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l’anthropologue et le politique

du même auteur Jean-Loup Amselle

l’anthropologue et le politique
Logiques métisses. Anthropologie de l’identité
en Afrique et ailleurs, Payot, 1990
Vers un multiculturalisme français.
L’empire de la coutume, Aubier, 1996
Branchements. Anthropologie de l’universalité
des cultures, Flammarion, 2001
L’Art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain,
Flammarion, 2005
L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes,
Stock, 2008
Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains,
Stock, 2010
L’Ethnicisation de la France, Lignes, 2011

© Nouvelles Éditions Lignes, 2012 lignes


Introduction

Loin d’être une évidence, la participation, l’implication


ou l’engagement politique de l’anthropologue dans la
vie de la Cité semble susciter l’hostilité de tous ceux qui
entendent cantonner son activité dans le pur domaine de
sa discipline, celui de la seule exploration des cultures
dites « primitives ». Mais, tout d’abord, de quelle Cité
s’agit-il ? Les limites de cette dernière se restreignent-elles
au pays d’origine ou de résidence de l’anthropologue ou
s’étendent-elles aux situations exotiques dont il (ou elle)
est censé rendre compte dans toutes ses dimensions y
compris contemporaines et politiques, voire, par extension,
aux institutions de « sa » propre société appréhendées selon
la méthode microscopique de l’observation participante ?
On voudrait développer ici un point de vue différent
et mettre en évidence la pertinence du regard classique
de l’anthropologue de l’exotique pour l’analyse de « sa »
propre société, non pas ou pas seulement parce qu’il y
aurait une quelconque leçon à tirer de ce « détour » par des
sociétés prétendument « primitives  », mais parce que la
prise en considération de la « raison ethnologique » se révèle
pertinente pour appréhender « nos » réalités domestiques
et cela de plusieurs façons.
En premier lieu, en effet, les représentations que les
sociétés occidentales ont développées à propos des sociétés
du sud ont fait retour dans les pays du nord à mesure que les

1. G. Balandier, Le Détour, Paris, Fayard, 1985.


 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

membres des sociétés anciennement colonisées gagnaient de la science politique, sont également concernés. Un
les territoires des ex-métropoles. Il en a résulté, comme on bel exemple en est fourni par la circulation à travers les
a essayé de le montrer ailleurs, une gestion « ethnique » des frontières du terme « génocide » qui, tel un boomerang,
populations des « quartiers », qui a elle-même donné lieu, est retourné à l’envoyeur par celui auquel il a été imputé
au moyen de la réappropriation de stéréotypes ethniques en premier. De sorte qu’éclate ici le caractère performatif
par les intéressés ou leurs représentants, à l’énonciation d’une notion qui, à travers un vaste jeu de miroirs, déploie
de labels identitaires essentialisés . ses propriétés kaléidoscopiques en de multiples avatars :
Mais, plus largement, il convient de mettre l’accent sur le gouvernement turc renvoie ainsi l’imputation de géno-
la thématique de « l’anthropologie de l’actualité » au sens cide arménien dans les jambes du gouvernement français
où le regard de l’ethnologue nous semble plus approprié accusé d’avoir « génocidé » le peuple algérien tandis que le
que celui de spécialistes d’autres disciplines pour saisir les gouvernement israélien, désormais brouillé avec la Turquie,
ressorts d’un monde apparemment régi, de façon crois- ressort la thématique du même génocide arménien qu’il
sante, par des causes ou des ressorts économiques, mais au avait jusqu’alors passé sous silence. La chaîne signifiante
sein duquel, en réalité, le culturel et le social dominent. Je est ici infinie et il ne se passe pas de jour sans que l’actualité
fais ici allusion, bien entendu, aux affrontements civilisa- médiatique nous fournisse de quoi alimenter cette rubrique
tionnels, culturels, religieux, ethniques et nationalistes de que l’on pourrait a priori qualifier de journalistique si, en
tous ordres qui fleurissent sur l’ensemble de la planète et réalité, elle n’appartenait pleinement à l’anthropologie dans
qui masquent ou qui ont pour effet, voire pour fonction, l’acception nouvelle qu’on voudrait lui donner. À l’heure
de masquer les affrontements horizontaux de classes. De où j’écris ces lignes, est en effet annoncée la nouvelle que
cette catégorie relèvent la révolution indigéniste en cours la diffusion du paludisme en Amérique latine serait liée à
en Amérique latine ainsi que les révolutions arabes dont la traite négrière atlantique, affirmation qui ne manquera
le caractère social et économique est recouvert, sinon sans doute pas d’être interprétée, dans le droit fil des idées
confisqué, par les discours des couches sociales et des appa- de la « Nation of Islam », comme une entreprise génocidaire
reils politiques dont les motivations et les comportements émanant de l’Europe, à moins que, à l’inverse, la respon-
sont désormais plutôt orientés vers la sphère nationaliste, sabilité de l’Afrique ne soit mise en exergue .
culturelle et religieuse. Dans un autre ordre d’idées, la crise financière actuelle,
Mais, de façon générale, l’ensemble des thèmes trans- que l’on cantonne abusivement au seul domaine de l’éco-
versaux au nord et au sud, qui prennent de plus en plus nomie, semble également fournir un matériau de choix à
d’importance dans le débat politique international, et l’anthropologue. Certains, comme Paul Jorion, s’y sont
dont l’analyse est malaisée si l’on demeure dans le cadre d’ailleurs illustrés et l’on comprend aisément pourquoi.
1. Voir à ce sujet Vers un multiculturalisme français, l’empire de la coutume,
Paris, Flammarion (« Essais »), 2010 (1996) et L’Ethnicisation de la 1. P. Barthélémy, « La traite négrière a apporté le paludisme en
France, Paris, Lignes, 2011. Afrique », Le Monde. fr, 26 décembre 2011.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

Il apparaît clairement en effet que les outils d’analyse des de la confiance, garante des transactions dans les sociétés
économistes sont de plus en plus incapables de fournir dites sans écriture. On sait que Jack Goody a fondé une
des explications plausibles de cette crise, tant celles-ci sont bonne partie de son anthropologie sur la distinction entre
contradictoires. Elles laissent du même coup le champ sociétés orales et sociétés lettrées en tentant de montrer
libre au regard anthropologique qui semble y retrouver que l’écriture représentait une rupture technologique de
des phénomènes auxquels il a coutume de se confronter. première importance pour l’accès de certaines sociétés
Le spectateur béotien de cette crise, celui qui est à l’écoute – les nôtres – à la modernité . Ayant moi-même étudié
du discours tenu sur elle dans les médias, ne peut en un système africain de commerce à longue distance au
effet qu’être frappé par le recours à des expressions très sein duquel les transactions « orales », effectuées par des
éloignées des théorèmes et des modèles mathématiques de commerçants pour la plupart illettrés, ne reposent que sur
nos économètres, en ce qu’elles appartiennent davantage la confiance des partenaires de l’échange, je ne peux qu’être
au domaine de l’anthropologie – au sens large – puisque frappé, contrairement à Goody, par la similitude de ces
cette discipline a annexé des concepts et des idées emprun- systèmes fiduciaires avec le capitalisme financier actuel .
tées à des spécialités voisines comme la sociologie ou la En effet, le bouclage ou, à l’inverse, le refus de prêts entre
philosophie. La récurrence, dans le discours médiatique, banques (le fameux credit crunch) ne semblent reposer là
de l’emploi de l’expression « prophétie auto-réalisatrice » encore, et contre toute attente, que sur la présence ou
notamment, empruntée à Merton, et qui est très proche en l’absence de confiance entre les établissements bancaires.
définitive de celle de « performatif » que l’on doit à Austin, Autrement dit, et c’est un domaine qui est encore du
ne peut que nous inciter à privilégier les phénomènes de ressort de l’anthropologue, l’économie capitaliste tout
croyance relatifs à cette crise au détriment de facteurs entière, dans l’optimisation de ses choix rationnels, ne
objectifs, quantifiables et mathématisables, lesquels ont reposerait en réalité que sur un vaste système de croyance
pour effet, ou pour fonction, de maintenir le quidam à adéquat à sa propre perpétuation. Inversement, la crise,
distance respectueuse des spécialistes autorisés, ceux – au-delà des indicateurs objectifs représentés par les taux
toujours les mêmes – qui s’expriment dans les médias et d’endettement, de croissance, le PIB, etc., ne serait que
que l’on ne peut s’empêcher de considérer comme des le résultat d’une perte de confiance des acteurs dans une
oracles, de bon ou de mauvais augure. À travers cette économie-casino dont les règles se rapprocheraient de plus
crise, la science économique ne fait peut-être au fond en plus de celles du poker. La bonne gouvernance, pour
que révéler son être profond : celui d’une technique de paraphraser Machiavel, serait alors celle qui ferait croire
divination propre à identifier un coupable – le niveau de à la préservation du système économique.
vie trop élevé des Européens, le coût de l’État-providence,
le poids de la dette, etc. De sorte que l’anthropologue
se retrouve plongé dans un univers qu’il connaît bien, 1. J. Goody, La Raison graphique, Paris, Minuit, 1979.
celui de la magie divinatoire, de la sorcellerie, ou celui 2. J.-L. Amselle, Les Négociants de la savane, Anthropos, 1977.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

Si l’on accepte ce type de raisonnement, il faut admettre cultures et identités n’a été aussi forte. Tel est le paradoxe
également que le récit des historiens relatif au progrès du monde dans lequel nous vivons, paradoxe qu’il est du
de l’économie et au développement du capitalisme à devoir de la nouvelle sorte d’anthropologues que nous
travers l’invention de nouvelles techniques financières et appelons de nos vœux – ceux tout autant à l’aise dans la
commerciales comme la « lettre de crédit », par exemple, jungle amazonienne que dans celle d’Internet – d’analyser.
est largement illusoire. Ces documents n’apparaissent en
réalité que pour ce qu’ils sont, des chiffons de papier qui ne
valent que ce que la confiance réciproque des partenaires
de l’échange leur donne, que le « crédit » précisément qu’ils
leur accordent. De sorte que nos sociétés occidentales
développées seraient tout aussi orales et tout aussi primi-
tives que les sociétés labellisées comme telles et que, par
extension, tout bien, celui-ci fût-il éminemment « concret »
comme l’or, valeur refuge par excellence, ne « vaudrait »,
en dernier ressort, que par la confiance que les acteurs du
marché lui attribuent, ainsi qu’en témoigne le tassement
récent des cours d’un métal qui n’est pas si « précieux »
que l’on veut bien le dire. Quand s’évanouit la valeur-
confiance, tout s’écroule et ne subsiste en définitive que
la valeur d’usage des biens.
La crise actuelle ne fait donc pas tant disparaître le
« fétichisme de la marchandise », selon l’expression de
Marx, que le fétichisme de la science économique (ce qui
d’ailleurs revient en partie au même) en tant que source
d’explication du monde contemporain. Si le capital est
un rapport social (Marx encore), il convient de l’exa-
miner dans tous ses aspects, en particulier en tant que
contrat social, pas forcément de nature écrite entre les
acteurs sociaux. La crise actuelle est peut-être aussi une
crise de confiance des acteurs sociaux entre eux, crise
correspondant à un phénomène de repli, d’émiettement
social, d’anomie, contemporain d’une phase de l’histoire
où jamais, peut-être, la compénétration entre sociétés,
I

Le vote et la palabre 

« Élections, piège à cons », proclamait Sartre, pointant ainsi


l’extraction des individus hors de leurs groupes d’apparte-
nance telle qu’elle est opérée par le passage dans l’isoloir .
« La démocratie est le plus mauvais système de gouvernement à
l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans
l’histoire » affirmait Churchill, dépité d’avoir été défait aux
élections de juillet 1945, après avoir remporté la Seconde
Guerre mondiale.
Ces deux assertions balisent le champ de la ques-
tion de l’élection, avancée en tant que figure ultime de
légitimation de la démocratie : abstraction d’un côté,
pis-aller de l’autre. Quoi qu’il en soit, la pratique de
l’élection débouche immédiatement sur la délégation du
pouvoir du citoyen à des élus, et donc la confiscation de
la volonté populaire par des représentants qui, une fois
choisis par le vote, peuvent être suspectés de ne se soucier
que de leurs propres intérêts. La démocratie, en ce sens,
ne ferait qu’exprimer de façon illusoire la volonté populaire
ainsi que l’attestent amplement les phénomènes d’alter-
nance observables dans nombre de pays occidentaux

1. La première partie de ce chapitre a fait l’objet d’une publication,


sous une forme légèrement différente, dans Lignes (« Non pas : voter
pour qui, mais : pourquoi voter ? »), n° 35, février 2012.
2. J.-P. Sartre, « Élections, piège à cons ! », Les Temps modernes, n° 318,
janvier 1973.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

– entre républicains et démocrates aux États-Unis, entre de la Cité. De là, la posture de certains qui estiment sans
gauche et droite en France, en Allemagne, en Italie et en doute que la politique est une affaire trop sérieuse pour
Angleterre –, ou plus encore le « coup d’État » du Traité être confiée aux citoyens de nos démocraties. D’ailleurs
de Lisbonne (2007) qui annule purement et simplement ces derniers, de par leur intégration économique, politique
le « non » français au référendum sur la Constitution de et syndicale, ou en raison de leur trahison au profit de
l’Europe de 2005. l’extrême droite, ne doivent-ils pas être laissés à leur triste
Dans cette mesure, la démocratie ne serait qu’un théâtre sort au profit de ceux qui peuvent légitimement bénéficier
d’ombres, un vaste marché de dupes dans lequel le bon de toute l’attention qu’ils méritent : les sans papiers, les
peuple se ferait berner par les élites des différents pays immigrés, les marginaux, les exclus ? Bref de tous ceux qui
concernés. En effet, au sein de notre société du spectacle, statutairement – ils ne peuvent pas voter – ou volontaire-
les débats entre leaders des différentes tendances politiques ment – ils ne votent pas – sont exclus ou se sont exclus du
apparaissent souvent comme des oppositions d’images, jeu démocratique ? Plus que le vote, la révolte, la dissidence
car lorsqu’il n’y a pas ou peu de grain à moudre (jeu à ou l’établissement de niches de contre-pouvoir seraient
somme nulle) et qu’il n’est pas question de renverser la une alternative au processus électoral et à la Révolution.
table, seule compte la capacité à narrer une histoire (« La L’ombre du 21 avril 2002 pèse, bien entendu, sur toute
force tranquille », « La fracture sociale », « Travailler plus pour cette discussion. Fallait-il voter pour Lionel Jospin au
gagner plus », « Le Changement, c’est maintenant », etc.). premier tour de l’élection présidentielle alors que, dans
Selon cette vision pessimiste ou critique, la démocratie ses discours, aucune référence n’était faite aux ouvriers et
serait un système politique astucieux visant à réserver le que, de surcroît, le leader socialiste avait déclaré, à l’oc-
pouvoir à une ou à des élites, en organisant des procédures casion d’un conflit chez Michelin relatif à la suppression
de simulation de participation des citoyens à la vie collec- d’un certain nombre d’emplois, qu’on ne pouvait, qu’il
tive. Comme le résumait assez bien le grand Coluche : dans ne pouvait rien faire, contre la mondialisation et les délo-
les dictatures, le mot d’ordre est « Ferme, ta gueule ! », dans calisations que celle-ci entraîne ? Le désenchantement de
les démocraties, c’est « Cause toujours ! » Et il est vrai qu’en nombre d’électeurs de gauche et d’extrême gauche face
démocratie on peut dire tout et n’importe quoi – il n’est à l’attitude de Jospin a débouché sur le résultat que l’on
que de surfer sur Internet pour s’en convaincre – puisque connaît : l’arrivée de Le Pen en seconde position à l’issue
précisément rien ne prête à conséquence. La pluralité du premier tour et le vote subséquent en faveur de Chirac.
des messages se noie dans une sorte de flou ou de bruit Fallait-il céder à ce chantage républicain tout en sachant
démo- ou médiocratique. On pourrait donc en conclure que le Front national avait toujours servi d’épouvantail
rapidement que la question est pliée et que la démocratie tant à la droite qu’à la gauche – souvenons-nous de la
doit être rangée au sein d’une sorte de caverne politique réélection de François Mitterrand en 1988 ?
où les citoyens ne seraient que des ombres s’agitant déses- De fait, ce débat sur la légitimité du vote revêt rapide-
pérément à la recherche d’une participation active à la vie ment une tonalité métaphysique ou plutôt indécidable si
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

l’on ne choisit pas, dans chaque cas, de tenter d’élucider qui vient du portugais (palaver) ou de l’espagnol (palabra),
ce qui fait bouger les lignes, trembler les appareils, ébranler désignait à l’origine les présents faits aux chefs des côtes
les certitudes. d’Afrique pour se concilier leurs bonnes grâces et, par
La candidature de Montebourg à la primaire socialiste extension, les pourparlers accompagnant la remise de ces
de 2011, par exemple, tout comme celle de Mélenchon cadeaux. Ayant acquis par la suite une connotation péjora-
à l’élection présidentielle de 2012 – ou de Besancenot tive, celle de discussions interminables et oiseuses, voire de
naguère –, même si on peut avoir des réserves sur les disputes, le terme « palabre » et l’institution qu’il désigne
personnages, leurs programmes, leurs stratégies, leur ont fait l’objet depuis quelques dizaines d’années d’un
appétit de pouvoir, etc., ont eu le mérite d’apporter une retournement du stigmate visant à présenter cette pratique
bouffée d’air frais, de déranger, de dérouter, de brouiller comme un complément, voire une solution alternative
les messages formatés de nos candidats énarques. Même aux rapports hiérarchiques régnant dans les entreprises
si tous leurs discours ne sont pas révolutionnaires, ils du monde développé ou aux modes de délibération et
ont néanmoins un parfum de révolution, ils témoignent aux processus de décision prévalant dans les démocraties.
d’un désir de changer le monde, ils proposent un motif Ainsi au caractère abstrait et desséché du vote occi-
d’espérance. Même si Montebourg ou Mélenchon avaient dental, qui aurait pour malencontreux effet d’individualiser
accédé au pouvoir suprême par le biais de l’élection, ce qui ou de « sérialiser », comme le disait Sartre, le corps électoral
n’a pas été le cas, ils n’auraient pas tout changé et le vieux et de dresser l’un contre l’autre, au terme du processus
monde n’aurait assurément pas laissé la place au nouveau. électoral, le camp des vainqueurs et celui des perdants, est
Mais on peut imaginer qu’ils auraient permis d’exprimer opposée terme à terme la palabre. Laquelle, grâce à la prise
ce dont nous manquons le plus en ces temps de repli sur en compte de toutes les opinions, permettrait au chef du
soi : la solidarité, la fraternité entre les multiples compo- groupe concerné de prendre une décision juste et préservant
santes du peuple, ce qui s’est exprimé, par exemple, lors la cohésion de la communauté. Cette vision irénique de
des multiples manifestations de 2010 contre la réforme la palabre, telle qu’elle est énoncée par plusieurs auteurs,
des retraites : un air de « rêve générale »… est assez éloignée de ce que j’ai pu moi-même observer
dans les sociétés ouest-africaines que j’ai étudiées . Dans
La palabre les sociétés peule, bambara et malinkée du Mali, en effet,
Mais il est une autre façon de critiquer la démocratie si l’on retrouve bien les traits généraux de la palabre telle
ainsi que le vote qui en est le symbole le plus marquant, qu’elle a pu être décrite depuis des siècles par les explo-
et c’est ici que l’anthropologie, sa variante africaniste en rateurs, les conquérants, les administrateurs coloniaux
particulier, a son mot à dire. Toute une discussion s’est en
effet développée depuis de nombreuses années dans les 1. E. Terray, « Un anthropologue africaniste devant la cité grecque »,
Opus, VI-VIII, 1987-1989, p. 13-25, repris in Combats avec Méduse,
milieux intellectuels les plus divers sur les mérites de la Paris, Galilée, 2011, p. 25-41 ; J.-G. Bidima, La Palabre. Une juridiction
« palabre » africaine. Selon le Robert, le terme « palabre », de la parole, Paris, Michalon, 1997.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

et les ethnologues, la réalité des procédures mises en œuvre que l’on peut voir dans les débats oraux des assemblées
lors des débats villageois laisse peu de doute quant au villageoises d’Afrique une aimable institution « sauvage »
caractère non-démocratique d’une telle institution. Certes, capable de suppléer avantageusement au vote et à l’élec-
les représentants des différents clans et lignages « citoyens » tion, vus eux-mêmes comme des piliers essentiels de la
s’expriment à tour de rôle dans la case-vestibule du chef démocratie.
de village, mais la circulation de la parole suit les règles De façon plus générale, cette idéalisation de la palabre
très strictes de la séniorité (elle « descend » du plus âgé au renvoie sans doute elle-même à une idée provenant de la
plus jeune dans un sens, puis elle « remonte » du plus jeune psychanalyse et selon laquelle la parole aurait une fonction
au plus âgé dans l’autre) ; la décision finale étant du seul de catharsis. On retrouve cette idée appliquée à l’analyse
ressort du chef même si sont pris en compte les intérêts de de la place et de la fonction des griots dans les sociétés
chaque groupe de descendance .Tout se passe comme si, en ouest-africaines ainsi qu’à celle des institutions que les
réalité, la palabre n’était qu’une pure technique de pouvoir ethnologues ont nommé « parentés à plaisanterie ». Dans
mise au point par les appareils politiques africains « tradi- les deux cas, qu’il s’agisse des « gens de la parole », autre
tionnels », qu’il s’agisse de lignages, de clans, de chefferies, nom donné aux « griots », ou de la simulation d’échanges
de royaumes ou d’empires, pour assurer la perpétuation d’insultes survenant lors de la mise en branle des parentés
des principes hiérarchiques à l’œuvre dans ces sociétés. De à plaisanterie, la circulation de la parole aurait pour effet
sorte que reconnaître le caractère « politique » des sociétés d’atténuer les tensions ou, comme la musique, d’« adoucir
africaines « traditionnelles » oblige également à considérer, les mœurs », et serait donc particulièrement adaptée à
à l’inverse de la vulgate primitiviste, que ces dernières ont la mise en œuvre d’une « bonne gouvernance » apte à
pu mettre en œuvre d’habiles procédures visant à assurer gérer les conflits ethniques, voire les génocides qui se sont
l’assujettissement des dominés par les couches dirigeantes produits, au cours des dernières décennies, sur le continent
des différentes unités politiques en question. africain. Bref, pour contrebalancer la rudesse du « contrat
Ce n’est donc qu’en présentant la palabre comme une social » écrit de la philosophie politique occidentale ou une
« juridiction de la parole », une « éthique de la discussion », conception pénale de la société (Foucault), il conviendrait
voire « une théorie de l’agir communicationnel », c’est-à-dire d’accorder toute sa place à la manifestation d’accord, au
en projetant la problématique de l’École de Francfort et pacte oral tel qu’il surgit dans la palabre et dont on peut
de ses suites (Apel, Habermas) sur les sociétés africaines, trouver d’autres formes dans la fonction cathartique du
discours des griots ou dans les échanges verbaux apaisés
1. Dans les sociétés que j’ai étudiées, seuls les chefs de famille « nobles », des parentés à plaisanterie.
à l’exclusion des esclaves, des gens de caste et des femmes, sont « chefs À l’encontre de cette vision pacifiée des relations
de vestibule » (bolon tigi), c’est-à-dire ont la maîtrise de l’espace public. sociales, on ne peut toutefois s’interdire de se poser la
Sur ce point, voir notre article, « De la déconstruction de l’ethnie au
branchement des cultures », Actes de la recherche en sciences sociales, question de la pertinence de la distinction implicite que
n° 185, décembre 2010, p. 95-113. cette idéalisation de la palabre recouvre. Il semble en
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

effet difficile de souscrire à l’opposition qui est dressée, d’ailleurs purement utopique ?), que d’insister sur la néces-
implicitement ou explicitement, entre la démocratie élec- sité d’adopter un point de vue anthropologique « décentré »,
torale à l’occidentale, facteur de division du corps social, c’est-à-dire transculturel, à l’égard du fantasme que repré-
et la palabre consensuelle à l’africaine. Et la fréquentation sente l’hypothèse d’une altérité ou d’une alternative poli-
pendant des décennies d’une institution universitaire et de tique telle qu’elle existerait dans les ressources culturelles
recherche comme l’EHESS permet, à ce sujet, d’exprimer de l’Afrique « traditionnelle ».
quelques doutes quant à la justesse de cette opposition. L’idée de Sartre, évoquée pour commencer, sur le carac-
Ayant été membre, au cours de ma longue carrière, à la fois tère abstrait et desséché de l’élection rejoint au fond la
du Conseil scientifique et du Conseil d’administration de problématique de certains anthropologues qui semblent
l’EHESS, et ayant participé régulièrement à ses assemblées s’être laissé abuser par les dignitaires des royaumes africains
générales, j’ai pu constater de quelle manière cette insti- avec lesquels ils s’entretenaient. Soucieux de légitimer leur
tution combinait efficacement, sinon harmonieusement, mode de décision politique – la palabre – par opposition
dans son fonctionnement, ces deux pratiques « démo- au vote électoral, ces dignitaires ont sans doute trouvé une
cratiques ». Dans ses assemblées générales, et dans une oreille attentive chez des anthropologues « primitivistes »
moindre mesure lors des réunions du Conseil scientifique désireux, pour leur part, de se débarrasser de la rationa-
et du Conseil d’administration, que d’aucuns comparent à lité d’un modèle occidental considéré comme essoufflé .
l’« agora » grecque, s’expriment tous ceux qui souhaitent « Élections, piège à cons ! » proclamait Sartre, « Palabre,
prendre la parole ou tout du moins ceux qui s’estiment une illusion », ajouterai-je, volontiers.
légitimement « autorisés » à le faire, c’est-à-dire ceux qui
sont « audibles ». Comme dans les sociétés africaines tradi-
tionnelles, il s’agit de mandataires ou de porte-parole de
factions et de lobbies qui parlent au nom de ces groupes.
Lorsque l’opinion de tous a été prise en compte, c’est-à-
dire « entendue », il est procédé à un vote qui est censé
traduire ou enregistrer, de façon démocratique, l’opinion
de la majorité ou le consensus de la « communauté scienti-
fique » constituée par l’assemblée des enseignants, instance
en principe souveraine de l’EHESS, mais qui, en réalité,
ressemble à s’y méprendre à un strict relevé du rapport
de forces entre différentes factions.
Que l’on me comprenne bien, mon propos est moins
1. À l’opposé de cette conception, on trouverait l’anthropologie du
ici de dénoncer le caractère non-démocratique de ces « totalitarisme villageois » qui a l’inconvénient inverse de se rapprocher
pratiques (une démocratie authentique n’est-elle pas du holisme de Louis Dumont.
II

Au nom des peuples :


primitivismes et postcolonialismes

La question de la « voix des sans voix », de la parole


du peuple et donc du populisme est au cœur des études
postcoloniales, en particulier des études sur les subal-
ternes (subaltern studies ). Face à l’historiographie marxiste
et élitiste qui prévalait en Inde, dans les années 1960,
les historiens indiens se sont employés à donner ou à
redonner la parole au peuple, au besoin en lisant les
archives « à rebours » (against the grain), à la manière de
Walter Benjamin. Cette volonté de donner la parole au
peuple, chez des historiens dont certains, comme Ranajit
Guha, étaient proches du maoïsme correspondait aux idées
de Mao Zedong, selon qui les idées justes venaient du
peuple  – ce qui impliquait donc à son tour que ce peuple
existât. Il s’agissait de recueillir sa parole à la source, dans
une sorte de fraîcheur ou d’ingénuité qui la rapprocherait

1. L’un des derniers avatars du populisme postcolonial est représenté


par le livre de Paul Gilroy, Postcolonial Melancholia, New York, Columbia
University Press, 2005. Voir le compte-rendu de Jon Beasley-Murray
dont je me me contenterais de citer l’ultime phrase : « I suspect that what
is required is a more nuanced analysis of the relation between affect and
politics, one that does not, by simply opposing a vibrant demos to a calcified
state, repeat the very populist gestures it sets out to critique » (je souligne).
http://faculty.arts.ubc.ca/jbmurray/research/reviews/gilroy.htm
2. Voir J.-L. Amselle, L’Occident décroché, enquête sur les postcolonialismes,
Paris, Stock, 2008.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

d’une origine. Il y a en effet, à la base de tout populisme – et terrible répression des marins de Kronstadt en témoigne,
les subaltern studies en sont une forme – l’idée de la bonté du qu’une dictature « sur » le prolétariat.
peuple, de son caractère exemplaire face à la malignité des Bien que le populisme et le bolchevisme semblent
puissants, quand bien même ces puissants s’empareraient reposer sur deux conceptions totalement opposées du
de cette figure à leur seul profit. peuple, l’une l’idéalisant et la seconde s’en méfiant, elles
Cette focalisation sur le peuple correspond, sinon à un ont toutes deux en commun le fait de considérer que
basculement du moins à un retour à une vieille conception le peuple est une entité pure, isolée et donc, dans un
présente chez les populistes russes de la fin du xixe siècle. cas, à conserver ou à exalter, dans l’autre, à transformer.
À l’inverse, on voudrait défendre ici l’idée selon laquelle
Tolstoï et Lénine le peuple est une entité éminemment perméable et labile,
Tolstoï, ce patriarche barbu vivant parmi les moujiks et et que la forme sous laquelle on l’appréhende est précisé-
s’efforçant de les éduquer incarne bien cette figure popu- ment la résultante de toutes les influences qu’il a subies
liste à tonalité mystique de la fin du xixe siècle, laquelle au cours de l’histoire, celles-ci provenant notamment du
ne sera pas sans influence sur Gandhi. À cette idéalisation sommet de la société. Comme l’a montré Gramsci en effet,
de la paysannerie russe, auprès de laquelle les intellec- il existe toujours une circulation culturelle entre les classes
tuels tentent d’assurer leur salut, s’opposent Lénine et hégémoniques et subalternes de la société, de sorte que
les bolcheviks, fondamentalement hostiles à l’idée que le le populisme consiste précisément à abstraire le peuple
peuple, de lui-même, puisse être à la source des idées justes. de cette donnée. Cette perspective gramscienne est en
Pendant toute la période du « socialisme réel » prévaudra phase avec une approche de la culture qui entend éloigner
ainsi en URSS le principe selon lequel les intellectuels l’anthropologie de sa pente populiste.
révolutionnaires sont censés apporter la lumière, de l’ex-
térieur, à la classe ouvrière. Les ouvriers – ne parlons pas L’anthropologie et le populisme
des paysans, qui, dans la topique lénino-stalinienne des L’anthropologie est en effet par essence une discipline
koulaks, symbolisent par excellence la réaction – sont en populiste : elle s’est établie sur la base de l’étude de sociétés
effet considérés comme étant incapables de penser par primitives ou exotiques, c’est-à-dire isolées et préservées de
eux-mêmes et donc voués à demeurer une classe « en tout contact avec l’extérieur, et populaires au sens des folk
soi ». Ce n’est que grâce aux intellectuels armés de la societies de Redfield  ou de la Völkerkunde des Allemands,
théorie marxiste-léniniste, que les prolétaires peuvent être si bien nommée. Le fonds de commerce de l’anthropologie
« éclairés » et devenir une classe « pour soi ». Le léninisme est encore aujourd’hui l’appréhension du « primitivisme »,
est donc par excellence un anti-populisme, au sens où il se au point que la globalisation et ses effets délétères semblent
méfie du peuple et ne fait confiance qu’au seul parti-État
pour assurer le succès de la Révolution bolchevique, fût-ce 1. R. Redfield, The Folk Culture of the Yucatan, Chicago, The University
au prix de la dictature du prolétariat qui ne fut en fait, la of Chiacago Press, 1948.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

menacer cette discipline dans son fondement. Dans un avec l’extérieur, directement ou indirectement, depuis des
premier temps, les anthropologues se sont livrés à l’étude siècles, elles sont mises en scène de façon à exhiber une
des sociétés exotiques dans une perspective scientifique primitivité éminemment vendable sur le marché éditorial
consistant à décrire les systèmes de parenté, religieux, poli- ou humanitaire . Certains anthropologues, au-delà de
tiques et économiques de « tribus » situées dans les régions l’étude scientifique des communautés qu’ils ont choisi
les plus reculées du globe comme les îles du Pacifique, d’étudier, sont en effet devenus des porte-parole et des
l’Amazonie, les forêts d’Afrique équatoriale ou la Nouvelle- défenseurs de la préservation de la pureté culturelle de ces
Guinée. Et il n’est pas exagéré de soutenir que le « must » mêmes communautés aux côtés des leaders indigénistes
de toute monographie ethnologique consistait et consiste locaux. De sorte que, par ce biais, ces porte-parole, en
encore à étudier la population la plus primitive possible, utilisant l’attirail juridique global fourni par les organi-
effectuée de préférence en écartant tous les phénomènes sations internationales, notamment la convention 169 de
témoignant d’un impact quelconque de la modernité l’Organisation internationale du travail de 1989 sur les
coloniale ou postcoloniale sur la culture considérée . « peuples autochtones », parviennent à doter ces popula-
Est significatif, de ce point de vue, l’écart existant entre tions d’une idéologie indigéniste qui n’entretient souvent
Les Argonautes du Pacifique occidental de Malinowski et son que de lointains rapports avec la ou les cultures locales. Et
Journal d’ethnographe . Dans un cas, il s’agit de l’étude sous cet angle, l’ethnographie la plus classique et la plus
d’une population, certes loin d’être « isolée », comme le figée fournit dans bien des cas, le référentiel nécessaire à
montre le rôle fondamental des échanges cérémoniels à l’expression la plus « primitiviste » de la culture en question.
longue distance du type kula, mais présentée néanmoins Sont emblématiques, à cet égard, concernant l’Amérique
comme étant demeurée à l’abri de l’influence occidentale. du Sud, les thématiques de l’étagement harmonieux des
Dans l’autre, on se trouve placé devant une chronique sites écologiques andins, celle du « temps cyclique » indi-
dans laquelle les acteurs étrangers – coloniaux – sont bel gène opposée au « temps linéaire » occidental ou celui
et bien présents. de la « Terre Mère » (Pachamama). Cette dernière figure
« Produire » du primitif consiste donc à la fois, pour est d’ailleurs si bien devenue l’étendard des États andins
nombre d’anthropologues et pour les organisations qui et amazoniens qu’elle est désormais revendiquée par le
s’occupent de la défense des « indigènes » comme Survival gouvernement bolivien et par celui de l’Équateur, qui l’a
International, à identifier, étudier et protéger les tribus « non d’ailleurs fait entrer dans sa nouvelle constitution. Allant
contactées », « isolées » ou « menacées » des régions les plus dans le même sens, l’organisation altermondialiste ATTAC
reculées de la planète. Alors que ces sociétés sont en contact l’a adoptée comme mot d’ordre, suivie en cela par certains
philosophes occidentaux en vue . Mais, en réalité, comme
1. Voir également sur ce point le chapitre III.
2. B. Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, 1. Le cas des Tasaday des Philippines est, à cet égard, particulièrement
Gallimard, 1963 (1922) ; Journal d’ethnographe, Paris, Le Seuil, 1985 éloquent.
(1967). 2. Isabelle Stengers, notamment, invoque les droits de la « Terre Mère »
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

l’expérience récente le prouve, le topos primitiviste de la entités politiques qui ont été transformés en ethnonymes
Pachamama, qui s’enracine dans la vision d’un Indigène racisés charriant l’impact déterminant de l’anthropologie
intemporel propre à l’ethnologie la plus archaïque, n’a dans physique du xixe siècle sur l’ethnologie d’alors . L’Afrique
bien des cas servi aux pouvoirs d’État qu’à légitimer leurs est ainsi devenue le continent des ethnies, à l’instar de
compromissions avec les compagnies minières et pétrolières l’Inde devenue celui des castes ou du Moyen-Orient celui
opérant dans cette région du monde . de l’islam fondamentaliste.
Or, l’on n’insistera jamais assez sur le fait que, pas plus Dès lors que ces catégories ont été imposées par les
qu’il n’existe de « tribus non contactées », il n’existe de savoirs/pouvoirs coloniaux, elles ont été mises en circu-
cultures pures ou vierges d’influences extérieures. La forme lation et sont devenues des signifiants flottants dotés de
sous laquelle les anthropologues saisissent les cultures vertus performatives. Elles ont ainsi fait l’objet d’une
exotiques porte la trace d’une histoire longue, notamment réappropriation par les acteurs sociaux des continents
d’une histoire coloniale et postcoloniale qui a façonné les sud-américain, océanien, africain et asiatique, lesquels
ressorts internes de ces sociétés, jusques et y compris dans ont fait preuve d’une grande capacité d’initiative – ce
leur identité la plus intime. Et l’on retrouve ici la problé- que les Américains nomment agency – en utilisant, voire
matique de la fabrication continuée des cultures relevant en retournant contre les pouvoirs coloniaux ou postcolo-
de l’anthropologie, celle-ci étant notamment l’œuvre des niaux, les catégories qui avaient été mises en place pour
producteurs de tous ordres ayant formaté les cultures telles les diviser et donc les contrôler. De sorte que s’il ne faut
que nous les connaissons actuellement. pas s’illusionner sur l’ingénuité au sens propre de l’identité
Pour l’Afrique, qu’il s’agisse du nord ou de la partie de ces peuples, il ne faudrait pas croire davantage que
subsaharienne de ce continent, il faut mentionner le rôle ces derniers ont subi passivement cet assujettissement de
fondamental joué par les conquérants, les missionnaires, les leur culture. Même si ces identités ne nous viennent pas
administrateurs coloniaux et les ethnologues dans la mise en droite ligne de la préhistoire, ainsi que voudrait nous
en forme des catégorisations les plus fondamentales : celles le faire croire une certaine anthropologie primordialiste,
opposant, par exemple, les « Arabes » et les « Berbères » au il ne faut pas non plus s’imaginer que celles-ci, même
Maghreb ou celles opérant le compartimentage de l’Afrique si elles portent la marque de l’histoire et de toute la
dite « noire » en une myriade d’ethnies. Il ne s’agit pas série des transactions qu’elles ont occasionnées, seraient
tant d’une « invention de l’Afrique », comme le suggère purement artificielles.
le titre de l’ouvrage classique de Valentin Mudimbe, que
de labels correspondant à des statuts sociaux ou à des
comme un nouveau contrat social qui intégrerait une vision écologique.
L. Noualhat, « Attac : Pachamamamia ! », Libération, 23 août 2010.
1. Cf. R. Lambert, « Le spectre du pachamamisme », Le Monde 1. V. Mudimbe, The Invention of Africa, Gnosis, Philosophy and the Order
diplomatique, février 2011, p. 3. of Knowledge, Blommington, Indiana University Press, 1988.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

S’il est quelque chose de fondamentalement erroné dans peuples de négocier, en premier lieu, ces caractéristiques
le populisme, ce dernier fût-il anthropologique, c’est bien sur le marché national ou international de la légitimité
l’idée d’une pureté identitaire originaire, laquelle n’aurait des droits sur les terres et le sous-sol et, subséquemment,
été aucunement affectée par le courant de l’histoire. Dès d’obtenir des réparations lorsqu’il apparaît que certains de
lors que l’on abandonne le monadisme anthropologique, ces droits ont été lésés. Dans la révolution indigéniste en
et que l’on consent à examiner chaque culture dans ses cours à l’échelle mondiale, notamment en Amérique latine,
interrelations avec ses consœurs proches ou lointaines, on assiste ainsi à l’abandon du vieux schéma marxiste et
autrement dit que l’on accepte de raisonner en termes de « classiste » qui prévalait dans les années 1960 et 1970
« chaînes de sociétés », s’éloigne du même coup le spectre et à son remplacement par une philosophie « new age »
du primitivisme et de la pureté anthropologique qui inspire qui recourt au répertoire autochtone . Mais, dans ce
encore nombre d’anthropologues . S’il n’existe pas de domaine, force est de constater que ce sont bien souvent
culture sans cultures, alors disparaît le fantasme populiste des membres de l’élite qui s’emparent de la problématique
de l’enracinement culturel lequel, on y reviendra, est au indigéniste et qui, pour reprendre l’expression de Gayatri
fondement de bien des populismes. Mais ces derniers Spivak, donnent forme à l’« essentialisme stratégique », en
reposent également sur l’illusion de la capacité de ces parlant au nom des subalternes . Dans cette mouvance, on
cultures ou de ces peuples à s’exprimer par eux-mêmes. retrouve souvent des « Blancs » ou des « créoles » nationaux
ou étrangers, notamment des anthropologues, comme le
Qui parle au nom des subalternes ? sous-commandant Marcos au Mexique, les conseillers
Comme on le sait, les peuples, comme tous les groupes de l’AIDESEP (ONG assurant la défense des Indiens
humains, ont rarement la faculté de parler pour eux-mêmes, d’Amazonie péruvienne en lutte contre les compagnies
au nom d’eux-mêmes, et il leur faut donc des porte-parole pétrolières), ou bien encore les membres de l’intelligentsia
pour faire entendre leur voix. C’est donc autour de la colombienne. Le cas de ces derniers est particulièrement
nomination d’un peuple et de la délimitation du champ révélateur puisqu’ils sont, en quelques années, passés du
sémantique du label utilisé par ce dernier, et à son propos, marxisme à l’indigénisme, en fréquentant des chamanes,
que se joue la capacité de cette entité ou de ceux qui en consommant des substances hallucinogènes (ayahuasca)
s’expriment en son nom d’être efficaces au sein de l’arène et en portant des vêtements ou accessoires « ethniques  ».
politique locale, nationale ou internationale. Sont donc Autre exemple emblématique, celui du vice-président
en jeu la reconnaissance de ces peuples « autochtones »,
« indigènes », « originaires » ou « premiers » en tant que 1. Voir, à ce sujet, J.-L. Amselle, Rétrovolutions. Essais sur les primivismes
tels ainsi que les possibilités afférentes pour ces mêmes contemporains, Paris, Stock, 2010.
2. Sur la notion d’« essentialisme stratégique » chez Spivak voir
J.-L. Amselle, L’Occident décroché, op. cit. p. 145-147.
1. Sur la notion de « chaînes de sociétés » voir J.-L. Amselle, Logiques 3. J.-P. Sarrazin, Du marxisme au chamanisme. Naissance d’un indigénisme
métisses, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2010 (1990). à l’heure globale, Sarrebruck, Editions universitaires européennes, 2011.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

bolivien Alvaro Garcia Linera, bourgeois « blanc » de France, comme en témoigne l’existence du Conseil repré-
Cochabamba qui, après avoir traversé une période révo- sentatif des institutions juives de France (CRIF) qui est, de
lutionnaire et marxiste lors de son séjour à l’Université ce point de vue, l’une des plus emblématiques puisqu’elle
nationale autonome du Mexique au cours des années 1980, a fourni le modèle sur lequel se sont appuyés d’autres
rejoint l’organisation clandestine Tupac Katari. Arrêté et collectifs désireux de mobiliser certains secteurs de la popu-
emprisonné plusieurs années, il se « convertit » à l’indi- lation française. L’un d’entre eux, le Conseil représentatif
génisme en lequel il discerne, à juste titre, une capacité des associations noires (CRAN) s’est ainsi créé avec pour
beaucoup plus forte de mobilisation des masses populaires objectif, dans la perspective de l’« essentialisme stratégique »,
que celle des syndicats et des partis politiques classiques. de constituer un groupe ou une « communauté des Noirs de
Insufflant alors cette idée à Evo Morales, lui-même d’ori- France ». C’est donc dans une perspective multiculturaliste
gine indigène, mais peu concerné par son identité aymara, de « reconnaissance » de ce groupe et de repérage des
il permet à ce dernier d’accéder à la magistrature suprême discriminations dont il fait l’objet que cette association
de son pays en 2005. Gouvernant depuis son arrivée au a été fondée. Dès lors, il lui incombait de recourir aux
pouvoir au nom des peuples originaires, le régime d’Evo « statistiques ethniques » pour dénombrer ses effectifs et
Morales n’est pas parvenu pour autant à maintenir son évaluer sa représentation au sein de différentes instances.
alliance avec les indigènes, comme en témoigne la mobi- Dans cette optique, le CRAN a effectué le décompte des
lisation récente des Indiens d’Amazonie bolivienne contre Antillais présents au sein des médias français et, constatant
la construction d’une route menaçant l’équilibre humain que ce groupe était correctement représenté, il a décidé
et écologique de cette région . d’élargir sa base de sondage aux « Noirs », parvenant ainsi
Les tenants des identités verticales, « ethniques » ne à établir la sous représentation de cet agrégat au sein des
sont donc pas au premier chef les peuples eux-mêmes, moyens de communication de masse de l’hexagone. On
mais bien ceux qui parlent en leur nom comme cela peut voit donc que la constitution de l’assiette d’un groupe ou
se vérifier également dans d’autres contextes. On retrouve le dénombrement de ses effectifs est à la base de la stra-
en effet ce même mécanisme à l’œuvre en France, au sein tégie d’accréditation de ses porte-parole. Pour paraphraser
de l’hexagone, aux Antilles ainsi qu’aux États-Unis, havre Machiavel, gouverner au nom d’un groupe, c’est aussi faire
privilégié du multiculturalisme. croire à l’existence de ce groupe, ce qu’attestent nombre
de cas de collectifs d’individus constitués pour les besoins
La France multiculturelle et postcoloniale de la cause à défendre.
Les associations défendant des identités singulières, De façon générale, on peut évoquer l’exemple de l’eth-
notamment religieuses, ne sont certes pas nouvelles en nicisation et de la culturalisation des banlieues françaises
par tous ceux, journalistes, essayistes ou sociologues qui
1. « 600 Indiens boliviens en marche contre un projet de route », s’estiment être les porte-parole autorisés ou les chercheurs
Le Monde, 19 août 2011. légitimement fondés à émettre un discours scientifique sur
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

ces ensembles géographiques et sociaux. Il en est résulté à l’« Apache » des faubourgs, dans la mesure où ce dernier
une vision dichotomique opposant la violence principielle représente par excellence la forme du « sublime » (Kant),
attribuée aux jeunes des banlieues et la solution ou l’alter- permettant ainsi de régénérer l’art et la conscience de
native représentée par certaines expressions culturelles couches sociales ayant soin de se tenir à une distance
issues de ces milieux sociaux comme le rap, le hip hop ou raisonnable d’éléments conçus à la fois comme attrayants
les graffitis. De cette façon ont été opérées la fragmen- et dangereux. La fragmentation du peuple autorise donc
tation et la dépolitisation des analyses portant sur ces simultanément son éloignement et sa réappropriation
quartiers. En isolant les « Blacks » et les « Beurs » des autres sous forme de produits consommables en tant qu’objets
éléments des périphéries de nos villes, les spécialistes des partiels, et donc relevant d’un traitement « pervers ».
banlieues ont réussi à évacuer une analyse en termes de Tel est bien l’effet du multiculturalisme qui, en effectuant
classe qui pouvait paraître à leurs yeux moins « glamour ». des entailles verticales au sein de la société, a pour effet
Le sauvageon rappeur, graffeur et adepte du hip hop est d’assurer la dépolitisation du champ social aussi bien
ainsi devenu l’objet d’une fascination répulsive ou d’une hexagonal qu’ultramarin.
« délicieuse frayeur » de la part des couches « ethno-éco-
bobo », lesquelles, de façon contradictoire, en ont peur Le champ antillais
mais sont également friandes d’items culturels propres D’autres effets de ce multiculturalisme populiste peuvent
à renouveler leur répertoire culturel. s’observer au sein du champ antillais, s’agissant notamment
La régénération d’un Occident considéré comme de la constitution de la « communauté noire de France ».
fatigué peut en effet s’opérer classiquement de deux Dans l’histoire de la fragmentation du corps national, les
façons. La première consiste à partir d’une sauvagerie écrivains antillais, en particulier les auteurs martiniquais,
exotique telle qu’elle peut être observée à travers toute ont en effet joué un rôle majeur. En retournant le stigmate
la série des primitivismes qui ont vu le jour, notamment infamant de « nègre » et en raccrochant la négritude à
au sein de l’histoire de l’art, au cours du siècle passé ou l’Afrique vue elle-même au prisme de l’ethnologie coloniale,
du début du xxie siècle. Et l’on se trouve alors confronté, Césaire et Fanon ont signé l’abandon de l’universalisme .
qu’il s’agisse de l’« art nègre » ou de l’émergence dans le De même Glissant et Chamoiseau ont-ils essentialisé l’iden-
champ de l’art global de nouvelles espèces comme celles tité antillaise en entendant à tout prix la désocialiser, au
représentées par les arts contemporains du Sud – africain, besoin en la dotant d’un supplément d’âme « culturel »
arabe, indien, chinois – à des éléments propres à renouveler comme celui dont ils dessinent les traits dans le Manifeste
des formes symboliques considérées à tort ou à raison des produits de haute nécessité . De sorte que le mouvement
comme essoufflées . La seconde consiste à faire référence de la pwofitasyon, qui se définissait essentiellement comme
au sauvage domestique de nos banlieues, comme autrefois 1. Cf. J.-L. Amselle, L’Ethnicisation de la France, Lignes, 2011.
2. E. Glissant, P. Chamoiseau et al., Manifeste des produits de haute
1. Voir également infra, Ch. 9. nécessité, Paris, Editions Gallade-Institut du Tout Monde, 2009.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

une lutte sociale et économique s’est-il vu dévalorisé au « réfugiés » dans les universités américaines qui ont eu
motif qu’il était incapable de transcender de bas intérêts l’initiative de ce travail et qui ont formaté ces discours
matériels. La culturalisation ambiante a eu donc pour de résistance du peuple au point de se présenter comme
conséquence, dans ce cas comme dans d’autres, de disqua- des « résistants » exilés en terre étrangère.
lifier les mouvements sociaux en les présentant comme De façon générale, le postcolonialisme ne peut donc
dépassés au profit d’une vision ingénue du peuple ou de pas ne pas apparaître comme une forme de populisme
ses fragments, seuls dignes d’attention aux yeux des élites. entendue comme une nouvelle manière pour les élites
d’assurer leur domination sur le peuple. Particulièrement
Les États-Unis révélatrice, à cet égard, est la prise de position de certains
On achèvera ce tour d’horizon par les États-Unis, universitaires africains enseignant aux États-Unis après
terre d’élection des études culturelles et postcoloniales l’arrestation à New York de Dominique Strauss-Kahn.
et havre privilégié des intellectuels et chercheurs du sud,
qu’il s’agisse des Antillais, des Africains, des Latino- Le puissant et la subalterne
Américains ou des Indiens. Il n’est pas exagéré de soutenir, Au-delà des aspects juridiques de cette affaire, et des
comme l’a fait Arif Dirlik, que le postcolonialisme a vu crimes dont a été accusé Dominique Strauss-Kahn, la
le jour lorsque ces intellectuels et ces chercheurs du Sud qualité des personnes concernées ne peut pas qu’être
ont débarqué aux États-Unis pour y occuper au sein perçue comme se situant dans un contexte éminemment
des universités des chaires dans le domaine des « aires postcolonial, et cela d’autant plus que cette affaire se
culturelles  ». S’appuyant sur les Cultural Studies, le post- déroule sur le sol états-unien.
modernisme et la French Theory, ces Indiens, Africains Une opposition quasiment structurale a été en effet
et Latino-Américains se sont rapidement mis à produire dressée entre le prévenu d’alors, personnage puissant en
une littérature en sciences sociales prétendant s’exprimer tant que directeur du FMI, blanc, juif et de surcroît repré-
au nom des peuples des pays dont ils étaient originaires. sentant de l’ancienne puissance coloniale, et la plaignante
Dans ce recours à la thématique du « peuple » ou de ses Nafissatou Diallo – figure même de la « subalterne » en
fragments se dessine une figure apparemment opposée à tant que femme de ménage noire, musulmane, veuve,
celle de l’intellectuel révolutionnaire d’antan qui apportait, élevant seule son enfant et ressortissante de la Guinée,
comme on l’a dit, de l’extérieur, sa conscience à la classe ancienne colonie française. Tous les ingrédients ont donc
ouvrière. Mais en réalité, contrairement à l’illusion de été réunis pour que certains porte-parole de la « diaspora »
l’expression spontanée du peuple ou de ses fragments, africaine aux États-Unis s’engouffrent dans les possibilités
ce sont bel et bien ces intellectuels et ces chercheurs interprétatives multiples offertes par ce schème.
Certes après le premier retournement spectaculaire
1. A. Dirlik, « The postcolonial Aura : Third World Criticism in the Age of de situation du 1er juillet 2011, la victime présumée est
Global Capitalism », in Critical Inquiry, vol. 20, n° 2, 1994, p. 328-356. devenue suspecte en raison des contradictions apparues
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

entre ses différentes déclarations . Au point que certains au célèbre « selon que vous serez puissant ou misérable »
commentateurs en sont venus à considérer que son image de La Fontaine. Mais on peut y déceler également une
était devenue celle d’une « mauvaise pauvre » et qu’« un façon particulièrement regrettable de situer l’ensemble
populisme était en train de chasser l’autre  ». Mais, il reste des problèmes auxquels sont confrontés les Africains à
que la première « séquence » de cette affaire a donné lieu l’intérieur du cadre exclusif des rapports nord-sud au point
à certaines interprétations prenant place dans la veine la d’occulter les systèmes d’oppression propres à chaque
plus caricaturale des études postcoloniales. pays. Allant plus loin, et passant du symbole à la réalité,
Ainsi, dans une tribune postée sur le site Mediapart, Manthia Diawara n’est-il pas allé jusqu’à suggérer en
Manthia Diawara, universitaire américain d’origine filigrane que l’agression subie par Nafissatou Diallo dans
malienne et enseignant à la New York University, n’a pas la suite du Sofitel ne serait en définitive que l’effet de la
craint de justifier la perp walk, cette marche de l’indignité domination exercée par les bailleurs de fonds internatio-
imposée au suspect à sa sortie du tribunal de Manhattan, naux sur l’Afrique ? Ne serait-ce pas l’isolement auquel a
en la mettant en regard de l’expulsion des migrants illé- été contrainte la Guinée à partir de 1958, de même que
gaux ouest africains jetés, menottés dans les cabines des les plans d’austérité imposés par le FMI à l’Afrique à
avions d’Air France regagnant leurs pays . Prolongeant son partir de 1981, qui auraient contraint Nafissatou Diallo à
raisonnement, Manthia Diawara est allé jusqu’à voir dans émigrer aux États-Unis pour se retrouver, au terme de ce
l’agression sexuelle que DSK est censé avoir commise à parcours dégradant, « agenouillée » devant le directeur de
l’égard de Nafissatou Diallo, le symbole même de l’aide cette organisation internationale, dans la position propre-
au développement imposée par la Banque mondiale et le ment symbolique de la « subalterne » ? Il y a là un certain
FMI aux pays du Sud, et dans la résistance de la victime nombre de raccourcis qui ne sont pas sans rappeler la
présumée l’équivalent du « non » du leader guinéen Sékou fameuse affaire de Bruay-en-Artois des années 1970 où,
Touré à De Gaulle en 1958. selon le juge Pascal relayé par les maoïstes de la Gauche
La série d’amalgames opérée par Manthia Diawara, prolétarienne, la fille de mineur ne pouvait qu’avoir été
apparaît comme particulièrement emblématique de la assassinée par le notable de l’endroit.
posture postcoloniale : on y reconnaît aisément la théma- Au travers de ce retour du populisme, auquel on assiste
tique du « deux poids, deux mesures » renvoyant elle-même actuellement, est censée se manifester une vérité émanant
1. Et même si un certain rééquilibrage est intervenu par la suite pour
du peuple ou des peuples. Mais, comme on l’a déjà évoqué,
repartir dans l’autre sens avec le non-lieu décidé par le procureur le le peuple ou les peuples ont rarement la capacité de prendre
23 août 2011. la parole par eux-mêmes et c’est donc en leur nom que
2. R. Huret, « Et maintenant, l’indignité retrouvée de Nafissatou s’expriment les porte-parole de ces mêmes entités. De sorte
Diallo », Libération, 7 juillet 2010.
que, à un racisme d’État, ne répond pas symétriquement
3. Cf. « Vu d’Amérique, l’affaire DSK et les quotas de la FFF »
(Médiapart, 13 juin 2011). Que ces expulsions soient proprement un contre racisme émanant des masses populaires, et qui
scandaleuses ne valident pas pour autant l’argument avancé. serait donc, à ce titre, « contre hégémonique », mais un
 L’Anthropologue et le politique

discours qui est l’œuvre d’entrepreneurs d’ethnicité et


de mémoire ayant intérêt à donner l’assiette la plus large
possible à leurs revendications et, de ce fait, à englober les
effectifs les plus vastes. Ce phénomène d’autoréalisation III
de catégories sociales conduit à se demander si le popu-
lisme et les découpes qu’il opère à l’intérieur du peuple ne Claude Lévi-Strauss :
correspondent pas à la posture des nouvelles élites qui, en un anthropologue du passé ?
se situant entre le peuple et l’État, occupent également une
place à cheval entre les différentes formations politiques,
indépendamment de la coloration de ces dernières. Deux ouvrages de Claude Lévi-Strauss, parus récem-
ment, offrent une vision synthétique de son œuvre. Le
premier (qui rassemble trois conférences inédites en fran-
çais, prononcées devant un public japonais) constitue un
bon résumé de sa pensée puisqu’il reprend les grands
thèmes abordés au cours d’une longue carrière – la parenté,
le rapport de l’homme à la nature, la diversité culturelle,
les mythes, l’opposition entre sociétés « froides » et sociétés
« chaudes » – éclairés par les questions très contemporaines
posées par le sida, la génétique des populations et les mères
porteuses . Le second (qui réunit des écrits épars sur le
Japon auquel l’accès était devenu difficile) témoigne de la
fascination de Lévi-Strauss pour ce pays qu’il estime abriter
une culture symétrique et inverse de la culture occidentale,
offrant peut-être, parce qu’elle représente le modèle d’une
société hiérarchique, une alternative à cette dernière . Le
Japon, identifié à son passé, est ainsi considéré, en raison
même de son éloignement par rapport à l’Occident, comme
la clé de la compréhension de notre histoire : « Pour qui
aborde l’histoire non pas, si j’ose dire, par la face visible de la

1. C. Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne,


Paris, Le Seuil, 2011.
2. C. Lévi-Strauss, L’Autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Paris,
Le Seuil, 2011.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

Lune – l’histoire de l’Ancien Monde depuis l’Égypte, la Grèce Les sociétés de chasseurs-collecteurs, auxquelles vont
et Rome – mais par cette face cachée de la lune qui est celle du les préférences de Lévi-Strauss, seraient, dans une veine
japonologue et de l’américaniste, l’importance de l’histoire du qui évoque également les travaux de Marshall Sahlins, des
Japon deviendrait aussi stratégique que celle de l’autre histoire, sociétés d’abondance . Les biotopes qui les accueillent
celle du monde antique et de l’Europe des temps archaïques. » fournissent en effet une gamme d’aliments riche et variée
On aura reconnu là le paradoxe d’une pensée qui oscille que leurs membres se procurent grâce à une faible quantité
constamment entre l’universalisme et le relativisme et qui, de travail – quelques heures par jour –, bien moindre que
en raison de sa labilité, ne facilite pas l’analyse. celle consacrée par les ouvriers des sociétés industrialisées
Claude Lévi-Strauss apparaît à travers ces deux livres, à leur subsistance. De ce point de vue, la révolution néoli-
contradictoirement, comme le représentant d’une anthro- thique et son corollaire, la sédentarisation et le passage
pologie passablement désuète, mais, pour cette raison à l’agriculture, constitueraient une profonde régression,
même, susceptible de continuer à séduire de larges secteurs voire un « grand effondrement » puisqu’elles s’accompa-
de l’opinion. En effet, l’anthropologie a toujours consisté gneraient de l’exploitation de l’homme par l’homme, et
(et consiste encore) à produire du « primitif ». En la matière, surtout de la sujétion des femmes, et qu’elles entraîne-
Claude Lévi-Strauss s’y connaît, lui qui n’a pas hésité à raient de surcroît un appauvrissement de la gamme des
cadrer ses portraits photographiques de Nambikwaras et aliments, avec la prédominance des glucides au détriment
de Bororos du Brésil de façon à en gommer les éléments des protéines animales .
de « modernité », tout comme, dans sa brève enquête sur Mais, Lévi-Strauss va au-delà de cette simple déplora-
les « ouvriers » japonais, il a ignoré les travailleurs de l’in- tion. Pour lui, les sociétés primitives actuelles ne sont pas
dustrie au profit des seuls artisans et privilégié, dans son seulement des survivances d’un stade révolu de l’histoire
appréciation du pays, les régions rurales et montagneuses de l’humanité : elles ont choisi, en toute connaissance de
de l’intérieur aux zones côtières et industrielles. Sans y voir cause, de rester en marge de l’histoire afin de continuer à
forcément une sorte de pétainisme intellectuel, cette vision jouir d’un état édénique. Force est donc de constater que
du Japon est en phase avec une conception de l’anthropo- l’auteur de Tristes tropiques fait de ces sociétés des sortes de
logie qui doit se consacrer prioritairement à l’étude des sujets pensants, dotés, en quelque sorte, d’un libre arbitre.
sociétés de petite taille, isolées, pratiquant la cueillette, la Les Indiens d’Amazonie, les Papous de Nouvelle-Guinée
chasse et la pêche, des sociétés d’interconnaissance, donc ou les Pygmées d’Afrique Centrale auraient pressenti
« authentiques », en tout cas bien davantage que la société les inconvénients majeurs de la modernité et surtout les
occidentale dont les effectifs infiniment plus nombreux conséquences funestes qu’entraînerait l’apparition de
nécessitent le recours à toute une série de médiations .
1. M. Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976.
1. On aura reconnu là les thèses de Jean-Jacques Rousseau dans le 2. Cf. dans la même veine, Jared Diamond, Effondrement : comment les
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Folio-Essais,
(1755) dont Lévi-Strauss s’est toujours affirmé le disciple. 2009.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

l’État, aspect amplement développé par celui qui fut un nature, l’alternative à un Occident perçu comme « fatigué »
temps son disciple, Pierre Clastres . Ainsi, au-delà de la ou à un rationalisme jugé à bout de souffle.
description objective de petites communautés exotiques,
l’anthropologie posséderait une vertu normative, celle de
nous indiquer les meilleurs modèles de société.
L’Histoire, selon Lévi-Strauss (qui s’oppose aux grands
récits des Lumières), se traduit par un appauvrissement
culturel : l’anthropologie devrait donc s’écrire « entro-
pologie », en évocation du deuxième principe de la ther-
modynamique et de l’entropie – la dégradation au sein
de systèmes clos . Si, au commencement de l’humanité,
il existe un stock fini de cultures humaines, celui-ci se
restreint au fur et à mesure de l’évolution, de sorte qu’il
convient de procéder au sauvetage des cultures survivantes
et, à cette fin, de mettre en œuvre des politiques visant à
assurer la protection du « patrimoine culturel immatériel ».
Ce « primitivisme », qui consiste à « congeler » les
cultures du monde, entretient des liens très étroits avec
le mot d’ordre du maintien de la biodiversité. Il ignore
l’historicité des cultures exotiques et les transformations
internes et externes que celles-ci ont subies depuis leur
apparition, notamment – mais pas exclusivement – sous
l’impact de la colonisation. Même si ce déni d’histori-
cité entre en contradiction avec certaines tendances plus
récentes de la discipline, il conserve néanmoins son attrait
pour nombre de philosophes et plus généralement pour
les adeptes du « new age » qui voient, dans une « pensée
sauvage » diffuse ou une anthropologie gardienne de la

1. P. Clastres, La Société contre l’État, Paris, Minuit, 1974.


2. La meilleure critique de cet aspect de l’œuvre de Lévi-Strauss
nous est donnée par Georges Balandier dans Anthropologiques, chap.
IV, Tradition, conformité, historicité, Paris, Le Livre de poche, 1985
(1974), p. 203-215.
IV

Georges Balandier
et l’historicité des sociétés africaines

Pour Georges Balandier, s’agissant des sociétés


d’Afrique centrale du Gabon et du Congo-Brazzaville –
les Fang et les Ba-Kongo – qu’il a eu l’occasion d’étudier
dans les années 1950, c’est-à-dire à la fin de la période
coloniale, l’Afrique est pleinement dans l’histoire . À
la différence des ethnologues français de la génération
précédente, et notamment de Marcel Griaule qui, afin
de restaurer la dignité des sociétés d’Afrique de l’ouest
soudano-sahélienne, avaient placé ces dernières sur un pied
d’égalité avec les Grecs présocratiques, au besoin en les
déshistoricisant, Balandier affirmait au contraire qu’il était
indispensable d’appréhender les sociétés africaines dans
leur temporalité propre, celle de la « situation coloniale  ».
Il estimait en effet que la colonisation avait affecté de façon
irrémédiable la vie des Africains, particulièrement dans
des villes comme Brazzaville, où se construisaient désor-
mais les cadres sociaux de l’Afrique en train de se faire .

1. Une version légèrement différente de ce texte a été présentée lors


d’une séance d’hommage à Georges Balandier organisée à l’Institut
de recherche sur le Maghreb contemporain (Tunis), en mai 2011 par
Stéphanie Pouessel.
2. G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris, PUF, 1955.
3. G. Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, PUF, 1985
(1955).
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

De même, les prophétismes qui fleurissaient à cette époque était historicisée, elle était également politisée aussi bien
en Afrique centrale (Kimbanguisme, Matsouanisme) mani- dans ses aspects traditionnels que modernes. Balandier
festaient avec éclat que les religions traditionnelles avaient s’appuyait en effet sur les travaux fondateurs du Rhodes
fait leur temps et que ces nouvelles formes du religieux, Livingstone Institute consacrés dans les années 1940-1950
telles qu’elles surgissaient dans les Églises indépendantes, aux migrations et à l’urbanisation de l’Afrique centrale.
exprimaient à leur manière un rejet de la colonisation. Transféré en Grande-Bretagne cet institut de recherche,
Cette posture, dans les années 1940-1950, était véri- dirigé par l’anthropologue sud-africain Max Gluckman,
tablement révolutionnaire. Elle représentait une césure avait pris le nom d’École de Manchester. Balandier avait
majeure par rapport à l’ethnologie qui était enseignée à donc opéré une greffe de l’anthropologie sociale britan-
la même époque, en France, au Musée de l’Homme en nique la plus « progressiste » sur le plan scientifique et la
particulier, où les cours portaient encore la marque d’une plus engagée sur le plan politique sur l’ethnologie africa-
problématique désuète. On y enseignait la technologie niste française, alors sous la coupe de Marcel Griaule et
des instruments « primitifs », ainsi que la raciologie des de ses disciples. Cette audace théorique lui valut d’être
groupes humains telle qu’elle pouvait être déduite de la mis à l’écart du mainstream de l’anthropologie et d’être
mensuration des crânes ou de la distribution des groupes considéré comme un « sociologue » plutôt que comme un
sanguins à la surface du globe. C’est cet enseignement authentique ethnologue, même si lui-même revendiquait
poussiéreux, contrebalancé heureusement par les cours cette étiquette.
magistraux – dans les deux sens du terme – de Leroi- Mais il est une autre raison à cette relative margina-
Gourhan et de Bastide qui m’a fait déserter le Musée lisation, c’est l’ombre portée de Lévi-Strauss. Alors que
de l’Homme pour la VIe section de l’École Pratique des Balandier avait été pendant longtemps un proche de Lévi-
Hautes Études où Balandier tenait alors un séminaire Strauss, leur brouille eut pour effet de restreindre l’aura
consacré à l’Afrique contemporaine. C’était l’époque des du premier, qui dut se contenter d’occuper une place
indépendances africaines et les cours donnés par Georges seconde par rapport au titulaire de la chaire d’anthropo-
Balandier étaient alors totalement en phase avec l’enga- logie sociale du Collège de France. La grande scission
gement tiers-mondiste de ma génération . En écoutant entre Balandier et Lévi-Strauss exerce encore ses effets
Balandier, on découvrait une Afrique historicisée qui sur l’anthropologie française dans la mesure où les postes
prenait en compte le passé de l’Afrique noire à travers, éminents ont continué d’être occupés, après le départ du
par exemple, l’évocation des grands empires soudanais maître, par des disciples de Lévi-Strauss. Au travers du
du Moyen-Âge, mais également les transformations Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France
du continent résultant de la colonisation. Si l’Afrique et du Musée du Quai Branly s’exerce une hégémonie
intellectuelle et institutionnelle qui a façonné le champ
1. Sur le climat de cette époque voir la « Présentation » d’E. Terray
in Afrique plurielle, Afrique actuelle. Hommage à Georges Balandier, anthropologique, dans un premier temps, dans le sens
Karthala, 1986, p. 9-11. de l’universalisme structuraliste, puis, ultérieurement, vers
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

une sorte de relativisme intégral dont la source d’inspira- L’historicité de Balandier, telle qu’elle est appliquée
tion est certainement d’origine romantique. par lui aux sociétés africaines, est donc limitée de deux
Si Balandier a dominé l’ensemble de l’africanisme façons, d’une part elle ne concerne que pas ou peu les
au cours des années 1960-1970 grâce à sa chaire de la zones rurales et se manifeste donc principalement dans
Sorbonne, à son séminaire de l’École pratique des hautes les villes. D’autre part, elle ne s’applique pas, ou peu, à la
études puis de l’École des hautes études en sciences période précoloniale puisque le dynamisme des sociétés
sociales, à ses enseignements à Sciences Po, et à ses fonc- africaines est rabattu essentiellement sur la colonisation.
tions à l’Office de la recherche scientifique et technique À cette vision tranchée, il faudrait sans doute apporter
Outre-Mer (actuel Institut de recherche sur le développe- certains correctifs puisque Balandier est également l’auteur
ment), c’est en position subalterne qu’il l’a fait puisqu’il d’une Vie quotidienne au Royaume de Kongo qui retrace dans
n’a jamais été élu au Collège de France. Ayant formé la fine le détail l’évolution de cette formation politique ancienne .
fleur des anthropologues africanistes, Balandier a vu son Mais il reste que le dynamisme des sociétés africaines, ou
influence se perpétuer grâce à ses disciples, dont certains leur agency comme disent les États-uniens, s’exprime essen-
en sont venus à occuper des positions éminentes dans le tiellement dans un cadre moderne et urbain plutôt que dans
champ – Marc Augé à la tête de l’École des hautes études un espace rural conçu précisément comme « traditionnel ».
en sciences sociales notamment – alors que d’autres le Du même coup, un certain nombre de faits majeurs de
quittaient pour rejoindre le clan lévi-straussien. l’histoire africaine comme l’islamisation et l’esclavage sont
C’est à l’intérieur de cette configuration qu’il faut sans passés sous silence ou relativement minorés.
doute situer l’anthropologie de Balandier. Centrée sur le Et pourtant Balandier, pour ce qui concerne l’islam,
concept de « situation coloniale », elle accorde également une n’était pas ignorant de ces phénomènes, loin s’en faut,
place importante à l’urbanisation identifiée à la modernité puisqu’il a effectué son premier terrain au Sénégal, chez
alors que la ruralité, quant à elle, est censée relever de la les Lébous, population désormais connue pour son appar-
seule tradition . Il s’agit là d’une des limites de la sociologie tenance à la confrérie musulmane « layenne  ». De même
africaniste de Balandier dans les années 1960 même si, son séjour en Guinée-Conakry l’a mis en contact avec des
ultérieurement, il sera amené à revenir sur cette opposition sociétés musulmanes comme les Peuls ou les Malinkés, ou
entre tradition et modernité et à la mettre en cause. avec des ressortissants de « territoires » comme le Soudan
(actuel Mali), où l’islam joue un rôle majeur. Il demeure
1. En 1972, Balandier a voulu faire le bilan de la thématique
toutefois que, à cette époque, l’islam ne fait pas partie
« Communautés rurales et terroirs africains » menée, sous sa direction
à l’Orstom, afin d’élargir aux migrations et au développement du
capitalisme la vision d’une ruralité enchâssée dans la tradition. Il en est 1. G. Balandier, La Vie quotidienne au royaume de Kongo du xvie au
résulté l’ouvrage Communautés rurales et paysanneries tropicales, Travaux xviiie siècle, Paris, Hachette, 1965.
et Documents de l’Orstom, 1976, dont la publication a été assurée par 2. G. Balandier et P. Mercier, Particularisme et évolution : les pêcheurs
mes soins. Lébous (Sénégal), St Louis du Sénégal, IFAN, 1952.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

du programme de l’ethnologie africaniste, même pour à propos de l’islam indien ou bien encore avec l’occultation
un chercheur aussi ouvert et aussi attentif que Balandier de cette religion dans l’ethnologie kabyle de Bourdieu .
à l’historicité des sociétés africaines. En témoigne de L’historicité de l’Afrique est donc restreinte à la colo-
façon particulièrement nette ce passage d’Afrique ambiguë nisation puisque le curseur n’est pas remonté sur l’islam,
dans lequel Balandier, après avoir observé le fonctionne- c’est-à-dire sur la religion qui a pénétré en Afrique au sud
ment d’une école coranique chez les Lébous, dévoile ses du Sahara à partir du xe siècle via le commerce de l’or et
sentiments envers l’islam : « Je retrouvai dans ce spectacle la traite esclavagiste transsaharienne, et qui est vue expli-
une caricature des faiblesses de l’islam, tant la médiocrité citement comme un facteur de blocage. Précisément, la
des maîtres – un seul de ceux que j’ai rencontrés ajoutait focalisation sur la sociologie actuelle de l’Afrique “noire”
aux connaissances coraniques des éléments d’astronomie et – titre de son ouvrage majeur – a empêché Balandier de
de philosophie arabes – provoquait un effet de grossissement. saisir les chaînes de sociétés qui traversent le continent
Je ressentis de nouveau, avec force, cette gêne éprouvée à Oran et du nord au sud et qui font du Maghreb, du Sahara et de
à Casablanca, et surtout durant mon expérience mauritanienne. l’Afrique subsaharienne un ensemble d’un seul tenant. En
Je me suis longtemps demandé quel choc pouvait ébranler ce cela, Balandier est tributaire du découpage épistémolo-
monde de formes figées où l’homme musulman s’était englué. gique colonial de l’Afrique en sous-espaces distincts, ainsi
Et je dois confesser ma joie à la lecture du beau livre de Malek que de la séparation entre orientalisme et ethnographie
Bennabi, Vocation de l’Islam, où s’affirme une subversive qui en a résulté, et donc de l’idée qu’il existe une spéci-
prise de conscience. Il s’y exprime une condamnation lucide de ficité de l’Afrique dite « noire » par rapport au Sahara et
la paralysie morale, du “despotisme” des mots et des formes, une au Maghreb. Ignorant l’œuvre de Delafosse et sa mise
protestation contre une civilisation où l’exégèse tue la pensée, en histoire de l’Afrique de l’Ouest, Balandier se trouve
où l’irréalisme a maintenu une “tradition” qui ne recouvre nolens volens piégé par l’« ethnologisation » subséquente
souvent qu’un mythe. Il a fallu en pays lébou, toute la vitalité des sociétés africaines à laquelle a procédé Griaule. Les
et la spontanéité du fonds négro-africain pour que l’homme Dogons ayant été déshistoricisés, dépolitisés et désislamisés
ne devienne ici aussi, victime de sa conversion . » par Griaule et son école, Balandier ne peut effectuer l’opé-
Dans ce passage, me semble-t-il, s’exprime tout le vieux ration inverse qu’en les « rebranchant » sur la colonisation
fonds colonial d’hostilité envers l’islam ainsi que l’idée vue comme facteur essentiel de dynamisme des sociétés
selon laquelle cette religion pervertirait l’authenticité des
civilisations africaines. En cela, Balandier, bien que dési- 1. Germaine Dieterlen, disciple la plus proche de Marcel Griaule, disait
reux de rompre avec l’ethnologie de ses prédécesseurs et volontiers de l’islam qu’il pervertissait les sociétés « négro-africaines »
de ses pairs, est en phase avec l’islamophobie des membres en y favorisant la prostitution et la mendicité (communication
personnelle). Sur l’islamophobie de Lévi-Strauss, voir Tristes Tropiques,
de l’École de Griaule, avec celle que Lévi-Strauss exprime
Paris, 10/18, 1962 p. 360 sq. ; sur l’occultation, par Bourdieu, de l’islam
chez les Kabyles, voir P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique,
1. G. Balandier, Afrique ambiguë, Paris, 10/18, 1962 (1957), p. 39. précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, 1972.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

africaines. La situation coloniale agit en effet comme révé- la réputation de Balandier auprès des historiens. On doit
lateur des contradictions des sociétés africaines « tradi- toutefois remarquer que c’est en reprenant une typologie
tionnelles », ce qui laisse dans l’ombre tous les facteurs figée des systèmes politiques établie à partir de la « paix
de dynamisme précoloniaux de ces ensembles sociaux. coloniale », c’est-à-dire en assumant une vision « refroidie »
Cet isolement du sous-continent lui interdit de prendre de l’opposition entre sociétés sans État et sociétés à État,
en compte l’historicité et la réactivité permanentes de l’en- que Balandier parvient à théoriser le politique dans les
semble des sociétés africaines, y compris des plus reculées sociétés acéphales. Et s’il peut le faire, c’est parce qu’il ne
et isolées d’entre elles. En mettant l’accent sur la sociologie tient pas pleinement compte de la révolution représentée,
actuelle de l’Afrique noire, il lui est impossible de prendre dans le domaine de l’anthropologie politique, par le livre
en compte l’historicité des sociétés africaines dans leurs d’Edmund Leach sur les systèmes politiques des hautes-
interrelations à travers le Sahara aux différentes périodes terres de Birmanie . Dans cet ouvrage magistral, le grand
de leur histoire. Les sociétés africaines « noires » deviennent anthropologue britannique montre qu’il est impossible de
ainsi assignées à une sorte de présentisme colonial qui les comprendre le fonctionnement des systèmes politiques
rapproche d’une certaine façon de l’ethnologie la plus kachin, et notamment l’alternance entre les phases gumsa
classique. Figées par la tradition, elles ne peuvent connaître et gumlao, si l’on ne tient pas compte de l’insertion de
de changements notables qu’avec la colonisation. Tel est ces systèmes au sein d’ensembles plus vastes sur lesquels
le paradoxe d’une anthropologie ou d’une sociologie qui, l’État Chan et la Chine exercent une influence majeure. De
en voulant donner toute son importance à l’actuel, a par même, pour l’Afrique précoloniale, l’anthropologie poli-
là même désactivé le potentiel de réactivité de ces sociétés. tique postérieure à Balandier a montré que les sociétés dites
Cette problématique trouve son apogée dans son segmentaires ne représentaient pas un type politique en soi,
Anthropologie politique, livre qui a consacré sa notoriété, hors mais l’extrémité d’un réseau émanant des chefferies, des
du public restreint des anthropologues . Dans cet ouvrage, royaumes et des empires, et que ces sociétés devaient donc
Balandier s’emploie à montrer, en s’appuyant sur les travaux être conçues comme des ensembles englobés ou interstitiels
fondateurs d’Evans-Pritchard et de Fortes , qu’il est du en raison de la fonction de réserves d’esclaves qu’elles
« politique » partout, jusques et y compris dans les sociétés occupaient pour les formations politiques dominantes.
dites « segmentaires » à base de clans et de lignages . Cette S’il est du politique partout dans les sociétés africaines,
attention accordée au politique, s’agissant des sociétés défi- et donc aussi dans les sociétés segmentaires, ce n’est pas ou
nies précisément comme « sans État », a beaucoup fait pour pas seulement parce qu’il existe du débat, de la délibération
et du conflit au sein de l’ensemble des arènes politiques,
1. G. Balandier, Anthropologie politique, Paris, PUF, 1967.
comme le voudrait l’anthropologie politique du niveau
2. E. Evans-Pritchard et M. Fortes, African Political Systems, Oxford
University Press, 1940.
3. Cette caractéristique avait d’ailleurs déjà été observée par E. Durkheim 1. E. Leach, Les Systèmes politiques des hautes terres de Birmanie, Paris,
dans De la division du travail social, Paris, PUF, 1986 (1930), p. 150. Maspero, 1972 (1954).
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

local (local level politics) ; c’est aussi, pour ce qui est de Certes, dans Anthropologiques, livre paru en 1974,
la période actuelle, mais sans doute également pour la Balandier, en affirmant son opposition aux conceptions
période précoloniale, parce que l’État est présent dans le primitivistes de Lévi-Strauss, et notamment à la distinction
segmentaire et le villageois. tranchée entre « sociétés froides » et « sociétés chaudes » est
Si l’État est dans le segmentaire, parce que le segmen- amené, dans un mouvement magistral, à ré-historiciser
taire est inclus dans l’État, il n’est pas nécessaire de cher- les sociétés africaines, y compris pour ce qui concerne la
cher le politique dans une forme qui l’aurait précédée. période précoloniale . Dans le chapitre intitulé « Tradition,
Et c’est en ce sens que j’ai pu parler de « logiques métisses » conformité, historicité », il resitue en effet, les sociétés
à propos des formes hybrides du pouvoir que l’on rencontre les plus « traditionnelles », les plus isolées, dans la trame
un peu partout en Afrique . historique des grandes relations intracontinentales reposant
Dans son Anthropologie politique, Balandier est donc, sur le politique et le religieux. Dès lors, il semble s’orienter
d’une certaine façon, resté prisonnier de l’anthropologie vers une généralisation du « situationnisme » appliqué
sociale britannique des années 1940-1950, marquée par aux différentes périodes de l’histoire africaine, même si
le fonctionnalisme et une problématique typologique la distinction entre « société traditionnelle » et « société
empruntée à Max Weber. En cela, Balandier n’a pas moderne » conserve toujours un sens pour lui et si les
échappé au primitivisme de son époque, ce qui ne saurait références utilisées, en particulier celles sur les Dogons,
lui être reproché puisqu’il était, lui aussi, soucieux de procèdent toujours des travaux de l’École de Griaule .
redorer le blason des sociétés africaines. Son engagement Cette re-traditionnalisation de l’anthropologie sera
au sein de la revue Présence africaine en témoigne d’ailleurs poursuivie par certains de ses élèves qui trouveront sans
de façon éloquente. doute plus commode sur le plan scientifique, et plus pres-
L’avancée qu’a représentée la « situation coloniale », tigieux sur le plan académique, de se consacrer à l’étude
en termes d’historicisation, s’est donc payée ultérieure- des royaumes africains précoloniaux que de se colleter
ment au prix d’une certaine « ré-ethnologisation » de son avec les États actuels ou avec les situations africaines
discours, comme si le véritable objet de l’anthropologie ne contemporaines. Comme si, désespérés de trouver dans
pouvait concerner que le « primitif », ce dernier fût-il paré l’espace du continent africain des sociétés authentique-
des emblèmes du politique. D’ailleurs, il est symptoma- ment « primitives », ils avaient reporté leurs espoirs sur
tique que ce livre se nomme Anthropologie politique et non la période précoloniale.
« Sociologie politique de l’Afrique noire », opérant ainsi Si l’anthropologie politique de l’Afrique noire a désor-
une césure entre les systèmes politiques « traditionnels » mais quasiment disparu de la recherche, sous sa forme
et les États « modernes ». traditionnelle, elle se maintient sous deux formes : celle

1. J.-L. Amselle, Logiques métisses, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1. G. Balandier, Anthropologiques, op. cit.
2010 (1990). 2. Ceux de Geneviève Calame-Griaule notamment.
 L’Anthropologue et le politique

d’une anthropologie des arènes politiques locales et celle


d’une politologie des États contemporains, sans que la
jonction entre ces différents domaines soit vraiment opérée.
Le « tout colonial » a donc été la grande faiblesse et la V
grande force de l’œuvre de Balandier. Sa grande faiblesse
parce que la situation coloniale a permis que les auteurs L’Afrique a-t-elle « inventé »
postcoloniaux se réapproprient son œuvre même si lui- les droits de l’homme ? 
même n’a accepté cette récupération qu’avec réticence .
Sa grande force parce que l’historicisation des sociétés
africaines, telle qu’il a été le premier à l’entreprendre Précisons d’emblée que, dans ce cas comme dans
avec une telle vigueur, a déstabilisé et déstabilise encore d’autres, la question de savoir si l’Afrique a inventé les
l’anthropologie actuelle qui a d’autant plus tendance à droits de l’homme est peut-être plus intéressante que la
continuer à produire du « primitif » qu’elle est menacée réponse que l’on peut y apporter. On se concentrera ici
dans la spécificité de sa méthode et la nature même de sur la « Charte de Kurukan Fuga » et/ou la « Charte du
son objet. Mande » qui est censée avoir été énoncée avant le « Bill of
Or l’idée d’une séparation entre anthropologie et socio- Rights » (1689), la « Déclaration des droits de l’homme
logie, qui s’appuierait elle-même sur le postulat de la et du citoyen » (1789), voire antérieurement à la « Magna
préservation de sociétés « primitives » à l’époque contem- Carta » (1215-1297). L’Afrique étant le berceau de l’huma-
poraine, est totalement étrangère à la pensée de Georges nité, il est logique, dans une perspective afrocentriste,
Balandier. que les droits de l’homme soient également nés sur ce
continent, en l’occurrence en Afrique de l’Ouest, dans la
région soudano-sahélienne. Dans un premier temps, on
mettra l’accent sur l’« invention de la tradition » en tant
que fabrication d’un « motif », c’est-à-dire de l’établisse-
ment d’une distance maximale entre l’Afrique et l’Europe.
On tentera ensuite, à l’inverse, de rapprocher ces deux
continents intellectuels, en recourant à certains aspects de
l’œuvre de Michel Foucault qui peuvent peut-être enrichir
ce débat ou du moins le décentrer. On achèvera ensuite
ce parcours par l’évocation des révolutions tunisienne,
1. Voir à ce sujet, Georges Balandier, George Steinmetz et Gisèle
Sapiro, « Tout parcours scientifique comporte des moments
autobiographiques », Actes de la recherche en sciences sociales, 1. Je tiens à remercier Anne Doquet de l’IRD pour l’aide apportée lors
(« Représenter la colonisation »), n° 185, 2010, p. 44-61. de la rédaction de ce chapitre.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

égyptienne et libyenne, envisagées comme contrepoint vainquant Sumanworo Kanté, l’empereur du Sosso, lors
à cette enquête réactive , fût-elle placée sous le signe de de la bataille de Krina, en 1235, date d’ailleurs inventée
la « Renaissance africaine  ». par Delafosse, devient le souverain fondateur de l’empire
La pièce qui met en scène l’émergence des droits de du Mali . Mais, après avoir relaté cet événement majeur,
l’homme sur le sol africain se joue en plusieurs actes. nulle part Delafosse ne fait mention de la rencontre de
Kurukan Fuga au cours de laquelle Sunjata Keita aurait
Premier acte édicté la célèbre charte.
Selon l’ordre chronologique, tout commence avec
Maurice Delafosse (1870-1926), administrateur colo- Deuxième acte
nial, ethnographe et orientaliste et son opus magnum C’est pour la première fois en 1960, avec la parution du
Haut-Sénégal-Niger (1912) dans lequel il brosse une livre de l’historien guinéen Djibril Tamsir Niane, Sunjata
fresque ethnologico-historienne impressionnante des ou l’épopée mandingue, traduction d’une geste recueillie
« civilisations » de cette partie de l’Afrique, en particulier auprès du griot (jeli) Mamadou Kouyaté de Jeliba Koro
des grands empires « soudanais » (Ghana, Mali, Sonraï) en Guinée, que cet événement est mentionné dans un
qui se sont succédé, dans toute cette zone, depuis le livre écrit en français . L’ouvrage, qui ne comporte pas
viiie jusqu’au xvie siècle . On ignore l’identité des infor- de transcription littérale en malinké, contient ainsi un
mateurs de Delafosse puisqu’il s’agit d’un travail de chapitre intitulé « Kouroukan fouga ou le partage du
seconde main reposant sur des enquêtes que les admi- monde », dans lequel est narrée la rencontre que Sunjata
nistrateurs coloniaux (commandants de cercle) ont fait organise à la suite de sa victoire sur Sumanworo et qui
effectuer à la demande du gouverneur-général de l’AOF rassemble les clans dominants de l’empire ainsi que
de l’époque, Clozel. Du point de vue qui nous intéresse les peuples nouvellement soumis . Sont ainsi énoncés
ici, il ressort de cette enquête que Sunjata Keita, en les interdits (jo) et les parentés à plaisanteries (senan-
kuya) régissant les relations entre les différents clans du
1. Sur le postcolonialisme comme posture réactive, voir J.-L. Amselle,
L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Fayard/ Mande. Mais, dans le chapitre final du livre, « Le Manding
Pluriel, 2011 (2008). éternel », Mamadou Kouyaté et Djibril Tamsir Niane
2. Sur le positionnement de la « Charte de Kurukan Fuga » au sein de ne se contentent pas de décrire l’organisation politique
la thématique de la « Renaissance africaine », voir la leçon inaugurale que Sunjata met en place lors de cette assemblée : ils
de Djibril Tamsir Niane, « La Charte de Kurukan Fuga. Aux sources
d’une pensée politique en Afrique », Université Gaston Berger de
Saint-Louis, Sénégal, (2009), 41 pages, dactyl. 1. M. Delafosse, Haut-Sénégal-Niger, op. cit. t. 2, p. 169.
3. M. Delafosse, Haut-Sénégal Niger, 3 tomes, Paris, Maisonneuve 2. Djibril Tamsir Niane, Sunjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence
et Larose, 1912. Sur la vie et l’œuvre de Maurice Delafosse, voir africaine, 1960. Nous disons « écrit en français » car on ne connaît
J.-L. Amselle et E. Sibeud (éds.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et pas la date de rédaction et de parution de Kurukan Fuga Gbara de
ethnographie : l’itinéraire d’un africaniste, Paris, Maisonneuve et Larose, Souleymane Kanté, cf. infra.
1998. 3. Ibid. p. 136-143.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

la qualifient en effet de « Constitution », sans que l’on Les premières lois concernent les vieilles coutumes
sache véritablement à quel terme malinké correspond ce (landa ) telles qu’elles ont été réunies par les anciens et que
nom français (« Va à Kaba, tu verras la clairière de Kourougan ces derniers auraient aboli pour en adopter de nouvelles.
Fuga où se tint la grande assemblée qui donna une “constitution” Les secondes résultent du séjour de Sunjata en pays
à l’empire de Soundjata  »). marka, au cours duquel le futur souverain aurait apprécié
certaines coutumes musulmanes de ce pays, la semaine
Troisième acte, Souleymane Kanté et le N’ko de sept jours notamment.
Souleymane Kanté (1922-1987), marabout guinéen, Les troisièmes sont consécutives à l’abandon des lois en
invente en 1949, un alphabet mixant les alphabets arabe vigueur sous la domination de Sumanworo, le souverain
et latin, grâce auquel il traduit le Coran en malinké et de l’empire défait par Sunjata.
écrit de nombreux livres utilisant cette graphie . Parmi Ces « lois », « règles » ou « coutumes » concernent
ces ouvrages, il faut mentionner une sorte de « coutumier plusieurs domaines : les biens matériels, la façon de les
juridique », qui s’inspire probablement de la codifica- obtenir et de les transmettre, le mariage et la question
tion coloniale ou de sa réfraction dans le « Haut-Sénégal de la dot, l’héritage, le statut des esclaves, l’organisation
Niger » de Delafosse, et qui énumère les 130 « règles » du travail au sein de la famille et des classes d’âge, les
ou « lois » (ton ) édictées par Sunjata à Kurukan Fuga droits sur la terre, l’interdiction des sacrifices humains,
et que Souleymane Kanté, suivant en cela étroitement la protection des étrangers, la succession à la chefferie, le
la chronologie de Delafosse, situe, en 1236, un an après règlement des conflits et des meurtres, les serments et les
la date supposée de la bataille de Krina . ordalies, le calendrier, les statuts sociaux (tontigi, tontan)
et les « parentés à plaisanterie » afférentes, etc.
Toutes ces « règles » ou ces « lois » résultent de la fixa-
1. Ibid, p. 152. Il est à noter que dans l’épopée de Sunjara recueillie tion et de la standardisation, sur un mode juridique, de
à Kela (Mali) par Jan Jansen, il n’est jamais question de l’assemblée
de Kurukan Fuga. Jan Jansen, Ester Duintjer et Boubacar Tamboura
pratiques qui ont été « performées » de façon diverse, au
(éds.), L’Épopée de Sunjara d’après Lansine Diabate de Kela, Leyde, cours du temps, au sein de ce que l’on appellera faute de
CNWS, 1995. mieux l’« espace culturel mande ». Il s’agit donc d’une
2. Cf. J.-L. Amselle, Branchements, Anthropologie de l’universalité des sorte de codex oral largement « inventé » par Souleymane
cultures, Paris, Flammarion, 2005 (2001).
Kanté, puisque ce dernier avoue lui-même que les griots
3. To, « règle, loi, règlement, gouvernement, association obéissant à
un règlement, chose à laquelle on ne peut déroger, obligation, devoir, sont incapables de l’énoncer, et qui procède probablement
but assigné ». Maurice Delafosse, La Langue mandingue et ses dialectes d’observations ou d’enquêtes historiques effectuées auprès
(malinké, bambara, dioula), 2e volume, Dictionnaire Mandingue- des détenteurs de la « tradition » (anciens, griots, etc.) sur
Français, Paris, Paul Geuthner, 1955, p. 759.
4. S. Kanté, Kurukanfuga Gbara, traduit du N’ko par E. Nii Odoi et
D. Doumbouya, D. C. Conrad, Kissidougou, Guinea, 1994, 50 pages, 1. Lada et Landa, « coutumes, loi coutumière » de l’arabe ladat,
dactyl. Delafosse, La langue mandingue, op. cit., p. 452.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

la propre culture de cet érudit musulman. Ce codex oral En effet, s’il fallait établir à tout prix une comparaison,
est donc soumis à un double traitement : d’une part, il fait et à supposer que cette rencontre ait réellement eu lieu
l’objet d’une transcription et d’une transformation écrite au xiiie siècle, c’est avec le Code d’Hammurabi, par
avec l’effet de « liste » associé à ce type d’opération ; d’autre exemple, qu’il conviendrait de le faire plutôt qu’avec une
part, il est rejeté dans un passé lointain, en 1236, même « Constitution » quelle qu’elle soit, puisque la charte de
si cette date, comme on l’a vu, est totalement inventée. Kurugan Fuga entend essentiellement régir les rapports
La fixation écrite de ce codex oral, ainsi que sa trans- entre groupes et statuts sociaux. Les deux choses sont
formation en « faux archaïsme », situent leur auteur, de d’ailleurs intimement liées puisque, précisément, il s’agit
même que Mamadou Kouyaté et Djibril Tamsir Niane – les d’une société extrêmement hiérarchisée (guerriers, « castés »,
co-auteurs déjà évoqués de l’épopée de Sunjata –, dans une esclaves) où le maintien de l’ordre social et politique est
posture que l’on pourrait qualifier d’« afrocentriste  ». Car primordial. Dans le récit de l’instauration de la Charte
il s’agit en fait d’affirmer, par le biais de cette opération, de Kurukan Fuga et, de façon générale, dans la geste de
que les « lois » et la « constitution » de Kurukan Fuga ont Sunjata, il faut sans doute voir la volonté de promouvoir un
précédé de cinq siècles le « Bill of Rights » anglais, et de vaste projet de réorganisation sociale et politique centré sur
six siècles la « Déclaration des droits de l’homme et du la cessation de la « guerre de tous contre tous », c’est-à-dire,
citoyen » de la Révolution française. dans le contexte mande et ouest-africain, en général, des
Mais au fond, la question n’est pas tant de savoir si ces guerres segmentaires entre provinces et chefferies (kafo)
règles orales ne sont pas comparables à une « Constitution », opposées (fadenkele). D’où l’importance, dans ce qui est
parce qu’orales, c’est-à-dire non écrites, et même si cela narré, à la fois par Mamadou Kouyaté et Souleymane
fait problème, que de déterminer leur objet. Que le monde Kanté, de la passation des pactes entre « maisons » rivales,
mande précolonial ait été doté de règles, de normes et ces fameuses senankuya « refroidies », « dépolitisées » et
de valeurs, qui pourrait en douter, quand bien même ces transformées ultérieurement en « parentés à plaisante-
règles, normes et valeurs auraient été elles-mêmes extrê- ries » et « alliances cathartiques » par l’ethnologie coloniale
mement variables selon l’époque et le lieu, et même si cela (Radcliffe-Brown, Griaule). Il s’agit ici, bel et bien, de
fait également problème. Toute la difficulté réside dans contrats sociaux et politiques visant à assurer la paix et
le fait qu’il est impossible de comparer un ensemble de à maintenir l’ordre, de façon à contrôler les aristocraties
règles, voire un « code » ou une « charte » comme celle de rivales, un peu à la manière, toutes choses égales, dont
Kurugan Fuga avec le « Bill of Rights » ou la « Déclaration Philippe le Bel, au xiiie siècle, a procédé à la centralisation de
des droits de l’homme et du citoyen ». la monarchie française en limitant le pouvoir de ses vassaux.
Dans l’épopée de Sunjata, et dans l’assemblée de
Kurukan Fuga qui en constitue le climax, il faut donc
1. Le représentant le plus connu de l’« afrocentrisme » est Cheikh Anta
Diop, Voir notamment son Antériorité des civilisations nègres : mythe voir la mise en scène, du point de vue des aristocraties
ou vérité historique ?, Présence africaine, Paris, 1967. dominantes, ou des élites politiques contemporaines qui
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

leur ont succédé, d’un processus d’instauration ou de celles visant à encourager le multiculturalisme et la diversité
réinstauration d’un pouvoir impérial qui a pris la suite de ethnique au sein des pays d’Afrique de l’ouest soudano-
celui de Sumanworo Kanté, l’empereur du Sosso . C’est sahélienne. Avec l’appui des organisations internationales,
en cela que l’idée de Mamadou Kouyaté et de Souleymane des bailleurs de fonds et des ONG, les valeurs d’hospitalité
Kanté de comparer la charte de Kurukan Fuga au « Bill (terenga), d’humanisme (maaya) et de pouvoir de proximité
of Rights » et à la « Déclaration des droits de l’homme (ka mara la segi so) sont ainsi réaffirmées au Sénégal et
et du citoyen » n’a pas grand sens. Non pas parce que au Mali, en tant que gages de bonne gouvernance, tandis
l’Afrique ou les Africains seraient incapables d’élaborer une que dans l’ensemble des pays de la zone, sont promues les
« Constitution », mais parce que cette charte ne marque « parentés à plaisanterie » et la palabre comme facteurs de
en aucune façon le surgissement d’un soulèvement contre résolution des conflits et d’établissement de la paix entre
une monarchie absolue analogue à la Glorious Revolution les différentes ethnies . L’Afrique de l’ouest soudano-sahé-
d’Angleterre au xviie siècle – révolution qui se traduit par lienne, comme terre de concorde, est ainsi « vendue » sur le
l’avènement d’une monarchie parlementaire – ou une marché de l’aide internationale comme le contre-exemple
préoccupation relative aux droits de l’individu, quels qu’ils parfait d’une Afrique centrale ou côtière (Côte d’Ivoire)
soient. Encore une fois, cette charte concerne exclusive- déchirée par les conflits tribaux et les génocides .
ment la passation de pactes ou d’alliances entre groupes, C’est dans ce cadre qu’est organisé en 1998, à Kankan
de « contrats sociaux » si l’on veut, mais de contrats sociaux en Guinée, à l’initiative de l’Agence pour la francophonie
qui n’ont strictement rien à voir avec ceux de la philoso- et du Centre d’études linguistiques et historiques pour la
phie politique du xviie et du xviiie siècle (Hobbes, Locke, tradition orale (CELTHO), un atelier dans lequel sont
Rousseau), lesquels visent à assurer, en reprenant les acquis représentés plusieurs pays d’Afrique de l’ouest soudano-
de la Magna Carta, ceux de l’Habeas Corpus, et au moyen sahélienne. Cet atelier ou séminaire a officiellement pour
d’un schème fictif opposant un « état de nature » à un objectif de favoriser une meilleure compréhension entre
« contrat social », le passage du statut de sujet à celui de traditionnistes, chercheurs et professionnels de la commu-
citoyen doté de certains droits. nication afin de se consacrer à la tâche urgente de collecte
et de sauvegarde du patrimoine oral africain.
Quatrième acte, La rencontre de Kankan (1998)
Quoi qu’il en soit, cet anachronisme, dont sont coutu-
1. Sur tous ces points, voir le livre édité par Cl. Fay, Y.F. Koné et
miers tous les fondamentalismes qu’ils soient de nature C. Quiminal (eds.), Décentralisation et pouvoirs en Afrique. En contrepoint,
religieuse ou culturelle, a repris du service dans le cadre modèles territoriaux français, Paris, IRD, 2006. Cf. également le numéro
de l’essor des politiques de décentralisation, ainsi que de spécial des Cahiers d’études africaines consacré au thème « Parentés,
plaisanteries et politique », n° 184, 2006, sous la direction de Cécile
1. Et cela que ce soit dans le cadre de la décentralisation administrative Canut et Etienne Smith ainsi que la leçon inaugurale de Djibril Tamsir
malienne ou de la « Renaissance africaine » chère à Abdoulaye Wade, Niane, op. cit. Sur la figure de la « palabre », voir supra, chapitre I.
ex-Président du Sénégal. 2. Modèle bien mis à mal par l’effondrement actuel du Mali.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

Lors de cet atelier, les griots sont invités à livrer, à tour « Testament de Sunjata » narré par son informateur privi-
de rôle, leurs versions respectives de la charte de Kurukan légié, le griot Wa Kammissoko ; ainsi que le « Serment
Fuga, le juge Siriman Kouyaté, magistrat guinéen lui-même des chasseurs », texte oral qui serait antérieur (1222) à la
issu d’une famille de griots prestigieux, se chargeant, dans Charte de Kurukan Fuga (1236), et qui contiendrait des
la plus pure tradition coloniale, d’en réaliser la « synthèse » articles relatifs aux « droits humains  ».
sous la forme d’un « texte constitutionnel » composé de Ainsi, en faisant remonter la généalogie de la charte
44 articles. de Kurukan Fuga au « Serment des chasseurs », il devient
En fait, cette rencontre de 1998, et la « redécouverte » possible de faire « encore mieux » que Souleymane Kanté
de la charte de Kurukan Fuga qui en constitue l’événe- qui, pour sa part, s’était contenté de revendiquer l’anté-
ment majeur, aboutissent à marginaliser la version de riorité de cette charte par rapport au « Bill of Rights » de
Souleymane Kanté, ce marabout guinéen inventeur de 1689. Désormais, les droits de l’homme, dans leur version
l’alphabet N’ko, dont le texte sur Kurukan Fuga, lui-même africaine, sont présentés comme étant contemporains,
inspiré des coutumiers juridiques coloniaux, imprègne sinon antérieurs, à la Magna Carta anglaise (1215-1297) .
largement la version de la charte telle qu’elle figure dans Or, il n’est pas inutile de préciser que si la Magna Carta
le document écrit issu de cet atelier . En effet, seule la établit, de façon presque inaugurale, la liberté de l’individu
version livrée lors de ce séminaire est autorisée alors qu’elle contre l’autorité arbitraire du despote, il est difficile de
ne procède que de la « synthèse » des différentes versions trouver quoi que ce soit d’équivalent dans la tradition
données par les griots et qu’elle ignore superbement celle mandingue antérieurement aux textes de Souleymane
de Souleymane Kanté . Kanté, à ceux de l’atelier de Kankan ou au « Serment des
À l’inverse, figurent au premier plan les deux contri- chasseurs » tel qu’il a été publié par Youssouf Tata Cissé.
butions du chercheur malien Youssouf Tata Cissé : le En réalité, on peut se demander si cette rétroprojection
du droit de résistance de l’individu face au pouvoir royal,
1. Celtho, La charte de Kurukan Fuga. Aux sources d’une pensée politique tel qu’il parcourt toute la tradition politique anglaise,
en Afrique. Paris, L’Harmattan, 2008. Ce point de vue est également
défendu par Francis Simonis, « Sunjata Keita et Sumaworo Kanté, 1. Ibid. p. 22-23. Le « Serment des chasseurs » recueilli par Y. T. Cissé
fondateurs de l’empire du Mali », histgeo. ac-aix-marseille. fr/a/div/ en 1965 figure en annexe dans La Charte de Kurukan Fuga, op. cit.
div063_simonis. pdf. « La Charte de Kurukan Fuga » a par ailleurs fait p. 145-149 ainsi que dans La Charte du Mandé et autres traditions du
l’objet d’un long compte-rendu d’Etienne Smith, « l’Esprit des Lois Mali, traduit par Youssouf Tata Cissé et Jean-Louis Sagot-Duvauroux,
de Soundiata Keita », www.nonfiction.fr/article-2532-p4-lesprit_des_lois_ Calligraphies de Aboubakar Fofana, Paris, Albin Michel, 2003. Sur la
de_soundiata_keita. htm. Voir enfin, l’article d’Eric Jolly, « L’épopée en réappropriation de ce motif par la littérature postcoloniale voir le livre
contexte. Variantes et usages politiques de deux récits épiques (Mali/ de Nick Nesbitt, Universal Emancipation : The Haitian Revolution and the
Guinée) », Annales, Histoire, Sciences sociales, 2010/4, p. 885-912 qui Radical Enlightenment, Charlottesville, University of Virginia Press, 2008.
concorde sur certains points avec nos propres analyses. 2. H. Dia, « La Charte du Mandé : une nouvelle Magna Carta pour
2. Ses « Variations sur les lois de Kurukan Fuga » étant présentées de l’Union africaine » in La Charte de Kurukan Fuga, op. cit., p. 141-143 ;
façon un peu condescendante, en annexe, comme l’œuvre d’un « poète Iba Der Thiam, ibid., p. 140 ; R. N’Diaye, ibid., p. 109-110, « Kaman
et érudit traditionniste », ibid. p. 153-155. Bolon », ibid. p. 159.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

depuis la Magna Carta jusqu’au Bill of Rights en passant apparaissent ainsi, pour reprendre l’expression de Lévi-
par l’Habeas Corpus, ne procède pas d’une vision « démo- Strauss déjà évoquée, comme autant de « faux archaïsmes ».
cratique » ou « égalitaire » des associations de chasseurs
traditionnelles malinkés (donso ton). C’est en tout cas ainsi Les suites de la rencontre de Kankan : « Charte de
qu’elle a été élaborée à partir des enquêtes de Youssouf Kurukan Fuga » ou « Charte du Mande » ?
Tata Cissé, elles-mêmes enrichies par les réélaborations Ce processus d’« invention de la tradition » se poursuit
théoriques subséquentes de l’anthropologue Claude lors de la rencontre suivante qui se tient en 2004 à Bamako,
Meillassou . Il n’est donc pas impossible que, dans ses au Mali, et qui réunit un certain nombre d’intervenants
travaux sur le « Serment des chasseurs », Youssouf Cissé, dont certains étaient déjà présents à celle de Kankan. Lors
qui fut proche de Claude Meillassoux, ait fait sienne une de cette réunion, l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop,
vision lui offrant une légitimation « traditionnelle » des tout en prenant soin de se démarquer des idées afrocen-
processus démocratiques à l’œuvre depuis les années 1990 tristes de Cheikh Anta Diop, lesquelles étaient effective-
dans toute l’Afrique. ment très présentes dans la démarche ayant présidé à la
Au terme de cette rencontre, la « redécouverte » de la promotion de la Charte de Kurukan Fuga, n’en raille pas
Charte de Kurukan Fuga, se solde donc, par la mise au moins ceux qui voient dans cette charte « une construction
jour d’un certain nombre de principes ou de préoccu- a posteriori d’intellectuels prêts à toutes les impostures pour
pations éminemment contemporains comme les droits se trouver des références valables dans leur propre histoire  ».
de l’homme, l’égalité entre les sexes, l’environnement, À l’instar de cet écrivain, et sans aller jusqu’à parler
la diversité culturelle, l’unité africaine, etc., principes qui d’imposture, on ne peut s’empêcher de penser que cette
Charte et ses appendices – le « Serment des Chasseurs » et
1. Youssouf Cissé, « Notes sur les sociétés de chasseurs malinké »,
Journal de la société des africanistes, 1964, 34, p. 175-226. C. Meillassoux,
la « Charte du Mande » – sont, bel et bien, une construction
« Recherche d’un niveau de détermination dans la société cynégétique », destinée à prendre place dans un processus de patrimonia-
in Terrains et théories, Paris, Anthropos, 1977, p. 119-140, texte dans lisation. De fait, lors de la rencontre suivante qui se tient,
lequel l’article de Youssouf Cissé est mentionné. Dans une bonne
toujours à Bamako, en 2007, à l’initiative du ministère
partie de son œuvre, en particulier dans Femmes, greniers et capitaux
(Paris, Maspero, 1975), mais également dans son Anthropologie de malien de la Culture, la carrière de cette charte se poursuit
l’esclavage (Paris, PUF, 1986), le grand anthropologue que fut Claude grâce au lancement, par le chercheur malien déjà mentionné
Meillassoux, a eu constamment pour souci de confirmer les analyses Youssouf Tata Cissé, du « Serment des chasseurs » sous
que F. Engels développe dans L’Origine de la famille, de la propriété
privée et de l’État en utilisant les matériaux de l’ethnologie moderne.
le label de « Charte du Mande  ». Cet ultime avatar de
Il entendait ainsi retrouver, dans une perspective évolutionniste, la « tradition » finit d’ailleurs par l’emporter dans le cadre
les fameux « stades » identifiés par les fondateurs du marxisme. de la compétition internationale des « cultures du monde »
Les « communautés de chasseurs-collecteurs » et les « associations
de chasseurs malinké » (donso ton) sont ainsi rapprochées par lui 1. La Charte de Kurukan Fuga, ibid., pp. 89, 93.
du « communisme primitif », tandis que les captifs-guerriers (tonjon) 2. H. Semega, « Charte du Mande : Kurukanfuga, une rencontre
de royaume de Segu sont identifiés à une « démocratie militaire », etc. internationale se tient à Bamako », Soir de Bamako, 1er juin 2007.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

puisque c’est cette version qui est choisie, à Abu Dhabi, à Kurukanfuga, le 1er octobre 2010, cérémonie au cours
en 2009, pour figurer sur la liste indicative du Patrimoine de laquelle le Président malien, Amadou Toumani Touré,
culturel immatériel tel qu’il est établi par l’Unesco. en présence d’une forte délégation guinéenne, pose la
Comment ne pas voir dans ce choix le produit d’une première pierre d’un vaste monument devant être bâti
rivalité entre les deux principaux pays, parties prenantes dans la célèbre « clairière », ce qui a pour effet de sceller
à ces Chartes, à savoir la Guinée et le Mali, rivalité qui dans le ciment et graver dans le marbre les différentes lois
se manifeste notamment dans la graphie utilisée puisque de cette « constitution non écrite  », et de parachever ainsi le
l’assemblée réunie par Sunjata peut être orthographiée de processus de durcissement de l’identité malinké, entamé
deux façons : à la malienne (Kurukan Fuga) ou à la façon voici plusieurs décennies.
n’ko-guinéenne (Koudoukan fouga), telle qu’elle figure sur Avant de conclure sur ce point, il convient d’ajouter
le lieu où est supposé s’être déroulée la célèbre rencontre . que la discussion autour de Kurukan Fuga, loin d’être
Cette « rivalité d’obédiences », pour reprendre l’expression restée cantonnée à l’Afrique de l’ouest, s’est également
que le vétéran de la recherche malienne, Bakary Kamian, invitée dans le débat politique français. L’occasion en a
utilise lors du « Séminaire national d’authentification de la été fournie par le contre-discours prononcé par Ségolène
Charte de Kurukan Fuga » qui se tient à Kangaba en 2010, Royal à Dakar en 2009, en réponse au tristement célèbre
ne doit néanmoins pas faire oublier, selon lui, la « complé- discours de Nicolas Sarkozy, et dans lequel la candidate de
mentarité » de cet « acquis indéniable du patrimoine national » l’époque à la présidence de la République, fit mention de
dont les limites ne s’arrêtent pas aux seules frontières du la charte du Mande afin de montrer que « l’homme africain
Mali actuel. Au cours de ce même séminaire est par ailleurs était bien entré dans l’histoire » : « Il faut en finir avec cette idée
réaffirmée, dans une tonalité « afrocentriste », la nécessité fausse selon laquelle la démocratie et les droits fondamentaux
de rejeter tout « négationnisme », c’est-à-dire toute remise en n’auraient qu’un seul berceau, l’Occident. Dans une conférence
cause de la « réalité » de la charte en raison de son adoption donnée récemment par Stéphane Hessel sur l’histoire de la
par le Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, et de ce Déclaration universelle des droits de l’homme dont il fut l’un
qui en découle, la nécessité pour les autorités maliennes des rédacteurs, il avait donné la parole à Souleymane Bachir
de disposer d’une version consensuelle . Diagne. Ce dernier rappelait que dans la Charte du Mandé
La dernière touche (provisoire) est apportée par la du xiiie siècle, ce “serment des chasseurs” qui se voulait aussi
célébration du cinquantenaire de l’indépendance du Mali adressé au monde, on trouve une définition toujours actuelle
des droits de la personne humaine . »
1. Dans sa leçon inaugurale déjà citée, D. T. Niane disqualifie le
« Serment des chasseurs » promu par Y. T. Cissé et situe la redécouverte 1. M. Keita et H. Kouyate, « Cinquantenaire : Journée de Kurukanfuga,
de la charte de Kurukan Fuga dans le cadre de la « Renaissance au cœur de la grande histoire », L’Essor, 1er octobre 2010.
africaine » chère au Président sénégalais, Abdoulaye Wade. 2. Cf. « Le discours intégral de Royal à Dakar », publié sur le site Internet
2. Rapport final du Séminaire national d’authentification de la Charte du Point, le 7 avril 2009. Selon Libération (9 avril 2009), le discours
de Kurukanfuka, 1236, Kangaba, 27-28 février 2010. de Ségolène Royal à Dakar aurait été rédigé par Souleymane Bachir
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

radicale a eu en effet comme conséquence fâcheuse de


Retour sur le motif réserver à l’Europe le monopole des droits de l’homme,
On ne peut exclure a priori que l’assemblée de Kurukan provoquant ainsi l’ire des postcoloniaux qui entendent ainsi
Fuga ait bien eu lieu au xiiie siècle et que, au cours de par contre-coup « provincialiser l’Europe », pour mieux lui
cette réunion, Sunjata Keita, fondateur de l’empire du faire ravaler sa superbe .
Mali, ait édicté un certain nombre de règles et ait passé Dans Il faut défendre la société, Foucault s’emploie à
ou réaffirmé toute une série de pactes entre les principaux déconstruire la philosophie, particulièrement la philoso-
clans de l’empire. À l’inverse, on ne peut pas exclure non phie politique des xvie et xviie siècles. Pour lui, la philo-
plus qu’il s’agisse d’une reconstruction tardive émanant sophie politique du droit naturel et du contrat, celle de
de certains griots et traditionnistes soucieux de légitimer le Machiavel, Grotius, Hobbes et Pufendorf n’est qu’une
pouvoir impérial des Keita ou de certaines de ses branches. légitimation de la souveraineté royale, et il oppose ainsi le
Jusqu’ici, l’accent a été mis sur l’aspect « invention de schème de « la guerre des deux races » – élaboré au xviie siècle
la tradition », non pas au sens de l’« invention » d’un trésor par Boulainvilliers, repris ensuite au xixe par les histo-
caché, c’est-à-dire de sa « redécouverte » mais plutôt au riens libéraux A. Thierry et F. Guizot, et qui a fourni à
sens de la fabrication d’un motif. Par là, on a ainsi œuvré, Marx son modèle de la lutte de classes – à celui de la
nolens volens, dans le sens de l’établissement d’une distance philosophie politique. Ces deux modèles correspondent
maximale entre l’Europe et l’Afrique, c’est-à-dire entre les pour Foucault à deux héritages : celui de Rome pour la
droits de l’individu occidental et l’idéologie hiérarchique philosophie politique, celui de Jérusalem pour « la guerre
ouest-africaine. On souhaiterait maintenant emprunter le des deux races ».
chemin inverse afin de rapprocher l’Afrique de l’Europe Le second modèle oppose ainsi de façon paradigma-
et, dans cette optique, il apparaît opportun de convoquer tique, dans le cadre de l’histoire de France, mais aussi
l’ouvrage de Michel Foucault – Il faut défendre la société – qui dans celle de l’Angleterre, deux couches ou deux stocks
fournit de façon inattendue, et sans que son auteur en soit de population : les Francs envahisseurs venus de Germanie
conscient, le moyen d’échapper au fossé infranchissable et ancêtres de la noblesse d’une part ; les Gallo-romains
séparant les deux continents . L’existence de cette coupure autochtones ancêtres du Tiers État de l’autre. On retrouve
ce même dualisme dans l’histoire de l’Angleterre avec
les Normands envahisseurs ancêtres de l’aristocratie et les
Diagne, Jean-François Bayart et Elikia M’Bokolo. Il est évidemment
possible de faire dire n’importe quoi à un texte oral comme « le serment « indigènes » anglo-saxons ancêtres du peuple.
des chasseurs » dont on ignore tout des conditions d’énonciation. Cf. à Or, Foucault, qui méconnaît les sociétés exotiques,
ce sujet l’article de Souleymane Bachir Diagne, « Philosophie africaine même si le statut de l’ethnologie occupe une place centrale
et Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples », Critique
(« Philosopher en Afrique »), n° 771-772, 2011, p. 664-672, qui fait
précisément l’impasse sur cette question. 1. D. Chakrabarty, Provincialiser l’Europe : la pensée post-coloniale et la
1. M. Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1997. différence historique, Paris, Amsterdam, 2009.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

dans sa pensée, n’a aucunement conscience que ce schème ravalés par leur défaite au rang d’« autochtones » et de
de la guerre des deux races, analysé par lui dans un cadre « maîtres du rituel  ».
exclusivement européen, peut être transposé à d’autres Car cette charte, qui émane d’un pouvoir situé au
régions du monde, notamment au continent africain. sommet de la hiérarchie sociale, celui de l’empereur
Quel est en effet le modèle politique, quelle est la Sunjata, n’offre aucune échappatoire, aucun pardon aux
théorie du pouvoir extrêmement répandue en Afrique, vaincus. Tel n’est pas le cas du schème de la guerre des
particulièrement en Afrique de l’ouest soudano-sahé- deux races, schème rappelons-le commun à l’Europe et
lienne, région concernée au premier chef par « La Charte à l’Afrique, et dans le cadre duquel Siéyès a notamment
de Kurukanfuga » ? Aussi bien chez les Mossi, chez les replacé l’affrontement de l’Ancien Régime entre le Tiers-
Bambara que dans d’autres populations, il s’agit de celui État dont les ancêtres sont les autochtones gaulois et l’aris-
opposant les conquérants / gens du pouvoir d’une part tocratie qui prétend descendre des Francs, ces envahisseurs
et les autochtones / gens de la terre et maîtres du rituel venus de Germanie. Or ce schème de l’autochtonie relative,
de l’autre. Cette théorie du pouvoir permet notamment et non celui de l’autochtonie absolue des mouvements
de penser les fameuses « parentés à plaisanteries », déjà indigénistes actuels, est à même de fournir un instrument
évoquées, et qui ne sont, en réalité, que des pactes poli- intellectuel très efficace dans le combat d’émancipation
tiques, des « contrats » oraux sanctionnant des rapports de politique actuel. Non pas dans sa forme essentialiste, raciale
forces entre groupes distincts (clans et lignages). comme celle qui fut utilisée naguère en Côte d’Ivoire par
Ne faut-il pas voir dans cette opposition binaire : un les tenants de l’« ivoirité », mais dans une opposition aux
véritable schème structural qui transcenderait les conti- gens du pouvoir, vus eux-mêmes comme des conquérants
nents géographiques, les fameuses aires dites « culturelles », envahisseurs. Ce vieux schème de l’affrontement entre deux
voire philosophiques ? Ce type d’opposition n’est-il pas couches de populations ou classes sociales, qui transcende
« bon à penser », au sens où l’entend Lévi-Strauss, au-delà les clivages Nord/Sud, Europe/Afrique, Ouest/Reste, peut,
des différences « culturelles » ? Ne permet-il pas d’échapper sans nul doute, être réactualisé et utilisé avec profit pour
aux problématiques funestes qui consistent, on l’a dit, à mener les combats politiques d’aujourd’hui.
enfermer les pensées et les philosophies dans des cadres Mais, au-delà, ne convient-il pas de renoncer à tenter
géographiques et culturels trop étroits ? La mise en avant de retrouver à tout prix des équivalents « africains » aux
de ce type de schème devrait permettre, en tout cas, grands principes de la philosophie « européenne » du
d’échapper à certaines faiblesses contenues dans « la Charte xviie et du xviiie siècles, aux droits de l’homme, dans
de Kurukanfuga », tout du moins dans la version présentée une sorte de « rivalité mimétique » source de frustrations
à Kankan. Celle-ci ne réserve pas, en effet, à la différence et de malentendus ? Les récentes révolutions démocratiques
du « Kurukanfuga Gbara » de Souleymane Kanté, une « africaines » de Tunisie, d’Égypte et de Libye, même si
place quelconque aux « premiers occupants » (lampasi),
lesquels ne sont autres que les « anciens dominants », 1. Sur ce point, voir J.-L. Amselle, Logiques métisses, op. cit.
 L’Anthropologue et le politique

elles tendent désormais à être confisquées par les tenants


d’une idéologie culturo-nationaliste, se sont faites au nom
de la liberté d’expression et de la démocratie, sans que
cela pose de problèmes particuliers à leurs acteurs. Ces VI
derniers n’ont aucunement ressenti, en effet, le besoin de
chercher dans le Coran, les califats ou les traditions « démo- L’art contemporain africain :
cratiques » berbères, par exemple, des modèles politiques un art des origines ?
justifiant leur action. Les peuples tunisien, égyptien et
libyen se sont ainsi emparé des droits de l’homme en les
retournant contre nous, en nous montrant l’exemple de Si l’art tribal africain, celui que l’on peut contempler
ce qu’il faut faire, de ce qui nous reste à faire pour nous au Musée du Quai Branly, renvoie inévitablement à la
débarrasser, à notre tour, de « nos » propres despotes. Ils question de l’origine, dans la mesure où l’Afrique est elle-
n’ont pas demandé aux droits de l’homme, leur passeport, même perçue comme le berceau de l’humanité, on peut se
ils ont simplement exprimé leur soif de liberté et de dignité demander s’il n’en va pas de même pour l’art contemporain
et personne n’oserait leur reprocher, ce faisant, de trahir africain . Celui-ci n’est-il pas victime, au même titre, des
une quelconque authenticité « africaine », fût-elle celle du attentes primitivistes de l’Occident, puisque c’est dans les
nord de ce continent. pays développés que se trouve l’essentiel de son public ?
Il ne sera ici question que des arts visuels africains
(peinture, photo, installations, etc.) à l’exclusion des arts
de la scène qui relèvent néanmoins, à mon sens, du même
type d’analyse. Pour ce qui m’intéresse ici, deux théories de
l’art doivent être prises en considération. En premier lieu,
celle de Jean-Marie Schaeffer sur les « signaux coûteux »,
qui postule qu’il est de l’art partout, ou plutôt qu’il y a de
l’art dès lors qu’existent des activités esthétiques échap-
pant à la pure vocation pratique des objets, à leur pure
fonctionnalité . Pourquoi fabriquer une cuiller ouvragée

1. Conférence prononcée en mars 2011 au Palazzo Ducale de Gênes


(Italie) à l’occasion de l’exposition « L’Afrique des merveilles ». Je tiens
à remercier Ivan Bargna et Giovanna Parodi di Passano pour cette
invitation.
2. J.-M. Schaeffer, Théorie des signaux coûteux. Esthétique et art, Rimouski
(Québec), Tangence, 2009.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

plutôt qu’un objet dont la forme serait purement adaptée d’œuvres d’art, et donc alignées sur les premières . Il est
à sa destination pratique ? Telle est l’interrogation qui fonde évident, dans la perspective qui est la mienne ici, que tant
la théorie de Schaeffer. l’« art brut » que les « arts premiers » sont des « œuvres de
La question est tout d’abord de savoir s’il existe des l’art » puisqu’ils tiennent leur qualité artistique de leur
objets totalement dénués de qualités esthétiques ou si, de entrée dans le « monde occidental de l’art ». Il s’ensuit,
façon symétrique et inverse, n’importe quoi (l’urinoir de si l’on adopte la perspective d’Igor Kopytoff relative à la
Marcel Duchamp, par exemple) peut devenir une œuvre « biographie culturelle des objets », ou à leur pedigree, qu’un
d’art. Mais ce n’est pas sur cet aspect que je voudrais m’at- même objet primitif peut transiter par plusieurs mondes
tarder et aussi vais-je passer à la deuxième théorie, celle à (cabinet de curiosités ou de « merveilles », musée d’ethno-
laquelle va ma préférence : celle de l’enveloppe. Je pars en graphie, collection privée, galerie, etc.) avant de devenir
effet du principe que c’est le contenant qui détermine le précisément une œuvre d’art . Bien sûr, dans la perspective
contenu, que ce sont l’enveloppe muséale, les expositions, ouverte par le dadaïsme, le surréalisme, en un mot par
les biennales, les scénographies, les revues et les critiques la révolution duchampienne, il n’existe pas de différence
d’art qui font l’art ou tout du moins qui le formatent, le entre œuvre d’art et œuvre de l’art puisque c’est l’artiste
meilleur exemple étant celui du « white cube », ce volume qui décide de ce qui est ou n’est pas une œuvre d’art, ou
formé (formaté) par les salles aux murs blancs qui consti- bien encore que n’importe quoi peut devenir une œuvre
tuent l’espace, pour ainsi dire désormais obligé, de tous les d’art. Mais l’inconvénient de cette position, pour la ques-
musées d’art contemporain. Selon moi, il ne saurait donc tion qui nous intéresse ici, c’est qu’elle ne permet pas de
y avoir d’art sans « monde de l’art », ce qui ne veut pas dire distinguer une période qui serait celle de l’intentionnalité
pour autant qu’il n’y ait pas de souci esthétique « avant » esthétique ou de « l’art pour l’art » (Baumgarten, Kant),
qu’adviennent le monde de l’art et ce qui l’accompagne, et que d’autre part elle peut apparaître comme le résultat
l’« intentionnalité artistique ». Une chose est de fabriquer de l’esthétisation du monde : « rien n’est art » équivalant
une belle cuiller, autre chose est de faire une œuvre d’art, à « tout est art ».
d’œuvrer dans le sens de l’art. C’était là toute l’ambiguïté Il faut avoir toutes ces questions présentes à l’esprit
de l’exposition les « Magiciens de la terre  », sorte d’acte lorsque l’on veut envisager celle des arts du sud ou plutôt
inaugural des arts du sud contemporains, dans laquelle celle des arts considérés, jusqu’à une période récente,
étaient confondues des « œuvres d’art » proprement dites,
produites avec une intention artistique et des « œuvres de 1. Je renvoie ici aux travaux de Gérard Genette (L’Œuvre de l’art. La
l’art » (artisanales notamment) promues par le coup de relation esthétique, Paris, Le Seuil, 1996) qui renvoient eux-mêmes à
baguette magique de quelques curateurs-experts au rang ceux de Nelson Goodman et Arthur Danto.
2. I. Kopytoff, « The cultural biography of things : commoditization as
process » in Arjun Appadurai (ed.), The social life of things. Commodoties
in cultural perspective, New York, Cambridge University Press, 1986,
1. « Les Magiciens de la terre », Centre Pompidou, 1989. p. 64-91.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

comme « marginaux » ou « minoritaires », qu’il s’agisse de l’étiquette « africaine » pour exister en tant qu’artistes
d’arts contemporains ou d’arts tribaux, premiers, primi- individuels. Les œuvres de ces artistes qui, le plus souvent,
tifs, etc. ne vivent pas sur le continent africain, figurent dans des
Il s’agit donc de se demander quelles sont les visions et expositions thématiques ou personnelles, organisées dans
attentes occidentales concernant ces types d’art, notam- le monde entier. À la limite, on ne sait plus s’ils sont
ment l’art africain contemporain et, secondairement, car ressortissants d’un pays africain ou du pays du « Nord »
les deux choses sont liées, l’art « tribal » africain. dans lequel ils vivent.Yinka Shonibare est ainsi présenté par
Tout d’abord, qu’entend-on exactement par Occident ? Wikipedia comme un artiste nigérian-britannique vivant à
S’agit-il du monde dit développé : Europe, États-Unis et Londres. L’une de ses dernières œuvres, exposée en guise
Japon ? Mais alors, et indépendamment du fait que l’on d’hommage à la Grande-Bretagne à Trafalgar Square, est
peut s’interroger sur le qualificatif d’« occidental » accolé au une énorme bouteille contenant la maquette du bateau de
Japon, que faire de la catégorie intermédiaire des BRICS Nelson. Cet hommage à l’ancienne puissance coloniale
(Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ? Et même à peut surprendre puisque, par ailleurs, les œuvres de cet
l’intérieur du monde dit développé, les attentes ne sont pas artiste sont notoirement associées, à travers la thématique
forcément les mêmes à l’égard des arts du sud : l’attente des identités hybrides, au postcolonialisme. De même,
du public africain-américain par exemple à l’égard des arts Chris Ofili, célèbre pour son portrait de la Vierge Marie
africains n’est sans doute pas exactement la même que associant des images pornographiques et de la bouse
celle des autres publics états-uniens, en particulier le public d’éléphant, est tout autant britannique que nigérian. Il
WASP . Il faut également évoquer l’attente des publics est d’ailleurs également présenté comme « Young British
africains à l’égard des arts contemporains lorsqu’existe un Artist », label identitaire du milieu artistique britannique
marché de l’art dans leur propre pays comme c’est le cas lancé par le curateur et marchand d’art londonien, Charles
en Afrique du Sud, au Ghana et au Sénégal, entre autres. Saatchi, dans les années 1980. ll est vrai que la catégorie
Se pose alors la question des élites et des collectionneurs de « British » est assez souple et qu’elle peut englober assez
africains sur laquelle on reviendra. On est donc obligé facilement des artistes issus de l’ancien Commonwealth à la
de reformuler la problématique et de distinguer, s’agissant différence de ce qui se passe en France où l’on imagine mal
de l’art africain non primitif, l’« art contemporain africain » un artiste africain francophone, originaire d’une ancienne
et l’« art africain contemporain  ». colonie française rendre hommage à l’ancienne métropole !
L’« art contemporain africain » concerne les œuvres des Mais après tout, les artistes visuels français, les plus en vue
artistes globalisés pleinement présentes sur le marché sur le plan international – Kader Attia et Adel Abdessemed
international de l’art et dont les auteurs n’ont pas besoin – ne sont-ils pas d’origine maghrébine ?
1. Voir à ce sujet, les recherches en cours de Florent Souvignet.
À la différence de l’art contemporain africain, l’« art afri-
2. Sur cette distinction, je renvoie à la thèse de Cédric Vincent, Frédéric cain contemporain » concerne des artistes nationaux, parfois
Bruly Bouabré : un prophète africain dans l’art contemporain, EHESS, 2011. officiels, comme Marcel Gotène (Congo-Brazzaville),
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

artistes qui vivent et sont principalement connus dans leur artistiques des pays prescripteurs. À cette configuration
propre pays. Ces artistes n’ont pas, ou peu, accès au marché appartiennent l’« art de la récupération » tel qu’il est repré-
international et vendent essentiellement aux touristes et senté par les artistes Antonio Olé, Romuald Hazoumé et
aux expatriés. Cette distinction n’est pas absolue car il est El Anatsui ou celle de l’« art brut » ou « art naïf » africain
des artistes globaux qui vivent dans leur propre pays tel avec Bodys Isek Kinguelez et Richard Onyango. D’où
Frédéric Bruly Bouabré en Côte d’Ivoire, par exemple. l’expression « art de la friche » que j’ai utilisée pour rendre
Encore qu’il s’agisse peut-être d’une question de génération compte des attentes primitivistes de tous ordres à l’égard de
et que les jeunes artistes soient, peut-être, d’emblée plus l’art africain . L’Afrique est ainsi vue contradictoirement
internationaux que leurs aînés, en tout cas plus nomades. comme continent de la « dégénération » et de la « régénéra-
Quoi qu’il en soit, ce second type d’art est plus « primi- tion », cette dernière se faisant à partir de sa primitivité, et
tiviste », plus axé sur l’utilisation de produits du cru, de même à partir de sa dégénération, de son côté « destroy »,
pigments naturels notamment par opposition aux couleurs telle qu’elle se manifeste dans la décrépitude de ses méga-
chimiques importées, lesquelles sont rejetées parce que lopoles (Kinshasa) ou de ses installations industrielles en
non « autochtones ». Au Mali, par exemple, ce type d’art, ruines qui fournissent un aliment de choix aux artistes
essentiellement destiné aux touristes et aux expatriés, utilise contemporains et aux anthropologues.
abondamment des produits labellisés « traditionnels » Cette régénération est particulièrement à l’œuvre dans
comme les cauris ou les étoffes teintes à la terre (bogolan). le cadre de la résurgence de la photographie africaine des
En cela, il peut être assimilé à un art d’aéroport, mais il peut années 1940-1970. Les clichés des « studiotistes », ces vété-
aussi résulter d’une démarche militante, de type indigéniste rans de la photographie travaillant dans des studios, sont
et écologiste, comme celle qui est représentée par le groupe particulièrement prisés par un public occidental friand de
d’artistes « Bogolan Kasobane ». On retrouve d’ailleurs « photo-nostalgie ». Les photos en noir et blanc, en tant que
cette démarche primitiviste chez certains artistes globaux, réfraction de l’esthétique désuète des studios européens
notamment ceux « curatés » par la Collection d’art africain des années 1950 (Studio Harcourt), sont particulièrement
contemporain (CAAC) de Jean Pigozzi et André Magnin, bien illustrées par les œuvres des photographes maliens
qui accordent leur préférence aux artistes autodidactes Seydou Keita et Malick Sidibé, ce dernier étant devenu une
africains, ceux qui ne sont pas passés par les écoles des sorte d’icône de ce qu’on pourrait appeler l’« art primitif
Beaux-Arts et qui continuent de vivre dans leur pays. Il y contemporain africain » puisqu’il a été couronné par la
a là toute une représentation de l’artiste africain comme Biennale de Venise, en 2007. Le succès de ses clichés des
artiste « sauvage », devant échapper à la « dénaturation » années 1960, période bénie des indépendances africaines
exercée par les instances occidentales de l’art. (une sorte de « Merry Africa »), se prolonge actuellement
De façon générale, on peut observer une certaine
assignation-imputation de cet art, en tant qu’art devant 1. J.-L. Amselle, L’Art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain,
« ressembler » à de l’« art africain », par les organismes Paris, Flammarion, 2005.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

avec la visite de son atelier de Bamako par toute l’élite Le rapprochement des arts premiers et des arts contem-
internationale de la haute couture qui se fait « tirer le porains du sud avec le postcolonialisme me conduit main-
portrait » dans un cadre délicieusement désuet. Ses photos tenant à me demander si les arts du sud ne seraient pas
sont ainsi devenues assimilables à des sortes d’objets d’« art des sortes d’arts plus « engagés » que les autres. En témoi-
premier », mais d’un art premier doté d’une signature, ce gneraient l’œuvre de l’artiste malien Abdoulaye Konaté
qui le différencie des artefacts tribaux exposés au Musée du sur les relations entre Israël et la Palestine, ainsi que bien
Quai Branly. S’il en est ainsi, c’est parce que ces « clichés », d’autres. Les thématiques de la guerre, de la famine, du
dans les deux sens du terme, flottent dans une espèce sida, de l’écologie, etc., sont en effet présentes dans tous
d’« atemporalité » qui est le propre du primitivisme. Il y a les arts contemporains du sud , et notamment dans l’art
donc là une opération de formatage primitiviste de l’art contemporain africain, ce dernier continent de l’art étant
contemporain africain qui est d’ailleurs largement assumé plus que tous les autres affecté d’un coefficient élevé de
par ces artistes eux-mêmes. Tous ceux qui ont été promus misérabilisme au point que l’on pourrait sans doute parler
par André Magnin et Jean Pigozzi, mais pas seulement eux, dans certains cas d’« art humanitaire  ». Mais cette qualité
participent de cette configuration. d’art engagé, liée à la volonté de transmettre un message,
Tous les artistes contemporains africains exposés au est tout autant présente, de façon générale, dans l’art
Musée du Quai Branly ou au Musée Dapper sont ainsi contemporain ou global. En témoignent éloquemment
« contaminés » par la « radioactivité » primitiviste émanant l’œuvre de Christian Boltanski, axée sur la Shoah, celle de
des pièces d’art « soi-disant premier » situées à proximité de Maurizio Cattelan (« Nona Ora »), celle des « artivistes » ou
leurs œuvres . On pense ici, en particulier, aux œuvres de bien encore celle d’Alfredo Jaar, artiste chilien, qui traite
Yinka Shonibare, de Romuald Hazoumé, à l’art aborigène des représentations et des « clichés » de l’Afrique, là encore
australien contemporain, ou à l’art tribal indien contem- dans les deux sens du terme, figurant sur les couvertures
porain (Musée du Quai Branly) ou encore aux œuvres de des magazines américains Time et Business Week .
l’artiste ghanéeen Kwesi Owusu-Ankoma (Musée Dapper). Cet art engagé du Sud est à son tour récupéré par les
Ce formatage primitiviste s’étend même au postcolo- curateurs du Nord qui penchent en faveur du postcolo-
nialisme, puisque le temple des Arts Premiers, le Musée nialisme et du populisme. À cette catégorie appartient
du Quai Branly, accueille également les conférences l’exposition, « Les vigiles, les menteurs, les rêveurs » qui
des ténors les plus en vue des « postcolonial studies » s’est tenue en 2010 au Plateau à Paris. Cette exposition
comme Mamadou Diouf, Achille Mbembe ou Souleymane visait ainsi à réhabiliter l’art engagé en général, que ce soit
Bachir Diagne.
1. Cf. L’exposition « Paris-Delhi-Bombay », Centre Pompidou mai-
1. Je dis « soi-disant premier » parce que l’on sait que certains fétiches septembre 2011.
nkisi cloutés du Congo, dans la forme canonique qu’ils revêtent dans 2. Cf. le film de Vik Muniz et Lucy Walker, Waste land qui fait des
les musées d’art premier, sont également le résultat d’un formatage recycleurs d’ordures de Rio des artistes iconiques.
primitiviste. Il en va de même pour les fameuses statuettes mangbetu. 3. Galerie Kamel Mennour, Paris, février 2011.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

au nord ou au sud de la planète. À côté d’un hommage De fait, les toiles de Jean Amblard ne sont pas sans
au sous-commandant Marcos, on pouvait pénétrer dans évoquer celles de Fernand Léger dont les œuvres « cubistes »
une salle consacrée au cinéaste Chris Marker et y contem- fournissent peut-être le chaînon manquant entre la repré-
pler l’exposition d’œuvres monumentales du peintre sentation de la classe ouvrière et celle de l’Afrique chez les
communiste et « réaliste socialiste » des années 1950, artistes communistes de cette période. La déconstruction
Jean Amblard. Les propos de Guillaume Désanges, son cubiste et machinique des corps ouvriers à l’œuvre chez
commissaire, faisaient apparaître que les films engagés Léger, comme d’ailleurs chez Picasso, trouve en effet à
de Chris Marker, se « penchant » sur le sort des ouvriers, s’alimenter à son tour dans la statuaire africaine, et fournit
étaient loin de répondre aux attentes de ces derniers, dans ainsi un lien entre le corps prolétaire et le corps sauvage.
la mesure où ils estimaient que le cinéaste avait forcé C’est peut-être ainsi que l’on peut interpréter La Création
le trait et donné une vision misérabiliste d’eux-mêmes. du monde (1923), ballet dont le livret est de Blaise Cendrars,
Pareillement, les immenses toiles de Jean Amblard, exhu- la musique de Darius Milhaud et les décors et costumes de
mées à l’occasion de cette exposition, à l’instar des œuvres Fernand Léger. Dans cette optique, le corps prolétaire et
picturales soviétiques de la période « réaliste socialiste », le corps africain, en tant que figures du corps « sauvage »,
présentent les ouvriers français de l’époque comme des renverraient à une représentation du xixe et fourniraient
démiurges confrontés à la maîtrise de la matière. Ces aux artistes et aux intellectuels de la première moitié du
artistes ont ainsi projeté sur leurs modèles des préoccu- xxe siècle une source de régénération pour une Europe
pations qui leur étaient étrangères et qui n’avaient rien à sortant de la boucherie de la Première Guerre mondiale.
voir avec leurs desiderata. Les films de Chris Marker, de En sorte que le primitivisme ne se nourrirait pas seule-
même que les toiles de Jean Amblard, s’approprient ainsi ment de l’exotique, du lointain, des cultures « primitives »,
la représentation des ouvriers en les dotant de qualités qui mais trouverait également une source d’inspiration dans
ne sont pas les leurs. Dès lors, la misère et le triomphe l’univers domestique, dans la paysannerie européenne bien
sur la matière deviennent des icônes et des fétiches d’un sûr, mais également dans la vie et dans le corps ouvrier
art prolétarien, ou plutôt d’un « art sur le prolétariat », vus comme débarrassés des afféteries de la bourgeoisie.
art qui s’oppose ainsi à son symétrique et inverse, l’art Dans l’art réaliste socialiste, comme dans l’art fasciste ou
« bourgeois ». De sorte que l’on est amené à se demander, nazi d’ailleurs, c’est en effet le corps du peuple, en tant
si cette dépossession du peuple de sa propre représen- que corps sain, épargné par la pollution intellectuelle,
tation, qui débouche sur l’opposition fictive des années décadente (juive) qui fait l’objet d’une monstration. La
1930-1950 entre art bourgeois et art prolétarien, ne se fonction du corps africain, en particulier sa représentation
retrouve pas dans l’idée selon laquelle l’art contemporain déconstruite, « cubiste » dans la statuaire africaine, n’est
africain devrait être engagé et témoigner de la morbidité peut-être pas si éloignée au bout du compte, en tant qu’elle
de ce continent. permet d’accéder à la vérité de l’être humain telle qu’elle
pouvait être présente précisément, pour faire référence
 L’Anthropologue et le politique

à ce ballet de Darius Milhaud, lors de la « création du


monde  ». En ce sens, la fonction de l’art africain, qu’il soit
contemporain ou tribal, serait essentiellement de renvoyer
à l’origine africaine de l’humanité, faisant ainsi de cet art, VII
un art de l’origine. Mais son autre fonction serait aussi de
faire référence à l’origine qui est en nous, à ces pulsions La « désapparition » des langues
originaires, ces archétypes jungiens, ou ces idées platoni-
ciennes qui structurent notre être. Par l’art, par les arts
africains, nous pourrions retourner ainsi à l’origine, à nos Ces réflexions sont celles d’un anthropologue africaniste
origines et opérer un nouveau départ, à partir d’une sorte qui, après avoir déconstruit celle d’ethnie, s’est beaucoup
de déflagration originaire, d’un big bang initial, puisque intéressé à la thématique du métissage, même s’il s’en est
toute utopie ou principe espérance tourné vers l’avenir éloigné depuis . Il me paraît en effet que les présupposés
est désormais révolu. sous-jacents à cette notion pèsent sur son caractère soi-
disant généreux, ce qui implique de reconsidérer cette
problématique et de lui substituer d’autres notions (bran-
chements, dérivations) mieux à même d’appréhender,
dans une perspective transhistorique ou transculturelle, les
phénomènes de chevauchement culturels et linguistiques.
Dans le domaine linguistique, l’anthropologie linguis-
tique, la sociologie du langage et l’épilinguistique, tendance
qui est représentée au sein de cette discipline par les travaux
d’Andrée Tabouret-Keller et de Cécile Canut, semblent
plus à même de rendre compte de tels phénomènes que les
approches plus classiques centrées sur l’étude de langues
singulières . Mon ancrage africaniste (au sud du Sahara)
me situe également dans une proximité théorique avec
1. Cf. J.-L. Amselle, préface à la deuxième édition de Logiques métisses,
Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1999,
p. I-XIII, « Branchements, Anthropologie de l’universalité des cultures »,
Paris, Flammarion, 2001.
2. A. Tabouret-Keller, La Maison du langage, Montpellier, Presses de
l’Université Paul Valéry, 1997 ; C. Canut, Une Langue sans qualité,
Limoges, Lambert-Lucas, 2007, Le Spectre identitaire au Mali, Limoges,
1. Cf. C. Einstein, La Sculpture nègre, Paris, L’Harmattan, 1998 (1915). Lambert-Lucas, 2008.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

une problématique qui s’attache à lever la distinction entre à l’homogénéité des langues dites « nationales », comme
langue véhiculaire et langue vernaculaire, et qui veut voir dans le cas du dogon au Mali ou celui du hal-pulaar au
de façon privilégiée dans le vernaculaire un état ou un Sénégal, ce qui donne à ces dernières la configuration
processus de vernacularisation ou de re-vernacularisation d’entités discrètes fonctionnant sur le mode de l’isolat ou
de langues véhiculaires . de la monade. C’est contre cet objectivisme linguistique
Pour résumer ce qui paraît être une juste distance à que s’est dressée l’anthropologie linguistique, notamment
l’égard de la notion de métissage, je soulignerai en premier Michael Silverstein . Celui-ci a mis en garde d’une part
lieu, que le réseau ou le global est premier par rapport contre une approche mettant l’accent sur l’écologie des
au local. En second lieu, je relèverai que les phénomènes langues – comme si une langue devait obligatoirement
linguistiques, tout comme les phénomènes sociaux, opèrent s’identifier à un territoire –, et d’autre part sur la tendance
selon le principe de reléxification ou d’appropriation de qui tend à associer, de façon étroite, chaque langue à
signifiants globaux, et de transformation de ces derniers une représentation du monde donnée. On ne peut en
en signifiés particularistes. effet renvoyer une représentation du monde, une culture
Dans cette perspective, il importe de partir du nom des ou une conscience collective à une langue unique sans
langues et de la démarcation de celles-ci, c’est-à-dire du préjuger du choix d’identification opérée par le sujet
nom que les locuteurs donnent à leurs propres langues, de à l’intérieur de l’éventail de langues et de parlers qui
façon à échapper à toute une série d’apories linguistiques. s’offrent à lui dans un cadre local, régional ou national.
La métaphysique langagière sous-jacente aux notions de De même qu’il existe des « chaînes de sociétés », il existe des
métissage, d’hybridité ou de créolisation linguistiques, est chaînes linguistiques à l’intérieur desquelles s’effectuent
en effet intimement liée à l’appréhension immédiate que des choix langagiers et donc culturels. Cet élargissement de
nous avons des langues en général, appréhension qui se l’horizon des langues permet ainsi d’échapper au fantasme
fait le plus souvent sur le mode de la « grammatisation  ». de leur disparition , et de son corollaire, l’idée d’homogé-
En effet, la grammatisation des langues, c’est-à-dire néisation culturelle et linguistique du monde dans le cadre
leur réification sous la forme de grammaires et de diction- de la globalisation.
naires vaut non seulement pour les langues écrites, mais L’accent mis sur la représentation des langues permet
également pour les langues dites « orales » qui ont été d’échapper également à des concepts hautement probléma-
standardisées par les linguistes. À partir d’une hété- tiques, et pourtant de plus en plus employés en linguistique,
rogénéité principielle de différents parlers, on aboutit comme ceux de métissage, d’hybridation, de créolisation
ou bien encore d’alternance codique (code switching). Ces
1. Je pense ici plus particulièrement aux travaux de Gabriel Manessy notions, ainsi que celles qui leur sont associées (pidgin,
et des linguistes qui se situent dans sa mouvance. Cf. Robert Nicolaï,
La Traversée de l’empirique, Paris, Ophrys, 2000. 1. M. Silverstein, « Transformations of local linguistic communities »,
2. Voir notamment les travaux de Sylvain Auroux, La Révolution Annual Review of Anthropology, 27, 1998, p. 401-426.
technologique de la grammatisation, Liège, Mardaga, 1994. 2. C. Hagège, Halte à la mort des langues, Paris, Odile Jacob, 2000.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

sabir, lingua franca), ou encore le couple associant langue ne me paraît pas relever d’une problématique productive.
vernaculaire et langue véhiculaire, ont en effet pour incon- En effet, l’origine d’un nom renvoie toujours à un autre
vénient de toujours supposer au départ des langues pures nom. On aboutit ainsi à une sorte de mise en abyme
ou isolées. Ou bien encore des langues en soi – selon une puisqu’un nom ne renvoie en définitive qu’à lui-même.
pente propre à l’objectivisme linguistique – des langues Ce postulat de l’origine, de la pureté ou de l’authenticité
de la fermeture, de l’identité par opposition aux langues linguistique implique donc que tout ce qui n’entre pas dans
pour l’autre, aux langues de l’ouverture. ce cadre soit de l’ordre du bricolage, du dialecte, et donc
À cette conception, on pourrait raccorder toutes celles de la pathologie, comme si toute langue n’était pas bricolée
qui reposent sur le postulat d’une langue pure ou standard, au départ . À cette question est liée celle du postulat de
d’une langue-base ou d’une langue-mère et qui, à ce titre, l’adéquation entre une langue et un peuple, question qui
enracinent l’identité linguistique et donc l’identité tout est cruciale pour la linguistique et l’ethnologie. Pourtant
court dans des sortes de cellules souches. Mais à supposer il faut s’habituer à l’idée que les peuples ne parlent pas
l’existence d’une langue-mère, on suppose en même temps forcément leur propre langue ou plus exactement le « lecte »
l’existence de familles linguistiques avec toutes les incer- qui correspond à leur ethnonyme : les Peuls du Wasolon au
titudes que ces notions, liées à l’hypothèse arborescente, Mali parlent le Mandingue , les Peuls-Bambara du pays
impliquent. En effet toutes ces familles sont construites minyanka, également au Mali, définissent leur identité
sur le modèle de la famille des langues indo-européennes de Peul par la pratique de la langue bambara  tandis que
– et l’on sait toutes les tribulations qu’ont connues les certains Touareg ont pour langue « maternelle » le sonraï
apparentements linguistiques – et notamment la fameuse et utilisent le tamasheq comme langue véhiculaire. On
distinction-disjonction entre les langues dites sémitiques pourrait multiplier à l’infini les exemples de ce type .
et les langues dites indo-européennes . La question de l’adéquation entre langue et peuple revêt
À cette question de la langue-mère est également liée une de nos jours un aspect crucial, notamment en France où
autre question fondamentale : celle de l’origine, question 1. L’usage de la notion de bricolage n’implique aucunement de notre
dont découle à son tour toute une manière d’appréhender part l’idée de « pensée sauvage » chère à Lévi-Strauss.
les phénomènes linguistiques sur le mode de l’emprunt, 2. J.-L. Amselle, Logiques métisses, op. cit.
du calque, des analogies, de la crise ou schize linguistique 3. Cf. F. Dejou, Variation sur un même terme : les usages de la désignation
ou identitaire, de la diglossie ou instabilité linguistique, bamana-fla au Minyankala (sud-est du Mali), Mémoire de DEA, Paris,
EHESS, 1999.
autre figure de l’alternance codique mais dans le registre 4. Voir à ce sujet l’article de Mohamed Tilmatine, « Un parler berbéro-
de la pathologie cette fois. Or cette question de l’origine, songhay du sud-ouest algérien (Tabelbala) : éléments d’histoire et de
de l’origine des noms notamment, qu’il s’agisse de la linguistique », Etudes et Documents Berbères, 14, 1996, p. 163-197 ; ainsi
toponymie, de l’onomastique ou du lexique en général, que la contribution de Robert Nicolaï, « Le songhay de Haut-Sénégal
Niger à aujourd’hui : linéaments », in J.-L. Amselle et E. Sibeud,
Maurice Delafosse, entre orientalisme et ethnographie : l’itinéraire d’un
1. M. Olender, Les Langues du paradis, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1989. africaniste, Paris, Maisonneuve et Larose, Paris, 1998, p. 246-253.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

l’acquisition de la nationalité est liée à une connaissance du Maroc, où l’on assiste à une réinvention de l’identité
de plus en plus en poussée de la langue française. Comme arabo-musulmane par la francophonie .
si les citoyens d’un même pays devaient parler tous la L’accent mis sur la représentation des langues permet
même langue et cela indépendamment de la question aussi de penser le problème peu abordé jusqu’ici, si ce
des langues minoritaires ou régionales le plus souvent n’est sous l’angle des créoles et des pidgins , des langues
restreintes à celles présentes depuis longtemps à l’intérieur en voie d’apparition. On a déjà évoqué combien la problé-
de l’espace national. Paradoxalement, au moment même matique inverse, celle des langues en voie de disparition,
ou la globalisation entraîne le brassage des langues et lui était prégnante. Or certaines langues sont apparues et
donne son aspect babélien, s’effectue un repli linguistique continuent d’apparaître comme le « nouchi », ce français
sur des petites patries langagières cantonnées à l’espace parlé par les jeunes d’Abidjan en Côte d’Ivoire.
d’un pays ou d’une région. En fait, on peut considérer que la transcription des
On retrouve là, mais dans le registre linguistique cette langues « orales » crée de nouvelles langues, ce qu’on
fois, l’aspect logique inhérent à l’utilisation de l’opposition nomme improprement des créoles, phénomène qui n’est
entre la langue imputée à un individu ou à un groupe par le pas sans évoquer le cas de l’alphabet n’ko destiné à trans-
linguiste ou l’anthropologue (l’aspect étique) et l’identité de crire la langue mandingue ou de l’« adjami » qui désigne
la langue effectivement revendiquée par le ou les locuteurs la langue peule transcrite à l’aide des caractères arabes.
(l’aspect émique). Or, c’est ce dernier aspect qui doit retenir Dans les deux cas, l’élaboration d’une transcription a pour
l’attention du chercheur : certains travaux africanistes menés effet d’entraîner l’apparition d’une nouvelle langue, en
au sud du Sahara ont ainsi montré que le répertoire des raison même des modifications linguistiques entraînées
identités langagières d’une même population constituait une par le script .
série emboîtée, au sens où les locuteurs se référaient à un En conclusion, on voudrait insister sur deux aspects.
idiome particulier en fonction de la situation dans laquelle En premier lieu, il nous semble que le nom des langues et le
ils se trouvaient pour définir leur(s) langue(s) (parler local, découpage linguistique constituent un enjeu et font l’objet
régional, national ). Cette situation de pluralisme langagier, d’un combat politique tournant autour de la reconnais-
distinct de la polyglossie, puisqu’elle se réfère au caractère sance identitaire. Au Sénégal, on constate ainsi l’existence
segmentaire ou emboîté des pratiques relatives à une même d’une construction d’identités linguistiques en miroir.
langue, a des équivalents ailleurs, par exemple dans le Au modèle qui conjugue l’islam et le wolof, dominant
monde arabophone (rapports entre arabe littéral et arabe depuis l’époque coloniale à travers la confrérie mouride,
dialectal), francophone (rapport du français littéraire et du
français de la rue) ou les deux à la fois, comme dans le cas 1. F. Jablonka, « L’arabophonie au Maroc et la francophonie
“branchée”, Aspects ethno-sociolinguistiques de I’interculturel »,
1. C. Canut, « A la frontière des langues, figures de la démarcation », frank.jablonka.free.fr/RJb%2060%20FJ.pdf.
Cahiers d’études africaines, « Langues déliées », 163-164, 2001, 2. Mais s’agit-il de véritables langues dans l’esprit des linguistes ?
p. 443-463. 3. Sur l’alphabet n’ko voir notre livre Branchements, op. cit.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

et qui se perpétue depuis l’indépendance, correspond la toutes celles qui ont précédé. Et s’il en est ainsi, c’est parce
constitution d’une identité linguistique dominée al-pulaar qu’aucune culture, aucune langue n’est jamais véritable-
qui reproduit tous les aspects du modèle islamo-wolof, ment apparue si ce n’est comme le segment mal délimité
en particulier l’homogénéisation, la standardisation et la d’un tissu continu de cultures et de langues.
réification linguistique.
En second lieu, la discontinuité et les processus de
purification linguistique que celle-ci entraîne, à l’instar du
processus consistant à dissocier le tchèque du slovaque,
ou le serbe du croate dans le cadre des nationalismes
émergents d’Europe centrale, posent également la question,
déjà évoquée plus haut, de la soi-disant disparition des
langues. Ce phénomène renvoie pour moi à la question
plus générale de la disparition des cultures, c’est-à-dire
en réalité à l’occultation de ces dernières par les spécia-
listes de sciences sociales, lesquels considèrent que ces
cultures (aborigène, tasmanienne, maori, caraïbe, etc..),
parce qu’elles ont fait l’objet d’une réappropriation par
des représentants non-légitimes de ces mêmes cultures
(des « métis »), n’existent plus.
Cela met en relief, à son tour, la question de la trans-
mission culturelle et linguistique d’un groupe à un autre
au cours de l’histoire et donc de la reprise, des repreneurs
culturels, de tous ceux qui, sous le même nom, mais avec
un phénotype différent reprennent l’héritage culturel et
linguistique d’un groupe considéré comme disparu mais
qui se perpétue, en réalité, sous une forme transformée,
sous de nouveaux habits, à l’instar des Garifunas du
Honduras ou des Miskitos du Nicaragua. Une culture
ou une langue ne disparaît donc jamais complètement,
quoiqu’en pensent les tenants de la thèse du génocide
ou de sa forme atténuée l’« ethnocide » : elle se perpétue
dans d’autres cultures, dans d’autres langues, de sorte que
les cultures et les langues actuelles sont les héritières de
Conclusion

Au terme de ce parcours, on voudrait tenter d’esquisser


quelques figures revêtues par l’expression du politique
en anthropologie. Si, étymologiquement, par définition,
l’ethnologie ou l’anthropologie est « a-politique », au sens
où elle n’est censée s’occuper que de l’ethnos, c’est-à-dire
de tout ce qui ne relève pas de la Cité (polis), tout le travail
des anthropologues a consisté depuis la fondation de cette
discipline, à réhabiliter les sociétés primitives ou exotiques
exclues, en tant que sociétés prétendument a-politiques,
de la trajectoire exemplaire ayant mené la civilisation
occidentale depuis la Cité grecque jusqu’à la société
capitaliste développée. Cette opération de réhabilitation
a donné lieu chez certains anthropologues à un travers
primitiviste, présent également dans le postcolonialisme,
et qui porte la marque d’un déni d’historicité imputé aux
cultures exotiques.
La prise en charge de l’historicité par les anthropolo-
gues, tout comme leur engagement auprès des sociétés
qu’ils étudiaient, est un fait repérable depuis longtemps
au sein de la profession. Ce fut le cas, notamment, de
ceux qui ont fait partie de la génération tiers-mondiste
ayant soutenu les guerres d’indépendance et les luttes de
libération d’Algérie, du Vietnam, du Laos et de Palestine.
Mais cette période est désormais révolue, même si l’en-
rôlement d’anthropologues par l’armée américaine dans
la guerre d’Afghanistan a conduit, ces dernières années,
la profession à reprendre son combat contre le dévoiement
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

de la discipline et à renouer ainsi, dans une certaine mesure, seulement le sens du capital comme rapport social, mais
avec l’engagement des années 1960. aussi comme rapport magique, celui qui apparaît chez
Quoi qu’il en soit, c’est désormais l’indigénisme qui Marx à propos du « fétichisme de la marchandise ». Envisager
occupe le devant de la scène et mobilise nombre d’an- la marchandise comme un fétiche représente une approche
thropologues, notamment en Amérique latine. La défense véritablement révolutionnaire puisqu’elle donne à cette
des cultures « isolées » et menacées dans leur existence représentation la dimension proprement anthropologique
par les routes, les projets miniers, les grands barrages ou de la sorcellerie, vue elle-même comme un système de
l’extension de l’agriculture et de l’élevage conduit nombre croyance. Voir dans la marchandise un fétiche, implique
de chercheurs étrangers ou nationaux à embrasser la cause de considérer celle-ci comme une idole, une sorte de Veau
indigène et à accompagner l’action des leaders locaux des d’or sur laquelle on vient sacrifier. Et n’est-ce pas en terme
différentes communautés concernées. Quoi qu’on pense de de sacrifice qu’il convient d’analyser les multiples artefacts
l’action de ces anthropologues et de la cause indigéniste en – modèles mathématiques, programmes informatiques
général, il reste que la tâche de l’anthropologie ne saurait automatiques, algorithmes de tous ordres – mis en œuvre
se limiter à la défense des communautés menacées ou au sein du système financier international par des agents
en voie d’extinction. plus ou moins étroitement contrôlés par les dirigeants des
C’est en effet le capitalisme dans son ensemble qui établissements bancaires ? Ces traders « fous » ne sont-
est devenu le terrain de prédilection de l’intervention ils pas assimilables à des prêtres chargés de nourrir la
de l’anthropologue, en raison, comme on l’a dit, de l’in- bête débridée, qui tel le monstre de Frankenstein, aurait
capacité de la science économique à rendre compte de échappé à son créateur ?
la crise, et indépendamment de l’intervention louable On voudrait plaider ici pour une approche du capita-
de certains membres de la profession anthropologique lisme par le petit bout ou par l’autre bout de la lorgnette et
en faveur des victimes du système que sont les immigrés, s’attarder un instant sur la figure de « Mami Wata », cette
les « sans papiers » et les expulsés. sirène ensorceleuse ou cette femme-serpent qui symbolise
Sur le plan théorique, en effet, l’approche anthropolo- dans toute l’Afrique les charmes délétères de la moder-
gique ou sémioticienne est la seule à pouvoir rendre audible nité associée à la pénétration de l’économie marchande.
le « bruit » émis par un système que l’on doit envisager Avatar contemporain du vieux mythe du serpent entendu
aussi comme relevant du symbolisme, de la croyance, comme symbole du pouvoir prédateur dans les royaumes
voire de la magie. précoloniaux – tel le Wagadu Bida du Sahel auquel on
La crise actuelle a le mérite, si l’on peut dire, de offre chaque année une jeune fille vierge –, la figure de
redonner une actualité brûlante au marxisme, mais dans Mami Wata lui ajoute une touche de modernité en faisant
le même temps d’écarter toute interprétation économiste d’elle une sorte d’icône de la femme moderne séductrice,
de cette doctrine. En renouant avec le sens profond de la détachée de la tradition villageoise. Bref, l’analyse de cette
doctrine de Marx, on devrait parvenir à retrouver, non institution mythique de la périphérie, à l’instar du cargo
 L’Anthropologue et le politique

cult mélanésien, pourrait apporter un complément essentiel


à la compréhension du capitalisme en tant que système
symbolique.
L’éthique du capitalisme et l’esprit de sa religion, tel annexes
pourraient bien être le programme s’offrant dorénavant
à l’anthropologie.
1.

L’identité contre l’égalité 

Nonfiction. fr : Vous avez publié en septembre dernier


dans Le Monde une tribune sévère, remarquée, intitulée
« La société française piégée par la guerre des identités  ».
Dans quel contexte l’avez-vous rédigée ?
Jean-Loup Amselle : J’avais été malmené dans
Le Monde par Louis-George Tin, qui était à l’époque vice-
président du CRAN et venait de faire son entrée dans
Le Monde des livres. J’avais débattu avec lui au mois de
juillet, dans le cadre des rencontres de Pétrarque orga-
nisées par France Culture sur les fractures du peuple,
et nous avions eu un petit accrochage. J’estimais que le
CRAN ou d’autres organisations comme le CRIF ou
les Indigènes de la République, étaient des entreprises
identitaires, des entreprises d’ethnicité et de mémoire, qui
avaient pour effet de « créer » des groupes qui n’existaient
pas et auxquels ces organismes donnaient consistance.
Par exemple, qu’est-ce que « les Noirs » ? Ça n’existe pas !
Il y a des Antillais, des Africains, certains sont Français,
d’autres ne le sont pas. Ces entrepreneurs d’ethnicité et de
mémoire créent des communautés (noires, maghrébines,
musulmanes, juives, arméniennes, etc.) qui sont en réalité
1. Entretien réalisé par Noémie Suisse pour Non-Fiction, le
12 décembre 2011
2. Parue dans Le Monde du 15 septembre 2011 et dont on trouvera la
version complète ci-après.
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

des ensembles discrets de gens qui se revendiquaient à un Terra Nova, que la classe ouvrière serait passée, avec armes
moment ou un autre de tel ou tel groupe, mais qui peuvent et bagages, au Front national. Puisque cette classe ouvrière
se revendiquer de plusieurs groupes simultanément ou a en outre « trahi » au profit du Front national, occupons-
successivement… Dans sa tribune, Louis-George Tin me nous des nouvelles couches urbaines, des intellectuels, des
reprochait – puisque j’avais mis en cause d’une part le classes moyennes ou d’électorats particuliers, singuliers…
racisme d’État de Sarkozy et que, d’autre part, je disais que Ce qui est frappant, c’est qu’une des premières visites
ces entrepreneurs d’identité, sans être racistes, créaient des de François Hollande, depuis qu’il est candidat, ait été
communautés – de frôler moi-même le racisme et de ne faite à des sourds-muets – avant les ouvriers. Il est certes
pas tenir compte de la spécificité des différentes cultures. allé voir les ouvriers d’Alstom avec Arnaud Montebourg,
Ma tribune était une réponse à cette critique. J’ai essayé mais sa première visite a été pour les sourds-muets. Je n’ai
de montrer dans mon livre et dans cette tribune que ces évidemment rien contre les sourds-muets, et il est tout à
communautés sont des créations qui résultent du travail fait important de s’occuper d’eux, mais ce choix est tout
de personnes qui appartiennent à l’élite. À la direction du de même significatif.
CRAN se trouvait Patrick Lozès, un pharmacien ; Louis
George-Tin est un universitaire… Ce sont des gens qui La revendication croissante des particularismes culturels est-
prennent la parole au nom de la communauté noire. C’est elle à mettre au compte d’une cohésion nationale insuffisante
une minorité qui parle au nom d’un groupe beaucoup plus ou est-elle le résultat d’une politique concertée de défense et
large dont elle prétend défendre les intérêts et dont elle valorisation de ces identités ?
formate l’existence. Je crois qu’il faut remonter à mai 1968, qui a vu le
déclin de l’universalisme, du sentiment républicain, de la
Dans la tribune précitée, vous constatez qu’un transfert laïcité, sous l’impact de plusieurs phénomènes. Ça a été
des luttes s’opère du domaine économique vers le domaine notamment ce qu’on appelle la fin des « grands récits » :
culturel. Est-ce qu’on peut dire que le choc des cultures a les Lumières, le récit hégélien, marxiste, etc. et la montée
remplacé la lutte des classes ? d’idées alternatives comme les cultural studies aux États-
C’est une formule lapidaire, mais qui résume bien le Unis, le post-colonialisme, le post-modernisme, les idées
virage qui a été opéré par certaines organisations politiques, new age, qui ont traduit un changement d’orientation
et notamment par le PS, qui a délaissé la classe ouvrière et intellectuelle. Ce phénomène s’est accentué avec la chute
les milieux populaires pour s’intéresser davantage à ce que du mur de Berlin en 1989 et la chute du communisme et
j’appelle les fragments, qui seraient les gays, lesbiennes, ou du socialisme réel en 1991. L’idée était qu’on était arrivé
les minorités visibles. Je crois qu’il y a eu un changement à quelque chose comme une fin de l’Histoire, et qu’il n’y
d’orientation qui tient au fait que maintenant, le Parti avait plus de principe-espérance tourné vers l’avenir. Le
socialiste vise une clientèle que j’appellerais ethno-éco- communisme ayant fait long feu, le capitalisme était devenu
bobo, parce qu’il considère, dans la foulée de la fondation la vérité indépassable de notre temps. Il s’est opéré une
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

espèce de repli sur des identités singulières, des particu- ne veut strictement rien dire : qu’est-ce que ça veut dire,
larités culturelles, de genre, de race, des fragments – ce « être issu de la diversité » ? C’est un non-sens total ! Il faut
que j’appelle des « entailles verticales » au sein du corps lutter contre cette idéologie parce que cette diversité est
social – qui se sont substitués aux découpages horizontaux une gigantesque arnaque qui a pour effet de masquer les
de classe qui prévalaient pendant les Trente Glorieuses. Il inégalités économiques croissantes qui existent au sein
y a eu une sorte de redistribution des cartes culturelles, des pays occidentaux. Il suffit d’observer les statistiques
identitaires, politiques. Il y a quelques semaines, Télérama des économistes, qui montrent le fossé qui se crée entre
a fait un article qui recense un certain nombre de livres, les plus riches et les plus pauvres, en Europe, ou aux
dont le mien, qui s’appelle « Gauche prolo contre gauche États-Unis… C’est cette question, et non pas celle de la
bobo ». Cette tendance est très présente dans les médias, diversité, qui doit être appréhendée. Il y a un livre d’un
y compris et surtout dans les médias de gauche. Regardez auteur américain que j’aime bien, Walter Benn Michaels,
le Libération d’aujourd’hui, qui met l’accent sur le fait traduit en France en 2009, qui a pour titre La Diversité
que le PS donne toute sa place à la diversité dans les contre l’égalité. Le problème est que la diversité a pour effet
candidatures aux prochaines élections législatives. Mais de masquer les inégalités croissantes de nos sociétés. C’est
Libé ou Le Monde c’est pareil ! Ils sont tous deux pour les une espèce de dérivatif, de diversion, d’attrape-nigauds.
statistiques ethniques, pour la discrimination positive, etc. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de discrimination ; mais en
Pour la gauche ethno-éco-bobo, la question sociale est mettant l’accent sur ce thème, la gauche et la droite s’en
moins glamour que les particularismes culturels. tirent à bon compte. Par exemple, ça ne coûte pas plus cher
à l’État d’embaucher des flics blacks et beurs, que des flics
On trouve donc selon vous des apôtres identifiés de cette « français de souche » : ça donne bonne conscience et ça
idéologie dans la gauche ethno-éco-bobo, comme vous dites, fournit une espèce de certificat de « correction politique »
aussi bien que dans la société civile ou les médias ? (au sens de la political correctness).
C’est presque une idéologie dominante, maintenant.
Mes idées sont fortement combattues, parce que ceux Vous écrivez qu’en réaction aux revendications des différentes
qui les portent sont rejetés nécessairement à la droite minorités, une identité culturelle majoritaire, « blanche et
ou à l’extrême droite. Aujourd’hui, républicain et laïc chrétienne », se cristallise. Comment peut-on la décrire et
veut dire islamophobe – ce qui n’est évidemment pas comment se manifeste-t-elle ?
mon cas. Il est difficile de se dire républicain, laïc, et de Face à l’énonciation de ces identités, des minorités
gauche. Ça paraît complètement ringard, dépassé. Or je visibles par des organismes comme le CRAN, les Indigènes
crois qu’il faut ramer à contre-courant de cette idéologie de la République, les Indivisibles, il se produit une réaction
dominante qui est une espèce de diversion, notamment en retour. Cette réaction donne consistance à l’identité
pour ce qui concerne la discrimination positive, le respect « française de souche » défendue par la droite populaire
de la diversité ou des issus de la diversité. En outre, ça et le Front national. Ce qui est significatif, c’est qu’il y
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

a une symétrie parfaite entre l’extrême droite et l’ex-


trême gauche multiculturelle et post-coloniale : d’un Au moment du débat sur l’identité nationale, c’est cette lecture
côté le Front national utilise la notion de « Français de culturaliste de la France et des Français qui a prévalu ?
souche » ; de l’autre côté, vous avez les « souchiens » des L’identité nationale, telle qu’elle a été énoncée par
Indigènes de la République. Houria Bouteldja utilise Sarkozy, c’était : « nos églises, nos châteaux », c’était une
ce terme pour désigner ceux qui ne font pas partie des identité catholique, en réalité. Dans son discours de La
minorités visibles. Il est troublant que l’extrême droite Chapelle-en-Vercors, j’ai été frappé par cette formule. Cette
et l’extrême gauche utilisent les mêmes termes ! Il y vision culturelle de l’identité nationale tend à être domi-
a une espèce de connivence – autrefois, on aurait dit nante à l’échelle européenne puisque l’identité européenne
une « alliance objective » – entre la droite populaire est elle-même de plus en plus conçue comme une identité
et le Front national d’un côté et, de l’autre, l’extrême chrétienne. Il y a un rabattement de l’identité européenne
gauche et la gauche multiculturelles et post-coloniales. sur la civilisation chrétienne, une restriction de l’identité
La « société française piégée par la guerre des identités » européenne à un socle chrétien.
– c’est le titre de la tribune du Monde que j’ai signée,
choisi par le journaliste Nicolas Truong, mais que j’as- Vous avez plusieurs fois lié les adjectifs « multiculturel » et
sume tout à fait – a lieu en France comme en Europe, « post-colonial ». Pourriez-vous revenir sur cette association ?
que les pays soient républicains, comme la France, ou Les signes identitaires récupérés par l’extrême gauche
multiculturalistes, comme l’Angleterre, la Hollande ou et les organisations déjà citées sont en fait des stéréotypes
l’Allemagne. Partout, il y a ce durcissement de l’identité coloniaux. Ces catégories ethniques ont été créées par les
blanche et chrétienne. En Angleterre par exemple, les colonisateurs. Ce sont des stigmates qui résultent de l’im-
récentes émeutes qui ont embrasé le pays sont analysées position d’un savoir-pouvoir colonial sur des populations
par David Cameron en termes culturalistes et non en disséminées mais que l’on a agrégées, fétichisées, dont on
termes ethniques. Il ne dit pas la même chose que ce qui a durci l’identité. On divisait les populations en ethnies
a été dit en France après 2005 (« ces émeutiers étaient pour mieux les contrôler. Par un phénomène classique de
des enfants de familles polygames issues d’Afrique noire, retournement de stigmates, ces stigmates coloniaux ont été
dans lesquelles il y a de profonds déséquilibres psycholo- réappropriés par les populations elles-mêmes et par les orga-
giques, etc. »), il dit : « c’est la culture africaine, antillaise, nisations qui prétendent parler en leur nom. Les identités
etc. qui a déteint sur les blancs des banlieues ; il y a une défendues sont prétendument libératrices mais procèdent
sorte de culture de la délinquance qui s’est développée. » en fait d’une mise en forme coloniale. Par exemple, le terme
On retrouve ce discours culturaliste aujourd’hui dans de « nègre », raciste, colonial, réapproprié par Césaire est
le monde entier. L’explication en termes sociologiques devenu la « négritude ». Césaire a conçu ce concept de
est en déclin. « négritude » sur une ethnologie coloniale complètement
raciste ! L’arsenal idéologique colonial a été inversé.
 L’Anthropologue et le politique

En 2007, le candidat Sarkozy s’élevait contre la logique de


repentance. La gauche devrait à son tour, selon vous, cesser
de brandir ces « stigmates » et, pour ainsi dire, faire son deuil 2.
de la repentance ?
Il y a quelque chose de commun entre le discours Doit-on « raciser » les identités ? 
contre la repentance et l’injonction de mémoire. L’un est
le pendant de l’autre. On est engagés dans une guerre
des identités, qui est aussi une guerre des mémoires. Je La question de la racisation ou de l’ethnicisation des
suis contre le discours de Sarkozy sur les bienfaits de la identités occupe une place croissante dans notre pays où
colonisation ; mais il faut aussi être contre l’injonction de elle se conjugue étroitement avec celle du multicultura-
mémoire relative à l’esclavage et la colonisation, parce lisme. Celui-ci est revendiqué comme modèle par des pans
que, comme le disait Renan, une nation repose aussi sur entiers de la scène politique, médiatique et intellectuelle.
l’oubli. Ce n’est pas la peine de raviver les plaies qui ont Or le multiculturalisme, en tant qu’il est fondé sur la recon-
existé à l’époque entre protestants et catholiques, entre naissance des identités singulières de race et de culture, a
juifs et non-juifs, entre maîtres et esclaves, etc. Pour tisser échoué en France, et plus largement en Europe, non pas,
du lien social, il ne faut pas se tourner vers le passé, mais comme le prétendent Angela Merkel, David Cameron et
vers l’avenir . Nicolas Sarkozy, parce qu’il n’est pas parvenu à « intégrer »
les « immigrés », mais en raison de la fragmentation du
corps social opérée partout où ce principe est officiellement
appliqué ou simplement promu par des organisations
politiques. La mise en œuvre du multiculturalisme a en
effet conduit à dresser l’un contre l’autre deux segments
de la population : l’identité majoritaire et les identités
minoritaires. Par une sorte d’effet boomerang, l’apparition
au sein de l’espace public de minorités ethno-culturelles
et raciales a provoqué, dans chaque cas, le renforcement
d’une identité « blanche » et chrétienne. Il est d’ailleurs
symptomatique que le Front national et les Indigènes de la
République se soient référés tous deux, lors de l’affirmation
1. Cette tribune est parue sous une forme abrégée dans Le Monde
1. Sur ce point, voir le livre d’Emmanuel Terray, Face aux abus de du 15 septembre 2011, sous le titre « La société française piégée par les
mémoire, Arles, Actes Sud, 2006. guerre des identités ».
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

de ce modèle, à des expressions proches pour désigner postcoloniales est le produit d’un contre-racisme venu
l’identité majoritaire : les « Français de souche » dans un « d’en bas », émanant du « peuple », ou de certaines de
cas, les « souchiens » dans l’autre. ses composantes ou si, à l’inverse, elle est l’œuvre des
À la différence d’autres pays comme les États-Unis, où représentants communautaires issus de cette politique
les différentes « communautés » semblent pouvoir vivre même de la diversité, prompts à accoler des spécificités
les unes à côté des autres, l’essor du multiculturalisme en ethno-culturelles ou raciales intangibles à des collections
France se traduit donc par une montée tangible du racisme d’individus dont l’homogénéité ne va pas de soi. De sorte
appliqué au discours public ou dans le discours public. qu’il n’est pas illégitime de mettre en doute l’existence, en
Ce racisme revêt lui-même deux formes : l’affirmation France, des communautés « noire », « juive », « musulmane »
forcenée d’une identité majoritaire « blanche » et même ou « maghrébine », autrement que dans les discours de
catholique par la droite et l’extrême droite et, symétri- porte-parole parfois nommés ou encore auto-proclamés qui
quement, l’affirmation, par la gauche multiculturelle et s’expriment « au nom » de ces communautés en prenant
postcoloniale, d’identités minoritaires ethno-culturelles en quelque sorte leurs « membres » en otages. L’auto-
– « black » et « beur » notamment – qui constituent autant définition, à certaines périodes de son existence, d’un
de « communautés de souffrance ». Celles-ci s’estiment en individu quelconque comme « juif », « noir », « maghrébin »
effet fondées à être reconnues comme telles et à demander ou « breton » n’implique pas ipso facto son appartenance
« réparations » pour les préjudices subis par leurs ancêtres pérenne à des « communautés » associées à ces différents
lors de phases historiques particulièrement sombres – la labels identitaires. Comme aime à le dire un de mes
colonisation et l’esclavage notamment –, rapprochant en amis : « Certes je suis Corse, mais pas à plein-temps. » Tel
cela le multiculturalisme d’autres courants d’idées dans « immigré africain », expression hautement contestable,
leur traduction civique, comme le postcolonialisme désor- tout comme le sont celles de « première » ou de « deuxième
mais très présent sur la scène politique et médiatique. génération », même s’il est assigné d’autorité, lui ou ses
C’est ainsi que l’une des figures phares de ce courant parents, à « sa » culture d’origine, « noire », d’Afrique de
d’idées, l’universitaire Gayatri Spivak, a défini l’« essen- l’ouest soudano-sahélienne, peut se définir, au contraire,
tialisme stratégique » comme étant la posture consistant à successivement ou concurremment, en fonction de diffé-
figer momentanément les identités, et donc à constituer rents contextes, comme Soninké, Sénégalais, Français,
des communautés ad hoc afin d’obtenir satisfaction pour habitant du quartier du Val-Fourré à Mantes, etc.
un certain nombre de revendications d’ordre économique, La culture, qu’on reproche à certains chercheurs en
politique ou juridique. sciences sociales de minorer ou de nier, n’est pas, ou pas
Mais qu’en est-il de ces « communautés » elles-mêmes ? seulement, un héritage du passé, mais un élément qui
L’énonciation de leur identité procède-t-elle des acteurs se, qu’on se, construit. La culture est en effet la somme
de base ou des porte-parole qui s’expriment en leur nom ? d’actes d’identification accomplis par un individu au cours
On peut se demander si l’expression racisée des identités de son existence, somme dont on ne peut rendre compte
 L’Anthropologue et le politique Jean-Loup Amselle 

qu’après sa disparition. On ne devient pas ce que l’on est, diviser l’ensemble du monde en autant d’« aires culturelles »
on est ce que l’on devient. étanches, et donc à enfermer les continents géographiques
Nous entrons sur ce point en désaccord avec une et intellectuels dans des spécificités irréductibles. Pas plus
démarche qui prétend enfermer les individus dans des que l’Europe des Lumières ne saurait être caractérisée par
mono-appartenances identitaires afin de défendre des la « raison » (c’est aussi le siècle des « passions »), les autres
intérêts particuliers. Transmuter le social en culturel, aban- continents ne sauraient être réduits à des caractéristiques
donner le terrain des luttes économiques au profit de culturelles intangibles (l’Afrique des « ethnies », l’Inde
l’affirmation d’identités ethniques et raciales, semble donc des « castes », le Moyen-Orient musulman « fondamen-
être une caractéristique majeure d’une gauche multicul- taliste », etc.), voyant ainsi déniée leur historicité propre.
turelle et postcoloniale qui risque à ce jeu d’occuper une Construire du lien social, c’est précisément passer à travers
position symétrique et inverse de la droite et de l’extrême les continents géographiques et culturels, c’est postuler une
droite « républicaine ». universalité première et principielle entre tous les hommes,
De façon paradoxale, en effet, cette droite et cette entre toutes les femmes, pour réserver aux « cultures » le
extrême droite, en défendant la République et la laïcité statut d’une production résultant d’un processus de singu-
sur des bases islamophobes (refus des prières musulmanes larisation. Postuler l’humanité de l’homme et de la femme,
dans les rues, des repas hallal dans les cantines), défend ce n’est pas vouloir assurer la domination de l’Occident sur
par contre coup des valeurs culturelles tout aussi ethnici- le reste du monde, c’est affirmer la possibilité de commu-
sées, mais « bien de chez nous » (soupe au lard, apéritifs niquer avec les autres. Les révolutions démocratiques en
saucisson-vin rouge). La gauche et l’extrême gauche multi- cours en Tunisie, en Égypte, en Libye, et celles à venir,
culturelle et postcoloniale, en abandonnant la défense de montrent que les droits de l’homme, loin d’être un carcan
l’universalisme républicain à la droite et à l’extrême droite imposé par l’Occident au reste du monde, peuvent aussi
s’engagent dans la voie d’un choc des cultures qui fait être réappropriés par des peuples arabo-musulmans, en
parfaitement les affaires de son adversaire. L’universalisme, dépit de, ou grâce à, « leur » culture.
contrairement à ce que prétendent les tenants des idées En définissant a priori la culture d’un peuple, ou son
multiculturalistes et postcoloniales, ne se réduit en effet identité, a fortiori en la racisant, on prend donc le risque
ni à la défense de la suprématie « blanche » sur le reste d’être démenti par l’historicité de cette culture, c’est-à-dire
du monde, ni à l’assimilation vue, à juste titre, comme par sa capacité à intégrer une multitude d’éléments dont
une sorte de rouleau compresseur nivelant les identités on avait postulé, par principe, qu’ils ne lui appartenaient
et les cultures. En ce sens, il ne s’agit pas, en reprenant pas. Culturaliser, ethniciser ou raciser les identités est
l’expression de Dipesh Chakrabarty, autre auteur phare le meilleur moyen, notamment, d’enfermer les jeunes
des études postcoloniales, de « provincialiser l’Europe », en des banlieues dans des ghettos, la meilleure façon de les
mettant en exergue sa spécificité culturelle pour mieux en maintenir sous la chape du pouvoir.
montrer les limites. Car provincialiser l’Europe revient à
table
Introduction ...................................................................... 7

I. Le vote et la palabre................................................. 15


II. Au nom des peuples :
primitivismes et postcolonialismes............................... 25
III. Claude Lévi-Strauss :
un anthropologue du passé ?........................................ 43
IV. Georges Balandier et l’historicité
des sociétés africaines.................................................. 49

V. L’Afrique a-t-elle inventé


les droits de l’homme ? ................................................ 61

VI. L’art contemporain africain :


un art des origines?...................................................... 81

VII. La « désapparition » des langues............................ 93

Conclusion .................................................................... 103

Annexes........................................................................ 107
Achevé d’imprimer en juillet 2012

Dépôt légal août 2012

Imprimé en Europe

isbn 978-2-35526-109-1
ean 9782355261091

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