et des services; 3° l'étude des choses que les économistes
étudient; 4° l'étude des systèmes d'échange quelle que soit leur structure;
et 5° l'étude de l'allocation de moyens rares à des fins alternatives.
Aucune de ces définitions ne recouvre exactement la même sphère de
comportement que les autres. D a n s la première partie du présent article,
je m'efforcerai de démontrer que la première définition porte sur une
sphère de comportement pour laquelle un terme moins ambigu convien-
drait peut-être mieux tandis que la seconde est trop générale pour avoir

* Version française de l'article « Maximization theories and the study of


economic anthropology », paru dans The American Anthropologist 64, 1962,
p. 168-187. Publié avec l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.
Cet article est le résultat de plusieurs essais décourageants en vue d'enseigner
un cours intitulé « L'économie primitive » et de décider de ce que cela pouvait
bien signifier. Mes étudiants méritent toute ma gratitude et mes excuses car ils
ont accepté que je me serve d'eux pour tester des points de vue très divers.
J'aimerais également exprimer toute ma reconnaissance à Edward B. Harper du
Bryn Mawr College pour ses suggestions et ses critiques.
Théories de la maximisation et anthropologie économique 97

beaucoup de sens. La troisième définition s'avère être tout à fait illo-


gique et ethnocentrique. La quatrième est peut-être trop limitée, tout
en étant utile dans certains cas et logiquement inattaquable. Dans la
seconde partie de cet article, je me consacrerai plus spécialement à l'ana-
lyse approfondie des problèmes et possibilités de la cinquième définition.

Les significations du terme « économie »


1) Véconomie traite des moyens matériels d'existence de l'homme.
Comme les économistes eux-mêmes ont longtemps prétendu que le
comportement économique correspondait au côté matériel des activités
humaines, il n'est guère surprenant de voir les anthropologues partager
leur point de vue. Nous avons, dans nos études, considéré l'aspect maté-
riel de la vie sous plusieurs angles. Nombreuses sont celles parmi les
anciennes monographies où l'économie était tout simplement synonyme
de technologie, et sous la rubrique « vie économique » étaient soigneuse-
ment énumérées d'intéressantes données telles que la façon de fabriquer
des traîneaux, de tanner les peaux, etc. Cet usage particulier du terme
d'économie est désormais presque abandonné et sans vouloir combattre
avec acharnement un point que d'autres ont déjà traité de façon adéquate
(par exemple Herskovits, 1952, p. 57), je ne crois pas me tromper en esti-
mant que rares parmi nous sont ceux qui mélangent encore économie et
technologie. D'autres aspects de la vie matérielle continuent toutefois
régulièrement de surgir dans nos discussions sur l'économie. Nous nous
accordons tous pour dire des Australiens qu'ils ont une « économie de
chasse et de cueillette » ou des Bédouins qu'ils ont une « économie pasto-
rale » et nombreux sont ceux d'entre nous qui parlent encore des phases
de l'évolution économique ou du moins de la révolution agricole comme
étant avant tout une « révolution économique ». Toutes ces phrases
sous-entendent que l'économie est équivalente à l'étude des arts de la
subsistance, ce qui n'est pas très loin de la définir comme technologie. On
a parfois également employé ce terme d'économie dans un sens légère-
ment plus large, équivalant à ce que d'autres appelaient l'écologie ou
l'ensemble des moyens qui ajustent la culture à l'environnement. Ceci
peut inclure non seulement les méthodes utilisées pour extraire la nour-
riture des forêts ou des fleuves ou du sol mais aussi la manière dont on
obtient les plumes décorant les parures cérémonielles ou bien la façon
dont l'environnement se reflète dans la mythologie des gens.
Toutes ces définitions tournent autour de l'idée selon laquelle l'éco-
nomie traite d'une certaine manière des biens matériels et c'est ce point
qui a créé plus de confusion entre anthropologues et économistes que
tout autre. Certes, les économistes eux-mêmes ont parfois défini l'éco-
98 Ruptures et controverses

nomie comme « l'étude des causes du bien-être matériel » ou « l'étude de


[l'action humaine] liée à l'obtention et à l'usage des biens matériels
indispensables au bien-être » (Herskovits, 1952, p. 45-46). Mais ils ont
été obligés de définir « matériel » d'une manière si large que son sens
ordinaire d'objets tangibles et visibles en était perdu et certains d'entre
eux ont maintenu que le fait qu'un bien ou service soit ou non matériel
n'a rien à voir avec le fait qu'il soit économique ou pas. Dans un ouvrage
classique qui mérite d'être lu par tous les anthropologues s'intéressant à
l'économie, l'économiste anglais Lionel Robbins a démoli ces défini-
tions matérialistes (1935). Il fit remarquer que les économistes traitent
constamment de nombreux aspects non matériels de la vie. Certes, on
rémunère ceux qui accomplissent des tâches matérielles et on attribue
des prix à des biens matériels mais des rémunérations et des prix sont tout
aussi bien attribués à des événements non matériels. Le cachet d'un
chanteur d'opéra et le prix que l'on paie pour l'entendre chanter ne sont
en aucune façon de nature matérielle bien qu'ils soient certainement de
nature économique. La guerre, en fait, détruit des biens matériels mais
pour gagner une guerre, il faut savoir « économiser ». Néanmoins, le
point essentiel est que l'on doit sans cesse économiser entre des buts maté-
riels et des buts non matériels. Nous devons constamment faire des choix
entre divers objectifs dont certains sont matériels et d'autres non maté-
riels. Nous devons décider si un supplément de loisirs est pour nous plus
important que l'argent que nous pourrions gagner en travaillant des
heures supplémentaires. Quedois-je préférer entre une nouvelle voiture et
un grand voyage? Il est absurde de prétendre que tous ces objectifs sont
« matériels », du moins si par « matériel » on entend accorder à ce quali-
ficatif une signification courante; mais si ces choix sont de nature écono-
mique, et ils le sont quel que soit l'usage conventionnel que les écono-
mistes accordent à ce terme, l'économie englobe beaucoup plus que la
simple vie matérielle. Il est malaisé de qualifier certains de nos objectifs
d' « économiques » et d'autres de « non économiques » si l'acte même
de choisir est, lui, une décision économique et si nous devons épargner
nos moyens pour parvenir à nos fins. Robbins fait remarquer qu'en un
certains sens, on pourrait même dire qu'aucun de nos objectifs n'est fina-
lement matériel. « Le revenu que l'on tire d'un objet [même] matériel
doit en dernier ressort être conçu comme ayant un usage ' immatériel \
De ma maison, comme de mon valet ou des services d'un chanteur de
l'opéra, je tire un revenu qui ' périt dans l'instant même de sa produc-
tion ' » (Robbins, 1935, p. 8).
A ma connaissance, on a essayé une fois seulement, au cours des
dernières années, de prendre au sérieux l'idée que l'aspect matériel de la
vie relève spécifiquement de la théorie économique. Il s'agit de l'ouvrage
Théories de la maximisation et anthropologie économique 99

Trade and Market in the Early Empires de Karl Polanyi et ses collègues
(1957). Ces auteurs rejettent explicitement la plus grande partie de la
théorie économique traditionnelle, du moins ses possibilités d'applica-
tion à des sociétés autres que la nôtre. Polanyi effectue une longue et
utile distinction entre l'économie au sens substantif d'approvisionne-
ment en biens matériels, et au sens formel de calcul rationnel ou « éco-
nomie des moyens » (correspondant approximativement à la première et
à la cinquième des définitions étudiées dans cet article). Il semble penser
néanmoins que dans la société occidentale moderne, ces deux définitions
recouvrent à peu près le même domaine. « Tant que l'économie est
réglementée par [des marchés créateurs de prix] les sens formel et sub-
stantif [de 1' ' économique '] ne peuvent en pratique que coïncider »
(Polanyi, 1957a, p. 244). Si ceci veut dire que les deux définitions couvrent
les mêmes domaines du comportement, c'est tout simplement faux car
notre économie de marché englobe en fait de nombreuses denrées non
matérielles et non substantives, alors que par ailleurs, comme je prendrai
la peine plus loin de le montrer en détails, certains biens matériels sont
parfois distribués à l'extérieur du système marchand. Même dans notre
propre société, l'aspect matériel de la vie et le système de marché ne
coïncident pas, bien qu'ils se chevauchent. Polanyi et ses collègues ont
raison d'opérer une distinction entre les deux définitions de l'économie et
de souligner qu'elles peuvent ne pas coïncider dans les sociétés primitives.
Ils ont tort, à mon avis, de supposer qu'elles coïncident mieux dans notre
société, et je crois que leur analyse obscurcit plutôt l'hypothèse selon
laquelle les sociétés primitives pourraient également « économiser des
moyens » (c'est-à-dire pratiquer un calcul rationnel), même en l'absence
de marché. En outre, comme on peut choisir entre les définitions sub-
stantives et formelles, il me semble regrettable d'utiliser le terme d'écono-
mique pour la première car il est en contradiction avec l'usage courant.
Si l'on souhaite arbitrairement définir l'économie de cette manière, on
ne peut y opposer d'objection; néanmoins, mise à part la position de
Polanyi et de ses collègues, c'est là un usage qui a très peu à voir avec les
activités des économistes. En outre, c'est pour les anthropologues une
décision terriblement arbitraire que de considérer les biens matériels
comme étant économiques et les services (qui indubitablement sont non
matériels) comme étant non économiques. Que se passe-t-il lorsqu'on
échange un objet matériel contre un service non matériel? Doit-on consi-
dérer une moitié de la transaction comme économique et l'autre comme
non économique?

La technologie, les arts de la subsistance et l'écologie sont tous des


domaines d'étude importants et le but réel de cet article est de chercher à
savoir s'il nous convient de brader le terme « économique » à leur]propos
100 Ruptures et controverses

alors que d'autres termes sont disponibles et qu'ils excluent tant de


choses qu'habituellement on pense appartenir à 1' « économique ».
L'échange de bijoux cérémoniels, l'héritage de blasons ou, dans notre
propre société, la possession de copyrights, sont généralement considérés
comme appartenant sans beaucoup d'ambiguïté aux phénomènes écono-
miques, bien qu'ils fassent à peine partie des activités de susbsistance ou
du « côté matériel de la vie ». A mon avis, il vaut mieux appeler la techno-
logie, la subsistance et l'écologie par leur propre nom, et ne pas leur
accorder pompeusement le vocable d ' « économique » qui devrait être
réservé à un concept plus vaste. Certes, nous continuerons de nous faire
comprendre en parlant d ' « activités économiques », mais si nous désirons
discuter avec des économistes et non pas simplement entre nous, nous
ferions mieux de réaliser qu'il importe peu que quelque chose soit
matériel ou non \

2) L'économie étudie la production, la distribution et la consommation des


biens et des services. Il s'agit là d'une définition très courante parmi les
anthropologues et, à première vue, elle semble assez inoffensive. Bien
que j'aie mis en évidence l'importance que Polanyi et ses collègues
accordent aux biens matériels, il semble qu'en fin de compte ils s'inté-
ressent tout particulièrement au mécanisme de la distribution bien que je
n'aie pu découvrir d'endroit où ils le montrent et l'admettent explicite-
ment. Polanyi déclare par exemple qu'en examinant d'autres sociétés que
les sociétés occidentales modernes, l'économie doit se concentrer sur le
« procès institutionnalisé d'interaction entre l'homme et son environ-
nement, qui aboutit à fournir en permanence à l'homme les moyens
matériels de satisfaire ses besoins » (1957a, p. 248). Néanmoins, il ne
s'intéresse nullement aux phénomènes techniques que cette définition
semble impliquer mais examine plutôt les méthodes de distribution des
biens et construit une typologie des systèmes de distribution qu'il appelle
respectivement « réciprocité », « redistribution » et « échange ».
De nombreux anthropologues ont également concentré leur attention
sur l'analyse de la distribution. S'ils ne s'intéressent qu'à la distribution
d'objets matériels, ils se précipitent dans les regrettables complications
auxquelles nous avons déjà fait allusion, mais s'ils entendent sérieuse-
ment inclure dans l'économie la distribution de tous les biens et services,
que ceux-ci soient matériels ou non, alors tout ce que l'homme fait entre

1. Pour une analyse par un économiste des contre-sens que les anthropolo-
gues font à propos d ' « économies » — et « subsistance », cf. la critique que
Knight a faite de l'ouvrage de Herskovits, The Economie Life of Primitive
Peoples, reprise dans Economie Anthropology, particulièrement p. 520-521
(Herskovits, 1952).
Théories de la maximisation et anthropologie économique 101

dans la définition. Nous inclinons à croire un peu en passant que cer-


tains services ont avant tout un caractère politique ou de parenté,
comme l'arbitrage de querelles ou l'enseignement des bonnes manières
aux enfants, mais ils n'en restent pas moins des services comme le sont
tous les actes de nature sociale. Lorsqu'on définit l'économie comme
étant la production et la distribution des biens et services, on a habituel-
lement à l'esprit quelque autre signification implicite de 1' « économique »
qui fait que certains services sont économiques et d'autres ne le sont pas.
En d'autres termes, « l'économie est l'étude de la distribution de biens et
services économiques », mais ceci n'est pas une définition 2. Puisque cette
définition n'isole pas un type particulier de comportement d'un autre, elle
ne sert à rien à moins que l'on ne veuille dire qu'économie et organisation
sociale sont des synonymes. Comme je pense que rares sont les anthropo-
logues qui partagent cette idée, il vaut mieux abandonner cette définition.

3) U anthropologie économique analyse, dans les sociétés primitives,


les sphères de la vie que les économistes étudient dans nos sociétés. Bien que
cette définition n'inspire jpas grand-chose à la pensée lorsqu'elle est
énoncée de façon abrupte, je suis convaincu qu'elle a bel et bien dominé
la pensée de la plupart des anthropologues qui ont essayé d'étudier sérieu-
sement l'économie au cours des dix ou vingt dernières années. Les anthro-
pologues ont estimé qu'il ne suffisait pas de parler de technologie ou de
subsistance ou de culture matérielle mais personne n'a réellement pris au
sérieux la proposition d'inclure les distribution de tous les biens et ser-
vices dans le sujet. On a en quelque sorte estimé qu'il nous incombait
de découvrir ce que les économistes faisaient, puis d'aller de l'avant en
faisant de même. Mais auparavant, il nous conviendrait d'avoir une idée
claire non seulement de la définition formelle que les économistes
donnent de leur domaine, qui peut ou non correspondre à ce qu'ils font
réellement, mais également des motifs qu'ils ont d'étudier certains sujets
particuliers. Ceci me conduit à une vérité assez évidente bien que saisie

2. Cette formulation absurde exagère à peine la position de certains cher-


cheurs. Dalton dit que « peu de transactions économiques [dans l'économie
marchande occidentale] ont lieu sans que l'argent ne soit utilisé ». Si une
transaction est économique parce qu'elle implique l'usage de la monnaie,
l'affirmation de Dalton est une superbe tautologie. Si l'on donne un autre sens
à « économique », cette affirmation devient fausse (Dalton, 1961, p. 13).
Polanyi affirme de façon assez analogue : « Ce n'est qu'en présence d'un sys-
tème de marchés créateurs de prix que les actes d'échange des individus entraî-
neront desfluctuationsde prix qui intègrent l'économie » (19576), p. 252). Mais
vin marché créateur de prix est défini comme un arrangement institutionnel dans
lequel les actes d'échange des individus entraînent des fluctuations de prix
qui intègrent le marché. C'est merveilleux de découvrir ainsi des définitions.
102 Ruptures et controverses

seulement de temps en temps, du moins par les anthropologues : quelles


que puissent être les définitions formelles que les économistes donnent à
leur science (et elles varient considérablement), ils étudient en réalité le
mécanisme du système des prix dans notre propre société et l'échange
des biens et services affectés d'un prix par l'intermédiaire du système
de marché 3 .
Il vaut la peine de signaler que dans les introductions de leurs ouvrages,
où figurent les concepts abstraits et les définitions de leur domaine, il
arrive que les économistes donnent des définitions qui ne font aucune-
ment référence à la monnaie ou aux marchés, mais sont posées en termes
tout à fait généraux. Dans un manuel classique, bien que datant un peu,
d'introduction à l'économie, Fairchild, Furniss et Buck (1936, chap. i)
définissent la plupart des concepts fondamentaux de l'économie sans
jamais mentionner la monnaie : « La richesse consiste en toutes les
choses matérielles utiles que possèdent les êtres humains. » « Le revenu
consiste dans les bénéfices ou les services que procurent les richesses ou
que rendent des personnes libres. » « Les événements indésirables
qu'occasionnent les richesses sont appelées les coûts de la richesse ou
services négatifs. » « La différence entre le revenu et le coût de tout élé-
ment de la richesse est son revenu net. » La propriété est « le droit
au revenu; c'est-à-dire le droit aux bénéfices ou aux services procurés
par la richesse ou par des personnes libres. » « La valeur d'une chose
quelconque est la quantité de n'importe quelle autre chose donnée en
échange de la première *. » Cependant, une fois ces définitions d'intro-

3. Dalton a clairement défini ce point bien qu'il ait souligné l'importance de


l'économie marchande et quelque peu minimisé celle de la monnaie. Il dit
notamment : « Le terme d'économie monétaire met en relief un trait dérivé
plutôt que le trait dominant de la structure économique occidentale. L'usage
d'une monnaie universelle n'est pas un trait indépendant mais plutôt une néces-
sité pour le fonctionnement d'une économie marchande » (Dalton, 1961, p. 15).
Je ne suis pas sûr de comprendre tout à fait bien ces phrases. Elles semblent
signifier que la monnaie est à la fois une nécessité préalable et un fait dérivé du
marché mais ce qui importe est certainement qu'en affectant un prix à des biens
dans notre société, nous entendons par là qu'il y a un marché pour ces biens
(ou services). Les deux concepts sont presque synonymes et plutôt que de se
concentrer sur la notion quelque peu abstraite du marché, on peut aussi bien
admettre que les biens affectés d'un prix ont formé l'essentiel des données
qu'étudient les économistes.
Il conviendrait également de remarquer que l'expression « monnaie univer-
selle » n'est pas très heureuse et qu'il y a beaucoup de choses dans notre société
(épouses, hospitalité, etc.) que l'on ne peut acquérir avec de la monnaie et que
nous ne pouvons ordinairement affecter d'un prix. Par voie de conséquence,
il n'y a pas de marché pour ces objets. Notre monnaie n'est en aucun cas une
monnaie « universelle ».
4. Ce n'est que lorsque ces termes sont définis que la monnaie entre en jeu
Théories de la maximisation et anthropologie économique 103

duction formelles posées, les économistes savent exactement quel est le


contenu de leur sujet. Knight a déclaré qu'en pratique, le domaine de
l'économie est étroit, ce qu'il considère comme normal. Ainsi, dit-il,
« L'activité économique peut être organisée socialement de nombreuses
manières mais la méthode qui domine dans les États modernes est celle du sys-
tème des prix ou de la libre entreprise. En conséquence, c'est la structure et le
mécanisme du système de la libre entreprise qui constitue le principal sujet de
discussion d'un traité d'économie. » (Knight, 1951, p. 6.)
Bien que Robbins, comme nous le verrons plus loin, donne une défi-
nition beaucoup plus large de l'économie, il estime néanmoins qu'il
convient aux économistes de se concentrer sur le système de 1' « économie
d'échange » (c'est-à-dire notre système de marchés dominé par les prix
monétaires) et reconnaît que telle a toujours été leur attitude. Robbins
déclare que ce ne serait pas une erreur que d'étudier d'autres types
d'économie, mais que ce n'est pas particulièrement utile (1935, p. 19).
Certes, si l'on traite de la monnaie et des prix, c'est pour de bonnes
raisons pratiques, évidemment. Tout d'abord les prix permettent une
certaine quantification. On peut déterminer si un prix va monter ou
baisser, on peut calculer la valeur « totale » et comparer diverses mar-
chandises et services au moyen du commun dénominateur que constituent
les dollars, livres ou roubles. Ainsi, pour des raisons pratiques sinon
théoriques, la discussion se borne aux biens et services qui sont mesurés
en termes monétaires. Mais les anthropologues devraient se rendre
compte seulement combien est arbitraire la distinction entre les marchan-
dises auxquelles on a donné un prix et celles qui n'en ont pas et combien
elle est inutile pour leur propre travail. Et pourtant ce n'est pas le cas;
or c'est cette distinction qui nous fait penser qu'un salarié accomplit
un service économique, tandis que nous écartons le travail d'une ména-
gère de toutes les statistiques économiques nationales. C'est pourquoi la
nourriture servie dans un restaurant est considérée comme un bien
économique tandis que celle que l'on offre chez soi à des amis qui sont
vos hôtes ne l'est pas. C'est pourquoi les services d'une prostituée sont
économiques mais non pas ceux de l'épouse. C'est pourquoi la nourri-
ture achetée dans un magasin entre dans les statistiques du produit
national brut mais non pas les salades que je fais pousser dans mon jar-
din potager. C'est ce qui distingue l'athlète professionnel de l'amateur.

et les auteurs déclarent que « la valeur est presque toujours exprimée en termes
monétaires » (1936, p. 23). Ce commentaire final est absurde si les définitions
précédentes sont prises au sérieux (la valeur des femmes, des cadeaux de Noël,
des faveurs politiques est-elle exprimée en termes monétaires?) car les autres
définitions sont si générales qu'elles peuvent être interprétées comme s'appli-
quant à tous les aspects du comportement social.
104 Ruptures et controverses

Parce que nous, dans les pays occidentaux, nous attribuons des prix
à la nourriture, au logement, au sol, à la plupart des produits manufac-
turés et au travail dépensé à l'extérieur du foyer, nous avons facilement
tendance à considérer ces choses comme étant économiques par nature.
Comme nous n'attribuons pas de prix à d'autres biens et services tels
l'hospitalité, les travaux domestiques d'une ménagère, l'éducation des
enfants par leurs parents, les cadeaux de Noël et ceux faits aux jeunes
mariés — ils ne sont pas considérés comme économiques. Pour certaines
raisons pratiques propres à notre société, c'est là une méthode utile sinon
théoriquement inattaquable. Elle rend quelques bons services pour cal-
culer le produit national brut et ceci ne peut être effectué qu'en ajoutant
les valeurs des objets produits, le seul dénominateur commun apparent
auquel ces objets peuvent être réduits étant la valeur en monnaie ou prix.
Comme le travail d'une ménagère n'est pas affecté d'un prix, il n'y a pas
moyen de l'ajouter à la valeur totale des biens et services produits dans
notre société, même si nous nous estimons peu satisfaits en ce qui
concerne la logique de ces chiffres qui ignorent le travail de la ménagère.
On pourrait même citer un cas dans lequel cette concentration sur le
système des prix est non seulement pratiquement mais même théorique-
ment justifiable. Dans notre société, les biens et services particuliers
auxquels on donne un prix sont traités de certaines façons spéciales.
L'évaluation par la monnaie et le mécanisme des marchés donne une
certaine unité à un segment de notre culture et ce segment est important
et mérite d'être étudié. Mais si l'économie se limite à l'étude des biens
affectés d'un prix, il devient tout à fait contradictoire dans les termes de
parler d'économie primitive lorsque nous traitons d'une société où
l'argent n'existe pas. Ce que les anthropologues ont fait, cependant, c'est
de se pencher sur le type de biens et services auxquels nous donnons un prix
et de les considérer comme économiques même dans d'autres sociétés, au
lieu de réaliser que c'est le fait même de leur affecter un prix qui donne une
unité à ces biens et services particuliers. La main-d'œuvre, les produits
manufacturés, le sol et la manière dont ils sont attribués et échangés sont
considérés comme économiques même si, dans une autre société, ils ne
sont pas plus affectés d'un prix que ne le sont les soins donnés à un
nouveau-né. Le fait que le sol ait un prix dans notre société n'est pas une
raison pour le considérer comme une réalité économique dans une autre
société où il n'a pas un prix, et pourtant, tout le monde range la tenure
foncière dans le domaine de 1' « économie ». Certes, il est des peuples qui
donnent des prix à des biens et services que nous n'évaluons pas. Les
fiancées sont fréquemment achetées mais notre conception ethnocentri-
que nous poussant à ne pas voir en elles un article économique (car il se
trouve que nous ne les évaluons pas monétairement), les anthropologues
Théories de la maximisation et anthropologie économique 105

ont repoussé l'idée que les femmes peuvent être achetées et vendues et ils
ont même suggéré qu'il serait peut-être plus convenable de parler de
« compensation matrimoniale » que de « prix de lafiancée» 5 . Cette magie
des mots n'en efface pas pour autant le fait que dans certaines parties
du monde, la richesse est transférée en échange de femmes à marier. Il
existe beaucoup d'endroits où l'on verse une compensation monétaire
pour dédommager certains délits comme le vol, l'adultère et même le
meurtre, alors que, n'estimant pas approprié d'accorder un prix à ces
transactions, nous ne les jugions pas « économiques ».
Je pense qu'il est juste de faire observer que Herskovits, dans l'étude
d'anthropologie économique la plus complète existant jusqu'ici, partage
généralement l'idée que l'économie anthropologique traite dans d'autres
sociétés des mêmes phénomènes que les économistes analysent dans la
nôtre (Herskovits, 1952). Il admet que les économistes se concentrent
sur les biens et services affectés d'un prix mais il ne conclut pas qu'il
est en conséquence absurde d'étudier les mêmes types de biens et services
dans d'autres sociétés. Il pense sincèrement qu'il existe une catégorie de
comportement appelée à juste titre « économique » qui peut devenir le
principal sujet d'une étude (voir par exemple p. 60-61). A en juger par les
sujets dont il traite, la tenure foncière, la propriété, le commerce, la divi-
sion du travail et le crédit en font partie, même dans les sociétés où l'on
ne se sert pas de monnaie pour les organiser. Il est également vrai qu'il
va jusqu'à analyser par exemple les cadeaux et échanges cérémoniels
auxquels nous n'affectons pas de prix et dans ce sens, il élargit notre
conception de l'économie et la rend plus utile. Mais Herskovits ne traite
pas de tous les biens et services qui sont échangés ou produits dans la
société. Ainsi, il ne traite pas des soins qu'une mère prodigue à ses enfants
ou des services que se rendent mutuellement leader politique et partisans.
Il aurait surpris beaucoup de monde s'il avait également inclus ces ser-
vices, car ils n'entrent pas dans l'idée préconçue que nous avons du
domaine que recouvre l'économie bien que ce soient des services que l'on
échange couramment. La seule raison pour laquelle on considère ces
derniers et non les premiers comme économiques est que dans notre
société, nous affectons un prix au travail agricole mais nous ne sommes
pas supposés le faire en ce qui concerne le patronnage politique ou les
soins d'une mère pour ses enfants.
Il devrait être évident que si l'on analyse une société quelconque autre
que la nôtre, l'attribution d'un prix ne sert absolument pas à distinguer

5. Cette absurdité a été clairement réfutée par Robert F. Gray dans un


récent article qui a montré à quel point il est impossible d'éviter que ceci soit
considéré comme un achat (1960).
106 Ruptures et controverses

l'aspect économique de la société de ses aspects non économiques. Si


l'unité de l'économie résulte du fait qu'elle traite des biens affectés d'un
prix, il est absurde de rechercher dans certaines sociétés primitives un seul
comportement pouvant être appelé « économique ». Il est illogique de
prétendre que d'autres sociétés se servent d'autres méthodes de distri-
bution de ces biens (ce qui semble être la position de Polanyi et de ses
collègues) et que ce qui, chez eux, remplace le mécanisme de marché
devrait être étudié sous la rubrique de l'économie, si c'est bien le pro-
cessus marchand et ses prix qui donnent aux biens et services particuliers
de notre économie leur seule unité. C'est un peu comme si les anthro-
pologues d'une société matrilinéaire insistaient pour analyser les grou-
pements matrilinéaires de toutes les autres sociétés. Au demeurant, on
peut, même dans notre propre société, isoler les parents consanguins liés
par filiation matrilinéaire. Mais ceci n'aurait strictement aucun sens car
nous n'attribuons aucun devoir ni aucune responsabilité à quelqu'un
parce qu'il est de descendance matrilinéaire. Associer en un système
unifié les biens et services que nous affectons d'un prix est tout aussi
arbitraire que d'associer des individus dans un matrilignage. Il est
absurde d'examiner l'un ou l'autre de ces sytèmes là où il n'existe pas.
J'ai été amené à écarter la définition « matérielle » de l'économie car,
à mon avis, la technologie, la subsistance et l'écologie gagneraient à être
qualifiées d'un autre terme qu' « économique ». Je regrette la définition
selon laquelle l'économie porte sur les biens qui sont affectés d'un prix
dans notre propre société pour différentes raisons : ceci ne constitue
une catégorie réelle que dans notre société. C'est donc on ne peut plus
ethnocentrique.
A mon avis, ce qui nous a fait espérer une certaine unité dans ce que
nous avons appelé l'économie, c'est notre connaissance profonde mais
non exprimée des régions de notre vie qui sont affectées par notre propre
système des prix. Si c'est cette attribution de prix qui donne une unité
à l'économie, nous ferions peut-être mieux de cesser d'employer ce
terme à moins que nous n'étudions une société où la monnaie présente
de l'importance. Les études « économiques » sans doute les mieux
réussies par les anthropologues ont porté sur des régions où la monnaie
présente de l'importance — comme à Panajachel (étude de Tax) et parmi
les pêcheurs malais (étude de Firth). Mais si l'économie sous-entend
une étude du système des prix, alors certaines sociétés n'ont tout sim-
plement pas d'économie. Ceci ne me choquerait pas mais il existe encore
d'autres possibilités d'employer ce terme qui permettent de l'appliquer
à une catégorie moins arbitraire de faits de culture et ces alternatives
méritent d'être examinées.
Théories de la maximisation et anthropologie économique 107

4) L'économie est l'étude des systèmes d'échange quelle que soit l'orga-
nisation institutionnelle qui les encadre. Comme je l'ai signalé, ce qui
justifie la manière dont traditionnellement est conçu, dans notre société,
le champ de l'économie, c'est que certains biens et services sont réunis
en un seul système par l'usage commun de la monnaie lorsqu'on les
échange. Chaque société possède probablement certains systèmes
d'échange et nous en avons nous-mêmes indubitablement plusieurs très
distincts les uns des autres. L'hospitalité est rendue avec beaucoup de
soin et estimée avec une grande précision, quoique sans l'intermédiaire
de la monnaie. Nous employons même des expressions comme « devoir
une invitation » ou « s'acquitter de ses dettes en organisant un grand
cocktail ». L'échange de cadeaux et de cartes de vœux à diverses occa-
sions de l'année constitue un autre système. Il serait tout aussi justifié
— bien que, sans nul doute, de moins d'importance pour atteindre les
objectifs conventionnels — d'étudier la manière dont ces cadeaux et
contre-cadeaux sont compensés, calculés et agréés que d'étudier les
transactions d'un marché créateur de prix. Une fois ces systèmes
d'échange notés, on ne peut s'empêcher de chercher à reconnaître les
systèmes d'échange qui existent dans d'autres sociétés, bien qu'ils
puissent être totalement différents de tous ceux que nous avons dans la
nôtre. Certains d'entre eux sont de vieux outils de l'anthropologie : le
cycle de la kula; le potlatch de la côte Nord-Ouest des États-Unis; les
rapports entre le pouvoir, le prestige et le fait de donner des fêtes en
Mélanésie; les échanges de femmes et de bétail en Afrique.
Il convient de souligner que ces divers systèmes ne sont que partiel-
lement isolés. Il est généralement possible de convertir les biens et ser-
vices habituellement échangés dans un système particulier contre les
biens et services d'un autre système. Naturellement, nous nous servons
d'argent pour acheter des biens que nous utilisons ensuite pour rece-
voir des amis si bien que nos systèmes de marché et d'hospitalité sont
liés entre eux, mais ceci ne signifie pas que la valeur de l'hospitalité peut
être exprimée en termes monétaires comme on le voit bien quand nous éva-
luons de façon différente l'hospitalité simple mais sincère de connaissances
moins aisées que nous et l'ostentation démesurée de gens riches. Bohannan
donne un exemple particulièrement éloquent de l'indépendance et de
l'interdépendance partielles de trois systèmes d'échange existant chez les
Tiv : 1° les biens de subsistance consistant en nourriture et objets domesti-
ques variés qui sont librement échangés les uns contre les autres mais moins
facilement convertis en d'autres formes de richesse ; 2° les biens de prestige
consistant en barres de fer, bétail et esclaves, et 3° les femmes, qui, avant
la confusion provoquée par l'introduction de la monnaie constituaient
également un système d'échange qui leur était propre (Bohannan, 1955).
108 Ruptures et controverses

Il pourrait être extrêmement intéressant d'effectuer une comparaison


systématique des différents systèmes d'échange. On pourrait ainsi cher-
cher à savoir si des méthodes analogues de calcul sont utilisées dans
tous les systèmes, si les mêmes principes d'allocation rationnelle existent
et à quel point varient les motivations des individus. Mais il devrait
être tout à fait clair que ces systèmes d'échange n'incluent pas néces-
sairement des biens matériels ou l'affectation d'un prix. Personne ne
peut prédire quels systèmes on va découvrir dans une société donnée.
Selon cette définition, il n'y a pas un système économique mais plutôt
plusieurs systèmes dans chaque société et l'on ne peut découvrir leurs
particularités que par l'observation empirique.
Il se peut que la définition de l'économie en tant qu'étude des systèmes
d'échange soit la moins complexe et contradictoire des cinq définitions
suggérées ici, néanmoins, elle est limitée. Il semble paradoxal de suggérer
qu'une seule société puisse avoir plusieurs systèmes économiques. Pour-
quoi ne pas les appeler systèmes d'échange?
Il nous reste une dernière définition provenant de certains principes fon-
damentaux de l'économie théorique. Elle est très proche de la manière
dont, à leurs moments de méditation, beaucoup d'économistes définissent
leur discipline, et ici, j'en reviens à la formulation de Lionel Robbins.

5) L'économie est l'étude de l'allocation de moyens rares à des objectifs


multiples ou, plus généralement, « la science qui étudie le comportement
humain comme une relation entre des fins et des moyens rares qui ont des
usages alternatifs » (Robbins, 1935, p. 16). De nombreux anthropologues
qui se sont penchés sur les problèmes économiques ont utilisé récemment
des définitions semblables y compris Firth dans sa dernière étude sur
l'économie anthropologique ainsi que Herskovits 6 . Mais après avoir
indiqué le choix, l'allocation et « l'économie des moyens » comme étant
les principes de base de comportement économique, ces auteurs retom-
bent dans une conception de l'économie comme façon « d'économiser »
des moyens matériels ou seulement les objets que nous incluons dans
notre système de marché. C'est cette erreur qu'évite Robbins et c'est
pourquoi j'ai trouvé son essai si valable et tellement plus satisfaisant
pour la logique que les formulations de la plupart des anthropologues
qui ont traité de ces problèmes.

6. Les premiers mots du premier chapitre de l'ouvrage de Herskovits sont


les suivants : « Les éléments de rareté et de choix sont les facteurs essentiels de
l'expérience humaine qui donnent à la science économique sa raison d'être »
(1952, p. 3). De même, Firth déclare : « [Un spécialiste actuel d'anthropologie
économique] examine la manière dont [les individus qu'il étudie] conçoivent et
expriment leurs besoins et utilisent les ressources dont ils disposent dans un
milieu social donné » (1959, p. 25).
Théories de la maximisation et anthropologie économique 109

Robbins remarque qu'il n'existe pas de problème économique si l'on


dispose de moyens illimités pour atteindre un but et que le problème
ne se pose pas non plus si un moyen n'a aucun autre usage alternatif.
« Lorsque le temps et les moyens permettant d'atteindre une fin sont
limités, et peuvent offrir des usages alternatifs, et lorsque les fins peuvent
être classées par ordre d'importance, le comportement prend nécessai-
rement la forme d'un choix » (1935, p. 14; italiques dans l'original).
Il faut choisir entre les moyens rares et les appliquer à des fins qui sont
pondérées de façon diverse. L'unité de la science économique, dit Rob-
bins, réside dans les formes qu'assument le comportement humain
lorsqu'on dispose de moyens rares 7. Ni les fins ni les moyens ne sont
nécessairement mesurables en termes monétaires et n'ont pas besoin
non plus de consister en objets matériels, si bien que l'économie définie
de cette manière n'a aucune relation nécessaire avec l'emploi de la
monnaie ou des objets matériels. Puisque nous n'avons à notre dispo-
sition, dans presque tout ce que nous faisons, que des moyens rares,
l'économie traite à cet égard d'un aspect particulier du comportement
et non de certains types de comportement (Robbins, 1935, p. 17). La
ménagère qui organise son travail domestique, l'homme qui partage
son temps entre sa famille et son club, l'enfant qui choisit entre le foot-
ball et les patins à roulette, le leader politique qui accorde des faveurs et
celui qui, en offrant un festin, « donne » de la nourriture afin d'accumuler
du prestige, tous prennent des décisions « économiques », peu importe
que l'argent soit ou non en jeu ou que les objets soient ou non « maté-
riels ». Si Robbins, comme d'autres économistes, se livre ensuite à
l'étude de types de comportement dans lesquels l'aspect économique
(choix ou allocation) peut, en un certain sens, être mesuré en termes
monétaires, ce n'est pas en vertu des principes de l'économie, mais par
suite d'hypothèses supplémentaires commodes sur les genres de compor-
tement qui sont plus ou moins importants ou plus ou moins facilement
analysés. Lorsqu'on prend une société primitive, il est évident que cette
solution de nous restreindre à des phénomènes affectés d'un prix n'existe

7. Dalton reconnaît aussi, que cette définition est l'une des plus importantes
que l'on ait données à 1' « économie » et il la présente d'une façon analogue.
Malheureusement, après avoir, à juste titre, observé que l'économie des moyens
ne se limite pas à la création et à la distribution de biens matériels, il poursuit
en disant que les économistes traitent de l'économie des moyens par rapport
aux biens matériels et ainsi, déforme sensiblement l'objet des travaux des
économistes. Après un court paragraphe dans lequel il ne se sert pas moins de
quatre fois du terme « matériel » afin de définir l'objet de l'analyse économique
occidentale, il cite, chose incroyable, un passage de l'essai de Robbins, bien que
ce dernier ait avant tout voulu faire ressortir que l'analyse économique n'est
pas nécessairement liée aux biens matériels (Dalton, 1961, p. 7).
110 Ruptures et controverses

pas. Si l'on considère l'aspect « épargnant » du comportement comme


constituant le point central de l'économie, on s'engage beaucoup plus
loin qu'on ne l'a cru parfois, et ce que je reproche le plus à la fois à
Herskovits et à Firth c'est que ni l'un ni l'autre ne va jusqu'aux consé-
quences qu'entraînent leurs définitions. Si tout comportement impli-
quant une allocation de moyens est économique, alors la relation d'une
mère à son bébé est tout autant une relation économique, ou plutôt
a un aspect économique, tout autant que la relation existant entre un
employeur et son employé. Un agricultureur qui travaille dans son
champ d'ignames n'a pas une activité plus économique que lorsqu'il
bavarde avec ses amis dans la maison des hommes. L'aspect économique
du comportement — choix, allocation de ressources rares, y compris
le temps et l'énergie et non pas uniquement la monnaie — existe dans
tout son comportement. De ce point de vue, il est absurde de parler
d'une institution ou d'un groupe comme étant économique par nature.
Tous les groupes ont un aspect économique.
On peut considérer une société comme une collection d'individus
faisant des choix et dont chaque action implique des options conscientes
ou inconscientes entre des moyens et des fins alternatives. Les fins sont
les buts de l'individu, colorés par les valeurs de la société dans laquelle
il vit et vers lesquelles il essaie de se diriger. Les fins peuvent être aussi
bien le prestige, l'amour, les loisirs que la monnaie. Les ressources sont
l'habileté technique et les connaissances dont il dispose y compris l'élo-
quence, l'endurance à la chasse ou des connaissances techniques propre-
ment dites. Il n'existe pas de techniques ou de buts spécifiquement
économiques. N'est économique que la relation entre fins et moyens,
la manière dont un individu se sert de ses ressources techniques pour
atteindre ses objectifs.
A parler strictement étant donné un ensemble d'aptitudes et de connais-
sances techniques et un ensemble de fins ou de valeurs classées par ordre
de préférence, il n'existe qu'une seule solution la meilleure possible d'uti-
liser le premier pour atteindre le second. En général, l'économiste ne
s'intéresse ni aux fins ni aux moyens en eux-mêmes mais plutôt à la
manière dont les moyens sont utilisés pour atteindre les fins et par-
dessus tout à la recherche de la façon la plus efficace possible de parvenir
à certaines fins avec des moyens donnés. C'est ici que les économistes
expriment peut-être leur manque d'intérêt pour les économies des peu-
ples primitifs car la procédure la plus économique pour un primitif
n'est vraisemblablement pas différente de ce qu'elle est pour n'importe
qui, compte tenu bien entendu du fait que, à la fois les fins et les moyens
peuvent être différents dans une autre société que dans la nôtre. La
manière dont les membres d'une société donnée font leurs choix importe
Théories de la maximisation et anthropologie économique 111

peu à la plupart des économistes. Et si ces individus ne sont pas efficaces


et n'appliquent pas les moyens dont ils disposent à la réalisation ration-
nelle de leurs fins, eh bien! tant pis pour eux.
En pratique, les économistes ne se sont pas préoccupés du problème
général de savoir comment on peut réaliser toutes les diverses fins d'un
individu. Ils se sont bornés à chercher comment un individu, disons un
chef d'entreprise, peut réaliser le meilleur profit monétaire, autrement
dit, comment on peut maximiser la monnaie. Cette recherche paraît
irréelle lorsqu'on l'applique à une société primitive. Les individus tra-
vaillent et s'efforcent d'atteindre leurs objectifs. Ils désirent plus de
nourriture ou plus de femmes, ou plus de prestige et ils travaillent mani-
festement pour parvenir à ces buts mais les fins qu'ils ont en tête sont
toujours plus compliquées que celles sur lesquelles se penchent les éco-
nomistes qui parlent de gros profit monétaire. Certes, les buts d'un
chef d'entreprise ne sont pas aussi simples non plus, mais la grossièreté
de cette simplification excessive est chose difficile à éviter lorsqu'on
considère une société primitive.
Polanyi et ses collègues admettent que 1' « économie » a souvent été
utilisée dans ce sens pour parler de situations, exigeant un choix à
l'intérieur de sphères de moyens limités 8 . Ils argumentent du fait que
les marchés créateurs de prix n'existent que dans une portion réduite de
l'histoire humaine. Ils semblent en conclure que pour cette raison il est
difficile d'étudier la pratique du choix dans d'autres sociétés, mais en
fait, ils ne s'intéressent pas véritablement à cette pratique. Néanmoins,
il est certainement intéressant d'analyser le phénomène de la pratique
des choix même dans des sociétés où la monnaie et les marchés créateurs
de prix n'existent pas. On peut difficilement alléguer que 1' « économie
des moyens », l'évaluation prudente des options sans perdre les objectifs
de vue, est absente pour la simple raison que l'appareil institutionnel
particulier (le marché) qui nous aide à prendre certaines décisions d'éco-
nomiser est absent. Les individus des sociétés primitives ne semblent ni
plus ni moins rationnels que n'importe lequel d'entre nous, même s'ils
se servent d'institutions différentes leur permettant d'exprimer leur
rationalité. Certes, on ne peut étudier le système des prix réglementés
par le marché en l'absence de prix réglementés par le marché mais il
peut tout de même être utile d'étudier les calculs qui s'efforcent de
rationaliser une pratique. En outre, on peut immédiatement noter cer-
taines caractéristiques des marchés régulateurs de prix, même dans des

8. Le principe fondamental de la théorie de Polanyi se trouve exposé ci-


dessous, p. 153-181, dans le chapitre intitulé : « L'économie en tant que procès
institutionnalisé ».
112 Ruptures et controverses

sociétés très différentes de la nôtre et ayant une structure institutionnelle


très différente. Lorsque les dots sont généreuses ou lorsqu'il faut payer
un prix pour une fiancée, le montant à payer peut faire l'objet d'un mar-
chandage serré. Le montant total du prix de la fiancée peut dépendre du
fait qu'elle est plus ou moins désirable, qu'il s'agisse de son charme
personnel ou de celui du statut social de sa famille. Des exemples de
réduction ou d'accroissement du nombre de têtes de bétail disponibles
pour payer le prix de la fiancée (par suite de maladie ou pour d'autres
raisons) montrent que ce prix dépend également des disponibilités en
bétail. Il est tout à fait raisonnable de suggérer que certaines caractéris-
tiques de notre système marchand faisant partie de « la loi de l'offre et
de la demande » peuvent être appliquées à des domaines beaucoup
plus vastes que celui de nos propres marchés. Cette possibilité n'existe-
rait plus si nous devions réduire la signification de l'économie à la seule
considération des biens matériels, comme le suggérait Polanyi. Si, par
contre, nous pouvons revenir aux hypothèses initiales des économistes
sur la rareté des moyens et le nombre illimité des besoins, nous consta-
tons qu'elles sont encore utiles, même en l'absence de marchés et de prix.
Nous en arrivons ainsi au dernier domaine du comportement auquel
le terme « économique » pourrait être appliqué : le domaine du choix
et de l'allocation des ressources rares à des fins alternatives. C'est l'étude
d'un aspect du comportement et non d'un type de comportement,
n'ayant pas plus de rapport avec les aspects matériels de la vie qu'avec
les autres et aucun lien nécessaire avec les objets qui sont affectés d'un
prix dans notre société. L'un des défauts de notre manière de comprendre
l'économie des peuples primitifs réside sans doute dans la confusion
régnant dans nos esprits au sujet des diverses définitions possibles de
l'économie et dans notre conviction que l'allocation de ressources est
en quelque sorte plus caractéristique d'un comportement traitant des
biens matériels que d'un autre comportement ou notre conviction que
l'usage d'une monnaie coïncide avec celui des biens matériels ou que
seul l'usage de la monnaie nous permet d'économiser rationnellement
des moyens. Il est pourtant clair que les calculs d'économie de moyens,
les biens matériels et ceux échangés par l'intermédiaire des marchés
créateurs de prix, se réfèrent chacun à quelque chose de totalement
différent.
Si l'on concentre son intérêt sur le choix et l'allocation de ressources,
il devient évident que nombreuses furent, dans les sciences sociales, les
écoles de pensée qui ont considéré le comportement humain sous cet
angle essentiellement économique. Dans le reste de cet article, je me bor-
nerai à étudier une seule des conséquences qu'entraîne cette façon de
voir : le comportement humain comme s'il était gouverné par un effort
Théories de la maximisation et anthropologie économique 113

visant à utiliser les ressources rares d'une manière rationnelle. Il me


semble commode d'appeler cela le principe de « maximisation », bien
qu'il soit étroitement lié à l'idée d'un «calcul qui rationalise» la pratique.

Théories de la maximisation

L'idée que le comportement humain est en quelque sorte orienté vers


la maximisation d'une fin souhaitée est apparue dans un grand nombre
de théories des sciences sociales. La maximisation est, naturellement, un
concept fondamental en économie car un des principaux axiomes de
cette discipline pose que les besoins humains sont illimités mais que
nous nous efforçons constamment de maximiser nos satisfactions. Plus
spécifiquement, l'ensemble de la microéconomie, c'est-à-dire l'étude du
comportement économique que devrait adopter un chef d'entreprise ou
une firme, sous-entend un effort vers la maximisation du profit moné-
taire. Des questions comme ce qu'il adviendra du profit si le prix monte,
ou comment une baisse de la production affectera le rapport revenu-
coûts, sont au cœur d'une grande partie de la théorie économique et
elles supposent que le but visé est d'obtenir le plus d'argent possible.
Naturellement, nous savons, et, soyons justes, je pense que les écono-
mistes savent également que même les chefs d'entreprise ne visent pas
toujours la maximisation du profit monétaire mais qu'ils préfèrent
parfois autre chose — des loisirs, une vie sociale intéressante — que de
gagner plus d'argent. Il ne s'agit pas ici de rejeter l'idée que ces chefs
d'entreprise essaient de maximiser quelque chose, mais simplement de
constater qu'ils font parfois un choix entre l'argent et un autre objectif.
L'hypothèse que c'est l'argent qui est maximisé n'est qu'une simpli-
fication commode qu'utilisent les économistes pour ramener en général
leurs études aux exemples de choix et de comportement dans lesquels
la question de l'argent entre en jeu.
L'économie n'est cependant en aucun cas la seule branche des sciences
sociales qui a considéré l'homme comme s'il maximisait quelque chose.
Le principe plaisir-douleur est profondément enraciné dans la conception
freudienne de la personnalité. Cherchant à réduire la tension, le ça agit
selon ce « principe du plaisir » toujours en vue de maximiser le plaisir
et minimiser la douleur. L'ego, intermédiaire entre le ça et le monde
extérieur, est nettement gouverné par un principe de la réalité créant
parfois des conflits et il doit affronter le fait que le plaisir ne peut être
atteint directement mais que la route menant à la satisfaction des exigen-
ces du ça peut cheminer ici et là et impliquer la formulation de plans
et de procédures complexes avant d'atteindre la satisfaction finale.
Freud parle même d'une suspension du principe du plaisir pendant que
114 Ruptures et controverses

l'on finasse pour supprimer la tension. Mais en fin de compte, le but de


Y ego est le même que celui du ça : la réduction de la tension ou plus
généralement, la maximisation du plaisir.
« En fait, la substitution du principe de réalité au principe de plaisir ne
signifie pas que le principe de plaisir soit détrôné mais seulement qu'il est
sauvegardé. Si l'on renonce à un plaisir momentané aux résultats incertains,
c'est seulement dans le but d'atteindre d'une autre manière un plaisir ultérieur
assuré. » (Freud, 1925, p. 18.)
Cette personnalité freudienne est remarquablement semblable à celle
de l'homme économique. Toutes deux ont un objectif en vue, toutes deux
font des projets, toutes deux veulent parvenir à une fin déterminée et
toutes deux s'efforcent par tous les moyens dont elles disposent d'attein-
dre ce but et d'en tirer autant que possible. Naturellement, les fins en vue
semblent, au premier abord du moins, assez différentes : maximisation du
revenu monétaire d'une part et maximisation du plaisir d'autre part, et
le contraste est particulièrement grand lorsque le plaisir semble de plus
étroitement lié au sexe. Mais le sexe est un concept très large dans la
théorie freudienne de la personnalité et, comme on l'a dit, le revenu
monétaire n'est qu'une simplification pratique, si bien qu'en termes
généraux, les deux individus tendent parallèlement vers des objectifs
parallèles sinon identiques.
Il existe d'autres théories de la maximisation dans les sciences sociales
mais aucune n'a été incorporée en un système théorique aussi élaboré que
les précédentes. Une partie de la conception de la société que Leach pré-
sente dans son ouvrage Political Systems of Highland Burma 9 implique
l'hypothèse que les hommes cherchent généralement le pouvoir. Leach
dit notamment ceci :
« J'estime nécessaire et justifié de supposer que le désir conscient ou incons-
cient d'accroître son pouvoir est une tendance humaine très générale. Par voie
de conséquence, je suppose que les individus ayant un choix à faire dans une
action, penchent couramment vers celui qui leur permettra de gagner du
pouvoir. » (Leach, 1954, p. 10.)
Sortie de son contexte, cette citation ne rend pas justice à Leach, car
juste avant, il dit également ceci : « En règle générale, j'estime que le
spécialiste d'anthropologie sociale n'a jamais le droit d'interpréter une
action comme étant dirigée sans aucune ambiguïté vers une fin particu-
lière. » Néanmoins, dans sa propre étude consacrée aux fluctuations des
relations de pouvoir dans la Haute-Birmanie, il trouve convenable de
suggérer que les individus tendent généralement à maximiser leur propre
pouvoir. Poursuivant son analyse, il constate que la recherche de pouvoir
existant chez de nombreux individus et chacun utilisant les moyens que

9. Les systèmes politiques des Hautes-Terres de Birmanie, publié en 1972 chez


Maspero, coll. « Bibliothèque d'Anthropologie ».
Théories de la maximisation et anthropologie économique 115

lui offre l'environnement social, cela entraîne une modification des rela-
tions de pouvoir dans l'ensemble de la société, ce qui concorde avec une
conception plus générale de la société selon laquelle celle-ci acquiert son
dynamisme grâce aux efforts de chacun de ses membres pour parvenir à
ses propres fins, en se servant de la société à son gré, en contrevenant à
ses lois lorsqu'il estime pouvoir s'en tirer et que ce sera à son avantage.
Pour être honnête envers Leach, je dois reconnaître qu'il ne présente
pas la recherche du pouvoir comme la principale motivation des hommes
et que s'il analysait une autre relation que celle-ci, il pourrait attirer
l'attention sur une autre tendance générale qui pourrait être imputée à
tous les hommes. Cependant on pourrait être tenté à première vue
d'attribuer à la recherche du pouvoir le même rôle dominant que d'autres
conceptions aussi exagérées ont attribué à la recherche du profit moné-
taire en économie ou aux pulsions biologiques du ça en psychologie.
Dans son ouvrage Power and Personality, Harold Lasswell examine la
recherche du pouvoir d'un point de vue analogue et compare explicite-
ment l'intérêt que porte la science politique à la recherche du pouvoir à
l'intérêt qu'accorde l'économie à la poursuite de la richesse. Lasswell,
cependant, ne prétend pas suggérer que la recherche du pouvoir dépasse
tous les autres objectifs du comportement humain mais seulement que
c'est cette démarche particulière qu'étudie la science politique (Lasswell,
1948).
Toutes ces trois conceptions du comportement humain sont axées sur
quelque chose qui paraît réel mais incomplet. L'homme n'essaie pas
toujours de maximiser son revenu ou ses besoins biologiques fondamen-
taux, ou le pouvoir, bien que toutes ces tendances pèsent certainement
dans ses décisions et que, d'une façon générale, plus nous possédons plus
nous nous attendons à être heureux.
La théorie de la maximisation la plus explicite que je connaisse est celle
de George Zipf qui écrivit un livre incroyable intitulé Human Behavior
and the Principle of Least Effort (1949)10. Dans sa critique de ce livre,
Kluckhohn déclare qu'il est « fécond et suggestif, fou et contradictoire »
(1950, p. 270) et c'est bien la vérité. Zipf pensait que tout notre comporte-
ment est axé vers le moindre effort. Mais, pris littéralement, et bien que
le plaisir que procure l'ouvrage de Zipf repose sur le fait qu'il a énoncé
ses principes sans ambiguïté, tout ceci est absurde. Faire du sport et
de la marche pour ouvrir l'appétit deviennent des activités à peine
compréhensibles selon sa théorie. Ces allégations, parmi d'autres, ont
conduit la plupart de ses lecteurs à rejeter ses principes tout en admettant
la fertilité de la pensée de l'auteur et la remarquable collection de don-

10. Le comportement humain et le principe du moindre effort.


116 Ruptures et controverses

nées sur lesquelles il pensait étayer sa théorie. Néanmoins, certains de


ses principes méritent d'être analysés. Tout comme l'économiste, le
psychologue de l'école freudienne ou Leach ou Lasswell lorsque ces
derniers considèrent le comportement politique, Zipf suppose que
l'homme s'efforce d'orienter son comportement, c'est-à-dire de faire
des choix, de façon à obtenir le maximum de quelque chose. Zipf
reconnaît, et d'ailleurs, il va jusqu'au bout de son raisonnement, qu'en
réduisant les efforts au minimum, un individu peut être amené à faire
un grand détour pour atteindre son but. A long terme, on peut avoir
avantage (en termes de moindre effort) d'interrompre son travail pour
fabriquer un nouvel outil bien que cela coûte un effort de le faire, car
l'effort total sera en fin de compte moins grand lorsque l'outil sera utilisé.
Il étudie comment divers facteurs peuvent rendre plus ou moins souhai-
table d'avoir un grand nombre d'outils spécialisés ou un nombre un peu
moins grand d'outils universels. En s'appuyant sur de multiples exemples,
il démontre que les termes les plus fréquemment utilisés dans le langage
courant sont les plus brefs et déclare qu'à long terme ceci permet de
réduire les efforts en parlant. Il fait également remarquer qu'il est un seuil
au-delà duquel toute planification destinée à réduire les efforts au mini-
mum coûte elle-même plus d'efforts que ceux qu'on épargne et devient
donc extra-marginale. Pour ne pas perdre d'énergie, il convient de ne pas
planifier au-delà de ce seuil. Tout ceci est assez juste et rappelle les dis-
cussions des économistes sur la façon de maximiser le revenu monétaire,
sauf naturellement, qu'il est vraiment absurde de poser la minimisation
de l'effort comme le premier objectif de tout notre comportement. Ceci
n'est peut-être pas plus exagéré que de considérer la maximisation du
revenu, ou des satisfactions sexuelles, ou du pouvoir comme le principal
moteur du comportement humain, mais ceux qui ont suggéré ces autres
tendances ont pris plus de précautions que Zipf. Le revenu monétaire
est une simplification commode pour l'économiste, le « plaisir » est un
concept suffisamment vaste pour inclure toutes nos tendances et motiva-
tions et Leach parle du pouvoir mais seulement pour l'appliquer à une
analyse particulière. L'erreur de Zipf a été de ne pas se limiter à un
domaine déterminé et de prétendre que la minimisation de l'effort était
la toute première tendance de l'homme. Son manque d'ambiguïté, tout
en l'ayant conduit à être rapidement rejeté comme un génie plutôt fou,
lui permit de formuler plus clairement que les autres les conséquences
d'une théorie de la maximisation sauf peut-être en ce qui concerne l'éco-
nomie dans ses techniques propres.

Toutes ces théories sont déconcertantes pour à peu près la même rai-
son : toutes sont par trop simples. Ce que nous désirons est à l'évidence
plus compliqué que ne le donnent à penser ces simples motivations.
Théories de la maximisation et anthropologie économique 117

Certes, nous nous réjouissons parfois d'éviter un effort et nous recher-


chons souvent l'argent et le pouvoir, mais ces objectifs ne sont pas
toujours ceux de tout le monde. Autrement dit, nous devons souvent
faire un choix entre ces possibilités. A nous de décider si le loisir (le
moindre effort) compte plus ou moins pour nous sur le moment qu'une
augmentation de notre revenu monétaire ou si c'est plutôt le pouvoir
qu'il faut rechercher et c'est à ce point du raisonnement que Zipf
introduit un argument intriguant. Il fait remarquer qu'il est tout à fait
impossible de maximiser deux choses à la fois. On pourrait, par exemple,
offrir un prix au commandant du sous-marin qui coule le plus grand
nombre de navires dans un intervalle de temps donné. Ou bien, on
pourrait offrir un prix à quiconque coule un nombre donné de navires
dans le temps le plus court possible : « Et pourtant, quand nous offrons
un prix au commandant du sous-marin qui coule le plus grand nombre
de navires dans Vintervalle de temps le plus court possible, nous avons
un double superlatif — le nombre maximum et le temps minimum — ce
qui, de toute évidence, fait perdre au problème tout son sens et son but »
(1949, p. 3). De la même façon, on ne peut à la fois essayer de maximiser
les satisfactions sexuelles et le revenu monétaire car il peut advenir que
l'on ait à choisir entre les deux et pour accroître une chose on devra
du même coup réduire l'autre. C'est exactement le même argument
qu'a avancé Robbins en écartant l'idée que l'économie pouvait être
en principe réduite à des fins matérielles puisque l'on doit souvent opter
entre des objectifs matériels et non matériels. Classer ses fins par ordre
d'importance implique l'existence d'un quelconque critère général
d'après lequel on peut mesurer les objectifs plus spécifiques. C'est,
semble-t-il, ce qu'entendent les économistes quand ils parlent de la
satisfaction des besoins comme l'objectif ultime.
Déclarer qu'un individu s'efforce de maximiser ses satisfactions est à
peine plus qu'un truisme. A moins que les satisfactions ne soient expri-
mées sous une forme plus concrète, comme l'argent, elles restent vagues
et peuvent naturellement fluctuer de temps en temps chez un même indi-
vidu et également varier selon les individus. Tout ceci signifie simplement
que notre comportement est finalisé et que les divers objectifs immédiats
sont eux-mêmes mesurables les uns par rapport aux autres et qu'ils
peuvent être classés par ordre de préférence. Il ne sert absolument à rien
de prédire le comportement humain puisque la seule manière de savoir
ce qui est souhaité est d'observer les choix que font les individus. Ainsi,
nous sommes confrontés à un dilemme. Si nous déclarons que l'homme
agit afin de maximiser quelque chose de suffisamment vaste (« les satis-
factions ») pour y ranger tous nos objectifs plus spécifiques, nous disons
peu de chose. Si nous déclarons que l'homme agit afin de maximiser un
118 Ruptures et controverses

objectif particulier — que ce soit le pouvoir, le revenu monétaire ou tout


autre chose — nous nous trompons dans la plupart des cas. Mais on ne
peut abandonner la notion de maximisation puisque toute discussion
relative à un comportement finalisé ou toute analyse de choix implique
réellement une théorie de la maximisation et tant qu'à faire, mieux vaut
rendre explicite une notion courante dans les sciences sociales et donc
dans tous nos problèmes quotidiens. Elle nous rapproche de l'un des
postulats fondamentaux de l'économie.
Les économistes ont supposé que nos besoins sont illimités. Ceci ne
veut pas dire que n'importe quel besoin particulier est illimité et quant au
besoin spécifique de biens matériels, on pourrait bien concevoir qu'il
n'est pas illimité. La civilisation industrielle occidentale a tellement
accru la production de biens matériels qu'on est en droit au moins
d'imaginer que le désir d'en acquérir pourra finir par être satisfait.
Cependant, certains objectifs ont des limites dues à leur nature. Le
pouvoir et le prestige ne peuvent être multipliés pour tout le monde car,
si dans une société, certains détiennent plus de pouvoir et ont plus de
prestige les autres en ont nécessairement moins. Pour chaque gagnant
à la course au prestige comme à la course à pied ou dans un match de
football, il y a un perdant. Comme on l'a d'ailleurs démontré depuis
longtemps, une grande partie de la pratique moderne de l'achat n'est
pas tant fondée sur le désir d'acquérir des objets matériels que sur le
prestige que l'on pense tirer de ces objets — voitures, piscines ou biblio-
thèques bien remplies. Le principe selon lequel nos besoins sont illimités
est une affirmation qui peut à peine être prouvée mais ce peut être un
axiome utile que l'on suppose être à la base du comportement humain
et qui peut donner un sens à un grand nombre des démarches humaines.
D e la même façon, il semble raisonnable d'accepter le principe selon
lequel les moyens de satisfaire nos besoins sont limités de telle sorte
que nous pouvons seulement manipuler nos moyens afin de satisfaire
autant de besoins que possible. Interprétés de cette façon et dépouillés
de leur connotation de profit monétaire, il peut valoir la peine d'incor-
porer ces postulats fondamentaux de l'économie dans une théorie plus
générale que celle de l'analyse de marché.

De ce point de vue, nous « économisons nos moyens » dans tout ce que


nous faisons. Nous essayons toujours de maximiser nos satisfactions
d'une manière ou d'une autre, ce qui nous renvoie à la notion selon
laquelle l'économie ne traite pas d'un type mais plutôt d'un aspect du
comportement. Cette vue économique de la société devient alors une
manière de voir, ou si l'on préfère, un modèle permettant de regarder la
société. C'est un modèle à travers lequel on voit les individus d'une
société occupés activement à maximiser leurs propres satisfactions —
Théories de la maximisation et anthropologie économique 119

désir de pouvoir, prestige, désirs sexuels, nourriture, indépendance ou


tout autre chose — dans le cadre des possibilités qui se présentent, y
compris celles que leur offre leur propre culture. Comme chacun fait ses
choix tout en gardant un œil sur les choix qu'il attend des autres, il n'est
pas déraisonnable de considérer cette recherche des satisfactions comme
un grand jeu continu de stratégies. Les anthropologues n'ont absolument
aucune raison d'essayer de limiter le sens de l'économie à la poursuite
d'un objectif particulier.
Si maintenant nous examinons l'individu qui est pris dans le réseau de
sa société et qui essaie de maximiser ses satisfactions, nous sommes portés
à analyser son comportement réel dans des situations de choix. Telle
est la question fondamentale de l'économie. Tout d'abord, chacun doit
utiliser ses propres ressources. Une femme doit partager son attention
entre son époux et ses enfants et également ne pas complètement négliger
sa mère. L'attention, comme l'argent ou le temps, doit être économisée.
Le patronage politique doit être distribué parmi ceux qui vous suivent.
Certains doivent bénéficier de l'admiration ou du prestige et d'autres
pas. Chacun dispose d'une certaine quantité d'amour, d'admiration et de
pouvoir ainsi que de force de travail, d'argent ou d'énergie qui doivent
toutes être distribuées. Il est raisonnable de supposer que ces parts sont
distribuées de façon à ce que chacun puisse maximiser son prestige per-
sonnel en échange de l'affection ou de l'approbation sociale et il
n'importe en aucune façon que l'argent ou les biens matériels se trouvent
faire partie de l'équation de ces divers types d'échange puisqu'en un
sens nous agissons de façon à tirer un profit de tout ce comportement
d'échange. Nous estimons que le prestige obtenu vaut plus que la nourri-
ture que nous offrons ou que le pouvoir gagné vaut bien les faveurs
accordées bien que, naturellement, la personne avec laquelle nous trai-
tons pense différemment sinon, il ne serait jamais possible de s'entendre.
Ceci nous mène à une conception de l'organisation sociale vue dans
son ensemble comme un système d'échange, conception plus vaste
que celle des systèmes d'échange particuliers et limités que nous avons
mentionnés auparavant.
George Homans a récemment suggéré qu'un tel modèle d'échange
servirait à unifier diverses lignes de la recherche dans les sciences sociales :
« La recherche sur les petits groupes y gagnerait si nous adoptions le point de
vue que l'interaction entre individus constitue un échange de biens, matériels
et non matériels. C'est l'une des plus anciennes théories du comportement
social que nous utilisons encore tous les jours pour interpréter notre propre
comportement comme par exemple en disant : ' Il gagne beaucoup à être
connu ', ou bien : ' J'en ai tiré beaucoup de choses ', ou même : ' Lui parler m'a
beaucoup soulagé '. Mais peut-être du fait que ceci est si évident, les chercheurs
en sciences sociales l'ont beaucoup négligé. » (Homans, 1958, p. 597.)
120 Ruptures et controverses

Puis Homans examine plusieurs expériences effectuées en sociologie et


même en psychologie animale et emploie des termes comme « coût »,
« valeur » et « profit » pour les décrire et va jusqu'à établir la formule :
Profit = Récompense — Coût
Il se sert de ces termes d'une façon qui est très proche de la définition
qu'on leur donne dans les manuels d'économie (voir à ce propos, Fair-
child, Furniss et Buck, 1936); cependant, Homans se rend compte que
dans ses expériences, comme souvent dans la vie, tout ceci ne peut vrai-
ment être mesuré en termes monétaires. L'échange, comme la maximisa-
tion, est évidemment proche de la base de l'économie et, en fait, un modèle
de la société fondé sur l'échange est remarquablement semblable à
l'analyse économique classique, même s'il tient compte de beaucoup plus
de choses que notre notion primitive d'économie. Il devrait être possible
de parler de l'offre de prestige, de la demande de pouvoir et du coût de
l'autorité. Et je ne vois pas pourquoi on ne pourrait même pas aller
jusqu'à parler de l'utilité marginale de l'amour maternel. Chaque
homme peut être considéré comme un chef d'entreprise qui manipule
ceux qui l'entourent, vend les produits de son travail, son attention,
son respect, etc., au prix maximal qu'il peut en tirer.
L'ennui, naturellement, c'est qu'il semble n'y avoir que peu de possi-
bilités de quantifications. A l'opposé, la beauté, peut-être contrefaite, de
la théorie économique traditionnelle réside dans le fait que l'on peut
assigner des nombres aux biens et services échangés parce qu'ils ont des
prix et on peut alors manipuler ces chiffres. Mais l'anthropologue à
moins de se servir des concepts économiques — coût, valeur, offre,
demande, etc. — dans un contexte beaucoup plus large que n'a coutume
de le faire l'économiste, et pour couvrir un champ plus vaste que les
choses affectées d'un prix, cet anthropologue ferait mieux de ne plus
parler sur l'économie.
Considérer la société comme un système d'échange et les hommes
comme agissant dans le but de maximiser leurs satisfactions, ce sont là
des concepts fondamentalement économiques qui sont proches de la
manière dont les économistes voient leur domaine d'étude. Néanmoins,
contrairement aux anthropologues, les économistes n'ont pas souvent été
préoccupés de savoir si les gens économisent intelligemment mais seule-
ment de chercher comment ils peuvent économiser plus intelligemment.
C'est cette différence dans les objectifs qui oppose presque irrémédiable-
ment économie et anthropologie car un anthropologue porte toujours
un grand intérêt au comportement réel des hommes placés dans des situa-
tions concrètes. Je pense tout de même qu'une conception claire de cette
plus large vue, « économique » ou « échangiste », de la société pourrait,
si elle était constamment suivie, présenter un grand intérêt même pour
Théories de la maximisation et anthropologie économique 121

l'économiste. Les problèmes que l'on doit affronter pour décrire une
société de cette manière se font de plus sentir là où la valeur de l'argent
n'est pas utilisée comme instrument de mesure. Ceci étant clairement
posé, il devient évident que le même problème existe dans notre propre
société. Il y a beaucoup de choses auxquelles nous n'attribuons pas de
prix et notre comportement ne peut jamais être compris si nous nous
concentrons seulement sur les types limités de comportement qui sont
affectés d'un prix. Nous devons constamment choisir entre objectifs
monétaires ou non monétaires. Même si un économiste ne s'intéresse
qu'à donner des conseils aux individus sur la manière dont ils devraient
se comporter s'ils désirent maximiser leurs satisfactions (et non pas seule-
ment leur revenu monétaire), il lui faudra tenir compte des objectifs non
monétaires. De ce point de vue, je pense que l'anthropologie pourrait
jouer son rôle traditionnel qui est d'élargir les perspectives des autres et
de rendre notre propre société plus compréhensible en orientant l'atten-
tion vers des cultures différentes. Naturellement, il faudra que les écono-
mistes nous écoutent d'abord, mais nous ne pouvons attendre d'eux
qu'ils nous prêtent attention avant que nous ayons une idée claire de ce
que leur science essaie de réaliser et du sens de 1' « économique ».
Tant que nous restons empêtrés dans cette notion extraordinairement
ethnocentrique, à savoir que l'économie est d'une façon ou d'une autre
liée avant tout à la production de nourriture, à la culture matérielle ou
à la tenure foncière, ou à certains types très particuliers de travail, nous
manquerons toute occasion d'établir une communication fructueuse
avec nos collègues économistes.
EDWARD E. LECLAIR, JR.

théorie économique et anthropologie


économique 9 "

Il y a exactement quarante ans, Bronislaw Malinowski publiait l'ouvrage


qui devait exercer une très grande influence sur l'étude des économies des
populations « primitives » (Malinowski, 1922). En fait, cette influence eut
des conséquences diverses. Malinowski réussit effectivement à attirer
l'attention des anthropologues sur le fait qu'en examinant les activités
des populations sans écriture, il fallait aller bien au-delà de leurs techno-
logies. Mais ses commentaires dédaigneux sur ce qu'il considérait être
alors la pensée économique contemporaine convainquirent de nombreux
anthropologues que l'étude de l'économie classique leur apporterait peu
de chose.
Près de vingt ans plus tard, Raymond Firth et Melville J. Herskovits
essayèrent chacun de leur côté de prouver aux anthropologues que la
théorie économique était une science respectable (Firth, 1939; Hersko-
vits, 1940, 1952). Le point de vue qu'ils s'efforcèrent de démontrer, le
premier à l'aide de données rapportées de Polynésie et le second en préle-
vant ce qui lui paraissait intéressant dans une masse de matériaux ethno-
graphiques, fut succinctement exposé par Herskovits dans les termes
suivants :
« Au terme d'une analyse sérieuse, il est évident que l'on ne peut comparer
notre économie avec d'autres économies sans se rendre pleinement compte de
l'influence qu'exercent sur les grandes lignes de notre développement écono-
mique et sur la formation des institutions économiques, la présence d'une
technologie fondée sur l'emploi de machines, l'invasion de considérations
pécunaires dans les processus d'évaluation, et le haut développement des
entreprises commerciales.
Et pourtant, pratiquement tout mécanisme et institution économique que
nous connaissons existe quelque part dans le monde sans écriture [...].
Les distinctions à tenter entre économies primitives et non primitives sont
en conséquence de degré plutôt que de nature » (1952, p. 487-488).

* Version française de l'article « Economie theory and economic anthropo-


logy », paru dans The American Anthropologist 64, 1962, p. 1179-1203. Publié
avec l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.
Théorie économique et anthropologie économique 123

Bien que cette opinion soit difficile à démontrer, il paraît évident qu'elle
a fortement influencé les recherches ethnographiques effectuées au cours
des derniers vingt ans. Une série d'études économiques importantes
{cf. Belshaw, 1955; Foster, 1942 et Tax, 1953, par exemple) ainsi que
certains articles plus brefs, révèlent la force de cette position. Mais toute
la logique de cette approche se manifeste de manières plus subtiles :
dans l'organisation modifiée, les réinterprétations ou les nouvelles
formulations ou bien encore les déplacements de l'intérêt que l'on
constate çà et là dans la littérature ethnographique des vingt dernières
années.
Il est devenu évident au cours des dernières années qu'il fallait procéder
à un réexamen systématique de la position adoptée par Herskovits.
L'intérêt que l'on a manifesté après la guerre pour les questions relatives
au développement économique des régions sous-développées a permis de
poser un certain nombre de questions nouvelles. En outre, les enseigne-
ments reçus au cours des derniers vingt ans apportent le matériel néces-
saire pour que ce réexamen soit fructueux.
Ce réexamen pourrait nous entraîner dans une direction évolution-
niste ou une direction révolutionnaire ou plus exactement contre-révolu-
tionnaire.
Un raisonnement évolutionniste ne modifierait nullement la position
de base. Les modifications n'impliqueraient qu'un raffinement des
concepts et un nouveau perfectionnement des techniques d'analyse.
Un raisonnement révolutionnaire impliquerait la création de nouvelles
prémisses fondamentales.
Dans un article récent, George Dalton a posé le cas révolutionnaire
(Dalton, 1961). Dans le présent article, je me propose de réfuter le cas
de Dalton puis de proposer une solution évolutionniste.

CRITIQUE DE LA POSITION DE DALTON

L'argument fondamental de Dalton est le suivant : il existe « de grandes


différences entre l'économie marchande primitive et l'économie mar-
chande des sociétés industrielles si bien que la théorie économique for-
melle est incapable de fournir une explication analytique lorsqu'on
l'applique aux structures primitives » (p. 19-20). Et « la différence existant
entre l'économie primitive et l'économie marchande occidentale n'est pas
une différence de degré mais de nature » (p. 20).
Sans tenir aucun compte du fait que Herskovits a exprimé un point de
vue opposé qui semble bien fondé, un jugement aussi radical que celui-ci
semble suspect au premier abord. Dalton n'offre nulle part de définition
124 Ruptures et controverses

des expressions « économie marchande primitive », « structures primi-


tives » ou « économie primitive ». Ces termes signifient implicitement des
institutions non occidentales, non marchandes et non industrielles.
Quelle que soit la définition, l'affirmation de Dalton implique ceci : ces
économies doivent avoir une très grande ressemblance et une très grande
unité quant à celles de leurs caractéristiques qui ont de l'impor-
tance pour notre débat. Or les données ethnographiques semblent au
contraire prouver que cette supposition est fausse (cf. Tax et Mednick
1960).
Dans ce qui suit, nous ne ferons que nous demander dans quelle
mesure les généralisations de Dalton sont valables. Il nous est nécessaire
également d'examiner si ces généralisations présentent une valeur quel-
conque et, si c'est le cas, dans quelles conditions elles peuvent être
valables. Pour pouvoir examiner ce problème, reportons-nous au raison-
nement de Dalton à ce propos.
Malheureusement, nous ne pourrons, dans ce court article, reprendre
point par point l'argumentation de Dalton. Néanmoins, le fond de son
raisonnement est axé sur un thème fondamental : la nature et la portée
de l'économie et par extension de l'anthropologie économique également.
Nous aborderons en outre certaines questions moins importantes mais
qui méritent un commentaire.

Nature et portée de l'économie


Tout au long de sa discussion, Dalton rapproche « économique » (dans un
sens seulement de ce terme) de « matériel ». Ainsi, on lit : « Dans l'œuvre
des économistes classiques, il est particulièrement significatif de voir la
recherche de la définition d'une motivation purement ' économique '
(gain matériel) considérée comme à la fois nécessaire et suffisante
pour amener les travailleurs à se conformer aux besoins du marché »
(P- 3).
Puis, discutant des « deux sens de l'économique » (substantif et formel),
Dalton paraphrase la définition donnée par Polanyi de la manière sui-
vante : « Au sens substantif, l'économique renvoie à l'approvisionne-
ment en biens matériels permettant de satisfaire les besoins biologiques
et sociaux » (p. 5).
Ce que dit Polanyi lui-même sur cette distinction vaut la peine d'être
cité in extenso :
« La signification substantive du terme ' économique ' résulte de la dépen-
dance de l'homme, pour sa survie, de la nature et de ses semblables. Elle se
réfère à l'interaction de l'homme et de son environnement, pour autant que
cette interaction lui fournisse les moyens de satisfaire des fins matérielles.
Le sens formel du terme résulte du caractère logique du rapport fins-moyens
Théorie économique et anthropologie économique 125

comme le montrent les expressions ' procédé économique ' [economical ou]
' processus qui économise les moyens ' [economizing]. On se réfère ici à une
situation de choix déterminée, à savoir, celle d'un choix entre les différents
usages des moyens qui naissent de leur rareté. Si on appelle logique de l'action
rationnelle les règles qui gouvernent le choix de moyens, nous pouvons appe-
ler cette variante de la logique d'un terme improvisé : l'économie formelle.
Les deux significations substantive et formelle, qui sont à la racine du terme
' économique ' n'ont rien en commun. La première découle du fait et la seconde
de la logique » (Polanyi, 1953, in Fried, 1959, p. 162).
Quelle qu'ait pu être la conception des économistes classiques (19 e
siècle), ceux d'aujourd'hui ont depuis longtemps adopté une vue plus
large des besoins humains. Ainsi, « il existe, dans le terme ' utilitaire ' un
sens vague qui sous-entend un attachement prosaïque à des fins maté-
rielles et qui est passé dans le langage courant » (Brinton, 1948, p. 197).
George Stigler a brossé un tableau des principales hypothèses qui sont
à la base de la théorie économique contemporaine dans les termes sui-
vants :
« Primo, on suppose que les individus (ou, pour être plus précis, les chefs
de famille) possèdent des renseignements spécifiques détaillés sur les objets
qu'ils désirent. Par objets, nous entendons les fins de toute activité, que ce soit
satisfaire sa faim ou gagner en prestige [...].
Secundo, on suppose que les consommateurs connaissent les moyens techni-
ques permettant de parvenir à ces fins générales. Plus précisément, nous devons
savoirs quels sont les effets des côtelettes de porc sur la faim et les forces phy-
siques ainsi que les effets d'une nouvelle automobile sur notre renommée dans
le voisinage.
Tertio, on suppose que les consommateurs exploitent ces renseignements
de façon à maximiser la réalisation des fins qu'ils désirent. Cette supposition
est connue de façon assez notoire sous le concept de l'Homo œconomicus [...]
Le concept de l'Homo œconomicus ne sous-entend pas ( comme le prétendent
presque tous ses détracteurs) que l'individu cherche à maximiser argent ou
richesses, que l'âme humaine est un tiroir-caisse complexe. La théorie formelle
n'est nullement ébranlée [...] parce qu'un individu maximise ses richesses ou sa
piété ou ses succès divers, ou veille à sa ligne, etc. » (1946, p. 63-64)
D'autres économistes en sont venus aux mêmes conclusions par toutes
sortes d'autres chemins. Ainsi, Machlup insiste sur le fait « Que l'homme
d'affaire soit motivé par d'autres considérations que la maximisation du
profit monétaire ne rend pas pour autant sa conduite ' non économique ' »
(1946, p. 526) 2 .
1. Il convient également de noter que ce qui précède contient l'hypothèse
implicite de l'omniscience de l'homme, hypothèse qui, manifestement, ne
s'accorde pas avec la réalité. Cette supposition constitue une simplification
pédagogique et analytique comparable à l'hypothèse du vide parfait dans la
théorie de la chute des corps. Aucun économiste ne croit en l'omniscience des
êtres humains et la validité des théories économiques ne repose pas sur la
précision de ces suppositions. La faillibilité des opinions humaines introduit
une complexité dans la théorie, elle ne l'invalide pas.
2. Les controverses sur des problèmes de cet ordre ne cessent pas de réappa-
126 Ruptures et controverses

Bref, les économistes ne croient plus, si ce fût jamais le cas, que dans
les sociétés marchandes, les besoins humains sont limités aux biens maté-
riels et ils ne supposent pas non plus que ceci puisse être vrai d'une autre
société quelconque. Et l'hypothèse de la nature matérialiste des besoins
humains n'est pas non plus un élément nécessaire de la théorie écono-
mique contemporaine.
Le problème que posent ces deux concepts divergents de l'économie —
et de 1' « économique » — porte sur le champ de validité de l'économie
bien que ni Polanyi ni Dalton n'aient formulé la question en ces termes.
En bref, nous pourrions nous demander pourquoi il existe un « besoin
manifeste » d'une définition substantive de l'économie.
Telles qu'elles sont énoncées, les propositions de Stigler ne sous-
entendent ni n'imposent que « les calculs permettant d'économiser les
moyens [...] soient limités à la création, la distribution ou l'usage de biens
matériels » (Dalton, p. 7). C'est pourquoi il peut être question d'écono-
mie de moyens, par exemple dans le cas de l'autorité, du prestige ou des
mérites religieux; « les biens et services » peuvent inclure les services
d'un spécialiste en matière rituelle ou en politique ou en esthétique; bref,

raître chez les économistes. Voir par exemple : Lester (1946), Machlup (1946),
ainsi qu'une série de commentaires et réponses de Lester, Machlup, Stigler et
d'autres dans divers numéros de l'American Economie Review, mars, 1946 sq.
La persistance de cette controverse peut très bien être due à une caractéristique
particulière des propriétés formelles de systèmes déductifs en économie, carac-
téristique qui les distingue de systèmes analogues au sein des sciences naturelles;
cette différence a été signalée par Northrop (1948, p. 107-110,235-254). Norma-
lement, les systèmes déductifs partent de prémisses logiquement arbitraires et
on éprouve la validité du système, prémisses y compris, en vérifiant empirique-
ment les conclusions qui en découlent. En revanche, dans les systèmes déductifs
de l'économie, ce sont les prémisses que l'on suppose valables; si elles le sont,
la validité des conclusions s'ensuit forcément. La difficulté réside non pas tant
dans le renversement de l'ordre normal du raisonnement mais dans le mode de
vérification de la validité des prémisses. Ces prémisses, par leur nature, trouvent
leur vérification dans des données introspectives qui, par définition, sont indé-
montrables. Ceci veut dire que tout comme il n'est pas possible de communiquer
le concept de « bleu », en tant que phénomène visuel, à un aveugle, il n'est pas
non plus possible de démontrer à un sceptique la validité de données intro-
spectives. Lorsqu'on se rend compte que les anthropologues ont souvent été
de grands sceptiques sur ces questions, il est clair que cet état de choses présente
une grande importance dans l'anthropologie économique. Malheureusement,
la conviction de ceux pour lesquels les prémisses sont valables a été si profonde
qu'ils ont eu tendance à ignorer la possibilité de mettre un terme à ces discus-
sions en s'efforçant de vérifier les conclusions découlant de leurs prémisses à
l'aide de données disponibles à tous. Pour ceux que ce problème intéresse, il
convient de relire la discussion qui a opposé Knight et Herskovits (Herskovits,
1952, p. 507-531) en gardant cette position à l'esprit.
Théorie économique et anthropologie économique 127

le champ de l'économie peut englober tous les besoins humains et non


pas les seuls besoins matériels. S'il en est ainsi, l'économie semble être
une science sociale générale traitant de la totalité de la vie sociale.
Cette conclusion met la plupart des spécialistes en sciences sociales
extrêmement mal à l'aise. Elle semble priver les non-économistes de
l'intégrité de leur discipline et imposer aux économistes des responsabi-
lités qu'ils ne sont pas prêts à assumer. D ' u n point de vue pratique, ceci
nous laisse entièrement dans le vague quant à ce que font réellement ou
peuvent faire les économistes.
Ce dernier point suggère qu'il est souhaitable d'avoir une définition
substantive de l'économie. Mais nous devons auparavant remarquer que
les conséquences impérialistes du concept formel sont plus apparentes
que réelles. Dire que l'économie devrait logiquement pouvoir traiter de
l'ensemble des activités sociales n'implique pas qu'elle soit capable
d'expliquer d'une manière satisfaisante toute la vie sociale. On ne peut
en aucune façon soutenir logiquement un tel point de vue.
Mais si un économiste, que l'on considère comme spécialisé dans
l'étude des processus permettant d'économiser les moyens, peut offrir
des enseignements utiles et valables sur l'allocation de l'autorité, il sem-
ble n'y avoir aucune raison pour qu'il n'ait pas le droit de le faire. De la
même façon, si le spécialiste en science politique peut offrir des enseigne-
ments utiles et valables sur le fonctionnement des entreprises commer-
ciales en étudiant la mobilisation, la validation et l'application de l'auto-
rité, il semble également n'y avoir aucune raison pour qu'il n'ait pas le
droit de le faire. Si la notion de recherche interdisciplinaire dans les
sciences sociales a vraiment un sens, ceci veut sans aucun doute dire que
les représentants de deux disciplines ou plus, qui observent les phéno-
mènes de différents points de vue ou emploient des systèmes de référence
différents, joignent leurs efforts pour expliquer ce qu'aucun d'entre eux
n'est en mesure d'expliquer tout seul.
Nous avons déjà cité la définition de Polanyi relative à la conception
substantive de l'économie. Plus loin il dit ceci :
« On peut succinctement [...] définir l'économie empirique comme un pro-
cessus institutionnalisé d'interaction entre l'homme et son environnement qui
aboutit à fournir à l'homme les moyens de satisfaire ses fins matérielles »
(Polanyi, 1953, in Fried, 1959, p. 166).
Dans ces phrases, l'emploi du terme « matériel » soit limite indûment
le champ de validité du concept, soit est absurde. Polanyi définit la
satisfaction des fins comme étant « matérielle » « si elle implique directe-
ment ou indirectement l'emploi de moyens matériels pour satisfaire ces
fins » (ibid.). Selon cette définition, les situations ou activités suivantes
sont des exemples de « moyens de satisfaire des fins matérielles » : les
instruments de musique dans un concert du New York Philharmonie;
128 Ruptures et controverses

les barres de cuivre et les couvertures dans un potlacth chez les Kwakiutl ;
un don de blé au prêtre bouddhique pour mériter les honneurs religieux
en Birmanie; la constitution d'un grand troupeau de bovins pour gagner
du prestige en Afrique orientale; nourrir son enfant, « expression de la
dévotion d'une bonne mère »; les biens enterrés avec le défunt dans les
funérailles du Dahomey; la dot apportée par la fiancée à la famille de son
futur mari dans les cérémonies de mariage du Nord de l'Inde; la viande
donnée par un homme à une femme au cours d'une redistribution chez
les Siriono; les canoë, bracelets, etc., dans les activités de la Kula.
Tout ce que nous venons d'énumérer, et cette liste pourrait s'allonger
presque indéfiniment, signifie que l'emploi du terme « matériel » n'a
aucun sens dans les définitions ci-dessus puisque, fait significatif, on ne
parvient pas à restreindre le champ des phénomènes admis comme
« économiques ».
La conception substantive de Dalton semble plus restrictive puisqu'elle
« porte sur l'allocation de biens matériels qui satisfont [...] des fins »
(p. 5). Ainsi, « l'allocation » d'instruments de musique appartiendrait
au domaine de l'économie substantive mais non leur usage dans un
concert. Plus généralement, ceci sous-entend que l'économie substan-
tive comprend seulement la fabrication, la collecte, le transport, le
stockage ou toute autre manipulation d'objets matériels dont l'objectif
est de les rendre disponibles pour quelque usage que ce soit. Si l'on inter-
prète littéralement cette idée, on exclue du champ de l'économie substan-
tive le domaine tout entier des services : services personnels de tous
genres et de presque toutes les professions. Toutes ces choses font l'objet
de transactions marchandes. Pour ces seules raisons cette interprétation
est trop restrictive.
Si ces définitions de la « substance » de l'économie ne servent à rien,
lesquelles seront utiles?
Il y a longtemps que j'ai renoncé à formuler une définition du champ
réel de l'économie qui soit à la fois précise et brève. Ma meilleure appro-
ximation est la formulation qui sous-entend elle-même une question :
« l'économie est ce que font les économistes ». Une proposition moins
précise mais plus informative énonce que les économistes s'occupent
essentiellement des activités visant à économiser les moyens, en tant que
processus social, ainsi que des organisations, institutions et groupes ayant
des fonctions spécialisées liées à ce processus. Dans la pratique, ceci s'est
traduit par une étude approfondie des institutions marchandes ainsi que
d'autres réalités pour autant qu'elles exercent une influence sur le mar-
ché. Pour obtenir une définition plus précise, il faut renoncer à la
brièveté. Néanmoins, on peut apprécier les nuances de ce qui précède en
parcourant n'importe quel manuel classique d'introduction à l'économie.
Théorie économique et anthropologie économique 129

Il est indispensable de reconnaître le caractère ad hoc de toute défini-


tion de ce genre. En particulier, une définition de ce type ne peut servir de
base à des déductions relatives soit à la nature des systèmes économiques
soit au champ de validité de cette discipline.
L'histoire de n'importe quelle discipline implique un développement
constant de son champ de validité et c'est aux frontières d'une discipline
qu'une définition de ce genre est la moins appropriée. Et tandis que je
préfère considérer l'anthropologie économique comme une sous-disci-
pline de l'anthropologie, on peut tout aussi bien la considérer comme une
sous-discipline de l'économie devant explorer pour elle-même de novo
son propre champ de validité.

La notion de rareté

Le raisonnement de Dalton selon lequel on ne peut appliquer la théorie


économique aux sociétés primitives est en partie axé sur le concept de
rareté.
Le concept de rareté est capital dans l'économie contemporaine car il
est possible, sinon courant, de définir l'économie comme l'étude des
conséquences de la rareté et des efforts sociaux et individuels de l'homme
pour s'adapter au fait de la rareté. Samuelson remarque que « s'il n'y
avait pas de biens économiques, c'est-à-dire de biens relativement rares
[...] il ne serait guère nécessaire d'étudier l'économie ou l'art d'économi-
ser les moyens ' » (1958, p. 17). « La rareté », dans le sens des économistes,
signifie simplement que l'on ne peut librement obtenir des biens, que tous
les biens économiques sont rares par définition.
L'argumentation de Dalton est la suivante :
« Si les besoins matériels de l'homme sont insatiables, la rareté des moyens
permettant de les satisfaire existe par définition [...] Mais ceci ne se produit que
dans une société qui accorde une plus grande valeur aux acquisitions maté-
rielles qu'à d'autres réalisations d'objectifs et dont les structures institution-
nelles forcent ses membres à se conduire en conséquence. [...] Ce n'est pas [...]
ce cas qui donne aux postulats de la rareté et du calcul pour économiser des
moyens un intérêt universel » (p. 5).
Ceci sous-entend qu'il n'existe pas de rareté des moyens qui convien-
nent à la réalisation « d'autres objectifs ». Mais Dalton ne spécifie pas
quels sont ces « autres objectifs à réaliser » qu'il a en tête ni les moyens
qui pourraient leur convenir et il ne cite pas une seule société dans
laquelle les postulats de rareté et des calculs d'économie des moyens sont
hors de propos. On ne peut donc pas porter un jugement sur le fond de
son raisonnement.
Le concept d'utilité marginale de l'économiste précise cette notion de
rareté. Si un « bien » — et le terme est défini de façon à inclure n'importe
130 Ruptures et controverses

quoi, que ce soit concret ou non, pouvant satisfaire un besoin humain —


existe en quantité suffisante pour que son utilité marginale soit égale à
zéro, ce bien peut être considéré comme non rare. Si ce bien existe en
telles quantités sans qu'il y ait de dépense de ressources, il est alors un
« bien libre ». Quant aux biens non libres, leur rareté ou non-rareté
dépend de la disponibilité des ressources nécessaires pour les produire,
de la productivité de ces ressources et des désirs et besoins que reflètent
les tables d'utilité marginale.
De multiples preuves indiquent que les « besoins » de certains biens, en
particulier des biens tangibles de subsistance, ne s'accroissent que dans
des proportions limitées. (D'où la proposition selon laquelle la
« demande » des produits agricoles est inélastique.) Mais on peut facile-
ment démontrer que d'autres besoins peuvent être accrus et élaborés sans
limite. L'épanouissement de la culture qui semble plus ou moins inévita-
blement aller de pair avec l'existence d'une solution fondamentale au
problème de la production de biens alimentaires au sein de n'importe
quelle société constitue le type de démonstration le plus général de cette
proposition.
On peut, pour toute société, déduire le schéma général des besoins et
des désirs, y compris des priorités relatives, en examinant l'allocation des
ressources, bien que cette déduction ne puisse être tirée d'une manière
aussi immédiate qu'on pourrait le supposer. Il suffit d'un examen super-
ficiel d'un certain nombre de ces schémas pour réaliser que parmi les
besoins physiologiques, il y a, dans toutes les sociétés, à la fois des désirs
« matériels » et « non matériels ». Il est également clair que tous les
besoins-désirs se font concurrence dans la mesure où au moins une caté-
gorie de moyens est commune à tous. Cette catégorie est l'énergie
humaine, que l'économiste appelle « la force de travail ».
Ainsi, nous pouvons reformuler le postulat de l'universalité de la
rareté dans les termes suivants : partout les hommes sont confrontés au
fait que leurs aspirations excèdent leurs capacités. En conséquence, ils
doivent partout économiser leurs capacités afin de réaliser leurs aspira-
tions autant que faire se peut.
Malgré cela, il faut bien reconnaître qu'il peut y avoir des sociétés dans
lesquelles la rareté, telle qu'elle est définie ici, n'existe pas. Si de telles
sociétés existent, il ne sera pas nécessaire d'y économiser les moyens,
et une étude de « l'économie » reviendra à étudier la technologie ainsi
que ce que nous pourrions appeler la sociologie de la production.
Théorie économique et anthropologie économique 131

Marchés et places de marchés

A propos des marchés, Dalton fait deux commentaires qui exigent une
explication. Le premier porte sur le caractère « matérialiste » de « l'écono-
mique » et l'autre concerne les marchés eux-mêmes.
Le premier commentaire de Dalton est le suivant : « Ce qu'il convient
de souligner est que c'est l'organisation marchande qui oblige les partici-
pants à rechercher le gain matériel : chacun doit vendre quelque chose
ayant une valeur marchande afin d'acquérir les moyens matériels
d'existence » (p. 2).
L'organisation marchande est une organisation d'un type particulier
dont le but est de faciliter un genre particulier d'interaction sociale, à
savoir l'échange de biens et services. En tant que telle, elle n'exige rien
d'autre que le respect de ses lois et conventions. Selon l'une des conven-
tions appliquées dans la plupart des marchés (mais non pas tous), les tran-
sactions doivent être effectuées sur la base d'un moyen quelconque
d'échange (la monnaie). Ceci signifie que quiconque désirant mettre
quelque chose en vente sur le marché, que ce soit un quintal de blé, une
année de service en tant que professeur à l'université ou un manuscrit
doit s'attendre à recevoir de la monnaie en échange. De la même façon,
si l'on désire acheter quelque chose on doit s'attendre à donner de la
monnaie à cet effet, que ce soit pour une place de concert, une douzaine
d'œufs ou une séance chez un psychanalyste. Il est également vrai et
inhérent à la nature de l'organisation marchande que la principale ou
seule manière dont la majorité des gens peuvent avoir l'argent nécessaire
pour acheter des objets consiste d'abord à vendre quelque chose. Les
seules autres façons d'obtenir de l'argent sont de le recevoir en cadeau
ou en prêt, cette dernière équivalant à forcer les choses, ou bien de le
voler.
Il est regrettable que le revenu monétaire en soit venu trop facilement
à être considéré comme un « gain matériel », sans tenir compte de la façon
dont il est dépensé.
Le second commentaire de Dalton sur les marchés touche à leur nature.
En essayant de démontrer que certains mécanismes, similaires en appa-
rence et se produisant aussi bien dans la société occidentale que primitive,
sont en fait différents, Dalton remarque : « [...] en anthropologie écono-
mique, le terme de ' marché ' est toujours utilisé pour signifier ' place de
marché ' — lieu réel où les biens changent de mains par l'achat et la
vente. [...] Dans l'économie occidentale, le terme de marché s'applique
non seulement à des places de marché spécifiques [...] mais aussi aux
forces économiques diffuses de l'échange marchand » (p. 14).
La première partie de la remarque précédente est exacte mais la
132 Ruptures et controverses

seconde est assez mal exprimée. Nombreux sont les manuels d'économie
qui ne réussissent pas à donner une définition précise du terme de « mar-
ché ». Ceux qui y réussissent soulignent d'une manière ou d'une autre
son aspect international. En voici quelques définitions : « Un marché est
généralement défini comme un groupe d'acheteurs et de vendeurs échan-
geant activement des marchandises plus ou moins homogènes » (Evans,
1950, p. 245). Ou, « ' le marché \ dans son sens ordinaire, est un ensemble
de pressions exercées par des acheteurs ou vendeurs réels ou potentiels
sur un ensemble de transactions liées les unes aux autres» (Harriss, 1953,
p. 36-37). Il est évident qu'on doit faire une distinction entre le « marché »
tel qu'il est défini ci-dessus et la « place de marché ». On pourrait même
parler de marché « confiné à une place » ou « sans place déterminée ».
Dans le premier cas, les acheteurs et les vendeurs doivent être physique-
ment présents en un lieu particulier pour « exercer une pression » sur le
prix. Dans le second cas cette nécessité ne s'impose pas, bien qu'il puisse
exister une place de marché où ont lieu toutes, ou presque toutes les tran-
sactions. A quelques exceptions près, les marchés des États-Unis n'ont
pas de « place déterminée ».
Dalton semble déduire, du point de vue anthropologique, que tous les
marchés « primitifs» sont «confinés à une place ». Bien que peu d'anthro-
pologues aient considéré les marchés en gardant cette distinction à l'es-
prit, il est évident que beaucoup de marchés « primitifs » ne sont pas
« confinés à une place » et je crois qu'un grand nombre de ceux qui
semblent l'être, ne le sont pas en réalité.
Ceci peut être illustré par trois exemples :
1) Les marchés existant à et autour de Panajachel, au Guatemala.
Tax a beaucoup de difficulté à démontrer comment et dans quelle mesure
les Indiens de Panajachel se tiennent au courant des variations de prix
dans et autour de leur village et agissent en conséquence (Tax, 1953,
p. 13-19).
2) Les marchés de produits au détail et en gros autour de Abomey au
Dahomey. Les femmes savent ce qu'il faut payer dans différentes fermes
produisant en gros et les agriculteurs, à leur tour, se tiennent au courant
des prix de détail du marché et agissent en conséquence (Herskovits,
1938,1, p. 56-62).
3) Le « marché » de bracelets et colliers du cycle de la Kula. Bien que
toute transaction particulière constitue un marchandage bilatéral entre
partenaires commerciaux, chacun a une série d'options à l'esprit ainsi
qu'une connaissance approfondie de l'histoire des transactions passées
pour chaque article (Malinowski, 1922, passim).
Théorie économique et anthropologie économique 133

A propos des économistes et des anthropologues


Dalton déclare que « [...] la différence existant dans l'organisation et les
processus économiques [des systèmes économiques primitif et occiden-
tal] est plus importante que les ressemblances surtout en ce qui concerne
les questions présentant de l'intérêt pour l'anthropologue » (p. 10). Puis,
après avoir assez longuement discuté des sphères d'intérêt de l'anthro-
pologue, Dalton résume sa pensée en faisant observer que « les écono-
mistes ne s'occupent pas de la technologie, des institutions sociales ou de
l'environnement physique » (p. 11). ce qui, en revanche, n'est pas le cas
des anthropologues qui, non seulement s'intéressent à ces domaines, mais
à beaucoup d'autres encore. Dalton poursuit en commentant ce qu'il
vient de dire : « La technologie, l'environnement physique et les institu-
tions sociales ne présentent de l'intérêt que dans des cas particuliers :
lorsqu'ils affectent les variables économiques qu'étudie l'économiste »
(p. 11). Et, « lorsqu'en de rares occasions l'économiste examine la
parenté, la religion ou le gouvernement, c'est dans un but très précis :
quand ces facteurs ont une grand influence sur les quantités écono-
miques » (p. 11).
Ces arguments méritent quelques commentaires.
1) Il ne devrait rien y avoir de surprenant à découvrir que les écono-
mistes et les anthropologues ont des intérêts divergents.
2) S'il y a une différence dans les sphères d'intérêt des économistes et
des anthropologues économistes, qui font partie du groupe des anthropo-
logues, elle est due au fait que l'économiste se concentre sur la société
occidentale et l'anthropologue économiste sur la société non occidentale.
Tous deux sont, par définition, supposés s'intéresser aux structures et au
fonctionnement de systèmes économiques.
3) Il n'y a rien de surprenant à ce que les économistes ne s'intéressent
à la technologie, les institutions sociales et l'environnement physique —
ou à tout autre sujet — que dans la mesure où ces domaines constituent des
variables importantes du procès économique. Il est courant dans la
pratique scientifique de ne tenir compte que des variables supposées avoir
un rapport avec le sujet que l'on étudie. L'anthropologue économiste
est — ou devrait être — soumis aux mêmes règles. Le fait qu'il le devrait
est parfois moins évident pour les deux raisons suivantes : à) les spécia-
listes d'anthropologie économique s'occupent toujours en même temps
d'anthropologie générale; b) dans la perspective de l'anthropologie
générale, ils s'intéressent aux rapports existant entre les systèmes écono-
miques et les autres sous-systèmes appartenant à l'ensemble du système
socio-culturel, intérêt que partagent peu d'économistes.
134 Ruptures et controverses

4) S'il existe une différence entre économiste et anthropologue écono-


miste, elle réside dans le fait que les économistes sont prêts (peut-être
même trop) à supposer que les variables non « économiques » sont sans
intérêt tandis que les anthropologues économistes sont prêts (peut-être
même trop) à supposer que pratiquement toute chose a de l'importance.

Pour conclure sur Dalton

On pourrait ajouter plusieurs commentaires généraux et un certain


nombre de critiques plus spécifiques à propos de l'article de Dalton et des
perspectives qui s'en dégagent. D'une manière générale, tout en souli-
gnant à juste titre qu'il est dangereux de permettre à des ressemblances
superficielles de masquer des différences fondamentales, Dalton commet
ce que je considère comme une erreur plus grave encore : celle de per-
mettre que des différences superficielles masquent des ressemblances
fondamentales.

VERS UNE NOUVELLE APPROCHE DE L'ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE

Nous avons essayé plus haut de démontrer qu'une approche évolution-


niste de l'anthropologie économique était désormais possible. Raymond
Firth en a esquissé les objectifs dans les termes suivants :
« Ce qui est requis de l'économie primitive est que l'analyse des matériaux
provenant des communautés non civilisées soit menée de telle sorte que ces
matériaux soient directement comparables avec ceux des communautés
modernes, assortissant hypothèse avec hypothèse et permettant ainsi de cons-
truire des généralisations qui subsumeront les phénomènes à la fois des commu-
nautés civilisées et non civilisées, connaissant les prix ou les ignorant, sous un
corps de principes relatif au comportement humain qui sera vraiment univer-
sel » (1939, p. 29).
Pour réaliser un tel objectif, il ne suffit pas d'appliquer des concepts
conventionnels à des situations non conventionnelles. Ce qu'il faut, au
contraire, c'est chercher la théorie générale de la structure et des procès
économiques dont la théorie économique contemporaine n'est qu'un
simple cas particulier.
Pour l'heure, on ne peut que postuler ,1'existence d'une telle théorie
générale. Mais on a de bonnes raisons de le faire. Tout en constituant un
dossier sur la diversité de l'expérience humaine, la littérature ethnogra-
phique démontre également l'existence de problèmes proprement
humains résolus de manières proprement humaines. S'il n'en était pas
ainsi, l'anthropologie scientifique ne pourrait exister comme discipline
de portée générale.
Théorie économique et anthropologie économique 135

Si une telle théorie générale existe, elle doit être sous-jacente et impli-
cite dans chaque cas particulier. Par voie de conséquence, pour découvrir
une telle théorie, on peut et on devrait partir d'un cas particulier existant.
Mais il convient de reconnaître que : 1° le cas général peut être profondé-
ment enfoui sous les détails du cas particulier; 2° toute tentative de for-
muler une théorie générale en se fondant uniquement sur un simple cas
particulier doit rester suspecte jusqu'à ce qu'elle soit vérifiée par d'autres
données. En fait, une telle vérification doit accompagner la formulation
du cas général. Enfin, la formulation de ce cas général devra : 1° aider à
énoncer un grand nombre de cas particuliers qui devront être définis de
façon à couvrir les diverses économies existant dans le monde réel, et
2° permettre d'opérer des comparaisons contrôlées et systématiques entre
tous les cas particuliers, y compris celui de l'économie marchande occi-
dentale.
Il serait prématuré de tenter, ne serait-ce qu'une esquisse de cette théo-
rie générale du processus économique. Ce qui suit a pour but d'exposer
ce qui me paraît être une approche prometteuse du problème que repré-
sente la formulation d'une telle théorie générale3. Certaines des bases de
cette approche ont déjà été indiquées dans la discussion de l'article de
Dalton. Pour apporter plus de clarté et de logique au raisonnement qui va
suivre, nous en répéterons les points principaux et les propositions clés
seront en italiques.

Quelques concepts et définitions de base


Uéconomie est l'étude de l'art d'économiser des moyens.
Économiser, c'est allouer des moyens rares à des fins alternatives.
Cette proposition contient une redondance dont la nature est expliquée
par la proposition suivante.
Les ressources faisant l'objet d'une allocation sont rares par définition;
les ressources ne sont pas rares si elles existent dans une abondance telle
qu'elles n'imposent pas d'allocation.
Ce qui constitue une définition opérationnelle convenable de « faisant

3. L'approche présentée ici a été développée pour guider une étude explora-
toire des systèmes économiques non industriels. Pour une grande part, l'objet
de cette étude est de clarifier les problèmes conceptuels et théoriques qui se
posent dans l'analyse de ces systèmes. Cette étude est le résultat de travaux anté-
rieurs effectués au Research Training Fellow of the Social Science Research
Council (voir LeClair, 1953). Elle a été subventionnée par le Committee on
Economie Growth du Social Science Research Council. Je désire exprimer toute
ma gratitude pour cette aide financière qui m'a permis d'effectuer cette
recherche. J'aimerais également vivement remercier Melville J. Herskovits
pour son soutien indéfectible et ses précieux encouragements.
136 Ruptures et controverses

l'objet d'une allocation » variera d'une circonstance à l'autre. Nous


n'essaierons pas ici d'étudier les diverses possibilités.
Les « besoins » sont définis comme toute chose dont l'homme peut éprou-
ver le besoin ou le désir.
Les « fins » auxquelles les ressources peuvent être allouées sont définies
comme la satisfaction des divers besoins que l'homme peut éprouver.
Unefinne constitue une alternative par rapport à une autre qu'en relation
avec les ressources pouvant être utilisées pour satisfaire ces fins; ce sont des
alternatives lorsqu'une ou plusieurs des ressources pouvant être employées
pour satisfaire l'une de ces fins peut également satisfaire l'autre.
Il convient de faire remarquer que la ressource humaine fondamentale
est l'énergie humaine.
Il est difficilement imaginable qu'un besoin humain puisse être satisfait
sans une dépense d'énergie humaine. Cependant, ceci ne justifie pas
l'hypothèse — bien que cela permette de l'anticiper — selon laquelle il
n'est de situation humaine où quelque nécessité d'économiser des moyens
ne se fasse sentir.
Les « biens » ou les « biens et services » comprennent toute chose (et non
pas seulement n'importe quelle chose) pouvant servir à satisfaire un besoin
humain. Ces « biens » peuvent être tangibles ou non.
La « production » est toute activité utilisant des ressources dans le but
de créer ou de fournir des biens ou les rendre disponibles là où cette activité
constitue une condition nécessaire ou souhaitable à leur existence. La pro-
duction inclut toute et n'importe quelle activité dont tel est le but ou le
résultat.
Les biens ont été définis d'abord et la production a été définie en termes
de biens. Ceci n'implique pas que l'on définisse de façon circulaire les
biens par rapport à la production. Ceci devient nécessaire et utile lors-
qu'il s'agit d'expliquer que certaines choses produites ne sont pas utilisées
directement pour satisfaire les besoins humains. Ou plutôt, elles sont
utilisées comme appoint à l'activité de la production. D'où l'on en déduit
nécessairement :
Les « biens » qui ne sont pas utilisés directement pour satisfaire les besoins
humains mais servent d'appoint à l'activité de la production seront appelés
« biens capitaux » 4.
Les biens capitaux ne peuvent être définis d'après les propriétés des
biens eux-mêmes mais plutôt d'après la manière dont on s'en sert. Un
objet donné peut parfois être utilisé comme bien capital et peut parfois
être employé directement pour satisfaire un besoin humain.

4. En général, « les biens capitaux » ne sont pas définis de cette façon, bien
que cette définition ne contredise pas les formulations plus courantes.
Théorie économique et anthropologie économique 137

La « consommation » est Vutilisation directe d'un bien pour la satisfac-


tion des besoins humains.
La consommation est également une activité.
Dans certaines circonstances, les activités de consommation peuvent
être inséparables des activités de production. Ainsi, pour citer un exemple
trivial, celui qui ramasse des fraises et les mange au fur et à mesure a une
double activité : celle de produire et celle de consommer. Il est plus aisé
de comprendre la distinction conceptuelle que d'essayer de discerner la
partie de l'activité constituant la production à proprement parler de celle
constituant la consommation à proprement parler. Un exemple légère-
ment différent et un peu moins trivial est celui de l'exécution publique
d'une symphonie par un orchestre. Ici, l'activité de production est tout à
fait distincte de l'activité de consommation qui lui est associée mais
toutes deux doivent obligatoirement avoir lieu simultanément.
On pourrait avancer d'autres propositions qui ne feraient que renforcer
ou clarifier les précédentes. On pourrait en dire beaucoup plus pour
expliquer ou démontrer l'importance pratique ou opérationnelle de ces
concepts. Mais tournons-nous vers un autre aspect du problème.

L'art d'économiser les moyens en tant que procès social


Toutes les propositions énoncées jusqu'ici seraient applicables à l'ermite
favori des économistes, Robinson Crusoé. Néanmoins, c'est là un mode
de vie exceptionnel et bien qu'il puisse être souhaitable, de temps en
temps, d'étudier l'art d'économiser les moyens dans le cas d'un individu,
nous nous occupons plutôt de cette question lorsqu'elle implique un
groupe d'individus. Pour le moment du moins, nous ne considérons cette
activité en tant que procès « social » que dans la mesure où elle peut sous-
entendre une interaction humaine de n'importe quelle sorte. Nous ver-
rons tout d'abord qu'en fait, l'art d'économiser les moyens peut être un
procès social dans un sens beaucoup plus fondamental.
On a coutume de parler de « systèmes économiques ». Conformément
aux définitions précédentes, de tels systèmes ont pour fonction de créer
des procédures destinées à résoudre les problèmes d'économie des
moyens qui sont de nature sociale, du moins au sens précédent. L'ap-
proche choisie pour étudier les systèmes économiques résulte de la consi-
dération de deux questions : 1° qu'est-ce qu'implique l'idée que nous
avons à faire à un système économique? 2° quelles sont les fonctions pré-
cises d'un système économique 6 .

5. Des parties de ce qui suit sont tirées de LeClair, 1959 et 1960. Pour avoir
participé au Workshop in Economie Anthropology (voir Current Anthropology,
1960, p. 149-150), j'ai modifié certaines de mes positions, sans que les autres
138 Ruptures et controverses

Lorsqu'on dit que toute société a un système économique, ceci sous-


entend que les organisations, institutions, pratiques et croyances qui se
rapportent aux procès économiques constituent un peu plus qu'un
agrégat non structuré. Supposer qu'il existe un système équivaut à sup-
poser d'abord qu'un certain nombre d'entités identifiables ont un lien
structurel entre elles. S'il s'agit d'un système dynamique ou opérationnel,
ceci sous-entend également que les parties interagissent de façon dyna-
mique pour donner un résultat « systémique ». Pour comprendre un
système dynamique, il faut comprendre l'articulation structurelle des
composantes du système; il faut également comprendre comment les
divers événements qui composent le procès dynamique s'articulent pour
produire le résultat systématique.
Des propositions précédentes il s'ensuit que la fonction générale d'un
système économique consiste à fournir un mécanisme ordonné pour pou-
voir « économiser socialement » les moyens. Il conviendrait maintenant
de savoir si cette fonction générale peut être résolue en une série de fonc-
tions spécifiques interdépendantes, afin de découvrir quels problèmes
spécifiques d'épargne sociale de moyens existent. Tandis que les vues des
économistes divergent en ce qui concerne les fonctions spécifiques des
systèmes économiques, ils partagent généralement la même opinion sur
trois d'entre elles qui pourront servir de base à notre discussion. Ces trois
fonctions sont les suivantes6 :
1) Déterminer quels biens doivent être produits et en quelles quantités.
C'est le problème de la composition du produit social.
2) Déterminer comment ces biens seront produits en ce qui concerne
les proportions relatives des « facteurs de production » (terre, main-
d'œuvre et capital). C'est le problème des proportions des facteurs.

participants n'en soient en rien responsables. Je leur dois au contraire beaucoup


ainsi qu'aux organisateurs de ce groupe de travail. L'article révisé entraîna
de nombreuses discussions qui furent très utiles. Je pense tout particulièrement
aux longues discussions de recherche avec Harold K. Schneider et Lilo Stern.
6. Fait caractéristique, les économistes ont généralement considéré ce pro-
blème pour des raisons pédagogiques plutôt qu'analytiques. Par voie de consé-
quence, le problème n'a pas reçu l'attention soutenue qu'il méritait. Ce serait
peut-être aux anthropologues économistes de le résoudre.
La liste présentée ici est celle de Samuelson (1958, p. 16). Pour des listes
quelque peu différentes et plus complètes, voir Harris (1959, p. 6-8) et Frank
(s. d., p. 1-2).
Beals et Hoijer (1959, p. 16) discutent de trois « problèmes d'économie »
qui ont une ressemblance étroite mais superficielle avec les trois « fonctions »
énoncées ici. Ayant pour notre part défini l'économie comme l'étude de l'écono-
mie des moyens, les problèmes de Beals et Hoijer ne sont pas strictement équiva-
lents à nos fonctions.
Théorie économique et anthropologie économique 139

3) Déterminer comment le produit total des biens et services sera


partagé entre les membres de la société. C'est le problème de la distribu-
tion du produit7.
Une fois définies les fonctions d'un système dynamique, il devient
possible de formuler des énoncés utiles sur les objectifs spécifiques de
toute analyse que l'on se propose de faire. Dans ce cas, il est clair que le
résultat systématique s'énoncerait sous forme d'énoncés concernant
l'identité et les quantités de biens produits, la manière dont ils sont
produits et distribués parmi les membres de la société; en d'autres
termes, quel est le « revenu » de chaque individu. Ces énoncés peuvent
partir de toutes sortes de points de vue, d'ailleurs presque tous complé-
mentaires. Dans le cadre du présent article, il ne nous est néanmoins pas
possible d'approfondir cette question.

Les composantes d'un système économique

Les composantes d'un système économique sont les individus ou groupes


d'individus, lorsque de tels groupes existent avec une certaine organisa-
tion. Ces composantes entrent dans deux catégories bien définies : les
unités de production d'une part et les unités de consommation ou de
mise en commun des revenus de l'autre.
Une « unité de production » est tout individu ou groupe d'individus qui est
engagé ou est organisé pour pouvoir s'engager dans une activité productive.
Une unité de production peut consister en un seul individu ou en mil-
liers d'individus liés entre eux par une organisation compliquée, comme
par exemple dans le cas des grandes « corporations » au sens américain
du terme. Outre par leur taille, les unités de production peuvent égale-
ment différer sur les points suivants : critères de recrutement de leurs
membres selon que les fonctions de l'unité de production sont générales
ou spécialisées, selon que l'unité de production assume d'autres fonctions
que des fonctions productives, selon son degré de permanence et son
organisation interne 8 . Le terme « unité de production » utilisé ici équi-
vaut grosso modo au terme « firme commerciale » de l'économiste. Pour
être plus précis, une « firme commerciale » est une forme institutionnelle
particulière que peut prendre une unité de production. Tandis que les

7. Les termes en italique sont ceux dont on se sert par convention en écono-
mie. II faut bien garder à l'esprit que le terme de « distribution » est utilisé ici,
et dans ce contexte, strictement au sens de partage ou d'allocation. Les anthro-
pologues ont trop souvent tendance à l'employer dans le sens d'échange mar-
chand et ont eu tendance à ignorer l'autre signification.
8. Pour une discussion de ces variables ainsi qu'une étude stimulante de
certains problèmes connexes, voir Udy (1959).
140 Ruptures et controverses

unités de production peuvent comporter d'énormes différences en ce qui


concerne un certain nombre de variables, les différences existant entre ces
unités, dans un système particulier donné, peuvent être réduites à un
nombre beaucoup plus restreint de variables et être confinées à l'intérieur
de limites beaucoup plus étroites. Nous pouvons donc espérer trouver un
schème culturel dans les formes que revêtent les unités de production et
dans le domaine où elles s'exercent.
Une « unité de consommation » (unité de mise en commun des revenus)
est tout individu ou groupe d'individus qui met ses revenus en commun pour
la consommation, et partage ces revenus entre les membres du groupe sans
tenir compte des questions de production.
Les expressions « unité de consommation » et « unité de mise en com-
mun des revenus » ont le même sens et sont à peu près équivalentes au
terme « unité domestique » tel que l'emploie l'économiste. Les termes
utilisés ici sont cependant plus descriptifs.
La parenté semble être la base universelle à partir de laquelle s'établis-
sent les unités de consommation et effectivement, ces unités sont généra-
lement identiques aux unités familiales telles qu'elles sont définies dans
la société donnée. Ainsi, les unités de consommation semblent toujours
consister en familles nucléaires monogames ou polygames ou en familles
indivises de type consanguin ou conjugal. Cette situation de base peut
avoir de multiples variantes. Tout d'abord, dans une unité comportant
un grand nombre de membres, la mise en commun du revenu peut être
incomplète si bien que cette unité sera considérée comme un ensemble de
sous-unités plus ou moins étroitement liées entre elles. Ensuite, les
revenus peuvent être régulièrement répartis entre ou parmi les unités
lorsqu'une occasion l'exige. Enfin, il peut advenir dans de nombreuses
sociétés que pour des raisons culturelles ou par suite de caractéristiques
inhérentes à une situation donnée, le revenu soit consommé en commu-
nauté. On constatera néanmoins, que ce ne sont là que des variantes d'un
même thème.
Si les composantes d'un système économique se divisent en deux caté-
gories, l'articulation structurelle du système comprend trois catégories
de relations : 1° les relations entre ou au sein des unités de consomma-
tion ; 2° les relations entre ou au sein des unités de production, et 3° les
relations entre unités de consommation et unités de production. Je ne
pense pas que ces relations puissent être décrites en termes purement
structurels. Autrement dit, il ne paraît pas possible de décrire la structure
d'un système économique sans ajouter certains commentaires implicites
ou explicites sur les procès sociaux qui y sont associés. Les unités elles-
mêmes sont définies d'après certains procès, Tournons-nous donc vers
les procès économiques.
Théorie économique et anthropologie économique 141

Les procès d'un système économique

Le procès économique implique trois moments (events) : la production,


le transfert et l'usage.
Un « moment de production » est un acte ou une série d'actes dont le
résultat réel ou voulu consiste à produire des biens ou services prêts à être
utilisés.
Les expressions « moment de production » et « production » ne sont
pas tout à fait synonymes. Un moment de production peut consister en
une seule action ou une série d'actions qui sont productives en intention.
La production d'un bien utilisable peut consister en un seul moment de
production ou en une série de moments. En général, un moment de pro-
duction sera considéré comme « achevé » quand le « produit » prendra
sa forme finale ou quand une forme intermédiaire fera l'objet d'un trans-
fert (voir plus bas).
Le terme « voulu » a pour but de souligner le fait que le moment de
production peut avorter. Un chasseur qui revient bredouille doit néan-
moins être considéré comme ayant été engagé dans une activité produc-
tive. Naturellement, il peut être nécessaire de distinguer entre les moments
de production qui aboutissent au résultat voulu et ceux qui n'y aboutis-
sent pas. Le rapport existant entre les deux peut constituer une donnée
importante de n'importe quel système.
Le « moment de l'usage » est l'usage d'un bien ou service. Ce peut être un
« moment de consommation » (usage des biens pour satisfaire directement
les besoins humains) ou « moment de consommation d'un capital » (utilisa-
tion de biens à des fins productives).
Les moments de production et de consommation du capital ont lieu
dans des unités de production ou sont effectués par elles; les moments
de consommation ont lieu dans des unités de consommation ou sont
effectués par elles.
Quelques commentaires sont nécessaires avant de pouvoir définir
convenablement les moments de transfert. La notion du transfert repose
sur l'existence de droits — ou d'un contrôle — sur les biens ou services
utilisables. Ces droits apparaissent presque toujours lorsqu'à lieu la
production. On peut les définir de diverses façons, on peut les circonscrire,
les conditionner, les limiter ou les modifier par la tradition, les conven-
tions ou les circonstances, mais à ma connaissance, il n'y a pas de société
dans laquelle ils ne se manifestent pas couramment et ne sont pas cou-
ramment reconnus.
Le « moment de transfert » fait passer le contrôle ou les droits sur un
bien économique d'un individu à un autre ou d'un groupe à un autre.
Les moments de transfert incluent des actions comme le don, l'octroi,
142 Ruptures et controverses

l'emprunt, le prêt, l'achat, le troc, l'échange, le vol 9 et l'appropriation.


Ce sont ces moments qui créent les liens existant entre et parmi les unités
dans la structure d'un système économique.

Structure d'un système économique


En supposant qu'il soit possible de mettre au point des dispositifs symbo-
liques-schématiques pour décrire la structure d'un système économique,
on pourrait construire deux types de modèles pour n'importe quel sys-
tème. Avec les modèles descriptifs, on essaie d'identifier les unités spéci-
fiques existantes ainsi que de décrire les liens structurels qui les unissent.
Si l'on développait ces modèles afin de pouvoir tenir compte d'événe-
ments réels qui se produisent pendant un certain laps de temps, autrement
dit, si l'on décrivait le fonctionnement dynamique du système, on obtien-
drait un diagramme sociométrique hautement spécialisé. Avec les
modèles analytiques abstraits constituant le second type, on s'efforce
d'exprimer les propriétés fondamentales du système. On pourrait égale-
ment élargir ce modèle pour tenir compte des procès dynamiques qu'il
implique. Dans tous les cas, on pourrait décrire l'articulation structurelle
du système à un niveau d'abstraction convenable, d'après les unités de
production et leur structure interne, d'après les unités de consommation
et leur structure interne et d'après les types de moments de transfert qui
relient ces unités.

Le résultat du système et ses éléments déterminants


Un système économique et ses procès ne constituent pas un isolât bien
que nous l'ayons jusqu'ici considéré comme tel. La structure d'un sys-
tème, les formes caractéristiques de ses composantes et la nature spéci-
fique des procès qui y sont associés seront déterminées ou influencées par
toute une série de variables relatives à l'environnement, la culture et la
société. La meilleure manière d'expliquer les rapports impliqués consiste
à étudier comment le résultat du système des trois fonctions peut être
influencé par toutes ces variables.

Composition du produit social : l'environnement naturel peut influencer


ce que l'on produit de toutes sortes de manières. Plus précisément,
l'environnement contient en lui un ensemble de possibilités et de limites.
Pour parler plus simplement, par la présence ou l'absence de certaines
9. Le vol appartient à cette liste car s'il est réussi, il constitue de facto un
transfert de contrôle, même si de jure on ne peut vraisemblablement transférer
des biens de cette manière.
Théorie économique et anthropologie économique 143

« matières premières » ou caractéristiques naturelles, l'environnement


permet ou non de produire certains biens. Les Indiens des Plaines ne
pouvaient fonder leur subsistance sur la pêche au saumon ni les tribus de
la côte Nord-Ouest des États-Unis sur la chasse au bison. Pour les
mêmes raisons, l'environnement peut imposer des contraintes : l'Esqui-
mau ne pourrait survivre sans produire des biens lui permettant de se
protéger contre le froid.
Ces possibilités, limites et contraintes ne sont pas absolues et ne cons-
tituent pas des variables strictement indépendantes entre elles. Quand il
existe deux matières premières, on peut produire quelque chose qui ne
serait pas possible si l'une ou l'autre manquait. Et la sphère de la culture
que l'on appelle «technologie» joue visiblement un rôle important dans
cette transformation de possibilités en réalités. On ne peut fabriquer
d'ustensiles en terre cuite sans des argiles appropriées mais leur existence
ne garantit pas nécessairement que l'on fabriquera des ustensiles avec.
Un exemple qui illustre bien l'importance de tels facteurs est la décou-
verte du cheval par les Indiens des Plaines. Grâce aux chevaux, ils ont
été en mesure d'exploiter, d'une manière tout à fait nouvelle, la ressource
que constituait le bison (qui pourtant avait toujours existé dans ces
régions). Et naturellement, toute l'histoire de l'humanité n'est que le
récit du développement des techniques visant à exploiter de mieux en
mieux les potentialités offertes par l'environnement10.
L'existence de certaines « possibilités de production » découle de la
combinaison ou de l'interaction de ces deux variables. Pour tout champ
donné de possibilités de production, les biens produits seront influencés
par les « préférences du consommateur » : c'est-à-dire la somme des
besoins et l'intensité relative des désirs-besoins de diverses choses. S'il
est vrai que des différences idiosyncratiques concernant les préférences
existent partout, il est également vrai que les préférences du consomma-
teur obéissent à des schèmes culturels. En outre, la gamme de ces préfé-
rences doit être limitée par l'expérience qui dépend elle-même des pos-
sibilités offertes. Enfin, bien que dans de nombreux cas les choix soient
très sévèrement limités, rares — sinon inexistants — sont les cas qui
n'offrent pas la possibilité de faire un choix.

10. Bien qu'ayant jusqu'ici été appliquée à un petit nombre de matériaux


seulement, l'approche « ethno-ecologique » conçue pour l'étude de l'agriculture
sur brûlis semble devoir beaucoup apporter à l'étude des conséquences de
l'interaction de la technologie et de l'environnement. A mon sens, cette approche
peut être utilement adaptée à des cas de production différents de l'agriculture
sur brûlis. Pour un commentaire succinct de cette approche, voir Conklin
(1961). Je dois beaucoup à Anthony Leeds pour avoir été le premier à attirer
mon attention sur cette approche et pour m'avoir communiqué les résultats
de ses travaux avant leur publication (voir Leeds, 1961).
144 Ruptures et controverses

Il convient de mentionner un autre élément déterminant de la compo-


sition du produit social : le système économique lui-même. Dans la
mesure ou le système constitue ou offre un mécanisme permettant de
convertir les préférences du consommateur en décisions de production,
il peut influencer le résultat du procès. Les systèmes économiques n'ont
pas tous cette capacité; les systèmes marchands l'ont et d'autres peuvent
éventuellement l'avoir. Ceci veut dire que pour tout ensemble donné de
possibilités de production et pour tout ensemble donné de préférences
du consommateur, un changement dans le système entraîne un chan-
gement dans la composition du produit social.
Ainsi, la composition du produit social peut dépendre de quatre classes
de variables : 1° les possibilités, limites et contraintes de l'environne-
ment; 2° les possibilités technologiques; 3° les préférences des consom-
mateurs; 4° le système économique lui-même. Ces variables sont elles-
mêmes interdépendantes jusqu'à un certain degré et, naturellement, les
variables spécifiques qui s'appliquent à un cas particulier donné peuvent
être très différentes de celles qui s'appliquent à un autre cas.

Proportions des facteurs : ce problème tel qu'il est défini par les économis-
tes suppose qu'il existe des possibilités alternatives connues dans le
déroulement des opérations de production. Discuter ici de ce problème
nous mènerait trop loin, mais j'aimerais seulement faire observer que
les variables relatives à l'environnement et à la technologie — et dans
certains cas, également au système — peuvent aider à résoudre ce pro-
blème. En outre, les préférences qui ressemblent fort à des besoins et
concernent ce qui est considéré comme une activité désirable ou non,
peuvent également finir par être importantes. Comme auparavant, les
variables spécifiques et leur importance relative ainsi que leur interrela-
tion fonctionnelle varieront d'un cas à l'autre.

Distribution du produit : si et seulement si chaque membre d'une société


était productif et entièrement autonome dans la satisfaction de ses
besoins, le problème delà distribution du produit n'existerait pas. Comme
toute société viable doit comporter des membres improductifs — même
si ce ne sont que les enfants et les nouveau-nés — il s'agit d'un problème
universel, et il est le seul des trois dont on puisse affirmer a priori l'uni-
versalité. Dans la pratique, le partage existe partout parce que la produc-
tivité différentielle des membres d'une société est également un fait
universel.
En étudiant le problème du partage de l'ensemble du produit, on doit
distinguer entre le « système » de distribution et le schème de distribution.
Le système de distribution consiste dans les méthodes et dispositifs au
Théorie économique et anthropologie économique 145

moyen desquels on détermine la part à attribuer à chaque individu et


peut-être également au moyen desquels cette part est placée sous son
contrôle. Le modèle de distribution est le résultat de cette attribution et
il peut l'exprimer sous la forme des listes et des quantités de biens qui
vont aux différents individus ou groupes d'individus. Le système de
distribution peut être déterminé ou indéterminé. Un système déterminé
est celui dans lequel on pourrait, si le système était connu, et si les quan-
tités totales de tous les types de biens étaient connues, prédire le schème
de distribution avec une grande précision; un système indéterminé est
un système qui ne permet pas, peut-être parce qu'on donne aux individus
des options sur ce qu'ils feront des biens, de prédire le schème de distri-
bution avec précision, bien qu'il puisse être possible de le prédire à
l'intérieur de certaines marges d'erreur déterminées. En d'autres termes,
il est peut-être possible de prédire qu'un individu particulier aura telle
quantité d'un bien et pas plus ou telle quantité d'un bien et pas moins
sans pouvoir déterminer quelle quantité il aura entre ces limites jusqu'à
ce que la distribution soit achevée. Un système peut être déterminé par
rapport à certains biens à distribuer et indéterminé par rapport à
d'autres.
Le système de distribution consiste dans l'ensemble des prétentions
socialement admises qu'ont les membres d'une société sur le produit
total ou une partie quelconque de la production, et consiste en même
temps dans toutes les actions que doit entreprendre l'individu pour jus-
tifier ces prétentions. La description complète du système consiste en
la liste de toutes ces revendications et de tout ce qui est nécessaire pour
les rendre valables.
Tout système de distribution doit réaliser un nombre minimum d'o-
jectifs si la société qui utilise ce système veut être viable. A supposer
que la production globale soit suffisamment importante, ce système doit
garantir un minimum de subsistance à chacun ou à la majorité des mem-
bres productifs ou potentiellement productifs de la société. Si, une fois
cette exigence de base satisfaite, il reste une partie de la production, un
système de revendications est habituellement prévu pour approvisionner
d'une manière ou d'une autre ceux qui ne sont plus productifs. A partir
de là, la distribution du produit peut être effectuée de n'importe laquelle
des manières possibles; néanmoins, les prétentions sur ce produit seront
probablement définies et justifiées de manière à récompenser certains
types de comportement extrêmement valorisés par la société. Dans ce
cas, l'examen de ces prétentions devrait apporter de nombreux enseigne-
ments sur les valeurs fondamentales de la société en question.
En conséquence, il est évident que la variable la plus importante, dans
le problème du partage du produit, est de nature culturelle et évaluative
146 Ruptures et controverses

compte tenu des contraintes sociales nécessaires pour qu'une société


reste viable pendant un certain temps. Les variables relatives à l'environ-
nement et la technologie ne joueront habituellement aucun rôle dans
ce cas et peuvent ne jamais en jouer un. Cependant, quand les variables
du système jouent un rôle dans la détermination des proportions des
facteurs et de la composition du produit social, elles jouent probable-
ment le même rôle ici aussi. Il devrait également être clair que le « système
de distribution » concerne au moins certains moments de transfert
impliquant une unité de production et une unité de consommation ou
deux ou même plus. Ainsi, le « système » consiste réellement en règles
normatives relatives à certains moments de transfert; autrement dit, en
règles déterminant les conditions dans lesquelles certains moments de
transfert doivent ou devraient avoir lieu.

Conclusions

Nous n'avons fait qu'esquisser une approche au problème consistant à


décrire, analyser et comprendre le fonctionnement des systèmes écono-
miques non industriels. Il convient d'ajouter certains commentaires
d'ordre général.
Dans la mesure où Dalton se penche sur l'application non critique des
concepts de l'économie à des phénomènes en apparence analogues qui se
produisent dans les sociétés « primitives », sa position est justifiée — bien
qu'à mon sens, le problème ne soit ni aussi sérieux ni aussi général que
Dalton ne le sous-entend. Parce qu'elle insiste sur la nécessité d'estimer
soigneusement les variables fonctionnelles spécifiques qui portent sur la
situation examinée, je crois que l'approche décrite ici nous permet d'évi-
ter cette difficulté sans pour autant abandonner, comme Dalton aurait
voulu qu'on le fasse, tout ce qui est potentiellement fructueux dans la
pensée économique contemporaine. Comme les sociétés « primitives »
ne constituent pas une classe homogène d'entités socio-culturelles, l'adé-
quation, l'applicabilité ou l'utilité de toute approche de leur étude doivent
et peuvent seulement être testées d'après les qualités de chaque cas,
c'est-à-dire en dernière analyse, d'après les données disponibles.
Ce qui est implicite dans cette position, est la conviction acquise à
grand-peine qu'il n'existe pas de voie royale pour accéder à une compré-
hension générale et interculturelle des systèmes et des processus écono-
miques. Dans la plupart des cas, l'analyse descriptive de n'importe quel
système économique sera à ses débuts une tâche d'une certaine ampleur
qui diminuera toutefois à mesure que les concepts seront testés et raffinés
et que l'on aura acquis une plus grande expérience dans leur usage.
L'économie comparée ne peut devenir une science adulte, que ce soit
Théorie économique et anthropologie économique 147

dans ses méthodes ou dans ses découvertes réelles, tant que l'on n'aura
pas effectué un nombre substantiel d'analyses descriptives et qu'on ne
les aura pas révisées, non pas une mais de nombreuses fois.
Enfin, il convient de souligner qu'en dépit du dogmatisme apparent
avec lequel elles ont été énoncées, les propositions que nous avons avan-
cées ici doivent être considérées comme susceptibles de révision. Les
progrès réalisés dans n'importe quelle science sont une preuve de l'insuf-
fisance de ses antécédents et la nôtre ne fait sans doute pas exception à
la règle. Mais ceci ne veut pas dire que l'on puisse substituer n'importe
quel autre ensemble concevable de propositions à celles énoncées plus
haut. Les propositions présentes ont été choisies en tenant compte de
quatre critères : I o leur compatibilité avec l'essentiel du corpus de la
pensée économique contemporaine; 2° leur compatibilité avec une ana-
lyse limitée, essentiellement impressionniste et intuitive des matériaux
ethnographiques; 3° leur cohérence logique; 4° la possibilité d'ouvrir
de nouvelles perspectives permettant de dégager les raffinements concep-
tuels requis. Le second critère rend ce raffinement nécessaire. Le qua-
trième, espérons-le, rendra possible un raffinement systématique et bien
fondé.

APPENDICE

Pour illustrer l'usage que l'on peut faire du cadre conceptuel que j'ai exposé
dans la seconde partie de cet article, voici une analyse très condensée de trois
économies. Toutes trois appartiennent à des sociétés « de chasse et de cueil-
lette » et je les ai choisies pour les raisons suivantes : I o toutes ont des systèmes
économiques relativement simples; 2° comme toutes trois reposent sur le même
principe fondamental quant à leur mode de subsistance, les ressemblances et
les différences apparaissent beaucoup plus clairement; 3° on peut à bon droit
supposer qu'elles sont représentatives de ces systèmes économiques qui diffè-
rent le plus des systèmes « marchands industriels occidentaux »; 4° les maté-
riaux sur lesquels reposent ces analyses sont largement connus et facilement
accessibles.

Les Siriono (source : Holmberg, 1950)


Structure
— Unités de consommation : familles nucléaires; généralement mono-
games, parfois polygames.
— Unités de production : généralement des individus ou des petits groupes
provenant d'une seule famille nucléaire; des groupes provenant d'une famille
étendue coopèrent parfois pour la chasse, le jardinage, la cueillette ou la cons-
truction des habitations; des groupes plus grands provenant de deux familles
étendues ou plus, coopèrent parfois au rabattage des pécaris; tous les hommes
de la bande coopèrent pour la construction de la charpente des habitations.
En pratique, les unités de production n'ont pas d'autonomie structurelle par
148 Ruptures et controverses

rapport aux unités de consommation qui leur sont associées; pour les besoins
de l'analyse, nous opérons ici une distinction nominale.
— Articulation structurelle : il n'y a pas de transfert entre ou parmi les
unités de production; comme les unités de production n'ont pas d'autonomie
structurelle, les transferts allant des unités de production aux unités de consom-
mation correspondantes sont automatiques et, sur le plan de l'analyse, corres-
pondent à une distinction nominale ; les transferts entre unités de consomma-
tion sont invariablement unilatéraux et ne semblent porter que sur la nourri-
ture.

Processus et résultat du système


— Composition du produit social : on ne peut le préciser de manière détail-
lée dans aucun des trois cas. On peut décrire les principales catégories du pro-
duit social des Siriono comme suit : la production de nourriture est leur acti-
vité la plus importante en termes de quantité de temps qu'ils y consacrent ; elle
comprend la chasse, la cueillette, l'horticulture et la pêche à peu près dans cet
ordre d'importance. La culture matérielle est très limitée et ne va guère au-
delà de ce qui est requis pour survivre. La production « non utilitaire » est
également très réduite; le temps qu'ils ne consacrent pas à des activités physi-
quement nécessaires se passe pour l'essentiel dans l'oisiveté.
La composition du produit social reflète les variables suivantes : un environ-
nement relativement ingrat, une ou deux insuffisances technologiques notables
et un système de préférences qui est probablement plus sévèrement limité par
les possibilités de production que la plupart des autres systèmes. Les variables
systémiques n'ont aucune influence sur la composition du produit social.
Cet environnement ingrat est l'élément déterminant de la situation. Ceci
non seulement signifie qu'un fort pourcentage de l'ensemble des efforts pro-
ductifs disponibles est requis simplement pour survivre mais qu'en outre, le
coût apparent des dépenses en énergie physique et psychique est suffisamment
grand pour que le temps non consacré au « travail » le soit à la consommation
des loisirs, repos, repas, relations sexuelles, sommeil, jeux avec les enfants,
toilette, chants, danses ou libations. Il reste si peu de temps pour ces activités
que tout moment qu'on peut y consacrer est précieux.
Les insuffisances technologiques dont aucune n'est peut-être déterminante,
comprennent l'absence de techniques de conservation de la nourriture, d'acces-
soires de pêche spécialisés, de pièges et filets. Ces deux dernières insuffisances
signifient que le produit total est probablement en-dessous des possibilités
théoriques, à la fois en termes absolus et en termes de gain par unité d'effort.
N e connaissant pas de techniques de conservation de la nourriture cette société
dépend presque quotidiennement des hasards de la chasse et est incapable de
tirer tout le parti possible de l'agriculture.
— Proportions des facteurs : la gamme de choix relative aux proportions
des facteurs de production est nettement limitée. L e choix le plus évident est
celui qui existe entre la chasse en solitaire ou en groupe. Les matériaux publiés
ne nous permettent pas de porter de jugements sur les motivations qui déter-
minent les choix.
— Distribution du produit : on ne possède aucun détail sur les modes de pro-
duction ou de distribution. Avant tout, la production totale est distribuée
aux unités de consommation des individus qui produisent les biens. Cer-
taines règles normatives conçues pour établir des alternatives régulières sont
honorées dans la mesure même où elles ne sont pas suivies plutôt que le
Théorie économique et anthropologie économique 149

contraire; celles-ci comprennent essentiellement les tabous sur les morceaux


de l'animal que le chasseur a tué, certains animaux étant supposés réservés
aux vieillards et l'idée que le chef de la bande a droit à un morceau de chaque
bête abattue. (L'existence de ces règles suggère que les Siriono ont pu avoir une
vie plus favorable dans le passé.) Lorsqu'une unité dispose d'un surplus tem-
poraire, celui-ci sera en partie donné à d'autres unités appartenant à la même
famille étendue; ce sont là les seuls transferts entre unités qui existent. Bien
que l'on ne tienne aucun compte précis de ces transferts de cadeaux, chacun
en attend un acte de réciprocité. Ces transferts sont unilatéraux dans le court
terme et probablement bilatéraux dans le long terme bien qu'en moyenne,
les meilleurs chasseurs donnent plus qu'ils ne reçoivent. Les adultes qui ne
sont plus en mesure de subvenir à leurs propres besoins sont généralement
nourris par les autres membres de leur famille; cependant, ceux qui ne par-
viennent plus à garder le même rythme de vie que leur bande, souvent en mou-
vement, sont abandonnés.

Résumé
Les Siriono sont caractérisés par un système extrêmement simplifié comportant
un minimum d'interactions entre unités de production et de consommation.
Les préférences des consommateurs entraînent directement l'activité pro-
ductive; les unités de consommation subviennent en principe à leurs propres
besoins et sont largement autosuffisants. Les transferts de biens d'une unité
à l'autre sont souvent compensateurs et atténuent les fluctuations à court terme
de la productivité individuelle. L'ensemble du système reflète le caractère
fondamentalement ingrat de l'environnement. Il est difficile de s'imaginer sys-
tème plus rudimentaire que celui-ci.

Les Tiwi (source : Hart et Pilling, 1960)


Structure
— Unités de consommation : familles nucléaires, généralement poly-
gynes; ou « établissements » : deux familles nucléaires ou plus, ayant générale-
ment certains liens de parenté mais qui, normalement, sont réunies par suite de
considérations résultant du «jeu de prestige » (voir plus bas).
— Unités de production : généralement des individus ou des petits groupes
provenant d'une seule unité de consommation; la principale exception con-
cerne le rabattage collectif du « wallaby ». Les données relatives à un type
de groupe quelque peu différent des autres (garçons de moins de vingt ans sou-
mis à une formation spéciale, et leurs maîtres) comportent trop de lacunes
pour permettre de les classifîer. En principe, ces groupes restent à l'écart, dans
le « bush », pendant de longues périodes.
— Articulation structurelle : les transferts entre et parmi les unités de pro-
duction n 'existent pas ; les unités de production de nourriture n 'ont aucune auto-
nomie structurelle par rapport aux unités de consommation correspondantes
et les transferts entre ces unités sont automatiques et nominalement distingués
sur le plan analytique; normalement, il n'y a pas de transferts entre unités de
consommation sauf si l'on triche sur les mots en disant qu'un transfert a lieu
entre un individu appartenant à une unité et un parent appartenant à une autre
unité; ceci mis à part, on note tout de même quelques rares exceptions : en cas
de funérailles, l'unité de consommation qui invite (celle du défunt) doit nourrir
ceux qu'elle a conviés; mais, si parmi les invités se trouve un groupe riche,
150 Ruptures et controverses

celui-ci pourra discrètement contribuer aux célébrations; les poteaux des


tombes cérémonielles doivent être exécutées par quelqu'un qui ne fait pas di-
rectement partie de la famille du défunt ; dans ce cas, le transfert s'effectue d'une
unité autonome de production à une unité de consommation dont le producteur
ne fait pas partie; certains individus fabriquent des pirogues qui sont transfé-
rées à l'ensemble de la communauté et laissées en des endroits appropriés
pour servir à quiconque en a besoin.

Processus et résultat du système


— Composition du produit social : les principales catégories du produit
social sont la production de nourriture, activité la plus importante des Tiwi, et
qui comprend, par ordre d'importance, la cueillette, la chasse et la pêche; la
culture matérielle « utilitaire » est à peine un peu plus développée que chez les
Siriono; l'activité et la production « non utilitaires » sont relativement impor-
tantes mais c'est là surtout l'œuvre des hommes; cette activité comprend la
formation cérémonielle longue et compliquée des jeunes hommes, la partici-
pation passionnée des hommes plus âgés au « jeu de prestige » et celle des
hommes riches et influents aux cérémonies rituelles et politiques ainsi qu'à la
production de divers types d'objets sculptés en bois et très élaborés.
La composition du produit social reflète un environnement qui offre des
possibilités relativement limitées mais est assez riche dans ses limites. On ne
constate pas d'insuffisances technologiques manifestes par rapport aux possi-
bilités qu'offrent l'environnement. Le système des préférences reflète les possi-
bilités limitées de l'environnement ainsi que des facteurs culturels que l'on peut
considérer comme exogènes au système économique. Les variables systémiques
n'ont d'effet, dans la détermination de la composition du produit social, que
dans la mesure où elles établissent un modèle particulier de contrôle des res-
sources productives en donnant à certains individus des occasions qu'autre-
ment ils pourraient ne pas avoir.
— Proportions des facteurs : la gamme des choix relatifs aux proportions
des facteurs est nettement limitée. La principale variation se manifeste dans la
cueillette. Le groupe idéal de cueillette consiste ici en une vieille femme super-
visant plusieurs jeunes femmes. Les variables systémiques et le résultat du jeu
de prestige déterminent si cet idéal est atteint dans des cas particuliers.
— Distribution du produit : au départ, et essentiellement, la production de
nourriture est distribuée aux unités de consommation des individus qui pro-
duisent la nourriture. L'opération de transfert d'un parent à un autre ainsi
que les conséquences qu'entraînent la distribution de nourriture au cours de
certaines cérémonies, notamment les funérailles, ont sans aucun doute pour
résultat un transfert net de nourriture des unités de consommation les plus
riches aux plus pauvres ; cependant, les mécanismes impliqués ne sont pas très
bien cristallisés et leurs effets sont probablement plutôt irréguliers. Néanmoins,
la société est nettement non égalitaire dans ce domaine, ce qui a des consé-
quences sur la distribution d'autres revenus comme le « revenu de prestige ». Le
bien-être matériel de l'ensemble de la communauté repose lourdement sur les
activités de cueillette des femmes. Quand on fait la somme des productions;
il apparaît que le produit du travail suffit à couvrir les besoins de subsistance de
la société tout entière. Comme en général les unités de production transfèrent
directement leurs produits à leurs unités de consommation, le bien-être de n'im-
porte quelle unité de consommation dépend de sa taille et surtout de la propor-
tion des femmes par rapport aux hommes. Les hommes pratiquent un jeu de
Théorie économique et anthropologie économique 151

prestige compliqué. Ceux qui y excellent gagnent directement du prestige.


En outre, leur succès leur permet d'acquérir un nombre d'épouses productives
qui dépasse en moyenne celui des hommes moins chanceux. Ainsi, les gagnants
au jeu du mariage deviennent les chefs de riches unités de consommation, ce
qui leur permet de s'adonner à d'autres activités prestigieuses, telle que la
sculpture des poteaux des tombes cérémonielles. Bref, le jeu du prestige est une
partie du système qui a des conséquences sur la distribution des ressources
productives et donc sur la distribution de la production.

Résumé
Les Tiwi ont un système plus complexe que celui des Siriono. Il reflète peut-
être avant toute chose le champ plus vaste des possibilités dues à la plus
grande productivité moyenne des Tiwi. Les préférences des consommateurs
concernant la nourriture et les produits « utilitaires » entraînent directement
l'activité productrice. Les préférences concernant le secteur « non utilitaire »
donnent naissance à des modèles d'activité plus complexes ayant de profondes
conséquences sur la distribution de la production.

Les Esquimaux ammassalik (source : Mirsky, 1937)


(Note : les données sur lesquelles sont fondées cette analyse sont beaucoup
plus rares que dans les cas précédents. Nous n'en présenterons donc que les
grandes lignes.)

Structure
— Unités de consommation : en été, familles nucléaires, généralement
monogames, mais pouvant être polygynes; en hiver : formation de commu-
nautés (pour se nourrir et s'abriter seulement).
— Unités de production : généralement les individus, dans certains cas
(chasse à la baleine, rabattage des requins, construction des habitations d'hi-
ver) formation de plus grandes unités.
— Articulation structurelle : on note parfois des transferts entre ou parmi
les unités de production. De tels transferts impliquent toujours un échange;
dans la majorité des cas, les transferts entre unités de production et unités de
consommation ne sont que nominaux; cependant, certains transferts d'échange
ont lieu entre unités de production et unités de consommation qui n'ont pas
d'autres liens entre elles; ces transferts concernent généralement des biens
autres que la nourriture; les services des chamanes sont toujours l'occasion
de tels échanges; certains transferts d'échange ont également lieu entre unités
de consommation mais ils ne semblent que rarement impliquer la nourriture.

Processus et résultat du système


Les commentaires seront brefs sur ce sujet. Toutes les unités de consommation
sont pour ainsi dire autonomes. Cependant, le partage communautaire de la
nourriture et du logement pendant l'hiver constitue la principale exception.
Il existe en outre un embryon de système de production spécialisée qui est très
développé en ce qui concerne les services des chamanes.

Résumé
Le système esquimau est le plus complexe des trois systèmes examinés ci-
dessus. A noter en particulier l'usage des transferts d'échange et la spécialisa-
tion qui les accompagnent.
152 Ruptures et controverses

Résumé général
Les analyses qui précèdent sont sommaires, même avec les données dont nous
disposons. Néanmoins, on discerne clairement de profondes différences dans
les « systèmes » économiques de ces trois sociétés de chasse et de cueillette.
On constate également que ces différences ne sont pas fortuites de même que
les conséquences qu'elles entraînent. Malgré leur brièveté, les commentaires
suggèrent les grandes lignes d'une enquête que l'on pourrait effectuer pour
approfondir l'analyse; ils soulèvent de nombreuses questions auxquelles seule
une analyse de ce genre pourrait répondre, non seulement à propos d'autres
société; de chasse et de cueillette mais d'autres sociétés en"général.
l'approche substantiviste

KARL POLANYI

l'économie en tant que procès institutionnalisé*

Le principal objet du présent chapitre est de trouver une définition du


terme « économique » qui puisse rester valable dans toutes les sciences
sociales.
Pour y parvenir, nous devons partir de la simple constatation qu'en
parlant des activités humaines, le terme économique a deux significa-
tions aux racines indépendantes que nous nommerons sens substantiel
et sens formel.
Le sens substantif dérive du fait que l'homme dépend, pour sa survie,
de ses semblables et de la nature. Ce sens renvoie à l'interaction entre
l'homme et son environnement, naturel et social, interaction qui lui
fournit les moyens de satisfaire ses besoins matériels.
Le sens formel dérive du caractère logique du rapport fins-moyens
comme le montrent les expressions « processus économique » (econo-
mical) ou « processus qui économise les moyens » (economizing). Il se
réfère à une situation de choix, à savoir, le choix entre les usages alter-
natifs de différents moyens par suite de la rareté de ces moyens. Si les
lois gouvernant le choix des moyens sont appelées logique de l'action
rationnelle, nous pouvons désigner cette variante de la logique d'un
terme improvisé : l'économie formelle.
Les deux significations qui sont à la racine du terme « économique »,
la signification substantive et la signification formelle, n'ont rien en
commun. La première découle du fait et la seconde de la logique. Le sens
formel sous-entend un ensemble de lois relatives à l'allocation de moyens
rares entre des fins alternatives. Le sens substantif ne sous-entend ni choix
ni rareté des moyens, la subsistance de l'homme peut ou non imposer un
choix; et si choix il y a, celui-ci n'est pas obligatoirement suscité par
* Version française du chapitre « The economy as instituted process », in
Polanyi, Arensberg and Pearson (eds.), Trade and Market in the Early Empires,
New York, The Free Press, 1957. A paraître prochainement à la Librairie
Larousse (coll. « Sciences humaines et sociales »).
154 Ruptures et controverses

l'effet limitatif de la « rareté » des moyens; certes, certaines des condi-


tions physiques et sociale les plus importantes à la vie telles que d'avoir
de l'air et de l'eau ou la dévotion d'une mère pour son enfant, ne sont
pas, en général, si limitées. La logique impérative qui est contenue dans
l'un des concepts diffère de celle contenue dans l'autre concept comme
la force du syllogisme diffère de la force de gravitation. Les lois de l'un
sont celles de l'esprit; les lois de l'autre sont celles de la nature. Les deux
concepts ne pourraient être plus éloignés l'un de l'autre; sur le plan
sémantique, ils sont diamétralement opposés.
Selon nous, seul le sens substantif de 1' « économique » est capable de
produire les concepts qu'exigent les sciences sociales pour analyser
toutes les économies empiriques du passé et du présent. Le système géné-
ral de référence que nous essayons de construire nous oblige donc à
cerner le problème en termes substantifs. L'obstacle qui se dresse immé-
diatement sur notre route réside, comme nous l'avons indiqué, dans ce
concept de 1' « économique » qui contient les deux sens en même temps.
Un tel amalgame de significations n'a bien entendu rien d'exceptionnel
tant que l'on n'oublie pas ses effets restrictifs. Mais le concept courant
de 1' « économique » coule en un seul moule les sens de « subsistance »
et de « rareté » sans prendre suffisamment garde aux dangers inhérents
à cet amalgame et qui menacent la clarté de la pensée.
Cette combinaison de termes résulte de circonstances logiquement
fortuites. Les deux derniers siècles ont fait naître dans l'Europe occiden-
tale et en Amérique du Nord une organisation des moyens de subsistance
de l'homme à laquelle les lois du choix se trouvèrent singulièrement
applicables. Cette forme de l'économie consistait en un système de mar-
chés déterminant les prix. Comme les actes d'échange tels qu'ils sont
pratiqués dans ce système obligent les partenaires à faire un choix par
suite de l'insuffisance des moyens, on pouvait réduire le système à un
modèle qui se prêtait à l'application de méthodes fondées sur le sens
formel de 1' « économique ». Tant que l'économie était contrôlée par ce
système, le sens formel et substantif pouvaient coïncider dans la pratique.
Les profanes acceptaient ce concept composé comme allant de soi; des
personnalités telles que Marshall, Pareto ou Durkheim l'acceptèrent.
Seul Menger critiqua ce terme dans son ouvrage posthume mais ni lui,
ni Max Weber ni Talcott Parsons après lui ne saisirent toute la signi-
fication de cette distinction pour l'analyse sociologique. Effectivement,
il ne semblait y avoir aucune raison valable de distinguer entre les deux
concepts de base qui, comme nous l'avons dit, ne pouvaient que se
confondre dans la pratique.
Tandis qu'il eût donc été pure pédanterie d'effectuer une distinction
dans le langage parlé entre les deux significations d ' « économique », le
L'économie en tant que procès institutionnalisé 155

fait qu'elles soient fondues en un seul concept s'avéra être néanmoins


un fléau qui fit obstacle à la constitution d'une méthologie exacte des
sciences sociales. L'économie formait naturellement une exception puis-
que, dans le système marchand, ses termes devaient obligatoirement être
très réalistes. Mais, en étudiant le rôle que joue l'économie dans la
société humaine, l'anthropologue, le sociologue ou l'historien se trou-
vaient chacun confrontés à une grande variété d'institutions autres que
les marchés et dans lesquelles étaient enchâssés les conditions de subsis-
tance de l'homme. De tels problèmes ne pouvaient être cernés par une
méthode analytique conçue pour une forme spéciale de l'économie et
qui dépendait de la présence d'éléments marchands spécifiques
Telles sont les grandes lignes de notre argumentation.
Nous commencerons par analyser plus attentivement les notions
issues des deux concepts de 1' « économique », en prenant d'abord le
sens formel puis le sens substantif. Nous serons ensuite à même de
décrire les économies empiriques — qu'elles soient primitives ou archaï-
ques — selon la manière dont le procès économique est institutionnalisé.
Les trois institutions du commerce, de la monnaie et du marché nous
serviront d'exemples. Jusqu'ici, elles ont été uniquement définies en termes
formels excluant ainsi toute autre approche que celle que l'on pouvait
effectuer en termes de marché. Leur analyse en termes substantifs nous
rapprochera du système universel de référence qui est désiré.

Les sens formel et substantif de V « économique »


Examinons le concept formel en commençant par la manière dont la
logique de l'action rationnelle fait naître l'économie formelle et dont
cette dernière produit à son tour l'analyse économique.
L'action rationnelle sera définie ici comme le choix de moyens pour
atteindre des fins. Les moyens sont tout ce qui permet de servir à une
fin, que ce soit en vertu des lois de la nature ou des règles d'un jeu. Ainsi,
« rationnel » ne porte ni sur les fins ni sur les moyens mais plutôt sur le
rapport existant entre fins et moyens. On ne suppose pas, par exemple,
qu'il est plus rationnel de souhaiter vivre que de souhaiter mourir, ou

1. L'emploi sans discernement du concept composé favorisa ce que l'on pour-


rait bien appeler « un raisonnement faux d'économiste ». Il consistait en une
identification artificielle de l'économie avec sa forme marchande. De Hume et
Spencer à Frank H. Knight et Northrop, la pensée sociale a souffert de cette
restriction à chaque fois qu'elle abordait l'économie. L'essai de Lionel Robbins
(1932), bien qu'utile aux économistes, dénatura définitivement le problème.
Dans le domaine de l'anthropologie, après ses travaux d'avant-garde datant
de 1940, l'ouvrage récent (1952) de Melville Herskovits retombe dans l'erreur.
156 Ruptures et controverses

que, dans le premier cas, il est plus rationnel, pour vivre longtemps,
d'utiliser les moyens de la science plutôt que ceux de la superstition.
Car quelle que soit la fin, il est rationnel de choisir ses propres moyens
en conséquence; et quant aux moyens, il ne serait pas rationnel d'agir en
se fondant sur d'autres procédures que celles en lesquelles on croit.
Ainsi, il est rationnel dans le suicide de choisir les moyens qui entraînent
la mort et si l'on croit à la magie noire, de rétribuer le sorcier pour arriver
à cette fin.
La logique de l'action rationnelle s'applique donc à tous les moyens
et toutes les fins concevables couvrant une variété presque infinie d'inté-
rêts humains. Dans le jeu des échecs ou dans la technologie, dans la vie
religieuse ou en philosophie, les fins peuvent aller des problèmes banals
aux plus complexes et plus abstrus. De la même façon, dans le domaine
de l'économie, les fins peuvent aussi bien signifier étancher momentané-
ment sa soif que d'atteindre une verte vieillesse, tandis que les moyens
correspondants impliquent respectivement un verre d'eau et une confiance
reposant à la fois sur la sollicitude filiale et la vie en plein air.
Si le choix est déterminé par une insuffisance de moyens, la logique
de l'action rationnelle devient cette variante de la théorie des choix que
nous avons appelée l'économie formelle. Logiquement, elle n'est pas
encore reliée au concept d'économie humaine mais s'en rapproche d'un
pas. L'économie formelle renvoie, comme nous l'avons dit, à une situa-
tion offrant plusieurs possibilités par suite de la rareté des moyens. C'est
ce que l'on appelle le postulat de la rareté. Il implique d'abord que les
moyens soient rares; ensuite que le choix soit déterminé par cette rareté.
On démontre la rareté des moyens par rapport aux fins à l'aide d'une
simple opération de « marquage » permettant de déterminer s'il est pos-
sible ou non de s'en sortir. Pour que cette rareté contraigne à un choix,
il faut que les moyens puissent être exploités de plusieurs façons et aussi
que les fins soient hiérarchisées, c'est-à-dire que l'on ait au moins deux
fins classées par ordre de préférence. Ce sont là deux conditions de fait.
Peu importe si la raison pour laquelle les moyens ne peuvent être uti-
lisées que d'une seule manière se trouve être conventionnelle ou techno-
logique; et il en est de même de la hiérarchie des fins.
Après avoir ainsi défini choix, rareté et insuffisance en termes opéra-
tionnels, on voit aisément que, de la même façon qu'il peut y avoir un
choix de moyens sans rareté, il peut exister une rareté de moyens sans
choix. Le choix peut être déterminé par une préférence du juste contre
l'injuste (choix moral) ou, à une croisée de chemins, si deux chemins
ou plus se présentent qui conduisent à notre destination et possèdent
des avantages ou désavantages identiques (choix déterminé opération-
nellement). Dans chaque cas, la multitude de moyens, loin de réduire les
L'économie en tant que procès institutionnalisé 157

difficultés du choix, les augmente plutôt. Évidemment, la rareté peut


ou non être présente dans presque tous les domaines de l'action ration-
nelle. La philosophie n'est pas toujours le simple produit de l'imagina-
tion créatrice, mais parfois, c'est également un moyen d'économiser des
hypothèses. Ou, pour en revenir au domaine des moyens de subsistance,
dans certaines civilisations, les situations de rareté semblent être presque
exceptionnelles tandis que dans d'autres, elles semblent malheureuse-
ment être générales. Dans chacun des cas, l'absence ou la présence de
rareté est un état de fait, que la rareté soit due à la nature ou à la
loi.
Venons-en maintenant à l'analyse économique qui n'est pas le moin-
dre de nos problèmes. Cette discipline est née de l'application de l'éco-
nomie formelle à une économie d'un type spécifique, le système mar-
chand. L'économie est ici concrétisée par des institutions telles que les
choix individuels donnent lieu à des mouvements interdépendants cons-
tituant le procès économique, et ce, en généralisant l'utilisation de mar-
chés créateurs de prix. Tous les biens et services, y compris la main-
d'œuvre, la terre et le capital, peuvent être achetés sur de marchés et
ont donc un prix; toutes les formes de revenu résultent de la vente de
biens et de services — salaires, loyers et intérêts respectivement, n'appa-
raissant que comme des formes différentes de prix selon les articles ven-
dus. En introduisant partout le pouvoir d'achat comme moyen d'acqui-
sition, on transforme le processus consistant à satisfaire des exigences en
une allocation de moyens insuffisants ayant des usages alternatifs, à
savoir l'argent. Dès lors, les conditions des choix ainsi que leurs consé-
quences peuvent être quantifiées sous la forme de prix. En se concen-
trant sur le prix comme étant le fait économique par excellence, l'appro-
che formelle offre une description de l'économie, comme tout entière
déterminée par des choix suscités par la rareté des moyens. Les outils
conceptuels qui permettent d'atteindre ce résultat constituent la discipline
de l'analyse économique.
D'où en résultent les limites dans lesquelles l'analyse économique peut
servir de méthode efficace. L'utilisation du concept formel implique que
l'économie est une série d'actions consistant à économiser des moyens,
c'est-à-dire une série de choix déterminés par des situations de rareté.
Tandis que les lois qui gouvernent ces actions sont universelles, la mesure
dans laquelle ces lois sont applicables à une économie particulière varie
selon que cette économie est ou non réellement une série d'actions de
cette espèce. Pour obtenir des résultats quantitatifs, les mouvements de
déplacement dans l'espace et d'appropriation (deux formes de mouve-
ments) qui constituent le procès économique, doivent se présenter ici
comme des fonctions d'actions sociales mettant en jeu des moyens rares
158 Ruptures et controverses

et être orientés par les prix qui en résultent. Cette situation n'existe que
dans un système marchand.
Le rapport existant entre l'économie formelle et l'économie humaine
est en effet fortuit. En dehors du système de marchés créateurs de prix,
l'analyse économique perd presque tout son sens en tant que méthode
d'enquête sur le mécanisme de l'économie. Une économie planifiée à
partir d'un centre et reposant sur des prix non marchands en est un
exemple bien connu.
L'origine du concept substantif provient de l'économie empirique. On
peut brièvement la définir comme un procès institutionnalisé d'interac-
tion entre l'homme et son environnement, cette interaction lui fournis-
sant de façon continue les moyens matériels de satisfaire ses besoins. La
satisfaction des besoins est « matérielle » si elle implique l'usage de
moyens matériels pour satisfaire une fin; lorsqu'il s'agit d'un type déter-
miné de besoins physiologiques comme la nourriture ou le logement,
seuls ce qu'on appelle les services entrent en jeu.
Ainsi, l'économie est un procès institutionnalisé. Deux concepts appa-
raissent : le « procès » et « le fait qu'il soit institutionnalisé ». Voyons
ce qu'ils apportent à notre système.
Le procès suggère une analyse en termes de mouvements. Les mouve-
ments renvoient soit à des changements de lieux soit à des change-
ments de possesseurs soit aux deux à la fois. En d'autres termes, les élé-
ments matériels peuvent modifier leur position soit en changeant de lieu
soit en changeant de « mains »; encore une fois, ces changements de posi-
tion, très différents, peuvent ou non aller de pair. On peut dire que ces
deux types de mouvement épuisent les possibilités contenues dans le pro-
cès économique en tant que phénomène naturel et social.
En plus du transport, les changements de lieux comprennent la produc-
tion pour laquelle le déplacement spécial d'objets est également essen-
tiel. Les biens sont d'un ordre inférieur ou supérieur selon leur utilité
pour le consommateur. Le célèbre « ordre des biens » oppose les biens
des consommateurs à ceux des producteurs selon qu'ils satisfont des
besoins directement ou indirectement seulement, en combinaison avec
d'autres biens. Ce type de mouvement des éléments constitue une partie
essentielle de l'économie prise dans son sens substantif, à savoir la pro-
duction.
Le mouvement d'appropriation détermine à la fois ce que l'on a
coutume d'appeler la circulation des biens et leur gestion. Dans le pre-
mier cas, le mouvement d'appropriation résulte de transactions, dans le
second cas de dispositions. Par voie de conséquence, une transaction est
un mouvement d'appropriation semblable à un changement de « mains » ;
une disposition est un acte unidirectionnel de la « main » auquel sont
L'économie en tant que procès institutionnalisé 159

liés, en vertu de coutumes ou de lois, des effets d'appropriation déter-


minés. Le terme « main » sert ici à définir des groupes et institutions
publics ainsi que des personnes privées ou des entreprises, la différence
n'étant essentiellement qu'une question d'organisation interne. Il
convient de remarquer cependant qu'au 19e siècle, on associait cou-
ramment la notion d'institution privée à celle des transactions, tandis
qu'aux institutions publiques était généralement liée l'idée de disposi-
tions.
Ce choix de termes nous oblige à en définir d'autres. Dans la mesure
où des activités sociales font partie de ce procès, elles peuvent être
appelées économiques; les institutions sont appelées économiques dans la
mesure où elles contiennent une concentration de telles activités; tout
élément de ce procès peut être considéré comme un élément économique.
On peut regrouper ces éléments en écologique, technologique ou sociétal
selon qu'ils appartiennent avant tout à l'environnement naturel, à
l'équipement mécanique ou au milieu humain. Ainsi, une série de
concepts, anciens et nouveaux, s'ajoutent à notre système de référence
du fait de l'aspect « procès » de l'économie.
Néanmoins, si ce procès économique se réduisait à l'interaction méca-
nique, biologique et psychologique d'éléments, il ne posséderait pas de
réalité véritable. Il ne contiendrait rien d'autre que le simple squelette
des procès de production et de transport ainsi que des changements
d'appropriation. En l'absence de toute indication sur les conditions
sociétales d'où émanent les motivations des individus, peu ou rien ne
permettrait d'affirmer l'interdépendance et la récurrence de ces mouve-
ments sur lesquels reposent l'unité et la stabilité du procès. Les éléments
de la nature et de l'humanité qui interagissent ne constitueraient aucune
unité cohérente en réalité, aucune unité structurelle qui pourrait être
considérée comme ayant une fonction dans la société ou possédant une
histoire. Le procès ne posséderait pas les qualités mêmes qui font que
chaque jour, la pensée quotidienne ainsi que la pensée savante se pen-
chent sur les problèmes de subsistance dans la mesure où ils constituent
un domaine de très grand intérêt, aussi bien du point de vue de la pratique
que de la théorie et de la dignité morale.
D'où l'importance transcendante de l'aspect institutionnel de l'éco-
nomie. Sur le plan du procès, ce qui se passe entre l'homme et la terre,
pendant le labourage d'un champ, ou à la chaîne de montage pendant la
construction d'une automobile, est, à première vue, un simple découpage
de mouvements alternativement humains et non humains. Sur le plan
institutionnel, il ne s'agit que d'une relation de termes comme le travail
et le capital, le métier et la coopération [...]etles autres éléments séman-
tiques du contexte social. Le choix entre capitalisme et socialisme, par
160 Ruptures et controverses

exemple, renvoie à deux manières différentes d'instituer la technologie


moderne dans le procès de production. En ce qui concerne la politique,
l'industrialisation des pays en voie de développement implique d'une
part un choix de techniques, d'autre part un choix de méthodes pour les
appliquer. Notre distinction conceptuelle est primordiale si l'on veut
comprendre l'interdépendance de la technologie et des institutions ainsi
que leur indépendance relative.
L'institutionnalisation du procès économique confère à celui-ci unité
et stabilité; elle produit une structure ayant une fonction déterminée dans
la société; elle modifie la place du procès dans la société, ajoutant ainsi de
nouvelles significations à son histoire; elle centre l'intérêt sur les valeurs,
les motivations et la politique. Unité et stabilité, structure et fonction,
histoire et politique définissent de manière opérationnelle le contenu de
notre raisonnement selon lequel l'économie humaine est un procès insti-
tutionnalisé.
L'économie humaine est donc enchâssée et enchaînée dans les insti-
tutions, économiques et non économiques. Il est primordial de ne pas en
oublier l'aspect non économique. Car religion et gouvernement peuvent
être aussi importants pour la structure et le fonctionnement de l'économie
que les institutions monétaires ou l'existence d'outils et de machines qui
allègent les efforts de la main-d'œuvre.
L'étude de la place changeante de l'économie dans la société n'est donc
rien d'autre que l'étude de la manière dont le procès économique est insti-
tutionnalisé en divers temps et lieux.
Cette étude exige un ensemble d'outils spéciaux.

Réciprocité, redistribution et échange

Pour étudier de quelle manière les économies empiriques sont institu-


tionnalisées, il faut d'abord chercher à comprendre comment l'économie
acquiert unité et stabilité, c'est-à-dire interdépendance et récurrence de
ses éléments. On y parvient par combinaison d'un nombre limité de
modèles que l'on pourrait appeler formes d'intégration. Comme elles se
produisent parallèlement à des niveaux différents et dans des secteurs
différents de l'économie, il est souvent impossible de considérer une
seule d'entre elles comme dominante afin de procéder à une classification
générale des économies empiriques. Mais en effectuant une différencia-
tion entre les secteurs et niveaux de l'économie, ces formes offrent un
moyen de décrire le procès économique en termes relativement simples,
introduisant par là une mesure d'ordre dans ses variations infinies.
Sur le plan empirique, nous constatons que ces principaux modèles
sont la réciprocité, la redistribution et l'échange. La réciprocité sous-
L'économie en tant que procès institutionnalisé 161

entend des mouvements entre points de corrélation de groupes sociaux


symétriques; la redistribution désigne les mouvements d'appropriation
vers un centre puis de celui-ci vers l'extérieur. L'échange est ici relatif
aux moments de va-et-vient comme ceux qui s'effectuent dans les chan-
gements de « mains » dans un système marchand. La réciprocité suppose
donc comme arrière-plan l'existence de groupes sociaux ordonnés symé-
triquement; la redistribution repose sur la présence, à l'intérieur d'un
groupe, d'un centre quelle que soit son importance; pour que l'échange
produise une intégration sociale, il faut qu'existe un système de forma-
tion des prix déterminé par le marché. Il est clair que ces différents
modèles d'intégration supposent des supports institutionnels déter-
minés.
A ce point de notre exposé, il convient maintenant d'apporter quel-
ques éclaircissements sur ces concepts. Les termes de réciprocité, redis-
tribution et échange — autrement dit nos formes d'intégration — sont
souvent utilisés pour désigner des interrelations personnelles. A première
vue, il semblerait que ces formes d'intégration ne représentent qu'un
simple agrégat des diverses formes de comportement individuel : si
l'entraide mutuelle entre individus était fréquente, il en résulterait une
intégration sous forme de réciprocité là où le partage entre individus
serait chose courante, il y aurait une intégration de type redistribution;
de la même façon, le troc fréquent entre individus aboutirait à l'échange
en tant que forme d'intégration. S'il en était ainsi, nos modèles d'inté-
gration ne seraient effectivement rien d'autre que de simples agrégats
des formes correspondantes de comportement au niveau personnel.
Naturellement, nous avons insisté sur le point que l'effet d'intégration
était conditionné par l'existence de supports institutionnels particuliers
comme, respectivement, des organisations symétriques, des organisa-
tions centralisées et des systèmes de marché. Mais ces dispositions ne
semblent représenter qu'un simple agrégat des mêmes modèles de
comportement personnel dont ils sont supposés conditionner les effets
possibles. Ce qui est significatif, c'est que les simples agrégats des
comportements personnels en question n'engendrent pas par eux-mêmes
de telles structures. La conduite de réciprocité entre individus intègre
l'économie seulement si des structures symétriquement organisées, tel un
système symétrique de groupes de parenté, sont données. Mais un simple
comportement de réciprocité au niveau personnel ne pourra jamais
donner lieu à un système de parenté. Il en est de même en ce qui concerne
la redistribution. Elle implique la présence d'un centre d'attribution dans
la communauté. Mais l'organisation et la légitimité de ce centre ne
doivent pas pour autant être simplement imputées à de fréquents actes de
partage comme cela se produit entre individus. Enfin, on peut dire la
162 Ruptures et controverses

même chose du système marchand. Les actes d'échange au niveau per-


sonnel n'engendrent des prix que s'ils ont lieu dans un système de mar-
chés formateurs de prix, institution qui n'est nulle part créée par de
simples actes fortuits d'échange. Ceci ne signifie naturellement pas que
les supports institutionnels sont le résultat de forces mystérieuses agis-
sant en dehors du domaine du comportement personnel ou individuel.
Nous souhaitons uniquement souligner que si, dans un cas donné quel-
conque, les effets sociétaux du comportement individuel dépendent de la
présence de conditions institutionnelles déterminées, celles-ci n'en résul-
tent pas pour autant du comportement personnel en question. A première
vue, le support institutionnel peut sembler être la conséquence d'une
cumulation d'un type correspondant de comportement personnel, mais
les éléments primordiaux d'organisation et de légitimité sont forcément
apportés par un type de comportement tout à fait différent.
Le premier qui, à notre connaissance, ait découvert le rapport de fait
existant entre conduite de réciprocité au niveau interpersonnel d'une part,
et structures symétriques données d'autre part, fut l'anthropologue
Richard Thurnwald, dans une étude empirique du système matrimonial
des Bânaro de Nouvelle-Guinée (1915). Se référant à Thurnwald, Bro-
nislaw Malinowski prédit dix ans plus tard qu'on constaterait régulière-
ment, chaque fois qu'on découvrirait des formes de réciprocité sociale-
ment importantes, qu'elles reposent sur des formes symétriques de l'orga-
nisation sociale de base. Sa propre description du système de parenté
trobriandais ainsi que le commerce de la Kula confirmèrent ses dires. Cet
auteur renforça sa position en considérant la symétrie tout simplement
comme un support institutionnel parmi d'autres. Puis, il ajouta la redis-
tribution et l'échange à la réciprocité comme étant d'autres formes d'inté-
gration; de la même façon, il ajouta la centricité et le marché à la symé-
trie comme d'autres exemples de support institutionnels. D'où nos
formes d'intégration et modèles de support institutionnels.
Ceci devrait contribuer à expliquer pourquoi, dans le domaine écono-
mique, le comportement interpersonnel réussit si rarement à avoir les
effets sociétaux attendus lorsque certaines conditions institutionnelles
préalables sont absentes. Ce n'est que dans l'environnement symétrique-
ment organisé que le comportement de réciprocité peut aboutir à des
institutions économiques de quelque importance; ce n'est que lorsqu'ont
été créés des centres d'allocation que des actes individuels de partage
peuvent engendrer une économie de redistribution; et ce n'est que dans
un système de marchés créateurs de prix que des actes d'échange entre
individus résulteront en prix fluctuants qui intègrent l'économie. Sinon,
de tels actes de troc restent inefficaces et ont donc rarement tendance à se
manifester. Et s'ils se produisent tout de même, tout à fait par hasard,
L'économie en tant que procès institutionnalisé 163

une violente réaction affective en résulte, semblable à celle qui naît


d'actes d'attentat à la pudeur ou de trahison, car le comportement mar-
chand n'est jamais un comportement affectivement indifférent et n'est
donc pas toléré par l'opinion dès qu'il s'écarte des formes approuvées
par la société.
Revenons maintenant à nos formes d'intégration.
Un groupe qui, de plein gré, entreprend d'organiser ses rapports éco-
nomiques sur une base de réciprocité, doit, pour atteindre son objectif, se
diviser en sous-groupes dont les membres correspondants peuvent s'iden-
tifier entre eux comme tels. Les membres du groupe A pourront alors
établir des rapports de réciprocité avec leurs homologues du groupe B et
vice versa. Mais la symétrie ne se limite pas à la dualité. Trois, quatre
groupes ou plus peuvent être symétriques par rapport à deux axes ou
plus; en outre, des membres de ces groupes n'ont pas besoin de rendre
des gestes de réciprocité entre eux mais ils peuvent le faire avec les mem-
bres correspondants de groupes tiers avec lesquels ils entretiennent des
relations analogues. Un Trobriandais est responsable vis-à-vis de la
famille de sa sœur. Mais il n'en est pas pour autant aidé par le mari de sa
sœur; néanmoins, s'il est marié, ce sera le frère de sa propre femme —
donc un membre d'une troisième famille ayant une position correspon-
dante — qui lui viendra en aide.
Aristote enseignait qu'à chaque type de communauté, (koinônia)
correspondait un type de bonne volonté (philia) parmi ses membres qui
était exprimée par la réciprocité (antipeponthos). Ceci était vérifié à la
fois pour les communautés de type plus permanent comme les familles,
tribus ou cités-états et pour les communautés de type moins permanent
qui faisaient parfois partie des premières et leur étaient subordonnées.
Pour reprendre nos propres termes, ceci implique que les plus grandes
communautés tendent à créer une symétrie multiple vis-à-vis de laquelle
une conduite de réciprocité peut se manifester dans les communautés
subordonnées. Plus les membres de la grande communauté se sentent
proches les uns des autres et plus générale sera leur tendance à multi-
plier les actes de réciprocité en ce qui concerne les rapports spécifiques
limités dans l'espace, le temps ou autrement. La parenté, le voisinage ou
le totem appartiennent aux groupements plus permanents et plus larges;
dans leur sphère, les associations volontaires et semi-volontaires à
caractère militaire, professionnel, religieux ou social créent des situa-
tions dans lesquelles — du moins provisoirement ou vis-à-vis d'une
localité ou d'une situation donnée — se forment des groupements
symétriques dont les membres pratiquent une forme de conduite
mutuelle.
En tant que forme d'intégration, la réciprocité gagne beaucoup en
164 Ruptures et controverses

efficacité du fait qu'elle peut utiliser la redistribution ainsi que l'échange


comme méthodes subordonnées. On peut parvenir à la réciprocité en
partageant le poids du travail selon les règles déterminées de la redistri-
bution comme lorsqu'on fait les choses « chacun à son tour ». De la
même façon, la réciprocité s'obtient parfois par l'échange selon des équi-
valences fixées qui avantagent le partenaire se trouvant à court d'un type
de produits indispensables — institution fondamentale dans les anciennes
sociétés de l'Orient. En fait, dans les économies non marchandes, ces
deux formes d'intégration — la réciprocité et la redistribution — existent
généralement en même temps.
La redistribution est pratiquée dans un groupe dans la mesure où le
pouvoir d'allocation des biens est rassemblé dans une seule main, et ceci
en vertu de la coutume, de la loi ou de la décision centrale ad hoc. Dans
certains cas, elle revient à une collecte physique accompagnée d'un
emmagasinage avec redistribution, dans d'autres cette « collecte » n'est pas
physique mais simplement un problème d'appropriation, c'est-à-dire de
droits de disposer de la présence physique des biens. La redistribution
existe pour de nombreuses raisons et à tous les niveaux de civilisation,
depuis les pratiques de la tribu de chasseurs primitifs jusqu'aux vastes
systèmes d'emmagasinage de l'Égypte ancienne, de Sumer, Babylone
ou du Pérou. Lorsqu'un pays est vaste, les différences de sol et de climat
peuvent rendre la redistribution nécessaire; dans d'autres cas, elle est due
à un écart de temps, comme par exemple entre le moment de la récolte et
celui de la consommation. Dans les tribus de chasseurs, toute autre
méthode de distribution conduirait à la désintégration de la horde ou de
la bande puisque seule la « division du travail » peut apporter ici de bons
résultats; une redistribution du pouvoir d'achat peut être appréciée en
soi, c'est-à-dire dans la mesure où elle répond à un idéal social tel que
l'état providence moderne. Le principe reste le même — collecter vers un
centre et distribuer à partir de ce centre. La redistribution est également
pratiquée au sein de groupes plus petits que la société comme l'unité
domestique ou le château de seigneur, quelle que soit la manière dont
l'économie dans son ensemble est intégrée. Les exemples les plus connus
sont le kraal de l'Afrique centrale, l'unité domestique patriarcale hébraï-
que, le domaine grec du temps d'Aristote, la familia romaine, le manoir
médiéval ou la grande unité domestique qui caractérise la société
paysanne avant que n'existe un marché général de céréales. Cependant,
ce n'est que dans une forme de société agricole relativement évoluée que
l'on peut pratiquer l'économie domestique qui est alors assez courante.
Auparavant, le type très répandu de la « petite famille » n'est pas écono-
miquement institué, sauf pour la cuisson des aliments; l'utilisation des
pâtures, des champs ou du bétail est encore dominée par des méthodes
L'économie en tant que procès institutionnalisé 165

de redistribution ou de réciprocité pratiquées à une échelle plus vaste que


la famille.
La redistribution est également en mesure d'intégrer des groupes à
tous les niveaux et à tous les degrés de permanence, depuis l'État lui-
même jusqu'aux unités à caractère transitoire. Ici encore, comme dans
le cas de la réciprocité, plus l'unité englobant les autres a des maillons
serrés, et plus on trouvera de diversité dans les subdivisions où la redis-
tribution peut être pratiquée avec efficacité. Platon enseignait que le nom-
bre de citoyens de l'État devrait s'élever à 5 040. Ce nombre est divisible
en 59 façons différentes, comprenant la division des dix premiers chiffres.
Selon lui, pour calculer le montant des impôts, former des groupes pour
les transactions commerciales, assumer l'exécution des charges militaires
ou autres « à tour de rôle », etc., ce nombre offrait le plus grand choix de
possibilités.
Pour que l'échange puisse servir de forme d'intégration, il doit avoir
le support d'un système de marchés créateurs de prix. Il convient donc
de distinguer trois types d'échange : le simple mouvement spatial d'un
« changement de lieu » dans le passage d'une main à une autre (échange
opérationnel); les mouvements d'appropriation de l'échange, soit à un
taux fixe (échange décisionnel) soit à un taux négocié (échange intégratif).
Dans la mesure où il est question d'un échange à taux fixe, l'économie
est intégrée par les facteurs qui déterminent ce taux et non par le méca-
nisme de marché. Même les marchés créateurs de prix ne sont intégratifs
que s'ils sont reliés en un système tendant à étendre l'effet des prix à des
marchés autres que ceux qui sont directement affectés.
Le marchandage a été à juste titre considéré comme étant de la même
nature que le comportement marchand. Pour que l'échange puisse être
intégratif, le comportement des partenaires doit viser à établir un prix qui
soit aussi favorable que possible à chacun d'eux. Ce comportement
contraste vivement avec celui de l'échange à taux fixe. L'ambiguïté du
terme « gain » tend à cacher la différence. L'échange à taux fixe ne
signifie rien d'autre que le gain de chacun des partenaires impliqué dans
la décision d'échanger; l'échange à des taux fluctuants vise un gain ne
pouvant être obtenu que par une attitude impliquant une relation nette-
ment antagoniste entre les partenaires. Si atténué soit-il, l'élément d'an-
tagonisme qui accompagne cette variante de l'échange est indéracinable.
Aucune communauté soucieuse de protéger la source de solidarité exis-
tant entre ses membres ne peut tolérer qu'une hostilité latente se crée
autour d'une question aussi vitale pour l'existence physique et soit donc
capable de susciter des anxiétés aussi aiguës que celles de la nourriture.
C'est pourquoi les transactions lucratives ayant trait aux aliments et
aux produits alimentaires sont toujours bannies dans la société primi-
166 Ruptures et controverses

tive et la société archaïque. L'interdit très répandu sur le marchandage


concernant les aliments écarte les marchés créateurs de prix du royaume
des institutions primitives.
Les classifications traditionnelles des économies qui se rapprochent en
gros d'une classification selon les formes dominantes d'intégration,
apportent beaucoup de lumières. Ce que les historiens ont coutume
d'appeler les « systèmes économiques » semble à peu près correspondre
à ce modèle. Ce qui permet ici d'identifier une forme d'intégration comme
dominante est le degré auquel elle intègre la terre et le travail dans la
société. La société dite sauvage est caractérisée par l'intégration de la
terre et du travail dans l'économie à travers les relations de parenté. Dans
la société féodale, les liens de féauté déterminent le sort de la terre et de
la main-d'œuvre qui l'accompagne. Dans les empires reposant sur l'usage
des crues dans l'agriculture, la terre était généreusement distribuée et
parfois redistribuée par le temple ou le palais et il en était de même de la
main-d'œuvre, du moins celle qui en était dépendante. On a pu déter-
miner l'époque à laquelle le marché est devenu une force dominante
dans l'économie en notant la mesure dans laquelle la terre et la nourri-
ture étaient mobilisées par l'échange et la main-d'œuvre devenait une
marchandise que l'on pouvait librement acheter sur le marché. Ceci
pourrait nous aider à mesurer la pertinence de la théorie, historiquement
insoutenable, des stades de l'esclavage, du servage et du prolétariat qui
constitue la position traditionnelle du marxisme — classification résul-
tant de la conviction que le caractère de l'économie est déterminé par le
statut de la main-d'œuvre. Néanmoins, l'intégration de la terre à l'éco-
nomie devrait être considérée comme tout aussi importante.
Les formes d'intégration ne représentent en aucun cas des « stades »
de développement. Aucune succession de périodes n'est sous-entendue.
Plusieurs formes secondaires peuvent être présentes en même temps que
la forme dominante, qui peut elle-même se répéter après une éclipse
temporaire. Les sociétés tribales pratiquent la réciprocité et la redistri-
bution tandis que les sociétés archaïques sont surtout caractérisées par
la redistribution, tout en laissant parfois une certaine place à l'échange.
La réciprocité qui joue un rôle dominant dans certaines communautés
mélanésiennes, apparaît comme une caractéristique non négligeable, bien
que secondaire, dans les empires archaïques de type redistributif, où le
commerce avec l'extérieur (sous forme de don et de contre-don) est
encore très souvent pratiqué selon le principe de la réciprocité. Et même,
lors d'une menace de guerre, il a été largement réintroduit au cours du
20e siècle sous le nom de prêt-bail, dans des sociétés où prévalaient le
commerce et l'échange. La redistribution, méthode prédominante dans
la société archaïque et la société tribale, à côté de laquelle l'échange ne
L'économie en tant que procès institutionnalisé 167

joue qu'un rôle mineur, prit une grande importance vers la fin de l'Empire
romain et gagne actuellement du terrain dans certains états industriels
modernes. L'Union soviétique en est un exemple extrême. Inversement,
il est arrivé plus d'une fois au cours de l'histoire que les marchés aient
joué un rôle dans l'économie, tout en ne prenant jamais autant d'impor-
tance sur le plan territorial ou institutionnel qu'au 19e siècle. Néan-
moins, ici aussi on constate un changement. Au 20e siècle, après la dis-
parition de l'étalon or, le rôle mondial des marchés déclina; ce qui
d'ailleurs nous ramène à notre point de départ : l'inadéquation croissante
de nos définitions qui se limitent à des sociétés marchandes lorsque
l'on veut étudier l'économie sous l'angle des sciences sociales.

Formes de commerce, usages de la monnaie et éléments de marché


Il est symptomatique que l'approche en termes de marché ait une
influence restrictive sur l'interprétation d'institutions comme le com-
merce et la monnaie : le marché apparaît inévitablement comme le centre
de l'échange, le commerce comme l'échange réel et la monnaie comme
le moyen de pratiquer l'échange. Le commerce étant déterminé par les
prix et les prix étant fonction du marché, tout commerce est un com-
merce de marché, de même que toute monnaie est une monnaie d'échange
Le marché est l'institution de base dont le commerce et la monnaie sont
les fonctions.
En anthropologie et en histoire, ces notions ne sont pas vérifiées par
les faits. Le commerce ainsi que certains usages de la monnaie sont aussi
vieux que l'humanité; par contre, bien que des lieux de réunion à carac-
tère économique aient pu exister dès le néolithique, les marchés ne com-
mencèrent à prendre de l'importance qu'à une époque assez récente.
Les marchés déterminant la formation des prix qui, seuls, constituent un
système marchand étaient inexistants selon toutes les informations
recueillies, jusqu'au premier millénaire avant Jésus-Christ, puis furent
éclipsés par d'autres formes d'intégration. Cependant, même ces faits
essentiels ne purent être découverts tant qu'on supposa que le com-
merce et la monnaie se limitaient à la forme d'intégration qu'est l'é-
change marchand, comme si celui-ci était la forme d'intégration spécifi-
quement « économique ». Par suite d'une terminologie restrictive, on a
écarté de très longues périodes de l'histoire — aussi bien ancienne que
récente — pendant lesquelles l'économie était intégrée par des mécanis-
mes de réciprocité et de redistribution.
Considérés comme un système d'échange, le commerce, la monnaie
et le marché forment un tout indivisible. Leur cadre conceptuel commun
est le marché. Le commerce se présente comme un mouvement bi-direc-
168 Ruptures et controverses

tionnel de biens passant par le marché et la monnaie comme des biens


quantifiables servant à l'échange indirect et destinés à faciliter ce mou-
vement. Cette approche impose une acception plus ou moins tacite du
principe heuristique selon lequel, là où existe le commerce, on peut
supposer l'existence de marchés et là où existe la monnaie, on peut
supposer l'existence du commerce et donc de marchés. Naturellement,
on en arrive à voir des marchés là où il n'y en a pas et à ignorer le com-
merce et la monnaie quand ils existent du fait que les marchés se trou-
vent être absents. Il semble que l'effet cumulatif de tout cela crée une
image stéréotype des économies appartenant à des époques et des lieux
moins bien connus, un peu dans le genre d'un paysage artificiel n'ayant
que peu de ressemblance, voire aucune, avec l'original.
C'est pourquoi il convient d'analyser séparément le commerce, la
monnaie et les marchés.

1. Formes de commerce
Du point de vue substantif, le commerce est une méthode relativement
pacifique d'acquérir des biens que l'on ne trouve pas sur place. C'est
une activité pratiquée à l'extérieur du groupe, semblable à celles que
nous avons coutume d'associer aux expéditions de chasse, à la traite ou
aux pirateries. Dans chacun de ces cas, il s'agit d'acquérir et de rapporter
des biens venant de loin. Ce qui distingue le commerce de la quête de
gibier, de butin, de bois, d'essences rares ou d'animaux exotiques, c'est
que son mouvement s'opère en deux sens à la fois, ce qui lui confère
également son caractère généralement pacifique et assez régulier.
D'un point de vue catallactique, le commerce est le mouvement de
biens sur un marché. Toutes les marchandises — les biens produits pour
la vente — sont des objets potentiellement commercialisables ; une mar-
chandise va dans une direction, une autre dans la direction opposée; le
mouvement est contrôlé par les prix : commerce et marché sont consi-
dérés comme des termes substituables. Tout commerce est un commerce
de marché.
En outre, comme la chasse, le raid ou l'expédition tels que les prati-
quent les indigènes, le commerce est une activité de groupe plutôt qu'in-
dividuelle, et dans ce sens, il s'apparente étroitement à des entreprises
telles faire la cour à quelqu'un, se marier, qui impliquent souvent l'acqui-
sition, par des moyens plus ou moins pacifiques, de femmes vivant ail-
leurs. Le commerce consiste donc essentiellement en la rencontre de
différentes communautés, et l'un des buts de cette réunion est d'échanger
des biens. Contrairement aux marchés créateurs de prix, qui engendrent
des taux d'échange, ces réunions les présupposent plutôt. De même,
dans ces réunions ne sont impliquées ni la présence personnelle de com-
L'économie en tant que procès institutionnalisé 169

merçants ni la motivation des gains personnels. Que ce soit un chef ou


un roi qui agisse au nom de la communauté après avoir collecté les biens
« d'exportation » de ses membres ou que ce soit le groupe lui-même qui
rencontre son homologue sur la grève afin de procéder à l'échange—dans
chacun des cas, le processus est avant tout de nature collective. L'échange
entre « partenaires commerciaux » est fréquent, mais il en est de même
lorsqu'il s'agit de faire la cour ou de se marier. Les activités individuelles
et collectives sont imbriquées les unes dans les autres.
Le fait que l'on souligne 1' « acquisition de biens venant de loin »
comme étant un élément constitutif du commerce devrait mettre en évi-
dence le rôle dominant que joua, dans les débuts de l'histoire du com-
merce, l'intérêt d'importer. Au 19e siècle, l'intérêt que l'on portait à
l'exportation avait au contraire un rôle considérable et c'était là un phé-
nomène catallactique caractéristique.
Comme il faut transporter quelque chose sur une grande distance, et
ceci dans deux directions opposées, le commerce, par la nature même
des choses, implique différents facteurs comme le personnel, les biens,
l'acheminement et la bi-directionalité, chacun d'entre eux pouvant être
subdivisé selon des critères importants sur le plan sociologique ou techno-
logique. En examinant ces quatre facteurs, nous pouvons espérer tirer
un enseignement sur la place changeante du commerce dans la société.
Premièrement, étudions les individus qui pratiquent le commerce.
L' « acquisition de biens venant de loin » peut être une pratique rele-
vant soit de motivations dues à la place que le marchand occupe dans
la société, comprenant en général des éléments de devoir ou de service
public (motivation de statut); soit cette pratique peut être motivée par
le désir du gain matériel qu'il accumule à titre personnel en achetant
ou en vendant (motivation de profit).
En dépit des nombreuses combinaisons possibles de ces incitations,
l'honneur et le devoir d'une part, le profit de l'autre, constituent des
motivations nettement différentes les unes des autres, mais fondamen-
tales. Si, comme c'est très souvent le cas, la « motivation de statut »
est renforcée par des bénéfices matériels, ceux-ci, en général, ne prennent
pas la forme d'un gain obtenu par l'échange mais plutôt celle d'un
trésor ou d'un revenu foncier accordé par le roi, ou le temple ou le sei-
gneur, à titre de récompense. Les choses étant ce qu'elles sont, les gains
obtenus par l'échange ne représentent en général jamais qu'une maigre
somme ne pouvant être comparée avec la fortune qu'un seigneur accorde
au marchand audacieux et prospère. Ainsi, celui qui commerce pour le
devoir et l'honneur s'enrichit, tandis que celui qui commerce par avidité
sordide reste pauvre — raison supplémentaire pour laquelle les motiva-
tions du profit sont mal considérées dans la société archaïque.
170 Ruptures et controverses

Une autre manière d'aborder le problème des individus qui se livrent


au commerce consiste à considérer le niveau de vie que la communauté
estimait convenir au statut des marchands.
La société archaïque en général ne connaît pas d'autre type de mar-
chand que celui qui appartient soit au sommet soit au bas de l'échelle
sociale. Le premier est en relation avec l'autorité et le gouvernement,
comme l'imposent les conditions politiques et militaires du commerce,
le second n'a pas d'autre moyen de subsistance que le dur labeur de
transporter les marchandises. Ce fait revêt une grande importance pour
la compréhension de l'organisation du commerce dans les temps anciens.
Il ne peut y avoir de marchand de la classe moyenne, du moins parmi
les citoyens. Hormis l'Extrême-Orient que nous devons écarter ici, on
ne connaît que trois cas importants avant les temps modernes d'une
vaste classe moyenne marchande : le marchand de l'époque hellénisti-
que, généralement d'origine métèque, des cités-états de la Méditerranée
orientale; le marchand islamite très répandu, qui a greffé les traditions
maritimes hellénistiques sur les pratiques du bazar; enfin, les descendants
de ceux que Pirenne appelait « la lie de la société » de l'Europe occiden-
tale, constituant une sorte de métèque continental, dans le second tiers
du Moyen Age. La classe moyenne grecque que louait Aristote était une
classe de propriétaires fonciers et en aucun cas une classe de commerçants.
Une troisième manière de considérer la question est de nature plus
strictement historique. Les types de marchands de l'Antiquité étaient
les tamkarum, le métèque ou résident de nationalité étrangère et « l'étran-
ger».
Les tankarum dominèrent la Mésopotamie des débuts de l'ère sumé-
rienne jusqu'à la montée de l'Islam, c'est-à-dire pendant quelque
3 000 ans. L'Egypte, la Chine, l'Inde, la Palestine, la Mésoamérique
d'avant la Conquête ou l'Afrique occidentale indigène ne connurent pas
d'autre type de marchands. Historiquement, c'est à Athènes et dans
quelques autres cités grecques que se manifesta le métèque comme un
marchand de classe inférieure; puis, à l'époque hellénistique il incarna
— de la vallée de l'Indus aux colonnes d'Hercule — le prototype d'une
classe moyenne de marchands parlant grec ou originaires du Levant.
Naturellement, l'étranger est partout. Il pratique le commerce avec des
équipages étrangers et sous pavillon étranger; il n ' « appartient » pas
à la communauté ni ne bénéficie du semi-statut de résident d'origine
étrangère mais fait partie d'une communauté totalement différente.
Une quatrième distinction est de nature anthropologique. Elle expli-
que ce personnage particulier qu'est le marchand étranger. Bien que
le nombre des « peuples marchands » auquel appartenaient ces « étran-
gers » ait été relativement restreint, il suffisait pour que cette institution
L'économie en tant que procès institutionnalisé 171

du « commerce passif » soit très répandue. En outre, ces peuples mar-


chands différaient entre eux sur un point important : les peuples mar-
chands proprement dits, qui vivaient exclusivement du commerce auquel,
directement ou indirectement, se consacrait toute la population, comme
les Phéniciens, les habitants de Rhodes, ceux de Gadès (la moderne
Cadix), et à certaines époques les Arméniens et les Juifs ; chez les autres
peuples, plus nombreux, le commerce n'était qu'une des occupations
auxquelles une partie considérable de la population se consacrait de
temps en temps, en allant dans d'autres pays, parfois avec leur famille,
pour des périodes plus ou moins longues. Les Haussa et les Manding du
Soudan occidental en sont des exemples. Ces derniers sont également
connus sous le nom de Dioula mais, comme nous l'avons appris récem-
ment, seulement lorsqu'ils faisaient du commerce dans un pays étranger.
Autrefois, ceux qu'ils visitaient lors de leurs voyages commerciaux les
prenaient pour une population différente des Manding.
Le second facteur, l'organisation du commerce, a dû être différent
aux temps anciens selon les biens transportés, la distance à parcourir,
les obstacles à franchir, les conditions politiques et écologiques de l'en-
treprise. Pour ces raisons, au moins, tout commerce a dès l'origine des
traits spécifiques. Les biens et le mode de leur transport le rendent tel.
Dans ces conditions, il ne peut y avoir de commerce « en général ».
Il est impossible de comprendre les débuts des institutions marchandes
si l'on ne souligne pas suffisamment ce fait. La décision d'acquérir cer-
tains types de biens à une distance et en un lieu déterminés sera prise
dans des circonstances différentes de celles dans lesquelles doivent être
acquis d'autres types de biens d'une autre provenance. C'est pourquoi
les expéditions commerciales constituent des opérations discontinues.
Elles sont limitées à des entreprises concrètes qui sont menées à bien
l'une après l'autre et ne tendent pas à se développer en une entreprise
continue. La societas romaine, comme la commenda apparue plus tard,
était une association commerciale limitée à une opération. Seule la
société des publicains (societas publicanorum) pour l'affermage des
impôts formait une corporation, et ce fut la seule grande exception.
Avant les temps modernes, les associations commerciales permanentes
étaient inconnues.
La spécificité du commerce est soulignée dans le cours naturel des
choses du fait qu'il faut acquérir les biens importés avec des biens expor-
tés. Car, dans des conditions non marchandes, les importations et les
exportations tendent à tomber sous différents régimes. Le processus par
lequel les biens sont collectés pour l'exportation est généralement séparé
et relativement indépendant de celui par lequel les biens importés sont
distribués. Pour le premier, il peut s'agir d'une question de tribut ou
172 Ruptures et controverses

d'impôts ou de dons au seigneur ou de toute autre méthode qui dirige


un flot de biens vers un centre, tandis que les importations distribuées
peuvent provenir de diverses origines. Le « Seisachtheia » d'Hammourabi
semble faire exception en ce qui concerne les biens simu, qui parfois
ont pu être des biens importés transmis par le roi en passant par l'inter-
médiaire du tamkarum à des fermiers désirant les échanger contre leurs
propres produits. Certains aspects du commerce de longue distance des
commerçants (pochteca) chez les Aztèques avant la conquête de la
Mésoamérique semblent avoir des traits analogues.
Ce que la nature a fait distinct, le marché le rend homogène. Même la
différence entre les biens et leurs modes ce transport peut disparaître
puisque sur le marché, tous les deux peuvent être achetés et vendus,
les premiers au marché des produits, le second au marché du fret et des
assurances. Dans les deux cas, il y a offre et demande et les prix sont
constitués de la même manière. Le transport et les biens, ces deux élé-
ments du commerce, acquièrent un commun dénominateur en termes de
coût. Ainsi, les préoccupations concernant le marché et son homogénéité
artificielle contribuent à faire de la bonne théorie économique plutôt
que de la bonne histoire économique. En fin de compte, nous découvri-
rons que les routes commerciales également, ainsi que les moyens de
transport, peuvent être d'une importance non moins grande pour expli-
quer les formes institutionnelles de commerce que les types de biens
transportés. Car, dans tous ces cas, les conditions géographiques et
technologiques agissent en symbiose avec la structure sociale.
Si nous considérons les conditions de réalisation du double mouve-
ment impliqué dans tout commerce, nous nous trouvons face à trois
types principaux de commerce : le commerce de dons, le commerce
relevant de l'administration d'un pays et le commerce de marché.
Le commerce de dons lie les partenaires ayant des relations de réci-
procité telles que les amis invités, les partenaires de la Kula, des groupes
en visite. Pendant des millénaires, le commerce entre empires a été celui
du commerce de dons, et aucune autre logique de bi-directionalité
n'aurait pu aussi bien satisfaire les besoins de la cause. L'organisation
du commerce est généralement ici de type cérémoniel, impliquant des
gestes réciproques, des ambassades, des tractations politiques entre chefs
ou rois. Les biens sont des trésors, des biens de prestige ne circulant
qu'au sein de l'élite; dans le cas extrême de groupes en visite, ils peuvent
être de caractère plus « démocratique ». Mais les contacts sont limités
et les échanges rares et espacés dans le temps.
Le commerce comme activité d'une administration repose sur la
base solide que sont des traités plus ou moins officiels. Comme des
deux côtés, l'intérêt que l'on a d'importer est généralement détermi-
L'économie en tant que procès institutionnalisé 173

nant, le commerce passe par des voies contrôlées par le gouvernement.


Le commerce d'exportation est habituellement organisé de façon sem-
blable. En conséquence, l'ensemble du commerce est pratiqué selon des
méthodes administratives. Ceci s'étend jusqu'à la manière même dont
les affaires sont traitées, y compris les dispositions concernant les « taux »
ou proportions des unités échangées; les facilités offertes par un port
de commerce; le pesage; la vérification de la qualité; l'échange physique
de biens; l'emmagasinage; la conservation; le contrôle du personnel
commercial; les règlements de « paiement »; les crédits; les compensa-
tions de prix. Certains de ces points sont naturellement liés à la collecte
des biens d'exportation et à la répartition des biens importés, opérations
qui toutes deux appartiennent au domaine de la redistribution au sein
de l'économie nationale. Les biens qui sont importés de part et d'autre
sont normalisés en ce qui concerne la qualité et l'emballage, le poids et
d'autres critères que l'on peut facilement évaluer. Seuls ces « biens
commerciaux » peuvent être vendus. Les équivalences sont fixées en
relations d'unités simples; en principe, le commerce est de un contre
un.
Le marchandage n'existe pas dans ces pratiques; les équivalences sont
fixées une fois pour toutes. Mais comme on ne peut éviter des ajuste-
ments lorsque les circonstances changent, le marchandage est pratiqué,
mais seulement pour des facteurs autres que le prix tels que les mesures,
la qualité ou les moyens de paiement. On peut indéfiniment discuter
sur la qualité des produits alimentaires, la contenance et le poids des
unités utilisées, les proportions des monnaies s'il y en a plusieurs qui
sont utilisées à la fois. Les « profits » eux-mêmes sont souvent « mar-
chandés ». La raison d'être de cette pratique est, naturellement, de main-
tenir les prix inchangés; s'ils doivent être ajustés aux conditions réelles
de l'offre, comme dans un cas d'urgence, on parle d'une affaire de deux
contre un ou de deux et demi contre un ou, comme nous dirions, d'une
affaire avec 100 % ou 150 % de profit. L'existence de cette méthode de
marchandage sur les profits à prix fixes, qui a pu être un phénomène
assez général dans la société archaïque, est encore attestée pour le Sou-
dan central au 19e siècle.
Le commerce de gestion présuppose des institutions commerciales
relativement permanentes comme les gouvernements ou au moins les
compagnies qui les représentent. L'accord passé avec les indigènes peut
être tacite, comme dans le cas des relations traditionnelles ou coutu-
mières. Mais, entre des institutions gouvernementales, le commerce prend
la forme de traités officiels même dans les temps relativement anciens du
second millénaire avant Jésus-Christ.
Une fois établies dans une région, sous la protection solennelle des
174 Ruptures et controverses

dieux, les formes administratives du commerce peuvent être pratiquées


sans aucun traité préalable. La principale institution, nous commençons
de le constater, réside dans le port de commerce, comme nous appelons
ici ce site de tout commerce administratif avec l'étranger. Le port de
commerce offre la sécurité militaire au pouvoir établi à l'intérieur des
terres; la protection civile au commerçant étranger; des installations de
mouillage, de débarquement et d'entreposage; des services judiciaires;
un accord sur la nature des marchandises commercialisées; un accord sur
les « proportions » des différentes marchandises qui entrent dans les
lots mixtes ou « assortiments ».
La troisième forme caractéristique du commerce est le commerce de
marché. Ici, l'échange constitue la forme d'intégration qui associe les
deux parties l'une à l'autre. Cette variante relativement moderne du
commerce fit affluer d'immenses richesses matérielles vers l'Europe occi-
dentale et l'Amérique du Nord. Bien que cette activité soit actuellement
en récession, elle reste néanmoins de loin la plus importante de toutes. La
variété des biens commercialisables — les marchandises — est pratique-
ment illimitée et l'organisation du commerce de marché obéit au méca-
nisme de prix déterminés par l'offre et la demande. Le mécanisme de
marché révèle l'immensité de son champ d'application en ce qu'il peut
s'adapter non seulement au traitement des marchandises mais également
à celui de tous les autres éléments du commerce — l'emmagasinage, le
transport, les assurances, le crédit, les paiements, etc. — en constituant
des marchés spéciaux pour le fret, les assurances, le crédit à court terme,
les capitaux, les aires d'entrepôts, les services bancaires, et ainsi de suite.
Les questions qui, aujourd'hui, préoccupent le plus le spécialiste de
l'histoire économique sont les suivantes : quand et comment le commerce
est-il devenu lié aux marchés? A quelle époque et en quel lieu constate-
t-on le phénomène général connu sous le nom de commerce de marché?
A vrai dire, ces problèmes sont éludés par suite de l'influence qu'exerce
la logique catallactique, qui tend à fondre commerce et marché en une
entité indissociable.

2. Les usages de la monnaie


On définit catallactiquement la monnaie comme un moyen d'échange
indirect. La monnaie moderne est utilisée comme mode de paiement et
comme « étalon » précisément parce que c'est un moyen d'échange.
Ainsi, notre monnaie est une monnaie à « tous usages ». Les autres usages
de la monnaie ne sont que des variations sans importance de son usage
dans l'échange, et tous les usages de la monnaie reposent sur l'existence
de marchés.
La définition substantive de la monnaie, comme celle du commerce, est
L'économie en tant que procès institutionnalisé 175

indépendante des marchés. Elle provient d'usages déterminés que l'on


attribue à des objets quantifiables. Ces usages sont le paiement, le rôle
d'étalon de valeur et l'échange. La monnaie est donc définie ici comme un
objet quantifiable que l'on utilise dans l'un ou l'autre de ces cas. Il s'agit
de savoir s'il est possible d'avoir des définitions indépendantes de ces
usages.
Les définitions des divers usages de la monnaie comportent deux cri-
tères : la situation sociologique dans laquelle un de ces usages apparaît, et
l'opération accomplie avec les objets-monnaie dans cette définition.
Le paiement est l'opération qui consiste à s'acquitter d'obligations et
au cours de laquelle des objets quantifiables changent de main. Dans
cette situation, il ne s'agit pas d'un seul type d'obligation, mais de plu-
sieurs puisque ce n'est que si un objet sert à l'acquittement de plus d'une
obligation que nous pouvons en parler comme d'un « moyen de paie-
ment » dans le sens propre du terme (autrement, on aurait simplement
l'acquittement en nature d'une obligation qui devait être acquittée de
cette manière).
L'usage de la monnaie pour le paiement est l'un de ses usages les plus
communs dans les temps anciens. Dans ce cas, il est rare que ces obliga-
tions soient dues à des transactions. Dans la société primitive non stra-
tifiée, des paiements sont régulièrement effectués en liaison avec le fonc-
tionnement d'institutions telles que le prix de la fiancée, la dette de sang
et les amendes. Ces paiements continuent à être pratiqués dans la société
archaïque mais ils sont éclipsés par les tributs, les impôts et les rentes
foncières traditionnels qui donnent lieu à des paiements à grande échelle.
L'usage de la monnaie comme étalon de valeur, c'est-à-dire en tant
qu'unité de compte, consiste à égaliser des quantités de différents types
de biens destinés à des buts précis. Cette « situation » est soit celle du troc
ou de l'emmagasinage et de la gestion des denrées de base; 1' « opéra-
tion » consiste à attribuer des étiquettes numériques aux divers objets
afin de faciliter leur manipulation. Ainsi, dans le cas du troc, on parvient
finalement à égaliser la somme des objets des deux parties; dans le cas
de la gestion des denrées de base, on parvient à planifier, équilibrer et
établir des budgets ainsi qu'une comptabilisation générale.
L'usage de la monnaie comme étalon est essentiel pour l'élasticité
d'un système de redistribution. On peut considérer comme indispen-
sable d'établir une équivalence pour des denrées de base comme l'orge,
l'huile et la laine, avec lesquelles il faut payer les impôts ou les rentes
foncières, avec lesquelles on peut constituer des rations ou des salaires
puisque cette opération offre à celui qui paie ainsi qu'à celui qui exige
la possibilité d'un choix entre les différentes denrées de base. Ainsi
est créée en outre la condition préalable d'un financement « en nature »
176 Ruptures et controverses

à grande échelle ce qui présuppose les notions de fonds et de bilans, en


d'autres termes, l'interchangeabilité des denrées de base.
L'usage de la monnaie dans l'échange est né du besoin d'objets quan-
tifiables destinés à l'échange indirect. L « opération » consiste à acquérir
des unités de ces objets par échange direct afin d'obtenir les objets désirés
par un autre acte d'échange. Parfois, les objets-monnaie sont disponibles
dès le départ, et l'échange en deux temps a uniquement pour but de
rapporter un plus grand nombre de ces mêmes objets. Un tel usage
d'objets quantifiables n'est pas né d'actes fortuits de marchandage—selon
l'idée chère aux rationalistes du 18e siècle — mais doit son origine au
commerce organisé, surtout aux marchés. En l'absence de marchés,
l'usage de la monnaie dans l'échange n'est rien de plus qu'un trait
culturel secondaire. S'il est surprenant que les grands peuples commer-
çants de l'Antiquité comme Tyr et Carthage répugnèrent tant à adopter
les pièces de monnaie, cette nouvelle forme de monnaie tout à fait
appropriée à l'échange, ce fût peut-être parce que les ports des empires
commerciaux n'étaient pas organisés en marchés mais en « ports de
commerce ».
On pourrait noter deux significations dérivées du terme de monnaie.
La première étend cette définition de la monnaie en tant qu'autre chose
que des objets physiques, c'est-à-dire en tant qu'unités idéales; la seconde
englobe, outre les trois usages conventionnels de la monnaie, celui
d'objets-monnaie comme moyens opérationnels.
Les unités idéales ne sont que des mots ou des symboles écrits uti-
lisés comme si elles étaient des unités quantifiables, surtout pour le paie-
ment ou comme étalon de valeur. L' « opération » consiste en la mani-
pulation de comptes débiteurs selon les règles du jeu. Ces comptes sont
chose bien connue dans la vie primitive et non pas, comme on l'a souvent
cru, une particularité des économies monétarisées. Les plus anciennes
économies des temples de Mésopotamie ainsi que les premiers marchands
assyriens pratiquaient l'acquittement des dettes sans que des objets-
monnaie n'entrent enjeu.
A l'autre extrême, il serait opportun de ne pas oublier les usages opéra-
tionnels de la monnaie bien qu'ils soient exceptionnels. Quelquefois, la
société archaïque a utilisé des objets quantifiables pour des raisons d'ari-
thmétique, de statistique, pour des questions d'impôts, d'administra-
tion ou d'autres buts non monétaires liés à la vie économique. Au
18e siècle, à Ouidah, les cauris servaient à des fins statistiques et les fèves
damba (qui ne furent jamais utilisées comme monnaie) servaient d'étalon
or et en cette qualité, étaient astucieusement utilisés dans la comptabilité.
Les monnaies primitives sont, nous l'avons vu, des monnaies ayant un
usage spécifique. A chaque usage spécifique de la monnaie correspond un
L'économie en tant que procès institutionnalisé 177

type d'objet spécifique; en outre, ces usages sont institués indépendam-


ment les uns des autres. Les implications de cet état de fait sont d'une
très grande portée. Il n'y a, par exemple, aucune contradiction dans le
fait de « payer » à l'aide d'un moyen avec lequel on ne peut pas acheter,
ni d'employer comme « étalon de valeur » des objets qui ne servent pas
de moyen d'échange. Dans la Babylone d'Hammourabi, l'orge était le
moyen de paiement; le métal-argent était l'étalon universel; pour
l'échange, qui était très rare, tous deux étaient utilisés ainsi que l'huile,
la laine et quelques autres denrées de base. Ainsi, il devient évident que
les usages de la monnaie, comme les activités commerciales, peuvent
atteindre un niveau presque illimité de développement, non seulement
en dehors des économies dominées par les marchés, mais même en
l'absence de marchés.

3. Les éléments du marché


Passons maintenant au marché lui-même. Catallactiquement, le marché
est le centre de l'échange; marché et échange sont co-extensifs. Car selon
le postulat catallactique, la vie économique peut à la fois être réduite à
des actes d'échange pratiqués avec marchandage et elle se concrétise
dans des marchés. L'échange est donc décrit comme la relation écono-
mique, comme le marché est /'institution économique. La définition du
marché découle logiquement des prémisses catallactiques.
Selon les définitions substantives, le marché et l'échange ont des carac-
téristiques empiriques indépendantes. Quelle est donc ici la signification
de l'échange et du marché? Et dans quelle mesure sont-ils nécessaire-
ment liés?
L'échange, selon la définition substantive, est le mouvement mutuel
d'appropriation de biens entre diverses mains. Ce mouvement, nous
l'avons vu, peut se produire soit à des taux fixes soit à des taux négociés.
Seuls ces derniers résultent d'un marchandage entre partenaires.
Ainsi, à chaque fois qu'il y a échange, il y a taux. Ceci reste vrai, que le
taux soit négocié ou fixe. Il est à noter que l'échange à des taux négociés
est identique à l'échange catallactique ou « échange jouant le rôle de
forme d'intégration ». Seul ce type d'échange est typiquement limité à un
type défini d'institution de marché, à savoir les marchés créateurs de prix.
Les institutions de marché seront définies comme des institutions
comprenant une affluence d'offres ou une affluence de demandes ou les
deux à la fois. Les affluences d'offres et de demandes seront définies
comme une multiplicité de « mains » désireuses d'acheter ou alternative-
ment d'écouler des biens par échange. Bien que les institutions de marché
soient des institutions d'échange, le marché et l'échange ne sont pas des
termes que l'on peut substituer l'un à l'autre. L'échange à des taux fixes
178 Ruptures et controverses

a lieu dans les cas ou la réciprocité ou la redistribution constituent les


formes sociales d'intégration; l'échange à des taux négociés, nous l'avons
dit, est limité aux marchés créateurs de prix. Il peut paraître paradoxal
que l'échange à des taux fixes soit compatible avec toute forme d'inté-
gration sauf celle de l'échange : ceci est pourtant logique puisque seul
l'échange négocié représente un échange au sens catallactique du terme
et est une forme d'intégration.
La meilleure manière de cerner le monde des institutions de marché
semble être l'approche en termes « d'éléments de marché ». En fin de
compte, cette méthode ne servira pas seulement de guide à travers toutes
les configurations que l'on inscrit sous le terme de marché et d'institu-
tions de type marchand, mais aussi d'instrument pour disséquer certains
des concepts conventionnels qui encombrent notre compréhension de ces
institutions.
Deux types d'éléments de marché devraient être considérés comme
spécifiques, à savoir les masses de l'offre et celles de la demande; si l'une
ou l'autre est présente, nous parlerons d'une institution marchande (si
toutes deux sont présentes, nous parlerons de marché, si l'une des deux
seulement est présente, d'une institution de type marchand). Vient ensuite
l'élément d'équivalence, c'est-à-dire le taux d'échange; selon le carac-
tère de l'équivalence, les marchés sont des marchés à prix fixe ou des
marchés créateurs de prix.
La concurrence est une autre caractéristique de certaines institutions
marchandes comme les marchés créateurs de prix et les ventes aux
enchères, mais, à la différence des équivalences, la concurrence écono-
mique est limitée aux marchés. Enfin, il y a des éléments que l'on peut
qualifier de fonctionnels. Normalement, ils se manifestent en dehors des
institutions marchandes mais s'ils apparaissent en même temps que les
masses de l'offre et les masses de la demande, ils modèlent ces institu-
tions d'une manière qui peut présenter un grand intérêt. Parmi ces élé-
ments fonctionnels, citons le site physique, les biens présents, les cou-
tumes et les lois.
Cette diversité des institutions de marché fut obscurcie à une époque
récente au nom du concept formel du mécanisme offre-demande-prix.
Il n'est donc pas étonnant que ce soit à propos des termes pivots d'offre,
de demande et de prix que l'approche substantive permette d'élargir
notre perspective.
Nous avons ci-dessus parlé des masses de l'offre et de la demande
comme d'éléments marchands distincts. Dans le cas d'un marché
moderne, ce serait inadmissible; ici, existe un niveau de prix au-delà
duquel les baisses se transforment en hausses et un autre niveau des
prix au-delà duquel le miracle inverse se produit. C'est ce qui a entraîné
L'économie en tant que procès institutionnalisé 179

certains à négliger le fait que les acheteurs et les vendeurs sont séparés
dans tout autre type de marché que le marché de type moderne. C'est
aussi ce qui a entraîné une double erreur d'interprétation. Tout d'abord,
« l'offre et la demande » apparaissaient comme des forces élémentaires
combinées tandis qu'en réalité, chacune consistait en deux composantes
très différentes l'une de l'autre, à savoir, une quantité de biens, d'une part,
et un certain nombre de personnes liées à ces biens en tant qu'acheteurs et
vendeurs de ces biens d'autre part. Ensuite, « l'offre et la demande »
semblaient inséparables comme des frères siamois, alors qu'en vérité
elles formaient des groupes distincts d'individus, selon que ceux-ci
disposaient des biens en tant que ressources, ou les recherchaient en tant
que nécessités. Les masses de l'offre et celles de la demande n'ont donc
pas besoin d'être présentes en même temps. Quand, par exemple,
un général vend aux enchères au plus offrant un butin de guerre, seule
la masse de la demande est en évidence; de la même façon, une masse
d'offre est seulement acceptée quand les contrats sont attribués à la
soumission la plus basse. Et pourtant, les ventes aux enchères et les
soumissions étaient très répandues dans la société archaïque; dans la
Grèce ancienne, les ventes aux enchères furent parmi les faits précurseurs
des marchés à proprement parler. La distinction entre « offre » et
« demande » a modelé l'organisation de toutes les institutions de marchés
antérieures à l'époque moderne.
Quant à l'élément de marché communément appelé « le prix », il a été
classé dans la catégorie des équivalences. L'usage de ce terme général
devrait contribuer à éviter les malentendus. Le prix suggère la fluctua-
tion, tandis que cette association d'idées n'existe pas dans l'équivalence.
L'expression même de prix «fixe» ou « établi » suggère que le prix, avant
d'être fixé ou établi, était susceptible de changement. Ainsi, la langue
parvient difficilement à exprimer le véritable état de choses, à savoir que
le « prix » est à l'origine une quantité fixée de façon rigide et en l'absence
de laquelle il ne peut y avoir commerce. Les prix fluctuants ou changeants
ayant un caractère compétitif sont une notion relativement récente et
leur apparition constitue l'un des aspects les plus intéressants de l'his-
toire économique de l'Antiquité. Traditionnellement, on supposait que
c'est dans le sens inverse que les choses s'étaient passées : le prix était
conçu comme la conséquence du commerce et de l'échange et non comme
leur condition préalable.
Le « prix » désigne des rapports quantitatifs existant entre biens de
types différents, et déterminés par le troc ou le marchandage. C'est cette
forme d'équivalence qui caractérise les économies intégrées par l'échange
marchand. Mais les équivalences ne sont en aucun cas limitées à des rela-
tions d'échange marchand. Elles sont également communes dans une
180 Ruptures et controverses

économie soumise à la forme redistributive d'intégration. Ces équiva-


lences désignent alors le rapport quantitatif existant entre des biens de
types différents qui sont acceptés pour payer les impôts, les rentes, les
redevances, les amendes ou qui qualifient un statut civil fondé sur le
recensement de la propriété. L'équivalence peut également déterminer le
taux des salaires ou les rations en nature auquel sont en droit de pré-
tendre ceux qui en bénéficient. L'élasticité d'un système financier utili-
sant des denrées de base, c'est-à-dire les opérations de planification,
d'équilibre et de comptabilité, s'articule sur ce dispositif. L'équivalence
signifie ici non pas ce qui devrait être donné contre un autre bien, mais
ce à quoi l'on peut prétendre à la place de ce bien. Quand des formes de
réciprocité constituent la forme sociale de l'intégration, les équivalences
déterminent les quantités qui seront appropriées par chaque partie par
rapport aux autres parties occupant une place symétrique. Il est évident
que le contexte social de ce comportement est différent à la fois de celui
de l'échange et de celui de la redistribution.
Les systèmes de prix, tels qu'ils se développent avec le temps, peuvent
contenir des couches de taux d'équivalences qui historiquement ont leur
origine dans différentes formes d'intégration. Les prix marchands de
l'époque hellénistique prouvent de maintes façons qu'ils résultent d'équi-
valences redistributives de la civilisation cunéiforme qui les ont précédés.
Les trente piastres d'argent que reçut Judas pour avoir trahi Jésus consti-
tuent une variante très proche de l'équivalence du prix d'un esclave établi
d'après le code d'Hammourabi quelque 1 700 ans auparavant. Par ail-
leurs, les équivalences redistributives soviétiques reflétèrent pendant
longtemps les prix des marchés mondiaux du 19e siècle. Celles-ci eurent
également leurs prédécesseurs. Max Weber fit remarquer qu'en l'absence
d'une base d'estimation des coûts, le capitalisme n'aurait pas été réali-
sable et qu'il ne le fut que par le réseau médiéval des prix statués et régle-
mentés, des rentes foncières traditionnelles, etc., qui étaient un héritage
de la guilde et du système féodal. Ainsi, les sytèmes de prix peuvent bien
avoir une histoire institutionnelle qui leur est propre selon les types
d'équivalences qui contribuèrent à leur formation.
C'est à l'aide de concepts non catallactiques du commerce, de la
monnaie et des marchés de ce type que des problèmes aussi fondamentaux
de l'histoire économique et sociale que l'origine de la fluctuation des
prix et le développement du commerce de marché peuvent être cernés,
et, nous l'espérons, finalement résolus.
Pour conclure, l'examen critique des définitions catallactiques du
commerce, de la monnaie et du marché devrait nous fournir un certain
nombre de concepts qui forment le matériau de base des sciences sociales
sous leur aspect économique. Pour apprécier l'influence que la recon-
L'économie en tant que procès institutionnalisé 181

naissance de tels faits a pu avoir sur les problèmes de théorie, de poli-


tique et de perspective, il faut les considérer à la lumière de la transfor-
mation graduelle des institutions qui s'est opérée depuis la première
guerre mondiale. Même en ce qui concerne le système marchand lui-
même, le marché comme seul système de référence est quelque peu
désuet. Pourtant, il conviendrait de réaliser avec un peu plus de lucidité
que dans le passé, que le marché ne peut être supplanté en tant que cadre
général de référence à moins que les sciences sociales ne parviennent à
mettre au point un cadre plus vaste encore auquel le marché lui-même
pourrait être rattaché. Tel est aujourd'hui notre première tâche intellec-
tuelle dans le domaine des études économiques. Comme nous avons
essayé de le démontrer, une telle structure conceptuelle devra, être
fondée sur la définition substantive de l'économique.
GEORGE DALTON

théorie économique et société primitive*

« L'économie est l'étude de ce vaste domaine de l'activité humaine qui a


trait aux ressources, leurs limitations et leurs usages ainsi qu'à l'organisa-
tion sociale par laquelle ces ressources sont reliées aux besoins des hommes.
Dans les sociétés industrielles modernes, les économistes ont mis au point
une technique perfectionnée pour l'étude de cette organisation et en ont tiré
un ensemble de généralisations. Les avis sont encore partagés lorsqu'il s'agit
de déterminer jusqu'à quel point cette technique et ces généralisations peuvent
être appliquées à l'étude des communautés primitives » (Firth, 1958, p. 63).
Certaines des ambiguïtés que l'on relève dans les publications d'an-
thropologie économique résultent de ce que n'est pas clarifiée la question
de savoir si la théorie économique occidentale rend compte de l'organisa-
tion économique des communautés primitives (Rnight, 1941 ; Herskovits,
1940; 1941). Les anthropologues qui s'occupent de l'économie primi-
tive essayent parfois de se familiariser avec leur sujet en étudiant l'éco-
nomie de leur propre société dans l'espoir d'acquérir des catégories
analytiques, des techniques et d'en tirer des enseignements utiles. Cette
procédure semble particulièrement bien fondée lorsqu'on songe aux
remarquables résultats que la théorie économique formelle a permis
d'obtenir dans l'analyse de l'économie occidentale. Néanmoins, on ne se
rend pas encore suffisamment compte qu'une grande partie de la théorie
économique est inapplicable à l'économie primitive.
« Le fait que l'attention des économistes ait été si exclusivement centrée sur
les aspects mêmes de notre économie qui sont les moins susceptibles de se
manifester parmi les populations sans écriture, a jeté la confusion chez les
* Version française de l'article « Economie theory and primitive society »,
paru dans The American Anthropologist 63, 1961, p. 143-167. Publié avec
l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.
L'auteur exprime toute sa gratitude à Karl Polanyi de la Columbia University
et à Paul Bohannan de la Northwestern University pour leurs précieuses sugges-
tions et leurs critiques. Une grande partie du présent article constitue une appli-
cation des travaux du Professeur Polanyi (1944; 1947; 1957b) aux problèmes
examinés. Une partie de cet article est extrait de la thèse d'État de l'auteur
(Dalton, 1959a).
Théorie économique et société primitive 183

anthropologues qui, pour éclairer les problèmes et les méthodes relatifs à


l'étude des systèmes économiques des sociétés sans écriture, se penchaient sur
les traités d'économie » (Herskovits, 1952, p. 53).
Le présent article expose certaines des raisons pour lesquelles la théorie
économique ne peut être utilement appliquée à l'étude des communautés
primitives et propose une autre approche au traitement analytique de
l'économie primitive.

THÉORIE ÉCONOMIQUE ET ÉCONOMIE DE MARCHÉ

Notre propos, dans cette partie, est de décrire les aspects spécifiques de
l'organisation de l'économie occidentale pour l'analyse desquels la théo-
rie économique formelle a été créée. Nous montrerons ensuite pour-
quoi la théorie économique formelle qui en est dérivée ne peut servir à
l'analyse des structures et processus fondamentalement différents de
l'organisation économique primitive.
La méthode ainsi que le contenu de la théorie économique sont issus
de deux caractéristiques fondamentales de l'Angleterre du 19e siècle : la
production industrielle en usines et le marché. En tant que principe
d'intégration de toute l'économie, l'échange marchand oblige ses parti-
cipants à se conformer à des règles très spéciales. Chacun tire sa subsis-
tance de la vente de quelque chose sur le marché. Les travailleurs doivent
vendre leur force de travail, les propriétaires fonciers doivent vendre
l'usage de leurs terres, de leurs ressources naturelles, les propriétaires
d'usines et d'exploitations agricoles doivent vendre leurs produits finis.
Le même mécanisme marchand met en transaction tous les éléments qui
entrent dans les facteurs de production — main-d'œuvre, terre, ressources
naturelles, finances, transports — ainsi que les produits finis et services en
tous genres.
L'échange marchand renvoie non seulement à l'existence de places de
marché (lieux ou se réunissent acheteurs et vendeurs) mais surtout au
processus organisationnel d'achat et de vente à un prix monétaire qui
constitue le mécanisme de transaction des produits matériels, de la main-
d'œuvre et des ressources naturelles. Dans l'économie occidentale, ces
transactions ont fréquemment lieu hors des places de marché. Ainsi,
la main-d'œuvre n'est pas amenée sur la place du marché pour être ven-
due mais on en achète ou en vend l'usage par le même processus de
formation des prix qui a cours sur un marché pour les transactions por-
tant sur des produits. La terre devient également une marchandise négo-
ciée dont la propriété ou l'usage est quelque chose que l'on achète ou
vend à un prix monétaire déterminé par les mêmes forces de l'échange
184 Ruptures et controverses

marchand qui définissent les prix de la main-d'œuvre et des biens maté-


riels. D'ailleurs, les forces agissant sur un marché comme le coût et la
demande, lorsqu'on opère des transactions de biens matériels comme le
blé, sont fonctionnellement liées à celles qui agissent sur les autres
ressources, main-d'œuvre et terre, entrant dans la production du blé.
Un changement dans le prix du blé a des « effets en retour » sur le prix du
loyer des terres à blé et des salaires de la main-d'œuvre agricole. On
recombine l'usage de la terre et du travail en fonction de ces fluctuations
de prix car les propriétaires fonciers et les travailleurs dépendent pour
vivre du prix monétaire de leurs terres et de leur travail et ce prix, à son
tour, dépend du prix de vente du bien matériel produit par la terre et le
travail. C'est ce qu'on entend quand on parle du mécanisme de marché
ou du principe marchand intégrant les composantes de l'économie en
les combinant de façon à les rendre mutuellement dépendantes.
Aussi l'aspect caractéristique d'une économie fondée sur le marché
réside dans la nature spéciale de cette interdépendance : toute subsis-
tance matérielle provient de ce qu'on vend quelque chose par un méca-
nisme de marché; les ressources et la main-d'œuvre sont organisées pour
l'achat et la vente de même que les biens matériels produits; les prix
de marché remanient les usages du travail et des ressources. Les écono-
mistes résument ce processus fondamental en disant que les prix fixés
par le marché affectent les ressources à des productions finales alterna-
tives et fixent les revenus, salaires, profit, rente foncière et intérêts des
propriétaires de ces ressources.
Il faudrait souligner que c'est l'organisation marchande qui oblige ses
participants à rechercher le gain matériel personnel : chacun doit vendre
quelque chose ayant une valeur marchande pour acquérir ses moyens
matériels d'existence. L' « homme économique » du 19e siècle n'était
pas un mythe mais une expression abrégée de ce fait institutionnel : la
nécessité pour chacune des unités atomistiques d'un système imperson-
nel d'échange marchand, d'acquérir ses moyens de subsistance par la
vente sur le marché.
Pendant tout le 19e siècle — de Malthus et Ricardo à Alfred
Marshall — un système d'analyse économique formelle fut mis au point
pour répondre avant tout à une série de questions spécifiques : quelles
sont les forces qui déterminent les prix dans une économie marchande
industrielle? Un tel effort théorique concentré sur la mécanique des prix
reflétait simplement le rôle crucial d'intégration que jouent les prix dans
la détermination des productions finales et des revenus.
En outre, le système marchand était autoréglé. L' « économie » cons-
tituait une entité cohésive qui différait d'autres sous-systèmes existant
au sein de la société. Il est vrai que le gouvernement protégeait la pro-
Théorie économique et société primitive 185

prié té et garantissait l'exécution des contrats mais ni le gouvernement,


ni la famille ni la religion ne contrôlaient l'organisation marchande ou
les prix. Là où les institutions sociales empiétaient sur les forces du
marché, elles ne le faisaient qu'indirectement en affectant les conditions
de l'offre et de la demande (telle que la demande de poisson dans les
pays catholiques) et par voie de conséquence les prix. La structure de
marché était autoréglée en ce sens qu'elle imposait des modifications
aux composantes du système — modification de l'usage des terres, modi-
fication de l'affectation ou de l'emploi de la main-d'œuvre — selon les
fluctuations des prix sur le marché. Les changements de prix incitaient
les vendeurs et les acheteurs à « économiser », c'est-à-dire à rechercher
la réduction des coûts ou l'augmentation des gains monétaires. Les
procédés de production aussi bien que le choix des articles à produire
étaient guidés par les prix de marché. Pour entreprendre une
production, il faut que la condition suivante soit remplie : le produc-
teur doit escompter faire un profit, lequel consiste en la différence
monétaire entre deux ensembles de prix : ceux qui déterminent ses coûts
de production et ceux qui déterminent ses revenus sur les ventes.
Lorsque l'économie marchande dirige toute l'économie, elle crée une
« société marchande » en ce sens que l'organisation sociale doit s'adapter
aux besoins du marché pour permettre un approvisionnement constant
de biens matériels et de revenus monétaires avec lesquels on peut acheter
ces derniers.
« Une économie marchande peut seulement exister dans une société mar-
chande [...] une économie marchande doit comprendre tous les éléments de
l'industrie, y compris la main-d'œuvre, la terre et la monnaie [...]. Mais la
main-d'œuvre et la terre ne sont rien d'autre que les êtres humains eux-mêmes
dont toute société est faite et l'environnement naturel dans lequel elle existe.
Les inclure dans le mécanisme de marché signifie subordonner la substance
de la société elle-même aux lois du marché » (Polanyi, 1944, p. 71).
Ainsi, que les travailleurs soient obligés de vendre leur force de travail
à un prix déterminé par le marché signifie qu'ils doivent aller vers des
marchés de travail plus rémunérateurs lorsque leurs emplois et salaires
actuels baissent. La localisation de la population se conforme ainsi aux
besoins en main-d'œuvre enregistrés par le marché.
Enfin, une économie marchande est hautement décentralisée. Elle
consiste en une multitude de transactions d'achat et de vente reliées
certes, mais quand même individuelles. Les unités opérationnelles sont
des firmes individuelles qui achètent des ressources et vendent des pro-
duits ou bien ce sont des familles qui achètent à titre individuel des pro-
duits ménagers et vendent leur force de travail et d'autres ressources.
Une telle décentralisation renforce la conception atomistique de la
société considérée comme un simple agrégat d'individus égocentriques.
186 Ruptures et controverses

On peut alors se demander ceci : pourquoi croit-on que la théorie


économique, qui dérive d'une matrice institutionnelle aussi spécifique,
présente une importance analytique pour toutes les économies, y compris
l'économie primitive? Les raisons sont diverses.
Les économistes anglais qui conçurent la théorie économique formelle
fondèrent leurs analyses sur des postulats qui semblaient avoir leurs
fondements dans la structure de l'univers physique et donc être universel-
lement applicables (Polanyi, 1944, chap. x). En outre, la suppression des
procédés mercantilistes de contrôle de l'économie et la formation de
marchés nationaux qui en résulta permirent aux économistes classiques
de se servir d'une approche « économistique », de se concentrer sur
l'économie en la considérant comme séparée de la société, comme ayant
une cohérence interne et une autonomie telles qu'on pouvait en tirer
des lois économiques distinctes, paraissant fonctionner indépendam-
ment des institutions sociales.
Un travail particulièrement caractéristique des économistes classiques
est la recherche d'une motivation purement « économique » (l'intérêt
personnel matériel) comme à la fois suffisante et nécessaire pour forcer
les travailleurs à se conformer aux besoins du marché. Ainsi, en insistant
sur l'abrogation des Poor Laws (lois sur les pauvres) qui garantissaient
la subsistance comme un droit social traditionnel, William Townsend
fondait son argumentation sur l'idée que la force « naturelle » de la peur
de la faim était la manière la plus efficace de forcer l'individu à travailler.
« La faim domptera les bêtes les plus redoutables, elle enseignera la décence
et la civilité, l'obéissance et la soumission aux plus pervers. En général, seule
la faim peut aiguillonner et pousser les individus à travailler; et pourtant nos
lois ont promis qu'ils ne souffriraient jamais de la faim. Les lois, avouons-le, ont
également promis qu'ils seront contraints de travailler. Or la contrainte légale
est toujours accompagnée de beaucoup d'agitations, de violence et de vacarme;
elle engendre la mauvaise volonté mais ne peut jamais produire de service
bon et valable, en revanche, la faim est non seulement une pression pacifique,
silencieuse et continue mais, étant la plus naturelle des motivations de l'indus-
trie et du travail, elle fait appel aux plus grands efforts » (Townsend, 1786,
in Polanyi, 1944, p. 113-114) \
Pour Malthus également, la biologie immuable était le point dont il
fallait dériver les lois économiques : le fait que la fécondité naturelle des

1. Comme le fait remarquer Polanyi, la faim est naturelle au sens biologique,


mais elle n'est pas synonyme de stimulant à la production. Elle peut devenir
un tel stimulant si la société fait en sorte que l'action de manger est spécifique-
ment fonction de la production de l'individu ce qui fut en fait le cas aux débuts
de l'économie marchande. Pour des conceptions analogues à celles de Town-
send, selon lequel seules la pauvreté et la crainte de la famine faisaient travailler
les classes laborieuses, cf. Bendix, 1956, p. 63-82; sur les origines de l'économie
du « laissez-faire » en Angleterre, cf. également Keynes, 1926.
Théorie économique et société primitive 187

êtres humains entraîne la rareté des ressources alimentaires par suite


de la pression démographique l'amena à déduire sa théorie des salaires.
Les conclusions de la biologie selon lesquelles les populations animales
et végétales sont uniquement limitées par leurs ressources alimentaires
furent projetées sur le monde social.
Le postulat de Ricardo, la « loi » des profits décroissants, était égale-
ment un phénomène naturel à partir duquel il déduisit sa théorie de la
distribution du revenu : si l'un des facteurs de production, comme la
terre, ou plusieurs facteurs, sont fixés en termes quantitatifs, l'accrois-
sement de la production consistera en quantités ajoutées de grandeur
décroissante. Dans une économie marchande, les propriétaires d'un fac-
teurfixe(propriétaires fonciers) gagneront aux dépens des autres (ouvriers
et chefs d'entreprise).
L'utilitarisme apporta le couronnement suprême, également sous la
forme déguisée d'une loi universelle : l'intérêt personnel comme le
ressort de toute action humaine. La recherche du profit matériel indivi-
duel avait besoin d'être le seul régulateur d'un système économique
fondé sur la nature physique de l'homme et de l'univers.
« La conception générale qu'avait Bentham est celle qui est très largement
répandue aujourd'hui [...]. Je pense que nous concluerons avant la fin de ce
cours que l'ensemble de la théorie économique orthodoxe telle qu'elle existe
à présent [1935], repose sur une conception de la nature humaine qui n'est
pas très différente de celle que Jeremy Bentham formula d'une façon aussi
formelle » (Mitchell, 1949, p. 92).
Les hypothèses paramétriques de l'analyse économique d'autrefois
étaient présentées comme des faits physiques. Les lois de l'économie
marchande que l'on en dérivait prenaient de ce fait valeur de lois de
la nature. Les processus économiques semblaient répondre à des lois
physiques particulières, distinctes des conventions sociales (Polanyi,
1944, p. 115).
L'approche économistique qui séparait l'économie de la société et
créait un corps d'analyse théorique de l'industrialisme marchand trouva
une expression plus raffinée vers la fin du 19e siècle dans les travaux de
Stanley Jevons, Cari Menger, John B. Clark et Alfred Marshall. Ce qui
nous importe ici, c'est de savoir que les néo-classiques firent, semble-t-il,
également dériver ces raffinements théoriques de vérités universelles :
l'état de « rareté naturelle » (insuffisance de ressources par rapport aux
besoins naturels illimités), exigeait un choix marginal si l'on voulait
satisfaire au maximum les besoins matériels.
Il convient de noter comment cet état de « rareté » — qui correspond
si bien à l'économie de marché — en vint à être considéré comme un
fait universel et une preuve supplémentaire pour croire à l'importance
universelle de la théorie économique.
188 Ruptures et controverses

La nécessité institutionnelle pour les individus de poursuivre leur


intérêt privé matériel au sein d'une économie marchande se refléta idéo-
logiquement sous la forme de généralisations portées sur la nature de
1' « homme » dans la société. L'une d'elles est l'adage de tous les manuels
selon lequel les besoins de l'homme sont insatiables, ce qui souvent sous-
entend l'immuabilité de la pulsion génétique. Si les besoins de l'homme
sont insatiables, alors, la rareté des moyens de les satisfaire existe par
définition : quelle que soit la quantité absolue de ressources, celles-ci
sont rares, c'est-à-dire insuffisantes par rapport au désir sans limites des
produits qu'on en tire. Si l'homme accorde une grande importance à
la satisfaction de besoins matériels insatiables, il est nécessaire d'effectuer
un calcul rationnel pour économiser, c'est-à-dire pour ranger dans un
ordre quelconque de préférences les divers usages des ressources. Mais
même si cela a jamais été le cas dans une communauté réelle, c'est un
résultat socialement déterminé : résultat n'existant que dans une société
accordant une grande valeur aux acquisitions matérielles par rapport à
d'autres réalisations et dont la structure institutionnelle oblige ses mem-
bres à agir en conséquence (Mead, 1937; Fusfeld, 1957, p. 343).
Dans la mesure où la chaîne syllogistique — les besoins matériels de
l'homme sont infinis, ses moyens matériels sont finis, donc l'acquisition
maximum de biens matériels exige un calcul pour économiser ces
moyens — est considérée comme ayant un champ d'application univer-
selle, c'est là une conclusion incorrecte et fallacieuse. On confond ici le
postulat universellement correct dérivé de la biologie — pour exister,
l'homme a continuellement besoin de moyens de subsistance maté-
riels — avec un type particulier d'orientation sociale : l'organisation
sociale de l'homme le pousse à vouloir continuellement plus de biens
matériels qu'il n'en a pour le moment et lui fait apprécier ces acquisitions
matérielles plus encore que la réalisation d'autres objectifs sociaux avec
lesquels cette réalisation pourrait entrer en conflit. Si l'on comprend que
le degré d'importance accordé aux acquisitions matérielles est déterminé
de la façon la plus certaine par des institutions et valeurs sociales, il en
découle immédiatement que la présence, l'absence ou le degré existant
de « rareté » des moyens matériels disponibles (dans n'importe quelle
société) est également fonction de circonstances sociales et non pas physi-
ques 8 .

2. Au sens de l'économiste, la « rareté » ne signifie pas pénurie physique mais


un état d'insuffisance par rapport aux désirs. Dans une économie marchande,
toute marchandise affectée d'un prix monétaire est considérée comme rare.
La rareté est, pour ainsi dire, une fraction : le numérateur représente les res-
sources disponibles et le dénominateur représente le désir de produits matériels.
L'importance sociale placée sur l'acquisition matérielle aux États-Unis, rend,
Théorie économique et société primitive 189

Ce n'est pas ainsi, comme certaines publications d'anthropologie éco-


nomique l'affirment, que les postulats de la rareté et du calcul qui vise
à économiser les moyens s'appliquent universellement.
« Les éléments de rareté et de choix qui constituent les facteurs déterminants
de l'expérience humaine et donnent à la science économique sa raison d'être,
reposent psychologiquement sur une base solide. [...] Ce que nous visons avant
tout dans ces pages, c'est de comprendre les implications inter-culturelles du
procès consistant à économiser des moyens » (Herskovits, 1952, p. 3-4).
C'est la manière erronée de relier deux significations différentes du
concept de 1' « économique » qui est à l'origine de l'hypothèse fallacieuse
de l'existence de la rareté universelle et de la conclusion fallacieuse selon
laquelle la théorie économique formelle s'applique à toutes les économies.
Il convient d'éclaircir deux points : qu'est-ce que tous les systèmes éco-
nomiques — aussi bien occidental que primitif — ont en commun; et
quelle est la nature des différences structurelles existant entre eux qui
font que la théorie économique occidentale est inapplicable à l'analyse
de l'économie primitive.

3
DEUX SIGNIFICATIONS DE L'ÉCONOMIQUE

Le terme d ' « économique » a deux significations différentes et indépen-


dantes, toutes deux d'usage courant, mais se distinguant essentiellement
par la capacité qu'à chacune d'entre elles d'être utilement appliquée à
des structures du monde réel. Dans son sens substantif, l'économique
renvoie à l'approvisionnement en biens matériels pour satisfaire les
besoins biologiques et sociaux. Le sens substantif est parfaitement appli-
cable généralement car toutes les communautés, quelles que soient les
différences de l'environnement naturel, les techniques de production ou
les caractéristiques d'ordre culturel, sont composées d'êtres humains
dont l'existence bio-sociale repose sur leur approvisionnement continu
en biens matériels.
« Le problème de base est universel : non seulement avoir assez à manger
pour rester en vie mais aussi satisfaire les exigences des goûts personnels, des
coutumes religieuses et d'une multitude d'obligations sociales, toutes aussi
importantes à la vie du groupe que la simple subsistance l'est à la vie de l'or-
ganisme » (Herskovits, 1952, p. 294).

comble de l'ironie, les ressources en facteurs de production très « rares » dans


la société la plus riche du monde.
3. Je dois à Karl Polanyi cette lumineuse distinction entre les deux sens de
l'économique (Polanyi, 19576, 1959; Hopkins, 1957).
190 Ruptures et controverses

Les principaux facteurs de l'approvisionnement en moyens matériels


sont partout les mêmes : les atouts naturels et la coopération des habi-
tants.
« Nous pouvons tout d'abord nous tourner vers les facteurs humains et
écologiques qui fournissent les biens et services qui satisfont les exigences
vitales, à la fois biologiques et psychologiques, et qui sont au cœur de tout
système économique. Ces facteurs sont partout présents sous une forme ou
une autre : sans leur interaction, la vie telle que nous la connaissons ne pour-
rait être » (Herskovits, 1952, p. 8).
On peut donc, sans aucune ambiguïté, parler du système « économi-
que » de la Rome impériale, des Indiens Kwakiutl ou de l'ordre des
Bénédictins, de l'Angleterre du 19e siècle ou de la Russie soviétique
— n'entendant par là rien de plus que les structures et procès organisa-
tionnels par lesquels s'effectue l'approvisionnement en biens matériels;
on n'a aucun besoin d'émettre à l'avance une hypothèse quelconque
sur les techniques nécessaires, les motivations ou les types spécifiques
d'organisation économique.
On suppose seulement pour les raisons suivantes qu'un type quelcon-
que de structure économique existe et forme système : l'exploitation des
ressources naturelles impose l'usage d'une technique pour acquérir ou
créer des biens matériels (horticulture, agriculture, chasse, manufacture).
L'utilisation de la technique et des ressources naturelles ainsi que la
nécessité de distribuer les biens parmi tous les habitants exige des dispo-
sitions institutionnelles déterminées — des règles du jeu possédant une
structure — afin d'assurer la continuité de l'approvisionnement, c'est-à-
dire afin d'assurer la répétition du processus. Les participants dépendent
les uns des autres pour d'autres raisons également : l'utilisation d'une
technique, la division du travail, l'environnement naturel et le fait que
les procès économiques ont lieu dans une communauté sociale, tout ceci
rend nécessaire l'emploi d'un schème de droits et d'obligations reconnus.
Ce sont les règles qui intègrent l'usage des ressources naturelles et de
la technique et qui assurent une coopération continue dans l'approvi-
sionnement des biens matériels que nous appelons « système » économi-
que.
Cependant, la signification substantive de l'économique n'apporte
pas d'informations analytiques dans la recherche relative aux économies
spécifiques par suite de la variété des structures techniques et institution-
nelles qui existent. Néanmoins, elle a le mérite de souligner et d'expliquer
qu'il existe, dans n'importe quelle société, la même nécessité d'organiser
l'approvisionnement continu des biens matériels. C'est, naturellement,
ce qu'entendent généralement les anthropologues lorsqu'ils parlent des
aspects « économiques » de la société primitive.
La seconde signification de l'économique est illustrée par les expres-
Théorie économique et société primitive 191

sions « procédé économique » et « processus qui économise les moyens ».


Elle sous-entend un ensemble particulier de lois visant à maximiser la
réalisation d'un objectif ou à minimiser la dépense de certains moyens.
Cette définition formelle de l'économique a quatre aspects intéressants
qui méritent d'être examinés.
1) Elle n'a pas de rapport nécessaire avec la signification substantive
de l'économique. Il serait dangereux de supposer que l'organisation de
l'approvisionnement en biens matériels doit être universellement effec-
tuée au moyen d'un calcul destiné à les « économiser »; seule l'enquête
empirique peut permettre de déterminer si tel est le cas pour une écono-
mie spécifique.
2) Ce calcul « économique » ne doit en aucun cas être limité à la
création, la distribution ou l'usage de biens matériels. Il découle plutôt
de la logique générale de l'action rationnelle qui convient à un grand
nombre de situations théoriques et empiriques : celles-ci ont en com-
mun des fins explicites, des moyens limités et des règles précises de choix
alternatifs pour pouvoir atteindre les fins voulues avec les moyens qui
existent. C'est ainsi par exemple que ce genre de calcul sans lien avec
l'organisation économique substantive apparaît dans des jeux comme
les échecs, dans les problèmes militaires et dans la préparation aux exa-
mens d'université : chaque cas implique l'attribution de moyens spéci-
fiques pour parvenir à la maximisation de l'objectif.
3) D existe dans l'analyse économique et la théorie occidentale des
prix et de la distribution un domaine très important qui consiste à appli-
quer le sens formel de l'économique — le calcul qui vise à faire des
« économies » — à un ensemble spécifique de conditions et pratiques
organisationelles concernant l'approvisionnement de biens matériels à
savoir que l'acquisition de biens matériels est hautement appréciée par
rapport à d'autres objectifs; les ressources en facteurs de production sont
donc rares (quantitativement insuffisantes pour atteindre tous les objec-
tifs), ont des applications multiples (capables de satisfaire plus d'un
objectif); les fins pour lesquelles on utilise les moyens matériels sont
ordonnées (par ordre de préférence) ; la hiérarchie des fins préférées est
connue; enfin, les règles permettant de relier les ressources en facteurs
de production rares et multifonctionnels aux fins classées par ordre de
préférence sont telles que : à) toute fin matérielle ne sera satisfaite qu'avec
le minimum de ressources nécessaires et b) on accordera en priorité les
moyens aux meilleures fins avant de songer à celles qui sont de moindre
valeur (Robbins, 1932).
4) Pour pouvoir appliquer de façon féconde la théorie économique
déduite de la signification formelle de l'économique, il faut qu'il existe
une économie substantive, concrète, organisée de telle sorte qu'au moins
192 Ruptures et controverses

certains des postulats spéciaux de l'analyse soient vérifiés par le contenu


même des institutions. Si les membres d'une société ne manifestent pas
de tendance à économiser les moyens quand ils en font usage (ils utili-
sent plus que le minimum nécessaire pour atteindre leur objectif), si
les règles de leur organisation sociale les obligent à n'utiliser certains
moyens que pour un but seulement (comme la religion ne permettant de
faire pousser qu'un seul type de culture), ou s'il n'y a pas de situation
de « rareté » parce que l'acquisition démesurée de biens matériels n'est
pas considérée sur le plan social comme d'importance première, dans ce
cas, l'analyse économique formelle n'est pas en mesure d'éclairer la
réalité si on l'applique à cette économie (Knight, 1941; Herskovits,
1941; Fusfeld, 1957; Neale, 1957c).

PRODUCTION MARCHANDE INDUSTRIELLE OCCIDENTALE ET ÉCONOMIE


PRIMITIVE

Un des traits caractéristiques du système industriel marchand est que


les deux sens de l'économique s'y appliquent. La structure de l'économie
substantive, par l'intermédiaire de laquelle sont satisfaits les besoins
matériels, consiste en un ensemble particulier de pratiques d'économie
des moyens appliquées à des situations de rareté. Les participants ont
besoin de biens matériels pour survivre; la structure marchande impose
l'économie des moyens pour acquérir ces biens et fournit unité et stabi-
lité à cette pratique. L'ensemble institutionnel qui intègre le système
— qui relie les efforts de chacun et assure l'apport soutenu de biens
matériels — réside dans le mécanisme offre-demande-prix. Les lois de
ce système marchand s'imposent à travers la concurrence et une motiva-
tion correspondant à la structure du système : la poursuite institution-
nalisée du profit personnel matériel. Chacun doit se soumettre aux lois
du marché pour assurer sa subsistance matérielle dans une économie
marchande.
Il convient d'ajouter que, tout autant que l'organisation marchande
concurrentielle, l'utilisation d'une technologie utilisant des machines
entraîne le même besoin de calculs pour économiser les moyens. Les
machines sont coûteuses quel qu'en soit le propriétaire. Dans le cadre
de la propriété privée et de l'organisation marchande, la pratique de
l'économie des moyens est d'autant plus nécessaire qu'il faut faire face
à des pénalités potentielles provenant du marché et se présentant sous
la forme de pertes d'argent. La lutte concurrentielle pour les profits
— source des conditions matérielles d'existence pour les propriétaires —
exige un emploi efficace des machines afin de minimiser les coûts. Dans
Théorie économique et société primitive 193

le cadre de la propriété d'État et de la planification centralisée, la pra-


tique de l'économie des moyens est nécessaire pour satisfaire les objectifs
prioritaires : maximisation du produit, expansion rapide et production
des produits fondamentaux comme le matériel militaire et les biens
d'investissement. Les États-Unis et l'Union soviétique se servent tous
deux de mécanismes structurés pour économiser leurs moyens tels que
le calcul des coûts, l'obligation contractuelle d'assurer un approvision-
nement constant des ressources, une discipline fondée sur une autorité
hiérarchique au sein de l'organisation de l'usine et la formation des prix
et des salaires pour limiter l'utilisation des ressources les plus rares.
Le fait que chaque société doive disposer d'une organisation écono-
mique substantive pour offrir des moyens d'existence matérielle ne signi-
fie pas que chacune soit obligée d'avoir cet ensemble spécifique d'insti-
tutions d'échange marchand pour l'analyse duquel fut spécialement créée
la théorie économique formelle. L'on constate effectivement de plus en
plus qu'une économie intégrée par un marché est historiquement et
anthropologiquement une chose rare.
« Toute une série de preuves vont à l'encontre des notions telles que les
besoins humains sont sans limites, la recherche du profit monétaire doit
déplacer la main-d'œuvre des activités non industrielles aux activités indus-
trielles et donc le travailleur potentiel peut être considéré comme accueil-
lant avec joie le relâchement des contraintes traditionnelles. Certaines de ces
preuves peuvent être interprétées en termes de « conduite rationnelle », mais
non pas en termes de maximisation économique. Il est caractéristique que l'on
oblige — dans les zones sous-développées — le travailleur potentiel à aban-
donner les formes traditionnelles d'organisation et d'obligations réciproques
qui se sont combinées pour assurer sa sécurité à la fois matérielle et affective.
Le système de parenté au sein de n'importe quelle société non industrielle est
susceptible de créer un obstacle majeur à la mobilité individuelle parce que c'est
un système social de sécurité, parce que c'est le centre de valeurs et d'avan-
tages positifs et parce que les obligations envers la famille étendue sont suscep-
tibles de réduire l'attrait réel de récompenses individuelles » (Moore, 1955b,
p. 158-159).
Karl Polanyi et ses collègues (Polanyi, Arensberg, Pearson, 1957) ont
montré qu'il existe au moins deux principes non marchands d'intégration
de l'organisation économique pour l'analyse desquels la théorie écono-
mique conventionnelle est inappropriée. Mais la conviction que la théorie
marchande est universellement valable est telle — même dans le cas de
structures non marchandes et non industrielles — qu'un économiste peut
dire que :
« Quelles sont les qualités que l'on dit inhérentes aux économies primitives
et archaïques et pour l'étude desquelles l'analyse conventionnelle n'est pas
utile? Ce sont des prix ou des taux d'échange sans flexibilité ou inertes, une
offre inélastique (parfois entièrement inélastique), une demande inélastique
(parfois absolument inélastique).
Les exemples particuliers qu'énumèrent les auteurs — taux fixes, équiva-
194 Ruptures et controverses

lences traditionnelles ou statutaires, échange de dons, commerce administré,


commerce reposant sur des statuts sociaux, relations entre partenaires commer-
ciaux, influence de la parenté, de la magie, de l'étiquette sur le comportement
économique, groupes qui ne sont pas en concurrence — semblent appartenir
à une ou plusieurs de ces catégories.
[...] or, la doctrine conventionnelle et les techniques de l'économie formelle
ont beaucoup à dire sur les économies ou marchés dans lesquels on constate
rigidité et inélasticité. Il n'est pas vrai que l'analyse économique ne peut servir
utilement à faire des prédictions dans de telles économies » (Rottenberg, 1958,
p. 676).
Emprunter à la théorie formelle des prix, des concepts comme la
« demande inélastique » pour parler des économies primitives indique
une hypothèse a priori selon laquelle la structure de marché — ou un
équivalent fonctionnel — caractérise toute organisation économique.
Une telle orientation suppose que la théorie économique est partout
valable car elle suppose que les situations de rareté sont universelles et
obligent partout à économiser pour réaliser un profit personnel comme
par exemple dans la maximisai ion de l'utilité du consommateur et la
production aux moindres coûts.
Il est vrai que la théorie économique a beaucoup à dire sur les condi-
tions de demande et d'offre inélastiques. Mais il est également vrai
que ce que l'on dit concerne des secteurs économiques qui sont organisés
de telle façon que les ressources et les produits soient achetés et vendus
par le mécanisme du marché. Comme Herskovits le fait à bon droit
remarquer, pour être applicables, la théorie économique exige des prix
déterminés par le marché.
« Pour analyser la manière dont la valeur varie avec lesfluctuationsde l'offre
et de la demande, du point de vue essentiellement mathématique, il faut
connaître l'index quantitatif de valeur contenu dans le prix, tel qu'il apparaît
sur le marché » (Herskovits, 1952, p. 49).
L'importance des travaux de Polanyi et de ses collègues réside dans le
fait qu'un mécanisme marchand couvrant toute l'économie, la pratique
de l'économie des moyens pour un profit matériel personnel et le
commerce monétarisé intérieur et extérieur n'existent pas, en tant que
schème intégrateur, au sein des économies primitives qu'ils étudient.
Au contraire, la production et la distribution de biens matériels sont
organisées selon des principes transactionnels fondamentalement diffé-
rents de l'échange marchand.
« Car dans ces sociétés, la production et la distribution sont peu condition-
nées par la motivation du profit et on n'embauche de la main-d'œuvre que
dans des cas spéciaux » (Herskovits, 1952, p. 11).
« Dans de nombreuses tribus, le processus de la distribution est ainsi inséré
dans une matrice non économique [ne pratiquant pas d'économie de moyens],
qui prend la forme de l'échange de cadeaux et de l'échange cérémoniel »
(Herskovits, 1952, p. 155).
Théorie économique et société primitive 195

Les schèmes intégrateurs qui sont les plus courants dans l'économie
primitive sont : 1° la réciprocité, c'est-à-dire la pratique du don matériel
et du contre-don incitée par les obligations sociales qui dérivent de façon
typique des rapports de parenté comme c'est le cas chez les Trobrian-
dais; 2° la redistribution, c'est-à-dire l'acheminement des biens ou ser-
vices vers des centres d'allocations placés en haut de l'échelle sociale
(généralement le roi, le chef ou le prêtre) ; ces biens et services sont ensuite
redistribués parmi les sujets sous forme de services à la communauté ou
d'allocations spécifiques à certains individus selon leur statut politique,
religieux ou militaire. La redistribution, qui va souvent de pair avec la
réciprocité, était le principe dominant de l'ancienne Égypte, de l'ancien
royaume du Mexique, du Dahomey et des sociétés féodales en général
(Malinowski, 1922; Thurnwald, 1932; Herskovits, 1952, chap. xix;
Mauss, 1925; Firth, 1958, p. 65, 68-69).
« Toute la vie triable est traversée par un flux et reflux constant d'échanges
réciproques; chaque cérémonie, chaque pratique légale ou traditionnelle est
accompagnée d'un don et d'un contre-don matériel; la richesse donnée et
reçue est un des principaux instruments de l'organisation sociale, du pouvoir
du chef, des liens de la parenté et des rapports d'alliance matrimoniale » (Mali-
nowski, 1922, p. 167).
Il conviendrait d'insister plus encore sur l'importance que présente,
en antropologie économique, la distinction entre les sens formel et
substantif de l'économie.
Le fait que toutes les sociétés doivent avoir une organisation écono-
mique substantive signifie qu'il y aura des ressemblances (et donc des
bases de comparaison) même entre des économies profondément diffé-
rentes — par exemple les îles Trobriand et les États-Unis d'aujourd'hui.
Ainsi, il ne serait pas absurde de parler de la création, de la distribution
et de l'usage des biens matériels dans un cas comme dans l'autre et égale-
ment du rôle de la monnaie et du commerce extérieur ou de l'organisa-
tion de la tenure foncière. Néanmoins — et ceci est le point qui mérite
d'être souligné — le fait que l'organisation de marché et l'industrialisa-
tion envahissent toute l'économie des États-Unis (ce qui permet d'y appli-
quer l'analyse économique formelle), alors que ce n'est pas le cas des
Trobriandais, fait que les différences existant entre leurs organisations
et leurs processus économiques l'emportent en importance sur leurs
ressemblances et surtout dans des domaines qui intéressent spécialement
l'anthropologue 4 .

4. Comparons les deux citations suivantes : « que nous considérions les


motivations sous-jacentes aux activités économiques de populations ne possé-
dant ni l'écriture ni l'industrie ou les institutions constituant le cadre de leurs
systèmes économiques, nous constatons que ces motivations visent les mêmes
fins et emploient essentiellement les mêmes moyens pour atteindre cesfinsque
196 Ruptures et controverses

Il y a trois moyens d'éclaircir ce problème et de donner plus de poids à


notre thèse : 1° faire une distinction entre les questions présentant un
intérêt économique pour l'anthropologue et celles que l'économiste
considère comme relevant de sa compétence; 2° démontrer que les méca-
nismes pratiques et processus économiques communs aux économies
primitive et occidentale sont institutionnalisés différemment et fonc-
tionnent souvent de manière différente et dans des buts différents;
3° citer des exemples démontrant la lourde erreur que l'on commet en
supposant que l'organisation économique primitive est fonctionnelle-
ment équivalente à l'économie occidentale et en en déduisant que l'on
peut analyser l'économie primitive à l'aide de la théorie économique
formelle.
On pourrait peut-être classer les problèmes intéressant l'anthropo-
logue qui étudie les aspects généraux de l'économie primitive en six
catégories qui se chevauchent.
1) Les processus technologiques. S'agit-il d'horticulteurs, de pêcheurs,
de jardiniers, de chasseurs, etc.? Quels sont les dispositifs techniques
utilisés? De quelle façon construisent-ils leurs canots, leurs maisons,
comment cultivent-ils le sol et fabriquent-ils leurs filets de pêche?
2) Quel est le niveau des activités de subsistance matérielle et à quel
point garantissent-elles cette subsistance?
3) Quelles sont les conditions écologiques? Quelles sont les ressources
naturelles (climat, voies d'eau, superficie du sol et fertilité) à partir
desquelles sont tirés les moyens de subsistance?
4) Quels dispositifs et processus économiques sont utilisés et comment
fonctionnent-ils? Existe-t-il des usages de la monnaie? Dans l'affirmative,
pour quels types de transactions? Quels sont les biens négociés sans
l'usage de la monnaie? Y a-t-il plus d'un type de monnaie utilisé? Y
a-t-il des places de marché ou un commerce extérieur? Dans l'affirma-
tive, comment sont-ils organisés et quelles marchandises négocient-ils?

les populations possédant tout l'équipement nécéssaire pour écrire ainsi que
les technologies avancées des sociétés historiques » (Herskovits, 1952, p. 487).
« Si l'on considère les régions sous-développées ou au contraire les plus haute-
ment industrialisées, il est un fait théorique fondamental tout à fait évident :
la grande complexité des motivations humaines. Les hommes travaillent pour
autant de raisons qu'il y a de valeurs à servir par ces activités et refusent de
travailler lorsque cela sert ces mêmes valeurs. Le fait que les systèmes indus-
triels mettent l'accent sur les valeurs qui dominent dans un marché et sur les
incitations qui se traduisent en exigences monétaires sur un marché, ne devrait
pas nous empêcher de voir la diversité des fins ou la diversité des moyens de
satisfaire ces fins » (Moore, 19556, p. 162).
Théorie économique et société primitive 197

Y a-t-il des prix ou des taux d'équivalence pour les biens qui changent de
mains? Comment sont-ils déterminés?
5) Quelle est la place de « l'économie » dans la société? Comment sont
organisés les processus de production, les transactions de biens matériels,
les services en travail et l'utilisation du sol? Comment sont-ils reliés à la
structure de la parenté, à la religion, à l'autorité politique et à d'autres
institutions sociales? A partir de quels principes les choses et les services
en travail changent-ils de main et de lieu? Quelle est la nature de l'inter-
dépendance économique qui permet de pratiquer une division du travail?
Quels sont les motifs sanctionnés par la société qui incitent à la parti-
cipation dans les activités de l'économie substantive? Comment assure-
t-on la continuité dans l'approvisionnement en biens matériels?
Comment sont traités les individus inefficaces, ceux qui sont exception-
nellement efficaces et les récalcitrants?
6) Existe-t-il des sphères économiques distinctes ayant chacune des
principes opérationnels et des normes de valeurs (DuBois, 1936; Steiner,
1954; Polanyi, 1957a; Bohannan, 1959)? Est-il important, en ce qui
concerne les biens spécifiques négociés, les processus et mécanismes qui
permettent ces négociations et les jugements de valeur qu'attachent les
participants à ces transactions, d'effectuer une distinction entre les
sphères de la subsistance et du prestige? Existe-t-il des biens précieux ou
des biens de prestige circulant seulement parmi l'élite? Le commerce
extérieur est-il effectué selon les mêmes principes que les transactions
intérieures?
La technologie, les institutions sociales ou l'environnement physique
ne sont pas de la compétence directe des économistes. Ces domaines sont
considérés comme donnés, dans ce sens qu'ils existent en tant que partie
de l'environnement de la société industrielle marchande, à l'intérieur
duquel fonctionne le mécanisme économique.
« C'est précisément la classe distincte des variables qu'emploie le mécanisme
économique qui, aux yeux de l'économiste en tout cas, permet de distinguer
l'économie des autres sciences. L'économie étudie les prix; les quantités de
marchandises échangées, produites, consommées; les taux d'intérêt, les taxes,
les tarifs; son concept abstrait de base est celui de marchandise. L'économie
s'efforce de déterminer des rapports relativement stables parmi ces variables
mais ce sont les variables et non pas les rapports qui délimitent l'objet de la
science » (Boulding, 1957, p. 318).
La technologie, l'environnement physique et les institutions sociales
ne présentent de l'intérêt que dans des cas spéciaux : lorsqu'ils affectent
les variables économiques qui intéressent les économistes. En voici deux
exemples.
Lorsqu'il s'agit d'examiner les problèmes de production globale et
d'expansion dans une économie industrielle marchande, un facteur dont
198 Ruptures et controverses

on tient beaucoup compte est la dépense en capitaux des entreprises pour


acquérir de nouvelles usines et de nouveaux équipements. En modifiant
l'ensemble des coûts, les proportions des diverses ressources et les espé-
rances de bénéfices, une innovation dans une technique de production
affectera les investissements annuels et elle présente ainsi un intérêt pour
l'économiste. Mais l'anthropologue s'intéresse à la technologie d'une
manière à la fois plus directe et quelque peu différente. L'économiste ne
s'intéresse pas à la façon dont est construite et fonctionne une machine
(ni à l'organisation sociale de l'usine) comme l'anthropologue s'inté-
resse à la manière dont on fabrique un filet de pêche, on l'utilise, le prête
et en hérite.
Et il en est de même des institutions sociales, ce qui est plus important
encore. Lorsqu'en de rares occasions, l'économiste examine les pro-
blèmes de la parenté, de la religion ou du gouvernement, il n'agit ainsi
que dans un but particulier, c'est-à-dire lorsque ces sujets présentent une
grande importance pour les quantités économiques; par exemple l'impor-
tance des programmes gouvernementaux de soutien des prix dans l'agri-
culture. Comme l'organisation de l'économie marchande est une entité
qui a en elle-même sa propre force de cohésion, l'économiste peut
décrire et analyser le champ des processus qui l'intéressent sans se référer
à la réalité sociale 6 . En revanche, les institutions économiques et sociales
sont si étroitement intégrées, dans la société primitive, que l'anthropo-
logue ne peut décrire l'économique sans montrer en même temps ses
rapports avec le social.
« Fondamentalement l'anthropologue ne pose pas les mêmes questions que
l'économiste. L'objet de l'anthropologie n'est pas l'économie : c'est plutôt
quelque chose que l'on pourrait appeler ' ethno-économie ' [...] une définition
des catégories de la pensée et du langage, des idées, du principe d'action,
d'après lesquels un peuple institutionnalise le processus qui lui permet de se
procurer des moyens d'existence. [...] Car la tâche de l'anthropologue consiste
à expliquer comment les gens trouvent des moyens d'existence, puis à classer
ces modes de vie [...] et à théoriser sur la manière dont ceux-ci sont liés aux
autres caractéristiques culturelles et sociales » (Bohannan, 1958).
« Les échanges pratiqués dans les sociétés archaïques qu'il [Mauss] examine
sont des mouvements ou des activités sociales qui sont des faits sociaux totaux.
Ils sont à la fois des phénomènes économiques, juridiques, moraux, esthétiques,
religieux, mythologiques et socio-morphologiques. Leur signification ne peut
donc être comprise que s'ils sont considérés comme une réalité concrète com-
plexe « (Evans-Pritchard, 1954, p. vn).
Ni les problèmes intéressants, ni les méthodes d'analyse ne sont les
mêmes en économie et en anthropologie économique.

5. Le degré d'autonomie des processus marchands a été sévèrement réduit


dans les systèmes anglo-américains, surtout au cours des derniers trente ans.
La grande dépression de 1929 et les guerres ont entraîné de profondes réformes
Théorie économique et société primitive 199

LES MÉCANISMES ÉCONOMIQUES

Il ne faut pas oublier qu'un certain nombre de mécanismes pratiques et


processus économiques — usage de la monnaie, commerce extérieur
division du travail, places de marché, dettes, prix — existent aussi bien
dans l'économie occidentale que primitive. Mais il semble hasardeux
d'en conclure que l'organisation, le fonctionnement ou le but de ces
mécanismes, pratiques et processus doivent être fondamentalement les
mêmes dans ces deux types d'économie6. C'est pourtant ce qui est parfois
sous-entendu dans les publications d'anthropologie économique.
« Il ne peut y avoir de division du travail sans qu'il en résulte un échange
économique. L'universalité de la division du travail, ne serait-ce que selon les
sexes, souligne la logique du raisonnement qui a fait de l'échange et de la dis-
tribution, des facteurs fondamentaux de toute théorie économique » (Hers-
kovits, 1952, p. 13).
On ne peut certainement pas conclure que puisque la division du tra-
vail est pratiquée aux États-Unis, en Union soviétique et dans les îles
Trobriand, les principes d ' « échange » sont les mêmes dans chacun des
trois cas. L'universalité de la division du travail nous permet uniquement
d'en déduire une tautologie : partout où elle est pratiquée, il existe une
interdépendance structurée et il doit exister un système institutionnel
permettant aux individus d'acquérir ce qu'ils ne produisent pas eux-
mêmes 7. Pour n'importe quelle économie, la forme fondamentale du

des structures, accroissant le nombre et la variété des contrôles sociaux sur les
processus marchands. Nous avons ainsi les exemples de lois sur le salaire
minimum et le soutien des prix agricoles; nous avons également l'accroissement
des dépenses gouvernementales et des impositions pour la guerre, le bien-être,
le plein emploi et l'expansion. Dans l'optique du sujet étudié dans cet article,
on constate que ce contrôle plus sévère, dans les pays occidentaux, a eu deux
résultats : tout d'abord, la théorie formelle des prix se révèle moins adéquate
à l'économie occidentale actuelle et ensuite, les ressemblances entre l'organisa-
tion économique occidentale et la société primitive sont devenues plus frap-
pantes (Dalton, 1959a, chap. vi; 19596).
6. Il suffit de noter que les systèmes américain et soviétique utilisent tous deux
la monnaie, la division du travail, le commerce extérieur, les places de marché,
etc., pour indiquer que des mécanismes économiques analogues peuvent être
adaptés à des structures organisationnelles différentes et utilisées dans des buts
différents. Ce point n'était pas évident au 19e siècle car toutes les économies
industrielles occidentales étaient intégrées par le même schème d'échange
marchand (Neale, 1957; Pearson, 1957c).
7. La célèbre phrase d'Adam Smith — la division du travail est limitée par
l'étendue du marché — est naturellement exacte en ce qui concerne l'économie
marchande. Ceci ne signifie pas que l'existence préalable d'une organisation
marchande soit une condition nécessaire pour pratiquer la division du travail.
La division du travail fondée sur les sexes semble être universelle.
200 Ruptures et controverses

système institutionnel permettant cet échange ne peut être établie que par
l'enquête empirique.
« Et de même que les mécanismes de production, le système de distribution
revêt un très grand nombre de formes bien qu'il existe universellement dans la
vie sociale humaine » ((Herskovits, 1952, p. 12).
De la même façon, quand on compare d'autres mécanismes économi-
ques occidentaux avec ce qui nous semble être leur équivalent dans l'éco-
nomie primitive, il est évident que les différences existant dans leur orga-
nisation et leur fonctionnement sont plus importantes que leurs ressem-
blances. H est particulièrement nécessaire d'éclaircir ce point pour
comprendre la nature des usages de la monnaie, du commerce extérieur
et des places de marché dans l'économie primitive (Polanyi, 1957a).
Dans l'économie marchande occidentale, la monnaie est universelle
puisqu'elle est utilisée dans toutes les transactions comme médium
d'échange, étalon de valeur, réserve de valeur et moyen de paiement (des
dettes par exemple). Rares sont les transactions économiques qui se
passent sans usage de la monnaie; et un seul type de monnaie — pouvant
commodément prendre la forme de compte d'épargne, de papier-
monnaie et de pièces — est en usage. Ceci n'est pas dû au hasard :
l'usage d'une monnaie universelle est une nécessité dans une économie
marchande car force de travail, ressources et produits finis doivent tous
porter des étiquettes de prix exprimées dans la même monnaie afin
qu'acheteurs et vendeurs puissent les négocier par l'intermédiaire du
mécanisme d'échange marchand. Avec une même monnaie, des articles
physiquement différents sont tous ramenés à une même mesure et à la
même qualité de « marchandises », c'est-à-dire d'objets qui peuvent
être achetés et vendus, et dont la valeur peut être comparée. (D'ailleurs
la monnaie elle-même devient une marchandise négociable dont le prix
est un taux d'intérêt.)
Lorsque la monnaie est utilisée dans une société primitive, il ne s'agit
pas d'une monnaie universelle; chaque type ne peut servir qu'à une série
très spéciale de transactions, par exemple l'usage du bétail comme un
objet monétaire quand il s'agit d'acquérir une épouse ou de payer une
dette de sang mais non pas quand il s'agit d'acheter de la nourriture ou
des produits artisanaux. Dans l'économie primitive, un objet monétaire
donné n'a souvent qu'un seul usage comme lorsque les dettes sont cal-
culées en barres de cuivre tout en étant payées, en réalité, en bandes
d'étoffe (Bohannan, 1959). Ce qu'il importe de mettre en relief c'est que
les différences existant dans les emplois de la monnaie au sein d'une
économie primitive et du système marchand occidental constituent des
indices de différences fondamentales existant dans les principes de l'inté-
gration économique (comme la réciprocité, la redistribution et l'échange
Théorie économique et société primitive 201

marchand). Dans l'économie primitive, les ressources naturelles, les


productions matérielles et le travail sont souvent fortement cloisonnés.
On opère fréquemment avec eux des transactions sans qu'une monnaie
ne soit utilisée et sans qu'ils apparaissent sur la place d'un marché ni ne
soient négociés selon un mécanisme marchand de l'achat et de la vente.
Ces réalités changent plutôt de main et d'emplacement dans les diffé-
rentes sphères économiques — en accord avec différentes règles sociales
comme des obligations de parenté entraînant des échanges de dons et des
obligations politiques qui contraignent à verser des paiements à une
autorité centrale.
Et il en est de même pour d'autres institutions économiques communes
à la fois à l'économie primitive et à l'économie occidentale. Si l'on appli-
que sans discernement à l'économie primitive des catégories occidentales
aussi courantes que le commerce extérieur et les marchés, on ne voit plus
clairement les différences essentielles entre ces deux types d'économie.
En général, ce ne sont pas des équivalents fonctionnels mais plutôt des
pratiques qui se ressemblent superficiellement mais qui possèdent non
seulement une organisation différente mais souvent des raisons sociolo-
giques ainsi qu'économiques différentes (Firth, 1958, p. 63).
Ainsi, dans l'économie occidentale, les importations et les exporta-
tions sont négociées selon le même principe que les échanges internes à
l'échelle nationale comme à l'échelle locale. Dans l'économie primitive,
les mécanismes transactionnels utilisés dans le commerce extérieur sont
parfois nettement différents de ceux employés à l'intérieur; en outre, il
existe souvent dans le commerce extérieur des transactions d'un type
non marchand. Nous en avons de bons exemples dans les échanges
ignames-poisson et le cycle commercial de la Kula des îles Trobriand
(Malinowski, 1922) et le commerce soumis à un contrôle politique de
biens de prestige destinés à une élite qui est typique de l'Afrique occiden-
tale (Arnold, 1957). Une différence supplémentaire s'explique du fait que
dans l'économie primitive, le commerce extérieur résulte de ce que les
articles d'importation n'existent pas sur place. Telle semble être invaria-
blement la raison d'être du commerce extérieur primitif (Herskovits,
1952, p. 36-37, 181; Polanyi, 1957a, 1957b). En revanche, dans les éco-
nomies marchandes occidentales, le commerce extérieur est fondé sur
le principe du moindre coût : sont importé des objets que l'on peut pro-
duire sur le territoire national si ces biens importés coûtent moins cher
que leurs équivalents nationaux. Le principe du moindre coût qui règne
sur l'ensemble de la production et du commerce intérieur caractérise
également le commerce extérieur.
Non négligeable est le fait que là où les marchés existent réellement
dans l'économie primitive, ils sont presque invariablement limités à des
202 Ruptures et controverses

produits matériels fabriqués : on voit rarement, sinon jamais, des tran-


sactions portant sur la terre ou le travail effectuées par le mécanisme créa-
teur de prix de Véchange marchand. Les prix fixés sur les marchés locaux
ne redistribuent pas le travail ou les autres facteurs de production comme
dans l'économie marchande occidentale. L'utilisation de la terre, la loca-
lisation et l'emploi de la main-d'œuvre ne répondent pas à des change-
ments de prix parce que les moyens matériels de subsistance ne dépendent
pas de ventes sur le marché. Dans l'économie primitive, le marché est
local, spécifique et circonscrit; les prix qui en résultent n'ont pas d'effet
rétroactif sur les sphères non marchandes de l'économie. Une commu-
nauté primitive a souvent une place de marché mais non pas un système
marchand, c'est-à-dire un complexe marchand intégrant ressources et
production finale à l'échelle de l'économie tout entière et grâce auquel
la plupart des individus se procurent leurs moyens de subsistance 8 .
Fait révélateur, le terme de « marché » est toujours utilisé, en anthro-
pologie économique, dans le sens de « place de marché », c'est-à-dire
d'un lieu réel où les biens changent de mains par achat et vente (Neale,
1957b). Dans l'économie occidentale, le terme de marché ne s'applique
pas seulement aux places de marché en tant que groupement d'étals où
l'on vend des produits au détail et aux endroits où la propriété change de
mains mais non les biens eux-mêmes (comme le Stock Exchange de New
York ou le Wheat Pit de Chicago); ce terme s'applique également aux
forces économiques diffuses de l'échange marchand : par exemple le
mécanisme très répandu de l'offre et de la demande qui opère systéma-
tiquement des transactions pour les ressources, le travail et les produits,
sans tenir compte du genre d'emplacement — marché de type occidental,
bazar, magasin de détail, agence de placement — où ont lieu les tran-
sactions. Le fait que là où existe un mécanisme de marché qui s'applique
à toute l'économie la place de marché présente peu d'importance, se
manifeste par des concepts tels que le « marché » de l'automobile ou le
marché du travail des spécialistes des machines, concepts qui désignent
la masse de ceux qui voudraient vendre ou acheter quelque chose, où
qu'ils se trouvent. Une autre indication de l'importance, de la complexité
et du rôle particulier du mécanisme marchand au sein de l'économie

8. Max Weber opposait les économies primitive et archaïque à l'économie


moderne en faisant ressortir le fait que deux traits du capitalisme industriel
marchand sont uniques dans l'histoire; en premier lieu, que les moyens de
satisfaire un vaste champ de besoins matériels quotidiens sont organisés par le
système d'achat et de vente sur un marché et, en second lieu, que « doivent être
présents des individus qui sont non seulement légalement en mesure mais égale-
ment économiquement contraints de vendre leur force de travail sur le marché
sans aucune restriction » (Weber, 1923, p. 276-277).
Théorie économique et société primitive 203

occidentale réside dans le fait que ces forces sont classées de nombreuses
façons : marchés contrôlés et marchés incontrôlés; marchés de facteurs
de production et marchés de produits locaux, nationaux ou internatio-
naux; marchés concurrentiels ou marchés oligopolistiques.
En somme, la structure de l'économie industrielle occidentale est
fondée sur le principe du marché et l'emploi d'une monnaie universelle :
marché et monnaie sont partout à l'œuvre, sont interdépendants et
tendent à rendre homogènes la plupart des secteurs de la production et de
la distribution. L'économie marchande a été à juste titre définie d ' « uni-
centrée » à cause de la grande variété des biens matériels et de la main-
d'œuvre qui sont l'objet de transactions au sein de la sphère de l'échange
marchand (Bohannan, 1959). A l'opposé, l'économie primitive est « multi-
centrée » et l'organisation de ses principaux centres est fondée sur des
schèmes non machands d'intégration comme la réciprocité et la redis-
tribution; on se sert de monnaies ayant un usage spécifique et l'échange
qui a lieu sur des places de marché (s'ils existent) est secondaire et
limité (Polanyi, 1957a).

UNE ÉCONOMIE MONÉTAIRE EST UNE ÉCONOMIE MARCHANDE

Il nous convient d'analyser attentivement et séparément l'usage que font


les anthropologues de l'expression « économie monétaire », formule
abrégée pour désigner l'organisation économique qui prévaut dans les
pays occidentaux. Ainsi, Watson (Tribal Cohésion in a Mortey Economy,
1958) l'emploie quand il décrit comment les Mambwe s'absentent tem-
porairement de leurs villages pour devenir des salariés dans les entre-
prises industrielles européennes de Rhodésie; et Firth, pour sa part,
oppose 1' « économie monétaire » uni-centrée occidentale aux sphères
primitives de biens non échangeables :
« Une autre caractéristique des transactions primitives réside dans l'exis-
tence de ce que l'on pourrait appeler des ' sphères d'échange '. Il existe divers
groupes de biens et services et l'échange d'un article ne s'effectue que contre
un autre article appartenant au même groupe. Dans le Sud-Est de la Nouvelle-
Guinée, par exemple, une très grande série d'échanges ont lieu entre posses-
seurs de bracelets de coquillages et possesseurs de colliers de coquillages tandis
que d'autres échanges importants ont pour objet d'une part les poissons et
d'autre part les légumes. Mais les produits alimentaires peuvent seulement
être échangés contre des produits de la même espèce et il en est de même pour
les objets précieux de coquillage. Il ne viendrait pas à l'esprit de celui qui désire
un objet de coquillage d'offrir en échange des ignames ou du poisson ou d'au-
tres biens n'appartenant pas à l'espèce des coquillages. Il n'existe pas de mar-
ché libre et pas de mesure définitive de la valeur des objets individuels et pas
non plus de dénominateur commun permettant à un type de biens et services
d'être traduit dans les termes de n'importe quel autre type de bien. Ainsi, une
204 Ruptures et controverses

économie primitive contraste vivement avec notre économie monétaire »


(Firth, 1958, p. 69).
Le terme d'économie monétaire souligne un trait dérivé plutôt que le
trait dominant de la structure économique occidentale. L'emploi d'une
monnaie universelle ne constitue pas un trait indépendant mais plutôt
une nécessité pour que puisse fonctionner une économie d'échange mar-
chand. La continuité dans l'approvisionnement des biens matériels d'une
économie marchande est assurée par diverses pratiques, dont l'une est
l'emploi d'une monnaie universelle. C'est seulement lorsque la terre, le
travail tout autant que les produits manufacturés sont transformés en
marchandises disponibles qu'on peut acheter et vendre par l'intermé-
diaire d'un marché, qu'il existe une économie monétaire. Du point de vue
de l'anthropologue, ces biens font partie de la même sphère de l'échange
marchand. Si une monnaie universelle n'existe pas dans l'économie pri-
mitive, c'est parce que l'échange marchand en tant que principe d'inté-
gration de toute l'économie n'existe pas.
« Une des caractéristiques fondamentales de l'économie primitive est l'ab-
sence de monnaie, de mécanisme des prix et, dans de nombreux cas, de marché
formel » (Firth, 1958, p. 70).
Ce qui, pour l'anthropologue, est une « économie monétaire » est pour
l'économiste une « économie marchande ».

THÉORIE ÉCONOMIQUE, CATÉGORIES MARCHANDES ET ÉCONOMIE


PRIMITIVE

Ceux qui essaient d'analyser l'économie primitive à l'aide de la théorie


et des catégories économiques dérivées du système industriel marchand
semblent uniformément très sélectifs dans leur choix des théories spéci-
fiques à appliquer : c'est presque invariablement au sein d'un seul
domaine de l'analyse économique, la théorie des prix, qu'ils choisissent
(Goodfellow, 1939; Rottenberg, 1958).
Mais si l'on estime que la théorie occidentale des prix s'applique à
l'économie primitive, alors pourquoi ne pas choisir également d'autres
branches de cette théorie comme par exemple la théorie keynesienne du
revenu et de l'emploi? La réponse est, peut-être, que la tentative d'appli-
quer la théorie de Keynes à l'économie primitive rendrait manifeste qu'il
est indispensable de supposer une ressemblance fonctionnelle entre l'orga-
nisation économique des systèmes occidental et primitif. En un mot, cela
n'est pas réalisable.
Keynes a réussi à démontrer pourquoi, dans une économie marchande
décentralisée comme celles de l'Angleterre et de l'Amérique dans les
années 1930, le taux de production assurant le plein emploi n'est pas
Théorie économique et société primitive 205

automatiquement atteint et maintenu. Ce dont on a l'expérience, au


contraire, est l'existence de fluctuations profondes et brutales de la pro-
duction. La raison fondamentale est de nature institutionnelle : dans une
économie marchande, tous les revenus proviennent de la vente des pro-
duits finis à des unités domestiques privées (biens de consommation — C),
des entreprises commerciales (biens d'investissement — I), au gouverne-
ment (achats gouvernementaux — G) et à des étrangers (biens d'expor-
tations — E); mais aucun mécanisme automatique n'assure que le mon-
tant global de ces achats sur le marché (demande effective) par C, I, G et
E suffira pour que la main-d'œuvre et les machines soient employées
à temps complet. En outre, l'interdépendance des secteurs de l'économie
marchande est telle — chaque individu assurant sa subsistance en
vendant quelque chose à quelqu'un d'autre — qu'une forte réduction
dans une des catégories de dépenses (par exemple les investissements
d'une entreprise dans un nouvel équipement — I) entraîne inévitable-
ment une réduction des dépenses dans d'autres secteurs de la demande
(achats de biens destinés à la consommation domestique — C) ceux qui
tirent leur salaire et leurs profits de la production de machines seront
forcés de dépenser moins pour les biens domestiques par suite de ces
réductions de leurs revenus.
Il est impossible d'appliquer cette analyse à l'économie primitive
car la condition institutionnelle de base n'existe pas : l'essentiel du
revenu matériel ne provient pas, et donc ne dépend pas, de la vente
de la production sur un marché. Dans l'économie primitive, la dépen-
dance mutuelle n'est pas fondée sur le mécanisme marchand : l'individu
d'une société primitive ne dépend pas, en ce qui concerne sa subsistance,
de la vente de son travail contre une rétribution lui servant à acheter
des biens matériels; la « demande effective » de biens ne peut diminuer
comme c'est le cas dans une économie marchande, par suite d'une
réduction du revenu monétaire global tiré de la vente de la force de
travail et d'autres ressources.

ÉQUIVALENCE FONCTIONNELLE

Un type d'ambiguïté apparaît en anthropologie économique lorsqu'on


suppose que les processus et institutions de l'économie primitive sont
fonctionnellement équivalents à leurs contreparties occidentales.
Grande est la tentation de faire la supposition suivante : les communautés
primitives et occidentales doivent toutes deux avoir une organisation
économique substantive pour fournir un approvisionnement continu
de biens matériels; et, comme nous le savons, ces deux communautés
206 Ruptures et controverses

se servent de processus et institutions qui, superficiellement, se ressem-


blent comme les outils, la monnaie, le commerce extérieur et les places
de marché. Mais lorsqu'on examine cette équivalence fonctionnelle
de plus près — que ce soit l'équivalence des organisations ou l'identité
des objectifs — on constate que ce concept est des plus erronés.
Deux exemples suffiront à montrer comment l'usage des catégories
marchandes occidentales transforme les pratiques de l'économie pri-
mitive en équivalents fonctionnels trop précis de processus marchands
et obscurcit, ce faisant, les différences fondamentales qui existent entre
l'économie marchande et l'économie primitive. (Les italiques ont été
ajoutés pour souligner l'emploi de termes d'échange marchand.)
« Le système économique des Indiens de la Colombie britannique est essen-
tiellement fondé sur le crédit tout comme celui des communautés civilisées.
Dans toutes ses activités, l'Indien s'en remet à l'aide de ses amis. Il leur promet
de les payer plus tard pour cette aide. Si cette aide consiste en biens précieux
mesurés chez les Indiens en couvertures, comme nous les mesurons par la
monnaie, il promet de rembourser (avec un intérêt) le montant emprunté.
L'Indien n'a aucun système d'écriture et par conséquent pour garantir la
transaction, on la fait en public. Le potlatch est cette action de contracter
des dettes et de les rembourser. Ce système économique est tellement développé
que le capital possédé par l'ensemble des individus de la tribu dépasse de plu-
sieurs fois le montant réel des espèces; en d'autres termes, les conditions sont
tout à fait analogues à celles qui prévalent dans notre communauté : si nous
voulions rembourser toutes nos dettes, nous constaterions qu'il n'y aurait en
aucun cas suffisamment d'argent en circulation pour les payer et si tous les
créditeurs essayaient de se faire rembourser tous leurs prêts, il en résulterait
une immense panique dont la communauté ne se remettrait que très lente-
ment.
Il faut bien comprendre que l'Indien qui invite tous ses amis et ses voisins
pour un grand potlatch et semble gaspiller toutes les réserves qu'il a accu-
mulées pendant de nombreuses années de travail a deux choses en tête dont nous
ne pouvons qu'approuver la sagesse et la noblesse. Son premier objectif est de
payer ses dettes. Ceci est accompli en public et en grande cérémonie pour qu'on
s'en souvienne. Son second objectif consiste à investir les fruits de son labeur
afin d'en tirer le plus grand bénéfice à la fois pour son propre compte et celui
de ses enfants. Ceux qui reçoivent des cadeaux, lors de cette fête, les acceptent
comme des prêts dont ils se serviront dans leurs affaires, mais au bout de plu-
sieurs années, ils devront les rendre avec un intérêt au donateur ou à ses héri-
tiers. Ainsi, le potlatch est considéré par les Indiens comme un moyen d'assurer
le bien-être de leurs enfants au cas où ceux-ci deviendraient orphelins avant
d'avoir atteint l'âge adulte (Boas, 1898, p. 681-682, in Mauss, 1925, p. 100).
Les différences existant entre les transactions Kwakiutl et les tran-
sactions occidentales sont les suivantes : dans l'économie marchande
occidentale, le crédit a toute une série de fonctions, dont la plus impor-
tante est le financement des entreprises à travers des prêts à court et à
long terme. Les bénéficiaires emploient les sommes empruntées de
monnaie universelle de façon matériellement productive (méthodes
Théorie économique et société primitive 207

qui permettent d'accroître la production et le chiffre d'affaires) pour


être en mesure de rendre le crédit plus la charge d'intérêt, et d'en tirer
malgré tout un certain profit. Tel n'est pas le cas chez les Kwakiutl.
L'appareil créateur de dette et de crédit de l'économie occidentale
fait partie de l'institution de marché. Le taux d'intérêt payé sur les
emprunts varie selon les forces de l'offre et de la demande existant
sur les marchés monétaires.
Il n'existe aucune contrainte de statut dans une économie de marché
qui oblige à emprunter et à emprunter seulement à son groupe lignager.
Dans la citation ci-dessus, les couvertures Kwakiutl constituent
une monnaie à usage spécifique servant seulement à un nombre limité
de transactions et ne servant pas du tout dans certains secteurs de leur
économie; les couvertures ne constituent pas une monnaie universelle
comme l'argent dans l'économie marchande.
Certes, dans l'économie marchande comme dans l'économie Kwa-
kiutl, le volume de la « dette » peut dépasser celui de la « monnaie » en
circulation, cependant, les mécanismes entraînant la création de dettes
et de la monnaie ainsi que les conditions dans lesquelles les dettes sont
remboursées, sont entièrement différents; également différentes sont
les pénalités imposées à ceux qui ne remboursent pas les « emprunts
contractés » ainsi que l'obligation d'emprunt (Goldman, 1937, p. 188;
Herskovits, 1952, p. 238).
Prétendre que le gain matériel personnel est la motivation principale
de celui qui fait des dons devant être rendus en contre-dons plus impor-
tants, est une conception purement occidentale. Chez les Kwakiutl,
la principale motivation consiste à rechercher le prestige honorifique
et non pas le profit matériel comme on le voit dans le code de l'honneur
du potlatch : la destruction complète de ses richesses pour montrer
sa valeur aristocratique et écraser un rival.
Dans l'économie marchande occidentale, c'est toujours le débiteur
qui prend l'initiative de faire un emprunt; dans le système du potlatch,
c'est le « créditeur » qui fait le premier pas en forçant son rival à accepter
ses dons.
Dans la sphère du potlatch, on opère des transactions à l'aide de
certains biens qui y sont exclusivement réservés, on utilise des monnaies
à usage spécifique (comme les « coppers » ou barres de cuivre) qu'on
n'utilise pas dans d'autres sphères et on fait ces transactions en suivant
des principes distincts de ceux qui régissent les sphères de la vie quoti-
dienne : la majeure partie des biens matériels consommés quotidienne-
ment par un Kwakiutl n'est pas acquise par le potlatch (ou à l'aide de
la monnaie servant au potlatch) mais à travers des mécanismes et des
relations appartenant à d'autres sphères économiques (Goldman, 1937,
208 Ruptures et controverses

p. 181-182). Dans l'économie occidentale, l'essentiel des moyens de


subsistance s'obtient par le mécanisme marchand de la vente et de
l'achat; presque tous les biens matériels et les services font partie de la
même sphère d'échange marchand — biens de subsistance, biens de
prestige ainsi que services crédit-dette — que Boas compare au potlatch
(Mauss, 1925, p. 33, 36, 39, 102; Goldman, 1937, p. 180).
Dans ce qui est certainement la tentative la plus hardie d'appliquer
la théorie économique à l'économie primitive, on peut lire ceci :
« L'objet de cet ouvrage est de montrer que les concepts de la théorie écono-
mique doivent être considérés comme ayant une valeur universelle et que s'il
n'en était pas ainsi, on tomberait non seulement dans la confusion scientifique
mais dans le chaos pratique » (Goodfellow, 1939, p. 3).
La répétition du credo — la foi, c'est le salut, le doute, c'est le chaos
— précède l'exégèse.
« En vérité, dans ces conditions, la proposition selon laquelle il devrait y
avoir plus d'un corps de théorie économique est absurde. Si l'analyse écono-
mique moderne, avec ses concepts instrumentaux, ne peut traiter de la même
manière de l'aborigène et du Londonien, non seulement la théorie économique
mais l'ensemble des sciences sociales peuvent être considérablement discré-
ditées. Car les phénomènes des sciences sociales ne sont rien s'ils ne sont
universels [...]; quand on demande en effet si la théorie économique moderne
peut-être considérée comme applicable à la vie primitive, nous pouvons seule-
ment répondre que si elle ne peut être appliquée à l'ensemble de l'humanité
c'est qu'elle n'a pas de sens. Car il n'existe aucun gouffre entre le civilisé et le
primitif; un niveau culturel se fond imperceptiblement dans un autre et l'on
découvre souvent plus d'un niveau dans une même communauté. Si la théorie
économique ne s'applique à tous les niveaux, il doit être alors si difficile de
déterminer où cesse son utilité que l'on pourrait être tenté d'en conclure
qu'elle n'en a pas du tout » (Goodfellow, 1939, p. 4-5).
Pourtant, un gouffre sépare bien les sociétés occidentale et primitive;
les types d'organisation économique ne se fondent pas imperceptiblement
l'un dans l'autre; et il n'est pas impossible de déterminer où s'arrête
l'utilité de la théorie économique.
La théorie économique a été créée pour analyser les structures,
processus et problèmes spécifiques de la société industrielle marchande
avec ses caractéristiques propres : monnaie universelle, obligations
contractuelles impersonnelles, individualisme atomistique et nécessité
institutionnelle d'acquérir sa subsistance par l'intermédiaire de la vente
sur le marché de la force de travail, des ressources naturelles et des
produits fabriqués. Voilà ce qui sépare les sociétés primitive et occiden-
tale. Il serait remarquable que la théorie économique puisse être appli-
quée aux économies primitives qui diffèrent de l'économie occidentale
sur ces points essentiels.
La confusion augmente quand Goodfellow répète son credo tout en
offrant en même temps des preuves qui en font douter : les concepts
Théorie économique et société primitive 209

de la théorie économique liés à la pratique d'économie des moyens sont


applicables à l'économie bantoue malgré l'absence de machines,
d'échange marchand, de monnaie universelle, de rente, d'intérêts, de
salaires, de profit et d'entreprises privées.
« Les fonctions sont toujours activement effectuées, mais souvent par des
organisations dont la famille ou l'unité domestique est la plus importante. [...]
La difficulté que l'on a à découvrir les formes de la vie économique moderne
peut entraîner l'illusion que l'on ne peut découvrir les fonctions de cette vie
parmi nos populations moins évoluées. [...] La théorie économique moderne
nous a apporté une technique qui dépasse ces formes et a le grand mérite d'être
applicable à l'aspect économique de la vie, pris simplement comme un de ses
aspects et indépendamment des formes existant dans une culture donnée quel-
conque » (Goodfellow, 1939, p. 7-8).
Il est révélateur, ici encore, que la source de l'ambiguïté est à chercher
dans l'identification fallacieuse des deux sens de l'économique : parce
que la société bantoue doit être régulièrement approvisionnée en biens
matériels (le sens substantif de l'économique ayant une valeur univer-
selle), on en conclut à tort que l'économie bantoue doit consister
en structures économiques fonctionnellement équivalentes à celles de
notre société industrielle marchande; et donc que les structures
bantoues doivent également pouvoir être analysées par la théorie mar-
chande.

ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE : DESCRIPTION ET ANALYS

On constate une fréquente dichotomie dans les publications d'anthro


pologie économique : remarquable description de l'organisation écono-
mique, des processus, des valeurs et de la technologie, combinée à une
analyse et une généralisation théoriques inappropriées. Cette dichotomie
reflète peut-être l'influence qu'ont les institutions sur la formation de
l'anthropologue. La description précise des données est une des caracté-
ristiques de la profession d'anthropologue (Evans-Pritchard, 1954,
p. viii). Cependant, l'analyse théorique est une démarche plus compli-
quée que la description de données; et comme nous l'avons vu, les pré-
jugés de l'anthropologue à propos de l'économie, par suite de sa culture
et de l'économie de sa propre société, rendent l'analyse théorique de
l'économie primitive encore plus difficile et moins fructueuse.
« Il faut admettre qu'il n'existe pas encore de système de généralisations qui
traite du comportement ' économique ' d'un point de vue spécifiquement
anthropologique. [...] ' L'anthropologie économique ', aujourd'hui, n'est pas
encore une réalité. Elle est encore en voie de se libérer de la croyance [...] que la
théorie économique a déjà une explication facile à proposer sur d'autres sys-
tèmes économiques que celui qui caractérise l'histoire récente de la société
occidentale, le système marchand » (Arensberg, 1957, p. 99-100).
210 Ruptures et controverses

Pour conclure, résumons plusieurs points importants afin de mettre en


relief les grandes différences existant entre économie primitive et système
industriel marchand de la société occidentale, différences qui rendent la
théorie économique formelle incapable de produire des analyses péné-
trantes lorsqu'il s'agit des structures primitives.
Pour l'anthropologie économique, seul est valable le sens substantif
du terme « économique ». Pour n'importe quelle communauté primi-
tive, on peut seulement supposer qu'existe un type quelconque d'appa-
reil institutionnel par l'intermédiaire duquel s'opèrent l'acquisition et la
distribution de biens matériels. Il est impossible de supposer qu'aucune
des institutions économiques qui caractérisent les économies marchandes
existe universellement. Ce n'est pas le calcul économique induit par la
« rareté » qui est universel mais plutôt le besoin d'un approvisionnement
structuré de biens matériels (Arensberg, 1957, p. 110).
Il conviendrait de souligner qu'aucun « système » économique n'est
fait d'une seule pièce. Au contraire, dans chaque société — y compris la
nôtre, et très certainement dans les sociétés primitives aussi — on trouve
des sphères de l'économie régies par des principes différents d'organisa-
tion, des sanctions différentes pour imposer le respect des lois, une insti-
tutionnalisation différente des mécanismes économiques et, bien sûr,
des valeurs morales différentes pour juger de la qualité et de l'exécution
(Bohannan, 1959, p. 492). Même dans notre propre économie, dont la
variété des ressources, des produits et services négociés est particulière-
ment grande, il existe des secteurs comme la famille, le gouvernement et
l'organisation militaire qui sont régis par des schèmes non marchands
(Smelser, 1959, p. 173).
La différence existant entre l'économie primitive et le système indus-
triel marchand n'est pas une différence de degré mais de nature.
L'absence d'une technologie utilisant des machines, d'une vaste orga-
nisation marchande et d'une monnaie universelle, plus le fait que pour
bien comprendre les transactions économiques, on ne peut les dissocier
des obligations sociales, tout ceci crée une espèce d'univers non euclidien
auquel la théorie économique occidentale ne peut être fructueusement
appliquée. En essayant de convertir les processus économiques primitifs
en des équivalents fonctionnels qui nous sont propres, on obscurcit
inévitablement les traits qui différencient l'économie primitive de la
nôtre.
Certes, il est exact que de nombreux mécanismes et pratiques écono-
miques sont soit universels soit très courants dans les économies primi-
tives, historiques et modernes. Mais leur présence n'est pas une preuve
immédiate de ressemblance organisationnelle, opérationnelle ou fonc-
tionnelle. On devrait plutôt considérer la division du travail, les usages
Théorie économique et société primitive 211

de la monnaie, le commerce extérieur et les places de marché comme des


instruments souples (tels que le langage et les mathématiques) pouvant
être adaptés à diverses applications et à des objectifs différents dans une
grande variété de types d'organisation. Ici, la pauvreté de notre termi-
nologie est une source interne d'ambiguïté. Bien que des catégories
comme la tenure foncière et la division du travail soient universelles, leur
ignification est, dans notre économie, tellement influencée par leur orga-
nisation particulière que lorsqu'on les utilise à propos de l'économie
primitive, elles communiquent involontairement le sens spécifique
qui nous est familier. Les catégories conceptuelles ne sont utiles dans
l'analyse que lorsqu'elles coïncident avec des structures du monde réel;
inversement, lorsque l'on essaie de faire coïncider une structure diffé-
rente du monde réel avec nos catégories spécialisées, il en résulte une
distorsion.
« L'erreur consistant à juger les hommes d'autres périodes d'après la mora-
lité de notre temps est semblable à celle de supposer que chaque rouage et
chaque boulon de la machine sociale moderne a sa contrepartie dans les sociétés
plus rudimentaires » (Maine, in Bohannan, 1957, p. iii).

En corollaire, la réification des catégories économiques tend à créer


un autre genre d'ambiguïté comme par exemple lorsque le spécialiste
d'économie primitive essaie de répondre à des questions dont l'impor-
tance n'a de sens que dans sa propre économie : comment les services
gouvernementaux sont-ils financés? A qui appartiennent les facteurs de
production (Herskovits, 1952, p. 496)? Il n'est ni possible ni souhaitable
que l'anthropologue se défasse de sa peau culturelle; mais, naturelle-
ment, il peut et devrait faire une distinction entre les valeurs de la société
primitive et celles de la nôtre (Dalton, 1960).
L'importance et la fréquence des formes de réciprocité et de redistri-
bution pour l'intégration de l'économie présentent une grande significa-
tion théorique générale pour l'anthropologie économique. Un trait
caractéristique de la vie primitive réside dans la fusion des institutions
sociales et économiques. En vérité, le terme de « fusion » est lui-même
déformant car il sous-entend que l'on rapproche des éléments séparés.
Il vaudrait mieux dire que n'existe pas la conscience de 1'« économie »
en tant qu'ensemble de pratiques distinctes des institutions sociales.
Les transactions de biens matériels sont, dans la société primitive,
l'expression d'obligations sociales et n'ont ni mécanisme ni significa-
tion propres en dehors de liens et des institutions sociales qu'elles
expriment. Au sens occidental du terme, il n'y a pas d ' « économie »
dans la société primitive mais seulement des institutions et des processus
socio-économiques.
Enfin, il faudrait ajouter que les anthropologues ne sont plus les seuls à
212 Ruptures et controverses

s'intéresser à ces questions. La compréhension de l'économie primitive


est devenue une nécessité pour les économistes qui s'occupent de la
transformation des régions sous-développées (Moore, 1955b; Myrdal,
1957; Keyfitz, 1959; Shea, 1959; Neale, 1959). L'expression « croissance
économique » réunit deux types différents de changement qui se produi-
sent simultanément dans les régions sous-développées : la transformation
institutionnelle des formes socio-économiques indigènes comme la réci-
procité et la redistribution en une société industrielle marchande; et les
accroissements de la production matérielle réelle qu'engendre le nouvel
appareil économique et technique. La tâche des économistes consiste à
provoquer un accroissement réel de la production et celle des anthro-
pologues à réduire la décimation sociale qu'entraîne nécessairement la
disparition rapide des institutions indigènes. Anthropologues et écono-
mistes doivent comprendre la nature des économies primitives qui sont
démantelées ainsi que les caractéristiques économiques et sociales du
système marchand. L'économiste qui supposerait que le problème est
surtout de nature quantitative — plus de machines, plus de routes, plus
de nourriture — serait aveugle aux réalités sociales de l'économie ainsi
qu'aux misères sociales de la désintégration de la culture.
« Dans les communautés primitives, l'individu en tant que facteur écono-
mique est personnalisé et non pas anonyme. Il a tendance à tenir sa place écono-
mique grâce à sa position sociale. Ainsi, le déplacer économiquement signifie
une perturbation sociale » (Firth, 1951, p. 137).
La théorie économique occidentale s'est avérée être un instrument
puissant pour le développement des systèmes industriels marchands.
Mais les communautés primitives ne sont ni des systèmes marchands ni
des systèmes industriels. Il faut partir de l'analyse ethno-économique —
de Malinowski et non de Ricardo — pour choisir, parmi les voies menant
à l'industrialisation, celles qui n'imposent que les coûts sociaux inévi-
tables.
DAVID KAPLAN

la controverse entre formalistes et substantivistes


en anthropologie économique : réflexions sur ses
implications les plus générales *

Puisque la controverse entre formalistes et substantivistes en anthro-


pologie économique a déjà fait couler beaucoup d'encre, j'aimerais
expliquer brièvement la raison pour laquelle j'ai voulu y ajouter ma
contribution. Comme le savent tous ceux qui ont suivi cette querelle, son
principal objet est de déterminer si les concepts et propositions de l'éco-
nomie formelle, manifestement conçus pour expliquer les phénomènes
des économies marchandes, sont également applicables — entièrement
ou en partie — à l'analyse des économies non marchandes. Les forma-
listes prétendent qu'ils y sont applicables tandis que les substantivistes
disent le contraire. Mais tant qu'on ne nous cite pas explicitement les
règles qui relient des propositions formelles à des phénomènes écono-
miques empiriques, il est difficile de déterminer sur quels fondements
repose l'affirmation de leur applicabilité. Ainsi, avant de se demander
si la théorie économique traditionnelle peut être utilement appliquée aux
économies non marchandes, nous pouvons à bon droit poser des ques-
tions plus générales : dans quelle mesure l'analyse économique formelle
peut-elle nous renseigner sur le fonctionnement d'un système économique
concret quelconque? En limitant presque exclusivement le débat aux éco-
nomies primitives et paysannes, on a créé l'impression, du moins dans
le cas des systèmes marchands évolués, que cette liaison du formel à
l'empirique a déjà été réalisée et confirmée par des économistes. Mais il
n'est pas nécessaire de chercher très loin dans les publications écono-
miques pour découvrir que même lorsqu'il s'agit des systèmes marchands,

* Version française de l'article « The formal-substantive controversy in


economic anthropology », paru dans Southwestern Journal of Anthropology
24, 3, 1968, p. 228-251. Publié avec l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.
L'auteur remercie Robert A. Manners pour ses commentaires critiques d'une
version antérieure de cet article. Il a également tiré de précieux enseignements
de ses discussions avec Helen Codere sur de nombreux problèmes soulevés à
propos de ce sujet.
214 Ruptures et controverses

les économistes eux-mêmes soutiennent énergiquement des points de vue


opposés sur le statut empirique et le pouvoir explicatif de la théorie
économique « reçue ». Effectivement, comme l'a fait observer Martin
(1957, 1964), on n'arrive pas à savoir si les postulats fondamentaux de
l'économie doivent être conçus comme des propositions empiriques, des
injonctions normatives ou des maximes heuristiques. Mais nous revien-
drons là-dessus plus loin.
C'est après avoir lu la récente contribution de Cook au débat entre
formalistes et substantivistes (1966a) et un commentaire de Nash dans
lequel il félicite Cook et d'autres collègues anthropologues sur l'habileté
avec laquelle ils ont exposé l'erreur de la position des substantivistes et
liquidé la controverse, que j'ai immédiatement éprouvé le désir d'écrire
le présent article. Selon Nash (1967, p. 250) :
« Ce gaspillage de mots n'ajoute rien au poids intellectuel du débat. Dès le
début, les substantivistes (comme par exemple Polanyi et d'autres, aux travaux
à juste titre célèbres) se sont héroïquement fourvoyés. C'est à la maturité de
l'anthropologie économique que nous devons d'avoir été capables, en moins
de six ans, de trouver exactement en quoi consistait cette erreur. L'article
écrit par Cook lorsqu'il était encore étudiant liquide élégamment la contro-
verse. »
Nash me semble avoir prématurément liquidé la controverse. Tandis
que les anthropologues ont discuté pendant une décennie environ sur
les problèmes engendrés par l'opposition entre approche « formelle »
et approche « substantive1 », les économistes se sont querellés à ce
propos, sous un prétexte ou un autre, pendant près d'un siècle. Je pense
par exemple ici à la célèbre Methodenstreit entre « historicistes » et
« marginalistes » du siècle dernier; aux diverses critiques institutionna-
listes de l'économie orthodoxe de ce siècle et surtout au long débat des
dernières décennies sur la question de savoir si les économistes devraient
ou non s'efforcer de faire preuve d'un plus grand « réalisme » dans leurs
formulations théoriques (à ce sujet, cf. par exemple Friedman, 1953;
Rotwein, 1959; Archibald, 1959; 1961; Clarkson, 1963; Nagel, 1963;
Melitz, 1965; Samuelson, 1965; Massey, 1965; Bear et Orr, 1967;
Puu, 1967).
Si l'on examine ces querelles, on constate, me semble-t-il, que les prin-
cipaux problèmes débattus sont justement ceux sur lesquels les anthro-
1. Comme Nash ainsi que Cook le font remarquer à juste titre, c'est surtout
sous l'influence des écrits de Karl Polanyi et ses élèves que les anthropologues
se sont divisés en deux camps opposés, « les formalistes » et « les substanti-
vistes ». Le débat qui s'ensuivit semble avoir eu pour catalyseur le recueil
d'essais Trade and Market (1957) de Polanyi, Arenberg et Pearson (eds.).
Il est intéressant de noter cependant que tous les arguments fondamentaux des
substantivistes se retrouvent dans The Great Transformation, de Polanyi, publié
pour la première fois en 1944.
La controverse entre formalistes et substantivistes 215

pologues se combattent sous les bannières polémiques du formalisme


opposé au substantivisme. Le fait que ces débats aient duré si longtemps
et qu'ils aient passionné la plupart des grands économistes du siècle
dernier semble suggérer qu'il ne s'agissait pas simplement d'une pure
perversité de jugement comme le pense Nash. Cook (1966b, p. 1494) est
beaucoup plus près de la vérité quand il observe, à propos de la contro-
verse dans le domaine de l'anthropologie, qu'elle a des « implications
théoriques et philosophiques plus vastes ». Et tandis que sa récente
critique (1966a) de la position des substantivistes semble avoir pour
objet d'explorer certaines de ces implications, dans son ardeur à démolir
leur thèse, il traite d'un certain nombre de problèmes cruciaux sur un
mode extrêmement elliptique et souvent fallacieux. Comme ceux-ci
me semblent non seulement toucher le fond du débat mais avoir des
conséquences critiques sur un certain nombre de problèmes de métho-
dologie des sciences sociales, je désire partir de l'essai de Cook pour en
discuter. Ainsi, bien que les remarques qui suivent répondent avant tout
à Cool, cet article a un objectif plus général : tenter d'éclaircir certains
des problèmes méthodologiques et théoriques plus généraux qui sont en
jeu dans ce débat.

1.
La critique radicale que Cook dirige contre Polanyi et ses partisans se
réduit, à mon sens, à trois points cardinaux. Tout d'abord, « l'intran-
sigeance des substantivistes à propos de l'applicabilité interculturelle de
la théorie économique formelle est, selon Cook, un sous-produit d'une
idéologie romantique qui a ses racines dans l'antipathie qu'ils éprouvent
vis-à-vis de ' l'économie de marché ' et dans l'idéalisation des ' sociétés
primitives ' » (1966a, p. 323). Ils idéalisent la vie économique primitive
en soulignant le caractère altruiste et la pratique de la solidarité de ce
mode de vie tout en minimisant — ou en négligeant complètement — les
conflits et la recherche de la satisfaction personnelle qui souvent le
caractérisent. C'est également cette idéologie romantique anti-marchande
qui a conduit les substantivistes à dénier l'applicabilité inter-culturelle de
la théorie économique formelle sans même en faire honnêtement l'essai.
Ensuite, Cook accuse les substantivistes de s'être grossièrement
mépris sur le nature de la logique de l'explication scientifique en général
et de la théorie économique formelle en particulier. Ainsi, « les conclu-
sions extrêmes [des substantivistes] résultent d'une logique fallacieuse,
d'un pseudo-inductionisme et on peut les ramener en dernière analyse à
des propositions métaphysiques (donc invérifiables) » (Cook, 1966a,
p. 336).
216 Ruptures et controverses

Enfin, Cook estime que la thèse substantiviste a quelque chose de


démodé :
« Étant donné que les économies de subsistance sans marché disparaissent
rapidement en tant qu'entités ethnographiques du fait qu'elles sont supplantées
par des formes d'économie paysannes ou transitoires dominées ou influencées
par le marché, il semble plutôt vain de persister [...] à inventer des arguments
affreusement tortueux pour défendre une théorie qui a été spécifiquement
conçue pour analyser ces types moribonds d'économies (c'est-à-dire la théorie
économique substantive) » (Cook, 1966a, p. 325).
Avant d'examiner ces problèmes, il serait opportun d'éclaircir cer-
taines questions de terminologie. Depuis ladite révolution keynesienne,
les économistes en sont venus à diviser leur sujet d'étude en deux
domaines analytiques généraux : la microéconomie et la macroéconomie.
D'après un récent manuel d'économie, cette distinction est la suivante
(Leftwich, 1966, p. 7-8) :
« La théorie des prix, ou microéconomie, traite des activités économiques
d'unités économiques individuelles telles que les consommateurs, les proprié-
taires de ressources et les entreprises. Elle traite du flux des biens et services
passant des entreprises aux consommateurs, de la composition de ce flux
et de l'évolution ou formation des prix de ses composants. Elle traite également
du flux des ressources productives (ou de leurs services) passant des proprié-
taires de ressources aux entreprises, de leur évaluation et de leur allocation entre
les divers usages alternatifs. [La macroéconomie ou théorie du revenu national,
par contre...] traite du système économique global plutôt que des unités écono-
miques individuelles dont il est constitué. Les biens et services particuliers qui
composent le flux allant des entreprises aux consommateurs ne forment pas
partie intégrante de l'analyse ni les ressources ou services productifs individuels
allant des propriétaires de ressources aux entreprises. La valeur du flux global
des biens (produit national net) et la valeur du flux global des ressources (revenu
national) sont les sujets auxquels on accorde la plus grande attention. Les
concepts de chiffres de l'index des prix ou de niveau général des prix remplacent
les prix individuels de la microéconomie. »
On devrait pouvoir maintenant déduire les propositions de la macro-
économie des axiomes et propositions fondamentaux de la micro-
économie. Et pourtant, ce n'est pas le cas, surtout du fait que la micro-
économie a un caractère formel et déductif tandis que la macroéconomie
est essentiellement empirique et inductive.
Grunberg (1967, p. 23) a souligné l'absence de liaison logique entre les
théories macro et microéconomiques dans les termes suivants :
« Les macrohypothèses relatives au comportement qui traitent de phénomènes
observables résultant des actions d'un grand nombre d'agents économiques
devraient pouvoir être réduites à, et déduites de la microthéorie qui s'occupe
du comportement économique au niveau moléculaire. Cependant, il n'existe
jusqu'ici aucun rapport entre les macro — et les microthéories. On ne peut
déduire les fonctions de consommation de la microthéorie de la demande des
consommateurs ni déduire les fonctions d'investissement de la théorie de
l'entreprise. En fait, rejeter certaines parties de la microthéorie ou admettre
La controverse entre formalistes et substantivistes 217

qu'elles sont absurdes, ne devraient avoir aucun effet sur les hypothèses portant
sur le comportement global du système. Ceci s'explique du fait que les hypo-
thèses macroéconomiques sur le comportement sont des générations inductives.
Tandis que la macrothéorie est logiquement moins développée et esthétique-
ment moins satisfaisante que la microthéorie, elle a un contenu beaucoup plus
empirique » (italiques dans l'original).
Effectivement, la divergence croissante de la macroéconomie par
rapport aux hypothèses de base de la microéconomie a incité un écono-
miste (Buchanan, 1966, p. 169) a observer ceci : « Il devient de plus en
plus difficile pour ceux qui se spécialisent dans la macroéconomie de
communiquer avec ceux qui partent de la base traditionnelle de l'écono-
mie. » Si l'on en juge d'après les concepts les plus controversés dans le
débat anthropologique (par exemple « la rareté », « l'épargne des
moyens », « la maximisation »), il est clair que lorsque les anthropo-
logues parlent de la théorie économique formelle, ils ont cette base tra-
ditionnelle à l'esprit (c'est-à-dire la microéconomie). De même, quand je
parle de « théorie économique formelle », j'entends avant tout les postu-
lats et propositions fondamentaux de la microéconomie.

2.

Comment les sciences sociales espèrent-elles parvenir à une connaissance


objective des problèmes socio-culturels lorsque ses spécialistes sont des
idéologues et qu'en conséquence une déviation idéologique peut s'intro-
duire dans les analyses des phénomènes socio-culturels? Ceci est un vieux
problème des sciences sociales qui n'a pas cessé de préoccuper les esprits
(voir Walter, 1967). Cook le soulève à nouveau, bien qu'indirectement.
Car, en essayant de relier une « mentalité anti-marché » à la position
substantiviste, il désire visiblement jeter des doutes sur « la neutralité »
et « l'objectivité » de cette position. La citation de Schumpeter qui pré-
cède son essai rend cette intention tout à fait évidente.
La manière dont on considère ce problème dépend de la signification
que }'on attribue au concept d'objectivité. Si, par exemple, on donne à ce
terme le sens de description exhaustive et compréhensive d'un événe-
ment (je ne suis pas certain que Cook souscrirait à cette conception),
ce concept n'a plus aucune signification claire puisqu'en dernière analyse,
tout événement a un nombre indéfini d'aspects y compris ses rapports
avec tout autre événement qui se produit dans l'univers. Comme les
philosophes des sciences nous l'ont constamment répété, toute connais-
sance systématique est engendrée sélectivement par un intérêt ou un
point de vue théorique dont un élément capital, surtout chez les spécia-
listes des sciences sociales, peut être une idéologie. Mais, si des enquêtes
sur les sources des connaissances d'un savant peuvent jeter de la lumière
218 Ruptures et controverses

sur les motivations qui l'ont poussé à épouser certaines idées, ces enquêtes
n'ont aucun rapport logique avec une estimation critique de la validité
de ces idées. En d'autres termes, l'examen de la « mentalité » de Polanyi
ne peut être substitué à l'analyse logique des qualités empiriques et théo-
riques des propositions émises dans ses écrits. C'est également Schum-
peter qui écrivit (1965, p. 111-112) :
« Grande est la tentation de saisir l'occasion de rejeter d'un seul coup tout
un ensemble de propositions que l'on n'aime pas en déclarant tout simplement
que ce n'est là qu'une idéologie. Ce procédé est sans aucun doute très efficace,
aussi efficace qu'une attaque des motivations personnelles d'un adversaire.
Mais logiquement, il est inadmissible. Comme cela a déjà été signalé, l'explo-
ration, bien que correcte, des raisons pour lesquelles quelqu'un dit ce qu'il dit
ne nous apprend rien sur la véracité de ses déclarations. De la même façon,
des déclarations dictées par des motifs d'ordre idéologique prêtent à la méfiance
mais elles peuvent rester tout à fait valables. Galilée et ses adversaires ont pu,
les uns comme les autres, être tout autant influencés par des idéologies. Ceci ne
nous empêche pas de dire : ' il avait raison '. »
Les allégations de Cook selon lesquelles « la mentalité anti-marché »
des substantivistes les a menés à déformer ou falsifier les faits de la vie
économique primitive, constituent une accusation plus grave; du moins
elles le seraient si elles étaient vraies. Je crois qu'ici, Cook a tout simple-
ment mal interprété les substantivistes. Il écrit ceci (1966a, p. 327-328) :
« Implicite dans les écrits de Polanyi, et inévitablement adopté par d'autres
substantivistes, est le modèle utopique de la société primitive qui minimise
le rôle du conflit, modèle inséparable de celui de l'homme qui souligne ses
propensions innées à la coopération, tout en minimisant l'égocentrisme, l'agres-
sivité et l'esprit de compétition [...]. Polanyi considère tout comportement
humain — que ce soit celui qui est antérieur à l'institutionnalisation de l'éco-
nomie marchande ' autoréglée ' datant du 19e siècle ou celui existant dans la
société primitive hors de tout contexte d'économie marchande — comme
dépourvu d'égocentrisme et comme naturellement altruiste [...].
Le modèle de la société primitive de Polanyi est fondé sur deux principes du
comportement, la réciprocité et la redistribution, qu'il pose comme gouver-
nant les processus de la production et de la distribution dans les économies
primitives. »
Or, au cœur même de l'économie formelle, on trouve le postulat de la
rationalité économique ou économie des moyens. Selon ce postulat, le
fait que les moyens soient limités par rapport aux fins crée une situation
dans laquelle il faut prendre des décisions délibérées sur la manière
d'attribuer au mieux ces moyens rares à des fins alternatives. Ainsi, le
problème économique est défini comme un problème d'allocation et la
théorie qui tend à éclairer ce problème consiste avant toute chose en un
ensemble de propositions formelles sur la « logique du choix ». Les unités
de base de l'analyse sont les individus rationnels et autonomes. Pourtant,
tout aussi important que de savoir ce que contient cette théorie est de
savoir ce qui en est exclu. Ainsi, le contexte social du choix ne fait pas
La controverse entre formalistes et substantivistes 219

partie intégrante de l'analyse économique formelle. Les institutions éco-


nomiques sont considérées comme des épiphénomènes des interactions
se produisant entre agents économiquement rationnels, ou plus commu-
nément, elles sont expédiées dans les régions souterraines des ceteris
partibus 2.
Je ferai un peu plus loin d'autres commentaires sur la structure logique
de la théorie économique formelle. Ce qui a été brièvement exposé
jusqu'ici avait pour but d'expliquer que c'est semble-t-il dans l'optique
méthodologique de l'économie conventionnelle que Cook dirige ses
critiques contre Polanyi qu'il accuse d'avoir romancé sur la « nature »
de l'homme primitif. Mais les critiques de Cook sont mal dirigées.
Polanyi ne s'occupe pas de propensions économiques « innées » ou, en
l'occurrence, du comportement des individus en tant qu'individus en
général. Ce qui l'intéresse c'est le comportement institutionnalisé. Il
déclare explicitement que l'homme en général ne change guère selon les
époques et les lieux et donc que les peuples primitifs ne sont ni plus ni
moins altruistes ou égocentriques « de façon innée » que les individus
appartenant à des économies marchandes (voir Polanyi, 1947, p. 112).
Néanmoins, les modèles de motivation économique varient d'une société
à l'autre et reflètent non pas l'interaction sociale d'individus rationnels
et autonomes mais des ordres institutionnels différents. En somme, il
existe une différence théorique ainsi que méthodologique fondamentale
entre les substantivistes et les partisans de l'économie formelle (voir
Pearson, 1957c), différence qui porte sur le poids causal plus ou moins
grand à accorder aux individus ou aux institutions. Là-dessus, Polanyi ne
laisse planer aucun doute sur sa position (1959, p. 169-170) :
« Les termes de réciprocité, redistribution et échange par lesquels nous nous
référons à nos formes d'intégration sont également employés de façon vague

2. A propos de la nature sub-institutionnelle de la théorie économique


conventionnelle, Gordon cite ce qui suit (1964, p. 136) : « Néanmoins, les fonde-
ments de la théorie économique sont dans une très grande mesure presque aussi
' non-institutionnels ' que du temps de Veblen. Les Foundations de Samuelson
ou Value and Capital de Hicks sont construits sur un vide institutionnel beau-
coup plus grand que les Principles de Marshall. Les économistes théoriciens,
à quelques exceptions près, n'abordent pas sans réticence l'étude des structures
institutionnelles ou du développement des institutions. En dépit de certains
développements récents de la théorie de l'entreprise ou du comportement
marchand, la microthéorie s'occupe toujours avant tout du genre * d'économie
de l'équilibre ' que Veblen a tant critiquée. » Et, se référant à ce qui sans doute
constitue aujourd'hui l'introduction la plus lue à l'économie — Foundations
of Economie Analysis de Paul Samuelson — Heilbroner (1966, p. 275, note 7)
remarque : « Malgré son titre, cet ouvrage traite plus des conditions et consé-
quences d'un modèle économique * donné ' qu'il ne cherche à établir les
fondements de ce modèle dans le monde réel. »
220 Ruptures et controverses

pour exprimer des relations personnelles. Ainsi, on pourrait croire que nos
formes d'intégration reflètent simplement des agrégats de formes respectives de
comportement individuel [...]. Certes, nous avons insisté sur le fait que l'effet
intégrateur était conditionné par la présence de supports structurels déterminés
comme des organisations symétriques, des points centraux et des systèmes
marchands, respectivement. Mais ces structures peuvent-elles être acceptées
comme des variables indépendantes? Ou plutôt ne représentent-elles pas simple-
ment une forme du même modèle de comportement personnel dont ces struc-
tures sont supposées conditionner les effets? Eh bien, la réponse est non.
De simples agrégats de comportement personnel ne créent pas de tels schèmes
structurels. Le comportement de réciprocité entre individus par exemple, intègre
l'économie seulement s'il existe des structures organisées symétriquement
comme un système symétrique de groupes de parenté. Cependant, par la nature
même des choses, un système de parenté ne résulte pas du comportement
individuel de réciprocité au niveau personnel. Il en est de même en ce
qui concerne la redistribution : il faut qu'il existe un centre de distribution
au sein de la communauté, et pourtant l'organisation et la justification de ce
centre n'apparaissent pas simplement comme le résultat d'actes fréquents
de partage ou de distribution comme c'est le cas entre individus. Enfin, ceci
est également vrai du système marchand. Au niveau personnel, des actes
d'échange ou de troc n'engendrent des prix que s'ils se produisent dans un
système de marchés créateurs de prix, institution qui n'apparaît nulle part à la
suite d'actes fortuits d'échange » (italiques dans l'original).
De la position méthodologique de Polanyi, il résulte que le postulat
de « rationalité économique » ou d ' « économie des moyens » est conçu
non pas comme un aspect universel du comportement humain, ou une de
ses composantes, mais plutôt comme un type particulier de comporte-
ment institutionnalisé. En outre, ce postulat recouvre un certain nombre
de suppositions tacites qui peuvent ou non être vraies empiriquement;
aussi, que l'économie des moyens existe ou n'existe pas dans un système
spécifique, devient également un problème empirique. Ce postulat pose
par exemple que toute action économique est précédée par une décision
consciente et délibérée plutôt que guidée, disons, par les procédés empi-
riques habituels (voir Katona, 1964). Dans le rapport spécial fins-
moyens, qui explique le comportement de l'individu qui économise les
moyens, plus importantes encore sont cependant les hypothèses impli-
cites concernant la relation spécifique moyens-fins qui constitue le fond
même du comportement orienté vers l'épargne des moyens : on suppose
que les fins sont illimitées et qu'elles se présentent comme de véritables
alternatives et que les moyens sont communs et rares (pour une intéres-
sante discussion de ces questions dont sont librement tirées les remarques
qui suivent, cf. Diesing, 1962, chap. n; également Diesing, 1950). Des fins
sont alternatives lorsque, pour réaliser l'une d'entre elles, il faut en sacri-
fier une autre, et il est nécessaire de sacrifier une fin pour en atteindre une
autre lorsque toutes deux dépendent de moyens qui sont communs et
rares. Pour que des fins soient alternatives il faut également qu'il existe
La controverse entre formalistes et substantivistes 221

quelque échelle commune pour estimer leur valeur relative comme la


monnaie ou l'heure de travail, par rapport à laquelle on pourra comparer
ces fins. Sans cette échelle commune on ne peut soumettre ces fins à des
décisions visant à économiser des moyens puisqu'il n'existe aucune
méthode pour déterminer quelles combinaisons de fins produiront un
avantage maximum. Enfin, le fait que des fins soient alternatives implique
qu'elles soient non limitées en ce sens que l'on a supprimé les contraintes
culturelles pouvant s'exercer sur elles et qu'elles ont été ramenées à un
même critère de rationalité économique.
Des moyens deviennent communs lorsqu'il sont moralement neutres
par rapport à différentes fins, c'est-à-dire lorsqu'aucune condition insti-
tutionnelle ou psychologique ne lie ces moyens à une fin particulière
ou empêche de s'en servir pour une autre fin. De la sorte, on peut les
attribuer également à la réalisation de n'importe quelle fin qui procurera
en retour le maximum de profit. Et, naturellement, plus on conçoit les
fins comme illimitées, plus les moyens deviennent rares 3.
Ces hypothèses implicites que nous venons de résumer impliquent une
structure institutionnelle très spéciale en l'absence de laquelle il n'est pas
possible de se comporter d'une manière économiquement rationnelle,
même si on le voulait. Or l'existence ou l'absence de cette structure dans
une société donnée est une question relevant de la recherche empirique.
Tel est le sens de la thèse de Polanyi que Cook rejette cavalièrement
comme une « acrobatie » verbale (1966a, p. 333) :
« Tandis que les règles gouvernant de tels actes (visant à épargner des moyens)
sont universelles, la mesure dans laquelle ces règles sont applicables à une éco-

3. Les anthropologues ont passé beaucoup de temps à discuter pour savoir


si le « postulat de rareté » est ou non universellement applicable. Malgré les
définitions rituelles que l'on trouve généralement dans le premier chapitre des
manuels d'économie (les besoins de l'homme sont en général illimités et pour
cette raison les moyens de les satisfaire sont rares), il est suffisamment clair que
la définition « opérationnelle » des économistes concernant la rareté est le prix.
« Le test de la rareté est le prix. Seuls les biens qui ne sont pas rares comme l'air
n'exigent pas un prix » (Watson, 1963, p. 4). Enfin, Diesing (1962, p. 18)
note que la « rareté » comporte un important facteur culturel : « Le degré de
rareté existant dans une société est en partie déterminé culturellement puisque
les fins, c'est-à-dire les niveaux de désir ou d'aspiration sont culturellement et
psychologiquement déterminés. Lorsque des niveaux d'aspiration augmentent
avec les changements de culture, la rareté augmente même si le niveau des
ressources augmente également. Ainsi, une société riche, donc qui a beaucoup
de moyens, peut bien avoir un problème de rareté encore plus sérieux qu'une
société pauvre, si ses exigences ont augmenté plus vite que ses ressources. En
fait, on pourrait concevoir qu'une société pauvre pourrait n'être qu'à peine
affectée par la rareté dans la mesure où les fins culturellement déterminées
seraient relativement faciles à satisfaire avec les ressources et modes de produc-
tion disponibles. »
222 Ruptures et controverses

nomie particulière dépend de ce que l'économie est ou non, réellement, une


séquence de tels actes. »
Comparons ce commentaire avec l'observation du célèbre écono-
miste Georgescu-Roegen (1966, p. 109-110) :
« Lorsqu'on affirme que les principes fondamentaux de l'économie sont uni-
versellement valables, ceci peut donc n'être vrai qu'en ce qui concerne leur
forme. Leur contenu, cependant, est déterminé par la structure institution-
nelle. Et sans ce contenu institutionnel, les principes ne sont rien d'autre que
des ' boîtes vides d'où nous ne pouvons tirer que des généralités vides. Ceci
ne veut pas dire que la théorique classique opère avec des ' boîtes vides
Au contraire, comme nous l'avons vu, ces boîtes sont remplies d'un contenu
institutionnel distillé à partir des schèmes culturels d'une société capitaliste »
(italiques dans l'original).
En somme, la question qu'il conviendrait de poser consisterait plutôt
à savoir si ce n'est pas « le cadre institutionnel » de la vie primitive plutôt
que « la nature de l'homme primitif » que Polanyi a romancé; ou, plus
précisément, comme Polanyi n'était pas un anthropologue et ne faisait
que se servir des découvertes empiriques des anthropologues, il
conviendrait de se demander si l'anthropologie comme discipline n'a
pas romancé les institutions économiques primitives. Mais ceci est une
accusation entièrement différente de celle que lançait Cook.

3.

Lorsque Cook prétend que les substantivistes avaient des préjugés sur la
théorie économique et n'ont jamais fait un effort sérieux pour l'appliquer
aux économies non marchandes, il se trompe grossièrement. Tout
d'abord, tant qu'un certain nombre de problèmes méthodologiques et
conceptuels ne seront pas clarifiés, il sera difficile de savoir exactement
quelles sont les données empiriques intéressantes, si bien qu'il est presque
impossible de décider ce que l'on peut considérer comme un exemple de
« l'applicabilité » de la théorie économique. Lorsque deux groupes de
spécialistes renommés considèrent un ensemble de données et que l'un
maintient que certains concepts et propositions peuvent y être appliqués
tandis que l'autre groupe dit absolument le contraire, il y a nettement
quelque chose qui ne va pas. Il me semble que la confusion provient des
énormes difficultés auxquelles on s'attaque en essayant de confirmer ou
d'infirmer une théorie économique qu'on applique à n'importe quel
système économique, qu'il soit de type marchand ou non marchand (voir
Grunberg, 1957). Non seulement Cook ne s'attaque pas à ces difficultés
mais il nous laisse l'impression qu'elles n'existent pas. Ces difficultés
proviennent dans une large mesure de la structure logique de la théorie
économique formelle elle-même.
Le monde tel qu'il est dépeint par l'économie conventionnelle est
La controverse entre formalistes et substantivistes 223

un monde hautement « idéalisé ». C'est un monde dans lequel les indi-


vidus agissent en étant pleinement informés et en ayant tout prévu; dans
lequel toute action résulte de décisions économiquement rationnelles et
est dirigée vers des fins qui sont toujours maximisées; dans lequel il
n'existe aucune restriction culturelle ou psychologique pour convertir
une décision en action immédiate; et dans lequel tous les individus font
des choix et agissent tout à fait indépendamment les uns des autres.
Dans ce monde idéalisé, les économistes ont été en mesure de se mouvoir
avec une cohérence logique, une certitude déductive et, fréquemment,
avec une élégance mathématique. Pour répondre aux critiques selon les-
quelles ce monde idéalisé semble n'avoir que peu de rapport avec un
système économique empirique quelconque, les économistes ont répondu
que c'est là la manière de procéder de la science. Après tout, si l'on exa-
mine la science des sciences, la physique, on constate que ses lois sont
également formulées d'après des conditions et entités extrêmement
idéalisées qui n'ont pas d'équivalent exact dans la nature comme des
pivots qui ne s'usent pas ou ne se déforment pas, des corps parfaitement
rigides ou des corps tombant dans des vides parfaits. Ce n'est que par ce
processus de simplification et d'idéalisation de la nature que les physi-
ciens ont été en mesure de formuler des propositions théoriques de grande
portée et d'un grand pouvoir explicatif. Ainsi, les économistes ne font
que suivre les procédures conceptuelles qui ont fait leurs preuves dans la
science clé. Cook se fait l'avocat de ce point de vue (1966a, p. 336) :

« Dans l'ensemble, les économistes sont prêts à sacrifier la réalité en formu-


lant [...] des hypothèses qui offrent des avantages heuristiques par leur simpli-
cité. Si l'économiste dispose d'un ensemble d'hypothèses simples sur le compor-
tement humain, l'économiste est mieux équipé pour manœuvrer dans le domaine
de l'analyse déductive. En effet, de simples postulats portant sur le choix des
moyens et des fins (c'est-à-dire ' la rareté ', ' l'économie des moyens ', ' la maxi-
misation ') permettent à l'économiste de prédire l'action économique confor-
mément aux canons du raisonnement logique. La force et non la faiblesse de la
théorie économique réside dans ce qu'elle peut s'appuyer sur des hypothèses
aussi simples. »
Certes, il est vrai que si les propositions théoriques doivent atteindre
un certain degré de généralité, elles doivent prendre une forme abstraite
Après tout, l'objet des théories est d'expliquer la réalité et non pas d'en
constituer un double. Mais les idéalisations des sciences naturelles diffè-
rent de celles que l'on trouve en économie sous plusieurs aspects essen-
tiels. Tout d'abord, les entités et les conditions idéales dans une disci-
pline comme la physique représentent des « conditions limites » : ce sont
des conceptualisations de phénomènes comportant une quantité de
facteurs qui compliquent les choses que simplement l'on ignore (Carney
et Scheer, 1964, p. 439-441). Et pourtant, les lois qui traitent de ces
224 Ruptures et controverses

entités idéales sont les lois empiriques; autrement dit, ces lois peuvent
être vérifiées empiriquement en leur ajoutant des hypothèses supplé-
mentaires qui comblent l'écart existant entre le cas idéal et des situations
concrètes, bien que l'on ne parvienne jamais à les faire parfaitement
coïncider. Les idéalisations en économie ne sont pas du tout des « condi-
tions limites » en ce sens-là. Elles sont caractérisées non seulement par
ce qui est négligé dans la conceptualisation des phénomènes économiques
mais tout aussi significativement par les autres hypothèses qui y sont
ajoutées. Ainsi, le concept de rationalité économique ne peut guère être
conçu comme une « condition limite » du comportement humain dans
le même sens qu'un « vide » représente une « condition limite » de certains
phénomènes naturels. Comme nous l'avons déjà fait remarquer, ce postu-
lat suppose non seulement que toute action est précédée d'un moment
décisionnel mais que ce moment implique un calcul compliqué sur la
façon d'attribuer au mieux des moyens rares à des fins alternatives.
En outre, ce postulat pose que les individus savent lorsque ces fins ont
été optimisées. Loin de simplifier le comportement économique, ces hypo-
thèses pourraient tout aussi bien avoir été construites de façon à le
compliquer.
La théorie qui a pour but d'expliquer le monde idéalisé de l'écono-
miste constitue un ensemble hautement formalisé de propositions inter-
reliées. Comme ces propositions comportent des références à des agents
comme des acheteurs, vendeurs, chefs d'entreprise, etc., on peut avoir
l'impression qu'il s'agit d'acheteurs et de vendeurs empiriques. Néan-
moins, ceci serait une erreur. Les acheteurs, vendeurs et chefs d'entreprise
dont on parle dans la théorie économique formelle sont également des
entités hautement idéalisées qui possèdent les propriétés que leur assi-
gnent les axiomes de base de la théorie.
Dans la mesure où la théorie économique conventionnelle est forma-
lisée, elle ne comporte aucune assertion factuelle quelle qu'elle soit.
Une telle théorie ne peut être vérifiée ou appliquée empiriquement tant
que l'on ne donne pas une interprétation empirique aux concepts clés,
c'est-à-dire tant que l'on en fait pas une théorie substantive. Pour n'avoir
pas pu attribuer un contenu « substantif » à la théorie économique for-
melle, il a été difficile et parfois impossible de déterminer quand certaines
de ses propositions sont applicables et quand elles ne le sont pas, comme
l'a fait remarquer Hempel (1965, p. 169-170) :
« A deux égards [...] les idéalisations en économie me semblent différer de
celles qui existent dans les sciences naturelles : primo, elles sont plutôt intui-
tives que théoriques en ceci que les postulats correspondants ne sont pas déduits,
comme des cas particuliers, d'une théorie plus large couvrant également les
facteurs non rationnels et non économiques qui affectent la conduite des
hommes. Il n'existe à présent aucune théorie plus générale qui pourrait convenir
La controverse entre formalistes et substantivistes 225

et ainsi nous n'avons aucune base théorique permettant d'estimer l'idéalisation


qu'implique l'application des schémas économiques à des situations concrètes.
Secundo, la classe des phénomènes concrets de comportement pour laquelle
les principes idéalisés de la théorie économique sont supposés constituer
des généralisations au moins approximativement correctes, n'est pas toujours
clairement spécifiée. Ceci, naturellement, limite la valeur explicative de ces
principes : un système théorique idéal, comme d'ailleurs tout système théorique,
ne peut devenir un appareil d'explication et de prédiction que si sa sphère
d'application a été précisée; en d'autres termes, que si ses concepts constituants
ont reçu une interprétation empirique les reliant directement ou au moins
médiatement aux phénomènes observables [...]; l'applicabilité empirique des
principes d'un système économique idéal a besoin d'une interprétation en
termes empiriques qui ne rende pas ces principes analytiques. C'est pourquoi
l'interprétation ne doit pas se borner à affirmer que les propositions de la théorie
s'appliquent à tous les cas de comportement économiquement rationnel, ce
qui ne serait qu'une simple tautologie; elle doit plutôt caractériser, à l'aide
de critères logiquement indépendants de la théorie, les types de comportement
individuel ou de groupe auxquels on prétend que la théorie est applicable. »

Plutôt que de rejeter la théorie économique formelle en se fondant


sur des raisonnements a priori, les substantivistes ont essayé de lui attri-
buer un certain contenu empirique; et ils ont prétendu que lorsqu'on
fait de la théorie économique une théorie substantive, son domaine
d'applicabilité apparaît clairement limité aux sociétés marchandes. Cook
a répliqué qu'ils ont ignoré le « volume croissant de littérature ethnogra-
phique qui fournit maintes preuves que les concepts et modèles tirés de la
théorie économique sont réellement applicables dans l'analyse de divers
types d'économies non marchandes » (1966a, p. 336). A en juger d'après
les travaux cités par Cook, son critère d ' « application » est fondé sur
le fait qu'en analysant des cultures non occidentales, nombre d'anthro-
pologues se sont servis de divers concepts (« capital », « offre et
demande », « investissement », etc.) appartenant à la théorie économique.
Mais faire en sorte que des concepts coïncident d'une manière ou d'une
autre avec un ensemble de données est une tout autre affaire que de
démontrer qu'ils jouent un rôle dans l'explication et la prévision du
comportement humain. Comme les concepts théoriques tirent essentiel-
lement leur signification des propositions dont ils font partie intégrante,
lorsqu'ils sont utilisés indépendamment du contexte de ces propositions,
on peut toujours se demander s'ils ont vraiment le même sens ou si l'on
s'en sert simplement par métaphore.
Ainsi, Cook estime que l'étude de Salisbury sur les Siane de Méla-
nésie (1962) démontre d'une manière convaincante que les concepts
de la théorie économique formelle sont valables dans une économie
non marchande. J'aimerais brièvement commenter deux parties
de cet ouvrage qui ont clairement pour but de montrer comment
des concepts tirés de la théorie économique peuvent expliquer le
226 Ruptures et controverses

comportement économique dans une sphère non marchande.


Dans la société Siane, les moyens ne servent pas à tous les usages : des
moyens spécifiques sont traditionnellement liés à des fins spécifiques.
Ceci incite Salisbury à poser la question suivante (1962, p. 106) : « Mais
si chaque relation est tellement limitée que seules des ressources particu-
lières doivent être utilisées pour atteindre les buts vers lesquels chaque
relation est orientée, où se trouve donc la ' compétition entre les fins '
implicite dans le terme économique? » Salisbury répond à cette question
rhétorique de la manière suivante (1962, p. 106) :
« La seule ressource utilisée dans toutes les activités est le temps des parti-
cipants. A tout moment, un individu doit choisir s'il accepte ou non une situa-
tion imposant tel ou tel type d'activité. A tout moment, le coût d'une activité
équivaut à toutes les autres activités auxquelles on doit renoncer. »

Ici, la logique de Salisbury est parfaite : si un Siane fait une chose à


un moment donné, il ne peut être en train d'en faire une autre. Il peut
même y avoir un élément de choix dans la façon dont le Siane dispose de
son temps bien que Salisbury suppose plutôt qu'il ne démontre ceci
empiriquement. Mais ce que Salisbury n'a pas expliqué c'est si, dans la
société Siane, le temps est l'objet d'un calcul « économique » d'une façon
autre que métaphorique. Les Siane conçoivent-ils le temps comme ime
marchandise? Le temps est-il quelque chose que l'on perd, que l'on
épargne, dépense, gaspille? Le temps est-il de l'argent? Bref, les Siane
s'engagent-ils consciemment dans un processus consistant à allouer leur
temps à des fins alternatives de telle sorte que celles-ci soient maximisées
d'une façon ou d'une autre? Je ne vois pas comment ils pourraient le
faire puisque Salisbury nous informe que « dans les sociétés non moné-
taires, il n'existe pas de mesure unitaire de valeur servant de critère de
comparaison. La manière dont je me sers du temps comme d'une unité
de mesure semblable ne correspond à aucun des usages des Siane. [...] Ils
n'ont même pas d'étalon unitaire implicite » (1962, p. 186).
Peut-être pourrait-on mieux illustrer la manière dont ces concepts
pris hors du contexte de l'économie formelle peuvent prendre une signi-
fication métaphorique en choisissant l'analyse assez longue que donne
Salisbury des variations de la demande chez les Siane, analyse fondée
sur une série de transactions qu'il a opérées avec eux en tant que four-
nisseur monopolistique d'une grande variété de biens non traditionnels.
Il a soigneusement enregistré leurs préférences et a été en mesure de
démontrer d'une part qu'ils distinguaient les biens en cinq catégories
différentes, et qu'à l'intérieur de chaque catégorie, les biens étaient subs-
tituâmes entre eux, et d'autre part que la demande des Siane concernant
certaines de ces catégories de biens est plus inélastique que d'autres.
Or, quand un économiste emploie le terme « demande », il veut dire
La controverse entre formalistes et substantivistes 227

une prévision de demande ou courbe de demande. Autrement dit, on


définit la demande d'un bien comme les diverses quantités que les ache-
teurs sont prêts à acheter à tous les prix alternatifs possibles. La demande
est considérée comme une fonction d'un certain nombre de facteurs :
le prix du bien, les prix de tous les biens qui y sont liés, les revenus des
consommateurs, l'éventail des biens disponibles, le nombre des consom-
mateurs concernés et leurs goûts. (Il est à noter qu'au moins trois de
ces facteurs sont à leur tour affectés par la demande et c'est de là que nous
sommes partis.) Et qui plus est, la demande n'a de sens dans l'analyse
économique que parce qu'elle interagit, de certaines manières bien pré-
cises, avec d'autres grandeurs comme l'offre et le prix. Est-ce là ce que
Salisbury entend par la demande? Je n'en suis pas sûr mais étant donné
que l'économie Siane n'est pas fondée sur un système des prix, je doute
qu'il ait voulu dire ceci. Si dans ce contexte, au terme « demande », on
substituait celui de « préférence » ou « besoin » ou « désir », son analyse
en serait-elle sensiblement modifiée 4 ?

4.

Les désaccords existant parmi les anthropologues ainsi que la querelle


parallèle entre les économistes reflètent en dernière analyse des vues pro-
fondément divergentes sur la logique de l'explication dans les sciences
et le statut de l'économie formelle en tant que théorie scientifique. Les
spécialistes des sciences sociales ont toujours considéré — parfois avec
crainte — l'économie comme la science sociale qui est la plus proche des
sciences physiques par son raffinement méthodologique et théorique.

4. Quand on tient compte de la position de Salisbury qui prétend avoir


montré comment la théorie de la demande correspondait aux données de la
société Siane, il est intéressant de constater que les économistes ont tout de
même eu un peu plus de difficultés à démontrer l'importance de la théorie de
la demande dans les économies marchandes comme l'observe Schupack (1962,
p. 550) : « La vérification de la théorie (ou plus précisément sa non-réfutation)
peut revêtir la forme d'un test portant soit sur les hypothèses sous-jacentes à
la théorie soit sur les implications empiriques découlant de cette théorie comme
des conclusions. Ni l'une ni l'autre de ces formes de vérification ne s'est avérée
très facile à manier en ce qui concerne la théorie de la demande. Les hypothèses
sont de nature psychologique et ne peuvent être observées comme une partie
de la vie économique. Les expériences en laboratoire semblent incapables
de re-créer la situation qu'affronte le consommateur lorsqu'il arrive effective-
ment sur une place de marché. La vérification des implications empiriques a été
un échec dû au manque général de correspondance entre les fonctions de la
demande empirique et celles qui ont été spécifiées et traitées dans la théorie de
la demande. »
228 Ruptures et controverses

L'économie est déductive, formelle et, surtout, elle se prête à des formu-
lations mathématiques.
Bien qu'avec certaines légères réserves, Cook partage cette admiration.
En effet, lorsqu'on lit son essai, on a l'impression que les propositions
fondamentales de l'économie formelle ont prouvé leur valeur explicative
dans le contexte des économies marchandes et que le seul problème
valant la peine d'être discuté consiste à se demander si ces propositions
peuvent être également appliquées aux économies non marchandes. Mais
même une lecture cursive de la littérature économique nous laisse une
impression très différente, et de loin. Tant que les économistes se sont
cantonnés dans leur monde purement formel et hypothétique, ils ont
pu fournir des explications et des prévisions avec un certain succès. Mais
lorsqu'ils ont essayé de passer à une situation économique concrète, ils
se sont heurtés aux mêmes problèmes méthodologiques que d'autres
spécialistes des sciences sociales (problèmes des systèmes ouverts, à
variables multiples, etc.). Leurs succès dans le domaine de la prévision
ne semblent pas avoir été sensiblement plus grands que ceux obtenus
par d'autres spécialistes des sciences sociales {cf. Hutchison, 1964,
p. 89-102; Heilbroner, 1966, p. 283-284). C'est justement cette difficulté
à surmonter l'écart existant entre « l'idéal » et « le réel » que l'écono-
miste suédois Puu semble avoir eu à l'esprit lorsqu'il écrivit (1967,
p. 106) :
« De même qu'il est logiquement vrai que la somme des angles d'un triangle
est égal à 180°, il est tout aussi logiquement vrai qu'une entreprise engagée dans
un système concurrentiel parfait doit ajuster sa production pour maximiser
ses profits de manière à ce que ses coûts marginaux soient égaux au prix de ses
produits. Ce qui est difficile, c'est de savoir quand ces énoncés respectifs peu-
vent être raisonnablement appliqués, respectivement à des triangles matériels
et à des entreprises réelles. L'énorme différence existant entre la géométrie
et l'économie réside dans le fait que la géométrie a trouvé ses fondements dans
le monde purement logique de la déduction mathématique tandis que l'écono-
mie devrait être une science empirique » (italiques dans l'original ).
Les économistes semblent de plus en plus insatisfaits de ne pouvoir
passer des cas « idéaux » aux cas « réels ». Au cours des dernières décen-
nies, la structure formelle de l'économie a été examinée attentivement
dans l'espoir de déterminer quel contenu empirique, s'il en existe un,
pouvait lui être attribué. Il n'est pas surprenant que les critiques les plus
pénétrantes et les plus dures concernant l'économie formelle émanent
des économistes eux-mêmes {cf. par exemple Boulding, 1952; Duesen-
berry, 1954; Schoeffler, 1955; Grunberg, 1957; Archibald, 1960; Schu-
pack, 1962; Clarkson, 1963; Katona, 1964; Krupp (éd.), 1966; Heil-
bronner, 1966; Georgescu-Roegen, 1966),
Prenons par exemple les axiomes de la fnaximisation que Heilbroner
(1966, p. 274) appelle « la force motrice de l'économie » et que Krupp
La controverse entre formalistes et substantivistes 229

(1966, p. 40) range parmi les hypothèses les plus fondamentales de la


microéconomie. Qu'est-il arrivé à ces axiomes lorsqu'on a tenté de les
vérifier empiriquement? A propos d'un aspect important du comporte-
ment de maximisation, Archibald fait observer (1960, p. 213) :
« II semble en fait remarquablement difficile de trouver un test de la théorie
de la maximisation du profit qui puisse réellement exposer cette théorie à un
risque sérieux d'être réfutée, c'est-à-dire un test qui ne requiert pas de supposi-
tions subsidiaires pouvant fournir des alibis non vérifiables au cas où elle serait
mise en doute. »
Boulding (1952, p. 36) a brossé à grands traits le statut empirique de
ces axiomes :
« La critique porte sur deux points : primo, la maximisation du profit n'est
absolument pas ce que les entreprises font en réalité; secundo, même si les
entreprises voulaient maximiser leurs profits, elles n'ont aucune possibilité
de le faire. [...] La maximisation du profit est exclue car rien dans le système
d'information de l'entreprise ne révèle les inégalités marginales pouvant
indiquer s'il y a échec dans la maximisation des profits. Le système d'informa-
tion permet de connaître les coûts moyens, les ventes, la production, l'inven-
taire, la dette et autres chiffres des feuilles de bilan et de revenu. Cependant, il
ne révèle pas, en général, les coûts marginaux et encore moins les revenus mar-
ginaux. Si l'entreprise ne peut pas savoir quand elle ne maximise pas ses profits,
il n'y a aucune raison pour supposer qu'elle les maximise. [...] Même dans la
théorie de l'entreprise, on peut sauver une grande partie de l'analyse marginale
en substituant la maximisation d'utilité à la maximisation des profits. Si les
fonctions de préférence sont raisonnablement stables, cette théorie a un pouvoir
de prédiction car les fonctions de préférence peuvent être examinées empiri-
quement. Naturellement, si les fonctions de préférence ne sont pas stables, la
théorie revient tout juste à dire que les individus font ce qu'ils font. Malheureu-
sement, bien des faits indiquent que les fonctions de préférence ne sont pas parti-
culièrement stables, spécialement en ce qui concerne les préférences de profit. Si
tel est le cas, le seul espoir de sauver la théorie de la stérilité est de découvrir la
dynamique authentique des préférences. [...] Nous sommes encore bien loin
du but. »
Plus tard, Boulding fait les remarques suivantes (1958, p. 62) :
« Sous sa forme généralisée, l'analyse marginale n'est pas une analyse du
comportement mais une analyse des avantages. Ce n'est pas une psychologie
ni une analyse du comportement réel.
Elle est plus proche d'une éthique ou d'une analyse de positions normatives.
Elle ne devient une analyse du comportement que si nous posons l'hypothèse
supplémentaire que l'homme agit toujours selon son plus grand avantage. Dans
le cas des individus, cette hypothèse n'est qu'occasionnellement vérifiée.
Même dans les activités économiques, les individus sont motivés par le
comportement traditionnel, par l'habitude de suivre des règles empiriques bien
connues et par des schèmes de réaction qui émanent du subconscient et ont peu
ou rien à voir avec l'évaluation prudente d'avantages et de désavantages. [...]
Du point de vue de la théorie du comportement, la grande faiblesse de l'analyse
marginale, même dans sa forme généralisée, réside dans l'absence de tout
système d'information. Il est important de réaliser [...] que si nous ne pouvons
savoir où est situé l'optimum ou le point de l'avantage maximum, nous ne pou-
vons nous diriger vers lui » (italiques dans l'original).
230 Ruptures et controverses

Comment les économistes ont-ils réagi à de tels jugements critiques


influencés par l'expérience? Certains ont dit que l'économie formelle
pouvait être aussi « irréaliste » que le prétendent ses détracteurs mais que
tant que nous ne pouvons lui substituer un meilleur schéma théorique,
nous devons la conserver. Mais ceci est à peine un argument. Comme
l'observe Archibald (1959, p. 62) : « L'âge d'une hypothèse et l'absence
d'une rivale ' aux nombreux suffrages ' sont des arguments qui ont été
avancés pour défendre presque toutes les erreurs sérieuses. »
D'autres sont de l'avis que les postulats fondamentaux constituent
un système a priori à partir duquel on peut déduire certaines propositions
sur la manière dont les individus devraient agir dans certaines conditions
s'ils désirent maximiser profits, utilité, satisfaction ou toute autre chose.
En d'autres termes, l'économie s'occupe avant tout du comportement
normatif et son contenu empirique ne constitue pas un problème.
Une autre école de pensée influente affirme que le principal objectif
des théories scientifiques est de faire des prévisions. Comme la réalité est
compliquée, il est nécessaire de commencer par des propositions et pos-
tulats très schématiques qui n'ont pas la prétention d'être réalistes ou
vérifiables. Selon cette école, la validité empirique des hypothèses fonda-
mentales de l'économie importe peu tant que celles-ci ont une valeur de
prédiction, c'est-à-dire que l'on peut en tirer logiquement des énoncés qui
sont conformes à des données d'observation. Telle est la position que
Friedman (1953) présente dans son célèbre essai sur la méthodologie
qui provoqua le vaste débat sur le « réalisme » dans la théorie économique
dont nous avons parlé dans la première partie du présent article. Cook
semble également partager le même avis. Ainsi, il écrit, à propos des
modèles, concepts et principes des économistes, qu'ils sont essentiel-
lement des dispositifs heuristiques (1966 b, p. 1497) et déclare également
que les économistes sont prêts à sacrifier la réalité pour arriver, par le
raisonnement logique, à prédire l'action économique en partant de cer-
taines suppositions simples (1966 a, p. 336).
Comme nous l'avons déjà noté, les propositions fondamentales d'une
discipline n'ont pas besoin — et d'ailleurs ne devraient pas — refléter
la réalité si elles doivent avoir un degré quelconque de généralité. Il est
également vrai que dans une science relativement adulte comme la phy-
sique, qui est caractérisée par une hiérarchie de théories et de lois déduc-
tivement liées entre elles, les hypothèses premières ne sont souvent qu'in-
directement vérifiables par les lois plus spécifiques déduites d'elles. Mais
la raison en est que ces hypothèses sont très abstraites et se réfèrent à des
entités théoriques et autres éléments non observables et non pas qu'elles
sont simplement des dispositifs heuristiques ou contiennent des proposi-
tions falsifiant délibérément la réalité. Quelle que soit la discipline scienti-
La controverse entre formalistes et substantivistes 231

fique, la validité empirique de ses postulats de base est toujours


importante. En outre, aucune science sociale, l'économie y compris, ne
présente le type de structure théorique existant en physique si bien que
la comparaison n'est pas très bonne.
La position de Cook sur la nature et le rôle des théories scientifiques
prête également à confusion. Il caractérise les modèles de l'économiste
de dispositifs essentiellement heuristiques puis s'y réfère comme s'ils
avaient une valeur explicative. Mais les modèles sont avant tout des
analogies ( c f . Chapanis, 1961 ; Brodbeck, 1959) et bien qu'ils soient très
utiles, voire même indispensables lorsqu'on en arrive aux explications,
en eux-mêmes, ils n'expliquent rien. Un modèle ne peut avoir de pouvoir
explicatif que si l'on attribue à ses axiomes ou postulats un contenu
empirique spécifique. Mais alors le modèle cesse d'être un modèle et
devient une théorie. Selon les principes élémentaires de la logique, on
ne peut déduire un énoncé véritablement empirique d'un ensemble de
prémisses à moins que celles-ci ne soient également empiriquement véri-
fiées.
Il convient d'opérer une distinction importante entre une prédiction
correcte et une prédiction garantie (cf. Danto et Morgenbesser, 1961,
p. 180). Nous pouvons être capables de prédire toutes sortes d'événe-
ments que nous ne pouvons expliquer; mais une prédiction garantie ne
peut résulter que d'un ensemble bien établi de généralisations ou de pro-
positions théoriques. Ainsi, les hypothèses fondamentales d'une science
ne peuvent en aucun cas être exemptes de vérification empirique. L'éco-
nomiste Lowe a signalé certains des dangers qu'il y a à considérer ces
hypothèses comme exemptes de vérification (1936, p. 20-21).
« Il est évident et généralement admis qu'un conflit entre une conclusion et la
réalité témoigne contre la déduction. Il est cependant non moins évident —
bien qu'on l'oublie parfois — qu'une coïncidence entre une conclusion et la
réalité n'est pas la preuve déterminante de la justesse de la déduction. Il est
toujours possible qu'un ou plusieurs groupes de conditions tout à fait diffé-
rentes de celles que l'on suppose, produisent le même effet. La montée du prix
d'un bien particulier peut être due à un gonflement de la demande, à une baisse
de l'offre de ce bien ou à un accroissement général de la demande résultant de
changements monétaires, etc. L'effet ultime étant le même dans tous les cas,
une vérification ne peut compenser la sélection d'hypothèses irréelles. Une véri-
fication ne peut confirmer une théorie aussi rigoureusement qu'elle peut l'in-
firmer. »
Ce qui importe ici, c'est que l'objectif principal de la science est d'ex-
pliquer et non pas simplement de prédire. Les prévisions sont impor-
tantes dans la mesure où elles apportent un moyen de vérifier des expli-
cations. Comme l'ont remarqué Bear et Orr (1967, p. 191), la science ne
traite pas seulement de ce qui se produit mais elle veut également arriver
à expliquer de façon valable comment et pourquoi telle et telle chose se
232 Ruptures et controverses

produisent. Si l'on considère les théories comme de simples instruments


heuristiques destinés à fournir des prévisions correctes, poursuivent-ils,
il n'est pas nécessaire de disposer d'un mécanisme d'explication géné-
rale et il devient « effectivement impossible de poursuivre cet objectif ».
Je crois que Cook reproche à juste titre aux substantivistes de préten-
dre procéder par induction, alors que les formalistes se fondent unique-
ment sur la déduction. Ni Polanyi, ni personne d'autre n'arrive à des
propositions générales en partant de données brutes. Pour aboutir à des
résulats significatifs il faut, dès le début d'une recherche, procéder à une
interprétation plus ou moins théorique des données. Mais en voulant à
tout prix que nos interprétations collent trop à la réalité dans toute sa
complexité, nous risquons d'aboutir à un travail de bénédictin consistant
en résultats non comparables entre eux (cf. Cancian, 1966, p. 465). Par-
fois, dans leurs travaux empiriques et leurs prévisions, les substantivistes
semblent abonder dans ce sens. Ce qu'il faudrait, naturellement, c'est
une approche s'efforçant de parvenir à la généralité des « formalistes »
tout en demeurant solidement rattachée au monde empirique, approche
que, dans le même esprit que l'oecuménisme, on pourrait appeler « for-
malisme substantif » ou « substantivisme formel » (pour un exemple de
ce type d'approche, cf. Sahlins, 1965a; Codere, s. d.).

5.

Pour conclure, quand Cook affirme que puisque les économies primitives
sont en voie de disparition, la thèse substantive est académique, ceci me
frappe comme un curieux argument de la part d'un anthropologue. Non
seulement les économies primitives disparaissent, mais également les
religions primitives, les systèmes de parenté, les systèmes politiques, etc.
Certes, aussi triste que cela puisse être pour certains anthropologues, les
jours du monde primitif sont nettement comptés. Alors pourquoi donc
se faire du souci à son sujet? La réponse, je crois, est évidente; du moins,
c'est celle que les anthropologues ont donnée depuis déjà un certain
temps. Tant que nous manquons d'expériences contrôlées ou de longues
séries statistiques de phénomènes (la révolution industrielle ne s'est pro-
duite qu'une fois dans l'histoire de la culture), nous en sommes réduits
à la méthode de comparaison pour essayer de contrôler les variables et
vérifier nos impressions, hypothèses et théories. Comme nous ne pou-
vons créer expérimentalement des systèmes fermés, nous pouvons tenter
de les créer théoriquement en formulant des types méthodologiques et en
les comparant entre eux.
Lorsqu'on veut bâtir des théories dans les sciences sociales, on se
heurte toujours à la difficulté suivante : quand on émet une hypothèse
La controverse entre formalistes et substantivistes 233

théorique, on en connaît rarement le champ d'application (c'est-à-dire


dans quelles conditions on doit s'attendre à ce qu'elle ne soit pas vala-
ble). Ceci rend toute vérification de la théorie presque impossible. Par-
fois — et ceci semble être le cas pour certaines des généralisations fonda-
mentales de l'économie formelle — il est impossible de vérifier empiri-
quement les propositions non pas parce que leur champ de validité reste
non spécifié mais parce qu'elles sont énoncées de manière à paraître
applicables dans n'importe quelle condition. Ainsi, il est difficile d'ima-
giner un exemple de comportement humain qui ne peut s'accorder avec
l'affirmation que tous les individus agissent dans le but de maximiser
quelque chose — utilité, satisfaction, profits, bénéfice psychologique,
statut, prestige ou autre chose. Comme cette assertion est compatible
avec tout comportement humain concevable, il n'y a aucun moyen possi-
ble de la falsifier. De telles propositions, quel que soit ce qu'elles expri-
ment par ailleurs, sont empiriquement vides.
La raison pour laquelle on s'occupe des économies « moribondes »
provient de ce qu'elles nous apportent une base empirique permettant de
définir les limites des généralisations économiques. Comme Cook lui-
même l'a écrit (1966 a, p. 337-338) : « Il est depuis longtemps bien trop
tard pour distiller le relativisme culturel dans la conception du monde
de l'économiste; sa discipline est le dernier bastion du chauvinisme cul-
turel et la dernière tour d'ivoire qui subsiste au milieu des sciences socia-
les, le refus dédaigneux des réalités socioculturelles. »
Revenons au jugement de Nash sur la controverse formalisme-substan-
tivisme. Les substantivistes se sont-ils « héroïquement fourvoyés » et la
querelle n'est-elle essentiellement que vacarme et fureur sans significa-
tion? Je ne le crois pas. Quoi que l'on puisse penser des contributions
théoriques positives des substantivistes, leur critique de l'usage inter-
culturel de l'économie formelle a soulevé, me semble-t-il, un nombre de
considérations méthodologiques importantes pour l'anthropologie éco-
nomique ainsi que pour l'anthropologie en général.
En ce qui concerne l'anthropologie économique, si l'on est disposé à
admettre qu' « économiser des moyens » est un type spécial de comporte-
ment institutionnalisé, il n'y a cependant aucune raison impérative de
suivre docilement les économistes pour définir le problème économique
comme étant exclusivement un problème d'allocation devant être résolu
par des décisions individuelles d'économie des moyens. En effet, agir
ainsi équivaut à renoncer à examiner un grand nombre d'institutions,
relations et modèles de comportement qui ne tombent pas dans la rubri-
que de l'économie des moyens mais qui portent nettement sur la façon
dont une société produit, distribue et consomme des biens et services.
Pour les anthropologues — comme pour tout autre individu en l'occur-
234 Ruptures et controverses

rence — s'intéressant aux progrès d'une science de l'économie comparée,


cette vue a des implications suffisamment claires : nous devons décider
par nous-mêmes quelles sont les questions importantes et chercher nos
propres réponses théoriques à ces questions. Après tout, il n'y a pas de
raison de supposer que les économistes ont posé les bonnes questions.
De fait, si les difficultés qu'ont rencontrées les économistes en affrontant
— par la théorie — les problèmes du développement économique ont
une valeur indicative, il y a de bonnes raisons pour faire d'autres suppo-
sitions.
En même temps, le débat a des implications qui vont au-delà de l'an-
thropologie économique et portent sur des problèmes méthodologiques
plus généraux de l'anthropologie. Je pense ici en particulier à l'intérêt
croissant que l'on accorde à l'usage de « modèles formels » et de « l'ana-
lyse formelle » en anthropologie. En lisant quelques-uns des travaux des
analystes formels, on retrouve le même genre de confusion concernant
la relation existant entre le formel et l'empirique qui a empoisonné les
discussions sur l'anthropologie économique. Ainsi, dans un article très
admiré des analystes formels, Lounsbury définit une analyse formelle
dans les termes suivants (1964, p. 351) :
« Nous pouvons considérer que l'on a donné une ' analyse formelle ' d'une
série de données empiriques lorsqu'ont été précisées : 1° un ensemble d'éléments
primitifs, et 2° un ensemble de règles permettant d'opérer sur ces éléments de
sorte que par l'application sur ceux-ci de celles-là on engendre les éléments d'un
modèle ce modèle, à son tour, devient presque un fac-similé ou une réplique
exacte des données empiriques dont on essaie de comprendre les rapports et la
nature systémique. Une analyse formelle est ainsi un instrument destiné à pré-
dire rétroactivement les données dont on dispose, les rendant ainsi ' compré-
hensibles ', c'est-à-dire révélant qu'elles sont les conséquences nécessaires et
attendues d'un principe sous-jacent dont on peut supposer qu'il est à leur ori-
gine. »
Gardant cet objectif à l'esprit, Lounsbury cherche à démontrer que
l'on peut réduire les systèmes de parenté des Indiens Crow et Omaha
à une série de règles de transformation capables d'engendrer tous les
termes de parenté des systèmes respectifs. Mais, à ce point, la logique
de Lounsbury échoue. A partir de ces considérations purement formelles,
il se dirige vers une conclusion empirique erronée : la détermination des
relations de parenté est fondée sur la détermination dépositions généalo-
giques, c'est-à-dire qu'à partir de certains types primaires de parenté
trouvés dans la famille nucléaire, les termes de parenté s'étendent jus-
qu'aux parents les plus lointains. En d'autres termes, Lounsbury suppose
que les systèmes de parenté des Crow et des Omaha ont eu leur origine
dans le fait que les indigènes ont employé la même ingéniosité logique que
lui dans son analyse formelle. Ceci peut être vrai ou non, mais ce qui est
ainsi affirmé est une hypothèse empirique et aucune analyse formelle,
La controverse entre formalistes et substantivistes 235

aussi ingénieuse soit-elle, n'est capable d'établir le bien-fondé d'une


telle hypothèse. Le problème discuté ici est précisément le même que celui
qui est à la base du débat de l'anthropologie économique : quel est le
rôle logique des propositions formelles dans nos tentatives visant à com-
prendre et expliquer le monde des phénomènes?
Par sa méthodologie, l'analyse formelle est utile car elle peut révéler
des rapports importants existant entre les variables d'un système que
nous aurions pu totalement ignorer. Mais le formellement possible n'est
pas Y empiriquement probable et si c'est la théorie scientifique que nous
souhaitons développer, le premier n'est utile que dans la mesure où il
nous conduit au second. A moins que l'on ne rende substantive l'analyse
formelle en lui donnant une interprétation empirique, elle ne peut que
demeurer un exercice logique intéressant.
néo-évolutionnisme ou marxisme?

MARSHALL SAHLINS

l'économie tribale*

Bien qu'ayant « l'économie » pour objet, le présent chapitre traite autant


des familles que de la production; lorsqu'il traite de l'échange, il se
préoccupe de la parenté et lorsqu'il traite de consommation, il parle avant
tout de chefs. On ne peut se borner à déclarer simplement que l'économie
est organiquement liée aux structures sociales et politiques des sociétés
tribales. On ne peut la distinguer de ces structures. Elle est fondée juste-
ment sur, ou, pour reprendre l'expression de l'historien de l'économie 1 ,
« enchâssée » dans des institutions généralisées comme la famille et le
ignage.
Un échange de biens n'est qu'un épisode momentané au sein d'un
rapport social continu. Les termes de l'échange sont réglementés par
les rapports existant entre les parties. Si les rapports changent, les termes
changent. Ce qui, dans la sagesse conventionnelle de la science économi-
que, constitue des facteurs « exogènes » ou « non économiques » tels
que la parenté et la politique, représente, dans la réalité tribale, l'organi-
sation même du processus économique. L'anthropologie économique ne
peut les concevoir comme extérieurs, comme empiétant de quelque part
à l'extérieur sur le « domaine de l'économie ». Ils sont l'économie, ils
sont des éléments fondamentaux du calcul économique et de toute ana-
lyse véritable qu'on peut en faire. Sur ce sujet, on pourrait dire en général
ce qu'Evans-Pritchard disait à propos des Nuer : « On ne peut traiter
des rapports économiques des Nuer en soi, car ils font toujours partie
de rapports sociaux directs de type général 2 . »

* Version française du chapitre « Tribal economics », in Tribesmen, © 1968.


Traduit et publié avec l'autorisation de Prentice-Hall, Inc., Englewood Cliffs,
New Jersey, États-Unis.
1. Voir, K. Polanyi, « Aristotle discovers the economy », et « The economy
as instituted process » in K. Polanyi, C. Arensberg et H. Pearson (eds.), Trade
and Markets in the Early Empires, Glencoe, ill., Free Press et Falcon's Wing
Press, 1957, p. 64-94 et 243-270.
2. E. E. Evans-Pritchard, The Nuer, Oxford, Clarendon Press, 1940, p. 90.
L'économie tribale 237

LE MODE FAMILIAL DE PRODUCTION

Ainsi, dans les sociétés tribales, le « mode de production » — pour pren-


dre une expression qui couvre les rapports de production et les moyens
matériels — devrait être qualifié de « domestique » ou « familial » au
vu de la position stratégique assumée par les différentes unités domes-
tiques individuelles. La famille est à l'économie tribale ce qu'était le
manoir à l'économie médiévale en Europe ou le consortium industriel
au capitalisme moderne : chacune de ces institutions de production cons-
titue la clé de voûte du système de l'époque. Chacune représente en outre
une manière particulière de produire, impliquant une division du travail
et un type de technologie caractéristiques, certains rapports de produc-
tion, des objectifs de production déterminés et des rapports matériels
et sociaux coutumiers avec des groupes semblables.
Les groupes domestiques des sociétés tribales n'ont pas encore été
réduits au simple état d'unités de consommation. La force de travail
humaine n'est pas non plus détachée de la famille et employée à l'exté-
rieur, assujettie à une organisation et à un but qui lui sont étrangers. La
production est une fonction domestique. La famille en tant que telle
est directement engagée dans le processus économique qu'elle contrôle
presque sans intervention extérieure. Ses propres relations internes,
comme celles entre mari et femme, parents et enfants, sont des relations
de production. Le type de biens que ses membres produisent ainsi que
la manière dont leur travail est distribué, sont essentiellement des ques-
tions relevant de stipulations domestiques. Les décisions sont prises en
tenant compte des besoins domestiques, la production est fonction des
nécessités familiales.
Je me hâte de préciser que ces groupes domestiques ne vivent pas en
autarcie bien qu'ils produisent souvent la plupart des biens qu'ils
consomment. La production domestique ne répond pas exactement à la
définition de « production destinée à la consommation », c'est-à-dire à
la consommation directe. Les familles peuvent également produire pour
échanger, obtenant ainsi, indirectement, ce dont elles ont besoin. Néan-
moins, ce qui gouverne les productions finales, c'est « ce dont elles ont
besoin » et non le profit qu'elles pourraient en tirer. L'intérêt à échanger
reste un intérêt de consommateur et non pas un intérêt de capitaliste.
La meilleure définition de cette activité serait peut-être « la production
pour l'approvisionnement ».
Il serait également faux de supposer que la famille est nécessairement
un groupe autonome de travail. Ses membres collaborent fréquemment
avec des individus appartenant à d'autres unités domestiques et certaines
tâches sont parfois entreprises collectivement à un niveau plus élevé par
238 Ruptures et controverses

exemple par des groupes lignagers ou des groupes villageois. « Le mode


familial de production » n'est pas synonyme de « production familiale ».
Ce qui est en cause ici c'est l'organisation de la production, son orien-
tation ou son but. La production est principalement organisée par et
pour les familles, même si elle n'est pas toujours effectuée comme une
activité domestique.
La souveraineté des groupes familiaux dans le domaine de la produc-
tion repose sur ceci : ces groupes sont organisés, équipés, habilités et
autorisés à déterminer la production de la société. Les familles sont
constituées pour produire d'abord grâce à la division sexuelle du travail,
seule spécialisation à temps complet des sociétés primitives. Étant com-
plémentaires et couvrant presque toutes les tâches de la société, le travail
de l'hcmme et celui de la femme peuvent fournir la plupart des « Bonnes
Choses » courantes. Les familles sont équipées pour diriger la produc-
tion par la possession des outils et des savoir-faire nécessaires; elles
possèdent généralement les moyens techniques qui servent à la produc-
tion courante. Ce contrôle de la production va de pair avec une certaine
simplicité des moyens, avec une certaine démocratie de la technologie :
outils que l'on peut facilement fabriquer et se procurer; techniques que
tout le monde connaît; outils très simples qui peuvent être maniés par
des individus ou de petits groupes; et procédés de production qui sont
souvent unitaires si bien que le même groupe de personnes peut accom-
plir la même tâche depuis l'extraction d'une ressource naturelle jusqu'à
l'achèvement du produit consommable. Enfin, la famille est habilitée
et autorisée à agir de façon autonome du fait qu'elle a accès aux ressour-
ces de production. Non qu'elle soit le propriétaire privé exclusif des
champs, pâturages et autres ressources naturelles. Dans la plupart des
cas, ces biens appartiennent à des groupes constitués plus vastes, des
lignages ou des villages et les droits d'usage de la famille découlent de
ce qu'elle est membre du groupe propriétaire. La famille a un privilège
usufruitier qui comprend le droit d'utiliser sa part à son gré, et la libre
disposition du produit. Plutôt que d'être un obstacle à la jouissance de
la famille, le fait qu'un groupe plus vaste soit investi des droits de pro-
priété apporte aux familles membres une sorte de garantie inaliénable
de subsistance. Normalement, aucune famille n'est exclue du libre accès
aux moyens de sa propre subsistance et on ne l'empêche pas non plus
de participer à la structure sociale d'ensemble. Les sociétés tribales ne
sont jamais caractérisées par une classe d'indigents expropriés de leur
terre. Si expropriation il y a, c'est accidentel — le cruel sort des armes,
par exemple — et non pas une condition, même constitutive, de l'éco-
nomie.
Certaines sociétés tribales, nous l'avons vu, sont hiérarchisées mais
L'économie tribale 239

toutes sont des sociétés sans classe. Le système de la production fami-


liale autonome s'oppose à la formation des classes comme il s'oppose
à la stratification économique. Le fait que les gens restent maîtres de
leurs propres moyens de production empêche de telles formes de pouvoir
économique. La mainmise sur des moyens de production clés par une
minorité est exclue et par voie de conséquence également la servitude
économique de la majorité. Quels que soient les autres moyens inventés
par les hommes vivant en tribus pour élever un homme au-dessus de
ses semblables, et il y en a de nombreux, celui-là, le plus contraignant que
l'histoire connaisse, ne leur est pas accessible.
En ce qui concerne l'organisation de la production elle-même, le
terme qui la qualifierait le mieux serait celui d'anarchie. L'économie
sociale est fragmentée en unités domestiques indépendantes, conçues
pour agir parallèlement les unes aux autres sans aucun lien de coordi-
nation. Hormis les similitudes provenant des objectifs matériels com-
muns, ces unités ne sont pas par nature amenées à entrer en contact
entre elles par le processus de production. Cette allégation d'anarchie
primitive n'a pas pour but de vous alarmer — soyez-en rassurés car cette
anarchie est dialectiquement surmontée par les forces de l'ordre social —
mais de schématiser les aspects atomistiques du mode familial de pro-
duction. Il met en relief l'absence d'une organisation plus vaste, d'une
centralisation du système de production. Il témoigne de l'interdépen-
dance organique minimum, de la faible coopération dans le domaine de
la spécialisation, du contrôle diffus de la production et des décisions
domestiques sur le plan local et familial.
En un certain sens, l'anarchie primitive dépasse le désordre de la petite
entreprise privée concurrentielle. Si on la compare à l'organisation de
type tribal, la libre entreprise capitaliste constitue l'apothéose de l'ordre.
Par l'organisation d'une vaste division du travail, l'économie de marché
concurrentielle représente au moins une action et une réaction continue,
des ajustements systématiques de la production déterminés par les varia-
tions de prix. Et la surabondance, engendrée par la poursuite effrénée
du profit qui caractérise les entreprises privées, n'est pas non plus la
faiblesse endémique de l'anarchie primitive. La crise du système tribal
est, si elle existe, la sous-production, en d'autres termes, il n'y a pas
assez de biens produits dans les différents établissements familiaux, pas
assez pour leur propre bien-être ou celui de la société.
Bien que ces groupes domestiques semblent assurer le contrôle de
leur propre subsistance, cet arrangement n'est pas toujours réalisable.
En effet, ces groupes peuvent être incapables de rassembler la main-
d'œuvre nécessaire. La modeste force de travail domestique — peut-être
avant toute chose mal proportionnée et comportant un nombre trop
240 Ruptures et controverses

élevé de membres improductifs — est souvent douloureusement assaillie


de problèmes. Ses adultes productifs sont menacés par les accidents et
les maladies, entraînant une incapacité physique de travailler ou les
condamnant à mourir jeunes. Quant au travail des femmes, il est tempo-
rairement interrompu par les grossesses. Ces handicaps ou même cer-
taines petites malchances peuvent se traduire par de sérieuses pénuries
alimentaires. Si l'économie domestique est abandonnée au « faites le
seuls », elle se révèle mal assurée : à tout moment, pour certaines familles
et à certains moments pour n'importe quelle famille, il faut s'attendre à
trouver le grenier vide.
Ce triste état de choses résulte également d'un autre facteur dont il ne
faut pas sous-estimer l'importance : l'économie n'est pas organisée pour
une production régulière, même en temps normal. Un mode domestique
de production est un mode de production domestique. Conçu pour four-
nir à une famille sa ration habituelle de denrées de consommation cou-
rante, il est, par sa nature même, limité dans sa production et rien en
lui ne suscite un travail continu ou une accumulation de richesses. En
termes plus simples il lui manque le stimulant pour produire un excédent.
Au contraire, le mode familial de production empêcherait toute produc-
tion excédentaire. Quand, dans l'unité domestique, il n'y a pas de
besoins immédiats ou de besoins qu'on ne puisse satisfaire par un effort
futur en général, le travail cesse. Autrement dit, la production est arrêtée
quand les besoins domestiques du moment sont satisfaits. L'organisa-
tion économique implique ce plafond de la production et plus encore
elle peut être « une entrave aux moyens de production ».
C'est ici que la distinction classique entre « production pour la consom-
mation » (c'est-à-dire approvisonnement) et « production pour
l'échange » (c'est-à-dire profit) devient significative. Le marché concur-
rentiel est l'éternelle dynamo, peut-être pas toujours en état de fonction-
ner mais en tout cas conçue pour créer un courant intensif de production.
Quant au producteur, il est constamment poussé à accroître son profit,
à la façon dont on doit constamment lutter dans la jungle pour survivre.
Mais nous savons combien le consommateur est tiraillé. Le marché offre
une étourdissante variété de produits, de bonnes choses en quantité
illimitée, tous portant une étiquette de prix claironnante : « tel prix
seulement ». Le produit n'est donc pas à la portée de tous car il n'est
pas possible de tout acheter. Ainsi, le marché condamne le consomma-
teur à la pénurie et aux travaux forcés à perpétuité. Et l'acquisition des
biens n'apporte aucun soulagement. Participer à une économie de mar-
ché est une tragédie inévitable : ce qui a débuté dans l'insuffisance
s'achève dans la privation. Car chaque acquisition est en même temps
une privation de quelque chose d'autre que l'on aurait pu acheter à la
L'économie tribale 241

place. Acheter une chose signifie s'en refuser une autre. Si l'individu
décide de dépenser ses maigres ressources pour acquérir la Ford dernier
modèle, il ne peut avoir également la dernière Plymouth (et si j'en juge
d'après la publicité passée à la télévision, il semble que ces privations ne
soient pas seulement matérielles).
Le marché concurrentiel engendre et combine dans un violent maels-
trom, rareté, demande, travail et offre. Reportons maintenant notre
attention sur un exemple qui contraste avec le précédent par sa sérénité :
l'économie d'un village indonésien est, certes, un système paysan mais
sur le plan qui nous intéresse, il ne diffère en rien de l'économie tribale.
« Un autre domaine dans lequel la société orientale diffère de la société occi-
dentale est que, dans la première, les besoins sont très limités. L'explication est à
rechercher dans la faible extension de l'échange, dans le fait que la plupart des
individus doivent subvenir eux-mêmes à leurs besoins, que les familles doivent
se contenter de ce qu'elles sont en mesure de produire elles-mêmes de telle sorte
que les besoins restent nécessairement modestes en quantité et en qualité. Une
autre conséquence est que la stimulation économique ne s'exerce pas continuel-
lement. C'est pourquoi l'activité économique est également intermittente.
L'économie occidentale a une orientation diamétralement opposée, son idée de
base étant que les besoins sont illimités tandis que les moyens de les satisfaire
sont toujours limités, si bien que le sujet économique doit sans arrêt, quand il
satisfait ses besoins, faire un choix et s'imposer des limites 3 . »
Les sociétés tribales parviennent tout de même à se débarrasser de ces
contraintes qu'impose l'économie domestique car autrement, la société
ne survivrait pas. Après tout, c'est bien d'un problème de survie dont il
s'agit. Les familles qui sont incapables de subvenir à leurs propres
besoins sont, ou entretenues par d'autres ou succombent. La nécessité
de créer une économie publique peut être tout aussi urgente; c'est-à-dire
la création de certains moyens de subventionner et organiser des entre-
prises collectives comme les travaux d'irrigation et des activités comme
les cérémonies religieuses, la guerre. Une société peut disparaître si ces
activités ne s'accomplissent pas et les goulots d'étranglement de la pro-
duction domestique pourraient bien précipiter sa fin, s'il n'y avait pas,
pour neutraliser cette menace, des institutions comme la parenté ou la
chefferie.
Les liens de parenté réduisent l'anarchie économique à une contra-
diction reléguée à l'arrière-plan. Rattachée à d'autres par une commu-
nauté de parenté, une famille doit lutter pour pouvoir se permettre le
luxe de l'égoïsme familial, surtout lorsque les parents d'à côté n'ont pas
assez à manger. Tandis que le mode familial de production engendre des
forces économiques centripètes, la parenté crée des forces centrifuges

3. J. H. Boeke, Economies and Economie Policy of Dual Societies, New York


Institute of Pacific Relations, 1953, p. 39,
242 Ruptures et controverses

en lançant hors du circuit familial des biens destinés à remédier aux


besoins des nécessiteux. Les biens de première nécessité suivent le réseau
des liens de parenté pour aller de ceux qui sont nantis à ceux qui sont
démunis. Le « feedback » ne se manifeste pas nécessairement par une
action de réciprocité reconnaissante mais plutôt par une production
accrue du donateur désormais chargé non seulement de sa propre maison
mais de celle des autres. En d'autres termes, les responsabilités de la
parenté peuvent obliger les producteurs réels à accroître leur production
bien au-delà de leurs obligations domestiques. Plus qu'une incitation à
la charité, la parenté aiguillonne la productivité.
De la même façon, l'organisation de l'autorité s'oppose aux limites
posées par le mode d'organisation de la production. Le pouvoir envahit
les humbles demeures, détruit l'autonomie économique familiale et
chasse la sous-production domestique. Le rôle économique public des
autorités tribales exige qu'ils imposent cela aux populations sous leurs
ordres. Les bigmen et les chefs sont contraints de remédier aux pénuries
exactement comme des parents ordinaires et peut-être même plus qu'eux,
car le chef d'une tribu est considéré comme un parangon de vertu et la
peine qu'il se donne pour le bien-être de la communauté est une sorte
de centralisation de l'éthique incluse dans les liens de parenté. Au-delà
du pain, il existe quelques jeux de cirque. Les autorités locales tiennent
le rôle d ' « impresario », montant et préparant les principaux événements
de la communauté : rites spectaculaires, travaux collectifs, échanges céré-
moniels avec d'autres groupes. « Je pense que partout dans le monde,
écrit Malinowski, nous constaterons que les rapports entre l'économie
et la politique sont du même type. Partout, le chef agit comme le banquier
de la tribu, accumule, stocke et protège les biens de subsistance puis les
utilise au bénéfice de la communauté tout entière 4 . »
Pour pouvoir assumer ces fonctions, le chef doit exercer une pression
sur les économies domestiques qui sont sous son autorité, afin de les
obliger à accroître leur production ou à travailler « pour le bien de la
communauté tout entière ». L'autorité politique est l'une des grandes
forces productives. Elle agit pour intensifier la production familiale, pour
immobiliser un surplus matériel par pression politique, et, grâce à ce
fonds, pour diriger les affaires courantes de la communauté. Comme
nous le verrons, des systèmes différents d'autorité tribale produisent des
effets différents sur l'économie domestique et donc des coefficients diffé-
rents de production et d'accumulation de surplus. A part des améliora-

4. B. Malrnowski, « Anthropology as the basis of social sciences », in Cattel,


Cohen et Travers (eds), Human Affairs, Londres, Macmillan, 1937, p. 232.
L'économie tribale 243

tions technologiques, une transformation de la vie politique peut être


le facteur décisif du développement économique.
Arrêtons-nous un instant sur « les conditions de la classe qui travaille ».
Ses conditions de travail sont loin d'être idéales et les membres d'une
tribu devraient peut-être se syndiquer mais ils ne peuvent pas se plaindre
en ce qui concerne les horaires. On dit qu'un Américain entend presque
toujours le bourdonnement d'un moteur ou d'un autre. Le ronronne-
ment rythmique des machines est en tout cas devenu pour nous le Grand
Métronome de la vie sur lequel sont réglés tous les rythmes humains.
Là aussi, les populations tribales diffèrent sensiblement de nous. Leur
travail est plus épisodique et plus varié. Dans l'ensemble, sa durée est
plus réduite que la nôtre. Il est également moins inhumain.
Dans une économie domestique, comme le dit Boeke, la motivation
économique n'agit pas continuellement; c'est pourquoi les gens ne tra-
vaillent pas continuellement. En somme, il y a deux voies vers la satis-
faction, vers la réduction de l'écart entre fins et moyens : produire beau-
coup ou désirer peu. Orientée comme elle l'est vers une modeste produc-
tion des moyens de subsistance, l'économie domestique choisit la seconde
solution, la voie du Zen. Les besoins, disons-nous, sont limités. Leur
activité économique ne se fragmente pas en un troupeau galopant de
désirs aiguillonnés par un sentiment continu d'inadéquation (c'est-à-dire
par une « rareté des moyens »). Le travail est au contraire intermittent,
sporadique, discontinu, suspendu dès qu'il n'est plus nécessaire. A cette
irrégularité habituelle, l'économie néolithique ajoute de longues périodes
de « chômage saisonnier » succédant à la récolte, ou du moins un ralen-
tissement du rythme de l'activité, entraînant un « chômage invisible ».
Prenons la journée de huit heures, la semaine de cinq jours, l'année de
quarante-huit semaines comme exemple du travail aux États-Unis. En
comparaison, les populations tribales travaillent moins et plus irréguliè-
rement. En outre, elles dorment probablement plus durant le jour. Il est
préférable de retourner certaines vues orthodoxes de l'évolution et de
dire ceci : à mesure que progresse la technologie, la quantité de travail
par individu augmente et ses loisirs diminuent.
Le travail tribal n'est pas non plus un travail aliéné. Nous avons vu
qu'il n'était pas aliéné par rapport aux moyens de production ou du
produit. Du fait, ce qui lie le membre de la tribu aux moyens de produc-
tion et aux produits finis est souvent beaucoup plus puissant que la pro-
priété au sens où nous l'entendons, et va au-delà de la possession en ce
monde, jusqu'à l'attachement mystique. La terre est une valeur spiri-
tuelle, une Source de bienfaits, c'est la demeure des ancêtres, « la plaine
de nos os », comme on dit à Hawaii. Et les choses que l'homme fabrique
et utilise habituellement sont des expressions de lui-même, peut-être
244 Ruptures et controverses

même tellement imprégnées de son génie qu'elles ne peuvent finir que


dans sa propre tombe.
Ces associations mystiques reflètent un autre aspect du travail : il n'est
pas aliéné de l'homme lui-même, détachable de son être social et négo-
ciable en autant d'unités de force de travail dépersonnalisée. L'homme
travaille, produit en sa qualité de personne sociale, d'époux et de père,
de frère et de parent lignager, de membre d'un clan, d'un village. Le tra-
vail n'est pas effectué en dehors de ces existences, comme s'il avait une
existence propre. Être « un travailleur » n'est pas un statut en lui-même
et le « travail » n'est pas une catégorie réelle de l'économie tribale. En
d'autres termes, le travail est organisé d'après des rapports « non écono-
miques » au sens conventionnel du terme, qui procèdent plutôt de l'orga-
nisation générale de la société. Le travail est l'expression de liens de
parenté et de rapports communautaires qui lui pré-existent, il est l'exer-
cice de ces rapports. Ceci reste vrai de dispositions qui, autrement, sem-
blent analogues au louage de services, lorsqu'un homme s'engage pour
travailler pour un autre. « Cette situation est exprimée [par les Abelam
de Nouvelle-Guinée] en termes d'obligations de parenté, ' c'est ma sœur,
c'est pourquoi je prépare le sagou avec elle ' et non pas par une phrase
du genre' elle va me donner le sagou, donc je l'aide ' 6 . »
En somme, un homme est identifié à ce qu'il fait et ce qu'il fait, c'est
ce qu'il est. Incapable de se vendre lui-même comme une réalité indé-
pendante de lui-même, un homme n'est pas, par le travail, dissocié de
sa vie en tant que citoyen ou membre chargé d'obligations de la commu-
nauté et en tant qu'être intelligent capable d'art et de joie. Le travail
n'est pas aliéné de la vie. Il n'est pas de «job », d'heure et de lieu où l'on
passe le plus clair de son temps à ne pas être soi-même. Travail et vie ne
sont pas non plus liés comme les moyens à une fin (comme c'est souvent
le cas pour nous) : le travail étant un mal nécessaire que l'on supporte
pour arriver à « vivre », chose que nous faisons après les heures de
bureau, prenant sur notre propre temps, si nous en avons l'énergie. La
Révolution industrielle a scindé travail et vie, et l'on n'a pas encore
réussi à les réintégrer. En attendant, la perte de leur intégration primi-
tive justifie les lamentations de la critique romantique et l'aliénation du
travail nourrit les cris pénétrants de souffrance révolutionnaire :
« Or, en quoi consiste l'aliénation du travail? D'abord, dans le fait que le
travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son essence,
que donc dans son travail, celui-ci ne s'affirme pas mais se nie, ne se sent pas à
l'aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellec-
tuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l'ouvrier

5. Phyllis M. Kaberry, « The Abelam tribe, Sepik district, New Guinea :


A preliminary report », Oceania 11,1940-1941, p. 351.
L'économie tribale 245

n ' a le sentiment d'être auprès de lui-même qu'en dehors du travail et, dans le
travail, il se sent en dehors de soi. Il est chez lui quand il ne travaille pas et,
quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n'est donc pas volontaire,
mais contraint, c'est du travail forcé. Il n'est donc pas la satisfaction d'un
besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail.
Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il
n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste.
[...] Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparaît dans le fait qu'il
n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que
dans le travail l'ouvrier [...] appartient à un autre. D e même que, dans la reli-
gion, l'activité propre de l'imagination humaine, du cerveau humain et du cœur
humain, agit sur l'individu indépendamment de lui, c'est-à-dire comme une
activité étrangère divine ou diabolique, de même l'activité de l'ouvrier n'est pas
son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même 6 . »
Mais dans la vie tribale, le travail n'est pas aliéné de l'homme ou des
objets sur lesquels il travaille. Il constitue plutôt un pont entre les deux.
La consommation de l'inaliénabilité du travail est une union mystique
de l'homme et des objets de son labeur. La terre représente symbolique-
ment les producteurs et les produits de leurs efforts les incarnent de
façon animiste. Le travail crée une union symbolique avec les choses.
Et en dépit de la métaphore religieuse de Marx, c'est peut-être justement
de cette façon qu'a été conçue la religion.

ÉCHANGE ET PARENTÉ

Comme le travail, l'échange, dans les sociétés tribales, obéit aux « rap-
ports sociaux directs d'ordre général ». Il est souvent suscité comme
expression de ces rapports et toujours contraint par les liens de parenté
et de communauté qui existent entre les parties concernées. La majeure
partie des échanges, dans les sociétés tribales ressemble à ce qui est chez
nous leur aspect mineur, appartenant à la même classe que l'échange de
cadeaux entre des gens socialement intimes ou que l'hospitalité que nous
leur manifestons. Contaminés qu'ils sont par des considérations sociales,
ces gestes de réciprocité sont conçus par nous comme « non économi-
ques », qualitativement différents du mouvement de l'échange véritable, et
confinés à un monde où celui qui estime habile de faire de bonnes affaires
en envoyant au diable ces considérations, est cordialement convié à aller
au diable lui-même. Mais dans les tribus, de la même façon que le « tra-
vail » n'existe pas en tant qu'activité spécifique et indépendante des autres
fonctions sociales du travailleur, l'échange n'existe pas en dehors des
rapports « non économiques ». En d'autres termes, chaque relation

6. K . Marx, Manuscrits de 1844 (économie politique et philosophie), Paris,


Éd. Sociales, 1962.
246 Ruptures et controverses

sociale a un aspect économique. Les rapports père-fils, oncle maternel-


neveu, chef-sujet, impliquent toujours un mode d'échange d'un type ou
d'un autre dont les expressions matérielles coïncident avec les expres-
sions sociales. D'où il résulte que d'un parent, « vous l'aurez au prix de
gros » et d'un parent plus proche, vous l'aurez peut-être pour rien.
Sur un plan plus abstrait, le schème de l'échange tribal est construit
sur celui de la segmentation sociale. Chaque groupe contenu dans la
hiérarchie segmentaire constitue, du point de vue de ses participants, un
secteur de relations sociales plus ou moins solidaires et sociables — plus
quand on s'en tient aux sphères plus intimes du foyer et de la commu-
nauté et de moins en moins à mesure que l'on se dirige vers l'opacité des
relations inter-tribales. [...] Chaque secteur implique des normes de réci-
procité appropriées. Ainsi, des différences se font jour dans la manière
dont les individus agissent les uns envers les autres selon les divisions
sociales qui existent entre eux. Le schème tribal de segmentation déter-
mine un schème sectoriel de réciprocités (voir la figure p. 250).
Mais cette formulation n'est-elle pas trop pauvre? Normalement, le
terme de « réciprocité » n'admet pas de degrés. Pourtant, dans le cas
présent, l'ethnologie nous donne raison. La réciprocité n'est pas toujours
un « prêté pour un rendu ». Il existe en fait un spectre complexe de varia-
tions dans la spontanéité et l'équivalence des échanges. Les subtilités de
l'échange réciproque apparaissent tout particulièrement lorsqu'on se
concentre uniquement sur la transaction matérielle et laisse de côté la
« réciprocité » prise dans le sens d'un vaste principe social ou d'une règle
normale du « prêté pour un rendu ». A l'une des extrémités du spectre on
a l'aide bénévole, la petite monnaie courante des relations de parenté,
d'amitié et de voisinage, le « don pur » comme l'appelle Malinowski, à
propos duquel exiger explicitement un acte de réciprocité serait impen-
sable et dénué de civilité, bien qu'il serait tout aussi incorrect de ne pas
saisir une occasion semblable, quand et si elle se présente, de rendre le
même geste. Vers le centre du spectre se situent les échanges équilibrés
pour lesquels la transaction directe et équitable constitue l'attitude juste,
comme par exemple lorsque des parents viennent de loin pour quérir
de la nourriture et apportent des cadeaux. A l'autre extrémité du spectre,
il y a la capture égoïste, l'appropriation par la ruse ou la force suscitant
une réaction égale et opposée selon le principe de la loi du talion; c'est
« la réciprocité négative » comme l'appelle Alvin Gouldner 7 .
Constatons que sur le plan moral, les extrêmes sont nettement positifs
et négatifs et que les intervalles représentent non seulement autant de

7. A. W. Gouldner, « The norm of reciprocity : A preliminary statement »,


American Sociological Review 25, 1960, p. 161-178.
L'économie tribale 247

nuances qu'il peut y avoir de points d'équilibre matériel mais aussi de


sociabilité. La distance qui existe entre les pôles de la réciprocité est une
distance sociale. On lit dans l'Ancien Testament : « A l'étranger, tu
pourras prêter à intérêt, mais tu prêteras sans intérêt à ton frère. » Il en
est de même dans les forêts de Nouvelle-Guinée : « Un commerçant vole
toujours. C'est pourquoi le commerce à l'intérieur d'une région est plu-
tôt mal considéré tandis que le commerce entre tribus confère au com-
merçant [Kapauku] prestige autant que profit 8 . » Thorstein Veblen a
trouvé la formule qui caractérise le principe sous-jacent de ces pratiques :
« Le profit obtenu aux dépens d'autres communautés, écrit-il, particu-
lièrement de communautés éloignées, et plus spécialement encore de
celles jugées étrangères, n'est pas odieux selon les usages appris chez
soi. »
Dans son ouvrage The Huniers, E. Service a défini les extrémités du
spectre de réciprocité — « généralisée » et « négative » — ainsi que le
centre — la réciprocité « équilibrée 9 ». Pour décrire l'économie secto-
rielle des sociétés tribales, récapitulons brièvement cette typologie :

1. Réciprocité généralisée. Ces transactions sont altruistes, ou du moins sup-


posées l'être, selon l'assistance accordée et, si c'est possible et nécessaire, selon
l'assistance rendue. Hormis les « dons purs » mentionnés auparavant, d'autres
formes concrètes de réciprocité généralisée apparaissent dans les récits ethno-
logiques comme « le partage », « l'hospitalité », « les gages de reconnaissance »,
« l'aide mutuelle » et « la générosité ». Les cadeaux obligatoires destinés aux
parents et aux chefs (« ce qu'on doit à la parenté » et « ce qu'on doit au chef »)
ainsi que « noblesse oblige » ont un caractère moins social mais sans aller trop
loin, ils appartiennent à la même catégorie.
A un extrême, disons le partage volontaire de nourriture entre proches
parents ou — pour prendre un cas extrême par sa logique, la mère allaitant
son enfant — l'attente d'une réciprocité matérielle directe est peu vraisembla-
ble ou tout au plus implicite. Le côté social du rapport passe avant le côté
matériel et en un sens l'écarté, comme s'il n'entrait pas en ligne de compte.
Calculer est tout simplement inconvenant. Non qu'il n'y ait aucune obligation à
rendre mais l'attente du geste de réciprocité reste indéterminée et non spécifiée
en ce qui concerne le temps, la quantité et la qualité. Dans la pratique, le
moment de rendre le service et la valeur des cadeaux de réciprocité sont non
seulement fonction de ce que le premier a donné mais aussi de ce dont il a
besoin et du moment où il en a besoin, mais aussi de ce que celui qui a reçu peut se
permettre d'offrir et quand. L'obligation de rendre est diffuse : elle se réalisera
quand le moment devient nécessaire pour celui qui donne et/ou possible pour
celui qui reçoit. Ainsi le geste de réciprocité peut avoir lieu rapidement ou
jamais. Certains individus — les veuves, les personnes âgées et les invalides —
ne sont jamais capables de subvenir à eux-mêmes ou aux autres. Pourtant,

8. L. Pospisil, Kapauka Papucms and their Law, Yale University Publications


in Anthropology, N° 54, New Haven, Conn., Yale University Press, 1958,
p. 127.
9. E. Service, The Huniers, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1966.
248 Ruptures et controverses

leurs proches parents ne peuvent faillir à leurs obligations envers eux. Un


mouvement continu, toujours dans le même sens, est un signe infaillible de réci-
procité généralisée. Lorsqu'on ne peut rendre ou donner autant qu'on a reçu,
il n'en résulte pas que celui qui a commencé de donner cessera pour autant :
les bienfaits vont, pendant longtemps, dans un seul sens, en faveur des démunis.

2. Réciprocité équilibrée. C'est l'échange direct : le retour du don est accompli


immédiatement et équivaut en valeur aux biens reçus. Le type parfait de la réci-
procité équilibrée, échange simultané de choses identiques, est non seulement
concevable mais ethnologiquement prouvé par certaines transactions matri-
moniales entre parents du marié et de la mariée, dans les pactes de sang et les
traités de paix. Plus généralement, la « réciprocité équilibrée » peut être appli-
quée là où les biens de valeur ou d'utilité égale doivent être offerts en retour dans
une période déterminée par les usages ou dans un bref délai. Beaucoup
« d'échanges de dons » dont parlent les ethnologues ainsi qu'une grande partie
du « commerce », du « troc » et de 1' « achat » effectué avec de la « monnaie
primitive » appartiennent à cette classe de réciprocité.
La réciprocité équilibrée est moins « personnelle » que la réciprocité géné-
ralisée et donc, de notre point de vue déformé, « plus économique ». Les indi-
vidus agissent comme des parties ayant des intérêts sociaux et économiques
distincts. L'aspect matériel de la négociation est aussi important que son aspect
social et certains calculs plus ou moins précis doivent être effectués car les
comptes doivent être équilibrés. Aussi, le test pragmatique utilisé pour identifier
•ces pratiques est une certaine incapacité à tolérer des flux allant dans un sens
seulement : les rapports entre les individus sont déséquilibrés quand l'un refuse
ou manque à ses obligations de rendre le quid pro quo, le dû, dans un délai
limité, situation analogue à l'impression qu'éprouve une maîtresse de maison
ayant invité une fois ou deux une connaissance assez éloignée qui, « pendant
tout ce temps » ne la réinvite pas. Entre amis intimes, on ne ferait pas le même
calcul.

3. Réciprocité négative. C'est la tentative d'obtenir quelque chose pour rien :


transactions qui sont entamées et conduites afin d'en tirer un avantage nette-
ment utilitaire. En d'autres termes, c'est ce que nous pourrions considérer
comme des principes sains dans le domaine des affaires. Les récits ethnogra-
phiques font parfois mention de « marchandage » ou de « tractations » ou
même, sous ses formes encore moins sociables, de « spéculation », « escro-
querie », « vol » et autres types d'appropriation injuste. Dans chaque cas, les
parties s'affrontent comme représentant des intérêts non seulement distincts
mais opposés, chacun s'efforçant de maximiser ses avantages aux dépens de
l'autre. Marchander en ne perdant pas de vue la meilleure affaire en est une
des formes les plus acceptables. A partir de là, la réciprocité négative couvre
toute une gamme d'attitudes allant de la ruse, l'astuce, la tromperie et la vio-
lence à l'habileté d'un raid bien mené pour voler des chevaux. Comme dans le
cas de la réciprocité généralisée, le geste rendu est également conditionnel mais
d'une manière opposée : il est fonction de la pression ou de l'astuce suffisante
destinée à servir, ou mieux, à accroître ses propres intérêts.
Certes, il y a une grande différence entre la mère qui allaite son enfant
et les Indiens des Plaines qui effectuent un vol de chevaux. Néanmoins,
les échanges à l'intérieur d'une même société tribale peuvent prendre
toutes les nuances de la gamme. Pas au hasard cependant. Après tout, on
L'économie tribale 249

allaite son propre enfant et on voleles chevaux des autres. La propension à


pratiquer l'un ou l'autre de ces modes de réciprocité obéit à une structure
sectorielle. Les proches parents sont disposés à partager, à entrer dans
des rapports de réciprocité généralisée et les parents éloignés ou les indi-
vidus non apparentés pratiquent le commerce et le maquignonnage. La
nécessité de trouver un équilibre devient obligatoire à mesure que la
distance de parenté augmente, de peur que les relations ne se brisent
complètement car, avec l'éloignement et la séparation des intérêts, on
tolère mal un profit ou une perte, de même qu'on est peu disposé à
faire plus au nom des autres. Quant aux individus non parents, — ces
« autres gens » qui peut-être ne sont même pas des « gens » — on n'a pas
besoin de leur faire quartier et on n'en demande pas; mais que l'acheteur
prenne garde.
Le rôle des distinctions sectorielles dans le domaine de la réciprocité
est compliqué par l'influence de la distance spatiale sur les mesures de la
« distance parentale ». Les parents proches habitent généralement dans
le même voisinage et les parents éloignés vivent très loin : en effet, les
parents habitant à proximité sont considérés comme proches dans un
sens sociologique tandis que ceux qui vivent au loin sont des parents
éloignés. Il y a plusieurs exceptions à cette règle : par exemple, des
membres du même clan ou des parents généalogiquement proches se
trouvent habiter ailleurs. Ceux-ci peuvent être traités, du point de vue
économique, comme s'ils vivaient dans une sphère sociale plus proche.
Mais autrement, la réciprocité est fonction de la distance segmentaire.
Tout ceci est probablement facile à concevoir puisque ces principes
sont parfaitement applicables à notre propre société. Leur valeur en est
seulement plus déterminante dans la société tribale, en partie parce que
la parenté y présente une plus grande importance. Même la catégorie de
« non-parent » est définie par la parenté, c'est-à-dire comme la limite
logique de cette classe. Dans notre société, le non-parent représente
habituellement un rapport de statut positif d'un type ou d'un autre :
médecin-malade, gendarme-citoyen, camarades de classe, collègues pro-
fessionnels, etc. Mais, dans la société tribale, le non-parent est générale-
ment la négation de la communauté ou du tribalisme et donc souvent
synonyme d ' « étranger » et d ' « ennemi ». Le rapport économique est en
conséquence une simple négation des actes de réciprocité parentale; il est
inutile de recourir à d'autres principes institutionnels.
Ainsi, pour pouvoir tirer un jugement d'ensemble du rôle de la réci-
procité dans la tribu, nous superposons les secteurs concentriques de la
société sur le spectre continu de la réciprocité. Les rapports existant dans
chaque secteur concentrique sont plus étroits que les rapports avec le
secteur suivant situé plus à la périphérie. La réciprocité tend ainsi vers
250 Ruptures et controverses

l'équilibre puis la chicane, à mesure que la distance sectorielle augmente.


Dans chaque secteur, certains modes d'échange sont dominants ou carac-
téristiques. La réciprocité généralisée prévaut dans les secteurs les plus

Relations inter-tribales

Réciprocité
négative

centraux et faiblit vers l'extérieur; la réciprocité équilibrée est caracté-


ristique des rapports existant dans les secteurs intermédiaires; la réci-
procité négative constitue le mode d'échange, surtout inter-tribal, de la
périphérie.
Ce schéma de l'échange n'est qu'une hypothèse générale. Si on l'appli-
que à la structure de sociétés particulières, le spectre de la réciprocité
variera selon les cas. Pour adapter notre schéma standardisé aux varia-
tions existant dans des sociétés réelles, il faudra déplacer le milieu du
spectre •— la réciprocité équilibrée — parfois vers l'intérieur et parfois
vers l'extérieur, selon les secteurs plus ou moins vastes de l'échange géné-
ralisé. D'ailleurs ces fluctuations de la générosité peuvent apparaître
également pendant un certain temps dans une même tribu lorsque les
circonstances changent. Ainsi, quand les vivres baissent dans une tribu,
ses membres (et cela n'est pas le cas seulement des hommes vivant en
tribus) s'arrangent généralement pour faire face à la menace en s'y oppo-
sant de deux manières : par l'intensification de la solidarité communau-
taire et par la coopération économique. Les individus s'entraident autant
qu'ils le peuvent, et dans les périodes de pénurie, la réciprocité géné-
ralisée déborde de son domaine social normal. Mais si cette pénurie
se prolonge et empire, il peut s'avérer que la structure de ces solidarités
soit incapable de résister à la tension : les unités domestiques finissent
L'économie tribale 251

par réaffirmer leurs propres intérêts et ceux qui, pendant les premières
phases du désastre, avaient partagé leur nourriture, deviennent indiffé-
rents aux malheurs des autres lorsqu'ils ne précipitent pas leur perte
mutuelle par la rase, le marchandage et le vol.
Même dans des conditions normales, des sociétés différentes déter-
minent les limites de l'entraide en des points différents. Certains peuples
sont égoïstes, serait-on tenté de dire; car tout en acceptant peut-être de
porter assistance à certains proches, ils sont réticents lorsqu'il s'agit de
rendre un service, un quid pro quo, à tout autre individu, y compris des
parents du voisinage. En termes sociologiques, le système de segmenta-
tion de la société fait naître des barrières très nettes aux niveaux infé-
rieurs de telle sorte que de petits groupes locaux de parents, très soli-
daires entre eux à l'intérieur de leur groupe, maintiennent une attitude
d'hostilité marquée envers tous les autres. L'égoïsme des individus, en
d'autres termes, le champ limité de la réciprocité généralisée, reflète
alors leur condition sociale tronçonnée. Par ailleurs, la symbiose inter-
tribale impliquant un échange régulier de produits spécialisés importants
peut freiner la propension à « profiter aux dépens des communautés
éloignées — surtout de celles que l'on juge étrangères », et, en revanche,
étendre jusqu'aux zones périphériques les transactions justes (récipro-
cité équilibrée).
Ce développement de l'honnêteté envers les étrangers s'intensifie
dans l'intérêt de la paix et du maintien de relations commerciales qui,
autrement, menaceraient d'être détruites. Dans les échanges frontaliers
entre communautés, il existe des institutions spéciales qui veillent à ce
que l'on ne pratique pas un jeu trop dur et utilisent pour cela des procédés
d'apparence parfois tellement absurdes que l'on croirait à une sorte de
jeu que les indigènes jouent mais dont le but est manifestement d'immu-
niser une interdépendance économique importante contre les dangers
d'une divergence sociale fondamentale. Le commerce silencieux, tel qu'il
existe entre les agriculteurs bantous et les chasseurs pygmées du Congo,
en est un bon exemple : on maintient de bonnes relations en évitant des
rapports directs. La pratique d'avoir des « partenaires commerciaux
étrangers », dont la Mélanésie offre des exemples classiques, est encore
plus fréquente que le commerce silencieux. Ce type de rapport mettant
continuellement en contact des individus de communautés ou tribus
différentes et pouvant être précisé d'après la parenté classificatoire, ce
type de rapport donc, non seulement constitue un accord commercial
qui engage des partenaires mais l'encapsule dans des relations sociales de
solidarité. C'est un peu comme si les relations pratiquées à l'intérieur
étaient projetées au-delà des frontières tribales. Ainsi, la fraude est mise
hors-la-loi et les normes courantes d'équivalence ont force de loi. La
252 Ruptures et controverses

réciprocité peut alors pencher dans l'autre sens et l'échange équilibré


être tempéré par des éléments de générosité. Le commerce est conçu
comme un échange de dons entre parents. Des délais pour rendre le geste
de réciprocité sont tolérés, voire même conseillés afin que la négociation
n'ait pas l'apparence d'une affaire commerciale, et les échangesformels de
produits commerciaux s'accompagnent d'une hospitalité exigeant que
l'on invite le partenaire à manger et dormir sous son toit. En somme, la
symbiose inter-tribale modifie les bases de notre modèle théorique. Dans
un milieu où les liens entre les groupes sont plus étroits, l'échange devient
à la fois plus pacifique et plus équitable.
Pour conclure cette discussion sur les variations sectorielles de la réci-
procité, ajoutons une illustration concrète afin de démontrer comment on
peut discerner ces variations dans les observations anthropologiques. Les
habitants du village de Busama, situé sur le golfe de Huon en Nouvelle-
Guinée, pratiquent un commerce actif avec d'autres communautés
côtières du golfe ainsi qu'avec des habitants de l'intérieur. Mais on note
une différence dans la manière dont les Busama traitent avec les deux
catégories d'étrangers : les partenaires du commerce maritime sont des
parents des Busama tandis que ceux de l'intérieur avec lesquels le
commerce est de date relativement récente, ne le sont pas. Il y a donc ici
rupture sectorielle dans le mode d'échange; les Busama effectuent une
autres distinction aux frontières du village lui-même, où les individus
font preuve d'une générosité que l'on ne retrouve dans aucune autre
sphère extérieure.
L'ethnographe Ian Hogbin constate tout d'abord le contraste existant entre
l'échange plus personnel avec les partenaires côtiers et les négociations plus
commerciales avec les habitants de l'arrière-pays, en ces termes : « Les parties
semblent légèrement embarrassées [...] et concluent leurs accords à l'extérieur
du village. Le commerce, estiment-ils, devrait être pratiqué hors de l'enceinte où
vivent les gens. [...] Les Busama résument la situation en expliquant que les
communautés maritimes s'offrent mutuellement des cadeaux mais exigent des
tribus de l'intérieur des compensations strictement équivalentes. Cette distinc-
tion est fondée sur le fait que les négociations côtières n'ont lieu qu'entre
parents; or, comme les populations de la côte en ont rarement dans l'arrière-
pays, la plupart de ces négociations sont engagées entre [...] individus n'ayant
presque aucun lien de parenté. [Au contraire...] chaque habitant de la côte [y
compris les Busama] a des parents dans un des villages situés au bord de la
mer. [...] Lorsqu'il fait du commerce par la mer, c'est uniquement avec ceux-là
qu'il pratique l'échange. Les liens de parenté et le marchandage sont jugés incom-
patibles et tous les biens sont offerts comme des dons gratuits en témoignage
d'amitié. [...] La plupart des visiteurs rentrent chez eux avec des objets ayant
pour le moins la valeur de ceux avec lesquels ils sont arrivés. Car plus le lien
de parenté est étroit et plus la générosité de l'hôte est grande. [...] Une évaluation
précise des objets est néanmoins effectuée et les disparités sont compensées
après coup. » Voyons maintenant ce qui distingue ce commerce des taux
d'échange pratiqués à l'intérieur du village : lorsqu'un Busama reçoit un sac en
L'économie tribale 253

filet d ' u n autre membre du village, chose devenue possible depuis peu de temps,
il rend toujours le double de ce qu'il paierait à un parent éloigné (c'est-à-dire un
parent-partenaire commercial) habitant la côte nord. « On a honte, explique-
t-il, de traiter en partenaires commerciaux ceux avec lesquels on vit familière-
ment 10 . »

ÉCONOMIE POLITIQUE

Tout autant que les distances de parenté, les différences de rang suppo-
sent une relation économique et un mode approprié d'échange. Parmi les
privilèges de la noblesse, le moindre n'est pas le privilège économique,
ce que l'on doit au seigneur; et pour celui-ci « noblesse oblige » n'est pas
la dernière de ses obligations. Ainsi, droits et devoirs se rangent des deux
côtés d'un rapport fondé sur le rang : à la fois ceux qui sont en haut et
ceux qui sont en bas ont des droits les uns sur les autres. Et la termino-
logie féodale ne rend pas justice à l'équité économique de la hiérarchie
de la parenté. Dans son cadre historique, « noblesse oblige » n'a guère
effacé les « droits du seigneur »; dans la société tribale, l'inégalité sociale
est plutôt un moyen d'organiser l'égalité économique, et une position
élevée ne peut souvent être assurée ou maintenue que par une générosité
débordante. Pour illustrer clairement l'éthique économique de la noblesse
d'une société primitive, je pourrais citer la réaction d'un chef des îles
Tonga lorsqu'il entendit un Blanc vanter les vertus de l'argent :
Finow répondit que cette explication ne le satisfaisait point; selon lui, il
était quand même insensé d'accorder une valeur à l'argent quand on ne pouvait
ou ne voulait pas l'employer dans un but [physique] utile. « Si c'était du fer,
dit-il, et q u ' o n pouvait fabriquer des couteaux et des haches avec, je compren-
drais q u ' o n lui accorde une certaine valeur; mais pour ce q u ' o n en fait, vrai-
ment, je ne lui vois aucun sens. [...] Certes, l'argent est facile à manier et pra-
tique mais comme il ne pourrit pas si on le conserve, les gens le mettent de côté
au lieu de le partager comme un chef le ferait, et ils deviennent égoïstes; par
contre, si la nourriture était la possession la plus précieuse de l'homme, comme
ce devrait être le cas, puisqu'elle est la chose la plus utile et la plus nécessaire,
on ne pourrait la conserver car elle se gâterait et on serait donc obligé soit de
l'échanger contre un autre produit utile, soit de la partager pour rien avec sa
famille, ses voisins et ses chefs inférieurs. Maintenant je comprends, conclut-il
ce qui rend les Papalangis [les Européens] si égoïstes — c'est leur argent u . »
Les droits d'un chef de la tribu sur les siens et les droits de ceux-ci
sur lui sont interdépendants. En exigeant des biens et des services, un
chef devient à son tour l'obligé de ceux qui s'y soumettent et il doit

10. H . Ian Hogbin, Transformation Scene, Londres, Routledge and Kegan


Paul, 1951, p. 83-86 (italiques de Sahlins).
11. W. Mariner, An Account of the Tongan Islands in the South Pacific Océan,
3 e éd., Edimbourg, Constable, 1827,1.1, p. 213-214.
254 Ruptures et controverses

accéder à leurs requêtes. Inversement, l'aide que le chef accorde à ses


sujets constitue le lien qui les attache à lui. En un mot, le rapport écono-
mique existant entre les grands et les humbles est réciproque. Et ce rap-
port est du type de la réciprocité généralisée, mais présentée comme une
aide dont l'acte de retour reste indéterminé et sous-entend souvent une
position de force car, en fait, les biens sont cédés à ceux qui ont l'autorité
tandis que leurs faveurs doivent être humblement sollicitées. Si le jeu de
mots est faible il est néanmoins exact, en termes sociologiques, de dire
que le mode de l'échange est « apparenté » à la réciprocité généralisée
quand on voit le chef agir comme une sorte de parent supérieur — comme
le « père du peuple ». Cependant, cela peut faire penser également à une
autre institution occidentale. Et c'est justement ce qui advint à Mali-
nowski lorsqu'il caractérisa le chef de « banquier de la tribu » : ainsi,
un habitant des îles Salomon expliqua au missionnaire que le fonds de
richesses du chef est « le ' panga la ' banque ' du village, car cela sert à
la communauté, par exemple pour les festins ou pour verser le prix du
sang 12 ».
La « base économique » de la politique tribale est essentiellement la
générosité, c'est-à-dire à la fois une question d'éthique et une attitude
d'obligation envers la population. Dans une optique plus large, on pour-
rait également dire que l'ordre politique est garanti par la circulation
centralisée des biens, affluant vers le sommet de la pyramide sociale puis
redescendant, chaque don impliquant non seulement un rapport de rang
mais, dans la mesure où un don relevant de la réciprocité généralisée n'a
pas besoin d'être directement rendu, obligeant aussi à la loyauté.
On distingue deux manières différentes de placer ainsi la réciprocité
au service de la hiérarchie. Dans certaines tribus, le système des rangs
existe déjà, les chefs sont au pouvoir et le peuple est soumis : une place
pour chacun et chacun à sa place. Ici, la réciprocité entre les chefs et le
peuple résulte de droits et privilèges établis et dès qu'elle est établie,
l'échange a des effets redondants sur la structure hiérarchique. Mais dans
un grand nombre de sociétés tribales, la position de leader est plutôt
le fait de capacités personnelles que d'une position établie et la récipro-
cité généralisée contribue à établir cette position. Dans le premier cas
l'ordre hiérarchique existant suscite certains rapports économiques; dans
le second, on se sert de certains rapports économiques pour susciter un
ordre hiérarchique. Le premier cas illustre la véritable autorité du chef
fondée sur le principe « être noble, c'est être généreux ». Le second est la

12. W. G. Ivens, Melanesians of the Southeast Solomon Islands .Londres,


Kegan, Paul, Trench, Trubner, 1927, p. 32.
L'économie tribale 255

manière de faire du « big-man » qui agit selon la proposition corollaire


« être généreux, c'est être noble ».
S'il est vrai qu'un rapport social particulier suscite toujours un mode
d'échange qui lui soit compatible, il est aussi vrai (« pour la même
raison ») que tel type d'échange engendre toujours tel rapport social qui
lui soit compatible. Si les amis font des cadeaux, les cadeaux entre-
tiennent l'amitié. Ou, pour rester plus près de notre contexte, « les
cadeaux font les esclaves comme le fouet fait le chien », selon un adage
eskimo. Les « big-men » de Mélanésie et ceux que l'on dit « chefs » parmi
les Indiens des Plaines utilisent exactement ce lien entre cadeaux et rang
pour lancer leur carrière dans la mesure où l'économie intervient dans
leur prééminence. Ils transforment un déséquilibre économique en inéga-
lité politique. Les Boshiman diraient un cadeau auquel on ne répond pas
« crée un je-ne-sais-quoi entre les gens ». Au moins en résulte-t-il une
continuité dans leurs rapports tant qu'il n'a pas été rendu. Cela va plus
loin puisque celui qui a reçu une faveur est dans une position sociale équi-
voque, il est en dette. La « norme de réciprocité, fait remarquer Alvin
Gouldner, crée deux exigences minimales reliées entre elles : 1° les gens
doivent aider ceux qui les ont aidés, et 2° les gens ne devraient pas faire
tort à ceux qui les ont aidés 13 ». Ces exigences sont aussi contraignantes
dans les territoires des clans des montagnes de Nouvelle-Guinée que dans
une petite ville quelconque : « Les cadeaux [échangés entre les Gahuku
de Nouvelle-Guinée] doivent être payés de retour. Ils représentent une
dette et tant qu'on ne s'en est pas acquitté, le rapport existant entre les
individus concernés est dans un état de déséquilibre. Le débiteur doit
agir avec circonspection envers ceux qui ont cet avantage sur lui, de
crainte de se ridiculiser14. » Ainsi, la générosité crée le leader en créant
une faction de ceux qui le suivent.
Ce qui fait un « big-man » mélanésien, c'est la générosité calculée.
En dernier ressort, c'est aussi ce qui entraîne sa chute et détermine les
limites de l'ensemble du système politique et économique dont il consti-
tue la figure centrale. Son prestige exige souvent d'autres capacités et
d'autres qualités : le pouvoir magique, l'éloquence et peut-être la vail-
lance; mais les manœuvres économiques sont généralement détermi-
nantes : amasser des biens — porcs, produits des champs et monnaies de
coquillage — et les distribuer de manière à se créer une réputation de
générosité chevaleresque. En accordant à titre privé une assistance sans
cérémonie à des individus de son territoire, un « big-man » qui monte

13. Gouldner, art. cit., p. 171.


14. K. E. Read, « Leadership and consensus in a New Guinea society »,
American Anthropologist 61, 1959, p. 429.
256 Ruptures et controverses

crée autour de lui une coterie d'individus de rang inférieur. Lui étant
redevables, ceux-ci le soutiennent dans ses harangues et, fait essentiel,
leur production est mise à sa disposition. En puisant parmi les biens de sa
faction, le « big-man » patronne de grandes fêtes publiques et des céré-
monies de dons auxquelles sont conviés des individus venus de loin avec
leurs « big-men ». C'est ainsi qu'il devient un « homme de renom », un
homme influent, sinon véritablement un homme qui a autorité sur une
plus ou moins grande partie de la tribu 15 .
L'important est de rassembler une faction. Tout ambitieux qui par-
vient à en réunir une autour de lui peut se lancer dans une carrière sociale.
Le « big-man » mélanésien qui monte dépend au début d'un petit noyau
de partisans provenant essentiellement de sa propre unité domestique et
de ses parents les plus proches. Sur ceux-ci, il peut dominer économi-
quement : il commence par capitaliser les choses dues au nom de la
parenté et par manœuvrer habilement les rapports de réciprocité géné-
ralisée qui sont d'usage entre proches parents. Dans un premier temps, un
« big-man » s'efforcera d'agrandir sa propre unité domestique, en parti-
culier par l'acquisition de nouvelles épouses. Plus il a d'épouses, plus il a
de porcs. (Il ne s'agit pas ici d'un rapprochement fondé sur une analogie
mais sur des fonctions : plus il y a de femmes pour s'occuper des cultures
et plus il y aura de nourriture pour les porcs et donc plus d'animaux.) En
outre, chaque nouveau mariage crée de nouveaux alliés matrimoniaux
dont il peut exiger le soutien. Mais l'ascension d'un leader ne débute
vraiment que lorsqu'il est en mesure de rassembler d'autres hommes et
leurs unités domestiques dans sa faction, en assujetissant leur production
à son ambition. En général, il y parvient en leur prêtant assistance d'une
manière spectaculaire afin qu'ils lui restent dévoués leur vie durant.
L'une des tactiques les plus courantes est d'offrir à un jeune qui se marie
les moyens de s'acquitter de la compensation matrimoniale.
Malinowski eut une expression heureuse pour définir ce que fait le
« big-man » : il amasse un « fonds de pouvoir ». Le « big-man » est un
homme qui crée et exploite des relations sociales lui permettant d'accéder
à la production des autres et d'attirer à lui une production excédentaire.
Poussé par sa propre ambition, il transcende le morcellement de l'éco-
nomie domestique et promeut les intérêts de la société. En effet, en dis-
tribuant publiquement son fonds de pouvoir le « big-man » fait naître

15. Chez le « big-man », le pouvoir de commander est cependant limité à sa


propre faction. Au-delà de cette sphère, son influence s'exerce par l'intermédiaire
d'autres « big-men » locaux. Il ne commande pas aux factions des autres, de
crainte qu'on ne lui réponde : « Fais-le toi-même. Je ne suis pas ton fou... ».
Voir Douglas Olivier, A Salomon Islands Society, Cambridge, Mass., Harvard
University Press, 1955, p. 408.
L'économie tribale 257

une combinaison de groupes et une organisation de fonctions qui dépas-


sent de loin ce que l'on trouve dans la parenté ordinaire. L'occasion de
cette distribution de dons peut être une cérémonie religieuse, la construc-
tion d'un local de réunion, un échange rituel entre différents groupes ou
des danses. Ces témoignages du statut social d'un « big-man » sont une
occasion pour rassembler des individus de tous les alentours : « le big-
man » façonne une organisation sociale supralocale. Dans les tribus
qui sont normalement segmentées en petits groupes indépendants, il
élargit, provisoirement du moins, la sphère de l'économie, de la poli-
tique et des cérémonies.
Pourtant, cette organisation sociale plus vaste dépend toujours de
l'organisation plus étroite en factions et elle dépend en particulier du
plafond imposé à cette mobilisation économique par les rapports entre
les « big-men » et leurs subordonnés.
Le lien personnel qui unit le leader à sa faction constitue une des
grandes faiblesses de ce système d'économie politique. La loyauté de la
faction envers sa personne doit être soigneusement établie et périodi-
quement raffermie. Si le mécontentement règne, cette loyauté se dété-
riore plus facilement que la subordination reposant sur une structure
plus solide comme celle du membre d'un lignage pour son chef lignager,
par exemple. Lorsque ces hommes ambitieux changent de dispositions
ou que leur magnétisme sur les hommes varie, il en résulte des fluctua-
tions dans les factions qui vont parfois jusqu'à se conjuguer. La mort
d'un « big-man » peut précipiter une crise politique régionale : la cohé-
sion de la faction disparaît plus ou moins et les différents individus se
regroupent d'une autre façon, peut-être selon d'autres lignes autour
d'autres hommes aspirant à devenir des « big-men ». Cette pratique poli-
tique est empreinte d'instabilité : sa superstructure est constituée d'un
courant de leaders qui montent puis déclinent et son infrastructure de
factions qui s'étendent puis se contractent. Mais le plus important est
cependant que cette possibilité de désertion des factions diminue le
pouvoir qu'a le leader sur elles. En effet, dans son désir d'atteindre les
sommets de la renommée, un « big-man » peut faire naître une contra-
diction dans ses rapports entre les membres de sa faction. En encoura-
geant la production, il se trouve encourager la défection voire même
une rébellion revendiquant l'égalité.
Un des aspects de la contradiction de ce système mélanésien réside
dans la réciprocité initiale existant entre un « big-man » et les membres
de sa faction. Ils lui accordent leur aide en échange de la sienne et pour les
biens qu'ils contribuent, par son intermédiaire, à mettre en circulation
dans le public, ils reçoivent d'autres biens (provenant d'autres factions)
par le même circuit. Cependant, en accumulant les forces de la renom-
258 Ruptures et controverses

mée, le « big-man » est contraint de substituer l'extorsion à la récipro-


cité. Jaloux de sa réputation croissante, le « big-man » se voit de plus en
plus forcé à exiger des biens de ceux qui le suivent, à ralentir les actes de
réciprocité qu'il leur doit et à faire dévier les biens qui lui parviennent
vers des circuits extérieurs. Un succès remporté sur des rivaux dans la
course à la renommée détériore l'échange de réciprocités à l'intérieur des
factions, car le geste suprême de la victoire consiste à donner aux rivaux
plus de porcs et de nourriture qu'ils ne peuvent espérer rendre. Mais
alors, la faction du « big-man » vainqueur est contrainte à « manger la
renommée du leader » en seule récompense de ses efforts de production.
Arrivée à ce point, le leader doit devenir très prudent. Plus il est puissant,
plus il doit faire preuve d'adresse pour relâcher la pression exercée sur sa
faction, c'est-à-dire freiner son désir d'accroître des fonds de pouvoir.
Une solution peut consister à provoquer le mécontentement, la défec-
tion, ou en dernier ressort, à se laisser détruire par sa faction. Lorsqu'un
certain Mote, « big-man » de la tribu Kapauku (Nouvelle-Guinée) fut
mis à mort par des proches parents parce qu'il « n'était pas assez géné-
reux », il quitta ce monde aux cris de « mort aux tyrans » qui lui réson-
naient dans les oreilles : « Tu ne devrais pas être le seul homme riche,
nous devrions tous être égaux, et tu pourrais alors rester avec nous 16 . »
Que ce soit en mourant ou en se restreignant, un « big-man » finit tou-
jours par avoir sa carrière freinée. Par suite de ces contradictions internes,
le système des « big-men » mélanésien se détruit lui-même. Il impose des
limites à l'intensification de l'autorité politique, à l'intensification de la
production domestique à l'aide de moyens socio-politiques, et à la
déviation de la production domestique pour soutenir une plus vaste orga-
nisation sociale.
Plus à l'est dans le Pacifique, les grandes chefferies polynésiennes de
Hawaii, Tahiti et Tonga ont réussi à dépasser ces limites bien qu'elles
soient fondées sur une base technologique comparable. Ce n'est que
lorsque cette économie « politique » fut portée à un niveau beaucoup plus
élevé, sous l'égide de chefs puissants, que les sociétés polynésiennes
découvrirent leurs contradictions internes et trouvèrent leur équilibre.
Ces chefs n'avaient pas à lutter pour le pouvoir; ils avaient une place
toute faite dans la société. L'autorité leur était donnée. Car certaines des
qualités d'autorité que devaient posséder les Mélanésiens et dont ils
devaient faire personnellement la démonstration, étaient, en Polynésie,
socialement attribuées au rang et aux fonctions. Tandis qu'un « big-
man » mélanésien pouvait avoir à démontrer son pouvoir magique, le chef
polynésien en était l'héritier par descendance divine comme la mana

16. Pospisil, op. cit., p. 80.


L'économie tribale 259

sanctifiant son autorité et protégeant sa personne contre les atteintes de


la plèbe. Un « big-man » de Nouvelle-Guinée devait connaître tous les
secrets de l'éloquence; le chef Tonga avait un « héraut » dont la voix
ordonnait en son nom. Des plus significatifs à cet égard étaient les pou-
voirs économiques du chef polynésien. Maître de son peuple et « posses-
seur » (c'est-à-dire exerçant un droit de tutelle) de la terre et de la mer, ce
n'était que son droit de faire appel au travail et aux biens de son peuple. La
mobilisation politique de l'économie domestique ne dépendait pas de la
création sans cesse renouvelée d'obligations personnelles envers le chef.
Chacun était traditionnellement obligé d'offrir aux prêtres et aux chefs
les prémices des principales récoltes de ses jardins sous peine d'être puni
par les divinités ou d'être, par malchance, choisi comme la victime des
sacrifices annuels. En posant un interdit ( tabu) sur des terres et des eaux
de son domaine, le chef au pouvoir réservait ainsi leur produit aux
besoins de la collectivité. Ce tabou avait les conséquences suivantes : la
production domestique augmentait car en l'absence d'un interdit sur ces
ressources, un travail supplémentaire n'aurait pas été nécessaire. L'exer-
cice de la cheiferie engendre des surplus domestiques et l'impôt levé par
le chef sur l'économie domestique garantit le fonctionnement de l'admi-
nistration publique. De plus, ceci va au-delà de ce que peut concevoir un
« big-man » tribal puisqu'y sont impliqués des milliers d'individus dont
la soumission n'a pas été imposée par une personne qui les harcèle sans
cesse, mais par la structure de la société.
L'accumulation de fonds de pouvoir et leur redistribution ont été les
fondements du système politique polynésien. Si je me sers ici d'exemples
polynésiens, c'est parce qu'ils illustrent bien mon propos et qu'ils me
sont familiers mais ils ne sont pas uniques en leur genre. Voici un exem-
ple analogue extrait d'un récit du 18e siècle sur les Indiens de la tribu des
Creek (Sud-Est des États-Unis) qui pourrait avoir sa place, avec quel-
ques différences mineures, dans un livre sur les Maori de Nouvelle-
Zélande.
« [Lorsque] le blé est mûr, toute la cité se rassemble et chacun transporte
les fruits de son labeur de la partie [du territoire] qui lui a été attribuée et les
dépose dans son propre grenier. [...] Mais avant de charger leurs récoltes, chaque
famille en prélève une certaine quantité qu'il [s/c] dépose dans une vaste hutte-
silo ou grenier, dressée au centre de la plantation et appelée le silo du roi; ce
don varie selon les possibilités ou le gré de chacun qui peut ne rien laisser s'il le
juge bon; ce geste semble être un tribut ou impôt au mico [chef] mais il a en fait
un autre objectif, à savoir servir de trésor public [cf. Malinowski] alimenté par
quelques contributions libres et volontaires et auquel chaque citoyen a le même
droit de libre et égal accès lorsque ses propres réserves sont épuisées; ce fonds
fait office de réserve de secours destinée à venir en aide aux villes voisines dont
les récoltes ont été mauvaises, à nourrir les étrangers ou les voyageurs, à appro-
visionner ceux qui partent en expéditions dangereuses et à toutes les autres
260 Ruptures et controverses

exigences de l'État; et ce trésor est à la disposition du roi ou mico; c'est indubi-


tablement un attribut royal d'avoir le droit et le pouvoir exclusifs dans une
communauté, d'apporter réconfort et bénédiction aux nécessiteux17. »
En Polynésie, le droit d'utiliser le fonds du chef était tout à fait ana-
logue. Les chefs entretenaient somptueusement les dignitaires en visite
et secouraient leur peuple dans les temps difficiles. Ils subventionnaient la
production artisanale, lançaient les principaux travaux techniques comme
les systèmes d'irrigation, la construction de temples, patronnaient les
cérémonies et organisaient le soutien des campagnes militaires. Quand on
songe à la qualité de biens qui passaient entre les mains d ' u n puissant
chef polynésien et aux entreprises variées qu'il pouvait ainsi financer, le
« big-man » mélanésien n'est à côté qu'un petit bourgeois ridicule. Néan-
moins, la quantité de richesses absorbées dans le secteur du chef, unique-
ment pour entretenir une administration compliquée, pouvait causer la
chute d'une chefferie entraînée par son propre poids, et la population
entière devait supporter tout cela.
En effet, dans les grandes chefferies polynésiennes de Hawaii ou Tahiti,
une portion non négligeable du fonds du chef et une grande partie du
travail des sujets étaient soustraits de la circulation générale pour servir
à l'entretien de la « liste civile » permanente du chef. Le travail du peuple
s'engouffrait dans les grandes demeures, les lieux de rassemblements et
les temples des enceintes princières. Il allait également à des symboles
somptuaires et permettait le train de vie auquel un chef puissant était
accoutumé, train de vie qui dépassait de loin ce que l'homme du com-
mun pouvait s'offrir. Cette sorte de consommation ostentatoire, tout en
semblant confirmer l'opinion de Lord Acton sur les effets corrupteurs
du pouvoir, a une portée politique plus générale et nécessite une plus
longue explication. Elle est source de crainte. Elle fait du contraste
symbolique entre gouvernants et gouvernés — aussi défavorable pour
les seconds qu'elle est flatteuse pour les premiers — un moyen qui mène
à une acceptation passive de l'autorité. C'est une des méthodes de pou-
voir les plus économiques. De même, les nombreux serviteurs à la charge
du chef assumaient des fonctions du pouvoir et drainaient également les
ressources du peuple. Ces serviteurs n'étaient pas tous d'inutiles parasites
d'apparat, des gardiens du crachoir royal. Beaucoup d'entre eux étaien
des fonctionnaires politiques : intendants des entrepôts du chef, envoyés
porteurs d'ordres à transmettre dans toute la chefferie, grands prêtres
directement impliqués dans les décisions de l'État et dans les superche-
ries qui servaient à communiquer ces décisions aux gens du commun.
Certains guerriers célèbres étaient également investis d'une charge

17. W. Bartram, The Travels of William Bartram, New Haven, Conn., Yale
University Press, 1958, p. 326.
L'économie tribale 261

officielle; ils constituaient une sorte de garde prétorienne et un corps


d'élite armé. Si l'État est un monopole de la force et l'état de nature un
équilibre entre des forces égales, alors la chefferié est une condition inter-
médiaire, où le pouvoir a la plus grande part de la force et où le gou-
vernement a normalement la marge d'autorité nécessaire pour comman-
der tous ceux qui lui sont inférieurs. Une des nombreuses conséquences
de cet état de choses est qu'un chef dominant peut faire impunément
aux autres ce que ceux-ci ne se risqueraient jamais de lui faire, comme
voler la fille ou les récoltes de quelqu'un.
Bien que les chefs polynésiens aient souvent été contraints d'agir tyran-
niquement, c'était néanmoins là un jeu dangereux. Telle était leur contra-
diction. Ne pouvant jamais se libérer des liens de parenté, même les plus
grands chefs étaient considérés comme des parents supérieurs pour leur
peuple et comme moralement obligés d'être généreux. Cependant, ils
étaient forcés « de trop manger les pouvoirs du gouvernement », comme
diraient les Tahitiens : exiger au-delà de ce qui leur revenait les services
et les biens du peuple et convertir une proportion exagérée du trésor
public en une liste civile énorme. En finançant son autorité, un chef
dominant la sape en même temps et, avec le sceptre du pouvoir, conjure
le spectre de la rébellion.
Les systèmes politiques polynésiens évolués étaient sur-imposés. A
Hawaii et dans d'autres îles, des cycles de centralisation-décentralisation
apparaissent dans leur histoire traditionnelle : dissolution périodique
violente de grandes chefferies en de plus petites chefferies et, par le même
processus, reconstitution périodique de la grande société. Sydney Par-
kinson qui accompagna le capitaine Cook en Polynésie nous en a laissé
un long récit mais Northcote Parkinson 18 aurait également bien compris
ce qui se passait. L'expansion d'une chefferie semble avoir entraîné une
expansion disproportionnée de l'appareil administratif et de la consom-
mation ostentatoire. Les saignées dans la richesse du peuple et les tyran-
nies qui en résultaient finissaient par se traduire en agitations qui détrui-
saient et le chef et sa chefferie.
Il faut tenir compte du fait que les grandes chefferies polynésiennes —
qui, à Hawaii, empiétaient parfois sur certaines parties d'îles différentes
séparées par de vastes étendues de mer — étaient gouvernées et en une
certaine mesure coordonnées économiquement par des moyens de
communication qui n'étaient encore transmis que de vive voix et que les
transports se faisaient seulement par porteurs et par canoës. Pour cette
raison, la prolifération des fonctionnaires, envoyés, etc., était une néces-
sité et la consommation ostentatoire une économie de pouvoir pleine de
18. Célèbre par sa théorie sur la tendance à la croissance géométrique de la
bureaucratie. (N.D.T.)
262 Ruptures et controverses

promesses. Les gens qui vivaient près de la « cour » étaient les plus
exposés à ces exactions. Les chefs suprêmes hawaiiens se faisaient beau-
coup de soucis à leur propos et inventaient toutes sortes de procédés
pour diminuer la pression faite sur eux. Une politique de conquête avec
le dessein d'agrandir le domaine tributaire n'était pas l'un des moindres.
Mais les acquisitions territoriales, accompagnées du coût croissant du
pouvoir ne pouvaient qu'ajouter des ennemis à l'extérieur à ceux exis-
tant à l'intérieur; et ces deux forces de mécontents recouraient sans
remords à la collusion pour pratiquer la coutume ancestrale d'arroser
l'arbre de la liberté du sang des tyrans. Les Hawaiiens s'asseyaient alors
en tailleur sur le sol et racontaient de tristes histoires sur la mort des rois.
« Nombreux ont été les rois, écrit un célèbre gardien des traditions
hawaiiennes, mis à mort par leurs sujets pour avoir opprimé les makaai-
nana [les gens du commun] 19 . » L'objectif n'était pas d'abolir le
système politique de la chefferie mais de remplacer un mauvais chef par
un bon, c'est-à-dire par un chef généreux, et d'alléger le fardeau imposé
aux makaainana. La rébellion pouvait parvenir à ses fins mais peut-être
seulement en limitant l'importance de la chefferie (et donc l'ampleur de
l'oppression) au nadir du cycle politique.
Comme le système mélanésien des « big-men », l'évolution des chef-
feries polynésiennes finit par être court-circuitée par suite du poids exces-
sif du rapport entre les chefs et le peuple. Le point de rupture polyné-
sien était cependant situé beaucoup plus haut. Des structures différentes
ont des coefficients différents de productivité et de pouvoir politique
ainsi que des limites différentes. Le succès relatif de la chefferie est dû à sa
plus grande influence sur l'économie domestique, à sa mobilisation plus
efficace de la production domestique. Et les limites du pouvoir du chef
constituent les limites de la société primitive elle-même. Là où les rap-
ports de parenté sont rois, le roi n'est en dernier ressort qu'un parent et
un peu moins que royal. Les mêmes liens qui unissent un chef à ses sujets
et lui confèrent son autorité finissent par lier ses mains.
Ces comparaisons provinciales entre des sociétés des îles du Pacifique
peuvent servir à illustrer un autre trait général : la formation d'une chef-
ferie modifie le profil social de l'échange, l'incidence des différents modes
de réciprocité, de la même façon que la segmentation de la société tri-
bale introduit des modifications à cet égard par rapport aux pratiques des
bandes de chasseurs.
Dans les campements perdus des chasseurs-collecteurs, aujourd'hui
marginaux, les incertitudes de la chasse sont compensées par l'impor-
tance que la collectivité attache au partage, et au partage équitable.
19. D. Malo, « Hawaiian antiquities », Hawaiian Gazette (Honolulu), 1903,
p. 258.
L'économie tribale 263

« Leur culture insiste pour qu'ils partagent entre eux et un Boshiman ne


faillit jamais à la règle de partager ses objets, sa nourriture ou son eau
avec les autres membres de la bande car sans une coopération très rigou-
reuse, ils ne pourraient survivre aux famines et aux sécheresses du désert
de Kalahari 20. » Cette nécessité de coopérer, plus quelques rares occa-
sions de pratiquer le commerce direct avec des étrangers, font de la
réciprocité généralisée le mode dominant de l'échange.
Par contre, l'horizon social des tribus est généralement plus large, le
champ de leurs négociations plus étendu et la réciprocité équilibrée qui
est conseillée pour ce qui est du commerce avec l'extérieur, rivalise ici
d'importance avec la générosité pratiquée à l'intérieur. A l'organisation
locale des chasseurs-collecteurs, la tribu segmentaire ajoute les nouvelles
dimensions de structures périphériques et à l'échange local elle ajoute de
nouveaux rapports économiques dans les sphères inter-communautaires
et inter-tribales. Ce développement a lieu précisément dans les zones où
l'échange équilibré est approprié, que ce soit dans le but d'obtenir des
biens venant de loin ou pour sceller la paix ou une alliance avec d'autres
communautés. Par rapport aux bandes, les tribus segmentaires montrent
un accroissement plus ou moins grand, selon les circonstances, de la pro-
portion de l'échange équilibré par rapport à l'échange généralisé. L'appa-
rition d'une « monnaie primitive » dans certaines régions de sociétés tri-
bales va de pair avec cette évolution et en est peut-être l'expression la
plus complète (par exemple les monnaies de coquillage de Mélanésie
et des aborigènes de Californie). Servant de normes d'équivalence cou-
rantes et de moyens d'échange, ces monnaies à la fois reflètent et faci-
litent un commerce actif 21 . Les tribus segmentaires n'ont pas toutes une
monnaie mais celles qui en ont sont typiquement des tribus segmentaires.
La monnaie primitive est rare ou non existante dans les économies moins
développées des bandes. Et il en est de même dans les chefferies plus évo-
luées, bien que ceci soit contraire à nos vues sur le progrès économique.
Mais dans la chefferie, l'économie intérieure l'emporte à nouveau sur
l'économie extérieure, en partie par un processus de simple déplace-
ment. L'évolution du stade de la tribu segmentaire au stade de la chef-

20. E. Marshall Thomas, The Harmless People, New York, Knopf, 1959,
p. 22; voir aussi Service, op. cit.
21. Elles sont particulièrement utiles lorsque des différences saisonnières de
production rendent difficile l'échange direct de marchandises locales. Il faut
cependant noter que j'emploie l'expression de « monnaie primitive » au sens
restreint : les biens ayant surtout une valeur d'échange plutôt qu'une valeur
d'usage inhérente, et employés (dans les secteurs périphériques) comme moyens
d'échange contre une autre variété de biens quelle que soit leur utilité. Pour
une conception plus large de la « monnaie » et de sa distribution, voir George
Dalton, « Primitive money », American Anthropoiogist 67, 1965, p. 44-65.
264 Ruptures et controverses

ferie équivaut en un sens à une transformation des relations extérieures


en relations intérieures puisque les groupes locaux adjacents sont intégrés
sous l'égide de chefs puissants et ( souvent) de vastes groupes de descen-
dants. Du coup, la réciprocité équilibrée n'a plus de sens. Son importance
est tout d'abord limitée par « l'internalisation » des rapports d'échange;
le rassemblement d'individus en de vastes associations politiques et de
descendance tend à généraliser la réciprocité entre eux. En second lieu,
elle est limitée par les prérogatives de rang. Le rang devient un facteur
dans le calcul de presque toutes les négociations, imposant des éléments
de déséquilibre pour des considérations de statut social. Enfin, le point
le plus déterminant réside dans la centralisation de l'échange dans le
cadre d'une économie publique. Les réciprocités sont dirigées vers les
chefs auxquels tous doivent apporter leur tribut et desquels émanent « le
réconfort et les bénédictions aux nécessiteux ». Telle qu'elle est ainsi
intégrée politiquement, la réciprocité change qualitativement. Elle réap-
paraît sous une forme plus élevée : la mise en commun et la réaffectation
des biens par les pouvoirs-qui-doivent-être, processus qui mérite bien
de s'appeler redistribution.
Malinowski a vu dans l'accumulation et l'octroi de biens par le chef
« le prototype du système des finances publiques et l'organisation des
trésorerie des États d'aujourd'hui ». Ce prototype a cependant ses pro-
pres prototypes, non seulement dans la chefferie elle-même mais à tous
les stades de la société primitive. La redistritution — sous cette forme
elle est aussi appelée « fonds commun » et « budget domestique » — est
ce que font toutes les familles du monde, ses différents membres contri-
buant à l'économie domestique du foyer et recevant la part qui leur est
due. C'est une pratique courante également liée à la production de nour-
riture en coopération, comme lorsque l'on encercle le bison dans les
plaines du Nord des États-Unis ou que l'on pêche au filet dans un lagon
polynésien et que le produit de la chasse ou de la pêche est rassemblé
puis partagé entre tous les participants. La redistribution effectuée par
le chef doit certainement tirer une partie de son efficacité politique, de son
analogie avec ces formes plus humbles mais plus encore du fait que cette
intégration des réciprocités modifie toute la sociologie de l'échange. Dans
sa forme la plus simple, la réciprocité est un rapport entre les individus,
l'action et la réponse de deux parties. Bien que l'échange puisse créer
l'harmonie entre elles, la différenciation de ces parties, des intérêts, est
ici inévitable. Mais là où la réciprocité sépare, la redistribution rassem-
ble. La redistribution est un rapport au sein de l'action collective d'un
groupe qui a en outre un centre social où l'on concentre les biens avant
de les renvoyer à l'extérieur. La redistribution, c'est la chefferie exprimée
dans le langage de l'économie.
ERIC WOLF

la paysannerie et ses problèmes*

Bien qu'initialement l'anthropologie ait eu pour objet l'étude des popu-


lations dites primitives, les anthropologues accordent depuis quelques
années un intérêt croissant aux populations rurales qui font partie de
sociétés plus vastes et plus complexes. Alors qu'auparavant un anthro-
pologue analysait le mode de vie de bandes de chasseurs nomades du
désert ou de cultivateurs itinérants groupés dans des hameaux de la forêt
tropicale, désormais il se consacre souvent à l'étude d'un village
d'Irlande, de l'Inde ou de Chine, donc situé dans des zones du monde
caractérisées par des traditions culturelles riches et variées, transmises
par des types de population très variés. Parmi celles-ci, les cultivateurs
paysans n'en constituent, certes, qu'une partie, mais elle est loin d'être
négligeable. Ainsi, les populations actuellement examinées par les
anthropologues sont constamment en interaction et en communication
avec d'autres groupes sociaux. On ne peut expliquer ce qui se passe à
Gopalpur, en Inde ou à Alcala de la Sierra, en Espagne, en se limitant à
l'étude de ses villages ; il convient de tenir compte, à la fois des forces exté-
rieures s'imposant dans ces villages et des réactions des villageois à ces
forces.

PAYSANS ET PRIMITIFS

Il convient donc avant tout de se demander ce qui distingue les popula-


tions paysannes des populations primitives plus souvent étudiées par les
anthropologues. Nous avons parlé des paysans comme étant des culti-
vateurs ruraux; cela veut dire qu'ils cultivent le sol et pratiquent l'éle-
vage dans les campagnes et non pas dans des serres situées en ville ou des
bacs que l'on place sur le rebord des fenêtres. Pourtant, ce ne sont pas

* Extrait de : Peasants, © 1966. Traduit et publié avec l'autorisation de


Prentice-Hall, Inc., Englewood Cliffs, New Jersey, Etats-Unis.
266 Ruptures et controverses

des entrepreneurs agricoles, des farmers de type américain. L'exploita-


tion agricole américaine est avant tout une entreprise commerciale qui
choisit divers facteurs de production achetés sur un marché, pour qu'ils
lui permettent de faire des affaires en vendant ses produits plus chers
qu'ils ne lui ont coûté. Le paysan, lui, ne dirige pas une entreprise au
sens économique du terme; il dirige une unité domestique et non une
affaire commerciale. Mais il existe également des populations primitives
qui vivent dans les campagnes, travaillent le sol et pratiquent l'élevage.
De quelle manière peut-on opérer une distinction entre le paysan et le
cultivateur primitif?
Une des manières de cerner le problème a été de considérer que les
paysans sont intégrés dans une société plus grande et plus composite
tandis que la bande primitive ou la tribu n'en fait pas partie. Mais cette
explication ne répond pas à la question. En effet, les populations primi-
tives vivent rarement dans l'isolement. Certes, il y a des exceptions
comme les Esquimaux polaires qui sont restés à l'écart de tout contact
extérieur jusqu'à ce que l'amiral Peary leur ait ouvert la porte sur le reste
du monde lorsqu'il essaya d'atteindre le pôle Nord. Mais dans la majorité
des cas, les tribus primitives entretiennent des relations avec leurs voisins.
Même les chasseurs-collecteurs primitifs du désert australien main-
tiennent des contacts entre eux, qui permettent à des groupes sociaux
souvent très dispersés d'effectuer systématiquement des échanges d'ordre
rituel et économique. Les tribus d'Indiens du bassin de l'Amazone, qui
en apparence sont isolées dans des poches séparées de la forêt tropicale,
commercent entre elles, se marient entre elles ou se combattent, car la
guerre est aussi un type de rapport social. Nous devons à des anthro-
pologues comme Bronislaw Malinowski, auteur des Argonauts of the
Western Pacific (1922) des descriptions et des analyses du commerce qui
reliait la pointe orientale de Nouvelle-Guinée aux archipels voisins en un
réseau de négociations cérémonielles et commerciales. De même, les
Indiens des Plaines des États-Unis, nous le savons aujourd'hui, ont joué
leur rôle dans l'histoire américaine : ils subirent l'influence des pionniers
qui faisaient reculer la fameuse « frontière » et du même coup influen-
cèrent sa progression vers l'Ouest.
Ainsi, ce qui distingue populations primitives et populations paysannes
ne réside pas dans l'engagement plus ou moins grand des unes ou des
autres dans un monde extérieur mais dans la nature de cet engagement.
Marshall D. Sahlins a défini le monde économique et social des primitifs
de la manière suivante :
« Dans les économies primitives, la majeure partie de la production est
destinée à être consommée par le producteur ou à le dégager de ses obligations
de parenté plutôt qu'à l'échange et au profit. D'où il en résulte que, dans la
La paysannerie et ses problèmes 267

société primitive, le contrôle de facto des facteurs de production est décentralisé,


local et familial. Ceci implique les propositions suivantes : 1° les relations éco-
nomiques de coercition et d'exploitation ainsi que les relations sociales corres-
pondantes de dépendance et de domination n'apparaissent pas dans ce système
de production; 2° en l'absence de toute stimulation engendrée par l'échange
du produit contre une grande quantité de biens obtenus sur un marché, la pro-
duction a tendance à se limiter aux biens pouvant être directement utilisés par
le producteur l . »
Ainsi, dans la société primitive, les producteurs contrôlent les facteurs
de production, y compris leur propre force de travail et échangent leur
propre travail et ses produits contre les biens et services d'autres pro-
ducteurs selon des normes d'équivalence définies par leur culture. Cepen-
dant, au cours de l'évolution culturelle, ces systèmes simples ont été rem-
placés par d'autres systèmes dans lesquels le contrôle des facteurs de
producteurs, y compris la force de travail humaine, passe des mains des
producteurs initiaux à celles de groupes qui n'effectuent pas eux-mêmes
le processus de production mais assument des fonctions spéciales d'exé-
cution et de gestion, et sont secondés par la force. Dans ce cas, la société
n'est plus fondée sur des échanges directs et équivalents de biens et ser-
vices entre des groupes; les biens et services sont désormais destinés en
premier lieu à un centre et redistribués par la suite seulement. Dans la
société primitive, les surplus sont directement échangés entre les groupes
ou membres des groupes; les paysans, au contraire, sont des cultivateurs
ruraux dont les surplus sont transférés à un groupe dirigeant qui les
domine et qui utilise ces surplus à la fois pour s'assurer les moyens maté-
riels de son existence et pour distribuer le restant aux groupes qui, dans
la société, ne pratiquent pas l'agriculture mais doivent être entretenus en
échange des biens et services spécifiques qu'ils fournissent.

LA CIVILISATION

Lorsque se développe un ordre social complexe fondé sur la distinction


entre dirigeants et cultivateurs produisant des biens de subsistance, on
dit que cette évolution constitue l'amorce de la civilisation. La civilisa-
tion a une histoire longue et compliquée; l'archéologie a enregistré une
grande variété de processus qui permirent aux hommes vivant dans diffé-
rentes parties du monde de passer de l'état de primitifs à celui de paysans.
Cependant, les grandes lignes de ce processus sont manifestes. Dans
l'Ancien Monde par exemple, la culture des plantes et la domestication
des animaux semblent avoir été déjà amorcées dans le Sud-Ouest asia-
1. Marshall D. Sahlins, « Political power and the economy in primitive
society », in Gertrude E. Dole et Robert L. Carneiro (eds.), Essays in the Science
of Culture: In Honor of Leslie A. White, New York, Cromwell, 1960, p. 408.
268 Ruptures et controverses

tique dès 9000 avant J.-C., et il est probable que des villages de cultiva-
teurs sédentaires se sont établis dans la même région vers 6000 avant J.-C.
De même, des objets découverts dans le Nord-Est du Mexique semblent
indiquer que des tentatives de culture des plantes ont commencé envi-
ron au 7 e millénaire avant J.-C., pour devenir une véritable agriculture
autour de 1500 avant J.-C. A partir de ces centres initiaux et d'autres
du même type, la culture du sol s'est développée à des vitesses variables,
en s'adaptant à de nouvelles conditions climatiques et sociales. Mais ce
processus ne s'est pas manifesté de la même manière dans toutes les
régions du monde. Dans certaines régions, les populations n'acceptèrent
jamais, ou du moins n'acceptèrent qu'avec beaucoup de réticence, de
travailler le sol, tandis que d'autres, au contraire, allaient de l'avant
pour parvenir à un niveau de productivité et d'organisation sociale leur
permettant de s'engager dans la division du travail entre cultivateurs et
dirigeants et c'est dans cette diversification que nous avons reconnu le
sceau de la civilisation.

MINIMA CALORIQUES ET SURPLUS

On dit parfois que lorsqu'une société est capable de maintenir une divi-
sion du travail entre cultivateurs et dirigeants, c'est tout simplement
parce qu'elle est en mesure de produire un surplus dépassant nettement
le minimum nécessaire pour survivre. En termes physiologiques, on peut
définir tout à fait rigoureusement ce minimum comme l'absorption quo-
tidienne des calories alimentaires nécessaires pour compenser la quantité
d'énergie qu'un homme dépense dans ses prestations de travail. Cette
quantité a été grossièrement évaluée à 2 000-3 000 calories par personne
et par jour. Or, il n'est pas mal à propos de souligner que dans la plus
grande partie du monde, on n'en arrive pas encore à ce minimum quoti-
dien. Environ la moitié de la population du monde dispose d'une ration
alimentaire quotidienne de moins de 2 250 calories par individu. A cette
catégorie appartiennent l'Indonésie (1 750 calories), la Chine (1 800 calo-
ries) et l'Inde (1 800 calories). Deux dixièmes de la population du monde
tombent dans cette catégorie en disposant d'une ration quotidienne
moyenne allant de 2 250 à 2 750 calories par personne. Dans ce groupe
on trouve les pays du bassin méditerranéen et les pays des Balkans. Seuls
trois dixièmes de la population mondiale — les États-Unis, les dominions
britanniques, l'Europe occidentale et l'Union soviétique — dépassent
les 2 750 calories 2 . Et même ce dernier résultat doit être replacé dans son

2. Jean Fourastié, The Causes of Wealth, Glencoe, 111., Free Press, 1960,
p. 102-103.
La paysannerie et ses problèmes 269

contexte historique. Ainsi, au 17e siècle, la France — qui appartient


maintenant aux trois dixièmes privilégiés — n'arrivait à un montant de
3 000 calories par jour et par personne (représentées par une demi-miche
de pain par jour) qu'une année sur cinq. Au 18e siècle, on arrivait à ce
montant tous les quatre ans. Durant les années maigres, la ration quoti-
dienne moyenne descendait nettement en-dessous des besoins minimum 3 .
Les agriculteurs doivent non seulement se procurer cette ration mini-
mum de calories mais ils doivent également produire suffisamment de
ressources alimentaires dépassant ce minimum afin d'avoir assez de
semence pour la récolte de l'année suivante ou pour l'alimentation du
bétail. Ainsi, une ferme de 2 ha au Mecklembourg, dans le Nord-Est de
l'Allemagne, produisait au 14e et au 15e siècles 5 000 kg de céréales dont
1 700 devaient être engrangés pour semer la prochaine récolte, et 1 500 kg
pour nourrir quatre chevaux. De cette manière, plus de la moitié de la
production totale était déjà prélevée d'avance pour la semence et le four-
rage 4. Cette quantité ne constitue donc pas un surplus absolu mais une
quantité destinée à entretenir les moyens de production. Le cultivateur
devait prévoir un certain temps et des efforts pour réparer ses outils,
affûter ses couteaux, calfater son réservoir d'eau, clôturer sa ferme,
ferrer ses bêtes de trait, éventuellement fabriquer et fixer un épouvantail
destiné à éloigner les oiseaux de ses champs. En outre, il devait réparer
par exemple une toiture laissant passer l'eau, un récipient brisé ou des
vêtements usagés. La quantité nécessaire pour renouveller son équipe-
ment minimum destiné à la fois à la production et la consommation
constituait son fonds de remplacement.
Il ne faut pas simplement considérer ce fonds de remplacement en
termes purement techniques mais aussi en termes culturels. Les instru-
ments et techniques d'une technologie particulière sont le résultat d'un
long processus d'accumulation culturelle remontant loin dans le passé. Il
existe des technologies sans poterie ou sans réservoirs d'eau ou sans ani-
maux de trait. Mais lorsqu'une technologie en vient à inclure ces élé-
ments, ceux-ci deviennent partie intégrante de l'existence quotidienne et
donc culturellement nécessaires. Comme dit le philosophe grec Diogène,
un homme peut se passer de sa dernière coupe puisqu'il ne souffrira pas
de la soif tant qu'il pourra en faire une de ses mains. Mais, dès lors que
l'homme considère que les coupes lui sont culturellement nécessaires,
elles acquièrent une valeur supplémentaire, elles deviennent une chose
pour laquelle il va lutter afin de l'obtenir. Ainsi, une grande sécheresse ou

3. Ibid., p. 41.
4. Wilhelm Abel, Geschichte der deutschen Landwirtschaft vom friihen Mittel-
alter bis zum 19. Jahrhundert, Deutsche Agrargeschichte II, Stuttgart, Eugen
Ulmer, 1962, p. 95.
270 Ruptures et controverses

une invasion de sauterelles ou toute autre catastrophe naturelle mettant


en danger le fonds de renouvellement, menace non seulement l'existence
biologique de l'homme mais aussi les moyens dont il dispose pour satis-
faire ses exigences culturelles.
On pourrait concevoir qu'un agriculteur cesse ses efforts productifs
pour mettre en culture son sol lorsque sont assurés son minimum en
calories et son fonds de remplacement. Ainsi, par exemple, les Indiens
Kuikuru de l'Amazone sont capables de satisfaire leur minimum de calo-
ries et leurs fonds de remplacement en ne travaillant que trois heures
et demies par jour, et ils n'en font pas plus. Ils n'ont aucune raison tech-
nique ou sociale d'ajouter des heures supplémentaires à leur quota de
temps de travail quotidien 6 . Toute production allant au-delà du mini-
mum calorique et du fonds de remplacement obéit à des incitations et à
des exigences sociales. L'anthropologie économique se trouve ici face
à un de ses problèmes capitaux. D'aucuns prétendent que l'apparition
de surplus engendre de nouveaux problèmes; d'autres affirment que
l'existence de surplus potentiels est un fait universel et que ce qui compte
ce sont les moyens institués pour les mobiliser.

SURPLUS SOCIAUX

Le fonds cérémoniel
Il existe deux groupes d'impératifs sociaux. Le premier existe dans n'im-
porte quelle société. Même là où les hommes ont largement assez de nour-
riture et de biens, ils doivent entretenir des relations sociales avec leurs
semblables. Ils doivent par exemple épouser quelqu'un n'appartenant
pas à l'unité domestique dans laquelle ils sont nés et cette nécessité
implique des relations avec ceux qui sont leurs parents par alliance poten-
tiels ou réels. Ils doivent également se joindre à leurs semblables pour
maintenir l'ordre, assurer que certaines règles de conduite sont suivies
dans l'ensemble afin de rendre l'existence viable. On peut exiger d'eux, à
un moment quelconque, une certaine coopération pour la quête de nour-
riture. Mais les relations sociales de n'importe quel type n'ont jamais un
but entièrement utilitaire et instrumental. Chaque relation est toujours
entourée d'un appareil symbolique servant à l'expliquer, la justifier et la
réglementer. Ainsi, un mariage n'implique pas seulement le passage

5. Robert L. Carneiro, « Slash-and-burn cultivation among the Kuikuru and


its implications for cultural development in the Amazon basin », in Johannes
Wilbert (éd.), The Evolution of Horticultural Systems in Native South America :
Causes and Conséquences, Antropologica, Supplément N ° 2, 1961, p. 49.
La paysannerie et ses problèmes 271

d'une femme d'une maison à une autre. Il implique également des efforts
visant à établir de bons termes avec la future épouse et sa parenté; il
implique une cérémonie publique au cours de laquelle les participants
jouent leur rôle pour que tous voient que les partenaires sont bien en
âge de se marier et les réaménagements sociaux que le mariage impose;
il implique aussi la représentation publique d'un modèle idéal de ce que
les mariages — tous les mariages — devraient être pour les gens et
comment ceux-ci devraient se comporter une fois mariés. Toutes les rela-
tions sociales sont entourées d'un cérémonial qui doit toujours être
payé en travail, en biens ou en argent. Ainsi donc, si les hommes doivent
entretenir des relations sociales, ils doivent aussi travailler pour créer un
fonds dans lequel ils puiseront pour payer ces dépenses. Nous l'appelle-
rons le fonds cérémoniel.
Le fonds cérémoniel d'une société — et donc le fonds cérémoniel de
ses membres — peut être grand ou modeste. Ici encore, l'importance des
choses est relative. Les fonds cérémoniels des villages indiens du Mexique
et du Pérou, par exemple, sont très importants par rapport au quota en
calories et au fonds de remplacement dont on dispose, car l'homme
doit dépenser de gros efforts et beaucoup de biens pour organiser les
cérémonies qui servent à souligner et rendre exemplaire la solidarité de la
communauté à laquelle il appartient 6 . Les dépenses cérémonielles sont
une question de tradition culturelle et elles varient d'une culture à l'autre.
Mais partout, le besoin de créer et maintenir un tel fonds cérémoniel
entraîne la production de surplus dépassant le fonds de remplacement
étudié plus haut.
Il convient néanmoins de rappeler ici que les efforts de la paysannerie
ne sont pas uniquement suscités par les exigences internes de son mode
de vie. Une paysannerie existe toujours à l'intérieur d'un système plus
vaste. Il en résulte que l'importance de l'effort qu'elle doit fournir pour

6. On a pu démontrer qu'en Amérique centrale un individu peut avoir à


dépenser au moins l'équivalent d'une année de travail de salaires locaux pour
organiser et subventionner un cérémonial communautaire. Dans certaines
communautés, on a enregistré des dépenses allant de deux à vingt fois ce
montant. Pour des exemples, cf. Ralph Beals, Cherdn, A Sierra Tarascan Village,
Smithsonian Institution, Institute of Social Anthropology, Publication N° 2,
Washington, D. C., United States Government Printing Office, 1946, p. 85;
Calixta Guiteras-Holmes, Perils of the Soul : The World View of a Tzotzil
Indian, New York, Free Press, 1961, p. 58; Sol Tax, Penny Capitalism: A Guate-
malan Indian Economy, Smithsonian Institution, Institute of Social Anthropo-
logy, Publication N° 16, Washington, D. C., United States Government Print-
ing Office, 1953, p. 177-178. Pour les Andes, cf. William W. Stein, Hualcan:
Life in the Highlands of Peru, Ithaca, N. Y., Cornell University Press, 1961,
p. 52, 236, 255.
272 Ruptures et controverses

renouveler ses facteurs de production ou pour couvrir ses frais céré-


moniels est également fonction de la manière dont le travail est réparti
dans la société à laquelle appartient le paysan, et des règles qui gouver-
nent cette division du travail. Ainsi, dans certaines sociétés, la quantité
d'effort nécessaire pour satisfaire ces besoins peut être très réduite. Tel
est le cas, par exemple, d'une société où l'homme cultive lui-même les
plantes dont il se nourrit et fabrique lui-même son propre outillage de
base. Pour lui, la quantité de surplus nécessaire pour acquérir à l'exté-
rieur ce qui lui manque est assez réduite; en fait, elle équivaut à son fonds
de renouvellement. Ceci est également vrai dans les sociétés où diverses
unités domestiques fabriquent différents objets ou fournissent différents
services qui sont échangés au sein de relations sociales permettant des
équivalences réciproques. Si je cultive des céréales mais ne fabrique pas
mes propres couvertures, je peux échanger une quantité de ceréales
donnée contre un nombre donné de couvertures; celui qui fabrique les
couvertures reçoit ainsi de la nourriture en échange de son travail. Dans
de tels cas, les hommes reçoivent des biens par échange, mais — et ce
mais est important — la quantité de biens de subsistance qu'ils doivent
cultiver pour obtenir des couvertures ou des récipients doit quand même
être imputée à leur fonds de renouvellement, même si la manière dont ils
remplacent les biens qu'ils ne fabriquent pas eux-mêmes est indirecte.
Mais il est possible, et ceci de plus en plus à mesure que les sociétés
acquièrent une plus grande complexité, que les taux d'échange entre
unités de biens de subsistance produits par l'agriculteur et unités de
biens produits à l'extérieur, ne soient pas des équivalences déterminées
par une transaction directe entre producteur et consommateur, mais
soient des taux asymétriques d'échange déterminés par des conditions
extérieures. Lorsque les réseaux d'échange sont limités et localisés, les
partenaires doivent ajuster les prix de leurs marchandises au pouvoir
d'achat de leurs clients potentiels. Mais lorsque les réseaux d'échange
sont très vastes et soumis à des pressions qui ne tiennent aucun compte du
pouvoir d'achat d'une population locale, un agriculteur sera peut-être
obligé d'augmenter sensiblement sa production, même pour n'obtenir
que les articles dont il a besoin pour son fonds de renouvellement. Dans
ces conditions, une part considérable de ce fonds peut devenir le fonds
de profit de quelqu'un d'autre.

Le fonds de rente
Passons au second groupe d'impératifs sociaux qui peuvent entraîner la
production de surplus au-delà de la ration minimum de calories et du
fonds de remplacement. Comme nous l'avons vu plus haut, la relation
La paysannerie et ses problèmes 273

existant entre l'agriculteur et les spécialistes d'autres métiers peut être


symétrique. Ils peuvent échanger divers produits mais à des taux tradi-
tionnels et fixés depuis longtemps. Cependant, dans certaines sociétés
plus complexes, il existe des rapports sociaux qui ne sont pas symétriques
et sont d'une façon ou d'une autre fondés sur l'exercice du pouvoir.
Dans le cas de la ferme du Mecklembourg, par exemple, les 2 000 kg de
blé qui restaient à l'agriculteur après que celui-ci ait prélevé le nécessaire
pour renouveler ses semences et pour sa nourritre, n'étaient pas entière-
ment consommés par sa famille et ses dépendants. 1 350 kg, soit plus de
la moitié de la production réelle, étaient dus au seigneur qui avait un
pouvoir juridique ou domanial sur la région. Seuls 650 kg restaient à
l'agriculteur et à sa famille, ce qui équivalait à une ration quotidienne de
1 600 calories par personne 7. Ainsi, pour maintenir un niveau minimum
de calories, l'agriculteur devait chercher des sources supplémentaires de
calories comme celles qu'il pouvait tirer de son jardin ou de son bétail. Ce
paysan était donc soumis à un rapport de forces asymétrique qui grevait
sa production en permanence. Une telle charge qu'il devait à certains au
nom des droits supérieurs qu'ils avaient sur son travail de la terre, nous
l'appelons rente, que celle-ci soit payée en travail, en produits ou en
argent. Lorsqu'un individu exerce un pouvoir de domination effectif, ou
pouvoir domanial sur un agriculteur, ce dernier doit produire un fonds
de rente.
C'est cette production d'un fonds de rente qui distingue de façon décisive
le paysan de l'agriculteur primitif. Cette production, à son tour, est
stimulée par l'existence d'un ordre social au sein duquel certains indi-
vidus peuvent, par l'exercice du pouvoir, exiger des autres des paiements
qui entraînent le transfert des richesses d'une partie de la population à
une autre. Ce que le paysan perd constitue le gain du détenteur du pou-
voir car le fonds de rente versé par le paysan fait partie du fonds de pou-
voir dans lequel peuvent puiser ceux qui le détiennent.
Il convient de noter, cependant, qu'il existe de nombreuses manières
de produire ce fonds de rente et également de nombreuses manières de le
soutirer à la couche paysanne de la population et de le faire parvenir
entre les mains du groupe détenteur du pouvoir. Comme les distinctions
opérées dans la manière d'exercer ce pouvoir ont des effets structurels
importants sur l'organisation de la paysannerie, il existe, par conséquent,
non pas un mais de nombreux types de paysannerie. Le terme de
« paysan » ne signifie rien de plus qu'un rapport structurel asymétrique
entre les individus produisant les surplus et ceux qui les contrôlent;
pour donner un sens à ceci, nous devons nous poser d'autres ques-

7. Abel, Geschichte der deutschen Landwirtschaft..., op. cit., p. 95.


274 Ruptures et controverses

tions sur les différentes conditions qui maintiennent cette relation


structurelle.

LE RÔLE DE LA CITÉ

Le développement de la civilisation a communément été identifié au


développement des cités et par voie de conséquence, le paysan a toujours
été défini comme un agriculteur ayant un rapport constant avec la cité. Il
est certainement vrai qu'au cours de l'évolution culturelle, les maîtres
se sont généralement installés dans des centres particuliers qui, souvent,
sont devenus des cités. Néanmoins, dans certaines sociétés, les maîtres
ne faisaient simplement que « camper » parmi les paysans comme le firent
jusqu'à une date très récente les dirigeants Watusi au sein de la paysan-
nerie Bahutu du Ruanda-Urundi. Dans d'autres cas, les maîtres se sont
installés dans des centres religieux, par exemple des tombes ou des sanc-
tuaires où les paysans apportaient leurs produits. Dans l'Égypte an-
cienne, le pharaon installait sa capitale temporaire auprès de la pyra-
mide construite en son honneur; le rôle des cités restait négligeable.
Parmi les Maya Petén, l'intégration politique semble s'être réalisée sans
que ne soient apparues des zones à population urbaine dense 8 . La cité
est donc probablement, mais non pas nécessairement, le résultat de la
complexité croissante de la société. A mon avis, la cité est une agglomé-
ration au sein de laquelle sont exercées un grand nombre de fonctions, et
qui devient utile parce qu'avec le temps, on obtient une efficacité beau-
coup plus grande en concentrant ces fonctions en un seul emplacement.
Cependant, il existe des types de cités très variés. Jusqu'à une époque
récente, il existait en Inde de vastes agglomérations réunissant le château
et l'appareil du pouvoir détenu par des dirigeants militaires, et ces agglo-
mérations servaient de centres administratifs. D'autres agglomérations,
sites de sanctuaires, étaient avant tout des centres religieux, et attiraient
périodiquement des dévots en pèlerinage vers les temples. D'autres

8. Pour le mode d'établissement humain des Watusi et des Bahutu, cf.


Pierre B. Gravel, The Play for Power: Description of a commmity in Eastern
Ruanda, Ann Arbor, Mich., Department of Anthropology, University of
Michigan, Ph. D. thesis, 1962. Pour l'Égypte, cf. Henri Frankfort, The Birth of
Civilization in the Near East, Garden City, N. Y., Doubleday, 1956, p. 97-98
et John A. Wilson, The Culture of Ancient Egypt, Chicago, 111., University of
Chicago Press, 1951, p. 37 et 97-98. Pour les Maya, cf. Gordon R. Willey,
« Mesoamerica », in Robert J. Braidwood et Gordon R. Willey (eds), Courses
toward Urban Life, Chicago, 111., Aldine, 1962, p. 101, et Michael Coe, « Social
typology and the tropical forest civilizations », Comparative Studies in Society
and History, 4,1,1961, p. 66.
La paysannerie et ses problèmes 275

encore rassemblaient des lettrés qui développaient un aspect particulier


de la tradition intellectuelle du pays 9 . Ce n'est que lorsque l'une ou
l'autre de ces fonctions vient à dominer les autres et à exercer une attrac-
tion puissante sur elles que toutes se concentrent sous un même toit ou en
un seul lieu. Mais il existe des régions où aucun centre dominant n'appa-
raît, où les fonctions politiques, religieuses ou intellectuelles restent
dispersées. Le pays de Galles ou la Norvège, par exemple, sont des
régions où de nombreuses fonctions restent dispersées dans le pays et où
les cités se développent peu. La présence ou l'absence de cités affecte
certainement la structure d'une société mais la fondation d'un siège
destiné à l'appareil du pouvoir n'est qu'une des phases de l'établisse-
ment du pouvoir et de son influence. Un piano est un instrument destiné
à produire de la musique polyphonique; mais on peut créer de la musique
polyphonique avec autre chose qu'un piano. De la même façon, la cité
ne constitue qu'une des formes — bien que courante — dans l'orchestra-
tion du pouvoir et de ses influences, mais non sa forme exclusive ou même
déterminante.
Ainsi donc, c'est la cristallisation du pouvoir exécutif qui permet de
distinguer l'homme primitif de l'homme civilisé plutôt que la question
de savoir si ce pouvoir est situé dans un type particulier d'emplacement
ou un autre. Ce n'est pas la cité mais l'État qui constitue le critère déter-
minant de la civilisation et c'est l'apparition de l'État qui fixe le seuil de
la transition entre agriculteurs et paysans. Ainsi, c'est seulement lors-
qu'un agriculteur est intégré à une société étatique — c'est-à-dire lorsque
l'agriculteur est soumis aux exigences et sanctions de détenteurs du
pouvoir qui ne font pas partie de sa couche sociale — que nous pouvons
véritablement parler de la paysannerie.
Naturellement, il est difficile de déterminer le seuil de la civilisation
en termes de temps et d'espace. Néanmoins, à partir des données que
nous possédons maintenant, nous pouvons situer les débuts de l'État
et donc de la paysannerie aux alentours de 3500 avant J.-C. dans la
région du Proche-Orient et vers 1000 avant J.-C. en Amérique centrale. Il
convient de souligner que les processus de constitution de l'État sont
multiples et complexes. Différentes régions ont été intégrées dans des
États de manières nettement différentes et à des époques différentes.
Dans certaines régions du monde, ces processus ne sont pas encore
achevés et dans quelques rares endroits, nous assistons à la rencontre
d'agriculteurs primitifs et de sociétés étatiques; ces dernières s'immiscent

9. McKim Mariott et Bernard C. Cohn, « Networks and centers in the


intégration of Indian civilization », Journal of Social Research (Ranchi, Bihar,
India) 1, 1, 1958.
276 Ruptures et controverses

dans les affaires des premiers et s'efforcent de les placer sous leur
contrôle.

LA PLACE DE LA PAYSANNERIE DANS LA SOCIÉTÉ

Le monde contient non seulement des primitifs en voie de devenir des


paysans ainsi que de véritables paysans, mais il contient à la fois des
sociétés dans lesquelles le paysan est le principal producteur du fonds de
la richesse sociale et d'autres où il est relégué à un rang inférieur. Il
existe encore de vastes régions dans lesquelles les paysans qui cultivent
le sol à l'aide de leurs outils traditionnels non seulement forment la
grande majorité de la population mais alimentent les fonds de rente et de
profit qui soutiennent toute la structure de la société. Dans ces sociétés,
tous les autres groupes sociaux dépendent des paysans à la fois pour leur
nourriture et pour tous les revenus dont ils disposent. Cependant, il
existe d'autres sociétés au sein desquelles la Révolution industrielle a
créé de vastes complexes de machines qui produisent des biens tout à fait
indépendamment des paysans. Les paysans qui peuvent encore exister
dans ces sociétés occupent une place secondaire dans la production de
richesses. Il faut nourrir le nombre gigantesque et croissant de travail-
leurs qui manœuvrent ces machines à créer les richesses. Or, il est fré-
quent que le ravitaillement de ces ouvriers ne soit plus effectué par
des paysans qui, selon des techniques traditionnelles, cultivent de petites
parcelles, mais par des « usines à la campagne » qui appliquent la techno-
logie de la Révolution industrielle à la production massive de plantes
vivrières; en d'autres termes, ce sont d'immenses exploitations agricoles
fonctionnant à l'aide de gros capitaux et de procédés scientifiques10. Le
personnel de ces exploitations n'est pas constitué de paysans mais de
salariés agricoles qui sont rétribués de la même façon qu'un ouvrier de
l'industrie. Ces deux types de société sont des menaces pour le paysan,
soit que ces menaces proviennent de demandes supplémentaires de sur-
plus, soit que la concurrence rende le paysan économiquement inutile.

10. Pour une discussion sur la plantation, cf. Eric C. Wolf et Sidney W.
Mintz, « Haciendas and plantations in Middle America and the Antilles »,
Social and Economic Studies 6,3,1957, et Plantations Systems of the New World,
documents du séminaire de San Juan, Porto Rico, Social Science Monographs,
7, Pan American Union, Washington, D. C., 1959. Pour une étude approfondie
sur le remplacement du système fondé sur la production paysanne par le système
des plantations, cf. Ramiro Guerra y Sanchez, Sugar and Society in the Carib-
bean, New Haven, Conn., Yale University Press, 1964.
La paysannerie et ses problèmes 277

LE DILEMME DU PAYSAN

Celui qui n'appartient pas à la paysannerie peut considérer le paysan


comme un mouton à tondre périodiquement :
Three bags full
One for my master, one for my dame,
And one for the little boy down the lane11.
Mais pour le paysan, la ration minimum de calories et le fonds de renou-
vellement sont d'importance vitale ainsi que les paiements cérémoniels
qu'il doit faire pour maintenu l'ordre social de son petit monde paysan.
Ces besoins, comme nous l'avons indiqué plus haut, varient selon les
cultures : ils ne sont pas les mêmes en Chine qu'à Porto Rico. Cependant,
ils ont fonctionnellement et logiquement priorité sur les demandes éma-
nant de ceux qui n'appartiennent pas à la paysannerie, que ce soit le
seigneur ou le marchand. Cette attitude est clairement exprimée dans
une vieille ballade que l'on chantait lors des soulèvements paysans de la
fin du Moyen Age en Europe :
Whett Adam delved and Eve span,
Who was then the gentleman12 ?
Les besoins des paysans — la nécessité de maintenir un minimum de
calories, un fonds de renouvellement et un fonds cérémoniel — entrent
souvent en conflit avec les exigences imposées par un groupe social
étranger à la paysannerie.
S'il est exact que la paysannerie est avant tout définie par ses relations
de subordination à un autre groupe social qui la domine, il est donc éga-
lement exact — et c'est un corollaire de cette définition — que la paysan-
nerie est forcée de maintenir un équilibre entre ses propres besoins et
ceux de ces groupes et qu'elle sera soumise aux tensions produites par
cette lutte pour conserver l'équilibre. Celui qui n'appartient pas à la
paysannerie voit surtout dans le paysan une source de main-d'œuvre et
de biens qui lui permettent d'accroître son fonds de pouvoir. Mais le
paysan est à la fois agent économique et chef d'une unité domestique. Sa
tenure est à la fois une unité économique et un foyer.
Ainsi, cette unité paysanne n'est pas uniquement une organisation pro-
ductive composée d'un nombre donné de « bras » prêts à travailler dans
les champs; c'est aussi une unité de consommation, composée d'autant
de bouches à nourrir qu'il y a de travailleurs. En outre, cette unité sociale

11. Nursery rhymes (berceuse) : « Trois balles de laine, la première pour


mon maître, la seconde pour ma belle et la troisième pour le petit garçon qui
habite en bas de la rue. »
12. « Au temps où Adam labourait et Èvefilait,qui donc était le seigneur? »
278 Ruptures et controverses

ne nourrit pas seulement ses membres; elle leur fournit beaucoup d'au-
tres services. En son sein, les enfants sont élevés et initiés à la vie en
société conformément aux exigences du monde adulte. On y prend soin
des vieillards jusqu'à leur mort et leur enterrement est payé par la réserve
de richesses de l'unité paysanne. Le mariage apporte la satisfaction
sexuelle, et les liens existant dans l'unité paysanne crée des sentiments
d'affection qui unissent ses membres entre eux. Les « frais de représen-
tation » qu'ont les membres de l'unité domestique au sein de la commu-
nauté plus grande qui la contient sont payés par le fonds cérémoniel.
Ainsi, l'unité paysanne fournit du travail là où c'est nécessaire dans un
grand nombre de circonstances différentes; on voit donc que ces dépen-
ses de travail ne sont pas directement suscitées par l'existence d'un sys-
tème économique réglementé par les prix et les bénéfices.
Dans notre société, également, nous sommes familiers de ce type de
comportement économique. Une mère reste toute la nuit au chevet de
son enfant malade ou prépare le repas de sa famille sans évaluer le coût
de son travail. Un père effectue parfois de petites réparations dans la
maison; un adolescent peut tondre la pelouse. Sur un marché libre, ces
services coûteraient assez cher. Ainsi, on a estimé par exemple, que dans
notre société, un homme peut économiser 30 000 à 40 000 francs par an
sur les services économiques s'il se marie; autrement, il doit payer les
spécialistes pour ces services aux tarifs en cours sur le marché. Dans une
famille, ces tâches effectuées par amour sont spontanées et il n'est pas
nécessaire de les comptabiliser.
Dans les unités domestiques paysannes on retrouve le même compor-
tement. Les paysans sont évidemment conscients du prix de la main-
d'œuvre et des biens sur le marché puisque leur existence économique et
sociale en dépend. La ruse des paysans est proverbiale. Ainsi, beaucoup
d'anthropologues soutiendraient Sol Tax qui concluait, dans une étude
sur les paysans indiens du Guatemala, que « ceux qui achètent des biens
font un choix entre plusieurs marchés selon ce qu'ils veulent acheter et
selon le temps qu'ils acceptent de dépenser pour les acquérir moins cher
et plus près de la source 13 ». Cependant, dans la mesure où la ferme du
paysans sert à approvisionner un groupe d'individus, chaque décision
prise en tenant compte du marché extérieur a également un aspect interne
et domestique.
Ce fait a déterminé l'économiste russe A. V. Chaianov à parler d'un
type spécial d'économie, l'économie paysanne. Son raisonnement est le
suivant :
« La première caractéristique fondamentale de l'économie paysanne est
qu'elle est une économie familiale. Toute son organisation est déterminée par
13. Tax, op. cit., p. 14.
La paysannerie et ses problèmes 279

les dimensions et la composition de la famille paysanne et par la coordination


de ses besoins de consommation avec le nombre de ses membres actifs. Ceci
explique pourquoi la conception du profit, dans l'économie paysanne, diffère
de celle de l'économie capitaliste et pourquoi la conception capitaliste du profit
ne peut être appliquée à l'économie paysanne. Le profit capitaliste est un profit
net calculé en déduisant tous les frais de production du revenu total. Un tel
calcul du profit ne peut être appliqué à l'économie paysanne car dans cette
dernière, les éléments imputables aux frais de production sont exprimés en
unités que l'on ne peut comparer à celles de l'économie capitaliste.
Dans l'économie paysanne, comme dans l'économie capitaliste, le revenu
brut et les dépenses matérielles peuvent être exprimées en roubles; mais le
travail fourni ne peut ni être exprimé ni être mesuré en roubles de salaires payés
mais seulement en efforts fournis par la famille paysanne elle-même. Ces efforts
ne peuvent être soustraits de ou ajoutés à des unités monétaires ; ils peuvent tout
au plus être placés en face de roubles. La comparaison de la valeur d'un certain
effort fourni par la famille à la valeur d'un rouble serait très subjective; elle
varierait selon que les besoins de la famille ont été plus ou moins bien satisfaits
et avec la peine qu'implique l'effort ainsi qu'avec d'autres conditions.
Tant que les besoins de la famille paysanne ne sont pas satisfaits, puisque
la signification subjective de cette satisfaction est affectée d'une valeur plus
grande que le travail pénible nécessaire pour obtenir cette satisfaction, la famille
paysanne travaillera pour une rémunération modeste qui, dans une économie
capitaliste, serait définitivement non rentable. Comme le principal but de l'éco-
nomie paysanne consiste à satisfaire un budget annuel de consommation fami-
lial, le fait le plus intéressant ne réside pas dans la rémunération de l'unité de
travail (la journée de travail) mais dans la rémunération du travail de l'année
tout entière. Naturellement, s'il y a abondance de terres, toute unité de travail
fournie par la famille tendra à être rétribuée par un salaire maximum, qu'il
s'agisse d'une économie paysanne ou capitaliste. Dans ces conditions, l'éco-
nomie paysanne devient fréquemment une agriculture plus extensive que l'éco-
nomie gérée avec une mentalité d'entrepreneur capitaliste. L'unité de terre
rendra un plus petit revenu mais de plus hauts salaires par unité de travail.
Mais lorsque la superficie des terres disponibles est limitée et est cultivée à un
degré d'intensité normal, la famille paysanne n'arrive pas à utiliser toute sa
main-d'œuvre sur son propre sol si elle pratique la culture extensive. Disposant
d'un excédent de main-d'œuvre et n'étant pas en mesure de couvrir tous ses
besoins avec le revenu tiré du salaire annuel de ses membres, la famille paysanne
peut employer son excédent de main-d'œuvre dans une culture plus intensive
de ses terres. De cette manière, elle peut accroître le revenu annuel de ses mem-
bres actifs bien que la rémunération de chaque unité de leur travail soit plus
faible. [...] Pour la même raison, la famille paysanne loue souvent de la terre
à un prix extrêmement élevé qui n'est pas rentable du point de vue purement
capitaliste et achète du terrain à un prix qui dépasse de beaucoup la rente capi-
talisée. La famille paysanne agit ainsi afin d'exploiter la capacité de travail
excédentaire qui (autrement) ne pourrait être utilisée dans les conditions de
rareté du sol u . »

14. A. V. Chaianov, « The socio-economic nature of peasant farm economy »,


in P. A. Sorokin, Cari C. Zimmerman et Charles J. Galpin (eds.), A Systematic
Source Book in Rural Sociology, Minneapolis, Minn., University of Minnesota
Press, 1931, p. 144-145.
280 Ruptures et controverses

Le problème éternel de la paysannerie consiste ainsi à équilibrer les


demandes du monde extérieur avec les besoins qu'ont les paysans d'ap-
provisionner leur unité domestique. Cependant, pour résoudre ce pro-
blème de base, les paysans peuvent suivre deux stratégies diamétralement
opposées. La première de celles-ci consiste à accroître la production; la
seconde à réduire la consommation.
Si le paysan suit la première stratégie, il doit accroître le rendement du
travail sur sa propre ferme afin d'augmenter sa productivité ainsi que la
quantité de produits à écouler sur le marché. Tout dépendra essentiel-
lement de la manière dont il pourra plus ou moins facilement mobiliser
les facteurs de production nécessaires — sol, main-d'œuvre et capital
(que ce soit sous la forme d'épargne, de liquidités ou de crédit) — et bien
entendu des conditions générales du marché. Rappelons que chez les
paysans, les facteurs de production sont d'habitude fortement soumis à
des priorités impératives comme les surplus prévus pour les dépenses
cérémonielles et le paiement de la rente foncière. Il est très rare, sinon
impossible, qu'un homme parvienne par ses propres moyens économi-
ques à un niveau de productivité supérieur à celui qui est requis par ces
paiements obligatoires. En outre, il est difficile à la plupart des paysans
de considérer leurs possessions comme une réalité purement écono-
mique qui n'aurait aucun rapport avec l'approvisionnement de leur unité
domestique. Un lopin de terre, une maison ne sont pas de simples fac-
teurs de production; ils sont également chargés de valeurs symboliques.
Les bijoux de famille n'équivalent pas à une simple somme d'argent
liquide; il s'agit souvent d'un héritage chargé de valeur affective. Cepen-
dant, notre analyse peut également nous indiquer à quel moment on
peut s'attendre à ce qu'un nombre croissant de paysans suivent la straté-
gie de l'accroissement de la production.
Tout d'abord, ceci devient possible lorsque les liens traditionnels
reposant sur l'existence de la rente paysanne s'aiïaiblissent; ceci peut se
produire lorsqu'est devenue inefficace la structure du pouvoir permettant
aux maîtres traditionnels de la terre de drainer des fonds de rente. En
second lieu, le même phénomène peut se manifester lorsque le paysan a
réussi à échapper aux exigences qui lui sont imposées d'apporter son
support par des dépenses cérémonielles, aux liens sociaux traditionnels
qui le rattachent à ses semblables. S'il parvient à refuser d'engager son
surplus dans des dépenses cérémonielles, il peut se servir des fonds ainsi
libérés pour soutenir son ascension économique. Ces deux modifications
vont fréquemment de pair. Tandis que la structure supérieure du pouvoir
s'affaiblit, de nombreux liens sociaux perdent également leur raison
d'être. Dans de telles circonstances, peut apparaître une classe de paysans
riches qui poussent de côté leurs semblables moins heureux et s'installent
La paysannerie et ses problèmes 281

dans le vide laissé en se retirant par les détenteurs du pouvoir. Au cours


de leur ascension, ils trahissent de plus en plus les conceptions tradi-
tionnelles relatives à la manière d'entretenir et de symboliser les rapports
sociaux, et abusent souvent de leur nouveau pouvoir pour s'enrichir aux
dépens de leurs voisins. Il en était ainsi des yeomen dans l'Angleterre du
16e siècle, des riches paysans de Chine et des koulaks (terme qui signifie
« poing ») de la Russie pré-révolutionnaire. Dans d'autres cas, de vastes
communautés de paysans peuvent renoncer à leurs traditions cérémo-
nielles comme ce fut le cas parmi de nombreux groupes d'Indiens
d'Amérique centrale qui abandonnèrent leurs rites populaires catholiques
— qu'accompagnaient de nombreuses dépenses destinées aux organisa-
tions et festivités religieuses — pour se tourner vers un protestantisme
austère qui ne réclame pas de tels sacrifices1B.
L'autre alternative consiste à résoudre le dilemme fondamental du
paysan en réduisant sa consommation. Le paysan peut réduire sa ration
de calories aux produits de subsistance les plus indispensables; il peut
réduire ses achats sur le marché extérieur à quelques biens de première
nécessité seulement. Pour compenser, il vivra autant que possible du
travail de son propre groupe domestique qui produit sa nourriture et
les objets qui lui sont nécessaires, sans quitter les limites de sa propre
maisonnée. Ces efforts pour équilibrer les comptes par la sous-consom-
mation permettent en grande partie d'expliquer pourquoi les paysans ont
tendance à s'accrocher à leur mode de vie traditionnel, pourquoi ils crai-
gnent les innovations autant que les tentations : toute nouveauté pour-
rait détruire leur équilibre précaire. En même temps, ces paysans sou-
tiendront le maintien des rapports sociaux traditionnels ainsi que la
dépense des fonds cérémoniels nécessaires pour animer ces rapports.
Tant que ces rapports peuvent être conservés, une communauté de pay-
sans peut se préserver d'une plus grande pénétration des exigences et
pressions de l'extérieur, tout en obligeant ses membres les plus fortunés
à partager une partie de leur main-d'œuvre et de leurs biens avec les
voisins moins aisés.
C'est pourquoi, dans de nombreuses régions du monde — même là
où la paysannerie a été reléguée au second plan dans l'ensemble de
l'ordre social — nous rencontrerons le phénomène de paysans s'effor-
çant de survivre sans dépendre exagérément du plus grand système. Il
convient également de se souvenir que dans de nombreuses circonstan-
ces — surtout en temps de guerre et de dépressions économiques —les
fermes des paysans représentent des sanctuaires auxquels sont épargnées

15. Voir par exemple June Nash, « Protestantism in an Indian village in the
Western Highlands of Guatemala », The Alpha Kappa Deltan 20,1,1960, p. 50.
282 Ruptures et controverses

les rigueurs qui désolent les populations des villes et des centres indus-
triels. Un individu possédant 2 ha et une mule a la vie difficile; mais
il disposera au moins de quelques réserves potentielles en calories lorsque
les autres devront peut-être chercher à se nourrir parmi les immondices
des villes dévastées. En restant maître de son sol et capable d'y faire
pousser des cultures, le paysan conserve son autonomie et ses moyens de
survivre tandis que les autres, qui dépendent davantage de la grande
société, y parviennent moins bien.
Si les deux stratégies mènent à des situations totalement différentes,
il ne faut pas croire cependant qu'elles s'excluent l'une l'autre. Nous
avons vu que la prédominance de l'une ou de l'autre est essentiellement
fonction de l'ordre social plus vaste à l'intérieur duquel le paysan doit
vivre. Selon qu'un ordre social se renforce ou s'affaiblit, les paysans
pencheront pour l'une plutôt que pour l'autre, parfois jouant des deux
en même temps dans des contextes différents. Les périodes au cours des-
quelles la première stratégie sera nettement préférée peuvent être suivies
d'autres périodes au cours desquelles le paysan se retranchera et renou-
vellera ses rapports sociaux dans une sphère plus étroite. De même, il y
aura toujours, n'importe quand, des individus qui risqueront l'ostra-
cisme social parce qu'ils veulent tester les limites que possèdent leurs
liens sociaux traditionnels, tandis que les autres préféreront la sécurité
que l'on a à suivre des normes déjà éprouvées et donc supposées être
bonnes. Au contraire des clichés littéraires sur le thème de la paysannerie
immuable, la paysannerie est toujours dans un état dynamique, se mou-
vant constamment entre ces deux pôles en quête d'une solution à son
dilemme fondamental.
L'existence d'une paysannerie implique donc non seulement qu'il
existe un lien entre paysan et non paysan, mais un type d'adaptation,
une combinaison d'attitudes et d'activités destinées à soutenir l'agricul-
teur dans son effort visant à se maintenir, ainsi que ses semblables, dans
un ordre social qui menace cet état de choses.
MAURICE GODELIER

anthropologie et économie
une anthropologie économique est-elle possible?*

« L'économie politique en tant que science


des conditions et des formes dans lesquelles
les diverses sociétés humaines ont produit
et échangé et dans lesquelles en consé-
quence les produits se sont chaque fois
répartis — l'économie politique avec cette
extension reste pourtant à créer. »
Friedrich ENGELS
Anti-Diihring, 1877

Une anthropologie économique est-elle possible? A première vue, cette


question n'a pas de sens car l'anthropologie économique est du domaine
du fait réalisé, du réel et non du possible. Il suffit de rappeler qu'une
œuvre qui, au début de ce siècle, allait réorienter et marquer toute l'an-
thropologie moderne, The Argonauts of the Western Pacific (1922 le
premier grand livre de Malinowski, était consacrée tout entière à l'ana-
lyse des rapports économiques et des formes de compétition et d'échange
au sein des populations des îles Trobriand. Et si nous remontons au-
delà vers les fondateurs de la science anthropologique, nous découvrons
immédiatement l'œuvre immense des historiens du droit comparé qui,
de Maurer 2 à Maine 3 ou Kovaleski 4 , pour ne citer que les plus grands,

* Extrait de : Horizons, trajets marxistes en anthropologie, Paris, Maspero,


1973, p. 13-82. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.
1. B. Malinowski, avant d'aller sur le terrain, avait déjà publié un article
sur « The economic aspect of the Intichiuma ceremonies » (1902, in Festskrift
tillägnad, Eduard Westermarck, Helsingfors), et à son retour il publia « Primi-
tive économies at the Trobriand Islands », Economic Journal 31, Londres,
p. 1-16).
2. G. L. von Maurer, Einleitung zur Geschichte der Mark-Hof-Dorf und
Stadtverfassung und der öffentlichen Gewalt, Munich, 1854.
3. Sir H. S. Maine, Ancient Law, Londres, John Murray, 1861, chap. vu :
« The early history of property », p. 244-303.
4. M. M. Kovaleski, Tableau des origines et de révolution de la famille et de la
286 Anthropologie et économie : un bilan critique

ont accumulé des informations multiples sur les formes variées de pro-
priété et de travail que fournissait la connaissance des sociétés antiques
ou médiévales de l'Orient et de l'Occident, informations qu'ils compa-
raient ensuite aux données recueillies au sein de multiples sociétés
vivantes d'Asie, d'Amérique, d'Afrique ou d'Océanie que l'Europe avait
progressivement découvertes au cours de son expansion coloniale et
impérialiste. Ces données devaient, à leurs yeux, fournir les matériaux
d'une théorie de l'évolution de l'humanité et, s'il a fallu critiquer l'étroi-
tesse et les erreurs de cette théorie, il est indéniable que de nos 'ours une
théorie de l'évolution multilinéaire de l'humanité est de nouveau en
chantier.
Pour rendre tout à fait convaincante la démonstration de la réalité
et de l'importance théorique de l'anthropologie économique dans le
développement de l'anthropologie moderne, nous nous bornerons à
rappeler que les Argonautes de Malinowski furent suivis d'œuvres célè-
bres, telles Primitive Polynesian Economy (1939) de Raymond Firth, The
Nuer (1940) d'Evans-Pritchard ou d'œuvres importantes mais de renom-
mée plus discrète telles The Economy of the Central Chin Tribes (1943)
de Stevenson et The Economy of the Inca State (1957) de John Murra
ou Kapauku Papuan Economy (1963) de Léopold Pospisil, etc.
La question de l'anthropologie économique n'est donc pas une ques-
tion de fait mais de droit. Et cette question de droit est celle du rôle réel,
de l'importance relative des rapports économiques dans la logique profonde
du fonctionnement et de l'évolution des sociétés humaines, donc la question
du rapport entre économie, société et histoire. Cette question théorique
en implique une autre, épistémologique cette fois, celle des conditions et
des modalités de la pratique théorique qui permet la connaissance scien-
tifique des structures économiques des sociétés étudiées par les anthropo-
logues.
Cependant remarquons immédiatement que si cette seconde question
concerne plus spécialement les anthropologues et l'exercice de leur
métier la première question, fondamentale, n'est en aucune façon propre
à l'anthropologie et n'a pas commencé à se poser au vingtième siècle. Tou-
tes les sciences humaines, que ce soit l'archéologie ou l'histoire, l'anthro-
pologie ou la sociologie, la démographie ou la psychologie sociale ne

propriété. Stockholm, Lorenska Stiftelse, n° 2, 1890. Bien entendu il faut men-


tionner également Morgan, Ancient Society, 1877, 4e partie; « Growth of the
idea of property », et le commentaire qu'en a donné Engels dans « L'origine de
la famille, de la propriété privée et de l'État » (1884).
Voir sur ces points notre préface à l'ouvrage Sur les sociétés précapitalistes,
Paris, Éditions Sociales, 1970.
Une anthropologie économique est-elle possible? 287

peuvent éviter d'affronter cette même question des rapports entre écono-
mie, société et histoire, et d'y apporter des réponses, bien entendu chaque
fois spécifiques. Combien d'historiens, tels Fernand Braudel, Ernest
Labrousse, Éric Will ou Cyril Postan qui, au sein de leurs divergences,
ne souscriraient à cette déclaration de R. Firth, sorte de bilan théorique
d'un savant qui a suivi et analysé pendant trente ans le fonctionnement
et l'évolution de la société polynésienne de l'île Tikopia :
« Après avoir publié une analyse de la structure sociale, en particulier de la
structure de parenté (We, the Tikopia, Londres, 1936), j'ai analysé la structure
économique de la société parce qu'il y avait tant de relations sociales qui deve-
naient plus manifestes quand on analysait leur contenu économique. En effet
la structure sociale, et en particulier la structure politique, dépendait clairement
des relations économiques spécifiques qui naissaient du système de contrôle des
ressources. Et à ces relations étaient liées à leur tour les activités et institutions
religieuses de la société 6 . »
Cette position théorique coïncide étroitement avec celle d'André
Leroi-Gourhan qui déplore que dans les travaux des archéologues et
sociologues :
« L'infrastructure techno-économique n'est intervenue le plus souvent que
dans la mesure où elle marquait de manière indiscrète la superstructure des
pratiques matrimoniales et des rites. La continuité entre les deux faces de l'exis-
tence des groupes a été exprimée avec pénétration par les meilleurs sociologues
mais plutôt comme un déversement du social dans le matériel que comme un
courant à double sens dont l'impulsion profonde est celle du matériel. De sorte
qu'on connaît mieux les échanges de prestige que les échanges quotidiens, les
prestations rituelles que les services banaux, la circulation des monnaies dotales
que celle des légumes, beaucoup mieux la pensée des sociétés que leur corps »
A lire ces propos on pourrait s'imaginer que la question du rapport
entre économie et histoire est déjà réglée dans l'esprit des plus grands
chercheurs et d'une manière qui ressemble fort aux célèbres thèses de
M a r x d a n s la préface de la Contribution à la critique de /'économie poli-
tique (1859) : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne
le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est
pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement
leur être social qui détermine leur conscience7. »
En fait il n'en est rien et parmi les marxistes eux-mêmes existent plu-
sieurs manières de comprendre ce qu'il faut entendre par « conditions »
économiques du processus de vie sociale, par « détermination » du social
par l'économique. Pour présenter de la façon la plus brève, sinon la plus

5. R. Firth, Préface de la seconde édition (1964) de Primitive Polynesian


Economy, Londres, Routledge-Kegan, p. xi, souligné par nous, M. G.
6. A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, t. I,
p. 210, souligné par nous, M. G.
7. K. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions
Sociales, 1957, p. 4.
288 Anthropologie et économie : un bilan critique

fidèle, les approches théoriques qui regroupent les anthropologues en


autant de courants distincts et partiellement opposés à propos de la
question du rapport économie-société et histoire, nous nous bornerons
aux différences majeures qui existent entre l'approche fonctionnaliste,
l'approche structuraliste et l'approche marxiste. De nouveau, remar-
quons que ces courants n'existent pas seulement dans le champ de l'an-
thropologie mais dans toutes les disciplines des sciences humaines.
En fait trois points sont au centre des débats concernant l'anthropo-
logie économique :
— Qu'entend-on par réalité économique, que vise-t-on lorsqu'on veut
analyser l'économie d'une société?
— Quelles sont les limites de l'anthropologie? Quelles sociétés étu-
dient l'anthropologie et y a-t-il une raison théorique qui justifie ce
contenu et ces limites?
— Quelle est la causalité des structures économiques, leur effet sur
l'organisation et l'évolution des sociétés étudiées par les anthropologues?
Ces trois points sont liés, mis nous les aborderons successivement pour
des commodités d'exposition. Nous pensons qu'une synthèse critique
des principaux résultats acquis devrait permettre de suggérer un change-
ment de base de l'analyse théorique de ces questions et de l'anthropologie
en général.

1. DE LA DÉFINITION DE L'ÉCONOMIQUE

Trois thèses s'affrontent parmi les anthropologues à propos de la défi-


nition de l'économique et cette situation ne diffère en rien de celle qui
règne chez les économistes depuis plus d'un siècle 8 . Pour Herskovitz,
Le Clair, Burling, Salisbury, Schneider et tous ceux qui se désignent eux-
mêmes comme des « formalistes », la science économique a pour objet
l'étude du « comportement humain en tant que relation entre des fins
et des moyens rares qui ont des usages alternatifs 9 ».
Cette définition est celle du marginalisme dont se réclament la majorité
des économistes occidentaux non marxistes 10. Karl Polanyi, Georges

8. Voir à ce propos M. Sahlins, « Economie anthropology and anthropolo-


gical économies », Social Science Information 8, 5, 1969, p. 13.
9. L. Robbins, The Subject Matter of Economies; traduction française :
Essai sur la nature et la signification de la science économique, Paris, Librairie
Médicis, 1947, chap. i. Les thèses formalistes sont rassemblées dans E. Le Clair
et H. Schneider, Economie Anthropology, New York, Holt, Rinehart, 1967.
10. C'est celle qui introduit l'ouvrage classique de Paul Samuelson, L'écono-
mique, Paris, A. Colin, 1943, 2 vol.
Une anthropologie économique est-tlle possible? 289

Dalton 11 et ceux qui se déclarent partisans d'une définition « substan-


tive » et non formelle de l'économique entendent par économie d'une
société les formes et les structures sociales de la production, de la répar-
tition et de la circulation des biens matériels qui caractérisent cette
société à un moment déterminé de son existence. On reconnaît là la défi-
nition « classique » de l'économie, celle d'Adam Smith et de Ricardo
que reprennent aujourd'hui des économistes dissidents du margina-
lisme, tel Piero Sraffa 12 .
D'autres anthropologues enfin, tels Marshall Sahlins, Jonathan Fried-
man, Maurice Godelier, Emmanuel Terray 13 , etc., rejettent, comme les
substantivistes, la définition formelle de l'économie mais estiment la défi-
nition « substantive » de l'économie non pas fausse mais radicalement
insuffisante. Ils proposent d'analyser et d'expliquer les formes et struc-
tures des procès de la vie matérielle des sociétés à l'aide des concepts
élaborés par Marx — de façon d'ailleurs inachevée — de « mode de
production » et de « formation économique et sociale14 ». Par mode de
production (au sens restreint) ils désignent la combinaison, susceptible
de se reproduire, des forces productives et des rapports sociaux de pro-
duction spécifiques qui déterminent la structure et la forme du procès de
production et de circulation des biens matériels au sein d'une société
historiquement déterminée. Ils supposent qu'à un mode de production
déterminé (au sens restreint) correspondent, dans une relation à la fois
de compatibilité et de causalité structurales, diverses formes déterminées
de rapports politiques, idéologiques, etc., et désignent l'ensemble de
ces rapports économiques et sociaux analysés dans leur articulation spé-
cifique sous le nom également de mode de production (pris au sens large
cette fois), comme par exemple lorsqu'on parle du mode de production
esclavagiste des cités grecques ou de la Rome antique, ou du mode de
production féodal en France et en Angleterre médiévales. De plus, comme
il est fréquent qu'une société concrète soit organisée sur la base de plu-
sieurs modes de production articulés les uns aux autres d'une manière
spécifique et sous la domination de l'un d'entre eux, on recourt pour

11. K. Polanyi, The Great Transformation : The Political and Economic


Origins of our Time, Boston, Mass., Beacon Press, 1957; G. Dalton, Economic
Anthropology and Development : Essays on Tribal and Peasant Economies,
New York, Basic Books, 1971.
12. P. Sraffa, De la production des biens de production, Paris, Dunod, 1970.
13. M. Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, Paris, Maspero,
1966; M. Sahlins, Stone Age Economics, Chicago, 111., Aldine, 1972; E.
Terray Le marxisme devant les sociétés primitives, Paris, Maspero, 1969.
14. M. Godelier, « Qu'est-ce que définir ime formation économique et
sociale : l'exemple des Incas », La Pensée 159, octobre 1971, p. 99-106.
290 Anthropologie et économie : un bilan critique

désigner de tels ensembles articulés de modes de production à la notion


de « formation économique et sociale ». C'est ainsi que, dans la France
du 19e siècle, à côté du mode de production capitaliste qui peu à peu
s'empare de toute la production industrielle et d'une partie de la produc-
tion agricole et domine l'économie nationale, et, malgré les bouleverse-
ments profonds produits par la révolution de 1789, subsistent dans
l'agriculture, l'artisanat et le petit commerce des rapports de production
précapitalistes basés sur la petite propriété privée parcellaire ou même
sur des rapports de production de type féodal ou de type communautaire.
Tels sont les trois courants en présence. Revenons sur leurs opposi-
tions. La thèse formaliste — et c'est sa faiblesse radicale — assigne à
l'anthropologie économique l'étude de cette variété de comportements
humains qui consistent à combiner le mieux possible des moyens déter-
minés et rares pour atteindre des fins spécifiques. De ce fait, la science
économique perd tout objet puisqu'elle devrait, à la limite, traiter de
n'importe quelle activité humaine finalisée, que cette fin soit l'accumu-
lation de richesses matérielles, de pouvoir politique ou la réussite du
salut surnaturel. La science économique se dissout pour se confondre
avec la praxéologie, discipline nouvelle qui n'a guère produit jusqu'alors
que des remarques triviales sur le comportement intentionnel de
l'homme 15 . De plus, l'analyse scientifique part de fins et de systèmes de
valeurs dont elle ne peut expliquer ni l'origine ni le fondement et qui
apparaissent comme les données contingentes d'une histoire sociale ou
individuelle plus ou moins accidentelle. Bien que l'analyse du compor-
tement économique intentionnel des individus et des groupes sociaux,
l'analyse de leurs décisions et formes d'action par exemple, soit un objet
réel de la science économique, la définition formaliste de l'économie en
réduisant le domaine de la science économique à ce seul objet s'interdit
d'en mener l'analyse à son terme puisqu'elle exclut de son champ les
propriétés des systèmes économiques et sociaux qui ne sont ni voulues,
ni souvent connues, des individus et des groupes qui en sont les agents,
c'est-à-dire les propriétés objectives mais inintentionnelles qui en déter-
minent en dernière analyse la logique profonde et l'évolution. Coupée du
contenu des rapports sociaux, incapable de rejoindre leur histoire et d'en
rendre compte, la définition « formelle » de l'économie se gonfle immé-
diatement de toute la vieille mythologie de l'Homo oeconomicus qui
exprime et légitime la vision « bourgeoise » de la société et de la « ratio-
nalité » économique, entendue comme maximation du profit des individus
ou des groupes sociaux qui s'affrontent dans la concurrence au sein d'une

15. Voir notre critique de Lange et de la praxéologie de Kotarbinski dans


Rationalité et irrationalité en économie, Paris, Maspero, 1964, chap. i.
Une anthropologie économique est-elle possible? 291

société réduite à un marché (de biens, de pouvoir, de valeurs, etc.). C'est


cette idéologie « mercantile » implicite ou explicite de la définition forma-
liste de l'économie qu'a dénoncée avec âpreté Karl Polanyi, le chef de
file des substantivistes, rejoignant ici un thème constant de la pensée de
Marx, du jeune comme du vieux Marx.
En fait, il n'est guère difficile de montrer que, dans la pratique, les for-
malistes abandonnent leur propre définition et étudient en fait ce qui est
l'objet même de la science économique selon les économistes classiques
et substantivistes. Sans insister sur le manuel célèbre de Samuelson qui
évoque dans ses premières pages le fait que la science économique est
l'étude des façons d ' « économiser » le mieux possible des moyens rares
puis passe immédiatement, de ce propos général et formaliste, à l'analyse
du fonctionnement des firmes capitalistes et d'une économie nationale
capitaliste donc à des rapports sociaux de production déterminés, nous
citerons le cas d'un anthropologue « formaliste », Harold Schneider,
auteur d'un ouvrage récent sur l'économie d'une société pastorale de
Tanzanie : The Wahi-Wanyaturu . Economies in an African Society
(197016). Dans l'introduction de ce livre, l'auteur se déclare partisan
résolu de la définition formelle de la science économique, entendue
comme l'étude de la répartition de moyens rares entre des fins alternati-
ves, et il donne ses raisons en forme de syllogisme. Une telle étude est
toujours l'étude d'un processus de compétition sociale, or la compétition
existe chez les Wahi autour du contrôle des troupeaux et des femmes,
donc la définition formelle de l'économie est validée par les faits et impo-
sée par eux. Il part en guerre contre les anthropologues qui surestiment
les traditions communautaires au sein des systèmes économiques tradi-
dionnels africains et masquent le fait que les individus peuvent y accumu-
ler entre leurs mains de la richesse privée dans des proportions bien plus
considérables qu'on ose l'avouer. Il vaut la peine de faire apparaître
quelques-unes des naïvetés et pseudo-découvertes que recouvrent ces
positions et oppositions théoriques.
Chacun sait, depuis le début du 19e siècle au moins, que chez les peu-
ples pasteurs, la coopération dans la production est beaucoup moins
nécessaire que chez les agriculteurs, que le bétail, moyen de production
dominant, est une richesse mobilisable immédiatement ou presque et qui
circule dans des formes non marchandes ou marchandes à une vitesse
et dans des proportions sans commune mesure avec la terre dans les
sociétés agricoles; que l'adoption de formes marchandes d'échange en
est d'autant facilitée chez les éleveurs et que ces conditions permettent

16. H . K . Schneider, The Wahi Wanyaturu : Economies in an African Society,


Chicago, 111., Aldine, 1970.
292 Anthropologie et économie : un bilan critique

également des phénomènes d'accumulation rapide et immense de richesse


entre les mains d'individus ou de quelques groupes familiaux et des phé-
nomènes d'inégalité sociale qui se retrouvent chez les agriculteurs lorsque
des formes de propriété privée ou féodale ou étatique du sol se sont
développées. Dans ces conditions, il est naïf et absurde scientifiquement
de vouloir masquer les faits de compétition et les faits d'échange mar-
chand au sein d'une société d'éleveurs pour maintenir à tout prix l'idée
que les rapports sociaux y sont égalitaires et communautaires, ce qui
exprime alors l'idéologie de ses auteurs et transforme une hypothèse
valable dans certains cas en un postulat dogmatique. Cette grande « vic-
toire » de Schneider contre des adversaires absurdes, cette découverte
que s'il y a compétition c'est que quelque chose est rare (femmes, pâtu-
rages, pouvoir, etc.) et que si l'échange marchand existe, le jeu de l'offre
et de la demande existe, bref tout ce qui semblait justifier l'adhésion sans
partage au courant formaliste traditionnel des économistes aboutit en
fait à une pratique et à une conclusion théoriques qui la nuancent pro-
fondément :
To employ the traditional, formal economic approach one must also aug-
ment it. Traditional economics is insensitive to the constraints normative, cul-
tural and ecological, that condition the play of the market. Anthropologists like
myself are particularly aware of the existence of these constraints, so that I
have had to modify formal approach to introduce them and thereby to make
more understandable the way Turu make decisions in the market 17 . »
Cette « nuance » théorique fondamentale correspond en fait aux
conclusions auxquelles Schneider a été amené après avoir analysé en
détail et fort bien les contraintes écologiques, technologiques, les rap-
ports de parenté et les rapports politiques des pasteurs Wahi, ce qui lui
a permis d'aborder, dans une perspective plus juste, l'étude de leurs
rapports marchands, réalisant ainsi en pratique ce que réclament les
substantivistes. C'est certes une naïveté de croire que l'inégalité sociale
et la compétition n'existent pas ou presque dans la plupart des sociétés
précapitalistes non occidentales, mais c'est une absurdité d'affirmer que
pour penser compétition et inégalité il faille se réclamer d'une théorie
formelle de l'économie qui en fait ne définit pas l'économie, mais la
forme de n'importe quel comportement finalisé; il est cependant rassu-
rant de voir qu'en pratique ces divers présupposés ou « conclusions »
théoriques ne sont pas suivis jusqu'au bout et ne peuvent être confirmés.
Cette convergence de fait entre substantivistes et formalistes, créée par
l'abandon, la modification, l'assouplissement des thèses formalistes par
leurs défenseurs, nous fait déjà entrevoir que la querelle sur la définition
de l'économique qui fait rage depuis vingt ans dans l'American Anthropo-

17. Ibid., p. 4.
Une anthropologie économique est-elle possible? 293

logist, Current Anthropology, etc., a beaucoup moins de portée que les


protagonistes ne lui en prêtent. Ceci vient en fait de ce que les deux cou-
rants sont deux variétés de l'empirisme fonctionnaliste qui règne dans
l'économie et l'anthropologie anglo-saxonnes. Dès que l'on aborde
l'analyse des rapports marchands de type précapitalistes et capitalistes,
la preuve de cette convergence profonde des deux courants devient mani-
feste car R. Firth, Salisbury, Schneider et les formalistes d'une part,
Dalton, Polanyi et les substantivistes d'autre part, se retrouvent alors
d'accord pour affirmer, en empiristes, que les choses sont bien comme
elles apparaissent, que le salaire est le prix du travail, que le travail est
un facteur de production parmi d'autres, donc que la source de la valeur
des marchandises n'est pas seulement dans la dépense de travail social,
etc. Les deux courants se retrouvent donc d'accord sur les thèses essen-
tielles de l'économie politique non marxiste et sur les définitions « empi-
riques » des catégories de valeur, de prix, de salaire, de profit, de rente,
d'intérêt, d'accumulation, etc. La différence cependant est que les subs-
tantivistes se refusent à appliquer à l'analyse de tous les systèmes éco-
nomiques ces catégories théoriques empiriques dont ils restreignent
l'usage à la seule analyse des économies marchandes. C'est pour cette
raison que Karl Polanyi se réclame du jeune Marx et critique les éco-
nomistes qui projettent sur toutes les sociétés une vue « mercantile » de
l'économie et des rapports sociaux. Et c'est pour essayer de rendre compte
de la diversité des systèmes économiques précapitalistes que Polanyi a
proposé une typologie générale des systèmes économiques.
Il classe ceux-ci en trois genres, tout en soulignant qu'au sein d'une
société concrète les trois genres peuvent coexister en proportions diverses
et que cette typologie ne correspond pas exactement à trois stades d'un
schéma linéaire d'évolution. Il distingue les économies réglées par des
mécanismes de « réciprocité » qui expriment et dépendent de rapports de
parenté ou d'autres institutions caractéristiques avant tout des sociétés
sans classes — les économies réglées par des mécanismes de « redistri-
bution » par une autorité centrale de biens reçus des unités de production
locales au titre de tribut ou d'autres prestations, que l'on rencontre dans
de nombreuses sociétés divisées en rangs, castes ou classes et soumises à
une chefferie ou à un État — enfin les économies « intégrées » par le
fonctionnement d'une institution désormais « coupée » (disembedded)
des rapports sociaux, politiques, religieux ou de parenté, « le mar-
ché 18 ».
Cette typologie se borne donc à enregistrer et à classer des aspects

18. K. Polanyi, « The economy aB instituted process », in Trade and Market,


Chicago, 111., Aldine, 1970.
294 Anthropologie et économie : un bilan critique

visibles du fonctionnement des divers systèmes économiques et sociaux


dans des catégories à la fois superficielles et confuses. C'est ainsi que les
pratiques et les notions de réciprocité n'ont pas le même contenu chez
les Pygmées du Congo qui chassent au filet, collectivement, et vivent en
bandes de composition fluide et sans organisation lignagère ni chef, et
chez les agriculteurs andins de l'époque précoloniale, et même pré-
incaïque, qui vivaient au sein de communautés villageoises organisées sur
une base lignagère et pratiquaient la redistribution périodique de leurs
terres de culture entre les unités domestiques. Celles-ci s'associaient pour
les cultiver selon diverses formes d'entraide sous l'autorité d'un chef
qui, le plus souvent, ne cultivait pas lui-même les terres que la commu-
nauté lui avait attribuées. C'est ainsi également que des mécanismes
marchands existaient dans l'Antiquité gréco-latine, au Moyen Age, dans
le capitalisme moderne, mais, ce qui est décisif dans chaque cas pour
comprendre la fonction et la forme de ces rapports marchands, c'est de
regarder au-delà de ces rapports pour saisir leur lien spécifique avec les
modes de production esclavagiste, féodal et capitaliste. Dans chaque cas,
sous l'apparente ressemblance des formes marchandes de circulation
des biens, les mécanismes mêmes de cette circulation, de la formation des
prix, de la réalisation d'un profit marchand sont différents et cette diffé-
rence est fondée sur la nécessité pour les diverses formes — marchandes
et non marchandes — de circulation des biens d'être compatibles fonc-
tionnellement et structuralement avec les conditions dominantes de la
production et avec les conditions de reproduction de ces modes de pro-
duction. Un principe méthodologique apparaît qui est de partir de l'ana-
lyse de la production, et non de la circulation des biens, si l'on veut
comprendre la logique réelle d'un système économique. Un second prin-
cipe — sur lequel repose toute la critique de l'approche empiriste dans
les sciences humaines — est que l'analyse d'un système économique ne
se confond pas avec l'observation de ses aspects visibles, ni avec l'inter-
prétation des représentations spontanées que s'en font les agents écono-
miques propres à ce système et qui, par leur activité, le reproduisent.
C'est un fait constaté chaque jour que les capitalistes s'approprient
l'usage de la force de travail des ouvriers contre le paiement de salaires,
et qu'ils dépensent par ailleurs de l'argent pour s'approprier d'autres
moyens de production, machines, matières premières, etc. Tout se passe
donc comme si le salaire payait le travail et comme si, dans la valeur des
marchandises produites au terme du procès de production, entraient bien
d'autres éléments que le travail humain. En apparence donc, le profit
capitaliste n'a rien à voir avec un mécanisme d'exploitation de la force
de travail des producteurs puisque ceux-ci touchent un salaire qui semble
l'équivalenfde la part de valeur'que représente le^travail.
Une anthropologie économique est-elle possible? 295

On voit donc aisément comment un anthropologue ou un économiste


empiriste, partant des « faits » et des représentations spontanées des rap-
ports sociaux dans la tête des agents qui interviennent dans la produc-
tion — qu'ils soient capitalistes ou ouvriers — ne peut analyser la logique
profonde, invisible, du mode de production capitaliste, et ne peut que
« reproduire » (d'une façon plus ou moins abstraite et plus ou moins
complexe) les aspects apparents de ces rapports, et — si l'on admet que
a plus-value est une fraction de la valeur des marchandises qui n'est
pas payée à leurs producteurs — ne peut que jouer un rôle idéologique
mystificateur qui reproduit dans le champ théorique la mystification
spontanée engendrée par les apparences du mode de production capita-
liste. C'est pour cette raison que Marx a souligné l'effort gigantesque des
économistes « classiques » qui furent les premiers à s'arracher aux aspects
apparents des rapports économiques et ont cessé d'opposer, comme le
faisaient les physiocrates, travail agricole et travail industriel, telle pro-
duction concrète à telle autre, pour y voir les manifestations d'une même
réalité, la dépense de la force de travail dont dispose une société à un
moment donné. A la différence d'Aristote qui ne voyait comment expli-
quer la commensurabilité de la valeur de marchandises d'utilités complè-
tement différentes, Adam Smith et Ricardo avaient commencé à voir
dans le travail la substance commune de la valeur d'échange des biens
qu'une société produit, dans la mesure où les biens qu'elle produit pren-
nent la forme de marchandises.
Allant plus loin que les classiques, Marx devait montrer que le travail
en lui-même n'a pas de prix, mais que seule la force de travail a un prix
qui est l'équivalent du coût de tout ce qui est socialement nécessaire pour
la reproduire. Dès lors, il pouvait achever la critique des catégories empi-
ristes de l'économie politique et montrer que, si le salaire n'est pas l'équi-
valent de la valeur créée par l'usage de la force de travail mais du coût
de reproduction de cette force de travail, alors la plus-value n'est rien
de plus mystérieux que la différence entre la valeur totale créée par
l'usage de la force de travail et la fraction de cette valeur qui est rendue
au producteur sous la forme du salaire. Bien loin de correspondre à la
réalité, les « faits », ou du moins leurs apparences et les représentations,
les idées, qui correspondent à ces « faits », dissimulent cette réalité pro-
fonde, invisible, en en montrant précisément le contraire. On voit pour-
quoi la querelle entre formalistes et substantivistes, et la critique, jusqu'à
un certain point valable, faite pour les substantivistes des thèses forma-
listes de l'économie politique néo-marginaliste, ne créent pas les condi-
tions d'un véritable progrès de la connaissance scientifique des écono-
mies qu'étudient les anthropologues, d'une véritable critique épistémo-
logique de l'anthropologie économique.
296 Anthropologie et économie : un bilan critique

De cette analyse critique du problème de la définition de l'économique


et des approches adoptées par les courants formaliste et substantiviste
qui, malgré leur opposition et la différence réelle de leur portée se retrou-
vent en dernière analyse inscrits au sein d'une même épistémologie empi-
riste, nous pouvons déjà établir deux conditions de la connaissance scien-
tifique des systèmes économiques qu'étudient les anthropologues. L'ana-
lyse des divers modes de production et de circulation des biens doit être
menée de telle sorte que :
1) soit cherchée et découverte, au-delà de leur logique apparente, visi-
ble, une logique sous-jacente, invisible;
2) soient cherchées et découvertes les conditions structurales et histo-
riques de leur apparition, de leur reproduction et de leur disparition dans
l'histoire.
Cette problématique est celle de la pensée scientifique moderne et
était celle de Marx dans le Capital. Un mode de production est une
réalité qui « ne se donne pas » directement dans l'expérience spontanée
et intime des agents qui le reproduisent par leur activité (pratique et
représentations « indigènes »), ni dans l'enquête sur le terrain et l'obser-
vation savante et extérieure des anthropologues professionnels. Un mode
de production est une réalité qu'il faut reconstruire, reproduire dans la
pensée, dans le procès même de la connaissance scientifique. Une réalité
n'existe comme « fait scientifique » que lorsqu'elle est reconstruite dans
le champ d'une théorie scientifique et de la pratique qui lui correspond.
Cette conclusion est celle de la pratique moderne des sciences de la
nature et Gaston Bachelard en a fait l'essentiel de son « matérialisme
rationnel ». C'est également la démarche, ou du moins l'intention théo-
rique, des anthropologues qui se réclament du marxisme en anthropo-
logie. Mais dans la pratique, leur démarche s'avère la plus difficile, à la
mesure même des contraintes qu'ils acceptent pour fonder la rigueur
épistémologique de cette pratique. En effet, il ne suffit pas de constituer,
ni de réciter, un dictionnaire précis des notions marxistes de force pro-
ductive, rapport de production, mode de production, etc., pour produire
une connaissance scientifique de tel ou tel mode de production. De plus
un mode de production ne peut être défini à /'avance à l'aide de quelques
traits, en général puisés dans la configuration des éléments concrets des
procès de travail, et un marxiste ne doit préjuger ni de la nature ni du
nombre des divers modes de production qui ont pu se développer dans
l'histoire et peuvent se retrouver, seuls ou combinés, au sein d'une société
concrète.
L'erreur la plus courante parmi les marxistes est de confondre l'étude
du procès de production au sein d'une société avec celle des procès de
travail, et d'inventer autant de modes de production qu'il y a de procès
Une anthropologie économique est-elle possible? 297

de travail M . Pour cette raison, on ne peut parler de « modes de produc-


tion » agricoles, pastoraux, cynégétiques ou autres. L'analyse ne diffère
plus guère alors de celle des fonctionnalistes anglo-saxons, tels R. Firth,
Evans-Pritchard qui l'ont fort bien pratiquée sans se référer au marxisme
et même en s'y opposant. La différence cependant est que l'on a plaqué
les catégories marxistes sur les « faits » qui se retrouvent désormais tra-
duits et classés dans un nouveau vocabulaire théorique. Un procès de
production en effet consiste non seulement dans un ou des procès de
travail (relations des hommes entre eux dans leurs rapports matériels
avec un environnement déterminé, sur la base d'une technologie déter-
minée) mais dans un rapport des hommes entre eux, producteurs et non-
producteurs, dans l'appropriation et le contrôle des moyens de produc-
tion (terre, outils, matières premières, force de travail) et des produits
du travail (produits de la cueillette, de la chasse, de la pêche, de l'agri-
culture; de l'élevage, de l'artisanat, etc.). Ces rapports de production
peuvent se présenter sous la forme de rapports de parenté ou de rapports
de subordination politique ou religieuse, et la reproduction de ces rap-
ports de production passera alors par la reproduction de ces rapports de
parenté, de subordination politique ou idéologique.
Nous reviendrons sur ce point plus longuement, mais constatons dès
maintenant qu'un anthropologue peut difficilement accepter de consi-
dérer les rapports économiques comme un domaine séparé, autonome de
l'organisation sociale, les autres rapports sociaux devenant alors des
« variables exogènes » aux rapports économiques, un « cadre institu-
tionnel », comme le font les économistes non marxistes lorsqu'ils ana-
lysent l'économie capitaliste ou les économies des pays « sous-déve-
loppés », etc. En fait, une théorie scientifique de la société et de l'histoire
doit s'efforcer de découvrir les rapports de correspondance et de causa-
lité structurales qui existent entre les niveaux et les instances qui compo-
sent une société déterminée, sans nier la relative autonomie et l'irréduc-
tibilité de ces instances. Sinon l'économie politique devient un domaine
théorique fétichisé, en ce sens que l'on imagine que l'analyse de rapports
économiques peut se borner à l'analyse de ce qui est ou apparaît comme
rapports économiques. Or ce qui importe est d'analyser des fonctions
et les relations sociales qui leur correspondent, et non des objets, et il
faut être capable de découvrir ce qui, dans une société déterminée, fonc-
tionne comme rapports de production et pourquoi il en est ainsi. Sinon
on projette et fétichisé sur toutes les sociétés ce qui apparaît, dans notre

19. C'est le cas de E. Terray lorsqu'il « reconstruit » le livre de C. Meillas-


soux sur l'Anthropologie économique des Gouro de Côte d'Ivoire, Paris-La Haye,
Mouton, 1964, 2 e partie.
298 Anthropologie et économie : un bilan critique

propre société, comme économie ou parenté ou religion, et cet ethnocen-


trisme s'est retrouvé périodiquement dénoncé tout autant par Marx que
par Evans-Pritchard ou Karl Polanyi. Mais le problème devient alors de
savoir s'il existe des critères objectifs permettant de dire que l'étude de
telle ou telle société relève de l'anthropologie et non d'une autre disci-
pline. C'est le problème du contenu et des limites de l'anthropologie et là
encore les désaccords sont profonds entre les anthropologues.

2 . DU CHAMP ET DES LIMITES DE L'ANTHROPOLOGIE

Disons-le tout net, il n'existe aucun principe ou axiome théorique qui


permette d'attribuer un contenu exclusif à l'anthropologie, de la consti-
tuer en un domaine de recherche définitivement borné, clos sur lui-même
parce que voué à l'analyse de réalités spécifiques et exclusives 20. Ou plu-
tôt il existe bien un principe de constitution du champ de l'anthropo-
logie mais il est avant tout négatif et fondé sur des raisons pratiques et
non sur une quelconque nécessité théorique. En pratique, l'anthropo-
logie est née de la découverte du monde non occidental par l'Europe et du
développement des diverses formes de la domination coloniale de l'Occi-
dent sur le monde depuis ses premières formes contemporaines de la
naissance du capitalisme jusqu'à l'impérialisme du 20e siècle 21 . Peu à
peu, un champ d'études s'est constitué, peuplé de toutes les sociétés non

20. Ceci est particulièrement illustré par l'un des derniers manuels d'anthro-
pologie publiés aux États-Unis, An Introduction to Cultural and Social Anthro-
pology, New York, MacMillan 1971, dont l'auteur, Peter B. Hammond, après
avoir défini l'anthropologie de façon vague et générale comme « l'étude de
l'homme » et l'avoir divisée selon la méthode américaine, en anthropologie
physique, archéologie et anthropologie sociale et culturelle, consacre son livre,
fort bien fait, à l'étude habituelle des sociétés de chasseurs, d'agriculteurs, de
pasteurs, etc., sans analyser les sociétés occidentales.
21. Cf. l'article fort utile de John Howland Rowe « Ethnography and ethno-
logy in the sixteenth century », The Kroeber Anthropological Papers 30, 1964,
p. 1-19, et sa communication d'avril 1963 devant la Kroeber Anthropological
Society, « The Renaissance Foundations of anthropology ». C'est seulement en
1590 que José de Acosta inventa les termes d ' « histoire morale », pour désigner
ce qui devait s'appeler « ethnographie », c'est-à-dire « la description des mœurs,
des rites, des cérémonies, des lois, du gouvernement et des guerres » des peuples
des Indes. Avant lui, en 1520, Johann Boem avait publié un ouvrage général
comparant des coutumes d'Europe, d'Asie et d'Afrique, Omnium gentium
mores, leges et ritus ex multis clarissimis rerum scriptoribus [...] super collectos.
Voir aussi l'ouvrage posthume et inachevé de J. S. Slotkin, Readings in
Early Anthropology, Londres, Methuen, 1965, et la communication de James
H. Gunnerson, « A survey of ethnohistoric sources » devant la Kroeber Anthro-
pological Society, en 1958.
Une anthropologie économique est-elle possible? 299

occidentales que découvrit l'Occident dans son expansion mondiale et


que les historiens abandonnaient aux anthropologues dès que leur étude
ne pouvait s'appuyer sur des archives écrites permettant également de
dater les monuments et les traces matérielles d'une histoire passée et
dès qu'il fallait recourir à l'observation directe et à l'enquête orale.
En même temps, et pour les mêmes raisons, des secteurs entiers de
l'histoire occidentale, ancienne et contemporaine, étaient abandonnés à
l'ethnologie ou à la sociologie rurale, souvent confondues l'une avec
l'autre. On cédait ainsi à l'anthropologie l'étude de tous les aspects de la
vie régionale ou villageoise qui apparaissent comme des survivances de
modes de production et d'organisation sociale précapitalistes et pré-
industriels ou renvoyaient à des particularités ethniques et culturelles
très anciennes telle la zadruga serbe, organisation familiale des Slaves du
Sud, les coutumes basques, albanaises, etc., réalités qui apparaissaient peu
dans la documentation écrite que dépouillaient les historiens et qui exi-
geaient là encore l'enquête directe sur le terrain et le recueil de pratiques
qui se manifestaient le plus souvent de façon exemplaire dans des tradi-
tions orales, des folklores, des règles coutumières a2 . De plus, l'idée évolu-
tionniste courante au 19e siècle que les coutumes européennes étaient des
survivances, des débris de stades anciens d'évolution qui se retrouvaient
encore vivants et mieux préservés parmi les peuples non occidentaux,
scellait en quelque sorte les deux morceaux d'histoire abandonnés aux
anthropologues. Eux seuls allaient pouvoir complétei les parties man-
quantes des coutumes européennes à l'aide des parties encore présentes
chez les peuples exotiques (ou faire l'inverse selon les occasions et les
nécessités) et réaliser ainsi leur tâche théorique, leur devoir, qui était de
reconstruire le tableau le plus complet et le plus fidèle des premières
étapes de l'humanité, du moins de ceux de ses représentants qui n'avaient
pas laissé d'histoire écrite 23 .
Mais si l'anthropologie s'est constituée par la convergence de deux
ensembles de matériaux laissés de côté ou mis au rebut par les historiens,
cela ne signifie pas que l'histoire en tant que discipline scientifique soit
fondée, elle, sur des principes théoriquement rigoureux. En réalité, on
retrouve la même absence de fondements rigoureux dans la constitution
du champ d'études de l'histoire. D'une part elle fut longtemps exclusi-
vement tournée vers les réalités occidentales sans autres raisons que pra-
tiques. D'autre part, les historiens, dans la mesure où de nombreux

22. L'œuvre de A. van Gennep illustre cet effort.


23. C'est ce que firent chacun de leur côté les deux fondateurs de l'anthro-
pologie, E. B. Tylor en 1865 dans ses Researches into the Early History of
Mankind and the Development of Civilization, Londres, et Lewis Morgan, en
1877 avec Ancient Society, New York, Holt, 1877.
300 Anthropologie et économie : un bilan critique

aspects de la vie populaire ou locale n'apparaissaient pas ou apparais-


saient à peine dans les documents écrits qu'ils étudiaient, n'avaient guère
d'autre choix que de voir ces réalités occidentales à travers les témoi-
gnages de ceux qui, on Occident comme ailleurs, ont toujours utilisé et
contrôlé l'usage de l'écriture, à savoir les classes dominantes cultivées
et les diverses administrations étatiques 24. Il n'y a donc aucune infério-
rité de principe de l'anthropologie par rapport à l'histoire (ou l'inverse),
rien qui ressemblerait à une hiérarchie entre des degrés de plus ou moins
grande objectivité scientifique et toute tentative de les opposer, tout oubli
de leur mode de constitution et de leur contenu réel respectif ne peut que
les transformer en des domaines fétichisés, en fétiches théoriques dans
lesquels s'aliène la pratique scientifique.
Ce rappel des conditions de la naissance et de la constitution des
domaines respectifs de l'histoire et de l'anthropologie était indispensable
pour comprendre deux points essentiels; le premier est la gigantesque
diversité des modes de production et des sociétés étudiées par l'anthro-
pologie, diversité qui va des dernières bandes des Bushmen chasseurs-
collecteurs du désert du Kalahari jusqu'aux tribus d'horticulteurs des
hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, des tribus agricoles productrices
d'opium et engagées aujourd'hui comme mercenaires dans la guerre du
Sud-Est asiatique jusqu'aux castes et sous-castes de l'Inde, des royaumes
et États africains ou indonésiens traditionnels aujourd'hui intégrés dans
de jeunes nations en formation aux empires précolombiens disparus et
que tentent d'interpréter l'ethno-histoire et l'archéologie contempo-
raines, des communautés paysannes du Mexique à celles de Turquie, de
Macédoine et du pays de Galles. Telle est l'ampleur du spectre des réa-
lités analysées par l'anthropologie. Elles ont, semble-t-il, peu de choses
en commun et apparaissent comme les résultats du développement histo-
rique de systèmes économiques et sociaux différents, aux rythmes d'évo-
lution inégaux à travers des processus de transformation qui peu à peu
ont éliminé presque complètement des modes de production archaïques
au profit d'autres plus dynamiques et plus envahissants dont le mode de
production capitaliste est un des derniers exemples mais le plus dévas-
tateur. N'oublions pas que depuis les débuts du néolithique (9 000 ans
avant J.-C.) les économies et sociétés de chasseurs-collecteurs ont été
graduellement éliminées ou refoulées vers des zones écologiques peu pro-
pices à l'agriculture et à l'élevage et sont aujourd'hui près de disparaître à

24. Cf. le chap. i du cours de Georges Lefebvre à la Sorbonne en 1945-1946,


réédité en 1971 chez Flammarion sous le titre La naissance de l'historiographie
moderne.
Une anthropologie économique est-elle possible? 301

jamais 2 5 , que les formes d'agriculture extensive sont en compétition avec


des formes plus intensives rendues nécessaires par l'accroissement de la
population et les besoins d'une production marchande, etc.
Le second point est que par la logique même de ses conditions de déve-
loppement l'histoire soit apparue comme la connaissance et la science de
la Civilisation (identifiée à quelques exceptions près, dont la Chine, avec
l'Occident) et l'anthropologie comme la connaissance des barbares, des
sauvages ou des populations rurales européennes attardées à des stades
inférieurs de la civilisation. Spontanément le rapport anthropologie-
histoire s'offrait comme un lieu et un moyen privilégiés d'expression et
de justification des préjugés idéologiques que la société occidentale et ses
classes dominantes entretenaient sur elles-mêmes et sur les sociétés qui
tombaient peu à peu sous leur domination et leur exploitation y compris
les populations rurales occidentales transformées aujourd'hui en prolé-
tariat industriel et urbain ou obligées d'abandonner leurs anciens modes
de vie pour adopter des formes d'organisation économique et sociale qui
leur permettent de produire dans de meilleures conditions pour un mar-
ché et d'y affronter la concurrence organisée selon les critères de la
« rationalité » économique capitaliste.
On comprend dès lors pourquoi l'anthropologie a toujours été, parmi
les sciences humaines, un des hauts lieux, sur le plan théorique, de pro-
duction et d'accumulation de fétiches idéologiques et d'ambiguïté, d'in-
confort sur le plan pratique. Fétichisation et ambiguïté sont d'ailleurs les
produits complémentaires d'une contradiction inhérente au métier
d'anthropologue puisque celui-ci se voue à l'étude et à la reconstitution
par la pensée de modes de vie et de sociétés que sa propre société trans-
forme ou détruit et puisqu'il ne peut éviter de faciliter ou de contester ces
transformations, d'accepter ou de dénoncer cette destruction. Cette
contradiction montre que l'anthropologue est paradoxalement plus
intimement, plus dramatiquement lié aux contradictions de l'histoire en
train de se faire, de l'histoire vivante que l'historien qui étudie l'histoire
déjà faite, un passé dont on connaît toujours d'avance l'aboutissement
et qui inquiète moins puisque déjà dépassé. L'anthropologue est donc
inévitablement engagé et obligé de prendre parti dans l'histoire, de justi-
fier ou de critiquer les transformations des sociétés qu'il étudie et à tra-
vers elles de justifier ou de critiquer sa propre société qui impose pour
l'essentiel ces transformations. La plupart du temps l'anthropologue se
borne à justifier ces transformations comme un Progrès malgré des
réserves ou à les dénoncer comme une Décadence irrémédiable. Ces deux

25. Cf. I. De Vorc et R. Lee, Man, the huniery Chicago, 111., Aldine —
Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1967.
302 Anthropologie et économie : un bilan critique

attitudes supposent en fait un même postulat idéologique, le postulat de


l'existence d'une « véritable » essence de l'homme qui soit en voie de se
perdre à jamais (attitude d'allure rousseauiste) ou de se conquérir enfin
et pour toujours (attitude des philosophes des Lumières ou du victoria-
nisme britannique). Or il n'existe pas de « véritable » essence de l'homme
qu'on puisse placer soit dans le passé, soit dans le futur, soit dans le pré-
sent au gré des engagements idéologiques de chacun ou de chaque épo-
que, ce qui a pour conséquence nécessaire de dévaloriser les sociétés et
les époques de l'Humanité que l'un ou l'autre de ces choix n'a pas rete-
nues comme lieu privilégié de manifestation et moment exceptionnel de
l'existence de cette « véritable » essence de l'homme. Et puisqu'il n'y a
pas de « véritable nature » humaine, l'anthropologue n'est pas investi
de la tâche privilégiée et sublime d'en percer le secret. Un Indien d'Ama-
zonie victime du génocide et de la paix blanche n'est pas plus près de la
véritable essence de l'homme qu'un travailleur de chez Renault ou qu'un
paysan vietnamien en guerre contre l'impérialisme. Ceci signifie que ce
n'est pas à l'aide d'une idéologie normative de l'essence de l'homme qu'il
faut analyser les raisons de la situation historique et de l'exploitation de
ces groupes humains et qu'il faut proposer des moyens d'y mettre fin ou
les abandonner à leur destin. Il faut pour cela la constitution non d'une
idéologie mais d'une véritable « science » de l'histoire et de ses nécessités
qui ne sont ni « naturelles » ni « éternelles », parce que l'histoire a ajouté
à son point de départ l'homme tel que l'évolution de la matière l'avait
fait, une nature nouvelle qui n'était pas contenue toute faite, préfabriquée
au sein de la Nature.
Pour naître, pour se développer — car cette science est en cours — cette
« science » de l'histoire exige, entre autres conditions, la combinaison et
l'articulation nouvelles de l'anthropologie et de l'histoire, combinaison
qui ne peut se réaliser sans la critique radicale de leur contenu idéolo-
gique et sans un développement nouveau, un enrichissement inédit de
leur contenu scientifique. Nous avons déjà entrevu comment le marxisme
peut fournir les moyens d'une telle critique radicale, il nous faut main-
tenant montrer avec plus de précision comment il peut aussi fournir les
moyens d'un développement nouveau du contenu scientifique de l'an-
thropologie et de l'histoire, car à nos yeux, le problème central d'une
science de l'histoire est d'expliquer les conditions d'apparition de struc-
tures sociales différentes et articulées d'une façon déterminée et spécifique
et les conditions de reproduction, de transformation et de disparition de
ces structures et de leur articulation. Ce problème est en même temps
celui de l'analyse de la causalité spécifique des structures les unes sur les
autres, donc de leur rôle spécifique et de leur importance différente dans
le procès d'apparition, de reproduction et de disparition des divers
Une anthropologie économique est-elle possible? 303

ensembles articulés de rapports sociaux qui sont le contenu de l'Histoire,


qui sont en fait l'Homme.
Pour résoudre ces problèmes, il faut donc une méthode qui permette
d'analyser des structures et de découvrir leurs lois de compatibilité ou
d'incompatibilité réciproques et leur efficacité concrète, historique. Une
telle méthode semble avoir été pour la première fois élaborée et appliquée
par Marx dans son effort pour analyser le mode de production capitaliste
et la société bourgeoise, et la réponse de Marx au problème de la causa-
lité différentielle des diverses instances de la vie sociale à savoir que « le
mode de production de la vie matérielle conditionne en dernière analyse
le processus de vie social, politique et intellectuel en général » nous sem-
ble devoir être l'hypothèse essentielle qu'il faut reprendre et explorer
systématiquement pour renouveler le contenu scientifique de l'histoire et
de l'anthropologie.
Pour un marxiste cette méthode et cette hypothèse générales servent de
problématique théorique unique aussi bien pour l'étude des sociétés dites
« primitives » que pour celle des autres formes de société, antiques ou
contemporaines, aussi n'y a-t-il pas de sens dans le marxisme à privi-
légier l'anthropologie par rapport à l'histoire ou vice versa et de tels pri-
vilèges n'y ont pas leur place. Une seule science est désormais en chan-
tier 28 qui sera à la fois théorie comparée des rapports sociaux et explica-
tion des sociétés concrètes apparues dans le temps irréversible de l'his-
toire et cette science combinant histoire et anthropologie, économie poli-
tique, sociologie et psychologie sera tout aussi bien ce que les historiens
entendent par histoire universelle ou ce que les anthropologues visent et
ambitionnent de réaliser sous les termes d'antrhopologie générale 27.
Au terme de cette analyse nous pensons être à même d'expliquer et de
dissiper le paradoxe fondamental de la pratique marxiste en anthropo-
logie, pratique complexe qui s'efforce de développer et d'approfondir
systématiquement l'analyse des modes de production des sociétés aban-
données aux anthropologues pour mieux développer la théorie de la
parenté, de la politique, de la religion, bref le paradoxe d'une pratique
qui fait apparaître les marxistes comme des spécialistes d'anthropologie
économique au moment même où ils contestent radicalement la possi-
bilité et le sens d'une telle spécialité close sur elle-même et où ils s'effor-
cent en fait de produire les conditions d'un renouvellement général des
divers champs de la science anthropologique, réanalysés et reconstruits
dans leur articulation réciproque avec celui des structures des divers
26. De cette orientation nouvelle témoignent certains aspects des travaux
de J. Le Goff, E. Le Roy Ladurie, J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, M. Détienne,
N. Wachtel, Ch. Parain, etc.
27. M. Godelier, Rationalité et irrationalité..., op. cit., p. 230-231.
304 Anthropologie et économie : un bilan critique

modes de production dont ils doivent construire la théorie. C'est cette


situation théorique complexe qui détermine les rapports critiques que
l'approche marxiste entretient dans le champ de l'anthropologie avec
deux courants qui veulent également créer les conditions d'un renouvel-
lement général de cette discipline scientifique, à savoir le néo-fonctionna-
lisme de 1' « écologie culturelle » et l'approche structuraliste de Claude
Lévi-Strauss. Ces deux approches se veulent matérialistes. La première
veut renouveler l'étude des sociétés en les prenant comme des parties
de totalités plus vastes, les divers écosystèmes que l'on rencontre dans
la nature. Comme le marxisme, elle porte une particulière attention aux
bases matérielles du fonctionnement des sociétés. La seconde, comme le
marxisme également, rejette les méthodes de l'empirisme positiviste et
s'efforce de rendre compte des réalités sociales en termes de structures.
Cette double confrontation nous permettra d'accomplir un pas de plus
dans l'élaboration de la notion de causalité structurale de l'économie.
Mais auparavant nous jetterons un dernier coup d'oeil sur le contenu
et les limites du champ réservé en pratique à l'anthropologie, champ fait
de deux fragments de l'histoire humaine, celle des sociétés non occiden-
tales sans écriture, colonisées par l'Europe et celle des populations rurales
occidentales attardées dans des modes de production et des formes d'or-
ganisation sociale précapitalistes et pré-industrielles. On comprend
mieux maintenant que l'on ait considéré l'anthropologue comme le
spécialiste des sociétés primitives ou des sociétés paysannes bien que ces
notions soient radicalement déficientes. Nous rappellerons le remar-
quable « Memorandum » de l'usage du terme « primitif » en anthropo-
logie, dressé par Lois Mednick en 1960 et commenté ensuite par Francis
Hsu en 1964 dans Current Anthropology Deux ensembles de traits,
négatifs et positifs, sont désignés par le terme de primitif. Les traits
négatifs consistent soit dans l'absence de traits positifs qui existent dans
les sociétés occidentales (non-literate, not civilized, arrested in develop-
ment, money-less, non-industrialized, non-urban, lack of economic specia-
lization) soit par la présence de ces traits mais à un degré moindre (less
civilized, low level of technical achievement, traditional, simple tools, small
scale). Dans les deux cas, les sociétés « primitives » sont appréhendées
comme « inférieures ». Les traits positifs présents sont au contraire
considérés comme des traits absents des sociétés civilisées (societies
in which social relations are based primarily on kinship, with all pervasive

28. S. Tax, « Primitive peoples », et L. Mednick, « Memorandum on the use


of primitive », Current Anthropology, septembre-novembre 1960, p. 441-445;
Francis L. Hsu, « Rethinking the concept ' primitive ' », Current Anthropology
5, 3, juin 1964, p. 169-178.
Une anthropologie économique est-elle possible? 305

religion, in which coopération for common goals is frequent, etc.).


L'absence de ces traits au sein des sociétés modernes occidentales et
capitalistes, bien loin d'être interprétée comme un signe d'infériorité des
sociétés occidentales, est le plus souvent considérée, dans l'idéologie
occidentale dominante, comme une preuve supplémentaire de leur supé-
riorité. Cependant nous sommes cette fois en face, non plus de fantasmes
idéologiques, mais de réalités qui font problèmes puisque l'anthropo-
logue va devoir expliquer ce qu'il entend par rôle dominant de la parenté
et les raisons de l'apparition ou de la disparition de ce rôle dominant. Des
anthropologues comme Marshall Shalins, Morton Fried, Eric Wolf,
ont poussé le plus loin les efforts pour définir sociétés primitives et
sociétés paysannes en évitant la charge idéologique habituelle de ces
termes. Pour eux les sociétés primitives sont des sociétés sans classes
sociales exploiteuses, et organisées selon les formes sociales de la bande
ou de la tribu. Par contre les sociétés dites « paysannes » sont des sociétés
de classes au sein desquelles la paysannerie constitue une classe exploitée,
dominée économiquement, politiquement et culturellement par une classe
qui ne participe plus directement à la production.
« Dans la société primitive, les producteurs contrôlent les moyens de produc-
tion y compris leur propre travail et échangent leur propre travail et ses produits
contre des biens et des services définis culturellement comme des équivalents et
provenant des autres producteurs [...] les paysans au contraire sont des cultiva-
teurs ruraux dont les surplus sont transférés à un groupe dominant de diri-
geants qui utilisent ces surplus à la fois pour garantir leur propre standard de
vie et pour en distribuer le restant à des groupes sociaux qui ne cultivent pas la
terre mais doivent être nourris à leur tour pour leurs biens et leurs services
spécifiques 29 . »
Les paysans ne forment donc pas une « société », ni une « sous-
société » ou une sous-culture, selon les termes de Redfield mais une
« classe dominée », et la nature et le rôle de cette classe diffèrent selon les
rapports de production spécifiques qui la font dépendre de la classe
dominante. Il faut donc caractériser chaque fois ces rapports de produc-
tion et c'est ce que Eric Wolf a tenté de faire en distinguant à la suite de
Maine, de Max Weber et de Polanyi, le domaine féodal, le domaine pré-
bendiaire (c'est-à-dire le domaine concédé par un État centralisé, comme
en Chine ou dans la Perse des Sassanides, à des fonctionnaires qui pré-
lèvent une rente au nom des services qu'ils rendent à l'État) et le domaine
« mercantile » qui repose sur la propriété privée de la terre, de parcelles
qu'on peut vendre et acheter sur un marché. Les distinctions correspon-
dent de fort loin à ce que Marx désignait des termes de « mode de pro-
duction féodal », « mode de production asiatique », et « mode de pro-

29. Eric Wolf, Peasants, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1966, p. 3-4.
306 Anthropologie et économie : un bilan critique

duction fondé sur la propriété privée, parcellaire du sol et des moyens


de production ». Eric Wolf y ajoute le « domaine administratif 30 »
apparu au 20e siècle, tels les kolkhozes ou sovkhoses russes et les
communes chinoises ou les ejidos établis après la révolution mexicaine
qui ressemblent au « domaine prébendiaire » mais ne sont pas des institu-
tions organisées pour prélever une rente foncière. Elles constituent des
formes, directement soutenues par l'État, d'organisation du procès de
production agricole. On voit facilement qu'Eric Wolf a fait siennes, en
partie, les analyses de Marx des diverses formes précapitalistes et capi-
talistes de la rente foncière et celle de la petite production parcellaire mais
le concept marxiste de « mode de production » a disparu ainsi que l'effort
théorique pour découvrir et reconstruire la structure des modes de pro-
duction au sein desquels la paysannerie est ime classe exploitée. L'ana-
lyse tourne plus court encore chez George Dalton 31 et surtout chez
Daniel Thorner 32 qui a tenté de définir un concept « d'économie pay-
sanne » mais n'a abouti qu'à rassembler quelques déterminations
communes à toutes les sociétés dont la production repose sur une agri-
culture, sociétés qui connaissent une opposition entre ville et campagne
et sont soumises à une « puissance politique organisée ». De telles déter-
minations « communes » ne constituent pas une connaissance réelle, ce
sont tout au plus, comme Marx le soulignait à propos des catégories
générales de l'économie politique, des abstractions qui évitent de se
répéter dans le discours 33. On soulignera également le danger, qu'évite
Marshall Sahlins mais beaucoup moins Eric Wolf, à présenter les pro-
ducteurs dans les sociétés sans classes comme tous également maîtres
des moyens de production. Engels soulignait avec force dès 1877 contre
ceux qui voulaient trouver dans les communautés anciennes l'image
même de l'égalité sociale :
« Dans les communautés les plus anciennes, les communautés primitives,
il pouvait être question d'égalité de droits tout au plus entre les membres de la
communauté; femmes, esclaves, étrangers en étaient tout naturellement
exclus 34. »
Toute l'ethnologie moderne a confirmé cette vue et multiplié les infor-
mations sur les inégalités économiques et politiques existant au sein des
30. Ibid., p. 57-58.
31. G. Dalton, « Peasantries in anthropology and history », Current Anthro-
pology, 1971, et Traditional Tribal and Peasant Economies : An Introducting
Survey of Economic Anthropology, a McCaleb Module, Reading, Mass.,
Addison-Wesley, 1971.
32. D. Thorner, « L'économie paysanne, concept pour l'histoire économi-
que », Annales, mai-juin 1964, p. 417-432.
33. K. Marx, Contribution à la critique de Véconomie politique, « Introduc-
tion », Paris, Éditions Sociales, p. 153.
34. F. Engels, Anti-Diihring, Paris, Éditions Sociales, p. 136.
Une anthropologie économique est-elle possible? 307

sociétés sans classes entre aînés et cadets, hommes et femmes, big-men et


hommes du commun 35 , lignages fondateurs et lignages d'immigrants
accueillis ultérieurement, etc. On mesure ainsi l'énormité de la tâche
théorique de l'anthropologie qui a accumulé peu à peu des informations
précieuses sur de multiples formes de rapports sociaux et se trouve
contrainte de construire la théorie de cette multiplicité et d'expliquer les
raisons de ces évolutions différentielles. Dans son champ se trouve ainsi
présent le gigantesque problème des conditions et des formes graduelles
de passage des sociétés sans classes aux sociétés de classes, le problème
de l'origine des rangs, des castes, des classes, des différentes variétés
d'États. On comprend ainsi que l'anthropologie se trouve souvent à
même de fournir à l'histoire des analyses qui lui sont indispensables et
que celle-ci ne peut produire d'elle-même 36. Et on comprend également
que la solution de tels problèmes exige une redéfinition radicale des
méthodes et des concepts de l'anthropologie et avant tout l'élaboration
rigoureuse des notions de causalité et de correspondance structurales et,
principalement dans la perspective marxiste que nous avons définie,
l'élaboration de la notion de causalité de l'économie, de déterminations
sociales engendrées par le fonctionnement d'un mode de production.
C'est à cette élaboration que nous consacrerons la dernière partie de
cette communication consacrée avant tout aux problèmes épistémolo-
giques de la connaissance des économies des sociétés étudiées par l'an-
thropologie.

3. ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS : APPROCHES FONCTIONNALISTE, STRUCTU-


RALISTE ET MARXISTE

Comment analyser les conditions d'apparition et les effets sur la logique


profonde du fonctionnement et de l'évolution des sociétés, des rapports
que les hommes nouent entre eux dans la production des conditions maté-
rielles de leur existence? Nous voici revenus au thème majeur de la pre-
mière partie de cet exposé mais en sachant maintenant dans quel champ
d'analyse théorique le problème se pose à nous, à savoir dans le champ de
l'anthropologie telle qu'elle s'est constituée historiquement comme
domaine mal joint et mal clos d'études de deux fragments de l'histoire
humaine, les sociétés sans classes et les sociétés « paysannes ». Nous

35. Sahlins, « Poor man, rich man, big-man : political types in Melanesia
a n d P o l y n e s i a », Comparative Studies in Society and History S, 3, avril 1963,
p. 285-303.
36. Comme en témoignent les travaux des africanistes Georges Balandier,
Luc de Heusch, Marc Augé.
308 Anthropologie et économie : un bilan critique

avons vu que la notion de causalité structurale de l'économie est au cœur


du débat. Nous allons brièvement le reprendre en évoquant les façons
dont l'abordent fonctionnalistes, structuralistes et marxistes.
Bien que Malinowski, Firth, Evans-Pritchard, Nadel aient fait œuvre
pionnière et magistrale dans le domaine de l'étude de l'économie des
sociétés océaniennes et africaines, la plupart des fonctionnalistes n'ont
pas suivi la recommandation de Firth qui a sans cesse rappelé qu'il fallait
analyser avec rigueur les bases économiques de ces sociétés parce que « la
structure sociale [...] dépend étroitement des relations économiques
spécifiques qui naissent du contrôle des ressources » et qu'ainsi devenait
possible une « compréhension plus profonde des structures sociales qui
existent au sein des communautés qu'étudie l'anthropologie 37 ». Au
contraire, comme le souligne avec force Robert Me Netting, chez les
fonctionnalistes :
« On avait la conception que la clef de l'unité superbe et complexe de la société
se trouvait dans sa structure et que celle-ci était fondée sur les relations de
parenté et de mariage et sur les relations politiques. [...] Là se trouvaient cachés
mais promis à la découverte, des symétries subtiles, des réseaux complexes alors
que les activités de subsistance étaient regardées comme des réalités simples,
indifférenciées et qui se répétaient de la même et ennuyeuse façon quel que soit
l'endroit où on les découvrait 3S. »
En pratique, une telle attitude théorique a eu pour effet de produire
des analyses minutieuses et souvent profondes des rapports de parenté ou
des rapports politico-idéologiques, alors que l'économie de nombreuses
sociétés était étudiée de façon « éclectique39 », illustrée parfaitement
dans l'ouvrage de compilation plus que de synthèse de Melville Hers-
kovits, The Economic Life of Primitive Peoples (1940) 40. Mais il faut voir
que ce dédain ou cet éclectisme avec leurs conséquences théoriques pou-
vaient, dans une certaine mesure, apparaître comme justifiés par les
faits puisque c'est un fait que dans de nombreuses sociétés précapitalistes,
les rapports de parenté ou les rapports politico-religieux semblent
« dominer » leur fonctionnement et contrôler la reproduction de leur
mode de production, que ce soit la parenté chez les Nuer ou le politico-
religieux chez les Aztèques ou les Incas.
Nombreux furent ceux qui virent dans le fait de ces dominances la
preuve que l'économie n'avait guère déterminé le fonctionnement et

37. R. Firth, Primitive Polynesian Economy, p. 14.


38. R. McNetting, « The ecological approach in cultural study », a McCaleb
module in Anthropology, 1971.
39. R. Firth, Economics of the New Zealand, Wellington, New Zealand,
Owen, 1959, p. 32.
40. M. J. Herskovits, The Economic Life of Primitive Peoples, New York,
Alfred A. Knopf, 1940.
Une anthropologie économique est-elle possible? 309

l'évolution des sociétés précapitalistes non occidentales et n'avait donc


joué qu'un rôle mineur dans l'histoire de l'humanité. Poussant jusqu'à
la limite, certains affirmèrent, comme Warner à propos des Murngin
d'Australie, que cette société et d'autres semblaient manquer complète-
ment de structure économique parce qu'ils ne pouvaient en découvrir
une qui existât séparément des rapports de parenté; ceux-ci fonction-
naient donc comme « institution générale » selon l'heureuse expression
d'Evans-Pritchard. En réalité, tout le problème est là, dans le fait que les
anthropologues fonctionnalistes et, bien souvent, ceux qui se veulent
marxistes conçoivent, de façon spontanée et non scientifique, que les
rapports de production ne peuvent exister que sous une forme qui les
distingue et les sépare d'autres rapports sociaux comme c'est le cas des
rapports de production au sein du mode de production capitaliste.
On ne s'étonnera plus que, inspirés par une telle conception non scien-
tifique et a priori des rapports de production, beaucoup d'anthropologues
mènent de façon boiteuse et insuffisante l'analyse des bases économiques
des sociétés qu'ils étudient. L'économie en effet, se réduit à leurs yeux à
ce qui est directement visible comme tel. Or, étant donné qu'une partie
des rapports de production se manifeste dans le fonctionnement des
rapports de parenté et des rapports politico-religieux, l'étude de l'écono-
mie se réduit à l'étude de l'organisation du travail dans la production
des moyens de subsistance et aux règles de propriété, et on y ajoute par-
fois pour faire bonne mesure l'étude de la technologie bien que celle-ci,
stricto sensu, n'appartienne pas à l'économie.
Les pièces manquantes du mode de production, ses parties invisibles,
ne peuvent alors être étudiées qu'indirectement au moment ou l'anthro-
pologue analyse les diverses fonctions des rapports de parenté et des
rapports politico-religieux, du moins si son analyse de la parenté ne se
borne pas à l'étude de la terminologie de parenté et des règles de mariage,
de la résidence et de la filiation. Ceci prouve que la conception même
idéologique et empiriste des rapports de production appauvrit, écartèle
et fausse l'analyse de l'économie d'une part mais fausse d'autre part,
nécessairement et pour les mêmes raisons l'analyse de la parenté, de la
politique et de la religion. C'est la pratique théorique dans son ensemble
et à chacun de ses niveaux qui est investie et subvertie par les effets de
ces présupposés idéologiques empiristes. Dès lors que l'économie était
confrontée soit à la parenté, soit à la religion, soit aux formes du pouvoir
comme à autant de variables radicalement extérieures à elle-même, on ne
peut guère s'étonner si la recherche statistique de corrélations positives
entre économie et structures sociales ou entre l'évolution des modes de
production et l'évolution des sociétés ait abouti à un échec et à la réaffir-
mation, par G. P. Murdock « contre les évolutionnistes, qu'il n'existe
310 Anthropologie et économie : un bilan critique

pas de séquence inévitable de formes sociales ni d'association nécessaire


entre des règles particulières de résidence ou de descendance, des types
particuliers de groupes ou de terminologies de parenté et des niveaux
particuliers de culture, des types d'économie, des formes de gouverne-
ment ou de structure de classe 41 ».
Ainsi, bien qu'aujourd'hui certains des disciples de Murdock, à partir
d'un échantillon plus vaste de 577 sociétés au lieu de 250 et grâce à une
analyse multifactorielle, découvrent des corrélations significatives entre
évolution des modes de production et apparition de tels systèmes de
parenté 42, la pratique empiriste des anthropologues a consolidé jusqu'ici
l'idée commune depuis le début du 20e siècle que l'histoire n'est que « la
succession des événements accidentels qui ont fait qu'une société est ce
qu'elle est », thèse dont l'outrance a fait s'insurger des hommes comme
Evans-Pritchard qui acceptent cependant l'essentiel des thèses fonction-
nalistes
En fait, le fonctionnalisme vient compléter et, jusqu'à un certain point,
contredire l'empirisme car si pour l'empirisme les structures sociales se
confondent avec les rapports sociaux visibles et si ces rapports visibles
sont appréhendés comme des variables extérieures les unes aux autres et
sans lien statistiquement significatif, comment une société peut-elle
exister, c'est-à-dire comme un tout qui existe et se reproduit comme tel?
Le fonctionnalisme suppose alors que les diverses relations sociales visi-
bles au sein d'une société forment un système, c'est-à-dire qu'il existe
entre elles une interdépendance fonctionnelle qui leur permet d'exister
comme un tout « intégré » qui tend à se reproduire comme tel, comme

41. G. P. Murdock, Social Structure, New York, MacMillan, 1949, p. 200.


42. H. E. Driver et Karl F. Schuessler, « Correlational analysis of Murdock's
1957 ethnographic sample », American Anthropologist 69, 3, 1967. « For the
world as a whole, it is apparent that descent has shifted from matrilinea] to
patrilineal (sometimes with a bilateral stage in between) more often than it has
changed in the opposite direction. The 19th century evolutionists were partly
right about the major sequence of change but their reasons for the change were
the wrong ones. It is the evolution of technology and government that favors
patrilineal over matrilinea) descent, not the recognition of biological fatherhood
and the abandonment of promiscuity or ' group marriage Howewer, after
societies have attained an advanced level of technology and political organi-
zation, unilineal descent groups of all kinds tend to disappear, as they have
done in most Europe and its derivation cultures » (article cité, p. 345). Les
travaux de Driver et Schuessler prolongent les résultats de David Aberle à
propos de « Matrilineal descent in cross-cultural perspective » in D. Schneider
et K. Gough Matrilineal Kinship, Berkeley, Calif., University of California
Press, 1961, p. 655-727.
43. E.E. Evans-Pritchard, Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1971, chap,
in, p. 79.
Une anthropologie économique est-elle possible? 311

une société. Et c'est parce que certaines parties de ce tout ont pour
fonction « d'intégrer » les autres parties en un seul tout que des sous-
systèmes « particuliers » (parenté, religion, économie) jouent selon les
sociétés un rôle « d'institution générale ».
Personne ne contestera que c'est là un progrès par rapport à l'empi-
risme abstrait et associationniste que de refuser d'étudier des rapports
sociaux en les prenant un à un, séparément, pour les prendre au contraire
dans leur ensemble et dans leurs relations réciproques, c'est-à-dire en
supposant qu'ils forment un système de relations. Mais au-delà de ce
principe qui est devenu une condition nécessaire de la démarche scienti-
fique, le fonctionnalisme souffre d'insuffisances théoriques radicales.
Nous avons déjà montré qu'en confondant structure sociale et relations
sociales visibles, l'analyse fonctionnaliste se condamne à rester prison-
nière des apparences des sytèmes sociaux qu'elle étudie et s'interdit de
découvrir la logique sous-jacente, invisible de ces systèmes et encore
moins les conditions structurales et événementielles de leur apparition et
de leur disparition dans l'histoire. Il nous faut maintenant aller plus loin.
Dire en effet que la parenté ou l'instance politico-religieuse joue dans
telle ou telle société un rôle dominant parce qu'elle « intègre » tous les
autres rapports sociaux est une « explication » qui tourne vite court et
risque d'obscurcir plus que d'éclairer les faits. Car une instance sociale ne
peut « intégrer » les autres que si elle assume à l'intérieur d'elle-même
plusieurs fonctions distinctes, articulées les unes aux autres selon une
certaine hiérarchie, fonctions qui dans la société capitaliste sont assumées
par des rapports sociaux distincts qui apparaissent comme autant de
sous-systèmes spécifiques au sein du système social. La parenté domine
l'organisation sociale lorsqu'elle ne règle pas seulement les rapports de
descendance et d'alliance qui existent entre les groupes et entre les indi-
vidus, mais règle leurs droits respectifs sur les moyens de production et
les produits du travail, définit les rapports d'autorité et d'obéissance,
donc les rapports politiques, au sein des groupes ou entre eux et éventuel-
lement sert de code, de langage symbolique pour exprimer à la fois les
rapports des hommes entre eux et avec la Nature. Ceci n'est pas le cas
chez les chasseurs-collecteurs Mbuti du Congo où les rapports entre
générations l'emportent sur les rapports de parenté et n'était pas le cas
chez les Incas, parmi lesquels l'instance politico-religieuse fonctionnait
comme rapports de production puisque, de bon ou de mauvais gré, les
tribus indiennes consacraient une part de leur force de travail à entretenir
les dieux, les morts et les membres vivants de la classe dominante per-
sonnifiée par l'Inca Shinti, le fils du Soleil. Il faut donc expliquer pour
quelles raisons et dans quelles conditions telle ou telle instance sociale
assume telle ou telle fonction et quelles modifications dans sa forme et
312 Anthropologie et économie : un bilan critique

dans son mécanisme interne entraînent ces changements de fonctions.


Tel est selon nous aujourd'hui le problème majeur des sciences sociales,
que ce soit l'anthropologie, la sociologie ou l'histoire. Mais en quoi —
objectera-t-on — la solution de ce problème dépendrait-elle plus parti-
culièrement de la possibilité d'analyser la causalité structurale de l'éco-
nomie puisqu'en définitive — même si on ne peut l'expliquer — le simple
fait de la dominance soit de la parenté, soit du politico-idéologique suffit
à contredire et à éliminer l'hypothèse émise par Marx sur le rôle détermi-
nant en dernière analyse de l'économie dans l'histoire. C'est là une
objection fréquente chez les fonctionnalistes et qui se retrouve au fil du
dernier et important ouvrage de Louis Dumont sur l'organisation sociale
de l'Inde traditionnelle donc chez un auteur qui se réclame plutôt du
structuralisme.
En fait, l'objection tombe dès que l'on démontre qu'il ne suffit pas
qu'une instance sociale assume plusieurs et n'importe quelles fonctions
pour être dominante mais qu'il lui faut obligatoirement assumer la fonc-
tion de rapports de production, c'est-à-dire non pas nécessairement le
rôle de schème organisateur de tel ou tel procès concret de travail, mais le
contrôle de l'accès aux moyens de production et aux produits du travail
social et ce contrôle signifie également autorité et sanctions sociales, donc
rapports politiques. Ce sont les rapports de production qui sont déter-
minants pour la dominance de telle ou telle instance. Ils ont donc une
efficacité déterminante générale sur l'organisation de la société puisqu'ils
déterminent et cette dominance et, à travers cette dominance, l'organisa-
tion générale de la société.
Il ne suffit donc pas de dire que les rapports sociaux doivent être fonc-
tionnellement interdépendants pour qu'une société existe ni même que
cette interdépendance est celle de plusieurs fonctions nécessaires donc
complémentaires. Au-delà de ces thèmes qui tournent vite à la banalité,
le point essentiel est celui qui concerne la causalité donc l'efficacité spéci-
fique de chaque fonction (donc des rapports sociaux qui l'assument) sur
la forme et le contenu de l'organisation sociale. Or si dans la réalité, les
diverses instances sociales sont hiérarchisées selon les fonctions qu'elles
assument et si la fonction de rapports de production est le principe pre-
mier de leur hiérarchie, alors la formulation rigoureuse de la probléma-
tique des sciences sociales devient :
Dans quelles conditions et pour quelles raisons telle instance assume-t-elle
les fonctions de rapports de production et contrôle-t-elle la reproduction de ces
rapports et par là celle des rapports sociaux dans leur ensemble?
On voit immédiatement que cette problématique est celle de Marx et
qu'elle reprend son hypothèse de la détermination en dernière analyse
du processus de la vie sociale et intellectuelle par le mode de production
Une anthropologie économique est-elle possible? 313

de la vie matérielle. On voit également que cette hypothèse n'est pas


contredite par l'analyse des sociétés sans classes ou des sociétés de classes
non capitalistes et qu'il n'y a donc aucune raison d'opposer anthropo-
logie et histoire. Mais l'on voit surtout que répondre à une telle question,
ce n'est pas seulement rendre compte de l'économie d'une société mais
de toutes ses structures sociales et que l'entreprise ne mène pas au déve-
loppement d'une anthropologie économique conçue comme une disci-
pline fétichisée et autonome, mais à la reprise générale et méthodique-
ment rigoureuse du champ théorique de l'anthropologie.
Tels sont les points essentiels de notre critique du fonctionnalisme
empiriste classique. Cette critique ne s'arrête pas là. L'hypothèse de
l'interdépendance fonctionnelle des parties d'un système social et l'hypo-
thèse supplémentaire que tout système social est en équilibre ou tend à le
rester, ont souvent rendu difficile ou impossible aux fonctionnalistes
d'admettre et de découvrir l'existence au sein du système qu'ils étu-
diaient de contradictions soit au sein d'une structure sociale soit entre
plusieurs structures et les ont poussés à chercher en dehors de ces sys-
tèmes les causes de leur évolution et de leur disparition. Cette évolution
ne semblait pas avoir de raison interne et semblait le produit de circons-
tances contingentes par rapport à la logique interne de ces systèmes.
L'histoire humaine tout entière apparaissait comme la somme contin-
gente de tous ces accidents.
Bien entendu il n'est pas question de nier l'existence de causes externes
de la transformation et de l'évolution des systèmes économiques et
sociaux ni de nier que tout système dans son fonctionnement implique
la reproduction des rapports sociaux qui le constituent, mais il faut sou-
ligner qu'externes ou internes des causes n'ont d'effet que parce qu'elles
mettent en jeu (donc font agir comme causes dernières) les propriétés
structurales des systèmes et que ces propriétés sont toujours, en dernière
analyse, intérieures à ce système et expliquent l'aspect inintentionnel de
son fonctionnement. Il faut souligner également que dire que deux termes
ou deux relations entre des termes ou deux structures s'opposent n'est
pas nier leur complémentarité mais simplement affirmer que celle-ci
existe à l'intérieur de certaines limites et qu'au-delà de ces limites le déve-
loppement de leur opposition ne permet plus le maintien de leur complé-
mentarité. Ceci est devenu une évidence presque banale depuis que la
cybernétique et la théorie des systèmes l'ont formulée mathématiquement
et rendue opératoire. Cependant ce n'est qu'une autre formulation du
principe de l'unité des contraires qui se trouve dans la dialectique de
Hegel et dans celle de Marx. Mais il n'y a aucune raison de confondre ce
principe de l'unité des contraires, principe qui est scientifique avec le
principe fondamental de la dialectique hégélienne qui est celui de l'iden-
314 Anthropologie et économie : un bilan critique

tité des contraires et n'a aucun fondement scientifique. Le principe de


l'identité des contraires n'est très précisément que la condition nécessaire
pour bâtir un système métaphysique clos, celui de l'idéalisme absolu qui
part du postulat indémontré que l'Esprit est la seule réalité qui existe et
qui se contredit elle-même en elle-même et reste identique à soi à travers
ses contradictions puisque la matière est la pensée en soi qui ne se pense
pas et se contredit en tant que pensée et que le logos est la pensée pour
soi mais qui s'oppose à la pensée en soi, à la matière et que l'unité de la
pensée en soi et de la pensée pour soi est dans leur identité comme
autant de formes de l'Esprit absolu.
Il faut souligner que si le principe de l'identité des contraires implique
a fortiori celui de l'unité des contraires la réciproque n'est pas vraie.
Il n'y a donc aucune raison de s'embarrasser du premier ou de le défendre
lorsqu'on défend le second et qu'on le reprend. Malheureusement la
confusion fréquente que font les marxistes entre ces deux principes accré-
dite et renforce le refus des fonctionnalistes de chercher et de découvrir
des contradictions au sein des systèmes qu'ils analysent. En est-il de
même chez les néo-fonctionnalistes qui se déclarent, eux, partisans d'une
approche cybernétique des faits sociaux?
S'opposant à la traditionnelle « anthropologie culturelle » américaine
dont ils critiquaient l'idéalisme et le psychologisme, un certain nombre
d'anthropologues et d'archéologues des États-Unis se déclarèrent, vers
les années cinquante, partisans d'une nouvelle approche théorique qu'ils
dénommèrent par contraste « l'écologie culturelle ». Se réclamant des
travaux plus anciens de Leslie White et surtout de Julián Steward, ils
soulignèrent la nécessité et l'urgence d'étudier avec soin les bases maté-
rielles des sociétés et de réinterpréter toutes les cultures humaines en les
envisageant comme des procès spécifiques d'adaptation à des environ-
nements déterminés. Sur le plan méthodologique, ils réaffirmèrent que
chaque société devait être analysée comme une totalité certes, mais éga-
lement comme un sous-système au sein d'une totalité plus vaste, l'écosys-
tème particulier au sein duquel populations humaines, populations ani-
males et végétales coexistent dans un système d'interrelations biologiques
et énergétiques. Pour analyser les conditions de fonctionnement et de
reproduction de ces écosystèmes et reconstituer les structures des flux
d'énergie, les mécanismes d'autorégulation, de feed-back, etc., ils firent
appel à la théorie des systèmes et à la théorie de la communication. Le
fonctionnalisme tout entier semble renouvelé dans son orientation, désor-
mais explicitement matérialiste et non pas simplement empiriste, dans ses
méthodes, par l'usage de la théorie des systèmes, et dans ses possibilités
théoriques qui permettent, semble-t-il, de reprendre avec plus de sûreté
le problème de la comparaison des sociétés (problème que les fonction-
Une anthropologie économique est-elle possible? 315

nalistes ne pouvaient aborder qu'avec malaise ou avec dé ain) et d'aller


plus loin même et tenter de construire un nouveau schéma — multi-
linéaire cette fois — d'évolution des sociétés (problème complètement
abandonné depuis les anathèmes de Boas, Goldenweiser et Malinowski
contre l'évolutionnisme). Ne sommes-nous pas désormais dans l'univers
théorique, sinon de Marx lui-même, du moins du marxisme tel qu'il est
généralement entendu et pratiqué?
Nous ne le sommes pas et nous allons le montrer, mais auparavant
nous allons essayer de faire voir la richesse du bilan provisoire de ces
tentatives dont nous ne ferons que suggérer la nature et l'importance.
Cependant les limites de l'entreprise sont déjà parfaitement visibles et
tiennent à l'étroitesse du matérialisme de ces chercheurs et particulière-
ment, puisque c'est l'axe de leurs efforts, aux insuffisances graves de
leur conception de la nature des rapports économiques et donc des effets
de l'économie sur l'organisation des sociétés. Le plus souvent, on a
affaire à un matérialisme « réducteur » en ce sens qu'il réduit l'économie
à la technologie et aux échanges biologiques et énergétiques des hommes
avec la nature qui les environne et qu'il réduit la signification des rap-
ports de parenté ou des rapports politico-idéologiques à être avant tout
celle des moyens fonctionnellement nécessaires à cette adaptation biolo-
gico-écologique et offrant divers avantages sélectifs. Nous reviendrons
sur ces points, mais auparavant, nous énumérerons brièvement les décou-
vertes positives qui furent obtenues rapidement dès qu'on s'attaqua
systématiquement à l'étude détaillée d'aspects essentiels du fonctionne-
ment des sociétés primitives ou antiques, qui avaient été, à de brillantes
exceptions près, tels Malinowski, Firth, Evans-Pritchard, dogmatique-
ment négligés ou maltraités.
Les efforts portèrent sur l'étude précise de l'environnement écologique,
des conditions concrètes de la production, des régimes alimentaires et des
balances énergétiques de certains chasseurs-collecteurs (Richard Lee,
De Vore, Steward), des Indiens de la côte Nord-Ouest (Suttles), des
sociétés pastorales d'Afrique de l'Est (Gulliver, Deshler, Dyson-Hudson)
et de sociétés d'agriculteurs sur brûlis d'Océanie ou du Sud-Est asiatique
(Roy Rappaport, Vayda, Geertz) 44 . Peu à peu, les découvertes s'accu-
mulèrent et à leur rythme s'effondrèrent des thèses classiques de l'anthro-
pologie culturelle qui figuraient en bonne place dans le dictionnaire des
idées reçues des manuels pour étudiants et public cultivé. On découvrit
qu'il suffisait d'à peu près quatre heures de travail par jour chez les
chasseurs-collecteurs du désert de Kalahari ou de la forêt du Congo pour

44. La bibliographie de l'ensemble de ces travaux se trouve dans l'article de


Me Netting, déjà cité, « The ecological approach... ».
316 Anthropologie et économie : un bilan critique

que les membres productifs au sein de ces sociétés produisent assez pour
satisfaire tous les besoins socialement reconnus au sein de leur groupe.
Devant ces faits, la vision de chasseurs primitifs vivant au bord de la
pénurie et ne disposant pas de temps libre pour inventer une culture
complexe et progresser vers la civilisation, allait s'écrouler rapidement et
Marshall Sahlins, renversant les idées anciennes, devait, à l'opposé, pro-
clamer que c'était là la seule « société d'abondance » jamais réalisée
puisque les besoins sociaux y étaient tous satisfaits et les moyens de les
satisfaire n'y étaient pas rares. Un préjugé tenace remontant au néoli-
thique et né des nécessités idéologiques pour les peuples agriculteurs de
justifier leur expansion au détriment des chasseurs-collecteurs était enfin
démasqué.
Au lieu de ne voir dans le potlatch des Indiens de la côte Nord-Ouest
qu'une forme « excessive » de compétition née d'une propension cultu-
relle à la « mégalomanie » (Ruth Benedict, 1946, p. 169) 45 servie par la
multiplicité des ressources offertes par un environnement prodigue,
Suttles a montré que cet environnement était fort diversifié et donc que
les ressources y étaient fort inégalement réparties entre les groupes. Il a
montré également que plus on allait vers le Nord plus cette inégalité était
accentuée et plus les groupes locaux tendaient à affirmer fortement leurs
droits de propriété sur les sites productifs et à pratiquer le potlatch.
Suttles également a souligné le fait que là où les ressources étaient plus
fortement concentrées comme chez les Haida, les Tsimshian et les
Tlingit, la coopération économique au sein des groupes était la plus
intense, les chefs dirigeaient plus étroitement le procès de production et
la répartition des produits, leur autorité était liée de façon plus rigide au
fonctionnement de groupes de parenté au sein desquels les liens de
descendance étaient beaucoup plus fortement unilinéaires qu'ailleurs.
L'analyse des faits de potlatch est loin d'être terminée et on a forte-
ment critiqué Suttles pour n'avoir pas véritablement démontré son hypo-
thèse que « la » fonction des potlatch était de redistribuer les moyens de
subsistance qui étaient en excès dans un groupe parmi les groupes qui en
manquaient de façon critique. Le potlatch ne se « réduit » pas à un méca-
nisme compliqué et déguisé d'assurance contre les risques d'une crise de
subsistance naissant des fluctuations exceptionnelles de la production
des ressources naturelles, fluctuations tout à fait normales mais qui peu-
vent avoir des conséquences catastrophiques chez des chasseurs-collec-
teurs ou des pêcheurs qui ne produisent pas leurs ressources. Les discus-
sions provoquées par les thèses de Suttles et de Vayda ont suscité de

45. Ruth Benedict, Patterns of Culture, New York, Penguin Books, 1934,
p. 169.
Une anthropologie économique est-elle possible? 317

nouveaux travaux qui tiennent compte de toutes les informations accu-


mulées depuis Boas, par Barnett, Murdock, Helen Codere, Piddocke,
etc., et ont permis la parution d'ouvrages de valeur comme Making my
Name Good de Drucker et Heizer et de Feasting with my Enemy de
Rosman et Rubel. Il est désormais tout à fait clair que les compétitions
de potlatch et leurs pratiques célèbres de destruction ostentatoire
n'étaient pas seulement l'expression d'une « culture » originale plaçant
très haut les valeurs et les comportements d'honneur et de prestige. Elles
sont aussi l'expression publique d'une économie bien administrée et
capable de produire des surplus abondants et réguliers et en même temps
une pratique politico-idéologique pour obliger, par la redistribution
cérémonielle de ces surplus, les groupes voisins ou alliés potentiellement
hostiles, à reconnaître publiquement et pacifiquement la légitimité,
donc le maintien des droits des groupes sur leur territoire et sur ses
ressources. Les faits de potlatch sont donc des faits multifonctionnels
comme le souligne Piddocke, des « faits sociaux totaux », comme le
disait Mauss, des faits « d'économie politique » au sens plein du terme,
c'est-à-dire des faits qui pour recevoir une explication scientifique,
exigent que l'on reconnaisse les fonctions économiques des rapports de
parenté et des rapports politico-idéologiques, donc que l'on recons-
truise par la pensée la configuration exacte du mode de production qui
permettait la production et le contrôle de vastes surplus de biens de
subsistance et de biens de prestige. Il y a toutes les chances qu'une telle
reconstruction non seulement élimine toute interprétation « culturaliste »
et idéaliste du potlatch mais encore ne confirme pas l'hypothèse que la
signification latente, la rationalité cachée du potlatch fut d'assurer des
avantages sélectifs aux groupes qui le pratiquaient.
Il est également difficile de maintenir l'idée devenue célèbre depuis
Herskovits que les éleveurs africains sont affligés d'un « complexe du
bétail » qui exprime avant tout un « choix culturel » plutôt que des
contraintes écologico-économiques. L'anthropologie doit en effet
expliquer un ensemble de faits bien connus et qui paraissent souvent aux
Européens comme profondément irrationnels. Le bétail semble être une
richesse accumulée plutôt pour acquérir du prestige et un statut social que
pour assurer la subsistance de ses possesseurs ou leur enrichissement
financier par l'échange marchand. Quand on l'échange c'est souvent de
façon non marchande pour sceller une alliance matrimoniale et des droits
sur une descendance. Habituellement, il s'accumule en vastes troupeaux
dont la viande est consommée dans certaines occasions cérémonielles,
et les animaux ne sont pas utilisés comme bêtes de somme et ne four-
nissent tout au plus qu'une maigre production laitière. L'animal avant
d'être un bien utilitaire serait d'abord pour l'homme un être étroitement
318 Anthropologie et économie : un bilan critique

associé aux rituels qui accompagnent sa propre naissance, son mariage,


sa mort et auquel il ne saurait être attaché qu'émotionnellement, voire
mystiquement.
Peu à peu, après les travaux de Gulliver, Deshler, Dyson-Hudson,
Jacobs, etc., ces « traits » culturels reçoivent un autre éclairage. On s'est
vite aperçu qu'on avait un peu trop hâtivement déclaré que le bétail
était seulement un bien de prestige et l'on a inventorié de multiples occa-
sions où il était échangé non cérémoniellement contre les produits agri-
coles et artisanaux des peuples sédentaires. On a constaté également
qu'il y avait des raisons très pratiques au fait que la mise à mort du bétail
et sa consommation prenaient une allure cérémonielle et exceptionnelle.
L'impossibilité pour une unité de production domestique de conserver
et de consommer seule la quantité de viande que représente une tête de
bétail impose un partage avec les autres unités qui composent le groupe
et ce partage crée ou renforce des réseaux d'obligations réciproques, ce
qui confère à la mise à mort du bétail et à sa consommation un caractère
cérémoniel et une haute valeur symbolique, nés de ces fonctions sociales.
Par ailleurs, le fait que ces mises à mort de bétail restent exceptionnelles
pour chaque unité de production ne signifie pas que le groupe tout entier
ne consomme pas fort régulièrement de la viande si les occasions céré-
monielles de tuer le bétail et d'en partager la viande se répètent réguliè-
rement dans toutes les familles. Le fait aussi que les troupeaux soient
souvent immenses au risque de surpâturation des herbages et de dégra-
dation de la végétation et des sols, n'est pas seulement la manifestation
de l'orgueil des propriétaires ou de leur attachement émotionnel à de
vieilles bêtes qu'ils ne peuvent se résigner à sacrifier.
Lorsqu'on sait que la perte en têtes de bétail due à la rareté de l'eau
peut être comme chez les Dodoth d'Uganda de 10 à 15 % du troupeau
par an, que la mortalité frappe surtout les jeunes animaux, et que ceux-ci
mettent six à sept ans pour atteindre leur taille adulte et produire vingt
fois moins de lait qu'une bête laitière d'Europe, on ne s'étonne pas de
la haute valeur attachée au nombre de têtes de bétail et à la stratégie
complexe et parcimonieuse d'usage de la viande, du lait, voire du sang
des animaux qui existe chez les pasteurs. Quelqu'un qui possède soixante
vaches a beaucoup plus de chances de faire face aux épizooties, aux séche-
resses exceptionnelles et de reproduire ses conditions sociales, c'est-à-dire
matérielles et politiques d'existence que quelqu'un qui ne dispose au
départ que d'un troupeau de six vaches.
Ce serait trop long de résumer les travaux remarquables de Geertz,
Conklin, Rappaport, consacrés au fonctionnement des sociétés prati-
quant l'écobuage en Asie du Sud-Est ou en Océanie, ni les découvertes
exceptionnelles des archéologues comme Flannery, McNeish, etc., qui à
Une anthropologie économique est-elle possible? 319

la suite de Braidwood et de Adams s'efforcent depuis les années cinquante


de reconstituer minutieusement les conditions écologiques et économi-
ques d'existence des populations de Mésopotamie, d'Anatolie, de Méso-
amérique ou des Andes. Ces populations ont domestiqué les plantes et
les animaux et inauguré les changements matériels et sociaux fondamen-
taux qui ont mené à l'apparition de sociétés nouvelles basées sur des
modes de productions nouveaux et abouti d'une part à la disparition
progressive des sociétés paléolithiques de chasseurs-collecteurs et de
l'autre à l'apparition de sociétés de classes et étatiques. Là encore, les
découvertes allaient contraindre à mettre en question et à réviser pro-
fondément des idées aussi glorieuses que « la révolution néolithique »
de Childe.
Cependant, il nous faut constater les limites du bilan des travaux des
néo-fonctionnalistes qui se réclament de « l'écologie culturelle » et en
montrer l'origine. Elle n'est nulle part ailleurs que dans les insuffi-
sances radicales de leur matérialisme, qui leur fait concevoir de façon
« réductrice » les rapports complexes entre économie et société. La diver-
sité des rapports de parenté, la complexité des pratiques idéologiques et
des rituels ne sont jamais tout à fait reconnus dans leur importance
Comme le déclarent R. et N. Dyson-Hudson, auteurs de travaux de
valeur sur les pasteurs Karimonjong de l'Ouganda, à propos du rituel
d'initiation des garçons et de leur identification avec l'animal qui leur
est donné en cette occasion :
« Ce sont des élaborations culturelles d'un fait central : le fait que le bétail
est la source principale de leur subsistance. En premier lieu comme en dernier,
toujours le rôle du bétail dans la vie des Karimonjong est de transformer
l'énergie stockée dans les herbes et les broussailles du territoire tribal en une
forme d'énergie facilement disponible pour les hommes. »
Et ils rejoignent ainsi les déclarations polémiques de Marvin Harris
qui se présente volontiers comme le leader agressif de ce « néo-maté-
rialisme culturel » et qui, ayant entrepris de « désacraliser » les vaches
sacrées de l'Inde, déclarait :
« J'ai écrit ce texte parce que je crois que les aspects exotiques, irrationnels
et non économiques du complexe indien du bétail sont mis en relief excessive-
ment — et de beaucoup — au détriment des interprétations rationnelles, écono-
miques et communes [...]; pour autant que le tabou sur la consommation du
bœuf aide à décourager la croissance de la production de bœuf, c'est là un
aspect d'un ajustement écologique qui maximise plutôt qu'il ne minimise le
résultat en calorie et en protéine du procès de production. »
Nous reconnaissons là le matérialisme vulgaire, « l'économisme »,
qui réduit tous les rapports sociaux au statut d'épiphénomènes accom-
pagnant des rapports économiques eux-mêmes réduits à une technique

46. A l'exception notable de Roy Rappaport.


320 Anthropologie et économie : un bilan critique

d'adaptation à un environnement naturel et biologique. La rationalité


secrète des rapports sociaux se réduit à celle d'avantages adaptatifs
dont le contenu, comme le signalait déjà Lévi-Strauss à propos du fonc-
tionnalisme de Malinowski, se résoud souvent en simples truismes 47 .
Dès qu'une société existe, elle fonctionne et c'est une banalité que de
dire qu'une variable est adaptative parce qu'elle a une fonction nécessaire
dans un système. Selon les termes mêmes de Marshall Sahlins :
« Prouver qu'un certain trait ou un certain dispositif culturel a une valeur
économique positive n'est pas une explication adéquate de son existence ni
même de sa présence. La problématique de l'avantage adaptatif ne spécifie
pas une réponse concrète unique. En tant que principe de causalité en général
et de performance économique en particulier la notion ' d'avantage adaptatif '
est indéterminée : elle stipule grossièrement ce qui est impossible mais rend
acceptable n'importe quoi qui est possible 48 . »
Dans cette perspective, les raisons de la dominance des rapports de
parenté ou des rapports politico-religieux, de l'articulation spécifique
des structures sociales restent inaccessibles à l'analyse et la causalité
structurale de l'économie est ramenée à une corrélation probabiliste et
l'histoire, comme dans l'empirisme, à une série d'événements de plus
ou moins grande fréquence 49.
Le scepticisme empiriste reprend ses droits et les faiblesses de certaines
analyses néo-matérialistes concernant la parenté, la religion, etc., main-
tient en vie et renforce à nouveau les théories idéalistes de la société et de
l'histoire que les partisans de « l'écologie culturelle » critiquent et com-
battent. Matérialisme empiriste et fonctionnalisme simplificateur demeu-
rent en définitive impuissants à expliquer les raisons de ce qui existe,
i.e. l'histoire et le contenu de sociétés qui ne sont jamais des totalités
complètement « intégrées » mais des totalités dont l'unité est l'effet pro-
visoirement stable d'une compatibilité structurale qui permet aux diffé-
rentes structures de se reproduire jusqu'à ce que la dynamique interne et
externe de ces systèmes interdise à ces totalités d'exister encore comme
tellesB0. Cet échec, cependant, ne signifie pas que le bilan des travaux des

47. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Pion, 1958, p. 17.


48. M. Sahlins, « Economic anthropology and anthropological economics »,
in Social Science Information 8, 5, 1969, p. 30.
49. Marvin Harris : « Dependent as we are on the unfolding of the natural
continuum of events, our generalizations must be courbed in probabilities
derived from the observation of the frequences with which predicted or retro-
dieted events occur » (The Rise of Anthropological Theory, New York, Cromwell,
1968, p. 614).
50. Cf. M. Sahlins, « Economic anthropology and anthropological econo-
mics », art. cit., p. 80. « The new materialism seems analytically innocent of any
concern for contradiction — although it sometimes figures itself a client of
marxism (minus the dialectical materialism). So it is unmindful of the barriers
Une anthropologie économique est-elle possible? 321

anthropologues et archéologues se réclamant d'une approche écologique


et matérialiste ne soit pas largement positif. La connaissance des méca-
nismes de fonctionnement des économies reposant sur la chasse, la cueil-
lette, l'élevage extensif ou l'agriculture sur brûlis s'est considérablement
élargie et précisée à partir du moment où l'on a entrepris l'étude systé-
matique et minutieuse des contraintes que le milieu et les techniques exer-
cent ou exerçaient sur la vie matérielle et sociale de ces sociétés et où
l'on a entrepris de mesurer les rapports réels qui existent en leur sein entre
besoins sociaux et moyens de les satisfaire. Un certain nombre de fausses
évidences qui traduisaient à la fois l'ignorance de ces conditions réelles
et les préjugés idéologiques dont anthropologues et économistes sont les
vecteurs conscients ou inconscients, ont été reconnues pour telles et leur
expulsion du champ de la connaissance scientifique est désormais acti-
vement en cours. Ce processus critique atteint, par-delà le champ de
l'anthropologie, le postulat idéologique, qui vicie, à sa racine, toute la
pensée économique bourgeoise et limite en permanence la portée scienti-
fique de ses recherches et de ses découvertes, le postulat métaphysique
que les hommes sont condamnés par nature à l'insatisfaction de leurs
besoins, donc sont contraints de calculer l'usage de leurs moyens et que
ce serait là l'objet et le fondement de la science économique. Nous
laisserons Henri Guitton énoncer avec conviction ce postulat :
« L'homme porte en soi un besoin d'infini et il butte constamment sur le fini
de la création. Cette antithèse se traduit d'abord dans l'idée de rareté. Les
besoins apparaissent comme innombrables et les moyens pour les satisfaire
sont limités. Il peut arriver aussi que les moyens soient suffisants, parfois même
trop nombreux. Alors une autre notion intervient, celle d'inadaptation. Les
biens ne sont pas forcément là où il en est besoin, ni quand il en est besoin. Il
faut les réduire s'ils sont trop abondants, les produire s'ils sont insuffisants. »
Nous ne nous attarderons pas sur l'illogisme d'une thèse qui à la fois
postule la finitude insurmontable des moyens et reconnaît qu'ils sont par-
fois surabondants. Il suffit de souligner combien des analyses concrètes
et minutieuses font justice de tels phantasmes idéologiques qui font
passer pour des réalités des marionnettes théoriques dont on fait sem-
blant de ne pas tirer les fils, la marionnette de YHomo oeconomicus vic-
time d'un destin ontologique qui ne lui laisse le choix qu'entre l'insatis-
faction née de l'infinité de ses besoins ou l'inadaptation née d'une sura-
bondance occasionnelle de ses moyens.
Peu à peu donc se définissent et s'organisent sous nos yeux les condi-
tions épistémologiques d'une analyse scientifique des divers modes de

opposed to the productive forces by established cultural organizations each


congealed by its adaptive advantages in some state of fractional effectiveness. »
322 Anthropologie et économie : un bilan critique

production^ des rapports entre'économie et société. Nous savons main-


tenant qu'une telle analyse n'est possible qu'à condition de rendre compte
des structures de la réalité mais sans confondre, comme l'empirisme, le
réel et le visible, et à condition d'être matérialiste mais sans réduire les
diverses structures et instances de la réalité sociale à des épiphénomènes
des rapports matériels des hommes à leurs environnements. Si l'anthro-
pologie doit être structurale et matérialiste pour être pleinement scienti-
fique, ne doit-elle pas en définitive s'inspirer de l'œuvre de Claude-
Lévi Strauss autant, sinon plus que de celle de Marx. Aussi, bien que
Lévi-Strauss ait consacré peu de place dans son œuvre à l'étude de l'éco-
nomie, il nous semble indispensable d'analyser de très près l'essentiel de
ses thèses sur la méthode de l'analyse structurale et sur les rapports entre
économie et société, d'une part, et société et histoire de l'autre, pour éva-
luer l'importance théorique et les limites de son structuralisme matéria-
liste et saisir la différence entre sa pensée et celle de Marx.
Il faut rappeler tout d'abord qu'il existe deux principes méthodologi-
ques qui sont reconnus aussi bien par le fonctionnalisme, le structura-
lisme et le marxisme comme des conditions nécessaires de l'étude
scientifique des faits sociaux. Le premier principe stipule qu'il faut ana-
lyser les rapports sociaux non pas un à un, séparément, mais en les
prenant dans leurs relations réciproques, en les considérant comme des
totalités formant « systèmes ». Le second stipule qu'il faut analyser ces
systèmes dans leur logique interne avant d'en analyser la genèse et l'évo-
lution. D'une certaine manière, ces deux principes opposent la pensée
scientifique moderne aussi bien à l'évolutionnisme qu'à l'historicisme et
au diffusionisme du 19e siècle dans la mesure où, malgré leurs concep-
tions opposées de l'évolution des sociétés, ces doctrines se contentaient
souvent d'une analyse superficielle du fonctionnement réel de telles ou
telles coutumes et institutions au sein des sociétés où on les avait décou-
vertes et consacraient l'essentiel de leurs efforts à en rechercher l'origine
et à en retracer l'histoire dans des stades antérieurs d'une évolution pure-
ment conjecturale de l'humanité. Mais au-delà de cet accord qui porte
seulement sur la formulation abstraite de ces deux principes et non sur
les modalités concrètes de leur mise en pratique, l'opposition est totale
entre le fonctionnalisme d'une part et le structuralisme et le marxisme
de l'autre sur ce que l'on doit entendre par « structure sociale ». Pour
Radcliffe-Brown, Nadel, une structure sociale c'est « l'ordre, l'agence-
ment » des relations visibles des hommes entre eux, agencement qui naît
de la complémentarité réciproque de ces relations visibles61. Pour les

51. A. R. Radcliffe-Brown, in D. Forde et A. R. Radcliffe-Brown (eds.),


African Systems of Kinship and Marriage, Oxford, Oxford University Press,
Une anthropologie économique est-elle possible? 323

fonctionnalistes, une « structure » est donc un « aspect » du réel et ils


en affirment la réalité hors de l'esprit humain à la différence de Leach
pour qui la structure est un ordre idéal que l'esprit introduit dans les
choses en ramenant le flux multiforme du réel à des représentations sim-
plifiées qui donnent prise sur la réalité et ont valeur pragmatique, per-
mettent l'action, la pratique sociale 52 .
Pour Lévi-Strauss, les structures font partie de la réalité, sont la réa-
lité, et en cela il est d'accord avec RadclifFe-Brown et s'oppose à l'empi-
risme idéaliste de Leach. Cependant, pour Lévi-Strauss comme pour
Marx, les structures ne sont pas des réalités directement visibles et
observables mais des niveaux de la réalité qui existent au-delà des rela-
tions visibles des hommes entre eux et dont le fonctionnement constitue
la logique profonde d'un système social, l'ordre sous-jacent à partir
duquel doit s'expliquer son ordre apparent. C'est là le sens de la célèbre
formule de Lévi-Strauss que Leach et certains structuralistes ont voulu
interpréter en un sens idéaliste et formaliste en privilégiant la première
phrase au détriment de la seconde :
« Le principe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte
pas à la réalité empirique mais aux modèles construits d'après celle-ci. Les rela-
tions sociales sont la matière première employée pour la construction de modèles
qui rendent manifeste la structure sociale elle-même. »
Déjà dans sa réponse à Maybury-Lewis, Lévi-Strauss insistait sur le
fait que « la preuve ultime de la structure moléculaire est fournie par le
microscope électronique qui nous permet de voir des molécules réelles.
Cet exploit n'altère pas le fait qu'à l'avenir la molécule ne sera pas deve-
nue plus visible à l'œil nu. De la même façon, il est sans espoir d'attendre
d'une analyse structurale qu'elle change la perception des relations
sociales concrètes. Elle les expliquera seulement mieux ». Et dans l'intro-
duction du premier volume des Mythologiques, il affirmait de nouveau
et de façon catégorique :

1950, § 8 : « Les éléments de la structure sociale sont les êtres humains », la


structure sociale elle-même étant « l'agencement des personnes dans des rela-
tions définies et réglées institutionnellement ».
52. E. Leach, Political Systems of Highland Burma, 1954, Londres, Bell and
Sons, 1964 : « I hold that social structure in practical situation (as contrasted
with the sociologist's abstract model) consists of a set of ideas about the
distribution of power between persons and groups of persons. » Puis, se réfé-
rant non plus au modèle des informateurs mais à celui de l'anthropologue,
Leach, à la manière de RadclifFe-Brown déclare : « Social structures [...]
principles of organization that unite the component parts of the system » pour
conclure contre Radcliffe-Brown: « The structures which the anthropologist
describes are models which exist only as logical constructions in his own mind »
(p. 4-5).
324 Anthropologie et économie : un bilan critique

« Nous achevons ainsi de montrer que si, dans l'esprit du public, une confu-
sion fréquente se produit entre structuralisme, idéalisme et formalisme, il suffit
que le structuralisme trouve sur son chemin un idéalisme et un formalisme véri-
tables pour que sa propre inspiration, déterministe et réaliste se manifeste au
grand jour. »
Pour analyser ces structures dont il affirme la réalité hors de l'Esprit
humain et au-delà des apparences visibles des rapports sociaux, Lévi-
Strauss met en œuvre trois principes méthodologiques. Il considère :
à) que toute structure est un ensemble déterminé de relations reliées
les unes aux autres selon les lois internes de transformation qu'il faut
découvrir;
b) que toute structure combine des éléments spécifiques qui sont ses
composants propres et que pour cette raison il est vain de vouloir
« réduire » une structure à une autre ou de « déduire » une structure
d'une autre;
c) qu'entre des structures différentes appartenant à un même système
il existe des rapports de compatibilité dont il faut chercher les lois mais
qu'il ne faut pas entendre cette compatibilité comme l'effet de mécanis-
mes de selection nécessaires à la réussite d'un procès biologique d'adap-
tation à l'environnement.
On peut facilement montrer que Marx opère une démarche parallèle
lorsqu'il conclut après avoir démontré que les catégories économiques
de salaire, de profit, de rente foncière, telles qu'elles sont définies et
maniées dans la pratique quotidienne par les agents du mode de produc-
tion capitaliste expriment les rapports visibles entre les détenteurs de la
force de travail, les détenteurs du capital et les détenteurs de la terre et,
en ce sens ont une valeur pragmatique, comme dirait Leach, puisqu'elles
permettent l'organisation et la gestion de ces rapports visibles mais elles
n'ont pas de valeur scientifique puisqu'elles dissimulent le fait fondamen-
tal que le profit et la rente des uns sont du travail non payé par le salaire
des autres :
« La forme achevée que revêtent les rapports économiques telle qu'elle se
manifeste en surface, dans son existence concrète, donc aussi telle que se la
représentent les agents de ces rapports et ceux qui les incarnent quand ils
essayent de les comprendre, est très différente de leur structure interne essentielle
mais cachée et du concept qui lui correspond. En fait elle en est même l'inverse,
l'opposé 63 . »

53. K. Marx, op. cit., p. 4 : « Les rapports de production correspondent à un


degré de développement déterminé des forces productives matérielles. L'ensem-
ble de ces rapports de production constituent la structure économique de la
société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et
politique et à laquelle correspondent des formes de conscience déterminées. »
Et dans Le Capital, vol. 1,1.1, p. 93 : « Personne n'ignore que déjà Don Qui-
Une anthropologie économique est-elle possible? 325

Il faut également rappeler que la grandeur théorique de Marx a été


de démontrer que le profit industriel, le bénéfice commercial, l'intérêt
financier et la rente foncière qui semblent provenir de sources et d'acti-
vités totalement différentes, sont autant de formes distinctes mais transfor-
mées de la plus-value, des formes de sa répartition entie les différents
groupes sociaux composant la classe capitaliste, des formes distinctes
du procès global d'exploitation capitaliste des producteurs salariés.
On sait enfin que Marx fut le premier à formuler l'hypothèse de l'exis-
tence de relations de correspondance nécessaire et de compatibilité struc-
turale entre forces productives et rapports de production et entre mode
de production et superstructures, sans pour autant vouloir réduire celles-
ci à n'être que les épiphénomènes de celui-là. Le structuralisme de Lévi-
Strauss se confond-il avec le matérialisme historique de Marx? Il le sem-
blerait mais le point essentiel, pour répondre à cette question, est d'une
part de cerner de près ce que Lévi-Strauss entend par histoire, et la repré-
sentation qu'il se fait de la causalité de l'économie, et d'autre part de
voir les applications qu'il en fait dans sa pratique théorique.
Pour Claude Lévi-Strauss, il est « aussi fastidieux qu'inutile d'entasser
les arguments pour prouver que toute société est dans l'histoire et qu'elle
change, c'est l'évidence même 5 4 ». L'histoire n'est pas seulement une
histoire « froide » au sein de laquelle des « sociétés qui produisent extrê-
mement peu de désordre [...] ont une tendance à se maintenir indéfini-
ment dans leur état initial 58 ». Elle est aussi faite de ces « chaînes d'évé-
nements non récurrents et dont les effets s'accumulent pour produire
des bouleversements économiques et sociaux 66 ». Pour expliquer ces
transformations, Claude Lévi-Strauss accepte comme « une loi d'ordre »,
« l'incontestable primat des infrastructures 57 ».
« Nous n'entendons nullement insinuer que des transformations idéologiques
engendrent des transformations sociales. L'ordre inverse est seul vrai. La concep-
tion que les hommes se font des rapports entre nature et culture est fonction
de la manière dont se modifient leurs propres rapports sociaux. [...] Nous n'étu-
dions que des ombres qui se profilent au fond de la caverne 68 . »
Et Lévi-Strauss affirme lui-même qu'il a voulu par ses travaux sur les
mythes et la pensée sauvage « contribuer à cette théorie des superstruc-

chotte a eu à se repentir pour avoir cru que la chevalerie errante était compatible
avec toutes les formes économiques de la société. »
54. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Pion, 1962, p. 310.
55. Lévi-Strauss, Entretiens avec Georges Charbonnier, Paris, Pion, 1961,
p. 38.
56. C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, op. cit., p. 311.
57. lbid., p. 173.
58. lbid., p. 155.
326 Anthropologie et économie : un bilan critique

tures à peine esquissée par Marx 89 ». Dès lors on ne peut que constater
que ces principes théoriques sont contredits lorsqu'il écrit, dans les
conclusions de Du miel aux cendres, à propos du bouleversement histo-
rique fondamental au terme duquel dans la société grecque antique « la
mythologie se désiste en faveur d'une philosophie qui émerge comme la
condition préalable de la réflexion scientifique », qu'il y voit « une
occurrence historique qui ne signifie rien sinon qu'elle s'est produite en
ce lieu et à ce moment 60 ». L'histoire, pourtant soumise à cette loi
d'ordre qui organise toute société, reste donc privée de toute nécessité
et la naissance de la philosophie et de la science occidentales se ramènent
à de simples accidents. « Pas plus ici que là, le passage n'était nécessaire
et si l'histoire garde sa place de premier plan, c'est celle qui revient de
droit à la contingence irréductible 61. » Claude Lévi-Strauss qui avait
mis en épigraphe des Structures élémentaires de la parenté la phrase de
Tylor (1871) : « la science moderne tend de plus en plus à la conclusion
que s'il y a des lois quelque part, il doit y en avoir partout », se retrouve
donc en définitive d'accord avec l'empirisme qui voit dans l'histoire une
suite d'événements accidentels.
« Pour en revenir à l'ethnologie, c'est l'un de nous — E. R. Leach — qui a
remarqué quelque part que ' les évolutionnistes n'ont jamais discuté en détail —
et moins encore observé —• ce qui se produit en fait quand une société au stade A
se change en une société au stade B; on s'est borné à affirmer que toutes les
sociétés du stade B sont d'une façon ou de l'autre sorties des sociétés du
stade A ' 62. »
Nous voici revenus aux positions mêmes de l'empirisme fonctionna-
liste 63 : « à l'historien les changements; à l'ethnologue les structures,
et ceci parce que les changements, les procès ne sont pas des objets analy-
tiques mais la façon particulière dont une temporalité est vécue par un
sujet64 », thèse en opposition radicale avec la thèse de la loi d'ordre des

59. Ibid., p. 178.


60. C. Lévi-Strauss, Du miel aux cendres, Pion, 1966, p. 407
61. Ibid., p. 408.
62. « Lévy-Strauss, « Les limites de la notion de structure en ethnologie »,
in Roger Bastide (éd.), Sens et usages du terme structure, La Haye, Mouton,
1962, p. 45. Le passage de Leach cité par Claude Lévi-Strauss se trouve dans
Political Systems of Highlands Burma, op. cit., p. 283.
63. Celle de Leach qui écrit avec lucidité : « La génération d'anthropologues
britanniques à laquelle j'appartiens a proclamé avec fierté sa conviction que
la connaissance de l'histoire n'est pas nécessaire à la compréhension des organi-
sations sociales. [....] Nous, anthropologues fonctionnalistes, nous ne sommes
pas réellement ' anti-historiques ' par principe; c'est simplement que nous ne
savons pas comment faire entrer les matériaux historiques dans le cadre de nos
concepts » (Political Systems..., op. cit., p. 282).
64. C. Lévi-Strauss, « Les limites de la notion de structure en ethnologie »,
art. cit., p. 44.
Une anthropologie économique est-elle possible? Ill

structures sociales et de leurs transformations que Claude Lévi-Strauss


reprenait à Marx.
Comment en est-il arrivé là, c'est-à-dire à effacer, à annuler dans sa
pratique des principes théoriques auxquels il se réfère cependant explici-
tement mais qui sont, semble-t-il, restés largement inopérants? Nous
n'allons pas ici faire l'analyse interne de l'œuvre de Lévi-Strauss et nous
ne prétendons pas en esquisser le bilan scientifique. Disons tout de suite
que son œuvre a bouleversé deux domaines, la théorie de la parenté et
la théorie des idéologies et que tout progrès dans ces domaines se fera
avec l'aide de ses résultats comme de ses échecs. Des problèmes fonda-
mentaux comme celui de la prohibition de l'inceste, de l'exogamie et de
l'endogamie, du mariage des cousins croisés, des organisations dualistes
qui étaient traités séparément et sans succès ont été rattachés les uns aux
autres et expliqués à partir du fait fondamental que le mariage est un
échange, l'échange des femmes, et que les rapports de parenté sont des
rapports entre groupes avant d'être des rapports entre individus. En
distinguant deux mécanismes possibles de l'échange, l'échange restreint
et l'échange généralisé, Lévi-Strauss découvrit un ordre dans un vaste
ensemble de systèmes de parenté qui semblaient n'avoir que peu de cho-
ses en commun et qui appartiennent à des sociétés qui, le plus souvent,
n'eurent aucun contact historique entre elles. Et cet ordre est un ordre
de transformations. Un vaste tableau de Mendeleiev des « formes » des
systèmes de parenté a été peu à peu construit s'arrêtant au seuil des struc-
tures « complexes » de parenté qui se limitent à définir le cercle des
parents et abandonnent à d'autres mécanismes, économiques ou psycho-
logiques, le soin de procéder à la détermination du conjoint 65 .
Cependant l'analyse structurale — bien qu'elle ne nie pas l'histoire —
ne peut la rejoindre parce qu'elle a, dès le départ, séparé l'analyse de la
« forme » des rapports de parenté de l'analyse de leurs « fonctions ».
Non que ces fonctions soient ignorées ou niées mais elles ne sont jamais
explorées en tant que telles. De ce fait n'est jamais analysé le problème
de Varticulation réelle des rapports de parenté aux autres structures
sociales qui caractérisent les sociétés concrètes, historiquement détermi-
nées, Lévi-Strauss se borne à prélever au sein de ces données concrètes
le « système formel » des rapports de parenté, système qu'il étudie ensuite
dans sa logique interne et compare avec d'autres « formes » semblables
ou opposées, mais se révélant en définitive appartenir par leurs différen-
ces mêmes à un même groupe de transformations.
En ce sens on peut dire que Lévi-Strauss, à l'opposé des fonctionna-

65. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Presses


Universitaires de France, 1947, p. rx.
328 Anthropologie et économie : un bilan critique

listes, n'étudie jamais des sociétés réelles et ne cherche pas à en rendre


compte dans leur diversité et leur complexité internes. Il n'ignore pas,
bien entendu, ces problèmes mais n'en a jamais traité systématiquement.
C'est ainsi qu'à propos de la corrélation étudiée par Murdock entre les
institutions patrilinéaires et « les plus hauts niveaux de culture », Lévi-
Strauss déclarait : « il est vrai que dans les sociétés où le pouvoir poli-
tique prend le pas on ne peut laisser subsister la dualité qui résulterait
du caractère masculin de l'autorité politique et du caractère matrili-
néaire de la filiation. Des sociétés atteignant le stade de l'organisation
politique ont donc tendance à généraliser le droit paternel 66 ».
Malgré lé flou de la notion d'un « stade de l'organisation politique »,
nous voyons Lévi-Strauss ici en présence du fait de l'émergence, dans
l'histoire, de sociétés au sein desquelles les rapports de parenté ne jouent
plus un rôle dominant mais où des rapports politico-idéologiques com-
mencent à le jouer. Pourquoi et dans quelles conditions en devient-il
ainsi? Pourquoi le droit paternel est-il plus « compatible » avec cette
nouvelle structure sociale, Lévi-Strauss ne répond pas à ces questions
de même qu'il n'explique pas dans quelles conditions sont apparues des
sociétés au sein desquelles la forme des systèmes de parenté et les règles
de mariage ne disent rien ou peu de choses sur la nature de la personne
qu'on peut épouser. Il est fait allusion au fait que dans ces sociétés la
richesse, l'argent, la dot, la hiérarchie sociale jouent un rôle détermi-
nant dans le choix du conjoint mais comment en est-il ainsi, pourquoi
l'histoire? Non que l'histoire soit pour un marxiste une catégorie qui
explique, c'est au contraire une catégorie qu'on explique. Le matéria-
lisme historique n'est pas un « modèle » de plus de l'histoire, n'est pas
une autre « philosophie » de l'histoire. C'est avant tout une théorie de
la société, une hypothèse sur l'articulation de ses niveaux internes et sur
la causalité spécifique et hiérarchisée de chacun de ses niveaux. Et c'est
en permettant la découverte des formes et des mécanismes de cette cau-
salité et de cette articulation que le marxisme démontrera sa capacité
d'être l'instrument d'une véritable science de l'histoire 67 .

66. Ibid., p. 36. Lévi-Strauss se réfère au texte de G. P. Murdock : « Corréla-


tion of matrilineal and patrilineal institutions », Studies in the Science of Society
presented to A. G. Keller, Yale University Press, New Haven, Conn., 1937.
67. K. Marx, lettre adressée à Choukovski, éditeur de Otétchestvenniyé
Zapisky, fin 1877, en réponse à Mikhailovski, l'un des dirigeants du parti
socialiste des narodniki : « Ce n'est pas assez pour mon critique. Il se sent
obligé de métamorphoser mon esquisse historique de la genèse du capitalisme
en Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche géné-
rale imposée par le destin à chaque peuple, qu'elles que soient les circonstances
historiques où celui-ci se trouve, de façon à ce qu'il puisse ultimement parvenir
à la forme d'économie qui assurera avec la plus grande expansion des pouvoirs
Une anthropologie économique est-elle possible? 329

Pour développer la connaissance jusqu'à ce point, il faut aller au-delà


de l'analyse structurale des formes de la parenté ou de la découverte de
la grammaire et du code formels des mythes des Indiens d'Amérique.
Non que ces analyses structurales ne soient indispensables mais elles ne
suffisent pas. Et c'est ce que Lévi-Strauss reconnaît lui-même lorsqu'il
critique à bon droit le principe de chercher uniquement dans les acci-
dents d'une histoire, dans la diffusion d'une cause exogène les raisons
d'être d'un système de parenté :
« Un système fonctionnel comme l'est un système de parenté ne peut jamais
s'interpréter intégralement par des hypothèses diffusionnistes. Il est lié à toute la
structure de la société qui l'applique et par conséquent tient sa nature des carac-
tères intrinsèques de cette société plutôt que des contacts culturels et des migra-
tions 68 . »
Aller au-delà de l'analyse structurale des formes des rapports sociaux
ou des modes de pensée signifie donc en fait pratiquer cette analyse mor-
phologique de telle sorte que l'on découvre les liens internes entre la
forme, les fonctions, le mode d'articulation et les conditions d'apparition
et de transformation de ces rapports sociaux et de ces modes de pensée
au sein des sociétés concrètes étudiées par l'historien et l'anthropologue.
C'est, selon nous, en s'engageant résolument dans cette voie que l'on
peut espérer faire progresser l'analyse scientifique d'un domaine habi-
tuellement négligé ou mal traité par les matérialistes et où, pour cette
raison même, l'idéalisme, qu'il se réclame du fonctionnalisme ou du
structuralisme, est installé de façon privilégiée, le domaine de l'idéologie
et, par-delà, le domaine des formes symboliques des rapports sociaux et
de la pratique symbolique.
Nous avons montré ailleurs 69 comment Lévi-Strauss a fait faire un
grand pas à la théorie des idéologies qu'il désirait développer après Marx,
lorsqu'à propos des mythes des Indiens d'Amérique il a d'une part fait
apparaître avec une précision minutieuse tous les éléments de la réalité
écologique, économique et sociale qui sont transposés dans ces mythes
et qui font de ces mythes la pensée d'homme vivant dans des rapports
matériels et sociaux déterminés et lorsqu'il a d'autre part mis en évidence
la présence et le fonctionnement au cœur de ce mode de pensée sociale,

productifs du travail social le développement le plus complet de l'homme. Mais


je lui demande pardon. C'est me faire trop d'honneur et trop de honte » (sou-
ligné par nous, M. G.).
68. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires..., op. cit., p. 144 (souligné
par nous, M. G.).
69. M. Godelier, « Mythe et histoire : Réflexions sur les fondements de la
pensée sauvage », Annales, numéro spécial « Histoire et structure », août 1971,
p. 541-568.
330 Anthropologie et économie : un bilan critique

d'une logique formelle de l'analogie, c'est-à-dire l'activité de la pensée


humaine qui raisonne sur le monde et organise le contenu de l'expérience
de la nature et de la société dans les formes symboliques de la métaphore
et de la métonymie. En fait Lévi-Strauss — et bien qu'il récuserait cette
interprétation — a rassemblé sous l'expression unique de « La pensée
sauvage » un double contenu dont l'un renvoie à la nature, c'est-à-dire
aux capacités formelles de la pensée de raisonner par analogie et plus
généralement par équivalence, à la « pensée à l'état sauvage », « expres-
sion directe de la structure de l'esprit et derrière l'esprit, sans doute du
cerveau 70 » et dont l'autre renvoie à « la pensée des sauvages » donc à
la pensée d'hommes vivant dans des sociétés pratiquant la chasse, la
pêche, la cueillette du miel, l'agriculture du manioc ou du maïs et orga-
nisés en bandes ou en tribus. Mais ce qui reste absent, impensé au terme
de cet immense effort théorique c'est l'analyse de l'articulation de la
forme et du contenu, de la pensée à l'état sauvage et de la pensée des
sauvages, ce sont les fonctions sociales de ces représentations et des pra-
tiques symboliques qui les accompagnent, ce sont les transformations
de ces fonctions et de ce contenu, ce sont les conditions de ces transforma-
tions. En définitive ce qui existe comme un vide dans la pensée c'est-à-
dire comme un objet à penser maintenu hors du pensé est l'analyse des
formes et des fondements de la « fétichisation » des rapports sociaux,
analyse que peu de marxistes aient jamais tentée et dont dépendent cepen-
dant non seulement l'explication scientifique des instances politiques et
religieuses en général mais avant tout l'explication des conditions et des
formes d'apparition des sociétés à rangs, à castes ou à classes, bref
l'explication même de la disparition dans l'histoire des anciennes sociétés
sans classes. Et c'est précisément pour réaliser cette tâche complexe qui
suppose la combinaison de pratiques théoriques multiples que l'hypo-
thèse de Marx de la détermination en dernière analyse des formes et de
l'évolution des sociétés et des modes de pensée par les conditions de pro-
duction et de reproduction de la vie matérielle doit servir d'hypothèse
centrale :
« L'histoire de la religion elle-même, si on fait abstraction de cette base
matérielle manque de critérium. II est en effet plus facile de trouver par l'analyse
le contenu, le noyau terrestre des conceptions nuageuses de la religion que de
faire voir par une voie inverse comment les conditions réelles de la vie revêtent
peu à peu une forme éthérée 71. »
Nous espérons avoir démontré que, malgré les apparences et des affir-
mations contradictoires, c'est à cette hypothèse centrale que mènent

70. C. Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd'hui, Paris, Presses Universitaires


de France, 1962, p. 130.
71. K. Marx, Le Capital, vol. I, t. II, sect. 4, chap. xv, p. 59, note 2.
Une anthropologie économique est-elle possible? 331

nécessairement le fonctionnalisme et le structuralisme lorsqu'ils s'effor-


cent de pénétrer plus profondément dans la logique des sociétés qu'ils
analysent7a.
Nous voici au terme de ces parcours critiques et devant nous se dis-
tingue un chemin qui mène ailleurs et qui a pris naissance au-delà ou
en-deça du fonctionnalisme et du structuralisme, en dehors de leurs
limites; ailleurs, c'est-à-dire vers la possibilité de faire apparaître et
d'étudier « l'action de structures » sociales les unes sur les autres donc
vers la possibilité de penser les rapports de causalité structurale entre les
divers modes de production qui sont apparus dans l'histoire et les diverses
formes d'organisation sociale. Nous ne nous bornerons pas, pour
conclure, à seulement désigner cette voie, à la pointer, mais nous voulons
donner une idée plus nette du type de résultats auxquels elle mène. Nous
résumerons pour cela quelques points d'une longue étude encore inédite
que nous avons consacrée au mode de production et à l'organisation
sociale des Pygmées Mbuti du Congo à partir des travaux d'une excep-
tionnelle qualité et densité de Colin Turnbull. Ce résumé fait injure à
cette richesse et à la complexité des faits mais il suffit pour notre propos
qu'il donne une idée des résultats que nous avons atteints. Ces résultats
nous les avons, à chaque étape, présentés à Colin Turnbull et celui-ci
s'est déclaré profondément d'accord avec eux 73 .
Les Pygmées Mbuti vivent au sein d'un écosystème généralisé de type
simple74, la forêt équatoriale du Congo, et pratiquent la chasse et la
cueillette. Ils utilisent l'arc et le filet pour la chasse et leur gibier est cons-
titué principalement de diverses variétés d'antilopes, parfois d'éléphants.
Les femmes collectent des champignons, des tubercules et d'autres plan-
tes sauvages ainsi que des mollusques et contribuent à plus de la moitié
des ressources alimentaires. Le miel est récolté une fois par an et sa
récolte est l'occasion d'une fission de chaque bande en plus petits groupes
qui fusionnent à nouveau à la fin de la saison du miel. La chasse est col-

72. On admirera la désinvolture avec laquelle Edmund Leach écrit dans son
ouvrage Political Systems..., op. cit., après avoir montré que l'analyse des
rapports de propriété était « of the utmost importance » pour son argument
général : « En dernière analyse, les relations de pouvoir dans n'importe quelle
société doivent être basées sur le contrôle des biens réels et des sources primaires
de production mais cette généralisation marxiste ne nous mène pas très loin. » ( !)
73. Nous renvoyons ici à l'ensemble des travaux, livres et articles, de Colin
Turnbull et particulièrement à Wayward Servants, Londres, Eyre and Spottis-
woode, 1966.
74. C'est-à-dire comportant un grand nombre d'espèces végétales et animales
qui comportent elles-mêmes un nombre limité d'individus. Cf. la communica-
tion de David S. R. Harris, in Ucko and Dimbleby, Domestication and Exploi-
tation of Plants and Animais, Londres, Duckworth, 1969.
332 Anthropologie et économie : un bilan critique

Iective. Les hommes mariés tendent bout à bout en demi-cercle leurs


filets individuels de trente mètres de long environ et les femmes et les
enfants non mariés rabattent le gibier vers les filets. Ces activités se répè-
tent chaque jour ou presque et le soir les produits de la chasse et de la
cueillette sont partagés et consommés entre tous les membres du camp.
Chaque mois, quand le gibier se fait plus rare autour du camp, la bande
se déplace vers un autre site mais toujours à l'intérieur d'un même terri-
toire qui est connu et respecté des bandes voisines. Les rapports de
parenté et la famille, en tant que tels, jouent un rôle second dans la
production car le travail est divisé entre les sexes et entre les générations.
Les individus quittent fréquemment les bandes au sein desquelles ils sont
nés et vont vivre dans des bandes voisines, parfois définitivement.
L'échange des femmes est pratiqué et on cherche épouse de préférence
dans des bandes lointaines et jamais dans la bande d'où vient sa mère ou
la mère de son père. Les bandes n'ont pas de chef et, selon les circons-
tances, l'autorité est partagée entre les générations et les sexes, les vieux
et les grands chasseurs jouissant cependant d'une autorité plus grande
que les autres membres de la bande. La guerre n'est pas pratiquée entre
les bandes et les meurtres ou les répressions violentes sont extrêmement
rares à l'intérieur de chaque bande. La puberté des filles et la mort des
adultes, hommes ou femmes, sont accompagnées de rituels et des festi-
vités Elima dans les premiers cas et Molimo dans le second, par lesquels
la Forêt est l'objet d'un culte intense et « fait entendre sa voix » par
l'intermédiaire de trompettes sacrées. Les effectifs des bandes sont com-
pris entre sept et trente chasseurs et leurs familles car en dessous de sept
filets la chasse est inefficace et au-delà de trente chasseurs le gibier n'est
pas suffisamment en abondance pour l'approvisionnement régulier d'un
tel groupe et l'organisation de la chasse au filet qui est pratiquée sans
leader véritable devrait être modifiée pour rester opérante.
Quand on analyse de près ces rapports économiques et sociaux on
s'aperçoit que les conditions mêmes de la production déterminent trois
contraintes intérieures au mode même de production et que ces contrain-
tes traduisent les conditions de la reproduction de ce mode de produc-
tion, expriment les limites des possibilités de cette reproduction.
— La contrainte n° 1 est une contrainte de « dispersion » des groupes
de chasseurs et de limite minimale et maximale de leurs effectifs.
— La contrainte n° 2 est une contrainte de « coopération » des indi-
vidus selon leur âge et leur sexe dans le procès de production et la prati-
que de la chasse au filet.
— La contrainte n° 3 est une contrainte de « fluidité », de « non-
fermeture » ou selon l'expression de Turnbull de maintien d'un état
de « flux » permanent des bandes, flux qui se traduit par la variation
Une anthropologie économique est-elle possible? 333

rapide et fréquente de leurs effectifs et de leur composition sociale.


Ces trois contraintes expriment les conditions sociales de la repro-
duction du procès de production étant données la nature des forces pro-
ductives mises en œuvre (techniques spécifiques de chasse et de cueillette)
et la nature des conditions biologiques de reproduction des espèces végé-
tales et animales qui composent l'écosystème généralisé de la forêt équa-
toriale congolaise. Ces contraintes forment système c'est-à-dire que
chacune intervient sur les autres. La contrainte 2 par exemple, contrainte
de coopération des individus selon leur sexe et leur âge pour assurer leur
propre existence et reproduction et celle de leur bande, prend une forme
déterminée également par l'action de la contrainte 1 puisque la taille
d'une bande doit se maintenir entre certaines limites et par celle de la
contrainte 3 puisque la nécessité de maintenir les bandes en état de flux
modifie sans cesse la taille des groupes et leur composition sociale, i.e.
les liens de parenté, d'alliance ou d'amitié de ceux qui sont appelés à
coopérer chaque jour dans le procès de production et dans le procès de
répartition des produits de la chasse et de la cueillette. On pourrait éga-
lement — et il le faudrait — montrer les effets des contraintes 1 et 2 sur 3
et des contraintes 2 et 3 sur 1. Notons également que ces contraintes
sont telles (particulièrement les contraintes de dispersion et de flux) que
les conditions sociales de reproduction des individus et d'une bande sont
également et immédiatement les conditions de la reproduction de la
société Mbuti comme tout et comme tout présent dans toutes ses parties.
Ce sont en effet des conditions intérieures à chaque bande et en même
temps des conditions communes à toutes les bandes et qui permettent la
reproduction de l'ensemble du système économico-social comme un
tout.
Ces trois contraintes forment donc système. Ce système est né du
procès même de production dont il exprime les conditions matérielles et
sociales de reproduction. Et ce système est lui-même à l'origine d'un
certain nombre d'effets structuraux simultanés sur toutes les autres ins-
tances de l'organisation sociale Mbuti, effets que nous allons nous borner
à énumérer car les démontrer serait trop long. Ces effets consistent tous
en la détermination d'éléments du contenu et de la forme de ces instances
qui soient compatibles avec ces contraintes donc qui assurent la repro-
duction même du mode de production des Mbuti. Ainsi ces contraintes,
intérieures au mode de production, sont en même temps les canaux par
lesquels le mode de production détermine en dernière analyse la nature
des diverses instances de la société Mbuti et, puisque les effets de ces
contraintes s'exercent simultanément sur toutes ces instances, par l'action
de ce système de contraintes, le mode de production détermine le rap-
port et l'articulation de toutes ces instances entre elles et par rapport à
334 Anthropologie et économie : un bilan critique

lui-même, c'est-à-dire détermine la structure générale de la société en


tant que telle, la forme et la fonction spécifiques de chacune de ces ins-
tances qui la composent. Chercher et découvrir le système de contraintes
qui sont déterminées par un procès social de production et constituent
les conditions sociales de sa reproduction c'est procéder épistémologi-
quement de telle sorte qu'on puisse faire apparaître la causalité structurale
de l'économie sur la société, et en même temps la structure générale
spécifique de cette société, sa logique d'ensemble, alors que cette causa-
lité de l'économie, cette structure générale de la société et cette logique
d'ensemble spécifique ne sont jamais des phénomènes directement obser-
vables comme tels mais des faits qui doivent être reconstruits par la
pensée et la pratique scientifiques. La preuve de la « vérité » de cette
reconstruction ne peut être que dans la capacité qu'elle offre d'expliquer
tous les faits observés et de poser de nouvelles questions au chercheur
sur le terrain75, questions qui exigeront de nouvelles enquêtes et de
nouvelles procédures pour trouver des réponses et c'est cela le mouve-
ment même du procès et du progrès de la connaissance scientifique.
Or nous pensons être en mesure, à partir de la mise en évidence et
de l'analyse de ce système de contraintes, de rendre compte, c'est-à-dire
montrer la nécessité de tous les faits majeurs observés et consignés dans
les œuvres de Schebesta et de Turnbull.
A partir de la contrainte de dispersion s'explique la constitution de
territoires distincts78 et à partir de la contrainte de flux, de « non-ferme-
ture » des bandes, s'explique l'inexistence de droits exclusifs des bandes
sur leur territoire Ce qui est invariant ce n'est pas la composition
interne des bandes mais l'existence d'un rapport stable entre les bandes,
donc d'un rapport qui se reproduit et permet la reproduction de cha-
cune de ces bandes. Ce que nous pouvons donc expliquer ici c'est la
raison de la forme et du contenu des rapports sociaux de propriété et
l'usage de cette ressource fondamentale qu'est le territoire de chasse et
de cueillette, cette portion de la nature érigée en « magasin de vivres
primitif » et en « laboratoire de moyens de production » (Marx). Ce que
nous mettons en évidence ici c'est le fondement dans le procès même de
production des règles et des lois coutumières d'appropriation et d'usage

75. Nous nous permettons de faire état d'une correspondance suivie que nous
entretenons depuis une dizaine de mois avec C. Turnbull et qui nous a permis de
clarifier des problèmes que l'auteur n'avait pas posés ou développés dans ses
œuvres publiées, notamment en ce qui concerne les rapports de parenté, la
mobilité entre les bandes, les chasseurs à l'arc, etc. Nous remercions vivement
C. Turnbull de sa patience et de sa coopération.
76. C. Turnbull, Wayward Servants, op. cit., p. 149.
77. Ibid., p. 174.
Une anthropologie économique est-elle possible? 335

de la nature. Or mettre en évidence le fondement hors de la conscience


du système des normes conscientes de la pratique sociale des agents de
production qui opèrent au sein d'un mode de production déterminé, est
une démarche fondamentale dans la méthode de Marx, mais est habi-
tuellement complètement négligée ou caricaturée par les marxistes et
sur ce point nous serions d'accord avec certaines analyses critiques de
Ch. Bettelheim de la confusion qui a régné dans la théorie et la pratique
des économistes et des dirigeants des pays socialistes entre aspect juri-
dique et contenu réel des rapports de production 78 .
La sphère du « juridique » déborde de beaucoup le domaine des nor-
mes d'action des individus et des groupes envers leur territoire de chasse
et de cueillette et leurs moyens de production mais nous ne pouvons
nous attarder sur ce point et nous analyserons rapidement les effets
structuraux du mode de production sur les rapports de parenté des
Mbuti. Là encore, les faits et les normes sont en accord avec la structure
du mode production et avec les contraintes qu'il impose, particulièrement
la contrainte 3 de « non-fermeture » des bandes, de maintien d'une struc-
ture de flux entre elles. La terminologie de la parenté insiste avant tout
sur la différence des générations et sur la différence des sexes, ce qui
reproduit la forme de la coopération dans le procès de production
(contrainte 2). Mais surtout, si on analyse les aspects de l'alliance on
constate que la préférence pour le mariage dans des bandes lointaines
et l'interdiction de se marier dans la bande d'où viennent sa mère et la
mère de son père sont des normes positives et négatives en accord avec
la contrainte 3, car elles interdisent la « fermeture » des groupes et leur
constitution en unités fermées échangeant des femmes de manière régu-
lière et orientée, puisque en prenant femme dans la bande d'où vient
ma mère ou ma grand-mère je reproduirais le mariage de mon père ou
de mon grand-père et je reproduirais des rapports antérieurs et anciens
donc rendrais permanents les rapports entre les bandes, noués à chaque
génération, à propos de l'échange des femmes nécessaire à la reproduc-
tion de la société et de chaque bande comme telle.
De plus, en interdisant en même temps le mariage dans les bandes
voisines des territoires adjacents on rend encore plus impossible la cons-
titution de bandes fermées sur elles-mêmes (contrainte 3).
Donc les contraintes 1 et 3 agissent sur les modalités de l'alliance et
en même temps expliquent le fait que le mariage soit surtout une affaire
d'échange entre familles nucléaires et individus79, ce qui préserve la

78. C. Bettelheim, Calcul économique et formes de propriété, Paris, Maspero,


1969.
79. C. Turnbull, op. cit., p. 110.
336 Anthropologie et économie : un bilan critique

structure fluide des bandes et en même temps ceci explique que la bande
en tant que telle n'intervient que pour régler la résidence du nouveau
couple, ce qui a une grande importance puisque c'est seulement lors de
son mariage que le jeune homme reçoit un filet fabriqué par sa mère et
son oncle maternel et participe comme chasseur à part entière, donc
comme agent de production complet, à la reproduction de la bande
(contrainte 2 80). En même temps la faiblesse relative du contrôle collec-
tif sur l'individu (contrainte 3) et sur le couple explique la précarité
relative du mariage chez les Mbuti 8 1 .
Les effets structuraux du mode de production sur la consanguinité
sont parfaitement complémentaires des effets sur l'alliance. Les Mbuti,
comme l'a admirablement montré Turnbull, n'ont pas véritablement
d"organisation lignagère et c'est avec abus ou maladresse que l'on parle
de « segments » de lignage quand on veut désigner des groupes de frères
qui vivent dans la même bande. Le fait qu'il n'y ait pas d'échanges matri-
moniaux réguliers et orientés entre les bandes de telle sorte que chaque
génération suive la direction empruntée par ses ancêtres et la reproduise
interdit toute continuité et empêche la constitution de groupes consan-
guins à grande profondeur généalogique et préoccupés de maîtriser leur
continuité à travers leurs segmentations nécessaires. En même temps
constatons que pour que la société se reproduise à travers les échanges
matrimoniaux il faut que quatre bandes au moins existent pour que
ces rapports matrimoniaux existent. La bande A d'Ego, la bande B d'où
vient sa mère, la bande C d'où vient la mère de son père et la bande x
où il va trouver son épouse et dont nous savons qu'elle ne doit pas être
une bande adjacente.

Sur le plan méthodologique, on constate facilement combien il serait


erroné de croire pouvoir épuiser l'étude de la logique de fonctionnement
d'une société à partir d'une enquête faite dans une seule bande ou une
seule unité locale.
D'autres effets des contraintes posées par le mode de production
apparaissent dès qu'on analyse les rapports politiques qui existent entre
les bandes ou en leur sein. Ces effets sont autres dans leur contenu parce
qu'ils s'exercent sur une instance différente, irréductible aux éléments du
procès de production mais ils sont isomorphes aux effets produits sur

80. Ibid., p. 141.


81. Ibid, p. 132.
Une anthropologie économique est-elle possible? 337

les autres instances de la société Mbuti. Cette isomorphie naît de ce que


tous ces effets différents sont d'une même cause qui agit simultanément
sur tous les niveaux de la société. Cette manière de pratiquer l'analyse
structurale dans le cadre du marxisme, à la différence du matérialisme
culturel vulgaire ou du prétendu marxisme de certains, ne réduit donc
pas les diverses instances d'une société à l'économie ou ne représente pas
l'économie comme la seule réalité bien réelle dont toutes les autres ins-
tances ne sont que des effets divers et fantasmatiques. Cette manière de
pratiquer le marxisme tient compte pleinement c'est-à-dire rigoureuse-
ment donc réellement de la spécificité de toutes les instances, donc de
leur relative autonomie.
Deux traits caractérisent les règles et la pratique politiques des Pyg-
mées Mbuti : à) la faible inégalité de statut et d'autorité politiques entre
les individus, hommes et femmes, entre les générations, vieillards, adultes,
jeunes. L'inégalité existe et favorise les hommes adultes par rapport aux
femmes et les hommes âgés par rapport aux individus, hommes ou
femmes, des générations plus jeunes; b) le refus systématique de la vio-
lence, de la répression collective pour régler les conflits entre les individus
et entre les bandes.
Dans le premier cas, dès que l'inégalité menace de se développer
— par exemple lorsqu'un grand chasseur d'éléphants veut transformer
son prestige de chasseur en autorité sur le groupe, la réponse institu-
tionnelle est la pratique de la dérision, du quolibet publics, bref une
pratique d'érosion systématique des tentatives de développer l'inégalité
au-delà de certaines limites compatibles avec la coopération (contrainte 2)
volontaire et toujours provisoire (contrainte 3) des individus au sein
d'une bande. Dans le second cas, la réponse à tout conflit qui menace
sérieusement l'unité de la bande où les rapports entre les bandes est le
recours systématique au compromis, ou à la diversion. Dans chaque
bande, un individu joue le rôle de bouffon (Colin Turnbull a joué ce
rôle sans le savoir dans les premiers mois de son séjour chez les Mbuti)
qui se charge de désamorcer les conflits sérieux qui peuvent mener au
drame, au meurtre donc à la fission de la bande ou menacent la bonne
entente intérieure nécessaire à la coopération et à la reproduction
(contrainte 2). Pour désamorcer les conflits, le bouffon pratique systéma-
tiquement la diversion et pousse à l'escalade de ces diversions. Si deux
individus a et b s'affrontent sérieusement parce que l'un a commis un
adultère avec l'épouse de l'autre et que leur affrontement menace de
dégénérer en violences physiques et en meurtre, le bouffon ou la bouf-
fonne gonfle artificiellement l'importance d'un conflit mineur qui oppose
d'autres individus c et d par exemple et au bout de plusieurs heures de
cris et de disputes a et b se retrouvent dans le même camp contre d, ce
338 Anthropologie et économie : un bilan critique

qui permet de diminuer l'intensité de leur propre conflit. Dans deux cir-
constances seulement la bande pratique la violence répressive : d'une
part quand un chasseur a placé secrètement son filet individuel devant
les filets mis bout à bout des chasseurs et s'approprie indûment une plus
grande part du gibier, donc transforme en avantage individuel l'effort
commun de la bande, chasseurs et rabatteurs (femmes et enfants) et
d'autre part quand, dans un festival Molimo en l'honneur de la Forêt,
un homme s'endort et oublie de chanter à l'unisson les chants sacrés
au moment où la Forêt répond à l'appel des hommes et fait entendre sa
voix par l'intermédiaire des trompettes sacrées qui pénètrent dans le
camp portées par des jeunes gens.
Dans les deux cas, le voleur ou l'homme endormi ont rompu la soli-
darité interne du groupe et menacent ses conditions de reproduction
réelles et imaginaires (contrainte 2). Dans les deux cas le coupable est
abandonné seul et sans armes dans la forêt où il ne tarde pas à mourir à
moins que la bande qui l'a exilé ne vienne le chercher. C'est donc à la
forêt qu'est confiée la tâche de sanctionner de façon ultime les violations
majeures des règles de la reproduction sociale de la bande en tant que
telle. Alors que réellement c'est la bande qui a pratiquement mis à mort
le coupable, tout se passe comme si c'était la Forêt qui le punissait.
Nous sommes là en présence du procès de fétichisation des rapports
sociaux, c'est-à-dire d'inversion du sens des causes et des effets, procès
sur lequel nous allons revenir quand nous analyserons la pratique reli-
gieuse des Mbuti du culte de la Forêt.
Dans les conflits entre les bandes, la violence est également évitée et
tous les observateurs ont signalé comme un fait remarquable l'absence
de guerre chez les Pygmées. Quand une bande capture du gibier sur le
territoire d'une autre bande elle envoie une partie du gibier abattu aux
membres de la bande qui occupe ce territoire et le conflit est réglé par
ce compromis et ce partage. Pourquoi la guerre est-elle éliminée de la
pratique politique des Mbuti? Parce qu'elle entraîne des oppositions
qui tendent à cristalliser les groupes sur des frontières rigides, à exclure
les autres groupes de l'usage d'un territoire et des ressources qu'il offre,
à gonfler ou à dépeupler les groupes vainqueurs ou vaincus et à rompre
des équilibres fragiles nécessaires à la reproduction de chaque bande et
de la société tout entière. La guerre est donc incompatible avec les
contraintes 1, 2 et 3 du mode de production, prises à la fois séparément
et dans leurs relations réciproques. Pour les mêmes raisons s'explique
l'absence de pratique de sorcellerie parmi les Mbuti, car la sorcellerie
suppose des relations de suspicion, de peur, de haine, entre les individus
et les groupes et interdit la bonne entente, la coopération collective et
continue des membres de la bande. Ceci nous entraînerait trop loin
Une anthropologie économique est-elle possible? 339

car il faudrait comparer les chasseurs Mbuti avec les agriculteurs ban-
tous, leurs voisins, qui pratiquent avec intensité la sorcellerie.
On pourrait pousser beaucoup plus loin ces diverses analyses pour
rendre compte, par exemple, de toutes les raisons qui font que l'existence
de « big-men » jouissant d'une grande autorité individuelle sur leur
bande ou l'existence d'une hiérarchie politique permanente et centralisée
sont incompatibles avec les conditions de reproduction du mode de
production. La possibilité qu'ont à tout moment les individus de quitter
une bande pour en joindre une autre, l'inexistence de rapports de
parenté lignagers, d'une continuité dans les alliances, etc., tous ces fac-
teurs convergent pour rendre impossible l'accumulation de l'autorité
dans les mains d'un seul individu qui la transmettrait éventuellement à
ses descendants ce qui aboutirait à la formation d'une hiérarchie des
pouvoirs politiques au profit d'un groupe fermé de parenté, lignage ou
autre. A cette étape de la démarche théorique ce qui est visé est la mise
en évidence de l'action spécifique de chaque instance qui se combine
avec l'action des contraintes intérieures au mode de production, l'effet
par exemple du contenu et de la forme des rapports de parenté Mbuti,
non lignagers, sur les formes sociales de l'autorité qui se combine avec
les effets directs que le mode de production peut avoir sur tous les rap-
ports politiques (absence de guerre, fluidité de l'appartenance des indi-
vidus aux bandes, etc.). Nous sommes là en présence du problème épis-
témologique complexe de l'analyse des effets réciproques, convergents
ou divergents, qui s'additionnent ou se limitent réciproquement, de
toutes les instances les unes sur les autres sur la base de leur rapport
spécifique, de leur articulation générale tels que les détermine en dernière
analyse le mode de production. Et cette analyse est absolument néces-
saire dès que l'on veut expliquer le contenu, la forme et la fonction de la
religion des Mbuti qui domine leur idéologie et leur pratique symbo-
lique.

Cette fois c'est à des allusions presque à la limite du déchiffrable que


nous devons nous borner. Chez les Mbuti la pratique religieuse prend la
forme d'un culte de la Forêt. Cette pratique est quotidienne et est pré-
sente dans toutes leurs activités, le matin au départ de la chasse, le soir
à son retour et avant le moment du partage de gibier, etc. Des circons-
tances plus exceptionnelles dans la vie des individus ou des bandes, nais-
sance, puberté des filles, mort, donnent lieu à des rituels dont les plus
importants sont le festival Elima pour la puberté des filles et le grand
festival Molimo pour la mort d'un adulte respecté. En cas d'épidémie,
de mauvaise chasse répétée, d'accidents graves, la bande accomplit des
« petits molimo ». Dans toutes ces circonstances quotidiennes ou excep-
tionnelles de la vie individuelle et collective, le Mbuti se tourne vers la
340 Anthropologie et économie : un bilan critique

Forêt et lui rend un culte, c'est-à-dire danse et surtout chante en son


honneur.
La Forêt pour les Mbuti est « Tout 82 » elle est l'ensemble de tous les
être animés et inanimés qui s'y trouvent et cette réalité supérieure aux
bandes locales et aux individus existe comme une Personne, une divinité,
à laquelle on s'adresse dans les termes qui désignent à la fois le père, la
mère, l'ami et même l'amant. La Forêt isole et protège des villageois
bantous, prodigue ses dons de gibier et de miel, chasse la maladie, punit
les coupables. Elle est la vie. La mort survient aux hommes et aux êtres
vivants parce que la Forêt s'est endormie et qu'il faut la réveiller 83 pour
qu'elle continue à prodiguer la nourriture, la bonne santé, la bonne
entente, bref le bonheur et l'harmonie sociale aux Mbuti quelle que soit la
bande à laquelle ils appartiennent. L'affirmation de la dépendance et
de la confiance des Mbuti en la Forêt culmine dans le grand rituel Molimo
qui se tient à la mort d'un adulte estimé. Pendant un mois parfois, la
bande chasse chaque jour avec plus d'intensité que d'habitude, le gibier
capturé est plus nombreux, il est partagé et consommé dans un festin
suivi de danses et de chants qui durent presque jusqu'à l'aube et le matin,
la voix de la Forêt appelle les Mbuti à de nouvelles chasses et à de nou-
velles danses. Gare à celui que la fatigue de la nuit empêche de se réveiller
quand se fait entendre cette voix et que les trompettes sacrées pénètrent
dans le camp sur les épaules des jeunes gens pleins de fougue et de force.
Le coupable qui a rompu la communication, l'unisson avec la Forêt
peut être immédiatement mis à mort, sinon il est banni, seul, dans la
Forêt qui le punira et le laissera mourir. On découvre ici l'isomorphisme
des deux violations qui suscitent la répression. Ne pas chasser avec tous
et ne pas chanter avec tous c'est rompre la coopération et l'unité néces-
saires à la bande pour la reproduction de ses conditions réelles et ima-
ginaires d'existence (contrainte 2).
Ce que représente donc la Forêt c'est d'une part la réalité supra-locale,
l'écosystème naturel au sein duquel les Pygmées se reproduisent comme
société et d'autre part c'est l'ensemble des conditions de la reproduction
matérielle et sociale de leur société. (La Forêt comme divinité prodiguant
le gibier, la bonne santé, l'harmonie sociale, etc.) La religion des Mbuti
est donc l'instance idéologique où se représentent les conditions de repro-
duction de leur mode de production et de leur société mais ces conditions
y sont représentées à l'envers de façon « fétichisée », « mythique ». Ce
ne sont pas les chasseurs qui attrapent le gibier, c'est la Forêt qui leur
fait don d'une certaine quantité de gibier pour qu'ils l'attrapent et puis-

82. Ibid., p. 251-253.


83. Ibid., p. 262.
Une anthropologie économique est-elle possible? 341

sent subsister, se reproduire. Tout se passe comme s'il existait un rapport


réciproque entre des personnes de pouvoir et de statut différents puisqu'à
la différence des hommes, la Forêt est omniprésente, omnisciente et
omnipotente. Et envers elle les hommes ont des attitudes de reconnais-
sance, d'amour, d'amitié respectueuse et c'est elle qu'ils respectent lors-
qu'ils s'interdisent de tuer pour rien des animaux, de détruire des espèces
végétales et animales (représentation dans la conscience de la contrainte 1
et des conditions de renouvellement du processus de chasse et de cueil-
lette d'espèces naturelles déterminées).
Mais la religion des Mbuti n'est pas seulement un système de repré-
sentations, c'est en même temps une pratique sociale qui joue un rôle
fondamental dans la reproduction même de la société.
Notre méthode offre-t-elle la possibilité de construire la théorie des
procès de fétichisation des rapports sociaux et par-delà les diverses varié-
tés de fétichisme idéologique, religieux ou politique, d'aborder scienti-
fiquement le domaine des pratiques symboliques? Jusqu'alors ces diverses
réalités ont été fort maltraitées par les matérialistes, qu'ils se réclament
de l'écologie culturelle 84 ou du marxisme 85, ou même ces réalités sont
parfois passées sous silence 86 . Leur étude est habituellement faite dans
une perspective idéaliste, qu'elle se réclame du fonctionnalisme comme
les travaux de Turner ou du structuralisme. Dans cette perspective les
rapports entre la pratique symbolique d'une société et son mode de pro-
duction ne sont presque jamais explorés car l'idéalisme est impuissant à
les faire apparaître et à les reconstruire à moins qu'il ne les nie dogmati-
quement. Or c'est là un des problèmes théoriques majeurs dont la solu-
tion permettra d'expliquer en partie les conditions et les raisons de la
naissance d'une société de classes et de l'État et donc le mouvement de
l'histoire qui a mené à la disparition de la plupart des sociétés sans
classes. Nous essayerons de montrer par un exemple comment aborder
l'analyse du rapport entre pratique symbolique et mode de production
pour mettre en évidence la fonction de cette pratique symbolique dans
la reproduction des rapports sociaux dans leur ensemble.
L'exemple est celui du grand rituel Molimo des Mbuti qui dure parfois
un mois à la mort d'un adulte respecté. Pendant le Molimo la chasse est
pratiquée de manière beaucoup plus intense et le gibier capturé est en
84. A l'exception notable de Roy Rappaport dans son livre Pigs for the
Ancestors.
85. Par Claude Meillassoux, par exemple, dans son article sur les travaux de
Colin Turnbull.
86. A l'exception de travaux de valeur comme ceux par exemple de Pierre
Bonnafé « Un aspect religieux de l'idéologie lignagère : Le nkira des Kukuya
du Congo Brazzaville », Cahiers des Religions africaines, 1969, p. 209-296,
ou ceux, en France, de Marc Augé ou de P. Althabe.
342 Anthropologie et économie : un bilan critique

général beaucoup plus abondant qu'à l'ordinaire. La pratique religieuse


implique donc une intensification du procès de production, un travail
supplémentaire qui permet d'augmenter la quantité de gibier à partager,
ce qui donne lieu à une intensification des partages et s'achève par une
consommation exceptionnelle qui transforme le repas du soir en festin
et la vie ordinaire en fête qui s'achève par des danses et des chants à
l'unisson par lesquels les Mbuti communient avec la Forêt, la « réjouis-
sent » et appellent sur eux ses bienfaits, sa présence vigilante qui apporte
avec elle l'abondance du gibier, la bonne santé et écarte l'épidémie, la
disette, la discorde, la mort. Le rituel Molimo constitue donc un travail
symbolique qui vise, selon l'expression de Turnbull, à « recréer la vie
et la société, à combattre les forces de la faim, de la désunion, de l'immo-
ralité, de l'inégalité, de la mort » et qui exprime « la préoccupation domi-
nante des Mbuti qui est, non pas de perpétuer des individus ou des lignages
mais la bande et les Mbuti en tant que tels ». Par la chasse plus intense et
l'abondance du gibier à partager, la coopération et la réciprocité sont
intensifiées et exaltées, les tensions à l'intérieur du groupe diminuent et
tombent à leur degré le plus bas ou sont mis en sommeil sans bien entendu
disparaître, tandis que les danses et les chants polyphoniques impliquent
également la participation et l'union de tous les individus. Bref, par tous
ses aspects matériel, politique, idéologique, émotionnel et esthétique la
pratique religieuse élargit et exalte tous les aspects positifs des rapports
sociaux et permet d'atténuer au maximum, de mettre en sommeil provi-
soirement (sans les annuler) toutes les contradictions contenues au sein
de ces rapports sociaux. La pratique religieuse constitue donc un véri-
table travail social sur les contradictions déterminées par la structure du
mode de production et des autres rapports sociaux, travail qui est une
des conditions essentielles de la reproduction de ces rapports, des rap-
ports de production comme des autres instances sociales. Bien loin de
n'avoir rien à voir avec la base matérielle et le mode de production,
comme le voudraient certains idéalistes, la pratique religieuse est à la
fois une pratique matérielle et une pratique politique et se situe au cœur
du procès de reproduction de ce mode de production. Mais, là encore,
la pratique sociale est représentée à « l'envers » et vécue de façon « féti-
chisée » car l'harmonie restaurée, la bonne entente exceptionnelle,
l'abondance, le bonheur qui sont le produit de la coopération plus
intense, de la réciprocité plus vaste, de la communion émotionnelle plus
profonde qui naissent des rapports mêmes des hommes entre eux dans
ces circonstances exceptionnelles sont représentés et vécus comme l'effet
et la preuve de la présence plus proche, de la générosité plus intense de
la Forêt, de l'être imaginaire qui personnifie l'unité du groupe et les
conditions mêmes de sa reproduction.
Une anthropologie économique est-elle possible? 343

La religion des Mbuti n'est donc pas un domaine d'ombres fantasti-


ques projetées sur le fond de leur conscience par une réalité qui existerait
seule comme telle, solide, matérielle, la réalité de leurs rapports sociaux
dans la production des moyens matériels de leur existence. Bien loin
d'être le reflet fantasmatique, passif et dérisoire d'une réalité qui se mou-
vrait ailleurs, ces représentations et cette pratique religieuses tirent leur
substance, leur poids d'existence et d'efficacité de leur présence à la join-
ture, à l'articulation cachée de leur mode de production et des instances
qui lui correspondent. Apparemment tournés vers des êtres et des rap-
ports imaginaires qui débordent la société humaine et sont des idéalités
sans objets qui leur correspondent, elles pointent en fait vers le fond le
plus lointain, l'intérieur le plus secret de leur société, vers la jointure
invisible qui soude en un tout susceptible de se reproduire, en une société,
leurs divers rapports sociaux. Ce qui se présente à leur conscience et
apparaît sous les traits et les attributs de la Forêt, c'est en fait cette join-
ture invisible dans 1' « intérieur proche et lointain à la fois » de leur
société. Et c'est sur cette jointure, c'est-à-dire sur eux-mêmes, sur ces
conditions politiques et idéologiques de la reproduction de leur société
qu'ils agissent lorsqu'ils repoussent au plus loin, atténuent au maximum
les contradictions et les tensions qui sont engendrées nécessairement par
la structure même de leurs rapports sociaux, en s'unissant pour accom-
plir les gestes rituels, la chasse, les festins, les danses et les chants qui
célèbrent la Forêt, mère dispensatrice de tous les biens et père protecteur
de tous les maux, gardien vigilant de la bonne conduite des Pygmées, ses
enfants, et de leur avenir.
A la fois théorie et pratique tournées vers le lieu où se suturent leurs
rapports sociaux en un tout qui doit se reproduire comme tel, la religion
est en même temps une forme de présentation et de présence de cette
suture doublée d'une forme d'action sur elle qui sont telles que, au
moment même où elle se présente dans la conscience et s'offre à l'action,
cette suture devient objet de méconnaissance théorique et objectif illu-
soire de l'action pratique. A la fois présente et dissimulée dans son mode
de présentation, l'articulation invisible des rapports sociaux, leur fond et
leur forme intérieurs, devient le lieu où s'aliène l'homme, où les rapports
réels entre les hommes et entre les choses se présentent à l'envers, féti-
chisés.

Nous achèverons ici, au seuil de ce qui pourrait être la théorie marxiste


de la religion et de la pratique symbolique, la démonstration des possi-
bilités théoriques qu'offrirait la mise en œuvre systématique de la méthode
que nous proposons pour explorer les rapports entre économie, société,
344 Anthropologie et économie : un bilan critique

histoire, pour mettre en évidence et reconstruire les fondements, les


formes et les canaux de la causalité, de la détermination en dernière
analyse qu'exercèrent ou qu'exercent, à travers les systèmes de contrain-
tes qu'ils engendrent et qui conditionnent leur reproduction, les divers
modes de production qui se sont développés ou se développent dans
l'histoire.
Nous sommes ainsi parvenus en un lieu où s'abolissent les distinctions
et les oppositions entre anthropologie et histoire, en un lieu où il n'est
plus possible de fermer sur soi, de constituer en un domaine autonome,
fétichisé, l'analyse des rapports et des systèmes économiques 87. Il n'est
donc pas possible que trouve place, dans la perspective marxiste où nous
nous situons, ce qu'on entend communément par anthropologie écono-
mique, qu'elle soit « formaliste » ou « substantiviste ». La tâche de décou-
vrir et de reconstruire par la pensée les modes de production qui se sont
développés ou se développent dans l'histoire est plus et autre chose que
de constituer une anthropologie économique ou toute autre discipline
qui recevra un nom de baptême semblable. Cette tâche impose la reprise
générale 88 du champ des problèmes théoriques que pose la connaissance
des sociétés et de leur histoire, c'est-à-dire les problèmes de la découverte
des lois non « de l'Histoire » en général, qui est un concept sans objet
qui lui corresponde, mais des diverses formations économiques et sociales
qu'analysent l'historien, l'anthropologue, le sociologue ou l'économiste.

87. L'ouvrage de C. Meillassoux Anthropologie économique des Gouro de


Côte d'Ivoire, est un exemple de ces tentatives qui laissent de côté l'analyse
approfondie des rapports de parenté, des représentations et des pratiques
religieuses, etc.
88. Cette reprise ne pourra être menée qu'en procédant pas à pas par la
construction de nouvelles questions à partir des résultats obtenus à chaque étape.
A partir, par exemple, de notre analyse des rapports de parenté et des rapports
politiques au sein des bandes Mbuti, la question se pose de découvrir dans
quelles conditions se constituent des groupes de parenté aux contours fermés
et procédant à des échanges de femmes, réguliers et orientés comme c'est le cas
dans les systèmes à moitiés, à sections ou à sous-sections des aborigènes austra-
liens, qui sont également des chasseurs-collecteurs, comme les Mbuti. Dans
quelles conditions apparaissent des sociétés véritablement segmentaires et au
sein desquelles, au lieu de la discontinuité des générations et de la fluidité des
rapports sociaux caractéristiques des Mbuti ou des Bushmen apparaissent des
groupes fermés sur eux-mêmes et fondés sur la continuité des générations et la
permanence des rapports sociaux.
On peut remarquer que si, au lieu d'un échange irrégulier de femmes entre
quatre bandes au moins aux contours non fermés, on avait un échange régulier
entre quatre groupes échangistes aux contours fermés, on engendrerait alors,
semble-t-il, un système de parenté de type australien à sections. La méthode
pour une reprise générale des problèmes de l'anthropologie ne peut être qu'une
méthode de construction de matrices de transformation.
Une anthropologie économique est-elle possible? 345

Ces lois existent et ne font qu'exprimer les propriétés structurales in-


tentionnelles des rapports sociaux et leur hiérarchie et articulation pro-
pres sur la base de modes de production déterminés. C'est parce qu'elles
expriment les conditions objectives de la reproduction et donc de la non-
reproduction de ces modes de production et de leur articulation aux
autres instances de la société que ces lois sont à la fois des lois de fonc-
tionnement et des lois de transformation, d'évolution et que l'opposition
entre synchronique et diachronique pourra être surmontée, ce que n'ont
pu faire jusqu'alors le fonctionnalisme ou le structuralisme.
Seule une théorie et une méthode qui permettent de penser et d'analy-
ser la forme, les fonctions, la hiérarchie et le mode d'articulation, les
conditions d'apparition et de transformation des rapports sociaux per-
mettront de dépasser radicalement les impuissances du fonctionnalisme
et du structuralisme et mettre fin à l'état de flottement et d'impuissance
que connaissent les sciences de l'homme. A la différence du marxisme
habituellement pratiqué et qui tourne très vite au matérialisme vulgaire
nous affirmons que Marx, lorsqu'il a distingué infrastructure et super-
structure et supposé que la logique profonde des sociétés et de leur his-
toire dépendaient, en dernière analyse, des transformations de l'infra-
structure, n ' a rien fait d'autre que de mettre en évidence pour la pre-
mière fois une hiérarchie de distinctions fonctionnelles sans préjuger
aucunement de la nature des structures qui prennent en charge ces fonc-
tions (parenté, religion, politique, etc.) ni du nombre de fonctions que
peut supporter une seule structure.
On comprend donc pourquoi une telle démarche théorique, libre de
tout préjugé, puisse être l'instrument tout autant de révolutions théo-
riques que de révolutions sociales. Et nous terminerons comme nous
avions commencé par une citation d'Engels, fort peu connue des
marxistes qui méprisent l'anthropologie ou des anthropologues qui
méprisent Engels.
« Pour mener jusqu'au bout la critique de l'économie bourgeoise, il ne suffi-
sait pas de connaître la forme capitaliste de production, d'échange et de répar-
tition. Les formes qui l'ont précédée ou qui existent encore à côté d'elle dans des
pays moins évolués devraient également être étudiées, tout au moins dans leurs
traits essentiels et servir de points de comparaison 8B. »

89. F. Engels, Anti-Diihring, op. cit., p. 183.


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table des matières

Avant-propos : un domaine contesté : l'anthropologie économique.. v

P R E M I È R E P A R T I E : l'héritage du 19E siècle

K. MARX, Formes qui précèdent la production capitaliste (1858).. 3


H. S. MAINE, Le droit archaïque (1861 ) 34
H. S. MAINE, Les effets de l'observation de l'Inde sur la pensée
européenne moderne (1875) 42
L. H. MORGAN, Le développement de l'idée de propriété (1877)... 50

D E U X I È M E P A R T I E : ruptures et controverses

Un évolutionnisme appauvri :

K. BÛCHER, Stades de l'évolution économique (1893) 77

De Venquête sur le terrain à la rupture avec /'évolutionnisme :


B. MALINOWSKI, L'économie primitive des îles Trobriand (1921).. 80

L'approche formaliste :

R. BURLING, Théories de la maximisation et anthropologie écono-


mique 96
E. E. LECLAIR, Jr., Théorie économique et anthropologie écono-
mique 122
374 Tables des matières

L'approche substantiviste :
K. POLANYI, L'économie en tant que procès institutionnalisé 153
G. DALTON, Théorie économique et société primitive 182
D . KAPLAN, La controverse entre formalistes et substantivistes
en anthropologie économique : réflexions sur ses implications les
plus générales 213

Néo-évolutionnisme ou marxisme?
M . SAHLINS, L'économie tribale 236

E. WOLF, La paysannerie et ses problèmes 265

TROISIÈME PARTIE : anthropologie et économie :


un bilan critique

M . GODELIER, Anthropologie et économie. Une anthropologie


économique est-elle possible? 285

Bibliographie 347
la collection sociologique

TEXTES DE SCIENCES SOCIALES


cAncien titre : LES TEXTES SOCIOLOGIQUES)
1. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude
Passeron, Le métier de sociologue. Édition revue et augmentée.
2. Gérard et Jean-Marie Lemaire, Psychologie sociale et expéri-
mentation.
3. Denise Jodelet, Jean Viet et Philippe Besnard, La psychologie
sociale. Préface de Serge Moscovici.
4. Claudine Herzlich, Médecine, maladie et société.
5. Maurice Godelier, Un domaine contesté : Vanthropologie écono-
mique.
6. Louis Dumont, Introduction à deux théories d'anthropologie
sociale.
7. Jacques Perriault, Éléments pour un dialogue avec l'informa-
ticien.
8. Claude Faucheux et Serge Moscovici, Psychologie sociale, théo-
rique et expérimentale.
9. Georges Davy, U Homme, le fait social et le fait politique.
10. Jacques Mehler et Georges Noizet, Textes pour une psycholin-
guistique.
11. Andrée Michel, La sociologie de la famille.

L'ŒUVRE SOCIOLOGIQUE

1. Ralf Dahrendorf, Classes et conflits de classes dans la société


industrielle. Introduction par Raymond Aron.
2. Kurt Samuelsson, Économie et religion. Une critique de Max
Weber.
3. Morton Deutsch et Robert M. Krauss, Les théories en psycholo-
gie sociale.

MOUTON ÉDITEUR - PARIS - LA HAYE


Imprimé en France par FIRMÏN-DIDOT S.A.
Dépôt légal : 1 " trimestre 1974
N° d'impression : 3458

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