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un domaine contesté:
l'anthropologie économique
ILecueil de textes
Ces deux réflexions séparées par plus d'un siècle disent avec clarté
pourquoi ce livre — premier volume d'un choix de textes qui en compor-
tera trois — ne s'adresse pas aux seuls anthropologues mais tout autant
aux historiens, aux économistes et, par-delà les divers spécialistes des
sciences humaines, aux hommes engagés dans l'action, militant pour
d'autres formes de société. Peut-être, à première vue, si l'on consulte
rapidement quelques ouvrages d'anthropologie, peut-on douter d'une
telle affirmation et s'interroger sur l'intérêt théorique, la portée générale
d'informations et d'analyses disparates qui concernent, par exemple,
aussi bien l'organisation économique et sociale des chasseurs-collecteurs
du désert de Kalahari que celle des castes de l'Inde du Sud, aussi bien
VI Avant-propos
4. Domaine public.
5. Naturwüchsig, « non déformé », « à l'état pur », que nous traduirons le plus
souvent par « spontané ».
6. Le mot Stamm désigne seulement un groupe d'apparentés et nous le tra-
duirons par « tribu ». A l'époque de Marx, la distinction entre « clan » et
« tribu » n'était pas encore établie. Marx emploie le mot Clan pour désigner le
clan écossais. Dans certains passages, Marx emploie le terme Stamm dans un
sens qui correspond à celui que l'ethnologie postérieure a réservé au terme
« clan » (groupe d'apparentés consanguins). Dans d'autres passages il emploie
le même terme dans un sens plus vaste, correspondant au sens donné par la suite
aux termes « tribu » ou « groupe ethnique ». Notons que pour Marx, ce type
d'organisation sociale est spontané ou naturel (naturwüchsig) et se confond
avec la « horde », supposée être le mode de groupement humain primitif
directement dérivé de l'animalité. En fait, nous savons aujourd'hui que les
formes les plus rudimentaires d'organisation sociale que nous connaissions
ne sont pas « naturelles » mais diffèrent fondamentalement des formes d'orga-
nisation animales, présentent une complexité et une élaboration qui les font
relever de la culture et non de la nature. L'hypothèse selon laquelle la « horde »
serait la forme primitive de l'organisation humaine n'a trouvé jusqu'ici aucune
confirmation et est généralement rejetée par les ethnologues.
7. En anglais dans le texte.
Formes qui précèdent la production capitaliste 5
8. Allant à l'aventure.
9. Marx écrit « Stammcharakter » (littéralement leur caractère de tribu, nous
dirions aujourd'hui leur caractère ethnique). Caractère « racial » serait une
traduction unilatérale : mais cet aspect n'est probablement pas à exclure.
A l'époque où écrit Marx, l'idée que des caractéristiques sociales puissent être
attachées à la race est courante et n'a pas encore reçu le démenti de la science.
10. Herdenwesen.
11. Marx distingue entre das Individuum, « l'individu » au sens général et
« der Einzelne », l'individu considéré isolément, qu'on traduira soit par « indi-
vidu particulier », soit par « individu isolé ».
12. Membre.
13. Marx distingue entre Eigentümer, « propriétaire » et Besitzer, « posses-
seur » au sens de « détenteur » souvent temporaire.
6 L'héritage du 19e siècle
14. En fait.
15. Vivant en autosubsistance.
16. Assurance.
17. Gemeinschaftlichkeit.
Formes qui précèdent la production capitaliste 7
20. Cas.
Formes qui précèdent la production capitaliste 9
être en tant que membre d'un État, par l'être de l'État — et en consé-
quence par une présupposition considérée comme divine, etc. Il s'opère
une concentration dans la ville, avec la campagne comme territoire; la
petite agriculture travaillant pour la consommation immédiate, la manu-
facture étant une activité d'appoint domestique pour les femmes et les
filles (filage et tissage), ou bien accédant à une existence autonome dans
quelques branches seulement (/abri21, etc.). La pérennité de la structure
communautaire suppose le maintien de l'égalité entre ses libres self-
sustaining peasants 22 et leur propre travail, condition de la pérennité de
leur propriété. Ils se comportent en propriétaires vis-à-vis des conditions
naturelles du travail; mais encore faut-il que ces conditions soient cons-
tamment et réellement posées, par le travail personnel de l'individu,
comme conditions et comme éléments objectifs de sa personnalité, de son
travail personnel. D'autre part, la tendance de cette petite entité commu-
nautaire guerrière l'entraîne au-delà de ces limites, etc. (Rome, Grèce,
Juifs, etc.). « Quand les augures », dit Niebuhr, « eurent assuré Numa de
l'approbation donnée par les dieux à son élection, le premier souci du
pieux souverain ne fut point le service des dieux mais celui des hommes.
Il partagea les domaines que Romulus avait conquis pendant la guerre et
qu'il avait laissé occuper. Il instaura le culte du dieu Terminus 23 . Tous les
législateurs anciens, et Moïse le premier, fondèrent le succès de leurs dis-
positions en faveur de la vertu, de la justice et des bonnes mœurs sur la
propriété terrienne, ou tout au moins sur la possession héréditaire assurée
de la terre, et ce pour le plus grand nombre possible de citoyens » (His-
toire romaine, t. I, p. 245, 2 e édition). L'individu est placed in such
conditions of gaining his life as to make not the acquiring of wealth his
object, but self-sustainance, its own reproduction as a member of the
community; the reproduction of himself as proprietor of the parcel of
ground and, in that quality, as a member of the commune 24. La pérennité
de la commune 25 est la reproduction de tous les members 26 de celle-ci
en tant que self-sustaining peasants dont le temps supplémentaire appar-
tient précisément à la commune, au travail de la guerre, etc. La propriété
de l'homme sur son propre travail est médiatisée par sa propriété sur la
condition du travail — l'arpent de terre, garanti de son côté par l'exis-
tence de la communauté et celle-ci à son tour par le surtravail des
membres de la communauté, sous forme de service guerrier, etc. Ce n'est
point une coopération au sein du travail wealth producing 27 par lequel le
membre de la communauté se reproduit, mais une coopération dans le
travail pour les intérêts collectifs (imaginaires ou réels) en vue de mainte-
nir l'association à l'intérieur et face à l'extérieur. La propriété est quiri-
torium28, romaine, le propriétaire foncier privé n'est tel qu'en sa qualité
de Romain, mais en qualité de Romain, il est propriétaire foncier privé.
Une [autre] forme de propriété des individus qui travaillent, self-sustain-
ing members of the community29 sur les conditions naturelles de travail
est la propriété de type germanique. Ici le membre de la communauté en
tant que tel n'est pas, comme dans la forme spécifiquement orientale,
copropriétaire de la propriété collective (là où la propriété n'existe que
comme propriété communautaire, le membre isolé en tant que tel n'est que
possesseur héréditaire ou non, d'une part déterminée, puisqu'aucune
fraction de la propriété n'appartient à un membre pour lui-même, mais
à chacun en sa qualité de membre immédiat de la communauté, par
conséquent en tant qu'il est directement uni à elle et non distinct d'elle.
Par conséquent ce particulier n'est que possesseur. Ce qui existe, c'est
seulement la propriété collective et la possession privée. Le mode de cette
possession par rapport à la propriété collective peut subir des variations
très nombreuses selon les circonstances historiques, locales, etc., selon
que le travail est effectué isolément par le possesseur privé ou bien est
déterminé par la communauté ou bien encore par l'unité qui plane
au-dessus de la communauté particulière); le sol n'est pas non plus — le
sol est ici occupé par la communauté, sol romain comme dans la forme
romaine, grecque (bref celle de l'Antiquité classique), — une partie reste
à la communauté en tant que telle, distincte des membres de la commu-
nauté, ager publiais sous ses diverses formes; l'autre partie est partagée
et chaque parcelle du sol est romaine par le fait qu'elle est propriété
privée, le domaine d'un Romain, sa part bien à lui du laboratoire; mais il
n'est Romain que dans la mesure où il possède ce droit souverain sur une
partie de la terre romaine. [Dans l'Antiquité l'activité et le commerce
urbains étaient peu estimés, mais l'agriculture l'était beaucoup ; au moyen
âge, on portait le jugement inverse.] [Le droit à l'usage de la terre com-
30. Plèbe.
31. Sic : Marx a mis un singulier pour l'affranchi (der Freigelassne) mais le
sens collectif l'a entraîné ensuite à mettre le possessif au pluriel.
32. Nul parmi les Romains n'avait la persmission de faire du commerce ou
d'être artisan.
12 L'héritage du 19e siècle
sique est une histoire urbaine, mais il s'agit de villes qui reposent sur la
propriété foncière et l'agriculture; l'histoire asiatique est une sorte
d'unité indifférenciée de la ville et de la campagne (les villes vraiment
importantes ne doivent être considérées ici que comme des camps prin-
ciers, des éléments simplement surajoutés à la structure économique pro-
prement dite); le moyen âge (ère germanique) part de la campagne
comme siège de l'histoire dont le développement ultérieur s'effectue à
travers l'opposition de la ville et de la campagne; 1'[histoire] moderne est
l'urbanisation de la campagne et non, comme chez les Anciens, la rura-
lisation de la ville.
La réunion au sein de la ville donne à la communauté en tant que telle
une existence économique; la simple existence de la ville en tant que telle
est différente d'une simple multiplicité de maisons indépendantes. Ici, le
tout n'est pas égal à la somme de ses parties. C'est une sorte d'organisme
autonome. Chez les Germains, où les chefs de famille s'établissent isolé-
ment dans les forêts et sont séparés par de longues distances, la commu-
nauté n'existe déjà, considérée extérieurement, que par la réunion chaque
fois répétée des membres de la communauté, bien que leur unité, existant
en soi, réside dans la descendance, la langue, le passé commun et l'his-
toire, etc. La communauté apparaît comme réunion 42, non comme orga-
nisation unitaire 43 , comme union reposant sur un accord 44 , dont les
sujets autonomes sont les propriétaires ruraux, et non comme unité 4S .
C'est pourquoi la communauté n'existe pas in fact en tant qu'État, que
structure étatique, comme chez les Anciens, parce qu'elle n'existe pas en
tant que ville. Afin que la communauté accède à l'existence réelle, les
propriétaires ruraux libres doivent tenir une assemblée, tandis qu'à Rome
par exemple, la communauté existe, en dehors de ces assemblées, de par
l'existence de la ville elle-même et des hommes publics placés à sa tête etc.
Certes on trouve aussi chez les Germains l'ager publicus, terre de la
communauté ou terre du peuple, à la différence de la propriété du parti-
culier. C'est le terrain de chasse, de pacage, d'affouage 46, etc., la partie
du pays qui ne peut être partagée si elle doit servir de moyen de produc-
tion sous cette forme déterminée. Cependant cet ager publicus n'apparaît
pas, comme chez les Romains par exemple, en tant qu'existence écono-
mique particulière de l'État à côté des propriétaires privés, de sorte que
ceux-ci sont propriétaires privés au sens propre du terme et en tant que
tels, dans la mesure où ils ont, comme les plébéiens, été exclus, privés, de
l'utilisation de Yagerpublicus. Au contraire Vagerpublicus n'apparaît que
comme complément de la propriété individuelle chez les Germains et joue
un rôle en tant que propriété seulement dans la mesure où, en tant que
possession commune d'une tribu, il est défendu contre des tribus enne-
mies. La propriété de l'individu particulier n'apparaît pas comme passant
par la médiation de la communauté; c'est au contraire l'existence de la
communauté et de la propriété communautaire qui apparaît comme pas-
sant par une médiation, c'est-à-dire en tant que relation des sujets auto-
nomes entre eux. La totalité économique est au fond47 contenue dans
chaque maison individuelle 48 qui forme pour elle-même un centre auto-
nome de production (la manufacture n'étant que le travail domestique
d'appoint des femmes, etc.). Dans le monde antique, la cité avec sa
marche rurale est la totalité économique; dans le monde germanique c'est
le lieu d'habitation pris à part qui n'apparaît lui-même que comme un
point dans la terre qui lui appartient, qui n'est pas une concentration de
nombreux propriétaires mais la famille comme unité autonome. Dans la
forme asiatique (du moins dans la forme prédominante) il n'y a pas de
propriété, mais seulement une possession de l'individu isolé — donc la
propriété n'existe que comme propriété collective du sol. Chez les Anciens
(les Romains étant l'exemple le plus classique, la chose se présentant sous
la forme la plus pure, la plus nettement marquée) il existe une forme où la
propriété foncière d'État est en contradiction avec la propriété foncière
privée, si bien que cette dernière passe par la médiation de la première
ou que la première elle-même existe sous cette double forme. Le proprié-
taire foncier privé par conséquent est en même temps un citoyen urbain.
Du point de vue économique la citoyenneté se réduit à cette forme
simple : le paysan est habitant d'une ville. Dans la forme germanique,
le paysan n'est pas citoyen d'un État, c'est-à-dire qu'il n'est pas habitant
d'une ville mais la base c'est la famille séparée et autonome, garantie par
l'association avec d'autres familles du même genre appartenant à la même
tribu et leur rassemblement occasionnel pour la guerre, le culte, l'arbi-
trage des conflits juridiques, etc., aux fins de caution i'éciproque. Ici, la
propriété foncière individuelle n'apparaît pas comme la forme contradic-
toire de la propriété foncière de la communauté ni comme médiatisée par
elle mais inversement. La communauté n'existe que dans la relation
mutuelle de ces propriétaires fonciers individuels en tant que tels. La
propriété communautaire en tant que telle n'apparaît que comme appen-
que sa peau, ses organes sensoriels, qu'il reproduit certes aussi dans le
procès de sa vie, qu'il développe, etc. mais qui, à leur tour, sont donnés
avant ce procès de reproduction —; son comportement vis-à-vis de la
terre passe donc aussitôt par la médiation de l'existence spontanée, plus
ou moins développée historiquement, plus ou moins modifiée, de l'indi-
vidu en tant que membre d'une communauté, — ainsi que par la médiation
de son existence naturelle en tant que membre d'une tribu, etc. Un indi-
vidu isolé ne peut pas plus être propriétaire d'une terre qu'il ne pourrait
parler. Il pourrait sans doute s'en nourrir comme de la substance 60
ainsi que le font les animaux. Le comportement vis-à-vis de la terre consi-
dérée comme propriété est toujours médiatisé par l'occupation, pacifique
ou violente, du terroir par la tribu, par la communauté sous une forme
quelconque, plus ou moins spontanée ou déjà relativement développée
du point de vue historique. L'individu ne peut pas se présenter ici sous la
forme isolée 51 sous laquelle il apparaît comme simple travailleur libre.
S'il faut supposer au départ que les conditions objectives de son travail
lui appartiennent, il faut supposer également que subjectivement il est
lui-même membre d'une communauté par laquelle est médiatisé son
propre rapport au terroir. Sa relation aux conditions objectives du travail
est médiatisée par son existence en tant que membre de la communauté;
d'autre part l'existence réelle de la communauté est déterminée par la
forme déterminée de sa propriété sur les conditions objectives du travail.
Que cette propriété médiatisée par l'existence au sein de la communauté
apparaisse comme propriété collective, là où l'individu isolé n'est que
simple possesseur et où il n'a pas de propriété sur le terroir — ou encore
que la propriété coexiste sous la double forme de propriété d'État et de
propriété privée, mais de telle sorte que cette dernière apparaisse posée
par la première et que par conséquent le citoyen soit et doive être néces-
sairement propriétaire privé, mais que d'autre part sa propriété en tant
que citoyen ait en même temps une existence particulière — ou qu'enfin
la propriété communautaire n'ait d'existence que comme complément de
la propriété individuelle, mais que cette dernière en tant que base et la
communauté elle-même en général n'aient pas d'existence pour soi en
dehors de l'assemblée des membres de la communauté et de leur réunion
pour des buts communs, — ces différentes formes de comportement des
membres de la communauté ou de la tribu vis-à-vis du terroir de la tribu
— de la terre où elle s'est établie — dépendent pour une part des disposi-
tions naturelles de la tribu, pour une part des conditions économiques
dans lesquelles elle se comporte désormais réellement, en qualité de
52. En autosubsistance.
53. Sous-entendu : « des anciens rapports ».
18 L'héritage du 19e siècle
55. « car de même... inorganique »; à V origine toute cette phrase était formu-
lée de la façon suivante : « car, de même que l'individu qui travaille était individu
naturel, existence naturelle, la première condition objective de son travail
apparaissent (sic) comme [la condition se rapportant] à la nature, à la terre,
à son corps inorganique. » Marx a supprimé ensuite quelques mots, sans corriger
les autres.
20 L'héritage du 19e siècle
57. Au moins.
58. Arpents.
22 L'héritage du 19e siècle
l'individu particulier, ou bien de telle sorte que seuls les fruits de la terre
sont partagés; mais le sol lui-même et sa mise en culture demeurent
communs. (Toutefois les habitations, etc., fussent-elles même les chariots
des Scythes, apparaissent ensuite quand même toujours en la possession
de l'individu isolé.) Une condition naturelle de production pour l'individu
vivant est son appartenance, à titre d'appendice, à une société dans sa
pureté spontanée, tribu, etc. C'est déjà par exemple la condition de son
langage etc. Sa propre existence productive n'est possible qu'à cette
condition. Son existence subjective en tant que telle est conditionnée
par cela, tout comme elle l'est par le comportement vis-à-vis de la terre,
son laboratoire. (Certes, à l'origine, la propriété est mobile car l'homme
s'empare d'abord 60 des fruits donnés tout prêts par la terre, dont les
animaux font également partie, entre autres, et, pour lui spécialement,
les animaux qu'on peut domestiquer. Cependant, même cette situation
— chasse, pêche, élevage, cueillette des fruits, etc. — implique toujours
l'appropriation de la terre, soit comme séjour fixe, soit pour le roa-
ming 61, soit pour la pâture des animaux, etc.)
La propriété signifie donc appartenance à une tribu (structure commu-
nautaire) (avoir en son sein une existence subjective-objective) et, par la
médiation du comportement de cette structure communautaire vis-à-vis
du terroir, de la terre, son corps inorganique, comportement de l'individu
vis-à-vis du terroir, condition primitive extérieure de la production —
puisque la terre est indissolublement matériau brut, instrument et fruit
— comme constituant les présupposés mêmes de son individualité, les
modes d'existence de celle-ci. Nous réduisons cette propriété au compor-
tement vis-à-vis des conditions de la production. Pourquoi pas de la
consommation, puisqu'à l'origine l'acte de produire de l'individu se
limite à l'acte de reproduire son propre corps par l'acte de s'approprier
des objets finis, préparés par la nature elle-même en vue d'être consom-
més? Même là où il n'y a qu'à trouver et à découvrir, cela exige bientôt
un effort, un travail — comme la chasse, la pêche, la garde des trou-
peaux — et une production (c'est-à-dire un développement) de certaines
capacités de la part du sujet. Mais ensuite les situations où l'on peut
recourir aux choses existantes, sans utilisation d'aucun instrument (ces
instruments étant déjà eux-mêmes des produits du travail destinés à la
production), sans modification de la forme (ce qui se produit déjà dans
le système pastoral) etc. peuvent être très vite considérées comme des
situations transitoires et en aucun cas comme des situations normales; et
pas non plus comme des situations primitives normales. Du reste les
dans une relation libre qui pourrait lui faire perdre son lien (objectif,
économique) avec elle. Cela tient aussi à l'union de la manufacture et de
l'agriculture, de la ville (du village) et de la campagne. Chez les Anciens
la manufacture apparaît déjà comme déchéance (l'affaire des affranchis,
des clients, des étrangers), etc. Une fois libéré de sa subordination pure
et simple à l'agriculture, où il est travail domestique effectué par des
hommes libres, à la manufacture destinée seulement au service de l'agri-
culture et de la guerre ou alors tournée vers le service des dieux et la
communauté — construction d'habitations, construction de routes,
construction de temples —, le travail productif se développe nécessai-
rement grâce aux relations avec les étrangers, avec les esclaves et grâce
au désir d'échanger le surproduit, et ce développement dissout le mode
de production sur lequel repose la structure communautaire ainsi que
l'individu objectif, c'est-à-dire l'individu déterminé comme Romain,
comme Grec, etc. L'échange produit le même effet; l'endettement aussi,
etc.
L'unité originelle d'une forme particulière de la structure communau-
taire (tribale) et de la propriété sur la nature qui s'y rattache, ou encore
le comportement vis-à-vis des conditions de la production en tant
qu'existence naturelle, en tant qu'existence objective, médiatisée par la
communauté, de l'individu séparé, — cette unité qui, pour une part,
apparaît comme la forme particulière de la propriété — a sa réalité
vivante dans un mode déterminé de production lui-même, mode qui appa-
raît tant comme comportement des individus entre eux que comme leur
comportement actif déterminé vis-à-vis de la nature inorganique, mode
de travail déterminé (qui est toujours travail familial, souvent travail de
la communauté). La structure communautaire elle-même apparaît
comme la première grande force productive; selon le type particulier des
conditions de production (par exemple élevage, culture du sol) on voit
se développer un mode de production particulier et des forces produc-
tives particulières, tant subjectives, apparaissant comme particularités
des individus, qu'objectives.
Un niveau déterminé de l'évolution des forces productives des sujets
qui travaillent — niveau auquel correspondent des rapports déterminés
de ces sujets entre eux et avec la nature — tel est en dernière instance le
lieu où aboutit la dissolution tant de leur collectivité que de la propriété
qui repose sur celle-ci. Reproduction jusqu'à un certain point, qui se
change ensuite en dissolution.
La propriété signifie donc primitivement — et cela sous sa forme asia-
tique, slave, antique, germanique — comportement du sujet qui travaille
(qui produit) (ou se reproduit) vis-à-vis des conditions de sa production
ou de sa reproduction en tant que ces conditions lui appartiennent. La
Formes qui précèdent la production capitaliste 27
propriété aura donc aussi des formes différentes selon les conditions de
cette production. La production elle-même a pour but la reproduction
du producteur dans et avec ses propres conditions objectives d'exis-
tence. Ce comportement de propriétaire — non en tant que résultat,
mais en tant que présupposé du travail, i. e.63 de la production — sup-
pose une existence déterminée de l'individu comme membre d'une
structure tribale ou communautaire (dont il est lui-même la propriété
jusqu'à un certain point). L'esclavage, le servage, etc., où le travailleur
apparaît lui-même dans les conditions naturelles de la production pour
un troisième individu ou une structure communautaire (ce n'est pas le
cas par exemple de l'esclavage général en Orient, seulement du point of
view84 européen), — par conséquent où la propriété n'est plus le compor-
tement de l'individu travaillant lui-même vis-à-vis des conditions objec-
tives du travail — sont toujours des états secondaires, jamais des états
primitifs, bien que résultats nécessaires et logiques de la propriété
fondée sur la structure communautaire et le travail au sein de la structure
communautaire. Il est certes très simple d'imaginer qu'après avoir
capturé des bêtes, un individu puissant, physiquement supérieur, capture
des êtres humains pour se servir d'eux afin de capturer de nouveaux
animaux; en un mot, se serve pour sa reproduction de l'être humain
comme d'une condition naturelle trouvée d'avance (à l'occasion de quoi
son propre travail se réduit à un acte de domination), comme il se servi-
rait de n'importe quel autre être naturel. Mais, — si juste soit-elle du
point de vue de tribus ou de collectivités données — une telle opinion
est absurde du moment qu'elle part de l'évolution d'hommes isolés.
L'homme commence seulement à s'isoler par le procès historique. Il
apparaît à l'origine comme être générique, être tribal, animal de troupeau,
— mais nullement comme un Ç<ôov TroXmxèv65 au sens politique.
L'échange lui-même est un moyen essentiel de cette individualisation.
Il rend superflu le système du troupeau et le dissout. Dès que la chose
a pris une telle tournure, l'homme en tant que personne isolée et indivi-
dualisée ne se rapporte plus qu'à lui-même, mais les moyens de se poser
comme personne isolée sont devenus l'acte par lequel il se fait être
universel et commun. Cette structure communautaire présuppose l'exis-
tence objective de l'individu particulier en tant que propriétaire soit
par exemple propriétaire foncier, et en l'occurrence sous certaines
conditions qui l'enchaînent à la structure communautaire ou plutôt
part quelles conditions sont requises pour qu'il trouve en face de lui un
capital.
[...] D ' u n côté on présuppose des procès historiques qui ont placé
une masse d'individus d'une nation etc... sinon d'abord dans la situation
de travailleurs réellement libres, du moins de travailleurs qui le sont
8uva¡xei67, dont la seule propriété est leur force de travail et la possi-
bilité de l'échanger contre des valeurs existantes; des individus en face
desquels toutes les conditions objectives de la production se dressent
en tant que propriété d'autrui, que leur non-propriété, mais en même
temps susceptibles d'être échangés en qualité de valeurs, donc d'être
l'objet d'une appropriation par le travail vivant jusqu'à a certain
degree6a. De tels procès historiques de dissolution sont autant une
dissolution des rapports de dépendance qui attachent le travailleur au
terroir et au seigneur maître du terroir, mais qui supposent en fait sa
propriété sur les moyens de subsistance — tel est en vérité le procès
par lequel il se détache de la terre; dissolution des rapports de propriété
foncière qui le constituaient en yeoman, petit propriétaire foncier libre
et travaillant ou fermier (colonus), paysan libre 6 9 ; dissolution des
rapports corporatifs qui présupposent sa possession sur l'instrument
de travail et le travail lui-même en tant qu'habileté artisanale déter-
minée, en tant que propriété (non seulement la source de celle-ci); de
même, dissolution des rapports de clientèle sous leurs différentes formes,
à l'intérieur desquelles les non-propriétaires apparaissent comme cocon-
sommateurs du surplusproduce 70 à la suite de leurs maîtres et, à titre
d'équivalence, portent la livrée de leur maître, participent à ses querelles
de féodal, lui rendent des services personnels, imaginaires ou réels etc.
Un examen plus poussé fera apparaître que tous ces procès de dissolution
affectent des rapports de production où prédomine la valeur d'usage,
la production pour l'usage immédiat; que la valeur d'échange et la
production de celle-ci présupposent la prédominance de l'autre forme;
que par conséquent aussi, à l'intérieur de tous ces rapports, les livraisons
en nature et les services en nature prédominent sur le paiement en
argent et les prestations en argent. Mais ceci dit en passant. D e même,
une analyse plus serrée permettra de découvrir que tous les rapports
dissous n'étaient possibles qu'à un certain niveau de développement
des forces productives matérielles (et par conséquent aussi intellec-
tuelles).
Ce qui nous concerne tout d'abord ici, c'est que le procès de disso-
lution qui transforme une masse d'individus d'une nation etc. en tra-
vailleurs salariés 8uva|xet (virtuellement) libres — c'est-à-dire en indi-
vidus que seule leur absence de propriété contraint au travail et à la
vente de leur travail — n'implique pas d'autre part que les sources anté-
rieures de revenus ou (en partie) les conditions de propriété de ces
individus aient disparu mais, à l'inverse, que seule leur utilisation ait
changé, que leur mode d'existence se soit transformé, soit passé en
d'autres mains mais en tant que fonds libre, ou qu'il soit aussi en partie
demeuré dans les mêmes. Mais une chose est claire : ce même procès,
qui a séparé une quantité d'individus de leurs relations antérieures
— d'une manière ou d'une autre 71 — affirmatives par rapport aux
conditions objectives du travail, qui a nié ces relations et qui a ainsi
transformé ces individus en travailleurs libres, ce même procès à Suva^et
(virtuellement) libéré ces conditions objectives du travail — terroir,
matériaux bruts, moyens de subsistance, instruments de travail, argent
ou tout cela à la fois — du lien qui les rattachait antérieurement aux indi-
vidus désormais détachés d'eux. Ils existent encore mais sous une autre
forme; comme fonds libre, sur lequel se sont éteintes toutes les « ancien-
nes relations 72 » politiques, etc. et qui ne font plus face à ces individus
séparés et privés de propriété que sous formes de valeurs, de valeurs
fidèlement attachées à elles-mêmes. Le même procès qui oppose la
masse, c'est-à-dire les travailleurs libres aux conditions objectives du
travail a également opposé aux travailleurs libres ces mêmes conditions
sous forme de capital.
[...] Il est évident — et cela se voit si l'on analyse de plus près la
période historique dont il est question ici — que Vépoque de la disso-
lution des modes de production antérieurs et des modes de comporte-
ment du travailleur vis-à-vis des conditions du travail — est en même
temps une époque où d'une part, la fortune en argent a déjà pris une
certaine ampleur et où d'autre part, elle croît rapidement et prend de
l'extension grâce aux mêmes circonstances qui accélèrent cette dissolu-
tion. La fortune en argent est en même temps l'un des agents de cette
dissolution, de même que cette dissolution est la condition de sa méta-
morphose en capital. Mais la simple existence de la fortune en argent
et même la conquête d'une certaine supremacy73 de sa part ne suffisent
nullement pour que cette dissolution se produise en aboutissant au
74. Il est clair au premier coup d'oeil qu'on s'enfermerait dans un cercle
vicieux en admettant que d'une part, les ouvriers que le capital doit mettre à
l'ouvrage pour se poser en capital devraient d'abord être créés, être appelés à la
vie par son accumulation, qu'ils attendraient son « Lève-toi et marche! »,
tandis que d'autre part, lui-même serait incapable d'accumuler sans le travail
d'autrui, pourrait tout au plus accumuler son propre travail, c'est-à-dire par
conséquent exister lui-même sous forme de non-capital et de non-argent, étant
donné que le travail, avant l'existence du capital, peut seulement se réaliser en
valeur sous des formes telles que celles du travail artisanal, de la petite agri-
culture, etc., bref uniquement sous des formes qui ne peuvent pas accumuler,
ou très chichement; des formes qui ne permettent qu'un petit surplus-produce
(surproduit) et qui l'absorbent pour une large part. Du reste nous aurons encore
à analyser plus en détail cette idée d'accumulation. [Note de Marx.]
Formes qui précèdent la production capitaliste 33
richesse monétaire, etc. Le capital n'a pas d'autre propriété que d'unir
les masses de bras et d'instruments qu'il trouve devant lui. Il les agglomère
sous sa domination. Voilà sa véritable façon d'accumuler; l'accumulation
des travailleurs en certains points, avec leurs instruments. Il faudra
traiter de cela plus à fond en étudiant ce qu'on appelle l'accumulation
du capital.
[...] Le développement de la valeur d'échange — favorisé par l'argent
existant au sein de l'ordre social marchand — dissout la production
orientée de préférence sur la valeur d'usage immédiate et les formes de
propriété qui lui correspondent — rapports du travail à ses conditions
objectives — et pousse ainsi à la mise sur pied du marché du travail
(qu'il faut bien sûr distinguer du marché aux esclaves). Cependant
même cette action de l'argent n'est possible que si on présuppose
l'activité constante des métiers urbains, laquelle ne repose pas sur le
capital et le travail salarié mais sur l'organisation du travail en corpo-
rations, etc. Le travail urbain lui-même avait créé des moyens de pro-
duction pour lesquels les corporations étaient tout aussi gênantes75
que les anciens rapports de propriété foncière d'une agriculture amé-
liorée qui sont en partie à leur tour la conséquence d'un débit plus
grand des produits de l'agriculture vers les villes, etc.
[...] En ce qui concerne maintenant la formation de la fortune en
argent elle-même avant sa métamorphose en capital, cette formation
appartient à la préhistoire de l'économie bourgeoise. L'usure, le com-
merce, le système urbain, et le fisc qui se développa avec eux jouèrent
en la matière le rôle principal.
[...] Si nous avons vu que la métamorphose de l'argent en capital
présuppose un procès historique qui ait détaché les conditions objectives
du travail et les ait rendues autonomes vis-à-vis du travailleur — d'autre
part l'effet du capital une fois qu'il est apparu et l'effet de son procès
c'est de soumettre toute production et d'aggraver et de parachever par-
tout le divorce entre le travail et la propriété, entre le travail et les condi-
tions objectives du travail. On verra dans un développement ultérieur
que le capital anéantit le travail artisanal, la petite propriété foncière
travailleuse, etc. et qu'il se détruit lui-même sous les formes où il n'appa-
raît pas en contradiction avec ce travail — dans le petit capital et les
genres intermédiaires, les genres hybrides, qui se situent entre les anciens
modes de production (ou bien tels qu'ils se sont renouvelés sur la base
du capital) et le mode de production classique, adéquat, du capital
lui-même...
l'un de l'autre par un point important que nous notons avec le plus grand
intérêt. Bien que leur propriété soit confondue, les copropriétaires du
village indien ont des droits distincts et cette séparation des droits est
totale et le reste indéfiniment. Théoriquement, la séparation des droits
est également totale dans le village russe mais elle n'est que temporaire.
A l'expiration d'une période donnée, qui n'est pas la même dans tous les
cas, les droits individuels s'éteignent, la terre du village redevient un tout
et est ensuite redistribuée entre les familles composant la communauté,
selon leur importance numérique. Une fois la répartition effectuée, les
droits des familles et des individus peuvent à nouveau se ramifier en
diverses directions et ce, jusqu'à la prochaine période de redivision des
terres. Une variante encore plus curieuse de ce type de propriété existe
dans les pays ayant longtemps formé un territoire disputé entre l'Empire
ottoman et la Maison d'Autriche. En Serbie, en Croatie et dans la
Slavonie autrichienne, les villages constituent également des confréries
d'individus qui sont à la fois copropriétaires et parents consanguins;
mais là, l'organisation interne de la communauté diffère de celle des
deux exemples précédents. La propriété collective n'est dans ce cas ni
divisée dans la pratique ni considérée comme divisible en théorie, mais
l'ensemble des terres est cultivé par le travail combiné de tous les villa-
geois et le produit est redistribué chaque année entre les unités domes-
tiques, parfois d'après l'estimation de leurs besoins, parfois d'après des
règles qui attribuent à des individus particuliers une part fixe de l'usu-
fruit. Selon les juristes d'Europe orientale, ces pratiques découlent d'un
principe qui existait, affirme-t-on, dans les plus anciennes lois slavonnes
et selon lequel la propriété des familles ne peut être divisée à perpétuité.
Dans une étude comme celle-ci, le grand intérêt que présentent ces
phénomènes provient de la lumière qu'ils jettent sur l'évolution de droits
distincts de propriété à l'intérieur des groupes qui, à l'origine, semble-t-il,
détenaient ces droits de propriété. Tout tend à démontrer que la pro-
priété appartenait autrefois, non à des individus ni même à des familles
distinctes mais à des sociétés plus vastes constituées sur le modèle
patriarcal; mais le mode de transition de l'ancien type de propriété au
nouveau, pour obscur qu'il soit, l'aurait été infiniment plus si l'on n'avait
pas découvert et étudié plusieurs types distincts de communautés villa-
geoises. Il est d'un grand intérêt d'examiner les diverses dispositions
internes existant dans les groupes patriarcaux que l'on peut, ou pouvait
jusqu'à une date récente, observer parmi les races d'origine indo-euro-
péenne. Les chefs des clans les plus frustes des Highlands avaient cou-
tume, dit-on, de répartir la nourriture entre chefs des familles sous leur
juridiction, à des intervalles de temps très courts, parfois ne dépassant
pas un jour. Dans les villages slavons des provinces autrichiennes et
Le droit archaïque 41
degré) d'égalité humaine semblent avoir dépassé les frontières des com-
munautés primitives et s'être disséminées dans toute la masse de l'huma-
nité sous une forme extrêmement diluée, la concurrence dans le domaine
de l'échange semble être la belligérance universelle propre au monde
antique qui a pénétré jusqu'au cœur des anciens groupes de parents
consanguins. C'est la guerre privée, et réglée, de la société antique qui
s'est graduellement fractionnée en d'infimes particules. En ce qui
concerne la propriété foncière, la concurrence illimitée en matière d'achat
et d'échange de terres a un champ d'action beaucoup plus restreint,
même actuellement, que ne le supposerait un Anglais ou un Américain.
La conception de la terre comme propriété négociable, échangeable, au
même titre qu'un cheval ou un bœuf, semble être non seulement moderne
mais — même de nos jours — spécifiquement occidentale. Pleinement
admise aux États-Unis, elle suscite à peine plus de réserves en Angleterre
et en France, mais plus on gagne l'Europe orientale, plus elle perd de
consistance pour disparaître complètement en Asie.
Je ne puis qu'indiquer brièvement les autres conclusions tirées de
récents travaux. Nous pouvons dire, du moins me semble-t-il, qu'à l'ori-
gine, on ne faisait pas, en matière de propriété, une distinction aussi nette
qu'aujourd'hui entre pouvoir politique et pouvoir foncier, entre le pou-
voir donnant le droit de lever des impôts et celui donnant le droit d'exiger
une rente foncière. Tout se passe comme si les grandes formes de la pro-
priété foncière existant de nos jours représentent la souveraineté politique
en état de décadence, tandis que la petite propriété attestée presque
partout dans le monde provient, non pas exclusivement, comme on l'a
vulgairement admis jusqu'ici, des possessions précaires des classes ser-
viles, mais du lien indissoluble existant entre le statut d'homme libre et le
droit à une part du terroir de la communauté à laquelle il appartenait.
Je répète qu'il nous faudra peut-être réviser nos idées sur l'ancienneté
relative des biens de jouissance que nous appelons biens mobiliers et
immobiliers, propriété réelle et propriété personnelle. Il ne fait pas de
doute que la majeure partie des biens mobiliers apparut après que des
groupes d'hommes aient commencé à s'approprier le sol; mais on a
maintenant beaucoup de raisons de croire que certains de ces biens
étaient déjà appropriés individuellement avant que la terre ne le soit par
des groupes d'hommes et qu'ils jouèrent un rôle important dans la disso-
lution de l'ancienne propriété collective.
Des thèses de ce genre, présentées comme elles le sont ici, et c'est la
seule manière, ne manqueront pas de paraître paradoxales à certains et
sans importance à d'autres. D'aucuns, peut-être, se prendront à soup-
çonner que si l'on en vient à prouver que la propriété, telle que nous la
comprenons maintenance'est-à-dire la propriété individuelle, est posté-
48 L'héritage du 19e siècle
rieure non seulement à l'apparition de la race aryenne (ce que l'on suppo-
sait depuis longtemps) mais à la propriété collective (ce que l'on com-
mence tout juste à entrevoir), les adversaires de l'institution elle-même
dont les doctrines jettent de temps à autre la panique dans la société
moderne, pourraient marquer quelques points. Personnellement, je n'en
crois rien. Ce n'est pas à l'historien de déterminer ce qu'il y a de bon ou
de mauvais dans une institution quelconque. Sa tâche consiste à analyser
son existence et son évolution mais non pas son efficacité. Il peut toutefois
tirer une conclusion des faits portant sur le sujet. Personne n'a le droit
d'attaquer la propriété privée et de prétendre par la même occasion qu'il
attache du prix à la civilisation. On ne peut dissocier l'histoire de l'une et
de l'autre. La civilisation n'est rien de plus qu'un nom donné au vieil
ordre du monde aryen qui est dissout mais se reconstitue perpétuellement
sous toute une série d'influences dissolvantes dont de beaucoup les plus
puissantes ont été celles qui ont, lentement (et dans certaines parties du
monde beaucoup moins parfaitement que dans d'autres) substitué la
propriété privée à la propriété collective.
[...] Quel que soit l'angle sous lequel l'on considère l'Inde, si du moins
on la considère soigneusement et consciencieusement, une conclusion se
dégage nécessairement. On comprend mieux combien ardue est la tâche
qui consiste à la gouverner et il se peut que l'on accorde à cette entreprise
plus de considération. La nature générale de cette difficulté peut être
brièvement formulée comme suit : ce remarquable dominion est soumis
à un double courant d'influences. L'un d'entre eux prend sa source dans
notre pays, à commencer par les solides convictions morales et politiques
d'un peuple libre. L'autre courant émane de l'Inde elle-même, né au sein
de la floraison dense et obscure de la pensée primitive, de préjugés,
si vous préférez, obstinément enracinés dans les vestiges du passé. On
a dit avec beaucoup de justesse que les gouvernants britanniques de
l'Inde étaient comme des hommes obligés de tenir leur montre à l'heure
sur deux longitudes à la fois. Quoi qu'il en soit, il leur faut accepter
cette position paradoxale. Si les montres retardent, aucun progrès ne
sera réalisé. Si elles avancent, aucune sécurité ne pourra être garantie.
La véritable solution du problème réside, à mon avis, dans une analyse
et une classification des phénomènes indiens du type de celles dont
je me suis hasardé à affirmer la possibilité. Ceux qui, uniquement
guidés par les expériences sociales de l'Occident, veulent à tout prix des
innovations, seront peut-être assaillis par une méfiance salutaire en
découvrant dans des institutions et coutumes qui autrement leur appa-
raîtraient mûres pour la destruction, des matériaux leur permettant
d'interpréter le passé et, dans une certaine mesure, le présent, de l'Occi-
dent. D'autre part, bien qu'il soit pratiquement impossible de faire
Les effets de l'observation de l'Inde 49
période primitive, alors que les hommes étaient encore dépourvus de tout
ce qu'ils ont acquis par la suite grâce aux inventions et découvertes et
grâce à l'évolution des idées incarnées dans les institutions, les usages et
les coutumes. Les progrès accomplis par les hommes, partis de l'igno-
rance et l'inexpérience absolues, ont été lents mais ont suivi une progres-
sion géométrique. On peut, par une suite de déductions logiques, faire
remonter le début de l'humanité à une époque où, ignorant le feu,
n'ayant pas encore de langage articulé et d'armes artificielles, les hommes
comme les animaux sauvages, dépendaient des fruits de la terre. Lente-
ment, presque imperceptiblement, ils évoluèrent dans ce stade de sauva-
gerie, passant du langage par gestes et sons imparfaits au langage arti-
culé; du bâton comme première arme à la lance à pointe de silex puis à
l'arc et à la flèche; du couteau et du ciseau de silex à la hache de pierre et
au marteau; du panier en osier et en jonc au panier revêtu de glaise, qui
servit de récipient pour cuire les aliments sur le feu et, finalement, à la
technique de la poterie qui permit aux récipients de résister au feu. Sur le
plan des moyens de subsistance, les hommes passèrent des produits de la
terre collectés sur un territoire réduit aux poissons et aux coquillages
péchés sur les bords de la mer et finalement au pain fait de racines et au
gibier. La corde et la ficelle de filaments d'écorce, une espèce d'étoffe
faite de pulpe végétale, le tannage des peaux destinées à servir de vête-
ment et à confectionner les tentes et enfin la hutte de branchages couverte
d'écorce, ou faite de planches de bois fendues par des coins en pierre,
appartiennent, ainsi que les techniques précédemment nommées, au stade
de la sauvagerie. Parmi les inventions de moindre importance, signalons
la drille à faire du feu, le mocassin et les chaussures à neige.
Avant la fin de cette période, les hommes avaient évolué par rapport
aux temps primitifs en apprenant à se réunir en groupes pour subvenir
à leurs besoins; ils s'étaient répandus sur toute la terre et étaient entrés en
possession de tout ce que les continents pouvaient leur offrir comme
moyens pour faire progresser l'humanité. Sur le plan social, ils étaient
passés de la horde consanguine à la tribu organisée en gentes, et se trou-
vèrent ainsi en possession des germes des principales institutions gouver-
nementales. Avec, parmi les inventions, le langage articulé, parmi les
techniques, l'art de la poterie, parmi les institutions, celle des gentes, la
race humaine avait pris un bon départ sur la longue route qui mène à la
civilisation, dont l'avènement, dès cette époque, était pratiquement assuré.
La période de l'état sauvage a apporté de très importants changements
aux conditions de vie des êtres humains. La portion de l'humanité qui se
trouvait à la pointe du progrès avait enfin créé la société gentilice et
s'était organisée en petites tribus habitant des villages dispersés. Ce fait
a contribué à stimuler les capacités d'invention de l'homme. Leurs acti-
52 L'héritage du 19e siècle
dins. Bien que les terres fussent la propriété indivise de la tribu, un droit
de possession fut reconnu à l'individu ou au groupe sur la terre cultivée
qui devint peu à peu objet d'héritage. Le groupe, réuni dans une maison-
née commune, appartenait pour la majeure partie à la même gens, aussi
la règle de l'héritage ne pouvait permettre de détacher la terre de la
parenté.
Les biens et les effets du mari et de la femme étaient séparés et reve-
naient après leur mort à la gens à laquelle chacun d'eux appartenait. La
femme et les enfants n'héritaient rien du mari ni du père, et le mari
n'héritait rien de la femme. Chez les Iroquois, lorsqu'un homme mourait,
laissant une femme et des enfants, ses biens étaient distribués entre ses
parents gentilices, de telle manière que ses sœurs, les enfants de celles-ci
et ses oncles maternels en recevaient la plus grande partie. Ses frères
pouvaient en avoir une petite part. Lorsqu'une femme mourait, laissant
un mari et des enfants, ces derniers, ainsi que ses sœurs, sa mère et les
sœurs de celle-ci héritaient de ses biens personnels mais la plus grande
partie en revenait à ses enfants. Dans chacun de ces cas, les biens demeu-
raient dans la gens. Chez les Ojibwa, les biens personnels d'une mère
étaient distribués entre ses enfants s'ils étaient assez grands pour s'en
servir; sinon, ou si elle n'avait pas d'enfants, ils étaient répartis entre ses
sœurs, sa mère et les sœurs de celle-ci, à l'exclusion de ses frères. Bien que
les Ojibwa aient adopté la filiation patrilinéaire, l'héritage suivait tou-
jours la règle en vigueur lorsque la descendance était comptée en ligne
féminine.
La variété et la quantité des biens possédés étaient plus grandes que
pendant la période de la sauvagerie, mais ils étaient encore trop insuffi-
sants pour conférer une grande importance à l'héritage. Ainsi que nous
l'avons dit par ailleurs, on peut reconnaître dans la manière de répartir
les biens, telle que nous venons de la décrire, le germe de la seconde règle
importante relative à la transmission des biens, en vertu de laquelle la
propriété était transmise aux parents agnatiques à l'exclusion des autres
parents gentilices. La parenté agnatique, telle qu'elle est ici définie,
suppose que la descendance est comptée en ligne masculine; mais les
personnes dénombrées ne sont pas les mêmes que si la descendance est
en ligne féminine. Le principe est le même dans les deux cas et les termes
s'appliquent aussi bien dans un cas que dans l'autre. Lorsque la descen-
dance est comptée en ligne féminine, les agnats sont les personnes qui
peuvent retracer leur descendance exclusivement par des femmes à partir
du même ancêtre commun à elles-mêmes et à l'intestat. Lorsque la
descendance est comptée en ligne masculine, ce sont ceux qui descendent
d'un même ancêtre par les hommes exclusivement. Ce sont les liens du
sang unissant les personnes au sein de la gens grâce à une descendance
56 L'héritage du 19e siècle
directe, dans une ligne donnée, à partir d'un même ancêtre commun, qui
constituent les fondements de la parenté agnatique.
A l'heure actuelle, on constate que les tribus indiennes les plus évoluées
commencent à manifester des réticences envers la règle de succession
gentilice. Certaines d'entre elles l'ont abolie, et les biens du défunt sont
exclusivement transmis à ses enfants. Nous avons donné par ailleurs des
exemples de cette réticence chez les Iroquois, les Creek, les Cherokee,
les Chocta, les Menominee, les Crow, et les Ojibwa, en indiquant les pro-
cédés auxquels ils ont recours pour permettre aux pères de transmettre
leurs biens — dont la quantité s'est aujourd'hui accrue — à leurs enfants.
Au cours du stade inférieur de la barbarie, le cannibalisme, cet
effroyable fléau de l'état de sauvage, a sensiblement régressé. Il ne fut plus
pratiqué couramment, mais, comme nous l'avons déjà dit, il a subsisté,
au cours de cette période et jusqu'au stade moyen de la barbarie, comme
coutume guerrière. Sous cette forme, on l'a retrouvé en usage parmi les
principales tribus des États-Unis, du Mexique et de l'Amérique centrale.
L'usage de la nourriture farineuse a été le facteur le plus important grâce
auquel l'humanité s'est délivrée de cette terrible coutume.
Nous venons de passer rapidement en revue deux périodes ethniques
qui couvrent au moins les quatre cinquièmes de la durée totale de l'exis-
tence de l'humanité sur la terre. C'est au cours du stade inférieur de la
barbarie que les attributs les plus nobles de l'homme ont commencé à se
manifester. La dignité, l'éloquence, la sensibilité religieuse, la droiture,
la virilité et le courage étaient devenus des traits de caractère très répan-
dus; mais la cruauté, la fourberie, le fanatisme l'étaient également. Le
culte religieux rendu aux éléments accompagné d'une obscure croyance
en des dieux personnels et en un Esprit Suprême, une prosodie élémen-
taire, les longues-maisons et le pain de maïs sont apparus au cours de
cette période. C'est également à cette époque qu'apparurent la famille
syndiasmienne et la confédération de tribus organisées en gentes et en
phratries. Grâce à leur imagination, cette grande faculté qui a si large-
ment contribué aux progrès de l'humanité, les hommes ont pu se cons-
tituer une littérature orale faite de mythes, de légendes et de traditions
qui, déjà, stimulait vivement la race humaine.
Nous en savons encore moins sur les conditions dans lesquelles vivait
l'humanité au cours de cette période ethnique que sur celles des autres
périodes. Ces conditions étaient celles dans lesquelles vivaient, dans leur
splendeur barbare, les Indiens villageois de l'Amérique du Nord et du
Sud à l'époque où ils ont été découverts. On aurait pu, à ce moment-là,
Le développement de Vidée de propriété 57
usage, d'abord à des fins décoratives, puis pour en faire des outils tels
que la hache de cuivre et le ciseau, datent de cette période. La fusion de
ces métaux dans un creuset, probablement grâce à l'usage du soufflet
et du charbon de bois, ainsi que leur moulage, le bron2e, les sculptures
primitives dans la pierre, les vêtements de coton tissé 7 , les maisons de
pierre dégrossie, les idéographes ou hiéroglyphes gravés sur les tombes
des chefs décédés, le calendrier pour mesurer le temps, la pierre solsti-
ciale pour indiquer les saisons, les murs cyclopéens, la domestication du
lama, d'une espèce de chien, du dindon et autres volailles datent, en
Amérique, de la même période. Une classe de prêtres organisés hiérar-
chiquement portant un costume distinctif, des dieux personnels repré-
sentés par des idoles, les sacrifices humains, apparaissent pour la première
fois au cours de cette période ethnique. Deux grands pueblos indiens,
Mexico et Cusco, ont été construits à cette époque : ils avaient plus de
vingt mille habitants, chiffre inconnu à la période précédente. La crois-
sance démographique et la complexité croissante des affaires provo-
quèrent l'apparition, sous une forme atténuée, des éléments aristo-
cratiques dans la société, parmi les chefs, civils et militaires.
Tournons-nous maintenant vers l'hémisphère oriental. Au stade
moyen de la barbarie, les tribus autochtones connaissaient les animaux
domestiques qui leur fournissaient une subsistance à base de viande et
de lait, mais n'avaient probablement pas découvert l'horticulture ni les
aliments farineux. Lorsque les hommes firent la grande découverte que
le cheval, la vache, le mouton, l'âne, la truie et la chèvre à l'état sauvage
pouvaient être domestiqués et qu'élevés en troupeaux ces animaux
pouvaient devenir la source d'une subsistance permanente, l'humanité
fit un grand pas en avant. Mais les bienfaits de cette découverte n'ont
pu se répandre qu'avec l'apparition de la vie pastorale, permettant la
constitution et l'entretien des troupeaux. L'Europe, étant en grande
partie une région de forêts, était inadaptée à la vie pastorale; les plaines
herbeuses de la haute Asie et des bords de l'Euphrate, du Tigre et des
autres fleuves de l'Asie furent la demeure naturelle des tribus pastorales.
C'est vers ces lieux qu'elles tendaient naturellement à se rendre et c'est
dans ces régions, selon toute vraisemblance, que nos lointains ancêtres
se trouvèrent confrontés avec les tribus sémitiques également pastorales.
Ils cultivaient vraisemblablement les céréales et d'autres plantes avant
d'émigrer des plaines herbeuses vers les régions forestières de l'Asie
occidentale et de l'Europe. Ils y furent contraints par suite des exigences
que leur imposait l'intégration des animaux domestiques dans leur mode
de vie. Nous avons donc des raisons de penser que les tribus aryennes
ont cultivé les céréales avant d'émigrer vers l'Ouest, à l'exception peut-
être des Celtes. Les tissus de lin et de laine, les instruments et les armes
de bronze sont apparus, au cours de cette période, dans l'hémisphère
oriental.
Telles sont les inventions et les découvertes qui caractérisent la
période moyenne de la barbarie. La société était déjà hautement orga-
nisée et ses affaires étaient devenues plus complexes. Les deux hémi-
sphères avaient alors deux cultures différentes, conséquence de l'inégalité
des ressources dont ils jouissaient. Mais le progrès allait régulièrement
vers la connaissance du fer et de son utilisation. Pour franchir la barrière
qui séparait le stade moyen du stade supérieur de la barbarie, les hommes
avaient besoin d'outils métalliques pouvant enserrer un tranchant et
une pointe. Le fer était le seul métal pouvant répondre à ces exigences.
Les tribus les plus avancées étaient arrêtées devant cet obstacle en atten-
dant l'invention des procédés de fusion du minerai de fer.
Des considérations qui précèdent, il ressort que les biens personnels
s'étaient considérablement accrus et que les rapports des personnes
envers la terre avaient changé. Le domaine territorial était encore la
propriété indivise de la tribu, mais une partie en était à présent réservée
au gouvernement, une autre servait à des usages religieux et une troisième,
la plus importante, celle dont le peuple tirait sa subsistance, était répartie
entre les différentes gentes ou communautés de personnes vivant dans
le même village. [...] Non seulement rien ne prouve que des particuliers
possédaient de leur propre droit des terres ou des maisons, et qu'ils
aient eu le pouvoir de les vendre et de les transférer en toute propriété
à quiconque leur plaisait, mais tout porte à croire qu'il n'en était pas
ainsi. Le mode de propriété indivise dont les gentes ou les communautés
de personnes jouissaient sur les terres, les longues-maisons ainsi que la
manière dont les familles apparentées les occupaient, étaient incompa-
tibles avec la propriété individuelle des maisons et des terres. Si des
particuliers avaient eu le droit de vendre les droits d'usage des terres
ou des maisons qu'ils possédaient et de les transférer à des étrangers,
leur mode de vie aurait été sérieusement ébranlé 8 . Le droit de possession
s'efforcent d'avoir sous la main des provisions pour une année. C'est seulement
lorsque deux années de pénurie se succèdent que toute la communauté indienne
souffre de la faim.
Le développement de l'idée de propriété 61
17. Historiquement les tribus des Germains sont connues depuis l'époque
où ceux-ci se trouvaient au stade supérieur de la barbarie. Ils employaient alors
le fer, mais en quantité limitée, avaient des troupeaux de bovins et de moutons,
cultivaient les céréales et fabriquaient des étoffes grossières faites de lin et de
laine; mais ils n'avaient pas encore découvert la notion de propriété individuelle
des terres. Selon ce que nous en dit César [...] les terres arables étaient distri-
Le développement de Vidée de propriété 67
buées annuellement par les chefs alors que les pâturages étaient la propriété
de la communauté. Il semblerait donc que l'idée de propriété individuelle des
terres était inconnue en Asie et en Europe au stade moyen de la barbarie et
qu'elle n'apparut que durant le stade supérieur.
18. Genèse, XXIII, 13.
68 L'héritage du 19e siècle
son héritage à ses filles. Et s'il n'a pas de filles, alors vous donnerez son
héritage à ses frères. Et s'il n'a pas de frères, alors vous donnerez son
héritage aux frères de son père. Et si son père n'a pas de frères, alors vous
donnerez son héritage à son plus proche parent dans sa famille et celui-ci
le possédera 22.
Trois classes d'héritiers sont ici nommées : premièrement, les enfants
du défunt; deuxièmement les agnats, en commençant par les plus pro-
ches; troisièmement, les parents gentilices, limités aux membres de la
phratrie du défunt. La première classe d'héritiers comprend les enfants;
mais on peut en déduire que l'héritage était transmis par priorité aux
fils, avec obligation par ceux-ci d'assurer la subsistance de leurs sœurs.
En un autre endroit, il existe un texte selon lequel le fils aîné avait droit
à une part double. A défaut de fils, c'était les filles qui recevaient l'héri-
tage. La seconde classe, composée des agnats, comprend deux caté-
gories : la première, celle des frères du défunt, reçoit l'héritage si celui-ci
n'a pas d'enfants; la seconde, à laquelle échoit l'héritage si le défunt
n'a pas de frères, comprend les frères de son père. La troisième classe
comprend les parents gentilices, en commençant par le plus proche, à
savoir : son plus proche parent dans sa famille. Comme la « famille de
la tribu » est l'analogue de la phratie [...] la propriété, à défaut d'enfants
et d'agnats, revenait, au parent le plus proche dans la phratie du défunt.
Les cognats n'avaient pas droit à l'héritage; ainsi, un membre de la
phratie plus éloigné que le frère d'un père héritait de préférence aux
enfants d'une sœur du défunt. On voit que la descendance s'établissait
en ligne masculine et que les biens étaient héréditaires dans la gens. On
remarquera que le père n'héritait pas de son fils, ni le grand-père de
son petit-fils. A cet égard, comme sur presque tous les points, la loi
mosaïque s'accorde avec la loi des Douze Tables. Elle offre un exemple
frappant de l'uniformité de l'expérience acquise par les hommes et du
développement des mêmes idées selon des lignes parallèles, chez les
différents peuples.
Plus tard, la loi lévitique donna au mariage une base indépendante
de la loi gentilice. Elle l'interdit à l'intérieur de certains degrés de consan-
guinité et d'alliance, alors qu'elle le déclara libre au-delà de ces degrés.
Cette règle matrimoniale se substitua, chez les Hébreux, aux usages
gentilices; elle a été plus tard adoptée par les nations chrétiennes.
Si nous considérons à présent les lois de Solon relatives à l'héritage,
nous constatons qu'elles sont substantiellement les mêmes que celles
de Moïse. Nous déduirons de cette similitude que les coutumes, les
KARL BÜCHER
BRONISLAW MALINOWSKI
d'une méthode imparfaits mais plutôt par suite des mauvaises données
sur lesquelles il se fondait. Bûcher en vient à conclure que les sauvages —
et parmi eux il inclut des populations aussi hautement développées que
les Polynésiens — n'ont aucune organisation économique et qu'ils en
sont à un stade pré-économique, les sauvages les plus primitifs étant
encore dans la phase de la quête individuelle de nourriture et les plus
évolués dans la phase de l'économie domestique autarcique.
Je m'efforcerai dans cet article, de présenter certaines données portant
sur la vie économique des Trobriandais, communauté vivant dans un
archipel corallien situé au large de la côte Nord-Est de Nouvelle-Guinée.
Avec leur institution développée de la chefferie, une grande habileté
manuelle dans diverses techniques et un art décoratif raffiné, ces indi-
gènes appartenant à la souche mélanésienne typique des habitants des
îles de la mer du Sud ne sont certainement pas au stade inférieur de la
sauvagerie. Néanmoins, par leur niveau général de culture, ils peuvent
être considérés comme représentatifs de la majorité des races sauvages
existant actuellement, car sur le plan culturel, ils sont moins évolués
que les Polynésiens, l'ensemble des Indiens de l'Amérique du Nord, les
Africains et les Indonésiens. Si donc nous constatons parmi eux des
formes distinctes d'organisation économique, nous pouvons affirmer sans
craindre de nous tromper que même parmi les sauvages les moins évo-
lués, on peut s'attendre à trouver un plus grand nombre de faits présen-
tant un intérêt économique que ce qui a été découvert jusqu'à présent.
Je commencerai par brosser un tableau général des ressources natu-
relles des Trobriandais et décrire dans ses grandes lignes la manière
dont celles-ci sont exploitées. Ces indigènes vivent sur des îles coralliennes
plates dont le sol lourd et fertile convient très bien à la culture des
ignames et des taros et où les pluies sont régulières et abondantes. La
côte est par endroits bordée de récifs frangeants et, par endroits, enferme
un vaste lagon en eau peu profonde et très poissonneuse. Grâce à tous
ces bienfaits naturels, les indigènes sont de remarquables agriculteurs et
pêcheurs qui ne ménagent pas leurs efforts dans ces deux activités, efforts
récompensés car les produits alimentaires sont toujours abondants et
suffisent à la population très dense par rapport à celle d'autres tribus de
cette partie du monde. Bien qu'en horticulture les indigènes n'utilisent
que les instruments les plus primitifs — un bâton à fouir que l'on rem-
place à chaque nouveau travail — les résultats obtenus sont excellents.
Pour la pêche, ils se servent de grands filets, de pièges, d'hameçons et de
poison. Dans le domaine des travaux manuels, ils excellent dans la sculp-
ture sur bois, la confection de paniers et ornements de coquillages fort
recherchés. Par ailleurs, ils manquent de certains matériaux et doivent
les importer d'autres tribus, comme par exemple des outils de pierre et de
82 Ruptures et controverses
la poterie, puisque les pierres résistantes et l'argile n'existent pas sur ces
îles coraliennes. J'ai commencé par cette esquisse générale de leurs
ressources, activités et arts afin de faire comprendre l'étroitesse du cadre
auquel se limitent couramment les exposés économiques. On pourrait
évidemment présenter ces données de façon plus détaillée — surtout
dans le domaine technologique — mais il ne s'agirait essentiellement
que d'une description des diverses activités liées à la recherche de nour-
riture et à la fabrication d'objets, qui ne viserait pas à analyser les pro-
blèmes plus complexes touchant à l'organisation de la production, la
distribution et le mécanisme de la vie tribale sous son aspect économique.
C'est ce que je me propose de faire ici, en commençant par la produc-
tion et en prenant l'agriculture comme exemple.
J'aborderai d'abord le problème important de la tenure foncière; puis,
les problèmes moins évidents de l'organisation de la production. Le tra-
vail dans les jardins, est-il l'œuvre de chaque famille ou bien de chaque
individu pris isolément et indépendemment? Ou bien existe-t-il une coor-
dination générale de ce travail, une organisation sociale des efforts pro-
ductifs et, dans ce cas, quelle est-elle et qui s'en charge? Les phases
successives du travail sont-elles intégrées en un tout organique, y a-t-il
un contrôle, des directives émanant d'un individu particulier ou prove-
nant d'une force psychologique ou sociale?
La tenure foncière chez les Trobriandais est assez complexe et révèle
bien les difficultés auxquelles on se heurte en voulant résoudre ce genre
de problèmes relatifs à la recherche ethnographique sur le terrain, ainsi
que les dangers d'en être amené à des approximations fallacieuses. Lors-
que j'ai commencé d'étudier ce sujet, j'ai d'abord reçu de mon informa-
teur indigène une série d'affirmations d'ordre général, tels que : le chef
est le propriétaire de toutes les terres, ou, chaque parcelle cultivée a son
propriétaire, ou, tous les hommes d'une communauté villageoise possè-
dent le sol en commun. Par la suite, j'ai essayé de résoudre la question
par des enquêtes concrètes : prenant une parcelle déterminée, j'ai succes-
sivement demandé à plusieurs informateurs indépendants, quel en était le
propriétaire. Dans certains cas, on me citait jusqu'à cinq « propriétaires »
différents pour une seule parcelle, chaque réponse contenant, je l'ai
constaté plus tard, une part de vérité, mais aucune n'étant tout à fait
correcte. Ce n'est qu'après avoir établi les plans précis des terres de plu-
sieurs communautés villageoises consacrées à l'horticulture et posé des
questions détaillées, non seulement sur chaque parcelle mais également
sur toutes les particularités de chacune des prétendues formes de « pro-
priété », que j'ai réussi à obtenir une réponse satisfaisante. La principale
difficulté dans ce domaine, comme dans tant d'autres du même genre,
provient de ce que nous prêtons notre propre définition de la « propriété »
L'économie primitive des îles Trobriand 83
dont ils sont faits est rare et difficile à obtenir et il faut beaucoup de
temps et d'efforts pour la travailler. Cependant, une fois fabriqués, ces
objets durent fort longtemps et sont presque indestructibles. Leur prin-
cipale fonction économique consiste à les posséder comme des signes
de richesse et donc de puissance et, parfois, à les passer dans d'autres
mains en tant que cadeaux cérémoniels. En tant que tels, ils sont à la
base de certains types de commerce indigène et constituent un élément
indispensable de leur organisation sociale. Car, nous l'avons déjà dit
plus haut, toute leur vie sociale est marquée par le don et le contre-
don. Ceux-ci sont généralement organisés de telle sorte qu'une des
parties doit offrir un cadeau important de nourriture, tandis que l'autre
offre l'un de ces symboles de richesse.
Le chef, nous l'avons dit, a les moyens et le privilège traditionnel de
produire ces objets. En outre, dans des circonstances particulières, il
les acquiert en échange de nourriture. En tout cas, environ 80 % de
ces objets restent en sa possession (ou du moins telle en était la proportion
avant que le pouvoir du chef et toutes les lois tribales n'aient été sapés
par l'influence de l'homme blanc). Cette acquisition d'objets précieux
ainsi que la possession de nourriture constituent la base de son pouvoir
et un symbole de sa dignité et son rang.
Enfin, le chef est (ou pour être plus correct, était naguère) le proprié-
taire d'environ les trois quarts de tous les porcs, noix de coco et de
bétel du district. Dans chaque village, un système de métayage confère
à certains individus la tâche de surveiller ses droits sur ces trois classes
d'objets; ils perçoivent également leur part mais doivent d'abord lui
apporter la totalité de la production.
Ainsi, la possession des splendides greniers à ignames, toujours prêts
à recevoir les récoltes, et souvent bien remplis, l'acquisition d'une grande
quantité de vaygua (biens de prestige) et de la majeure partie des porcs,
noix de coco et de bétel, donnent au chef une base statique de pouvoir,
de prestige et de rang. En outre, le contrôle qu'il exerce sur toutes ces
catégories de richesse, lui permet d'exercer son pouvoir dynamique-
ment.
Car dans une société où tout doit être accompagné de dons et de
rétributions, même le chef, personnage au rang et au pouvoir suprêmes
dans la communauté, quoique, selon la tradition, il puisse exiger des
services à quiconque, doit quand même payer pour les obtenir. Il a
droit à de nombreux services revenant à sa personne, comme d'être
porté pendant les voyages, d'envoyer des gens lui faire des courses, de
faire exécuter à son profit n'importe quelle forme de magie. Pour ces
services, rendus par des gens de sa suite et des spécialistes soigneuse-
ment choisis, le chef doit payer immédiatement, parfois en vaygua,
90 Ruptures et controverses
ROBBINS BURLING
Trade and Market in the Early Empires de Karl Polanyi et ses collègues
(1957). Ces auteurs rejettent explicitement la plus grande partie de la
théorie économique traditionnelle, du moins ses possibilités d'applica-
tion à des sociétés autres que la nôtre. Polanyi effectue une longue et
utile distinction entre l'économie au sens substantif d'approvisionne-
ment en biens matériels, et au sens formel de calcul rationnel ou « éco-
nomie des moyens » (correspondant approximativement à la première et
à la cinquième des définitions étudiées dans cet article). Il semble penser
néanmoins que dans la société occidentale moderne, ces deux définitions
recouvrent à peu près le même domaine. « Tant que l'économie est
réglementée par [des marchés créateurs de prix] les sens formel et sub-
stantif [de 1' ' économique '] ne peuvent en pratique que coïncider »
(Polanyi, 1957a, p. 244). Si ceci veut dire que les deux définitions couvrent
les mêmes domaines du comportement, c'est tout simplement faux car
notre économie de marché englobe en fait de nombreuses denrées non
matérielles et non substantives, alors que par ailleurs, comme je prendrai
la peine plus loin de le montrer en détails, certains biens matériels sont
parfois distribués à l'extérieur du système marchand. Même dans notre
propre société, l'aspect matériel de la vie et le système de marché ne
coïncident pas, bien qu'ils se chevauchent. Polanyi et ses collègues ont
raison d'opérer une distinction entre les deux définitions de l'économie et
de souligner qu'elles peuvent ne pas coïncider dans les sociétés primitives.
Ils ont tort, à mon avis, de supposer qu'elles coïncident mieux dans notre
société, et je crois que leur analyse obscurcit plutôt l'hypothèse selon
laquelle les sociétés primitives pourraient également « économiser des
moyens » (c'est-à-dire pratiquer un calcul rationnel), même en l'absence
de marché. En outre, comme on peut choisir entre les définitions sub-
stantives et formelles, il me semble regrettable d'utiliser le terme d'écono-
mique pour la première car il est en contradiction avec l'usage courant.
Si l'on souhaite arbitrairement définir l'économie de cette manière, on
ne peut y opposer d'objection; néanmoins, mise à part la position de
Polanyi et de ses collègues, c'est là un usage qui a très peu à voir avec les
activités des économistes. En outre, c'est pour les anthropologues une
décision terriblement arbitraire que de considérer les biens matériels
comme étant économiques et les services (qui indubitablement sont non
matériels) comme étant non économiques. Que se passe-t-il lorsqu'on
échange un objet matériel contre un service non matériel? Doit-on consi-
dérer une moitié de la transaction comme économique et l'autre comme
non économique?
1. Pour une analyse par un économiste des contre-sens que les anthropolo-
gues font à propos d ' « économies » — et « subsistance », cf. la critique que
Knight a faite de l'ouvrage de Herskovits, The Economie Life of Primitive
Peoples, reprise dans Economie Anthropology, particulièrement p. 520-521
(Herskovits, 1952).
Théories de la maximisation et anthropologie économique 101
et les auteurs déclarent que « la valeur est presque toujours exprimée en termes
monétaires » (1936, p. 23). Ce commentaire final est absurde si les définitions
précédentes sont prises au sérieux (la valeur des femmes, des cadeaux de Noël,
des faveurs politiques est-elle exprimée en termes monétaires?) car les autres
définitions sont si générales qu'elles peuvent être interprétées comme s'appli-
quant à tous les aspects du comportement social.
104 Ruptures et controverses
Parce que nous, dans les pays occidentaux, nous attribuons des prix
à la nourriture, au logement, au sol, à la plupart des produits manufac-
turés et au travail dépensé à l'extérieur du foyer, nous avons facilement
tendance à considérer ces choses comme étant économiques par nature.
Comme nous n'attribuons pas de prix à d'autres biens et services tels
l'hospitalité, les travaux domestiques d'une ménagère, l'éducation des
enfants par leurs parents, les cadeaux de Noël et ceux faits aux jeunes
mariés — ils ne sont pas considérés comme économiques. Pour certaines
raisons pratiques propres à notre société, c'est là une méthode utile sinon
théoriquement inattaquable. Elle rend quelques bons services pour cal-
culer le produit national brut et ceci ne peut être effectué qu'en ajoutant
les valeurs des objets produits, le seul dénominateur commun apparent
auquel ces objets peuvent être réduits étant la valeur en monnaie ou prix.
Comme le travail d'une ménagère n'est pas affecté d'un prix, il n'y a pas
moyen de l'ajouter à la valeur totale des biens et services produits dans
notre société, même si nous nous estimons peu satisfaits en ce qui
concerne la logique de ces chiffres qui ignorent le travail de la ménagère.
On pourrait même citer un cas dans lequel cette concentration sur le
système des prix est non seulement pratiquement mais même théorique-
ment justifiable. Dans notre société, les biens et services particuliers
auxquels on donne un prix sont traités de certaines façons spéciales.
L'évaluation par la monnaie et le mécanisme des marchés donne une
certaine unité à un segment de notre culture et ce segment est important
et mérite d'être étudié. Mais si l'économie se limite à l'étude des biens
affectés d'un prix, il devient tout à fait contradictoire dans les termes de
parler d'économie primitive lorsque nous traitons d'une société où
l'argent n'existe pas. Ce que les anthropologues ont fait, cependant, c'est
de se pencher sur le type de biens et services auxquels nous donnons un prix
et de les considérer comme économiques même dans d'autres sociétés, au
lieu de réaliser que c'est le fait même de leur affecter un prix qui donne une
unité à ces biens et services particuliers. La main-d'œuvre, les produits
manufacturés, le sol et la manière dont ils sont attribués et échangés sont
considérés comme économiques même si, dans une autre société, ils ne
sont pas plus affectés d'un prix que ne le sont les soins donnés à un
nouveau-né. Le fait que le sol ait un prix dans notre société n'est pas une
raison pour le considérer comme une réalité économique dans une autre
société où il n'a pas un prix, et pourtant, tout le monde range la tenure
foncière dans le domaine de 1' « économie ». Certes, il est des peuples qui
donnent des prix à des biens et services que nous n'évaluons pas. Les
fiancées sont fréquemment achetées mais notre conception ethnocentri-
que nous poussant à ne pas voir en elles un article économique (car il se
trouve que nous ne les évaluons pas monétairement), les anthropologues
Théories de la maximisation et anthropologie économique 105
ont repoussé l'idée que les femmes peuvent être achetées et vendues et ils
ont même suggéré qu'il serait peut-être plus convenable de parler de
« compensation matrimoniale » que de « prix de lafiancée» 5 . Cette magie
des mots n'en efface pas pour autant le fait que dans certaines parties
du monde, la richesse est transférée en échange de femmes à marier. Il
existe beaucoup d'endroits où l'on verse une compensation monétaire
pour dédommager certains délits comme le vol, l'adultère et même le
meurtre, alors que, n'estimant pas approprié d'accorder un prix à ces
transactions, nous ne les jugions pas « économiques ».
Je pense qu'il est juste de faire observer que Herskovits, dans l'étude
d'anthropologie économique la plus complète existant jusqu'ici, partage
généralement l'idée que l'économie anthropologique traite dans d'autres
sociétés des mêmes phénomènes que les économistes analysent dans la
nôtre (Herskovits, 1952). Il admet que les économistes se concentrent
sur les biens et services affectés d'un prix mais il ne conclut pas qu'il
est en conséquence absurde d'étudier les mêmes types de biens et services
dans d'autres sociétés. Il pense sincèrement qu'il existe une catégorie de
comportement appelée à juste titre « économique » qui peut devenir le
principal sujet d'une étude (voir par exemple p. 60-61). A en juger par les
sujets dont il traite, la tenure foncière, la propriété, le commerce, la divi-
sion du travail et le crédit en font partie, même dans les sociétés où l'on
ne se sert pas de monnaie pour les organiser. Il est également vrai qu'il
va jusqu'à analyser par exemple les cadeaux et échanges cérémoniels
auxquels nous n'affectons pas de prix et dans ce sens, il élargit notre
conception de l'économie et la rend plus utile. Mais Herskovits ne traite
pas de tous les biens et services qui sont échangés ou produits dans la
société. Ainsi, il ne traite pas des soins qu'une mère prodigue à ses enfants
ou des services que se rendent mutuellement leader politique et partisans.
Il aurait surpris beaucoup de monde s'il avait également inclus ces ser-
vices, car ils n'entrent pas dans l'idée préconçue que nous avons du
domaine que recouvre l'économie bien que ce soient des services que l'on
échange couramment. La seule raison pour laquelle on considère ces
derniers et non les premiers comme économiques est que dans notre
société, nous affectons un prix au travail agricole mais nous ne sommes
pas supposés le faire en ce qui concerne le patronnage politique ou les
soins d'une mère pour ses enfants.
Il devrait être évident que si l'on analyse une société quelconque autre
que la nôtre, l'attribution d'un prix ne sert absolument pas à distinguer
4) L'économie est l'étude des systèmes d'échange quelle que soit l'orga-
nisation institutionnelle qui les encadre. Comme je l'ai signalé, ce qui
justifie la manière dont traditionnellement est conçu, dans notre société,
le champ de l'économie, c'est que certains biens et services sont réunis
en un seul système par l'usage commun de la monnaie lorsqu'on les
échange. Chaque société possède probablement certains systèmes
d'échange et nous en avons nous-mêmes indubitablement plusieurs très
distincts les uns des autres. L'hospitalité est rendue avec beaucoup de
soin et estimée avec une grande précision, quoique sans l'intermédiaire
de la monnaie. Nous employons même des expressions comme « devoir
une invitation » ou « s'acquitter de ses dettes en organisant un grand
cocktail ». L'échange de cadeaux et de cartes de vœux à diverses occa-
sions de l'année constitue un autre système. Il serait tout aussi justifié
— bien que, sans nul doute, de moins d'importance pour atteindre les
objectifs conventionnels — d'étudier la manière dont ces cadeaux et
contre-cadeaux sont compensés, calculés et agréés que d'étudier les
transactions d'un marché créateur de prix. Une fois ces systèmes
d'échange notés, on ne peut s'empêcher de chercher à reconnaître les
systèmes d'échange qui existent dans d'autres sociétés, bien qu'ils
puissent être totalement différents de tous ceux que nous avons dans la
nôtre. Certains d'entre eux sont de vieux outils de l'anthropologie : le
cycle de la kula; le potlatch de la côte Nord-Ouest des États-Unis; les
rapports entre le pouvoir, le prestige et le fait de donner des fêtes en
Mélanésie; les échanges de femmes et de bétail en Afrique.
Il convient de souligner que ces divers systèmes ne sont que partiel-
lement isolés. Il est généralement possible de convertir les biens et ser-
vices habituellement échangés dans un système particulier contre les
biens et services d'un autre système. Naturellement, nous nous servons
d'argent pour acheter des biens que nous utilisons ensuite pour rece-
voir des amis si bien que nos systèmes de marché et d'hospitalité sont
liés entre eux, mais ceci ne signifie pas que la valeur de l'hospitalité peut
être exprimée en termes monétaires comme on le voit bien quand nous éva-
luons de façon différente l'hospitalité simple mais sincère de connaissances
moins aisées que nous et l'ostentation démesurée de gens riches. Bohannan
donne un exemple particulièrement éloquent de l'indépendance et de
l'interdépendance partielles de trois systèmes d'échange existant chez les
Tiv : 1° les biens de subsistance consistant en nourriture et objets domesti-
ques variés qui sont librement échangés les uns contre les autres mais moins
facilement convertis en d'autres formes de richesse ; 2° les biens de prestige
consistant en barres de fer, bétail et esclaves, et 3° les femmes, qui, avant
la confusion provoquée par l'introduction de la monnaie constituaient
également un système d'échange qui leur était propre (Bohannan, 1955).
108 Ruptures et controverses
7. Dalton reconnaît aussi, que cette définition est l'une des plus importantes
que l'on ait données à 1' « économie » et il la présente d'une façon analogue.
Malheureusement, après avoir, à juste titre, observé que l'économie des moyens
ne se limite pas à la création et à la distribution de biens matériels, il poursuit
en disant que les économistes traitent de l'économie des moyens par rapport
aux biens matériels et ainsi, déforme sensiblement l'objet des travaux des
économistes. Après un court paragraphe dans lequel il ne se sert pas moins de
quatre fois du terme « matériel » afin de définir l'objet de l'analyse économique
occidentale, il cite, chose incroyable, un passage de l'essai de Robbins, bien que
ce dernier ait avant tout voulu faire ressortir que l'analyse économique n'est
pas nécessairement liée aux biens matériels (Dalton, 1961, p. 7).
110 Ruptures et controverses
Théories de la maximisation
lui offre l'environnement social, cela entraîne une modification des rela-
tions de pouvoir dans l'ensemble de la société, ce qui concorde avec une
conception plus générale de la société selon laquelle celle-ci acquiert son
dynamisme grâce aux efforts de chacun de ses membres pour parvenir à
ses propres fins, en se servant de la société à son gré, en contrevenant à
ses lois lorsqu'il estime pouvoir s'en tirer et que ce sera à son avantage.
Pour être honnête envers Leach, je dois reconnaître qu'il ne présente
pas la recherche du pouvoir comme la principale motivation des hommes
et que s'il analysait une autre relation que celle-ci, il pourrait attirer
l'attention sur une autre tendance générale qui pourrait être imputée à
tous les hommes. Cependant on pourrait être tenté à première vue
d'attribuer à la recherche du pouvoir le même rôle dominant que d'autres
conceptions aussi exagérées ont attribué à la recherche du profit moné-
taire en économie ou aux pulsions biologiques du ça en psychologie.
Dans son ouvrage Power and Personality, Harold Lasswell examine la
recherche du pouvoir d'un point de vue analogue et compare explicite-
ment l'intérêt que porte la science politique à la recherche du pouvoir à
l'intérêt qu'accorde l'économie à la poursuite de la richesse. Lasswell,
cependant, ne prétend pas suggérer que la recherche du pouvoir dépasse
tous les autres objectifs du comportement humain mais seulement que
c'est cette démarche particulière qu'étudie la science politique (Lasswell,
1948).
Toutes ces trois conceptions du comportement humain sont axées sur
quelque chose qui paraît réel mais incomplet. L'homme n'essaie pas
toujours de maximiser son revenu ou ses besoins biologiques fondamen-
taux, ou le pouvoir, bien que toutes ces tendances pèsent certainement
dans ses décisions et que, d'une façon générale, plus nous possédons plus
nous nous attendons à être heureux.
La théorie de la maximisation la plus explicite que je connaisse est celle
de George Zipf qui écrivit un livre incroyable intitulé Human Behavior
and the Principle of Least Effort (1949)10. Dans sa critique de ce livre,
Kluckhohn déclare qu'il est « fécond et suggestif, fou et contradictoire »
(1950, p. 270) et c'est bien la vérité. Zipf pensait que tout notre comporte-
ment est axé vers le moindre effort. Mais, pris littéralement, et bien que
le plaisir que procure l'ouvrage de Zipf repose sur le fait qu'il a énoncé
ses principes sans ambiguïté, tout ceci est absurde. Faire du sport et
de la marche pour ouvrir l'appétit deviennent des activités à peine
compréhensibles selon sa théorie. Ces allégations, parmi d'autres, ont
conduit la plupart de ses lecteurs à rejeter ses principes tout en admettant
la fertilité de la pensée de l'auteur et la remarquable collection de don-
Toutes ces théories sont déconcertantes pour à peu près la même rai-
son : toutes sont par trop simples. Ce que nous désirons est à l'évidence
plus compliqué que ne le donnent à penser ces simples motivations.
Théories de la maximisation et anthropologie économique 117
l'économiste. Les problèmes que l'on doit affronter pour décrire une
société de cette manière se font de plus sentir là où la valeur de l'argent
n'est pas utilisée comme instrument de mesure. Ceci étant clairement
posé, il devient évident que le même problème existe dans notre propre
société. Il y a beaucoup de choses auxquelles nous n'attribuons pas de
prix et notre comportement ne peut jamais être compris si nous nous
concentrons seulement sur les types limités de comportement qui sont
affectés d'un prix. Nous devons constamment choisir entre objectifs
monétaires ou non monétaires. Même si un économiste ne s'intéresse
qu'à donner des conseils aux individus sur la manière dont ils devraient
se comporter s'ils désirent maximiser leurs satisfactions (et non pas seule-
ment leur revenu monétaire), il lui faudra tenir compte des objectifs non
monétaires. De ce point de vue, je pense que l'anthropologie pourrait
jouer son rôle traditionnel qui est d'élargir les perspectives des autres et
de rendre notre propre société plus compréhensible en orientant l'atten-
tion vers des cultures différentes. Naturellement, il faudra que les écono-
mistes nous écoutent d'abord, mais nous ne pouvons attendre d'eux
qu'ils nous prêtent attention avant que nous ayons une idée claire de ce
que leur science essaie de réaliser et du sens de 1' « économique ».
Tant que nous restons empêtrés dans cette notion extraordinairement
ethnocentrique, à savoir que l'économie est d'une façon ou d'une autre
liée avant tout à la production de nourriture, à la culture matérielle ou
à la tenure foncière, ou à certains types très particuliers de travail, nous
manquerons toute occasion d'établir une communication fructueuse
avec nos collègues économistes.
EDWARD E. LECLAIR, JR.
Bien que cette opinion soit difficile à démontrer, il paraît évident qu'elle
a fortement influencé les recherches ethnographiques effectuées au cours
des derniers vingt ans. Une série d'études économiques importantes
{cf. Belshaw, 1955; Foster, 1942 et Tax, 1953, par exemple) ainsi que
certains articles plus brefs, révèlent la force de cette position. Mais toute
la logique de cette approche se manifeste de manières plus subtiles :
dans l'organisation modifiée, les réinterprétations ou les nouvelles
formulations ou bien encore les déplacements de l'intérêt que l'on
constate çà et là dans la littérature ethnographique des vingt dernières
années.
Il est devenu évident au cours des dernières années qu'il fallait procéder
à un réexamen systématique de la position adoptée par Herskovits.
L'intérêt que l'on a manifesté après la guerre pour les questions relatives
au développement économique des régions sous-développées a permis de
poser un certain nombre de questions nouvelles. En outre, les enseigne-
ments reçus au cours des derniers vingt ans apportent le matériel néces-
saire pour que ce réexamen soit fructueux.
Ce réexamen pourrait nous entraîner dans une direction évolution-
niste ou une direction révolutionnaire ou plus exactement contre-révolu-
tionnaire.
Un raisonnement évolutionniste ne modifierait nullement la position
de base. Les modifications n'impliqueraient qu'un raffinement des
concepts et un nouveau perfectionnement des techniques d'analyse.
Un raisonnement révolutionnaire impliquerait la création de nouvelles
prémisses fondamentales.
Dans un article récent, George Dalton a posé le cas révolutionnaire
(Dalton, 1961). Dans le présent article, je me propose de réfuter le cas
de Dalton puis de proposer une solution évolutionniste.
comme le montrent les expressions ' procédé économique ' [economical ou]
' processus qui économise les moyens ' [economizing]. On se réfère ici à une
situation de choix déterminée, à savoir, celle d'un choix entre les différents
usages des moyens qui naissent de leur rareté. Si on appelle logique de l'action
rationnelle les règles qui gouvernent le choix de moyens, nous pouvons appe-
ler cette variante de la logique d'un terme improvisé : l'économie formelle.
Les deux significations substantive et formelle, qui sont à la racine du terme
' économique ' n'ont rien en commun. La première découle du fait et la seconde
de la logique » (Polanyi, 1953, in Fried, 1959, p. 162).
Quelle qu'ait pu être la conception des économistes classiques (19 e
siècle), ceux d'aujourd'hui ont depuis longtemps adopté une vue plus
large des besoins humains. Ainsi, « il existe, dans le terme ' utilitaire ' un
sens vague qui sous-entend un attachement prosaïque à des fins maté-
rielles et qui est passé dans le langage courant » (Brinton, 1948, p. 197).
George Stigler a brossé un tableau des principales hypothèses qui sont
à la base de la théorie économique contemporaine dans les termes sui-
vants :
« Primo, on suppose que les individus (ou, pour être plus précis, les chefs
de famille) possèdent des renseignements spécifiques détaillés sur les objets
qu'ils désirent. Par objets, nous entendons les fins de toute activité, que ce soit
satisfaire sa faim ou gagner en prestige [...].
Secundo, on suppose que les consommateurs connaissent les moyens techni-
ques permettant de parvenir à ces fins générales. Plus précisément, nous devons
savoirs quels sont les effets des côtelettes de porc sur la faim et les forces phy-
siques ainsi que les effets d'une nouvelle automobile sur notre renommée dans
le voisinage.
Tertio, on suppose que les consommateurs exploitent ces renseignements
de façon à maximiser la réalisation des fins qu'ils désirent. Cette supposition
est connue de façon assez notoire sous le concept de l'Homo œconomicus [...]
Le concept de l'Homo œconomicus ne sous-entend pas ( comme le prétendent
presque tous ses détracteurs) que l'individu cherche à maximiser argent ou
richesses, que l'âme humaine est un tiroir-caisse complexe. La théorie formelle
n'est nullement ébranlée [...] parce qu'un individu maximise ses richesses ou sa
piété ou ses succès divers, ou veille à sa ligne, etc. » (1946, p. 63-64)
D'autres économistes en sont venus aux mêmes conclusions par toutes
sortes d'autres chemins. Ainsi, Machlup insiste sur le fait « Que l'homme
d'affaire soit motivé par d'autres considérations que la maximisation du
profit monétaire ne rend pas pour autant sa conduite ' non économique ' »
(1946, p. 526) 2 .
1. Il convient également de noter que ce qui précède contient l'hypothèse
implicite de l'omniscience de l'homme, hypothèse qui, manifestement, ne
s'accorde pas avec la réalité. Cette supposition constitue une simplification
pédagogique et analytique comparable à l'hypothèse du vide parfait dans la
théorie de la chute des corps. Aucun économiste ne croit en l'omniscience des
êtres humains et la validité des théories économiques ne repose pas sur la
précision de ces suppositions. La faillibilité des opinions humaines introduit
une complexité dans la théorie, elle ne l'invalide pas.
2. Les controverses sur des problèmes de cet ordre ne cessent pas de réappa-
126 Ruptures et controverses
Bref, les économistes ne croient plus, si ce fût jamais le cas, que dans
les sociétés marchandes, les besoins humains sont limités aux biens maté-
riels et ils ne supposent pas non plus que ceci puisse être vrai d'une autre
société quelconque. Et l'hypothèse de la nature matérialiste des besoins
humains n'est pas non plus un élément nécessaire de la théorie écono-
mique contemporaine.
Le problème que posent ces deux concepts divergents de l'économie —
et de 1' « économique » — porte sur le champ de validité de l'économie
bien que ni Polanyi ni Dalton n'aient formulé la question en ces termes.
En bref, nous pourrions nous demander pourquoi il existe un « besoin
manifeste » d'une définition substantive de l'économie.
Telles qu'elles sont énoncées, les propositions de Stigler ne sous-
entendent ni n'imposent que « les calculs permettant d'économiser les
moyens [...] soient limités à la création, la distribution ou l'usage de biens
matériels » (Dalton, p. 7). C'est pourquoi il peut être question d'écono-
mie de moyens, par exemple dans le cas de l'autorité, du prestige ou des
mérites religieux; « les biens et services » peuvent inclure les services
d'un spécialiste en matière rituelle ou en politique ou en esthétique; bref,
raître chez les économistes. Voir par exemple : Lester (1946), Machlup (1946),
ainsi qu'une série de commentaires et réponses de Lester, Machlup, Stigler et
d'autres dans divers numéros de l'American Economie Review, mars, 1946 sq.
La persistance de cette controverse peut très bien être due à une caractéristique
particulière des propriétés formelles de systèmes déductifs en économie, carac-
téristique qui les distingue de systèmes analogues au sein des sciences naturelles;
cette différence a été signalée par Northrop (1948, p. 107-110,235-254). Norma-
lement, les systèmes déductifs partent de prémisses logiquement arbitraires et
on éprouve la validité du système, prémisses y compris, en vérifiant empirique-
ment les conclusions qui en découlent. En revanche, dans les systèmes déductifs
de l'économie, ce sont les prémisses que l'on suppose valables; si elles le sont,
la validité des conclusions s'ensuit forcément. La difficulté réside non pas tant
dans le renversement de l'ordre normal du raisonnement mais dans le mode de
vérification de la validité des prémisses. Ces prémisses, par leur nature, trouvent
leur vérification dans des données introspectives qui, par définition, sont indé-
montrables. Ceci veut dire que tout comme il n'est pas possible de communiquer
le concept de « bleu », en tant que phénomène visuel, à un aveugle, il n'est pas
non plus possible de démontrer à un sceptique la validité de données intro-
spectives. Lorsqu'on se rend compte que les anthropologues ont souvent été
de grands sceptiques sur ces questions, il est clair que cet état de choses présente
une grande importance dans l'anthropologie économique. Malheureusement,
la conviction de ceux pour lesquels les prémisses sont valables a été si profonde
qu'ils ont eu tendance à ignorer la possibilité de mettre un terme à ces discus-
sions en s'efforçant de vérifier les conclusions découlant de leurs prémisses à
l'aide de données disponibles à tous. Pour ceux que ce problème intéresse, il
convient de relire la discussion qui a opposé Knight et Herskovits (Herskovits,
1952, p. 507-531) en gardant cette position à l'esprit.
Théorie économique et anthropologie économique 127
les barres de cuivre et les couvertures dans un potlacth chez les Kwakiutl ;
un don de blé au prêtre bouddhique pour mériter les honneurs religieux
en Birmanie; la constitution d'un grand troupeau de bovins pour gagner
du prestige en Afrique orientale; nourrir son enfant, « expression de la
dévotion d'une bonne mère »; les biens enterrés avec le défunt dans les
funérailles du Dahomey; la dot apportée par la fiancée à la famille de son
futur mari dans les cérémonies de mariage du Nord de l'Inde; la viande
donnée par un homme à une femme au cours d'une redistribution chez
les Siriono; les canoë, bracelets, etc., dans les activités de la Kula.
Tout ce que nous venons d'énumérer, et cette liste pourrait s'allonger
presque indéfiniment, signifie que l'emploi du terme « matériel » n'a
aucun sens dans les définitions ci-dessus puisque, fait significatif, on ne
parvient pas à restreindre le champ des phénomènes admis comme
« économiques ».
La conception substantive de Dalton semble plus restrictive puisqu'elle
« porte sur l'allocation de biens matériels qui satisfont [...] des fins »
(p. 5). Ainsi, « l'allocation » d'instruments de musique appartiendrait
au domaine de l'économie substantive mais non leur usage dans un
concert. Plus généralement, ceci sous-entend que l'économie substan-
tive comprend seulement la fabrication, la collecte, le transport, le
stockage ou toute autre manipulation d'objets matériels dont l'objectif
est de les rendre disponibles pour quelque usage que ce soit. Si l'on inter-
prète littéralement cette idée, on exclue du champ de l'économie substan-
tive le domaine tout entier des services : services personnels de tous
genres et de presque toutes les professions. Toutes ces choses font l'objet
de transactions marchandes. Pour ces seules raisons cette interprétation
est trop restrictive.
Si ces définitions de la « substance » de l'économie ne servent à rien,
lesquelles seront utiles?
Il y a longtemps que j'ai renoncé à formuler une définition du champ
réel de l'économie qui soit à la fois précise et brève. Ma meilleure appro-
ximation est la formulation qui sous-entend elle-même une question :
« l'économie est ce que font les économistes ». Une proposition moins
précise mais plus informative énonce que les économistes s'occupent
essentiellement des activités visant à économiser les moyens, en tant que
processus social, ainsi que des organisations, institutions et groupes ayant
des fonctions spécialisées liées à ce processus. Dans la pratique, ceci s'est
traduit par une étude approfondie des institutions marchandes ainsi que
d'autres réalités pour autant qu'elles exercent une influence sur le mar-
ché. Pour obtenir une définition plus précise, il faut renoncer à la
brièveté. Néanmoins, on peut apprécier les nuances de ce qui précède en
parcourant n'importe quel manuel classique d'introduction à l'économie.
Théorie économique et anthropologie économique 129
La notion de rareté
A propos des marchés, Dalton fait deux commentaires qui exigent une
explication. Le premier porte sur le caractère « matérialiste » de « l'écono-
mique » et l'autre concerne les marchés eux-mêmes.
Le premier commentaire de Dalton est le suivant : « Ce qu'il convient
de souligner est que c'est l'organisation marchande qui oblige les partici-
pants à rechercher le gain matériel : chacun doit vendre quelque chose
ayant une valeur marchande afin d'acquérir les moyens matériels
d'existence » (p. 2).
L'organisation marchande est une organisation d'un type particulier
dont le but est de faciliter un genre particulier d'interaction sociale, à
savoir l'échange de biens et services. En tant que telle, elle n'exige rien
d'autre que le respect de ses lois et conventions. Selon l'une des conven-
tions appliquées dans la plupart des marchés (mais non pas tous), les tran-
sactions doivent être effectuées sur la base d'un moyen quelconque
d'échange (la monnaie). Ceci signifie que quiconque désirant mettre
quelque chose en vente sur le marché, que ce soit un quintal de blé, une
année de service en tant que professeur à l'université ou un manuscrit
doit s'attendre à recevoir de la monnaie en échange. De la même façon,
si l'on désire acheter quelque chose on doit s'attendre à donner de la
monnaie à cet effet, que ce soit pour une place de concert, une douzaine
d'œufs ou une séance chez un psychanalyste. Il est également vrai et
inhérent à la nature de l'organisation marchande que la principale ou
seule manière dont la majorité des gens peuvent avoir l'argent nécessaire
pour acheter des objets consiste d'abord à vendre quelque chose. Les
seules autres façons d'obtenir de l'argent sont de le recevoir en cadeau
ou en prêt, cette dernière équivalant à forcer les choses, ou bien de le
voler.
Il est regrettable que le revenu monétaire en soit venu trop facilement
à être considéré comme un « gain matériel », sans tenir compte de la façon
dont il est dépensé.
Le second commentaire de Dalton sur les marchés touche à leur nature.
En essayant de démontrer que certains mécanismes, similaires en appa-
rence et se produisant aussi bien dans la société occidentale que primitive,
sont en fait différents, Dalton remarque : « [...] en anthropologie écono-
mique, le terme de ' marché ' est toujours utilisé pour signifier ' place de
marché ' — lieu réel où les biens changent de mains par l'achat et la
vente. [...] Dans l'économie occidentale, le terme de marché s'applique
non seulement à des places de marché spécifiques [...] mais aussi aux
forces économiques diffuses de l'échange marchand » (p. 14).
La première partie de la remarque précédente est exacte mais la
132 Ruptures et controverses
seconde est assez mal exprimée. Nombreux sont les manuels d'économie
qui ne réussissent pas à donner une définition précise du terme de « mar-
ché ». Ceux qui y réussissent soulignent d'une manière ou d'une autre
son aspect international. En voici quelques définitions : « Un marché est
généralement défini comme un groupe d'acheteurs et de vendeurs échan-
geant activement des marchandises plus ou moins homogènes » (Evans,
1950, p. 245). Ou, « ' le marché \ dans son sens ordinaire, est un ensemble
de pressions exercées par des acheteurs ou vendeurs réels ou potentiels
sur un ensemble de transactions liées les unes aux autres» (Harriss, 1953,
p. 36-37). Il est évident qu'on doit faire une distinction entre le « marché »
tel qu'il est défini ci-dessus et la « place de marché ». On pourrait même
parler de marché « confiné à une place » ou « sans place déterminée ».
Dans le premier cas, les acheteurs et les vendeurs doivent être physique-
ment présents en un lieu particulier pour « exercer une pression » sur le
prix. Dans le second cas cette nécessité ne s'impose pas, bien qu'il puisse
exister une place de marché où ont lieu toutes, ou presque toutes les tran-
sactions. A quelques exceptions près, les marchés des États-Unis n'ont
pas de « place déterminée ».
Dalton semble déduire, du point de vue anthropologique, que tous les
marchés « primitifs» sont «confinés à une place ». Bien que peu d'anthro-
pologues aient considéré les marchés en gardant cette distinction à l'es-
prit, il est évident que beaucoup de marchés « primitifs » ne sont pas
« confinés à une place » et je crois qu'un grand nombre de ceux qui
semblent l'être, ne le sont pas en réalité.
Ceci peut être illustré par trois exemples :
1) Les marchés existant à et autour de Panajachel, au Guatemala.
Tax a beaucoup de difficulté à démontrer comment et dans quelle mesure
les Indiens de Panajachel se tiennent au courant des variations de prix
dans et autour de leur village et agissent en conséquence (Tax, 1953,
p. 13-19).
2) Les marchés de produits au détail et en gros autour de Abomey au
Dahomey. Les femmes savent ce qu'il faut payer dans différentes fermes
produisant en gros et les agriculteurs, à leur tour, se tiennent au courant
des prix de détail du marché et agissent en conséquence (Herskovits,
1938,1, p. 56-62).
3) Le « marché » de bracelets et colliers du cycle de la Kula. Bien que
toute transaction particulière constitue un marchandage bilatéral entre
partenaires commerciaux, chacun a une série d'options à l'esprit ainsi
qu'une connaissance approfondie de l'histoire des transactions passées
pour chaque article (Malinowski, 1922, passim).
Théorie économique et anthropologie économique 133
Si une telle théorie générale existe, elle doit être sous-jacente et impli-
cite dans chaque cas particulier. Par voie de conséquence, pour découvrir
une telle théorie, on peut et on devrait partir d'un cas particulier existant.
Mais il convient de reconnaître que : 1° le cas général peut être profondé-
ment enfoui sous les détails du cas particulier; 2° toute tentative de for-
muler une théorie générale en se fondant uniquement sur un simple cas
particulier doit rester suspecte jusqu'à ce qu'elle soit vérifiée par d'autres
données. En fait, une telle vérification doit accompagner la formulation
du cas général. Enfin, la formulation de ce cas général devra : 1° aider à
énoncer un grand nombre de cas particuliers qui devront être définis de
façon à couvrir les diverses économies existant dans le monde réel, et
2° permettre d'opérer des comparaisons contrôlées et systématiques entre
tous les cas particuliers, y compris celui de l'économie marchande occi-
dentale.
Il serait prématuré de tenter, ne serait-ce qu'une esquisse de cette théo-
rie générale du processus économique. Ce qui suit a pour but d'exposer
ce qui me paraît être une approche prometteuse du problème que repré-
sente la formulation d'une telle théorie générale3. Certaines des bases de
cette approche ont déjà été indiquées dans la discussion de l'article de
Dalton. Pour apporter plus de clarté et de logique au raisonnement qui va
suivre, nous en répéterons les points principaux et les propositions clés
seront en italiques.
3. L'approche présentée ici a été développée pour guider une étude explora-
toire des systèmes économiques non industriels. Pour une grande part, l'objet
de cette étude est de clarifier les problèmes conceptuels et théoriques qui se
posent dans l'analyse de ces systèmes. Cette étude est le résultat de travaux anté-
rieurs effectués au Research Training Fellow of the Social Science Research
Council (voir LeClair, 1953). Elle a été subventionnée par le Committee on
Economie Growth du Social Science Research Council. Je désire exprimer toute
ma gratitude pour cette aide financière qui m'a permis d'effectuer cette
recherche. J'aimerais également vivement remercier Melville J. Herskovits
pour son soutien indéfectible et ses précieux encouragements.
136 Ruptures et controverses
4. En général, « les biens capitaux » ne sont pas définis de cette façon, bien
que cette définition ne contredise pas les formulations plus courantes.
Théorie économique et anthropologie économique 137
5. Des parties de ce qui suit sont tirées de LeClair, 1959 et 1960. Pour avoir
participé au Workshop in Economie Anthropology (voir Current Anthropology,
1960, p. 149-150), j'ai modifié certaines de mes positions, sans que les autres
138 Ruptures et controverses
7. Les termes en italique sont ceux dont on se sert par convention en écono-
mie. II faut bien garder à l'esprit que le terme de « distribution » est utilisé ici,
et dans ce contexte, strictement au sens de partage ou d'allocation. Les anthro-
pologues ont trop souvent tendance à l'employer dans le sens d'échange mar-
chand et ont eu tendance à ignorer l'autre signification.
8. Pour une discussion de ces variables ainsi qu'une étude stimulante de
certains problèmes connexes, voir Udy (1959).
140 Ruptures et controverses
Proportions des facteurs : ce problème tel qu'il est défini par les économis-
tes suppose qu'il existe des possibilités alternatives connues dans le
déroulement des opérations de production. Discuter ici de ce problème
nous mènerait trop loin, mais j'aimerais seulement faire observer que
les variables relatives à l'environnement et à la technologie — et dans
certains cas, également au système — peuvent aider à résoudre ce pro-
blème. En outre, les préférences qui ressemblent fort à des besoins et
concernent ce qui est considéré comme une activité désirable ou non,
peuvent également finir par être importantes. Comme auparavant, les
variables spécifiques et leur importance relative ainsi que leur interrela-
tion fonctionnelle varieront d'un cas à l'autre.
Conclusions
dans ses méthodes ou dans ses découvertes réelles, tant que l'on n'aura
pas effectué un nombre substantiel d'analyses descriptives et qu'on ne
les aura pas révisées, non pas une mais de nombreuses fois.
Enfin, il convient de souligner qu'en dépit du dogmatisme apparent
avec lequel elles ont été énoncées, les propositions que nous avons avan-
cées ici doivent être considérées comme susceptibles de révision. Les
progrès réalisés dans n'importe quelle science sont une preuve de l'insuf-
fisance de ses antécédents et la nôtre ne fait sans doute pas exception à
la règle. Mais ceci ne veut pas dire que l'on puisse substituer n'importe
quel autre ensemble concevable de propositions à celles énoncées plus
haut. Les propositions présentes ont été choisies en tenant compte de
quatre critères : I o leur compatibilité avec l'essentiel du corpus de la
pensée économique contemporaine; 2° leur compatibilité avec une ana-
lyse limitée, essentiellement impressionniste et intuitive des matériaux
ethnographiques; 3° leur cohérence logique; 4° la possibilité d'ouvrir
de nouvelles perspectives permettant de dégager les raffinements concep-
tuels requis. Le second critère rend ce raffinement nécessaire. Le qua-
trième, espérons-le, rendra possible un raffinement systématique et bien
fondé.
APPENDICE
Pour illustrer l'usage que l'on peut faire du cadre conceptuel que j'ai exposé
dans la seconde partie de cet article, voici une analyse très condensée de trois
économies. Toutes trois appartiennent à des sociétés « de chasse et de cueil-
lette » et je les ai choisies pour les raisons suivantes : I o toutes ont des systèmes
économiques relativement simples; 2° comme toutes trois reposent sur le même
principe fondamental quant à leur mode de subsistance, les ressemblances et
les différences apparaissent beaucoup plus clairement; 3° on peut à bon droit
supposer qu'elles sont représentatives de ces systèmes économiques qui diffè-
rent le plus des systèmes « marchands industriels occidentaux »; 4° les maté-
riaux sur lesquels reposent ces analyses sont largement connus et facilement
accessibles.
rapport aux unités de consommation qui leur sont associées; pour les besoins
de l'analyse, nous opérons ici une distinction nominale.
— Articulation structurelle : il n'y a pas de transfert entre ou parmi les
unités de production; comme les unités de production n'ont pas d'autonomie
structurelle, les transferts allant des unités de production aux unités de consom-
mation correspondantes sont automatiques et, sur le plan de l'analyse, corres-
pondent à une distinction nominale ; les transferts entre unités de consomma-
tion sont invariablement unilatéraux et ne semblent porter que sur la nourri-
ture.
Résumé
Les Siriono sont caractérisés par un système extrêmement simplifié comportant
un minimum d'interactions entre unités de production et de consommation.
Les préférences des consommateurs entraînent directement l'activité pro-
ductive; les unités de consommation subviennent en principe à leurs propres
besoins et sont largement autosuffisants. Les transferts de biens d'une unité
à l'autre sont souvent compensateurs et atténuent les fluctuations à court terme
de la productivité individuelle. L'ensemble du système reflète le caractère
fondamentalement ingrat de l'environnement. Il est difficile de s'imaginer sys-
tème plus rudimentaire que celui-ci.
Résumé
Les Tiwi ont un système plus complexe que celui des Siriono. Il reflète peut-
être avant toute chose le champ plus vaste des possibilités dues à la plus
grande productivité moyenne des Tiwi. Les préférences des consommateurs
concernant la nourriture et les produits « utilitaires » entraînent directement
l'activité productrice. Les préférences concernant le secteur « non utilitaire »
donnent naissance à des modèles d'activité plus complexes ayant de profondes
conséquences sur la distribution de la production.
Structure
— Unités de consommation : en été, familles nucléaires, généralement
monogames, mais pouvant être polygynes; en hiver : formation de commu-
nautés (pour se nourrir et s'abriter seulement).
— Unités de production : généralement les individus, dans certains cas
(chasse à la baleine, rabattage des requins, construction des habitations d'hi-
ver) formation de plus grandes unités.
— Articulation structurelle : on note parfois des transferts entre ou parmi
les unités de production. De tels transferts impliquent toujours un échange;
dans la majorité des cas, les transferts entre unités de production et unités de
consommation ne sont que nominaux; cependant, certains transferts d'échange
ont lieu entre unités de production et unités de consommation qui n'ont pas
d'autres liens entre elles; ces transferts concernent généralement des biens
autres que la nourriture; les services des chamanes sont toujours l'occasion
de tels échanges; certains transferts d'échange ont également lieu entre unités
de consommation mais ils ne semblent que rarement impliquer la nourriture.
Résumé
Le système esquimau est le plus complexe des trois systèmes examinés ci-
dessus. A noter en particulier l'usage des transferts d'échange et la spécialisa-
tion qui les accompagnent.
152 Ruptures et controverses
Résumé général
Les analyses qui précèdent sont sommaires, même avec les données dont nous
disposons. Néanmoins, on discerne clairement de profondes différences dans
les « systèmes » économiques de ces trois sociétés de chasse et de cueillette.
On constate également que ces différences ne sont pas fortuites de même que
les conséquences qu'elles entraînent. Malgré leur brièveté, les commentaires
suggèrent les grandes lignes d'une enquête que l'on pourrait effectuer pour
approfondir l'analyse; ils soulèvent de nombreuses questions auxquelles seule
une analyse de ce genre pourrait répondre, non seulement à propos d'autres
société; de chasse et de cueillette mais d'autres sociétés en"général.
l'approche substantiviste
KARL POLANYI
que, dans le premier cas, il est plus rationnel, pour vivre longtemps,
d'utiliser les moyens de la science plutôt que ceux de la superstition.
Car quelle que soit la fin, il est rationnel de choisir ses propres moyens
en conséquence; et quant aux moyens, il ne serait pas rationnel d'agir en
se fondant sur d'autres procédures que celles en lesquelles on croit.
Ainsi, il est rationnel dans le suicide de choisir les moyens qui entraînent
la mort et si l'on croit à la magie noire, de rétribuer le sorcier pour arriver
à cette fin.
La logique de l'action rationnelle s'applique donc à tous les moyens
et toutes les fins concevables couvrant une variété presque infinie d'inté-
rêts humains. Dans le jeu des échecs ou dans la technologie, dans la vie
religieuse ou en philosophie, les fins peuvent aller des problèmes banals
aux plus complexes et plus abstrus. De la même façon, dans le domaine
de l'économie, les fins peuvent aussi bien signifier étancher momentané-
ment sa soif que d'atteindre une verte vieillesse, tandis que les moyens
correspondants impliquent respectivement un verre d'eau et une confiance
reposant à la fois sur la sollicitude filiale et la vie en plein air.
Si le choix est déterminé par une insuffisance de moyens, la logique
de l'action rationnelle devient cette variante de la théorie des choix que
nous avons appelée l'économie formelle. Logiquement, elle n'est pas
encore reliée au concept d'économie humaine mais s'en rapproche d'un
pas. L'économie formelle renvoie, comme nous l'avons dit, à une situa-
tion offrant plusieurs possibilités par suite de la rareté des moyens. C'est
ce que l'on appelle le postulat de la rareté. Il implique d'abord que les
moyens soient rares; ensuite que le choix soit déterminé par cette rareté.
On démontre la rareté des moyens par rapport aux fins à l'aide d'une
simple opération de « marquage » permettant de déterminer s'il est pos-
sible ou non de s'en sortir. Pour que cette rareté contraigne à un choix,
il faut que les moyens puissent être exploités de plusieurs façons et aussi
que les fins soient hiérarchisées, c'est-à-dire que l'on ait au moins deux
fins classées par ordre de préférence. Ce sont là deux conditions de fait.
Peu importe si la raison pour laquelle les moyens ne peuvent être uti-
lisées que d'une seule manière se trouve être conventionnelle ou techno-
logique; et il en est de même de la hiérarchie des fins.
Après avoir ainsi défini choix, rareté et insuffisance en termes opéra-
tionnels, on voit aisément que, de la même façon qu'il peut y avoir un
choix de moyens sans rareté, il peut exister une rareté de moyens sans
choix. Le choix peut être déterminé par une préférence du juste contre
l'injuste (choix moral) ou, à une croisée de chemins, si deux chemins
ou plus se présentent qui conduisent à notre destination et possèdent
des avantages ou désavantages identiques (choix déterminé opération-
nellement). Dans chaque cas, la multitude de moyens, loin de réduire les
L'économie en tant que procès institutionnalisé 157
et être orientés par les prix qui en résultent. Cette situation n'existe que
dans un système marchand.
Le rapport existant entre l'économie formelle et l'économie humaine
est en effet fortuit. En dehors du système de marchés créateurs de prix,
l'analyse économique perd presque tout son sens en tant que méthode
d'enquête sur le mécanisme de l'économie. Une économie planifiée à
partir d'un centre et reposant sur des prix non marchands en est un
exemple bien connu.
L'origine du concept substantif provient de l'économie empirique. On
peut brièvement la définir comme un procès institutionnalisé d'interac-
tion entre l'homme et son environnement, cette interaction lui fournis-
sant de façon continue les moyens matériels de satisfaire ses besoins. La
satisfaction des besoins est « matérielle » si elle implique l'usage de
moyens matériels pour satisfaire une fin; lorsqu'il s'agit d'un type déter-
miné de besoins physiologiques comme la nourriture ou le logement,
seuls ce qu'on appelle les services entrent en jeu.
Ainsi, l'économie est un procès institutionnalisé. Deux concepts appa-
raissent : le « procès » et « le fait qu'il soit institutionnalisé ». Voyons
ce qu'ils apportent à notre système.
Le procès suggère une analyse en termes de mouvements. Les mouve-
ments renvoient soit à des changements de lieux soit à des change-
ments de possesseurs soit aux deux à la fois. En d'autres termes, les élé-
ments matériels peuvent modifier leur position soit en changeant de lieu
soit en changeant de « mains »; encore une fois, ces changements de posi-
tion, très différents, peuvent ou non aller de pair. On peut dire que ces
deux types de mouvement épuisent les possibilités contenues dans le pro-
cès économique en tant que phénomène naturel et social.
En plus du transport, les changements de lieux comprennent la produc-
tion pour laquelle le déplacement spécial d'objets est également essen-
tiel. Les biens sont d'un ordre inférieur ou supérieur selon leur utilité
pour le consommateur. Le célèbre « ordre des biens » oppose les biens
des consommateurs à ceux des producteurs selon qu'ils satisfont des
besoins directement ou indirectement seulement, en combinaison avec
d'autres biens. Ce type de mouvement des éléments constitue une partie
essentielle de l'économie prise dans son sens substantif, à savoir la pro-
duction.
Le mouvement d'appropriation détermine à la fois ce que l'on a
coutume d'appeler la circulation des biens et leur gestion. Dans le pre-
mier cas, le mouvement d'appropriation résulte de transactions, dans le
second cas de dispositions. Par voie de conséquence, une transaction est
un mouvement d'appropriation semblable à un changement de « mains » ;
une disposition est un acte unidirectionnel de la « main » auquel sont
L'économie en tant que procès institutionnalisé 159
joue qu'un rôle mineur, prit une grande importance vers la fin de l'Empire
romain et gagne actuellement du terrain dans certains états industriels
modernes. L'Union soviétique en est un exemple extrême. Inversement,
il est arrivé plus d'une fois au cours de l'histoire que les marchés aient
joué un rôle dans l'économie, tout en ne prenant jamais autant d'impor-
tance sur le plan territorial ou institutionnel qu'au 19e siècle. Néan-
moins, ici aussi on constate un changement. Au 20e siècle, après la dis-
parition de l'étalon or, le rôle mondial des marchés déclina; ce qui
d'ailleurs nous ramène à notre point de départ : l'inadéquation croissante
de nos définitions qui se limitent à des sociétés marchandes lorsque
l'on veut étudier l'économie sous l'angle des sciences sociales.
1. Formes de commerce
Du point de vue substantif, le commerce est une méthode relativement
pacifique d'acquérir des biens que l'on ne trouve pas sur place. C'est
une activité pratiquée à l'extérieur du groupe, semblable à celles que
nous avons coutume d'associer aux expéditions de chasse, à la traite ou
aux pirateries. Dans chacun de ces cas, il s'agit d'acquérir et de rapporter
des biens venant de loin. Ce qui distingue le commerce de la quête de
gibier, de butin, de bois, d'essences rares ou d'animaux exotiques, c'est
que son mouvement s'opère en deux sens à la fois, ce qui lui confère
également son caractère généralement pacifique et assez régulier.
D'un point de vue catallactique, le commerce est le mouvement de
biens sur un marché. Toutes les marchandises — les biens produits pour
la vente — sont des objets potentiellement commercialisables ; une mar-
chandise va dans une direction, une autre dans la direction opposée; le
mouvement est contrôlé par les prix : commerce et marché sont consi-
dérés comme des termes substituables. Tout commerce est un commerce
de marché.
En outre, comme la chasse, le raid ou l'expédition tels que les prati-
quent les indigènes, le commerce est une activité de groupe plutôt qu'in-
dividuelle, et dans ce sens, il s'apparente étroitement à des entreprises
telles faire la cour à quelqu'un, se marier, qui impliquent souvent l'acqui-
sition, par des moyens plus ou moins pacifiques, de femmes vivant ail-
leurs. Le commerce consiste donc essentiellement en la rencontre de
différentes communautés, et l'un des buts de cette réunion est d'échanger
des biens. Contrairement aux marchés créateurs de prix, qui engendrent
des taux d'échange, ces réunions les présupposent plutôt. De même,
dans ces réunions ne sont impliquées ni la présence personnelle de com-
L'économie en tant que procès institutionnalisé 169
certains à négliger le fait que les acheteurs et les vendeurs sont séparés
dans tout autre type de marché que le marché de type moderne. C'est
aussi ce qui a entraîné une double erreur d'interprétation. Tout d'abord,
« l'offre et la demande » apparaissaient comme des forces élémentaires
combinées tandis qu'en réalité, chacune consistait en deux composantes
très différentes l'une de l'autre, à savoir, une quantité de biens, d'une part,
et un certain nombre de personnes liées à ces biens en tant qu'acheteurs et
vendeurs de ces biens d'autre part. Ensuite, « l'offre et la demande »
semblaient inséparables comme des frères siamois, alors qu'en vérité
elles formaient des groupes distincts d'individus, selon que ceux-ci
disposaient des biens en tant que ressources, ou les recherchaient en tant
que nécessités. Les masses de l'offre et celles de la demande n'ont donc
pas besoin d'être présentes en même temps. Quand, par exemple,
un général vend aux enchères au plus offrant un butin de guerre, seule
la masse de la demande est en évidence; de la même façon, une masse
d'offre est seulement acceptée quand les contrats sont attribués à la
soumission la plus basse. Et pourtant, les ventes aux enchères et les
soumissions étaient très répandues dans la société archaïque; dans la
Grèce ancienne, les ventes aux enchères furent parmi les faits précurseurs
des marchés à proprement parler. La distinction entre « offre » et
« demande » a modelé l'organisation de toutes les institutions de marchés
antérieures à l'époque moderne.
Quant à l'élément de marché communément appelé « le prix », il a été
classé dans la catégorie des équivalences. L'usage de ce terme général
devrait contribuer à éviter les malentendus. Le prix suggère la fluctua-
tion, tandis que cette association d'idées n'existe pas dans l'équivalence.
L'expression même de prix «fixe» ou « établi » suggère que le prix, avant
d'être fixé ou établi, était susceptible de changement. Ainsi, la langue
parvient difficilement à exprimer le véritable état de choses, à savoir que
le « prix » est à l'origine une quantité fixée de façon rigide et en l'absence
de laquelle il ne peut y avoir commerce. Les prix fluctuants ou changeants
ayant un caractère compétitif sont une notion relativement récente et
leur apparition constitue l'un des aspects les plus intéressants de l'his-
toire économique de l'Antiquité. Traditionnellement, on supposait que
c'est dans le sens inverse que les choses s'étaient passées : le prix était
conçu comme la conséquence du commerce et de l'échange et non comme
leur condition préalable.
Le « prix » désigne des rapports quantitatifs existant entre biens de
types différents, et déterminés par le troc ou le marchandage. C'est cette
forme d'équivalence qui caractérise les économies intégrées par l'échange
marchand. Mais les équivalences ne sont en aucun cas limitées à des rela-
tions d'échange marchand. Elles sont également communes dans une
180 Ruptures et controverses
Notre propos, dans cette partie, est de décrire les aspects spécifiques de
l'organisation de l'économie occidentale pour l'analyse desquels la théo-
rie économique formelle a été créée. Nous montrerons ensuite pour-
quoi la théorie économique formelle qui en est dérivée ne peut servir à
l'analyse des structures et processus fondamentalement différents de
l'organisation économique primitive.
La méthode ainsi que le contenu de la théorie économique sont issus
de deux caractéristiques fondamentales de l'Angleterre du 19e siècle : la
production industrielle en usines et le marché. En tant que principe
d'intégration de toute l'économie, l'échange marchand oblige ses parti-
cipants à se conformer à des règles très spéciales. Chacun tire sa subsis-
tance de la vente de quelque chose sur le marché. Les travailleurs doivent
vendre leur force de travail, les propriétaires fonciers doivent vendre
l'usage de leurs terres, de leurs ressources naturelles, les propriétaires
d'usines et d'exploitations agricoles doivent vendre leurs produits finis.
Le même mécanisme marchand met en transaction tous les éléments qui
entrent dans les facteurs de production — main-d'œuvre, terre, ressources
naturelles, finances, transports — ainsi que les produits finis et services en
tous genres.
L'échange marchand renvoie non seulement à l'existence de places de
marché (lieux ou se réunissent acheteurs et vendeurs) mais surtout au
processus organisationnel d'achat et de vente à un prix monétaire qui
constitue le mécanisme de transaction des produits matériels, de la main-
d'œuvre et des ressources naturelles. Dans l'économie occidentale, ces
transactions ont fréquemment lieu hors des places de marché. Ainsi,
la main-d'œuvre n'est pas amenée sur la place du marché pour être ven-
due mais on en achète ou en vend l'usage par le même processus de
formation des prix qui a cours sur un marché pour les transactions por-
tant sur des produits. La terre devient également une marchandise négo-
ciée dont la propriété ou l'usage est quelque chose que l'on achète ou
vend à un prix monétaire déterminé par les mêmes forces de l'échange
184 Ruptures et controverses
3
DEUX SIGNIFICATIONS DE L'ÉCONOMIQUE
Les schèmes intégrateurs qui sont les plus courants dans l'économie
primitive sont : 1° la réciprocité, c'est-à-dire la pratique du don matériel
et du contre-don incitée par les obligations sociales qui dérivent de façon
typique des rapports de parenté comme c'est le cas chez les Trobrian-
dais; 2° la redistribution, c'est-à-dire l'acheminement des biens ou ser-
vices vers des centres d'allocations placés en haut de l'échelle sociale
(généralement le roi, le chef ou le prêtre) ; ces biens et services sont ensuite
redistribués parmi les sujets sous forme de services à la communauté ou
d'allocations spécifiques à certains individus selon leur statut politique,
religieux ou militaire. La redistribution, qui va souvent de pair avec la
réciprocité, était le principe dominant de l'ancienne Égypte, de l'ancien
royaume du Mexique, du Dahomey et des sociétés féodales en général
(Malinowski, 1922; Thurnwald, 1932; Herskovits, 1952, chap. xix;
Mauss, 1925; Firth, 1958, p. 65, 68-69).
« Toute la vie triable est traversée par un flux et reflux constant d'échanges
réciproques; chaque cérémonie, chaque pratique légale ou traditionnelle est
accompagnée d'un don et d'un contre-don matériel; la richesse donnée et
reçue est un des principaux instruments de l'organisation sociale, du pouvoir
du chef, des liens de la parenté et des rapports d'alliance matrimoniale » (Mali-
nowski, 1922, p. 167).
Il conviendrait d'insister plus encore sur l'importance que présente,
en antropologie économique, la distinction entre les sens formel et
substantif de l'économie.
Le fait que toutes les sociétés doivent avoir une organisation écono-
mique substantive signifie qu'il y aura des ressemblances (et donc des
bases de comparaison) même entre des économies profondément diffé-
rentes — par exemple les îles Trobriand et les États-Unis d'aujourd'hui.
Ainsi, il ne serait pas absurde de parler de la création, de la distribution
et de l'usage des biens matériels dans un cas comme dans l'autre et égale-
ment du rôle de la monnaie et du commerce extérieur ou de l'organisa-
tion de la tenure foncière. Néanmoins — et ceci est le point qui mérite
d'être souligné — le fait que l'organisation de marché et l'industrialisa-
tion envahissent toute l'économie des États-Unis (ce qui permet d'y appli-
quer l'analyse économique formelle), alors que ce n'est pas le cas des
Trobriandais, fait que les différences existant entre leurs organisations
et leurs processus économiques l'emportent en importance sur leurs
ressemblances et surtout dans des domaines qui intéressent spécialement
l'anthropologue 4 .
les populations possédant tout l'équipement nécéssaire pour écrire ainsi que
les technologies avancées des sociétés historiques » (Herskovits, 1952, p. 487).
« Si l'on considère les régions sous-développées ou au contraire les plus haute-
ment industrialisées, il est un fait théorique fondamental tout à fait évident :
la grande complexité des motivations humaines. Les hommes travaillent pour
autant de raisons qu'il y a de valeurs à servir par ces activités et refusent de
travailler lorsque cela sert ces mêmes valeurs. Le fait que les systèmes indus-
triels mettent l'accent sur les valeurs qui dominent dans un marché et sur les
incitations qui se traduisent en exigences monétaires sur un marché, ne devrait
pas nous empêcher de voir la diversité des fins ou la diversité des moyens de
satisfaire ces fins » (Moore, 19556, p. 162).
Théorie économique et société primitive 197
Y a-t-il des prix ou des taux d'équivalence pour les biens qui changent de
mains? Comment sont-ils déterminés?
5) Quelle est la place de « l'économie » dans la société? Comment sont
organisés les processus de production, les transactions de biens matériels,
les services en travail et l'utilisation du sol? Comment sont-ils reliés à la
structure de la parenté, à la religion, à l'autorité politique et à d'autres
institutions sociales? A partir de quels principes les choses et les services
en travail changent-ils de main et de lieu? Quelle est la nature de l'inter-
dépendance économique qui permet de pratiquer une division du travail?
Quels sont les motifs sanctionnés par la société qui incitent à la parti-
cipation dans les activités de l'économie substantive? Comment assure-
t-on la continuité dans l'approvisionnement en biens matériels?
Comment sont traités les individus inefficaces, ceux qui sont exception-
nellement efficaces et les récalcitrants?
6) Existe-t-il des sphères économiques distinctes ayant chacune des
principes opérationnels et des normes de valeurs (DuBois, 1936; Steiner,
1954; Polanyi, 1957a; Bohannan, 1959)? Est-il important, en ce qui
concerne les biens spécifiques négociés, les processus et mécanismes qui
permettent ces négociations et les jugements de valeur qu'attachent les
participants à ces transactions, d'effectuer une distinction entre les
sphères de la subsistance et du prestige? Existe-t-il des biens précieux ou
des biens de prestige circulant seulement parmi l'élite? Le commerce
extérieur est-il effectué selon les mêmes principes que les transactions
intérieures?
La technologie, les institutions sociales ou l'environnement physique
ne sont pas de la compétence directe des économistes. Ces domaines sont
considérés comme donnés, dans ce sens qu'ils existent en tant que partie
de l'environnement de la société industrielle marchande, à l'intérieur
duquel fonctionne le mécanisme économique.
« C'est précisément la classe distincte des variables qu'emploie le mécanisme
économique qui, aux yeux de l'économiste en tout cas, permet de distinguer
l'économie des autres sciences. L'économie étudie les prix; les quantités de
marchandises échangées, produites, consommées; les taux d'intérêt, les taxes,
les tarifs; son concept abstrait de base est celui de marchandise. L'économie
s'efforce de déterminer des rapports relativement stables parmi ces variables
mais ce sont les variables et non pas les rapports qui délimitent l'objet de la
science » (Boulding, 1957, p. 318).
La technologie, l'environnement physique et les institutions sociales
ne présentent de l'intérêt que dans des cas spéciaux : lorsqu'ils affectent
les variables économiques qui intéressent les économistes. En voici deux
exemples.
Lorsqu'il s'agit d'examiner les problèmes de production globale et
d'expansion dans une économie industrielle marchande, un facteur dont
198 Ruptures et controverses
des structures, accroissant le nombre et la variété des contrôles sociaux sur les
processus marchands. Nous avons ainsi les exemples de lois sur le salaire
minimum et le soutien des prix agricoles; nous avons également l'accroissement
des dépenses gouvernementales et des impositions pour la guerre, le bien-être,
le plein emploi et l'expansion. Dans l'optique du sujet étudié dans cet article,
on constate que ce contrôle plus sévère, dans les pays occidentaux, a eu deux
résultats : tout d'abord, la théorie formelle des prix se révèle moins adéquate
à l'économie occidentale actuelle et ensuite, les ressemblances entre l'organisa-
tion économique occidentale et la société primitive sont devenues plus frap-
pantes (Dalton, 1959a, chap. vi; 19596).
6. Il suffit de noter que les systèmes américain et soviétique utilisent tous deux
la monnaie, la division du travail, le commerce extérieur, les places de marché,
etc., pour indiquer que des mécanismes économiques analogues peuvent être
adaptés à des structures organisationnelles différentes et utilisées dans des buts
différents. Ce point n'était pas évident au 19e siècle car toutes les économies
industrielles occidentales étaient intégrées par le même schème d'échange
marchand (Neale, 1957; Pearson, 1957c).
7. La célèbre phrase d'Adam Smith — la division du travail est limitée par
l'étendue du marché — est naturellement exacte en ce qui concerne l'économie
marchande. Ceci ne signifie pas que l'existence préalable d'une organisation
marchande soit une condition nécessaire pour pratiquer la division du travail.
La division du travail fondée sur les sexes semble être universelle.
200 Ruptures et controverses
système institutionnel permettant cet échange ne peut être établie que par
l'enquête empirique.
« Et de même que les mécanismes de production, le système de distribution
revêt un très grand nombre de formes bien qu'il existe universellement dans la
vie sociale humaine » ((Herskovits, 1952, p. 12).
De la même façon, quand on compare d'autres mécanismes économi-
ques occidentaux avec ce qui nous semble être leur équivalent dans l'éco-
nomie primitive, il est évident que les différences existant dans leur orga-
nisation et leur fonctionnement sont plus importantes que leurs ressem-
blances. H est particulièrement nécessaire d'éclaircir ce point pour
comprendre la nature des usages de la monnaie, du commerce extérieur
et des places de marché dans l'économie primitive (Polanyi, 1957a).
Dans l'économie marchande occidentale, la monnaie est universelle
puisqu'elle est utilisée dans toutes les transactions comme médium
d'échange, étalon de valeur, réserve de valeur et moyen de paiement (des
dettes par exemple). Rares sont les transactions économiques qui se
passent sans usage de la monnaie; et un seul type de monnaie — pouvant
commodément prendre la forme de compte d'épargne, de papier-
monnaie et de pièces — est en usage. Ceci n'est pas dû au hasard :
l'usage d'une monnaie universelle est une nécessité dans une économie
marchande car force de travail, ressources et produits finis doivent tous
porter des étiquettes de prix exprimées dans la même monnaie afin
qu'acheteurs et vendeurs puissent les négocier par l'intermédiaire du
mécanisme d'échange marchand. Avec une même monnaie, des articles
physiquement différents sont tous ramenés à une même mesure et à la
même qualité de « marchandises », c'est-à-dire d'objets qui peuvent
être achetés et vendus, et dont la valeur peut être comparée. (D'ailleurs
la monnaie elle-même devient une marchandise négociable dont le prix
est un taux d'intérêt.)
Lorsque la monnaie est utilisée dans une société primitive, il ne s'agit
pas d'une monnaie universelle; chaque type ne peut servir qu'à une série
très spéciale de transactions, par exemple l'usage du bétail comme un
objet monétaire quand il s'agit d'acquérir une épouse ou de payer une
dette de sang mais non pas quand il s'agit d'acheter de la nourriture ou
des produits artisanaux. Dans l'économie primitive, un objet monétaire
donné n'a souvent qu'un seul usage comme lorsque les dettes sont cal-
culées en barres de cuivre tout en étant payées, en réalité, en bandes
d'étoffe (Bohannan, 1959). Ce qu'il importe de mettre en relief c'est que
les différences existant dans les emplois de la monnaie au sein d'une
économie primitive et du système marchand occidental constituent des
indices de différences fondamentales existant dans les principes de l'inté-
gration économique (comme la réciprocité, la redistribution et l'échange
Théorie économique et société primitive 201
occidentale réside dans le fait que ces forces sont classées de nombreuses
façons : marchés contrôlés et marchés incontrôlés; marchés de facteurs
de production et marchés de produits locaux, nationaux ou internatio-
naux; marchés concurrentiels ou marchés oligopolistiques.
En somme, la structure de l'économie industrielle occidentale est
fondée sur le principe du marché et l'emploi d'une monnaie universelle :
marché et monnaie sont partout à l'œuvre, sont interdépendants et
tendent à rendre homogènes la plupart des secteurs de la production et de
la distribution. L'économie marchande a été à juste titre définie d ' « uni-
centrée » à cause de la grande variété des biens matériels et de la main-
d'œuvre qui sont l'objet de transactions au sein de la sphère de l'échange
marchand (Bohannan, 1959). A l'opposé, l'économie primitive est « multi-
centrée » et l'organisation de ses principaux centres est fondée sur des
schèmes non machands d'intégration comme la réciprocité et la redis-
tribution; on se sert de monnaies ayant un usage spécifique et l'échange
qui a lieu sur des places de marché (s'ils existent) est secondaire et
limité (Polanyi, 1957a).
ÉQUIVALENCE FONCTIONNELLE
1.
La critique radicale que Cook dirige contre Polanyi et ses partisans se
réduit, à mon sens, à trois points cardinaux. Tout d'abord, « l'intran-
sigeance des substantivistes à propos de l'applicabilité interculturelle de
la théorie économique formelle est, selon Cook, un sous-produit d'une
idéologie romantique qui a ses racines dans l'antipathie qu'ils éprouvent
vis-à-vis de ' l'économie de marché ' et dans l'idéalisation des ' sociétés
primitives ' » (1966a, p. 323). Ils idéalisent la vie économique primitive
en soulignant le caractère altruiste et la pratique de la solidarité de ce
mode de vie tout en minimisant — ou en négligeant complètement — les
conflits et la recherche de la satisfaction personnelle qui souvent le
caractérisent. C'est également cette idéologie romantique anti-marchande
qui a conduit les substantivistes à dénier l'applicabilité inter-culturelle de
la théorie économique formelle sans même en faire honnêtement l'essai.
Ensuite, Cook accuse les substantivistes de s'être grossièrement
mépris sur le nature de la logique de l'explication scientifique en général
et de la théorie économique formelle en particulier. Ainsi, « les conclu-
sions extrêmes [des substantivistes] résultent d'une logique fallacieuse,
d'un pseudo-inductionisme et on peut les ramener en dernière analyse à
des propositions métaphysiques (donc invérifiables) » (Cook, 1966a,
p. 336).
216 Ruptures et controverses
qu'elles sont absurdes, ne devraient avoir aucun effet sur les hypothèses portant
sur le comportement global du système. Ceci s'explique du fait que les hypo-
thèses macroéconomiques sur le comportement sont des générations inductives.
Tandis que la macrothéorie est logiquement moins développée et esthétique-
ment moins satisfaisante que la microthéorie, elle a un contenu beaucoup plus
empirique » (italiques dans l'original).
Effectivement, la divergence croissante de la macroéconomie par
rapport aux hypothèses de base de la microéconomie a incité un écono-
miste (Buchanan, 1966, p. 169) a observer ceci : « Il devient de plus en
plus difficile pour ceux qui se spécialisent dans la macroéconomie de
communiquer avec ceux qui partent de la base traditionnelle de l'écono-
mie. » Si l'on en juge d'après les concepts les plus controversés dans le
débat anthropologique (par exemple « la rareté », « l'épargne des
moyens », « la maximisation »), il est clair que lorsque les anthropo-
logues parlent de la théorie économique formelle, ils ont cette base tra-
ditionnelle à l'esprit (c'est-à-dire la microéconomie). De même, quand je
parle de « théorie économique formelle », j'entends avant tout les postu-
lats et propositions fondamentaux de la microéconomie.
2.
sur les motivations qui l'ont poussé à épouser certaines idées, ces enquêtes
n'ont aucun rapport logique avec une estimation critique de la validité
de ces idées. En d'autres termes, l'examen de la « mentalité » de Polanyi
ne peut être substitué à l'analyse logique des qualités empiriques et théo-
riques des propositions émises dans ses écrits. C'est également Schum-
peter qui écrivit (1965, p. 111-112) :
« Grande est la tentation de saisir l'occasion de rejeter d'un seul coup tout
un ensemble de propositions que l'on n'aime pas en déclarant tout simplement
que ce n'est là qu'une idéologie. Ce procédé est sans aucun doute très efficace,
aussi efficace qu'une attaque des motivations personnelles d'un adversaire.
Mais logiquement, il est inadmissible. Comme cela a déjà été signalé, l'explo-
ration, bien que correcte, des raisons pour lesquelles quelqu'un dit ce qu'il dit
ne nous apprend rien sur la véracité de ses déclarations. De la même façon,
des déclarations dictées par des motifs d'ordre idéologique prêtent à la méfiance
mais elles peuvent rester tout à fait valables. Galilée et ses adversaires ont pu,
les uns comme les autres, être tout autant influencés par des idéologies. Ceci ne
nous empêche pas de dire : ' il avait raison '. »
Les allégations de Cook selon lesquelles « la mentalité anti-marché »
des substantivistes les a menés à déformer ou falsifier les faits de la vie
économique primitive, constituent une accusation plus grave; du moins
elles le seraient si elles étaient vraies. Je crois qu'ici, Cook a tout simple-
ment mal interprété les substantivistes. Il écrit ceci (1966a, p. 327-328) :
« Implicite dans les écrits de Polanyi, et inévitablement adopté par d'autres
substantivistes, est le modèle utopique de la société primitive qui minimise
le rôle du conflit, modèle inséparable de celui de l'homme qui souligne ses
propensions innées à la coopération, tout en minimisant l'égocentrisme, l'agres-
sivité et l'esprit de compétition [...]. Polanyi considère tout comportement
humain — que ce soit celui qui est antérieur à l'institutionnalisation de l'éco-
nomie marchande ' autoréglée ' datant du 19e siècle ou celui existant dans la
société primitive hors de tout contexte d'économie marchande — comme
dépourvu d'égocentrisme et comme naturellement altruiste [...].
Le modèle de la société primitive de Polanyi est fondé sur deux principes du
comportement, la réciprocité et la redistribution, qu'il pose comme gouver-
nant les processus de la production et de la distribution dans les économies
primitives. »
Or, au cœur même de l'économie formelle, on trouve le postulat de la
rationalité économique ou économie des moyens. Selon ce postulat, le
fait que les moyens soient limités par rapport aux fins crée une situation
dans laquelle il faut prendre des décisions délibérées sur la manière
d'attribuer au mieux ces moyens rares à des fins alternatives. Ainsi, le
problème économique est défini comme un problème d'allocation et la
théorie qui tend à éclairer ce problème consiste avant toute chose en un
ensemble de propositions formelles sur la « logique du choix ». Les unités
de base de l'analyse sont les individus rationnels et autonomes. Pourtant,
tout aussi important que de savoir ce que contient cette théorie est de
savoir ce qui en est exclu. Ainsi, le contexte social du choix ne fait pas
La controverse entre formalistes et substantivistes 219
pour exprimer des relations personnelles. Ainsi, on pourrait croire que nos
formes d'intégration reflètent simplement des agrégats de formes respectives de
comportement individuel [...]. Certes, nous avons insisté sur le fait que l'effet
intégrateur était conditionné par la présence de supports structurels déterminés
comme des organisations symétriques, des points centraux et des systèmes
marchands, respectivement. Mais ces structures peuvent-elles être acceptées
comme des variables indépendantes? Ou plutôt ne représentent-elles pas simple-
ment une forme du même modèle de comportement personnel dont ces struc-
tures sont supposées conditionner les effets? Eh bien, la réponse est non.
De simples agrégats de comportement personnel ne créent pas de tels schèmes
structurels. Le comportement de réciprocité entre individus par exemple, intègre
l'économie seulement s'il existe des structures organisées symétriquement
comme un système symétrique de groupes de parenté. Cependant, par la nature
même des choses, un système de parenté ne résulte pas du comportement
individuel de réciprocité au niveau personnel. Il en est de même en ce
qui concerne la redistribution : il faut qu'il existe un centre de distribution
au sein de la communauté, et pourtant l'organisation et la justification de ce
centre n'apparaissent pas simplement comme le résultat d'actes fréquents
de partage ou de distribution comme c'est le cas entre individus. Enfin, ceci
est également vrai du système marchand. Au niveau personnel, des actes
d'échange ou de troc n'engendrent des prix que s'ils se produisent dans un
système de marchés créateurs de prix, institution qui n'apparaît nulle part à la
suite d'actes fortuits d'échange » (italiques dans l'original).
De la position méthodologique de Polanyi, il résulte que le postulat
de « rationalité économique » ou d ' « économie des moyens » est conçu
non pas comme un aspect universel du comportement humain, ou une de
ses composantes, mais plutôt comme un type particulier de comporte-
ment institutionnalisé. En outre, ce postulat recouvre un certain nombre
de suppositions tacites qui peuvent ou non être vraies empiriquement;
aussi, que l'économie des moyens existe ou n'existe pas dans un système
spécifique, devient également un problème empirique. Ce postulat pose
par exemple que toute action économique est précédée par une décision
consciente et délibérée plutôt que guidée, disons, par les procédés empi-
riques habituels (voir Katona, 1964). Dans le rapport spécial fins-
moyens, qui explique le comportement de l'individu qui économise les
moyens, plus importantes encore sont cependant les hypothèses impli-
cites concernant la relation spécifique moyens-fins qui constitue le fond
même du comportement orienté vers l'épargne des moyens : on suppose
que les fins sont illimitées et qu'elles se présentent comme de véritables
alternatives et que les moyens sont communs et rares (pour une intéres-
sante discussion de ces questions dont sont librement tirées les remarques
qui suivent, cf. Diesing, 1962, chap. n; également Diesing, 1950). Des fins
sont alternatives lorsque, pour réaliser l'une d'entre elles, il faut en sacri-
fier une autre, et il est nécessaire de sacrifier une fin pour en atteindre une
autre lorsque toutes deux dépendent de moyens qui sont communs et
rares. Pour que des fins soient alternatives il faut également qu'il existe
La controverse entre formalistes et substantivistes 221
3.
Lorsque Cook prétend que les substantivistes avaient des préjugés sur la
théorie économique et n'ont jamais fait un effort sérieux pour l'appliquer
aux économies non marchandes, il se trompe grossièrement. Tout
d'abord, tant qu'un certain nombre de problèmes méthodologiques et
conceptuels ne seront pas clarifiés, il sera difficile de savoir exactement
quelles sont les données empiriques intéressantes, si bien qu'il est presque
impossible de décider ce que l'on peut considérer comme un exemple de
« l'applicabilité » de la théorie économique. Lorsque deux groupes de
spécialistes renommés considèrent un ensemble de données et que l'un
maintient que certains concepts et propositions peuvent y être appliqués
tandis que l'autre groupe dit absolument le contraire, il y a nettement
quelque chose qui ne va pas. Il me semble que la confusion provient des
énormes difficultés auxquelles on s'attaque en essayant de confirmer ou
d'infirmer une théorie économique qu'on applique à n'importe quel
système économique, qu'il soit de type marchand ou non marchand (voir
Grunberg, 1957). Non seulement Cook ne s'attaque pas à ces difficultés
mais il nous laisse l'impression qu'elles n'existent pas. Ces difficultés
proviennent dans une large mesure de la structure logique de la théorie
économique formelle elle-même.
Le monde tel qu'il est dépeint par l'économie conventionnelle est
La controverse entre formalistes et substantivistes 223
entités idéales sont les lois empiriques; autrement dit, ces lois peuvent
être vérifiées empiriquement en leur ajoutant des hypothèses supplé-
mentaires qui comblent l'écart existant entre le cas idéal et des situations
concrètes, bien que l'on ne parvienne jamais à les faire parfaitement
coïncider. Les idéalisations en économie ne sont pas du tout des « condi-
tions limites » en ce sens-là. Elles sont caractérisées non seulement par
ce qui est négligé dans la conceptualisation des phénomènes économiques
mais tout aussi significativement par les autres hypothèses qui y sont
ajoutées. Ainsi, le concept de rationalité économique ne peut guère être
conçu comme une « condition limite » du comportement humain dans
le même sens qu'un « vide » représente une « condition limite » de certains
phénomènes naturels. Comme nous l'avons déjà fait remarquer, ce postu-
lat suppose non seulement que toute action est précédée d'un moment
décisionnel mais que ce moment implique un calcul compliqué sur la
façon d'attribuer au mieux des moyens rares à des fins alternatives.
En outre, ce postulat pose que les individus savent lorsque ces fins ont
été optimisées. Loin de simplifier le comportement économique, ces hypo-
thèses pourraient tout aussi bien avoir été construites de façon à le
compliquer.
La théorie qui a pour but d'expliquer le monde idéalisé de l'écono-
miste constitue un ensemble hautement formalisé de propositions inter-
reliées. Comme ces propositions comportent des références à des agents
comme des acheteurs, vendeurs, chefs d'entreprise, etc., on peut avoir
l'impression qu'il s'agit d'acheteurs et de vendeurs empiriques. Néan-
moins, ceci serait une erreur. Les acheteurs, vendeurs et chefs d'entreprise
dont on parle dans la théorie économique formelle sont également des
entités hautement idéalisées qui possèdent les propriétés que leur assi-
gnent les axiomes de base de la théorie.
Dans la mesure où la théorie économique conventionnelle est forma-
lisée, elle ne comporte aucune assertion factuelle quelle qu'elle soit.
Une telle théorie ne peut être vérifiée ou appliquée empiriquement tant
que l'on ne donne pas une interprétation empirique aux concepts clés,
c'est-à-dire tant que l'on en fait pas une théorie substantive. Pour n'avoir
pas pu attribuer un contenu « substantif » à la théorie économique for-
melle, il a été difficile et parfois impossible de déterminer quand certaines
de ses propositions sont applicables et quand elles ne le sont pas, comme
l'a fait remarquer Hempel (1965, p. 169-170) :
« A deux égards [...] les idéalisations en économie me semblent différer de
celles qui existent dans les sciences naturelles : primo, elles sont plutôt intui-
tives que théoriques en ceci que les postulats correspondants ne sont pas déduits,
comme des cas particuliers, d'une théorie plus large couvrant également les
facteurs non rationnels et non économiques qui affectent la conduite des
hommes. Il n'existe à présent aucune théorie plus générale qui pourrait convenir
La controverse entre formalistes et substantivistes 225
4.
L'économie est déductive, formelle et, surtout, elle se prête à des formu-
lations mathématiques.
Bien qu'avec certaines légères réserves, Cook partage cette admiration.
En effet, lorsqu'on lit son essai, on a l'impression que les propositions
fondamentales de l'économie formelle ont prouvé leur valeur explicative
dans le contexte des économies marchandes et que le seul problème
valant la peine d'être discuté consiste à se demander si ces propositions
peuvent être également appliquées aux économies non marchandes. Mais
même une lecture cursive de la littérature économique nous laisse une
impression très différente, et de loin. Tant que les économistes se sont
cantonnés dans leur monde purement formel et hypothétique, ils ont
pu fournir des explications et des prévisions avec un certain succès. Mais
lorsqu'ils ont essayé de passer à une situation économique concrète, ils
se sont heurtés aux mêmes problèmes méthodologiques que d'autres
spécialistes des sciences sociales (problèmes des systèmes ouverts, à
variables multiples, etc.). Leurs succès dans le domaine de la prévision
ne semblent pas avoir été sensiblement plus grands que ceux obtenus
par d'autres spécialistes des sciences sociales {cf. Hutchison, 1964,
p. 89-102; Heilbroner, 1966, p. 283-284). C'est justement cette difficulté
à surmonter l'écart existant entre « l'idéal » et « le réel » que l'écono-
miste suédois Puu semble avoir eu à l'esprit lorsqu'il écrivit (1967,
p. 106) :
« De même qu'il est logiquement vrai que la somme des angles d'un triangle
est égal à 180°, il est tout aussi logiquement vrai qu'une entreprise engagée dans
un système concurrentiel parfait doit ajuster sa production pour maximiser
ses profits de manière à ce que ses coûts marginaux soient égaux au prix de ses
produits. Ce qui est difficile, c'est de savoir quand ces énoncés respectifs peu-
vent être raisonnablement appliqués, respectivement à des triangles matériels
et à des entreprises réelles. L'énorme différence existant entre la géométrie
et l'économie réside dans le fait que la géométrie a trouvé ses fondements dans
le monde purement logique de la déduction mathématique tandis que l'écono-
mie devrait être une science empirique » (italiques dans l'original ).
Les économistes semblent de plus en plus insatisfaits de ne pouvoir
passer des cas « idéaux » aux cas « réels ». Au cours des dernières décen-
nies, la structure formelle de l'économie a été examinée attentivement
dans l'espoir de déterminer quel contenu empirique, s'il en existe un,
pouvait lui être attribué. Il n'est pas surprenant que les critiques les plus
pénétrantes et les plus dures concernant l'économie formelle émanent
des économistes eux-mêmes {cf. par exemple Boulding, 1952; Duesen-
berry, 1954; Schoeffler, 1955; Grunberg, 1957; Archibald, 1960; Schu-
pack, 1962; Clarkson, 1963; Katona, 1964; Krupp (éd.), 1966; Heil-
bronner, 1966; Georgescu-Roegen, 1966),
Prenons par exemple les axiomes de la fnaximisation que Heilbroner
(1966, p. 274) appelle « la force motrice de l'économie » et que Krupp
La controverse entre formalistes et substantivistes 229
5.
Pour conclure, quand Cook affirme que puisque les économies primitives
sont en voie de disparition, la thèse substantive est académique, ceci me
frappe comme un curieux argument de la part d'un anthropologue. Non
seulement les économies primitives disparaissent, mais également les
religions primitives, les systèmes de parenté, les systèmes politiques, etc.
Certes, aussi triste que cela puisse être pour certains anthropologues, les
jours du monde primitif sont nettement comptés. Alors pourquoi donc
se faire du souci à son sujet? La réponse, je crois, est évidente; du moins,
c'est celle que les anthropologues ont donnée depuis déjà un certain
temps. Tant que nous manquons d'expériences contrôlées ou de longues
séries statistiques de phénomènes (la révolution industrielle ne s'est pro-
duite qu'une fois dans l'histoire de la culture), nous en sommes réduits
à la méthode de comparaison pour essayer de contrôler les variables et
vérifier nos impressions, hypothèses et théories. Comme nous ne pou-
vons créer expérimentalement des systèmes fermés, nous pouvons tenter
de les créer théoriquement en formulant des types méthodologiques et en
les comparant entre eux.
Lorsqu'on veut bâtir des théories dans les sciences sociales, on se
heurte toujours à la difficulté suivante : quand on émet une hypothèse
La controverse entre formalistes et substantivistes 233
MARSHALL SAHLINS
l'économie tribale*
place. Acheter une chose signifie s'en refuser une autre. Si l'individu
décide de dépenser ses maigres ressources pour acquérir la Ford dernier
modèle, il ne peut avoir également la dernière Plymouth (et si j'en juge
d'après la publicité passée à la télévision, il semble que ces privations ne
soient pas seulement matérielles).
Le marché concurrentiel engendre et combine dans un violent maels-
trom, rareté, demande, travail et offre. Reportons maintenant notre
attention sur un exemple qui contraste avec le précédent par sa sérénité :
l'économie d'un village indonésien est, certes, un système paysan mais
sur le plan qui nous intéresse, il ne diffère en rien de l'économie tribale.
« Un autre domaine dans lequel la société orientale diffère de la société occi-
dentale est que, dans la première, les besoins sont très limités. L'explication est à
rechercher dans la faible extension de l'échange, dans le fait que la plupart des
individus doivent subvenir eux-mêmes à leurs besoins, que les familles doivent
se contenter de ce qu'elles sont en mesure de produire elles-mêmes de telle sorte
que les besoins restent nécessairement modestes en quantité et en qualité. Une
autre conséquence est que la stimulation économique ne s'exerce pas continuel-
lement. C'est pourquoi l'activité économique est également intermittente.
L'économie occidentale a une orientation diamétralement opposée, son idée de
base étant que les besoins sont illimités tandis que les moyens de les satisfaire
sont toujours limités, si bien que le sujet économique doit sans arrêt, quand il
satisfait ses besoins, faire un choix et s'imposer des limites 3 . »
Les sociétés tribales parviennent tout de même à se débarrasser de ces
contraintes qu'impose l'économie domestique car autrement, la société
ne survivrait pas. Après tout, c'est bien d'un problème de survie dont il
s'agit. Les familles qui sont incapables de subvenir à leurs propres
besoins sont, ou entretenues par d'autres ou succombent. La nécessité
de créer une économie publique peut être tout aussi urgente; c'est-à-dire
la création de certains moyens de subventionner et organiser des entre-
prises collectives comme les travaux d'irrigation et des activités comme
les cérémonies religieuses, la guerre. Une société peut disparaître si ces
activités ne s'accomplissent pas et les goulots d'étranglement de la pro-
duction domestique pourraient bien précipiter sa fin, s'il n'y avait pas,
pour neutraliser cette menace, des institutions comme la parenté ou la
chefferie.
Les liens de parenté réduisent l'anarchie économique à une contra-
diction reléguée à l'arrière-plan. Rattachée à d'autres par une commu-
nauté de parenté, une famille doit lutter pour pouvoir se permettre le
luxe de l'égoïsme familial, surtout lorsque les parents d'à côté n'ont pas
assez à manger. Tandis que le mode familial de production engendre des
forces économiques centripètes, la parenté crée des forces centrifuges
n ' a le sentiment d'être auprès de lui-même qu'en dehors du travail et, dans le
travail, il se sent en dehors de soi. Il est chez lui quand il ne travaille pas et,
quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n'est donc pas volontaire,
mais contraint, c'est du travail forcé. Il n'est donc pas la satisfaction d'un
besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail.
Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il
n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste.
[...] Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparaît dans le fait qu'il
n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que
dans le travail l'ouvrier [...] appartient à un autre. D e même que, dans la reli-
gion, l'activité propre de l'imagination humaine, du cerveau humain et du cœur
humain, agit sur l'individu indépendamment de lui, c'est-à-dire comme une
activité étrangère divine ou diabolique, de même l'activité de l'ouvrier n'est pas
son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même 6 . »
Mais dans la vie tribale, le travail n'est pas aliéné de l'homme ou des
objets sur lesquels il travaille. Il constitue plutôt un pont entre les deux.
La consommation de l'inaliénabilité du travail est une union mystique
de l'homme et des objets de son labeur. La terre représente symbolique-
ment les producteurs et les produits de leurs efforts les incarnent de
façon animiste. Le travail crée une union symbolique avec les choses.
Et en dépit de la métaphore religieuse de Marx, c'est peut-être justement
de cette façon qu'a été conçue la religion.
ÉCHANGE ET PARENTÉ
Comme le travail, l'échange, dans les sociétés tribales, obéit aux « rap-
ports sociaux directs d'ordre général ». Il est souvent suscité comme
expression de ces rapports et toujours contraint par les liens de parenté
et de communauté qui existent entre les parties concernées. La majeure
partie des échanges, dans les sociétés tribales ressemble à ce qui est chez
nous leur aspect mineur, appartenant à la même classe que l'échange de
cadeaux entre des gens socialement intimes ou que l'hospitalité que nous
leur manifestons. Contaminés qu'ils sont par des considérations sociales,
ces gestes de réciprocité sont conçus par nous comme « non économi-
ques », qualitativement différents du mouvement de l'échange véritable, et
confinés à un monde où celui qui estime habile de faire de bonnes affaires
en envoyant au diable ces considérations, est cordialement convié à aller
au diable lui-même. Mais dans les tribus, de la même façon que le « tra-
vail » n'existe pas en tant qu'activité spécifique et indépendante des autres
fonctions sociales du travailleur, l'échange n'existe pas en dehors des
rapports « non économiques ». En d'autres termes, chaque relation
Relations inter-tribales
Réciprocité
négative
par réaffirmer leurs propres intérêts et ceux qui, pendant les premières
phases du désastre, avaient partagé leur nourriture, deviennent indiffé-
rents aux malheurs des autres lorsqu'ils ne précipitent pas leur perte
mutuelle par la rase, le marchandage et le vol.
Même dans des conditions normales, des sociétés différentes déter-
minent les limites de l'entraide en des points différents. Certains peuples
sont égoïstes, serait-on tenté de dire; car tout en acceptant peut-être de
porter assistance à certains proches, ils sont réticents lorsqu'il s'agit de
rendre un service, un quid pro quo, à tout autre individu, y compris des
parents du voisinage. En termes sociologiques, le système de segmenta-
tion de la société fait naître des barrières très nettes aux niveaux infé-
rieurs de telle sorte que de petits groupes locaux de parents, très soli-
daires entre eux à l'intérieur de leur groupe, maintiennent une attitude
d'hostilité marquée envers tous les autres. L'égoïsme des individus, en
d'autres termes, le champ limité de la réciprocité généralisée, reflète
alors leur condition sociale tronçonnée. Par ailleurs, la symbiose inter-
tribale impliquant un échange régulier de produits spécialisés importants
peut freiner la propension à « profiter aux dépens des communautés
éloignées — surtout de celles que l'on juge étrangères », et, en revanche,
étendre jusqu'aux zones périphériques les transactions justes (récipro-
cité équilibrée).
Ce développement de l'honnêteté envers les étrangers s'intensifie
dans l'intérêt de la paix et du maintien de relations commerciales qui,
autrement, menaceraient d'être détruites. Dans les échanges frontaliers
entre communautés, il existe des institutions spéciales qui veillent à ce
que l'on ne pratique pas un jeu trop dur et utilisent pour cela des procédés
d'apparence parfois tellement absurdes que l'on croirait à une sorte de
jeu que les indigènes jouent mais dont le but est manifestement d'immu-
niser une interdépendance économique importante contre les dangers
d'une divergence sociale fondamentale. Le commerce silencieux, tel qu'il
existe entre les agriculteurs bantous et les chasseurs pygmées du Congo,
en est un bon exemple : on maintient de bonnes relations en évitant des
rapports directs. La pratique d'avoir des « partenaires commerciaux
étrangers », dont la Mélanésie offre des exemples classiques, est encore
plus fréquente que le commerce silencieux. Ce type de rapport mettant
continuellement en contact des individus de communautés ou tribus
différentes et pouvant être précisé d'après la parenté classificatoire, ce
type de rapport donc, non seulement constitue un accord commercial
qui engage des partenaires mais l'encapsule dans des relations sociales de
solidarité. C'est un peu comme si les relations pratiquées à l'intérieur
étaient projetées au-delà des frontières tribales. Ainsi, la fraude est mise
hors-la-loi et les normes courantes d'équivalence ont force de loi. La
252 Ruptures et controverses
filet d ' u n autre membre du village, chose devenue possible depuis peu de temps,
il rend toujours le double de ce qu'il paierait à un parent éloigné (c'est-à-dire un
parent-partenaire commercial) habitant la côte nord. « On a honte, explique-
t-il, de traiter en partenaires commerciaux ceux avec lesquels on vit familière-
ment 10 . »
ÉCONOMIE POLITIQUE
Tout autant que les distances de parenté, les différences de rang suppo-
sent une relation économique et un mode approprié d'échange. Parmi les
privilèges de la noblesse, le moindre n'est pas le privilège économique,
ce que l'on doit au seigneur; et pour celui-ci « noblesse oblige » n'est pas
la dernière de ses obligations. Ainsi, droits et devoirs se rangent des deux
côtés d'un rapport fondé sur le rang : à la fois ceux qui sont en haut et
ceux qui sont en bas ont des droits les uns sur les autres. Et la termino-
logie féodale ne rend pas justice à l'équité économique de la hiérarchie
de la parenté. Dans son cadre historique, « noblesse oblige » n'a guère
effacé les « droits du seigneur »; dans la société tribale, l'inégalité sociale
est plutôt un moyen d'organiser l'égalité économique, et une position
élevée ne peut souvent être assurée ou maintenue que par une générosité
débordante. Pour illustrer clairement l'éthique économique de la noblesse
d'une société primitive, je pourrais citer la réaction d'un chef des îles
Tonga lorsqu'il entendit un Blanc vanter les vertus de l'argent :
Finow répondit que cette explication ne le satisfaisait point; selon lui, il
était quand même insensé d'accorder une valeur à l'argent quand on ne pouvait
ou ne voulait pas l'employer dans un but [physique] utile. « Si c'était du fer,
dit-il, et q u ' o n pouvait fabriquer des couteaux et des haches avec, je compren-
drais q u ' o n lui accorde une certaine valeur; mais pour ce q u ' o n en fait, vrai-
ment, je ne lui vois aucun sens. [...] Certes, l'argent est facile à manier et pra-
tique mais comme il ne pourrit pas si on le conserve, les gens le mettent de côté
au lieu de le partager comme un chef le ferait, et ils deviennent égoïstes; par
contre, si la nourriture était la possession la plus précieuse de l'homme, comme
ce devrait être le cas, puisqu'elle est la chose la plus utile et la plus nécessaire,
on ne pourrait la conserver car elle se gâterait et on serait donc obligé soit de
l'échanger contre un autre produit utile, soit de la partager pour rien avec sa
famille, ses voisins et ses chefs inférieurs. Maintenant je comprends, conclut-il
ce qui rend les Papalangis [les Européens] si égoïstes — c'est leur argent u . »
Les droits d'un chef de la tribu sur les siens et les droits de ceux-ci
sur lui sont interdépendants. En exigeant des biens et des services, un
chef devient à son tour l'obligé de ceux qui s'y soumettent et il doit
crée autour de lui une coterie d'individus de rang inférieur. Lui étant
redevables, ceux-ci le soutiennent dans ses harangues et, fait essentiel,
leur production est mise à sa disposition. En puisant parmi les biens de sa
faction, le « big-man » patronne de grandes fêtes publiques et des céré-
monies de dons auxquelles sont conviés des individus venus de loin avec
leurs « big-men ». C'est ainsi qu'il devient un « homme de renom », un
homme influent, sinon véritablement un homme qui a autorité sur une
plus ou moins grande partie de la tribu 15 .
L'important est de rassembler une faction. Tout ambitieux qui par-
vient à en réunir une autour de lui peut se lancer dans une carrière sociale.
Le « big-man » mélanésien qui monte dépend au début d'un petit noyau
de partisans provenant essentiellement de sa propre unité domestique et
de ses parents les plus proches. Sur ceux-ci, il peut dominer économi-
quement : il commence par capitaliser les choses dues au nom de la
parenté et par manœuvrer habilement les rapports de réciprocité géné-
ralisée qui sont d'usage entre proches parents. Dans un premier temps, un
« big-man » s'efforcera d'agrandir sa propre unité domestique, en parti-
culier par l'acquisition de nouvelles épouses. Plus il a d'épouses, plus il a
de porcs. (Il ne s'agit pas ici d'un rapprochement fondé sur une analogie
mais sur des fonctions : plus il y a de femmes pour s'occuper des cultures
et plus il y aura de nourriture pour les porcs et donc plus d'animaux.) En
outre, chaque nouveau mariage crée de nouveaux alliés matrimoniaux
dont il peut exiger le soutien. Mais l'ascension d'un leader ne débute
vraiment que lorsqu'il est en mesure de rassembler d'autres hommes et
leurs unités domestiques dans sa faction, en assujetissant leur production
à son ambition. En général, il y parvient en leur prêtant assistance d'une
manière spectaculaire afin qu'ils lui restent dévoués leur vie durant.
L'une des tactiques les plus courantes est d'offrir à un jeune qui se marie
les moyens de s'acquitter de la compensation matrimoniale.
Malinowski eut une expression heureuse pour définir ce que fait le
« big-man » : il amasse un « fonds de pouvoir ». Le « big-man » est un
homme qui crée et exploite des relations sociales lui permettant d'accéder
à la production des autres et d'attirer à lui une production excédentaire.
Poussé par sa propre ambition, il transcende le morcellement de l'éco-
nomie domestique et promeut les intérêts de la société. En effet, en dis-
tribuant publiquement son fonds de pouvoir le « big-man » fait naître
17. W. Bartram, The Travels of William Bartram, New Haven, Conn., Yale
University Press, 1958, p. 326.
L'économie tribale 261
promesses. Les gens qui vivaient près de la « cour » étaient les plus
exposés à ces exactions. Les chefs suprêmes hawaiiens se faisaient beau-
coup de soucis à leur propos et inventaient toutes sortes de procédés
pour diminuer la pression faite sur eux. Une politique de conquête avec
le dessein d'agrandir le domaine tributaire n'était pas l'un des moindres.
Mais les acquisitions territoriales, accompagnées du coût croissant du
pouvoir ne pouvaient qu'ajouter des ennemis à l'extérieur à ceux exis-
tant à l'intérieur; et ces deux forces de mécontents recouraient sans
remords à la collusion pour pratiquer la coutume ancestrale d'arroser
l'arbre de la liberté du sang des tyrans. Les Hawaiiens s'asseyaient alors
en tailleur sur le sol et racontaient de tristes histoires sur la mort des rois.
« Nombreux ont été les rois, écrit un célèbre gardien des traditions
hawaiiennes, mis à mort par leurs sujets pour avoir opprimé les makaai-
nana [les gens du commun] 19 . » L'objectif n'était pas d'abolir le
système politique de la chefferie mais de remplacer un mauvais chef par
un bon, c'est-à-dire par un chef généreux, et d'alléger le fardeau imposé
aux makaainana. La rébellion pouvait parvenir à ses fins mais peut-être
seulement en limitant l'importance de la chefferie (et donc l'ampleur de
l'oppression) au nadir du cycle politique.
Comme le système mélanésien des « big-men », l'évolution des chef-
feries polynésiennes finit par être court-circuitée par suite du poids exces-
sif du rapport entre les chefs et le peuple. Le point de rupture polyné-
sien était cependant situé beaucoup plus haut. Des structures différentes
ont des coefficients différents de productivité et de pouvoir politique
ainsi que des limites différentes. Le succès relatif de la chefferie est dû à sa
plus grande influence sur l'économie domestique, à sa mobilisation plus
efficace de la production domestique. Et les limites du pouvoir du chef
constituent les limites de la société primitive elle-même. Là où les rap-
ports de parenté sont rois, le roi n'est en dernier ressort qu'un parent et
un peu moins que royal. Les mêmes liens qui unissent un chef à ses sujets
et lui confèrent son autorité finissent par lier ses mains.
Ces comparaisons provinciales entre des sociétés des îles du Pacifique
peuvent servir à illustrer un autre trait général : la formation d'une chef-
ferie modifie le profil social de l'échange, l'incidence des différents modes
de réciprocité, de la même façon que la segmentation de la société tri-
bale introduit des modifications à cet égard par rapport aux pratiques des
bandes de chasseurs.
Dans les campements perdus des chasseurs-collecteurs, aujourd'hui
marginaux, les incertitudes de la chasse sont compensées par l'impor-
tance que la collectivité attache au partage, et au partage équitable.
19. D. Malo, « Hawaiian antiquities », Hawaiian Gazette (Honolulu), 1903,
p. 258.
L'économie tribale 263
20. E. Marshall Thomas, The Harmless People, New York, Knopf, 1959,
p. 22; voir aussi Service, op. cit.
21. Elles sont particulièrement utiles lorsque des différences saisonnières de
production rendent difficile l'échange direct de marchandises locales. Il faut
cependant noter que j'emploie l'expression de « monnaie primitive » au sens
restreint : les biens ayant surtout une valeur d'échange plutôt qu'une valeur
d'usage inhérente, et employés (dans les secteurs périphériques) comme moyens
d'échange contre une autre variété de biens quelle que soit leur utilité. Pour
une conception plus large de la « monnaie » et de sa distribution, voir George
Dalton, « Primitive money », American Anthropoiogist 67, 1965, p. 44-65.
264 Ruptures et controverses
PAYSANS ET PRIMITIFS
LA CIVILISATION
tique dès 9000 avant J.-C., et il est probable que des villages de cultiva-
teurs sédentaires se sont établis dans la même région vers 6000 avant J.-C.
De même, des objets découverts dans le Nord-Est du Mexique semblent
indiquer que des tentatives de culture des plantes ont commencé envi-
ron au 7 e millénaire avant J.-C., pour devenir une véritable agriculture
autour de 1500 avant J.-C. A partir de ces centres initiaux et d'autres
du même type, la culture du sol s'est développée à des vitesses variables,
en s'adaptant à de nouvelles conditions climatiques et sociales. Mais ce
processus ne s'est pas manifesté de la même manière dans toutes les
régions du monde. Dans certaines régions, les populations n'acceptèrent
jamais, ou du moins n'acceptèrent qu'avec beaucoup de réticence, de
travailler le sol, tandis que d'autres, au contraire, allaient de l'avant
pour parvenir à un niveau de productivité et d'organisation sociale leur
permettant de s'engager dans la division du travail entre cultivateurs et
dirigeants et c'est dans cette diversification que nous avons reconnu le
sceau de la civilisation.
On dit parfois que lorsqu'une société est capable de maintenir une divi-
sion du travail entre cultivateurs et dirigeants, c'est tout simplement
parce qu'elle est en mesure de produire un surplus dépassant nettement
le minimum nécessaire pour survivre. En termes physiologiques, on peut
définir tout à fait rigoureusement ce minimum comme l'absorption quo-
tidienne des calories alimentaires nécessaires pour compenser la quantité
d'énergie qu'un homme dépense dans ses prestations de travail. Cette
quantité a été grossièrement évaluée à 2 000-3 000 calories par personne
et par jour. Or, il n'est pas mal à propos de souligner que dans la plus
grande partie du monde, on n'en arrive pas encore à ce minimum quoti-
dien. Environ la moitié de la population du monde dispose d'une ration
alimentaire quotidienne de moins de 2 250 calories par individu. A cette
catégorie appartiennent l'Indonésie (1 750 calories), la Chine (1 800 calo-
ries) et l'Inde (1 800 calories). Deux dixièmes de la population du monde
tombent dans cette catégorie en disposant d'une ration quotidienne
moyenne allant de 2 250 à 2 750 calories par personne. Dans ce groupe
on trouve les pays du bassin méditerranéen et les pays des Balkans. Seuls
trois dixièmes de la population mondiale — les États-Unis, les dominions
britanniques, l'Europe occidentale et l'Union soviétique — dépassent
les 2 750 calories 2 . Et même ce dernier résultat doit être replacé dans son
2. Jean Fourastié, The Causes of Wealth, Glencoe, 111., Free Press, 1960,
p. 102-103.
La paysannerie et ses problèmes 269
3. Ibid., p. 41.
4. Wilhelm Abel, Geschichte der deutschen Landwirtschaft vom friihen Mittel-
alter bis zum 19. Jahrhundert, Deutsche Agrargeschichte II, Stuttgart, Eugen
Ulmer, 1962, p. 95.
270 Ruptures et controverses
SURPLUS SOCIAUX
Le fonds cérémoniel
Il existe deux groupes d'impératifs sociaux. Le premier existe dans n'im-
porte quelle société. Même là où les hommes ont largement assez de nour-
riture et de biens, ils doivent entretenir des relations sociales avec leurs
semblables. Ils doivent par exemple épouser quelqu'un n'appartenant
pas à l'unité domestique dans laquelle ils sont nés et cette nécessité
implique des relations avec ceux qui sont leurs parents par alliance poten-
tiels ou réels. Ils doivent également se joindre à leurs semblables pour
maintenir l'ordre, assurer que certaines règles de conduite sont suivies
dans l'ensemble afin de rendre l'existence viable. On peut exiger d'eux, à
un moment quelconque, une certaine coopération pour la quête de nour-
riture. Mais les relations sociales de n'importe quel type n'ont jamais un
but entièrement utilitaire et instrumental. Chaque relation est toujours
entourée d'un appareil symbolique servant à l'expliquer, la justifier et la
réglementer. Ainsi, un mariage n'implique pas seulement le passage
d'une femme d'une maison à une autre. Il implique également des efforts
visant à établir de bons termes avec la future épouse et sa parenté; il
implique une cérémonie publique au cours de laquelle les participants
jouent leur rôle pour que tous voient que les partenaires sont bien en
âge de se marier et les réaménagements sociaux que le mariage impose;
il implique aussi la représentation publique d'un modèle idéal de ce que
les mariages — tous les mariages — devraient être pour les gens et
comment ceux-ci devraient se comporter une fois mariés. Toutes les rela-
tions sociales sont entourées d'un cérémonial qui doit toujours être
payé en travail, en biens ou en argent. Ainsi donc, si les hommes doivent
entretenir des relations sociales, ils doivent aussi travailler pour créer un
fonds dans lequel ils puiseront pour payer ces dépenses. Nous l'appelle-
rons le fonds cérémoniel.
Le fonds cérémoniel d'une société — et donc le fonds cérémoniel de
ses membres — peut être grand ou modeste. Ici encore, l'importance des
choses est relative. Les fonds cérémoniels des villages indiens du Mexique
et du Pérou, par exemple, sont très importants par rapport au quota en
calories et au fonds de remplacement dont on dispose, car l'homme
doit dépenser de gros efforts et beaucoup de biens pour organiser les
cérémonies qui servent à souligner et rendre exemplaire la solidarité de la
communauté à laquelle il appartient 6 . Les dépenses cérémonielles sont
une question de tradition culturelle et elles varient d'une culture à l'autre.
Mais partout, le besoin de créer et maintenir un tel fonds cérémoniel
entraîne la production de surplus dépassant le fonds de remplacement
étudié plus haut.
Il convient néanmoins de rappeler ici que les efforts de la paysannerie
ne sont pas uniquement suscités par les exigences internes de son mode
de vie. Une paysannerie existe toujours à l'intérieur d'un système plus
vaste. Il en résulte que l'importance de l'effort qu'elle doit fournir pour
Le fonds de rente
Passons au second groupe d'impératifs sociaux qui peuvent entraîner la
production de surplus au-delà de la ration minimum de calories et du
fonds de remplacement. Comme nous l'avons vu plus haut, la relation
La paysannerie et ses problèmes 273
LE RÔLE DE LA CITÉ
dans les affaires des premiers et s'efforcent de les placer sous leur
contrôle.
10. Pour une discussion sur la plantation, cf. Eric C. Wolf et Sidney W.
Mintz, « Haciendas and plantations in Middle America and the Antilles »,
Social and Economic Studies 6,3,1957, et Plantations Systems of the New World,
documents du séminaire de San Juan, Porto Rico, Social Science Monographs,
7, Pan American Union, Washington, D. C., 1959. Pour une étude approfondie
sur le remplacement du système fondé sur la production paysanne par le système
des plantations, cf. Ramiro Guerra y Sanchez, Sugar and Society in the Carib-
bean, New Haven, Conn., Yale University Press, 1964.
La paysannerie et ses problèmes 277
LE DILEMME DU PAYSAN
ne nourrit pas seulement ses membres; elle leur fournit beaucoup d'au-
tres services. En son sein, les enfants sont élevés et initiés à la vie en
société conformément aux exigences du monde adulte. On y prend soin
des vieillards jusqu'à leur mort et leur enterrement est payé par la réserve
de richesses de l'unité paysanne. Le mariage apporte la satisfaction
sexuelle, et les liens existant dans l'unité paysanne crée des sentiments
d'affection qui unissent ses membres entre eux. Les « frais de représen-
tation » qu'ont les membres de l'unité domestique au sein de la commu-
nauté plus grande qui la contient sont payés par le fonds cérémoniel.
Ainsi, l'unité paysanne fournit du travail là où c'est nécessaire dans un
grand nombre de circonstances différentes; on voit donc que ces dépen-
ses de travail ne sont pas directement suscitées par l'existence d'un sys-
tème économique réglementé par les prix et les bénéfices.
Dans notre société, également, nous sommes familiers de ce type de
comportement économique. Une mère reste toute la nuit au chevet de
son enfant malade ou prépare le repas de sa famille sans évaluer le coût
de son travail. Un père effectue parfois de petites réparations dans la
maison; un adolescent peut tondre la pelouse. Sur un marché libre, ces
services coûteraient assez cher. Ainsi, on a estimé par exemple, que dans
notre société, un homme peut économiser 30 000 à 40 000 francs par an
sur les services économiques s'il se marie; autrement, il doit payer les
spécialistes pour ces services aux tarifs en cours sur le marché. Dans une
famille, ces tâches effectuées par amour sont spontanées et il n'est pas
nécessaire de les comptabiliser.
Dans les unités domestiques paysannes on retrouve le même compor-
tement. Les paysans sont évidemment conscients du prix de la main-
d'œuvre et des biens sur le marché puisque leur existence économique et
sociale en dépend. La ruse des paysans est proverbiale. Ainsi, beaucoup
d'anthropologues soutiendraient Sol Tax qui concluait, dans une étude
sur les paysans indiens du Guatemala, que « ceux qui achètent des biens
font un choix entre plusieurs marchés selon ce qu'ils veulent acheter et
selon le temps qu'ils acceptent de dépenser pour les acquérir moins cher
et plus près de la source 13 ». Cependant, dans la mesure où la ferme du
paysans sert à approvisionner un groupe d'individus, chaque décision
prise en tenant compte du marché extérieur a également un aspect interne
et domestique.
Ce fait a déterminé l'économiste russe A. V. Chaianov à parler d'un
type spécial d'économie, l'économie paysanne. Son raisonnement est le
suivant :
« La première caractéristique fondamentale de l'économie paysanne est
qu'elle est une économie familiale. Toute son organisation est déterminée par
13. Tax, op. cit., p. 14.
La paysannerie et ses problèmes 279
15. Voir par exemple June Nash, « Protestantism in an Indian village in the
Western Highlands of Guatemala », The Alpha Kappa Deltan 20,1,1960, p. 50.
282 Ruptures et controverses
les rigueurs qui désolent les populations des villes et des centres indus-
triels. Un individu possédant 2 ha et une mule a la vie difficile; mais
il disposera au moins de quelques réserves potentielles en calories lorsque
les autres devront peut-être chercher à se nourrir parmi les immondices
des villes dévastées. En restant maître de son sol et capable d'y faire
pousser des cultures, le paysan conserve son autonomie et ses moyens de
survivre tandis que les autres, qui dépendent davantage de la grande
société, y parviennent moins bien.
Si les deux stratégies mènent à des situations totalement différentes,
il ne faut pas croire cependant qu'elles s'excluent l'une l'autre. Nous
avons vu que la prédominance de l'une ou de l'autre est essentiellement
fonction de l'ordre social plus vaste à l'intérieur duquel le paysan doit
vivre. Selon qu'un ordre social se renforce ou s'affaiblit, les paysans
pencheront pour l'une plutôt que pour l'autre, parfois jouant des deux
en même temps dans des contextes différents. Les périodes au cours des-
quelles la première stratégie sera nettement préférée peuvent être suivies
d'autres périodes au cours desquelles le paysan se retranchera et renou-
vellera ses rapports sociaux dans une sphère plus étroite. De même, il y
aura toujours, n'importe quand, des individus qui risqueront l'ostra-
cisme social parce qu'ils veulent tester les limites que possèdent leurs
liens sociaux traditionnels, tandis que les autres préféreront la sécurité
que l'on a à suivre des normes déjà éprouvées et donc supposées être
bonnes. Au contraire des clichés littéraires sur le thème de la paysannerie
immuable, la paysannerie est toujours dans un état dynamique, se mou-
vant constamment entre ces deux pôles en quête d'une solution à son
dilemme fondamental.
L'existence d'une paysannerie implique donc non seulement qu'il
existe un lien entre paysan et non paysan, mais un type d'adaptation,
une combinaison d'attitudes et d'activités destinées à soutenir l'agricul-
teur dans son effort visant à se maintenir, ainsi que ses semblables, dans
un ordre social qui menace cet état de choses.
MAURICE GODELIER
anthropologie et économie
une anthropologie économique est-elle possible?*
ont accumulé des informations multiples sur les formes variées de pro-
priété et de travail que fournissait la connaissance des sociétés antiques
ou médiévales de l'Orient et de l'Occident, informations qu'ils compa-
raient ensuite aux données recueillies au sein de multiples sociétés
vivantes d'Asie, d'Amérique, d'Afrique ou d'Océanie que l'Europe avait
progressivement découvertes au cours de son expansion coloniale et
impérialiste. Ces données devaient, à leurs yeux, fournir les matériaux
d'une théorie de l'évolution de l'humanité et, s'il a fallu critiquer l'étroi-
tesse et les erreurs de cette théorie, il est indéniable que de nos 'ours une
théorie de l'évolution multilinéaire de l'humanité est de nouveau en
chantier.
Pour rendre tout à fait convaincante la démonstration de la réalité
et de l'importance théorique de l'anthropologie économique dans le
développement de l'anthropologie moderne, nous nous bornerons à
rappeler que les Argonautes de Malinowski furent suivis d'œuvres célè-
bres, telles Primitive Polynesian Economy (1939) de Raymond Firth, The
Nuer (1940) d'Evans-Pritchard ou d'œuvres importantes mais de renom-
mée plus discrète telles The Economy of the Central Chin Tribes (1943)
de Stevenson et The Economy of the Inca State (1957) de John Murra
ou Kapauku Papuan Economy (1963) de Léopold Pospisil, etc.
La question de l'anthropologie économique n'est donc pas une ques-
tion de fait mais de droit. Et cette question de droit est celle du rôle réel,
de l'importance relative des rapports économiques dans la logique profonde
du fonctionnement et de l'évolution des sociétés humaines, donc la question
du rapport entre économie, société et histoire. Cette question théorique
en implique une autre, épistémologique cette fois, celle des conditions et
des modalités de la pratique théorique qui permet la connaissance scien-
tifique des structures économiques des sociétés étudiées par les anthropo-
logues.
Cependant remarquons immédiatement que si cette seconde question
concerne plus spécialement les anthropologues et l'exercice de leur
métier la première question, fondamentale, n'est en aucune façon propre
à l'anthropologie et n'a pas commencé à se poser au vingtième siècle. Tou-
tes les sciences humaines, que ce soit l'archéologie ou l'histoire, l'anthro-
pologie ou la sociologie, la démographie ou la psychologie sociale ne
peuvent éviter d'affronter cette même question des rapports entre écono-
mie, société et histoire, et d'y apporter des réponses, bien entendu chaque
fois spécifiques. Combien d'historiens, tels Fernand Braudel, Ernest
Labrousse, Éric Will ou Cyril Postan qui, au sein de leurs divergences,
ne souscriraient à cette déclaration de R. Firth, sorte de bilan théorique
d'un savant qui a suivi et analysé pendant trente ans le fonctionnement
et l'évolution de la société polynésienne de l'île Tikopia :
« Après avoir publié une analyse de la structure sociale, en particulier de la
structure de parenté (We, the Tikopia, Londres, 1936), j'ai analysé la structure
économique de la société parce qu'il y avait tant de relations sociales qui deve-
naient plus manifestes quand on analysait leur contenu économique. En effet
la structure sociale, et en particulier la structure politique, dépendait clairement
des relations économiques spécifiques qui naissaient du système de contrôle des
ressources. Et à ces relations étaient liées à leur tour les activités et institutions
religieuses de la société 6 . »
Cette position théorique coïncide étroitement avec celle d'André
Leroi-Gourhan qui déplore que dans les travaux des archéologues et
sociologues :
« L'infrastructure techno-économique n'est intervenue le plus souvent que
dans la mesure où elle marquait de manière indiscrète la superstructure des
pratiques matrimoniales et des rites. La continuité entre les deux faces de l'exis-
tence des groupes a été exprimée avec pénétration par les meilleurs sociologues
mais plutôt comme un déversement du social dans le matériel que comme un
courant à double sens dont l'impulsion profonde est celle du matériel. De sorte
qu'on connaît mieux les échanges de prestige que les échanges quotidiens, les
prestations rituelles que les services banaux, la circulation des monnaies dotales
que celle des légumes, beaucoup mieux la pensée des sociétés que leur corps »
A lire ces propos on pourrait s'imaginer que la question du rapport
entre économie et histoire est déjà réglée dans l'esprit des plus grands
chercheurs et d'une manière qui ressemble fort aux célèbres thèses de
M a r x d a n s la préface de la Contribution à la critique de /'économie poli-
tique (1859) : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne
le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est
pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement
leur être social qui détermine leur conscience7. »
En fait il n'en est rien et parmi les marxistes eux-mêmes existent plu-
sieurs manières de comprendre ce qu'il faut entendre par « conditions »
économiques du processus de vie sociale, par « détermination » du social
par l'économique. Pour présenter de la façon la plus brève, sinon la plus
1. DE LA DÉFINITION DE L'ÉCONOMIQUE
17. Ibid., p. 4.
Une anthropologie économique est-elle possible? 293
20. Ceci est particulièrement illustré par l'un des derniers manuels d'anthro-
pologie publiés aux États-Unis, An Introduction to Cultural and Social Anthro-
pology, New York, MacMillan 1971, dont l'auteur, Peter B. Hammond, après
avoir défini l'anthropologie de façon vague et générale comme « l'étude de
l'homme » et l'avoir divisée selon la méthode américaine, en anthropologie
physique, archéologie et anthropologie sociale et culturelle, consacre son livre,
fort bien fait, à l'étude habituelle des sociétés de chasseurs, d'agriculteurs, de
pasteurs, etc., sans analyser les sociétés occidentales.
21. Cf. l'article fort utile de John Howland Rowe « Ethnography and ethno-
logy in the sixteenth century », The Kroeber Anthropological Papers 30, 1964,
p. 1-19, et sa communication d'avril 1963 devant la Kroeber Anthropological
Society, « The Renaissance Foundations of anthropology ». C'est seulement en
1590 que José de Acosta inventa les termes d ' « histoire morale », pour désigner
ce qui devait s'appeler « ethnographie », c'est-à-dire « la description des mœurs,
des rites, des cérémonies, des lois, du gouvernement et des guerres » des peuples
des Indes. Avant lui, en 1520, Johann Boem avait publié un ouvrage général
comparant des coutumes d'Europe, d'Asie et d'Afrique, Omnium gentium
mores, leges et ritus ex multis clarissimis rerum scriptoribus [...] super collectos.
Voir aussi l'ouvrage posthume et inachevé de J. S. Slotkin, Readings in
Early Anthropology, Londres, Methuen, 1965, et la communication de James
H. Gunnerson, « A survey of ethnohistoric sources » devant la Kroeber Anthro-
pological Society, en 1958.
Une anthropologie économique est-elle possible? 299
25. Cf. I. De Vorc et R. Lee, Man, the huniery Chicago, 111., Aldine —
Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1967.
302 Anthropologie et économie : un bilan critique
29. Eric Wolf, Peasants, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1966, p. 3-4.
306 Anthropologie et économie : un bilan critique
35. Sahlins, « Poor man, rich man, big-man : political types in Melanesia
a n d P o l y n e s i a », Comparative Studies in Society and History S, 3, avril 1963,
p. 285-303.
36. Comme en témoignent les travaux des africanistes Georges Balandier,
Luc de Heusch, Marc Augé.
308 Anthropologie et économie : un bilan critique
une société. Et c'est parce que certaines parties de ce tout ont pour
fonction « d'intégrer » les autres parties en un seul tout que des sous-
systèmes « particuliers » (parenté, religion, économie) jouent selon les
sociétés un rôle « d'institution générale ».
Personne ne contestera que c'est là un progrès par rapport à l'empi-
risme abstrait et associationniste que de refuser d'étudier des rapports
sociaux en les prenant un à un, séparément, pour les prendre au contraire
dans leur ensemble et dans leurs relations réciproques, c'est-à-dire en
supposant qu'ils forment un système de relations. Mais au-delà de ce
principe qui est devenu une condition nécessaire de la démarche scienti-
fique, le fonctionnalisme souffre d'insuffisances théoriques radicales.
Nous avons déjà montré qu'en confondant structure sociale et relations
sociales visibles, l'analyse fonctionnaliste se condamne à rester prison-
nière des apparences des sytèmes sociaux qu'elle étudie et s'interdit de
découvrir la logique sous-jacente, invisible de ces systèmes et encore
moins les conditions structurales et événementielles de leur apparition et
de leur disparition dans l'histoire. Il nous faut maintenant aller plus loin.
Dire en effet que la parenté ou l'instance politico-religieuse joue dans
telle ou telle société un rôle dominant parce qu'elle « intègre » tous les
autres rapports sociaux est une « explication » qui tourne vite court et
risque d'obscurcir plus que d'éclairer les faits. Car une instance sociale ne
peut « intégrer » les autres que si elle assume à l'intérieur d'elle-même
plusieurs fonctions distinctes, articulées les unes aux autres selon une
certaine hiérarchie, fonctions qui dans la société capitaliste sont assumées
par des rapports sociaux distincts qui apparaissent comme autant de
sous-systèmes spécifiques au sein du système social. La parenté domine
l'organisation sociale lorsqu'elle ne règle pas seulement les rapports de
descendance et d'alliance qui existent entre les groupes et entre les indi-
vidus, mais règle leurs droits respectifs sur les moyens de production et
les produits du travail, définit les rapports d'autorité et d'obéissance,
donc les rapports politiques, au sein des groupes ou entre eux et éventuel-
lement sert de code, de langage symbolique pour exprimer à la fois les
rapports des hommes entre eux et avec la Nature. Ceci n'est pas le cas
chez les chasseurs-collecteurs Mbuti du Congo où les rapports entre
générations l'emportent sur les rapports de parenté et n'était pas le cas
chez les Incas, parmi lesquels l'instance politico-religieuse fonctionnait
comme rapports de production puisque, de bon ou de mauvais gré, les
tribus indiennes consacraient une part de leur force de travail à entretenir
les dieux, les morts et les membres vivants de la classe dominante per-
sonnifiée par l'Inca Shinti, le fils du Soleil. Il faut donc expliquer pour
quelles raisons et dans quelles conditions telle ou telle instance sociale
assume telle ou telle fonction et quelles modifications dans sa forme et
312 Anthropologie et économie : un bilan critique
que les membres productifs au sein de ces sociétés produisent assez pour
satisfaire tous les besoins socialement reconnus au sein de leur groupe.
Devant ces faits, la vision de chasseurs primitifs vivant au bord de la
pénurie et ne disposant pas de temps libre pour inventer une culture
complexe et progresser vers la civilisation, allait s'écrouler rapidement et
Marshall Sahlins, renversant les idées anciennes, devait, à l'opposé, pro-
clamer que c'était là la seule « société d'abondance » jamais réalisée
puisque les besoins sociaux y étaient tous satisfaits et les moyens de les
satisfaire n'y étaient pas rares. Un préjugé tenace remontant au néoli-
thique et né des nécessités idéologiques pour les peuples agriculteurs de
justifier leur expansion au détriment des chasseurs-collecteurs était enfin
démasqué.
Au lieu de ne voir dans le potlatch des Indiens de la côte Nord-Ouest
qu'une forme « excessive » de compétition née d'une propension cultu-
relle à la « mégalomanie » (Ruth Benedict, 1946, p. 169) 45 servie par la
multiplicité des ressources offertes par un environnement prodigue,
Suttles a montré que cet environnement était fort diversifié et donc que
les ressources y étaient fort inégalement réparties entre les groupes. Il a
montré également que plus on allait vers le Nord plus cette inégalité était
accentuée et plus les groupes locaux tendaient à affirmer fortement leurs
droits de propriété sur les sites productifs et à pratiquer le potlatch.
Suttles également a souligné le fait que là où les ressources étaient plus
fortement concentrées comme chez les Haida, les Tsimshian et les
Tlingit, la coopération économique au sein des groupes était la plus
intense, les chefs dirigeaient plus étroitement le procès de production et
la répartition des produits, leur autorité était liée de façon plus rigide au
fonctionnement de groupes de parenté au sein desquels les liens de
descendance étaient beaucoup plus fortement unilinéaires qu'ailleurs.
L'analyse des faits de potlatch est loin d'être terminée et on a forte-
ment critiqué Suttles pour n'avoir pas véritablement démontré son hypo-
thèse que « la » fonction des potlatch était de redistribuer les moyens de
subsistance qui étaient en excès dans un groupe parmi les groupes qui en
manquaient de façon critique. Le potlatch ne se « réduit » pas à un méca-
nisme compliqué et déguisé d'assurance contre les risques d'une crise de
subsistance naissant des fluctuations exceptionnelles de la production
des ressources naturelles, fluctuations tout à fait normales mais qui peu-
vent avoir des conséquences catastrophiques chez des chasseurs-collec-
teurs ou des pêcheurs qui ne produisent pas leurs ressources. Les discus-
sions provoquées par les thèses de Suttles et de Vayda ont suscité de
45. Ruth Benedict, Patterns of Culture, New York, Penguin Books, 1934,
p. 169.
Une anthropologie économique est-elle possible? 317
« Nous achevons ainsi de montrer que si, dans l'esprit du public, une confu-
sion fréquente se produit entre structuralisme, idéalisme et formalisme, il suffit
que le structuralisme trouve sur son chemin un idéalisme et un formalisme véri-
tables pour que sa propre inspiration, déterministe et réaliste se manifeste au
grand jour. »
Pour analyser ces structures dont il affirme la réalité hors de l'Esprit
humain et au-delà des apparences visibles des rapports sociaux, Lévi-
Strauss met en œuvre trois principes méthodologiques. Il considère :
à) que toute structure est un ensemble déterminé de relations reliées
les unes aux autres selon les lois internes de transformation qu'il faut
découvrir;
b) que toute structure combine des éléments spécifiques qui sont ses
composants propres et que pour cette raison il est vain de vouloir
« réduire » une structure à une autre ou de « déduire » une structure
d'une autre;
c) qu'entre des structures différentes appartenant à un même système
il existe des rapports de compatibilité dont il faut chercher les lois mais
qu'il ne faut pas entendre cette compatibilité comme l'effet de mécanis-
mes de selection nécessaires à la réussite d'un procès biologique d'adap-
tation à l'environnement.
On peut facilement montrer que Marx opère une démarche parallèle
lorsqu'il conclut après avoir démontré que les catégories économiques
de salaire, de profit, de rente foncière, telles qu'elles sont définies et
maniées dans la pratique quotidienne par les agents du mode de produc-
tion capitaliste expriment les rapports visibles entre les détenteurs de la
force de travail, les détenteurs du capital et les détenteurs de la terre et,
en ce sens ont une valeur pragmatique, comme dirait Leach, puisqu'elles
permettent l'organisation et la gestion de ces rapports visibles mais elles
n'ont pas de valeur scientifique puisqu'elles dissimulent le fait fondamen-
tal que le profit et la rente des uns sont du travail non payé par le salaire
des autres :
« La forme achevée que revêtent les rapports économiques telle qu'elle se
manifeste en surface, dans son existence concrète, donc aussi telle que se la
représentent les agents de ces rapports et ceux qui les incarnent quand ils
essayent de les comprendre, est très différente de leur structure interne essentielle
mais cachée et du concept qui lui correspond. En fait elle en est même l'inverse,
l'opposé 63 . »
chotte a eu à se repentir pour avoir cru que la chevalerie errante était compatible
avec toutes les formes économiques de la société. »
54. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Pion, 1962, p. 310.
55. Lévi-Strauss, Entretiens avec Georges Charbonnier, Paris, Pion, 1961,
p. 38.
56. C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, op. cit., p. 311.
57. lbid., p. 173.
58. lbid., p. 155.
326 Anthropologie et économie : un bilan critique
tures à peine esquissée par Marx 89 ». Dès lors on ne peut que constater
que ces principes théoriques sont contredits lorsqu'il écrit, dans les
conclusions de Du miel aux cendres, à propos du bouleversement histo-
rique fondamental au terme duquel dans la société grecque antique « la
mythologie se désiste en faveur d'une philosophie qui émerge comme la
condition préalable de la réflexion scientifique », qu'il y voit « une
occurrence historique qui ne signifie rien sinon qu'elle s'est produite en
ce lieu et à ce moment 60 ». L'histoire, pourtant soumise à cette loi
d'ordre qui organise toute société, reste donc privée de toute nécessité
et la naissance de la philosophie et de la science occidentales se ramènent
à de simples accidents. « Pas plus ici que là, le passage n'était nécessaire
et si l'histoire garde sa place de premier plan, c'est celle qui revient de
droit à la contingence irréductible 61. » Claude Lévi-Strauss qui avait
mis en épigraphe des Structures élémentaires de la parenté la phrase de
Tylor (1871) : « la science moderne tend de plus en plus à la conclusion
que s'il y a des lois quelque part, il doit y en avoir partout », se retrouve
donc en définitive d'accord avec l'empirisme qui voit dans l'histoire une
suite d'événements accidentels.
« Pour en revenir à l'ethnologie, c'est l'un de nous — E. R. Leach — qui a
remarqué quelque part que ' les évolutionnistes n'ont jamais discuté en détail —
et moins encore observé —• ce qui se produit en fait quand une société au stade A
se change en une société au stade B; on s'est borné à affirmer que toutes les
sociétés du stade B sont d'une façon ou de l'autre sorties des sociétés du
stade A ' 62. »
Nous voici revenus aux positions mêmes de l'empirisme fonctionna-
liste 63 : « à l'historien les changements; à l'ethnologue les structures,
et ceci parce que les changements, les procès ne sont pas des objets analy-
tiques mais la façon particulière dont une temporalité est vécue par un
sujet64 », thèse en opposition radicale avec la thèse de la loi d'ordre des
72. On admirera la désinvolture avec laquelle Edmund Leach écrit dans son
ouvrage Political Systems..., op. cit., après avoir montré que l'analyse des
rapports de propriété était « of the utmost importance » pour son argument
général : « En dernière analyse, les relations de pouvoir dans n'importe quelle
société doivent être basées sur le contrôle des biens réels et des sources primaires
de production mais cette généralisation marxiste ne nous mène pas très loin. » ( !)
73. Nous renvoyons ici à l'ensemble des travaux, livres et articles, de Colin
Turnbull et particulièrement à Wayward Servants, Londres, Eyre and Spottis-
woode, 1966.
74. C'est-à-dire comportant un grand nombre d'espèces végétales et animales
qui comportent elles-mêmes un nombre limité d'individus. Cf. la communica-
tion de David S. R. Harris, in Ucko and Dimbleby, Domestication and Exploi-
tation of Plants and Animais, Londres, Duckworth, 1969.
332 Anthropologie et économie : un bilan critique
75. Nous nous permettons de faire état d'une correspondance suivie que nous
entretenons depuis une dizaine de mois avec C. Turnbull et qui nous a permis de
clarifier des problèmes que l'auteur n'avait pas posés ou développés dans ses
œuvres publiées, notamment en ce qui concerne les rapports de parenté, la
mobilité entre les bandes, les chasseurs à l'arc, etc. Nous remercions vivement
C. Turnbull de sa patience et de sa coopération.
76. C. Turnbull, Wayward Servants, op. cit., p. 149.
77. Ibid., p. 174.
Une anthropologie économique est-elle possible? 335
structure fluide des bandes et en même temps ceci explique que la bande
en tant que telle n'intervient que pour régler la résidence du nouveau
couple, ce qui a une grande importance puisque c'est seulement lors de
son mariage que le jeune homme reçoit un filet fabriqué par sa mère et
son oncle maternel et participe comme chasseur à part entière, donc
comme agent de production complet, à la reproduction de la bande
(contrainte 2 80). En même temps la faiblesse relative du contrôle collec-
tif sur l'individu (contrainte 3) et sur le couple explique la précarité
relative du mariage chez les Mbuti 8 1 .
Les effets structuraux du mode de production sur la consanguinité
sont parfaitement complémentaires des effets sur l'alliance. Les Mbuti,
comme l'a admirablement montré Turnbull, n'ont pas véritablement
d"organisation lignagère et c'est avec abus ou maladresse que l'on parle
de « segments » de lignage quand on veut désigner des groupes de frères
qui vivent dans la même bande. Le fait qu'il n'y ait pas d'échanges matri-
moniaux réguliers et orientés entre les bandes de telle sorte que chaque
génération suive la direction empruntée par ses ancêtres et la reproduise
interdit toute continuité et empêche la constitution de groupes consan-
guins à grande profondeur généalogique et préoccupés de maîtriser leur
continuité à travers leurs segmentations nécessaires. En même temps
constatons que pour que la société se reproduise à travers les échanges
matrimoniaux il faut que quatre bandes au moins existent pour que
ces rapports matrimoniaux existent. La bande A d'Ego, la bande B d'où
vient sa mère, la bande C d'où vient la mère de son père et la bande x
où il va trouver son épouse et dont nous savons qu'elle ne doit pas être
une bande adjacente.
qui permet de diminuer l'intensité de leur propre conflit. Dans deux cir-
constances seulement la bande pratique la violence répressive : d'une
part quand un chasseur a placé secrètement son filet individuel devant
les filets mis bout à bout des chasseurs et s'approprie indûment une plus
grande part du gibier, donc transforme en avantage individuel l'effort
commun de la bande, chasseurs et rabatteurs (femmes et enfants) et
d'autre part quand, dans un festival Molimo en l'honneur de la Forêt,
un homme s'endort et oublie de chanter à l'unisson les chants sacrés
au moment où la Forêt répond à l'appel des hommes et fait entendre sa
voix par l'intermédiaire des trompettes sacrées qui pénètrent dans le
camp portées par des jeunes gens.
Dans les deux cas, le voleur ou l'homme endormi ont rompu la soli-
darité interne du groupe et menacent ses conditions de reproduction
réelles et imaginaires (contrainte 2). Dans les deux cas le coupable est
abandonné seul et sans armes dans la forêt où il ne tarde pas à mourir à
moins que la bande qui l'a exilé ne vienne le chercher. C'est donc à la
forêt qu'est confiée la tâche de sanctionner de façon ultime les violations
majeures des règles de la reproduction sociale de la bande en tant que
telle. Alors que réellement c'est la bande qui a pratiquement mis à mort
le coupable, tout se passe comme si c'était la Forêt qui le punissait.
Nous sommes là en présence du procès de fétichisation des rapports
sociaux, c'est-à-dire d'inversion du sens des causes et des effets, procès
sur lequel nous allons revenir quand nous analyserons la pratique reli-
gieuse des Mbuti du culte de la Forêt.
Dans les conflits entre les bandes, la violence est également évitée et
tous les observateurs ont signalé comme un fait remarquable l'absence
de guerre chez les Pygmées. Quand une bande capture du gibier sur le
territoire d'une autre bande elle envoie une partie du gibier abattu aux
membres de la bande qui occupe ce territoire et le conflit est réglé par
ce compromis et ce partage. Pourquoi la guerre est-elle éliminée de la
pratique politique des Mbuti? Parce qu'elle entraîne des oppositions
qui tendent à cristalliser les groupes sur des frontières rigides, à exclure
les autres groupes de l'usage d'un territoire et des ressources qu'il offre,
à gonfler ou à dépeupler les groupes vainqueurs ou vaincus et à rompre
des équilibres fragiles nécessaires à la reproduction de chaque bande et
de la société tout entière. La guerre est donc incompatible avec les
contraintes 1, 2 et 3 du mode de production, prises à la fois séparément
et dans leurs relations réciproques. Pour les mêmes raisons s'explique
l'absence de pratique de sorcellerie parmi les Mbuti, car la sorcellerie
suppose des relations de suspicion, de peur, de haine, entre les individus
et les groupes et interdit la bonne entente, la coopération collective et
continue des membres de la bande. Ceci nous entraînerait trop loin
Une anthropologie économique est-elle possible? 339
car il faudrait comparer les chasseurs Mbuti avec les agriculteurs ban-
tous, leurs voisins, qui pratiquent avec intensité la sorcellerie.
On pourrait pousser beaucoup plus loin ces diverses analyses pour
rendre compte, par exemple, de toutes les raisons qui font que l'existence
de « big-men » jouissant d'une grande autorité individuelle sur leur
bande ou l'existence d'une hiérarchie politique permanente et centralisée
sont incompatibles avec les conditions de reproduction du mode de
production. La possibilité qu'ont à tout moment les individus de quitter
une bande pour en joindre une autre, l'inexistence de rapports de
parenté lignagers, d'une continuité dans les alliances, etc., tous ces fac-
teurs convergent pour rendre impossible l'accumulation de l'autorité
dans les mains d'un seul individu qui la transmettrait éventuellement à
ses descendants ce qui aboutirait à la formation d'une hiérarchie des
pouvoirs politiques au profit d'un groupe fermé de parenté, lignage ou
autre. A cette étape de la démarche théorique ce qui est visé est la mise
en évidence de l'action spécifique de chaque instance qui se combine
avec l'action des contraintes intérieures au mode de production, l'effet
par exemple du contenu et de la forme des rapports de parenté Mbuti,
non lignagers, sur les formes sociales de l'autorité qui se combine avec
les effets directs que le mode de production peut avoir sur tous les rap-
ports politiques (absence de guerre, fluidité de l'appartenance des indi-
vidus aux bandes, etc.). Nous sommes là en présence du problème épis-
témologique complexe de l'analyse des effets réciproques, convergents
ou divergents, qui s'additionnent ou se limitent réciproquement, de
toutes les instances les unes sur les autres sur la base de leur rapport
spécifique, de leur articulation générale tels que les détermine en dernière
analyse le mode de production. Et cette analyse est absolument néces-
saire dès que l'on veut expliquer le contenu, la forme et la fonction de la
religion des Mbuti qui domine leur idéologie et leur pratique symbo-
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