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I
T
Cette douteuse naissance, en voyage, à l’étranger, donne à Boccace, plus qu’à tout
a
Boccace naissait dans cette classe marchande de Florence, pour le plaisir et
l’instruction de laquelle il allait dépenser toutes les ressources de son esprit ;
il en est l’image. Il la détesta par momens pour ses graves défauts, pour son
inconstance, ses injustices, et le besoin inquiet de nouveauté qui lui faisait
dédaigner chaque lendemain ce qu’elle avait adoré la veille ; il la détesta, la
maudit, l’injuria, mais ne put jamais tout à fait se passer d’elle.
La famille de Boccace n’était pas anciennement florentine. Elle tirait son origine
de Certaldo, un gros bourg, coquettement étage, comme tant d’autres bourgs toscans,
au penchant d’une colline. Le lieu est charmant, la nature gracieuse et riche. La
rivière Elsa qui baigne le pied de la colline, donne la fraîcheur à une fertile et
riante contrée. C’est une de ces vallées heureuses des affluens de l’Arno, aux
paysages avenans et modérés, où, dans une vie traditionnellement simple et
rustique, se sont formés tant de grands esprits. C’est un horizon de vignes, de
moissons et d’arbres, un paisible recoin du monde, où l’on vit aujourd’hui des
produits de la terre, dans une insouciance douce, tout comme on devait y vivre au
temps de Boccace. Certaldo fut toujours pour lui un refuge de paix, après les
fatigues des voyages, les agitations inquiètes de la vie florentine et la liberté
fastueuse de la cour de Naples. Il préféra toujours ce lieu à tout autre, et,
aimant à afficher l’indépendance assez hautaine qu’il y goûtait, il ajouta sans
cesse à son nom le nom de son village et signa : Jean de Certaldo.
D’après un acte de 1318, le vieux Boccace était, à cette date, propriétaire depuis
quatre ans à Florence. Il n’était pas marié, sans doute, lorsqu’il ramena à
Florence son petit enfant parisien[1]. Son mariage avec Margherita di Gian Donato
de’ Martulis fit à l’enfant une situation pénible. Les bâtardises étaient aisément
tolérées par les mœurs du moyen âge, bien plus relâchées, en ce point, que les
nôtres. Mais il n’est pas à croire que toutes les italiennes aient eu l’âme aussi
grande que Valentine de Milan, et aient pu aimer, sans arrière-pensée, l’enfant qui
leur avait été a dérobé. » La maison paternelle fut sombre pour celui qu’on n’y
avait point désiré. Il n’y connut ni sourire, ni tendresse, et son enfance
malheureuse se passa dans le silence et la crainte. On ne saurait se tromper, en
effet, sur les allusions très claires qui sont à la fin de l’Ameto, et nul n’a
douté que Boccace n’ait voulu désigner son père et la maison paternelle dans les
vers si tristes que je vais traduire : « Là on ne rit jamais, ou bien rarement. La
maison est obscure, et muette, et très triste… La vue affreuse et cruelle d’un
vieillard glacé, rude et avare, m’angoisse à toute heure et m’afflige. » L’histoire
de son enfance et de sa jeunesse est celle d’une vocation contrariée, ainsi qu’il
arrive pour bien des artistes et des poètes. Il était naturel que le père destinât
son fils à la carrière lucrative qu’il parcourait lui-même. Il était naturel aussi
que Boccace se plaignît du temps qu’on lui faisait perdre. Il avait passé d’abord
quelques années à l’école d’un maître de grammaire, Giovanni Mazzuoli, de Strada.
En même temps, « comme il était d’usage pour les jeunes Florentins, » on lui avait
enseigné très complètement l’arithmétique, c’est-à-dire, sans doute, la
comptabilité commerciale et la tenue des livres. Au sortir de l’école, son père lui
fit passer six ans chez un commerçant, pour faire son apprentissage. Il n’avait
guère plus de dix ans quand ses études furent ainsi interrompues.
Pourtant, dès les jours où il alignait péniblement des chiffres, chez le marchand à
qui on l’avait confié, il aimait les belles-lettres. La grande ombre de Dante avait
passé sur son jeune esprit. « Il fut, disait Boccace, mon premier guide, ma
première lumière. » Quelques-uns en ont conclu, contre toute vraisemblance, que
Dante put être son maître. Les paroles de Boccace ont un sens plus large. Malgré
les injustices, les passions et l’exil, Dante avait rempli Florence de sa gloire.
Nous savons, par Sacchetti, que les âniers et les forgerons chantaient par les rues
des vers de la Divine Comédie. Les bouches florentines étaient pleines de cette
poésie, qui avait, d’un coup, fixé la langue et la pensée d’un peuple. Il était
naturel que l’âme éveillée d’un enfant précoce fût saisie d’une ardente admiration
pour le poète, dont les vers résonnaient à tous les carrefours. Une grande figure
se dressait devant ses yeux, symbole de poésie, de haute culture d’esprit, de
science, de mystérieuse philosophie. L’enfant malheureux et inquiet avait neuf
ans ; une grande rumeur venait de se répandre : en exil, au loin, était mort celui
dont chacun parlait, le grand voyant, pour qui la terre, le ciel et les enfers
n’avaient pas eu de secrets. Le moyen âge donnait aux poètes et aux savans, qu’il
confondait souvent, une étrange auréole de pouvoir magique, de science occulte, de
surnaturelle révélation. La connaissance des hommes et des choses, des mots et de
leur puissance, paraissait surhumaine. On imagine sous quelle céleste et
mystérieuse forme Dante devait apparaître à l’esprit d’un enfant florentin, saisi
dès lors du désir passionné d’apprendre.
Les études commerciales s’en trouvaient mal, et des fantômes passaient entre les
yeux de l’enfant et les chiffres bien rangés des comptes en partie double. Le père
s’en aperçut après six ans passés. Puisque l’enfant voulait apprendre et devenir
semblable à ceux qui savaient le latin, il résolut de le tourner au moins vers une
profession où le latin était d’un bon profit, et d’en faire un homme de loi. Après
le métier de banquier, ceux de notaire ou d’avocat étaient parmi les plus
lucratifs. Boccace avait seize ans. Son père, toujours en voyage pour les affaires
de la maison des Bardi, faisait un séjour à Naples, où il s’occupait d’acheter des
grains en Pouille et de les transporter à Pescara, pour le compte du gouvernement
napolitain. Il avait emmené l’enfant avec lui, et le laissa entre les mains de
quelque maître. Boccace vécut à Naples comme un pauvre enfant abandonné. Ses études
juridiques, nous dit-il, s’y poursuivirent, tant bien que mal, pendant six ans,
jusqu’à ses vingt-deux ans. Son père poursuivait toujours la fortune, et elle le
fuyait, si nous en jugeons par le peu de biens qu’il laissera dans son hérédité. Il
passait sa vie en voyages. Nous savons notamment qu’il était de nouveau à Paris en
1332. C’était un de ces « chiens de Lombards » que nos ancêtres aimaient peu.
Aucune ville n’offrait plus que Naples l’attrait des plaisirs faciles et la
tentation de l’oisiveté. Sous son ciel presque oriental, avec son peuple à la fois
remuant et paresseux, elle s’étend au bord de la mer bleue, parmi des sites
voluptueux. Tout n’y était alors que luxe et réjouissance. De riches marchands, une
noblesse élégante, une cour peuplée de poètes et de gens d’esprit, l’esprit délié
des Grecs, la gaîté gaillarde des Français, le commerce oriental, les souvenirs
partout présens de l’antiquité romaine, en faisaient, par le plus curieux mélange,
une ville unique au monde.
L’été, la société élégante s’en allait respirer à Baia la fraîcheur de l’air marin.
« Non loin, dit Boccace, du beau mont Falerne, entre l’antique Cumes et Pouzzoles,
est la gracieuse Baia, sur la rive marine. Nul ciel ne couvre plus beau ni plus
doux lieu. Les bains y sont très sains, le ciel très pur. Les débris antiques qu’on
y voit, nouveaux pour les esprits modernes, leur sont occasion de plaisir. » Comme
au temps d’Ovide, Baia est une plage à la mode. La musique, la danse réunissent les
dames et les cavaliers, et aussi la chasse, la pêche et toute sorte de libres
distractions. Chaque coin ombragé de la plage est couvert de jeunes gens et de
jeunes femmes en somptueuses toilettes. Là se disent les bons mots, les propos
galans se nouent les intrigues[2], se chantent sonnets et chansons. On y essaie
l’effet des toilettes nouvelles, et on déploie, sous le soleil, le chatoiement des
étoffes rares.
Les fêtes sont bien variées, par le contraste des usages français apportés par les
princes d’Anjou, et des antiques coutumes romaines qui sont restées dans les mœurs
du pays.
Cette société frivole s’en allait, de gaîté de cœur et en chantant, vers les
sombres malheurs politiques dont Pétrarque, juge non prévenu, avait noté les
symptômes certains. Mais qui les pouvait prévoir, sous le paternel gouvernement du
roi Robert le Sage, que chantaient les poètes, et qui vivait, comme un prince de
contes des fées, en pleine fantaisie littéraire et artistique ? Il est le premier
exemplaire des princes de la renaissance ; comme Pétrarque et Boccace ont cru
continuer Virgile et Varron, Robert, de la meilleure foi du monde, a pris Auguste
pour modèle.
Naples est voisine des premières sources de la littérature italienne. C’est parmi
un étrange mélange de peuples, sous l’influence d’un prince allemand épris de
civilisation orientale, Frédéric II, dans la Sicile et l’ancienne Grande Grèce, que
les muses italiennes se sont éveillées. A la cour de Robert, la poésie sicilienne
rencontrait la provençale, sa sœur aînée, comme elle attachée aux formes métriques
rares et difficiles, vouée comme elle à l’expression un peu factice d’amours
quintessenciées. Les Français, pour leur part, apportaient leur goût pour les longs
récits et pour les romans de chevalerie. Les moines calabrais, en possession de la
vraie tradition hellénique, répandaient le goût des études grecques et enseignaient
la langue de leurs pères, oubliée dès longtemps des Latins. Tel ce singulier
Barlaam que Boccace put connaître, qui enseigna à Pétrarque le peu qu’il sut de
grec, et trouva moyen d’intéresser à ses querelles et à ses idées le monde latin
comme le monde hellénique.
Une autre aurore s’est levée, et les rayons en brillent jusqu’à Naples. Le XIIIe
siècle a vu ressusciter en Toscane les arts du dessin, et l’Italie du Sud, où ces
arts ne sont jamais tout à fait morts, accueille avec joie les maîtres qui les
rajeunissent. Les nobles Napolitains faisaient venir de Rome des statues et des
débris antiques pour en orner leurs maisons, et le roi attirait les artistes les
plus fameux. Giotto, laid et chétif, mais rayonnant de génie naturel, peignait au
château de l’Œuf des scènes de la Divine Comédie. Et le roi, plein de respect et
d’admiration, passait ses journées auprès du peintre, prenant plaisir à la grâce
hardie de son langage florentin, souffrant de lui les saillies les plus mordantes,
le comblant d’honneurs, voulant le retenir à Naples et en faire « le premier homme
de son royaume. »
Il y a quelque trace de toutes ces influences dans les premières œuvres de Boccace.
Il dut lire avec passion tous les romans et fabliaux français qui lui tombèrent
entre les mains. Il fit des efforts pour s’approprier la langue latine, comme en
témoignent des vers latins assez faibles, qui remontent sans doute à cette époque.
Il n’apprit point le grec, ou du moins n’en posséda que quelques mots, qu’on lui
voit souvent employer à contre-sens et hors de tout propos. Mais il commença son
éducation antique et fit preuve, dès ses premières œuvres, d’une connaissance déjà
grande des auteurs et de la mythologie. Il cherchait à s’instruire de toutes les
façons, entrait en relations avec des géomètres et des astronomes, comme Paolo
Geometra et ce fameux Génois Andalone di Negro, dont les idées nouvelles sur la
cosmographie préparaient les prochains progrès de la navigation. Il ne méprisa
aucune des connaissances spéciales qu’il pouvait acquérir avec de pareils hommes.
Il apprit même un peu de médecine. D’après le type que s’étaient formé les grands
esprits de ce temps, le poète devait être un homme universel, et aucune
connaissance humaine ne devait lui rester étrangère.
J’ajoute que Boccace ne devait pas être beau. « vrayment oui ! il étoit bien ung
bel oyzeau ! » dit encore Brantôme, qui avait vu son portrait. Boccace a laissé de
lui-même un portrait peu flatteur, tracé, à vrai dire, dans une de ces heures de
mauvaise humeur ou il arrive à un homme de se calomnier, avec l’espoir secret de
n’être point cru sur parole. Il se représente comme « laid, pauvre, querelleur,
timide, bègue, louche et déjà obèse. » Enfin, prenant pour la première fois un
pseudonyme qui lui sera familier, il s’intitule : spurcissimum Dioneum, — « le très
immonde Dionée. » Filippo Villani et d’autres, qui eurent toutes raisons d’être
bien informés, ne le peignent pas sous des couleurs si vilaines. Il était grand
d’abord, un peu fort dès sa jeunesse, d’aspect avenant et joyeux. La bouche était
belle, les lèvres épaisses et un peu sensuelles. Il avait au menton une fossette
qui se creusait lorsqu’il riait. En ajoutant ces traits à ceux du portrait
précédent, on aura, je pense, une image assez ressemblante.
L’homme dont j’ai tracé, autant qu’il se peut, le portrait, était-il fait pour
plaire à une grande dame de la cour ? Je n’en décide pas. Il faut bien dire qu’il
était jeune, « ayant à peine duvet au menton. » Cela est un attrait. Il était
spirituel et de la plus plaisante conversation, et cela en est un autre. Et,
d’autre part, la bonne renommée des belles Napolitaines est déjà trop ébranlée par
l’histoire pour qu’une aventure de plus y puisse nuire beaucoup. Aussi je ne
tranche rien. On devra seulement se souvenir que, si Boccace s’attribua
poétiquement des bonheurs qu’il n’eut pas, il n’aurait pas admis qu’on pût lui en
faire un crime. Il a défendu les poètes et lui-même du reproche de mensonge qu’on
leur adressait souvent, et a soutenu que fiction n’était pas mensonge : Fingendo,
non mentiendo.
Quel qu’ait été l’avancement de Boccace dans les bonnes grâces de Maria d’Aquino,
il n’est pas douteux, du moins, qu’il la prit pour dame poétique. Il écrivit pour
elle, et l’introduisit même discrètement comme personnage dans ses histoires
romanesques. Il y figurait lui-même, et y faisait figurer les dames et les
cavaliers de la petite coterie mondaine où il s’était affilié. Maria d’Aquino y
porte le nom charmant de Fiammetta, qui semble la décrire tout entière dans sa
grâce alerte. Si Fiammetta nous est connue, si Dionée l’est aussi, il ne s’ensuit
pas que des aventures réelles nous soient contées dans les romans et les poèmes de
Boccace. Bien souvent, je pense, Boccace parle par allusions et allégoriquement.
Les familiers de la cour de Naples devaient l’entendre aisément. Mais pour
l’entendre à notre tour, il nous faudrait une clé, que n’ont point donnée les
commentateurs contemporains, et faute de laquelle il sera prudent d’éviter toute
tentative d’interprétation.
Si ces romans et ces poèmes nous fournissent peu de renseignemens historiques, ils
restent les monumens d’une littérature jeune et charmante. Ils ont aux yeux de
l’artiste la valeur de ces fresques de la première renaissance dont le sens caché
n’a jamais pu être pénétré. Les sources de l’inspiration sont si communes, aux xive
et xve siècles, entre les poètes et les peintres, qu’il est naturel de les
comparer. Dante fait songer aux vastes compositions religieuses qui s’étendent sur
les murs des campi santi et des églises. Mais Boccace, en avance sur son siècle,
fait prévoir les exquises allégories mythologiques du xve siècle. En lisant l’Ameto
ou la Vision amoureuse j’ai eu devant les yeux une fresque de Gozzoli, un tableau
de Mantegna. J’ai vu passer, sur un riche paysage de tapisserie fleurie, parmi des
arbres sveltes et de gracieux animaux, ces figures élégantes dont le regard profond
et l’inexplicable sourire plongent l’âme en un trouble délicieux.
Boccace, plus que tout autre, a fourni la matière à ceux qui, après lui, ont voulu
écrire pour toucher ou divertir, pour le rire ou les larmes. On le retrouve dans
Chaucer, Hans Sachs, Lope de Vega, Shakspeare, La Fontaine, Musset. Des histoires
vieilles comme nos civilisations latines ou plus vieilles sont restées dans le
monde sous la forme où le conteur toscan les a réduites et non sous une autre.
D’autres ont vu plus haut ; aucun n’a vu si vrai. D’autres ont été guidés par une
conscience plus épurée, vers des sommets plus âpres et de plus surhumaines sources
d’inspiration. Mais dès que Boccace fait entrer ses personnages en scène, on ne
peut se défendre ; on s’arrête, on regarde, on est pris : jeunes, vieux, touchans,
ridicules, hommes, femmes, contemporains ou légendaires, tous vivent, parlent,
agissent, aiment, haïssent. Nous les connaissons, nous les avons vus. C’est la vie.
Dès l’abord, le poète se meut dans un monde qui lui appartient, factice, mais
vivant, à la fois antique et médiéval, lieu moyen entre les derniers conteurs du
monde romain et les nouvelliers de la renaissance. Plus tard, l’érudition fera
connaître assez l’antiquité, pour qu’il ne soit plus possible de la peindre avec
cette charmante fausseté, cette naïveté si sincère. Boccace n’a peint ni des
Romains ni des Grecs, mais des Napolitains du XIVe siècle, qui peut-être n’étaient
pas si différens qu’on le croirait des Romains et des Grecs. Dans ses tableaux de
la nature, il y a quelque souffle de Théocrite ; dans l’enchevêtrement des
aventures, quelque souvenir d’Apulée. L’inspiration de ses récits est antique, à
coup sûr, bien que l’antiquité y soit travestie de la plus bizarre façon, et que la
confusion des noms païens et des sentimens chrétiens y soit extraordinaire. Par la
confusion des images et des mots se préparait l’éclosion des arts antiques dans une
société chrétienne. Le mélange de toutes les idées ne pouvait être plus complet que
dans Boccace, auquel sa naissance, son éducation de hasard, la corruption des
milieux où il avait vécu, n’avaient pu mettre à l’âme que bien peu de notions
précises. D’ailleurs, il écrivait pour des sociétés frivoles, et surtout pour des
femmes.
On doit beaucoup aux femmes pour la formation de la langue italienne. C’est pour
elles que Pétrarque et Boccace ont écrit en italien, pour elles qu’ils ont brisé en
une « phrase courte et incisive » la lourde période du latin médiéval. Mais il est
remarquable que, tout en consacrant une si grande part de leur œuvre aux femmes,
ils méprisaient cette part de leur œuvre et méprisaient les femmes. Pétrarque les
méprisait dans le profond de son âme hautaine, et Boccace croyait le devoir, comme
philosophe. Il les considère comme « d’esprit lent, » les déclare « avares,
entêtées et orgueilleuses ; » il les veut « soumises et obéissantes à l’homme, »
qui leur est en tout supérieur. Elles sont incapables de pensées sérieuses, et
bonnes seulement « pour le fuseau et la quenouille, » Il les offense par des
proverbes incivils qu’il cite avec complaisance : « Mieux vaut un bon porc qu’une
belle fille ; » et cet autre, auquel il donne toute son approbation : « Un bon
cheval et un mauvais veulent de l’éperon ; une bonne femme et une mauvaise veulent
du bâton. » En somme, il les regarda comme des créatures inférieures, qui ont, par
conséquent, un mérite extraordinaire à bien faire, mais doivent, si elles font mal,
être aisément excusées. Tel est le fond de la morale relâchée du Décaméron. Mais il
aurait dit d’elles, comme Érasme : « Un animal inepte et fou, mais au demeurant
plaisant et gracieux. »
C’est un trait de son talent de les avoir mieux connues et mieux décrites qu’aucun
autre auteur du moyen âge. Il faut arriver au XVIIIe siècle pour trouver, sinon des
caractères féminins aussi ingénieusement étudiés, au moins une description aussi
détaillée de la beauté et de l’ajustement des femmes. Les traits dont il les peint
forment d’ensemble un véritable type de beauté gracieuse et vivante. Mais ce type
ne ressemble en rien aux figures de femmes qu’on voit dans les peintures de la même
époque. Il est tout idéal.
Le costume est plus idéal encore. Les ajustemens du moyen âge étaient étroits et
compliqués. Le goût de Boccace, au contraire, est pour une sorte de libre
simplicité : il aime les robes flottantes, sans manches, largement ouvertes au cou,
fendues sur les côtés et retenues seulement par quelques nœuds espacés, les
manteaux fixés sur l’épaule gauche, passant sous le bras droit et tombant un peu
plus bas que la taille. Ce sont là les vêtemens d’une nymphe de Virgile, non d’une
Italienne du XIVe siècle.
Mais cette dame virgilienne devient toute naturelle et vivante dès qu’elle est à sa
toilette. Boccace ne se lassera pas de décrire des toilettes. S’il préfère les
simples ajustemens antiques que j’ai dits, il s’occupe pourtant de toutes les
modes, et son esprit curieux, et toujours avide d’images sensibles, prend plaisir à
toutes. Il fait mention des modes flamandes, anglaises, cypriotes, grecques,
arabes. Il blâme l’indécence des robes d’Alexandrie. Il reproche aussi (et nous
verrons qu’il est moraliste à ses heures) l’immodestie des costumes masculins de
son temps : car l’antique robe italienne, aux plis droits, faisait alors place aux
pourpoints ajustés et aux chausses collantes à la française. D’un autre côté, comme
il voit souvent les choses sous un biais satirique, il se plaît à décrire tous les
artifices de la coquetterie. Je ne pense pas que notre temps connaisse plus
d’onguens et de fards pour la peau, d’essences et de teintures pour les cheveux. Ce
sont des inventions de toute sorte, des recettes mystérieuses, de petits fourneaux,
de petits alambics, des brosses, des spatules, des fioles. Il faut lire, au
Corbaccio, le récit du mari qui s’englua les lèvres pour avoir embrassé sa femme
avant qu’elle fût bien séchée.
II
Boccace était revenu à Florence en 1341 ou 1342. Son père était devenu veuf ; mais,
malgré ses soixante ans et son caractère morose, il ne put longtemps supporter la
solitude. Il se remaria avec Bice Bostichi, et en eut un fils, Jacopo, dont notre
Boccace fut tuteur en 1350, après la mort du père.
Boccace avait quitté Naples avec d’amers regrets : « Pensez, dit-il, si je fus
dolent, et de quel cœur amer j’abandonnai ce lieu gracieux. Là, tout est beauté,
noblesse, mots plaisans, mérites singuliers, exquise bonne grâce et amour. Là où je
vais n’est que mélancolie et tristesse… Ah ! combien se peut dire heureux qui se
possède tout entier en liberté ! Oh ! vie joyeuse et belle plus que toute autre ! »
Après plus de dix ans de cette liberté, il revoyait le toit paternel détesté. Il y
demeura peu, et en fut peut-être chassé par les nouveaux projets matrimoniaux de
son père. Bien peu de temps après son retour, le 13 décembre 1342, il achetait une
maison dans la paroisse Sant’Ambrogio.
Y a-t-il dans le Décaméron quelque trace de cet idéal ? Assurément. Je n’en veux
pour preuves que ces charmans intermèdes qui séparent les journées, ces danses, ces
chants, ces propos élégans, ces groupes charmans d’hommes et de femmes, parmi des
paysages jeunes et virgiliens, semés de belles architectures antiques. Mais comment
entendrons-nous alors les grossièretés qui vont passer sur les lèvres de ces
poétiques interlocuteurs ? Les mêmes âmes sont-elles capables de passer ainsi de
Virgile à Pétrone, de Théocrite à Apulée ? Ce contraste même nous est la preuve de
la vérité du tableau qui nous est présenté.
Quoi qu’en dise l’auteur, tous les interlocuteurs du Décaméron sont Napolitains. Il
reprend pour eux les pseudonymes mythologiques qui lui ont déjà servi à dissimuler
ses amis de Naples. C’est Pampinea, c’est Pamfilo, c’est Fiammetta, avec ses «
cheveux d’or crespelé, » ses « blanches et délicates épaules, » son teint frais, sa
petite bouche rose et son œil « de faucon. » Enfin, c’est Boccace, qui, pour
raconter les plus libres histoires de ce livre très libre, reprend son surnom déjà,
connu : « le très immonde Dionée. » Mais c’est au penchant des collines toscanes,
au-dessus du Mugnone et de l’Arno, que la compagnie s’assemble pour les chants, les
danses et les histoires racontées. Le décor seul est florentin.
Pas plus que pour ses premières œuvres, Boccace n’a ici inventé aucune histoire.
Pour le bien prouver, il cite souvent ses auteurs, et même donne différentes
versions, quand il y en a. La science moderne a fort heureusement cherché les
sources de ces récits, et, de proche en proche, a remonté souvent jusqu’à
l’inépuisable réservoir des conteurs indous. Les fabliaux, les chansons de geste,
les romans grecs, les compilateurs de la décadence romaine, les traditions
populaires, les superstitions locales, les légendes marines et orientales, les
récits des voyageurs et des marchands, les bizarres croyances botaniques et
minéralogiques du moyen âge, les recueils arabes et persans, les vies des saints,
l’histoire même, tout a contribué à former cette singulière collection. Mais
quelles que soient les origines dernières, il est probable que la plupart de ces
histoires sont parvenues à Boccace sous une forme orale et populaire ; et comme il
n’avait aucune intention didactique, il a donné libre carrière à son esprit et à
son imagination, accommodant le tout aux mœurs et au goût de son temps.
Il reste tout pareil dans la vie civile, actif et avisé, agissant par calcul et
parlant par bons mots, agité en somme et trop spirituel pour être raisonnable.
Qu’on ne s’y trompe pas pourtant : à travers ce tableau confus et vrai d’une
société riche et trop civilisée transparaît par endroits le jugement dernier de
l’auteur, qui est sain et honnête. Ainsi que dans Rabelais, on aperçoit dans
Boccace un philosophe et un moraliste. Le philosophe est idéaliste et chrétien. Le
moraliste est, comme Pétrarque, un disciple des derniers stoïciens. Ce qu’il
enseigne, quand par hasard il enseigne à ses lecteurs sensibles et avares, c’est le
mépris de la douleur et le mépris des richesses. C’est, en somme, la force d’âme ou
la vertu, et c’est-à-dire « se vaincre soi-même. » — « Tous les hommes sont égaux,
dit Boccace ; la vertu seule les distingue. » La dixième et dernière journée du
Décaméron est tout entière consacrée au développement de ces hauts principes.
On trouve tout dans le Décaméron, même le rêve le plus éthéré, même un amour
immatériel et idéal. Le Sicilien Gerbino s’énamoure d’une princesse, à travers les
mers, sur la renommée de ses charmes et de ses vertus. Il navigue vers des contrées
inconnues, pèlerin d’amour, poussé par un inexprimable désir de la perfection.
L’anneau des fiançailles mystiques a été échangé par-delà l’Océan entre les deux
amans spirituels. Ce récit fait songer aux poétiques inventions du moyen âge
allemand, aux mythes du Graal, et l’on aime malgré tout le livre, si étrangement
mêlé, où l’on en peut rencontrer de pareils.
Aux yeux du conteur de cour, gouailleur et débauché, passent des images célestes.
On est au lendemain des croisades et de la chevalerie, des renoncemens de saint
François et de ses poétiques visions. Presque à cette heure naît, pour l’extase
perpétuelle, la vierge Catherine, forme immatérielle et presque céleste, âme
prodigieusement illuminée. Quelle image se faire de ce temps si plein de
contradictions ? À travers l’Italie bouillonne une vie plus intense qu’elle n’en
connut jamais ; c’est dans les villes et les cours une agitation libre, un désordre
des choses et des idées, une énorme licence, une universelle fermentation, d’où
sortira, sous la pression de tyrans lettrés, le vin pur de la renaissance. Au-
dessus planent des âmes sublimes, envolées à perte de vue dans l’idéal, humainement
Pétrarque, divinement Catherine de Sienne.
Il était impossible que Boccace tînt son voluptueux auditoire dans les hauteurs ni
s’y tînt lui-même. On donne toujours au public ce qui lui convient, et comme dit le
proverbe italien : « À terrain mou, il faut une pelle de bois ; — A terreno dolce,
vanga di legno. » Le terrain était mou, et la morale de Boccace ne le laboura pas
bien profondément. La mauvaise herbe pousse en touffes très drues dans son champ
trop riche, et on a peine parfois à y distinguer le bon grain. Les réflexions les
plus graves et les plus morales se trouvent mêlées aux aventures les plus
licencieuses. Mais la morale même ne reste pas constamment pure. Ou plutôt il y a
une morale de second ordre, à l’usage des jeunes gens audacieux et des femmes
galantes. Dans ce code trop commode, la sévérité d’une femme envers un amoureux est
un péché grave, puni après la mort dans un enfer spécial dont Cupidon tient la clé.
Mais surtout on reproche à Boccace son penchant à l’obscénité ; il est de ces
esprits qui cherchent leur plaisir sans choix. Griselda fait bien oublier Monna
Belcolore. Mais quel mélange ! Et dans ce mélange, il faut bien le dire, si le bien
tient la meilleure place, celle du mal est grande encore.
Il ne faut pas, peut-être, se prononcer trop absolument sur la décence des œuvres
littéraires, ni se montrer très sévère pour la crudité de l’expression ; car, à ce
sujet, les convenances du monde varient. Il est remarquable que Boccace en observe
quelques-unes : ainsi il s’excuse de nommer une « culotte » devant des dames.
L’instant d’après, il parle de tout et du reste. La plupart des auteurs du moyen
âge paraîtraient bien crus si on les lisait. On les trouverait innocens peut-être
au prix des immoralités bien voilées, qui, depuis cent ans et plus, sont dans
toutes les mains.
Cependant est-il tout à fait moral d’écrire des histoires licencieuses pour
l’ébattement des femmes légères et des hommes galans ? Boccace ne le prétend pas.
Il professa et il crut toute sa vie qu’il valait bien mieux être Dante ou Pétrarque
que d’être lui-même. S’il n’écrivit point pour démoraliser, en vérité son livre
démoralisa. C’est le châtiment des auteurs licencieux que les licencieux surtout
les lisent. Bien peu de gens, je parle au moins des Français, cherchent dans le
Décaméron les beautés de langue et d’imagination, les inestimables enseignemens qui
y sont. Ainsi arrive-t-il à Rabelais, à Apulée, à d’autres encore.
Les livres avaient alors peu de publicité. Les copies étaient rares et chères ; on
se les passait de main en main. Un livre n’allait guère que droit à son adresse.
Nous en avons, pour ce qui regarde le Décaméron, une preuve bien sensible.
Pétrarque, lié avec Boccace de la plus étroite amitié, fut plus de vingt ans sans
connaître le Décaméron. Boccace s’était gardé de lui communiquer ce livre
compromettant ; le livre était resté aux mains des gens pour qui il avait été fait.
Enfin la partie grasse du Décaméron était pour faire rire, et cela lui mérite
quelque indulgence. Le moyen âge fut bien plus gai qu’on ne pense. Un gros rire
traverse ces siècles agités. Le rire s’attaque aux choses les plus respectables,
car il naît toujours d’une inconvenance. Cependant, il est « le propre de l’homme,
» et de plus le propre du Français. C’est ici une matière où nous ne devons pas
nous montrer trop collets montés. Le rire de Boccace sort tout droit de nos
fabliaux. Le sel attique ne vous fait que sourire : le sel gaulois fait éclater. On
peut ne pas aimer la plaisanterie française, la gaudriole, pour la nommer d’un
mot : elle choque, avec raison peut-être, des esprits délicats. Je ne leur donne
pas tout à fait tort. Mais devant les gaudrioles du moyen âge, nous n’avons pas le
droit d’être trop scandalisés ; nous découvrirons, par un sincère retour sur nous-
mêmes, que notre goût n’a pas tant changé depuis les siècles. Nous aimons toujours
les propos gras et les histoires polissonnes, sans penser que cela tire à
conséquence. Je sais de fort honnêtes gens dont ces propos et ces histoires sont le
plus grand plaisir. Et qui peut jurer qu’il n’en a jamais ri ?
Il n’y a pas de honte à avouer le plaisir qu’on a pris au Décaméron. De fort bons,
honnêtes et religieux esprits l’ont pris avant nous et ne s’en sont pas cachés. A
côté de choses qu’on ne peut qu’excuser, ce livre bizarre est plein de récits
admirables et de beaux drames humains. Il est vibrant de vie et de vérité, écrit
dans une langue parfaite, classique et populaire à la fois, dont les proverbes et
les locutions de terroir sont comme la sève et la moelle. En somme, en faisant
toutes ses réserves, on est bien tenté de lui accorder l’indulgence que ne lui
refusa pas Pétrarque, fort de vingt-cinq ans de vertu et de vie ascétique : « J’y
ai pris plaisir, écrivit-il à Boccace, et si parfois tu y tombes dans une liberté
un peu licencieuse, je t’en excuse par l’âge que tu avais lorsque tu l’écrivis,
comme aussi par le langage populaire dont tu as fait usage, par la frivolité des
histoires, et celle des lecteurs que tu te promettais. »
III
Si Boccace n’eut pas l’intention d’être immoral, il eut encore bien moins celle
d’être irréligieux. On a voulu faire de lui un précurseur de la réforme et de la
libre-pensée. Ce sont des banalités qui traînent dans tous les ouvrages de seconde
main. Il eut assurément quelque animosité personnelle contre les moines, et il a
exposé tout au long ses griefs dans le traité de la Généalogie des dieux. L’étude
des auteurs païens inquiétait quelques esprits religieux, et il régnait contre les
poètes surtout de ridicules préjugés populaires dont bien peu de gens étaient tout
à fait exempts, et qui avaient pénétré dans certains couvens. Boccace, à plusieurs
reprises, eut à se heurter contre ces préjugés. Non qu’il ait jamais eu à souffrir
aucune persécution ; en étudiant sa vie et celle de Pétrarque, on ne peut
qu’admirer la complète liberté de parole dont ils jouirent sans cesse. Mais l’un et
l’autre, esprits fort entiers et hautement susceptibles, supportaient difficilement
la contradiction, et la regardaient volontiers comme une trahison et un outrage.
Boccace entretint contre les moines un dessein de vengeance personnelle, et ses
adversaires prêtaient souvent le flanc. C’est dans l’histoire ecclésiastique,
plutôt que dans le Décaméron, qu’on doit chercher les preuves de la triste
décadence où étaient tombés certains monastères, par l’absence prolongée du saint-
siège et l’universelle licence. Le monachisme pur et intact, dont Pétrarque a parlé
délicieusement et que Boccace a loué aussi, brillait encore en bien des lieux.
Boccace s’attaque, dit-il, aux mauvais moines, non aux bons : le siècle était bien
trop religieux encore pour qu’il pût penser nuire à la religion. Il n’y a pas dans
le Décaméron un mot qui soit décidément contraire à la foi chrétienne. Seule, la
nouvelle des Trois anneaux sent bien le scepticisme. Mais ce n’est qu’un bon mot,
et cela ne peut suffire pour contre-balancer les professions de foi dont le
Décaméron abonde. Boccace, en son temps, ne passa nullement pour impie. Dans un
mystère français représenté cinquante ans après sa mort, il figure parmi les
témoins de la divinité de Jésus-Christ[5].
C’est un rare et merveilleux spectacle, un des plus beaux que nous puisse offrir le
XIVe siècle. Le sentiment qui lie deux hommes si différent si absolus chacun dans
leurs opinions et leurs préjugés, si passionnés, est parmi les plus nobles que
conçoive l’humanité. Une franchise courageuse et même brutale, un dévoûment
continuel, une merveilleuse délicatesse et une touchante indulgence réciproque, ont
élevé Pétrarque et Boccace au-dessus de leur temps et d’eux-mêmes. En considérant
comment une pareille liaison a pu se maintenir pendant près de vingt-cinq ans, sans
déchirement comme sans relâchement, on est pris d’une profonde estime pour ces
hommes, dont les faiblesses n’ont jamais profondément taché l’âme, dont les
affectations littéraires n’ont jamais corrompu la native simplicité. On comprend
que Pétrarque ait dit : « L’amitié est la première chose du monde après la vertu. »
Pétrarque eut de nombreux amis, je dis des amis tendres, tels que j’ai cherché à
les décrire. Boccace n’en eut véritablement qu’un, et celui-là fut Pétrarque. Nous
l’avons vu ombrageux, indépendant, se drapant avec orgueil dans son manteau troué
de philosophe. Il se familiarisait aisément, mais ne se liait pas. Tout différent
était Pétrarque, qui se professait sauvage et solitaire, mais donnait aisément son
amitié, et parfois imprudemment. Boccace avait eu d’assez étroites relations avez
Zanobi di Strada, son camarade d’enfance et le fils de son maître. Zanobi, bon
homme, esprit assez médiocre, réussissait fort dans les cours, où sa facilité de
caractère le rendait un courtisan aimable et peu gênant. Ses succès comme poète,
que la postérité n’a ratifiés à aucun degré, le faisaient partout rechercher. Les
lettres que Boccace lui écrivit ne respirent qu’un dédain à peine dissimulé.
Mainardo de’ Cavalcanti, Pino de’ Rossi, quelques autres encore, et même Francesco
Nelli, ne semblent pas avoir pris dans le cœur de Boccace la place que, du premier
coup, y occupa Pétrarque. Boccace vit en lui plus qu’un ami, un maître, un guide,
ce que Dante avait vu dans Virgile, et plus encore. Las d’une littérature qui lui
semblait frivole, il voulait marcher dans la voie qu’il se figurait être celle de
science et de poésie : « Jusqu’ici, dit-il dans une églogue latine, tu as eu pour
besogne de balayer des toits à porcs, de gratter ta gale, et de nourrir tes porcs
des herbes que tu ramassais. » Aujourd’hui il convoite « les embrassemens de
Sappho, » c’est-à-dire la science antique, la poésie latine, la gloire universelle,
portée aux confins du monde par l’illustre langage latin, non bornée à la petite
contrée où les gens du commun parlent l’idiome vulgaire. Dès longtemps il admirait
Pétrarque, et avant de le connaître il avait déjà écrit son panégyrique. Dans la
poésie vulgaire, Pétrarque a brillé si fort que Dante seul l’offusque, et que
Boccace, en lisant les Sonnets et les Triomphes, a brûlé une partie de ses propres
poèmes. Mais bien au-dessus de Dante lui-même est monté Pétrarque, à la suite des
Muses latines, et, retrouvant la veine de Virgile et d’Homère, il a, le premier
depuis des siècles, fait résonner la lyre épique. Le monde entier attendait
frémissant ce poème de l’Africa, dont le nom, hélas ! nous est à peine connu !