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20230814 Arnold Toynbee L’Histoires Préface de Raymond ARON

Rendons grâce aux éditions Elsevier Sequoia de nous offrir, en langue française, la dernière version,
en un volume magnifiquement illustre, de l'œuvre monumentale d'Arnold Toynbee, A Study of
History, que nous traduirons par L'Histoire.

Peut-être, au XVIIe siècle, aurait-on préféré un titre comparable à celui de L'Essai sur les mœurs de
Voltaire.

En ce cas, j'aurais proposé Essai sur I ‘Histoire Universelle, ou encore Essai sur le destin des
civilisations.

Œuvre monumentale, la plus célèbre et la plus controversée de l'historiographie contemporaine:


refusée avec un mélange d'indignation, d'envie et de mépris par la majorité des historiens
professionnels, en Grande-Bretagne et sur le continent, lue par un immense public, qui appartient
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désormais à la culture de notre temps; elle a contribué à la formation de la conscience que la
civilisation occidentale a prise d'elle-même.

Je n'appartiens pas, en tant qu'universitaire, à la communauté des historiens professionnels, je ne


réagis pas avec autant de vivacité qu'eux à certaines des erreurs, presque inévitables, en une
entreprise aussi ambitieuse.

Je m'intéresse plus qu'eux à la réflexion sur la pensée historique, aux tentatives d'interprétation
globale du passé humain.

Entre les détracteurs sans retenue et les admirateurs sans nuances, je prends une position qui risque
de ne satisfaire personne mais qui me permet peut-être de comprendre quelques-unes des raisons
des uns et des autres.

II va sans dire qu'un jugement modéré ne possède pas, en tant que tel, de dignité supérieure aux
jugements extrêmes.

Il risque tout autant gue ces derniers d'être rejeté par nos arrière-neveux.

Aussi ai-je garde un vif souvenir du colloque que j'ai l'eu l'honneur de diriger, à Cerisy, et qui a fait
l'objet d'une publication autour de Toynbee.

La gentillesse, la modestie de l'homme parvinrent à conquérir ceux mêmes que ses livres rebutaient
ou laissaient incertains.

Cette brève introduction prolonge le dialogue avec l'ami de Cerisy.

Historien, Arnold Toynbee embrasse, grâce à une érudition étonnante, !'ensemble des siècles.

Mais sa personnalité, ses thèmes, ses valeurs s'enracinent dans l'expérience d'une génération, née au
crépuscule de l’âge victorien, et de la suprématie britannique, décimée par les deux guerres, dont les
rares survivants regardent monter à l'horizon une civilisation planétaire, aux contours incertains,
clans laquelle nos Etats nationaux d'Europe, notre petit cap tout entier de l'Asie, n'occuperont plus la
même place, éclatante et disproportionnée, que clans la civilisation européocentrique de 1890 ou de
1914.

La grande guerre - celle de 1914-1918 dont celle de 1939-1945 ne fut que la suite, la répétition ou
l'amplification - Arnold Toynbee la vécut à la lumière de Thucydide, comme notre Thibaudet en
France; la lutte impitoyable entre les grandes puissances européennes lui paraissait aussi tragique,
aussi absurde, peut-être aussi fatale que la guerre du Péloponnèse.

Lundi 14 août 2023


20230814 Arnold Toynbee L’Histoires Préface de Raymond ARON

Certes, il se défend de tout fatalisme: nul destin ne condamnait Athènes à cette sorte de fixation
névrotique sur un moment glorieux et éphémère de son passé.

C'est pour avoir transfigure et idolâtré leurs propres œuvres, autrement dit eux-mêmes en dernière
analyse, que les Athéniens ont attiré sur leurs têtes, non la colère des dieux mais le châtiment des
hommes, la catastrophe de 404 (la prise de la cité par Sparte et ses alliés) et, du même coup, la
rupture: le breakdown de la civilisation hellénique.

Cet exemple, un des plus célèbres de tout l'ouvrage, nous suggère de lui-même quelques-unes des
idées qui alimentent le débat autour de Toynbee.

Citoyen du monde, cosmopolite par excellence, Toynbee déteste tous les nationalismes au point de
détester parfois les nations elles-mêmes et d'admirer les empires dans lesquels les diverses ethnies
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coexistent pacifiquement, chacune occupant certains secteurs de l'activité collective, à l'ombre d'une
administration tutélaire.

L'individu peut-il se passer d'une participation effective à une entité collective, à son Etat, faute de
laquelle il perdrait la dignité d'être politique - zoon politicon - et connaitrait de nouveau les misères
du sujet?

Lecteur de Thucydide, Toynbee discerne dans le cœur humain, dans l'orgueil de vaincre, dans l'ivresse
de la puissance le secret du destin.

Le stratège grec qui ne connaissait, lui non plus, ni loi du devenir ni décret d'en haut, indignait à une
vue pessimiste que Toynbee récuse tout en la confirmant.

Le cœur humain ne demeure-t-il- pas toujours le même?

Les peuples, libres de secouer le joug des souvenirs envoutants n'ont-ils pas toujours cédé tôt ou tard
à la tentation?

Thucydide jugeait exemplaire la guerre du Péloponnèse parce que, pensait-il, si les circonstances se
reproduisent, les hommes se conduisent de même manière.

Le discours des envoyés d'Athènes aux Méliens - les forts imposent leur volonté et toujours les
faibles doivent céder ou périr - explicite ou clandestin, gardera sa vérité ambiguë: trop souvent
confirme par les événements pour être ignore, trop cynique pour ne pas susciter la révolte.

Toynbee ne prend pas à son compte le discours des Athéniens, mais si les civilisations ont suivi toutes
jusqu'à présent la même voie, parcouru les mêmes étapes, il faut bien que les hommes, seuls
responsables de leur fortune et de leurs infortunes, aient use de leur liberté avec les mêmes passions
aveugles - ainsi que l'avait prophétisé l'Athénien.

De Spengler qui lui aussi comparait les civilisations, qui lui aussi formulait un diagnostic - et un
diagnostic sans appel - sur l’âge de la civilisation occidentale, Toynbee ne recueille ni le biologisme
(sinon dans l'emploi de quelques mots, comme celui de croissance, growth) ni la loi inexorable de la
senescence; il se veut à la fois plus proche des faits - empirique, dit-il et non métaphysicien - plus
ouvert sur un avenir non encore déterminé.

Malgré tout, ne suggère-t-il pas plus de motifs d'angoisse que d'espoir?

La substitution des civilisations aux nations en tant que champ intelligible de recherche représente
l'équivalent scientifique du cosmopolitisme politique ou moral.

Lundi 14 août 2023


20230814 Arnold Toynbee L’Histoires Préface de Raymond ARON

Les historiens écrivirent au siècle dernier, et encore en celui-ci, des histoires de France, d' Angleterre
ou d' Allemagne parce qu'ils voyaient dans l'Etat-nation, à la suite de L. von Ranke ou de H. von
Treitschke, le chef-d’œuvre de l'humanité en travail, le suprême accomplissement de l'effort séculaire
des hommes pour organiser selon la raison la vie commune.

Ce suprême accomplissement, Toynbee le ramène au niveau du fanatisme tribal ou de l'égotisme des


cités, il le disqualifie, en montrant le réseau des influences et des emprunts réciproques entre les
entités, si fières de leur fictive autonome.

Pseudo-originalité, rétorque le professionnel.

Il y a bien longtemps que les historiens, aidés par les anthropologues, les sociologues ou les
économistes, ont brisé les barrières, élevées par les idéologies, entre les tribus et les nations.
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Objection valable bien que le genre des histoires nationales n'ait pas disparu, qui déplace, plus qu'il
ne résout, la controverse.

Personne n'ignore que les peuples, à partir de la naissance des sociétés complexes ou des
civilisations, ont forgé, fut-ce en se combattant, leur commune destinée.

Qui nourrirait la folle illusion de comprendre Athènes en ignorant Sparte, les Romains en ignorant les
Etrusques et les Grecs?

Ce qui fait problème, c'est la sorte de réalité qu'il convient de prêter aux ensembles que Toynbee,
après Spengler, appelle civilisations.

Que l'histoire d'une unité tribale, nationale ou ethnique, ne s'explique pas isolement, qui ne
l'admettrait?

Que les Européens jusqu'aux frontières de la Russie, jusqu’aux Balkans longtemps intègres à l'Empire
Ottoman aient plus de traits communs entre eux qu'avec les Chinois, les Japonais ou les Indiens, à
coup sûr.

Les affinités culturelles de même que les distances culturelles, se prêtent à l'observation.

Peut-on, à partir de l'observation, dessiner les frontières de civilisations, déterminer le principe de


l'originalité propre à chacune d'elles, les causes profondes de l'homologie de leurs itinéraires?

Les civilisations (dont notre ami a porte le nombre à 31 au cours des dernières années) existent-elles
en dehors de !'imagination fertile de l'interprète?

Réalités ou mythes?

Cadres de classement ou structures contraignantes?

Probablement Toynbee répondrait-il que l'historien part du schème que lui suggère la comparaison
entre la civilisation antique et la civilisation moderne et qu'il l'applique aux autres civilisations, aux
limites souvent brouillées, au développement parfois arrêté; le succès même de l'application renforce
la plausibilité du schème à moins - comme le veulent les détracteurs - que le succès tienne a la
virtuosité de l'interprète qui force les faits à entrer dans ses cadres.

Aussi bien Toynbee ne s'est-il pas tenu toujours au même découpage de l'histoire de la Chine par
exemple, et a-t-il admis qu'un autre modelé du devenir n'est pas exclu.

Faut-il s'attacher à la réalité ou à l'irréalité des civilisations et tenir cette alternative pour le centre des
controverses?

Lundi 14 août 2023


20230814 Arnold Toynbee L’Histoires Préface de Raymond ARON

Après tout, les frontières de l'entité France ou Allemagne sont-elles mieux dessinées dès lors que l'on
ne confond plus l'unité historique d'aujourd'hui avec son support spatial (qui n'a pas été toujours le
même)?

Quoi qu'il en soit, plus que le concept de civilisation déjà popularisé par Spengler, ce sont des
concepts comme ceux de défi ou de réponse, de prolétariat intérieur ou extérieur, de rupture et de
désintégration, d'Empire Universel et d'Eglise universelle qui ont été retenus par les lecteurs, le public
cultivé, les professionnels aussi.

Concepts descriptifs plutôt qu'explicatifs, qui parlent à la fois à l'esprit et à la sensibilité, qui
permettent d'ordonner et de rapprocher un grand nombre de désormais presque spontanément les
concepts de prolétariat interne et externe pour penser, en ce dernier tiers du XXe siècle, au sort des 4
étrangers qui vivent dans les interstices des sociétés industrialisées sans y être réellement intègrés,
en même temps qu'à celui des populations, en des zones géographiquement contiguës à celle de la
civilisation occidentale, affectées mais non converties par les valeurs ou les croyances de la société
proche et dominante?

Je viens d'employer l'expression condition historique de l'homme.

La dernière expression que notre ami nous livre de sa pensée me frappe, en effet, par de multiples
nouveautés, dont l'une, en particulier, me touche.

A mesure que s'est développée cette enquête, par essence presque illimitée, l'intervalle s'est
progressivement élargi entre la vision de Spengler et celle de Toynbee.

Au point de départ, ce dernier l'a écrit avec sa modestie coutumière, il s'est demande quelle part des
idées qu'il avait conçues par lui-même avait déjà été élaborée dans Le Déclin de L'Occident.

A cette époque, ce qui dominait ou semblait dominer cette philosophie de l'histoire universelle,
c'était la pluralité des civilisations, chacune caractérisée par une âme ou une religion singulière,
chacune parcourant les mêmes phases, naissance, crois-sance, Etats batailleurs (ou pluralisme
politique), rupture, désintégration, empire universel, religion universelle.

Ni ces mots ni ces images n'ont disparu, mais d'autres s'y ajoutent.

Les emprunts d'une civilisation naissante à la civilisation qui achève sa course, emprunts que
Toynbee, à la différence de Spengler, n'avait jamais méconnus (il n'a jamais admis l'imperméabilité
radicale des civilisations les unes aux autres), prennent une portée accrue.

Ils tendent à rétablir l'unité de l'aventure humaine que la pluralité des civilisations brisait
irrémédiablement.

Au modèle hellénique et occidental, se joignent désormais le modèle juif et le modèle chinois.

Je ne suis pas sûr qu'il s'agisse toujours de la même notion de modèle.

Au lieu des grandes lignes d'un mouvement historique, Toynbee nous présente trois aspirations
essentielles de l'humanité, trois modalités d'existence collective dont chacune répond a l'une de ces
aspirations: l'extrême diversité et l'indépendance des petites unités politiques marquent la grande
période de création hellénique; la lumière d'Athènes continue de briller, la guerre du Péloponnèse
frappe à mort la civilisation mais elle suscite aussi l'œuvre de Thucydide, elle-même à l'origine de
l'œuvre de Toynbee et du sens que nous donnons aux grandes guerres du XXe siècle.

Lundi 14 août 2023


20230814 Arnold Toynbee L’Histoires Préface de Raymond ARON

Quand le prix de la diversité, quand le coût des batailles et des Etats batailleurs dépasse un certain
seuil, les hommes finissent par acheter la paix au prix de l'indépendance de leurs cités et par se
soumettre à l'uniformité d'un empire.

Le modèle juif est celui de la foi en une mission singulière, en une civilisation sans équivalent; par
cette foi un groupe étroit, même privé de son sol et de son Etat, maintient son identité à l'intérieur de
l'unité œcuménique et à travers les siècles.

Enfin dans le modèle chinois nous assistons aux efforts d'un peuple innombrable pour restaurer
l'unité œcuménique, après l'insupportable malheur du désordre et des conflits.

Préservation de l'identité d'un groupe étroit, préservation de l'indépendance d'entités politiques


rivales, préservation de l'unité impériale: chacun de ces idéaux comporte des sacrifices; tous
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peuvent-ils être atteints simultanément?

Toynbee interroge moins les documents pour y discerner les lignes maîtresses de l'aventure vécue
par d'autres qu'il ne s'interroge sur notre expérience actuelle - celle qui fut à l'origine et se retrouve
au terme d'un long cheminement.

L'homme social ou, si l'on préfère, les collectivités humaines peuvent-elles connaitre d'autres paix
que celles de l’équilibre ou de l'empire?

Celle de l'équilibre qui ne s'établit qu'à coup de guerres, celle de !'empire qui ne se maintient que par
le despotisme et affaiblit les capacités créatrices.

La médiation sur le destin des civilisations aboutit à une médiation sur la destination de l'humanité
que l'expansion et le retrait de !'Europe ont laissé plus proche de l'unité, plus proche aussi du chaos
qu'à aucun moment du passé.

Si les grandes guerres du XXe siècle occupent la même place dans le destin de la civilisation de
l'Occident moderne que la guerre du Péloponnèse (et peut-être la longue lutte entre Rome et
Carthage), à quel diagnostic aboutit notre ami sinon au constat de la rupture, à l'attente de la
désintégration et à l'espoir d'une Eglise universelle, germe d'une civilisation encore à naître?

Je ne suis pas personnellement assuré que tel soit le verdict qu'il convient de lire clans ce beau livre.

Notre civilisation ne présente-t-elle pas, quoi qu'on en ait, une originalité par rapport à toutes celles
du passé?

Elle a franchi tous les obstacles, elle a détruit et construit plus qu'aucune autre, elle condamne à
mort les petites sociétés closes dans lesquelles quelques centaines d'hommes trouvaient le sens du
monde et de leur vie, elle ravage la planète, elle pollue les lacs et les océans, elle lance un vaisseau
spatial à la conquête de la lune, unique par sa puissance pour le bien et pour le mal, la plus
monstrueuse de toutes aux yeux des uns, la seule qui donne une chance de progrès à long terme aux
yeux des autres.

L'aventure suprême de l'Occident, c'est l'aventure de la science.

A l'égard de cette aventure, Toynbee garde une attitude ambigüe, autre raison de l'hostilité qu'il
suscite.

II ne méconnait pas la valeur de la connaissance vérifiée et efficace, ii n'en éprouve pas en lui-même
la grandeur, il y discerne moins le suprême accomplissement de l'esprit humain que l'ensemble du
savoir qui permet la manipulation des forces naturelles au service de nos besoins.

Lundi 14 août 2023


20230814 Arnold Toynbee L’Histoires Préface de Raymond ARON

Arnold Toynbee ne souscrit a aucun dogme mais il demeure profondément religieux - du moins si la
religion se définit avant tout par le sens de la finitude humaine, par le sens d'un au-delà - au-delà de
nos existences toujours inachevées, au-delà de nos patries, elles aussi éphémères, au-delà de nos
pyramides de ciment et d'acier qui retourneront à la poussière, au-delà peut-être insaisissable que
toutes les croyances pressentent et qu'aucune n'appréhende, qui unit mystérieusement à travers les
siècles et les civilisations, l'humanité finalement une en sa quête indéfinise et pourtant divisée par
l'orgueil des grands, la richesse des uns et la pauvreté des autres, plus encore par les noms que
chaque communauté donne à ce qui ne peut être nommé.

Méditation sur la condition historique de l'homme, disais-je, méditation aussi sur l'un et le multiple,
sur la religion une en son essence et multiple en ses aspirations.
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Que le lecteur ne cherche pas de réponse à ces interrogations, qu'il apprenne ales formuler lui aussi
pour son propre compte: le détour par l'histoire universelle nous ramène non à cultiver notre jardin
mais à chercher, en nous et avec nos proches, le secret de notre destination.

RAYMOND ARON

Lundi 14 août 2023

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