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Claude DENJEAN

Pourquoi parler de civilisation juive médiévale?

Why should one speak of Medieval Jewish Civilisation?

Résumé: L'article envisage les usages du terme et de la notion de civilisation au profit d'une histoire décloisonnée des
juifs, distincte des études juives et insérée dans l'histoire de l'Occident médiéval. Après la lecture de la Méditerranée
de Fernand Braudel, un panorama historiographique décrit les choix et les difficultés des historiens du judaïsme et des
sociologues de la judéité, soucieux de comparatisme et observateurs des relations intercommunautaires. Les travaux
récents examinés au prisme de la civilisation permettent de mieux se préserver des topoï et de saisir au sein d'une iden­
tité de longue durée la spécificité du Moyen Âge. Une civilisation médiévale juive s'épanouit à travers des procédés
de distinction.
Mots-clés : juifs médiévaux, Sefarad, historiographie, histoire des juifs, études juives, continuité, topoï antisémites,
judéité, histoire connectée, décloisonnement, échanges culturels, distinction.
Abstract: This article will make use of the various meanings attached to the term "civilisation" in order to present
an interdisciplinary history of the Jews, as opposed to "Jewish Studies", in the history of the western Middle Ages.
Following a consideration of Braudel's Méditerranée, an overview of recent work will describe the choices and diffi­
culties with which historians of Judaism anù sociologists of Jewish indentity arc foced, in their approaches to studies
and observations of a comparative nature in treating relations between communities. Recent work examined from the
perspective of "civilisation" makes for a better preservation of topai and the apprehension of the specificity of the
Middle Ages at the heart of an identity of a long and persistent duration. A medieval Jewish civilisation is thus enriched
through procedures which are distinctive.
Keywords: Medieval Jews, Sefarad, historiography, Jewish History, Jewish studies, continuity, anti-Semitic cliché,
Jewish Identity, historical interconnectedness, breaking down the ba1Tiers, intercultural exchanges, distinction.

L'imprécision et l'ambivalence du mot «civilisation» 1 font de son usage historique un outil à la fois commode
et dangereux pour interroger les sociétés. Il conduit à privilégier une vision synthétique des sociétés,
trop souvent vues comme étanches, surtout dans les mondes anciens où l'encastrement dans le religieux
est considéré comme essentiel 2, où le métissage n'est pas jugé a priori positif. Il peut faire réfléchir aux
différences de mode de vie, voire de «mode d'être» entre divers peuples ou diverses cultures, d'abord en
ethnologue ou anthropologue puis, aussi, en historien soucieux de repérer les inflexions chronologiques.
Il peut diriger alors vers le comparatisme et vers l'anthropologie historique. la civilisation médiévale comme
la civilisation juive ont pâti toutes deux de la difficulté qu'éprouvent les historiens à comprendre dans une

1. Je remercie chaleureusement les étudiants du séminaire d'histoire médiévale de Master 2 de l'UPVD et ceux de l'équipe Jacov,
ainsi que les collègues qui ont pris de leur temps pour discuter ce texte.
2. Selon la thèse de Karl PoLANYI, La Grande Transformation: ml,. origines politiques el économiques de notre temps, C. MALAMOUD
et M. ANGENO (trad.), Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1983 [l" éd. 1946], qui marqua la médiévistique
française de la fin du xx' siècle.

Cahiers de civilisation médiévale, 62, 2019, p. 17-48.


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même pensée: globalité, longue durée et vitalité, mouvement, évolution 3. A.tticuler ces éléments, aussi divers
soient-ils, n'est-il pas le travail de l 'historien? L'historien des juifs médiévaux bute deux fois sur cette piell"e
d'achoppement: le poids de l'historiographie continue à peser sur lui; la« Nouvelle histoire» sous l'égide
de Jacques Le Goff ne l'a pas libéré en incluant véritablement l'histoire des juifs dans l 'Histoire 4 • L'intérêt
pour l'antlu-opologie historique n'a pas encore potté tous ses fruits pour faire saisir le fait juif médiéval.
Même en multipliant les précautions, nous ne savons quels termes employer, pour ne pas tomber dans quelque
piège, pour ne pas voir nos conclusions faussées par ceux qui s'empareront d'une formule. La tension entre
le tableau de caractères propres à un ensemble de peuples ou de sociétés -selon une vision englobante mais
qui mène aisément à les caractériser comme des blocs monolithiques- et la description de l'évolution de la
personnalité de chacun de ces ensembles est particulièrement stimulante pour l'historien médiéviste attaché
à l'histoire des juifs. Tl est d'une actualité brûlante 5 • Cette tension aide à saisir les civilisations qui naissent,
s'épanouissent et meurent 6 •
À la large définition de ce terme vague, dont le principal paradoxe est de figer l'histoire tout en sous-entendant
un processus de développement, s'ajoute la première signification qui vient à l'esprit, toujours plus ou moins
sous-entendue, qui oppose« civilisé» à« barbare». La civilisation fut d'abord définie comme un« ensemble
des opinions et des mœurs», nous dirions aujourd'hui un système de valeurs, résultant de« l'action réciprogue
des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et des sciences» 7• Le sens commun assimile Moyen Age
à gothique et saute allègrement de gothique à barbare. Cependant, si le pappapoç de ces Hellènes qui sont
le modèle de la civilisation serait l'étranger absolu, le barbare médiéval, longtemps cantonné aux limites
du monde romain mais qui l'aurait envahi subrepticement serait celui qui goûta les subtilités d'une civili­
sation qu'il subve1tît en la revêtant. Les juifs pour leur part, auxquels le monothéisme et l'étude épargnent
l'accusation de barbarie, seraient plutôt l'exemple d'un monde très tôt civilisé 8 mais sinon refusant l'évolution
historique 9 du moins privé des attributs classiques qui font les grandes civilisations, en particulier le pouvoir,
spécialement sous la forme d'un état territorial. L'étrange durée et l'autonomie diasporique pou1Taient bien
empêcher de mesurer le fait juif à l'aune des autres. Principales victimes d'un Occident qui se crut pourtant
civilisateur, la destruction des juifs d'Europe a contribué à mettre en cause la Kultur du pays de Gœthe et
la civilisation européenne. D'autre part, dans la lutte des civilisations, la civilisation juive aurait une place

3. «La passion de la globalité» comme l'écrit Jacques Le Goff: ID., La civilisation de l'Occident médiéval, Paris, Arthaud
(Les grandes civilisations), 1984 [l" éd. 1977), p. 15.
4. Comme le prouvent les ouvrages: Jacques LE GoFF (éd.), La NouveUe Histoire, Paris/Bruxelles, Presses universitaires de
France/Complexe (Historiques, 47), 1988; Faire de l'histoire, J. LE GOFF et P.NoRA (dir.), Paris, Gallimard (Bibliothèque des
histoires, 16-18), 1974, 3 vol., 1: Nouveaux problèmes; 11: NouveUes approches et UI: Nouveaux objets.
5. L'antisémitisme contemporain ne s'appuie-t-il pas sur des amalgames qui s'appuient, entre autres erreurs de méthode, sur un
anachronisme et un défaut de contextualisation voulus?
6. Comme le dit Schmeisser, le personnage de Robert Musil dans: Robert MustL, L'homme sans qualités, 3: Vers le règne
miUénaire 011 les criminels, P. JACOTTET (trad.), Paris , Le Seuil, 1958 [Hambourg, 1930-1932), p. 369-370 qui propose une définition
à la fois génétique et sociale plutôt que nationale: «La civilisation bourgeoise individualiste périra, comme ont péri toutes les autres
civilisations. De quoi? Je puis vous le dire: de l'accroissement correspondant de la qualité centrale. De la multiplication des êtres,
des objets, des conceptions, des besoins, des volontés. Les forces qui consolident : la foi de la communauté en sa tâche, sa volonté de
progrès, sa solidarité, la coopération des institutions privées et publiques, tout cela ne croit pas au même rythme, le hasard s'en charge
la plupart du temps, et le retard grandit chaque jour. Dans toute civilisation arrive un moment où ce malentendu devient trop grave.
Dès ce moment, elle est vulnérable comme un organisme anémié, et il suffit d'un coup pour qu'elle s'écroule. li est devenu presque
impossible, aujomd'hui, de maitriser la complication croissante des relations et des passions ...», Fernand BRAUDEL, La Méditerranée
el le monde méditerranéen à l'époque de Philippe JI, Paris, Armand Colin, 1966, [ I" éd. 1949), vol. 2, p. 112, lui, estime que les
soubassements demeurent sous les évolutions.
7. Le terme apparait en 1835 dans le dictionnaire de l'Académie. 11 est contemporain de la naissance de l'Histoire telle que nous
la définissons dans les sociétés contemporaines.
8. Si l'on se réfère avant tout, en suivant: Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation, J. BtGNAMI ÛDIER et C. ÜDtER (trad.),
Paris, Presses universitaires de France (Bibliothèque de psychanalyse), 1971, à la pratique d'une religion et à la possession de la Loi.
Attention, S. Freud parle de «K11ltur», traduit en français par «civilisation». De même en italien, la civilisation juive sera présentée
en employant «ebraismo».
9. C'est l'argument antijuif des disputes médiévales entre Juifs et clu-étiens: les Juifs ont refusé de reconnaitre le Nouveau Testament.
POURQUOI PARLER DE CfV!LlSATION JUTVE MÉDIÉVALE? 19

à part. Être juif, c'est d'abord ne pas«faire paitie des autres nations» 10, être à pait, minoritaire 11• Comment
a-t-on traité de la civilisationjuive, narré l'évolution d'un peuple souvent jugé sans Histoire? Est-il légitime
de traiter de la civilisation juive médiévale? Faudrait-il dire plutôt civilisation médiévale juive?
Parmi les usages toujours controversés de «civilisation», nous pourrions certes trouver des modèles sous
l'égide desquels placer notre réflexion. Certes, J. Le Goff a participé à l 'inse1tion des juifs dans une histoire
médiévale globale à qui l'on reconnut enfin une spécificité 12• Il ne serait ce1tainement pas anecdotique d'en­
visager la«civilisation» dans le sens que révéla aux chercheurs des sciences sociales Norbert Elias, dont la
Civilisation des mœurs 13 ouvrit des voies fructueuses. Cependant, choisir ce patronage dès le début de notre
cheminement nous conduirait sans doute à nous attacher à éclairer le processus d'acquisition d'une civilité,
qu'il est d' '\_illeurs possible de faire commencer au x1v0 siècle, plutôt qu'à envisager les paradoxes de ! 'étude
du Moyen Age juif. Nous présenterions immédiatement un processus social plutôt qu'un hypothétique essai
de portrait d'un peuple 14. Nous pourrions alors être sans plus attendre un médiéviste face à ses sources.
Or les malentendus dont souffre l'histoire des études juives doivent d'abord être examinés. Il n'est pas assuré
que ni ceux qui se réclament des études juives ni ceux qui se veulent historiens aient réussi à diffuser une
histoire médiévale des juifs. Les juifs sont censés appaitenir à un «peuple» ou à une«religion», écrire sur
le «fait juif» permet de conserver une neutralité sémantique protectrice, on considère éventuellement un
«judaïsme médiéval», pourquoi pas pluriel. Le « peuple juif» est souvent vu comme sinon monolithique
du moins clairement constitué, dont les premiers livres du Pe,!tateuque racontent une construction, qui ne
va pourtant pas de soi. Les fondements sont relus au Moyen Age avec l'écriture du corpus talmudique et
! 'assimilation du judaïsme au Talmud. Si tout historien balance sans cesse entre dessiner un processus et
peindre un tableau, des topoï, récurrents s'appuient sur un portrait figé d'un supposé monde juif, dans un
déni polymorphe et renouvelé de son histoire.
N'oublions pas que l'usage de«civilisation» se diffusa dans le cadre de débats violents appuyés justement
sur la polysémie des termes. En témoigne le texte de Thomas Mann lorsqu'en 1914, dans la Neue Rundschau,
il opposa l'antagonisme de la «Kultur» allemande et de la «civilisation» française 15• Au même moment,

1O. Nombres, 23, 9.


11. Léon POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, 1: L'âge de la foi, Paris, Librairie générale française (Pluriel, 8370), 1981
( 1" éd.: Paris, Calmann-Lévy [Liberté de l'esprit], 1955], p. 7 et 17 où par deux fois il se réfère au Livre d'Esther pour souligner
l'irréductibilité juive.
12. Il participa au colloque sur Le brûlement du Talmud à Paris, I 22-1244, G. DAHAN (dir.), Paris, Le Cerf (Nouvelle Gallia
Judaïca, 1), 1999, contribuant ainsi à faire de cet épisode un événement du règne de saint Louis.
13. Norbert ELIAS, Über den Prozess der Zivilisation, 1939 [trad. française: La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy
[Archives des sciences sociales, 9], 1973].
14. Le terme lui-même posant problème. Voir à ce sujet la présentation de la question: Claude DEN.I EAN, Juliette SmoN et
Claire SoussEN, «La nation juive à la fin du Moyen Âge mythe ou réalité? Fantasme ou utopie?», dans Nation et nations au Moyen
Âge, XLIV' congrès de la SHMESP, (Prague, 23-26 mai 2013), Paris, Publications de la Sorbonne (Histoire ancienne et médiévale,
130), 2014, p. 287-298 et les mises au point de Juliette SrnoN et Claire SoussEN, «Les juifs et la nation au Moyen Âge», Revue de
l'histoire des Religions, 2, 2017, p. 219-235, en ligne, DOi: 10.4000/rhr.8733, dans lequelle une proposition d'interprétation dans:
Claude DENJEAN, « Universitas et natio. Lajides des habitants juifs dans les villes ibériques à la fin du Moyen Âge», Ibid., p. 337-358,
en ligne, DOi: 10.4000/rhr.8746. Ces lecn1res sociales font écho à la n. 3.
15. Thomas MANN,« Gedanken im Kriege », Neue Rundschau, 1914: « Civilisation et culture sont des contraires, ils constituent
l'une des diverses manifestations de l'éternelle contrariété cosmique et du jeu opposé de !'Esprit et de la nature. Personne ne contes­
tera que le Mexique au temps de sa découverte possédait une culture, mais personne ne prétendra qu'il était alors civilisé. La culture
n'est assurément pas l'opposé de la barbarie. Bien souvent, elle n'est au contraire qu'une sauvagerie d'un grand style -et parmi les
peuples de l' Antiquité, les seuls, peut-être, qui fussent civilisés étaient les Chinois. La culture est fermeture, style, forme, attitude,
goüt, elle est une certaine organisation du monde, et peu importe que tout cela puisse être aventureux, bouffon, sauvage, sanglant et
terrifiant. La culture peut inclure des oracles, la magie, la pédérastie, des sacrifices humains, des cultes orgiastiques, l'inquisition,
des autodafés, des danses rituelles, de la sorcellerie, et toute espèce de cruauté. La civilisation, de son côté, est raison, lumières,
douceur, décence, scepticisme, détente, Esprit. Oui, !'Esprit est civil, bourgeois: il est l'ennemi juré des pulsions des passions,
il est antidémoniaque, antihéroïque- et ce n'est qu'un semblant de paradoxe de dire qu'il est aussi antigénial. » En septembre 1914,
Romain Rolland y répondit avant même d'avoir lu le texte, nous dit-il. La citation ci-dessus prend cependant un sens fort différent
aujourd'hui: Romain ROLLAND, La recherche de la paix au-dessus de la haine. Articles, lettres et essais d'un éternel idéaliste, livre
numérique, e-artnow, 2015 et ID., «Pro aris», dans ID., L'e�prit libre, Paris, Albin Michel, 1953, p. 67-75, n. 2.
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le sombre Moyen Âge, lui, avait gagné des couleurs chatoyantes; les mondes dits «primitifs» séduisaient
et les prémisses de la fin de la domination européenne furent m,arquées par la parution de l'ouvrage de
Johan Huizinga traduit en français comme L'automne du Moyen Age 16. Le sentiment du déclin de ! 'Europe
et un nouveau regard po1té sur des mondes jusque-là ignorés, voire méprisés, ouvrirent donc la voie à la
réflexion sur les échanges et les emprunts entre civilisations. On le voit, l'usage de ces termes fut d'abord
polémique. Nous nous en saisissons comme tel, quels que soient les risques. Le texte proposé à l'occasion
du soixantième anniversaire des Cahiers de civilisation médiévale s'empare du tenne de civilisation à des
fins heuristiques et militantes. L'autonomie d'une histoire médiévale des juifs au sein du champ des études
juives 17 pas plus que l'insertion naturelle de l'histoire des juifs médiévaux comme part de l'histoire globale
des sociétés médiévales ne sont en effet parfaitement acquises.
Ce contexte historiographique, dont il faut soigneusement tenir compte, nous invite à stimuler notre réflexion
sur l'histoire des juifs médiévaux 18 en utilisant la«civilisation» comme une clé. Cette notion n'est pas notre
sujet et nous ne prétendons pas l'éclairer dans son ensemble. En outre, on a assez glosé, souvent brillamment,
sur la nature contradictoire d'une judéité qui joue du violon sur le toit ou qui danse sur la corde raide pour
que nous n'ayons aucune légitimité à paraplu·aser de beaux textes 19• Pomtant, les auteurs ont scrupule à
remplacer monde, culture, identité, peuple ... par civilisation, d'autant que le concept sociologique de judéité
apparut peu après la diffusion de l'emploi de civilisation 2°. On le voit, les mots nous empêcheront d'affirmer
trop haut des ce1titudes simplistes. lis nous pousseront à nous interroger de manière incessante.
Cette proposition d'appliquer la notion de civilisation aux juifs médiévaux vise donc à affronter l'historien
médiéviste au risque d'employer un concept flou mais rebattu. Préférant renverser les pôles en définissant
une civilisation médiévale juive, ce réexamen à nouveaux frais pourrait bien libérer les historiens des juifs
de leur souci de so1tir du ghetto des étudesjuives pour aborder une histoire des juifs qui serait simplement...
de l'histoire. Cela pourrait bien également libérer un médiéviste conscient de l'exotisme de la civilisation
qu'il étudie et illustrerait son sujet sans avoir désormais à la défendre. Notre réflexion mériterait sans aucun
doute de ne pas se limiter à l'Occident latin et d'envisager les mondes impériaux, tant byzantin qu'islamique.
Deux raisons, liées, nous poussent à réserver ce travail à une étape ultérieure. L'une est pratique et métho­
dologique: s'appliquer à une synthèse historiographique en demeurant au plus près de la recherche empêche
d'embrasser immédiatement un domaine trop vaste. Cette modestie -relative- nous permet d'inteIToger
l'histoire des juifs dans le contexte d'essor des moi;iarchies féodales de la chrétienté occidentale, uù les
juifs sont acteurs entre des princes, des villes et une Eglise plurielle animée par des courants bouillonnants.
Les contradictions enh·e ces pouvoirs, dans un contexte d'émergence de l'individualité accordent une position
spécifique aux juifs médiévaux occidentaux. C'est d'ailleurs dans ce monde-là que les flux de population
juive constmisent les oppositions classiques entre Ashkenaz et Sefarad, entre le nord et le sud, que d'aucuns
ne manquent pas d'opposer comme des civilisations juives différentes. Après la lecture des grands textes

16. Johan Hu1z1NGA, L 'alllo11111e d11 Moyen Âge, J. 8ASTIN (trad.), Paris, Payot (Petite bibliothèque Payot, 373), 1980 [l" éd.:
He1fat1ij der Middeleeuwen, 1919].
17. Pris au sens qui fait aussi écrire «études byzantines», «études islamiques ... » et pas au sens de transposition française de
la« Wissenscliaji des J11dentw11s» (Science du Judaïsme).
18. Nous choisissons d'écrire le 110111 sans majuscule, ce qui va à l'encontre de l'usage français, car même si nous ne traitons
pas d'histoire religieuse à proprement parler, considérer sans autre forme de procès les juifs comme un peuple pose problème.
Cette convention a pour but d'inviter à la réflexion. En effet, ne pas mettre la majuscule impliquerait que nous définissions le fait juif
comme appartenance à une religion, ce qui n'est pas exactement le cas. Seules les citations conservent la majuscule qu'employaient
les auteurs.
19. En référence à: Cholem ALEICHEM, Un violon sur le !Oil. Tèvié le laitier, E. FLEG (trad.), Paris, Albin Michel (Présences
du judaïsme), 1990 et à Franz Kafka, lire à ce sujet: Pierre 81RNBAUM, Sur la corde raide. Parcours j11ijs entre citoyenneté, Paris,
Flammarion, 2002.
20. Selon le supplément au Li11ré de 1999: «Ensemble des faits de civilisation qui fondent l'identité du Juif comme tel hors de
tout caractère racial ou raciste.». Le mot doit être distingué de«judaïcité» qui fait référence à la religion juive. C'est Albert Memmi
qui diffusa cette notion alors qu'il réfléchissait au fait d'être juif. Albert MEMMI, Portraits [Portrait du colonisé, Portrait du coloni­
sateur, Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Portrait d'unjuif, La Libération dujuifet L'Homme do111inel,
G. DuGAS (éd.), Paris, CNRS Éditions (Planète libre, 5), 2015. C'est un sociologue, Shmuel Trigano, qui donne pour titre à une étude:
Le monde sépharade, 1: Histoire et li: Civilisation, S. ÎRIGANO (dir.), Paris, Le Seuil, 2006, 2 tomes.
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 21

consacrés à la civilisation juive -Fernand Braudel, le seul à, employer le mot, et d'autres non médiévistes
qui, références pour l'histoire des juifs, ignorent le Moyen Age réduit à Rashi ou à Maïmonide, considéré
comme une période d'exclusion des juifs- la réflexion proposée discutera des constantes remarquables du
judaïsme avant de présenter les caractères originaux de ce que l'on nommera faute de mieux «civilisation
juive médiévale», apparentée à la civilisation de l'Occident médiéval 21 . Les résultats ambivalents de!'emploi
du mot« civilisation», les travaux sous-tendus par la reconnaissance souvent implicite d'une identité juive
que nous devons questionner nous ramèneront à l'étude d'un processus médiéval au sein desquels les juifs
médiévaux eurent des positions, une place, bénéficièrent d'opportunités et subirent des malheurs.

«Civilisation», un terme de combat au service d'une (re)valorisation d'un peuple et d'une culture?
Une civilisation antique, vestige?
Vivre en éternel minoritaire peut ce1ies être considéré comme le titre de gloire de monothéistes isolés au
milieu des païens. Cependant, à partir du xn< siècle, être un peuple obstinément attaché à un seul Dieu
innommable et transcendant en refusant de reconnaître en Jésus le Messie et en refusant catégoriquement
l'Incarnation et la Trinité devient un argument prouvant selon les chrétiens l'infériorité du peuple juif déicide.
Une lecture trop rapide des textes polémiques chrétiens put et pourrait aisément conduire à considérer les
juifs médiévaux comme un vestige d'une civilisation ancienne fondatrice mais désormais dépassée, dont
l'histoire est continuée par le verus Israël que sont les chrétiens, alors que les juifs aveugles, au cœur dur
comme la pierre, seraient ceux qui, résistant au processus historique naturel, se seraient arrêtés sur la voie
qui conduit à la fin des temps 22 . C'est par exemple ce que l'on lit dans la chronique d'Alphonse III où le
comte Pelayo des Asturies résiste, combat pour restaurer l'église, le peuple et la royauté, bénéficiant d'un
miracle comparé à celui qui ouvre la Mer rouge devant Israël 23 • Certes, ce vocabulaire est anachronique;
les intellectuels médiévaux ne présentaient pas ce phénomène ainsi et ne nommaient pas le christianisme (ni
par conséquent le judaïsme) comme une civilisation. Mais si nous nous en tenons à un caractère essentiel
de la civilisation qui est la vitalité ou l'évolution historique, présenter les juifs comme fossiles les priva de
déclin mais les immobilisa hors du temps. Cette exclusion fut de grande portée historiographique; comme
d'autres topoï, elle demeure en filigrane d'analyses contemporaines. Les auteurs médiévaux sont bien
conscients de l'enjeu et contestent L:elte interprétation. Le célèbre Kuzari de Juda ha-Levi défend la possi­
bilité de la reconnaissance de la supériorité du judaïsme comme système de pensée plus convaincant que
le clu·istianisme, l'Islam et la philosophie, système vivant et ouvert puisque le roi des Khazars se convertit
après avoir écouté la présentation des représentants de chaque système de pensée 24 . Notons que l'argument
de la possibilité d'une conversion au judaïsme, même à des périodes d'oppression de juifs, est un motif que
les auteurs reprennent spontanément dès qu'ils luttent contre une catégorisation simpliste du fait d'être juif.
F. Braudel, reprenant Léon Poliakov, signale à la page qui suit sa définition de la civilisation juive que les
juifs ne sont pas une race, que«les mélanges de sang ont été fréquents» et que «les juiveries sont souvent
nées de conversions sur place au judaïsme» 25 • Déjà Benjamin de Tudèle, reprenant les modèles musulmans

21. Ce texte a pour ambition de clore une réflexion sur la société juive médiévale, militante dans la mesure où elle a défendu
dans les textes et dans les actes de la recherche (travaux collectifs du groupe Jacov sur l'expertise, la nation, la charité, l'incertitude
sur les marchés médiévaux, l'historiographie, cités ci-dessous) combien l'histoire desjuifs était l'histoire de tous, l'histoire globale,
bref !'Histoire et non pas l'histoire d'un groupe marginal par et pour une communauté.
22. Pien-e le Vénérable apostrophe les juifs ainsi : « Moi, dis-je, moi, je vous convoque, ô juifs, qui jusqu'à présent niez les
Fils de Dieu. Jusques à quand, malheureux, ne croirez-vous pas la vérité? Jusques à quand n'adoucirez-vous pas vos cœurs de fer?
Voici que le monde presque tout entier reconnaît depuis longtemps le Christ, et vous seuls ne le reconnaissez pas: toutes les nations lui
obéissent, vous seuls ne l'écoutez pas, toute langue l'affirme, vous seuls le niez; tous les autres le voient, l'entendent, le comprennent,
vous seuls demeurez aveugles, sourds, pétrifiés.», cité dans Gilbert DAMAN, La polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen
Âge, Paris, Albin Michel (Présences dujadaïsme, 4), 1991 p. 61 et 62-63.
23. Chroniques asturiennes (fin 1X' siècle), Y. SONNAZ (éd.), Paris, Éditions du CNRS (Sources d'histoire médiévale), 1987,
Chronique d'Alphonse III, p. 41-4 7.
24. Juda HA-LEVI, Le Kuzari: apologie de la religion méprisée, C. TOUAT! (éd.), Paris, Verdier (Les Dix Paroles), 1994.
25. Fernand BRAUDEL, La Méditerranée el le monde méditerranéen à l'époque de Philippe Il, Paris, Armand Colin, 1966, [l" éd. :
Paris, Armand Colin, 1949], vol. 2, p. 138. Travaillant sur les conversions, j'avais éprouvé le besoin de poser, en bonne méthode la
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puis chrétiens du récit de voyage, naiTe avec une certaine malice comment l'accès à la transcendance est
réservé aux juifs, les autres n'ayant accès qu'à une représentation. Ainsi un voyageur que le gardien identifie
comme juif accède à une troisième caverne de Macpélah à Hébron, inaccessible aux pèlerins non juifs, pour
trouver les véritables tombeaux des matriarches et des patriarches 26• Le sacré se manifeste, alors qu'il n'est
pas perceptible pour ceux qui n'en voient qu'une image. Si nous suivons ce na1i-ateur, les voyageurs juifs du
xu0 siècle n'observent pas une situation présente valorisante mais ils ont pour eux le passé des patriarches
et des matriarches comme le futur messianique qu'il convient de ne pas forcer à advenir. Certes, les auteurs
juifs médiévaux écrivent en hébreu pour un lectorat juif qui a souffert de l'intolérance almohade et subit
sa situation de minoritaire. Les chrétiens, eux, n'ont cure de ces arguments, ils ne peuvent pas les lire.
La défense du judaïsme a vocation interne; elle assoit théoriquement la légitimité de persister et retourne
leurs attaques contre ceux qui se croient en marche dans le sens de l'histoire.
Une civilisation hors la vie des civilisations? Lire F Braudel
Un saut hardi, devant lequel de nombreux historiographes du judaïsme n'hésitent pas, nous conduirait à
comprendre le judaïsme du ghetto, à partir du xv1° siècle, comme l'expression topographique défensive
d'un enfermement hors de l'évolution civilisatrice chrétienne partie à la conquête du monde 27 • Certains,
comme Léon de Modène ne l'avaient-ils pas compris lorsqu'ils expliquaient les juifs aux chrétiens, avec
une pédagogie preuve d'un remarquable désir d'ouverture et de présentation des rites juifs, susceptible de
désamorcer l'incompréhension et donc la haine 28 ? Appartenance minoritaire et temporalité singulière sont
deux caractères mis en exergue sur la longue durée, motivant un rapport à !'Histoire pa11iculier.
Huit siècles après Pierre le Vénérable et les Croisades, quatre après l'expulsion des juifs des Espagnes,
F. Braudel, héritier des réflexions des années 20 et 30 du vingtième siècle autour de la civilisation, se saisis­
sant de cet objet de recherche extraordinaire qu'était la Méditerranée, extrait-il le Judaïsme et la judéité de
l'impasse de l'ahistoricité en qualifiant la civilisation juive? L'ambivalence de la relation de l'autre aux juifs
est également un trait spécifique de leur position dans l'histoire des civilisations 29. Dans l'édition de 1966,
l'historien à l'origine d'une histoire du système monde consacre une partie entière à ce thème. Il propose
alors une définition de la civilisation juive dans son style ample et balancé, maritime, texte qui n'a pas été
reformulé depuis. li fallait envisager une autre tâche que la narration d'une simple histoire événementielle
pour oublier les chroniques qui, chrétiennes ne mentionnent pas les juifs, ou qui, juives, reprennent la tradi­
tion de la Vallée des larmes 30 . Il fallait plonger dans les grands flux de l'histoire pour qu'un historien du
xv!" siècle échappe à la classique mais teITible indifférence des chroniqueurs puis des historiens chrétiens
comme à la vision larmoyante de ces temps d'expulsions et de guerres. Il fallait peut-être ne pas s'intéresser
principalement à l'histoire des juifs et prendre d'abord position en historien professionnel 31 pour offrir aux

possibilité de conversions dans les deux sens: du christianisme au judaïsme comme du judaïsme au christianisme, théoriquement et,
à certaines époques, en pratique, Diasporas.
26. The flinera1y of Benjamin of Tude/a, M. ADLER (éd.), Londres, Oxford University Press, 1907, p. 25-26 (trad. anglaise).
27. Voir Dominique IOGNA-PRAT, Ordonner el exclure. Cluny el la sociélé chré1ien11e face à l'hérésie, au judaïsme el à l'Islam:
I 000-1150, Paris, Aubier (Collection historique), 1998, début du chap. 9 sur L'irrésistible dilatation de la chrétienté, 1- Renversement
de flux, p. 265-267.
28. Léon DE MODÈNE et Richard SIMON, Les Juifs présenlés aux Chré1iens. Céré111onies el colllumes qui s 'observenl aujourd'hui
par111i les Juifs, suivi de Comparaison des cérémonies des Juifs el de la discipline de l'Église, J. LE BRUN (éd.), Paris, Belles Lenres
(La roue à Livres, 35), 1998.
29. Pour inverser les termes du titre d'Albert Memmi: ID., Le Ju/f el / 'A ulre, Paris, Christian de Bartillat, 1996 ou de Jean­
f
Christophe ATTIAS et Esther BENBASSA, Le Jui el l'Aulre, Gordes, Le Relié (Ose savoir), 2002 et son habilitation à diriger les
recherches Judaïsme el /iminarilé: conlribulions à I'hisloire i111ellec111elle el lilléraire du judaïs111e médiéval, EHESS, 1997.
La problématique de l'altérité est centrale dans les analyses sur la civilisation juive. Naturellement, il conviendrait ensuite d'envisager
la pensée d'Emmanuel Lévinas.
30. La tradition des chroniques hébraïques se transmet depuis le x11' siècle avec Abraham IBN DAUD, Libro de la lradicion,
Sefer lw-Qabba/al,, L. FERRE (trad.), Zaragoza, Riopiedras Ediciones (Biblioteca Nueva Se farad, 14), 1990,jusqu'au xv1' siècle avec:
Yosef IIA-KOHEN, El va/le del Llalllo, P. LEôN ÎELLO (éd.), Zaragoza, Riopiedras Ediciones (Biblioteca Nueva Sefarad, 13), 1989.
31. Comme le démontre: Gérard No1R1EL, «Comment on récrit l'histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur /'1,isloire de
Fernand Braudel», Revue d'histoire du XIX siècle, 2, 2002, p. 57-81, en ligne, URL: https://www.cairn.info/revue-d-histoire-du-dix­
neuvieme-siecle-2002-2-page-7.htm.
POURQUOI PARLER DE ClVTLISATlON JUIVE MÉDlÉVALE? 23

historiens des juifs 32 de voir leur objet d'étude inséré dans l'histoire globale. Même les plus critiques envers
les analyses braudéliennes ne jugent pas ( 'homme précisément antisémüe 33• Ajoutons qu'il avait conscience
de la nécessité d'insérer dans sa réflexion le cas des juifs 34• En promouvant la géohistoire, en observant d'un
nouveau point de vue la question identitaire qui tarauda maints historiens, il aborde sans complexes la place
des juifs dans l'Espagne moderne et dans la Méditerranée du xv, e siècle comme un élément parmi d'autres.
Sans lui faire a priori des reproches au sujet de la place qu'il accorde aux juifs, voyons comment il introduit
une pa1tie au sujet de la civilisation juive et comment il caractérise ce«personnage» dans l'économie de sa
narration historique. F. Braudel persiste à refuser les thèses toutes faites, encore aujourd'hui bien vivaces:
il nuance la ségrégation, en nie l'ubiquité et même, parfois, sinon l'impo,tance, du moins la prééminence
absolue à l'époque moderne 35 ; il décrit la coexistence 36 , il aime à souligner les transferts culturels, comme
le triomphe de la cuisine à l'huile contre le lard, devenue la règle dans les recettes espagnoles 37. Tout en ne
cessant de mettre en valeur le poids des banquiers juifs et de leurs hautes relations, il rappelle l'importance
d'une analyse sociale complète, des pauvres hères aux grands marchands en passant par les fripiers et les
artisans 38. Faire autrement que surreprésenter cette catégorie sociale dans les études est un vrai problème,
en raison du manque de sources sur les pauvres 39. L. Poliakov déjà regrettait ce fait. Cela le conduit natu­
rellement à contester l'assimilation de Werner Sombart entre judaïsme et capitaliste 40 pour lui préférer une
réflexion sur la «force aveugle» de la conjoncture 41 • Il sait évoquer la complexité de ce monde juif où ce qu'il
nomme la «nécessaire capacité à s'adapter» n'empêche pas des fidélités que créent les catégories sociales,
qui ont l'inconvénient d'isoler et de diviser les groupes de juifs 42• Ce faisant, il dénonce implicitement la
croyance en une supposée solidarité juive permanente et universelle. Cette démarche s'insérerait aisément
dans un travail plus vaste que la défense et l'illustration du judaïsme ou des juifs; cet argument lui pe1111et
d'aller plus loin dans le raisonnement, d'abord de«comprendre l'Espagne», puis les civilisations. C'est ainsi
qu'il impose avec force et assurance l'évidence d'un véritable décloisonnement incluant au passage les juifs
dans I 'Histoire. Il répond ainsi sans s'y intéresser aux vœux des historiens des juifs sans pour cela omettre de
rappeler la violence qui frappe les migrants jetés sur les chemins de l'exil, que quelques phrases suggestives
suffisent à peindre 43 . li réussit cela parce qu'il donne et laisse à voir la vie, la chair de cette histoire riche

32. Déjà Joseph Jacobs espérait insérer l'histoire des juifs dans l'histoire ibérique: lo., An inquÎIJI into the Sources ofthe Histo1J1
of the Jews in Spain, Londres, David Nutt, 1894.
33. D'une manière assez curieuse, Guillaume Erner, très virulent contre F. Braudel qu'il accuse de décrire des Juifs immobiles
dans une histoire essentialiste, affirme (c'est moi qui souligne): «Bien sûr, l'antisémitisme était complètement étranger à Braudel.
Il écarte toute tentation d'attribuer à la race un rôle dans le génie Juif... », p. 24-25. Guillaume ERNER, «La faute à la conjoncnire:
Braudel et l'antisémitisme», Quademi, numéro thématique « Secret et pouvoir: les faux-semblants de la transparence», 52, 2003,
p. 21-27, en ligne, DOi: 10.3406/quad.2003.1574.
34. Il conviendrait de comparer avec la version de 1947.
35. F. BRAUDEL (op. cil. n. 25), p. 138.
36. Ibid., p. 139.
37. ibid., p. 139.
38. ibid., p. 141. Mais il relève également une liste de caractères des juifs qui laisse perplexe: la ruse (p. 136), l'obstination
(il ajoute, le courage, voire l'héroïsme), l'ubiquité, l'adaptabilité, la capacité à être truchement de ces «condamnés au dialogue»,
celle, même très pauvre, à pratiquer le prêt sur gage et l'usure ... li repère l'influence des banquiers juifs qui cherchent à épargner à
leurs coreligionnaires l'expulsion, la conversion de force (p. 142-143).
39. Voir ma conclusion dans: Claude DENJEAN, Ju/fe et chrétiens. De Perpignan à Puigcerda, x11f-xn" siècles, Perpignan, Éditions
du Trabucaire (Historia), 2004, p. 209-210 et Claude DENJEAN, Juliette SmoN et Claire SousseN, «Charité bien ordonnée. Acteurs
et institutions de la tsédaqah en Europe méditerranéenne au bas Moyen Âge», Les Cahiers de Framespa, 15, 2014, en ligne, DOi:
10.4000/framespa.27 l 2.
40. ibid., p. 145-150.
41. ibid., p. 150-152. La qualification est p. 153. Que cela le conduise à une réécriture du topos est remarquable.
42. Ibid., p. 141.
43. Des vœux déjà exprimés par Bernhard Blumenkranz présenté dans : Claude DENJEAN et Juliette SmoN, «Être historien des
juifs médiévaux en France après Bernhard Blumenkranz», Jews and Christians in Medieval Europe: the Historiographical Legacy
ofBernhard 8/umenkranz (Vienne, 23-25 octobre 2013), P. Buc, M. KEIL et J. TOLAN (éd.), Turnhout, Brepols (Religion and Law in
Medieval Christian and Muslim Societes, 7), 2015, p. 142-144.
24 CAHIERS DE CIVILISAT/ON MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

et concrète. L'historien n'a pas besoin alors d'exprimer la moindre empathie avec son objet puisqu'il nage
dans les flux dont il s'empare pour sa narration. C'est en professionnel qu'il raisonne,là est l'essentiel de la
morale de l'historien 44 , un garde-fou entre engagement emphatique passionné et froide technicité. Même si
son sujet est un espace,jamais F. Braudel n'oublie qu'il redonne vie à l'humain.
Son développement est tout entier dans sa définition préliminaire. Lorsque nous la citons, nous la sortons
de son contexte et nous omettons de repérer les césures 45 • Or, ce petit bijou littéraire que nous extrayons
artificiellement est en réalité inclus dans un mode de raisonnement qui mérite d'être questionné. Comme
toutes les belles métaphores,elle est fausse et elle est vraie. Elle pose surtout des problèmes qui stimulent
notre compréhension des faits. F. Braudel nous étourdit en procédant par accumulation de cas issus de la
littérature historique et de quelques rares sources de première main qu'il agrège. Il plonge dans les courants
profonds mais remonte parfois dans les vaguelettes des événements exceptionnels,compare et revient aux
petits faits vrais pour aboutir à des généralités jamais abstraites. Le lecteur suit ou rompt,privé du loisir de
souffier pour démonter cette habile composition. Tentons de nous an-êter un instant. Notre réflexion devrait
gagner à prendre le risque de se laisser séduire sans pour cela tout approuver.
Dans ce chapitre 6 sur Les civilisations, qui suit le cinquième sur Les sociétés et le quatrième sur Les Empires
de cette deuxième partie sur les Destins collectifs et mouvements d'ensemble, F. Braudel,après avoir présenté
les mouvements des civilisations qui, vivantes, exportent et rayonnent 46, a suivi les cicatrices que sont les
diverses frontières en Méditerranée. Il n'a pas opposé une civilisation chrétienne à une musulmane entre
lesquelles seules on repérerait des h·ansferts culturels; il a explicitement nommé la civilisation grecque,
encore vive au xv1e siècle,cité la civilisation arabe; il nommera quelques pages plus tard,mais en italiques,
la civilisation ibérique... bref il joue avec les changements d'échelles et de registres,avec les flous et les
fondus enchaînés. Il a surtout montré que le tissu dense qu'il analyse est constitué des temps sédimentés,
voire malaxés 47 • Sous sa plume,le territoire devient peau marquée par l'histoire, comme celle de ce1tains
dauphins ou de femelles requins sur lesquels sont visibles les stigmates, traces de leur existence passée.
Il distingue également l'individu qui traverse les frontières,se dépayse,du groupe ou de la masse sociale et
de la civilisation qui «ne se déplace pas avec la totalité de ses bagages». Après avoir insisté sur les mélanges,
il pose le principe de la pérennité de son objet: «Avant d'être cette unité dans les manifestations de l'art [suit
une référence à Nietzsche], une civilisation est,à la base,un espace travaillé, organisé par les hommes et
]'histoire. C'est pourquoi il est des limites culturelles,des espaces culturels d'une extraordinaire pérennité:
tous les mélanges du monde n'y peuvent rien. » 48 Poser le«conflit entre Orient et Occident» et terminer sur
«La suprématie de l'Occident» 49 amène à dépasser le dialogue que cause le conflit entre deux civilisations
pour approfondir cette limite et faire jeu à trois 5°. C'est à ce point que peut intervenir«Une civilisation contre
toutes les autres: le destin des Juifs». On notera la force du«contre»,le glissement sans autre commentaire
de civilisation à peuple par l'emploi caractéristique de «Juifs»,alors que F. Braudel a nommé auparavant
sans aucune gêne d'autres civilisations. Couplé avec«destin»,ce glissement pourrait-il impliquer un soupçon
de téléologie? Parle-t-il bien de l'histoire des juifs ou pense-t-il plutôt à défendre son objet et sa méthode 51 ?

44. Gérard No1RJEL, « Pour la première fois la problématique identitaire est mise en œuvre en respectant scrupuleusement les
normes du métier d'historien, telles qu'elles ont été définies à la fin du x1x' siècle. Elle donne une intelligibilité globale aux faits qu'elle
a élaborés, sans pour autant leur faire violence. La tension entre l'archive et le problème oblige Braudel à mobiliser les considérations
sur le temps qui dominent l'air de son temps, mais pour les plier, les adapter, aux exigences de son travail empirique».
45. Béatrice Leroy la cite en épigraphe à son ouvrage: fo., Les juifs du bassin de / 'Ébre au Moyen Âge, témoins d'une histoire
séculaire, Biarritz, J et D éd. (Terres et hommes du Sud), 1997.
46. F. BRAUDEL (op. cil. n. 25), p. 101.
47. Ibid., p. 107.
48. Ibid., p. 107.
49. lbid.,p. 131.
50. Ibid.,p.135.
SI. Qu'il parle des juifs ou d'un autre groupe, F. Braudel veut voir large en conservant la précision des analyses. Cependant,
il semble trouver sa trame chez L. Poliakov, et dit s'appuyer sur les synthèses d'Attilio Milano: lo., Storia degli ebrei in /tafia, Turin,
G. Einaudi (Saggi, 318), 1963 pour l'ltalie et de Julio Caro Baroja: lo., Los Judios en la Espaiia moderna y contemporanea, Madrid,
Arion, 1961, pour l'Espagne. li ignore les travaux de Fritz Itzak Baer, dont Ga/out n'est pas traduit en français, ignore la période
médiévale alors qu'il prend lui aussi comme point de départ l'expulsion des Juifs. Sa réflexion d'historien moderniste reste marquée
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 25

L'écriture braudélienne nous contraint souvent à le suivre: il démontre soigneusement mais affirme allègrement
là où nous attendrions quelques explications. Toute l'analyse glose donc le renversement subtil qu'opère le
«contre» du titre du paragraphe initial, inversant l'apparence des choses: on aurait cru que c'étaient tous les
autres qui étaient contre les juifs. Sans grands discours, les juifs expulsés sont passés de victimes à acteurs.
L'idée maîtresse de la description de la civilisation juive serait-elle alors dans la seconde phrase de ce texte:
«En face des Juifs, toutes les civilisations sont en cause et en position, chaque fois, de supériorité écrasante?
Elles sont la force, la multitude, ils sont presque toujours de minuscules adversaires.»? On ne peut voir ici
la figure du juif, mais plutôt l'agrégation des individus mus par une force collective, comme ces insectes
que nous admirons nous dit-il aussi, mais individus tout de même. L'intérêt pour les structures occulte-t-il
absolument les actions individuelles? C'est bien d'échelles, de point de vue, de paradigme qu'il nous faut
changer pour comprendre la civilisation juive. F. Braudel s'attache à l'observation des faits, malheureuse­
ment documentés de seconde main, sans froideur mais sans«glisser dans le débat passionné les sensibilités,
les vocabulaires, les polémiques d'aujourd'hui» 52 • Il se sent obligé de s'expliquer même s'il le fait toujours
de manière indirecte: si l'bonune est en faveur de ceux «qui souffrent dans leur liberté, leurs corps, leurs
biens, leurs convictions», nous dit-il, l'historien ne ferait pas son travail s'il confondait les «sentiments
auxquels [il ne peut] échapper» avec «le vrai problème». F. Braudel s'insère ainsi dans l'historiographie
ibérique, celle du débat entre Americo Castro et Claudio Sanchez Albornoz car i I traite de la «civilisation
ibérique», «variété particulière de la civilisation d'Occident» 53 . Lorsqu'il nonune les juifs, il traite en fait
de Sefarad; son sujet demeure la Méditerranée au temps de Philippe II, où les Marranes font office de juifs.
La longue durée d'une«civilisation juive» ne l'intéresse pas pour elle-même 54•
Pour notre sujet, l'apport braudélien est à la fois considérable et inexistant. Indifférent aux topoï qu'il véhicule
encore, il peint la civilisation juive à l'instar des autres, vivante et capable de vitalité. Il l'insère donc bien
dans le grand mouvement historique. Socialement adaptables,«bons élèves de toute acculturation», les juifs
sauvegardent leur«personnalité de base». C'est cette obstination qui fait cette civilisation vivante, résistante.
«Il y a bel et bien une civilisation juive, si particulière qu'on ne lui reconnaît pas toujours ce caractère de
civilisation authentique. Et pourtant, elle rayonne, transmet, résiste, accepte, refuse ; elle a tous les traits
que nous avons signalés à propos des civilisations. Il est vrai qu'elle n'est pas enracinée, ou plutôt qu'elle
l'est mal, qu'elle échappe à des impératifs géographiques stables, donnés une fois pour toutes. C'est sa plus
forte originalité, non la seule.»
Ce n'est donc pas un médiéviste, malgré les allusions à cette question dans l'œuvre de J. Le Goff, ce n'est pas
un historien des juifs mais le portraitiste de l'espace méditerranéen qui prétend qu'il existe une civilisation
juive. Il restera le seul. Cependant, lorsqu'il précise sa description, il nous ramène aux gloses anciennes
de l 'Ivrit passeur, du juif paradigmatique, du jeu entre identité et altérité. Sans échapper peut-être à une
vision essentialiste dont l'utilisation antisémite serait aisée, sans se préoccuper de ce qui s'écrit non loin de
l'EHESS, il ouvre une issue à l'histoire des juifs en la (en les) plaçant au centre et, dans le même temps, en
leur accordant une place à part, minuscule mais éclairante. Ne traitant ici ni précisément de F. Braudel, ni
même du concept de civilisation, je serais tentée d'affirmer«sans passion» 55 que ce qui compte est l'impulsion
méthodologique : il refuse un traitement thématique, géographique, une vision fragmentée. Il nous propose

par la figure des conversas, voire des Marranes. Lorsqu'il répudie la distance froide, l'historien ne pouvant rester extérieur au drame
qu'il relate, c'est l'Espagne du xv1' siècle qu'il pourrait bien évoquer d'abord (cf. n. 22).
52. F. BRAUDEL (op. cil. 11. 25), p. 153.
53. Ibid., p. 153-154, «Comprendre l'Espagne», où il conteste la«plaidoirie chaleureuse et séduisante» de L. Poliakov et que
)'Espagne ait été punie de ses méfaits par la privation de sa grandeur.
54. Comment faut-il comprendre cette dure remarque à L. Poliakov: « tant que vous vous occuperez d'antisémitisme,
vous n'avancerez pas chez moi»?, Léon PoUAK0V, l 'Aube,ge des musiciens, Mémoires, Paris, Mazarine, 1981, p. 184, que cite
Guillaume Erner,«La faute à la conjoncture: Braudel et l'antisémitisme» ..., n. 1 comme une preuve d'indifférence. En fait, F. Braudel
lui-même en étudiant le temps de Philippe Tl et de !'Inquisition, en citant souvent les cas de conversas, voit lui aussi d'abord la haine
contre les Juifs mais sa posture lui interdit de prendre ce point de vue. De fait, entrer dans l'histoire des juifs par l'antisémitisme
peut recouvrir une attitude antisémite comme un processus de dénonciation contre l'antisémitisme. F. Braudel suit sa logique propre,
pour servir l'économie de son récit, et laisse de côté le« fait juif».
55. Comme le fait F. BRAUDEL (op. cil. n. 25), p. 153 où il aborde les débats passionnés au sujet de l'expulsion des Juifs des Espagnes.
26 CAHIERS DE Cl VJLJSA TJON MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

de choisir un objet que nous envisageons sous toutes ses facettes, en découpant toutes ses strates, en faisant
jouer toutes ses contradictions. Il fait de l'histoire une science de la vie humaine.
F. Braudel insiste, semble hésiter, en insérant l'un de ses sous-titres argumentatifs: « Sûrement une civi­
lisation» 56, alors qu'en général les titres des sous-paities sont purement descriptifs. Il caractérise alors la
spécificité de la civilisation juive pour proposer dès l'abord la conclusion de sa démonstration, celle qui
lui pennettra quelques pages plus loin d'avancer dans sa recherche: le fait que la situation des juifs soit un
indicateur de la situation économique et sociale.
«Son corps est dispersé, éparpillé comme autant de fines gouttelettes d'huile sur les eaux profondes des autres
civilisations et jamais confondues, ce qui s'appelle confondues, avec elles, cependant toujours dépendantes
de celles-ci. De so1te que leurs mouvements sont aussi les mouvements des autres, par suite des 'indicateurs'
d'une exceptionnelle sensibilité.»
Redisons-le, extraire des phrases de La Méditerranée ... pmterait à croire que F. Braudel, suivant W. Sombait
et malgré les dénégations qu'il accumule à ce sujet, maintient une vision essentialiste du judaïsme et des juifs,
qui posséderaient une« personnalité de base». S'agit-il bien des juifs? La civilisation grecque ne reste-t-elle
pas pour nous d'abord l'énigmatique sourire des kouroi? F. Braudel n'a cure d'être un historien des juifs.
Ils ne sont pas son sujet. Ils interviennent comme une sorte de synapse argumentative : passeurs encore une
fois! Ne serait-ce pas plutôt cette notion vague de civilisation, ce vitalisme qui porta à des analyses de mauvais
aloi des années 1930 qui pounaient être vigoureusement critiqués? Le tenne de civilisation n'est plus trop à
la mode et de fait, il est si flou qu'il peut devenir d'un emploi dangereux. Pmtraiturer l'esprit français, le génie
allemand ou n'importe quel caractère d'un«peuple», voire «national» est réducteur, risible ou dangereux,
c'est selon. Il n'empêche ... Celui qui cherche à monter en généralité est nécessairement conduit à proférer
des eneurs ou du moins des simplifications contestables, cmmne l'économiste, comme le sociologue, quand
l'historien, souvent, se retire. F. Braudel ne nous a-t-il pas simplement proposé un antidote contre les bêtises
mais aussi contre la bêtise de refuser de chercher des constantes, en cherchant à aiticuler cette recherche
pennanente entre les cas que documentent les archives et les pennanences que nous repérons? C'est l'enjeu
de notre profession et de nos formations, c'est la condition du dialogue entre les sciences sociales et d'ailleurs
avec les sciences de la vie ou avec la physique 57 • Il nous reste à trouver une méthode efficace, la réflexion
sur la notion de civilisation est une étape sur ce chemin, celui de l'historien, particulièrement de l'historien
des juifs hanté par les lieux communs, nécessairement aux prises avec les diverses durées 5 8•

Le juif paradigmatique? Où l'on bute sans cesse sur les idées reçues
L'appmt exceptionnel de F. Braudel est d'insérer la civilisation juive dans une réflexion dont elle n'est pas
le sujet. Sa description ramène au juif paradigmatique, elle ne diffère pas de celle des maîtres qui demeurent
la référence lorsque l'on traite du «fait juif». D'une certaine manière, il ne va pas beaucoup plus loin dans
la précision que Sigmund Freud qui proposait déjà de la civilisation une définition historique et sociale, sans
faire cependant de l'histoire 59 • Les deux auteurs ébauchèrent une réflexion sur le rapport entre individu,

56. F. BRAUDEL (op. cil. n. 25), insistant sur ce qui fait ces soubassements puissants des civilisations, une « personnalité de
base», p. 136.
57. Sur la méthode et les échelles, détenteur du prix Nobel de physique: Phil W. ANDERSON, «More is different», Science,
New Series, 4047, 1972, p. 393-396, en ligne, URL: http://links.jstor.org/sici?sici=0036-8075%2819720804%293%3A l 77%3A40
47%3C393%3AMrD%3E2.0.CO%3B2-N.
58. L'histoire croisée, qui propose de poursuivre et de dépasser la démarche comparatiste (Michael WERNER et Bénédicte ZIMMERMANN,
« Penser l'histoire croisée: entre empirie et réflexivité», Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1, 2003, p. 7-36, en ligne, URL: https://
www.cairn.info/revue-annales-2003- I-page-7.htm) ouvre des perspectives potLr articuler les convergences, les croisements ou les
ressemblances (ou l'absence de ressemblances) selon des durées et en divers plans.
59. Sigmund FREUD, Abrégé de psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France (Bibliothèque de psychanalyse), 1997;
ID., Malaise dans la civilisation (en allemand Kultur), C. ÜDIER et J. ÜDIER (trad.), Paris, Presses universitaires de France (Bibliothèque
de psychanalyse), 1986 [ l" éd. 1929].
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JU[VE MÉDIÉVALE? 27

développement individuel, société et civilisation. Ils n'historicisent pas cette«civilisation juive» 60 , alors que
l'historien reste le seul à voir utilisé systématiquement et théoriquement ce tenne, le plus vaste, qui englobe
tous les autres, qu'ont préféré les auteurs postérieurs de synthèses sur les juifs- et non plus sur le Judaïsme vu
comme une religion. Si être juif n'est pas seulement être un peuple, si ce n'est pas -ou pas seulement- relever
d'une religion, qu'est-ce? La définition est-elle valide sur la longue durée, en Orient comme en Occident,
pour les Séfarades et pour les Ashkénazes? Ce qui est assuré, c'est que la civilisation juive semble perdurer
plus que la grecque ou la romaine. Les juifs ont pu se dire peuple monothéiste, peuple d'une religion, avant
de se penser cmmne citoyens après l'émancipation, ce qui les renvoya à une appartenance religieuse en des
temps de déjudaïsation. Les Italiens, eux, ont « ebraismo ». Les Français usent et mésusent de «judéité»
et de «judaïcité». En l'absence d'ancrage puissant, sans tenitoire propre, la civilisation juive ne peut-elle
n'être qualifiée que par une analyse d'histoire des mentalités, d'histoire culturelle, voire d'histoire du genre
où la psychologie peut avoir la pai1e belle?
Les voies suivies sont périlleuses et jusqu'à aujourd'hui peu nombreuses. D'une pai1, la reconstitution des
frontières entre majoritaires et minoritaires, tant du point de vue religieux (fidèles/infidèles) que du point
de vue politique (citoyens/non citoyens) conduit à adopter la thématique et la phraséologie de l'insertion,
de l'assimilation, de l'intégration, mais aussi de l'émancipation qui répondent au thème de l'infériorité.
La ségrégation et la persécution antijuives et antisémites demeurent alors au cœur de la réflexion, en fili­
grane ou comme thème explicite. Tous ceux qui réfléchissent sur les structures et sur la longue durée, ceux
qui adoptent le comparatisme sont confrontés à des résultats ambigus. D'autres préfèrent s'en tenir à la
reconstitution et de l'analyse critique de petits faits vrais précisément datés et s'affrontent à la question de
la longue durée à travers des questions de méthode. Sans traiter de«civilisation», ils envisagent une vision
englobante du fait juif, à travers l'ai1 par exemple. Les deux écoles s'attachèrent à décloisonner l'histoire
des juifs. Nous allons suivre soit des auteurs qui envisagent de vastes tableaux et se risquent à une réflexion
comparatiste appuyée sur d'autres recherches, soit ceux qui travaillent en atelier ou en travail d'équipe et
juxtaposent des travaux. Les deux écoles butent sur des topoï anciens et récmTents. Les dangers sont soit la
généralisation stérilisante ou abusive, soit le pointillisme et l'enfermement dans l'étroitesse des spécialités.
Mais pourquoi les historiens des juifs auraient-ils l'apanage de ces inquiétudes? Ces dangers menacent les
historiens en général.
Le rempart de la méthode
Dix ans avant l'édition de La Méditerranée ... que nous avons lue ici, avait paru la première version de la
recherche de L. Poliakov, historien d'abord amateur qui trouva un asile relatif auprès du maître et qui semble
rester son principal infonnateur en matière d'histoire des juifs. Peut-on et doit-on penser l'histoire des juifs
à partir de 1 'antisémitisme étudié sur la longue durée 61 ? L. Poliakov nous y invite non pas à la manière
larmoyante qu'il récuse sans s'y attarder 62 mais avec vitalité, humour, sans jamais dénier la pai1 d'humanité
à l'histoire qu'il raconte, même au sujet des pires moments de l'existence juive 63 • Le russe L. Poliakov, dont
le prénom se réfère à L. Tolstoï 64 , dont la famille était éloignée des pratiques religieuses et qui apprit les

60. Le terme«civilisation», l'équivalent français de «Kultur» est le plus large de tous les autres mots utilisés. F. Braudel évite
«peuple» et«nation», qui pour la période moderne auraient un sens autre que pour la période médiévale et, plus encore que pour la
période contemporaine. li use avec modération du mot «diaspora» (p. 155) pourtant souvent employé comme celui qui exprime le
mieux la spécificité juive et qui pourrait sous-tendre sa métaphore des gouttelettes d'huile dans l'eau.L'économie de sa réflexion et le
contexte historiographique de l'écriture de sa thèse, où les jui fs n'interviennent pas pour eux-mêmes mais dans un contexte plus large
-c'est cela ! 'intérêt de la démarche braudélienne pour nous- fait logiquement préférer«civilisation» à« identité» et à« mentalité»
devenus d'utilisation courante dans les années de la seconde édition de la Méditerranée.
61. L. Poliakov a répété qu'il avait voulu comprendre pourquoi on avait voulu le tuer, à lui, presque pas juif, en tout cas pas
religieux, issu d'un milieu assimilé. Question elle-aussi éminemment risquée car elle est parfois reformulée si l'on n'y prête pas attention
sous !'expression du langage commun, qui peut prendre sans que le locuteur y songe nécessairement un sens terrible : pourquoi le
nier, lui qui n'avait rien fait? Annette Wieworka dans l'émission lafabrique de l'histoire, de novembre 2017 au sujet de L. Poliakov.
62. L. Poliakov ne s'intéresse pas aux chroniques alors qu'il a consacré son œuvre à l'antisémitisme.
63. L. POLIAKOV (op. cit. n. 54), Penser d'abord le mal n'empêche pas de porter un regard humain, vivant.L'empathie n'empêche
ni l'humour ni la distance de l'historien. C'est cet équilibre que réussit L. Poliakov.
64. Ibid, p. 15.
28 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

subtilités du Talmud à Marseille comme secrétaire d'un rabbin orthodoxe, aborda la question du mal quasi
intuitivement, si on en croit son récit d'enfance: malade, il n'appelait pas les«bonnes gens» à l'aider mais
les «mauvaises gens» 65 . Ce clin d'œil n'est pas placé au hasard, c01mne si le destin du gamin né avec de
l'eczéma puis guéri par sa niania chrétienne, qui l'adorait mais racontait que les enfants clu·étiens battaient
les petits juifs avec des orties, était de se confronter à la nature particulière de l'antisémitisme dans toute
sa complexité. La relation entre la biographie intellectuelle et l'ambition dont témoigne l'œuvre n'est pas
anecdotique. L. Poliakov expose ainsi en souriant les paradoxes de l'histoire juive, auxquels répondent
tant bien que mal les historiens des juifs, trop souvent isolés au sein des «études juives» comme trop de
professionnels dans leur pré carré. Le volontarisme de la démarche, qui présente l'antisémitisme comme
un caractère en quelque sorte positif par ses éventuelles vertus agrégatives 66 peut contribuer à balayer deux
stéréotypes complém�ntaires : celui qui conduit à la victimisation des juifs et celui d'une judaïcité néces­
sairement violentée. Etrange profit d'une démarche somme toute douloureusement traditionnelle: du Livre
de la Tradition à la modification méthodologique par laquelle Fritz ltzak Baer répondit à l'antisémitisme
hitlérien 67, la réflexion sur la nécessité du maintien du rempart de la Torah est un argument ancien qui finit
par déteindre sur les inteITogations historiennes au sujet de l'assimilation. On le voit, étudier ce thème conduit
tout autant vers une démarche ahistorique ou, du moins, pourrait favoriser sinon une conception cyclique,
celle d'un éternel retour d'événements terribles, du moins une conception structurale de la judéité. Pourtant,
L. Poliakov défend qu'aucun sujet ne signe la défaite de l'histoire. Au contraire, loin de voir ses capacités
critiques détruites par l'inno1m11able, il se veut historien avant tout, il adopte même la posture et la méthode
historique même avant de l'être professionnellement. Examinons ses apports méthodologiques, relisons ses
résultats puis ses échecs.
Les bénéfices sont méthodologiques: il étudie une notion par une démarche comparatiste 68 , en l'historicisant.
C'est L. Poliakov qui, dans ses propos liminaires à l'édition de son Histoire del 'antisémitisme de 1991 69 nous
invite à envisager le fait juif comme une position, qui peut être prise par d'autres peuples dans ce1tains cas.
Il n'est pas loin de l'histoire des minorités, des diasporas, voire du geme. Son travail ouvre vers une réflexion
sur l'antisémitisme sans présence effective de juifs, sur une étude nuancée du rôle effectif du christianisme,
des chrétiens et de l'Église. Il souligne que des contextes culturels différents conduisent à des pratiques
différentes des régimes idéologiquement comparables et alliés: la traduction de l'antisémitisme nazi par les
Japonais est par exemple l'occasion d'une allusion stimulante. Cette voie est poursuivie actuellement par
les historiens de l'histoire religieuse des premiers siècles après Jésus-Christ et, d'une certaine manière, par
David Nirenberg 7°. L. Poliakov insiste sur la possibilité théorique mais aussi réelle que des communautés
juives se développent puis disparaissent sans l'intervention de l'antisémitisme. Ces remarques ne sont pas
des détails, elles fondent cette œuvre touffue et demeurent de grande portée, bien que noyées dans la masse
des faits. Il échappe finalement au poids de son sujet en libérant 1 'histoire des juifs d'une vision essentialiste.
Son autre apport est de distinguer clairement la période des communautés, celle où la religion est essentielle
et englobante, de celle des individus, ce qui implique que les périodes anciennes doivent être étudiées de
manière différente des époques contemporaines. Or cette évidence est souvent battue en brèche par ceux
qui étudient le Judaïsme. La continuité, même heurtée, de la relecture d'un système de valeurs, que nous
pouvons qualifier de«civilisation juive», que les médiévaux nommaient«tradition», reçoit ainsi le principe
d'évolution historique, grâce à une démarche parallèle à celle qui a accordé son statut de période à cette

65. L. POLIAKOV (op. cil. 11. 54), p. 21.


66. Que subir la haine renforce ! 'identité n'est certes pas lié mécaniquement et pourrait être contesté.
67. Parmi les chroniques hébraïques, lire A. IBN DAuo (op. cil. n. 30); Fritz 1. BAER, Ga/out.l'imaginaire de l'exil dans le
judaïsme, Paris, Calmann-Lévy (Essai judaïsme), 2000 [I" éd.: Ga/ut, Berlin, Schoken Verlag, 1936). Le terme de «modification»
est employé dans le sens du titre du roman de M. Butor; la modification de la pensée de F. 1. Baer se lit immédiatement dans l'usage
successif de ses prénoms, l'allemand et l'hébraïque; «hitlérisme» est préféré à «Shoah» parce que F. I Baer écrivit son essai dès
1936. Cependant, l'ouvrage ne fut traduit en français que tardivement.
68. Ce qui est bien mis en valeur dans: Seymour DRESCHER, compte rendu de: Léon POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme,
Paris, Calmann-Lévy, 1955-1968, 3 vol., dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 5, 1973, p. 1153-1157, en ligne,
URL: www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1973 _num_28_5_293413_tl _1153_0000_1
69. Proche de celle de 1981, mais augmentée et révisée depuis celles de 1956 (vol. 1), 1961 (vol. 2) 1968 et 1977 (vol. 3 et 4).
70. David NIRENBERG, Anti-Judaism: The Western Tradition, New York / Londres, W. W. Norton, 2013.
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 29

parenthèse qu'était le Moyen Âge. L. Poliakov termina sa carrière en privilégiant la pluridisciplinarité.


Il s'essaya à une anthropologie historique, à une histoire fe1tilisée par les autres sciences humaines. Ainsi,
ce sujet de l'antisémitisme insère-t-il l'histoire des juifs (une histoire totale, politique, sociale et intellec­
tuelle) dans une vaste histoire comparatiste sur une longue durée qui éclaire celle des autres civilisations en
décrivant la vie des juifs.
Nous aide-t-il à définir une éventuelle « civilisation juive»? Bien qu'il écrive bien une histoire des juifs en
traitant la haine du juif, bien qu'extraire des citations puisse faire croire ! 'inverse, L. Poliakov se répète:
ne prétend pas qu'être juif soit consubstantiellement CotTélé par l'antisémitisme. Il préfère une « histoire
globale et multidimensionnelle de l'antisémitisme, qu'il concevait de plus en plus comme une histoire
anthropologique des formes de judéophobie» 71. Il ne peint pas exactement les juifs, mais plutôt leurs ennemis.
Son Histoire de l'antisémitisme est en fait une histoire des juifs en pays d'Islam et en clu·étienté, avant laquelle
il développa un chapitre sur l'Antiquité qui est celui sur lequel il fonde sa réflexion, grâce auquel les événe­
ments médiévaux se révèlent, dans le sens photographique du tenne. Que sont les juifs? Pas des victimes,
des acteurs d'une transmission qui se poursuit selon un rythme violemment heurté. Nous distinguons une
silhouette, voire une figure. Qu'insérer dans ces contours? On comprend l'intérêt de la« civilisation juive»
dans l'économie de la naintion de la« longue durée», des structures, des« mouvements de fond». L'intérêt
de sa réflexion repose dans ce soin mis à voir l'entremêlement et le cheminement des choix successifs des
acteurs et des groupes sociaux. Ainsi, nous dit-il le judaïsme se pénétrait de culture hellénique, des penseurs
cherchaient à harmoniser les doctrines des philosophes avec les préceptes de la Torah, ce qui ouvrait la voie
au prosélytisme juif, puis à la propagande clu·étienne, causant alors des répercussions sur la condition des
juifs. Je comprends (j'interprète), bien qu'il ne le dise jamais explicitement, que L. Poliakov nous invite à
faire de l'histoire en musicien (ou en linguiste): à superposer les lignes temporelles (les différents cycles,
l'axe syntagmatique, l'histoire narration) dont les coupes stratigraphiques(! 'histoire tableau mais aussi l'axe
paradigmatique) dessinent à la fois les limites des périodes historiques, que l'on ne perçoit que rétrospective­
ment par une reconstruction, et des systèmes de référence que l'on pourrait qualifier de« transpériodiques».
Voici le problème avec lequel l'historien doit composer: la longue durée, ici celle du« peuple» juif dans les
sociétés d'Ancien régime, qui ne doit pas occulter 1 'histoire, ici celle des juifs. Ach1ellement, la difficulté à
sortir de ce cadre dans les sociétés à citoyenneté contemporaine explique peut-être en partie la virulence du
nouvel avatar de l'antisémitisme qu'est !'antisionisme antisémite.
L'échec de la méthode ?
Malheureusement, dans cet ouvrage foisonnant, les résultats sont peu lisibles. L'effo1t de synthèse laisse
subsister nombre de dangers et d'apories. L. Poliakov en avait pleinement conscience, il n'a cessé de
reprendre son ouvrage et éprouvait le besoin de réitérer ses précautions après chaque généralité. Si son projet
représente un pas significatif, ses résultats sont nécessairement perfectibles et bien des passages doivent être
aujourd'hui repris. Seymour Drescher dans les Annales, avait déjà noté que ce travail valait plus par ses
questions que par ses réponses, non pas en raison des insuffisances de l'auteur mais de l'état de la recherche 72.
Les lecteurs ne retiennent souvent qu'une définition du fait juif facile sinon simpliste. Faut-il se limiter en
définissant alors une « civilisation juive» comme celle qui est fondamentalement minoritaire et qui résiste.
Les éléments qui caractérisent le fait juifreposent dans le respect de la Loi, des règles du Décalogue 73 et un
certain « paiticularisme », une sorte d'irrédentisme ?
Bien qu'il travaille dans un milieu qui privilégie les analyses démographiques, économiques et sociales,
L. Poliakov souligne surtout les facteurs psychologiques tant collectifs qu'individuels, alors même qu'il
invite à approfondir la relation de l'antisémitisme avec la conjoncture. N'avait-il pas l'intuition que les
recherches d'histoire économique n'épuisaient pas la question et n'expliquaient pas la haine? On le comprend,
se compotier conune / 'ogre historien ne va pas sans risques de renier l'histoire. Il ne nous suffit pas d'affirmer

71. Dans la préface de: Léon POLIAKOV, La causalité diabolique, I: Essai sur l'origine des persécutions, P.-A. TAGUIEFF (préf.),
Paris, Calmann-Lévy (Mémorial de la Shoah), 2006 [ l" éd.: Paris, Calmann-Lévy [Liberté de l'esprit, 25], 1980], Pierre- André Taguieff
présente la démarche de L. Poliakov et qualifie son Histoire de«problématisante», celle des«représentations», des«mentalités»,
de« l'imaginaire social». À la fin de sa vie, L. Poliakov s'intéresse finalement au mythe de la conspiration satanique.
72. Ibid..
73. Ce trait est essentiel pour les médiévaux, qui nomment la Loi de Moïse.
30 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

vouloir éviter inlassablement les embûches renouvelées de la téléologie. Il n'est pas toujours aisé de distinguer
longue durée, caractères essentiels et caractères immuables. Comment repérer l'articulation des temporalités?
Comment écrire ! 'histoire en utilisant les témoignages de juifs sur eux-mêmes 74, en décrivant les construc­
tions identitaires sans immobiliser 1 'historien dans les rets d'une historiographie prégnante ? Répondre à
cette difficulté fonde les démarches ethnologique et sociologique. D'autre part, aucun sujet, aucun thème
n'est ahistorique, seule la manière de l'étudier peut l'être. Mais l'historien des juifs peut souvent s'identifier
à Sisyphe 75• L. Poliakov a essayé de décrire les caractères originaux de l'appaiienance au «peuple» juif.
Il a considéré le ou les contextes politiques, religieux et sociaux de l'apparition d'une haine d'une nature
particulière contre ce «peuple» porteur de valeurs spécifiques. C'est beaucoup plus que dénier le caractère
racial du judaïsme et, que déjouer l'antisémitisme.
Il ne suffit pas de dater l'apparition de l'antisémitisme 76, de montrer que les manifestations passionnelles
collectives qui ont rendu «le s01i des Juifs si dur et si précaire» sont rares dans l'Antiquité païenne, de
vérifier si les accusations contre les Juifs sont les mêmes que celles qui formèrent ensuite les stéréotypes
antisémites. Il n'imp01ie pas seulement de décrire l'état des pratiques juives sans jamais présupposer qu'elles
sont éternelles. L. Poliakov n'a pas trouvé un mode d'écriture qui rendrait compte des faits au plus juste, en
construisant et en faisant jouer les plans. En outre, sa documentation, de seconde main, n'entre pas aisément
dans le cadre de sa réflexion. Sa pensée n'émerge pas d'une immersion dans les sources.
Le premier écueil d'une ample réflexion sur une notion nécessairement anachronique tient au lexique dispo­
nible. Les mots pour dire l'histoire des juifs sont piégés. L. Poliakov est sensible à ce problème. Il traite de
prosélytisme ou d'exclusivisme, distingue pratique de rituels et ritualisme et, naturellement, est soucieux
de présenter les facettes des antisémitismes. Cependant cetiaines généralisations restent abusives, sans que
l'auteur manifeste le souci de distinguer les divers usages de termes comme« nation juive», peut-être parce
que les discours sur le sujet restent tellement imprégnés des faux-sens induits par des emplois parfaitement
justes -ici les nations dans les textes bibliques, la«nation juive portugaise» de l'époque moderne ... -mais
dont une lecture, ou plutôt l'habitude de modes de lecture incompatibles avec la démarche historique, où les
références des autres textes conservent leur poids, demeure et vient gravement perturber la compréhension 77•
Lorsqu'il emploie sans précaution la notion d'opinion publique au sujet des exactions des Croisés 78, cette
mention fait douter de l'exactitude de sa démarche.
Le second écueil est celui de l'emploi du raisonnement analogique. La mémoire et l'histoire se conjuguent
pour forcer les comparaisons entre les modes d'être juifs saisis à différentes périodes. L'extermination des
juifs d'Europe du :xxe siècle et les expulsions médiévales, celles des Espagnes d'abord, se font écho dans
!'Histoire de l'antisémitisme comme dans le Ga/out de F. I. Baer. La destruction du judaïsme wisigothique
répond aux conversions ibériques du xve siècle. Alors qu'il affirme que l'antisémitisme n'est pas de tout
lieu et de tout temps malgré la pennanence de certains traits qui placent les juifs à! 'écati des autres peuples,
alors qu'il s'appuie sur l'autorité de Joseph Mélèze-Modrzejewski pour bousculer l'histoire traditionnelle
en contextualisant les événements, L. Poliakov noue de telle manière divers éléments hétérogènes que la
linéarité de la narration, le rapprochement entre scénarios récutTents et la volonté de démonstration, qu'il
aboutit à un résultat contreproductif, pour peu que l'on cède à une paresse assez naturelle chez tout lecteur.
Par exemple, lorsqu'il s'agit de tirer les conclusions sur le rapport à l'hellénisme, il cite l'affirmation que
l'«on ne peut pas impunément, à la fois et à part entière, être Juif et Grec» 79, tout en rappelant immédiatement
sur les nombreuses exceptions à ce constat. Ce balancement prudent s'opère en pure perte, on se souvient du

74. Au sujet de l'autoperception et des systèmes de valeurs, lire: Nathalie HEINICH, Des valeurs. Une approche sociologique,
Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 2017.
75. Combien de conférences sont suivies de questions montrant que l'on n'a pas été entendu!
76. L. POLIAKOV (op. cil. n. 11), p. 21-23
77. Le vocabulaire ne peut être utilisé sans précautions, ainsi lorsqu'à plusieurs reprises, p. 25 p. 118, p. 131 par exemple, il parle
de la« nation» juive, terme que l 'on ne trouve que dans les textes tardifs, mi xv' s. Certaines assertions traditionnelles souvent issues
de textes littéraires très tôt édités et donc considérés comme des autorités doivent être confrontées à un corpus de sources équilibré,
comme juger si les élites juives espagnoles étaient aussi mécréantes que certains se plaisent à le dire (p. 25).
78. Ibid., p. 251.
79. L. POLIAKOV (op. cil. n. 11), p. 23, citant J. Mélèze-Modrzejewski.
POURQUOI PARLER DE CIVTLISATION JUIVE MÉDTÉVALE? 31

paradigme de l'hellénisation, qui renvoie aux menaces que peut faire peser l'assimilation sur le judaïsme.
Il n'est pas d'évocation plus conventionnelle du rôle de l'antisémitisme. Alors, la compilation, même critique,
ne sert pas son projet. L'effort synthétique et la volonté comparatiste conduisent parfois à créer des hiatus
chronologiques surprenants. Cherchant à repérer les constantes, les inflexions et les changements, l'historien
mêle des infom1ations précises à des propositions plaquant des tennes ou des théories. Il met en relation
l'expansion chrétienne continuelle pacifique avec l'ardeur de missionnaires qu'il oppose à la domination
par la force et la violence. Il remarque que «tout se passe donc bien comme si le reflux du christianisme
[actuel] coïncidait avec la prépondérance de la civilisation occidentale» 80• Chaque spécialiste aurait beau jeu
de repérer des en-eurs, et serait alors injuste. Cependant, ces approximations empêchent d'entendre d'autres
passages lorsque par exemple l'auteur, soucieux d'extirper les lieux communs mortifères, s'applique à dire
et à redire que les juifs ont pu être agriculteurs, que devenir un peuple citadin est une «véritable mutation
socio économique», mutation à comparer avec celle des Arméniens à la fin du Moyen Âge. Ainsi faut-il
opérer un tri entre des affinnations aujourd'�ui confinnées et d'autres plus contestables. Il souligne à raison
combien «juifs et musulmans, au Moyen Age, ressentent la parenté entre leurs deux religions, le fonds
culturel commun» (les observances relatives au pur et à 1 'impur semblables, la circoncision), les influences
qui ont joué dans les deux sens, et il cite nahirellement Benjamin de Tudèle 81• Il repère la coexistence de
juifs locaux et de juifs originaires d'autres provinces dans l'Empire musulman 82 ainsi que l'importance de
l'oligarchie. Il prête attention à l'importance de l 'expe1tise des juifs dans la Reconquista 83 , leur rôle dans la
transmission de l'héritage arabe. Mais, complétant ce tableau classique, il n'hésite pas devant un raccourci
saisissant lorsqu'il estime que la tradition de l'Anoussiout définie comme «un judaïsme pratiqué en cas de
nécessité en secret, sous le masque d'une adhésion à l'Islam» serait une constante qui surgit ensuite sous la
fonne du marranisme 84• La hardiesse qui l'a conduit à un comparatisme de cet aloi, puis, à la fin de sa vie,
à la pluridisciplinarité, aura causé des remarques peu amènes de ses collègues 85.
Identité et assimilation sont-ils des thèmes valides à toutes les périodes?
Le pendant à l'étude sur l'antisémitisme s'attache à la thématique de l'assimilation. La position des juifs au
sein des autres peuples, des autres«nations» 86, pour reprendre l'expression biblique, s'exprime dès les textes
originels par des narrations qui décrivent des modes d'insettion, alors que la réflexion explicite sur la notion
de «civilisation» commence sans doute véritablement avec les interrogations sur les juifs assimilés de la
fin du x1xe siècle. Abraham s'appuie sur un statut de migrant résident pour l'achat de la grotte de Macpélah,
Isaac puis Jacob négocient leur sihiation dans le pays où ils s'installent 87 . Joseph et Moïse surtout sont les
modèles de deux attitudes longuement glosées durant les x1xe et xxe siècles. Écrire ]'Histoire n'était pas
lu comme un choix scientifique mais bien comme une possibilité d'encourager ou de décourager les juifs
européens, particulièrement les juifs allemands. Les demandes que reçut S. Freud, auteur d'une réflexion
fondatrice sur la «Kultur», de ne pas publier son livre sur Moïse, compris comme décourageant pour les
juifs d'alors, ses hésitations qu'il dut surmonter en témoignent 88 . On se prend à penser que les grands textes
hébraïques du xrl° et du xm• siècle eurent une fonction comparable dans un contexte pourtant fort différent.
La sociologie traduisit ce problème en termes d'identité (la judéité) et d'appartenance au singulier ou
au pluriel. L'émancipation conduisit logiquement à ces formulations puisque la judéité était vue comme

80. L. POLIAKOV (op. cil. n. 11), p. 73.


81. Ibid., p. 75-76.
82. Ibid., p. 80.
83. Ibid., p. 117.
84. Ibid, p. 79.
85. Il a pu souffrir de ne pas être reconnu comme professionnel.
86. Il convient d'abord d'entendre le mot dans son sens le plus neutre. Cependant, ses emplois diffèrent fortement selon les
contextes et les époques, créant bien des distorsions de sens. Sur les emplois médiévaux, voir: Nation et nations au Moyen Âge ...
(op. cil. n. 14).
87. Genèse, 23.
88. YosefH. YERUSHALMI, Le Moïse de Freud :judaïsme terminable et interminable, J. CARNAUD (trad.), Paris, Gallimard (Essais),
1993 [l" éd.: Freud's Moses: Judaisme Terminable and Interminable, New Haven, Yale University Press, 1991].
32 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

communautaire et close alors que la citoyenneté impliquait d'investir l'espace public 89 • Dans son ouvrage
Sur la corde raide, Pierre Birnbaum, propose d'examiner les Parcours juifs entre exil et citoyenneté en
historien pratiquant le comparatisme et en sociologue étudiant des cheminements individuels dans des
contextes étatiques différents 9°. Malgré ce que pourraient faire croire la dédicace à son père, les balancements
rhétoriques de sa préface et ses références au Zakhor de Yosef Yerushalmi 91, l'auteur, loin de proposer un
portrait du fait d'être juif qui nous renverrait vers une supposée«civilisation juive» de la longue durée en
généralisant des traits spécifiques s'attache avant tout à la diversité et aux contradiction,s d'acteurs appartenant
à des sociétés multiples, dans la ligne de ses premiers travaux sur les Sommets de l'Etat 92 • Sans qualifier ce
«peuple culture» 93 de «paradigmatique», il partage avec de nombreux auteurs l'idée que les juifs, «dans
leur grande fragilité» puisque longtemps sans État et sans tetTe, «sans domicile inexpugnable», affrontent
les contradictions identitaires qu'ils partagent avec les autres «groupes humains», «de manière probable­
ment singulière». Voulant éviter la vision larmoyante de l'histoire qui néglige leur«recherche opiniâtre du
bonheur» et leur«aptitude à survivre, à s'épanouir même face à l'adversité», il envisage l'équilibre précaire
et les contradictions de ces juifs qui«dansent» sur la corde raide. P. Bimbaum nous expose ainsi sa méthode
pour articuler le général et le particulier, monter en généralité et conserver la richesse et la diversité des cas.
Il envisage cette histoire en reconstituant les jeux fluctuants des appartenances dans des mondes où varient
les paramètres que nous nommions au xx< siècle la «culture», l'état, la«nation». Il nous invite ainsi à ne
pas réifier les juifs en les étudiant à travers les institutions mais à adopter une vision dynamique. On le voit,
les ouvrages de référence sur cette thématique ne sont pas médiévistes, ni même proprement historiques.
Néanmoins, cette démarche touche d'autant plus le médiéviste que !'Histoire médiévale a souvent préféré
les communautés aux «juifs», le «statut légal» aux destins pluriels, le groupe aux hommes. Il est certes
naturel qu'un sociologue de la République, qui étudie essentiellement l'époque contemporaine, choisisse ce
présupposé. Il est moins nahirel qu'un médiéviste le suive puisqu'il est notoire que la société qu'il étudie
n'a que faire des libertés individuelles post-révolutionnaires. C'est ainsi qu'il ai1icule la longue durée �vec
l'histoire, sans dévier ni de son attention à la pluralité des choix ni de son sujet, qui reste la relation à l'Etat.
Les parcours de Joseph et de Moïse nous parviennent comme d'écho en écho à travers les relectures des
textes intégrées au plus profond des personnalités des commentateurs et où les prénoms, choix du père,
résonnent également. Comme avec L. Poliakov, la psychologie, voire la psychanalyse, s'immiscent dans le
discours historien. Le médiéviste devrait ne pas se sentir concerné de la même manière: Moïse et Joseph
ne représentent pas au Moyen Âge deux choix opposés. Toutefois, l'historien n'est pas seulement celui qui
fait parler les morts, il est souvent le fantôme qui accompagne un homme qui mourut des siècles avant la
naissance de ce compagnon inconnu 94 .

89. Moi-même dans ma thèse de doctorat sur une communauté médiévale, confrontée à des documents qui montraient une vie
juive très ouverte sur l'extérieur,j'avais tenté de résoudre le problème en identifiant des espaces, des domaines au sein desquels la
négociation entre la judéité et ! 'acteur économique se serait organisé différemment.
90. P. BIRNBAUM (op. cil. n. 19). Sa première partie a pour titre « Comparer». 11 observe parallèlement « des traces diverses
d'histoirejuive», (préface, p. 10), essentiellement les choix et les stratégies des juifs français et allemands après 1'émancipation.
91. P.Birnbaum reprend la question de Moïse et de Joseph, suivant la tradition de F. Kafka, de S. Freud et de Y. Yerushalmi,
dans un ouvrage écrit après le deuil de Jacob Birbaum, son père. Évoquant l'Égypte, il nous invite à nous affronter non pas à la
sinmtion égyptienne pourtant si riche en possibilités de comparaisons avec la période médiévale, en particulier depuis les éclairages
de J. Mélèze-Modrzejewski, mais au poids des références et aux gloses sur la Bible: lo., Les Juifs d'Égypte, de Ramsès li à Hadrien,
2' éd., Paris, Paris, Presses universitaires de France (Quadrige, 247), 1997 [ l" éd.: Paris, Errance [Collection des Néréides], 1991];
lo., Droit impérial et traditions locales dans l'Égypte romaine, Aldershot, Éditions Variorum, 1990.
92. Pierre BIR 'BAVM, Les sommets de l'étal: Esssai sur l'élite du pouvoir en France, Paris, Le Seuil (Points, Politique, 86), 1977.
93. lo. (op. cil. n. 19), p. 9.
94. Pour reprendre la figure de style évocatrice qu'utilise Marguerite Yourcenar: «Je me rends compte de l'étrangeté de cette
entreprise quasi nécromantique. C'est moins le spectre d'Octave que j'évoque à près d'un siècle de distance qu'Octave lui-même,
qui, un certain 23 octobre 1875, va et vient accompagné sans le savoir par une "petite nièce" qui ne naîtra que vingt ans après sa mort
à lui, mais qui, en ce jour où elle a choisi rétrospectivement de le hanter, a environ l'âge qu'avait alors Madame Irénée. Tels sont les
jeux de miroir du temps», [o., Le labyrinthe du monde, 1: Souvenirs pieux [Paris, Gallimard [Soleil, 319], 1974], Paris, Gallimard
(Folio, 1165), 1980, p. 209-210.
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 33

Ce1tes, la question des modes d'insertion dans un État de religion et de culture différente est bien pour les
juifs un choix identitaire essentiel et fondateur, qui ne va pas de soi, auquel on peut répondre de manière
différente selon les temps et les lieux. Est-il besoin de se référer à l'achat de la grotte de Macpélah, à Joseph
puis à Moïse pour relever un trait singulier durable de l'histoire juive « entre exil et citoyenneté», entre
irrédentisme, intégration et assimilation? Malgré les différences évidentes entre la période contemporaine
et le Moyen Âge -des États féodaux plutôt que l'état moderne, citoyenneté pleine et entière impossible à
ceux qui ne sont pas de la religion dominante, poids des statuts inférieurs- comparer les situations des juifs
dans ces contextes divergents offre des opportunités heuristiques d'autant plus remarquables que la distance
est grande. On pomTait reprocher son anachronisme à cette démarche. En effet, utiliser la notion d'agency et
relever de l'individualisme méthodologique ne va pas sans précautions 95• La reconnaissance d'une émergence
du sujet 96, de stratégies de groupes sociaux ou de justiciables 97 est certes largement partagée aujourd'hui.
L'intérêt pour les corpus de sources notariales ou judiciaires a joué un grand rôle dans la légitimation de cette
démarche attentive aux normes comme aux acteurs. Cettes, l'ouvrage de P. Bimbaum n'offre qu'une,seule
référence médiévale, à travers Y. Yerushalmi, avec Samuel Ibn Nagrela,«poète, érudit et homme d'Et<lt»,
qualifié à tort de seul exemple où un juif« occupa une telle position de pouvoirn 98 . De fait, le Moyen Age
juif est resté longtemps mal connu des non spécialistes, parfois réduit à une période de violences antisémites
ou antijuives voire compris dans la longue période de servitude juive. Pou1tant les catégories que documente
P. Bimbaum sont pertinentes de l'Égypte à Rome, puis de Rome au monde chrétien médiéval. Plutôt que
d'imaginer le Moyen Âge juif comme un sombre prélude au judaïsme du Ghetto, nous identifions des formes
de choix d'insertion politique et sociale dans des états et des sociétés qui n'exigent pas que les juifs se fondent
en eux. Or le Moyen Âge n'est pas une période où les juifs qui ne seraient pas reconnus seraient poussés
vers une conversion immédiate et généralisée. Ils bénéficient et pâtissent tout à la fois d'un statut juridique.
Mais leur situation est, en principe, d'infériorité et pas d'égalit( Insister sur la citoyenneté conduit à échapper
à l'analyse rétroactive sinon parfois téléologique d'un Moyen Age à paitir du marranisme moderne. L'apport
du travail d'un contemporanéiste est donc précieux pour nous. De ce fait, la borne de l'émancipation qui
suivit les Lumières et la Révolution française ne sépare pas un Ancien Régime, où les communautés juives
sont à pait, d'un monde contemporain, où elles se sont insérées au prix du risque de perdre leur identité ou de
se considérer strictement comme une religion. Non seulement une analyse de l'époque médiévale employant
les méthodes issues de la sociologie est admissible, mais la description de la singularité des choix juifs,
historicisée et observée sur la longue durée peut-être proposée aux lecteurs des textes médiévaux. Selon
une démarche comparable à la réflexion sur la notion de nation, penser la civilisation juive pou,i-ait bien
rapprocher les spécialistes des mondes juifs avec les autres médiévistes par l'emploi d'un anachronisme
polysémique dont les emplois polémiques viennent brouiller les pistes 99.
Cependant, les difficultés rencontrées sont-elles très éloignées de celles auxquelles s'affrontèrent les autres
ouvrages soucieux de vues synthétiques et générales? Les résultats de vues stimulantes ne sont-ils pas par
nature contestables? Les historiens des mondes juifs ne cessent d'être confrontés à la manière d'étudier la
relation entre permanences de longue durée et mouvements historiques sur un temps plus bref 100 •

95. C'est cependant la démarche suivie dans mes recherches jusqu'à: Claude DENJEAN, !dentilés juives entre ancrages et passages
en Catalogne, du xtf au x,,e siècle, Paris/ Louvain, Peeters, 2015 et qui était à l'origine du recueil sur les conversions dans: Diasporas
« Passages, conversions, retours», 3, 2003.
96. Alain DE LIBÉRA, Archéologie du sujet, /: Naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007; li: la Quête de l'identité, Paris, Vrin,
2008; Ill: la double révolution. L'acte de penser, 1, Paris, Vrin, 2014; ID., L 'inven/ion du sujet moderne, Paris, Vrin (Bibliothèque
d'histoire de la philosophie), 2015.
97. Daniel LORD SMAÏL, The Conswnplion ofJustice: Emotions, Pub/ici/y, and Legal Culture in Marseille, 1264-1423, Ithaque,
Comell University Press (Conjunctions of Religion & Power in the Medieval Past), 2003; la notion de «forum shopping» est largement
utilisée ces dernières années, spécialement au sujet des femmes juives.
98. P. BIRNBAUM (op. cil. n. 19), p. 402, 11. 34, chap. 1.
99. C. DENJEAN, J. SmoN et C. SoussEN (art. cit. n. 14).
100. Voir l'ouvrage de D. NIRENBERG (op. cil. n. 70), que Maurice Kriegel présente dans: ID.,« L'esprit tue aussi. Juifs "textuels"
et Juifs "réels" dans l'histoire», Annales. Histoire, Sciences Sociales, 4, 2014, p. 875-899, en ligne, URL: https://www.caim.info/
revue-annales-2014-4-page-875.htm: « Il propose, dans cet ouvrage qui représente l'aboutissement de longues recherches, de faire
de l'antisémitisme une espèce du genre antijudaïsme. De cet antijudaïsme, il donne une définition très large: il ne s'agit pas, dans
34 CAHIERS DE C!VILJSATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

Au-delà des lieux communs sur lesjuifs et les chrétiens? Faire ressurgir la vie desjuifs médiévaux
La seule école, qui bâtit une véritable médiévistiquejuive envisagea la longue durée et les apports de la
sociologie grâce au travail d'équipe. Elle se posa elle aussi, mais discrètement, modestement, les fonde­
ments d'une réflexion sur la nature de ce que nous nommons «civilisationjuive» dans la longue durée.
Ses résultats sont moins connus hors du cercle des spécialistes car, quel que soit le volontarisme entraînant de
Bernhard Blumenkranz, ni sa position universitaire ni son caractère ne lui donnèrent un magistère comparable
à celui de F. Braudel; elle ne lui permettait pas de fo1mer des historiens. Sa démarche prudente, construite en
préférant la petite fonne au grand récit n'était pas propice au succès public. Toutefois, désonnais, l'histoire
desjuifs existait dans la recherche du CNRS. Considérée comme une discipline exotique et rare, elle pouvait
bénéficier d'une politique de la recherche.
Almé de la modestie traditionnelle de l'historien, B. Blumenkranz s'orienta vers une œuvre encyclopédique
fragmentée. Des spécialistes d'histoire des textes, dont les maîtres étudièrent la philosophie, des historiens de
l'art, ont défini, légitimé et établi une histoirejuive revendiquée aujourd'hui également comme histoire des juifs.
Ils relèvent des «étudesjuives» dans leur version française, ils en reprirent le flambeau 101 • B. Blumenkranz se
réappropria le projet d'Heinrich Gross avec la Nouvelle Galliajudaica, dont la première ambition, gommant
quelque peu la césure des années de guerre, fut programmatique, encyclopédique, propédeutique. Le cente­
naire de la naissance de l'auteur de Juifs et chrétiens a été l'occasion d'une rétrospective où des historiens
d'horizons fort différents réinterprétèrent et s'approprièrent la démarche du fondateur de l'histoire actuelle
desjuifs en France, d'une manière peut-être plus cacophonique que consensuelle, qui prouve la fertilité de
l'action 102• Le parcours ne fut pas linéaire, entre études hébraïques, lecture des maîtres anciens, géographie
historique. Entre la Belle époque, les années 1946-1956 et les années 1970, de nouvelles voies se sont
faitjour 103 • La science dujudaïsme et l'émancipation avaient ouvert des voies à l'israélitisme. Les années
quarante ont été suivies d'un silence béant. La hantise de la téléologie, pour paraphraser Elsa Matmurzstein 104,
est cependant le lot des historiens et nous ne pouvons oublier le double héritage de F. I. Baer, passé de faits de
Studien zur Geschichte des Juden lm Konigreich Aragonien à l'analyse de Galout. Les Français ont préféré
ignorer ce désastre-là, d'autant que F. I. Baer n'imp01te qu'aux historiens ibériques 105• La réapparition de ce
thème dans la fabrique de !'Histoire continua pourtan! sur les acquis de la Troisième République, tant ceux
des vén1rables sociétés savantes av�c la Société des Etudesjuives, que celui des institutions universitaires
avec l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, section des Sciences religieuses. La Nouvelle Gallia judaica
s'appuy� sur ces institutions mais s'ouvrit aussi vers une «nouvelle histoire» que promouvait l'École des
Hautes Etudes en Sciences Sociales. Cette insertion des «études juives» dans la société englobante fut
indubitablement une ouveiture, pour ne pas dire un progrès. Le développement de l'histoire médiévale des
juifs après la seconde gue1Te mondiale a abouti dans les années quatre-vingt-dix du xxe siècle à une mutation
critique: les étudesjuives médiévales ne furent plus cantonnées dans le champ de l'érudition, de la philoso­
phie, des langues et de l'histoire intellectuelle pour entrer dans l'histoire sociale, d'une histoire politique et
économique globale. Cela se produisit d'abord en s'en tenant aux sujets classiques: lesjuifs de cour, l'usure,
les quartiers juifs, les conversions. Bien que le projet ait eu l'ambition de rassembler les chercheurs qui se

la perspective adoptée, de l'hostilité à ! 'égard d'une religion, d'une culture ou d'une population -le judaïsme et les Juifs- mais de
l'appréhension critique d'une catégorie, d'un ensemble de notions, qu'incarne ou représente le "judaïsme", à travers lesquelles les
porteurs de cet antijudaïsme cherchent à se situer dans le monde et à donner du sens à leur action. L'antisémitisme correspond au cas
particulier dans lequel le discours de l'antijudaïsme est appliqué aux Juifs concrets.» On lira dans ces pages une mise au point sur les
usages historiques des tem1es «antisémitisme»,«antijudaïsme» et «judéophobie». li pose la question: «Sur quels critères faire le dépait
entre, d'un côté, des approches critiques, en elles-mêmes légitimes, envers le judaïsme, Israël, ou les attitudes imputées aux commu­
nautés juives, et de! 'autre, des discours auxquels s'appliquerait, en rigueur de terme, la qualification, infamante, d'antisémitisme?».
101. Qui doit être distinguée de la Wissenshaft des Judenstums.
102. C. DENJEAN et J. SrnoN (art. cit. n. 43), p. 349-366. Le colloque ne réunit cependant pas tous les historiens concernés par ce legs.
103. Cette histoire s'écrit dans le contexte de )'Affaire Dreyfus ou de !'Après-guerre.
104. Elsa MARMURSZTEJN,« La hantise de la téléologie dans!'historiographie médiévale de l'hostilité antijuive», Revue d'histoire
moderne et con1e111poraine, 2/3, 2015, p. 15-39, en ligne, DOi: 10.3917/rhmc.622.00I 5.
105. Sur le temps qu'il fallut pour traduire Galout, voir Benoît GRÉVIN, «Israël en Edom: â propos de quelques publications
récentes sur !'histoire du judaïsme en Europe du Nord au Moyen Âge central (xl'-x1v' siècles)», Médiévales « La rouelle et la croix.
Destins des Juifs d'Occident», 41, 2001, p. 149-164, en ligne, DOl: https://doi.org/10.3406/medi.2001.1531.
POURQUOI PARLER DE CfVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 35

dédient à l'histoire des juifs, aucune des voies envisagées n'a été fédérée avec les autres pour obtenir un
projet universitaire et scientifique lisible par les non-initiés. Les lieux de l'histoire juive restaient des espaces
spécifiques: telles les «sciences religieuses» où les études portaient sur ce qu'il est convenu de nommer
histoire intellectuelle 106, des travaux de linguistique et de paléographie 107• N'oublions pas que L. Poliakov,
de son côté, travaillait auprès des historiens des Annales sous l'autorité de F. Braudel. Des raisons liées aux
institutions, aux personnes, à leurs méthodes, à leurs positions et aux sphères dans lesquelles elles évoluaient
n'ont pas rassemblé les deux approches, bien au contraire. Le legs de B. Blumenkranz est à la fois de grande
portée et sans conséquences concrètes immédiatement visibles, à l'exception notable des publications de la
collection «Nouvelle Gallia judaica».
Les résultats sont pourtant réels. L'effmt pour sortir du ghetto historiographique conduisit B. Blumenkranz
à collaborer avec des historiens non spécialistes des juifs, comme Albe1t Soboul pour la période révolution­
naire. Les conséquences, telle une défense systématique du désenclavement des études juives, procédèrent
peut-être d'un mécanisme de «sémination ». C'est Georges Duby, qui dirigea Danièle Iancu Agou, même
si se lit en filigrane l'action de Gérard Nahon. Ce fruit d'un travail inconscient et totalement hasardeux a
conduit la médiévistique juive d'institutions de grand prestige mais périphériques vers l'histoire enseignée
à l'université et son travail quotidien auprès de la masse des étudiants. Les études juives filles de l'émanci­
pation aboutissent ainsi à une histoire des juifs au cœur de l'histoire englobante, de l'histoire de la France
et des Français ou de celle du Christianisme. Malheureusement, cette évolution se fait au détriment d'une
formation à l'érudition, qui touche tant l'hébreu que le latin, la paléographie, la codicologie. Ce déficit sape
toutes les disciplines exigeant une formation technique solide.
Dans le même mouvement, B. Blumenluanz ouvrit la voie aux recherches à partir de dossiers de sources
latines et chrétiennes, sans généralisation préalable. Les archives sont riches en textes sur les juifs, dispersés
et pas ou mal répe1toriés. Comment définir cette «civilisation juive» sans le nom? Choisir ou pas d'employer
ce terme généralisateur et problématique est un choix significatif, reflet d'une méthode qui juxtapose au lieu
d'embrasser d'un seul geste. Cette décision est un rempart contre les topoïrécurrents. Mais ne pas s'inten-oger
sur la nature de l'appartenance juive n'est-ce pas risquer de la réduire à des conceptions purement juridiques
ou religieuses qui ramènent à un essentialisme d'autant plus sournois que définir les juifs par le statut paraît
nahirel? B. Blumenkranz en était sans doute conscient, lorsqu'il s'attachait par exemple à explorer les textes
médiévaux pour n::pérer les mentions de «judeus » ios. La réflexion critique ne peut s'épanouir sans la proxi­
mité avec les documents. Pour décloisonner l'approche de son objet historique, B. Blumenkranz s'attachait
systématiquement à préparer le terrain des chercheurs fuhirs en inventoriant la documentation et les questions.
Une véritable histoire des juifs naissait ainsi. Les historiens actuels sont ainsi les libres héritiers d'un désir
de réflexion sur la vie des juifs, plus seulement intellectuelle mais matérielle, les espaces qu'ils habitèrent,
les débats qu'ils eurent avec les chrétiens. Ils ont reçu en partage les appmts de l'école méthodique, le souci
du décloisonnement pour se confronter aux nouveaux paradoxes d'une société politique qui s'interroge sur
les communautés et la «civilisation occidentale», chrétienne.
Enfin, les « sciences auxiliaires» -épigraphie, paléographie et diplomatique, linguistique, topographie,
archéologie... - conduisent à se demander ce qu'est qu'être juif à travers ce que firent ces juifs: écrire,
graver, enluminer, fabriquer des objets ... Cette voie allie l'image à l'histoire des textes exégétiques et
narratifs pour envisager un point de vue global. On identifie alors un objet bien peu évident: l'ait juif.
La démarche prend très tôt la mesure des appmts possibles de l'archéologie naissante 109• Cela peut être un
bon moyen pour échapper aux représentations et aux stéréotypes. Mais c'est une méthode difficile. Relier
ce champ aux autres reste délicat. Faire dialoguer les historiens des représentations et ceux de l'économie
et de la société n'est pas plus aisé. Le contexte historiographique pouvait fausser la démarche. Les grandes

106. Cette tradition fut illustrée par Georges Wajda, Charles Touati, Gilbert Dahan. Une inflexion était apparue avec Gérard Nahon.
107. Avec les travaux de Colette Sirat sur le livre et les manuscrits hébraïques.
108. Bernhard BLUMENKRANZ, «Perfidia», Archivium Latinitatis Medii Aevi: Bulletin du Cange, 22-2, 1952, p. 157-170, en ligne,
URL: http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/293 I/06%20 TEXTE.pdf?sequence= 1, s'attache à une étude lexicale.
109. Colette Sirat, paléographe, a proposé également deux synthèses sur la philosophie, dont: lo., La Philosophie juive au
Moyen Âge, selon les textes et les imprimés, Paris, Éditions du CNRS, 1983; ses travaux sur les manuscrits ouvrirent la voie aux
réflexions en histoire de l'art.
36 CAHIERS DE CIVILJSATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

collections d'Histoire de l'art s'attachaie�1t assez naturellement aux«civilisations», selon une vision pas très
éloignée des collections historiques «l'Evi:ilution de l'humanité» ou «Les grandes civilisations». De fait,
la logique de l'étude des «empires» de l'Egypte, de la Grèce.ou de Rome rendait le projet logique. Parler
de l'Italie de la Renaissance, passe encore. Traiter du Moyen Age ou, plus tard, de la Russie, des Etats-Unis
pose de plus grands problèmes. Définir un«art juif», souvent visualisé grâce à un tableau de Marc Chagall,
est une gageure I w_ S'agit-il des artistes juifs, vivant sur des te1Titoires spécifiques, appartenant à des milieux
significatifs, respectant des codes et choisissant des styles repérables, parlant une langue commune? L'a11isan
qui effectue la commande d'un client juif qui souhaitait enluminer une Haggadah comme la Haggadah
d'or ou celle de Sarajevo, faire décorer un plat de Pessah ou fabriquer une hannukiah, lampe de la Fête
des Lumières, était-il juif? Les juifs orfèvres se privaient-ils de produire des calices? Voici un échantillon
des questions qui se posent encore à nous. La constitution du corpus lui-même devient délicate, alors que
l'historien des sociétés ou le spécialiste d'histoire religieuse, voire d'histoire intellectuelle parviendra à
trouver des solutions convenables lors de sa collecte de sources. Cependant, la difficulté n'est-elle pas
comparable à celle éprouvée par ceux qui s'attachent à l'a11 catalan, à la littérature ou au«cinéma féminin»?
Lorsque B. Blumenkranz, stimulé par la découverte à Rouen de vestiges d'une synagogue publie Art et
archéologie des Juifs en France, il ne peut que déplorer la fragmentation du champ d'études, la difficulté à
le définir et à le délimiter, l'absence même de matériel. Les archéologues d'aujourd'hui se déclarent encore
victimes du conflit qui s'ensuivit 111 . Ils fouillent peu souvent des lieux repérés comme pouvant receler des
vestiges éclairant l'histoire des juifs. Lorsqu'ils le font, le débat peut être si violent, les arguments si inex­
tricables que les bonnes volontés sont a1Têtées 112•
Ces approches ont ouvert de nombreux chantiers et construit des cheminements nouveaux, de manière
en apparence confuse. L'historiographie des juifs se développa selon un rythme heurté, elle demeure
1!11 archipel. La démarche se poursuit, dans un contexte historiogrnphique, politique et social différent.
A l'image de l'histoire universitaire, les manuels d'histoire sont restés fennés à l'histoire des juifs, excepté
récemment depuis les années 1990 à l'étude de la Shoah mais sans pour cela modifier au fond la perception
de !'histoire des juifs dans la société, puisqu'à l'ignorance a succédé trop souvent une attention exclusive
envers des victimes -vite contestée d'ailleurs- plutôt qu'une analyse historique. Plutôt que des conclusions
toutes faites, B. Blumenkranz laisse le goût du questionnement incessant. Cependant, ces réflexions ont
porté <le nouveaux fruits lorsque des médiévistes attachés à l'étude des sources de la pratique ont succédé
aux spécialistes d'histoire intellectuelle.

Les fruits du décloisonnement. Une civilisation juive médiévale


Plaidoyer pour une histoire des juifs
Fallait-il examiner aussi longuement les apports et les apories des«maîtres anciens»? Leurs conclusions se
résument en quelques lignes. Un seul employa« civilisation juive», d'autant plus aisément qu'il se moquait
bien des juifs au fond, lui qui fut d'abord historien des Espagnes, dont la Méditerranée est espagnole,
observée au temps où elle a expulsé sa pa11 séfarade. Les autres s'en sont tenus in.fine aux vraies et aux
fausses évidences d'une identité juive autodéfinie, bien que chacun sache que, même aux origines bibliques,
l'appa11enance au peuple monothéiste n'allait pas de soi. Tous et chacun nous ont pom1ant précédés dans cette
inte1,-ogation insatiable: qu'est-ce qu'être juif? Qu'est lefaitjuif? Aucun n'a vu sa pensée largement diffusée.
Chacun dans son œuvre peut être identifié à Sisyphe historien, po11ant le poids d'une historiographie sans

11 O. Dont témoignent les collections sur « les grandes civilisations»: Gabrielle Srn-RAJNA, L 'arl juif, Paris, Arts et Métiers
Graphiques (Orient et occident), 1975 et ID., L 'arl j11/f, D. JARRASSÊ, R. KLEIN, el al. (collab.), L. MARCOU (trad.), Paris, Citadelles
& Mazenod (L'art et les grandes civilisations, 25), 1995; Chagall el la Bible, catalogue de l'exposition du Musée d'art et d'histoire
du judaïsme (Paris, 2 mars-5 juin 2011 ), Paris, Ski ra-Flammarion/ Musée d'art et d'histoire du judaïsme, 201 1, cet ouvrage propose
une réflexion sur ce qui fait un « artiste juif».
111. Archéologie du Judaïsme en France el en Europe, actes de colloque (Paris, 14-15 janvier 2010), P. SALMON/\ et L. S1GAL (dir.),
Paris, La Découverte, 2011.
112. Sur ce sujet, les exemples des fouilles de Perpignan, en particulier de la détermination d'un mikl,vê, bain rituel, ou de celles
de Rouen sont emblématiques.
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 37

histoire. En effet, ces juifs si utiles dans l'économie de la narration historienne ou dans le portrait des civi­
lisations majoritaires ou minoritaires, dominantes ou asservies ont-ils une histoire? Il n'est pas ce11ain que
cet objet historique soit parfaitement conformé, même lorsqu'on le pare en le qualifiant de «civilisation».
Durant le processus de lente maturation de l'historien, les chercheurs qui s'y consacrent franchissent plusieurs
étapes. li convient d'abord de choisir une période et le choix est déjà de grande portée. On commence par
l'évidence de la documentation: ainsi, dans les états médiévaux occidentaux, il existe bien une catégorie
«judeus», identifiable et plus ou moins aisément repérable. Le recul étonné et critique des résultats d'une
inse11ion délicate dans un champ réducteur peut conduire soit à accepter l'étiquette d'«études juives», soit à
passer par une période de doutes historiographiques, voire un âge militant' 13. Si conune le dit Joseph Morse!,
l'histoire médiévale est un spo11 de combat, l'histoire médiévale juive l'est pa11iculièrement 114. La quête d'un
décloisonnement effectif et efficient nous conduisit à saisir des clés heuristiques partagées avec les autres
médiévistes. La notion de civilisation en est une. Seule et en équipe, j'ai pour ma part choisi deux voies
convergentes : la première pennet de travailler«de profil», selon la documentation disponible, en passant
par l'histoire économique le crédit, l'histoire des prix, l'expe11ise, l'ince11itude sur les marchés: les juifs y
sont, au milieu des clu·étiens et avec eux, à leur place -numériquement faible, forte dans la vision stéréotypée,
certainement surreprésentés dans ces secteurs; la seconde s'attaque de front à des notions centrales dans
l'histoire juive -diaspora 115, conversion 116, identités 1 1 7, peuple et nation118• Si la seconde voie est nécessaire
-peut-on réfléchir en ignorant les questionnements qui constituent notre champ d'études?- la première ne
se limite pas à investir des champs connexes où les juifs étaient généralement placés dans une position de
marginaux utiles -l'usurier, le truchement, le médecin ... Il s'avère que le décloisonnement conduit à une
méthode ouvrant une histoire des valeurs 119• Se saisir de la notion de civilisation noue les deux approches.
La notion de civilisation sied à un essai de synthèse prospective et libératoire. La chose est paradoxale et
ambivalente, sinon ambiguë, tant macro-ensemble que processus. Sa complexité contradictoire pourrait être
de nature à nous élever dans le labyrinthe circulaire de la définition du.fait juif, voire à nous aider à sortir
du dédale. «Civilisation» nous séduit parce que le tenue a la force de faire de notre objet historique un fait
constitué et vivant. Le mot n'impose pas l'existence d'un état, il n'exige pas des modes de contrôle et de
régulation normatifs, centralisés, pensés comme tels par un pouvoir; il ne sous-entend pas l'assimilation
avec un «peuple» au sens génétique du terme mais il suppose plus qu'un vague sentiment d'apparte­
nance. Il accorde au système de valeurs qu'il implique une identité puissante, un 110111, une reco1maissance,
une durée sans en nier l'historicité: le système s'adapte au fil des confrontations mais, durant une longue
période, il conserve sa personnalité. Bien qu'impliquant une agrégation de préférences, bien que définissable
par la détermination de structures, il signifie plus que«société» et, surtout, les hommes y exercent des choix
collectifs autant qu'ils y sont parlés par une force qui les dépasse. Nous prétendons proposer un p01trait de
groupe -mais qui accorderait sa place aux individus en tenant compte des processus d'agrégation sociale qui
dépassent une supposée identitéjuridique évidente et monolithique, avatar d'une identité raciale. Les juifs ne
se caractérisent pas seulement par une identité construite par affrontement, qui (se) démarquerait, emprunte­
rait, rejetterait pour se conserver immuablement,jusqu'à la fin des temps. L'appartenance à ce groupe n'est
pas seulement généalogique,juridique, religieuse, faite d'acceptation de valeurs prédéterminées, refusan,t le
principe du métissage tout en assimilant de nombreuses nouveautés. Le groupe perdure en l'absence d'Etat
avec son territoire mais il est plus qu'une diaspora fonnée des familles et des communautés dispersées loin
d'un centre à la fois réel et imaginé. Il n'est pas seulement ces gouttes d'eau mêlées aux autres, dans l'océan

1 I3. Le volontarisme de B. Blumenkranz, la politique concertée parfois offensive du groupe Jacov.


I 14. L'hisloire (du Moyen Âge) es/ 1111 sporl de comba!... , Paris, Lamop, 2007.
I I5. Claude DENJEAN, « L'espace et la diaspora juive méridionale et ibérique (x11'-xV" siècles)», Alllreparl, 22, 2002, p. 37-5 I,
en ligne, DOi: I0.3917/autr.022.0037.
116. Diasporas (revue cit. n. 95); Flocel SAOATÉ et Claude DENJEAN (éd.), Chréliens el Juifs au Moyen Âge. Sources pour la
recherche d'1111e relation per111a11e111e, actes de la table ronde (Carcassonne, 23-25 octobre 2003), Lérida, Mileno (De christianis et
iudeis ad invicem, 1), 2006 ; ID., Cris lianos y judios en conlac/o en la Edad Media : polémica, conversi611, dinero y convivencia,
(Gérone, 20-24 janvier 2004), Lérida, Milenio (De christianis et iudeis ad invicem, 2), 2009.
117. C. DENJEAN (op. cil. 11. 95)
I 18. C. DENJEAN, J. SIBON et C. SoussEN (art. cit. n. 14), p. 287-298; C. DENJEAN (art. cit. n. 14), p. 337-358.
II9. De Juifs À Chrétiens: aux Origines des Valeurs au Moyen Âge (Jacov).
38 CAHIERS DE CIVILISATION !v!ÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

des civilisations, cet indicateur d'une conjoncture. Il existe pour lui-même mais en relation avec les autres,
au sein de mouvements plus vastes. Cette civilisation a bâti un système en se distinguant des autres sans
nécessairement refuser d'envisager les questions communes ou pa11agées. Elle n'a pas besoin de s'opposer
à tout prix 120.
Elle est donc bien une chose vivante qui se nourrit des autres, comme les autres, pour rester elle-même dans
un système économique, politique et social pat1iculier, celui des monarchies féodales, alors que )'urbanité
et la curialisation constrl,lisent une civilité spécifique entre le xne et le xve siècle. Elle est bien d'un temps
et d'un lieu : le Moyen Age central en Occident. Avant, c'est une autre histoire, «le juif» n'est pas encore
«inventé» 121. La périodisation de la civilisation juive médiévale est cependant interne, non pas imposée
par le regard d'autrui. Elle est un temps où la dispersion n'est plus un mouvement de peuples migrants ni
exactement un malheur de la guerre mais un fait constitutif et assumé. Les pleurs en vue de Jérusalem sont
ceux du pèlerin, pas du sioniste. L'exil est plus du temps que d'un lieu. Je ne sais s'il est déjà d'une langue.
La nostalgie est un horizon, pas un malheur. La lecture pennanente du texte de la Torah - le commentaire,
l'actualisation de la Tradition- est le tissu où s'épanouissent les modes de pensée, d'être et de faire d'un
peuple d'étudiants, de clercs sans clergé. La relation au savoir et au texte est donc comparable, parallèle,
avec celle des chrétiens, bien que fondamentalement éloignée. Ce sont les chrétiens qui remarquent ce trait 122•
Le Moyen Âge est donc talmudique, commentateur, et il apparaît lentement dans les sources à partir du
rv• et du ve siècle, brutalement et brillamment en Occident avec Rashi et Maimonide au xuc siècle. Les
études précises manquent. Après, c'est un autre monde, celui d'après les expulsions des Espagnes, celui
du ghetto vénitien ou du réseau d'Amsterdam. Beaucoup de juifs d'O�cident vivent désormais en Turquie
ou au Maghreb. Le xv, e siècle est celui des premières installations en Eretz Israël, à Tibériade. La relation
avec !'Orient se modifie: il n'est plus cet ailleurs de référence, dont l'éloignement marque l'exil déchirant.
Le Moyen Âge juif est comme l'Occident, dans sa diversité, même si être Sefardi, Ashkenazi, Tsarfatim se
conçoit -mais il n'y a pas de «juifs anglais», expulsés avant)'époque des «États».
Le socle sur lequel cette civilisation s'appuie: le texte biblique qu'est la Torah ou l'Ancien Testament, est
partagé avec la société englobante. Les modes d'exégèse sont en pat1ie pa11agés. Les évolutions auxquelles
juifs et chrétiens se confrontent sont pat1agées: le droit romain puis lejus commune, la féodalité, la philosophie
grecque et le rationalisme,)'essor des villes et les marchés, une fonne de laïcisation de la société... L'étude de
ce monde conduit à une vision de la civilisation Loule autre 4u 'une d6finitiun fixiste ou monolithique opposée
aux notions d'échanges, d'emprunts, voire de métissages. Dès que nous nous attachons à reconstituer la vie
des juifs médiévaux dans ses aspects les plus concrets, nous constatons que la civilisation juive, pas plus que
les autres, ne naquit toute armée, qu'elle ne puisa pas dans un fonds préétabli en acceptant ou refusant pour
bâtir un système de valeurs solide voire figé. Même au cœur de la polémique violente, ceux qui expliquent et
défendent le judaïsme, défini comme plus qu'une religion et plus qu'une culture, font preuve de combativité
et d'humour. Ainsi, rabbi Méir de Narbonne écrit à Louis IX au sujet de l'usure des juifs. Quelle que soit la
complexité des motivations et du choix du destinataire de cette lettre en hébreu, elle fait plus que prendre
les chrétiens au mot en proposant de laisser l'usure aux juifs, elle offre une piste alternative à la pensée sur

120. Réflexion initiée avec: C. DENJEAN, «Translation du masculin au féminin. La relation de l'homme et de la femme dans le
monde juif catalan et provençal aux XIII' et x1v' siècles.», Cahiers d'études hispaniques médiévales, 28, 2005, p. 187-208, en ligne,
DOI: https://doi.org/1O.34O6/cehm.2OO5.1699. Voir! 'essai de synthèse comparatiste : Gérard DELILLE, L'économie de Dieu. Famille
et marché entre christianisme, hébraïsme et Islam, Paris, Belles Lettres (Histoire, 128), 2015.
121. Le tenue est employé en référence à: Inventer l'hérésie. Discours polémiques et pouvoirs avant / 'Inquisition, actes de
la table ronde tenue en janvier 1996 (université de Nice, 1993-1995), M. ZERNER (dir.), Nice, Centre d'études médiévales, 1998, où
l'on voit comment le qualificatif d'hérétique est, ou non, employé: Pierre de Bruis et Valdès deviennent hérétiques alors que des
villageois gascons hétérodoxes ne le sont pas.
122. Par exemple Abélard: « Un juif, même pauvre, aurait-il dix fils, les enverrait tous à l'école, non pas pour des avantages
matériels, comme font les Chrétiens, mais pour la seule étude de la Loi de Dieu; et il n'enverrait pas seulement ses fils, mais même
aussi ses filles ... », A. LANDGRAF, Commentarius Cantabrigensis in Epistola Pauli et schola Petri Abaelardi, 2: ln Epistolam ad
Corinthios, 1°"' et Il"'" ad Gala/as et ad Ephesios, Notre Dame, University ofNotre Dame, 1939, p. 225-246, ici p. 434. Citation reprise
dans de nombreux ouvrages de Béatrice Leroy: ID., Les Menir. Une famille sépharade à travers les siècles (x1f-x>:' siècle), Anglet,
Atlantica, 2001, p. 52-53, par ailleurs, exemple d'étude qui souligne les permanences sur la longue durée.
POURQUOI PARLER DE CIVILIS ATION JUIVE MÉDIÉVALE? 39

l'usure 123• Même si rabbi Mosse ben Nahman ne fut peut-être pas aussi virulent que son récit à l'évêque de
Gérone de la disputacio de Barcelone pourrait nous le faire croire, bien qu'il ait craint un déferlement de
violence populaire, il adressa au roi Jacques le conquérant une explication juive sur la hiérarchie des textes
reconnus par les juifs, sur la Trinité et sur d'autres points en débat 124. Comme plus tôt le Kuzari, ces textes
s'adressent d'abord aux juifs avant même de contester l'interprétation des clercs chrétiens 125• Même acculé à
la conversion, Baruch de Toulouse lutta pied à pied, solidement appuyé sur sa bonne connaissance du système
judiciaire clu·étien; il usa de toutes les stratégies, jusqu'à envisager d'en appeler au pape 126. Les juifs sont
malmenés, mais la civilisation juive n'a pas nécessairement le choix entre inse11ion, exclusion, assimilation,
elle n'est pas forcée de craindre les autres. Sans doute les civilisations peuvent-elles ressembler et n'ont
pas besoin de refuser pour être elles-mêmes. Elles do1111ent à l'assimilation des autres et elles assimilent.
Les juifs médiévaux ne forment donc pas a priori une civilisation assiégée conune pourraient le faire croire
la polémique, les stéréotypes, l'exclusion. Nous allons tenter de le montrer à travers quelques exemples sans
avoir la possibilité de le démontrer en détail.
Le débat entre la mémoire de la Vallée des Larmes et la convivencia que D. Nirenberg devait rappeler en 1990
semble aujourd'hui avoir perdu de son actualité 127• La longue durée et la spécificité controversée de la haine
envers les juifs conduisirent à privilégier l'observation des mécanismes de ségrégation et de stigmatisation
de telle s011e que la civilisation juive se dessina en négatif, en réaction. Cette interprétation va de pair avec
la société persécutrice de Robert I. Moore, certes relue aujourd'hui mais dont l'influence s'estompe 128•
La prégnance d'une historiographie de l'antisémitisme, qu'elle soit lacrymale ou qu'elle se veuille a contrario
non pas légende rose mais histoire de sujets, histoire non victimaire, est telle qu'une véritable histoire de la
civilisation juive s'était révélée impossible. Les travaux insistant sur les structures, la définition d'un juif
textuel n'ont pas permis d'échapper à ces pesanteurs, loin de là 129. Les dangers ont été pourtant repérés:
confondre religion et civilisation, essentialisme, téléologie, incapacité à historiciser, incapacité à observer
d'autres durées que celle d'un socle légal supposé pennanent alors qu'il est justement à la fois le principe
d'une permanence et l'origine d'interprétations infinies qu'il convient de contextualiser. Les apories provenant
d'un isolationnisme historiographique à la fois subi et vécu volontairement sont d'autant plus nombreuses
que le déficit structurel de formation des chercheurs spécialistes en histoire des juifs provient d'une vision de
la laïcité elle-même prédéterminée par les difficultés que nous avons citées. Le parcours historiographique
tenté ici nous autorise à échapper à une histoire de la ségrégation, elle-même complexe et non linéaire.
Nous ne proposons pas l'histoire téléologique d'une civilisation sur la défensive, celle d'un peuple antique voué
à une dispersion subie puis à l'expulsion des États qui accueillaient cette diaspora, prémisse de la destruction,
nous envisageons l'histoire de la civilisation juive médiévale, qui fleurit puis fut rejetée. La réflexion sur les
civilisations contribua à faire des juifs des acteurs de! 'Histoire et à bâtir une véritable histoire juive, part de
l'histoire de l'humanité et pas nécessairement paradigmatique. Ce n'est pas un a priori, c'est le résultat de
la lente découverte d'une civilisation de l'Occident médiéval grâce à l'édition de textes hébraïques peu ou

123. M EÏR BEN SIMÉON DE NARBONNE, Lettre à Louis IX sur la condition des Juifs du royaume de France, J. KoGEL ( éd. et trad.},
P. SAVY (préf.), Paris, Éditions de l'éclat, 2017.
124. MoïsE BEN NAHMAN DE GÉRONE, La Dispute de Barcelone, E. SMILÉVITCH et L. FERRIER (éd. et trad.), Lagrasse, Verdier, 1984.
Je remercie Maurice Kriegel pour ses remarques sur le texte hébreu.
125. J. HA-LÉVI (op. cil. Il. 24).
126. Le registre d'inquisition de Jacques Fournier, J. DuvrnNov (éd. et trad}, Paris, Mouton, 1978, p. 222-234.
127. Préface de D. Nirenberg, dans: !o., Communities of Violence. Perseculion of Minorities in the Middle Ages, Princeton,
Princeton University Press, 1996, faisant allusion au débat ibérique valorisant le vivre ensemble (convivencia) dans le cadre de
l'opposition entre la vision de l'Espagne de C. S. Albonoz et celle d' A. Castro, à laquelle faisait écho F. Braudel. La Vallée des larmes
est une chronique du xv1' siècle où sont compilés tous les récits des massacres et des expulsions.
128. Robert 1. MooRE, The Formation of a Persecuting Society: Power and Deviance in Western Europe, 950-1250, Oxford,
Blackwell, 1987 [trad. française: La persécution. Sa.formation en Europe, 950-1250, Paris, Belles Lettres [Histoire, 12], 1991 ], réed.
augmentée: 2007.
129. Ainsi, le parcours de D. Nirenberg: de ID., (op. cil. n. 127), trad. : ID., Violence et minorités 011 Moyen Âge, N. GENET (trad.),
C. GAUVARD (préf.}, Paris, Presses universitaires de France (Le Nœud gordien), 2001, à D. NIRENBERG (op. cil. n. 70), analysé par:
E. MARMURSZTEJN (art. cit. Il. 104), p. 24-25.
40 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

pas connus 130, aux fouilles archéologiques de quartiers et de cimetières assorties de la lecture de cadastres et
d'inventaires de biens, au dépouillement systématique de milliers de registres notariés.Nous n'étudions pas
des représentations (même si cette civilisation se présenta à elle-même et aux chrétiens), nous observons des
faits, des attitudes, des affects, des manières d'être, de faire, de dire. La place des juifs au milieu des autres
ressemblerait-elle à celles des Siciliens peints par Henri Bresc, «arabes de langue, juifs de religion» 131 ?
La situation en occident est moins tranchée, mais sa spécificité tient sans aucun doute à la place de la religion
dans la société et la culture, entre juifs et chrétiens.
Portrait d'une civilisation en procès
Tentons donc un portrait en mouvement, observons la civilisation juive médiévale dans sa vitalité.
Le dialogue entre historiens non spécialistes et chercheurs s'attachant d'abord sinon exclusivement aux juifs
médiévaux construisit et construit ce champ de recherche. La société qui naît de la Réforme grégorienne
n'est pas seulement affaire de clercs, elle modifie profondément les attitudes et, les équilibres anciens.
C'est ici que l'analyse de la civilisation comme processus, telle que l'a proposée N. Elias, peut nous conduire
sur une voie stimulante. Non pas exactement si l'on s'attache à l'observation des «mq:urs», à l'étude de
la distinction ou à la diffusion d'une civilité grâce à la curialisation et à l'essor d'un Etat fort. La vision
spatiale qui distingue des civilisations affrontées mais aussi dans le cas juif, superposées, inventoriant leurs
frontières, décrivant les socles, les emprunts, les échanges, ouvre à une vision plus temporelle où l'observa­
tion des flux et des reflux est remplacée par celle d'un travail, d'un procès. Une histoire de la civilité plutôt
que de la civilisation, désormais libérée par la fin de la croyance dans un progrès, une histoire des manières,
une des émotions en intégrant la documentation concernant les juifs ouvre la voie pour délimiter de nouvelles
scansions chronologiques sans se limiter à l'étude des structures. Il ne s'agit pas d'opposer la première défi­
nition de civilisation, qui préside aux études examinées jusqu'ici à une autre qui, privilégiant l'anthropologie
historique, serait plus juste. Il ne s'agit pas exactement de proposer une pensée dialectique, bien que le plan
suivi ici soit d'une certaine manière dialectique, mais de reconnaître que saisir une civilisation, c'est à la
fois peindre un portrait et observer un mouvement, un processus. Comme il n'est pas d'histoire cubiste,
comme ce n'est pas le lieu de proposer un mode alternatif de na1i-ation historique, nous allons faire l'historien
sociologue (plutôt, tenter de faire).
Les juifs médiévaux contribuent à un processus commun et collectif qui fabrique et exprime la civilisation
médiévale observée aux xm < et x1v0 siècles, quand les villes prennent une nouvelle part dans une société
féodale 132, alors que désormais, justement, les juifs sont majoritairement des urbains. Ces juifs, poursuivant
leur propre destin, continuant à s'autodéfinir, se présentent à eux-mêmes et aux autres tant par des discours que
par des actes. Visiblement, être juif se définit d'abord de manière tautologique, c'est être tenu pour tel et tenir
à demeurer juif. Dans le contexte de différenciation qui présida à l'émergence du christianisme et du judaïsme
médiéval, initié avant même le corpus talmudique, dont les prémisses sont antérieures à l'ère clu·istique, être
juif revient à interpréter la tradition de la Loi écrite et de la Loi orale puis à poursuivre cette transmission.
Le socle identitaire d'un système de valeurs ainsi posé ne suffit pas à faire une civilisation, nous sommes encore
dans le monde antique où plusieurs religions sont admises. La civilisation que nous observons est d'abord
médiévale et occidentale: formée de peuples et d'États, centrée sinon centralisée à l'occasion par et vers un
évêque de Rome qui n'ignore pas la tentation de la théocratie, un monde des relations d'homme à homme,
féodalisé, dont l'un des maîtres mots est peut-être la.fides. Les relations entre ville et campagne y prennent
un tour spécifique.L'héritage antique et romain y est digéré à! 'occidentale. C'est une société d'ordres et de
statuts mais où les ascensions sociales et les mouvements sociaux, puissants, le dialogue entre le prince et
ses hommes �devenus peu à peu ses sujets� s'appuient sur des libertés. C'est un monde d'avant la grande
transfonnation mais où se développent des marchés et une notion de marché, originale. La caritas, le bien
public y sont des questions centrales. C'est une société chrétienne mais les juifs y ont leur place, garantie,
ce qui est autre chose qu'y être tolérés. Dans cette société hétérogène, dans ce monde grumeleux, antérieur

130. La dernière découverte est celle en 2001 de textes de la pratique du fonds gigogne de Gérone, comparable aux documents
conservés en Autriche et à quelques bribes que recèlent les reliures d'ouvrages des bibliothèques européennes.
131. Henri BRESC, Arabes de langue.juifs de religion.l'évolution dujudaïsme sicilien dans I 'environnemenl latin, Xlf-xV siècles,
Paris, Bouchène, 2001.
132. Selon le portrait que peint J. Le Goff dans sa préface à: J. LE GOFF (op. cit. n. 3).
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 41

au système monde, antérieur au libéralisme mais avec des libe11és, avant le capitalisme mais avec du capital,
les juifs sont une catégorie dans la longue liste de celles qui ont des droits et des positions différentes : juifs
et chrétiens (auxquels bientôt il faut ajouter hérétiques, ce qui modifie l'équilibre entre les deux premiers
types), hommes et femmes, libres et serfs, seigneurs et paysans, clercs et laïcs ...
Cependant, bien que médiévaux autant que les chrétiens, les juifs sont juifs. Le reconnaître n'est pas user d'une
tautologie naïve: une civilisation médiévale juive s'épanouit à travers des procédés de distinction. Malgré
l'essor de la ségrégation vestimentaire, on ne reconnaît pas aisément un juif ni à sa figure ni à ses vêtements.
La rouelle ou la capajudaica, telle coiffe pour les femmes ne se repèrent pas dans les inventaires, les juifs
sont exemptés bien souvent du port de ces signes dès qu'ils quittent le cercle local où l'interconnaissance
rend inutiles ces marques. Habiter dans le quat1ier ou la rue de juifs n'est pas le cas de tous. C'est plutôt une
ségrégation constitutive et voulue, d'ailleurs difficile à défendre dans un monde de convivialité, qui distingue
le juif du chrétien: ceux qui convertissent les juifs au christianisme le savent bien, qui invitent à boire et
à manger ensemble. Ariel Toaff a montré combien la différence alimentaire dépassait les exigences de la
cacherout pour évoquer l'histoire de migrations et de séjours dans des milieux divers 133. Cela n'empêche
pas une connaissance parfois intime des tenants des deux religions, favorisée par l'imbrication de l'habitat,
l'apprentissage chez des a11isans de l'autre religion et tous les fils d'un étroit voisinage. Les quelques phrases
qui échappent aux témoins lors des procès confinnent la profondeur des échanges, des liens, même lorsqu'ils
sont haineux, infirment une vision qui décrirait des communautés juxtaposées et imperméables à l'autre 134.
Les juifs contribuent également au destin commun en promouvant des manières de faire remarquables
mais parfois inadmissibles pour la société englobante. Leur histoire peut se nourrir de la documentation la
plus commune qui est aussi la plus exceptionnelle 135. Les méthodes sérielles, les analyses réticulaires, une
histoire des petites choses difficiles à saisir dans les sources, une histoire matérielle 136 nous livrent des faits
étonnants. C'est dans ces domaines que les convergences et les différences entre juifs et chrétiens, entre juifs
et musulmans apparaissent, que des chronologies différenciées se révèlent. La notion de distinction semble
mieux à même d'éclairer ce portrait de la civilisation médiévale juive, faite de convergences contextuelles
et de différences à la fois structurelles et vécues à travers des éléments a priori non p011eurs de conflit.
La distinction
Nous pouvons examiner le résultat des travaux récents sur trois domaines, où les choix différents se disent
discrètement quelle que soit leur importance constitutive: ! 'anthroponymie, qui fait écho à la pratique
linguistique, l'exercice de la charité, les pratiques financières.
Les appellations employées dans la société que privilégient les juifs cerdans, marseillais ou siciliens, étudiées
de façon statistique, manifestent un jeu subtil qui combine l'expression des traditions familiales et juridiques
-le choix s'opérant dans un stock patrilinéaire pour les garçons, puisé dans la famille d'alliance pour les filles
et la nomination disant la filiation, surtout dans les actes comme les ketubot, ces contrats matrimoniaux - avec
les habitudes locales -anthropotoponymes, lexique vernaculaire de symboles valorisés comme la lumière,
l'étoile, l'aigle ..., parmi les noms communément employés dans la société englobante mais pe1mettant de se
démarquer car localement spécifiques, -ces éléments de nomination étant déclinés, juxtaposés, sélectionnés,
le tout teinté d'un archaïsme de bon aloi- le système anth.roponymique moderne apparaissant tardivement
chez les juifs. Notons qu'il ne s'agit pas de valoriser des noms faisant référence à la religion, bien que les
noms de patriarches soient courants, mais que ces manières conservent par exemple des noms arabes ou

133. Ariel Î0AFF, JI vino e la carne, Bologne, li Mulino (Biblioteca storica), 1989, trad. française: le marchand de Pérouse,
une communal/lé juive au Moyen Âge, D.-A. CANAL (trad.), Paris, Balland, 1993, et anglaise: The Jews in Umbria, Leyde / New-York,
Brill (Studia Post Biblica, 43), 1993 et lo., Mangiare alfa giudia, Bologne, Il mulino (Biblioteca storica), 2000.
134. Parmi d'autres exemples, deux femmes, l'une à Gérone, l'autre à Valence, qui accueillent une apprentie ou une ouvrière
chrétienne, dans Claude DENJEAN, La foi du lucre: l'usure en procès dans fa Couronne d'Aragon à /afin du Moyen Âge, Madrid,
Casa de Velazquez (Bibliothèque de la Casa de Velazquez, 52), 2011 et Ferran GARCIA OuvER, «Quan lajusticia és venjança, contra
un jueu », Anuario de Estudios Medievales, 43-2, 2013, p. 577-608, en ligne, DOi: https://doi.org/10.3989/aem.2013.43.2.03.
135. Puisque ces vestiges là ne sont pas conservés ou ont été détruits après les expulsions.
136. En cela, B. Blumenkranz a ouvert la voie en publiant des articles sur l'archéologie. Actuellement, l'archéologie des textes
et les découvertes dans les reliures des livres, spécialement à Gérone (Espagne) et en Autriche, font la part belle aux documents
hébraïques de la pratique.
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42 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

languedociens, racontant avant tout des destins familiaux 137. Celui qui déclare son identité au notaire a un
statut juridique :judeus, et appa1tient à une communauté de mœurs.
L'examen de la pratique charitable, bien que beaucoup plus malaisé en raison de nombreuses lacunes
dans les sources, nous instruit d'une manière juive d'être semblable à celle de tous les médiévaux tout en
concevant les choses d'une manière radicalement différente 138• Le lexique employé par les testateurs ou
les gestionnaires de l'oligarchie urbaine est d'autant plus convergent que les notaires le traduisent en latin,
ce qu'ils ne font pas pour d'autres institutions ou d'autres pratiques qu'ils doivent juger intraduisibles.
Serait-ce que pour eux une aumône (juive) est une aumône (chrétienne), un legs pieux un legs pour Dieu?
De fait, le fonctionnement pratique de l'assistance aux pauvres et aux malades ou aux jeunes filles à marier,
l'accompagnement des mo1ts dans les deux conununautés religieuses est très comparable. Pourtant, le sens
de la charité et les règles qui font l'aide, celles qui président aux mariages et aux convois funèbres sont
compris par tous conu11e bien différents 139• Relever un détail essentiel suffira: le don juif se fait anonymement
et n'exige pas une ostentation qui nierait son but en instituant une dépendance. Aider l'autre ne vise pas à
obtenir les suffrages divins par une circulation des prières et des bienfaits comme chez les chrétiens mais
devrait conduire à redonner au faible une capacité d'agir. La richesse n'est pas un danger spirituel à racheter.
Certes la charité qu'exercent les juifs des oligarchies leur do,rne du prestige, voire du pouvoir, ce sont les
membres des oligarchies urbaines, les élites des métiers qui gèrent les aumônes, de même que l'exercice de
la caritas est de bon ton chez les chrétiens. Mais derrière des bénéfices sociaux comparables, s'affichent des
inclinations vers Dieu 140 selon des modes différents.
D'ailleurs, l'argent, la richesse et leurs usages financiers ne sont pas compris de la même manière par les
juifs et les chrétiens. Les stéréotypes sont dans ce domaine si ancrés et récurrents que montrer que la conda­
mnation du prêt à intérêt ne s'interprète pas de la même façon chez les juifs et chez les chrétiens peut conduire
à des raccourcis périlleux 141. La I ittérature s'est attachée à comparer les commentaires juifs et chrétiens sur
Deutéronome 23, 19-20. On a prêté attention à la distinction entre le«frère» et«]'étranger» (nokhri, assimilé
le plus souvent à«non juif») et le constat de l'existence de prêt à intérêt entre juifs a conduit à développer une
argumentation sur le contournement de l'interdit -symétrique de celle au sujet des chrétiens, à s'interroger
sur la qualité de «frère» ou non des clu-étiens, ou à insister sur des motivations de la pratique de l'usure
qu'imposait une supposée exclusion des autres professions ( comme si prêter de l'argent était un métier
exclusif au Moyen Age), la prédilection pour 1 'én1de, qui conduit à considérer ce prêt comme une nécessité
de force majeure. La littérature juive sur la question joue effectivement avec ces arguments. Cependant,
c'est Hayrn Soloveitchik qui mit un accent éclairant sur le point essentiel: la question de l'usure n'est pas conçue
de la même manière par les juifs et les clu·étiens que la réforme grégorienne distingue radicalement. L'usure
entre juifs n'est pas interdite parce qu'elle serait intrinsèquement inunorale mais parce qu'elle conduirait à ne
pas obéir à un décret divin, un peu comme le respect de la cacherout. De ce fait, les réserves sur l'usure entre
juifs et clu·étiens deviennent une question politique et sociale, de bon gouvernement, ou un sujet polémique,
dont la compréhension dépend beaucoup de la contextualisation, alors que pour les clu-étiens, à partir du

137. C. DENJEAN (op. cit. n. 39); Juliette SmoN, Les Juifs de Marseille au XII'" siècle, H. BRESC (préf.), Paris, Cerf (Nouvelle
Gallia judaïca, 6), 2011.
138. Pour une vision sur la longue durée, C. DENJEAN, J. S1BON et C. SoussEN (art. cit. n. 39).
139. Lorsque l'on interroge un chrétien sur les rites juifs, il peut en décrire plusieurs. li n'est pas certain que tous les esprits
pénètrent les différences de conception.
140. Comrne diraient les chrétiens en ernployant le terme inclinatio, dans les sens définis par Mary CARRUTHERS, Machina memo­
rialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images m1 Moyen Âge, F. DURAND-BOGAERT (trad.), Paris, Gallimard (Bibliothèque
des histoires, 32), 2002.
141. Lire par exemple Ariel TOAFF, «Testi ebraici italiani relativi all 'usura dalla fine del xv agli esordi dl xv11 secolo», Credito e
l/Sllrafi-a teologia, diritto e 0111111inistrazione. linguaggi a co11fi·o1110 (sec. Xll-,YV!), D. QUAGLIONI, G. M. VARANINI et G. TODESCMINI (dir.),
Rorne, École française de Rome (Collection de !'École française de Rome, 346), 2005, p. 103-113. Synthèse et bibliographie dans:
Claude DENJEAN, « Commerce et crédit : une réhabilitation sous condition», dans Structures et dynamiques religieuses dans les
sociétés de /'Occide111 latin, 1179-1434, M.-M. DE CEVINS et J.-M. MATZ (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire),
2011, p. 469-479.
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 43

x11e siècle, l'usure devient une chose centrale et non plus une interdiction périphérique 142. Le déplacement
de l'analyse historique de la notion d'«usura» à celle d'«étranger» s'explique alors parfaitement, mais il
occulte la différence majeure entre la compréhension des uns et des autres. La notion de distinction, qui,
employée au sujet de !'anthroponymie peut être proche du sens sociologique, se comprend ici autrement, car
les différences sont structurelles. Si les éléments et les arguments des débats s'appuient sur un socle textuel
pm1agé, sur des méthodes et un contexte culturel où les échanges sont nombreux et suivent des cheminements
complexes, le cadre qui définit la charité (tsedaka et caritas) comme 1 'usura est fondamentalement différent.
Par conséquent, la civilisation médiévale ne se décline pas en civilisation médiévale juive et civilisation
médiévale chrétienne, la minoritaire n'est pas incluse dans le flux de la dominante, elle ne peut donc être un
indicateur que dans ce11ains domaines comme, peut-être, l'étude des crises.
Nous pounions poursuivre cette réflexion en nous appuyant sur d'autres exemples, suppo11 de distinctions
tout aussi fondatrices mais moins violement polémiques. La place de la femme et l'institution du mariage
se modifient, au xu e siècle où la protection juridique des femmes évolue, au x111 < siècle où apparaît le
mariage sacramentel chrétien. li serait aisé de s'emparer de tel ou tel texte satirique, le poème de la mariée
par exemple, où la jeune femme juive menace son vieux mari de déchirer ses papiers s'il ne la satisfait pas
-ce qui signifie qu'elle va se séparer de lui, une épouse ne pouvant rester avec son époux sans ketubah­
en oubliant quelque peu la difficulté pour les femmes abandonnées par leur mari sans gêt -document tout
aussi indispensable-en ignorant les actes violents subis par les femmes médiévales tant juives que clu·étiennes
que documentent des procès. On écrirait un paragraphe valorisant la place de l'éternelle figure de la mère
juive. La femme juive était-elle mieux lotie que la femme chrétienne? Disposait-elle des moyens d'échapper
à la domination masculine souvent violente? Que les femmes juives soient adeptes duforum shopping peut
se lire comme une capacité à être actrices de leur propre vie, point de vue que renforce la lecture de certains
testaments, comme cela peut se lire comme la preuve de mauvais traitements qui pousse la gent féminine
à aller voir les juristes chrétiens pour échapper aux rabbins. Les présupposés masculins réunissent certai­
nement juifs et clu·étiens pour répondre à la question à la manière de Françoise Héritier: où que l'on soit,
la femme est (jugée) inférieure à l'homme 143 ! La civilisation médiévale n'est pas féministe, la civilisation
médiévale juive pas plus que la civilisation chrétienne ne le sont. Le droit des femmes est différent dans les
deux communautés. La conception de la transmission, la vision et la place de la famille comme base de la
société sont bien distinctes. La sacralisation du mariage clu·étien approfondit le fossé entre juifs et chrétiens,
sans que les femmes y gagnent nécessairement. Quant à la capacité d'actrice, peut-être faut-il l'étudier du
point de vue social et culturel d'abord. Le moment est venu d'imaginer une histoire connectée, une histoire
croisée 1 44 au sujet des juifs médiévaux. li s'agit de dépasser le comparatisme, utile même lorsqu'il n'y a
rien à comparer 145, d'envisager d'autres concepts que celui d'échanges, d'emprunts, de convergence et de
divergence pour déterminer et voir comment s'articulent les cheminements qui ont fait les civilisations
médiévales, les ont réunies et les ont distinguées. Cela implique de ne pas choisir entre histoire structurale
et prosopographie, entre holisme et individualisme méthodologique, mais au contraire de déterminer des
segments d'histoire, observés à une échelle adaptée, avant d'interroger plutôt que de reconstituer un puzzle
dont les difformités devront être réduites par un patient travail d'ajustement retraçant la circulation entre les
plans et les éléments qui font ces plans. Ce travail est à venir.
Élites et domination
Une thématique nous pem1et de rassembler à la fois dossiers de sources et éléments de méthode, en insistant
sur les différences statutaires et structurales entre des catégories sociales et, par un mouvement inverse, en
s'attachant à un groupe social dominant englobant. Il s'agit d'interroger deux phénomènes qui auraient pu
conduire à des voies différentes de celles qui advinrent. Il s'agit donc d'oublier, sans en nier l'intérêt, la
prégnance de la «naissance de l'État moderne» et de ne pas se focaliser sur la ségrégation statutaire entre
juifs et chrétiens. Cela ne signifie pas, naturellement qu'il conviendrait d'ignorer les processus de ségrégation

I 42. «Le changement dramatique se produit avec Pierre le chantre 1197», selon Haïm SoLOVEITCHJK, «The Jewish Attitude in
the Hight and Late Middle Ages (1000-1500)», Credito e 11s11raji-a teologia ... (op. cil. n. 141), p. 115-127.
143. Françoise HERITIER, Masc111in-.féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.
144. M. WERNER et B. ZIMMERMANN (art. cil. Il. 58), p. 7-36.
145. André BuRGUJÈRE, «L'anthropologie historique», dans J. LE GoFF (éd.) (op. cit. n. 4).
44 CAHIERS DE CJV!llSAT!ON MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

et d'exclusion qui furent visiblement et obstinément à l'œuvre. Cela oblige simplement à faire une histoire
sociale d'abord, avant de rejoindre l'histoire religieuse et politique. Les documents nous y invitent, où les
liens étroits entre élites chrétiennes et oligarchies juives apparaissent à la première lecture. Attention, nous
n'écrivons pas une histoire irénique d'amour entre les enfants de Dieu. Nous parlons d'intérêts convergents,
d'habitudes qui réunissent, d'amicitia, à savoir une relation inégale socialement construite.
La première histoire à écrire est celle de la laïcisation de la société, liée à un nouveau partage des savoirs
et à l'essor des universités, institutions qui, en principe, excluaient les juifs. Alors même que la distinction
chrétienne entre clercs et laïcs s'est précisée après la Réforme grégorienne, les laïcs revendiquent un nouvel
accès aux textes sacrés. Les juifs eux, sont des laïcs sans clergé, qui devraient tous être des clercs (dans le
sens laïc du terme), même si les plus pauvres ou les plus engagés dans des activités lucratives ont du mal à
étudier comme ils le devraient. Les pouvoirs chrétiens demandent aux communautés de proposer les noms
d'expe11s juridiques, de rabbis, de«maîtres» (maestre, magister) sans trop tenir compte de cette situation.
Cependant, I'expe11ise, à la fois juridique et religieuse, brouille l'identification en incluant des hommes
de métier, des gens que nous dirions «professionnels» à côté des juristes. Aurions-nous repéré un nouvel
«archaïsme» chez les juifs, en repérant ces «sages», sorte de « boni homines »? La détennination des
autorités: ces juifs qui étudient et que l'on va interroger dans leur studium, à qui 1'on écrit de fort loin, qui
sont appelés comme champions dans les disputes interreligieuses ou qui conseillent les rois, le rapp011 entre
leur activité «intellectuelle» et leurs métiers -comme tous les médiévaux, ils pratiquent la pluriactivité­
n' ont pas été étudiés de manière globale. Quel modèle proposent-ils aux chrétiens, dans le moment pré­
humaniste? Ne vivent-ils pas comme ce11ains chrétiens, qui furent finalement déclarés hérétiques, tentèrent
de vivre: à la fois dans le siècle, urbains, au milieu de la rumeur des marchés, et dans l'étude? Qui sont ces
juifs, proches des notaires et des juristes, bons connaisseurs du travai I artisanal, praticiens?
Lorsque l'on observe la convergence des oligarchies dominantes, deux mécanismes à la fois parallèles et
contraires sont repérables. Ce11ains juifs éminents, comme tous ceux qui dépendent directement du roi et
tiennent leur légitimité de sa personne, à la différence des nobles, prennent dans les pays du sud une place
éminente d'officiers, jusqu'à la fin du x111• siècle dans la Couronne d'Aragon puis de conseillers privés,
nombreux au x,ve siècle dans les royaumes ibériques, qui a été largement documentée et dont, peut-être,
la position ambivalente a été surévaluée 146• Cependant, certains de ces hommes sont également des membres
appréciés des élites urbaines et de l'oligarchie communautaire. LJ'autres ne cumulent pas ces positions.
Ceux qui sont reconnus comme autorités talmudiques sont cités comme expe11s par leurs coreligionnaires
et, recommandés de ce fait, par les autorités judiciaires ou professionnelles 147• Ces sages, qui interviennent
dans les affaires judiciaires intra et extra communautaires, réfléchissent visiblement en pleine conscience aux
décisions utiles au maintien et au renforcement de la vie communautaire et de la religion juive et proposent
des décisions motivées tant par la publication de responsa 148 que par des délibérations voire des takkanot ou
ordinacions 149 . Une étude prosopographique suffisamment ample n'a pas été encore menée et nous en sommes

146. La question des juifs de cour n'a pas été véritablement reprise depuis l'ouvrage de Maurice KRIEGEL, Les Juifs à !afin du
Moyen Âge dans l'Europe 111éditerranéenne, Paris, Hachette (Pluriel, 8718), 1994 [1979] et les publications de dossiers de sources
dans David ROMANO, Judios al servicio de Pedro el Grande de Aragon, 1276-1285, Barcelone, Consejo superior de investigaciones
cientificas, 1985.
147. Juliette SmoN, «Pourquoi a-t-on besoin d'experts juifs à Marseille au x1v' siècle?», Claude DENJEAN et Laurent FELLER (éd.),
Expertise et valeur des choses au Moyen Âge, 1: le besoin d'expertise, Madrid, Casa de Velâzquez (Collection de la Casa de Yelâz­
quez, 139), 2013, p. 189-203; Claude DENJEAN et Claire SoussEN, «Du rappel de la norme au recours nécessaire: le rôle de l'expert
dans les relations entre juifs et chrétiens à la fin du Moyen Âge», Experts et expertise au Moyen Âge, XLII' congrès de la SHM ESP
(Oxford, 31 mars-3 avril 2011), Paris, Éditions de la Sorbonne (Histoire ancienne et médiévale, 116), 2012, p. 271-290 et Juliette SJBON,
«Les experts juifs à Marseille au x1v' siècle. Quand l'infidèle contribue à dire le droit», Ibid., p. 287-299.
148. The responsa Bar /!an responsa project: https://www.responsa.co.il/home.fr.aspx; José Ramon MAGDALENA NoM DE DEu
et Meritxell BLASCO ORELLANA (éd.), Fuentes para la historia de los judios de la Corona de Aragon. los Responsa de Rabi Yitzaq bar
Séset Pei/et de Barcelona (J 368-/ 408), Barcelone, Universidad de Barcelona (Catalonia hebrâica, 5), 2004 et ID., Aljamias hebrai­
corromances en los Responsa de Yitzaq bar Séset Pe,fet (RYba"S) de Barcelona, Barcelone, Universidad de Barcelona (Catalonia
hebraica, 7), 2005.
149. Comme celles publiées dans José Luis LACAVE (éd.), Los Judios del reino de Navarra. Docwnentos hebreos, 1297-1486,
Pampelune, Gobierno de Navarra (Navarra judaica, 7), 1998.
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 45

réduits aux conjectures sur la composition de cette ou de ces oligarchies 150. Cependant, au moins certains
d'entre eux disposent d'une bonne connaissance du droit latin et dujus commune, alors qu'ils s'attachent
à motiver et parfois à expliciter, non sans quelque ironie, leurs décisions pour la société chrétienne tout en
renforçant la confiance des membres des aljamas 151.
De plus, la mise en place d'une fiscalité royale, d'une fiscalité municipale et d'une fiscalité communau­
taire sont l'occasion de conflits de compétences et d'une gestion sociale où s'entremêlent luttes de clans
et solidarités sociales ou communautaires. Évasion fiscale, fuite des élites, prises d'influences suscitent
l'expression de groupes fluctuants et contribuent à construire des territoires et des appartenances. Les juifs
se sentent citoyens et sont nommés comme tels : civis et habitatores, vei"ns, vecinos, et exercent des modes
de citoyenneté partielle ou alternative 152.
Bien que de nombreux points restent à préciser, nous sommes assurés que ces gens sont des citoyens des
villes, membres des oligarchies urbaines, des élites savantes, intellectuelles et des métiers qui se constituent
alors. Ils ne sont pas de crypto précapitalistes mais participent au mouvement de financement des activités
de production et de commerce. Les juifs médiévaux ne sont un groupe univoque et unifonne que dans le
discours antijuif comme dans les exposés des motifs des expulsions, voire dans certaines analyses d'historiens.
Ils ne sont pas nécessairement des victimes aux personnalités traversées par des contradictions débilitantes,
des dominants dominés; ils ne forn1ent pas des communautés sur la défensive. Bien que dans ce domaine-là
également le comparatisme soit une démarche fructueuse, ils ne relèvent pas des descriptions des juifs du
shtetl ni de celle de personnages des romans d'Irène Némirovsky, témoins de temps et d'attitudes bien diffé­
rents 153. Pourtant, ils ont affronté des crises économiques et sociales. La documentation nous les montre à la
fois engagés dans des pratiques mémorielles qui rappellent les malheurs passés, susceptibles de peur ou de
réactions terribles et proprement extraordinaires dans les pires moments co1m11e les massacres antijuifs mais
aussi combatifs et fervents défenseurs de leur religion, de leur bon droit, confiants dans l'influence de leurs
amis chrétiens 154• Il conviendrait de répéter inlassablement combien ils partagent ces manières d'être et de
sentir avec leurs voisins chrétiens. Former une universitas, être«dépendants», posséder par concession royale
sans être propriétaires éminents ne les place pas à part, ne les exclut pas. Le monde médiéval, hétérogène,
formé de communautés, où le combat est un mode d'être valorisé et où la tolérance n'est pas une vertu
ne nous apparaît pas simplement comme celui d'une civilisation chrétienne contre une civilisation juive,
bien que ces deux mondes soient affrontés.
L'emploi de la notion de civilisation fut bien pour nous une clé heuristique. C'est un concept valorisant
et, malgré ou à cause de ses acceptions parfois contradictoires, commode, si on l'utilise avec une distance
prudente. Il extrait ceux qu'elle qualifie d'un entre-deux répulsif: le Moyen Âge n'est plus une longue
absence, une simple transition; les juifs médiévaux ne sont plus victimes mais sujets. Réfléchir à l'emploi
de ce terme permet de constituer une histoire des juifs, alternative à une étude religieuse du judaïsme, à un
récit national ( dans le sens de «peuple», ül/;-ï), à une présentation de la diaspora. On y entend «Kultur»
ou «ebraismo» plutôt que culture dans son sens français. L'écho d'«empire(s)» fait échapper aux débats
faussés sur la nation et aux anachronismes malheureux autour de«sionisme». «Civilisation juive», à la fois
plus ample et plus précis que «fait juif», exprime mais dépasse l'existence obstinée d'une identité, dit plus
que «judéité». Elle pennet d'envisager l'histoire d'un système de valeurs dans le temps et dans l'espace.
L'emploi de pluriels pourra ensuite décliner des civilisations juives dans leur diversité.

150. Essai de synthèse dans Claude DENJEAN, « Les élites juives lettrées et l'usure dans la Couronne d'Aragon (xlll'-x1v' siècles)»,
dans Pratique médicale, rationalisme et relâchement religieux. Les élites le!!réesjuives de l'Europe méditerranéenne, Xfll"-x1I' s.,
D. lANCu-AGou (dir.), Paris, Cerf (Nouvelle Gallia judaica, 9), 2016, p. 135-152.
151. Dernier volume paru : MÉÏR BEN SIMÉON DE NARBONNE (éd. cit. 11. 123).
I 52. Claude DENJEAN et Juliette SmoN, « Citoyenneté et fait minoritaire dans la ville médiévale. Étude comparée des juifs de
Marseille,de Catalogne et des Baléares au bas Moyen Âge», Histoire urbaine, 32,2011, p. 73-100,en ligne, DOi: 10.3917/rhu.032.0073.
153. Irène NEMJROVSKY, David Go/der, Paris, Grasset, 1929 ; ID., Le bal, Paris, Grasset, 1930, œuvres de satire sociale parfois
lues comme expression de la « haine de soi».
154. Sur ces questions, l'un des documents les plus connus et explicites est l'interrogatoire du juif Baruch converti à Toulouse:
Le registre d'inquisition ... (éd. cit. n 126), p. 222-234; le dernier débat sm ces questions a suivi la parution de l'ouvrage:
Israël Jacob YuvAL,«Deux peuples en ton sein». Juifs et chrétiens au Moyen Âge, N. WEILL (trad.), Paris, Albin Michel (Histoire),2012.
46 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

Notre texte a défendu la voie étroite d'une médiévistique incluant les juifs, non pas pour défendre de bons
s_entiments, mais parce que les juifs sont une pa11 signifiante de la civilisation médiévale. Peindre le Moyen
Age occiden!al gagne à l'envisager car il se définit par une manière spécifique d'exercer la vie de minoritaires.
Au Moyen Age, les juifs ne sont pas un peuple comme dans l'Antiquité, ils ne sont pas seulement ou pas
encore une religion car la religion n'est pas alors une catégorie, un domaine pai1iculier de!'existence. Le rôle
des appa11enances urbaines, significatif dans la société médiévale, est éclairé par mes modes de citoyenneté
qui distinguent clairement les x1ve et xv• siècles des x1xe et xxe siècles. Le modèle de l' inse11ion dans la
communauté échappe ainsi à un comparatisme ignorant les mondes médiévaux. C'est après l'émancipation
que, identité juive et judaïsme, citoyenneté et judéité peuvent jouer un autre jeu, grinçant et douloureux.
La citoyenneté médiévale est toute autre que la contemporaine et c'est sans doute le poids de l'histoire juive
des périodes moderne et contemporaine qui conduit à dénier la possibilité de la citoyenneté des juifs médié­
vaux. Les expulsions de la fin du xve siècle et du début du xv,c siècle sont, pour cette civilisation, une rupture
significative. La place singulière des juifs dans l'Occident médiéval nous invite à historiciser la civilisation.
Perdre cette place a rrofondément changé la manière d'être juif, à tel point que la littérature mémorielle juive
a oublié ce Moyen Age réduit à des récits de massacres ou à des échos nostalgiques imaginant un âge d'or
séfarade. La civilisation juive médiévale n'est pas éternelle, elle a disparu, elle a été effacée.
Au tem1e de cette réflexion, devons-nous parler de «civi1 isation médiévale juive»? Pourquoi pas, si un
lecteur le souhaite. Cependant nos questions valent sans doute plus que les réponses. L'avantage d'introduire
dans la longue durée tourne à l'inconvénient lorsque dans«civilisation juive médiévale», on entend«juive»
plutôt que «médiévale». Nous pouvons balancer sur l'ordre des adjectifs. D'aucuns nous jugeront peut-être
«byzantins»! En effet, les discours sur les juifs opèrent facilement une s011e de négation de la chronologie
par dilution du«principe juif» qui, se trouvant a priori démesurément étendu échappe à ! 'histoire et devient
plus qu'un paradigme, une référence éternelle. La difficile relation des juifs à la discipline historique réap­
paraît alors, niant !'Histoire. Insister sur un Moyen Âge pourtant long nécessite à l'observation de durées
plus courtes sélectionnées en fonction de la chronologie de thématiques extérieures à celles des études
juives. Notre réflexion conduit à refuser absolument la piètre solution qui consiste à mettre en parallèle
des périodes que les sources éclairent si brutalement qu'elles ne laissent voir que certains grands tr�its.
Le risque est d'autant plus grand que les juifs sont quasi absents de la documentation du haut Moyen Age,
puis surn:présentés pour certains thèmes avant d'être réduits à être les victimes d'édits d'expulsion. Une
histoire de l'indifférence serait-elle plus pertinente?
Nous avons plutôt pris «civilisation» comme un concept qui se déroule et qui, invitant au comparatisme,
aide à p011raiturer les contradictions qui font les sociétés. Finalement, refusant une analyse territoriale,
nous observons le jeu des temporalités à l'œuvre dans le dialogue conflictuel des civilisations. En étudiant
les juifs, nous voyons jouer un archaïsme à double ressort. La civilisation juive médiévale pratique une
so11e d'archaïsme voulu, ou plutôt de subtil décalage, qui n'a rien à voir avec les blocages d'une civilisation
figée ou sur le déclin: elle assume ainsi, par exemple, !'héritage anthroponymique antique, entretient une
relation au droit spécifique, vit selon un statut juridique romain qu'elle ne comprend pas comme les clu·étiens.
Ses innovations peuvent être repoussées par la polémique qui enferme pour longtemps le judaïsme en
l'assimilant à un Talmud diabolisé et ignoré dans une religion du mépris 155 mais une étude de la littérature
interne aux communautés prouve leur dynamisme, dans le dialogue et le combat entre deux civilisations, la
chrétienne et la juive 156•
Si les juifs sont le plus souvent décrits du côté de l'Autre Moyen Âge de J. Le Goff, l'intérêt d'analyser
l'insertion des communautés juives dans le système féodal, ce qui n'est naturellement pas contradictoire
avec l'étude des mondes marchands, ouvre une opportunité pour mieux comprendre le monde occidental 157•
Plutôt que le contraste entre deux situations irréconciliables, la relation entre le servage et la citoyenneté
devra être approfondie. Au rebours d'une histoire de ! 'usure téléologique et ancrée sur les lieux communs,
l'histoire de l'émergence des marchés médiévaux a renouvelé récemment notre compréhension des rappo11s

155. Jules ISAAC, L 'Enseignemenr du mépris, Paris, Grasset, 2004 [Paris, Fasquelle, 1962].
156. Tant pour les études juridiques que pour la mystique avec la naissance de la kabbale.
157. C'est l'objet du nouveau programme de l'équipe Jacov: les juifs servi et citoyens.
POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 47

entre religion et économie 158• Nous voyons se conjuguer deux civilisations: la médiévale chrétienne et la
médiévale juive. Il n'est pas ce1tain que ces civilisations luttent, ce sont des hommes qui les voient ou les
croient menacées, incluses, dévorées et qui, excités par une sorte de complexe du Léviathan, attaquent d'autres
hommes avec des mots qui tuent, avec des massacres qui sèment la terreur, avec des actes administratifs qui
repoussent puis éliminent. Cette histoire est bien documentée et largement diffusée. Ce qui nous manque,
notre prochaine étape, ce serait peut-être plutôt une histoire de ! 'indifférence.
Que gagne la médiévistique à ces considérations? Si !'on considère le Moyen Âge de! 'épanouissement vivace
et contrarié d'une civilisation juive médiévale qui mérite encore beaucoup de nouveaux travaux, apparaît
un monde de dialogue, éloigné des idées bien-pensantes de«tolérance» et de«métissage» de notre temps:
un monde violent, hétérogène où les contradictions sont vues bien autrement qu'aux périodes moderne ou
contemporaine; une société à statut, où chacun est à sa place, où l'on ne regarde pas nécessairement l'Autre,
mais pas une société compa1timentée; un monde qui comprend l'Antiquité et se transforme sans cesse.
C'est un âge où les formes de médiatisation du rapport au divin sont discutées et modifiées et où l'opposition
entre clercs et laïcs, spirituel et temporel est continuellement questionnée. C'est un monde où se construisent
des fonnes des fidélités, des so1tes d 'amicitia entre juifs et chrétiens qui ne s'insèrent pas dans le choix binaire
entre assimilation et destruction, un monde où les édits d'expulsion ne sont pas le sens de l'histoire mais
une part des contradictions sociales et économiques, des conflits religieux et d'une politique royale. Étudier
la civilisation médiévale juive nous ouvre les yeux sur des correspondances et des échos entre les siècles du
Moyen Âge central et le monde actuel, nous libère en pensant la nuance. Alors que ce thème est le po,teur
des pires topoïles plus dangereux, elle montre en particulier combien l'économie médiévale, patticulièrement
1 'économie financière est créatrice et complexe, basée sur des principes proprement médiévaux. Elle dessine
un Moyen Âge à la fois exotique et proche. Elle ne défend pas un autre Moyen Âge, elle ne le réhabilite pas,
c'est inutile puisqu'il est peint vif. La civilisation médiévale juive, ni seulement médiévale, ni d'abord juive,
a sa place dans une civilisation médiévale qui, portraiturée par l'historien, ne se donne jamais simplement
à voir immobilisée, en pied, mais plutôt en mouvement.
Claude DENJEAN.
Université de Perpignan

158. Assez peu entendue en dehors des cercles des spécialistes malgré la célébrité des travaux autour de Giacomo Todeschini.

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