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ISSN : 0991-1898

Les Cahiers
De la
Bibliothèque de Richard Tuil (B.R.T)
Vol.24 – N°2/2 – Novembre 2020
Directeur de Publication : Richard TUIL 12, rue Carnot 95360 Montmagny France.
E-mail : richardtuil1@yahoo.fr

(La déesse IYAFA)

© Publiés en partenariat avec l’Association des Éditions de la Mer Brillante


Associations régies par la Loi de 1901
EDITORIAL

Bonjour à tous les membres et amis de la BRT.

Voilà 43 ans que nous existons, et nous sommes encore là !


Heureusement d’ailleurs !

Cette année, nous avons axé notre activité en partenariat avec


les Editions de la Mer Brillante (une autre association de
type Loi 1901), avec laquelle nous avons publié quelques livres
en 2020, dont on trouvera les couvertures des livres à la fin de
ce n°. Nous espérons que d’autres œuvres paraîtront dans les
mois et les années à venir.
Pour le moment, tous ces livres sont disponibles uniquement
sur le site de l’imprimeur : www.coollibri.com

Nous espérons que tout sera différent en 2021 (plus de Covid),


et que vous et vos proches êtes en excellente santé !

Très amicalement.

L’équipe de Rédaction

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LA COURONNE BARBARE

Par Georgina MARGUET

AVERTISSEMENT

Le récit qui va suivre appartient à l'Histoire de


France. Tous les grands personnages, rois, seigneurs,
évêques, ont existé, les dates des événements sont
réelles, pour autant qu'elles soient connues dans une
chronologie souvent imprécise.
J'ai donné aux lieux leurs noms actuels, presque
toujours dérivés de ceux qu'ils portaient alors, pour
aider le lecteur à s'orienter dans notre espace rétréci
mais équivalent, où les fondations de chaque
cathédrale reposent sur des tombeaux empilés depuis
quinze siècles, et où nos autoroutes recouvrent la
trace des antiques voies romaines.
Que les historiens me pardonnent, notre
documentation sur le VIIème siècle est si pauvre que
j'ai dû, par contre prêter des noms et des visages à
ceux entouraient les grands de l'époque, et imaginer
les situations et les dialogues dont nous n’avons
conservé la trace.
L'archéologue ne fait pas autre chose quand il
reconstitue, à partir des mille fragments épars d'une
frise ou d'une poterie, en complétant les lacunes des
scènes qu'il découvre, l'image de ce qui fut la vie...

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PREMIERE PARTIE

LA COURONNE D'EPINES

Il était une fois une belle jeune fille aux longs cheveux d'or.
Bathilde avait seize ans, c'était une esclave.
Elle appartenait à Erchinoald, le maire du Palais qui gouvernait, au
nom d'un très jeune roi, un pays qui n'était plus la Gaule et pas
encore la France, en un temps si sombre que le Temps lui-même
doutait de ses origines et de son devenir.
Dans l'ancien empire des Césars, c'était l'an 1403 depuis la fondation
de Rome, mais la Ville Eternelle n'était plus qu'un champ de ruines
dévastés par les Barbares.
Pour les Arabes, dont l'étoile montante incendiait l'Orient, 27 ans
seulement s'étaient écoulés depuis que le Prophète Mahomet, enlevé
au Ciel depuis, avait dû quitter sa ville natale de La Mecque pour
prêcher la Parole d’Allah à Médine.
Enfin les chrétiens, qui attendaient à tout instant la fin du monde et
le règne du Messie, vivaient en l’an de grâce 649, et l'automne
s'avançait.
Le ciel bas du Nord, déjà chargé d'hiver, pesait sur la villa1
d'Erchinoald, une grosse ferme de la vallée de la Somme, autour de
laquelle les champs et les pâtures rayonnaient jusqu'à la forêt
proche.
A la tombée du soir, les serviteurs se pressaient dans la cour, autour
-d'une grande fosse remplie de braises sur laquelle cinq sangliers
entiers rôtissaient en plein air : les esclaves, très jeunes pour la
plupart, car la vie des malheureux était brève, volaient un peu de la
chaleur et de l'odeur du festin des maîtres.
Le seigneur les observait en silence, adossé à l'un des piliers de la
galerie couverte qui courait le long des façades, donnant aux
bâtiments rustiques un faux air de villa romaine ornée de portiques
à colonnades.
Erchinoald était de très bonne humeur il se sentait bien dans son
corps, que des servantes aux mains douces avaient longuement
baigné et massé pour détendre ses muscles endoloris par la chasse

1Au VIIème siècle, le mot villa désignait encore, comme sous l'empire romain, une
grosse exploitation agricole.

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des jours précédents.
Il portait une tunique de soie violette, resserrée par une large
ceinture dorée qui était l'insigne de son rang, celui d'un dignitaire de
la Cour.
Le maire du Palais avait prouvé qu'il pouvait encore chevaucher
pendant des heures et saigner un porc sauvage d'un coup d'épieu
aussi bien que des hommes plus jeunes, malgré ses traits creusés et
ses cheveux mêlés d'argent, et cette vigueur intacte le soulevait
d'allégresse.
Il redevenait vraiment lui-même chaque fois qu'il quittait Paris pour
séjourner dans ses terres ou (et c'était la même chose dans son
esprit) dans celles du petit roi qu'il représentait et qui était d'ailleurs
son proche parent.
Deux siècles après avoir conquis la Gaule, les Francs restaient mal à
l'aise parmi les indigènes qui conservaient les vêtements et les lois
de l'empire déchu, dans les villes où les monuments romains
délabrés témoignaient encore, comme des reproches, d'une autre
forme de puissance que rien n'avait remplacé…
Les grandes chasses d'automne leur donnaient l'occasion de se
réunir entre eux, dans leurs vastes domaines des plaines du Nord et
de l'Est, où les régisseurs commandaient des troupeaux d'esclaves.
Là, ils retrouvaient l’odeur des arbres et du sol humide, l’aboi des
chiens, le galop des chevaux, les rudes plaisirs des festins et du
carnage...
Le maire du Palais nota avec satisfaction que les filles qui
surveillaient les préparatifs du repas étaient toutes jeunes et belles,
conformément à ses ordres. Les vieilles et les bancales, on les
occupait aux champs, ou à l'atelier de tissage si elles avaient une
bonne vue.
Autour de ses leudes, les hommes libres qui étaient à la fois ses
clients, les guerriers de son armée privée, et, pour beaucoup, ses
cousins, il ne voulait que des visages avenants, des poitrines fermes,
des fesses rebondies.
Certains appréciaient la musique ou les vers des poètes latins, lui
cultivait une forme d'art de vivre aussi importante et difficile à ses
yeux, et le banquet de ce soir s'annonçait comme un chef-d’œuvre, le
dernier de la saison sans doute avant les grands froids.
La viande était abondante, le vin et la bière couleraient à flots pour
une joyeuse compagnie.
- Et les servantes seront blondes comme des Walkyries, songea
Erchinoald. Que le Christ me pardonne, mais le Paradis de nos
ancêtres païens avait du bon !
Des servantes, il y en avait justement deux à quelques pas de lui.
Elles avaient quinze ou seize ans peut-être. Dans l'ombre

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grandissante, le reflet rouge du foyer allumait des reflets de cuivre
sur leurs silhouettes minces.
L'une d'elles tenait un cruchon, pour asperger d'eau les flammèches
qui jaillissaient par instants du brasier, avant qu'elles ne viennent
lécher et noircir les carcasses que des petits valets tournaient
lentement sur leurs broches.
L'autre fille ne faisait rien, elle avait un peu relevé sa robe pour offrir
ses jambes nues à la chaleur, de belles jambes fines, pleines et
nerveuses comme celles d'une pouliche.
Elles discutaient, très bas sans doute, car Erchinoald voyait remuer
leurs lèvres, mais leurs voix étaient couvertes par le grésillement du
feu.
De quoi peuvent-elles parler ? se demandait-il. De nourriture sans
doute, les esclaves parlent toujours de nourriture.
Le maire du Palais se trompait de lui : les esclaves parlaient de lui.
- Tu as vu qui est derrière toi ? chuchotait Frida. Non, ne te
retournes pas, c'est le seigneur et il nous surveille.
Bathilde lâcha sa robe, laissant retomber l'étoffe tiédie sur sa peau.
- Je ne fais rien de mal, souffla-t-elle. Je dois m’occuper du vin, il est
prêt et je peux bien me réchauffer en attendant de le servir, le cellier
est glacial !
- Mais il n'a pas l'air fâché, au contraire. Je suis contente qu'il soit
venu...
- Quelle idée ! Il n'est pas méchant, mais ses invités vont épuiser
toutes les provisions et ensuite l'intendant nous rationnera le pain,
comme l'hiver dernier.
Frida se pencha pour remplir son pichet dans un seau de bois, cerclé
comme un tonneau.
Puis elle répliqua avec un petit sourire :
- Moi je voudrais qu'il y ait des banquets plus souvent !
- Pourquoi, cela t'amuse de servir ces dîners qui n'en finissent pas ?
- Pas plus que toi, mais Erchinoald est veuf : la dernière fois qu'il est
venu il a regardé la grosse Rigonthe toute une soirée, et ensuite il l'a
appelée dans sa chambre…
Sa compagne eut un geste d'indifférence : on ne comptait plus les
amants de Rigonthe. Elle lança :
- Oui, et il l'a renvoyée aux cuisines deux jours après ! Tu penses
qu'il va la reprendre ?
- Qui sait ? En tout cas, il est toujours seul, j'aurai peut-être ma
chance...
- Ta chance ? répéta lentement Bathilde.
Elle regardait sa camarade avec stupeur, comme si elle découvrait
une inconnue.
Elles avaient le même âge, les mêmes yeux clairs, les mêmes cheveux

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blonds tressés en deux nattes épaisses : comment Frida pouvait-elle
être à ce point différente ? Elle riait sans honte, découvrant ses jolies
dents blanches carnassières, surprise de sa surprise.
- Tu trouves que ce n'est pas une chance, de se reposer dans un bon
lit, avec des draps de toile fine et des couvertures de fourrure,
pendant que les autres travaillent ? Evidemment le maître est un peu
vieux, mais on n'a rien sans rien…
Bathilde se détourna sans répondre. Le travail, la misère, la faim
parfois, elle les aurait sans doute connus si elle était restée libre, elle
les acceptait ici. Mais cette soumission de bête, cet avilissement
recherché… Est-ce que les autres esclaves étaient toutes comme
Frida ? Et est-ce qu'elle-même finirait par lui ressembler, avec le
temps ?
Elle respira profondément.
L'air sentait bon la viande rôtie, des gouttes de graisse fondue
tombaient sur les braises, brûlaient en dégageant une fumée âcre qui
piquait les yeux.
Bathilde revit soudain un autre feu aux flammes courtes, un feu bleu
de tourbe sur lequel les pêcheurs grillaient leurs poissons, au bord
d'une mer sombre, sur une lande nue ou les pierres pointaient leurs
os.
Comme chaque fois qu'elle se souvenait de son pays, de sa famille,
une étreinte lui noua la gorge…
- Qu'est-ce que tu as ? demanda Frida. Tu es blanche comme un
linge.
- C'est de passer du froid au chaud, ce n’est rien. Dis-moi, est-ce que
tu connais la mer ?
- Drôle de question ! Non, avant de venir ici j'étais dans un autre
pays de forêts, plus noir, plus froid…
D'un geste vague elle désignait l'est, par-delà l'horizon.
- Moi, je revois toujours la mer, murmura Bathilde comme si elle se
parlait à elle-même. Je sens son odeur, je l'entends… J'entends aussi
les cris des pirates sur le rivage…
- Tais-toi, jeta sa compagne, tu te fais du mal ! Moi aussi j'ai été
enlevée par des brigands, emmenée de force, vendue… ça ne sert à
rien d'y repenser !
Elle s'interrompit net.
- Regarde, l'odeur du repas attire du monde, reprit-elle d'une voix
moqueuse.
Une petite troupe de cavaliers venait d'arriver à l'entrée de la cour, et
déjà quelques valets l'entouraient, saisissaient les brides des
chevaux, déchargeaient les animaux de bât.
Les routes étaient peu sûres et les villes rares et distantes, des
voyageurs de passage demandaient souvent l'hospitalité au domaine

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et le maire du palais les accueillait volontiers, fier que sa réputation
de richesse et de générosité se répande au loin.
C'était un jeu entre les domestiques d'identifier de loin leurs
visiteurs il y avait les marchands aux lourds chariots, hommes du
Nord couverts de fourrures qui les rendaient semblables à des bêtes,
ou Orientaux aux longues robes et aux épaisses barbes noires. Les
pélerins, pauvrement vêtus, allaient à pied, par groupes, vers le
tombeau du grand Saint Martin de Tours, ou plus loin encore, à
Rome où mènent tous les chemins…
Les cavaliers francs arboraient de longues moustaches et des
tuniques ajustées, enfin les notables indigènes, qu'on appelait
« romains » parce qu'un des derniers empereurs avait donné d'un
coup la citoyenneté romaine à tous les gaulois libres, conservaient le
visage rasé et les vêtements drapés de leurs anciens maîtres.
Cette fois la troupe était mélangée, il y avait plusieurs Barbares
armés de longues épées, entourant quelques romains.
Celui qui paraissait les commander était grand, un peu voûté, et
montait un superbe étalon noir dont les rênes de cuir doré jetaient
des éclairs au reflet du feu.
Les autres chevaux, moins remarquables, étaient tous jeunes et
vigoureux, et les hommes bien habillés, pour autant qu’on pouvait
les distinguer dans l'ombre.
- Un grand personnage qui se déplace avec des serviteurs et une
escorte armée, c'est un riche propriétaire, ou peut-être un évêque,
décida Bathilde.
Car les hommes d'Eglise, quelle que soit leur origine, adoptaient le
costume latin pour se distinguer des Barbares.
Erchinoald aussi avait vu les arrivants, il traversa vivement la cour à
leur rencontre et s'arrêta devant leur chef, hésitant entre le salut
déférent qu'il devait au prêtre et l'élan d'amitié vers son vieux
compagnon.
- Eligius, sois le bienvenu, cette maison est la tienne aussi longtemps
que tu le voudras.
L'évêque sourit, leva la main dans un geste de bénédiction qui fit
étinceler son anneau d'or.
Il était assez âgé, ses cheveux bouclés, d'un gris d'argent,
encadraient un visage aux traits réguliers, encore fermes, qui avait
dû être très beau.
- La paix soit avec toi, l'ami, répondit-il. Nous partirons dès demain,
on m'attend dans mon église de Tournai.
Puis il se laissa glisser à terre et confia sa monture à un domestique.
- Quel superbe animal, soupira le maire du palais. Cette allure, cette
crinière flottante… Je savais que c'était toi dès que je l'ai aperçu.
- Mais tu ne l'avais jamais vu ! Je l'ai acheté le mois dernier pour

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trente sous d'or, une folie mais il les vaut !
- Précisément, il n'y a qu’un homme dans toutes les Gaules pour
avoirun pareil équipage, aussi bien soigné...
- … Et qui manque de modestie pour un serviteur de Dieu, conclut
Eligius avec un air de contrition comique.
- Je n'ai pas dit cela : comment le peuple respecterait-il son évêque,
s'il ne peut pas le distinguer du dernier des moines ?
- Tu me trouves toujours des excuses, remarqua le prélat. Que veux-
tu, j'appartiens à l'une des plus grandes familles d'Auvergne et j 'ai
été ministre de trois rois avant d'entrer dans l'Eglise, je ne
m'imagine pas habillé comme un gueux et montant une mule
boiteuse. D'ailleurs, j'ai besoin de ce coursier pour arriver plus vite
partout où l'on me demande.
- D'où viens-tu à présent ?
- De Paris, où j'ai vu le roi.
- Comment va-t-il ?
- Assez bien, il est presque remis de ses fièvres...
- Merci pour cette bonne nouvelle, dit Erchinoald. J'étais un peu
inquiet, le pauvre enfant porte le nom du grand Clovis, mais il n’a
pas la vigueur de son ancêtre.
- C'est .vrai, il a toujours été fragile. Il regrette de n'avoir pas pu
venir te rejoindre à la chasse…
Le maire du palais eut un mouvement agacé.
- Il n'a pas voulu venir, rectifia-t-il. Même souffrant, dans une
voiture couverte il aurait été aussi bien que dans sa chambre du
palais... devient capricieux !
- Non, il a eu raison de ne pas se montrer puisqu'il n'était pas en état
de monter à cheval. Les chars à bœufs sont bons pour les enfants et
les femmes enceintes.
Eligius s'animait en parlant, devenait véhément. Le Franc le regarda
avec surprise.
- Tu as peut-être raison, je ne l'ai pas vu grandir. J'y penserai…
demain ! Ce soir le banquet nous attend, suis-moi, le brouillard
tombe et nous serons mieux à l'abri.

Comme Erchinoald l'avait pressenti, le repas était une réussite


totale.
Il avait installé l'évêque et sa suite près de lui, aux places d'honneur,
et fait rôtir en hâte quelques volailles pour les gens d'Eglise qui ne
mangeaient pas de gibier.
Les tables étaient dressées dans une grande salle, éclairée par des
torches fichées aux murs. Dans les angles, des tonneaux défoncés
permettaient aux buveurs de se servir à leur guise, mais la plupart
préféraient rester assis et attendre les esclaves qui passaient d'un

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convive à l'autre pour remplir les coupes et les cornes à boire. De
jeunes garçons apportaient les quartiers de viande sur de grands
plats où les dîneurs puisaient à volonté.
Certains mangeaient en silence, avidement, engloutissant de larges
tranches de chair croustillante qu'ils portaient à leur bouche à la
pointe d'un couteau, ou avec les doigts. D'autres parlaient fort, avec
des rires épais et des claquements de mains sonores sur leurs
cuisses.
L'ambiance était joyeuse, un peu moins libre que d'habitude à cause
des prêtres, mais la bonne humeur régnait.
Les Francs évoquaient comme toujours leurs souvenirs de chasse et
de guerre, et les voyageurs donnaient les dernières nouvelles du
vaste monde : le roi d'Austrasie, Sigebert, qui régnait à Metz, voulait
fonder un nouveau monastère en forêt des Ardennes, et il y avait des
guerres en Orient, au-delà de la mer latine.
- Les Arabes dominent toujours l 'Egypte et la Syrie, racontait
Eligius, et ils menacent d'autres provinces de l'empire byzantin.
- Mais que fait donc l'empereur de Constantinople ? s'exclama le
maire du palais.
Le prélat soupira.
- Constant II ? Il vieillit, et il prépare sa succession entre ses trois fils
qui se détestent : s'ils osaient, ils se disputeraient le trône sans
attendre sa mort !
- Reste à savoir ce qui restera de leur empire si personne n'arrête les
mahométans, observa le Franc.
- C'est vrai, ils progressent partout et ils occupent même les Lieux
Saints .
- Leur Prophète doit être l'Antéchrist dont parle l'Ecriture et la fin du
monde est proche, conclut Erchinoald2.
On disait déjà la même chose d'Attila quand il ravageait l'Occident,
au temps du grand-père de mon grand-père, remarqua l'évêque. La
Bible dit aussi que seul le Père connaît le temps où son Fils reviendra
régner sur la Terre...
Les domestiques s'approchaient, curieux s'arrêtaient pour saisir des
bribes de la conversation : une esclave s'inclina entre eux pour verser
du vin, elle portait une robe lacée devant, dont elle avait desserré les
lanières pour laisser voir la naissance des seins, que son mouvement
dégageait .
A côté d'elle, un jeune moine au visage criblé de taches de son
ouvrait des yeux immenses, fasciné par ces blancheurs lunaires
2 Les notions de paradis, d’enfer et de purgatoire s’imposèrent assez tard dans le Moyen-Âge :

pour les chrétiens des premiers siècles le Jugement Dernier était imminent, et les morts
dormaient en attendant le jour où leurs âmes réunies à leur corps paraîtraient devant le
tribunal de Dieu.

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prêtes à jaillir hors de l'étoffe…
- Eh bien, Théo gronda Eligius en laissant tomber sa main sur
l'épaule du novice qui sursauta et devint cramoisi, de blafard qu'il
était.
Puis il ajouta à l'intention de son hôte :
- Théo est un esclave saxon que j'ai racheté et baptisé, il a toutes les
qualités pour faire un bon prêtre mais il est encore un peu barbare…
Le seigneur approuva d'un hochement de tête, par politesse pour lui,
il n'y avait aucune barbarie à admirer ce que la servante montrait si
généreusement.
L'évêque conclut doucement :
- Nous allons nous retirer maintenant, mes compagnons ont besoin
de repos, le voyage les a tellement fatigués qu'ils ne savent plus où ils
sont !
Erchinoald protesta sans conviction la présence des gens d'Eglise
devenait gênante après cet incident, d'autant plus stupide qu'il
n'avait jamais eu l'intention de finir la soirée avec cette fille trop
provocante.
Il aurait dû se lever pour les raccompagner mais il se sentait soudain
les jambes lourdes, son esprit flottait, comme détaché du corps.
Il vida sa coupe d'un trait, et lui trouva un goût amer.
Tout se brouillait autour de lui, il avait l'impression que les autres
dîneurs se balançaient lentement d'avant en arrière, soulevés par
une houle invisible.
Debout au fond de la salle, un guerrier immense racontait pour la
centième fois à ses voisins, avec de grands gestes, comment il avait
poignardé un ours féroce.
- Celui-là est encore plus saoul que moi, pensa le maire du palais, et
il éprouva pour le colosse une vague tendresse d'ivrogne.
Celui-ci poussa un mugissement sauvage, frappa la table d'un coup
de poing qui fit tinter la vaisselle et s'affala en avant, endormi d'une
masse au milieu des verres renversés.
- Ca y est, il a fini par tuer son ours, dit tout haut Erchinoald, et sa
voix résonna étrangement.
Pour lui aussi, l'instant présent n'existait plus, ce banquet se
confondait avec tous les banquets d'autrefois, il oubliait qu'il était
presque vieux, père d'un grand fils, en charge d'un royaume, pour
éprouver soudain des pensées et des désirs des très jeunes hommes.
Il avait envie de parler, mais le départ des clercs ne laissait que des
places vides autour de lui.
Les esclaves s'affairaient aux extrémités de l'immense table, il les
observa un moment, la petite Frida à la poitrine offerte, trop
effrontée pour être innocente malgré sa jeunesse, Rigonthe, plus
âgée, une belle caille grasse dont il avait déjà goûté la chair, et cette

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autre, une grande Slave forte comme un homme, dont il avait oublié
le nom impossible à prononcer.
Aucune ne ressemblait à la fillette dont il avait pris le pucelage, un
soir de ses quinze ans, en cessant lui-même d'être un enfant…
Une silhouette passa derrière lui, il fit un signe en désignant sa
coupe vide, mais ce n'était pas de vin qu'il avait soif à présent.
La fille servit rapidement, puis recula dans l'ombre : il avait à peine
entrevu une natte épaisse, qui masquait son visage, et ses bras
blancs, fermes et lisses comme de l'ivoire…
Erchinoald but une gorgée, reposa le lourd gobelet de métal doré,
leva de nouveau la main.
- D'où sort ce vin ? demanda-t-il.
- Du domaine, seigneur, répondit Bathilde en s'avançant.
- Et comment l'avez-vous préparé ?
- Comme d'habitude, avec des épices, de l'absinthe et du miel.
La servante parlait d'une petite voix nette, avec un accent étranger
très doux, qui coulait sur lui comme une eau fraîche.
- Eh bien, il est aigre, ton sale vin ! Peux-tu me dire pourquoi ?
- On aurait peut-être dû y mettre davantage de miel… Les raisins
n'étaient pas sucrés, il a tellement plu cette année.
Elle avait répondu sans hésiter, en le regardant en face avec de
beaux yeux clairs et brillants.
- Elle n'est pas sotte pour une esclave, et moins veule que les autres,
songea le maire du palais.
Savait-elle que certains vins du Midi étaient si riches en alcool qu'on
pouvait les conserver plusieurs années, sans les sucrer ni leur ajouter
d'autres produits ?
Malheureusement la Gaule du Nord ne produisait pas de telles
merveilles.
Il la considéra plus attentivement, reconnut l'adolescente qui se
chauffait près du feu dans la soirée : pas très grande mais bien faite,
déjà femme, avec une peau blanche et des cheveux d'or pâle, de la
couleur des blés à peine mûrs, encadrant une figure gracieuse.
Comment ne l'avait-il pas remarquée plus tôt ?
Bathilde baissa les paupières, incapable de soutenir ce regard
d'homme qui la déshabillait, la soupesait comme du bétail, la
laissant nue et humiliée.
Elle savait bien ce que cela signifiait, d'autres l'avaient déjà observée
de cette façon mais elle avait toujours réussi à les repousser, même
ce palefrenier qui avait cru la surprendre en pleine nuit dans
l'appentis garni de foin où dormaient les servantes, et qu'elle avait
chassé en lui cinglant le visage à coups de ceinture…
- Seigneur, voulez-vous que j'aille vous chercher de la bière ?
articula-t-elle avec effort.

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En elle-même, elle pensait :
- S'il pouvait boire assez pour s'écrouler sur place et m'oublier !
- Ne te dérange pas, je n'ai plus soif. Va préparer ma chambre et
attends-moi là-bas.
Bathilde s'inclina sans répondre, partit très vite pour cacher son
trouble.
En sortant, elle faillit trébucher sur le chasseur d’ours, qui dormait
étalé de tout son long sur le sol, avec des ronflements de soufflet de
forge.
Elle fit un grand pas pour enjamber la panse du géant.
Aux cuisines, il y avait plusieurs braseros de terre cuite, qu’on
utilisait pour réchauffer les pièces d’habitation, en les remplissant de
tisons rougeoyants.
Elle en garnit un, l'emporta en le tenant à bout de bras par les anses
des côtés, pour ne pas se brûler.
Après le brouhaha de la salle du festin, le reste de la villa était noir et
silencieux, pareil à un gouffre vers lequel elle s'avançait, à peine
éclairée par la lueur des braises.
La chambre d'Erchinoald était une pièce étroite, aux murs de
laquelle on avait tendu en hâte des tapisseries que le maître
transportait dans ses bagages pour se composer un décor là où il
séjournait dans le faible reflet du fourneau on y devinait des figures,
sans doute une scène de chasse, deux cavaliers poursuivant une
proie indiscernable…
La jeune fille posa son fardeau, resta debout près du lit où tout à
l'heure un homme allait la renverser, l'écraser sous son corps épais
sentant le vin et la sueur…
C'était cela une esclave, une bête offerte au mâle comme les vaches
et les juments que les valets menaient à la saillie au bout d'une
longe, et dont ils observaient les ébats avec de gros rires...
- Mon Dieu…
Bathilde cherchait ses prières, les mots se dérobaient, elle n'était
plus que trouble et vertige.
Comment Dieu, infiniment bon, pouvait-il accepter cela ? Elle leva la
tête, tendit les mains vers ce Ciel invisible que cachait le plafond de
la chambre : ce fut comme si la nuit entrait en elle, en une grande
vague de paix à laquelle elle s'abandonna…
La peur l'avait quittée, Bathilde recula d'un pas, lentement, surprise
d'exister encore, de pouvoir remuer, s'éloigner de ce piège prêt à la
broyer.
Un pas, un autre pas, encore un, puis la paroi, le couloir avec une
porte donnant sur la cour, qu'elle ouvrit avec des précautions
infinies.
Dehors le feu était presque éteint, mais elle préféra rester sous les

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portiques, dans l'ombre des bâtiments.
Le sol de la galerie était recouvert d'un plancher qui grinçait un peu,
et elle s'arrêta plusieurs fois, le cœur battant, croyant que le bruit
allait donner l'alerte .
- Bathilde, Bathilde !
A l'intérieur on criait son nom, c'était le seigneur. Une lumière
brillait à une fenêtre, dans la pièce qu'elle venait de quitter.
Elle se terra derrière un pilier, plaquée au bois rugueux qui meurtris
sait ses épaules .
- Bathilde !
Le ton devenait rauque comme un aboi, la lampe s'agitait.
- Bathilde, Bathilde !
Elle retint son souffle, la voix se déplaçait, s’éloignait, revenait vers
la grande salle éclairée.
Puis soudain, d'autres syllabes :
- Rigonthe, viens ici !
Ce n'était plus elle qu'il réclamait !
Le calme revint, on entendait seulement une rumeur confuse, des
hommes qui reprenaient en chœur une vieille chanson à boire en
allemand.
La fête continuait.
Elle se remit en marche, atteignit l'extrémité de la colonnade.
Au-delà des constructions, le brouillard noyait la campagne dans
une nuit laineuse, d'une douceur magique, un monde aux contours
incertains où tout se confondait, la terre, le ciel, l'espace, le temps.
Bathilde avançait, l'herbe humide était souple sous ses pieds, elle
glissait dans un rêve peuplé de formes confuses.
Des lutins aux bonnets pointus surgirent autour d'elle, grandirent
pour devenir une procession de moines, puis des géants, avant de se
dissoudre dans le néant elle venait de dépasser les huttes coiffées de
chaume du hameau où logeaient quelques familles d'esclaves qui
cultivaient les terres .
Brusquement une silhouette bondit devant la fugitive, lui barrant la
route, un souffle tiède frôla ses mains.
Elle reconnut l'un des grands chiens efflanqués qui gardaient les
troupeaux s'il donnait l'alerte elle était perdue ...
- Doux, doux, tu es beau…
Elle formait à peine les mots, c’était plutôt une sorte de plainte très
basse qui s'échappait de sa gorge, un gémissement à peine humain
que l'animal comprenait.
La truffe humide explora longuement ses doigts, pour s'assurer que
la présence était familière : les corniauds venaient souvent mendier
quelques déchets aux filles de cuisine.
Le chien s'écarta enfin, mais au lieu de rejoindre l'une des cabanes il

14
se mit à la suivre, la queue entre les jambes, l'échine creusée, avec de
tout petits cris aigus de jeune chiot.
Le sentier montait un peu, traversait des prairies, puis rejoignait la
forêt.
Arrivée aux premiers arbres, Bathilde se retourna : à ses pieds le
domaine n'était plus qu'une masse noire et informe.
Le chien était toujours là, il geignait plus fort, comme s'il voulait la
retenir.
Elle le caressa, le repoussa doucement.
- Va, sauve-toi maintenant.
Il hésita un instant, puis fila vers les maisons en couchant les
oreilles.
Bathilde s'engagea sous la futaie. A présent elle avait rejoint le grand
chemin ferré, l'ancienne voie romaine qui passait près de la villa et
s'en allait droit au sud, vers l'inconnu.
Elle n'avait jamais songé à fuir avant ce sursaut de révolte qui l'avait
jetée hors de la chambre d'Erchinoald, son pays était trop loin, au-
delà des mers, ses parents devaient être morts, massacrés par les
pirates qui l'avaient capturée…
Elle suivait d'instinct la route du Midi, celle que tracent dans le ciel
les vols d'oiseaux migrateurs chassés par l'hiver, imaginant le monde
confusément, par les récits des voyageurs.
Passé les grands bois, à trois ou quatre journées de cavalier, il y avait
d'autres domaines arrosés par une rivière paresseuse, et une ville
qu'on appelait Lutèce, ou Paris, où vivait le roi, puis d'autres
chaussées pavées menant à d'autres cités, plus nombreuses et mieux
bâties à mesure qu'on se rapprochait de l'ancienne capitale
impériale.
Les villes devaient être pareilles à l'eau, elles coulaient de Rome par
les grandes routes comme les fleuves coulent de leurs sources, et
dans l'eau on peut se perdre, disparaître...
Les dalles humides étaient luisantes comme du métal, et sillonnées
de profondes ornières parallèles creusées par des siècles de charrois.
Pourquoi les anciens Romains avaient-ils fait ce travail colossal pour
traverser un désert ?
Ou la vie sauvage avait-elle repris des terres habitées autrefois ?
Maintenant, les arbres se rejoignaient au-dessus de la voie,
épaississant l'obscurité : on disait que ceux qui s'aventuraient dans
la forêt en pleine nuit perdaient l'esprit s'ils en sortaient vivants,
victimes des fées, des gnomes, du Grand Cerf, de toutes les forces
païennes que les croix et les prières éloignaient des maisons, mais
qui régnaient encore ici…
(A SUIVRE aux éditions de La Mer Brillante)

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Daniel KIRCHER

LA SORCIERE ROUGE

CHAPITRE 1

Ce fut une arrivée fracassante.


Un tumulte indescriptible, fait de bruits de moteur, d’exclamations humaines, de
bruits de roues, de caquetage de poules affolées, barrissements d’éléphants, et
même de quelques applaudissements. Cela coupa court à leur conversation et les
précipitèrent sur la véranda. Ils y arrivèrent juste au moment où la voiture
automobile s’arrêtait dans un nuage de poussière, devant la Résidence.
- C’est une Panhard-Levassor ! s’exclama le professeur Morot, la première
que je vois.
André n’osa pas révéler que c’était la première automobile qu’il voyait de ses
yeux. Il est vrai qu’il était resté absent de Métropole depuis neuf ans.
- Et c’est le Supérieur lui-même qui conduit ! renchérit-il. Il est toujours
aussi baroque !
On comprit qu’il voulait dire « Résident Supérieur » et « Sans chauffeur ». En
tout cas, cet engin avait visiblement révolutionné la population de Siem-Réap. Il
était déjà entouré d’une nuée de gamins piaillant et à demi-nus. Les adultes des
deux sexes, regardaient à bonne distance et en ouvrant des yeux énormes, ce
prodige incompréhensible : une voiture qui roulait toute seule. Même les quatre
éléphants, agenouillés sur un des côté de la petite place, avaient perdu leur
placidité ordinaire : ils agitaient leurs oreilles, tendaient leur trompe vers cette
chose bruyante.
Se secouant, André prit la main de la petite Anna et lui dit :
- Viens.
Accompagné de la petite fille, serrant, toute émue, un bouquet d’orchidées sur sa
poitrine, il descendit les degrés de l’escalier de la Résidence. Comme
d’habitude, dès qu’il passa de l’ombre de l’auvent au plein soleil, l’écrasante
chaleur cambodgienne tomba sur lui comme une chape. Les archéologues et
Joseph lui emboîtèrent le pas. Et leur apparition tira de sa stupeur le comité
d’accueil. À la flûte et au tympanon, le petit orchestre local égrena les notes de

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« La Marseillaise », tandis que sur le commandement de leur sergent, les six
hommes de la milice locale présentaient les armes. Ils avaient beau n’être vêtus
que d’un simple pagne noué autour des reins, ils accomplirent leur mouvement
avec sérieux et fierté. Le « Résident Supérieur » du Cambodge mit pied à terre et
salua en ôtant son léger casque colonial. Qu’il se hâta de recoiffer : le soleil
tapait comme un marteau. Il parla avant qu’André eut ouvert la bouche.
- Bonjour monsieur Bergstein. Je vois qu’on fait fête pour ma visite.
D’un geste large, il désigna l’arc de triomphe en feuillage hissé sur le toit du
poste de la milice, du bouquet de la petite fille.
- Siem-Réap vous souhaite la bienvenue, monsieur le Résident Général,
répondit André.
Après une hésitation, il ajouta :
- Madame de Bailloncourt n’est pas avec vous ?
Le haut fonctionnaire colonial secoua la tête. Il avait une quarantaine d’années,
une figure aimable, des manières courtoises et une courte moustache.
- Non, ma femme supporte mal le climat.
Il n’y avait pas que le climat qu’elle supportait mal. André ne pouvait pas dire
que son absence le chagrinait. Il se pencha vers la fillette.
- Tu peux lui donner ton bouquet.
La petite Cambodgienne s’avança et tendit ses orchidées à l’illustre visiteur, tout
en prononçant la phrase qu’elle avait apprise :
- Bie,ve,ie, « Madame » le Résident Supérieur Suprérieur.
Riant sous cape, M. de Bailloncourt l’accepta de bonne grâce. Souriant, lui
aussi, André lui présenta les archéologues.
- Je crois, M. le Résident Supérieur, que vous ne connaissez pas nos amis :
le professeur Monot (c’était le grand gaillard à la longue barbe fauve), ni
le docteur Furet (le petit homme sec, à la barbiche grisonnante, taillée en
pointe), nos deux éminents représentants de l’Ecole Française d’Extrême
Orient. Et voici leurs remarquables collaborateurs : messieurs Albert et
Martin. Et aussi Joseph, mon… secrétaire.
Les propos de circonstance furent échangés avec les scientifiques. Le Résident
Supérieur n’eut aucune hésitation à serrer la main du Cambodgien Joseph.
André en poussa un discret soupir de soulagement. Il précéda son supérieur dans
sa Résidence, ce que tout le monde s’empressa d’imiter.
- Vous avez adopté l’architecture locale, constata Bailloncourt en grimpant
l’escalier qui menait à la véranda.
- Les piliers sont indispensables, expliqua André, en période de mousson,
car la Siem-Réap, la rivière, monte souvent très rapidement. Et puis les
toits végétaux sont beaucoup plus rafraîchissants que nos constructions
par cette chaleur.
- Vous avez raison, constata le Résident Supérieur du Cambodge en
pénétrant dans les pièces, avec un soupir d’aise.

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Une grande table couverte d’une nappe blanche avait été dressée dans le salon
de réception. Les apéritifs attendaient déjà les Européens. « Comme en France »,
songèrent les hôtes d’André.
Ils furent plus surpris encore quand leur fut servi un cassoulet toulousain, des
tripes à la mode de Caen et une quiche lorraine. C’était Marie, la femme de
Joseph, qui faisait le service, stylée, mais pieds nus.
- Comment réussissez-vous à vous faire servir des repas si français, en
pleine brousse ?
André sourit.
- C’est ma mère qui m’a envoyé un livre de cuisine. Que j’ai traduit pour…
ma cuisinière. Elle s’est passionnée pour la cuisine française.
- Vous êtes verni, soupira le professeur.
- Mais si vous le désirez, elle peut aussi vous préparer une queue de
crocodile ou une soupe de serpents, sourit André.
Les mines s’allongèrent imperceptiblement. Puis M. de Bailloncourt déclara :
- Je vous remercie encore du magnifique album de photos que vous
m’avez offert.
- Oh, remerciez plutôt ces messieurs. C’est grâce à leurs travaux, c’est
grâce à leurs succès, que j’ai pu faire connaître au monde les merveilles
d’Angkor.
- Monsieur Bergstein est trop modeste, intervint immédiatement Monot,
en vérité nous lui sommes très reconnaissant d’avoir, par cet ouvrage,
rendu un tel hommage à nos travaux.
- D’autant qu’il connait aussi bien Angkor que nous-mêmes, renchérit son
collègue.
- En tout cas, il m’a inspiré le plus vif désir d’en découvrir la réalité par mes
propres yeux, reprit l’illustre visiteur.
On le félicita chaleureusement. Oui, ce site valait cent fois d’être vu, d’être
admiré, comme l’Acropole d’Athènes, comme les pyramides d’Egypte, comme
le Taj Mahal d’Agra. On espérait que sa visite serait suivie de beaucoup
d’autres. Le dithyrambe aurait duré longtemps encore si l’on n’avait atteint les
heures les plus chaudes de la journée. Celle où l’on ne trouvait plus debout que
« les fous et les Français ». Marie avait apporté les liqueurs. On avait dressé des
lits de camp. Et, se soumettant à la nature, on s’était allongé dans la salle d’hôtes
dont on avait tiré les tentures.
Le Résident Supérieur et son subordonné de Siem-Réap s’étaient attardés à
table. M. de Bailloncourt présenta sa boîte à cigares à André, qui secoua la tête.
- Merci, mais je ne fume pas.
Il savait qu’il allait connaître la vraie raison de la visite du véritable maître du
Cambodge, dans cet avant-poste de la civilisation.
- Vous faites du bon travail à Siem-Réap, dit Raoul de Bailloncourt, en
exhalant un nuage de fumée.

18
Que répondre à cela ? André garda un silence modeste.
- On a eu raison de vous recommander pour ce poste. Vous avez tous eu
d’excellentes relations avec les indigènes.
- Le fait de parler le cambodgien et le laotien, cela aide. Et aussi le fait
d’avoir adopté un petit Lao.
- Et aussi d’avoir su garder de bonnes relations avec le mandarin
Dan’Norodom. Depuis deux ans, vous avez fait du bon travail, insista-t-il.
Depuis deux ans, c’est-à-dire à partir du moment où le Siam avait restitué au
Cambodge cette province qui constituait autrefois le cœur du pays, et qui n’était
plus qu’une vaste jungle, habitée par des tigres et des éléphants sauvages.
- Les gens d’ici détestent les Siamois. Il n’est pas difficile de passer auprès
d’eux pour des libérateurs. Ils sont adorables.
Difficile d’imaginer que des gens aussi aimables et souriants ait pu, au cours de
leur histoire, conquérir un vaste empire, se livrer à des guerres impitoyables. Le
Résident de Pnom-Pen prit le temps de tirer une nouvelle bouffée avant d’entrer
dans le vif du sujet.
- Personnellement je ne vois pas de reproches à vous faire. Je tiens
seulement à vous avertir.
- De quoi ?
Qui pouvait l’avoir desservi ? Les bureaux de Saïgon ? Les affairistes
coloniaux ? Ou madame de Bailloncourt elle-même ?
- On trouve que vous êtes… trop proches de vos indigènes.
Comme André haussait un sourcil, il se hâta de préciser :
- Il paraît que vous vous baignez avec eux. Tout nu.
André haussa les épaules, soulagé.
- Certains de ceux qui me le reprochent doivent sûrement fréquenter les
fumeries d’opium. Ce qui est une forme de proximité avec les indigènes
autrement plus critiquable, sourit-il.
- Elle est moins voyante. Il paraît aussi que votre femme était Laotienne…
Comme toujours, le souvenir de Monique l’attrista. Et le fit réagir.
- Beaucoup des nôtres ont des congaïs, des maîtresses indigènes. Il me
semble qu’on est plus franc et plus honnête de les épouser.
Le Résident Supérieur leva une main apaisante.
- Comme je vous l’ai dit, je ne vous reproche rien. Seulement, il y a des
gens qui trouvent que vous vous intéressez trop aux indigènes, au lieu de
vous consacrer à votre mission.

(A SUIVRE)

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Daniel KIRCHER et Fabrice KIRCHER

L’ESPION ET LE TRESOR

UNE ENQUÊTE DE L’AUGURE

MANIUS ATILIUS

POLAR ANTIQUE

A Sylvie Willot, tellement fascinée par les belles histoires antiques.

20
CHAPITRE 1

Le général s’était assis sous l’auvent de sa tente, face à la porte prétorienne du camp.
Très droit sur son pliant d’ivoire, son bâton de commandement à la main, il fixa d’un
regard circulaire ses troupes réunies en tenue de combat.
Elles s’étaient massées sur la via principales, depuis les cavaliers et fantassins
volontaires et extraordinaires, jusqu’aux auxiliaires et alliés. Rangés en ordre,
derrière leurs tribuns, les Principes, les Hastatii et les Triarii attendaient,
impassibles. Devant eux, les poulets sacrés, dans leurs cages, avaient été posés à
terre. D’une voix brève, le commandant de la légion intima à ses troupes de faire
silence et d’observer le tripudium sollistimum. Après quoi, il s’adressa directement à
Atilius :
- Je veux que tu me sois en auspice.
- J’ai entendu, répondit l’augure.
- Avertis-moi dès que tu trouveras qu’il y a silence.
Atilius attendit un instant, puis lança :
- Je trouve qu’il y a silence.
Après ces formules sacramentelles, l’augure jeta trois poignées de grains de blé dans
l’espace que les troupes rangées formaient devant la tente prétorienne. Puis le général
crut bon de faire signe d’ouvrir les cages. Réprimant son agacement, Atilius lâcha les
volatiles. Ceux-ci, à peine délivrés, se précipitèrent sur la nourriture et commencèrent
à la bequeter gloutonnement. Excellent présage ! De la même voix brève, Vipsanius
Agrippa demanda :
- Dis-moi s’ils mangent.
- Ils mangent, répondit l’augure.
Il n’aimait guère ce blanc-bec, ayant à peine dépassé la vingtième année et qui ne
devait qu’à son amitié avec Octave César de commander une légion. De le
commander, lui, qui avait déjà derrière lui dix ans de campagnes, dont trois en
qualité d’augure.
Mais déjà le chef de légion se levait, ordonna les prières publiques que les troupes
répétèrent avec lui. Puis, toujours de la même voix brève, il rappela aux légionnaires
qu’ils lui devaient obéissance pour qu’il puisse, conformément à la volonté des dieux,
les mener à la victoire. Pendant cette courte péroraison, Atilius ne put s’empêcher de
sourire : ce bébé-général se comportait comme s’il lisait un texte sous la férule d’un
pédagogue. Mais pour se donner une contenance il le prononçait les sourcils froncés.
A vrai dire, l’augure lui avait toujours vu les sourcils froncés. Avec son chef, son
maître plutôt, le jeune Octave, perpétuel valétudinaire, il formait un bien étrange
attelage.
« Heureusement que nous n’aurons pas à affronter des foudres de guerre ! » songea
Atilius.
Le grand César, le « divin Jules » comme on l’appelait à présent, avait été, il fallait
l’avouer d’une toute autre envergure. Mais comme son parti ne pouvait rester sans
chef… Atilius sursauta : une forte main venait de s’abattre sur son épaule. Il se
retourna et reconnut Marcius Crispus.
- Alors, augure ! Tu rêves ? lui dit-il d’un ton jovial.
Avec un peu de confusion, Atilius se rendit compte qu’absorbé par ses pensées, il
n’avait pas entendu Agrippa ordonner de rompre les rangs. Autour de lui, les troupes
s’étaient dispersées dans l’activité ordonnée qui prélude à la levée du camp. Les uns
démontaient les tentes, les autres abattaient les palissades, certains rassemblaient les

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bêtes.
- Pardonne-moi… questeur (1) répondit-il : je suis à tes ordres.
Il avait du mal à nommer son ami par son nouveau titre. Le parti césarien avait voulu
récompenser la longue fidélité dont il avait fait preuve à son égard en lui permettant
d’entrer dans la « Carrière des Honneurs », celle qui menait au Sénat, au pouvoir, à la
richesse. Bien sûr, Marcius ne visait pas si haut. Encore que… en ces temps de guerre
civile !
- Rassemble vite tes impedimenta (2). Tu pars avec moi et les exploratores (3).
Atilius acquiesça en retenant une grimace de contrariété. Il allait devoir partir sur
l’heure, lui qui… Toute discussion étant inutile, il se hâta de descendre la voie
Principalis du camp, en direction de son cantonnement. Sa tente, heureusement,
avait déjà été abattue et il trouva Gallia en train de l’attacher sur le bât d’un mulet
avec la dextérité d’un vieux troupier. En l’apercevant, elle se redressa.
- Où allons-nous cette fois ? s’enquit-elle.
- A Nursia. C’est tout près d’ici.
- Tant mieux, sourit-elle.
- Malheureusement, je dois faire partie de l’avant-garde.
Une ombre voila le visage de la belle Gauloise. Elle tendit le bras et posa deux doigts
sur son front.
- Que Lug et Epona te protègent.
C’était la première fois qu’elle le mettait sous la protection de deux de ses dieux
nationaux. Il en fut touché : cela prouvait qu’elle tenait à son maître. Réagissant
contre son attendrissement, il commença à lui donner ses instructions pour ses
bagages, mais elle l’interrompit :
- Saute vite sur ton cheval. Je sais mieux que toi ce que j’ai à faire !
Elle avait sans doute raison. Depuis leur campagne pour châtier les assassins de
César, elle avait pu accumuler de l’expérience en ce domaine. En tout cas, il se
réjouissait de ce que, depuis Marius, les légionnaires aient obtenu le droit de se faire
accompagner par leur famille ou par des valets d’arme. Avec cette esclave, lui, avait
concilié l’utile avec l’agréable.
Obéissant, il gagna les écuries ou Pius, son cheval pommelé, l’attendait déjà. Après
avoir flatté l’encolure de son vieux compagnon et vérifié que la couverture de ses
reins était bien attachée, il sauta souplement sur son dos. Dans le fourmillement des
allées du camp, parcouru par la fièvre habituelle des départs, il se maintint au pas. Il
rejoignit son chef et ses compagnons à la Porta dextra.
- Allons-y ! lança le commandant. Nursia nous attend de pied ferme.
Nursia ! Atilius n’y était jamais allé, mais il savait que c’était une petite cité des monts
sabins.
- Pourquoi marchons-nous contre eux ? demanda Atilius.
- Ils se sont rebellés contre les triumvirs (4), au nom de la Liberté des Ancêtres,
répondit le questeur.
- Qu’est-ce qui leur a pris ?
- Oh, soupira Marcius Crispus, c’est simple : leur ville possède un renommé
temple de Vénus.
- Eh bien ? reprit Atilius, toujours incompréhensif.
- Alors, Octave César a réquisitionné son trésor. Visiblement les habitants de
Nursia n’ont aucune envie de le lui remettre.
La déesse Vénus était la mère de la famille Julii, d’où étaient issus César et Octave,
son fils adoptif. Celui-ci avait donc quelque droit à la propriété de ses trésors.

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- Somme toute, ce n’est pas une opération militaire, mais une expédition de
pillage. Contre des Italiens, cette fois.
Atilius avait l’esprit frondeur. Son ami le regarda gravement.
- Nos chefs ont besoin de cet or pour tenir les promesses qu’ils nous ont faites.
Alors tes railleries sont déplacées.
Là, il touchait un point sensible. Pour obtenir la fidélité de leurs légions dans ces
temps de guerre civile, les imperatores de l’un et l’autre camp avaient multiplié les
promesses. Ainsi, il était convenu qu’à leur démobilisation, les anciens de Pharsale et
de Philippe (5), obtiendraient chacun un lot de terres en Italie. Le rêve de chaque
légionnaire était, en effet, de vivre, après son service, sur une petite propriété dans
son pays natal. Et même, pourquoi pas, de devenir un notable dans sa cité.
Atilius partageait ce rêve. Malgré son esprit caustique, il se tut.

*****

Avant sa promotion à la questure, Marcius Crispus avait été un primipile (6)


expérimenté. Il était donc tout-à-fait normal qu’on lui confie ce poste si important de
l’avant-garde de la légion en marche. L’officier qui chevauchait à sa gauche ne put,
cependant, s’empêcher de grommeler que conduire contre elle une véritable
expédition était faire un bien grand cas d’une petite bourgade de Sabine. Son chef lui
jeta un regard de reproche.
- C’est précisément parce que nous marchons contre un ennemi italien qu’il
nous faut nous garder le plus soigneusement. Il est probable que parmi nos
adversaires se trouvent d’anciens légionnaires. Des gens qui ont déjà accompli
plusieurs campagnes sous Pompée, Lucculus ou même César. Crois-moi, ils
risquent d’être des adversaires plus redoutables que des nations barbares ou
des rois d’Orient.
- D’autant plus qu’ils nous préparent une embuscade, fit observer Atilius.
Le questeur se retourna vivement vers son augure qui chevauchait à sa droite. Il avait
les yeux levés vers le ciel.
- Qu’est-ce qui te permet de dire cela ?
- Ces vautours, répondit-il en désignant un vol d’oiseaux qui décrivaient des
orbes silencieux dans l’azur du ciel : voilà un couple d’heures qu’ils nous
accompagnent fidèlement.
- Ils ont dû repérer quelque charogne : rétorque l’officier en haussant les
épaules.
- Non, car, dans ce cas, ils se seraient posés pour manger. Ils ne suivent pas non
plus quelque animal malade ou blessé, car ils ne s’écartent pas de notre route.
Marcius Crispus regarda ces oiseaux qui passaient, tous noirs sur le blanc nuageux
des cumulus et il en conçut de l’appréhension.
- Et quelles sont les conclusions de l’homme de l’art ?
- D’après la tradition, ces oiseaux sentent qu’un massacre va se produire. Ils
suivent donc ceux qui sont susceptibles de leur offrir bombance. Un peu,
comme en mer les requins suivent les navires.
- Ah ? ils vont donc nous accompagner jusqu’à Nursia ? sourit l’officier.
Atilius le soupçonnait d’impiété. Il avait toujours quelque raillerie sur l’art des devins
et des augures.
- Non, Caius. Si leur festin devait se produire à Nursia, c’est au-dessus de cette
ville qu’ils se rassembleraient. Or, c’est nous qu’ils suivent.
Le paysage était riant, paisible, ensoleillé. La plaine du Latium s’achevait dans les

23
doux vallonnements des collines de Sabine. Et la route, pavée, droite, séparait des
bois d’ormes et de mélèzes, d’enclos de pierres sèches, de champs labourés, de fermes
aux tuiles rouges. Les derniers grillons de l’été faisaient entendre leurs ultimes
stridulations. Et en franchissant un pont, bombé comme le dos d’un âne, les cavaliers
virent éclabousser de leurs plongeons précipités la surface du cours d’eau. Tout était
inquiétant.
- Endroit idéal pour un guet-apens ! commenta Marcius Crispus.
Les oiseaux avaient cessé de chanter parmi les ramures. Ils longeaient la lisière d’un
bois plein de ténèbres. Dès les premières souches, le terrain montait lentement
jusqu’à la ligne des collines. La troupe en marche lui exposait son côté droit, le côté
sans bouclier. On s’attendait presque à découvrir des silhouettes noires derrière les
troncs, un rayon de soleil luire sur un casque. Un mince sourire étira les lèvres
d’Atilius.
- A ton avis, vaut-il mieux attaquer l’avant-garde ou les bagages ?
- Les impedimenta, bien sûr.
- Bon, cela nous laisse le temps de contourner le bois, de gagner la crête des
collines et… de faire notre devoir d’avant-garde.
Le questeur lui jeta un regard où l’admiration le disputait à l’ironie.
- C’est à toi que notre Octavien aurait dû confier la légion.

*****

Ils avaient tourné le corne du bois, remonté la déclivité au pas de gymnastique, puis
s’étaient enfoncés dans la futaie en silence. Heureusement, la plupart des membres
de l’avant-garde étaient des frondeurs et des vélites armés à la légère. Ils avaient
l’habitude de se déplacer silencieusement et l’expérience des escarmouches d’avant-
garde. Leurs officiers avaient mis pied à terre et progressaient en tirant leurs chevaux
par la bride.
Derrière les frondaisons, on entendait le piétinement sourd du primum agmen :
souliers cloutés des légionnaires, sabots cornés des chevaux. Tout allait bien, les
bagages, avec le gros des troupes n’avaient pas encore franchi la rivière. Atilius
regarda en l’air, dans une trouée du feuillage et vit passer un vautour silencieux. Son
long cou chauve était facilement reconnaissable. Ainsi, il était descendu jusqu’à frôler
la cime des ramures. Cela ne pouvait avoir qu’une signification.
- L’ennemi est là, devant nous, entre nous et la route, souffla-t-il.
Marcius Crispus hocha la tête, puis il fit courir le mot d’ordre : la file devait s’arrêter,
les hommes se tourner vers la droite et attaquer au son du buccin. On patienta le
temps de prendre position. Cette attente avant l’assaut était la plus éprouvante de
toutes. Atilius, comme toujours en cette situation, avait la bouche sèche et passait
nerveusement sa main dans sa barbe. C’est presque avec soulagement que les
légionnaires entendirent la longue sonnerie du buccin.
Tandis qu’une forte clameur s’élevait de la file, l’augure et tous les officiers bondirent
sur le dos de leur monture avant de tirer leur glaive. Déjà, vélites et frondeurs
dévalaient la pente. Atilius les suivit, le visage giflé par les branches basses. Pendant
un moment le sous-bois, les buissons, les troncs et les tapis de feuilles se succédèrent
sans que personne ne se découvrit. L’horrible appréhension de s’être trompé posséda
l’augure. Puis brusquement, sur sa gauche, s’éleva le bruit caractéristique du fer
frappant le fer ; les injures bien latines qui l’accompagnaient lui prouvèrent que la
bataille était engagée. Au même moment, une silhouette se détacha d’un arbre.
L’éclair d’une pointe, puis des morceaux d’écorce qui vous sautent au visage pendant
que le pilum, ce lourd javelot des légionnaires, se fiche en vibrant dans le fût d’un

24
arbre. L’instant d’après, les sabots de Pius défonçaient la poitrine de l’agresseur
renversé à terre.
« Agmen torquere ad dextram. »
La voix d’Agrippa ! On devait être tout près de la route pour qu’on l’entende aussi
bien. Il avait donc entendu le bruit du combat puisqu’il ordonnait à son détachement
de faire face au bois ! Bien. Entre les arbres, c’était la panique. Pris à revers,
complètement surpris, les Nursiens lâchaient le terrain, détalaient.
D’un seul coup, ce fut le plein soleil de la rase campagne. Atilius tira les rênes de son
cheval. Les Nursiens, égaillés au sortir du bois, se faisaient clouer sur le mur d’acier
de l’agmen rangé en bataille. Ce n’était plus une bataille, mais une hécatombe.
L’augure leva vers les nues un regard reconnaissant vers les vautours.

*****

Marcius Crispus et Atilius, au pas de leurs montures, allèrent au devant du


commandant de légion et saluèrent, bras tendus.
« Ce blanc-bec garde les sourcils froncés », songea l’augure.
Malgré la victoire qu’on venait de lui servir sur un plateau ! Que voulait-il donc de
plus ?
- Comment se fait-il que je vous retrouve dans ce bois alors que je vous croyais
en avant-garde ? grinça-t-il.
Lorsqu’on a été centurion primipile et qu’on a quinze ans de légion derrière soi, on ne
se laisse pas impressionner par un jeune homme.
- Le devoir de l’avant-garde est de déjouer les embuscades. Tu ne peux pas
prétendre que nous ne l’ayons pas rempli ! rétorque Marcius Crispus avec
raideur.
Agrippa en convint. De mauvais gré.
- Comment avez-vous su que les ennemis nous attendaient là ?
Le questeur lui conta l’affaire, vantant honnêtement la sagacité de l’augure. Mais si
Atilius attendait des félicitations, il fut déçu. C’est le visage plus renfrogné que jamais,
qu’Agrippa se tourna vers lui, demandant d’une voix glaciale :
- De qui es-tu l’augure ?
- De la légion ! répliqua Atilius qui perdait patience lui aussi.
- Donc du commandant de légion. Comment se fait-il que tu ne sois pas revenu
me prévenir de tes observations ?
- Je les ai confiés à mon chef qui en a fait le meilleur usage dans l’intérêt de la
légion.
Agrippa pâlit de colère.
- Cela veut-il dire que tu me juges incapable d’en faire autant ? s’écria-t-il.

*****

(1) Questeur : trésorier.


(2) Impedimenta : bagages.
(3) Exploratores : éclaireurs.
(4) Octave, Antoine et Lépide : les chefs du parti césarien.
(5) Victoires décisives des Césariens.
(6) Centurion en chef.

(A SUIVRE aux Editions de la Mer Brillante)

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