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Endettement paysan et crédit rural | Maurice Berthe
Texte intégral
1 Qui s'essaierait à résumer les vingt-cinq registres du XIIIe siècle et les cinq-cents du
e 1
XIV conservés à Puigcerda pourrait dire : que de crédit ! Des villages proches de la
scribanie2 aux hautes vallées3, céréales, troupeaux ou numéraire se négocient à
terme4 ; les soudures difficiles amènent le paysan devant un urbain
financièrement plus solide ; de même que les plus aisés ne payent pas comptant
une dot, que les consuls échelonnent les paiements5. Une pratique aussi constante
nous invite à nous interroger sur les modalités du crédit rural dans le microcosme
d'une vallée d'altitude pyrénéenne entre Languedoc et royaume de Majorque. Là
plus encore qu'auprès de vastes cités nous pouvons douter avec Adeline Rucquoi
de la pertinence de la distinction entre urbain et rural. Sans doute Puigcerda
peuplée de six mille habitants est-elle urbaine mais ses fonctions, sa structure
socio-professionnelle comme son organisation spatiale ne permettent pas dans la
recherche une séparation trop formelle entre crédit à destination d'un urbain et
crédit à destination d'un rural. Ainsi le dynamisme urbain6 s'enrichit de la laine
des montagnes d'Enveigt, dévore les troupeaux que gardent les « pastores » de
Puigcerda pour lesquels les bouchers se mettent en commande, accumule blé ou
seigle, l'échange comme l'« erba » et les « pasturas ». Ainsi le mode de vie des
commerçants les plus riches demeure proche des réalités campagnardes et la
différenciation spatiale entre ville et campagnes parfois peu nette. Nous pourrons
donc considérer comme acteurs du crédit rural les notaires, marchands,
travailleurs du textile juifs et chrétiens d'une part, qui prêtent et investissent de
même que les communautés montagnardes, le « miles » et les paysans vendeurs
ou emprunteurs d'autre part. Le prêteur juif étant l'objet de notre étude, nous le
définirons plus précisément en tentant de mesurer son poids face au Chrétien
comme les liens financiers entre eux, afin de dépasser l'image de l'affreux usurier
puni dans l'au-delà. Cela durant l'expansion vigoureuse de la fin du XIIIe siècle et
des premières décennies du XIVe, suivie d'une crise qui s'avère si grave à Puigcerda
qu'elle mène au déclin de la cité au XVe siècle, car si les troubles du XIVe permirent
l'essor des régions pyrénéennes, abri relativement pacifique, ceux de la fin du
Moyen Âge apportèrent la guerre. Datons le changement de conjoncture des
années 1360 lorsque les épidémies ne laissent pas la population se relever de ses
pertes.
LES SOURCES
2 Les sources, reflet de la réussite cerdane, nous imposent la périodisation. Notre
riche fonds notarial7 – registres dès 1260, Testamentorum* et Debitorum* dès
1300 – issu de la création d'une « scribanie » fermée et contrôlée, révèle
l'influence bien établie en 1270-1280 de la génération du notaire Mathieu
d'01iana,des prêteurs Abraham de Roxela, Jucef et Isach de Soal qui transmettent
plume et dettes à la charnière des XIIIe et XIVe siècles. La documentation jouit de
deux qualités favorables à l'étude : l'ancienneté et plus encore l'apparente
continuité des registres qui n'exclut pas la question de la cohérence. En effet notre
millier d'actes du XIIIe, notre dizaine de milliers utilisés au XIVe flattent le goût de
l'exhaustivité mais le hasard de la conservation peut fausser notre regard. Un seul
exemple pour apprendre à sourire définitivement de nos sérieux calculs :alors que
le sujet de recherche sur les Firmitatis* de 1325 pourrait être : « Des
moisissures », s'y rencontre en transparence la trace d'un prêteur inconnu non
négligeable8. L'organisation des notaires, pour eux pragmatique, demeure
aujourd'hui peu transparente : analyser seulement l'unique Judeorum* véritable
datant de 12869 donne un point de vue biaisé ; les judeorum* du XIVe sont des
Debitorum* ; vous attendez des soldes dans ce Firmitatis*, il regorge d'actes
fonciers ; voilà les Cerdans qui vendent leurs terres pour les reprendre en acapte
ou les Juifs en âge de mariage qui font recopier leur Ketuba10. Les exemples de
dénomination trompeuse sont légion. Si nous obtenons des récapitulations de
comptes complets, l'inventaire des biens des Juifs cité par le scribe, les actes du
Commissariat au cens de 1316, un capbreu cerdan recherchés à Puigcerda,
Perpignan et Barcelone n'ont livré que des fragments lacunaires11. Cet état des
sources exige d'abord une remarque préalable : dans l'esprit des acteurs, le crédit
juif dans les campagnes ne possède pas de particularité notable et discriminante.
Demande ensuite de définir quelques règles pour être en mesure de reconstituer la
pratique du crédit juif dans les campagnes cerdanes aux XIIIe et XIVe siècles depuis
la prise de décision jusqu'au remboursement du capital et des intérêts sans oublier
les acteurs et leurs mentalités. Car si notre recherche visait seulement à établir les
rythmes, les termes du crédit rural courant, quelques sondages vers 1330
suffiraient à reprendre les conclusions de Richard Emery pour Perpignan. Pour
préciser les gages ou les causes du prêt, pour juger de la valeur des
remboursements, il faut comparer les Debitorum* et les autres registres sur un
temps plus long. La connaissance des prêteurs grands et petits, des clients,
demandent d'acquérir le maximum de données jusque dans les Testamentorum*.
Préciser la place du crédit dans la fortune juive exige le croisement de données
systématiquement observées, comme l'organisation familiale en liaison avec
l'activité financière. Nous avions commencé un fichier des clients mais il s'est
avéré ingérable vu son ampleur. Pour juger de la valeur des remboursements, il
faut comparer les Debitorum* et les autres registres. Enfin, nous avons cherché à
approcher au plus près des clients que l'on voit après l'accord utiliser leur argent,
des fideijussores ou d'autres prêteurs – des Chrétiens comme les notaires et les
consuls assez bien repérables.
rareté du prêt notarié de misère par rapport aux besoins d'argent des campagnes
de l'époque.
8 Les actes du crédit rural ne se distinguent pas formellement du crédit urbain si ce
n'est qu'ils exigent le plus souvent de petites sommes, qui circulent rapidement.
Cependant, les emprunteurs des campagnes rencontrent des problèmes
spécifiques. En premier lieu, l'éloignement du centre de financement : depuis le
Capcir, les estives du Queroll, Sant Pere del Forcats ou Eine, le paysan peut
compter une demi-journée à une journée de marche ; d'où la conjonction entre les
emprunts et la foire comme la spécialisation de certains dans le rôle de
mandataire des absents. D'où le rôle du notaire, de l'aubergiste, des récents
habitants de Puigcerda originaires des diverses vallées, des migrants réguliers et
traditionnels que sont les marchands et les pasteurs dont certains vivent en ville.
D'où l'importance des tournées pratiquées par les Juifs dans le but de
« récupérer » les dettes parfois de pair avec la collecte des impôts. D'où le rôle
matériel et symbolique des lieux de l'échange : « Scribanie », auberge, table du
changeur, étal de foire, maison des consuls, voisinage de l'église.
9 Les formules notariées semblent signifier certains rapports entre emprunteurs et
prêteurs. Si le prêt le plus courant revêt la simple formule mutuo14, les
demandeurs ruraux se retrouvent famille au complet face à un représentant de le
societas juive. Le remboursement se fait plus aisément par mandataires
interposés et absout définitivement de toute dette, de la moitié de la dette, ou
simplement des intérêts. De plus en plus au XIVe siècle le créditeur semble investir
dans les campagnes comme il investirait dans le textile, en organisant une
commande. Nous ignorons quel est le poids des prêts simplement verbaux sin
carta comme il est avéré qu'Ali Mair les a pratiqués en 1306 et 1307. Par contre
nous savons que les Juifs sont particulièrement attentifs à payer le travail du
notaire et à conserver soigneusement leurs chartes, rendues à l'extinction de la
dette. Ce qui exige une bonne gestion.
10 En effet, si la majorité des prêts courants est dite à un mois, trois mois, six mois
ou un an, certains ne sont véritablement remboursés que trois ans, voire dix ans
plus tard. Le crédit sur les ventes court sur six mois à un an, sauf si l'achat est plus
important, par exemple les acquisitions foncières dans la périphérie de Puigcerda.
Le calcul des échéances se fait en général régulièrement, par exemple moitié,
moitié. Cependant, dans la pratique, les remboursements peuvent être inégaux.
L'intérêt peut être payé avec le capital, régulièrement comme une rente, ou après
le capital. Peut-être est-il minoré lorsqu'il est inclus dans la somme totale à
rembourser. Ce pourrait être une solution lorsque le contrôle royal s'alourdit avec
la nomination de « commissaires aux biens des juifs », alors que le Languedoc
vient d'être agité par l'expulsion des Juifs de France. Après 1316, les Juifs
s'émancipant de cette surveillance promettent seulement de respecter le taux
d'intérêt fixe, de travailler sin usuras, et sin cambio. Promesse tenue dans les
registres où l'on peut relever un intérêt autour de 20 %.
11 L'hypothèque sur les biens semble aller de soi pour tout prêt important puisque le
solde exclut les réclamations sur les biens servant de garantie tant ceux de
l'emprunteur que ceux des garants. Mais si autour de Puigcerda, certains
transferts de propriété nous semblent suspects, rien de tel dans les campagnes.
12 Comme sont rares les gages cités par les actes et plus encore les gages vendus pour
dédommagement. Lorsque nous connaissons leur nom, nous ne relevons jamais
des endettés comme celui des témoins, car le rôle de ces garants dépasse le simple
recours en cas de non solvabilité. Ainsi, les consuls des vallées peuvent agir de
deux manières : soit comme une somme d'individus flanqué de son fideijussor,
soit comme Universitas, où leur responsabilité personnelle et familiale est sans
doute engagée, mais où ils forment un ensemble créant une personne morale dont
la charge est ensuite reprise et assurée par leurs successeurs. Lors des prêts
individuels, le système des garanties semble s'organiser à plusieurs niveaux, tant
du point de vue financier que juridique. Dans les trois-quarts des cas, la famille
intervient d'abord : époux mutuellement responsables, ou solidarité entre
générations. Mais lors du règlement – en particulier en cas de décès de
l'emprunteur – le patrimoine concerné demeure celui de l'endetté et non les
propres de son épouse par exemple. Par contre, un membre de la famille peut
s'engager comme fideijussor et être alors plus qu'un garant, moins qu'un socer. Il
agit alors en personne, particulièrement lors des échéances. Il rembourse tout ou
partie de la dette sur ses propres fonds et peut même prendre soin de dresser un
acte s'il doit être remboursé par l'emprunteur principal. Cela signifierait qu'il
existe peut-être des prêts où se produit une double intervention, certainement une
solidarité expliquant l'absence de saisies trop nombreuses ou de conflits.
20 En effet, la présence familiale se double d'un deuxième cercle assurant la sécurité
du prêt : celui des notables locaux, le plus souvent paysan aisé responsable de la
communauté et donc en relation avec les créditeurs comme avec les emprunteurs,
peut-être relai autant que garant comme lors de la collecte des impôts. Le curé
joue aussi ce rôle.
21 Troisième cercle de ce réseau de solidarité et d'investissement : les fideijussores
de Puigcerda doublant ceux du village. Ils président aux remboursements car ils
sont sur place. Grâce à ce système, les remboursements ont-ils lieu de manière
suffisante pour assurer un revenu convenable au prêteur, protégé par le roi mais
qui a tout intérêt au consensus ? Dans la mesure où durant la période dynamique
nos sources sont cohérentes, nous pouvons affirmer que les soldes se déroulent
correctement. La preuve, les récapitulations lors des transferts de dettes juives en
cas de ventes ou de décès correspondent aux prêts des registres précédents, aux
soldes des suivants. Si moins de 4 % des testateurs dictent un souvenir précis de
ses dettes – surtout aux Juifs – les manumissores opèrent les règlements après la
mort.
27 Parvenus à cette étape de notre étude, nous avons pu acquérir quelques certitudes
et émettre des hypothèses. D'abord à Puigcérda comme à Perpignan et Girone, le
volume du crédit est concomitant avec l'expansion. Tel que nous l'avons étudié –
mais les problèmes de l'endettement des plus pauvres nous échappent – il favorise
les échanges, est porteur de croissance et d'enrichissement. D'où l'absence de
conflits et violences d'origine cerdane observés. D'où l'implantation dans les
campagnes grâce à ce vecteur qu'est l'acte notarié de pratiques commerciales et de
mentalités d'origine urbaine.
28 Ensuite, le sentiment des notaires correspondait à la réalité : le crédit pratiqué par
les Juifs est plus intégrateur que discriminant. D'ailleurs le prêt dans les
campagnes n'est pas une activité majoritairement juive à Puigcerda qui ressemble
en cela plutôt au Perpignan étudié par Richard Emery qu'à la Girone du XIVe siècle
décrite par Christian Guilleré23. Mais cela peut-être expliqué par l'origine
roussillonaise de nos prêteurs. À nous entendre, le prêt paraît se dérouler dans de
bonnes conditions pour tous les acteurs, ce qui s'expliquerait par l'étroitesse des
solidarités cerdanes, et plus encore par le retrait des prêteurs juifs à l'heure des
difficultés.
Notes
1. Arxiù Historic Comarcal de Puigcerda.
2. Hix, Vilalobent, Aragolisa, Palau sont situés entre 1 et 5 kilomètres de la ville ; Alp, Caldegas,
Sainte-Léocadia, Oceja, Salagosa, Llivia et Estavar sont en Basse-Cerdagne où sont cultivées les
céréales.
3. Les villages de Dorres à Bolquera sont aux franges des pâturages d'altitude alors que Queroll,
Vallczebolera... commandent des vallées.
4. Un mois, trois mois, six mois, un an sont les durées les plus courantes.
5. À Llivia, La Tor de Queroll et Porta, vilages clients des Juifs pour les impôts. À Puigcerda pour
l'achat de terres et la construction des murailles dans la décennie 1360.
6. Puigcerda connaît un essor rapide et vigoureux qui la place après des cités comme Barcelone,
Perpignan, Lérida, Girone et dont la construction des murailles successives n'est qu'un des
signes : Bosom, Denjean, Mercadal, Subiranes, « Noves aportacions a Testudi de l'urbanisme
médiéval de Puigcerda : segles XIII-XV », Cultures i medi de la Préhistoria a l'edat mitjana
Puigcerda, 1995. La communauté des Juifs peut, semble-t-il concurrencer celle de Perpignan avec
laquelle elle est très liée.
7. Bosom i Isern, Sebastia Catalog de protocols de l’Arxiù Historic Comarcal de Puigcerda,
Barcelona, Fundacio Noguera, 1980.
8. AHCP, Liber Firmitatis 1325 sur une centaine de ce type.
9. AHCP, Liber judeorum 1286-1287.
10. Contrat de mariage hébraïque.
11. ADPO, série B et J, ACA Batllià Général (Capbreu de Llivia XVIe siècle).
12. Xavier Soldevila, « La comunitat jueva de Toroella de Montgri », Colloque Mosse ben
Nahman i el seu temps, Girona, 1994, pp. 319 à 327.
13. Il est pourtant souvent question d'aménagements hydrauliques dans les Libri Firmitatis ou
d'irrigation dans les Extraneorum du XIVe siècle.
14. X judeus (procurator Y) (habitator de Z) et X'uxor ejus (gener, filius, tutor et curator) N L
NS ND barcinonensis (melgeil) (N modium seglis, blado, frumenti) pro mulo nigra (vacha,
nigra, rossa, vitulum, blado, pannis) tibi W et W'uxor ejus mutuo in paschale (natale, sancto A)
(solvere ad M mensis, annum) dampnum (sin dampnum) super rebusfideijussor Z. Ce prêt n'est
pas véritablement « amical » et peut cacher un intérêt.
15. Richard Emery, « Le prêt d'argent juif en Languedoc et en Roussillon », Cahiers de Fanjeaux,
no 12, Toulouse, Privat, 1977.
16. Testaments et contrats de mariage permettent de découvrir les Juifs qui ne prêtent pas.
17. Les clients peuvent cependant avoir une vision positive de leur prêteur comme dans J.
Shatzmiller, Shylock reconsidered, Berkeley, Los Angeles, 1990.
18. Maurice Kriegel, Les Juifs à la fin du Moyen Âge dans l'Europe méditerranéenne, Hachette,
1979, réed. « Pluriel », 1994.
19. Si nous ne possédons pas de récits directs de violences, nous savons que l'épidémie d'émeutes
antigrèves a atteint Puigcerda depuis Urgell ; les conversions se multiplient après 1391, surtout un
procès rend compte des tensions affreuses qui se manifestent, jusqu'à l'assassinat au sein de la
communauté locale (AHCP).
20. AHCP, Libri firmitatis, XIIIe siècle.
21. Carme Batlle Coneixer la historia de Catalunya : del segle XIII al XIV, Barcelona, Vicens
Vives, 1983.
22. AHCP, Liber firmitatis.
23. Christian Guillere, Girona al segle XIV, Barcelona, Abadia de Montserrat, 1993.
Auteur
Claude Denjean
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Endettement paysan et crédit rural - Le crédit juif dans les campagn… cerdanes aux XIIIe et XIVe siècles - Presses universitaires du Midi 27/11/2021 20:31
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(2021) Les campagnes françaises à l'époque moderne. DOI:
10.3917/arco.charp.2021.01.0333
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