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Du même auteur
AUX MÊMES ÉDITIONS
Le Pain
et le Cirque
Sociologie historique
d’un pluralisme politique
Éditions du Seuil
ISBN 978-2-02-112662-4
(ISBN 2-02-004507-9, 1re publication)
3. La magnificence
La question ethnographique.
Il n’est pas sans exemple, à travers l’histoire, que les dons à
la collectivité soient élevés à la hauteur d’un système. De nos
jours, au Mexique et dans les Andes, le système des cargos16 a
ressuscité un évergétisme. Dans les villages de ces contrées,
les fêtes liturgiques de la Vierge et des saints sont célébrées
avec un éclat exceptionnel par les pauvres paysans et elles
absorbent, dit-on, un bon tiers de leur activité. Dans chaque
village, le financement de ces fêtes coûteuses est assuré par un
système d’institutions assez complexe ; chaque année, la col-
lectivité ou plutôt les autorités du village désignent un certain
nombre d’individus qui reçoivent des titres honorifiques
(mayordomo ou capitán), à charge pour eux d’assumer la
dépense d’une de ces fêtes ; ces charges ou cargos sont
ordonnées en un cursus et les plus honorifiques entraînent,
sinon la ruine, du moins l’appauvrissement durable du digni-
taire, qui hypothéquera ses terres ou mènera pendant quelques
années la vie d’ouvrier migrant : les dépenses des cargos sont
une des raisons qui poussent les paysans à quitter leur village
pour aller sur la côte du Pacifique travailler dans les mines ou
les chantiers publics. A vrai dire, un détail capital échappe au
profane que je suis : le système est-il une espèce de tontine où
chaque villageois se ruine à tour de rôle pour les autres, si bien
qu’à la fin personne n’est gagnant ni perdant, ou bien est-ce une
élite de paysans riches, privilégiée en pouvoir ou en prestige,
32 Le Pain et le Cirque
qui s’immole au reste du village ? On nous dit, en tout cas,
que, si le dignitaire désigné n’acceptait pas la charge que la
collectivité lui impose, il serait « en butte à de sévères cri-
tiques et s’attirerait le blâme d’une opinion publique impi-
toyable ; il est en effet honteux de n’avoir pas rempli au moins
une fois dans sa vie une charge religieuse ». Outre cette sanc-
tion morale, les fonctions publiques seraient définitivement
fermées au récalcitrant : personne ne peut briguer les fonc-
tions d’alcade ou de fiscal s’il n’a été mayordomo ou capitán ;
« dans ces petites sociétés rurales, comme dans la Rome
antique, c’est en se ruinant qu’on accède au pouvoir et il en
résulte que les chefs du village se recrutent parmi les individus
les plus fortunés ». De leur côté, les autorités civiles sont sou-
mises à d’autres obligations liturgiques, mais moins ruineuses,
comme d’inviter leurs collègues et les dignitaires religieux à
un banquet lors de la fête d’un saint déterminé. Mais, pour les
cargos, les prestations sont beaucoup plus lourdes : faire dire
des messes, décorer l’église et l’autel du saint, fournir les vic-
times du sacrifice (ces régions pratiquent un curieux mélange
de christianisme et de paganisme) et, avant tout, faire festoyer
tous les villageois en leur fournissant l’alcool et la coca ;
comme dans les liesses populaires de l’Antiquité, le sacrifice
vaut surtout par le festin qui le suit. Tel est le principe ; dans
le détail, les choses sont moins logiques et certaines charges
sont revêtues d’un prestige traditionnel qui est bien supérieur
au coût modéré des dépenses qu’elles exigent. Il règne enfin,
entre les dignitaires, une rivalité qui se traduit par des efforts
pour s’éclipser mutuellement, pour se surpasser en largesses :
« la vanité est en effet le point faible du caractère indien ».
Pression de l’opinion, vanité, les deux phénomènes se corres-
pondant comme font l’extérieur et l’intérieur, telle serait l’ex-
plication de l’évergétisme andin.
Mais comment le système tient-il ? Comment ne pas se poser
une question que se posait Malinowski17 quand il décrivait la
circulation des dons chez ses chers Trobriandais ? « Quelles
sont les forces légales, sociales ou psychologiques qui pous-
sent un homme à se dépouiller spontanément et libéralement
d’une partie de son avoir ? » L’explication de Malinowski
était la même : « Nous répondrons (et à beaucoup de lecteurs
cette réponse paraîtra bizarre et peu croyable) que c’est la
coutume tribale et la vanité personnelle. Il n’existe pas de
Les agents et les conduites 33
châtiment pour ceux qui se soustraient à leur devoir ; mais ceux
qui négligent de s’en acquitter déchoient dans l’estime
publique et sont accablés sous le poids du mépris général. » En
elle-même la réponse semble convaincante. Il est clair, en effet,
que si je ne vais pas assassiner mon voisin dont la télévision
m’incommode ou si les armées de 1916 ont tenu autour de Ver-
dun, ce n’est pas directement par peur du gendarme ou du
conseil de guerre, qui auraient trop à faire si le sens moral
n’intériorisait les interdits et ne suffisait généralement à
maintenir les gens dans le droit chemin. Ce sens moral peut
apparaître sous les espèces d’une peur villageoise du qu’en-
dira-t-on : c’est une question de sociologie de la vie morale. Il
peut aussi se manifester sous l’aspect de cette pudeur dont
parle Alain à propos de Verdun : « Les hommes retournaient
au danger par cette idée si puissante qu’il n’est point juste de
laisser à d’autres, qu’ils soient libres ou forcés, le poids des
plus lourds devoirs. » Sans doute ; mais, si ces hommes
n’avaient été pénétrés chacun du devoir patriotique, se seraient-
ils sentis tenus ainsi envers leurs camarades ? Ne pouvaient-ils
aussi bien se mettre tacitement d’accord pour se dérober au
devoir ? Alain écrit d’ailleurs que la bourgeoisie française don-
nait volontiers son sang à la patrie, mais non pas son argent ;
pourquoi les Romains se sentaient-ils donc tenus de sacrifier
leur argent par devoir envers le public, alors que les Français
ne sentent rien de tel et n’hésitent pas à frauder le fisc en reje-
tant la charge fiscale sur leur prochain ? Bref, la pression de
l’opinion, la honte devant le prochain, n’explique rien : ce res-
sort ne fonctionne que si l’individu est pénétré d’un devoir. Et
reste aussi à savoir pourquoi l’individu fait vanité de tel devoir
à certaines époques et d’autres devoirs en d’autres temps ; l’or-
gueil et le sens moral ont toujours existé, le poids de l’opinion
également ; mais pourquoi ont-ils eu quelquefois des éver-
gésies pour objet ?
4. Invariants et modifications
La marge charitable.
L’aumône était, humainement et socialement, le seul des com-
mandements de la charité qui fût pleinement applicable ; avec le
triomphe du christianisme, la morale évangélique, « irrespon-
sable » parce que populaire, devenait éthique professée plutôt
qu’éthique pratiquée. Sauf à l’égard des pauvres, pour qui ses
conséquences pratiques ont été considérables.
Dans le paganisme, la douceur envers les pauvres et les
miséreux était tenue pour un mérite, mais mineur, pour l’or-
nement d’une belle âme ; ce n’était pas une vertu canonique.
On devine aisément que, si cette vertu s’était trop répandue,
elle aurait soulevé des inquiétudes politiques ; l’évergétisme lui-
même sera souvent condamné pour la même raison : n’est-il
pas le symptôme que la classe dirigeante cède lâchement aux
criailleries des gueux ? Le christianisme a prouvé par le fait
Les agents et les conduites 63
aux païens que leurs craintes étaient exagérées et qu’ils
pouvaient devenir doux sans ruiner les bases de la société. En
effet, il faisait des pauvres une catégorie naturelle, avec laquelle
les droits et les devoirs sont définis. Le Grand et le Pauvre sont
deux personnages de l’épopée divine et en eux se révèle le vrai
sens d’un monde où dominent les contrastes, où le mal est chez
lui ; ils ont besoin l’un de l’autre et n’existent que l’un pour
l’autre61.
Ainsi rassurée, toute une civilisation put découvrir l’exis-
tence de la misère, à laquelle elle n’avait jamais beaucoup
pensé. Pourtant, elle l’aurait pu : la charité se cantonne dans
cette marge d’actions politiquement indifférentes qu’une col-
lectivité peut toujours se permettre sans ébranler ses assises.
Elle se les permet ou ne se les permet pas pour les raisons
les plus contingentes ; c’est ainsi que, dans cette marge, les idées
nues, les croyances, la persuasion, sans autre appareil, ont une
grande efficacité, car elles rencontrent peu d’obstacles, sauf
idéels. Sans autre arme que le texte des Écritures, la charité a pu
conquérir cette marge et déterminer des conduites, sans avoir à
chercher trop d’accommodements avec la foi.
C’était beaucoup. Car, pour qu’une société se donne ainsi
l’inoffensive élégance d’être douce envers ses pauvres, il faut
d’abord qu’elle soit rassurée sur ses peurs sociales chimériques
et qu’elle renonce à la dureté exagérée de ses principes ; mais il
faut aussi qu’elle y pense, tout simplement, ou qu’on l’y fasse
penser. Or il n’est pas naturel de penser aux malheurs du pro-
chain ; la sensibilité aux maux d’autrui est un trait de caractère
individuel qui ne se trouve que chez une minorité. Ce qui pose
un problème dont, grâce à un Wölfflin ou à un Foucault, les
historiens actuels sont tout à fait conscients : celui de la visco-
sité des systèmes de pensée, qui ont leur vitesse à eux, leur his-
toire autonome ; ce qui ôte à la conduite ou à la mentalité des
agents l’illimité et l’immédiateté, bref la souveraineté que leur
supposerait un rationalisme excessif ; la pensée subit autant
qu’elle agit. Elle reste largement prisonnière de cadres de
pensée, de positions de problèmes, de styles d’expression ;
le plus souvent, elle n’aperçoit même pas les barreaux de sa pri-
son, et c’est l’historien qui doit expliciter leur existence.
L’exemple de la charité le montre de façon éclatante. L’Em-
pire païen du IIIe siècle aurait pu cultiver cette vertu tout autant
que le fera l’Empire chrétien du siècle suivant : aucun intérêt
64 Le Pain et le Cirque
ne lui interdisait de le faire et il disposait de toute la marge d’in-
différence nécessaire ; mieux encore, il était pavé de bonnes
intentions philanthropiques et évergétiques. Seulement il demeu-
rait prisonnier du système de pensée, qui dissout la catégorie
sociale du pauvre dans l’universalité civique de la loi ;
il n’apercevait même pas le pauvre. Pour qu’il devînt chari-
table, il a fallu, non qu’il fût animé de meilleures intentions
(qu’il ne pouvait même songer à avoir), mais que les œillères
lui soient tombées d’elles-mêmes, de par leur histoire propre ;
commençant alors à apercevoir le pauvre, il a pu devenir cha-
ritable. C’est pourquoi un historien ne peut se contenter de
comprendre les hommes, d’attribuer tout ce qu’ils font à leurs
valeurs, en supposant qu’une conduite étrange répond néces-
sairement à des valeurs étrangères aux nôtres ; tous les aveu-
glements, philosophiques, sociaux ou artistiques, ne sont pas
intentionnels, tout n’est pas signifiant, mais il y a de l’opacité
dans la pensée. L’Antiquité ne s’est pas mise à apercevoir le
pauvre parce qu’elle était devenue charitable, mais l’inverse ;
et pourquoi ne l’apercevait-elle pas auparavant ? Parce qu’elle
n’y pensait pas, ni plus, ni moins ; il a fallu et suffi que l’Écri-
ture, les dogmes, l’imitation d’une morale exotique l’y fissent
penser : à l’intérieur de la marge d’indifférence, les cadres
de pensée ont eu leur évolution autonome (et même, en cette
occurrence, un peu livresque)62.
6. « Redistribution »
Marché ou dons.
Polanyi constate qu’avant l’ère industrielle les économies
n’étaient pas organisées selon le marché (ou selon le plan),
mais selon des réseaux de réciprocité ou de redistribution.
La réciprocité est symétrique : A fait un cadeau à B qui le
lui revaudra d’une manière ou d’une autre ; la redistribution
74 Le Pain et le Cirque
rayonne à partir d’un point central : un homme puissant partage
entre plusieurs bénéficiaires les richesses réunies dans ses
mains80. « Voici des primitifs qui, au retour d’une chasse ou
d’une cueillette, en partagent les produits avec ceux qui vivent
avec eux ; jusqu’ici prévaut l’idée de réciprocité : qui donne
aujourd’hui recevra demain une compensation. Seulement, dans
d’autres tribus, un intermédiaire apparaît, le chef ; c’est lui qui
reçoit les produits et les distribue, particulièrement quand ces
biens peuvent être stockés ; voilà la redistribution proprement
dite81. » Le système fonctionne grâce à l’institution ou à
la coutume, et non au moyen de mécanismes économiques. On
voit la différence entre Polanyi et Marcel Mauss. L’auteur de
l’Essai sur le don a une optique micro-économique ; il décrit des
individus qui échangent dons et contre-dons. La vision
de Polanyi est macro-économique ; il envisage l’ensemble des
biens et des agents et trace le schéma des réseaux de circulation
le long desquels les biens circulent à travers le corps social. Ne
faut-il pas, en effet, qu’une société assure d’une manière ou de
l’autre la satisfaction des besoins de ses membres ? Qu’est-ce
que l’économie, sinon la manière d’assurer cette satisfaction ?
Avec cette dernière question commenceront pour nous les diffi-
cultés de la théorie.
Polanyi a le mérite de nous rappeler implicitement trois
vérités. Dans toutes les sociétés connues, les biens sont inéga-
lement répartis, sans quoi un seul homme ne pourrait évidem-
ment redistribuer à plusieurs. Les agents économiques ne
vivent pas complètement en auto-consommation, mais ils ont
un surplus à donner ou échangent une partie de ce surplus
ou de leur subsistance. Enfin le marché, ce système de haute
culture, n’a pris toute son étendue qu’à une époque récente (on
appelle étendue du marché l’ensemble des espèces de biens
qu’on y peut acquérir : il est des biens qui ne sont pas à vendre).
Certes, il n’a probablement jamais existé d’économie sans
échanges, mais il y a beaucoup d’économies sans marché et
c’est le cas de la plupart des sociétés qui ne connaissent que
le troc ; il n’y a véritablement marché que s’il y a comparaison
libre et constante des termes auxquels un grand nombre d’é-
changes ont été conclus, de telle sorte qu’un prix uniforme s’é-
tablisse et que ce qui vaut cent bœufs ici et maintenant n’en
vaille pas cinquante chez le voisin. L’étendue du marché est un
phénomène récent, bourgeois ; l’époque n’est pas si loin de
Les agents et les conduites 75
nous où le commerce et le salariat étaient moins répandus
que l’entraide et la clientèle, où les humbles se rendaient mutuel-
lement des services et où les grands nourrissaient beaucoup de
fidèles qui vivaient sous leur dépendance, sans leur marchander
éventuellement leur fatigue et sans faire scandale non plus par
leur éventuel farniente.
On trouve là-dessus, chez Adam Smith, une page si vivante
et si sobre qu’il faut la citer intégralement82 : « Dans un pays
où il n’existe ni commerce étranger, ni manufactures impor-
tantes, un grand propriétaire, ne trouvant pas à échanger la plus
grande partie du produit de ses terres qui se trouve excéder la
subsistance des cultivateurs, en consomme la totalité chez lui
en une sorte d’hospitalité rustique. Il est donc en tout temps
environné d’une foule de clients et de gens à sa suite qui,
n’ayant aucun équivalent à lui donner en retour de leur subsis-
tance, mais étant entièrement nourris par ses bienfaits, sont à
ses ordres par la même raison qui fait que des soldats sont aux
ordres du prince qui les paie… Un chef de Tartares qui trouve
dans l’accroissement de ses troupeaux un revenu suffisant pour
l’entretien d’un millier de personnes ne peut guère employer
ce revenu autrement qu’à entretenir mille personnes. L’état
agreste de sa société ne lui offre aucun produit manufacturé
pour lequel il puisse échanger cette partie de son produit brut
qui excède sa consommation. Les mille personnes qui dépen-
dent entièrement de lui pour leur subsistance doivent nécessai-
rement servir à la guerre sous ses ordres et se soumettre à ses
jugements en temps de paix. Dans une société civilisée et opu-
lente, un homme peut jouir d’une fortune bien plus grande,
sans être pour cela en état de se faire obéir par une douzaine
de personnes. Quoique le produit de son bien soit suffisant pour
entretenir plus de mille personnes, quoique dans le fait il les
entretienne, cependant, comme toutes ces personnes paient pour
tout ce qu’elles reçoivent de lui, comme il ne donne presque rien
à qui que ce soit sans en recevoir l’équivalent en échange, il n’y
a presque personne qui se regarde comme absolument dans sa
dépendance, et son autorité ne s’étend pas au-delà de quelques
valets. »
L’historisme allemand n’ignorait pas que l’extension du
marché était un phénomène récent. Quand Mauss, de son côté,
décrivait le don comme origine de l’échange, il se souve-
nait sans doute d’Auguste Comte, qui, me dit Raymond Aron,
76 Le Pain et le Cirque
énumère le don, l’échange, l’héritage et la conquête comme
sources de la propriété. Notons à ce sujet qu’avant de faire
couple avec le don, l’échange a fait couple avec le pillage ; « le
commerce », écrit Benjamin Constant, « n’est autre chose qu’un
hommage rendu à la force du possesseur par l’aspirant à la pos-
session ; la guerre est donc antérieure au commerce83 ». Préci-
sons-le enfin, si l’étendue du marché a crû (les salariés ont
succédé aux vassaux), si une liste plus longue de biens s’échange
sur le marché, et aussi un plus grand volume de biens, c’est là
une croissance absolue autant que relative : nous échangeons
davantage, en partie parce que nous produisons davantage ; nous
avons tant de biens que nous continuons à en transférer gratuite-
ment une partie.
Critique de Polanyi.
Il y aura redistribution dès qu’il y aura échange et qu’il n’y a pas
encore partout marché ; la redistribution sera de tous les temps.
Polanyi peut donc énumérer, comme centres de redistribution, un
temple sumérien, une société tribale avec son big man, un sei-
gneur, un palais de l’Orient antique, le Bas-Empire romain,
l’Union soviétique84. On comprend pourquoi la redistribution est
partout : c’est une notion surtout négative ; elle embrasse tant de
choses qu’elle n’embrasse plus rien. Il y a redistribution là où il
n’y a pas marché, de même qu’un Barbare est tout homme qui
n’est pas grec ; il demeure que les Grecs sont une seule espèce,
tandis qu’une espèce barbare ne ressemble pas à une autre. Le
marché est un et la redistribution est multiple.
Si bien que, si l’on étudiait la redistribution à travers les
siècles, on récrirait la plus grande partie de l’histoire écono-
mique. Et même de l’histoire tout court. Voici une société qui
a dépassé le niveau de simple subsistance ; son surplus s’accu-
mule dans les greniers de quelques big men. Comme l’appétit de
ces derniers finit par rencontrer ses limites, ils ne peuvent que
gaspiller leur surplus ou le donner85. Mais, selon qu’ils donnent
à tout le village, aux mendiants, à des baladins, à un temple, à
des guerriers ou à des esclaves, la vie sociale et culturelle du
groupe considéré différera du tout au tout.
Sociologiquement, sous le concept de redistribution se mêlent
des trocs intéressés, des cadeaux symboliques, des déguise-
ments idéologiques. Un riche qui nourrit des guerriers qui se
Les agents et les conduites 77
battront pour lui fait là un troc qui, sous une forme sommaire,
ressortit à la rationalité du « consommateur égoïste » : il échange
ses biens contre des services, à un taux pour ainsi dire forfai-
taire. Le même riche a une conduite symbolique lorsque, sans
souci égoïste d’une contrepartie, il invite tout le village à ses
noces pour faire parade de sa félicité. Quant à l’homme puis-
sant qui reçoit de ses subordonnés des « dons gratuits » que nul
n’oserait lui refuser, ou qui distribue à ses bons serviteurs des
pièces d’or qui sont les « gages » de sa satisfaction, il dispose
d’une fiscalité et d’un fonctionnariat salarié, sous la couverture
idéologique de la gratuité ; il redistribue parce qu’il exerce un
pouvoir politique.
Économiquement, la notion de redistribution est mal décou-
pée. Elle passe entre le troc et l’échange monétaire, qui ne se
distinguent pourtant que par les détails. Laissons de côté les
cas où réciprocité ou redistribution sont des conduites symbo-
liques ou des idéologies, et désormais ne considérons plus que
les cas où ce sont des conduites égoïstement rationnelles. Le
troc se situe-t-il du côté du marché ou du côté de la redistribu-
tion et de la réciprocité ? Revenons à nos riches qui échangent
de la nourriture contre les services que leur rendent leurs
hommes de main ; c’est un troc, et Polanyi y verrait de la redis-
tribution. Pourtant le principe de ce troc est le même que celui
du marché : augmenter la satisfaction de chacun des deux
camps, qui y gagnent tous deux en échangeant paradoxalement
des biens d’égale valeur (ce qui est possible, car la valeur n’est
pas fondée sur le travail qu’il y a dans un bien, mais sur son
utilité subjective) ; chaque camp se sépare de ce qu’il a en trop,
pour acquérir ce qui lui manquait. Entre le troc et l’échange,
la différence est simplement de degré : selon l’analyse de
Michèle Saint-Marc86, il y a seulement dans le troc plus d’igno-
rance et plus d’incertitude. Voici un individu qui ne sait que
faire de lingots d’étain et qui a besoin de mousselines ; il n’a
aucune certitude de trouver quelqu’un qui cherche de l’étain et
qui possède des mousselines dont il cherche à se débarrasser.
S’il a la chance de trouver son homme, il sera trop heureux
pour faire montre de beaucoup d’âpreté sur les termes de l’é-
change ; il ignore du reste à quel taux, dans d’autres cas que le
sien, étain et mousseline ont bien pu être échangés. Faute de
comparaison et de concurrence, les termes de l’échange seront
différents d’un troc à l’autre : ils ne convergeront pas vers un
78 Le Pain et le Cirque
prix de marché uniforme87. Il demeure que troc et marché ont la
même rationalité.
Seulement, si l’on méconnaît cette rationalité, on ne verra dans
le troc qu’une coutume, une institution. L’origine de cette illu-
sion se devine ; dans le troc, le demandeur n’a guère le choix,
comme nous venons de le voir, et il ne peut faire de comparai-
sons ; son élasticité aux termes de l’échange sera donc plus
faible qu’elle ne le serait sur un marché bien achalandé, il accep-
tera les conditions qui lui sont faites. C’est cette faible élasticité
qui a dû abuser Polanyi : elle prête faussement au troc la fermeté
d’une institution. Imaginons un homme de main qui cherche un
maître auquel se vouer ; il ne s’engagera pas aux conditions d’un
« marché du travail », mais il troquera sa fidélité auprès du
maître qui voudra bien de lui et qui le nourrira mieux ou plus mal
qu’un autre ; il subira le maître qu’il a pu dénicher, de même que,
faute de choix, on subit les institutions de son pays et les fléaux
de son époque.
Ainsi finit par se mettre en place un système forfaitaire où
la rationalité des conduites semble disparaître de plus en plus
derrière un aspect coutumier. Deux paysans qui sont voisins
s’entraident au moment des récoltes ; tour à tour, chacun aide
l’autre à moissonner ; il se peut que l’un possède plus de champs
que l’autre et que les services mutuels ne soient donc pas égaux ;
mais les paysans n’iront pas y regarder de si près ; l’important
pour eux est qu’ils sont voisins, ce qui facilite les échanges de
services ; en s’entraidant, ils semblent obéir à un impératif cou-
tumier ; la vérité est qu’ils se sont contentés de calculer les
choses en gros. Ils ne les ont pas mesurées à l’étalon du calcul à
la marge ; leur conduite est économique en ce sens qu’elle
transfère matériellement des services ou des biens et en cet autre
sens qu’elle est intéressée ; mais elle n’est pas économique en
cela qu’elle n’est pas entièrement rationnelle et ne calcule pas
ses avantages au plus juste.
7. Sociologie du don
Les transferts.
Mais si l’évergétisme n’était ni don, ni symbole, mais redis-
tribution ? Cette fois, nous ne prenons plus ce mot de redistri-
bution au sens où le prend Polanyi, mais au sens qu’il a dans la
comptabilité nationale, où il désigne les transferts de revenus
entre les ménages, par exemple les transferts qu’opère la Sécu-
rité sociale. Si l’on cherchait dans le passé un équivalent de
cette institution de notre siècle, on qualifierait aussi de redistri-
bution la célèbre poor tax de l’ancienne Angleterre. L’évergé-
tisme leur est-il comparable ? Et d’abord, qu’est-ce que la
redistribution ? Une espèce sociologique ou une institution
historique ?
Ce n’est ni un don, ni un échange, ni un symbole, mais, du
point de vue des individus, une prestation. Les cotisations à la
Sécurité sociale ou la poor tax sont obligatoires, sous peine
de sanctions légales ; elles sont versées sans contrepartie
directe. Symétriquement, le bénéficiaire du transfert n’est tenu à
aucune prestation en échange de ce qui lui est reversé. Les coti-
sants n’ont aucune motivation personnelle à transférer une frac-
tion de leurs revenus ; ce sont des espèces de contribuables
plutôt que des mécènes ou des philanthropes. Aussi bien la
redistribution est-elle imposée par la loi, qui réalise ce que les
égoïsmes et les mécanismes économiques ne suffisaient pas à
assurer.
A première vue, la redistribution est une espèce socio-
logique. La comptabilité nationale permet de la distinguer des
autres transferts obligatoires, principalement les impôts, aussi
bien que de la charité privée ; du côté du payeur, elle prend
pour critère le caractère obligatoire de la prestation ; du côté
du bénéficiaire, le caractère individuel de la consommation. Du
premier point de vue, impôts et cotisations sociales sont
groupés ensemble au titre des transferts, puisque les uns et
90 Le Pain et le Cirque
les autres sont à déduire obligatoirement du revenu disponible
du payeur. Du point de vue du bénéficiaire, en revanche,
impôt et redistribution se distinguent clairement : la redistri-
bution s’ajoute au revenu disponible du bénéficiaire, tandis
que les impôts permettent aux administrations de rendre des
services publics qui ne sont pas transférés individuellement
ni consommés individuellement ; ces services s’ajoutent au pro-
duit national et ne donnent pas lieu au versement d’un paiement
à chaque usage qu’on en fait. La redistribution est un transfert
obligatoire qui va au bénéfice particulier de certains individus.
Elle est différente de la charité privée, qui est un des emplois
que les individus peuvent faire de leurs ressources disponibles
après déduction des transferts obligatoires ; la charité fait
donc partie de la consommation. Les comptables nationaux, du
reste, ne s’en préoccupent guère, car les transferts volontaires
représentent une fraction négligeable du revenu disponible de la
plupart des agents économiques90.
Ces distinctions ont-elles plus qu’une portée comptable ? La
notion de redistribution est-elle cohérente, ou bien est-il impos-
sible de la délimiter sans tenir compte de ses origines histo-
riques ? Il est aisé de voir que la notion est conventionnelle et
historique.
D’abord, parmi les services publics, il faudrait distinguer
ceux qui sont intermédiaires et ceux qui sont finals ; les premiers
sont des services que l’administration publique rend aux entre-
prises gratuitement, en ce sens qu’elle ne les leur vend pas
coup par coup et à leur valeur ; ils s’intègrent au produit natio-
nal avec les productions des entreprises. Les services finals,
eux, améliorent le bien-être des consommateurs : enseigne-
ment, spectacles gratuits, jardins publics, terrains de sport91 ; ce
sont des avantages sociaux qui, pour être biens ou services
collectifs, ne s’en ajoutent pas moins aux ressources indivi-
duelles ; ils devraient s’intégrer au revenu national à titre de
transferts92. La raison de ces inconséquences est historique ;
l’administration publique date de l’époque de l’État libéral, la
Sécurité sociale est une innovation ; elle date de l’ère du welfare
State.
Le salaire, ensuite. On sait assez que le taux des salaires
n’est pas déterminé par la marge d’utilité finale du travail, mais
que ce taux est « institutionnel », fixé par la loi, la coutume, l’ac-
tion syndicale ; ce taux est une variable indépendante : seules
Les agents et les conduites 91
les entreprises qui peuvent faire leurs frais à ce taux engage-
ront du personnel ; les autres fermeront leurs portes ou perfec-
tionneront leur outillage. Mais si le salaire minimum est ainsi
fixé par la loi, ne faut-il pas parler de redistribution ? N’est-il
pas en partie un transfert obligatoire qui s’ajoute à des revenus
individuels ? Assurément. Mais on ne peut demander à per-
sonne, comptable ni même économiste, de mesurer quelle
fraction du salaire a un caractère de transfert, c’est-à-dire de
comparer le salaire tel qu’il est à ce qu’il serait dans un autre
univers économique. Aux difficultés comptables et théoriques
s’ajoutent peut-être des scrupules idéologiques : dans une
économie de marché, la loi ne doit pas être réputée piloter l’éco-
nomie ; tout au plus redresse-t-elle la marche spontanée de
l’économie.
La définition comptable de la redistribution n’est pas transpo-
sable historiquement ; elle a été taillée sur mesure pour une
conquête récente, la Sécurité sociale. Peu importe, en réalité,
que les revenus individuels soient améliorés par des rembour-
sements de la Sécurité sociale, par un salaire minimum garanti,
par un taux coutumier des salaires, par des avantages sociaux
ou par des évergésies. Nous glissons ainsi vers une conception
éthique de la redistribution : au nom de la justice, de la charité,
du civisme, de la solidarité, certains besoins (différents aux
yeux des différentes sociétés) doivent être couverts lorsque les
ressources personnelles des individus n’y suffisent pas ; ces
besoins, en effet, sont tenus pour indispensables. Au fond
de l’idée de redistribution, il y a celle de rétablir, par quelque cir-
cuit que ce soit, transferts ou autre, un minimum de justice entre
les membres de la société.
Et pour cause. Qu’une économie soit esclavagiste, ou de don,
ou de marché, ou de plan, elle aboutit à une répartition des
revenus qui ne satisfait pas plus les intéressés qu’elle ne satis-
fait l’idéal de justice. Cette répartition peut cependant être
acceptée, tant que les gens ont l’impression qu’ils doivent
leur sort à leur destin ou à leur mérite ; mais, dès qu’il se révèle
qu’en réalité les revenus des individus sont largement dus à la
force de pression des différents groupes sociaux auxquels
les individus appartiennent, la soumission à l’ordre établi fait
place à une lutte pour obtenir davantage93. Car il n’existe pas
de critère, s’imposant à tous, qui permette de dire a priori
quelle doit être la répartition (le calcul à la marge n’étant que
92 Le Pain et le Cirque
le moyen de tirer le moins mauvais parti de la répartition exis-
tante).
Comment distinguer la redistribution de la distribution ?
Qu’est-ce qui justifie le préfixe ? La distinction n’est possible
ni chronologiquement, ni logiquement. Il en est, de la répar-
tition des revenus, comme de celle des frontières : à tout mo-
ment, les frontières des nations sont ce que le passé les a faites.
Elles peuvent être longtemps stables ; cependant, si un conflit
ou une négociation aboutissent au transfert d’une province d’un
État à l’autre, cette innovation tranchera sur le statu quo ante.
Cependant, la nouvelle frontière et l’ancienne ne se distinguent
que par la date : elles ne sont pas d’espèce différente. Nous
allons donc définir la redistribution d’une manière convention-
nelle et formelle ; nous dirons qu’il y a redistribution dans une
société si certains transferts y sont obligatoires et sans contre-
partie et si le but de ces transferts est d’assurer à des défavo-
risés, quels qu’ils soient, la satisfaction de besoins que la
société considérée tient pour indispensables ; le préfixe prend
alors un sens éthique : rétablir un peu de justice contre la nature
sociale. Quant au contenu de la notion, il sera toujours histo-
rique : ce qui sera redistribution à une certaine époque fera
partie, à une autre époque, de la répartition traditionnelle des
revenus.
Il y a redistribution s’il y a à la fois obligation et idéal de
justice. La charité chrétienne, en ce sens, n’était pas redistri-
bution, mais libre don. Et la poor tax élisabéthaine ? L’idéal de
charité a été une de ses causes, mais aussi la peur sociale
qu’inspiraient les bandes de mendiants, la prérogative de la
Couronne qui voulait imposer à ses sujets la pratique de toutes
les vertus chrétiennes, le désir d’encadrer policièrement les
vagabonds, enfin. Quant à l’évergétisme, il est presque entière-
ment étranger à la redistribution. Concessions sociales arra-
chées aux possédants par la lutte des classes ? La chose est loin
d’être inconnue dans l’Antiquité, on le verra, mais précisément
l’évergétisme n’est pas cela. Obligation ? Douce violence, tout
au plus ; l’évergétisme ne consistait pas à professer que cer-
tains besoins, collectifs ou non, superflus ou non, devaient
être absolument couverts, mais à les laisser satisfaire par des
mécènes qui, même s’ils se faisaient faire pour cela une douce
violence, avaient des motivations personnelles très puissantes
pour se montrer magnifiques.
Les agents et les conduites 93
Il est vrai qu’on peut aussi regarder l’évergétisme d’un
autre œil ; on peut y voir, non des revendications imposées aux
privilégiés par le peuple, mais une tentative de corruption du
peuple par les privilégiés.
8. « Panem et Circenses »
Dépolitisation.
En un sens droitiste, qui est celui de Juvénal, les satisfactions
matérielles plongent le peuple en un sordide matérialisme où
il oublie la liberté ; en un sens gauchiste, des satisfactions
congrues ou illusoires détournent les masses de lutter contre
l’inégalité. Dans l’un et l’autre cas, on peut imaginer en outre
que le pouvoir ou la classe possédante procurent des satis-
factions au peuple par un calcul machiavélique. Voici ce qu’on
lit dans un best-seller sociologique : « Les théories selon les-
quelles les plaisirs populaires et les divertissements de masse
sont une machination montée par les classes dominantes contre
le peuple sont très anciennes et sont résumées par le dicton
panem et Circenses ; une explication plus fouillée est celle
de Veblen : les masses américaines modernes n’entretiennent les
classes dominantes que pour être tenues perpétuellement
en état de narcose, grâce à la production industrielle des
plaisirs95. »
C’est là moins une explication qu’un jugement normatif. On
pose que l’idéal humain est celui d’être citoyen autonome ;
94 Le Pain et le Cirque
tout homme devrait faire de la politique et ne pas laisser le
gouvernement la faire sans lui. Or les hommes ne sont pas
conformes à cet idéal ; si la faute n’en est pas à eux, elle sera à
une machination gouvernementale.
L’explication serait recevable, si tous les hommes s’intéres-
saient passionnément à la politique, au lieu de faire en majorité
confiance à des spécialistes, comme ils font confiance au bou-
langer pour le pain. Il faudrait supposer aussi que les hommes
font de l’égalité une question de principe et qu’ils n’admettent
pas l’inégalité comme ils admettent, par exemple, la violence.
Ces deux suppositions sont malheureusement fausses ; « il
semble que l’apathie politique soit un état naturel chez la plupart
des hommes ; il serait non moins déraisonnable d’espérer que
chaque individu témoigne d’un intérêt aigu pour la politique que
de lui demander de se passionner pour la musique de chambre,
l’électronique ou le base-ball96 ». L’intérêt politique consiste
plus souvent à désirer que le gouvernement fasse une bonne
politique qu’à désirer la faire soi-même.
Comme maint proverbe, le dicton de Juvénal cerne inadéqua-
tement une vérité cruelle. Le Cirque n’est évidemment pas l’ins-
trument d’une machination gouvernementale et le dicton se
trompe de coupable ; on ne dépolitise pas non plus un prolétariat
en lui faisant lire la presse du cœur : si cette presse n’existait pas,
les lectrices s’ennuieraient et ne militeraient pas davantage ;
elles peuvent aussi la lire et militer. Mais il reste vrai que la poli-
tique, du point de vue des gouvernants, consiste à faire en sorte
que les gouvernés se mêlent le moins possible de ce qui les
regarde ; plus exactement (et tout tient dans cette nuance), le
gouvernement parvient à être seul à s’en mêler parce que les
gouvernés sont, je ne dis pas conditionnés, mais bien plutôt
spontanément disposés à le laisser faire ; une mise en condition
peut s’y ajouter, bien entendu : il y a des États plus policiers et
mystificateurs que d’autres. Mais la dépolitisation chère aux
dictatures n’est pas autre chose que la culture forcée d’un apoli-
tisme naturel.
« Apolitisme » veut dire que les gens ne s’intéressent pas
seulement à la politique, d’une part, et que de l’autre ils sont
gouvernables et se laissent gouverner. Le proverbe souligne
cruellement qu’un des deux camps, celui des dirigeants, tire un
plus grand profit que l’autre camp de cette nature des choses :
les positions des gouvernants et des gouvernés ne sont pas
Les agents et les conduites 95
symétriques. Un jour, le comédien Pylade osa répliquer, à
l’empereur Auguste qui lui reprochait d’agiter le public par ses
cabales théâtrales : « Il est de ton intérêt, César, que le peuple
passe son temps à s’occuper de nous97 » ; fausse audace : Pylade
parlait en fidèle sujet ; tout au plus s’exagérait-il son pouvoir.
Puisque les gens attachent plus d’importance à leurs plaisirs
qu’à ce qui est vraiment important, le gouvernement peut
gouverner à peu près à sa guise.
Is fecit cui prodest : puisque c’est aux dirigeants que l’apoli-
tisme profite le plus, n’en sont-ils pas les auteurs ? Ne don-
nent-ils pas du Cirque pour cela ? C’est prendre une
conséquence voyante de la dépolitisation augustéenne pour sa
cause. Une longue période de guerres civiles vient de prendre
fin ; profitant de la lassitude générale, une monarchie autori-
taire s’est mise en selle. Elle achève de chasser les masses de
l’arène politique et met l’opinion en condition ; chacun sent
qu’il est désormais vain de ne pas rester dans le rang et que le
gouvernement entend être le seul à faire de la politique. La vie
quotidienne prend une allure paisible et futile ; le Cirque est la
seule passion qu’ait encore le peuple : on ne parle plus guère
politique, mais on continue à causer des spectacles. Ce que
voyant, le gouvernement développera peut-être les spectacles,
afin de se faire aimer en montrant au peuple que ses plaisirs ne
sont pas restés ignorés de la paternelle sollicitude du monarque.
Cependant, je ne jurerai pas que la fréquentation des spectacles
ait sensiblement augmenté ; peut-être que, pendant la révo-
lution romaine, le Cirque était aussi rempli qu’à présent ;
seulement, comme les clubs politiques ne désemplissaient pas
non plus, nul ne s’avisait de faire, de la fréquentation des
spectacles, un stéréotype satirique destiné à faire honte aux
citoyens de leur apolitisme. Ce stéréotype prend la forme cano-
nique d’un échange, par hommage inconscient à la norme du
contrat social : le peuple a cédé son bulletin de vote contre un
jeton de Cirque, comme Esaü son droit d’aînesse contre un plat
de lentilles, et le gouvernement gagne au change ; donc le
peuple est la dupe.
Ce mythe de l’échange est bien naturel. On veut croire que
la société est fondamentalement juste, on constate aussi que le
peuple se soumet avec une docilité presque égale à des régimes
politiques différents qui lui laissent des satisfactions diffé-
rentes ; reste donc à supposer que le peuple a échangé les satis-
96 Le Pain et le Cirque
factions d’autrefois contre celles d’aujourd’hui ; mauvais mar-
ché, contrat injuste, mais contrat.
Certes, il arrive parfois que nous puissions voir de nos yeux
le Cirque chasser un moment la politique et que cette substitu-
tion ne soit pas une fiction explicative, mais se déroule dans le
temps réel. Des révolutions pourraient s’interrompre chez nous
pendant le week-end. Dans ses Istorie fiorentine, Machiavel
raconte qu’en 1466, comme les dissensions des Florentins
menaçaient d’entraîner la République dans la guerre civile,
« quelques-uns de ceux qui détestaient les discordes civiles
voulurent essayer d’arrêter cette agitation croissante, en occu-
pant le peuple à de nouvelles fêtes publiques, car c’est l’oisi-
veté qui est mère des séditions. Ils cherchèrent donc à la faire
cesser et à détourner l’attention des affaires publiques en la
portant ailleurs. Ils ordonnèrent deux fêtes des plus magni-
fiques que l’on eût vues à Florence ; l’une représentait les rois
mages venant d’Orient et elle se fit avec tant de magnificence
que toute la ville travailla plusieurs mois aux préparatifs ».
Toutefois, conclut Machiavel, « la fête terminée, les mêmes
soucis revinrent agiter les esprits : chacun s’attacha à son opi-
nion avec plus d’ardeur que jamais ». C’est logique : les
hommes ne sont pas monomaniaques, ils ont plusieurs intérêts,
plusieurs idées en même temps, ils sont rarement entièrement
captés par un seul grand sentiment ; aussi la vie est-elle très
quotidienne. Ils concilient leurs centres d’intérêt en les faisant
se succéder.
Apolitisme.
Ce qu’on entend par dépolitisation n’est pas cela ; c’est plutôt
l’acceptation honteuse, par les citoyens, d’un régime autoritaire
et matois qui corrompt le peuple : il lui offre des plaisirs en
échange de sa passivité. Si cette fiction était croyable, elle
démontrerait le contraire de ce qu’elle souhaite démontrer,
car il faudrait en conclure que le marché était honnête, puisqu’il
a été accepté ; si l’on juge de la valeur des satisfactions
échangées d’après les « préférences révélées », on en tirera
la conclusion que le Cirque valait exactement un bulletin de
vote. Il n’en est rien : la fiction n’est qu’une fiction ; troquer le
bulletin de vote contre le jeton de Cirque ou le beurre contre les
canons ? Sur quel marché ? Le choix n’est pas donné,
Les agents et les conduites 97
si bien que les « préférences révélées » des consommateurs
demeurent inconnues de tous et d’abord d’eux-mêmes. La poli-
tique n’est pas un contrat que les gouvernés peuvent accepter
ou refuser : ils la subissent, à moins qu’ils ne se révoltent
contre elle. Il n’y a pas de réciprocité de l’État et du citoyen ;
c’est le gouvernement qui choisit pour le peuple les canons ou
le beurre. Aux gouvernés de s’en accommoder. Ils s’en accom-
modent dans une large mesure, car l’autorité a la vertu de voir
s’aligner sur elle jusqu’aux pensées ; le cours des esprits suit
naturellement la direction gouvernementale. C’est même la
définition de l’autorité : elle est le fait qu’on peut faire faire
aux hommes ce qu’on veut sans leur faire violence (sauf,
peut-être, « violence symbolique », c’est-à-dire violence qui
n’en est pas une) et sans les convaincre chaque fois. Bref, les
hommes sont gouvernables. Parce qu’on les met en condition ?
Il faut s’entendre. Ou bien mise en condition et violence symbo-
lique sont des jugements de valeur (auxquels, pour ma part, je
souscris) qui veulent dire que tout cela est injuste et qu’il
est regrettable que les hommes soient ainsi. Ou bien ce sont des
jugements de fait : alors la mise en condition et la dépolitisation
sont partout, c’est-à-dire nulle part ; il y aura dépolitisation sitôt
qu’il existera un pouvoir politique ; la dépolitisation est coexten-
sive à l’histoire universelle. Mais alors, point n’est besoin du
pain et du Cirque pour l’expliquer : il suffisait que Rome fût une
société politique.
L’explication de la soumission des hommes à l’autorité n’est
pas sublime ou mystérieuse. La société existante jouit d’une
position de monopole ; pour les services indispensables qu’elle
rend, on ne peut s’adresser à un autre fournisseur ; on ne peut
pas davantage fuir ses contraintes dans un autre univers. On en
est donc réduit, dans une large mesure, à accepter ses condi-
tions ; mieux encore : on fait de nécessité vertu, comme toujours,
et on se sent solidaire de cette société (à moins de s’appeler
Max Stirner). Par exemple, la société que chacun trouve en
naissant est un gâteau déjà découpé en parts inégales ; il arrive
souvent qu’on se résigne à cette injustice, jusqu’à la trouver
naturelle, faute d’alternative visible. Il n’est donc nullement
certain qu’une redistribution d’un petit morceau de la part
du voisin sera exigée dans toutes les sociétés et que le pain et le
Cirque soient une nécessité universelle.
Mais puisque l’apolitisme découle du monopole de la société
98 Le Pain et le Cirque
et suppose quelque consentement, il n’est pas illimité, comme il
le serait s’il était imputable à la seule action gouvernementale,
que le peuple subirait sans y mettre du sien, aussi passivement
que la cire reçoit une empreinte. Souvent les gouvernés alignent
jusqu’à leurs pensées sur les états de fait, il est vrai, mais il
demeure qu’il n’est pas possible de leur faire accepter n’importe
quoi, à moins de recourir à la violence, au sens propre du mot :
mais précisément le Cirque n’est pas la violence. Pour que les
masses américaines vendent leur droit d’aînesse au grand capital
contre les délices de la société de consommation, il faut qu’elles
aiment cela ; pour que des « meneurs » soulèvent le prolétariat, il
faut que celui-ci ait ses raisons de les écouter. La faiblesse de
l’interprétation machiavélique n’est pas tant de présenter comme
un plan réfléchi ce qui n’en est pas un ou qui se fait d’instinct,
que de supposer qu’on puisse dépolitiser d’un coup de baguette
magique. L’autorité n’est pas toute-puissante ; elle n’existerait
pas si la nature humaine ne comportait la possibilité de se dire
« ils sont trop verts ». Une cause efficiente, bourgeoisie ou
meneurs, ne peut mettre une forme dans la matière ; elle en tire
une forme qui s’y trouvait déjà en puissance. Aussi les sociétés
sont-elles à la fois injustes et relativement stables : les déf-
avorisés y mettent du leur, ne serait-ce que pour échapper à
l’angoisse de n’être soumis à aucune autorité. L’idée de dépoliti-
sation va de contradiction en contradiction ; elle commence par
idéaliser les gens : l’autonomie politique serait inscrite dans leur
essence ; puis elle les met plus bas que terre : il suffit de leur
proposer le Cirque pour les dénaturer ; elle les relève en
imputant leur aliénation à la baguette magique du tyran. Pour un
rêve d’autonomie politique, elle leur dénie leur autonomie
anthropologique.
9. « Conspicuous consumption »
Ostentation et narcissisme.
Dans une société inégalitaire, la classe élevée a du prestige et
ne le conserve que si elle dépense ou donne. On peut donc être
tenté d’étendre à l’évergétisme une théorie célèbre, celle de la
consommation ostentatoire selon Veblen, de la conspicuous
consumption 103 : l’acquisition, la destruction ou le don osten-
tatoires d’articles dispendieux servirait à prouver que le
consommateur ou le mécène disposent d’une richesse suffi-
sante pour se permettre une pareille dépense ; par la consom-
mation ostentatoire, le riche fait étalage de sa richesse ; il tire
de la jouissance moins de l’objet consommé que du statut élevé
que sa cherté lui confère ; « mettre en relief sa consommation
d’articles de prix est une méthode d’honorabilité pour l’homme
de loisir104 ».
Preuve en est sans doute que les biens et services coûteux ne
procurent pas toujours une satisfaction matérielle plus grande
que celle qu’on obtiendrait à un moindre prix ; il faut donc que
leur principal avantage soit de prouver la richesse de leur pro-
priétaire. Le comble de la consommation ostentatoire serait la
destruction pure et simple des biens ; cela s’est fait parfois. On
sait que les potlatchs comportent quelquefois la destruction de
richesse (des plaques d’étain sont immergées dans le lagon de
l’atoll) ; dans sa Société féodale, Marc Bloch raconte une
compétition de gaspillage qui eut lieu en Limousin : un chevalier
fit semer des piécettes d’argent dans un champ labouré, un autre,
« par jactance », fit tuer trente de ses chevaux105. Le loisir lui-
même, le farniente, cher à ces « classes de loisir » qui sont, selon
Veblen, ostentatrices, est perte de temps, or le temps est de
l’argent.
La théorie de Veblen est de celles qu’il faut préciser ou limi-
ter, mais dont le noyau est tenu pour acquis. Il est admis que
l’ostentation répond souvent à un calcul de classe, soit que le
luxe coûteux fasse barrière à la façon du latin et des belles
manières, soit que le prestige qu’il procure serve à impression-
106 Le Pain et le Cirque
ner les classes opprimées ; Veblen lui-même ne le dit pas, mais
il est aisé de compléter ainsi sa pensée. Ensuite la conspicuous
consumption a intéressé les économistes, qui lui consacrent
volontiers un paragraphe ; les biens de luxe, constatent-ils, font
souvent exception à la loi qui veut que la demande soit une
fonction décroissante du prix ; ou du moins leur élasticité-prix
est-elle faible. La cherté semble attirer les acheteurs ou du
moins elle ne les fait pas fuir. Cet « effet Veblen » est une
exception à la rationalité économique ; certaines marchandises
ne sont estimées que parce qu’elles ne sont pas à la portée du
pauvre ; les riches les acquièrent par ostentation, pour acquérir
le renom de faire de grosses dépenses. La question est alors
de savoir si le luxe tout entier se ramène à l’effet Veblen, s’il n’a
pas aussi d’autres raisons et si l’analyse du prestige social que
confère la richesse ne doit pas être poussée plus loin106.
Les riches, dit Veblen, ne se contentent pas d’être riches, ils
veulent encore le montrer. Mais alors, pourquoi y gagnent-ils
effectivement du prestige et parviennent-ils à leurs fins ? Il faut
donc que les spectateurs soient eux-mêmes persuadés que
la richesse est admirable ; comme dit Raymond Ruyer107, « la
consommation ostentatoire ne peut se maintenir comme institu-
tions que parce qu’elle répond à un besoin, non seulement chez
l’ostentateur, mais chez le spectateur. Les spectateurs attendent,
imposent la fête, le potlatch, le gaspillage. La façade de luxe
annonce le roi, le riche, l’aristocrate, mais le spectateur vers
lequel elle est tournée a aussi son intérêt dans l’affaire ». Le
riche se juge admirable comme on le juge.
A vrai dire, Veblen ne précise pas beaucoup sa théorie ; il
amplifie sa satire et exemplifie sa doctrine, mais rares sont
les passages d’idées, comme celui-ci, qui pose implicitement
plus d’un problème108 : « Pour s’attirer et conserver l’estime
des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse
ou pouvoir ; il faut encore les mettre en évidence, car c’est à
l’évidence seule que va l’estime » ; ainsi donc la vie seigneu-
riale comporte une part de représentation, d’apparat ; de plus,
la jouissance solitaire des biens matériels n’est pas la seule
satisfaction qu’on tire de la richesse ; celle-ci procure aussi du
prestige, qui semble compter autant que la satisfaction maté-
rielle. « En mettant sa richesse bien en vue », continue Veblen,
« non seulement on fait sentir son importance aux autres, mais
encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve
Les agents et les conduites 107
toutes raisons d’être satisfait de soi-même » ; ainsi le riche se
mire dans sa splendeur. Ce que Veblen qualifie d’ostentation
s’appellerait aussi bien narcissisme ; partout dans son livre,
on pourrait sans difficulté mettre ce mot à la place de l’autre,
car Veblen ne prend nulle part en considération la réaction
du spectateur et ne parle que de l’ostentateur, qui est chez lui
étrangement solitaire et brille dans le désert. Veblen n’a peut-être
fait une théorie de l’ostentation que parce que le mot de narcis-
sisme n’existait pas de son temps. L’ostentateur est le premier à
éprouver le prestige de la richesse ; l’ostentation n’est donc pas
une action que le riche exerce sur le spectateur, comme un ser-
pent fascine un oiseau : l’un et l’autre sont fascinés par une
tierce chose qui appartient à l’un et pas à l’autre.
Le mécénat.
Se complaire en ses œuvres en se passant de tout apparat
et de toute reconnaissance par les autres consciences est un
héroïsme très rare. Les conduites somptuaires ont plusieurs
motivations en même temps, dont l’apparat ; le mécénat n’en
Les agents et les conduites 111
garde pas moins, même impur, sa spécificité ; il sacrifie des
biens matériels à des fins étrangères au mécène, qui est sensible
à ces fins ou qui montre qu’il y est sensible.
« Quand un propriétaire fait ravaler sa façade, quand un loca-
taire met des fleurs à sa fenêtre, le font-ils pour annoncer leur
richesse ou pour payer leur quote-part à un urbanisme quasi
instinctif ? Quand une femme s’habille élégamment, annonce-
t-elle la richesse de son mari ou veut-elle donner un spectacle
agréable113 ? » Le riche, s’il est mécène, paie aux valeurs une
quote-part, mais plus élevée, car il a les moyens de la payer et,
puisqu’il peut payer, il le doit, s’il veut actualiser toutes ses
potentialités ; il ferait preuve de quelque petitesse d’âme, s’il ne
déployait pas toutes les possibilités de sa personnalité. Le mécé-
nat comporte à la fois quelque intérêt « désintéressé » pour des
valeurs et la tendance d’une personne à se développer large-
ment.
Toute personne, qu’elle soit physique ou morale, a tendance
à se déployer ainsi et cette tendance peut entrer en conflit avec
le désintéressement. Le mécénat aboutit parfois à des réali-
sations qui sont inutiles, sauf peut-être aux yeux du mécène
lui-même, et qui ne servent qu’à déployer la capacité de leur
auteur ; un évergète peut offrir à ses concitoyens un cadeau
où lui-même se complaît plus que le cadeau ne leur plaît. Une
entreprise capitaliste a pour fonction de faire des profits ou d’é-
largir son champ d’action, mais elle est aussi une personne, qui
participe à la tendance à actualiser qui appartient à tous
les êtres vivants ; elle fera du mécénat de firme, en dépit de
la rationalité économique114. L’État, enfin, est une personne,
en même temps qu’il a une fonction ; il lui arrivera donc de
construire des œuvres non fonctionnelles, métro de Budapest ou
pont Salazar. Tout mécène fait d’une pierre deux ou trois coups ;
il est l’auteur d’une dépense somptuaire qui a pour les autres
individus une utilité plus ou moins grande ; cette dépense est le
prestigieux indice de la grandeur d’âme de son auteur ; enfin cet
indice peut être recherché délibérément comme symbole et
contribuer ainsi à l’apparat du mécène.
Ainsi compris, le mécénat est aux antipodes de la « part mau-
dite ». Celle-ci est conduite de fuite : le riche n’ignore pas que
l’attitude des hommes devant la richesse est ambivalente ; elle
oscille entre l’admiration, dont nous avons parlé, et l’envie,
dont nous parlerons dans cent cinquante pages. Le riche
112 Le Pain et le Cirque
éprouve donc quelque malaise : son argent lui brûle les doigts ; il
tente d’échapper à la gêne en consacrant cet argent à des fins
désintéressées, altruistes ou élevées. Souvent cela se réduira à un
geste symbolique. La morale populaire opposera le mauvais
riche, qui mange et boit sa richesse ou la dépense pour son appa-
rat, et le bon riche qui fonde monastères et hôpitaux.
La part maudite est une conduite de la vie quotidienne ; le
gagnant du tiercé offre une tournée aux amis moins chanceux.
De cette expérience quotidienne on a tiré une vérité proverbiale : il
faut se faire pardonner sa richesse en sacrifiant une part plus ou
moins symbolique. De là l’idée répandue que, par l’évergétisme,
la classe élevée se faisait pardonner ses privilèges. Hélas, les
choses sont moins simples ; l’évergétisme est une synthèse com-
pliquée et datée qui ne s’explique pas par un proverbe ; il faut
tout un livre. Le mécénat ne s’explique pas davantage ainsi ; il
n’est pas un sacrifice qu’on fait à l’envie, mais une conduite
positive et égocentrique, orientée vers des valeurs ou vers la per-
sonnalité du mécène. C’est vrai d’un aristocrate qui sacrifie ses
revenus à la protection des lettres et des arts ou à l’amélioration
de la race chevaline ; c’est non moins vrai d’un ingénieur ou
d’un haut fonctionnaire qui sacrifient leurs heures de loisir à un
métier qu’ils aiment. S’identifier à une grande cause, avec ou
sans narcissisme.
Toutefois, on ne parlera de mécénat que si la cause à laquelle
s’immole le mécène n’est pas sa chose ou ne l’est pas entière-
ment. Un entrepreneur qui sacrifie ses loisirs à la firme dont il
est propriétaire n’est pas un mécène, pas plus que s’il offrait un
manteau de vison à sa femme ; les cadeaux d’un patronus à ses
clients ne sont pas du mécénat. A partir de quel moment une
grande cause est-elle exclusivement mienne ? Devenu unique
seigneur de la guerre, Wallenstein est-il encore un mécène de la
guerre ?
Inversement, la cause en question ne doit pas non plus être
fermée aux mécènes éventuels ; elle ne doit pas être étatisée.
L’histoire du mécénat est l’inverse de l’histoire de l’étatisation
des activités ; les lettres et les arts ayant été pris en charge par
l’État à un moindre degré que la politique ou l’art de la guerre,
les mécènes protègent les artistes plus souvent qu’ils n’assiè-
gent la cité de Véies pour le compte de Rome ou qu’ils ne sou-
doient les armées de Ferdinand II de Styrie. En cent rôles
divers les hommes font plus que leur devoir ; un mécène n’en
Les agents et les conduites 113
fait pas davantage, mais le fait dans un secteur qui n’est pas
occupé par l’État ; qu’on nationalise un mécène comme on ferait
d’une entreprise, qu’on le nomme général ou ministre, et il ne
s’appellera plus mécène, mais grand serviteur de l’État ; on ne
dira plus qu’il est magnifique, mais qu’il fait plus que son devoir.
A partir de quel moment une activité est-elle entièrement éta-
tisée ? Jusqu’au siècle dernier les hauts fonctionnaires étaient
encore un peu des mécènes de la politique ; ils renonçaient à
leurs émoluments ou se ruinaient dans leur charge au service de
leur prince115.
Tout mécène actualise ses potentialités ; plus précisément, les
potentialités de son rôle social : le mécène est seigneur,
ministre, notable… D’où les avatars historiques du mécénat.
Aux époques où la richesse a le devoir de se faire voir, le
mécénat sera ostentatoire. Les mécènes de la Renaissance
déployaient un faste princier tandis que le patriciat des mar-
chands n’étalait sa richesse que sous des prétextes de piété et
faisait décorer les églises, car le service de Dieu exige quelque
splendeur. Un milliardaire américain, en revanche, n’est qu’un
citoyen égal aux autres et n’est supérieur à ses pairs que par sa
vertu civique : il met sa fortune au service du bien public.
Un seigneur avait le droit de trancher de tout et son autorité natu-
relle s’étendait à toutes les activités sociales ; il protégeait
Racine ou Pradon en vertu de son droit général de commander.
L’idée d’autorité est souvent présente dans le mécénat ; si l’on
aime la peinture, sans se faire une haute idée du rôle social que
l’on joue, on achètera des tableaux, mais on ne se sentira pas
autorisé à protéger la peinture et à se mettre en avant comme
mécène. C’est pourquoi tant de mécènes ont une relation sou-
vent autoritaire et passionnelle avec les artistes qu’ils protègent ;
les mécènes d’autrefois étaient les « protecteurs » des artistes.
Le mécénat est ainsi indéfiniment modifié par les rôles des
mécènes dans leurs sociétés respectives. Pourquoi, par exemple,
un notable grec ou romain, membre de la classe dirigeante de sa
cité, se sentait-il assez responsable de la vie de cette cité pour se
faire évergète ?
114 Le Pain et le Cirque
La ville préindustrielle.
La cité est à la fois fait urbain, unité politique ou adminis-
trative et cadre de la vie sociale ; urbanisation, autonomie locale
(disons même autarcie, à défaut de souveraineté) et esprit muni-
cipal, voilà la cité. Mais d’abord, pourquoi des villes et pour-
quoi vivre à la ville ? L’économie spatiale, la géographie des
lieux centraux répondent à la première question et l’histoire à la
seconde ; l’économie n’y répond pas, quoi qu’on dise. Le phé-
nomène urbain, le semis vaguement régulier des villes sur la
surface de la terre, au centre de régions qui sont leur territoire
géographique, s’expliquent par les différentes fonctions qu’une
ville remplit pour son territoire et par la nécessité où elle est de
recevoir sa subsistance de celui-ci116. Les contraintes tech-
niques et économiques qui pèsent sur les transports, le court
rayon dans lequel la ville peut rendre des services, l’opacité de
l’information aussi, découpent la surface terrestre en régions
qui sont des auréoles de Thünen117. Or chaque région aura son
lieu central, la ville. Certes, les individus dont les fonctions
s’étendent à toute la région – notables, prêtres, artisans, bouti-
quiers – pourraient vivre dispersés à travers tout le territoire ;
mais (et l’essence du fait urbain est là) ils ont tendance à se
grouper, à habiter ensemble, car cette proximité leur permet
d’optimaliser leurs interrelations et leur procure des économies
externes. Tout le monde profite du cadre urbain et de ses
commodités ; les artisans vivent tout près des notables qui sont
leurs principaux clients, les notables aiment vivre entre eux
pour leur gloire et leur agrément ; les campagnards, le jour où
ils vont à la ville, font le tour des boutiques.
La ville est donc une solution rationnelle ; mais seule l’his-
toire dira si une société donnée écoutera la raison. Toutes les
classes dirigeantes ne choisissent pas l’habitat groupé ; il est
classique d’opposer la noblesse campagnarde de l’ancienne
France et la noblesse de ville dans l’Italie médiévale et mo-
derne118. Inversement, des paysans peuvent préférer la ville au
village ; aujourd’hui encore, dans le Mezzogiorno italien, des
villes sont d’énormes villages que de longues files de charrettes
116 Le Pain et le Cirque
quittent le matin pour un lopin de terre situé parfois bien loin.
L’habitat groupé est un fait historique, « arbitraire » au sens de
Mauss.
Les fonctions de la ville ne sont pas nécessairement écono-
miques. La ville préindustrielle répond à une tradition d’habitat
groupé ; elle est le lieu central de la classe dirigeante ou possé-
dante, mais elle n’a guère d’activité productrice et elle est rare-
ment un centre commercial : toute ville ne pouvait prétendre être
une place de commerce à la manière de Gênes ou de Venise. Sa
fonction est sociale plutôt qu’économique ; elle est riche de tout
ce qui permet la vie en commun, politique, religieuse et de loi-
sirs ; à la ville s’élèvent les édifices publics, qu’ils soient pro-
fanes ou cultuels119.
L’histoire ancienne a beaucoup à apprendre d’une discussion
entre médiévistes sur l’origine des villes médiévales, où Som-
bart prit le contrepied de Pirenne. On sait que, pour Pirenne, les
villes médiévales « sont l’œuvre des marchands ; elles n’exis-
tent que pour eux120 » ; la ville naît du marché et marque les
débuts du capitalisme commercial. A cette vue, qui est classique
en France, sauf erreur, Sombart reprocha de méconnaître les
ordres de grandeur : le commerce est une source de revenus qui
n’est pas à l’échelle de toute une population urbaine. « Le non-
spécialiste », écrit Sombart dans son style vif et parfois hau-
tain, « le non-spécialiste (et la plupart de ceux qui ont écrit sur
l’origine des villes ne sont pas des spécialistes de l’économie)
ne se représente pas clairement que le flot de marchandises qui
entre dans une ville et en sort ne nourrirait pas un seul moi-
neau121 » ; tout ce que la ville gagne à ce flot se réduit au profit
des marchands, qui, même élevé, ne ferait pas vivre toute une
ville. La ville médiévale, conclut Sombart, ne naît pas du com-
merce ; elle ne fait vivre de commerce que lorsqu’elle est
formée, et pour les besoins de ses habitants. Ces derniers sont
avant tout des rentiers du sol ou des chefs politiques (rois, sei-
gneurs laïcs ou ecclésiastiques) qui disposent des revenus de la
campagne ou des impôts du pays ; ce sont eux qui fixent
à la ville des artisans qui les servent et des boutiquiers qui
servent les artisans. Le seul roi d’Angleterre faisait vivre dix ou
trente fois plus d’hommes que des places de commerce, des
villes hanséatiques, Lübeck ou Reval.
Les ordres de grandeur sont aussi impérieux dans l’Antiquité
qu’au Moyen Age. Au centre d’une auréole de quelques dizaines
Les agents et les conduites 117
de kilomètres de diamètre, une cité antique est peuplée de
quelques milliers d’habitants, parfois de quelques dizaines de
milliers. Ces habitants sont avant tout les notables du terroir, qui
vivent traditionnellement à la ville et y dépensent les revenus
de leurs terres ; autour d’eux, les artisans qu’ils font vivre
et aussi leur nombreuse domesticité, généralement servile, qui
formait peut-être la majorité des habitants. Des nobles, leurs ser-
viteurs et les artisans qui travaillent pour eux : c’est encore ainsi
que Cantillon se représentait une ville122. Pompéi est faite de
trois sortes d’édifices : les constructions publiques, les hôtels
particuliers, qui forment la plus grande partie de la ville, enfin
des boutiques. Quelques très grandes villes étaient des capitales
politiques ou des places de commerce, qui tiraient des profits
commerciaux ou fiscaux de bien plus loin que des limites de leur
auréole ; on a pourtant peine à croire que le trafic maritime ou les
caravanes d’Asie centrale aient suffi à faire vivre des accumula-
tions d’hommes comme Antioche ou Alexandrie ; elles devaient
vivre avant tout des revenus de leur terroir. Il en est, de leur com-
merce fameux, comme aujourd’hui de la pêche en Bretagne : c’est
la partie voyante et caractéristique de leur économie, mais, si on
regarde les chiffres, cela ne fait pas vivre beaucoup de gens.
Enfin, autour des notables et de leurs esclaves s’agglutinait par-
fois un Lumpenproletariat de paysans sans terres, qui venaient à
la ville parce qu’on y trouve plus de moyens de survivre sans
patrimoine qu’à la campagne.
La cité.
Telle est une ville préindustrielle. Seulement toute ville pré-
industrielle n’est pas une cité, loin de là. Car la classe possé-
dante et socialement dominante, si tant est qu’elle soit groupée
à la ville, n’est pas pour autant une classe dirigeante de sei-
gneurs ou de notables. La ville, née du surplus des campagnes,
et non du commerce, réunit les rentiers du sol ; elle ne sera une
cité que si ces rentiers sont une classe politique. Ils peuvent
n’en être pas une ; la Chine antique ressemble à l’Empire romain
à plusieurs égards (structure du pouvoir central, politique
extérieure d’isolationnisme conquérant, économie d’échanges
inter-régionaux) et se distingue de lui en ce que ses villes ne
sont pas des cités. En des pages célèbres, Max Weber123
oppose les cités autonomes de l’Antiquité occidentale aux
118 Le Pain et le Cirque
villes de la Chine et de l’Inde ; en Chine, écrit-il, la ville n’a pas
d’autonomie, elle est la résidence des mandarins, organes du
pouvoir central : ce sont les villages qui ont l’autonomie et pas
de mandarins.
En revanche, dans l’Occident antique, le village ne compte
guère : à travers notre documentation, nous connaissons bien
moins de noms de villages que des cités. Comment le village
compterait-il quand le curé et le châtelain n’existent pas ?
Simple groupement de maisons, il n’avait pas de rôle adminis-
tratif, à moins d’être une cité à l’état naissant, pourvue d’un
embryon d’institutions autonomes. Les vrais cadres de l’espace
rural étaient plutôt les grands domaines124. Nous nous représen-
tons très mal comment cet espace était peuplé ; où y avait-il des
villages ? L’habitat dispersé était-il le cas le plus fréquent ?
Quand les empereurs, pour donner une retraite à des légion-
naires vétérans, les établissaient sur des lots de terre, ils ne les
dispersaient pas pour autant dans des villages ; ils fondaient
pour eux une cité, une colonie, ou bien ils les installaient dans
une vieille cité qui recevait le titre honorable de colonie en
compensation des terres qu’elle perdait ; ces soldats devenus
paysans n’étaient pas des villageois, mais des citadins. Les
grands propriétaires ruraux exerçaient les magistratures de la
cité et ils les exerçaient sur toute la cité indistinctement ; à
cet égard, le trait essentiel du système municipal romain était
l’union de la campagne et de la ville125. Ville ou cité ? Sur des
fondements économiques qui peuvent être identiques, le choix
que font les différentes sociétés est politique : optera-t-on ou non
pour l’autonomie locale ? Si oui, le pouvoir politique tombe aux
mains des notabilités régionales.
Indépendante ou simplement autonome par rapport au pou-
voir central, la cité était le cadre ultime de la vie sociale, même
quand l’Empire était le cadre ultime de la vie politique. Car elle
était le centre de décision pour toutes les choses quotidiennes,
le lieu de référence pour la distance sociale ; les comparaisons
se faisaient de cité à cité. C’était dans leur cité que les
évergètes brillaient par leur munificence, c’était leur cité qu’ils
voulaient faire briller aux dépens des cités voisines en y élevant
de plus beaux monuments ad aemulationem alterius civitatis,
comme dit le Digeste126. Socialement, psychologiquement et
au moins administrativement, la cité se suffit : elle est autarcique
au sens d’Aristote. Quand un Romain ou un Grec, sujets de
Les agents et les conduites 119
l’empereur de Rome, parlent de la patrie, ce mot de patria
désigne leur cité et jamais l’Empire. Il n’y avait pas de bour-
geoisie romaine, mais une bourgeoisie pompéienne, athénienne
ou éphésienne ; les artisans inscrits dans les associations pro-
fessionnelles n’étaient pas membres d’une internationale ou
d’un syndicat : il n’y avait d’associations que locales et on
était membre du « collège » des charpentiers de Lyon ou des
boulangers de Sétif127.
Tout ce pour quoi on se ruinait, se battait ou se rengorgeait
avait la cité pour horizon. Les cités pouvaient se multiplier
comme des cellules vivantes, on pouvait les subordonner à une
entité supérieure, royaume ou empire, mais non les fondre entre
elles, ou du moins c’était aussi difficile que de fondre plusieurs
individus entre eux, ou plusieurs nations. La patrie était sensible
aux yeux, car on pouvait physiquement la rassembler sur une
place publique (dans la Grèce classique, il est même arrivé que
des cités déménagent littéralement). En ce temps-là, c’était à la
ville que « tout le monde se connaissait », comme nous le disons
du village128. Telles étaient ces sociétés où tout le monde se
connaissait, au moins de vue ou par son nom, où tout le monde
partageait les mêmes préoccupations – et partout, autour d’eux,
grâce aux évergètes, un air de grande architecture.
Une page de De la démocratie en Amérique où Tocqueville
fait l’éloge du self-government fait si bien comprendre ce qu’a
pu être une cité antique qu’il faut la faire relire au lecteur : « La
commune est la seule association qui soit si bien dans la nature
que, partout où il y a des hommes réunis, il se forme de soi-
même une commune. C’est l’homme qui a fait les royaumes et
crée les républiques ; la commune paraît sortir directement des
mains de Dieu. Le gouvernement central confère de la puis-
sance et de la gloire à ceux qui le dirigent, mais les hommes
auxquels il est donné d’influer sur ses destinées sont en très
petit nombre ; l’ambition ne peut prendre ces hautes fonctions
pour le but permanent de ses efforts. C’est dans la commune,
au centre des relations ordinaires de la vie, que viennent se
concentrer le désir de l’estime, le besoin d’intérêts réels, le
goût du pouvoir et du bruit. On s’attache à la cité pour une
raison analogue à celle qui fait aimer leur pays aux habitants des
montagnes : chez eux, la patrie a des traits marqués et caractéris-
tiques ; elle a plus de physionomie qu’ailleurs. »
120 Le Pain et le Cirque
Souveraineté ou autarcie.
Le dédain du négoce.
A quoi s’ajoutait un deuxième stéréotype, le dédain du
négoce et des négociants ; les notables devaient partager d’au-
tant plus ce dédain que les négociants étaient leurs seuls rivaux
en richesse. Dédain déjà millénaire, qui durera jusqu’à ce que
Les agents et les conduites 139
le développement économique fasse que les secteurs secondaire
et tertiaire ne soient plus minoritaires et qu’ils deviennent
même la principale source de richesse159. La dévalorisation
universelle des activités marchandes est un curieux phénomène
qui intriguait déjà Platon160 : « C’est un fait que le commerce
de revente ne peut causer aux cités, de par sa nature, le
moindre préjudice ; au contraire, comment serait-il autre chose
qu’un bienfaiteur, l’homme qui uniformise en la proportionnant
l’existence de biens de toute sorte, qui manquent d’uniformité
et de proportion ? Ajoutons que la fonction de la monnaie est
de réaliser ce résultat et c’est aussi le rôle propre du négociant.
Qu’est-ce donc qui a valu à ce rôle de n’avoir pas bonne réputa-
tion et d’être dépourvu de prestige ? »
Les réponses ne manquent pas. L’agriculture vit de la nature, le
commerce vit aux dépens d’autrui. L’entreprise agricole n’est pas
essentiellement spéculative (elle peut vivre en autoconsommation
ou ne vendre que son surplus), tandis que le commerce est spécu-
latif par essence : un marchand n’est pas un homme qui revend
des objets qu’il a de trop. On cultive la terre pour vivre, tandis
que le commerce, cette exploitation de l’homme par l’homme,
vise à gagner de l’argent, ce qui est prendre les moyens pour des
fins ; « la vie de lucre est contre nature, car la richesse ne saurait
être le bien que nous cherchons ; c’est seulement une chose utile,
un moyen en vue d’autre chose161 ».
Pour gagner de l’argent, le marchand fausse la valeur des
choses. Il vend de l’espace, entité incorporelle et qui ne lui
appartient pas. Le temps, lui aussi, n’appartient à personne, et
c’est pourquoi il est malhonnête de prêter à intérêt ; le commerce
est non moins malhonnête. De plus, le marchand, grâce à sa
position d’intermédiaire, gonfle les prix au passage : c’est là
son profit ; on est persuadé, en effet, que l’intermédiaire est
l’auteur de la cherté dont il profite. Nous savons, nous, que les
choses sont moins simples ; les marginalistes nous ont ensei-
gné que la rareté et le marché font seuls la valeur des biens.
Sauf monopole ou cartel, l’intermédiaire bénéficie du niveau
où les prix s’élèvent à l’étape finale et ne les élève pas lui-
même au passage ; car la valeur ne monte pas du producteur au
débiteur, mais redescend au contraire les étapes de la distribu-
tion et de la fabrication : on ne produit et ne vend que ce qui
trouvera preneur, au prix où cela trouvera preneur. Redescen-
due au niveau de l’intermédiaire, la valeur des biens est déjà
140 Le Pain et le Cirque
moindre, car quel preneur donnerait cher de biens pour lesquels
il devrait faire lui-même le voyage ? Cette différence de valeur
fonde le bénéfice du marchand, qui est le profiteur de la cherté et
de la disette sans en être l’auteur. Mais la conscience naïve ne
voit pas les choses ainsi ; pour elle, le marchand ne se glisse pas
dans l’écart qui sépare les valeurs intermédiaires, il les écarte
lui-même. Car la conscience naïve croit que la valeur monte d’en
bas : elle croit à la valeur-travail ; elle serait prête à admettre
qu’il suffirait de fabriquer des brimborions dépourvus de la
moindre utilité, mais où « il y a beaucoup de travail dedans »,
pour qu’ils aient beaucoup de valeur. Seule la valeur-travail
fonde le justum pretium ; le marchand fausse le juste prix, car il
le gonfle sans incorporer à l’objet aucun travail supplémentaire.
Certes, le marchand n’est pas inactif, mais la peine qu’il prend
est suspecte : il voyage, c’est un instable, et puis sa peine ne
modifie pas l’objet, où s’incorpore seulement la fatigue de
l’honnête artisan, qui ne fait pas fortune, lui162.
Par-dessus le marché, la malhonnêteté des marchands ne leur
procure même pas cette indépendance qui seule est estimable.
Ils dépendent de leur clientèle et doivent se battre sans cesse
contre leurs concurrents qui menacent de les étouffer ; exploi-
teurs des autres, ils sont aussi leurs esclaves. Toutes leurs
pensées sont consacrées à leur survie ; on en dirait autant de la
pensée des animaux. Dans l’agriculture, au contraire, les entre-
prises infra-marginales ne font pas faillite : le propriétaire vivra
en autoconsommation, c’est tout. Un agriculteur n’a pas à main-
tenir une position de force sur le marché ; il lui suffit d’organiser
physiquement la production et d’attendre ce que la nature voudra
bien lui donner. La valeur d’une marchandise dépend du marché,
c’est-à-dire des autres, tandis que la valeur physique des fruits
de la terre est sensible à celui qui s’en nourrit. L’agriculteur est
toujours maître de son sort ; le marchand, lui, ressemble au
joueur ou au buveur ; entraîné par la concurrence, il est contraint
de gagner sans cesse davantage, car il ne peut quitter la table de
jeu sous peine de ruine définitive ; il est finalement l’esclave de
son métier lui-même.
Ces condamnations trois fois millénaires n’ont jamais empê-
ché les négociants de négocier, ni même les notables de faire du
négoce ; elles n’ont pas pu « freiner l’économie d’échange ».
Pas plus que d’autres condamnations n’ont empêché les gou-
vernements de gouverner et les polices d’abuser. Le fameux
Les agents et les conduites 141
dédain antique du travail n’a pas non plus détourné les pauvres
de travailler pour vivre. Le mot de travail confond, on l’a vu,
plusieurs espèces bien différentes, dont certaines ne sont que
des faux-semblants et dont d’autres tolèrent bien des accommo-
dements avec l’utile réalité. Certes, le dédain du travail manuel
et le respect pour la propriété sont de tous les temps ; il demeure
que chaque société classe à sa manière les activités, que la rela-
tion de ces classements à la réalité est douteuse et que le prin-
cipe même du classement n’est pas toujours le même ; nous
dédaignons le travail, mais sans attacher de signification au
loisir, si bien que notre respect pour la richesse doit impliquer un
autre principe que l’antique idéal d’indépendance.
Mais d’autres problèmes subsistent. Quand une activité éco-
nomique n’est pas socialement reconnue, quand elle est prati-
quée presque en silence, comme l’était l’entreprise agricole,
n’est-elle pas inévitablement négligée ? Et quand un propriétaire
foncier est en même temps notable et évergète, peut-on s’at-
tendre à ce qu’il soit entrepreneur appliqué ou, si l’on préfère,
capitaliste âpre au gain ?
Rationalisme et autonomie.
Le gaspillage et la focalisation.
« Le problème fondamental de l’histoire de l’Empire romain »,
écrit Gilbert-Charles Picard173, « a été la médiocrité des possi-
bilités d’investissements créateurs, qui l’a contraint de vivre au
jour le jour, dépensant sans souci ses bénéfices » ; il est vrai
qu’en cela « la situation de l’Empire n’était pas fondamentale-
ment différente de celle de l’ensemble des sociétés humaines
jusqu’au XVIIIe siècle », qui, comme les Romains, « ont pétrifié
leur surplus en une parure monumentale qui, du point de
vue économique, n’apparaît que comme un magnifique, mais
stérile, épiphénomène ». Les occasions d’investissement man-
quaient-elles autant que l’affirment ces lignes pénétrantes ?
Ne pensons pas à des investissements industriels : jusqu’au
XVIIIe siècle, l’agriculture demeure l’élément moteur de la crois-
sance. Or l’agriculture antique ne manquait pas d’occasions d’in-
vestir : le monde romain est encore couvert de forêts et
de prairies (dont certaines sont devenues depuis des déserts)
et ne les a pas mises en valeur. En tout cas, ces possibilités, si
possibilités il y a, n’ont pas été saisies : les Romains ont préféré
gaspiller leur surplus sous la forme de l’épiphénomène monu-
mental dont parle notre auteur.
Les agents et les conduites 157
Sont-ce là des jugements de valeur ? Certes, « gaspiller » peut
vouloir dire bien des choses : ne pas utiliser une source de
richesse, l’employer d’une manière moins productive qu’une
autre, la consommer plutôt que l’investir, l’employer à des
usages ou à des fins que nous ne jugeons pas justifiés… Or
quelle fin sera justifiée ? Personne n’a jamais pu définir univo-
quement le revenu national : si une collectivité attache une
grande importance aux pratiques religieuses ou tient les vaches
pour des animaux sacrés, aura-t-on le droit de dire que les cathé-
drales ou un vaste stock de bétail improductif sont du gas-
pillage174 ? Il n’est heureusement pas nécessaire de soulever cette
difficulté : nous ne nous demanderons pas si les pyramides étaient
indispensables à bon droit aux yeux des Égyptiens, mais nous
nous bornerons à constater qu’une pyramide ne permet pas de
produire autre chose, serait-ce une autre pyramide, et qu’en
revanche elle a une utilité aux yeux de ses constructeurs ou de
leur pharaon : cela suffit à l’économiste, qui n’a pas à juger des
utilités finales.
Par gaspillage, on entendra donc que les classes riches
consommaient leur surplus beaucoup plus qu’elles ne l’investis-
saient. On peut donc parler d’épiphénomène : par suite des
écarts de revenus une grosse partie du surplus était concentrée
aux mains de la classe possédante ; or celle-ci l’employait à des
magnificences qui ne sont pas un échantillon représentatif du
niveau de prospérité qu’avait atteint l’ensemble de la société. En
deux mots : revenus très inégaux et plus de consommation que
d’investissements.
Ce qui ne saurait surprendre ; de nos jours encore, les pays
les plus pauvres sont ceux où la classe possédante vit le plus
somptueusement ; les écarts de revenus sont relativement plus
énormes dans les pays du Tiers Monde qu’aux États-Unis ou en
Europe. Cette concentration des revenus dans une économie à
faible productivité n’aboutit pas à un mouvement cumulatif de
croissance, mais à de fortes inégalités dans la consommation des
différentes classes sociales ; tandis que la majorité de la popula-
tion ne dépasse guère le niveau d’autoconsommation, les riches
emploient leurs revenus considérables à une consommation de
luxe, à des dépenses d’apparat. Une petite partie seulement est
consacrée à des dépenses productives : les pays sous-développés
qui investissent le font, non sur l’épargne privée, mais sur les cré-
dits publics ou grâce à l’autofinancement des entreprises175.
158 Le Pain et le Cirque
L’inégalité aboutit à un effet de focalisation, à un épiphé-
nomène trompeur ; quand une fraction, même réduite, du revenu
global de toute une société est concentrée sur un objectif déter-
miné, parure monumentale ou armement atomique, les résultats
paraissent gigantesques à l’échelle individuelle, même si
la société en question est paysanne et pauvre. Gigantisme trom-
peur : il est beaucoup moins coûteux d’édifier ce qu’archéo-
logues et touristes appellent une haute culture, riche en
monuments, que de faire manger une population à peu près à sa
faim ; tout dépend de la classe possédante, qui réunit le surplus et
qui décide en outre de l’affectation de ce surplus. La splendeur
même des monuments éveille la suspicion ; même les édifices
destinés aux usages vulgaires ont un aspect impérissable qui est
un indice de leur irrationalisme ; tout est bâti pour l’éternité,
c’est-à-dire que tout est trop solide pour sa fonction ; le moindre
aqueduc devient une entreprise de prestige qui révèle qu’une
classe de notables fait un usage vaniteux de ses ressources. L’é-
vergétisme est fondé sur l’inégale répartition du surplus et sur
l’inégal pouvoir de décider de son affectation.
La focalisation est plus aisée pour les sociétés anciennes que
pour nous, qui sommes obligés de réinvestir, pour amortir un
énorme capital d’actifs reproductibles, logements, infrastruc-
tures, usines et stocks. La richesse des vieilles civilisations
paraît non disproportionnée à la nôtre, à en juger par leur luxe et
leurs œuvres culturelles, parce qu’elles consommaient presque
tout, alors que nous consommons et réinvestissons. L’amortis-
sement est d’ailleurs un des moindres soucis des sociétés
anciennes, trop pauvres pour prévoir. Quelques bonnes récoltes
tombent du ciel, ou la soudaine générosité d’un évergète ; vite,
on décide d’entreprendre un théâtre ou un aqueduc ; puis l’ar-
gent manque et l’édifice ne sera jamais achevé. S’il vient à son
terme, on n’a pas toujours les moyens de l’entretenir ; s’il nous
était donné de remonter le temps et de visiter l’Empire romain,
nous constaterions sans doute que la parure monumentale était
mal entretenue, qu’elle se dégradait, que les murs étaient
lépreux.
Mais que veut dire surplus ? Le mot n’implique pas de juge-
ment de valeur. Nous nous garderons de définir le luxe, de
distinguer le nécessaire du superflu ; la distinction n’aurait
d’ailleurs pas d’intérêt économique. Nous opposerons seule-
ment la consommation à l’épargne et à l’investissement et,
Les agents et les conduites 159
dans la consommation, nous distinguerons les biens de subsis-
tance et le surplus, que ce dernier soit employé à des usages
luxueux ou modestes. Sera réputé surplus tout ce qui dépasse le
minimum de nourriture qui permet à l’espèce de subsister.
Sociologie de l’investissement.
Ce n’est pas tout. Il aurait fallu que les investissements issus
des « retombées » se portent principalement sur le secteur pri-
maire. Car, en ce temps-là, il n’y avait pas de substitut à l’inves-
tissement agricole, puisque la terre était la source des autres
investissements. Sinon les subsistances auraient manqué et
le luxe à son tour aurait été tari, la terre ne procurant plus de
capitaux au secteur secondaire. Pour les économies anciennes,
un partage convenable des revenus et de l’investissement
entre la « classe productive » et la « classe stérile » était sans
doute une question de vie ou de mort199. S’il y avait eu des éco-
nomistes dans la Rome antique et que le Conseil du prince
demandât à l’un d’eux de construire un modèle de croissance
Les agents et les conduites 177
pour l’Empire, cet économiste aurait été bien avisé d’élaborer un
modèle à deux secteurs.
Or les faits sont parlants : la croissance économique à l’époque
hellénistique est un fait, la parure monumentale et l’évergétisme
en sont un autre ; le premier fait a rendu possible le second,
qui ne l’a pas tué en retour. Il faut donc que le partage du surplus
ait été fait convenablement entre les deux secteurs et aussi
que l’économie hellénistique et romaine ait suivi le « sentier
critique » qui passe entre l’investissement et trop d’apparat
public et privé. Un certain nombre de conditions sociales et
mentales ont été par conséquent réunies ; conformément à
l’idée centrale de Keynes, l’augmentation de l’investissement
et l’augmentation de la consommation ont été compatibles.
L’investissement et l’épargne sont égaux ex post ; mais, selon
les sociétés, ceux qui investissent et ceux qui épargnent ne sont
pas partout les mêmes. Il pourra y avoir croissance, si ceux qui
produisent et détiennent le surplus sont aussi investisseurs ; il y
aura également croissance, s’ils consomment tout, mais que
le transfert de revenus consécutif à leurs dépenses, somptuaires
ou non, bénéficie à des agents dont la propension à investir est
supérieure à celle des consommateurs d’apparat. Il importe,
en effet, de ne pas suivre Keynes, quand il traite la demande ou
l’investissement comme des quantités globales, sans distinguer
les catégories sociales de consommateurs et d’investisseurs.
Il est des sociétés où, d’une catégorie sociale à l’autre, les effets
inducteurs sont très inégaux. Ne parlons donc pas pour ou
contre les cathédrales (et les paroissiales), mais demandons-
nous plutôt, par exemple, comment étaient organisés les métiers
du bâtiment (charpentiers et tailleurs de pierre fournissaient-ils
eux-mêmes les matériaux, ou bien leurs clients devaient-ils
se les procurer eux-mêmes, les artisans se contentant de les
apprêter ?)200 ; demandons-nous qui payait leur construction
(c’étaient les évêques et le chapitre, ou un seigneur ecclésias-
tique ou laïc). L’analyse économique ex hypothesi doit donc très
vite laisser la place à l’histoire sociale. A l’époque hellénistique,
les mêmes hommes, oligarques ou notables, détiennent le sur-
plus du produit national, ont le pouvoir de faire croître la pro-
duction agricole par des investissements ou des améliorations
« managériales » et décident de presque toute la consommation
qui n’est pas de subsistance, y compris des parures monumen-
tales et des évergésies. Ils sont producteurs, investisseurs et
178 Le Pain et le Cirque
évergètes, les gens du peuple étant condamnés à consommer la
totalité de leurs gains et n’étant pas sujets actifs de l’économie.
Optimiser ou satisfaire.
Or les sujets actifs ont a priori le choix entre deux attitudes,
faire croître ou répéter, c’est-à-dire optimiser ou satisfaire201.
Représentons-nous des agents économiques avec leurs
besoins202 ; pour se procurer ce qui leur est nécessaire, ils suivent
une certaine procédure, un « sentier », et leur recherche a un cer-
tain coût, au moins psychologique. Du moment que les gains que
leur rapporte le sentier adopté sont supérieurs au coût, ils peuvent
se déclarer satisfaits : ils ne chercheront pas nécessairement le
sentier optimal. Le long de leur sentier routinier, ils se procurent
des ressources et, quand leurs besoins sont satisfaits, il se peut
qu’ils s’arrêtent, sans chercher à maximiser leurs gains. Voilà ce
que feront peut-être les agents, s’ils sont riches : ils ne voudront
pas faire croître leurs gains. S’ils sont pauvres, ils ne le pourront
pas ; leur sentier routinier a beau leur procurer à peine de quoi
vivre, la recherche d’un sentier meilleur exigerait d’eux des inves-
tissements impossibles.
Il y a eu dans l’histoire des sociétés riches et des sociétés
pauvres et il serait concevable que leur sort inégal ait dépendu
d’un choix très simple : chercher à croître ou n’y pas penser, ce
qui est une question de oui ou de non. Chez nous, le choix s’est
traduit par un oui, si bien que la croissance nous semble être une
question de plus ou de moins ; nous comparons sans cesse des
taux, ceux d’investissement, d’épargne, de croissance. Nous
investissons plus ou moins, mais enfin, nous investissons ; cer-
taines catégories sociales, certaines entités en font profession et
des institutions sont en place pour cela. Mais d’autres sociétés
ne pensent même pas à croître ; elles suivent la routine et se
satisfont de ce qu’elles ont. Elles sont tenaillées par le besoin,
mais précisément le besoin ne pousse pas à l’attitude de luxe
qu’est l’optimisation203.
Des raisons sociales peuvent faire qu’on se contente d’un
sentier simplement satisfaisant. L’entreprise économique est
une source d’enrichissement trop savante, trop indirecte et
moins gaie que les profits de la guerre et de la politique ou que
l’épargne, tout simplement. Si l’on veut être sûr du lendemain,
écrit le chancelier Bacon, il faut épargner le tiers de son revenu,
Les agents et les conduites 179
mais, si l’on veut s’enrichir, la moitié204. Il y a eu partout des
familles nobles qui vivaient dans une avarice sordide ; elles thé-
saurisaient pour arrondir leurs terres et les murs nus de leur châ-
teau était leur seul apparat ; leur lésine les enrichissait à jamais
aux dépens de leurs paysans et relativement aux autres nobles,
mais sans élever le niveau du produit national ; c’était là un
sentier satisfaisant pour elles : il leur suffisait de distancer leurs
concurrents et de s’assurer une marge de sécurité jugée suffisante.
Toutes les classes possédantes n’ont pas eu l’esprit d’entreprise,
la mentalité capitaliste, des notables antiques.
Dans les sociétés anciennes, quand l’investissement est le fait
des possédants et n’est pas l’œuvre de professionnels appuyés
sur des institutions, la croissance n’a d’assises que psycho-
logiques : elle dépendra de ce qui passe par la tête des notables.
Il s’ensuivra, par exemple, qu’un malaise politique aura les
mêmes conséquences économiques que, chez nous, la crainte
d’une récession. Notable et entrepreneur sont le même homme et
les craintes du premier influeront sur la conduite du second. Ce
qui explique certaines étrangetés. Voici qu’aux frontières la
guerre contre les Barbares ne parvient pas à un succès décisif et
s’éternise ; les différentes armées, mécontentes du sort des
armes, s’en prennent au pouvoir impérial et multiplient les pro-
nunciamentos. Cette agitation politique ne menace en rien la vie
économique : les Barbares sont loin, l’État est lointain ; dans les
campagnes, les paysans continuent à faire la moisson, comme
chez nous pendant les étés de guerre. Mais les notables, eux,
attendent des jours meilleurs ; à la manière d’un particulier qui,
chez nous, renonce à se faire construire sa villa si la situation
internationale s’assombrit, ils ne défrichent plus, n’améliorent
plus, ne plantent plus et ne bâtissent pas davantage (la parure
monumentale traversera quelques années ou quelques décennies
d’interruption). Crise économique ? Non, crise morale. Les
évergésies seront les premières à être touchées, si les notables
se mettent à thésauriser par peur de l’avenir politique.
Incidence de l’évergétisme.
Notables et entrepreneurs, enfin, sont les mêmes hommes,
mais notables et évergètes aussi. Leurs évergésies n’ont-elles pas
mordu sur leurs investissements ? La réponse dépend d’un cer-
tain nombre d’hypothèses.
180 Le Pain et le Cirque
1. Si l’évergète a l’impression que tout ce qu’il gagne lui est
arraché par le peuple qui réclame du pain et du Cirque, il sera
découragé d’accroître le rendement de ses propriétés, l’évergé-
tisme étant ressenti comme une taxe à la production.
2. Si, au contraire, l’évergète a l’impression de prendre lui-
même l’initiative de ses évergésies, qui lui permettront d’amé-
liorer son statut ou d’élargir sa distance sociale, il cherchera à
augmenter ses revenus, la richesse étant la condition de la nota-
bilité. L’évergétisme aura un effet inducteur en amont.
3. Toutefois, l’effet inducteur ne jouera pas, si l’évergète
considère les largesses dont il a seul l’initiative comme un appa-
rat qui lui permet de soutenir le rang qui est le sien parmi ses
pairs, plutôt que comme le moyen de s’élever à un rang supé-
rieur à celui de ses concurrents. Car, pour tenir son rang,
il suffit de consacrer à des dépenses d’apparat le superflu qu’on
se trouve avoir ; par là, l’apparat sera automatiquement propor-
tionnel à la richesse dont il doit être l’indice. Ce n’est pas du tout
la même chose que de chercher à se procurer plus de superflu
que l’on en a, afin de l’emporter sur des rivaux en se montrant,
par des largesses, plus digne qu’eux d’un rang que l’on n’a pas
encore.
4. Au lieu d’un effet inducteur, l’évergétisme entraînera au
contraire une réduction de l’épargne et de l’investissement,
si les évergésies sont considérées comme une sorte d’impôt,
distinct des dépenses de consommation et s’ajoutant à ces
dépenses. Si, en revanche, au lieu d’être obligatoires, les
évergésies ont les mêmes motivations que les dépenses volon-
taires, elles feront partie de la consommation habituelle, dont
les autres composantes seront réduites pour leur faire place,
sans que l’épargne soit réduite afin de maintenir le niveau de
vie. Bref, les évergésies seront imputées sur la consommation
et non sur l’épargne.
5. Le cas le moins grave, pour la collectivité du moins, serait
que les évergésies soient senties comme des obligations qui
échoient d’une manière imprévisible (on essaie bien de s’y sous-
traire, mais sans savoir si l’on y parviendra) et à des dates non
moins imprévisibles, à la manière des maladies ou des sinistres.
En ce cas, leur place ne sera prévue ni aux dépens de la consom-
mation, ni aux dépens de l’épargne : quand le malheur arrivera,
on se débrouillera en vendant une terre.
Selon les temps, les lieux et les individus, l’évergétisme a
Les agents et les conduites 181
dû avoir tel de ces effets plutôt que tel autre ; la documentation
est muette sur les questions de ce genre, bien entendu. Espérons
que l’analyse ex hypothesi supplée en quelque manière à ce
silence décevant, en donnant des idées, à défaut de connais-
sances.
Notre but aura été atteint, si nous avons pu dégager les condi-
tions de possibilité du paradoxe que voici : l’évergétisme, ce
gaspillage, semble contredire la prospérité qu’il suppose.
La société hellénistique et romaine est non moins paradoxale à
nos yeux de modernes : elle offre le spectacle d’une prospérité
sans bourgeoisie, sans professionnels de l’économie ; le problème
autrefois très discuté du capitalisme antique est en somme celui-
là. Dans le monde antique sont rassemblés des traits qui semblent
contradictoires : un niveau de vie qui a pu atteindre celui de notre
XVIIe siècle, voire, à certaines époques et dans certaines régions,
celui du XVIIIe ; des conduites d’évergétisme dont l’importance
et, du moins à première vue, l’archaïsme sont tels qu’on pense
un instant à la mentalité primitive et qu’on est tenté de parler pot-
latch ; une classe de notables qui assure cette prospérité, ce qui
serait impensable si elle n’avait été animée par l’esprit d’entre-
prise économique ; et pourtant cette même classe, évergète par
devoir et par goût, refuse de se définir par les activités écono-
miques et affecte de les dédaigner : si bien que, quand Rostovtzeff
l’appelle une bourgeoisie, le mot sonne faux.
CHAPITRE II
L’évergétisme grec
Largesses archaïques.
Largesses sans âge : elles existaient depuis toujours dans le
monde grec et y existeront toujours ; ce n’est pas à la cité
qu’elles vont, mais à un groupe humain plus étroit et plus
proche, la tribu ou le dème ; dans ces vieilles subdivisions de
la cité, les réalités sociales, riches et pauvres, chefs naturels et
gens du peuple, l’emportaient sur les institutions ; il avait fallu
renoncer à répartir entre les dèmes les magistratures urbaines
qui se tiraient au sort, parce que les démotes les vendaient7.
Dans les tribus survivait la coutume de festins périodiques que
les riches offraient à tour de rôle ; ce qui deviendra une véritable
liturgie, l’hestiasis8. Toutefois, le vieux nom de cette fonction
est révélateur : phylarchie9 ; celui qui invitait au festin avait été
désigné comme chef de la tribu. On connaît un peu partout
dans le monde des festins d’intronisation de cette espèce,
et souvent le rôle effectif du chef se réduit à offrir à manger10
à ses dépens : on ne l’a nommé que pour cela. Rien de plus
répandu, avec ou sans chef, que ces frairies de paysans : fêtes
flamandes où chaque fermier à son tour invite tout le village,
parce qu’au village tout le monde se connaît, dîners où un curé
convie une fois par an tous les paysans de sa paroisse.
Trois raisons au moins expliquent la fréquence de ces espèces
de tontines où tous les membres d’un groupe (ou, du moins,
tous les riches) s’exécutent tour à tour, et les mêmes raisons
sous-tendent également maint fait d’évergétisme que nous
décrirons dans le reste de ce livre. D’abord, l’étroitesse du
groupe fait que les plus fortunés résistent difficilement aux
revendications des plus pauvres qui essaient de leur soutirer
une partie de leur superflu ; le mot de revendications est du
reste peu heureux car, honte ou prudence, le riche les prévient,
pour éviter un tête-à-tête gênant avec la pauvreté. La même
étroitesse du groupe fait que le système de la tontine, où l’on
désigne des victimes successives, est plus aisé à établir qu’un
système de contributions où l’on rassemblerait la quote-part de
chacun ; car, administrativement, l’impôt est plus compliqué
L’évergétisme grec 187
que la liturgie ; et, psychologiquement, le riche paie plus volon-
tiers s’il voit où va son argent, si cet argent produit une œuvre,
édifice ou festin, qui soit son œuvre et qui est attachée à son
nom. Enfin, dans un petit groupe, voire dans une cité (mais non
dans une grande nation), le comportement de chaque citoyen est
visible et prévisible pour ses concitoyens11 ; chacun a le senti-
ment que sa contribution a une influence sur l’attitude des autres.
Se dérober à la triérarchie ou au festin de la tribu, c’est donner le
mauvais exemple et ruiner l’ordre social (qu’on n’a pas le senti-
ment de ruiner, dans les nations modernes, quand on fraude le
fisc) ; accepter, au contraire, c’est obliger les autres à vous
rendre un jour la pareille. Cette transparence rend la coopération
volontaire, et la négociation qui y mène, plus aisées que dans les
groupes plus larges.
La gêne du tête-à-tête explique un autre phénomène qui a dû
avoir plus d’importance qu’il ne paraît à travers nos textes, pour
lesquels il allait sans doute de soi : les emprunts sans retour
entre égaux. Le Vantard de Théophraste12, « en temps de
disette, a dépensé plus de 5 talents pour des versements en
faveur de citoyens qui étaient dans la nécessité » ; sans doute
s’était-il inscrit, pour la somme en question, sur une liste de
souscriptions volontaires (epidosis), comme on en connaît beau-
coup dès le début de l’époque hellénistique ; c’était là une
forme organisée d’entraide. Mais le Vantard a dépensé aussi
10 talents en prêts d’amitié (eranos) ; car « il ne sait pas dire
non ». « A quoi bon souhaiter d’être riche », écrit un poète
comique, « si ce n’est pour pouvoir aider ses amis et semer le
bon grain de la reconnaissance13 ? »
On voudrait en savoir plus long. On connaît du moins l’exis-
tence de sociétés amicales de prêt, appelées eranoi, qui étaient
des espèces de tontines dont les membres mettaient en com-
mun leurs ressources pour se consentir à tour de rôle des prêts
sans intérêt ; une pareille institution, dont il existe l’équivalent
exact en maint pays pauvre, a sans doute valeur de symptôme.
Athènes devait être une de ces sociétés où tout le monde, un
jour ou l’autre, a besoin d’emprunter, où chacun est morale-
ment tenu de prêter et où tout le monde doit quelque chose à
tout le monde, ce qui rétablit une sorte d’égalité et suggère à
chaque intéressé d’être aussi longanime envers son débiteur
qu’il voudrait voir son créancier l’être envers lui ; personne
ne rend ce qu’il a emprunté, à moins d’y être invité ; s’il paie,
188 Le Pain et le Cirque
c’est après s’être fait prier un certain nombre de fois. C’est jus-
tice : on présume que celui qui s’est montré le plus âpre dans
l’exigence ou dans le refus était celui qui avait le plus besoin de
cet argent ; or il est conforme à l’indulgence et à l’équité que le
plus pauvre l’emporte en pareille matière. Si les choses se pas-
saient bien ainsi à Athènes, une leçon s’en dégagerait pour notre
sujet : dans cette société, les agents économiques ne poussaient
pas leur action jusqu’au bout ; ils ne réclamaient pas intégrale-
ment leur dû.
Il est un dernier type de largesses sans âge, au sujet desquelles
il est encore plus regrettable qu’elles soient mal attestées : les
générosités des puissants qui nourrissaient de nombreux clients.
On lit, dans la Constitution d’Athènes d’Aristote, ces lignes
significatives : « Périclès fut le premier à faire verser une
indemnité aux citoyens qui siégeaient dans les tribunaux, pour
contrebalancer la démagogie que Cimon exerçait grâce à sa
fortune ; il faut savoir que Cimon, qui avait une richesse digne
du fils de tyran qu’il était, s’acquittait magnifiquement de ses
liturgies et, de plus, nourrissait beaucoup de gens de son
dème : tout citoyen de son dème qui le désirait pouvait venir
chaque jour le trouver et obtenir de lui de quoi subvenir à son
existence ; en outre, aucune de ses terres n’avait de clôture,
afin que qui voulait pût profiter des fruits. Périclès, dont la
fortune n’était pas à la hauteur de pareilles largesses, (fit) distri-
buer aux gens du peuple ce qui leur appartenait, puisque sa for-
tune personnelle était insuffisante : il institua donc l’indemnité
des juges14. » L’aristocrate Cimon se conduit en digne repré-
sentant de sa caste15 : nourrir ses gens, donner aussi une hospi-
talité splendide aux étrangers16, voilà la vieille morale des
nobles. Notre lecteur a pu voir, dans une page du chapitre
précédent, comment Adam Smith a su admirablement analyser
ces largesses des big men qui nourrissent des hommes à leur
main. La démocratie athénienne s’est constituée en dehors de
ces réseaux de clientèle et – notre texte le prouve – contre eux.
On peut supposer, malgré le silence des documents, qu’ils
n’ont jamais cessé d’exister et que le futur évergétisme est sou-
vent leur déguisement en costume civique.
Déguisement, disons-nous, car, sur un point décisif, l’éver-
gétisme est diamétralement opposé à ces libéralités archaïques,
qui s’offrent à l’étranger, à des amis, à des clients ou au pre-
mier venu ; les évergésies sont au contraire offertes à toute la
L’évergétisme grec 189
cité et à elle seule ; elles sont civiques. L’évergète n’entretient
pas une clientèle : il rend hommage à la cité, c’est-à-dire au
corps de ses concitoyens. L’évergète, on le verra, est un magis-
trat qui donne de sa bourse des preuves de son désintéresse-
ment, ou bien c’est un notable qui tient les fonctions publiques
pour des honneurs, ou encore c’est le membre d’un ordre pour
qui gouverner la cité est un droit et un devoir ; dans les trois cas,
l’évergète se doit à la cité en tant que telle ; si son évergésie
était destinée à quelques citoyens seulement, ce serait de la cor-
ruption ou bien l’achat d’une clientèle. Cela apparaîtra claire-
ment à Rome : dans le droit public de République romaine, il y
a corruption électorale si un candidat qui fait des évergésies
pendant sa campagne électorale invite à la fête une partie seule-
ment du corps des citoyens, s’il lance des invitations indi-
viduelles (viritim) ; en revanche, s’il invite tout le monde à son
banquet ou au spectacle qu’il donne, il n’y a pas corruption.
C’est pourquoi la cité, qu’elle ait nom Rome ou Athènes, n’a
pas honte d’accepter les cadeaux qu’on lui fait : ils ne créent
pas de lien personnel entre le moindre citoyen et l’évergète.
Comme nul ne doute que le corps entier des citoyens ne soit
supérieur à l’un des citoyens, serait-il le plus riche de tous, les
évergésies sont senties, non comme tombant de haut, mais
comme un hommage qui monte vers la cité ; l’évergétisme
conservera jusqu’à la fin de l’Antiquité un style civique, voire
déférent, et il ira de bas en haut ; la façon de donner valant
mieux que le don lui-même, un évergète doit fuir la morgue et
la jactance : il est d’abord un citoyen.
Les oligarques.
Mais, outre les démocrates, il y avait à Athènes un parti dont
l’attitude en matière de liturgie était bien différente et, à un autre
point de vue qui sera capital pour la suite de cet exposé, révéla-
trice : ce sont les oligarques, ou, comme ils s’appelaient eux-
mêmes, les bons, les nobles, les riches, par opposition aux
méchants, aux pauvres, au peuple. Ne pensons pas ici à la
personnalité oligarchique de Platon, avide de richesse ; ne
L’évergétisme grec 199
croyons pas non plus que ces hommes sont les héritiers de la
vieille noblesse athénienne, victime de la démocratie. Ils ne se
réunissent pas davantage pour la défense des intérêts matériels
de leur classe ; l’objet de leurs efforts était une autre satisfac-
tion, le pouvoir, qu’ils recherchaient pour lui-même et qui était
le principal enjeu des luttes sociales en ce temps. Ils trouvaient
odieux ou ruineux que tout le monde à Athènes se mêlât de
gouverner ; ils prétendaient, soit obtenir une part de pouvoir
proportionnelle à leur richesse et à leur influence, c’est-à-dire
se réserver le gouvernement de la cité, soit ôter ce gouver-
nement à la populace, qui décidément s’était révélée incapable
de diriger correctement la politique, pour le confier à une classe,
la leur, qui avait la capacité de remplir ce rôle dirigeant. Le
principe de leur combat était une idée propre aux sociétés
préindustrielles : que la richesse donne droit à la possession
du pouvoir, que le pouvoir doit être aux riches (prétention qui
nous semble exorbitante, si bien que nous imaginons d’abord
que les oligarques se considéraient comme victimes d’une
injustice permanente, comme opprimés par une coterie ; les
démocrates violant constamment la justice à leur égard, le
pacte social est rompu et ils ne doivent plus rien à la cité :
« n’acceptons plus de ces gens-là injures ni honneurs, eux
et nous ne pouvons coexister33 ».
Leur attitude devant les liturgies sera donc équivoque. D’un
côté, elles sont une tyrannie de plus ; de l’autre, ils constatent
sarcastiquement que la populace ne peut se passer de leurs
talents et de leur richesse. « Quelle humiliation que de devoir
s’asseoir à l’Assemblée à côté de gueux malpropres », dit
l’Oligarque dont Théophraste trace le portrait, et il continue :
« Quand donc cesserons-nous d’être écrasés par les liturgies et
les triérarchies ! » Ne songeons pas ici à l’avarice de l’oli-
garque selon Platon ; notre homme estime simplement que,
puisque des gueux lui refusent injustement le pouvoir, il ne va
pas se ruiner pour eux ; nous verrons en revanche que, quand
l’oligarchie des notables sera parvenue au pouvoir, elle se rui-
nera en évergésies. En attendant, les liturgies n’étant pas un
impôt, puisqu’il n’y avait pas d’impôts, elles ne pouvaient être
qu’un tribut ou un honneur, selon que le liturge était lui-même
opprimé ou aux honneurs ; un oligarque s’honorerait d’être
liturge, si lui-même et ses pairs étaient honorés comme une
élite. Car gouverner est un honneur qui revient à l’élite : c’est
200 Le Pain et le Cirque
déjà la conception du gouvernement comme droit d’une classe,
qui sera le principe de l’évergétisme.
Aussi, d’autres fois, les oligarques constataient-ils qu’en les
faisant liturges la démocratie reconnaissait leur supériorité.
Certes « les démagogues multiplient les vexations envers les
notables (gnôrimoi) en les faisant consacrer leurs revenus
à s’acquitter des liturgies34 », mais, ce faisant, ils avouent que
les notables sont indispensables. Sous le titre de République des
Athéniens, il nous est parvenu, mêlé aux œuvres de Xénophon,
le pamphlet d’un oligarque inconnu qui a vécu à l’époque de
la guerre du Péloponnèse, homme de talent à coup sûr (il a
développé en particulier une intéressante théorie de l’hégé-
monie par la maîtrise de la mer) ; notre auteur exerce sur les
liturgies son esprit sarcastique : « Le peuple d’Athènes a brisé
le pouvoir des aristocrates, de ceux qui s’adonnent à la gymnas-
tique et à la musique ; il n’estime pas belle cette éducation : il
sait qu’il en est incapable. Pour ce qui est en revanche des
chorégies, des gymnasiarchies et des triérarchies, il reconnaît
qu’elles sont l’affaire des riches : lui, peuple, se contente d’y
prendre part sous les ordres des riches. Il gagne ainsi un salaire
et il fait que les riches s’appauvrissent. Les fonctions que
recherche le peuple sont plutôt celles qu’on exerce pour toucher
une indemnité de présence35. »
Le système liturgique préfigure le régime des notables. Il
coupe la cité en deux groupes, les liturges et les autres ; il n’est
viable que parce que les liturges ont une mentalité de notables
ou de mécènes plutôt que de modestes contribuables ; les
liturges sont un groupe qui sait et peut faire ce que la majorité
des Athéniens est incapable de faire ; par leur richesse et leur
éducation, eux seuls peuvent pratiquer cette vertu d’évergète
que L’Éthique à Nicomaque appelle magnificence. Il est naturel
que les riches notables veuillent exercer le pouvoir, puisqu’ils
le peuvent. Or on va voir que, de son côté, le peuple va laisser
le pouvoir leur glisser dans les mains par son absentéisme poli-
tique. Ainsi va s’établir, à Athènes, ou, dans beaucoup d’autres
cités grecques, continuer à exister, le régime qui dominera
l’époque hellénistico-romaine, qui est l’époque de l’évergé-
tisme : le gouvernement des notables. Un retour en arrière de la
démocratie à l’oligarchie a été possible parce que, même dans
les démocraties, cette société n’était pas universaliste.
L’évergétisme grec 201
Les notables.
La vieille caste guerrière, l’aristocratie des cavaliers, s’était
effacée ; la classe possédante que l’inégalité économique
plaçait maintenant à la tête de la société avait une physionomie
moins typée ; aussi les historiens de l’époque hellénistique
l’appellent-ils volontiers une bourgeoisie. Partout la conduite
de la politique était aux mains de cette couche relativement
étroite, de cette classe dirigeante et possédante de gens bien
pensants, de modérés – pour citer les propres termes de Maurice
Holleaux38. Cette bourgeoisie des cités trouve normal d’exer-
cer elle-même le pouvoir et de n’être pas l’objet d’une poli-
tique faite par d’autres qui sont moins habiles ou socialement
moins élevés qu’elle-même. Dira-t-on qu’elle le recherche ?
On dirait plutôt qu’il lui tombe naturellement dans les mains :
le pouvoir va aux capacités matérielles et morales qui se
trouvent être ordinairement un privilège de la richesse ; c’est là
précisément ce qu’on appelle un gouvernement de notables.
L’époque de l’oligarchie militante qui essayait d’arracher le
pouvoir de vive force est dépassée. Les institutions n’y étaient
202 Le Pain et le Cirque
pour rien et pas davantage quelque férocité des riches qui
aurait barré l’accès du pouvoir. Les institutions différaient
d’une cité hellénistique à l’autre, les différentes cités étaient
plus ou moins démocratiques ou plus ou moins censitaires,
mais leurs constitutions ne sont entraînées dans aucune évolu-
tion d’ensemble (la conquête romaine elle-même ne marquera
à cet égard aucune rupture39) ; tout au plus semble-t-il qu’un
peu partout le Conseil ou l’exécutif (synarchiai) se renforcent
graduellement aux dépens de l’Assemblée. Mais la façade
des institutions demeurait démocratique (l’oligarchie était une
idée contraire à l’esprit du temps), même si le fonctionnement
des institutions l’était moins. La politique, comme l’a montré
Louis Robert, continuait à être faite par des orateurs, comme
au temps de Démosthène ; elle était donc une carrière ouverte
au mérite. Voici, au Ier siècle avant notre ère, la cité de Mylasa,
en Carie, qui comptait plus d’un orateur célèbre, à la fois
professeur de rhétorique et homme politique40 ; l’un d’eux,
Euthydème, « avait hérité de ses ancêtres une belle fortune et
une belle réputation et il y ajouta son propre talent ; il devint
ainsi un homme important dans sa patrie et même il acquit une
réputation de premier plan dans toute l’Asie ». L’histoire d’un
autre orateur, Hybréas, était bien différente : il dut commencer
par acquérir lui-même quelque argent ; « son père ne lui avait
laissé qu’un mulet qui pouvait porter du bois et un esclave
qui le conduisait, comme lui-même l’avouait dans son école
et comme en conviennent ses concitoyens ; il vécut de cela
quelque temps, puis alla suivre les leçons de Diotréphès d’An-
tioche, revint et exerça un office mineur auprès des agoranomes ;
vivant là-dedans et ayant gagné un peu d’argent, il entreprit
d’avoir une activité politique et de se frotter aux avocats ; sa
réputation prit vite de l’éclat et, après la mort d’Euthydème, il
devint le vrai maître de la cité ». Sans argent, on n’a pas le loi-
sir ni le rang social qui conviennent pour faire de la politique ;
l’évergétisme même, qui fait qu’on ne peut devenir magistrat
sans payer, a élevé encore le mur d’argent ; comme l’écrit
Louis Robert, « le régime de la cité grecque subsiste, avec les
modifications dans la pratique politique qu’entraîne de plus en
plus le système de l’évergésie, des bienfaiteurs qui assument
charges et magistratures et accumulent les honneurs41 ». Bref,
la carrière politique demeure ouverte au mérite ; le sang,
le cens ni la morgue des riches ne font barrière ; mais il faut
L’évergétisme grec 203
du loisir, de la culture, des évergésies, si bien que le mérite n’est
accessible qu’à ceux qui ont hérité de quelque aisance ou qui
l’ont acquise. La démocratie tombe ainsi aux mains des notables.
Nul ne la leur dispute : l’enjeu des luttes des classes n’était plus
le partage du pouvoir, le conflit des démocrates et des oli-
garques, mais bien la suppression des dettes et la redistribution
de la propriété du sol.
Le régime des notables est l’aboutissement normal d’une
démocratie directe, en l’absence d’une tyrannie ou d’une caste
aristocratique qui exercerait une autorité traditionnelle. L’inéga-
lité sociale entraînant celle du talent, du loisir et du prestige, les
jeux étaient faits. La diversité des régimes, dit Aristote42, est
due à la diversité de la matière sociale qu’ils informent. Or,
dans une démocratie directe, l’inégalité sociale a des effets
beaucoup plus profonds que dans une démocratie représentative
où la participation du corps civique à la politique ne prend aux
citoyens que quelques minutes tous les quatre ou cinq ans. Non
seulement la plèbe des cités grecques laissait les seuls notables
gouverner, mais encore la participation politique, dans la démo-
cratie directe, est pesante, sans pour autant rapporter à l’indi-
vidu des satisfactions sensiblement supérieures à celles d’un
électeur dans nos sociétés.
Pas de participation.
Outre l’inégalité sociale, le système des notables s’explique
par la lassitude politique des masses. En règle générale, la
démocratie directe et plus généralement toute espèce de « parti-
cipation » sont pesantes pour les acteurs politiques, qui aban-
donnent tôt ou tard la scène à de riches amateurs. « Les pauvres,
même sans participer aux honneurs, ne demandent pas mieux
que de se tenir tranquilles, à condition qu’on ne leur fasse pas
violence et qu’on ne les prive d’aucun de leurs biens. Chacun
trouve plus agréable de cultiver sa terre que de s’occuper de
politique et d’être magistrat43. » Si l’on veut juger de la démo-
cratie grecque et de la dépolitisation sans anachronisme, il faut
penser qu’un citoyen actif était sans doute aussi occupé que de
nos jours un militant ; tout le monde ne devait pas avoir envie
de militer. Parions qu’à l’Assemblée on retrouvait toujours les
mêmes têtes ; était-ce des têtes de citoyens dévoués ? D’ama-
teurs de politique-spectacle ? En tout cas, pour la majorité des
204 Le Pain et le Cirque
citoyens, la politique était simple délégation, trustee ; ils en lais-
saient le soin à des spécialistes, par division du travail44.
A Athènes, la difficulté, on le sait, était de parvenir à réunir à
l’Assemblée un nombre assez grand de citoyens ; la proportion
des abstentionnistes était de l’ordre des trois quarts ou des neuf
dixièmes ; il fallait refouler vers la Pnyx tous les oisifs qui s’at-
tardaient sur le marché ; on y procédait au moyen d’une corde
enduite de vermillon, le fameux σχοινον μεμιλτωμνον : tout
citoyen sur lequel on découvrait des traces de peinture perdait
son jeton de présence. Deux raisons à cette désaffection : le
manque de loisir, le manque d’intérêt.
Manque de loisir, c’est-à-dire d’argent ; « Dans les démo-
craties extrêmes, les citoyens sont en grand nombre, et il leur
est difficile d’assister à l’Assemblée sans recevoir une indem-
nité45. » Vouloir, par esprit civique, exiger la participation des
citoyens, en maintenant la gratuité, c’était réserver cette parti-
cipation aux riches ; comme l’écrit quelque part Machiavel,
« le peu d’aptitudes à goûter les avantages de la liberté a néces-
sairement sa source dans une extrême inégalité ». Périclès ins-
titua d’abord une indemnité pour les jurés ; ce faisant, affirme
Platon, « il rendit les Athéniens paresseux, lâches, bavards
et cupides46 ». Au début du IVe siècle, une autre indemnité est
instituée pour ceux qui assistaient aux séances de l’Assemblée
du peuple. Était-ce pour encourager les citoyens à y assister, ou
avait-on pris un prétexte civique pour verser aux pauvres des
secours ? On voit, par Les Guêpes d’Aristophane, que l’indem-
nité des jurés était la principale ressource de milliers de
pauvres. Prétexte ou raison vraie, le moyen n’en était pas
moins nécessaire. Il soulèvera cependant de vives polémiques,
où les motifs élevés se mêlaient à d’autres qui l’étaient moins.
Plutôt qu’Isocrate, citons encore Platon : ses colères contre
l’indemnité aux citoyens ont le même fondement que celles
contre l’enseignement salarié des sophistes47 ; les arts qui
consistent à donner des conseils, l’architecture ou la médecine,
méritent salaire ; en revanche, le professeur de morale ou
l’homme politique, pour les bienfaits, les évergésies, qu’ils
font à leurs disciples ou à leurs concitoyens, n’attendent d’autre
salaire que leur reconnaissance48. Quant à l’Athénien moyen,
ou plutôt à l’Athénien riche, sa colère avait des raisons plus
simples : le poids de l’indemnité à payer aux pauvres retom-
bait sur les riches sous forme d’impôt49 ; comble d’amertume,
L’évergétisme grec 205
cette indemnité servait à effacer le fait qu’eux seuls, les riches,
avaient les moyens, et par conséquent le droit, de se mêler des
affaires publiques.
L’indemnité permettait d’attirer aux Assemblées des gens
qui n’avaient pas envie d’y aller ; la vraie raison de l’absten-
tionnisme était psychologique. On peut supposer que le malheur
de la vie politique athénienne a été que sa constitution était
une constitution faite « à chaud », lors de la révolution de
Clisthène ; elle exigeait des citoyens un degré de participation
qui n’était pas durable. C’est là un fait très général : « Dans
le cadre du contrat psychologique, généralement implicite, qui
s’établit entre l’individu et l’organisation, tout changement
impliquant une participation plus grande est vu avec défa-
veur50. » On en a ingénieusement dégagé la raison : le citoyen
qui participe, en démocratie directe, au milieu d’une assemblée
nombreuse, perd beaucoup de temps et d’énergie ; plus encore,
il est désormais responsable des décisions communes, prises
peut-être contre sa propre opinion, et n’aura même plus le droit
de les maudire ; en échange de sa peine et de cette responsabi-
lité malgré lui, il n’obtient, en guise de satisfaction, que d’avoir
fait nombre et d’avoir ajouté sa voix à tant d’autres voix : il ne
laisse pas sa marque personnelle sur les résultats de la délibé-
ration51. Toute démocratie directe sera toujours menacée par la
conjonction des oligarques, qui veulent se réserver le pouvoir,
et des démocrates sincères, mais qui n’éprouvent pour la vie
publique qu’un intérêt qui est moindre que l’insatisfaction que
fait éprouver à chacun d’eux le sentiment de son impuissance.
Les Athéniens mettant donc peu de zèle à accourir aux assem-
blées, un retour à l’oligarchie censitaire ne devait éveiller en
eux que peu de regrets. Il en irait tout autrement dans les
démocraties modernes : la chose la plus impossible pour un
gouvernement serait de remplacer le suffrage universel par
un suffrage censitaire ; on peut supprimer purement et simple-
ment le suffrage universel, on peut le truquer ou lui enlever toute
signification, mais on ne peut rétablir le principe qu’il sera
réservé aux riches ; une des raisons en est que la participation
aux élections coûte peu de peine aux votants.
En Grèce, au contraire, c’était la masse des citoyens qui
laissait tomber en désuétude ses droits politiques. Il n’y avait
pas d’effet de cliquet. On pouvait même rétablir expressément
une oligarchie censitaire ; à Athènes, dès la fin du Ve siècle,
206 Le Pain et le Cirque
pendant la brève domination des Quatre Cents, la dignité de
citoyen avait été réservée « aux Athéniens les plus capables
d’être liturges52 ». Vers la fin du IVe siècle, au temps de Démé-
trios de Phalère, s’établira à Athènes une démocratie modé-
rément censitaire53.
Pas d’universalisme.
Il y avait une deuxième raison, plus subtile, pour laquelle il
n’existait pas d’effet de cliquet ; les sociétés grecques, fussent-
elles démocratiques, n’étaient pas universalistes. Nous ne son-
geons nullement ici à l’existence de l’esclavage, car ce rapport
privé entre deux hommes était extérieur au droit public ; nous
voulons dire qu’aux yeux des Grecs la cité, c’est-à-dire le corps
des citoyens, était un groupe constitué et non un groupe naturel.
Ce groupe pouvait, dans beaucoup de cités, se trouver en fait aussi
large que le groupe naturel des hommes libres qui habitaient le
pays ; il pouvait arriver aussi que « ceux qui seraient citoyens
dans une démocratie ne l’étaient pas dans les oligarchies54 ». Il
demeurait que partout la citoyenneté était sentie comme un pri-
vilège réservé à des titulaires plus ou moins nombreux, et non
comme le statut inévitable de la population du lieu. Cette diffé-
rence entre la citoyenneté grecque et la nôtre est due à des rai-
sons d’ordre historique ; chez nous l’universalisme tire son
origine de la monarchie (et non de l’universalisme chrétien,
comme on le suppose à tort) : les citoyens modernes ont pris
la suite des sujets du roi, or comment un homme qui naît dans
le royaume, un régnicole, ne serait-il pas le sujet de son souverain
et n’appartiendrait-il pas au troupeau de ce royal berger ? La cité
grecque, au contraire, est un groupe d’hommes libres ou d’hoplites
qui se sont choisis et organisés : ce groupe demeure libre du choix
de ses membres. Pratiquement, pour les raisons qu’on va voir, les
conséquences pratiques de cette différence entre deux conceptions
de la citoyenneté sont souvent réduites (ce qui camoufle la pro-
fondeur du malentendu), mais les conséquences morales étaient
considérables ; puisqu’il n’allait pas de soi que tout indigène
appartînt au corps civique (même s’il y appartenait en fait) et que
la citoyenneté existait « par convention » plutôt que « par nature »,
cette convention était susceptible de varier ; elle pouvait s’élargir,
mais aussi se restreindre : des retours à l’oligarchie censitaire
étaient psychologiquement possibles.
L’évergétisme grec 207
Ce qui camoufle la différence des deux conceptions est
qu’aucune société à ce jour n’a été vraiment universaliste ; par-
tis de deux origines diamétralement opposées, les deux types
de citoyenneté se rencontrent en un point ou en un autre de
l’abîme qui les sépare ; un citoyen grec privé de ses droits poli-
tiques ressemblera beaucoup à un citoyen passif du XIXe siècle.
Le seul citoyen digne de ce nom sera-t-il le citoyen actif ?
Aristote se le demande55 ; il répond oui : un moderne n’aurait
pas osé exclure du peuple la majorité des indigènes. Chez nous,
le premier mouvement est de prendre comme corps civique
toute la population : le corps civique est un donné ; s’il y a des
limitations, elles viennent secondairement : il faut bien aména-
ger les principes. Par exemple, tout citoyen ne votera pas ; on
alléguera que le vote est une fonction que la nation confie à
certains citoyens, et non un droit subjectif de tout citoyen en
tant que tel. Les différentes nations ont des constitutions diffé-
rentes, mais elles s’accordent dans une conception universaliste
des sujets du souverain. Chez les Grecs, en revanche, il était
impensable que les métèques et parèques, même installés dans
la cité depuis des générations, fussent transformés en citoyens ;
le roi Philippe V, qui pourtant n’était pas précisément un roi
fainéant, eut la plus grande peine à obtenir pareille transforma-
tion dans sa bonne ville de Larissa56. Je me demande si le
racisme yankee ou sud-africain ne vient pas de l’origine colo-
niale de ces nations : le corps civique est un groupe d’émigrés
qui se sont choisis à l’origine. De même, chez les Grecs, le
mouvement premier est de se demander qui sera citoyen : le
corps civique est une institution, non un donné ; on est citoyen,
non parce qu’indigène, mais parce que fils de citoyen : le corps
civique est un groupe conventionnel, fermé et héréditaire. C’est
pourquoi, d’une cité à l’autre, la largeur de ce groupe variait
beaucoup selon la constitution.
C’est chez Platon que l’abîme qui séparait originellement les
deux conceptions apparaît le mieux. Il est une particularité
de l’utopie des Lois à laquelle on ne semble guère avoir pris
garde. Quand un moderne écrit une utopie, il part d’une popula-
tion qu’il considère comme donnée et il se demande comment
organiser tous ces citoyens ; Platon, lui, se demande qui sera
seulement citoyen et il relègue dans la condition de travailleurs
forcés, privés de toute personnalité juridique, la plus grande
partie de la population. On croirait que pour lui le véritable but
208 Le Pain et le Cirque
n’est pas de faire vivre les hommes ensemble, mais de fabriquer
un État qui soit le plus beau possible, en triant le matériel
humain pour cela. Non sans doute que Platon ait pris l’État pour
une fin en soi et qu’il soit totalitariste ; mais aucun homme, s’ap-
pellerait-il Platon, ne rompt aisément avec les présupposés de
la culture qui l’a socialisé, s’il ne les a pas conceptualisés ; et
puis, inconsciemment, quand nous coupons les hommes en
deux parties selon notre fantaisie, nous nous rangeons nous-
mêmes dans la meilleure ou la plus favorisée. Mais le fait est
là : même quand les penseurs anciens et les modernes semblent
parler le même langage, le geste initial par lequel débute leur
théorie ou leur utopie est radicalement différent ; les modernes
commencent par rassembler sous leur houlette tous les sujets du
roi (ou tout le populus christianus, si on le veut ainsi), tandis que
les anciens commencent par un tri et mettent à part les citoyens,
que seuls ils veulent rendre heureux.
Naissance du mécénat.
1. Les dons aux dieux sont de tous les âges. La cité ayant ses
dieux et ses cultes, comme les individus ont les leurs, on pre-
nait part aux dépenses publiques quand on contribuait person-
nellement aux frais du culte de la cité, qu’on le fît par piété ou
par une sorte de mécénat. Quand l’illustre famille des Alcméo-
nides, qui avait affermé la construction du temple de Delphes,
le bâtit plus beau que ne le comportait le cahier de charges60,
comment faire la part de la dévotion et de la fierté aristocra-
tique ? Comment faire la part de la piété et du patriotisme,
quand on voit dans les comptes du Parthénon et de la Chrysé-
L’évergétisme grec 211
léphantine61 que plusieurs Athéniens ont tenu à ajouter leur
modeste contribution à la masse des fonds publics grâce aux-
quels le peuple d’Athènes a fait élever les constructions de son
Acropole et a honoré ainsi sa déesse ? Tous ces motifs expli-
quent que, sans doute plus tôt que ne le disent nos sources, on ait
attendu des personnages publics qui étaient chargés d’une fonc-
tion religieuse que, par piété ou au nom de la piété, ils ajoutas-
sent quelque chose de leur bourse aux crédits publics qui leur
étaient ouverts. Considérons par exemple la procession des
Grandes Dionysies ; elle était financée par des contribuables de
bonne volonté, des liturges, et organisée par des curateurs62 ;
théoriquement, un commissaire n’est pas la même chose qu’un
contribuable : il demeure que ces commissaires « supportaient
autrefois toutes les dépenses faites pour la procession ; mainte-
nant le peuple leur verse (δδωσιν) 100 mines pour l’organisa-
tion ». Il va sans dire que la fête leur coûtait beaucoup plus cher ;
au nom de la piété, ces commissaires sont de vrais liturges et ils
sont liturges à l’occasion de leur fonction officielle : c’est-à-dire
que ce sont des évergètes ob honorem.
2. La piété, et aussi les concours, ont été ainsi l’école du
mécénat ; comme les Italiens de la pré-Renaissance qui ont
laissé leur nom à la chapelle Bardi ou à celle des Scrovegni,
les Grecs ont appris qu’un édifice cultuel ou un monument
agonistique faisait de son donateur un personnage public et
en perpétuait le nom. A la fin de l’époque archaïque, dynastes
ou tyrans faisaient rayonner leur nom par les splendides
offrandes qu’ils faisaient au temple de Delphes ; les rois hellé-
nistiques offriront aux villes libres, comme à celles qui étaient
leurs sujettes, des constructions religieuses ou profanes, afin de
gagner les cités libres à leur politique et, plus encore, afin
de briller sur la scène internationale. Sur la scène de leur cité, les
notables athéniens ont appris à faire de même ; plusieurs monu-
ments chorégiques, élevés pendant la seconde moitié du
IVe siècle, vont nous montrer le passage de l’ex-voto à l’édifice,
de l’anathema à l’ergon 63.
C’était la coutume, pour les vainqueurs des concours, de
consacrer aux dieux le prix qu’ils avaient remporté. A Athènes,
les liturges vainqueurs recevaient un trépied qu’ils consa-
craient à Dionysos ou à Apollon, dans le Pythion ou la rue des
Trépieds. « Comme témoins des liturgies de vos ancêtres », dit
aux juges athéniens l’avocat Isée64, « vous avez les anathè-
212 Le Pain et le Cirque
mata qu’ils ont consacrés comme monuments de leur excel-
lence : trépieds dans l’enceinte de Dionysos pour leurs vic-
toires aux chorégies, anathèmata du Pythion. » Le trépied était
dressé en plein air sur une base qui portait gravé le nom du
vainqueur ou de sa tribu. Cette base, de support, va devenir
l’essentiel et se développer à la dimension d’un monument.
C’est ainsi que la tour de Lysicrate, qui fut vainqueur en 334,
est une rotonde haute d’une douzaine de mètres ; les monu-
ments chorégiques de Nicias et de Thrasyllos, qui furent l’un et
l’autre vainqueurs en 320, sont respectivement un petit temple,
dont il ne subsiste que les fondations, et un portique qui sert de
façade à la grotte naturelle située au sommet du théâtre de Dio-
nysos. La consécration du trépied n’est plus, pour le vainqueur,
qu’un prétexte à illustrer son nom en embellissant la cité et en
faisant en petit ce que le peuple, au temps de Périclès, faisait en
grand sur l’Acropole.
C’est également de l’année 320 que date la première construc-
tion, peut-être, qui porte gravé le nom d’un évergète : le pont
sur le Céphise, entre Athènes et Éleusis. Il y a en effet, dans
l’Anthologie grecque, un petit poème ainsi conçu : « Oh, initiés,
allez au sanctuaire de Déméter, allez-y, initiés, sans craindre
davantage la crue de l’eau quand c’est l’orage : voyez combien
est solide le pont que Xénoclès a jeté pour vous sur le large
fleuve65. » L’épigramme est plus indicative que poétique ; elle
serait même insipide si elle n’avait été gravée réellement sur le
pont, pour indiquer aux voyageurs (et en particulier à ceux qui
allaient se faire initier aux mystères d’Éleusis) à quel bien-
faiteur ils devaient ce pont ; ce doit être une « épigramme »
(c’est-à-dire une inscription) réelle, plutôt qu’une fiction
poétique comme le sont la majorité des « épigrammes » qui
composent l’Anthologie. De fait, le pont a existé, Xénoclès,
également, et on a retrouvé à Éleusis un décret par lequel il est
honoré pour l’avoir fait construire, ainsi que plusieurs autres
documents épigraphiques qui font entrevoir la personnalité
de cet évergète. Athènes hellénistique était gouvernée par
quelques riches familles qui en faisaient une oligarchie de
notables66. Xénoclès fut en particulier gymnasiarque et agono-
thète (c’étaient deux liturgies coûteuses) ; c’est comme épimé-
lète des mystères d’Éleusis qu’il montre sa fierté et son goût
d’être honoré et que, continue le décret en son honneur, « vou-
lant que les images des divinités et les objets sacrés fissent
L’évergétisme grec 213
sûrement et convenablement le trajet » d’Athènes à Éleusis et
que « la foule des pèlerins grecs qui viennent à Éleusis et à son
sanctuaire, ainsi que les habitants du faubourg d’Athènes et les
paysans, ne courent aucun risque, il fait bâtir un pont de marbre
(λιθiνην), en avançant les fonds de sa bourse67 » ; il n’a jamais
dû réclamer la restitution de ces fonds par la suite et c’est pour-
quoi son nom était gravé sur le pont. On verra ainsi, à l’époque
hellénistique, des riches, des magistrats ou des liturges se substi-
tuer à la cité, par patriotisme, pour bâtir des édifices publics, cul-
tuels ou civils, à condition d’y inscrire leur nom.
Largesses politiques.
3. Car le patriotisme est le troisième mobile des évergètes :
ils donnent par piété, ils donnent pour être honorés, ils peuvent
aussi donner parce qu’ils s’intéressent à une cause. Les dons
patriotiques sont chose ancienne, à Athènes et ailleurs. La
participation aux entreprises collectives était assez immédiate-
ment ressentie et les mécanismes de l’État étaient assez simples
pour que cette conduite, bien naturelle en elle-même, n’ait pas
rencontré d’obstacle ; la dimension de l’État était assez réduite
pour que les dons personnels ne fussent pas disproportionnés
aux entreprises collectives et que le donateur n’eût pas l’im-
pression d’ajouter une goutte d’eau à l’océan. Le changeur
Pasion donne à sa cité mille boucliers fabriqués dans ses ate-
liers68 ; d’autres versent de l’argent pour quelque expédition
militaire69 ; Gellias, riche bourgeois d’Agrigente, loge cinq
cents cavaliers70. Si l’on ne fait pas de cadeaux à la cité, à tout
le moins convient-il de ne pas faire de bénéfices quand on traite
avec elle : Andocide revend à l’État athénien du bois pour faire
des rames au prix coûtant71, banquiers et notables prêtent aux
cités de l’argent sans intérêts72.
Cette attitude patriotique trouve un exutoire, à la veille de
l’époque hellénistique, dans une institution nouvelle : les sous-
criptions publiques ou epidoseis73 à demi volontaires, qui sont
l’instrument d’un mécénat collectif et organisé. On peut affir-
mer qu’au IVe siècle, où elle n’a plus d’« alliés » pour lui payer
tribut, Athènes n’a pu mener de grande politique, faire la
guerre et faire bâtir, qu’au moyen des contributions extraordi-
naires et obligatoires et de souscriptions volontaires ; les seules
grandes constructions du IVe siècle, les aménagements du port
214 Le Pain et le Cirque
de Zéa, le théâtre de pierre et le stade panathénaïque ont été
élevés, au moins en partie, grâce à des souscriptions « pour la
fortification du port » et « pour l’édification du stade74 ». Car
toute epidosis a un objet déterminé : une campagne en Eubée75,
une disette76, la guerre ; « que ceux des citoyens et des habi-
tants de la cité qui veulent souscrire pour le salut de la cité et
la défense de la contrée s’inscrivent » 77. Car les epidoseis sont
volontaires, en ce sens qu’elles ne sont imposées que par la
conscience de chacun et par l’opinion publique ; « il y a eu une
première souscription pour l’Eubée, Midias n’en était pas ; une
seconde, pour Olynthe ; il n’en était pas non plus78 » ; « Dia-
kaiogénès n’a souscrit que pour trois cents drachmes, moins
que Cléonyme de Crète79 ! » ; « mauvais citoyen, tu n’as pas
souscrit, même en une circonstance où ceux qui n’avaient
jamais pris la parole à la tribune souscrivaient pour le salut
de la cité » ; ce mauvais citoyen n’était autre qu’Eschine ; le
reproche que lui fait Démosthène80 montre que, plus encore
peut-être que tout autre citoyen, les hommes politiques étaient
moralement tenus de souscrire et que l’homme politique n’était
plus seulement un orateur, mais aussi un riche, un évergète ;
disons du moins qu’un homme politique doit, par ses dons
patriotiques, faire la preuve de la sincérité de ses convictions.
4. Par ailleurs, les epidoseis nous montrent à l’état naissant
une des grandes institutions de l’évergétisme hellénistique :
les promesses d’évergésies, ou pollicitations (παγγελαι,
ποσχσεις).
A l’époque hellénistique, beaucoup d’évergésies étaient
précédées de l’annonce ou promesse solennelle qu’on en faisait
auprès de l’Assemblée ou du Conseil et que l’on confirmait
généralement par une lettre que la cité conservait soigneuse-
ment dans ses archives comme preuve écrite de la promesse,
dont l’exécution se faisait parfois attendre longtemps ; ces
déclarations d’intention étaient même devenues une sorte de rite
un peu théâtral, auquel on procédait même quand l’évergésie
devait avoir lieu incessamment. Sous le nom de pollicitatio,
l’institution sera adoptée par l’évergétisme romain. Or, dès
le début du IVe siècle81, les epidoseis présentent déjà ce dédou-
blement de la promesse et de l’exécution. Il y avait plus
d’une raison à ce dédoublement. D’abord certaines promesses
de souscription étaient conditionnelles ; en 330, pendant
qu’Alexandre conquérait l’Asie centrale, la Grèce fut tentée
L’évergétisme grec 215
d’en profiter pour se libérer du joug macédonien : une epidosis
fut ouverte à Athènes, dont les souscripteurs s’engageaient
à verser l’argent « en cas de besoin » 82. Mais la grande raison
des pollicitations était que les epidoseis étaient proposées sous
forme de projets de décret en pleine Assemblée, afin que l’effet
de surprise et l’effet de foule missent les riches au pied du
mur83 ; il se trouvait toujours un orateur improvisé pour interpel-
ler le riche qui essayait de passer inaperçu84. Quand on est sous
les yeux de tout un peuple, comment refuser, sinon de l’argent
(car on n’avait évidemment pas la somme sur soi ; peut-être
même devrait-on déterrer un trésor ou vendre une terre pour se la
procurer), du moins la promesse de verser cet argent ? Cette
stratégie d’assemblée était, elle aussi, promise à un grand
avenir : on ne comptera plus les évergésies qui seront arrachées
par des semblables effets de foule. Mais on s’explique aussi que
plus d’un pollicitateur, laissé seul avec lui-même, n’ait plus eu
d’autre envie que d’oublier sa promesse : le peuple en était
réduit à afficher sur l’agora un tableau d’infamie où on pouvait
lire : « Voici les noms de ceux qui ont fait volontairement la pro-
messe de verser de l’argent au peuple pour le salut de la cité et
qui ne l’ont point versé85. »
Largesses « ob honorem ».
5. Il était enfin une autre pratique promise à un bel avenir :
celle des magistrats ou curateurs qui faisaient de leur bourse tout
ou partie des dépenses de leurs fonctions ; elle a pour témoin
Démosthène, puisqu’elle a donné lieu au point de droit du
fameux procès pour la Couronne. L’œuvre de Démosthène
montre aussi comment le passage s’est fait de l’homme de
loisir, liturge ou orateur politique, au notable, homme politique
et évergète ob honorem.
On retrouve assurément, chez Démosthène, le vieil idéal
athénien : un homme politique est un orateur, un bon citoyen
est un liturge ; « Si l’on me demande le bien que j’ai fait à
la cité, je pourrai parler de mes triérarchies, de mes chorégies,
de mes contributions extraordinaires ; j’ai également payé la
rançon de prisonniers de guerre et fait d’autres actions philan-
thropiques » ; cependant, ajoute-t-il, le plus grand bien qu’il a
fait au peuple est de ne lui avoir donné que de bons conseils et
de n’avoir pas été un démagogue86. L’orateur politique ainsi
216 Le Pain et le Cirque
conçu est un homme de culture et de loisir, mû par le désir
d’être honoré, par la philotimia, et qui considère les honneurs
publics comme sa véritable récompense ; rappelons le passage
fameux87 : « A moi, Eschine, il a été donné de fréquenter pen-
dant mon enfance les écoles qu’il convenait et d’avoir assez de
fortune pour ne pas être contraint par le besoin à des activités
humiliantes ; quand j’ai grandi, ma conduite a répondu à mon
éducation : j’ai été chorège, triérarque, j’ai versé des contribu-
tions extraordinaires ; ni dans ma vie publique, ni dans ma vie
privée, je ne suis resté en arrière quand j’avais une occasion
d’acquérir quelque honneur : au contraire, je me suis rendu
utile à ma cité et à mes amis. Quand j’ai résolu d’entrer dans la
vie publique, j’ai choisi une politique qui m’a fait décerner
maintes couronnes par ma patrie et par beaucoup d’autres cités
grecques. »
A la bonne conscience du notable répond l’évergétisme
ob honorem de l’homme politique : nous apprenons, à l’occa-
sion du procès sur la couronne, que, nommé inspecteur des forti-
fications, Démosthène avait reçu 10 talents du trésor public, que
ces 10 talents lui avaient été versés en main propre (telle était la
pratique financière du temps) et que, pour les fortifications, il
avait dépensé 100 mines de plus, qu’il avait données de sa
bourse et n’avait pas portées au compte de l’État88. Cette
conduite n’était pas un cas isolé ; elle tendait à s’ériger en
règle ; Démosthène nomme d’autres curateurs, et même des
magistrats, des stratèges, qui avaient été généreux comme lui :
« Nausiclès, comme stratège, a souvent été couronné par le
peuple pour tout ce qu’il avait sacrifié de sa fortune person-
nelle dans votre intérêt89. » Démosthène sacrifia ses 100 mines
à la suite d’une pollicitation : « J’ai promis au peuple un ver-
sement sur ma propre fortune et j’ai versé ce que j’avais pro-
mis90. » Avait-il promis, lorsque le décret qui le nommait
inspecteur fut proposé, de prendre à son compte les éventuels
dépassements de crédits, sans se prononcer sur leur montant, et
de ne pas solliciter de décret lui accordant des crédits extra-
ordinaires ? Ou bien s’était-il engagé à verser en tout état de
cause un supplément de 100 mines, en précisant le chiffre ?
Dans les deux cas, nous tenons là une autre des raisons pour
lesquelles les évergésies seront de plus en plus souvent pré-
cédées dans le temps par la promesse publique qu’on en fait :
le futur magistrat, le futur curateur, annonce officiellement, au
L’évergétisme grec 217
moment d’être élu ou nommé, ou sitôt après, quelles évergésies il
fera au cours de sa fonction. Les pollicitations sont ainsi des
espèces de programmes ou de promesses électoraux.
La vie politique tend, dès l’époque de Démosthène, à être
l’apanage des notables. Un passage bien connu du Discours sur
la couronne91 révèle que, dans la pensée de tous, l’Assemblée,
où tous les citoyens sont égaux, était en fait hiérarchisée par la
richesse et les liturgies. La scène se passe au moment fatal où
Athènes apprit la prise d’Élatée ; le peuple affolé s’est préci-
pité à l’Assemblée, mais qui aura le courage de prendre le pou-
voir en des circonstances aussi dramatiques ? Personne ne se
présente à la tribune ; et pourtant, dit Démosthène, s’il avait
suffi d’un citoyen patriote, chaque Athénien aurait pu être
l’homme du jour ; « S’il avait fallu plutôt les plus riches, ç’au-
raient été les trois cents contribuables les plus imposés ; s’il
avait fallu des citoyens à la fois riches et dévoués, ç’auraient
été les plus gros souscripteurs des epidoseis » ; mais il fallait
un homme à la fois dévoué, riche et lucide : ce fut le seul
Démosthène. On voit s’esquisser le portrait d’un nouveau type
social : l’évergète de la haute époque hellénistique qui sert
sa cité grâce à ses dons d’orateur politique et aussi grâce à sa
fortune. Alors la masse des simples citoyens deviendra en fait
l’obligée des notables. Alors – au cours du IIIe siècle –, le titre
d’évergète et le verbe correspondant, « faire du bien » à la cité,
seront employés, dans le style des décrets même, à l’endroit de
concitoyens, et plus seulement d’étrangers et de proxènes ; un
des premiers Athéniens à être ainsi qualifié à Athènes, pour sa
participation généreuse à une epidosis, sera un certain Xénoclès,
qui n’est autre que le petit-fils et l’homonyme du Xénoclès que
nous avons vu inscrire son nom sur un pont qu’il fit bâtir non
loin d’Éleusis92.
6. Enfin le IVe siècle voit apparaître une autre espèce de libé-
ralités ob honorem : les largesses des magistrats pour leur
entrée en charge ou en remerciement de leur nomination aux
honneurs. C’est une page de La Politique d’Aristote, au livre VI,
qui nous en apprend l’existence ; les faits qu’elle énumère ont
déjà une saveur nettement hellénistique (on s’accorde du reste
à reporter la rédaction du livre VI au second séjour d’Aristote à
Athènes, après 335). Le philosophe présente les largesses
symboliques des magistrats comme une pratique normale, mais
pas répandue généralement ; « pas encore », est-on tenté
218 Le Pain et le Cirque
d’écrire. Le passage est à citer en entier : dans les oligarchies,
« à l’exercice des magistratures les plus élevées, qui doivent
demeurer aux mains de la classe dirigeante, il faut que soient
attachées des liturgies, pour que le peuple accepte de n’y
pouvoir accéder et n’éprouve aucun ressentiment envers ses
magistrats, en les voyant payer fort cher leur charge ; il convient
encore qu’à leur entrée en fonction les magistrats offrent des
sacrifices somptueux ou bâtissent un des édifices publics, de
façon que le peuple, prenant part aux banquets et voyant la cité
parée d’offrandes sacrées et d’édifices, voie aussi avec faveur
durer l’ordre établi ; de plus, cela vaudra aux notables d’avoir
des monuments de leur prodigalité93 ». Voilà donc une raison,
accessoire sans doute, des largesses ob honorem : elles permet-
tent aux notables de déployer des instincts de mécènes et de
perpétuer la mémoire de leurs mérites personnels. La raison
principale est rappelée implicitement dans la suite du passage :
« malheureusement, de nos jours, les oligarques ne se condui-
sent pas de cette manière, au contraire, car ils recherchent le
profit tout autant que l’honneur ; aussi peut-on dire avec raison
que ce ne sont que des démocraties en réduction ». Les
oligarques aiment trop l’argent : c’est le trait dominant de leur
personnalité ; ce qui va en contradiction avec le régime oligar-
chique, dont la logique voudrait que le groupe dirigeant com-
pense par les largesses son monopole du pouvoir ; ce n’est que
dans une démocratie que pareille compensation serait inutile.
Nous verrons plus loin en quel sens on peut dire qu’une largesse
compense une frustration ; concluons pour l’instant que les libé-
ralités ob honorem sont une particularité propre aux oligarchies
et qu’elles jouent le rôle de compensations symboliques, sans
parler du mécénat.
Ces libéralités sont de deux espèces. D’abord, les charges
publiques étant devenues onéreuses, des « liturgies » sont atta-
chées à l’exercice des magistratures ; ne songeons pas aux litur-
gies de type athénien, qui n’étaient aucunement liées à
l’exercice des fonctions publiques : le mot de liturgie a ici le
sens qu’il aura souvent à l’époque hellénistique, où il désigne
les largesses et services publics en général ; c’est à peu près
un synonyme d’évergésie. La « liturgie » d’un magistrat
consistera par exemple à faire de sa propre bourse les dépenses
qu’entraîne l’exercice de sa charge. Deuxièmement, les charges
publiques étant devenues des honneurs, le magistrat remercie
L’évergétisme grec 219
la cité qui l’honore en lui offrant un festin, suite normale d’un
sacrifice, ou bien il commémore l’honneur qui lui est fait en
consacrant dans un sanctuaire un objet de valeur ou en faisant
construire à ses frais un édifice public. Ce sont là autant de
vieilles pratiques grecques, que les oligarchies perpétuent,
mais en en modifiant la nature et la signification. L’année offi-
cielle débutait régulièrement par des sacrifices publics célébrés
par le Conseil de la cité et par les nouveaux magistrats qui
entraient en fonction ; ces sacrifices d’entrée en charge, ou
eisitêria, étaient naturellement suivis de banquets où l’on man-
geait la viande des victimes. Dans cette civilisation si pauvre,
on ne mangeait guère de viande que dans ces occasions solen-
nelles ; aussi les sacrifices publics suscitaient-ils chez les
pauvres un intérêt dont la piété n’était pas le seul mobile, et le
Vieil Oligarque connu sous le nom de Pseudo-Xénophon nous
le confirme : « reconnaissant qu’il n’est pas possible à chacun
des pauvres de célébrer des sacrifices et des banquets,… le
peuple a imaginé un moyen de se procurer ces avantages ;
la cité sacrifie, aux frais du Trésor, une grande quantité de
victimes et c’est le peuple qui prend part au banquet et se par-
tage les victimes en les tirant au sort ». La sortie de charge était
aussi l’occasion de banquets dans certaines cités et les magis-
trats sortants y prenaient seuls part, sauf qu’il leur arrivait de
faire venir des courtisanes. Dans la logique du système oligar-
chique telle que la décrit Aristote, les sacrifices publics célébrés
au titre de l’année officielle deviendront un prétexte à faire fes-
toyer tous les citoyens et sans doute les nouveaux magistrats
achèteront-ils les victimes de leur propre bourse, à titre de
« liturgie » 94.
Les offrandes aux dieux par les magistrats et les édifices
publics sont une autre vieille tradition. Dans plus d’une cité, les
officiels, à leur sortie de charge, consacraient dans un sanctuaire
un objet de peu de valeur, coupe ou statuette, pour remercier les
dieux et sans doute aussi pour attester qu’ils avaient rendu
leurs comptes et que la cité avait agréé leur gestion ;
on verra plus tard des prêtres consacrer aux dieux leur propre
statue (selon une coutume grecque bien connue) à l’issue de
leur année de prêtrise. Pour se conformer aux prescriptions
d’Aristote, il suffisait que les magistrats consacrassent des
offrandes plus somptueuses, qui orneraient la cité non moins
qu’elles réjouiraient les dieux ; ils pouvaient même leur consa-
220 Le Pain et le Cirque
crer des édifices profanes, utiles aux hommes : il suffisait que
l’inscription dédicatoire du monument portât que la construction
était offerte « aux dieux et à la cité », comme l’épigraphie en
offre tant d’exemples95.
La redistribution.
La lutte des classes, qui bloque la justice et arrache des
indemnités pour les indigents, prend l’argent là où il est : le
plus souvent, dans les fonds publics, d’autres fois, dans les
coffres des riches, qui souscrivent à une epidosis, soit de bon
gré, soit sous la menace d’une guérilla des classes, je veux
dire : d’un charivari. « Un jour les Athéniens demandaient
une souscription volontaire (epidosis) pour faire un sacrifice
public, et tout le monde contribuait ; on sollicita à plusieurs
reprises Phocion », riche politicien qui avait des opinions à la
vieille mode ; « il se contentait de répondre : Demandez à plus
riche que moi. Comme on continuait à crier après lui et qu’on le
conspuait, il répondit : Croassez tant que vous voudrez, vous
n’aurez pas ma peau104 ». Nous verrons que dans l’évergétisme
romain le charivari sera le recours du peuple contre les riches
récalcitrants.
Indemnités sur fonds publics, epidoseis sur richesses
privées : les premières étaient une tradition des cités démocra-
tiques, et Athènes n’y a pas failli. Elle avait depuis longtemps
admis que, dans les circonstances critiques (invasion perse,
guerre du Péloponnèse)105, la cité devait faire des distributions
de blé, de viande et d’argent aux citoyens nécessiteux. Elle
admettait aussi que la famille civique pouvait, en cas de besoin,
sinon toujours, se partager le surplus de ses revenus. Tenons-
nous-en à un seul exemple, celui du théôrique106 : à l’occasion
des spectacles théâtraux et des fêtes publiques, le surplus des
ressources d’Athènes était partagé entre les citoyens. N’en-
trons pas dans les détails, qui sont du reste incertains, et rete-
224 Le Pain et le Cirque
nons seulement que, dans le principe du moins, le théorique
n’est pas de l’assistance publique, de la charité ou de la justice
sociale : en vertu d’une règle demeurée immuable pendant toute
l’Antiquité, ces distributions ne sont pas faites aux pauvres,
mais à tous les citoyens, pauvres ou non, et à eux seuls ; un
homme riche et sans enfants touche la même somme, s’il
daigne aller la toucher, qu’un pauvre père de famille ; métèques
et, bien entendu, esclaves, ne touchent rien. L’assistance
antique ne va pas à la catégorie sociale des pauvres, mais traite
en bloc la totalité des citoyens107. Les riches ne dédaignaient
pas toujours de venir toucher leur part108. Dans le fait, c’était là
de l’assistance – puisque les pauvres, étant plus nombreux que
les riches, étaient les principaux bénéficiaires – ; c’était aussi
de l’assistance dans la conscience des contemporains : quand
Démosthène109 parle du théorique, les mots de « citoyens qui
sont dans le besoin », de « citoyens pauvres » reviennent sans
cesse dans sa bouche. Le théorique entraînait une vaste redis-
tribution des revenus à l’intérieur du corps civique : les riches
payaient pour les pauvres, en ce sens que les surplus de la cité
passaient au théorique, au lieu de servir à soulager les riches
contribuables et les liturges110 ; tel était le pacte qui « cimen-
tait111 » la démocratie.
Les riches en étaient tout à fait conscients et proclamaient,
dans leur colère, que les riches étaient devenus les véritables
pauvres : Xénophon excellait à développer ce genre de
thème112 ; il cherchera désespérément de nouvelles sources de
revenus pour Athènes, afin que la cité pût désormais soulager
les pauvres sans appauvrir les riches113 et que ces derniers fus-
sent délivrés des impôts. Les démocrates répliquaient que la cité
était une grande famille114 ; ils proposaient à la démocratie
athénienne un compromis entre riches et pauvres : les premiers
toléreront l’existence du théorique, les seconds admettront
qu’une partie des surplus destinés à ces distributions soit
employée plutôt à diminuer les impôts des riches115. Tel était le
problème social du moment : dans les démocraties, « les déma-
gogues allouaient des indemnités à la multitude et empêchaient
de verser aux triérarques les sommes qui leur étaient dues »,
constate La Politique116 ; c’était procéder à une redistribution
de revenus « sous une forme déguisée117 » : quand on verse au
peuple des indemnités ou un théorique, on ne peut se procurer
les sommes nécessaires qu’en instituant un impôt sur le capi-
L’évergétisme grec 225
tal118. Dès lors, une démocratie qui se veut modérée et durable
conviendra du pacte que voici : les riches contribueront au paie-
ment de l’assistance et seront, en échange, libérés des liturgies
qui étaient plus ruineuses qu’utiles119.
Paupérisme et guérilla des classes, c’est-à-dire impossibilité,
pour les riches, de se soustraire à une redistribution des revenus ;
manque de fonds publics pour ce faire, c’est-à-dire impossi-
bilité de procéder à cette redistribution autoritairement et par
voie fiscale : ces deux difficultés seront celles de l’époque hellé-
nistique ; les notables vont devoir nourrir les pauvres, leur distri-
buer du blé et de la viande, sans parler des fêtes, et ils le feront
au moyen d’une espèce d’impôt semi-volontaire : ainsi s’ex-
plique, sinon l’évergétisme, du moins la partie de l’évergétisme
qui a pour cause la pression sociale plutôt que l’esprit de mécé-
nat et le désir de perpétuer son nom.
Le pain gratuit est une des institutions les plus connues des
cités hellénistiques ; on ne saurait rêver meilleur exemple pour
poser le problème de l’évergétisme. « Les Rhodiens », écrit
Strabon, « se soucient du peuple, bien que la cité ne soit pas
démocratique : mais elle veut que le pauvre peuple lui demeure
attaché ; le peuple touche donc des rations et, en vertu d’une
coutume ancestrale, les riches nourrissent les indigents » ; les
liturgies, à Rhodes, se partageaient donc entre l’entretien des
pauvres et les besoins de la cité, en particulier ceux de la flotte.
Une inscription célèbre fait savoir avec quelque détail com-
ment le service du pain gratuit était organisé à Samos120 ; au
cours du IIe siècle fut ouverte une souscription où plus d’une
centaine de riches Samiens s’inscrivirent, sans espoir de retour,
pour des sommes qui allaient de 100 à 1 000 drachmes ; un
fonds put être ainsi constitué, sur lequel on accordait des prêts
à intérêt : telle était la manière la plus normale de faire fructi-
fier de l’argent dans l’Antiquité ; les intérêts servaient à acheter
du blé qui était distribué « gratuitement aux citoyens », chaque
mois, jusqu’à épuisement du stock. Dans d’autres cités, le pain
à bon marché ou le pain gratuit n’étaient pas assurés sur un
fonds perpétuel ; mais, les années où il y avait disette, la cité
ouvrait une liste de souscriptions ou faisait appel à la générosité
d’un évergète : une certaine année, à Priène121, « la fourniture
de blé faisant défaut », un citoyen nommé Moschion, « voyant
que la situation était pressante et ayant envers le peuple un
dévouement qui n’attendait pas qu’on fît appel à lui, se présenta
226 Le Pain et le Cirque
spontanément par-devant l’Assemblée et, en son nom et au nom
de son frère », distribua du blé au prix de quatre drachmes la
mesure (ce qui était un prix plus que modéré à cette époque) ; il a
fait ce qu’on appelait une paraprasis, une vente faite charitable-
ment à bas prix. Une autre année, le même Moschion, avec son
frère, « donne à la cité du blé sans espoir de retour, comme en
témoignent les documents publics » (le rédacteur de ce décret
honorifique insiste sur ce détail, afin que le personnage qu’on
honore ne s’avise pas de réclamer le prix de son blé). Une troi-
sième année où derechef « la fourniture de blé faisait défaut,
Moschion, désireux de se prendre lui-même pour modèle et voyant
que la situation était pressante, se chargea de procurer le blé qui
manquait et fit, en outre, la promesse » (la pollicitation, dirons-
nous, pour employer le terme technique) d’en vendre aux
citoyens pendant plusieurs mois, à un prix en dessous du cours,
afin que le peuple tout entier fût sauvé, « femmes et enfants com-
pris ». Peut-être cet évergète a-t-il acheté du blé à des marchands,
au prix de disette, pour le revendre à bas prix ; peut-être aussi
stockait-il du blé dans ses propres greniers (c’était une conduite
courante122) et l’a-t-il distribué à bas prix pour éviter qu’une
émeute ait lieu contre lui.
Origines de l’impôt.
Allons plus loin : l’impôt, solution rationnelle, est pourtant
historiquement très improbable, à moins d’être imposé par une
autorité supérieure ; il paraît très difficile qu’une collectivité
puisse s’imposer à elle-même des contributions, si elle décide
démocratiquement de son sort et si l’impôt n’est pas entouré à
ses yeux d’une aura de normalité qui le fait apparaître comme
la solution tout indiquée (normalité qui ne peut provenir que
d’une longue tradition). La collectivité démocratique préférera
toujours faire retomber le fardeau sur un volontaire ou sur une
victime désignée, sur un évergète ou sur un liturge. Le « mar-
ché », je veux dire l’action d’agents historiques isolés qui agis-
sent librement et égoïstement, ne peut pas plus assurer à l’État
les recettes collectives de manière satisfaisante qu’il ne peut
assurer les services collectifs, comme on l’a vu au chapitre
précédent ; il ne peut aboutir à la solution la plus rationnelle,
l’impôt ; on se résignera plutôt à voir la collectivité vivoter
des ressources du domaine public, ou bien on procédera par voie
de réquisition : c’est la liturgie. L’idée de contributions est une
idée de haute culture ; l’idéologie a beau proclamer que l’indi-
vidu doit se dévouer à la collectivité, chaque individu préfère se
réclamer de ce beau principe pour le meilleur plutôt que pour le
pire, aux dépens d’autrui plutôt qu’à ses dépens.
Or quelles sont les différences qui séparent l’évergétisme d’un
système de contributions ? D’abord, les évergésies ne sont pas
exigibles en droit et leur refus n’est pas sanctionné par une auto-
rité publique : elles sont imposées par la coutume, c’est-à-dire
par la morale personnelle et l’opinion publique. Ensuite, dans
un système de contributions, tous les notables en même temps
auraient versé une petite somme ; dans le système évergétique,
une poignée de notables, chaque année, verse beaucoup, et le
montant de leur évergésie n’est pas fixé une fois pour toutes : il
sera discuté entre eux et la collectivité ; l’évergétisme est un jeu
qui se joue coup par coup. Si l’on regarde à quoi il aboutit au
bout d’un certain nombre d’années, tous les notables ont dû
s’immoler tour à tour, ou presque ; les uns ont donné plus, les
autres, moins ; dans l’ensemble, tout se compense. Mais ce point
230 Le Pain et le Cirque
de vue agrégatif n’est pas celui de chacun des intéressés, ni même
de la classe sociale tout entière. Car, dans un jeu qui se joue coup
par coup, chaque individu peut espérer échapper au tour de rôle,
il peut espérer aussi qu’il sera plus habile que le voisin et qu’il
parviendra à se laisser moins lourdement imposer que les autres.
Face à la loi fiscale, tous les citoyens ont un égal devoir de contri-
buer ; en revanche, face à l’opinion, chacun conserve toutes ses
chances. Si un mécène tient à verser plus que la tradition ne
l’exige, il soulagera les autres d’autant. Chaque évergète éven-
tuel espère rejeter sur les autres une partie du fardeau commun.
L’évergétisme est préférable à l’impôt parce qu’il est semblable à
une loterie : on peut y gagner.
La classe riche, dans son ensemble, a une autre bonne raison
de préférer l’évergétisme à l’impôt. L’évergétisme n’est pas,
comme serait l’impôt, un devoir légal, mais un simple devoir
moral ; il est beau d’être évergète, mais ce n’est pas un délit
de ne l’être pas. Les notables ne sont pas légalement tenus de
satisfaire tous les nouveaux besoins collectifs qu’a fait naître le
développement économique ; les pauvres n’ont pas le droit
de l’exiger d’eux : on n’exige pas un cadeau comme un dû, ou
du moins le donateur conserve ses chances et peut discuter.
Certes les notables feront de leur bourse les frais de l’énorme
développement des biens et services collectifs : ils paieront les
fêtes et les édifices de l’époque hellénistique. Mais sans doute
auraient-ils payé plus encore s’ils avaient préféré l’impôt aux
évergésies et s’étaient enlevé ainsi le moyen de discuter coup par
coup ; ils ont probablement raisonné comme les libéraux du
XIXe siècle : il n’y a pas de droit des pauvres, disait Thiers, il y a
seulement un devoir moral qu’ont les riches de faire la charité.
Autrement dit, la plèbe des cités grecques n’avait pas de droit
subjectif à obtenir des évergésies : celles-ci n’étaient que le
réflexe d’une institution objective, le mécénat des notables.
Jusqu’à la fin de l’Antiquité, les cités hellénistico-romaines
paieront l’impôt à une autorité supérieure, celle des rois, pour
les cités grecques qui dépendaient des monarchies hellénis-
tiques, ou celle des empereurs romains. Car l’impôt ne peut
guère être établi, à l’intérieur d’un groupe, que par une autorité
supérieure à ce groupe. Cette vérité de bon sens doit cependant
être complétée par une autre : les coutumes établies et les
recettes consacrées bénéficient d’une sorte d’inertie histo-
rique ; quand une certaine technique, par exemple l’impôt, a
L’évergétisme grec 231
été longtemps appliquée pour résoudre un problème, elle est
bientôt considérée comme normale et juste ; de plus, l’horizon
intellectuel se restreint et, en cas de besoin, on recourt machina-
lement à la technique déjà connue, sans penser qu’on pourrait
en inventer une meilleure. L’évergétisme connaîtra ainsi six
siècles d’inertie, l’impôt en connaîtra un plus grand nombre
encore. Si la tradition de l’impôt a pu ainsi s’établir en Europe,
ce fut par le hasard de la conquête romaine : les Romains, ayant
soumis de nombreux peuples, leur imposèrent un tribut, sym-
bole de soumission, et l’habitude de l’impôt fut ainsi inculquée à
une grande partie de l’Occident ; cette habitude resta même
quand le souvenir de la conquête eut disparu et le Moyen Age la
conserva. Ce qui explique un fait curieux : les républiques
urbaines du Moyen Age italien n’ont pas connu l’évergétisme ;
les Florentins avaient le même patriotisme et la même magnifi-
cence que les Grecs et les Romains, mais leurs magistrats n’ont
jamais été évergètes ob honorem ; quant à la magnificence des
simples particuliers, elle allait au bénéfice de l’Église. La raison
en est que la démocratie florentine avait conservé la tradition de
l’impôt. Pour résumer en deux phrases tout ce que nous avons
vu depuis le début de ce chapitre, toute démocratie directe tend
à se transformer en gouvernement de notables et toute commu-
nauté gouvernée par des notables demandera à l’évergétisme les
ressources qui lui sont nécessaires, sauf si une tradition de
l’impôt existe déjà.
Pour la suite de l’histoire, la rareté de l’impôt direct dans
les cités a eu une grosse conséquence. On attendait tout des
notables, puisque la cité était leur chose ; on attendait qu’ils
ouvrissent leur bourse quand les fonds publics manquaient, et ils
ne pouvaient répondre alors : « Mais nous payons déjà, en notre
nom personnel, comme contribuables ; les finances publiques
sont au surplus une affaire sérieuse, rationnelle, qui vit de contri-
butions et non d’aumônes. »
Il n’est pas de plus belle vertu que d’avoir le geste large ou,
comme on disait alors, l’âme grande129 ; à condition que le
donataire soit lui-même grand : non pas un esclave, un misé-
232 Le Pain et le Cirque
rable, un inconnu qui passe, mais un dieu, un peuple étranger ou
la cité. Toutefois, l’exercice de cette vertu n’est compréhensible,
dans ses mobiles et le choix de ses objets, que si l’on envisage la
condition politique ou le rôle social des différentes espèces de
donateurs ; sinon, on croirait que les hommes de cette époque
n’étaient pas comme nous et que le désintéressement était moins
exceptionnel à cette époque qu’à la nôtre.
Raison de ce mécénat.
Le cas d’Olbia est particulier, ou plutôt extrême ; mais par-
tout dans le monde grec, à toutes les époques, les textes trahis-
sent çà et là l’existence de rapports de dépendance économique
et morale qui sont de la clientèle sans le style et sans le nom157.
Quels rapports sociaux sous-tendaient l’évergétisme ? On peut
tout supposer. Que le lecteur souffre que nous procédions
à une expérience de pensée. Il y a un peu plus d’un siècle,
Frédéric Le Play, décrivant la vie sociale d’un village du
Morvan de son temps158, trace un beau portrait d’évergète dont
les générosités rappellent parfois de près les évergésies
antiques : « Le principal propriétaire de la commune accorde,
par une tolérance fondée sur d’anciennes traditions, diverses
subventions. Il autorise à titre gratuit le pâturage de la chèvre
laitière sur sa propriété. Il donne le bois mort et les débris
d’exploitation gisant dans ses forêts. Il autorise le glanage
sur ses métairies et sur les propriétés qu’il cultive en régie. Il
subventionne trois sœurs de Saint-Joseph qui donnent gratuite-
ment aux filles l’enseignement scolaire et l’éducation reli-
gieuse159. Il vient au secours de la population locale quand
surviennent les maladies, le chômage et le renchérissement des
L’évergétisme grec 241
denrées. Il intervient alors de deux manières : tantôt il alloue
directement des secours, tantôt il fait exécuter des travaux de
terrassement dont la valeur réelle atteint rarement les deux tiers
de la dépense qu’ils entraînent160. » Quel beau décret
hellénistique en l’honneur l’un citoyen évergète on pourrait
composer à partir de cette page !
Il suffirait de donner trois coups de pouce. D’abord, on
habillerait les réalités sociales en style civique : les manières
grecques et le ton grec ont toujours eu quelque chose d’égali-
taire et de démocratique, qu’on voit bien si on les compare aux
manières romaines. Ensuite, on passerait sous silence le fait
que notre évergète morvandiau était « le principal propriétaire
de la commune » et qu’il était normal qu’il fît vivre le pays
puisqu’il en était le maître161. Enfin, le cadre des évergésies ne
serait plus les campagnes, mais la cité, la commune : le décret
féliciterait notre bon citoyen de son dévouement envers la polis
et, dans le fait, l’évergète aurait distribué des secours non seu-
lement à ses fermiers mais aussi à ceux des habitants du vil-
lage qui pouvaient ne pas dépendre directement de lui. Il se
serait fait le bienfaiteur de toute la cité comme telle et l’aurait
servie par ses conseils politiques non moins que de sa bourse.
Bienfaiteur de la cité, et non des pauvres ; certes, parmi les
citoyens il y a des pauvres et certaines évergésies les avanta-
gent plus que le reste des citoyens ; mais il est aussi des misé-
rables qui ne sont pas citoyens – ils n’auront rien –, et ce sont
tout de même les citoyens aisés qui tirent le plus de plaisir
de la plupart des évergésies, qui sont un superflu ; l’affamé, le
vieillard et le malade n’ont guère que les « retombées » de l’é-
vergétisme. La magnificence, dit L’Éthique à Nicomaque, ne
consiste pas à dépenser convenablement dans les petites choses
ou dans les moyennes et à pouvoir dire : « Souvent j’ai fait
l’aumône au vagabond » ; Cicéron est du même avis : il convient
que les maisons illustres s’ouvrent à des hôtes illustres162. L’
Antiquité n’a pas ignoré la charité ni l’aumône, mais le devoir
d’état des notables était la magnificence.
Le type du notable, dont la munificence exprime la distance
qui le sépare du peuple, se montre maintenant dans toute sa
stature et la raison de son libre évergétisme apparaît : un riche
n’a pas seulement vocation politique, il a la responsabilité de
tout ce qui est collectif parce que, dans les sociétés anciennes,
on ne sépare pas la fonction politique du reste de la vie
242 Le Pain et le Cirque
sociale ; l’autorité des notables est générale comme celle d’un
père ; on attend leur initiative, leur exemple, leur conseil ou
leur aide dans tous les domaines. De nos jours encore, dans
tel petit village français, un paysan va tout naturellement
demander conseil au maire ou à son député, qui n’en peut mais,
s’il ne sait où placer son argent ou si sa femme le trompe : le
puissant est celui qui sait et que les autres n’ont qu’à écouter,
ce qui lui crée des devoirs. En Grèce, tous attendaient d’un
notable qu’il s’intéressât à tous et à tout, la bourse à la main, si
besoin était ; pour répondre à cette attente, le riche investissait
dans le mécénat la tendance à actualiser les possibilités et à
exprimer les supériorités qui est naturelle aux êtres sociaux.
Chef politique, tout notable était aussi organisateur et anima-
teur de la vie collective ; il prêtait de l’argent, aidait tous et
chacun, s’intéressait à un enfant du peuple bien doué, patron-
nait les festivités, invitait tout le monde et se présentait partout
comme ayant autorité. L’évergétisme libre s’explique par la
non-spécialisation de l’autorité des notables : elle n’était pas
plus différenciée que la société elle-même ; de nos jours, l’au-
torité dans les domaines social, religieux et culturel est beau-
coup plus divisée ou est laissée au gouvernement : il n’y a plus
de notables.
On peut donc prévoir qu’un notable évergète, dans l’exercice
de son autorité sociale, s’attirait autant de mécontentements que
s’en attirent de leur côté ceux qui exercent une autorité poli-
tique ; il a donné un édifice quand le peuple aurait préféré une
fête, il a donné une fête trop peu brillante, il est trop fier de la
brillante fête qu’il a donnée ; on ne peut décider du choix des
biens collectifs et plaire à tout le monde ; loin d’apaiser les ten-
sions sociales, l’évergétisme les fait retomber sur l’évergète.
Enfin, un évergète donne pour plaire au peuple, pour répondre à
l’attente de tous : il ne donne pas pour sauver son âme, par
exemple, ou parce qu’il appartient à une chapelle littéraire ; ce
qui laisse prévoir quels biens collectifs seront préférés, quels
autres seront négligés par lui.
Patriotisme ?
On a coutume, chez les anciens et aussi chez les modernes,
d’expliquer ce mécénat autrement : par le patriotisme, par le
sentiment de solidarité, si vif chez les Hellènes d’autrefois et
L’évergétisme grec 243
d’aujourd’hui. L’explication est vraie à demi : pour une moitié,
« patriotisme » est synonyme, en plus vague, de tout ce que nous
venons de voir ; pour l’autre moitié, c’est une interprétation
courtoise ou une couverture idéologique.
Certes, les décrets hellénistiques attribuent les évergésies à
deux vertus : l’émulation ou compétition (philotimia) des bons
citoyens qui veulent se distinguer et être honorés pour avoir
rendu à la ville quelque service signalé, et leur patriotisme, leurs
bonnes dispositions envers la collectivité. Et, certes, un notable
qui considère la cité comme sa chose et celle de ses pairs ne peut
être que bien disposé envers elle. Mais on sait que cette notion
de patriotisme recouvre des attitudes très différentes ; autre
chose est l’attitude du gouvernant qui s’identifie à une grande
cause, celle de sa cité, et qui confond sa fierté personnelle avec
le nationalisme si vif des cités grecques ; autre chose est le senti-
ment du « nous » que peuvent avoir tous les citoyens, humbles
ou puissants, d’une collectivité qui est unanime dans un moment
critique ou triomphant ; autre chose encore est la bienveillance
d’un père du peuple pour ses enfants dociles dont il se sent res-
ponsable. Le pavillon du patriotisme recouvre des marchandises
bien différentes ; forme vide, le patriotisme comporte autant
d’espèces qu’un individu peut avoir de rapports et d’intérêts
différents avec une collectivité. Si donc on attribuait d’office aux
notables le sentiment de solidarité, le patriotisme du « nous », on
abuserait de l’équivoque du pavillon pour commettre une erreur
psychologique.
Officiellement, le patriotisme grec est celui d’un bon citoyen,
pair parmi ses pairs, qui ne se distingue des autres que par
un dévouement plus grand au bien public : les décrets et les
plaidoyers des orateurs attiques le répètent. L’idéal de ce patrio-
tisme du « nous » serait en somme le moment d’unanimité et
d’émulation que fut le départ de l’expédition d’Athènes contre
Syracuse ; alors, écrit Thucydide, « tout le monde, sans distinc-
tion, se passionnait pour l’entreprise » et « pour chacun, au
poste qui lui était attribué, une véritable compétition se trou-
vait engagée ». Ce jour-là, le plus modeste citoyen pouvait se
sentir évergète.
Seulement cette unanimité n’est pas la seule espèce de
patriotisme ; elle n’en est même pas l’idéal ou la limite. Le
sentiment du « nous » est réellement ressenti dans des groupes
qui, momentanément ou de par leurs buts, sont affrontés à une
244 Le Pain et le Cirque
tâche ou à un danger définis et sensiblement égaux pour tous
les membres ; c’est l’unanimité des cordées d’alpinistes ; j’ai
entendu de mes oreilles un mineur m’expliquer que tel est quo-
tidiennement le sentiment de ceux qui descendent dans la
mine ; malgré les dangers, mon interlocuteur conservait la nos-
talgie de cet état d’anarchie où la tâche suffit à créer la concorde
et où l’action de la justice est éteinte. Mais cet unanimisme est
propre à des groupes spécialisés ; dans le groupement le plus
général, la nation, il ne peut exister que par instants. La taille
absolue du groupe ne fait rien à l’affaire et il serait vain d’op-
poser sur ce point les cités antiques, où les citoyens vivaient
face à face, et nos États trop grands ; ce qui importe est l’exis-
tence d’une distinction entre la classe dirigeante et les autres,
et les effets d’externalité. Il y aura unanimité, il y aura des
volontaires pour les missions dangereuses ou coûteuses, si le
péril public menace chaque individu autant que le corps social
comme tel ; personne alors ne peut espérer surnager dans le
naufrage général, personne n’est tenté de laisser se dévouer les
autres en escomptant que les effets du dévouement d’autrui
rejailliront sur lui.
Mais ce « nous » est propre aux circonstances où il y a éga-
lité et individualisation du péril : ce ne sont pas là les circons-
tances politiques normales. Dans la quotidienneté politique,
chaque individu peut se défiler dans la foule et la distinction
des gouvernants et des gouvernés domine tout ; selon celui
de ces deux camps auquel chacun appartient, le patriotisme
n’a pas le même contenu. Souvenons-nous des liturgies de la
démocratie athénienne : la version officielle les fondait sur le
dévouement patriotique, mais les oligarques, avec une amère
satisfaction, y reconnaissaient à juste raison l’aveu de leur supé-
riorité sociale et n’en étaient que plus amers de constater que
cette supériorité ne suffisait pas à leur attirer aussi le pouvoir
politique.
Gardons-nous cependant de faire les hommes plus menteurs
qu’ils ne sont ; l’idéologie du « nous » comportait aussi une
part de couleur locale authentique ; elle était moins machiavé-
lique que nostalgique. Certes, en gazant la distance sociale, elle
sauvait la fierté de la cité devant un riche bienfaiteur ; mais elle
trahissait aussi le sentiment que la possibilité de l’unanimité était
sans cesse proche dans ces groupes menacés qu’étaient les
cités ; la politique internationale était assez agitée pour que
L’évergétisme grec 245
tout citoyen ait eu l’occasion de ressentir le « nous » une fois en
sa vie ; l’évocation de cet unanimisme ne pouvait que faire
chaud au cœur de l’évergète.
Car l’évergète est un patriote, à sa manière, qui est celle d’un
notable ; responsable de sa cité, il est très sensible à la fierté
nationale ; seulement, ce n’est pas ce patriotisme-là qui le rend
évergète. Comme nationaliste, il souhaite que sa cité ait la
grandeur ou au moins l’indépendance, ou l’autonomie, faute de
mieux, mais il ne va pas pour autant donner à banqueter à ses
concitoyens. Par son intensité, ce nationalisme égale le
patriotisme du « nous » et le paternalisme des pères du peuple,
mais il s’en sépare par ses effets et par la part qu’y prend la
foule des citoyens. La fierté patriotique d’Athènes hellénis-
tique produisait tous ses effets sur la scène internationale ; la
vieille cité essayait de jouer les grandes monarchies les unes
contre les autres et recherchait de préférence des alliances
puissantes, mais lointaines ; par nostalgie de sa grandeur (de
sa polypragmosynè, dirait Thucydide), elle refusait d’adhérer
à des ligues de cités, ses semblables et ses voisines, parmi
lesquelles elle aurait conservé son indépendance, mais non la
possibilité de mettre sa marque personnelle sur les événements ;
elle s’était inventé un rôle à la taille de ses possibilités ; elle
était un centre de culture et, comme d’autres décernent des prix
Nobel, elle distribuait à travers le monde des décrets pompeux
qui agaçaient Polybe et qui étaient des certificats de bonne
conduite ou de philhellénisme. Voilà une certaine idée du
patriotisme.
Mais, quand des notables offrent à leurs concitoyens un ban-
quet ou un édifice, c’est d’un autre patriotisme qu’il s’agit. Le
sentiment du « nous », certes, explique les souscriptions volon-
taires, les epidoseis auxquelles souscrivent parfois des milliers
de citoyens pour sauver la patrie ou pour construire le rempart
qui sera leur abri commun ; mais les évergésies individuelles
sont autre chose. L’évergète est un big man qui dirait « les
miens » plutôt que « nous » ; la foule est sa famille et il l’aime
autant qu’il la contrôle. Avouons cependant qu’ici encore il y a
de la couleur locale authentique dans le langage des décrets : la
magnificence est la vertu historique des notables grecs, qui
étaient plus bienveillants envers la foule de leurs concitoyens
que ne le furent d’autres notables. Il demeure qu’ils étaient
bienveillants en tant que notables : pour se sentir des devoirs
246 Le Pain et le Cirque
envers tous, il faut se faire une haute idée de soi-même et de
sa mission ; altruisme et tendance à actualiser son rôle sont
indiscernables ici, puisque ce rôle comporte précisément l’al-
truisme : notabilité oblige. Et assurément, pour être différente du
« nous », cette relation entre un individu et sa collectivité n’en
est pas moins une des espèces du patriotisme : il y en a tant !
L’évergétisme funéraire.
Le contraste est vif avec les œuvres charitables du monde
chrétien, avec la masse énorme des legs à l’Église et des fonda-
tions pieuses. Précisément ce contraste doit être pour nous
l’occasion, maintenant que nous avons parlé du mécénat
civique et avant d’expliquer les évergésies ob honorem, d’ana-
lyser une institution païenne qui a certains rapports superficiels
avec les fondations pieuses du christianisme et d’autres rap-
ports avec l’évergétisme : les fondations testamentaires, dont
l’importance était très grande ; on a vu plus haut qu’en Béotie
trop de gens, au goût de Polybe, léguaient une part de leurs
biens à des sociétés de buveurs qui banquetaient en leur
mémoire. Mécénat posthume, civique ou non ? Souci de l’au-
delà avant tout ? Il va falloir multiplier les distinctions en une
matière délicate entre toutes. Ma profonde reconnaissance va
ici à Philippe Ariès : le grand historien m’a fait l’honneur de
me parler de ses travaux actuels sur les attitudes devant la mort
dans le monde chrétien.
Dressons d’abord le plan des lieux. Primo, un évergète peut
faire des dons de son vivant, il peut aussi léguer par testament
quelque largesse à sa cité (les legs à une cité, quel qu’en fût
le mobile, sont attestés dès une haute époque163). Le legs peut
être fait à une personne déterminée qui en fera l’usage qu’elle
veut ; mais un testateur peut aussi léguer un fonds à une per-
sonne indéterminée (à un groupe d’hommes et à leurs héritiers
à perpétuité, ou à une association) et affecter à un but déter-
miné et durable la destination de ce fonds : en ce cas, il s’agit
d’une fondation de son vivant, s’il juge opportun de recourir à
cet instrument juridique ; non moins évidemment, toutes les
fondations ne sont pas évergétiques : beaucoup ont une desti-
nation religieuse, et ce sont les plus anciennes ; beaucoup
d’autres ne sont pas instituées au bénéfice d’une cité, mais
d’une association. Les fondations évergétiques commencent à
L’évergétisme grec 247
se multiplier dès la haute époque hellénistique. Quand un
couple d’évergètes institue un fonds dont les revenus permet-
tront d’instituer un concours musical en l’honneur de Dionysos
et en confie le soin à la cité de Corcyre, cette œuvre pie réjouira
les hommes non moins que le dieu164. Dès le IIIe siècle, qui fut
un siècle non moins belliqueux qu’un autre, des citoyens
patriotes consacrent à leur ville, par testament ou bien de leur
vivant, un capital dont les revenus sont destinés à l’entretien des
remparts165. La même époque voit apparaître des fondations
d’un caractère plus « social » : des fonds sont institués ou
légués pour que le club des jeunes citoyens (neoi) ait l’huile
indispensable à l’hygiène, selon les idées du temps, ou pour
qu’après leurs exercices gymniques les neoi aient un bain
chaud166. Mais les fondations les plus connues (encore qu’elles
ne soient pas plus typiques que d’autres) sont faites pour l’en-
tretien ou l’amélioration de l’enseignement167 ; par exemple, un
bienfaiteur de Téos laisse par testament, en exécution d’une
sienne pollicitation, un capital qui servira à l’éducation des
garçons et des filles de naissance libre et qui sera « le plus beau
monument de son amour de la renommée » ; les revenus annuels
de ce capital assureront le salaire de professeurs d’écriture, de
musique et de gymnastique. Le système juridique de la fon-
dation laisse une grande place à l’invention et permet à des
mécènes d’assurer des services publics pour lesquels il n’exis-
tait pas de cadres institutionnels. Les inscriptions nous appren-
nent quels sont les mobiles de ces bienfaiteurs : le patriotisme,
l’amour de la renommée et le désir de laisser un grand souve-
nir168 ; un Milésien, auteur d’une autre fondation scolaire qu’il
institue de son vivant par pollicitation, « a pris le parti de faire
du bien au peuple et de laisser à jamais le meilleur souvenir
de son amour de la renommée169 ». Sous l’Empire, le titre de
« gymnasiarque éternel » ou d’« agonothète éternel » sera la
récompense des liturges qui, dans le cadre de leur fonction,
auront fait une fondation pour assurer ou améliorer à titre
perpétuel l’exercice de leur liturgie ; par exemple, si un certain
Léonidas institue comme agonothète un concours local doté
de prix pour les vainqueurs (themis), il recevra officiellement le
titre d’agonothète éternel et le concours lui-même portera son
nom : ce sera la « thémis léonidienne » 170 ; le capital lui-même
recevra pareillement le nom du fondateur171. Ainsi donc un
évergète qui veut assurer perpétuellement un service public,
248 Le Pain et le Cirque
promouvoir pour l’avenir des valeurs auxquelles il tient (car le
champ de nos intérêts n’est pas borné par les limites de notre
vie), aboutit aussi à perpétuer sa propre mémoire, car la cité lui
sera reconnaissante de son bienfait et exprimera sa reconnais-
sance par des honneurs perpétuels ; l’évergétisme aboutit à l’im-
mortalisation.
Mais, secundo, par un mouvement inverse, le souci de l’au-
delà a abouti, dès la haute époque hellénistique, au désir d’im-
mortaliser sa mémoire et à des évergésies funéraires. Un
mortel veut assurer quelque soin à son âme dans l’au-delà.
Dans la Grèce classique, ses descendants ont le devoir de lui
rendre le culte dû aux morts, d’offrir chaque année des sacri-
fices ou des libations sur sa tombe ; le sort des défunts dépend
en effet, non de leur conduite en ce monde, mais du soin
que prennent d’eux les vivants172. En outre, on dépose auprès
du cadavre des objets qui l’accompagneront dans sa vie
d’outre-tombe ; l’abondance et la richesse de ce mobilier funé-
raire varient d’ailleurs considérablement, moins selon la plus
ou moins grande richesse du défunt que selon les temps et les
régions173. A ces coutumes à peu près universelles vient
s’ajouter, à partir des années 300 au plus tard, une pratique
nouvelle qui se répand dans la classe élevée : les fondations
funéraires ; un capital est constitué dont les revenus permet-
tront d’offrir un sacrifice annuel en l’honneur d’un défunt ; le
mort peut recevoir ces sacrifices, car il est héroïsé ou associé à
des dieux (ce qui n’avait rien de choquant à l’époque hellénis-
tique, où l’opposition entre les immortels et les mortels devient
moins brutale parce que la piété nouvelle pressent partout le
divin). Aux sacrifices s’ajoutent une réception174 ou un ban-
quet175 pour les membres de l’association à laquelle le fonds a
été confié, à charge de rendre au défunt le culte qu’il a fondé.
Cette association peut avoir été constituée pour la fondation
elle-même : elle n’est pas autre chose que la famille du défunt
et sa future descendance, ou encore un groupe d’amis choisis
par le fondateur176 ; les fondations funéraires prennent ainsi la
suite du culte familial des morts. Mais le défunt peut aussi
confier le fonds à un groupement préexistant ; ce sera la cité
elle-même, pour les plus riches ; pour d’autres, une partie
seulement de la cité, par exemple le Conseil ou le club des
vieillards (gerousia)177 : telle sera du moins la coutume à
l’époque impériale ; la fondation peut également être confiée
L’évergétisme grec 249
à une association professionnelle178 : un groupement de bou-
tiquiers ou d’artisans honorera la mémoire du défunt et rece-
vra du fondateur le fonds dont les revenus leur permettront de
banqueter à la mémoire du mort. Si le fondateur est très riche,
c’est à la cité tout entière qu’il confiera la gestion et les béné-
fices de la fondation, et tous les citoyens prendront part au
banquet annuel ; cela se pratique dès l’époque hellénistique :
au IIe siècle avant notre ère, un certain Critolaos constitue un
fonds au profit de la cité d’Aigialé179 qui, en remerciement,
héroïse par décret le fils qu’il avait perdu. Les revenus permet-
tront de célébrer annuellement tout ce qui compose un culte en
Grèce : une procession, un concours, un banquet et un sacrifice
(on ne nous dit pas à qui il sera offert). Culte des dieux ou des
morts ? Religion ou évergétisme ? Pour l’âme hellénistique,
ces deux équivoques n’en sont pas. Un autre sacrifice, par
lequel s’ouvre le concours, est offert au fils héroïsé, devant sa
statue (agalma) ; au banquet prendront part tous les citoyens,
les métèques, les étrangers, les Romains résidents (nous
sommes au début de la basse époque hellénistique) et même les
femmes. Les prescriptions pour le banquet sont beaucoup plus
détaillées que celles qui se rapportent au sacrifice ; le
règlement spécifie quels mets seront servis et quelle sera la
dépense.
Critolaos d’Aigialé a assuré à son fils un culte perpétuel
auquel prendra part une nombreuse assistance ; l’évergétisme
sert de moyen, de prime, à un culte funéraire. Il peut servir
aussi à la mémoire d’un mort, sinon au culte. Vers la fin du
III e siècle, le philosophe Lycon, successeur d’Aristote et de
Théophraste à la tête de la secte péripatéticienne, affecte par
testament les revenus de quelques terres à fournir de l’huile
aux enfants des écoles, « afin que, grâce à l’utilité de la chose,
la mémoire de moi demeure comme il convient180 ». L’essen-
tiel n’est plus le culte des morts, la fondation ne visant qu’à
procurer des agents qui exécuteront ces rites : ce qui importe
est le souvenir que les bénéficiaires conserveront du défunt et
de sa générosité. A l’époque impériale, de nombreuses fonda-
tions sont faites pour assurer chaque année à une cité, à son
Conseil ou à quelque association un banquet et une distribution
de pièces de monnaie qui ont lieu sur le tombeau du fondateur
ou devant sa statue, le jour de son anniversaire181. Nous avons
vu tout à l’heure des mécènes devenir inoubliables parce qu’ils
250 Le Pain et le Cirque
avaient fait une fondation ; ici, des mortels font une fondation
pour devenir inoubliables ; les deux conduites se recoupent et,
quand le fonds est confié à une cité, elles recoupent l’évergé-
tisme.
Est-ce un hasard, ou bien l’analogie des fondations funé-
raires et de l’évergétisme est-elle plus profonde ? La réponse
dépend de la conception qu’on se fera de la genèse des fonda-
tions ; ou bien on estime, avec Bruck, qu’elles étaient la conti-
nuation du vieux culte familial des morts, cités ou associations
n’étant que les substituts des descendants, à qui personne
n’osait plus trop se fier, car le déclin du sentiment religieux
faisait que le culte des morts était trop souvent négligé : c’est
l’explication que Bruck a développée en un beau livre182 ; ou
bien on estime plutôt que les fondations étaient une innovation
qui prouvait moins le déclin de la religion qu’une transformation
générale de la mentalité, où le goût du luxe et la sensibilité à
autrui ont joué un rôle.
L’évergétisme « ob honorem ».
Le troisième thème, celui de responsabilité politique, autre-
ment dit l’évergétisme ob honorem, auquel j’en viens mainte-
nant, est une autre affaire et ne se ramène pas à l’ostentation ;
l’évergétisme ob honorem est un sous-produit de l’essence
du politique et s’inscrit dans le problème suivant : gouverner
peut-il être un métier où l’on mérite son salaire ?
Gouverner peut être un devoir, un droit ou une profession ;
plus difficilement un métier rétribué, car on ne saurait confier
la mission de gouverner à des personnes mues par le seul appât
du gain. En revanche, gouverner peut être un devoir, une tâche
qu’un groupe démocratique confie à un de ses membres ou
que le souverain confie à un de ses sujets ; en ce cas, il est peu
probable qu’un évergétisme ob honorem fasse son apparition :
on n’a pas coutume de verser de paiement ni de pourboire pour
remplir une tâche. Gouverner peut être aussi une profession,
une activité qu’un individu choisit librement parce qu’il la
trouve intéressante en elle-même, la collectivité mettant à pro-
fit cette vocation désintéressée ; le professionnel ne touche
évidemment pas de salaire pour exercer l’activité qu’il avait
envie d’exercer (tout au plus recevra-t-il une indemnité) et
même on attend de lui qu’il prouve son désintéressement en
ayant le geste large ou en ne réclamant pas son dû. Enfin, gou-
verner peut être un droit, un droit subjectif comparable à la
propriété privée ; une dynastie ou bien un ordre de nobles ou
de notables se considère comme propriétaire du pouvoir et ce
258 Le Pain et le Cirque
droit lui est reconnu par les gouvernés : la chose est loin d’être
rare et précisément les notables hellénistiques étaient dans ce
cas ; les gouvernés trouvaient légitime d’être dirigés par de
riches oisifs cultivés. Avec le régime des notables, la politique,
d’abord profession libérale choisie par certains individus qui
avaient les moyens de leur vocation, devient le droit subjectif
d’un ordre.
L’évergétisme ob honorem est un sous-produit de la poli-
tique comme droit subjectif. Car gouverner peut aussi diffici-
lement être un droit qu’un métier ; le peuple le plus déférent
envers ses maîtres veut pourtant croire que le berger remplit
ses devoirs envers son troupeau et tout pouvoir doit se légiti-
mer au moins en paroles. Entre le droit de régner et les devoirs
du métier de roi subsiste un intervalle où éclatent des affects
secondaires qu’il faudra réduire symboliquement. L’évergé-
tisme ob honorem joue ce rôle symbolique ; il ne paie pas les
fonctions publiques : il représente une sorte de pourboire. Si
gouverner est un droit subjectif, le pouvoir devient la propriété,
le privilège et l’honneur de la classe ou de l’ordre qui l’exerce ;
il est normal qu’un propriétaire fasse les frais de son entreprise,
qu’un privilège vaille une compensation et qu’un honneur
oblige à quelque largesse. Tel est le contenu véritable de l’idée
confuse selon laquelle les évergésies consolent le peuple de la
perte de ses droits politiques, provoquent ou compensent une
dépolitisation et sont le prix des honneurs publics. Mais voyons
tout cela plus en détail.
1. « Profession » ? Oui : la politique est une profession,
comme l’état de médecin, de prêtre ou de « professeur » ; c’est
une activité libérale et non un métier qu’on fait pour de l’ar-
gent. Politicien ou philosophe, celui qui fait payer les conseils
qu’il donne, dit le Gorgias, sera toujours suspect de chercher
à complaire à ceux qui le paient et de ne pas leur donner les
meilleurs conseils. C’est pourquoi, jusqu’à l’âge industriel, il
n’a pas existé de véritables fonctionnaires, qui travaillent à
l’intérêt commun pour gagner leur vie ; il fallait une raison
bien épurée pour considérer le président des États-Unis comme
un travailleur qui exerce son job. Il est paradoxal de payer pour
être commandé ; on n’achète pas l’autorité et la possibilité
d’avoir confiance en un chef ; on veut que le chef se dévoue
tout entier et ne vous en donne pas seulement pour votre
argent. Léon Duguit pouvait encore écrire que le « traitement »
L’évergétisme grec 259
du moindre fonctionnaire n’était pas le salaire de son travail,
mais une somme que l’État lui versait pour lui permettre de tenir
son rang d’une manière convenable pour sa fonction ; les fonc-
tionnaires étaient donc payés énormément ou très peu : ou bien
ils recevaient un traitement somptueux, celui d’un maréchal de
Napoléon ou d’un général soviétique, ou bien on considérait que
la fonction publique était exercée gratuitement par des notables
dont le travail était gratuit et qui recevaient seulement une
indemnité ou des frais de représentation.
La politique, mission de confiance aux yeux de la cité, est pro-
fession aux yeux de celui qui l’exerce ; les fonctions publiques
ressortissent à la gratuité et non à l’échange et la cité ne doit
rien à un individu qui remplit sa vocation, si ce n’est un prix
purement symbolique, l’honneur. En 1427, raconte Machiavel
dans ses Istorie fiorentine, les Florentins entreprirent de réfor-
mer l’assiette de l’impôt et des discussions s’élevèrent entre les
notables et les simples bourgeois. Les premiers estimaient que
« ceux qui quittaient leurs affaires pour celles de la République
devaient être moins chargés d’impôts que les autres citoyens ;
qu’il fallait se contenter de les faire payer de leur personne et
qu’il était injuste qu’ils fussent obligés de consacrer à la Répu-
blique à la fois leurs biens et leur temps » ; à quoi les partisans
de l’égalité devant l’impôt répliquaient que, « s’il n’était pas
du goût des Grands de supporter quelque sacrifice pour la
République, ils n’avaient qu’à ne plus se mêler des affaires
publiques et à ne plus se mettre en peine, car la République
elle-même n’aurait pas de peine à trouver des citoyens dévoués
qui ne feraient point tant de difficultés pour la servir de leur
argent non moins que de leur sagesse ; les avantages
et les distinctions que le gouvernement procure devaient leur
suffire, sans vouloir encore se soustraire aux impôts publics ».
Ces arguments étaient solides. En matière politique, l’échange
n’est qu’un pis-aller ; un fonctionnaire vend son travail contre
salaire quand la cité ne peut trouver de notables qui remplis-
sent pour le plaisir une mission de confiance ; le fonctionnaire
n’a pas à remercier la cité, car elle avait besoin de lui, et la
cité n’a pas à l’honorer, car on n’honore que ce qui est gratuit.
Il n’y a échange que s’il y a fonctionnariat : un notable n’é-
change pas contre des évergésies le privilège de gouverner et
ne paie pas pour être honoré. Il n’est pas vrai que le don
appelle de lui-même un contre-don : les hommes acceptent
260 Le Pain et le Cirque
sans la moindre gêne qu’on leur rende les services qu’on a envie
de leur rendre ; ils se laissent nourrir, protéger et gouverner gra-
tuitement et ils estiment, à juste titre, que ceux qui les gouver-
nent par plaisir sont assez payés par ce plaisir.
« Amener » à payer.
Les fonctions publiques deviennent des marchandises que
l’on vend sur marchandage264, où les acheteurs ne sont pas tou-
jours très empressés et où il faut souvent leur faire une douce
violence pour les « amener » à payer ; tout est là : « amener »,
protrepein265, est le grand mot, et pour cause : l’évergétisme
n’est pas un droit que la cité a sur les riches, mais un devoir
moral que les riches ont envers la cité ; la cité ne peut
contraindre les riches, mais les riches ne peuvent pas refuser
carrément de faire leur devoir : ils doivent trouver des pré-
textes. Le reste va de soi ; il n’importe que ces prétextes soient
mensongers, que la cité le sache et que les riches sachent que la
cité le sait ; le tout est de passer entre deux écueils : ne pas
refuser abruptement, ne pas faire non plus de mensonge
éhonté. La stratégie du parti adversaire sera donc d’acculer le
riche à la nécessité, soit de faire ce mensonge éhonté, soit d’ac-
cepter la liturgie. Tous les marchandages seront permis : le
riche ne doit pas défendre intégralement son droit de n’être pas
L’évergétisme grec 287
magistrat, car ce juridisme sec serait discourtois envers des
concitoyens ; il doit sacrifier une partie de son droit, se placer à
mi-distance de son adversaire, pour sauver la paix de tous et
rendre la concorde plus facile : nul ne doit plaider contre l’opi-
nion publique ; serait-on dans son bon droit qu’on devrait à son
prochain de lui sacrifier une partie de ce droit.
Le hasard de quelques rapprochements de documents m’a
rendu un échantillon de cet art protreptique, tout en allusions
savantes. Quand il fallait nommer un magistrat ou un liturge, le
choix, à l’époque impériale, était limité aux membres du
Conseil municipal et c’était ce même Conseil qui décidait. Or
ce Conseil avait également la responsabilité de l’impôt que les
propriétaires de la cité versaient à l’État : c’est dire que tous les
conseillers avaient une idée très exacte du patrimoine de chacun
d’entre eux ; au surplus, ces villes ne sont souvent que de gros
villages, où tout le monde se connaît. Le Conseil sait très bien
quels sont les plus riches, qui devraient se sacrifier les premiers,
mais la décence interdit de le leur dire en face ; à la place, on
fait allusion à la prospérité où vit l’Empire, sous le règne du bon
empereur qui est présentement le nôtre ; cette évocation de la
richesse générale est une allusion délicate à la richesse
particulière de l’interlocuteur ; s’agit-il d’obliger un riche à
distribuer l’huile pour le bain ? On vantera le bonheur dont
tous jouissent sous Trajan ; s’agit-il de désigner un exégète ?
On fera lourdement allusion à la prospérité du présent règne.
Il est vrai que le riche avait une réplique possible, qui le
dispensait de mentir trop effrontément : « En dépit de mon
apparente fortune, je suis pauvre et, si vous me contraignez
à des largesses, je risque de tomber dans la condition de chemi-
neau266. » Par opposition à ces évergètes malgré eux, on ne man-
quera pas d’exalter ceux qui, au contraire, se sont portés
candidats « volontairement », « spontanément267 ». Et, de leur
côté, ces candidats modèles ne manqueront pas de se prévaloir
de leur spontanéité dans leur épitaphe, où ils résument leur
carrière politique, ou dans l’inscription qui sera gravée sur la
base de la statue par laquelle leur cité les honorera, et dont elle
aura dicté ou autorisé le libellé.
Quand enfin un riche s’est laissé convaincre d’endosser une
fonction publique, la comédie n’est pas terminée car les éver-
gésies qu’on a obtenues de lui n’existent d’abord qu’à l’état de
promesses, de pollicitations : la victime n’avait pas d’argent
288 Le Pain et le Cirque
comptant, ou bien la largesse promise sera offerte à l’occasion
d’une fête à venir, ou encore l’objet promis est un édifice, qui
ne se bâtit pas en un jour. La plupart des évergésies ob honorem
se présentent comme des pollicitations marchandées et obte-
nues par la cité le jour même de la nomination ; si bien que cer-
tains dignitaires, par exemple les prêtres de Zeus Panamaros,
étaient désignés, d’une expression dont la densité est significa-
tive, comme « prêtres sur pollicitation268 ». Restait à savoir si
le pollicitateur tiendrait sa promesse et n’en retarderait pas
indéfiniment l’exécution ; car, toute sanction étant peu appli-
cable en fait et non prévue en droit269, aucun délai n’était
fixé pour l’exécution des promesses. La seule garantie qu’avait
la cité était la déclaration officielle que l’évergète faisait de sa
pollicitation à la cité et dont cette dernière versait le texte aux
archives ; à Priène, un pollicitateur « a promis, dès le jour des
nominations, et par écrit » ; ailleurs, l’auteur d’une fondation
« la fait connaître par la présente lettre, afin que sa promesse ne
soit pas sans témoin ou sans preuve écrite270 ». Néanmoins il
arrivait trop souvent qu’une pollicitation du père n’était
exécutée que par le fils ou les héritiers271. C’était déjà beau
que l’évergète exécute sa promesse au cours de l’année même
de sa fonction publique272. On célébrait avec une ferveur parti-
culière le bienfaiteur qui exécutait séance tenante sa pollici-
tation273, bref, de la part de qui l’évergésie cessait de prendre la
forme d’une pollicitation.
« Amener » ou non un riche à payer, le faire payer comptant
ou non ; tels étaient les deux problèmes. On va les voir mis en
scène dans un document qui ne laisse plus rien dans l’ombre.
La scène est en Égypte, à Hermoupolis, en 192 de notre ère.
En présence du stratège qui est à la tête de tout le nome, la
population locale s’est réunie en une Assemblée (car les villes
d’Égypte n’avaient pas encore de Conseil à cette date) et s’ap-
prête à nommer un cosmète chargé de diriger le gymnase et les
éphèbes274. « Ceux de la ville qui étaient là criaient : “Qu’on
couronne Achille comme cosmète ! Fais comme ton père, ce
munificent et vénérable vieillard !” Mais Achille déclara :
“Pour obéir à ma patrie, j’accepte la dignité d’exégète porte-
couronne, au prix d’une contribution annuelle de 2 talents et à
la condition d’être débarrassé de la responsabilité des terres
publiques mises en location”275. » Pour comprendre sa préfé-
rence, il faut savoir qu’il était plus brillant d’être exégète que
L’évergétisme grec 289
d’être cosmète et que ce devait être également moins coûteux :
aussi les candidats à l’exégétie ne manquaient-ils pas ; mais la
manœuvre d’Achille va échouer : « Alors Olympiodore prit
la parole : “La Fortune de notre maître l’empereur nous permet
de tous revêtir des magistratures et développe la richesse
de notre cité ; comment pourrait-il en être autrement quand Lar-
cius Mémor est un préfet d’Égypte qui fait les délices de ses
sujets ? eh bien, puis qu’Achille veut être couronné exégète,
qu’il le soit, mais en versant les droits d’entrée en fonction sur-
le-champ276. Sinon, il se sera par son refus désigné lui-même
pour la cosmétie qui le menace !”» On voit la manœuvre : refu-
ser une simple pollicitation et exiger le paiement comptant.
Achille ne sait que répondre : « L’exégétie, je l’ai acceptée,
pour 2 talents ; la cosmétie, je ne peux pas. » Suit une discus-
sion confuse ; un des assistants se plaint d’avoir été frappé par
Achille ; d’autres essaient d’alléguer un édit impérial. Enfin un
ancien cosmète prend sur lui de couronner d’autorité Achille
comme cosmète, sous sa propre responsabilité : ce sera lui qui
paiera si Achille s’y refuse ; sans doute avait-il le moyen de for-
cer Achille à payer. On comprend la hargne des assistants :
si Achille n’avait pas revêtu la cosmétie, elle serait revenue à
l’un d’entre eux.
On voit comment la contrainte s’exerçait sur les notables pour
leur soutirer des libéralités ; ce sont les notables qui, entre eux,
essaient de se rejeter le fardeau l’un sur l’autre ou d’empêcher
l’autre de le rejeter. Entre les notables eux-mêmes joue mainte-
nant cette même gêne du tête-à-tête qui était déjà vive quand
elle se glissait entre les grands et le peuple. Gêne qui se mon-
naie, selon les occasions, en mille espèces : honte de ne pas
s’immoler quand des pairs le font, honte de faire s’immoler un
égal à sa place, désir d’obtenir l’estime de ses pairs (car les
satisfactions d’estime, le désir d’être reconnu, comptent autant
que celles du pouvoir, de l’argent ou de la distance sociale) ;
devoir d’être modeste, de ne pas se placer au-dessus de ses
pairs, de ne pas leur mentir effrontément, de ne pas récuser ce
qu’ils tiennent pour vrai et bon, de ne pas faire bande à part ;
complaisance qui pousse à faire spontanément ce qu’ils deman-
dent, interdiction de blesser les sentiments des autres même
quand on ne les partage pas ; enfin, peur précise de sanctions
diffuses et peur vague de sanctions précises que l’avenir peut
réserver.
290 Le Pain et le Cirque
La « somme légitime ».
Liesses publiques.
Plus généralement, le libre mécénat subsiste comme avant
et même il atteint son apogée au IIe siècle, quand se généralise
la somme légitime ; il est vrai que ce siècle est incontestable-
ment l’âge d’or de l’Orient grec. Mécénat aussi varié que les
penchants individuels des différents évergètes ; néanmoins
certaines largesses sont beaucoup plus répandues que d’autres :
ce sont les liesses et les édifices. Lucien trace quelque part le
portrait d’un rêveur qui fait des châteaux en Espagne et se
représente ce qu’il ferait de son argent s’il était riche : il acquer-
rait des biens-fonds aussi étendus que l’Attique, il aurait des
riches pour clients et leur ferait faire antichambre, il serait servi
par deux mille esclaves ; « quant à la cité, je lui réserve des
faveurs exceptionnelles : tous les mois, une distribution
de 100 drachmes à chaque citoyen, de 50 à chaque métèque ;
et des théâtres, des bains, d’une beauté admirable292 ». Distri-
butions ou banquets, d’une part, édifices profanes ou sacrés,
de l’autre, sont les objets favoris du mécénat à la basse époque
hellénistique et à l’époque romaine ; il conviendrait d’y ajou-
ter l’évergésie la plus ambitieuse, la philotimia suprême : les
grandes fêtes du culte impérial, célébrées à l’échelle de toute
la province, où un dignitaire qui est en même temps prêtre,
l’asiarque ou grand prêtre des empereurs293, donne en l’hon-
neur des souverains la liesse la plus ruineuse qui soit, un
spectacle de gladiateurs. La survivance d’un mécénat spon-
tané explique que l’on n’ait pas institué, parallèlement à la
somme honoraire, un tour de rôle réglementaire : les moins
généreux pouvaient toujours espérer laisser le fardeau à de
plus généreux.
L’évergétisme grec 295
Les mécènes construisent des édifices publics pour exprimer
leur grandeur ; ils donnent des plaisirs au peuple parce que le
peuple en réclame et qu’eux-mêmes expriment leur grandeur
en étant les rois de la fête. Ils font donc banqueter leurs conci-
toyens, leur procurent gratuitement ou à bas prix l’huile néces-
saire au bain294, ou distribuent tout simplement de l’argent à
tant de deniers par tête. Ces largesses ont plusieurs origines.
La piété exigeait depuis toujours qu’un prêtre ou un commis-
saire manifestât des sentiments en rapport avec sa mission et
ne fût pas avare envers les dieux ; par exemple, il achetait de sa
poche la victime du sacrifice295. D’autres largesses sont folk-
loriques et s’expliquent par les relations de face à face dans
une collectivité concrète (comme chez nous quand on « offre
une tournée générale » ou qu’on « invite tous les assistants ») ;
les nouveaux dignitaires, quand ils se présentaient pour la pre-
mière fois au public, invitaient tout le monde à se réjouir à
leurs frais296 ; les notables invitaient à leur fête de famille tous
ceux qu’ils considéraient comme les leurs, c’est-à-dire toute la
ville297. En Bithynie, la coutume voulait qu’on invitât le
Conseil de la ville et un bon nombre de citoyens et qu’on leur
distribuât de l’argent en quatre circonstances : quand on pre-
nait la toge virile, quand on se mariait, quand on revêtait une
magistrature et quand on inaugurait un édifice public298 ; dès
la basse époque hellénistique, les décrets honorifiques sont
pleins de descriptions complaisantes de banquets publics299 ;
tantôt les citoyens sont seuls invités, tantôt les étrangers rési-
dents ou de passage le sont également, tantôt les esclaves eux-
mêmes, du moins sous l’Empire ; il arrive aussi que les
femmes des citoyens soient invitées ou du moins qu’elles aient
une collation de leur côté.
Le plus simple est de traduire un document tout à fait vivant,
un décret d’Acraiphia, dans la miséreuse Béotie du début de
notre ère. Le riche notable Épaminondas, « ayant revêtu à son
tour la magistrature suprême, ne laissa pas de montrer sa
magnificence ; ayant sacrifié un taureau aux empereurs, il offrit
là-dessus un festin d’une journée à la cité, si bien que, dans les
cités des alentours aussi bien que chez nous, on admirait le
caractère démesuré et ininterrompu de ses dépenses ». La fête et
le concours des Ptoia « se trouvant interrompus depuis trente
ans, Épaminondas, nommé président du concours, accepta
la charge avec beaucoup d’empressement et mit son honneur à
296 Le Pain et le Cirque
rétablir cet antique concours, devenant ainsi nouveau fon-
dateur du concours des Grands Ptoia Césaréa ; sitôt qu’il eut
revêtu la fonction en question, il se mit à exécuter les ordres
de l’oracle du dieu, offrant cinq somptueux dîners annuels aux
magistrats et aux conseillers, ainsi qu’un déjeuner aux citoyens
au cours de ses quatre ans de fonction, sans jamais remettre à
plus tard un sacrifice ni une dépense. La huitième année, pen-
dant le concours, il fit à tous les citoyens, aux métèques et
à ceux qui avaient des biens dans le pays, la distribution de
vivres pour la cité, destinés à la fête toute proche, donnant (dix
litres) de blé et (un quart de litre) de vin par homme ; de plus
il a célébré pieusement les grandes processions traditionnelles
et les danses traditionnelles des syrtes300 et, après avoir sacrifié
un taureau aux dieux et aux empereurs, il n’a pas laissé de faire
des distributions de viande, de donner des déjeuners,
des collations de vin doux et des dîners ; de plus, du 20 au
30 du mois, sa femme a fait déjeuner chaque jour, par catégo-
ries, les fils des citoyens, les esclaves adultes, les femmes des
citoyens, les jeunes filles et les femmes esclaves d’âge adulte.
Épaminondas n’a pas non plus laissé à l’écart les pèlerins qui
campaient et qui rehaussaient par leur présence l’éclat de la
fête ; il les a fait convier à déjeuner par une proclamation spé-
ciale du crieur public, ce que personne n’avait fait avant lui : il
voulait qu’il n’y eût personne qui n’eût sa part de sa philanthro-
pie. Lors des spectacles qui se sont déroulés au théâtre, il a
offert au théâtre une collation à tous les spectateurs et à ceux
qui étaient venus des cités voisines et il a lancé des douceurs301
aux spectateurs, si bien que, même dans les cités des environs,
on a beaucoup parlé de ses dépenses ; pendant la célébration du
concours, après le dîner offert à tout le peuple, il a refait
à nouveau entièrement la dépense et distribué une somme de
11 deniers par lit de repas302, plus, avec le reste de l’argent, une
jarre de vin vieux et 6 deniers pour un plat cuisiné ; ayant
accompli tout cela, il descendait du sanctuaire vers la ville,
quand les citoyens se portèrent en foule à sa rencontre pour lui
manifester pleinement leur empressement et leur gratitude ; alors
lui, loin de démentir sa magnificence, a sacrifié en ville un tau-
reau à Zeus Conservateur et a fait incontinent festoyer ceux qui
venaient le remercier303 ».
Faim, piété, goût de l’apparat et de la solennité, plaisir d’être
ensemble sous un prétexte, concentration sur une brève période
L’évergétisme grec 297
du peu de superflu dont on dispose afin d’en tirer un plaisir
maximum en le volatilisant d’un coup : tout cela explique le
rythme explosif de la vie collective dans les sociétés pauvres et
la place considérable qu’y occupent les banquets ; le festin y
est une véritable institution, prête à entrer dans toutes les com-
binaisons, et la religion en est, tantôt le mobile principal,
tantôt le prétexte304. Il est des sociétés où l’on ne mange de
viande que les jours de fête ou bien où l’on fête les jours où
l’on en mange ; on s’y préoccupe de banqueter avec autant
d’intensité qu’on se préoccupait chez nous, pendant la guerre,
de marché noir (beaucoup de Français de ma génération se
souviennent d’avoir pensé sans arrêt qu’ils avaient faim de
1941 à 1945 ; or les économistes ont calculé que pendant la
guerre le niveau de vie était retombé en France à ce qu’il était
vers 1850, au début de l’âge industriel305 : cela permet de com-
prendre la mentalité des sociétés préindustrielles). Un autre
plaisir est que les banquets comportent quelque apparat : les
évergètes mettent à la disposition des convives des lits de
repas ; ainsi les pauvres, ce jour-là, dînent couchés, comme les
riches qui possèdent tout un mobilier. Enfin, dans une collecti-
vité concrète, il y a quelque agrément et quelque intérêt à être
ensemble ; les gens ne vivent pas bourgeoisement enfermés
dans leur intimité et la collectivité tout entière est à la fois
actrice et spectatrice : c’est ainsi que les enfants pauvres, faute
de jouets, s’amusent entre eux et se prennent mutuellement
pour jouets. Mais, pour savourer sans gêne aucune le plaisir
d’être ensemble, encore faut-il avoir un prétexte qui permette
de se donner une contenance et de ne pas devoir s’avouer
mutuellement ce plaisir ; le banquet permet d’éluder cet aveu
glaçant (la même complication de l’affectivité explique la dif-
fusion très générale du lit conjugal et des institutions de socia-
bilité telles que les bains publics ou les cafés).
A l’époque hellénistique et romaine, la religiosité véritable se
détourne de plus en plus de la religion collective et se réfugie
dans les sectes. Les Grecs sentaient bien que leurs sacrifices
publics étaient surtout des prétextes à faire banqueter les
hommes ; les prêtres ou les commissaires qui les offrent ont,
disent les décrets, à la fois honoré les dieux et comblé les
hommes, ils ont fait preuve de piété et de patriotisme en même
temps306. Quant à l’évergète, il a le plaisir d’être applaudi. Un
jour, le philosophe Pérégrinos se présenta, à Paros, par-devant
298 Le Pain et le Cirque
l’assemblée du peuple et « déclara aux assistants qu’il leur
abandonnait la fortune que lui avait laissée feu son père ; à
ces mots le peuple – de pauvres diables qui bayaient après les
distributions d’argent – s’écria que Pérégrinos était unique
comme philosophe, unique comme patriote307 ».
Les largesses deviennent l’essentiel de beaucoup de dignités
publiques ; un exemple suffira, celui de la gymnasiarchie, dont
l’histoire peut se résumer sans doute ainsi : primitivement, le
gymnasiarque était chargé de diriger le gymnase et d’y surveiller
l’instruction et l’éducation des éphèbes ; les parents attendaient
de lui qu’il sût faire régner une exacte discipline et enseigner les
convenances à ces jeunes sujets ; nous lisons encore plusieurs
décrets308 qui, en beau style, décernent l’éloge à des gymna-
siarques qui avaient su s’acquitter de cette tâche. Un gymnase
n’était pas autre chose qu’un terrain de sport avec quelques
constructions qui servaient à l’enseignement et aux exercices
physiques ou aux soins corporels309, en particulier un bain : un
des devoirs du gymnasiarque était d’assurer le chauffage de la
piscine des éphèbes et de leur procurer l’huile nécessaire au
bain. Or, à l’époque hellénistique, la mode des bains se répand,
cependant que les dignitaires de toute espèce font de plus en plus
souvent les frais de leur dignité310. Un jour viendra donc où le
verbe « être gymnasiarque » ne signifiera plus « être directeur du
gymnase », mais bien « assurer de sa bourse le chauffage du bain
public et fournir l’huile, non seulement aux seuls éphèbes, mais à
toute la population », vieillards compris, si le gymnasiarque est
généreux311 ; le mot gymnasion, sous l’Empire, ne voudra pas
toujours dire « gymnase », mais aussi « bain public » 312, et des
gymnasia (le mot passera en latin avec ce sens) seront des distri-
butions d’huile313. Des gymnasiarques revêtiront leur dignité
pour des périodes de dix jours, c’est-à-dire qu’ils accepteront de
payer dix jours de chauffage du bain et de fourniture d’huile. La
fonction était si ruineuse, quand elle était annuelle, et la popula-
tion grecque attachait un si grand prix au bain qu’en Égypte les
gymnasiarques sont considérés comme les plus grands digni-
taires d’une cité314, ce dont il existe un témoignage amusant :
dans une fable d’Ésope, le crocodile, animal égyptien, se vante
de sortir d’une famille de gymnasiarques315.
L’évergétisme grec 299
Édifices publics.
Car on est évergète par familles puisque, par le jeu des héri-
tages, la notabilité se transmet aux descendants ; elle tend à
devenir une noblesse presque héréditaire en fait. Les décrets,
sous l’Empire, vantent régulièrement les ancêtres d’un bien-
faiteur et disent qu’il a hérité de leur valeur ou qu’il imite leur
exemple316. Puisqu’il y a des dynasties d’évergètes, l’évergé-
tisme ne doit pas seulement se traduire par des largesses d’un
jour ; il lui faut des monuments plus durables ; à toutes les rai-
sons personnelles qui poussaient des mécènes à établir ou à
rétablir un concours, à instituer une fondation perpétuelle ou à
bâtir un édifice public317, s’en ajoute une autre : enraciner la
dynastie dans la cité ; car le concours, l’édifice et la fondation
(et même les revenus de la fondation) porteront le nom de l’é-
vergète et le feront connaître à la postérité ; ses descendants
achèveront, répareront ou agrandiront les constructions de leur
ancêtre (ργα προγονικ ) et y ajouteront les leurs propres318.
De même que le château du seigneur dominera pendant des
siècles le village et le paysage, de même que les hôtels des
principales familles, à Florence, à Rome, à Dijon, à Aix, sont
des monuments dynastiques, non moins que les chapelles
Bardi ou Médicis, de même toute famille de notables devait
avoir son édifice public, soit dans la cité, soit dans un grand
sanctuaire de la cité, à Milet ou à Didymes, à Stratonicée ou à
Panamara.
Une famille de notables doit inscrire, sur le visage de la cité,
une marque proportionnée à son rang dans la société locale ; il
faut que, partout dans la ville, des monuments portent son nom
(on ne saurait croire quelle importance avait alors le droit d’ins-
crire son nom dans la dédicace d’un édifice, droit évidemment
réservé à ses constructeurs, ni à quelle jurisprudence et à
quelles querelles de préséance il donnait lieu319). Dans une très
grande ville, Éphèse, le nom du grand évergète Védius se lisait
sur le temple d’Hadrien, qu’il avait fait la pollicitation d’élever,
sur un vaste « gymnase », sur un odéon320 ; un de ses parents,
Damianos, célèbre lettré, a élevé le « gymnase de l’est » (que
l’on a fouillé et où on a retrouvé sa statue et celle de sa
femme321) et plusieurs édifices profanes et sacrés322. Éphèse
s’habitue si bien à voir de riches particuliers élever les édifices
300 Le Pain et le Cirque
publics que si, par exception, elle élève elle-même un de ces édi-
fices – le théâtre – sur les fonds publics, elle précise dans
la dédicace qu’elle a fait bâtir le théâtre elle-même « sur ses
fonds particuliers323 ». Le vieil idéal grec du fondateur de cité,
de l’oikiste, est toujours vivant ; « orner la ville », être un
cosmopolis, c’est un peu la fonder ou la refonder, c’est mériter le
titre de κτστης324, de fondateur.
Orner la cité est le devoir des notables et leur droit exclusif ;
l’opinion aurait certainement trouvé outrecuidant qu’un
plébéien prétendît faire lire son nom sur des dédicaces325. La
grandeur des notables s’exprime par des édifices publics : les
constructions répondent à un besoin de symboliser sa propre
grandeur ; elles ne s’adressent pas à des interlocuteurs
plébéiens. Elles trahissent une psychologie de classe, elles ne
servent pas des intérêts de classe : elles ne peuvent servir à
rendre les notables populaires auprès du peuple (ce dernier
préférait des liesses) et elles ruinent la famille du mécène.
Analyse de l’envie.
Précisément une chose confirme que les hommes ne font pas
une question de principe de l’équilibre ou de l’égalité, mais res-
sentent leur situation concrète : c’est la vertu que d’innom-
brables textes attribuent à l’évergétisme, celle d’apaiser l’envie.
Or l’envie n’est pas un jugement sur le déséquilibre d’une
société vue d’en haut, mais seulement une réaction psycho-
logique à des froissements que chacun ressent dans son coin, à
la morgue des riches ; du moins les riches voulaient-ils espérer
que leurs évergésies avaient cette vertu lénifiante, en oubliant
que leurs largesses pouvaient susciter non moins de froisse-
ments qu’elles en apaisaient de l’autre côté. Ils voulaient croire
que des gestes de munificence ou d’abstention (ne pas étaler sa
richesse) étaient une panacée ; il ne s’agissait donc pas pour eux
de régler le fond du problème, de redistribuer réellement
L’évergétisme grec 319
la richesse selon des proportions équitables, mais seulement de
faire preuve de tact, de savoir faire de jolis gestes symboliques ;
et c’est pourquoi le calcul du montant réel de la redistribution à
opérer était une question qui ne se posait pas, comme on l’a vu
plus haut.
La richesse soulève souvent une hostilité diffuse, l’Envie380,
que le peuple se représentait moins comme une réalité ou
comme une divinité personnelle que comme une Volonté désin-
carnée, à la manière de notre « veine » 381. Hostilité que suscite
moins la richesse elle-même que l’étalage qu’en font les riches
et les sentiments qu’en conséquence on leur prête : ils sont
soupçonnés de se croire supérieurs aux autres citoyens. Il est
une page de Démosthène tellement parlante qu’il faut la citer
tout entière382 ; on y voit que le bon moyen de désarmer la
suspicion était de se montrer munificent envers la collectivité
civique. « Où est la munificence, où sont les liturgies, les
dépenses publiques somptueuses dont se prévaut mon adver-
saire ? », demande l’orateur383 ; « je ne vois rien d’autre que
ceci : il s’est fait construire à Éleusis une maison si grande
qu’elle fait de l’ombre à toutes les autres et il emmène sa femme
aux Mystères et partout dans une voiture à deux chevaux ; avec
ses trois ou quatre hommes d’escorte, il bouscule tout le monde
sur la place publique ; il ne parle que coupes, vases et rhytons,
assez haut pour être entendu de tous les passants. Je ne vois pas
à quoi peut vous servir, à vous qui êtes le nombre, ce que mon
adversaire achète pour son luxe personnel ; en revanche, je le
vois bien, l’outrecuidance que ce luxe lui inspire vous écla-
bousse, quand vous vous trouvez sur son chemin. Non,
il n’y a là rien de glorieux ni d’admirable ; la grandeur ne
consiste pas à posséder une maison, beaucoup d’esclaves,
un riche mobilier ; l’éclat authentique se manifeste plutôt à l’en-
droit de biens auxquels ait part la collectivité que vous
formez. » Le tact enseignera donc à ne pas éclabousser ; le
notable exemplaire, selon les vœux de Plutarque384, « se garde
de froisser ou d’encombrer en allant au bain avec une foule
d’esclaves, en occupant de la place au théâtre ; son vêtement,
son existence, l’éducation de ses enfants, la toilette de sa femme
sont simples et ressemblent à ceux de tout le monde ;
il ne se sépare pas de la foule et ne se met pas sur un plan
supérieur ». La seconde règle qu’il observera sera d’être éver-
gète ; « je dépense moins pour moi que pour mes liturgies »,
320 Le Pain et le Cirque
devra-t-il pouvoir dire ; « il est juste qu’on loue ceux qui,
comme moi, sont plus économes pour leur vie privée que pour
les intérêts publics385 ». Le peuple romain, dira Cicéron, exige
que les grands aient le geste large envers lui ; « il déteste le luxe
privé et aime la magnificence envers le public386 ».
Si ces sentiments diffus avaient été systématisés, leur couver-
ture idéologique aurait sans doute été la suivante : la société
étant aussi stable que la nature, la richesse nationale a un niveau
à peu près fixe et en conséquence le système social est un jeu
stratégique à somme algébrique nulle : les uns gagnent ce que
les autres perdent ; le gâteau à partager n’étant pas susceptible de
croître, les uns ne peuvent avoir un plus gros morceau qu’au
détriment des autres. S’il en est ainsi, l’idéal serait de partager
également le gâteau entre tous les citoyens ; une seule personne
a le droit d’être plus riche que les autres et c’est la cité
elle-même ; aussi bien la cité est-elle tout le monde. Dans une
comédie d’Aristophane, Ploutos, dieu de la richesse, renonce
louablement à habiter chez tel ou tel citoyen : le Trésor public
sera désormais son seul logis, pour l’humble bonheur de tous387.
Cette utopie d’Aristophane sert à consoler en imagination
les Athéniens d’une inégalité à laquelle ils se résignent comme
à une fatalité naturelle. Il n’est pas vrai qu’Athènes était une
société où liturgies et évergésies établissaient la concorde en
apaisant l’envie ; l’inégalité de richesses ne se faisait pas par-
donner à force de largesses, pour la simple raison qu’elle
n’avait même pas à se faire pardonner : elle aurait été aussi
bien tolérée sans évergétisme, comme elle est le plus souvent
tolérée dans l’histoire. Car l’envie ne fait son apparition que
si une inégalité ne semble pas irrémédiable, car personne ne
regrette la lune ; elle est donc historiquement conditionnée, en
fonction du « contrat historique » de chaque société ; elle n’est
pas exigence de justice (il n’est pas vrai que nous n’envions
jamais le mérite388) ; elle n’est pas suscitée par le fait macro-
sociologique de l’inégalité elle-même (que celle-ci soit ou non
justifiée), mais ne peut s’expliquer qu’au niveau microsocio-
logique. Évergétisme et envie ne sont pas en relation.
1. Les réactions à l’inégalité vont de l’indifférence, entre pas-
sants inégalement fortunés qui se croisent dans la rue, à l’humi-
lité du paysan qui admire la richesse du radjah et à la
comparaison, laquelle oscille entre la haine et le sentiment de
participation. L’inégalité semble naturelle quand elle semble
L’évergétisme grec 321
irrémédiable et non quand elle est juste ou fonctionnelle ; il
n’est pas vrai que la richesse des classes élevées est acceptée
par le peuple tant que les privilégiés la justifient par les
services qu’ils rendent et qu’ils ne sont pas une noblesse de fre-
lons comme celle de 1789 ; les privilégiés deviennent insuppor-
tables quand ils font des concessions qui, tout en rendant ces
privilèges moins odieux, révèlent qu’ils ne sont pas invincibles.
Les riches, de leur côté, trouvent leurs privilèges naturels et ne
se sentent pas tenus de les justifier par des mérites ; l’évergé-
tisme n’avait pas pour mobile un sentiment de responsabilité
sociale, mais la tendance à exprimer la supériorité. L’envie est
une résultante et ne fait pas un principe de la justice ou de l’éga-
lité ; aussi varie-t-elle selon les classes et les sociétés. Toute
classe sociale ne prétend pas à la distance sociale (la plupart
seraient bien en peine d’y prétendre), toute classe ne prétend pas
non plus la refuser à d’autres.
2. L’envie est donc une attitude historique. Il y a de la couleur
locale dans la page de Démosthène qu’on a lue plus haut ; on y
reconnaît l’esprit d’une démocratie égalitaire, jalouse du citoyen
qui se croit supérieur aux autres et plus froissée de l’orgueil qu’il
roule dans sa tête que de sa supériorité matérielle elle-même.
D’autres démocraties seraient moins égalitaristes ; leur « contrat
social historique » admettrait certaines inégalités. Nous verrons, à
la fin de ce chapitre, que l’envie, et aussi bien l’évergétisme, se
comprennent, non à partir des grands principes, mais d’un contrat
implicite qui est le fruit des hasards de l’histoire.
3. L’envie est une réaction microsociologique qui s’explique
par l’inconfort d’un rôle déterminé et non par l’existence de
l’inégalité en général. Cet inconfort ne dépend pas toujours
ni seulement de la part de satisfactions matérielles qui nous
est dévolue, mais de toute la structure du rôle ; il dépend de la
place relative dans la hiérarchie sociale, sans doute389, mais
aussi de la sécurité, de la modalité de dépendance, etc. Savoir
si les gens seront contents de leur sort est toujours une ques-
tion de détail : fermier fier du beau château de son maître390,
bureaucrate frustré par des règles d’avancement maladroite-
ment conçues391. Aussi l’envie n’est-elle pas toujours le
symptôme d’une crise générale ; Aristophane défoule les Athé-
niens d’un malaise universel (toute société, dans ses rêves,
s’est étonnée de l’inégalité), il ne laisse pas présager la crise
sociale hellénistique.
322 Le Pain et le Cirque
N’étant pas générale ni principielle, l’envie est plus souvent
une aigreur d’impuissance qu’un sentiment révolutionnaire ;
elle tourne ordinairement à la réprobation morale, en vertu
de notre tendance à condamner moralement ce qui nous fait
souffrir ou nous met mal à l’aise. Le riche n’est pas condamné
comme exploiteur, mais suscite le dégoût par ses mœurs
corrompues (les révoltes du désespoir sont puritaines ; elles bri-
sent et déchirent les beaux objets). Le poète chrétien Commo-
dien392, bon interprète des sentiments populaires, sait bien que
l’évergétisme suppose l’inégalité et sait que le riche a volé aux
pauvres ce dont il leur rend une partie ; il en conclut que les
riches sont des pécheurs.
4. Il n’est donc pas vrai que l’évergétisme, en égalisant les
satisfactions matérielles, pouvait réduire l’envie et contribuer à la
paix sociale. L’équilibre de droit ne garantit pas l’équilibre de
fait, la justice et la paix sociale sont deux : l’esclavage peut être
plus confortable que l’indépendance, l’égalité est froissante pour
le sentiment que chacun a de sa supériorité. Le fin mot du pro-
blème de l’envie est que les « fonctions d’utilité » individuelles
ne sont pas indépendantes, ce qui ennuie beaucoup les mathé-
maticiens de l’économie de bien-être. Si elles l’étaient, si chacun
était un consommateur « égoïste » qui, comme l’adjectif devrait
aussi l’impliquer, ne se compare pas avec le voisin, un optimum
de Pareto serait moins difficile à atteindre : je ne me soucierais
pas que mon voisin améliore sa position, pourvu qu’il ne le fasse
pas au détriment de la mienne. Il n’en est pas ainsi : ma propre
satisfaction est faite en partie de la distance qui me sépare
de mon voisin ; si cette distance diminue, si elle augmente, je
détesterai mes frères autrefois inférieurs ou j’envierai mes anciens
pairs, bien que ma position absolue n’ait pas changé.
Les utilités individuelles n’étant pas indépendantes, il pourra y
avoir envie s’il n’y a pas participation, si le valet n’a pas le senti-
ment d’appartenir à la famille du maître. La participation de
l’humble aux privilèges du puissant n’est pas de l’amour
(si aimer veut dire se réjouir du bonheur d’autrui) ni même
de l’identification par sympathie ; c’est tout simplement que la
notion de propriété ou de privilège est plus juridique que
la psychologique ; le pauvre, s’il est englobé dans une organisa-
tion, participe à la richesse qui rehausse l’organisation tout
entière, même si cette richesse appartient à un seul homme aux
termes du code.
L’évergétisme grec 323
Or l’évergétisme avait le désavantage de ne pas établir de lien
personnel et durable entre un évergète et la foule des citoyens.
Ces derniers ne devenaient pas les clients, les fidèles du mécène.
Un notable donne une fois un spectacle, il se fait acclamer ; le
mois suivant, ce sera un autre notable qui connaîtra le même
sort. Les notables sont une classe et on n’est pas le protégé, le
client de toute une classe.
Interdépendance des satisfactions, réactions microsocio-
logiques, absence de participation : de tout cela résulte que la
relation morale du peuple à ses évergètes est ambiguë, voire
surdéterminée. Le peuple hésite entre l’envie et l’admiration
pour la richesse ; les notables, de leur côté, se partagent entre la
consommation ostentatoire et la générosité ostentatoire, espérant
apaiser l’envie par des dons. Mais leurs évergésies font seule-
ment que le peuple hésite entre la reconnaissance et le ressenti-
ment. N’imaginons pas que les riches suivaient à la lettre les
conseils de Plutarque et que le style de vie des notables était
volontairement effacé ; leur luxe personnel était aussi grand que
leurs largesses publiques. Il suffit de peu de chose pour que la
conspicuous consumption, au lieu de frapper les peuples de res-
pect, les fasse sourire ou grincer des dents, mais il n’en faut pas
davantage non plus pour que l’ostentation soit admirée comme
légitime symbole d’une supériorité reconnue ; l’étalage de
richesse peut être un instrument de domination des esprits aussi
efficace que les évergésies. Les notables faisaient donc largesse
pour se rendre populaires et en même temps déployaient le faste
privé qu’il fallait pour confirmer l’idée de leur supériorité dans
l’esprit du peuple, qui les aurait méprisés s’ils n’avaient pas su
soutenir leur rang.
Et leurs évergésies, par ailleurs, suscitaient dans le peuple
autant de ressentiment qu’elles apaisaient d’envie, car, venant
d’une classe supérieure, elles étaient senties comme tombant
de haut ; à Athènes, les liturgies trop splendides d’Alcibiade
lui valaient l’animosité de ses concitoyens393. Un évergète se
fait bien voir s’il donne par exemple un banquet, mais on
n’oublie pas pour autant qu’il est riche et, quand survient une
disette, on le hait ; on n’oublie pas davantage qu’il a une belle
maison et de beaux vêtements. Enfin ses largesses elles-
mêmes, en mettant en lumière la différence des conditions,
causent une irritation secrète à ceux qui en profitent et qui
attendaient de lui moins le sacrifice de son argent que celui de
324 Le Pain et le Cirque
son orgueil394 ; ils voudraient pouvoir lui dire : « nous ne te
devons rien » ; ils voudraient pouvoir lui répliquer ce qu’un des
héros de Pétrone rétorque à un notable qui vient de donner un
spectacle de gladiateurs : « Tu m’as donné un spectacle, mais
moi je t’ai applaudi ; fais le compte : je te verse plus que je n’ai
reçu ; une main lave l’autre395. »
Cette ingratitude n’est pas due à la noirceur humaine ni
même à la gêne de ne pouvoir rendre un trop grand bienfait ; le
peuple estimait simplement qu’en vérité l’évergète, en sa qua-
lité de notable, avait déjà reçu sa récompense et que sa géné-
rosité était payée d’avance par la distance sociale dont il
jouissait ; le peuple n’était pas tenu d’éprouver en plus des sen-
timents chaleureux pour son bienfaiteur ; il applaudissait et ne
devait rien de plus396. Au contraire, un mécène américain ne
froisse pas la fierté de ses concitoyens, car il n’est qu’un
citoyen comme eux. Si les évergètes grecs s’étaient attendus à
recevoir du peuple quelque affection pour leurs bienfaits, ils
auraient eu tort : en donnant, ils n’avaient fait que leur devoir ;
et seul le caractère informel de ce devoir d’état leur permettait
de s’imaginer que leurs évergésies étaient des faveurs gratuites
et d’exiger indûment un sentiment d’élection pour prix d’une
largesse qui n’était pas d’élection. C’est l’ordinaire escroquerie
des rapports de clientèle.
Autrement dit, le don, en lui-même, n’a pas de qualification :
il est hommage de bas en haut, aumône de haut en bas ou géné-
rosité d’égal à égal, selon la qualité du donateur et celle du
donataire ; loin de créer un rapport hiérarchique, il est qualifié
par ce rapport (tout au plus symbolise-t-il ce rapport, quand
celui-ci s’établit, ou le confirme-t-il au fil des ans). De même, la
consommation ostentatoire frappera de respect les esprits s’ils
tenaient pour respectable la supériorité qu’elle exprime. Les
évergésies ne créent pas la distance sociale des notables ; au
contraire, cette distance sociale confère aux évergésies le
caractère ostentatoire qui est le leur.
Le pacte historique.
Ainsi donc le camp de ceux qui donnent se fait un devoir et
un plaisir de donner et le peuple s’accommode du régime des
notables en se faisant un droit acquis de leurs bienfaits ; il
serait trop long de montrer que les autorités impériales elles-
mêmes, dans l’intérêt de l’ordre public, n’hésitent pas à l’occa-
sion à rappeler les notables à leur devoir et à leur faire une
obligation légale d’être évergètes. Nous pouvons maintenant
L’évergétisme grec 343
conclure en montrant la part de vérité que recèle l’idée reçue
selon laquelle l’évergétisme assurait l’équilibre politique ou
social : il a fini par y avoir un contrat implicite entre les notables
et la plèbe, mais ce contrat était historique, « arbitraire » au
sens de Mauss, conventionnel, idéologique, comme on voudra.
Autrement dit, entre les réactions politiques quotidiennes et
l’essence du politique, il nous faut admettre l’existence d’un
niveau intermédiaire que nous appellerons le contrat histo-
rique ; le contrat ne découle pas de l’essence du politique :
nous avons vu, au premier chapitre, que l’évergétisme ne ser-
vait pas à assurer l’équilibre politique et nous venons de voir
que l’équilibre social est non moins indéterminé. Mais le
contrat ne se réduit pas non plus aux réactions quotidiennes ;
au contraire, il les explique et les limite, il est leur présupposé.
Par exemple, la plèbe ne se révolte pas contre le principe de
l’inégalité sociale ; mais elle fera un charivari, si les riches vio-
lent la clause du pacte historique qui les oblige à être généreux
envers le public ; l’« envie » est fonction de ce pacte implicite.
On ne saurait s’étonner de l’existence de ce degré intermé-
diaire dans chaque société ; la liste idéale des tâches de l’État
ou les fondements de la politique étrangère sont non moins
indéterminés et historiques. On voit ce qu’il y a de vrai et de
faux dans l’idée que l’évergétisme a assuré un demi-millénaire
d’équilibre et de paix : il l’a assuré en ce sens que, comme il
était une des clauses principales du contrat, il y aurait eu des
troubles si les notables avaient entrepris de le violer ; en
revanche, il n’est nullement certain qu’une autre société, essen-
tiellement comparable ou même presque identique à la société
grecque, aurait accepté le même contrat et serait restée paisible
à ce prix ; car ce contrat inessentiel était le fruit des particula-
rités spécifiques de la société grecque ou même de son passé
individuel : la plèbe grecque avait fini par s’accommoder du
sort que son histoire lui avait fait et des petits avantages qu’il
offrait. Un peuple qui n’aurait pas eu la même histoire aurait
été plus exigeant ou plus arrangeant.
Les contrats historiques, qu’on range volontiers dans le
fourre-tout de l’idéologie, sont généralement préconceptuels
ou du moins leur caractère arbitraire n’apparaît pas. Certes, en
France, la nature « idéologique » du contrat de la IIIe Répu-
blique (nationalisme, égalité devant la loi, gouvernement des
nouvelles couches sociales, instruction publique garantissant
344 Le Pain et le Cirque
la mobilité sociale au « mérite ») n’a jamais été méconnue, parce
que ce contrat était contesté par une opposition de droite et
d’extrême gauche ; mais, aux États-Unis, encore récemment,
l’accord très général sur les dogmes de l’obéissance consentie et
de la libre concurrence des chances individuelles a déguisé le
caractère purement local de ce contrat, qui a pu passer pour
l’essence de la démocratie. Il en était de même du contrat
évergétique, si bien qu’encore aujourd’hui les modernes croient
volontiers que le pain et le Cirque assuraient la paix sociale,
alors qu’ils ne faisaient que ne pas la rompre.
CHAPITRE III
1. Le gouvernement de l’oligarchie
S’il fallait en croire les poètes et les publicistes grecs qui, dès le
début du IIIe siècle avant notre ère, ont romancé le récit de la plus
ancienne histoire de Rome, les premiers évergètes romains
L’oligarchie républicaine à Rome 349
auraient été deux courtisanes, une vestale et un tyran. Chaque
année, le 23 décembre, les Romains célébraient, en pleine ville,
une fête appelée Larentalia, sur le tombeau d’une vieille divinité
dont personne ne savait plus rien, Acca Larentina : les Grecs firent
de celle-ci une courtisane qui avait légué ses terres au peuple
romain3 ; comment ne pas songer à l’ensevelissement en pleine
ville des fondateurs et évergètes des cités grecques4, aux fêtes
instituées en leur mémoire et qui portaient leur nom ? L’historien
hellénistique, inventeur de la légende, a fait de la déesse une
simple mortelle, par évhémérisme, et a prêté à la Rome archaïque
les coutumes de sa propre société : à partir de quelques données
de fait et de ses propres préjugés, il a fabriqué, par rétrodiction, de
l’« histoire vraisemblable » et surtout il a voulu intéresser son lec-
teur. L’histoire de la seconde courtisane, qui n’est autre que la
déesse Flore, porte une empreinte hellénistique encore plus nette5.
Faisons grâce au lecteur de la vestale6. Quant au tyran, il est
curieux qu’on n’ait pas vu à quel point son histoire légendaire est
transposée de l’évergétisme hellénistique. Il s’appelait Spurius
Maelius ; simple chevalier, mais richissime, il aurait profité en
435 d’une disette pour acheter du blé de sa bourse et pour faire
des largesses à la plèbe, espérant parvenir ainsi à la royauté7. Ces
détails seraient anachroniques même à Athènes au Ve siècle, à
plus forte raison dans une cité à demi hellénisée de l’Occident
barbare ; en revanche, ils conviendraient très bien – notre lecteur
s’en souvient – à une cité hellénistique, ou encore – il le verra à la
fin du présent chapitre – à la Rome des deux derniers siècles avant
notre ère, où les hommes politiques du parti « populaire » étaient
accusés, à tort ou à raison, d’aspirer à la tyrannie quand ils fai-
saient des largesses à la plèbe.
L’étude chronologique de l’évergétisme suffit à dissiper ces
fantômes. Revenons à des réalités plus consistantes. Pouvait-il
se développer un évergétisme dans la cité-État de Rome, et com-
ment ? Rome était une polis, mais une polis oligarchique, et sa
classe gouvernante avait, en matière de magistratures et de
finances publiques, certaines attitudes très particulières qu’elle a
conservées jusqu’à la fin de la République.
La cité et l’oligarchie.
Rome archaïque est une polis, un ensemble de citoyens
qui prennent part aux décisions et aux tâches communes, un
350 Le Pain et le Cirque
« peuple » (populus) : elle ne se définit pas à partir d’un ter-
ritoire8, comme les États modernes, mais, d’un ensemble de
personnes, les citoyens romains. Les citoyens ne sont pas un
ensemble d’individus qui vivent chacun dans leur coin cepen-
dant qu’un roi, voire un entrepreneur privé ou une sorte de
mécène, lève des mercenaires pour son usage ou pour défendre
le groupe ; à Rome comme en Grèce, s’agit-il de lever une
armée, les citoyens sont mobilisables et seront mobilisés par un
magistrat. Car tous les citoyens ont le devoir de prendre part
aux tâches communes ou munera 9 (nous retrouverons souvent
ce mot, qui a pris un grand nombre de sens différents au cours
de l’histoire romaine10) ; l’impôt qui est exceptionnel, est un
de ces munera, les corvées également. Corvées qui suffiraient à
prouver combien tôt Rome a été une polis ; que l’on songe
quelles difficultés les rois d’Israël, depuis Salomon, ont eues
pour imposer des corvées à leurs sujets. Ces munera, ce sont
les liturgies des Grecs. Les citoyens obéissent à des magistrats
qui ont le droit de commander ou imperium, mais ces magis-
trats sont élus par l’Assemblée du peuple, qui se réserve aussi
les décisions les plus importantes, relatives à la paix et à la
guerre ou à l’exécution d’un citoyen romain condamné à mort,
et qui peut appeler un magistrat coupable à lui rendre des
comptes.
Seulement, dans la pratique, la domination de l’oligarchie a
altéré ce schéma. Il y avait une contradiction permanente entre
la souveraineté formelle du peuple et la souveraineté de fait
de l’oligarchie sénatoriale. En principe, le peuple était souve-
rain et les magistrats ne tenaient leur imperium que de lui ; cette
théorie ne fut jamais oubliée et les juristes l’appliqueront encore
au pouvoir du prince sous l’Empire ; le vocabulaire officiel
continuait à faire du peuple romain le sujet de la politique.
Mais, dans les réalités du gouvernement, dans l’attitude du
peuple lui-même envers ses magistrats et dans l’idéologie que
diffusait ou exprimait l’oligarchie, il en allait tout autrement :
c’est pour de bonnes raisons que Mommsen, dans son Droit
public romain, commence par traiter des magistrats, non du
peuple. Détail révélateur, tandis que magistratus a un équiva-
lent grec, qui est λρχ, imperium n’a pas d’équivalent. Les
magistrats romains se considèrent et sont considérés comme des
chefs, non comme des fonctionnaires qui ont reçu mandat de la
cité ; eux seuls ont le droit et le devoir de décider des affaires
L’oligarchie républicaine à Rome 351
communes : l’assemblée du peuple peut seulement accepter ou
refuser leur décision, s’ils l’en informent et lui demandent son
avis : il leur répond par oui ou par non. Car le peuple romain ne
délibère pas, comme le peuple athénien : il vient à l’assemblée
pour écouter ses magistrats et pour que ceux-ci le fassent voter ;
il se tient debout devant les magistrats qui sont assis (particula-
rité symbolique qui étonnait les Grecs). Seul un magistrat a le
droit de parler au peuple, de fixer l’ordre du jour, de proposer
un projet de loi ; il fait la loi, en somme, et demande au peuple
s’il l’accepte ou non. Un juriste dirait que le peuple, quand il
élit ses magistrats, décide qui aura l’imperium, mais ne délègue
pas à l’élu l’imperium lui-même : aussi bien ne peut-il le
reprendre, car il est comme la propriété de ceux qui se trouvent
revêtus de la magistrature par leur élection. Autant dire que le
magistrat est le principal et que le peuple n’est qu’un des
organes de la magistrature, organe chargé de sanctionner et
d’élire. On obéit au chef parce qu’il est le chef ; l’imperium est
un droit subjectif de celui qui le possède11. A vrai dire, le
peuple tout entier est divisé en ordres : sénateurs, chevaliers,
plébéiens, affranchis sont inégaux devant la loi. La démocratie
grecque, où ils étaient égaux, où chaque citoyen délibérait sur
les affaires publiques et où les magistrats n’étaient pas élevés
au-dessus de leurs concitoyens par des marques d’honneur (les
honneurs étaient réservés aux citoyens méritants, qui les rece-
vaient du peuple), n’était, aux yeux des Romains, qu’une anar-
chie : « L’égalité est injuste », dit Cicéron, « puisqu’elle ne
comporte pas de différences de dignité12.» Rome est une cité
dirigée autoritairement par une oligarchie guerrière et elle est
marquée par un rigoureux esprit de discipline13. Virgile l’a dit
en des vers qu’on aurait tort de tenir pour du cant et qu’une
plume grecque n’aurait pu écrire : « On voit souvent, chez un
noble peuple, éclater une émeute ; alors, dans la foule anonyme,
les esprits sont déchaînés, les torches et les cailloux ne tardent
pas à voler et la rage sait fournir des armes : mais il suffit qu’un
homme auquel son sérieux et ses actions passées donnent du
poids se fasse voir pour que le silence se rétablisse et que tout le
monde dresse l’oreille14 » ; il en était des foules romaines,
comme des foules anglaises du siècle dernier à l’égard de
l’establishment. En raison de son attitude envers ses magistrats,
on peut dire que le peuple romain était potentiellement monar-
chiste, car la monarchie est le régime qui convient le mieux à
352 Le Pain et le Cirque
l’attitude hétéronomique ; la haine illustre que Rome, ou plutôt
son oligarchie, vouait à la royauté et au titre de roi ne s’explique
que trop bien : l’oligarchie sentait que la monarchie était un
danger toujours possible.
Pour l’histoire de l’évergétisme, la domination oligarchique
présente trois aspects intéressants :
1.Les riches ont moralement le droit de gouverner et sont les
seuls à l’avoir : plus encore qu’un état de fait, c’est une réalité
admise par l’opinion populaire. Représentons-nous cette oligar-
chie comme un groupe de propriétaires fonciers et de guerriers,
assez peu différent des nobles de la Grèce archaïque ou de la
Germanie, comme un Herrenvolk : nous en aurons alors une
idée plus juste que si nous pensions à Cincinnatus15. Il n’y a pas
de salaire pour qui sert l’État et seuls les rentiers du sol peuvent
devenir magistrats et sénateurs. La concentration du pouvoir est
extrême : on a pu dire sans exagération qu’au IIe siècle avant
notre ère vingt familles font la politique de Rome16. Alors que
le système électoral avantageait la « classe moyenne » (au sens
anglais de l’expression), cette classe moyenne n’élisait pas de
mandataires pris dans son sein : elle votait pour les oligarques.
Il n’y avait pas de classe gouvernante de droit à Athènes, au
temps de la démocratie ; il y en avait une à Rome. On ne voit
jamais, à Rome, l’équivalent de la classe moyenne qui a gou-
verné un moment Athènes et dont les membres parvenaient aux
affaires grâce à l’éloquence qu’ils déployaient devant l’assem-
blée du peuple : Cléon, le riche tanneur, Lysiclès, marchand de
moutons, Hyperbolos, fabricant de lampes. Le Sénat et les
magistrats, en fait sinon en droit, se recrutaient exclusivement
dans les rangs de la classe supérieure, qu’on appelait l’ordre des
chevaliers ; cette oligarchie de riches, ces optimates, avaient en
fait le privilège de gouverner ; les autres citoyens se conten-
taient de voter. Même les leaders de ce que les historiens
modernes appellent le parti populaire se recrutaient parmi les
optimates : c’étaient des oligarques ambitieux, intelligents ou
généreux (les trois espèces ont existé), plutôt que des « déma-
gogues » au sens grec de ce mot ; à vrai dire, les Romains n’ont
jamais parlé d’un parti populaire, opposé à celui de
l’oligarchie : le nom de populares désignait, non les membres
de ce prétendu parti, mais les hommes d’État, sénateurs comme
il convenait, qui recouraient à l’assemblée du peuple contre le
Sénat17.
L’oligarchie républicaine à Rome 353
Fête ou « religion » ?
L’« instauration », d’abord. Quand une cérémonie religieuse
n’a pas été accomplie selon les règles, serait-ce involontai-
rement, que faire pour expier ce manquement ? Obliger le
responsable à tout recommencer à ses dépens ; « instaurer » les
jeux, c’était recommencer le ou les jours de fête où les choses
ne s’étaient pas passées régulièrement, ou même recommencer
les jeux en entier, c’est-à-dire en prolonger ou en doubler la
durée, voire la multiplier ; dans une religion ritualiste, le man-
quement le plus insignifiant est un prétexte suffisant ; « Cette
année-là », écrit Tite-Live, « les jeux romains furent instaurés
trois fois et les Jeux plébéiens, cinq fois en entier47 » : la tradi-
tion annalistique conservait soigneusement la mémoire de ces
particularités, qui avaient été d’excellents souvenirs pour la
plèbe et qui faisaient grand honneur à l’évergétisme du magis-
trat ; car ce dernier faisait évidemment les frais de l’instaura-
tion, puisqu’il était responsable du déroulement des jeux, de
même que lui seul pouvait décider qu’il fallait tout recommen-
cer. N’ayons pas, pour ces stratagèmes, des yeux voltairiens : il
n’y a pas d’hypocrisie dans ce maniement de la religion48. Il
ne prouve pas qu’ici la religion n’était tout entière qu’un faux-
semblant, mais seulement que ce qu’on appelle une religion (et
c’est particulièrement vrai d’une religion ritualiste) remplit
ordinairement plusieurs fonctions, qui ne sont pas toujours très
conciliables et qui sont de qualité inégale ; la satisfaction du
sentiment proprement religieux n’est qu’une de ces fonctions :
la religion romaine servait aussi à la sécurisation et à la solen-
nisation, par exemple. Beaucoup de discussions et d’inimitiés
entre historiens des religions (qui s’accusent mutuellement de
manquer de sens religieux ou au contraire de prendre pour
L’oligarchie républicaine à Rome 363
d’authentiques résidus de vulgaires dérivations) ne sont que
des malentendus : on a eu le tort de prendre les choses trop en
gros et d’avoir méconnu la plurifonctionnalité des religions ; le
religieux n’est qu’une partie de la religion. Nous ne doutons
pas que le religieux ne soit une dimension humaine irréduc-
tible, et non une dérivation, une sublimation ou une projection :
nier la spécificité du religieux serait mutiler l’homme ou s’en
faire une idée mutilée. Mais les religions, elles, offrent une plu-
rifonctionnalité rarement égalée. C’est trop peu de dire que,
comme tous les phénomènes historiques, la religion n’existe
jamais que sous une forme modifiée49, « historisée », si bien
qu’il est impossible de donner un contenu déterminé au reli-
gieux, de prédire ce qu’il pourra devenir et ce qui contredirait
au contraire sa mystérieuse essence : on peut tout au plus parier
pour l’irréductibilité du religieux, comme nous venons de le
faire. Mais ce n’est encore rien, et après tout la folie, l’État, le
politique et toutes choses n’existent également qu’à l’état
modifié. Le plus important est que la religion, elle, a de plus
une vocation particulière à se prêter à de multiples usages, tels
que la sécurisation déjà mentionnée50 ou, à Rome, la solennisa-
tion de plaisirs collectifs. Les jeux étaient à la fois un hom-
mage aux dieux et un plaisir pour les hommes : à ce second
titre, ils étaient susceptibles de maniement intéressé, qui cho-
quait peut-être les âmes pieuses.
Le deuxième prétexte honnête à faire payer le magistrat
plutôt que le Trésor était de faire une collecte. Voici comment.
Tite-Live raconte qu’en 212, quand furent créés les Jeux
apollinaires, l’oracle qui prescrivait de les instituer ordonnait
également ceci : le Trésor paierait le sacrifice terminal et les
spectateurs se cotiseraient pour les spectacles. Effectivement,
un sénatus-consulte décida que pour le sacrifice le préteur qui
les avait édités serait défrayé de 12 000 as ; le préteur, pour sa
part, prescrivit au peuple de se cotiser selon les moyens de cha-
cun51. Fonds publics et quête : la recette devait être inspirée
des Grecs ; à Amorgos, au IIIe siècle avant notre ère, la fête des
Itônia était financée, partie par la cité, partie par les contribu-
tions des pèlerins ; il faut ajouter qu’un évergète ne manqua
pas de « refuser les contributions de ceux qui étaient venus
assister à la fête et qui n’étaient pas moins de cinq cents52 ».
C’est précisément ce que chacun attendait que le préteur
romain fît : car, dans la suite des temps, il n’est plus beaucoup
364 Le Pain et le Cirque
question de ce genre de collectes ou plutôt nous verrons que, si
la coutume ne s’en était pas absolument perdue, c’étaient les
spectateurs eux-mêmes qui, pour honorer un magistrat, pre-
naient l’initiative de la ressusciter dans des occasions excep-
tionnelles. A la fin de la République, les Jeux apollinaires sont
financés par le Trésor, qui paie 380 0 00 sesterces, et par les
préteurs eux-mêmes. Du reste, dès l’année 212, le préteur avait
dû en être de sa bourse : il avait été assurément tenu de dépen-
ser plus que les 12 0 00 as que le Trésor devait lui rembourser,
puisqu’il savait que le produit de la quête viendrait s’y ajouter,
mais rien ne l’assurait que la quête rapporterait assez pour qu’il
rentrât dans ses fonds.
A partir de ces deux stratagèmes fut établi le principe qui
régna sans partage pendant le dernier siècle de la République :
d’une manière générale et sans plus de détours, tout magistrat
qui donne ses jeux doit dépenser beaucoup plus que ses crédits ;
s’il ne prolonge pas la fête en l’« instaurant », au moins la ren-
dra-t-il plus belle à grands frais. Évergétisme ou piété ? Les
deux. La chance voulant que les dieux aiment la fête autant que
les hommes et pour les mêmes raisons53, trois satisfactions sont
ici confondues, la piété, la liesse et aussi la solennisation : il y
aurait esprit de sérieux à tout porter au crédit de la première54.
La piété est assurément présente et parfois un hasard nous la
montre à l’état isolé. Jean-Pierre Cèbe me signale amicalement
une anecdote qui se place en 211 : aux Jeux apollinaires55, le
peuple assiste à une représentation scénique56 où se produit un
mime ; on annonce l’arrivée de l’ennemi57. La foule court aux
armes, revient après l’alerte et trouve le mime qui était resté en
scène et avait continué à danser aux accents du joueur de flûte ;
« tout est sauvé », dit la foule, débarrassée du scrupule rituel
(religio) que lui aurait donné une interruption des jeux, et le mot
est passé en proverbe58. Les hommes étaient absents et assuré-
ment peu disposés à s’amuser, mais les dieux avaient eu néan-
moins leur part.
Les hommes ne font pas que s’amuser comme les dieux :
ils solennisent la liesse collective, qu’il faut bien solenniser, car
tout ce qui est collectif et tant soit peu organisé, serait-ce une
fête, a besoin de quelque cérémonial ; or le cérémonial
empruntait sa matière à la religion, qui était en conséquence
présente à peu près partout dans la vie publique et privée (la
vocation des religions à la plurifonctionnalité explique la place
L’oligarchie républicaine à Rome 365
considérable que la religion occupe dans la plupart des
sociétés). Une fête collective inspire un sentiment de solennité,
une conviction de participer à une entreprise si vaste qu’à coup
sûr ses fins profondes doivent dépasser le plaisir du spectacle
que chacun ressent à part soi, car nous avons besoin de nous
inventer des fins qui soient proportionnées à nos actes. Quand
dix mille personnes qui ont envie de s’amuser organisent une
fête collective, au lieu de se distraire chacun dans son coin, le
résultat est si impressionnant qu’il faut un peu de cérémonial
pour combler l’intervalle entre le résultat collectif et la somme
des causes individuelles : chacun, un peu confus, se refuse à
croire qu’il a mis en branle le Léviathan pour son divertisse-
ment particulier.
Piété, liesse, solennité, c’est là un équilibre des fonctions
qui ne laisse pas d’être instable ; il faudrait beaucoup de tact
pour le faire durer. A trop manipuler les rites au profit des deux
dernières fonctions, à trop « instaurer » les jeux pour plaire aux
hommes plus que pour satisfaire à la piété, on rend impossible
la confusion des fonctions : les hommes vont désormais au
spectacle pour se distraire et comme à une solennité publique,
l’origine religieuse des jeux n’est plus qu’une survivance ou un
prétexte ; les fonctions se sont séparées, la piété est devenue
plus pure, tout en perdant la plupart des racines enchevêtrées
qui l’attachaient solidement au sol social. Pendant les deux
derniers siècles de la République et à plus forte raison sous
l’Empire, les jeux avaient perdu leur dimension religieuse dans
l’esprit de leurs organisateurs et de tous les spectateurs. N’en
concluons pas qu’une piété, qui aurait été intense aux origines,
s’est peu à peu usée ; ne projetons pas in illo tempore, par un
mythe ethnologique, une ferveur qui n’est jamais attestée à une
époque historique et qui serait le privilège de l’âme primitive : il
ne s’agit pas d’une intensité qui aurait décru, mais de plusieurs
fonctions qui se sont séparées. Le sentiment primitif n’était pas
une possession de l’âme par le sacré, mais une candeur qui fai-
sait accepter sans scrupule puritain la plurifonctionnalité du
rite ; quand cette multiplicité de fonctions perd sa crédibilité, on
découvre que les jeux sont plus un plaisir pour les hommes
qu’un sacrement : ainsi fut conceptualisée la chose appelée
divertissement, les Romains disaient laetitia. On appelle sécula-
risation cette séparation des fonctions d’une religion, ou plutôt
c’est là un des sens de ce mot, qui en a d’autres : il désigne
366 Le Pain et le Cirque
aussi bien la séparation d’une religion et de l’État (soit que
l’État n’ait plus de religion publique, soit qu’il n’ait plus la
haute main sur la religion en général, soit qu’il n’impose pas de
religion aux citoyens) ; il désigne aussi le passage d’une reli-
gion collective, que tout un peuple reçoit « au menu », si l’on
ose dire, à une religion « à la carte », où chacun élit le dieu ou
la secte qu’il veut (il en est ainsi quand on passe de la religion
de la Grèce classique et de la République romaine à la religio-
sité hellénistique et à celle de l’Empire romain, ou du brahma-
nisme à l’hindouisme) ; il désigne enfin le passage d’une
« chrétienté sociologique » à une foi sans conformisme, les
fidèles étant moins nombreux et ayant des raisons plus person-
nelles de croire.
Évergétisme.
La sécularisation des jeux romains a été la fin de leur pluri-
fonctionnalité ; les jeux ne sont plus qu’une liesse divertissante
et solennelle. Puisqu’ils plaisent tant aux hommes, comment
le magistrat qui les édite ne se rendrait-il pas populaire, s’il a le
geste large ? Comment ne serait-il pas élu quand il se présen-
tera à quelque autre magistrature plus élevée dans la carrière
des honneurs ? Et comment ne serait-il pas battu, s’il s’est
montré avare ? Le public des jeux était un public d’électeurs ;
le Sénat pouvait impunément ne pas augmenter les crédits
publics destinés aux jeux : il savait que les magistrats puise-
raient dans leur bourse. Raconter l’histoire des Jeux romains à
la fin de la République, c’est dire comment ils sont devenus de
plus en plus coûteux et de plus en plus somptueux. Il devint
parfois nécessaire et souvent suffisant, pour être élu à une
magistrature, d’avoir offert à la plèbe des jeux éclatants pen-
dant son édilité : l’évergétisme devient l’instrument d’une car-
rière politique. Dès le début du IIe siècle avant notre ère,
quiconque n’était pas passé par l’édilité, qui comportait l’édi-
tion des jeux les plus coûteux, n’avait guère de chances d’être
élu préteur ou consul. L’évergétisme contribue ainsi à fixer une
carrière des honneurs, où l’édilité, avec ses jeux splendides,
puis la préture, qui avait aussi ses jeux, précèdent obligatoire-
ment le consulat59. Chaque homme politique cherche donc à
« surpasser tous ses prédécesseurs par la splendeur de son
cadeau au peuple60 » – car ils ont pris une mentalité et un lan-
L’oligarchie républicaine à Rome 367
gage d’évergètes : les jeux n’étaient plus considérés comme
une cérémonie publique, mais comme un cadeau de leur édi-
teur, un munus61. En principe, c’était le collège des édiles en
bloc ou celui des préteurs qui organisait les différents jeux ; les
crédits publics étaient attribués au collège et non aux magis-
trats séparément62 ; mais chaque magistrat pouvait évidemment
ajouter à ces fonds la somme qu’il voulait et se montrer plus
généreux que son collègue : le public n’ignorait pas ce que
chacun avait versé et distinguait fort bien quel avait été le plus
généreux : pour les jeux que Scaurus et Hypsaeus, édiles,
donnèrent ensemble, la renommée ne retint que le nom de
Scaurus63. Car les annales conservaient soigneusement le sou-
venir des édilités particulièrement somptueuses (celles de
Scaurus et des Lucullus étaient dans toutes les mémoires64).
Les monnaies du dernier siècle de la République célèbrent par-
fois le souvenir de tel édile du passé ou de la légende, qui, « le
premier », a édité les Jeux floraux ou les Jeux de Cérès, de tel
préteur qui édita « le premier » les Jeux de Sulla, l’année
même de leur création65. Car il importe beaucoup, en matière
d’évergétisme, d’avoir été le premier à donner telle ou telle
évergésie : Grecs et Romains attachaient un grand prix à cette
sorte de priorité66. Les magistrats se ruinent pour ces splen-
deurs : Milon pourra se vanter d’y avoir laissé trois
héritages67 ; une des lois de l’amitié, dans la classe sénatoriale,
était d’ouvrir sa bourse à ses amis quand ils étaient édiles68. Il
est juste d’ajouter que les éditeurs de jeux n’hésitaient pas non
plus à extorquer de l’argent aux peuples sujets et « alliés » 69,
qu’un impôt spécial levé sur l’Asie était affecté aux jeux des
édiles70, enfin que, devenus gouverneurs d’une province, édiles
et préteurs pouvaient très largement rentrer dans leurs fonds en
pillant leurs administrés et aussi en dévorant en frais de repré-
sentation une bonne partie des revenus publics71.
Humainement, les mobiles de l’évergétisme sénatorial, goût
de la popularité et désir de se faire élire, sont aisés à com-
prendre ; aussi bien est-ce plutôt la structure même du rôle qui
sera malaisée à expliquer. Ce rôle est double : un magistrat,
édile ou préteur, remplit des fonctions « sérieuses » et donne
des jeux au peuple72. Or les jeux plus que les fonctions lui
donnaient le moyen de plaire à ses administrés et de se distin-
guer de ses collègues ; tout le monde n’avait pas un procès ou
une ferme publique, mais tout le monde assistait aux jeux ;
368 Le Pain et le Cirque
c’est là que le magistrat pouvait se rendre populaire ou,
comme on disait, acquérir le favor populi73 ; cette faveur se
mesurait à la vigueur des applaudissements qui accueillaient
les spectacles et qui étaient un honneur reconnu comme tel,
accordé par le public d’une manière très consciente et observé
par les hommes politiques comme une sorte de baromètre de
l’opinion publique74. Au lendemain des Ides de mars, les jeux
publics devinrent des espèces de manifestations politiques :
Brutus essaya en vain de transformer ses Jeux apollinaires en
manifestation pour la République ; Octave réussit beaucoup
mieux à transformer les siens en manifestations pro-
césariennes : on vit bien que le cœur du peuple était fidèle au
dictateur assassiné75.
N’expliquons donc pas le goût sénatorial de se mettre en
vedette par une vanité bien humaine. Dans cette oligarchie auto-
ritaire, goût de la popularité voulait dire goût du commande-
ment ; on sait quelle satisfaction ressent un vrai chef quand, se
mêlant à ses hommes, il sent qu’ils lui sont dociles et qu’il en
est aimé, et qu’il savoure le parfum de sa puissance. Aussi bien
ce goût était-il sélectif ; les oligarques recherchent les applaudis-
sements de Rome à leurs spectacles, mais ne se soucient guère,
dans les provinces qu’ils gouvernent, de se faire applaudir de
leurs sujets par leur justice et leur désintéressement. Mais le
peuple romain n’était pas entièrement un simple objet de la poli-
tique ; il avait un rôle législatif : réuni en comices tributes, il était
l’instrument des tribuns de la plèbe qui lui faisaient voter leurs
lois ; quant aux élections, elles étaient dans les mains de la
« classe moyenne », de l’ordre équestre, qui contrôlait les
comices centuriates : mais précisément l’ordre équestre assistait
aux jeux publics et y manifestait son opinion en y donnant à
l’occasion le signal des applaudissements76. Les jeux publics
n’étaient pas des divertissements populaires : la coupure entre
les distractions plébéiennes et les distractions distinguées ne
s’était pas encore produite ; toute la population s’intéressait aux
spectacles77.
3. Cadeaux symboliques
Le « donativum ».
Dans tous les cas, il n’y a lieu à cadeau symbolique que
lorsque les deux parties ont des intérêts indépendants et que
l’une ne prête pas à l’autre une obéissance réglementaire. Ainsi
en fut-il des rapports entre les soldats romains et leurs généraux
dès la fin du IIIe siècle avant notre ère ; l’anecdote est célèbre :
envoyé comme questeur auprès du général Scipion pendant la
campagne d’Afrique, le vieux Caton s’aperçut que son chef
déployait sa prodigalité habituelle et distribuait sans ménage-
ment à ses troupes les deniers de l’État ; il se fâcha et lui repro-
cha de gâter le moral des troupes et la discipline106. Pourtant
Scipion n’achetait pas ses troupes : il prenait simplement acte
du fait que ses soldats se sentaient plus les fidèles de leur géné-
ral que les défenseurs de la République, ce que Caton ne com-
L’oligarchie républicaine à Rome 383
prenait pas ou ne voulait pas comprendre. Les armées des
guerres civiles déchireront ainsi l’État en se battant entre elles
pour leurs généraux respectifs ; le lien personnel des soldats
avec leur chef se marquera en des traits qui respirent peu
l’obéissance passive qu’on croirait être la règle en matière de
discipline militaire : les généraux accordent à leurs troupes des
donativa, les laissent mettre à sac des cités107. Des troupes
refusèrent une fois de marcher : alors le général alla personnel-
lement supplier ses hommes, de tente en tente, et leur prit les
mains en pleurant108 ; ce général avait commis la faute « de
mettre trop peu de soin à se faire aimer de ses soldats, persuadé
qu’il était que les complaisances d’un chef envers ses subor-
donnés déshonorent et ruinent son autorité109 ». Quant aux
donativa, ces distributions d’argent aux soldats, c’étaient à
l’origine des récompenses militaires ; à partir de l’époque des
Scipions, ils perdent ce caractère en se multipliant et deviennent
des largesses du chef à ses hommes.
Tout cela ne veut pas dire du tout que les généraux romains
sont devenus des chefs de bande (ce sont, pour un bon siècle
encore, des officiers régulièrement nommés par la République, à
laquelle ils obéissent fidèlement), mais cela prouve que les sol-
dats ne sont plus des citoyens : ils ont une sensibilité de profes-
sionnels ; l’anecdote du chef qui va supplier ses hommes
est éclairante : elle ne serait pas incroyable dans les armées
napoléoniennes. Entre professionnels, l’obéissance se place au-
delà de la lettre du règlement ; le soldat est marié au métier ; et
puisque tous, hommes et chefs, ont la même profession, le même
idéal du bien du service et le même langage, les refus d’obéis-
sance ne mettent pas en jeu les principes : ils ne dépassent pas le
point de détail sur lequel ils portent. Un général peut donc sup-
plier ses hommes sans ruiner son autorité, car elle n’est pas
contestée, et les hommes conservent à leur chef qui pleure la
confiance et l’estime que les spécialistes de toutes les profes-
sions éprouvent les uns pour les autres.
Les soldats sont devenus des professionnels, mais malheureu-
sement pour eux ils vivent dans une société où la notion de pro-
fession salariée et celle de fonctionnaire n’existent guère : en
compensation, les soldats exigent ces cadeaux symboliques que
sont les donativa et qui ont parfois fait croire que ces profession-
nels étaient des mercenaires, ce qui est les calomnier. L’ombre
des guerres civiles ne se profile pas nécessairement derrière les
384 Le Pain et le Cirque
donativa ; si les soldats avaient un rapport personnel avec leur
chef, le chef, lui, conservait avec l’État un rapport réglementaire :
les guerres civiles verront l’altération du second rapport et ne
découlent pas du premier. Les soldats ne se vendent pas au pre-
mier venu contre argent : ils reçoivent pour chef le sénateur que
la République leur envoie ; seulement ils ne comprendraient pas
que le chef réglementaire n’établisse pas avec eux un lien per-
sonnel. Par ailleurs, à l’époque des guerres civiles, ils ont sou-
vent préféré leurs chefs aux autorités régulières ; mais toute
corporation en fait autant, avec ou sans donativa : c’est répéter
sous une autre forme que ces soldats étaient des spécialistes
plutôt que des citoyens mobilisés. Ne prenons pas un phé-
nomène d’étroitesse professionnelle, de pédantisme, pour un fait
de « clientèle » : pas plus qu’ils ne se vendent au plus offrant,
ces professionnels ne choisissaient eux-mêmes leur chef. Reste à
voir d’où venait cette professionnalisation du service militaire et
pourquoi la structure objective de la profession se doublait d’une
structure symbolique.
Les spécialistes de l’histoire militaire et de la démographie,
Hans Delbrück et P. A. Brunt, l’ont bien montré : parmi les
cités antiques, Rome se distingue par un taux de mobilisation
exceptionnellement élevé, qui était normalement du dixième
des citoyens adultes et s’élève même au cinquième environ
pendant le second siècle (c’est celui de la France napoléo-
nienne, quant à l’ordre de grandeur ; sous nos Anciens
Régimes, au contraire, le taux était à peine du cinquantième
des sujets de sexe masculin). De plus, c’était la guerre presque
chaque année. Il est clair que ce devaient être chaque année
toujours les mêmes hommes qui repartaient pour la guerre :
c’était leur intérêt, car ils n’avaient plus d’autre métier, et
c’était aussi l’intérêt des généraux, qui préféraient évidemment
recruter des hommes déjà entraînés. Une première consé-
quence de cette logique fut l’agriculture esclavagiste : des
esclaves prirent la place des citoyens devenus soldats et le
système de la plantation se développa au détriment de la petite
propriété. Une autre conséquence fut que les anciennes légions
de citoyens devinrent des légions de demi-professionnels ou de
professionnels ; autrement dit, non pas de mercenaires qui se
louent à un chef, sans considération de nationalité, mais de
fonctionnaires qui exercent un service public qui leur permet
de vivre.
L’oligarchie républicaine à Rome 385
Seulement l’idée de service public n’existait pas, ou plutôt on
ne pouvait croire qu’il pût être exercé pour de l’argent ;
l’État romain avait des magistrats, qu’il ne payait pas, et des
esclaves, qu’il avait achetés ; les soldats sont payés et ne veulent
pas passer pour des esclaves. Le grognard de Napoléon, quand il
percevait sa solde, se considérait comme un homme libre : il
recevait le juste salaire de sa peine et la patrie et lui avaient tous
deux honoré leur contrat ; le grognard pouvait s’estimer. Les
légionnaires romains, pour pouvoir s’estimer, avaient besoin
qu’on leur rappelât par des donativa qu’ils n’étaient pas des
esclaves publics.
Élections, clientèle, politique, armée : les dons symboliques
étaient partout dans la civilisation romaine. Non que le don y fût
la forme primitive de l’échange ; au contraire, les cadeaux révè-
lent que l’échange, ou plutôt le marché, avait beaucoup moins
d’importance que de nos jours (le marché du travail, en particu-
lier) ; le droit et le règlement n’en avaient pas davantage : les
rapports personnalisés l’emportaient. Par exemple, on verra des
patrons avoir pour client un architecte ou un cordonnier, qui
consacreront au maître le meilleur de leurs soins ; « en
échange », le maître les nourrira tous les jours que les dieux font.
Peut-être le maître y gagnera-t-il, peut-être nourrira-t-il au
contraire son architecte à ne rien faire ; en tout cas, la nourriture
sera le paiement du travail de l’architecte, mais le maître
n’achète pas ce travail au prix qu’il aurait sur le marché : il
établit entre son client et lui un lien d’affection personnelle, pour
justifier la continuité de leurs rapports, et de petits cadeaux
mutuels symboliseront de temps à autre ce lien et sembleront
l’entretenir110.
Origines folkloriques.
Au commencement était la coutume, presque universelle chez
les riches, d’inviter toute la population à leurs noces ou aux
funérailles de leurs proches. Les Italiens connaissaient cette
coutume, comme le prouve le Pro Cluentio de Cicéron : la
tragédie familiale qui y est évoquée, tissée de violences et de
poison, jette d’étranges lueurs sur les réalités de la vie italienne
à cette époque ; mais on y a aussi des aperçus plus humoris-
tiques, par exemple la vision de cette noce de bourgade où
festoie toute la population locale : cum in nuptiis, more Larina-
tium, multitudo hominum pranderet128. Ainsi se passaient
encore les noces dans les villages de France ou d’Allemagne
au début de ce siècle129. Aux noces de Figaro, le comte Alma-
viva avait lui aussi convié tous ses paysans. Trois siècles avant
Cicéron, un des plus riches citoyens d’Agrigente, « pour les
noces de sa fille, avait donné un repas aux citoyens dans
les rues mêmes où chacun habitait130 » ; un des grands décrets
de Priène honore un évergète qui reçut et traita dans sa maison
toute la foule qui avait suivi son cortège nuptial131. Or, des
quatre espèces d’évergésies qu’on pratiquait à Rome, édifices,
gladiateurs, congiaires et banquets132, la deuxième et la der-
nière étaient ainsi des cérémonies de famille élargies à toute la
cité ; c’étaient également celles qui servaient à conquérir les
suffrages. Le passage de la cérémonie familiale à la corruption
électorale s’est fait de la manière suivante : les oligarques
retardaient la célébration d’un banquet funéraire ou de spec-
tacles funéraires de gladiateurs jusqu’à l’année où ils étaient
candidats.
Les banquets publics auxquels prenaient part tous les citoyens
étaient une coutume civique très répandue dans le monde
grec133 ; elle est beaucoup moins répandue à Rome, où l’oligar-
chie sénatoriale se réserve le droit de banqueter aux frais
de l’État (jus epulandi publice) ; elle a ses tables réservées, où la
plèbe ne prend pas place, s’il y a un festin offert à toute la popu-
lation134. Les festins du Sénat et de certains collèges sacerdotaux
392 Le Pain et le Cirque
étaient célèbres par leur raffinement gastronomique135, mais la
plèbe n’y participait pas. Dans les sacrifices publics, la viande
des victimes n’était pas distribuée à la foule des assistants, mais
vraisemblablement réservée aux sénateurs136. En revanche, les
grands personnages, à titre privé, offraient volontiers à dîner aux
plébéiens : conduite plus seigneuriale que civique. Quand
Octave coupa sa première barbe (quatre années s’étaient
écoulées depuis qu’il avait enfourché sa fortune, et il était main-
tenant le maître de l’Occident romain), il « célébra à ses frais
une fête splendide et offrit à tous les citoyens un banquet aux
frais de l’État137 ».
Mais c’étaient le plus souvent les funérailles qui fournissaient
l’occasion ou le prétexte des banquets ; pour les grandes
familles de l’oligarchie, les cérémonies funéraires, où étaient
exhibés les portraits des ancêtres, étaient des espèces de céré-
monies dynastiques. Les franches lippées à la mémoire d’un
mort illustre rythmaient, au fil des ans, la vie de la plèbe à
Rome ; pour le marché aussi c’étaient des petits événements :
les années où il y avait un festin, le prix des grives montait138.
La mémoire collective conservait pieusement le souvenir
de certaines bombances : le festin offert en 59 par Arrius à la
mémoire de son père (et sans doute aussi pour sa propre candi-
dature au consulat) était passé en proverbe139. Un vocabulaire
technique s’était constitué : l’epulum est un banquet, la viscera-
tio est une distribution de viande, le crustum et le mulsum sont
des douceurs ; officiellement, ces réjouissances étaient
funèbres, mais nul n’y pensait et il était inconvenant de se
présenter au festin en vêtements de deuil140. Pour les banquets,
on dressait des lits de repas sur le Forum et le peuple y prenait
place, cependant que les sénateurs avaient des tables réservées
au Capitole141. La plus ancienne visceratio dont les annales
aient conservé le souvenir remonte à l’an 328 : un certain Fla-
vius distribua de la viande pour le cortège funèbre de sa mère ;
« cette distribution lui valut aussi un honneur public : aux élec-
tions suivantes, il fut nommé tribun de la plèbe, quoiqu’il fût
absent, de préférence aux candidats qui étaient présents142 ».
Des douceurs furent offertes au peuple lors des funérailles
de Scipion l’Africain, le vainqueur d’Hannibal : un ami de la
famille, qui avait de grandes obligations envers le défunt, « fit
distribuer à la porte Capène du mulsum et du crustum à la foule
de ceux qui avaient suivi le convoi143 ». Outre les plaisirs de
L’oligarchie républicaine à Rome 393
bouche, les funérailles apportaient des réjouissances plus
intenses : des gladiateurs ; car les combats de gladiateurs sont,
de par leur origine, un rite funéraire ; en l’année 174, un certain
Flamininus donna au peuple, en souvenir de son père, un ban-
quet, une distribution de viande, des jeux scéniques en guise de
jeux funèbres, enfin un spectacle de gladiateurs (munus) où il
mit aux prises soixante-quatorze combattants144.
A partir de là, l’évolution va bifurquer vers une variété
d’évergétisme et vers la corruption électorale. Il n’était pas rare
que le défunt ait réglé ses funérailles dans son testament et qu’il
ait lui-même prescrit à son héritier de donner des plaisirs au
peuple en cette circonstance, afin de perpétuer la mémoire de
son nom et de rehausser la cérémonie ; bientôt d’autres plaisirs
que ceux qu’admettait la coutume furent offerts à la plèbe.
Sénèque fera un jour la satire de ceux qui, par désir d’immorta-
lité, prétendent régler ce qui se passe après leur mort et
disposent que des combats de gladiateurs et la dédicace d’un
édifice public accompagneront leur crémation145. Le dictateur
Sulla charge son héritier de donner de sa part un festin et des
gladiateurs au peuple, et en outre l’entrée gratuite aux bains
avec l’huile nécessaire pour se laver146. Ainsi se développe
un évergétisme testamentaire, apparenté aux fondations à la
mémoire d’un défunt et où la cérémonie funéraire n’est plus
qu’un prétexte : le fils de Sulla exécuta les libéralités paternelles,
qui étaient très attendues147, presque vingt ans après la mort du
dictateur. De là à léguer de l’argent, il n’y avait qu’un pas : Bal-
bus léguera 100 sesterces à chaque citoyen romain148. Il n’est
pas inutile de le savoir pour comprendre les origines des legs aux
cités en droit romain149.
Mais le plus bel exemple de pratique funéraire devenue
évergésie demeure les gladiateurs, cette institution, unique dans
l’histoire universelle, qui est une des créations les plus originales
du génie italique150.
Achille célébra par des concours les funérailles de Patrocle ;
les peintures des tombes étrusques représentent des jeux
funèbres. A Rome, les citoyens ne prennent pas part aux spec-
tacles : on abandonne ceux-ci à des professionnels, qui sont
admirés et méprisés151 ; il en fut ainsi pour ces jeux privés qu’é-
taient les jeux funèbres célébrés par les grandes familles
à la mort d’un de leurs membres. Dès le IIIe siècle, ces jeux
consistaient principalement ou uniquement en combats de gla-
394 Le Pain et le Cirque
diateurs152, dont on peut attribuer l’introduction à Rome à l’un
des clans oligarchiques qui dominaient alors la République,
le clan des Junius Brutus et des Aemilius Lepidus153. Sous le
couvert ou le nom de jeux funèbres, les gladiateurs eurent donc
un caractère d’abord funéraire et, jusqu’à la fin de la Répu-
blique, les funérailles des grands en seront le prétexte, presque
sans exception. Tout le peuple était admis à assister à ces
combats, qui étaient annoncés par un avis au public154 et dont
l’organisateur avait le droit de se faire précéder de très officiels
licteurs155.
Alors le peuple devient le véritable destinataire de ces spec-
tacles, plus que la mémoire du défunt : « donner des gladia-
teurs » devient le meilleur moyen de se rendre populaire ; de
« jeux funèbres », les gladiateurs deviennent ainsi un « cadeau »
que l’on fait au peuple, un munus 156 : voilà comment ce mot a
pris le sens de « spectacle de gladiateurs ». Ainsi se constitue le
couple d’opposition qui domine l’organisation des spectacles
sous la République et pendant tout le Haut-Empire tant à Rome
que dans les villes municipales : d’une part les « jeux », les jeux
publics, au théâtre ou dans le Cirque, qui sont organisés par
l’État, présidés par un magistrat, et qui reviennent chaque année,
conformément au calendrier cultuel, et de l’autre les gladiateurs,
spectacle laïc et privé157 qui est donné irrégulièrement, quand un
évergète, en son nom propre, en prend l’initiative. Devenu une
évergésie pure et simple, le munus ne se couvre même plus d’un
prétexte funéraire158 : d’autres prétextes sont aussi bons pour faire
ce « cadeau » au peuple : à Pompéi, des combats seront donnés en
l’honneur de la maison impériale ou pour la dédicace de quelque
édifice public.
Comment passer, de ces largesses funéraires, à la corruption
électorale ? De deux manières : les futurs candidats retardaient
la célébration de leur munus jusqu’à l’année de leur candida-
ture et ils conviaient à leurs largesses, comme c’était précisé-
ment l’usage, toute la plèbe ou du moins tous les membres de
leur circonscription électorale, de leur « tribu ». César rehaussa
encore l’éclat de son édilité, fondement d’une belle carrière, en
ajoutant à ses jeux publics un munus à la mémoire de son père,
mort vingt ans plus tôt159. En vain les lois contre la brigue, qui
se multiplient au Ier siècle et que leurs auteurs étaient parfois
les premiers à violer160, tentaient-elles d’interdire aux candi-
dats de donner un munus l’année où ils tentaient leur chance et
L’oligarchie républicaine à Rome 395
d’y inviter toute la population161. Mais comment interdire
décemment à un fils de célébrer, serait-ce avec quelque retard,
la mémoire de son père162 ? Les candidats se souvenaient donc
beaucoup de leurs chers défunts pendant les périodes électo-
rales et invitaient à la fête toute la plèbe ou du moins leurs
« tribules » ; en vain la loi admettait-elle qu’il y avait brigue
quand un candidat, selon l’antique coutume funéraire, invitait
tout le monde à son festin, à ses gladiateurs ou qu’il réservait
aux électeurs de sa tribu les meilleures places à ses jeux
publics, au lieu de lancer des invitations nominales163. Il va
sans dire que, non moins que les jeux publics, le munus et les
largesses de toute espèce que les candidats réservaient à leurs
électeurs étaient un mur d’argent qui ne laissait passer que les
grosses fortunes. Dès le siècle des Scipions, un beau munus
funéraire revenait à l’équivalent d’une ou de plusieurs cen-
taines de millions d’anciens francs164 ; aux élections de 54
éclate un scandale : deux candidats se sont déclarés prêts à dis-
tribuer aux quelques dizaines d’électeurs de la « centurie pré-
rogative » (dont le vote était généralement décisif) une somme
qui se mesurerait aujourd’hui en demi-milliards d’anciens
francs, s’ils se prononçaient en leur faveur165.
Sociologie électorale.
Mais quelle était l’influence réelle des spectacles et largesses
sur l’issue des votes ? A cette question, il faut répondre par une
autre question : quelle influence réelle avaient les résultats des
élections sur la politique ? Les électeurs romains pouvaient-ils
prendre leur bulletin de vote au sérieux ? Les largesses jouaient
leur rôle dans le choix des électeurs, mais ce serait déformer
caricaturalement la vérité que de prétendre que ce rôle était déci-
sif : les élections mettaient bien d’autres intérêts en jeu, intérêts
personnels, régionaux, intérêts sentimentaux aussi166 ; toutefois
c’était rarement (sinon jamais) des intérêts de grande politique.
Le véritable enjeu des élections n’était pas pour les électeurs, qui
n’y voyaient généralement qu’un simulacre dont ils pouvaient
attendre tout au plus quelques petits profits, mais pour l’oligar-
chie, qui s’y disputait des honneurs, en cette société où la dignité
politique n’était pas une carrière parmi d’autres, mais bien la
seule carrière digne d’un oligarque167.
Était-il décisif d’avoir fait largesse quand on était édile et
396 Le Pain et le Cirque
rédhibitoire de ne l’avoir pas fait ? « Sulla, estimant que la
gloire qu’il avait acquise par les armes devait lui suffire pour sa
carrière politique, se mit sur les rangs pour la préture, mais il
fut refusé, échec dont il attribua la cause à la plèbe : ces gens,
dit-il, escomptaient que, s’il commençait par revêtir l’édilité
avant la préture, il donnerait des spectacles magnifiques, et ils
nommèrent préteurs d’autres que lui, pour le forcer à passer
d’abord par l’édilité168.» En revanche un certain Flavius fut élu
tribun de la plèbe pour avoir fait une distribution de viande et
un triomphateur parvint à la censure pour avoir distribué de
l’huile169 ; il manqua à Muréna, pour devenir préteur, un avan-
tage qui ne lui manqua pas pour être fait consul : des jeux
splendides170.
Les intérêts des électeurs sont multiples et les moyens qu’ont
les candidats de se rendre populaires sont par conséquent nom-
breux : chacun d’eux choisit sa voie d’après ses capacités ;
n’avait-on pas vu quelquefois le public se cotiser pour rem-
bourser le prix des jeux à un magistrat particulièrement res-
pecté171 ? « Ce qu’on attend des autres préteurs », dit Cassius à
Brutus en s’ouvrant à lui de son projet de conspiration, « ce
sont des largesses, des jeux, des gladiateurs ; mais d’un préteur
comme toi on attend autre chose, la suppression de la tyrannie
de César172 ». En 53, Curion perd son père et ne songe plus
qu’à donner à la plèbe un munus funéraire ; Cicéron, qui a pris
en main ce jeune homme, veut l’en détourner : Curion a reçu
assez d’avantages de la nature et de la fortune pour atteindre
ce qu’il y a de plus élevé dans la carrière sans avoir besoin de
gladiateurs ; il a de tout autres services à rendre à l’État et à
ses amis qu’un munus173. C’était rappeler à ce jeune homme
que les électeurs étaient loin d’être les seuls à décider du choix
des élus et que la protection d’un Cicéron, les intrigues et l’in-
fluence des oligarques, la manipulation des procédures de vote
par le président des comices, étaient aussi utiles à un ambitieux
qu’une popularité de mauvais aloi ; c’était lui dire que, s’il
méritait l’estime de l’ordre sénatorial, cet ordre et Cicéron
seraient là pour l’aider.
Les spectacles n’étaient qu’un argument électoral parmi
d’autres ; les relations de toute espèce que la clientèle, au sens
le plus large du mot, tissait entre candidats et électeurs comp-
taient tout autant. « Je n’ai jamais vu candidats offrant une
pareille égalité de chances », écrit Cicéron à un correspondant
L’oligarchie républicaine à Rome 397
avant les élections au consulat de 54 ; « si tu veux le savoir, la
candidature de Scaurus n’a pas éveillé grande sympathie ; tou-
tefois son édilité n’a pas laissé un mauvais souvenir et la
mémoire de son père reste capable d’influencer les circonscrip-
tions électorales hors de Rome » ; ce Scaurus est celui qui, pen-
dant son édilité, avait donné des jeux d’une splendeur
inoubliable174 ; son père, ardent défenseur des privilèges oligar-
chiques, avait par là gagné les cœurs des notables italiens et des
propriétaires fonciers. Cicéron continue : « Les autres, les deux
candidats plébéiens, ont aussi des chances égales : Domitius a
beaucoup d’amis et est tout de même servi par ses jeux, qu’il a
pourtant donnés sans grand succès. Memmius, de son côté, est
soutenu par les soldats de César et par les électeurs de Cisal-
pine, dévoués à Pompée.»
Autant et plus que les largesses comptaient l’apparat qui
entourait le candidat et aussi – ne l’oublions pas – son prestige
personnel, s’il en avait : Cicéron a été élu à ses quatre magistra-
tures à une très forte majorité175 ; ce prestige, ou existimatio,
dépendait de beaucoup de choses : la naissance, les exploits des
ancêtres, le mérite personnel, les manières, la libéralité, le
nombre de partisans. Les électeurs votaient pour le candidat
pour lequel leurs protecteurs ou leurs amis leur avaient demandé
leurs voix comme un service personnel ; respectueux des auto-
rités naturelles, ils choisissaient l’homme que des membres émi-
nents du Sénat prenaient la peine de recommander ; n’ayant
garde de manquer d’égards à un grand seigneur, ils donnaient
leurs suffrages au personnage qu’une suite impressionnante
de partisans et de clients suivait partout pour lui faire honneur :
ces cortèges étaient l’élément pittoresque des élections
romaines176. Mais, à leur tour, l’apparat et la clientèle n’avaient,
comme les largesses, qu’une importance relative, faute d’enjeu
politique sérieux. Car ces élections n’étaient guère sérieuses :
elles ne pouvaient entraîner de renversement de politique ; les
électeurs ne faisaient que choisir entre des candidats politi-
quement interchangeables et appartenant à la même classe diri-
geante.
Les électeurs ne votaient pas pour désigner leurs gouvernants,
mais pour pourvoir chaque année une trentaine de charges dont
les détenteurs rempliraient des tâches militaires, judiciaires
ou administratives que nous confierions pour la plupart à des
techniciens ou à des fonctionnaires. Les textes latins parlent
398 Le Pain et le Cirque
beaucoup des élections, non parce que la vie de la cité en dépen-
dait, mais parce que les magistratures étaient des honneurs dont
dépendait la dignitas de chaque oligarque ; les promotions aux
honneurs étaient, aux yeux de l’oligarchie, l’ingrédient principal
de la politique. Les oligarques les convoitaient, moins pour le
pouvoir qu’elles donnaient pendant une année que pour ce qui
viendrait après : jusqu’à leur dernier jour, ils auraient, au Sénat
et partout, la préséance et le prestige qu’il était unanimement
convenu de reconnaître à ceux qui avaient été préteurs ou
consuls ; les magistratures étaient moins des sortes de ministères
que des titres de noblesse.
Cette course aux titres importait évidemment moins aux élec-
teurs. Quant à la politique, elle était contrôlée par le Sénat, où
une majorité, unie en dépit des luttes de clans et des rivalités
d’ambitions, assurait la prépondérance de l’oligarchie, malgré
les coups de main que quelques sénateurs populares pouvaient
opérer ; guérilla qui se déroulait plutôt sur le terrain législatif
qu’autour des urnes. Les élections n’aboutissaient, chaque
année, qu’à modifier de 3 % environ la composition du
Sénat177 ; quiconque avait été élu une seule fois à une seule
magistrature était sénateur à vie et les élus étaient toujours issus
de la classe supérieure : les élections « reproduisaient » la domi-
nation de l’oligarchie ; omnes boni semper nobilitati favemus,
dit Cicéron178.
La classe moyenne, que le système électoral, très compliqué et
très particulier, rendait maîtresse des élections, faisait confiance à
ses chefs naturels ; elle avait une attitude sentimentale envers
l’oligarchie, s’attendrissait au spectacle des vertus de tel ou
tel sénateur179, élisait le frère ou le cousin du sénateur qui prési-
dait au vote180. Certes, les jeux n’étaient pas faits d’avance : trop
d’influences impondérables et de réseaux de clientèle se croi-
saient pour que ce qui sortirait des urnes ne fût pas aléatoire ;
mais on n’élisait jamais que des sénateurs ou des candidats
recommandés par une faction de sénateurs. Le choix étant ainsi
limité, une institution étrange a pu s’instaurer, la « centurie pré-
rogative » 181. Il faut savoir que l’élection des préteurs et des
consuls était aux mains des électeurs les plus riches ; or, avant le
début des opérations de vote, on tirait au sort une de leurs cir-
conscriptions, de leurs « centuries », que l’on faisait voter avant
toutes les autres : généralement, les autres centuries de riches se
ralliaient docilement au candidat choisi par celle-ci et leur ral-
L’oligarchie républicaine à Rome 399
liement suffisait à assurer à l’heureux candidat la majorité abso-
lue. D’où vient l’étrange privilège de la centurie prérogative ?
On y a vu l’effet d’une superstition religieuse, et assurément
Cicéron présente le vote de la prérogative comme une sorte de
présage qui s’impose aux autres centuries182 ; ce n’est qu’une
rationalisation ; en réalité, désireuse de sauver son unité malgré
ses rivalités internes, l’oligarchie a instauré le privilège de la pré-
rogative pour qu’il fût l’équivalent d’un tirage au sort, auquel
elle s’en remet183 ; quant aux électeurs riches, tiraillés entre des
fidélités et des influences multiples, ils étaient heureux d’avoir
un prétexte honnête, puisque religieux, à se décider pour un can-
didat sans que leur responsabilité fût engagée et sans tragique
déchirement.
Il était rare que les élections fussent politisées. Non que cette
société ait été préservée des antagonismes sociaux ou politiques
et que les luttes du Forum se soient bornées à des rivalités de
clans ; mais l’arène électorale n’était pas le lieu des grands anta-
gonismes ; c’était plutôt le plan législatif : l’action politique des
populares consistait à faire voter des lois révolutionnaires184.
Dans les cas graves, la classe possédante l’emportait toujours185 ;
en temps ordinaire, les électeurs choisissaient entre des seigneurs
et ne votaient pas pour une politique ; assurément beaucoup de
plébéiens étaient favorables aux populares, mais un parti popu-
laire n’a jamais existé qu’en puissance ; ce n’était pas un parti de
masse, les candidats ne faisaient pas campagne sous son étiquette
et la politique populaire n’avait pas de continuité : il n’y avait pas
de candidat populaire chaque année. L’action des populares se
réduisait à faire une guérilla politique ; mais les optimates
tenaient le pays.
Il était important pour la dignitas de chaque oligarque d’être
élu, mais il n’importait politiquement guère aux électeurs que
tel oligarque fût élu plutôt que tel autre ; d’où la démoralisation
de l’électorat et le triomphe de la corruption : les raisons les
plus apolitiques (noblesse, services rendus, jeux, clientèle186…)
déterminaient ordinairement les suffrages ; parfois les largesses
sous leur forme la plus crue suffisaient à faire préférer un
candidat à un autre : la façon la plus simple de gagner les élec-
teurs était encore de leur distribuer de l’argent le jour même du
vote ; les candidats s’adressaient pour cela à des profession-
nels, les divisores, qui distribuaient les sommes à qui de droit ;
c’était un des petits métiers de la Rome antique187. Gardons-
400 Le Pain et le Cirque
nous toutefois de caricaturer ; n’oublions pas que les électeurs
qui, de par le système électoral romain, emportaient la décision
n’étaient pas de pauvres hères dont on pouvait acheter le bulle-
tin au prix d’un dîner ou d’une paire de souliers, mais de riches
propriétaires ; ils se vendaient aussi, certes, pour une plus
grosse somme, il est vrai, mais peut-être aussi ne se vendaient-
ils pas toujours et choisissaient-ils entre leurs acheteurs : la
courtisanerie n’est pas la prostitution. Lisons quelques textes :
Caton d’Utique est candidat à la préture ; contre lui, « les
consulaires mirent en avant quelques-uns de leurs clients et de
leurs amis, distribuèrent de l’argent de leur propre bourse pour
acheter les suffrages et prirent la présidence des opérations de
vote » ; en vain : « La valeur et la réputation de Caton allaient
triompher de tout, car le peuple, plein de respect pour lui, crai-
gnait de se déshonorer s’il vendait l’élection d’un homme que la
cité se serait honorée d’acheter ; la centurie prérogative donna
sa voix à Caton » ; l’élection semblait donc assurée et Pompée,
pour l’empêcher, en fut réduit à manipuler la religion d’État :
« Il feignit d’avoir entendu tonner et, grâce à ce honteux men-
songe, suspendit la séance188.» N’achetait pas qui voulait ;
quand Cicéron fut candidat à l’édilité, Verrès voulut le faire
échouer et chargea les divisores de promettre la lune à qui-
conque voterait pour d’autres candidats. En vain : toutes les cir-
conscriptions, les « tribus », refusèrent de se vendre, sauf la
Romilia, où était inscrit Verrès lui-même et dont les électeurs,
avec la déférence habituelle des tribus envers leurs membres
éminents, auraient de toute façon voté selon les vœux de
Verrès : n’était-il pas inhabituel et déshonorant pour un candi-
dat de n’avoir pas les voix de sa propre tribu ? Ce genre d’acci-
dent était presque passé en proverbe. Les suffrages de la
Romilia étaient acquis d’avance à Verrès : c’est bien pourquoi
cette tribu avait accepté son argent, en n’y voyant qu’un
pourboire traditionnel ; car c’était la coutume des candidats d’ar-
roser leur propre tribu189, avec l’approbation de la loi.
Ce qui était en revanche interdit par la loi était d’offrir de l’ar-
gent à d’autres tribus ; c’était alors un achat de consciences pur
et simple qui constituait le délit de brigue. Précisément,
à la fin de la République, vers les années 50, la brigue se met à
être pratiquée à une échelle inconnue jusqu’alors : on se sou-
vient qu’en 54 la centurie prérogative s’est vu proposer des
demi-milliards d’anciens francs. Pour bien comprendre ce
L’oligarchie républicaine à Rome 401
dévergondage, qui fut une exception plutôt que la règle ou
même la limite, il faut le considérer comme le délire d’un
moment, fort comparable à la fièvre de spéculation qui s’em-
para par exemple de l’Angleterre vers 1720, lors de l’affaire des
mers du Sud, ou des États-Unis en 1927-1929 ; seulement, à
Rome, on spéculait sur le Forum plutôt qu’à la Bourse, sur
des bulletins de vote plutôt que sur des actions. Le goût de la
spéculation, en revanche, était le même ; favorisé chez nous par
la séparation de la propriété et de la profession d’entrepreneur,
il était favorisé à Rome par le goût de l’argent, par l’habileté à
en gagner, accompagnés du refus de considérer l’entreprise
comme une véritable profession : on voulait être riche en restant
oisif ; il fallait donc spéculer, pour avoir une activité écono-
mique absorbante, peut-être, mais dispersée, et profiter d’éven-
tuelles occasions plutôt que de rester appliqué à sa tâche. La vie
économique, dans la classe élevée, avait donc un caractère
varié, improvisé, discontinu ; sénateurs, chevaliers, riches de
tout poil étaient à l’affût d’occasions à ne pas manquer et
de coups à tenter. Tout était bon : disettes régionales, prêts d’ar-
gent à une cité ou à un roi, ventes aux enchères (très à la mode
en ce temps-là), fermes de l’État, sans oublier la chasse aux
legs, le rachat des biens des proscrits et le brigandage pur et
simple ; ce que nous regarderions comme des formes normales
d’entreprise (commerce maritime, transports à dos de mulet,
fabriques de poterie) était senti comme une variété de l’affai-
risme : qui spécule peut au moins considérer qu’il ne travaille
pas ; chacun se spécialisait dans une ou plusieurs espèces
de spéculations, et, dans la même classe élevée, d’un individu à
l’autre, la variété des activités était grande et pittoresque : les uns
fabriquaient des amphores, d’autres vendaient des livres
et Crassus rachetait à bas prix, aux propriétaires consternés, le
terrain des maisons qui venaient de brûler190. Dans ce climat
animé et ingénieux, la vente des suffrages devint un moment une
spéculation parmi d’autres et un délire collectif.
Enfin, pour achever de comprendre la psychologie de cette
poignée de riches électeurs et votants qui contrôlait les comices,
il faut tenir compte d’une autre de leurs attitudes, qui était
désintéressée : quand ils faisaient passer le candidat qui avait
donné les jeux les plus beaux, le faisaient-ils en leur nom
propre, parce que ces jeux leur avaient plu ? Plutôt que comme
des électeurs de base, ne se considéraient-ils pas comme des
402 Le Pain et le Cirque
espèces de jurés chargés de représenter l’opinion de la plèbe
dont les suffrages ne comptaient guère ? Se disaient-ils : « Les
jeux de Scaurus m’ont plu, je vote pour lui », ou bien : « Scau-
rus a su se rendre populaire, ses jeux ont plu à la plèbe : c’est lui
qui mérite de gagner » ? Après tout, nous avons vu plus haut
que les oligarques faisaient largesse moins pour gagner utile-
ment des électeurs que par envie de se rendre populaires : pour-
quoi les électeurs, qui appartenaient à la même classe sociale
que les candidats, n’auraient-ils pas vu les choses avec les
mêmes yeux que ceux-ci et estimé comme eux que la popularité
auprès de la plèbe était un avantage ? Dans la France de Louis-
Philippe, les partisans du suffrage censitaire défendaient le
système en expliquant que chaque électeur se sentait res-
ponsable envers les citoyens passifs ; il devait en être de même
à Rome, si l’on en croit une phrase de Cicéron : « Le peuple
réclame des largesses et les gens de bien, s’ils ne désirent pas
eux-mêmes ces largesses, approuvent du moins qu’on les
fasse » ; les spectacles, en effet, « étaient les véritables comices
des masses populaires191 » : ceux qui ne votaient pas ou dont
les suffrages ne comptaient pas jugeaient les hauts personnages
sur ce qu’ils voyaient et comprenaient d’eux, sur leurs jeux, et
les riches électeurs tenaient compte de ces jugements, puis-
qu’un homme politique ne doit pas seulement être puissant,
mais aussi populaire.
Les distributions d’argent aux tribus tendirent finalement
à devenir un cadeau automatique et sans conséquence, à la
manière des « épices » que les plaideurs d’autrefois donnaient
à leurs juges ; ce qui ne faisait guère l’affaire des candidats.
Les lois contre la brigue se multiplient au dernier siècle de la
République : malgré l’état social dominé par la clientèle, la
façade légaliste était maintenue ; cependant, par une particula-
rité caractéristique, ces lois s’en prenaient au candidat qui cor-
rompait et jamais aux électeurs qui se laissaient corrompre : le
législateur les comprenait trop bien. Autre fait significatif, ces
lois contre la brigue faisaient le plus grand plaisir aux candi-
dats eux-mêmes192 : n’aboutissaient-elles pas à mettre fin à une
surenchère ruineuse pour tous les candidats (la surenchère est
le fléau de l’évergétisme) et à la concurrence déloyale ? Si la
République n’avait pas fait place à la monarchie impériale, qui
finit par supprimer les élections, on devine alors où les choses
auraient abouti : à une tarification ; une décision d’Auguste le
L’oligarchie républicaine à Rome 403
laisse prévoir : tout en réprimant la brigue par de multiples
sanctions, le prince consola les membres de sa propre circons-
cription électorale, qui regrettaient les largesses des candidats
du bon vieux temps : il leur fit distribuer, un jour d’élections,
une indemnité tarifée à 1 0 00 sesterces par électeur193.
Le « budget ».
S’il y a peu d’évergétisme à Rome, c’est en partie parce que la
République ne manquait pas de revenus. En 62, la plèbe s’agite
parce que le blé est cher ; Caton d’Utique persuade le Sénat d’en
faire distribuer au peuple, aux dépens du Trésor, s’entend : l’ora-
teur n’offrit pas à ses collègues de le faire à ses dépens, les édiles
ne se levèrent pas pour faire une pollicitation et personne ne
tenta d’amener un évergète à s’immoler, comme il serait arrivé
dans une ville grecque ou italienne.
Les ordres de grandeur et les proportions du « budget » de la
République ne nous échappent pas tout à fait. Comme l’a mon-
410 Le Pain et le Cirque
tré Knapowski, en 168 les revenus ordinaires étaient de l’ordre
de 40 millions de sesterces, plus une dizaine de millions à titre
extraordinaire ; ce qui fait un budget qui est plusieurs dizaines
de fois plus petit que celui de la France sous la monarchie de
Juillet, où fut franchi pour la première fois le cap du milliard –
en francs Balzac, comme de juste. A cette bonne cinquantaine
de millions s’ajoutent les livraisons en nature que les provinces
faisaient aux armées, à titre de tribut, et dont l’ordre de gran-
deur pouvait être d’une vingtaine de millions. Le principal
poste des recettes ordinaires était les mines d’Espagne, qui rap-
portaient peut-être 24 millions. Quant aux dépenses, les frais
de fonctionnement et les traitements des fonctionnaires n’en
représentaient qu’une proportion insignifiante ; l’État romain
n’était rien moins que bureaucratique. La construction et l’en-
tretien des édifices publics absorbaient moins d’un million. Les
principales dépenses étaient les jeux publics (l’État les
finançait jusqu’à concurrence de 3 millions environ) et surtout
les légions : 38 millions ; ainsi les trois quarts des revenus de
l’État étaient consacrés au pain et à la solde d’une cinquantaine
de milliers de soldats236. Mais nous avons parlé jusqu’ici du
« budget » de Rome comme de celui d’un État moderne, mal-
gré deux grosses différences : Rome ne faisait pas que manger
ses revenus, elle épargnait ; à cette époque où les revenus
annuels pouvaient bien financer une campagne ou deux, mais
non permettre de soutenir une longue guerre, le Trésor conser-
vait en réserve, dans son saint des saints (aerarium sanctius),
une somme équivalant à plusieurs années de recettes : César
s’en emparera un jour et fera sa guerre civile avec237. Autre
différence, le butin ; après la conquête du seul royaume de
Macédoine, par exemple, il entra dans le Trésor une masse
égale aux recettes ordinaires de huit années.
Franchissons une centaine d’années : en 62, à la suite de ses
conquêtes en Orient grec, Pompée a ajouté aux revenus publics,
qui étaient alors de 200 millions de sesterces, plus de 300 mil-
lions et a en outre versé au Trésor un butin de près de 500 mil-
lions238. Ressources considérables : la structure du budget a
changé ; l’armée, qui ne coûte guère qu’une cinquantaine de
millions, n’absorbe plus la majeure partie des ressources ; non
que les tâches et les postes budgétaires de l’État romain se
soient multipliés : ce sont ses ressources qui ont augmenté,
grâce à l’exploitation fiscale des peuples conquis. Rome a des
L’oligarchie républicaine à Rome 411
revenus beaucoup plus élevés que ses dépenses pour l’armée et
pour les distributions de grain ; que fait-elle du surplus ? Avec
beaucoup de vraisemblance, P.A.Brunt soupçonne les gouver-
neurs de province de l’embourser sous couleur de frais de
mission239 ; aussi Cicéron gémit-il souvent que le Trésor est
vide, en ajoutant que les largesses que les démagogues font à la
plèbe en sont la cause. Bref, la République n’a pas d’argent
pour tout.
Et comme tout crédit spécial doit être accordé aux magistrats
par un acte formel du Sénat240, que le Sénat déteste les lar-
gesses, que les magistrats sont souvent des dilettantes et que
leurs crédits ordinaires sont insuffisants dans les cas graves (une
disette, une route ou un édifice à construire ou à réparer), les
affaires sont arrêtées, le blé manque souvent et la République
léguera à Auguste une cité dont tous les édifices publics tom-
baient en ruine et dont les routes étaient des fondrières241 ; non
seulement les censeurs ne font plus rien bâtir en Italie,
ou presque rien242, mais ils ne prennent guère d’initiatives à
Rome : ni théâtre, ni amphithéâtre. Les institutions régulières
n’étaient plus capables d’assurer le fonctionnement de la vie
publique ; en même temps, cette oligarchie dont on a coutume
d’opposer le sens de l’organisation à l’aimable esthétisme des
Grecs ne pouvait plus, empêtrée qu’elle était dans ses rivalités
internes et sa passion du pouvoir, accomplir la réforme admi-
nistrative la plus simple, car tout abus et tout préjugé passaient
pour être le vêtement d’une sagesse cachée et mettaient en jeu
trop d’intérêts243. Signe des temps244, l’initiative la plus simple
n’était plus prise par les magistrats compétents ; il y fallait des
commissaires extraordinaires munis de crédits qui devaient
l’être aussi : commissaire au blé245, commissaire à la réparation
d’un aqueduc246. Si, au témoignage d’une monnaie, la Villa
publique put être restaurée, ce fut grâce à un triomphateur qui
voulut bien consacrer sa part de butin à cette œuvre utile, mais
sans éclat247. Seul l’Empire mettra un peu d’ordre en ce
domaine.
En de semblables circonstances, dans les cités grecques ou
italiennes, magistrats, curateurs ou mécènes s’empressaient
d’ouvrir leur bourse ou étaient « amenés » par leurs pairs à le
faire ; à Rome même, les sénateurs ne commencent à ouvrir
la leur que dans le dernier demi-siècle de la République et,
présage funeste, le premier à le faire est César qui, dit-on, fit
412 Le Pain et le Cirque
réparer à ses frais la Voie appienne dont il était curateur248 ;
comme édifice bâti ou rebâti par un évergète qui ne soit pas
un triomphateur, je ne vois guère que la basilique Aemilia,
qu’Aemilius Paullus reconstruisit parce qu’un de ses ancêtres
avait attaché son nom à ce monument et que César, par calcul
politique, lui donna, sur le butin de la Gaule, l’argent néces-
saire249 : mais nous verrons plus loin que cette entreprise eut
César pour véritable inspirateur et qu’elle annonce que les temps
du pouvoir personnel et du mécénat d’État sont proches.
Les triomphateurs.
Des édifices sont moins utiles à une carrière politique que des
jeux ou des distributions. Les triomphateurs sont presque les
seuls à faire bâtir parce qu’ils n’écornent pas pour cela leur patri-
moine : ils puisent dans le butin. Or la décence voulait que le
général ne gardât pas pour lui ce butin, qui était pourtant sa pro-
priété ; que faire alors de cette part maudite, sinon en faire béné-
ficier le peuple et les dieux ? Les triomphateurs donnent un
banquet et consacrent aux dieux un édifice cultuel.
Mommsen, on s’en souvient250, a construit une fiction juri-
dique : le butin appartient à l’État qui le rend en toute propriété
au vainqueur, à charge pour celui-ci de l’employer dans
l’intérêt général. En réalité, les choses se passent autrement : le
butin appartient à ceux qui l’ont conquis251 et à qui les civils
seraient bien en peine de le disputer ; mais, tandis que les
simples soldats n’hésitent pas à s’approprier leur part, le géné-
ral y a plus de scrupules ou y met plus de manières : sa part est
à lui, non à l’État ni à personne d’autre, mais il est délicat de se
l’approprier ; il en sacrifiera donc une partie, qu’il consacrera
aux dieux : la difficulté débouche ainsi sur une conduite reli-
gieuse ou ainsi dite. L’opinion finira par lui faire un devoir de
sa délicatesse et un tribun exigera un jour des triomphateurs le
remboursement du butin qu’ils n’ont pas dépensé pour leur
monument ni versé au Trésor252. Car on n’ignorait pas qu’en
fait les triomphateurs s’appropriaient une partie plus ou moins
substantielle du butin et que les grandes familles s’enrichis-
saient de cette manière253 ; la consécration d’une part aux
dieux est donc un de ces gestes symboliques qui servent à
désarmer les affects secondaires – que les Anciens appelaient
Némésis ou Envie. Il n’empêche qu’en principe le butin appar-
L’oligarchie républicaine à Rome 413
tient au général, si bien que le monument que le triomphateur
consacre aux dieux sera considéré comme un cadeau qu’il fait
de ses deniers254. Il en est de même des jeux extraordinaires
que souvent le général vainqueur donne au peuple après son
triomphe255.
Nous n’énumérerons pas les monuments construits par des
triomphateurs : nous rappellerons seulement que, trophées256,
temples, portiques de temples257 ou théâtres-temples, ce sont
toujours des édifices religieux ou à prétexte religieux. Ainsi
s’explique l’énigme du théâtre de Pompée : au sommet de ce
monument, dédicacé après le triomphe de 61, s’élevait un
temple de Vénus victorieuse et théoriquement le théâtre n’était
qu’une annexe du temple, « qui avait en somme pour escalier
les gradins où prenaient place les spectateurs258 » ; le tout fut
dédié comme sanctuaire259. Pourquoi ? On en a donné des
explications religieuses, on a rappelé que pour les Grecs le
théâtre était un rite sacré et que la liaison d’un temple avec un
théâtre ne leur était pas inconnue260. La bonne explication est
que les triomphateurs étaient tenus d’élever des monuments qui
fussent religieux et que Pompée, voulant offrir au peuple un
théâtre, en fit donc le simple prolongement d’un sanctuaire
consacré à la déesse dont la protection lui avait assuré la vic-
toire. Laïcisation qui s’achèvera au début du règne d’Auguste
où, comme nous verrons, des triomphateurs seront chargés de
faire réparer les routes.
De la même manière, tout triomphateur pouvait offrir un fes-
tin au peuple sous couleur d’y inviter un dieu (invitare
deum261) et de consacrer à la divinité, pour désarmer les affects
secondaires et l’Envie, la dîme de ses gains. Une vieille cou-
tume romaine voulait que les négociants consacrassent à Her-
cule, dieu du marché de Rome, la dixième partie des bénéfices
qu’ils devaient à la protection du dieu262 : cette somme servait
le plus souvent à célébrer un banquet offert à tout venant (cena
popularis263) et qui (est-il besoin de le répéter ?) n’avait en
principe pas d’autre objet que de consommer la viande des vic-
times sacrifiées au dieu. Un marchand de fruits put ainsi payer
trois fois la dîme dans sa vie264, tant la protection du dieu était
efficace. Les triomphateurs prirent prétexte de cette coutume
fort épicière, à la manière des candidats prenant le prétexte des
jeux funèbres et de Pompée prenant prétexte de remercier
Vénus victorieuse : après le triomphe, ils faisaient banqueter
414 Le Pain et le Cirque
tout le peuple265. Sulla, après son triomphe, « consacra à Her-
cule la dîme de ses biens et donna au peuple un festin magni-
fique266 » ; après son petit triomphe (ovatio), Crassus « donna
un banquet de dix mille tables et distribua à chaque citoyen du
blé pour trois mois267 ».
Car, comme on voit, la plèbe s’était accoutumée à voir le
triomphateur ajouter quelques largesses à son banquet : le plus
souvent, une distribution de mesures (ou « conges ») d’huile,
d’où le nom de congiaires que prirent les distributions d’huile,
puis les distributions en général, y compris celles en espèces.
Lucullus fit distribuer du vin aux citoyens ; César, le premier,
leur fit donner de l’argent268, pour célébrer son triomphe de 46.
L’inventeur du genre fut peut-être Acilius Glabrio, qui fut,
on s’en souvient269, élu à la censure pour avoir distribué au
peuple des congiaires d’huile : ce fut, j’imagine, à l’occasion du
triomphe qu’il célébra en 189 sur Antiochos.
Le sénateur et la plèbe.
Le problème du blé.
La loi gracchienne ne visait pas à faire vivre la plèbe dans
la paresse et à acheter son apolitisme au prix de sa veulerie ;
elle n’était pas une entreprise d’assistance ou de charité ; elle
n’avait pas pour principe de répartir entre tous les citoyens du
peuple conquérant les bénéfices de la conquête : elle voulait
simplement faire appliquer sérieusement le principe qui affir-
mait que le blé n’était pas une marchandise comme les autres et
que l’État avait pour tâche de faire en sorte que le marché
en fût pourvu. Principe qui était bien antérieur aux Gracques et
qui n’était pas particulier à Rome ; les cités grecques le recon-
naissaient aussi. Mais principe qu’à Rome les édiles appliquaient
avec dilettantisme314 : ce mot résume l’histoire du blé à Rome
avant la loi de Caïus Gracchus.
L’homme vivait de pain et gagnait son pain ; le blé lui était
aussi nécessaire que l’air et l’eau. Ce n’est pas un bien collectif
comme ces éléments mais, comme il était non moins indispen-
sable que ceux-ci, les cités tendaient à suppléer à la nature315 et
à assurer le blé à tous leurs citoyens, ou du moins à ceux qui
avaient de l’argent pour en acheter et qui voulaient en trouver
en vente sur le marché, sans pour autant être disposées à payer
pour les nécessiteux. Les cités devaient donc faire en sorte que
le marché soit régulièrement alimenté, que le blé y soit en quan-
tité suffisante et s’y vende à un juste prix. L’annone était mise
sur le même plan que la défense nationale : à Athènes, l’ordre
du jour de l’assemblée considérée comme la plus importante
portait notamment « sur le blé et sur la défense du terri-
toire316 ». Dans une page de ses Devoirs, Cicéron énonce les
principes fondamentaux de la société : la propriété privée est
sacrée, l’impôt ne peut être qu’une mesure d’exception, enfin
L’oligarchie républicaine à Rome 427
« tous ceux qui seront au gouvernail de l’État devront veiller à
ce qu’il y ait abondance des biens qui sont indispensables »,
c’est-à-dire du blé317.
Ce n’était pas facile ; il en fallait des quantités énormes, sans
commune mesure avec celles des autres produits : environ
un kilo de grain par jour et par personne. Les régions qui possé-
daient du blé ne le cédaient pas volontiers à celles où il y avait
disette et, quand elles le cédaient, se posait le problème des
transports ; politiquement et techniquement, ces difficultés
dépassaient l’entreprise privée. La solution la plus sûre était
l’autarcie : mais les mauvaises récoltes n’en survenaient pas
moins ; et comment assurer l’autarcie des énormes concen-
trations qu’étaient les trop grandes villes ou, sous l’Empire, les
armées permanentes318 ? Chaque cité vivait du grain que pro-
duisait son territoire ou les régions les plus proches ; imaginer
que, dans l’Italie de la République, les pâturages, la vigne
et les oliviers avaient remplacé les semailles, c’est écrire un
roman noir : les gens seraient morts de faim319 si Bacchus, ce
capitaliste, avait ainsi supplanté Cérès. Difficultés de transports,
difficultés politiques320 : la première explique que, par un appa-
rent retour à l’économie en nature dont la « loi de Dopsch » suf-
fit à rendre compte321, les États aient préféré les impôts en
nature aux contributions en espèces chaque fois que le choix leur
était possible : mieux vaut qu’un agriculteur livre du grain que la
valeur de ce grain car l’État, voulant reconvertir en blé l’argent
de l’impôt, devra trouver ce blé et en organiser lui-même le
transport322. Difficultés politiques enfin : les cités grecques
usaient de leur influence internationale pour signer des traités
d’importation de blé avec des rois ou d’autres cités, ou bien
honoraient comme évergètes les marchands qui apportaient du
blé dans leurs ports.
A Rome, le pain était, avec le Cirque, une des deux grandes
tâches des édiles : la cura annonae valait la cura ludorum ; les
édiles devaient faire en sorte qu’il y eût du grain sur le marché
en quantité suffisante et au juste prix. Tâche urgente et ardue :
les pouvoirs et le talent des édiles, les crédits dont ils dispo-
saient ne suffisaient plus pour une ville qui était devenue trop
grande ; à la fin de la République, Rome comptait au minimum
un demi-million d’habitants, dans une Italie péninsulaire qui en
comprenait moins de 5 millions (esclaves non compris). Il faut
une si grande quantité de blé pour cette gigantesque aggloméra-
428 Le Pain et le Cirque
tion que les régions voisines ne suffisent pas : l’auréole de Thü-
nen s’élargit considérablement et en conséquence le prix
du transport alourdit considérablement celui du blé, ou l’alour-
dirait, si heureusement Rome n’était voisine de la mer ; encore
faut-il savoir où aller chercher ce blé : la « main invisible » n’y
suffisait pas et il fallait que l’État usât de ses propres sources
de renseignements et de ses moyens de pression : les négo-
ciants étaient trop mal renseignés et trop peu puissants. Car,
dès que la disette menace, la spéculation se met de la partie.
En 57, à Rome, c’est la disette et l’émeute : la plèbe affamée
considère que la cherté est une punition céleste parce que les
riches ont rappelé Cicéron d’exil ; les raisons de la cherté sont
que « les provinces d’où nous vient le grain, pour une part,
n’en ont pas, pour une part, l’ont envoyé dans d’autres régions
à cause des différences de cours, pour une part le gardent en
réserve » et l’enverront plus tard, quand la disette sera à son
comble323.
Les magistrats en poste dans les provinces se faisaient
un devoir de lutter contre la spéculation et d’aider leurs
collègues de Rome : Cicéron, questeur en Sicile, « fait envoyer
une énorme quantité de blé à Rome, où il y avait disette » en
usant de son influence sur les producteurs et les négociants324 ;
gouverneur de Cilicie, sans user de contrainte, sans humilier
personne, simplement à force d’autorité et de persuasion, il
obtient que les Grecs et les hommes d’affaires romains livrent le
blé que sans doute ils prétendaient stocker jusqu’à ce que les
prix aient encore monté325. La tradition annalistique transpose
imaginairement en plein Ve siècle avant notre ère des interven-
tions autoritaires du même genre, qui devaient être monnaie
courante dans les derniers siècles de la République ; peu après
la chute de la royauté, raconte-t-elle, « la famine aurait amené
des décès, surtout parmi les plébéiens et les esclaves, si les
consuls » (car l’édilité n’existait pas encore) « n’y avaient paré
en faisant la chasse au blé de toute part, en Étrurie et jusqu’en
Sicile326 ». Comme les cités réglementaient les exportations de
blé, des négociations diplomatiques étaient nécessaires pour que
des marchands fussent autorisés à vendre du blé aux Romains :
Rome négocie avec les tyrans de Sicile327. Comme mainte aris-
tocratie, les sénateurs romains avaient un talent certain
d’hommes d’affaires (notre noblesse d’Ancien Régime, qui
n’en avait guère, est l’exception plutôt que la règle) ; à vrai dire,
L’oligarchie républicaine à Rome 429
en ces temps lointains, l’activité économique était autant et plus
une affaire d’organisation des hommes, de commandement,
qu’une tâche technique : on a vu Cicéron à l’œuvre ; de plus,
un marchand n’était qu’un plébéien et ne savait pas dire non à
un seigneur.
Mais tout cela n’allait pas très loin ou plutôt, selon la ten-
dance de l’époque, le service de l’annone était une succession
d’improvisations plutôt qu’une entreprise continue ; chaque
année les autorités compétentes inventaient, si elles l’inven-
taient, une solution différente. La République n’organisait pas
le ravitaillement (l’Empire le fera) et ne semble pas non plus
avoir jamais fixé un maximum des prix de marché328. Bon an
mal an, les édiles ou le Sénat recouraient à trois solutions : for-
cer la main à des marchands, mettre sur le marché une partie
du blé que l’État percevait comme butin ou au titre de l’impôt,
en fixant le prix et la quantité que chaque citoyen pouvait
acquérir329, faire acheter du blé par des courtiers sur crédit
ouvert par sénatus-consulte330 ; la première solution était aléa-
toire et les deux autres se heurtaient à la mauvaise volonté du
Sénat, qui disait craindre d’épuiser son Trésor, car l’argent de
l’État ne devait pas être gaspillé. Restait au peuple à se consoler
à l’idée que certaines années étaient meilleures que d’autres331
et aux édiles à se dire qu’à l’impossible nul n’est tenu. Bref,
aubaine, loi ou sénatus-consulte, l’annone ne recevait de solu-
tion qu’extraordinaire.
Les édiles faisaient ce que tout dilettante peut faire ; recou-
raient-ils à une quatrième solution, le mécénat332 ? Je crois
pouvoir répondre oui pour le dernier siècle avant notre ère.
Leurs distributions de blé à bon marché sont qualifiées de lar-
gesses, mais ce mot de largitio n’est pas concluant à lui seul : il
qualifie l’intention démocratique ou démagogique, non la
source du pactole, et il se disait des lois démagogiques des tri-
buns qui épuisaient le Trésor au profit de la plèbe. Entrouvrons
alors le dossier devant le lecteur ; Cicéron écrit quelque part :
« Si la question du blé dépendait seulement des récoltes et du
prix de cours, sans qu’il faille considérer les chiffres absolus
des prix et de la quantité, jamais, ô Hortensius, ton boisseau
et demi par personne n’aurait fait tant de plaisir : en assignant
par tête, au peuple romain, une quantité de blé si parcimo-
nieusement mesurée, tu as fait à tout le monde le plus grand
plaisir, car le prix élevé des cours faisait qu’une quantité appa-
430 Le Pain et le Cirque
remment petite semblait grande dans la circonstance ; mais si
tu avais voulu faire la même largesse à un moment où le cours
était bas, on se serait moqué de ton bienfait et on l’aurait
méprisé333.» L’édile Hortensius a-t-il ouvert sa propre bourse
pour cette largesse ? Je crois que oui, car il aurait fallu une loi
ou un sénatus-consulte pour lui ouvrir le Trésor, ce qui aurait
été une grosse affaire ; et puis sa largesse paraît être un geste
fait une seule fois : il ne nous est pas dit qu’il l’ait renouvelée à
intervalles réguliers tout au long de l’année334 ; ce geste était
plus propre à rendre populaire le charitable édile qu’à résoudre
au fil des mois le problème du ravitaillement. Distribuer à
quelques centaines de milliers de citoyens douze litres de blé
en perdant quelques sesterces sur chaque mesure, ce n’était pas
ruineux : les jeux publics que le même Hortensius avait donnés
lui avaient probablement coûté beaucoup plus cher. Mais enfin,
tous les édiles n’étaient pas aussi généreux et le nom de ceux
qui l’avaient été ne s’oubliait pas335.
Le mécénat des édiles se réduisait à des gestes symboliques
qui contribuaient à les faire élire préteurs ou consuls. Gestes que
l’on mettait sur le même plan que la splendeur de leurs jeux.
L’édilité était devenue une magistrature à part : la vraie fonction
de son détenteur était de faire largesse336 ; il distribuait un
peu de blé ou d’huile au même titre qu’il donnait des jeux.
« Voici quelles furent, en cette année-là, les largesses des
édiles : les Jeux romains qui furent célébrés magnifiquement,
du moins pour l’époque, avec un jour supplémentaire, et la
distribution d’un conge d’huile par rue337.» A la fin de la Répu-
blique, le problème du blé, toujours résolu de manière extra-
ordinaire et dilettantesque, servira de prétexte aux magnats pour
se faire accorder par le Sénat de ces commandements eux-mêmes
extraordinaires qui, plus que les magistratures, étaient devenus
les vrais instruments de la puissance politique ; Pompée est
nommé en 57 commissaire aux blés, avec les pleins pouvoirs pour
cela dans tout l’Empire pendant cinq ans338.
L’institution fossilisée.
Sous l’Empire, l’institution fossilisée subsista comme une
survivance : nous verrons plus loin que les empereurs la
conservaient afin de rehausser l’éclat de leur capitale357. Pour
le plébéien moyen, le pain quotidien n’était pas ce pain gratuit,
réservé à des privilégiés, mais celui qu’il pouvait acheter sur le
marché ou que l’empereur lui vendait lorsqu’il y avait disette :
quand les historiens anciens parlent de la plèbe romaine sous
l’Empire, ils ne la voient pas comme une population nourrie à
ne rien faire, mais comme « une masse populaire qui achète
sa nourriture au jour le jour et dont le seul intérêt qu’elle porte
à la politique concerne le ravitaillement358 ». En ce domaine
comme en d’autres, l’Empire avait mis fin au dilettantisme : la
cura annonae était passée, des quatre édiles, au très puissant
service impérial de l’annone ; disettes et émeutes de la faim
ne disparurent pas (il suffit de feuilleter Tacite et Ammien
Marcellin pour s’en assurer), mais l’amélioration était sen-
sible ; le prix du blé variait selon les années : du moins le
service de l’annone s’appliquait-il à son office avec un sérieux
et une continuité dans l’effort que l’édilité n’avait pas eus ; il
disposait, il est vrai, de moyens beaucoup plus importants359.
Le ravitaillement de Rome était assuré de plusieurs manières,
sans reparler du pain gratuit. D’abord, l’initiative privée : des
marchands vendaient du blé à Rome et les riches propriétaires
devaient se faire apporter le grain produit par leurs propres
domaines. Parfois l’empereur intervenait pour empêcher la
hausse : une année que le peuple se plaignait de la cherté,
Tibère « fixa le prix de vente du blé et s’engagea à verser aux
vendeurs un dédommagement de 2 sesterces par boisseau360 ».
Mais surtout, le service de l’annone disposait d’énormes quan-
tités de grain que certaines provinces livraient à titre d’impôt ;
en cas de disette, l’empereur vendait son blé à la plèbe361. Car
seul l’État était de taille à organiser le ravitaillement régulier
de cette énorme accumulation de population : seul il disposait
de blé obtenu dans des conditions non économiques ; seul il
pouvait le faire transporter à Rome sans regarder au coût, en
recourant au service d’armateurs qui obtenaient en échange des
436 Le Pain et le Cirque
subventions et des immunités, en garantissant le bénéfice des
transporteurs et en prenant les dommages à sa charge en cas de
naufrage362 ; seul il disposait dans les provinces du réseau d’in-
formateurs nécessaires363 ; il avait aussi beaucoup de moyens
de persuasion364. La raison principale de la supériorité de
l’État sur l’entreprise privée est que, pour des raisons de bonne
police de la capitale, il n’hésitait pas à vendre son blé à perte.
Car que faisait l’État de son blé ? Deux usages, d’après les
maigres indications que nous avons365 ; d’abord, un certain
nombre de privilégiés, parmi lesquels les soldats de la garde
impériale, avaient en permanence le droit d’acheter au service
de l’annone une certaine quantité de grain à un prix décent ;
ensuite, en cas de disette, l’empereur vendait à bas prix du blé
aux plébéiens. Ainsi donc, outre les 150 000 « bourses » de
blé gratuit, le service de l’annone avait recréé quelque chose de
comparable à la loi de Caïus Gracchus, soit à titre permanent
pour des privilégiés, soit pour tous les citoyens en temps de
disette.
On comprend donc pourquoi le ravitaillement de Rome n’a
pu être laissé aux soins d’évergètes comme les édiles : une
tâche aussi vaste et ruineuse requérait l’État. On comprend éga-
lement pourquoi l’État distribuait gratuitement ou à bas prix
son blé à la population de Rome : parce que cette agglo-
mération, trop grande pour l’entreprise privée de l’époque, ne
pouvait être ravitaillée par les lois du marché ; l’État, lui,
pouvait se permettre de vendre à perte. Si la République, puis
l’Empire, ont assuré le pain à bon marché au peuple romain, ce
n’était pas pour le dépolitiser ou le nourrir à ne rien faire, mais
parce qu’avant la révolution industrielle le coût des transports
était trop élevé et plus généralement parce que l’entreprise
privée n’était pas à la taille du problème. L’État fait partielle-
ment ou totalement don de son grain pour ne pas le vendre trop
cher à une population pauvre : c’est tout.
Revenons maintenant aux 150 000 ayants droit du blé gra-
tuit, quitte à entrer pendant trois pages dans des détails tech-
niques qui pourront amuser le lecteur s’il se sent une âme de
détective. Ces ayants droit peuvent être tenus, je crois, pour
des privilégiés, à en juger par leur recrutement et par la fierté
avec laquelle ils se prévalent dans leurs épitaphes d’avoir reçu
du pain de l’État366 : si l’on voyait en eux des nécessiteux,
honteux de la charité publique, on s’égarerait du tout au
L’oligarchie républicaine à Rome 437
tout. Mais leur fierté n’est pas davantage une étrangeté « idéo-
logique », qui montrerait quel prestige avaient en ces temps
lointains le farniente ou bien le titre de descendant des
conquérants de l’Empire, qui a hérité de ses glorieux ancêtres
le droit d’être nourri par les provinces. Du reste, « nourrir »
serait trop dire : quelques boisseaux mensuels de blé gratuit
ne suffisaient pas pour vivre, si bien qu’en cas de cherté l’em-
pereur devait doubler ou quadrupler les rations pour dispenser
les bénéficiaires de devoir aller acheter un complément de blé
sur le marché privé367 ; le blé gratuit était donc un supplément
de revenu, un privilège comparable à celui qu’ont en Russie
les membres du parti de se fournir à bon compte dans des bou-
tiques qui leur sont réservées. Privilège qui suscitait bien des
jalousies ; aussi, après le grand incendie de 64, Néron sup-
prima-t-il momentanément les distributions de blé gratuit368 ;
tout le grain dont disposait l’État fut consacré au ravitaille-
ment de la plèbe.
Mais comment étaient choisis les 150 0 00 heureux ? Nous
ignorons sur quels critères César fit le tri initial ; nous savons
qu’ensuite les places des bénéficiaires défunts passaient, au fur
et à mesure des décès, à de nouveaux bénéficiaires désignés par
tirage au sort (subsortitio) parmi les citoyens369. Telle est la
vérité, mais ce n’est pas, je crois, toute la vérité : l’Empire,
auteur et maître du privilège, et assurant par ailleurs le pain
quotidien du reste de la plèbe, ne résista pas à la tentation de
réserver quelques « bourses » de blé gratuit, non certes aux
plus nécessiteux, mais à ses bons serviteurs : aux soldats de la
garde impériale, à partir du règne de Néron370, à certaines cor-
porations qui étaient au service de l’État, telles que celles des
flûtistes et des joueurs de cor371. Mais surtout, l’Empire ne
résista pas davantage à la tentation de mettre en vente un
certain nombre de bourses de blé ; en effet, trois passages du
Digeste, qui ont semblé assez mystérieux372, parlent d’acheter
des « tessères frumentaires », des tickets de blé gratuit373 ; il y
avait donc deux et même trois manières d’acquérir le privilège :
par tirage au sort, en exerçant certains emplois publics, par
achat. Un des passages en question dit en effet : « Une testatrice
avait chargé son fidéicommissaire d’acheter à Untel une tessère
frumentaire trente jours après sa mort ; mais comme Untel a
commencé à disposer de cette tessère par donation (ex causa
lucrativa) du vivant de la testatrice et qu’il ne peut réclamer ce
438 Le Pain et le Cirque
qu’il a déjà, je demande s’il peut agir en justice : Paul répond
qu’il doit recevoir la valeur de la tessère, car ce genre de fidéi-
commis consiste plus en une valeur (quantitas) qu’en une
espèce374 » ; il faut entendre que nul n’avait le droit de disposer
de deux bourses de blé : en ayant reçu une par une donation.
Untel ne peut hériter d’une deuxième. L’État vendait donc un
certain nombre de privilèges de blé gratuit ou, comme on disait
encore, un certain nombre de « tribus » 375 : car ces vieilles cir-
conscriptions électorales ne servaient plus guère que de cadres
aux distributions de grain, depuis la suppression des élections.
Le Digeste envisage ailleurs376 le cas d’un testateur qui lègue
une tribu à un de ses affranchis, lequel a pour héritier un séna-
teur ; or il faut savoir que les membres de l’ordre sénatorial
n’avaient pas le droit de bénéficier du blé de l’État377 ;
le sénateur héritera-t-il donc de la bourse de blé ? Non certes,
répond le jurisconsulte, mais bien de la valeur de cette
bourse378. Sans doute l’Empire avait-il besoin d’argent et ven-
dait-il tout ce dont il disposait : les privilèges, et aussi bien les
emplois de fonctionnaires ; car, de même qu’il avait institué la
vénalité du blé, il avait institué la vénalité des emplois de petit
fonctionnaire (militia) et d’appariteur (decuria) et ces emplois
se vendaient et se léguaient, sous réserve que le nouveau
propriétaire soit qualifié pour les remplir379. « Si une tessère
frumentaire a été léguée à Untel et qu’Untel meure, certains
estiment que le legs est éteint ; c’est là une erreur car, quand on
lègue une tessère ou une militia, on lègue la valeur de la chose
plutôt que la chose elle-même380.»
Tirage au sort, mais aussi vente et récompense attachée à cer-
tains services : au Bas-Empire, dans la nouvelle capitale,
Constantinople, le pain gratuit était, pour partie, distribué aux
pauvres (le christianisme est passé par là), mais aussi attribué à
des fonctionnaires et aux gardes de l’empereur, aux scholares
et aux palatini ; quant un ayant-droit mourait, son privilège
était transmis à un employé de la même catégorie. Mais l’idée
de faire du blé d’État une récompense doit être beaucoup plus
ancienne, si du moins on peut penser que les Conseils à César
attribués à Salluste sont bien de lui ; question très contro-
versée : on aura une idée de sa difficulté quand on saura que
Matthias Gelzer croit à leur authenticité et qu’Eduard Fraenkel
et Ronald Syme n’y croient pas. Or donc le génie inconnu qui
s’est placé sous le nom de Salluste propose « que les distribu-
L’oligarchie républicaine à Rome 439
tions de blé, qui n’étaient jusqu’à présent que la récompense
de la paresse, soient, à travers les municipes et les colonies,
versées aux vétérans revenus dans leurs foyers après avoir
achevé leur temps de service » ; l’auteur de ces lignes381 a l’es-
prit hardi et concert : il a aperçu le problème des retraites mili-
taires382, il ose dépouiller la cité-État d’une position privilégiée
que plus rien ne justifie depuis que « Rome » n’est plus une
cité, mais bien un Empire383. Par ailleurs ce cerveau politique
ne se soucie pas de la misère de la plèbe urbaine plus que
César ou Cicéron ; son rêve (tout le texte en témoigne) est
de susciter une nouvelle oligarchie dirigeante qui soit digne de
reprendre le pouvoir qui est tombé des mains d’une clique
nobiliaire sclérosée et corrompue ; il espère convertir « César »
à ce grand dessein, sous couleur de la conseiller. La plèbe
urbaine, incapable de devenir une classe politique, ne saurait
l’intéresser et il conclut, comme Rullus et Cicéron : il faut
vider l’abcès de Rome.
Cicéron et le blé.
Cicéron pensait cela, par intermittences il est vrai384 ; mais
il le pensait pour d’autres raisons : le pain d’État révoltait en
lui le possédant, l’intellectuel conservateur et l’oligarque, ce
qui fait de lui un bon révélateur des conflits sociaux de son
époque.
Il y a chez lui un conservateur. Un changement politique qui
vise à une amélioration implique ordinairement un risque et
promeut de nouveaux droits au détriment d’autres droits
acquis ; on peut être plus sensible aux menaces qui viennent de
la peur du désordre ou, au contraire, aux menaces qui viennent
du mécontentement qu’engendre l’inégalité. Cicéron est plus
sensible au risque qu’à l’amélioration, au désordre qu’à l’iné-
galité, plus sensible aussi à la frustration qu’éprouveront ceux
dont les droits acquis seront violés qu’à celle qu’éprouvent
ceux qui n’ont pas encore de droits. « Rien de plus funeste que
d’enlever aux uns pour donner aux autres385.» C’est pourquoi
la propriété est sacrée : « Le tribun Marcius Philippus se com-
portait de façon funeste quand il eut le tort de déclarer que,
parmi les citoyens, il n’y en avait pas deux mille qui eussent
du bien ; phrase catastrophique : elle tendait à l’égalisation
des fortunes, le pire fléau qui soit ; car c’est avant tout pour
440 Le Pain et le Cirque
conserver leurs biens que les hommes ont fondé des États, des
cités ; la nature a beau pousser les hommes à se rassembler,
c’est néanmoins pour sauvegarder leurs biens386 qu’ils recher-
chaient la protection des cités387.» L’État doit donc se borner à
assurer les biens collectifs, qui « ne diminuent pas en se com-
muniquant388 », le feu, l’eau, les conseils de la raison, les édi-
fices publics, les institutions et les mœurs, l’ordre social ; il
doit assurer les conditions générales de la vie économique, le
crédit par exemple389 ; il doit assurer à chaque catégorie
sociale ses moyens traditionnels de subsistance390 : le Sénat ne
doit pas froisser les intérêts des sociétés par actions où s’enri-
chissait l’ordre équestre391 ; l’État doit faire en sorte que les
biens nécessaires à tous ne manquent pas et qu’il y ait du grain
en vente sur le marché392 ; mais il ne doit pas toucher aux
droits individuels et encore moins modifier la condition des
différentes catégories sociales. C’est pourquoi la loi agraire de
Tibérius Gracchus, qui arrachait aux riches les terres publiques
qu’ils avaient usurpées, pour les distribuer aux paysans
pauvres, était intolérable : Cicéron partage sur ce point l’opi-
nion de tous les possédants. « La foule était favorable à cette
loi, qui semblait assurer la situation matérielle des indigents,
mais les gens de bien s’y opposaient, parce qu’ils y reconnais-
saient une source de discorde, les riches propriétaires étant
chassés de terres qu’ils possédaient depuis longtemps393.»
Ce style n’était pas celui de l’époque tout entière394 ; celui
de Tibérius Gracchus était différent, à en juger sur sa tirade
fameuse : « Les bêtes sauvages ont leur tanière, tandis que
ceux qui meurent pour la défense de l’Italie n’ont d’autre patri-
moine que l’air qu’ils respirent ; ils errent avec leurs femmes et
leurs enfants sans un toit où s’abriter. Ils ne meurent que pour
nourrir le luxe et l’opulence de quelques-uns ; on les dit
maîtres du monde et ils n’ont pas le moindre coin de terre395 » ;
pour appeler un chat un chat, la réforme agraire était bloquée
par une classe de latifundiaires tout-puissants, dont Cicéron
était le partisan.
Tout changement est dangereux et frustrant. Or, parmi les
catégories sociales, il est une espèce d’hommes qui, par nature,
est hostile au changement, ce sont les riches : aussi sont-ils de
bons citoyens, à qui Cicéron prêche la concorde avec le Sénat
et dont il veut être le leader : « Mon armée de riches396… » Il
ne faut pas accabler Cicéron et lui faire dire ce qu’il n’a pas
L’oligarchie républicaine à Rome 441
dit ; dans ce mot fameux, les riches ne sont pas une classe
sociale dont Cicéron se sent solidaire, comme on l’a affirmé :
ils forment une classe politique qui permet de gouverner dans
l’ordre et la légalité. Et ils ne la forment pas seuls : si les riches
appartiennent presque automatiquement à cette classe, puisque
c’est leur intérêt397, de moins riches les y rejoignent, s’ils ont
le goût de l’ordre et mènent une vie qui, opulente ou pauvre,
mais honnête, soit assez rangée pour qu’ils aient à ne pas dési-
rer la révolution398. Cicéron considère les riches et les autres
bons citoyens sous un angle politique : ils forment ou doivent
former la classe dirigeante.
L’intellectuel Cicéron se retrouve donc, pour des raisons qui
lui sont propres, sur les positions politiques de la classe possé-
dante, qui n’est conservatrice que parce qu’elle a des biens à
conserver. J’entends bien que la politique consiste souvent,
non à faire régner la justice, mais à préférer une moindre injus-
tice à une plus grande ; il faut cependant avouer qu’enlever
des terres à des latifundiaires n’était pas un crime et pas davan-
tage une faute politique, comme on verra, que l’écart des deux
injustices était énorme et que le respect des droits acquis était
difficilement défendable en l’occurrence. Non moins difficile à
défendre est l’attitude de Cicéron, non plus devant la réforme
agraire de Tibérius, mais devant la loi sur le blé de Caïus
Gracchus ; nous avons déjà cité399 son mot injuste sur cette loi
qui « permettait à la plèbe de vivre largement sans travailler et
qui épuisait le Trésor ». Pourquoi cette partialité de Cicéron
pour les possédants ou contre la plèbe ? Parce qu’il est lui-
même un possédant ? Probablement, mais pas seulement : une
option authentiquement politique s’y ajoute ; nous sommes ici
devant une des grandes alternatives de la politique antique,
devant le grand dilemme de l’évergétisme. Mais, avant d’en
arriver à ce point, exposons d’abord les fausses raisons par
lesquelles Cicéron défend son opinion, et pourquoi elles sont
fausses.
Pourquoi la loi gracchienne sur le blé était-elle démago-
gique ? Parce que, selon Cicéron, elle favorisait les particuliers
au détriment de l’État. Dans les Devoirs, le philosophe analyse
les services qu’un homme politique peut rendre à la collecti-
vité, c’est-à-dire soit à tous les citoyens, soit à la cité elle-
même : car, parmi ces services, « les uns atteignent les citoyens
dans leur ensemble et d’autres les atteignent un par un ; ce sont
442 Le Pain et le Cirque
ordinairement les plus appréciés400 ». Mais les deux espèces
sont également nécessaires ; en apparence, elles peuvent s’op-
poser, il peut sembler parfois que « les désirs de la population
(multitudo), l’avantage du plus grand nombre, ne s’accordent
pas avec l’intérêt de l’État401 ». Cicéron pourrait facilement
répondre que l’intérêt de l’État est lui-même l’intérêt de
chaque individu, que la paix est aussi agréable que le pain,
mais que ces biens-ci et ces biens-là ne sont pas désirés avec la
même intensité, parce qu’il est humain de préférer un avantage
immédiat ou assuré à un avantage, même plus grand, qui
est différé ou aléatoire. Qui ne serait d’accord avec ces évi-
dences ? Mais suit un exemple : « L’énorme largesse de blé que
fit Caïus Gracchus épuisait le Trésor ; au contraire, celle que
proposa Marcus Octavius402 était supportable par l’État
et indispensable à la plèbe ; elle était donc avantageuse à
l’État comme aux citoyens403 ». Faut-il se laisser impression-
ner par ce style responsable ? La vraie question, qui est fort
positive, est de savoir si vraiment la loi gracchienne épuisait
le Trésor, c’est-à-dire si les autres dépenses publiques étaient
plus indispensables ou urgentes, ce que Cicéron se garde
d’examiner, satisfait qu’il est d’avoir élevé ses opinions à la
dignité philosophique.
Caïus Gracchus, dit Cicéron, « parlait d’autant plus d’épar-
gner les deniers publics qu’il le faisait moins ; si l’on ne lisait
que ses discours, on le prendrait pour le protecteur attitré du
Trésor404 ». Faut-il croire Cicéron sur parole à son tour ? Le
vide du Trésor était un spectre que les optimates agitaient
chaque fois qu’une dépense ne leur plaisait pas405 : quand la
province de Crète recevait un allégement fiscal406, quand
Antoine poussait activement la colonisation de la Campa-
nie407. Sur un « budget » de plusieurs centaines de millions où
la principale et presque la seule dépense avouable était l’armée
avec 50 millions, le grain absorbait une centaine de millions,
mais pas au temps de Caïus : après que Clodius eut instauré les
distributions gratuites408. Mais peu importe, car invoquer
le vide du Trésor est sophistique et suffit pour juger du peu
de sérieux de l’argumentation ; il y a toujours de l’argent pour
les dépenses qu’on trouve les plus nécessaires ; dire que le
Trésor est vide, c’est seulement dire que l’on a préféré cer-
taines dépenses à d’autres. Pourquoi Cicéron estime-t-il donc,
avec l’ensemble des possédants, que la vente du pain à prix
L’oligarchie républicaine à Rome 443
fixe à la plèbe était une dépense qui vraiment ne s’imposait
pas ?
D’abord pour une raison dont il serait ridicule d’exagérer
l’importance et qu’il serait naïf de tenir pour nulle : l’oligarchie
gouvernante dévorait une grosse partie des revenus publics en
frais de mission et, dans ses indignations contre les largesses à
la plèbe, il y avait quelque tartufferie. Il faut savoir que le prin-
cipe du forfait était sacré dans l’administration romaine et
lui simplifiait la tâche, aux dépens des caisses de l’État409 ; les
magistrats qui allaient gouverner quelque province ne rece-
vaient pas d’émoluments (les fonctions publiques étaient gra-
tuites !) ; en revanche, ils recevaient par avance des indemnités
qui étaient colossales et forfaitaires. Le gouverneur touchait
des crédits pour acheter du blé à son personnel. S’il pouvait
extorquer le grain à un bon prix aux indigènes, le bénéfice
serait très légalement pour lui ; le gouverneur n’a dépensé
qu’une faible partie de ses indemnités ? Il pouvait, à son choix,
embourser le reste ou le distribuer généreusement aux jeunes
gens de bonne famille qui l’avaient accompagné dans sa pro-
vince pour s’y initier aux secrets de la carrière410. Il faut
être, comme Cicéron, une âme philosophique pour le reverser
au Trésor, ce que personne n’exigeait de lui ; il est vrai que,
gouverneur de Cilicie pendant une année, Cicéron s’y montra
d’une honnêteté scrupuleuse, puisqu’il ne conserva pour lui
qu’un peu plus de 2 millions de sesterces411 ; je n’ironise pas :
c’était très peu. Un autre gouverneur, partant pour deux années
en Macédoine, se voyait attribuer pour cela 18 millions412. Mais
quoi ? Quand le comte Mosca démissionna de ses fonctions de
Premier ministre, la Sanseverina donna à la grande-duchesse
une preuve éclatante de l’honnêteté du comte : arrivé aux
affaires avec 130 0 00 francs, il n’en possédait que 500 0 00 en
les quittant. Il n’y a que les petites gens du XXe siècle pour blâ-
mer ces choses-là.
7. Le mécénat d’État
Fêtes nationales.
Même évolution en matière de triomphe et d’édilité : ces
deux vieilles occasions d’évergésies donnent maintenant lieu à
des gestes de politique symbolique ; quand César ou Agrippa
triomphent ou sont édiles, ils ne prennent pas la suite des
triomphateurs et des édiles d’autrefois, même si extérieurement
ils font la même chose qu’eux, en plus grand : dès lors qu’ils
sont les maîtres du jour, les fêtes qu’ils donnent ne sont plus
des cadeaux d’évergètes ; ce sont les fêtes du régime au pou-
voir et elles ont pris une portée politique ; elles ne sont pas
bonnes seulement à alimenter l’histoire du mot liberalitas. Les
quatre triomphes en un seul que César célèbre en 46, après être
rentré en vainqueur qui n’a pas d’ennemis à abattre et s’être
fait nommer dictateur pour dix ans, sont la fête du nouveau
régime ; leur splendeur et les largesses de toute espèce qui
furent distribuées à leur occasion laissèrent un long souvenir
dans le peuple460 ; l’opinion plébiscitait le vainqueur, puis-
qu’elle ne boudait pas la fête. De même, la somptueuse édilité
qu’Agrippa461 exerça en 33 fut une fonction exceptionnelle
(Agrippa en fut investi alors qu’il avait déjà revêtu le consu-
lat462) en des circonstances exceptionnelles : l’année 33 devait
être la dernière où Octave aurait les pouvoirs de triumvir ; en
principe, le premier janvier 32, il ne devait plus y avoir aucun
pouvoir au-dessus de celui des consuls et Octave ne serait plus
466 Le Pain et le Cirque
qu’un simple particulier463. Il n’eut pas besoin d’être davan-
tage pour demeurer le maître ; car il passa l’année 33 à provo-
quer une guerre entre Rome et l’Égypte d’Antoine et de
Cléopâtre, comptant être porté par une vague de nationalisme
italien qui le maintiendrait au pouvoir, quand il n’aurait pas de
titre officiel pour l’exercer. Ce fut bien ce qui arriva ; mais il
lui fallait d’abord s’assurer l’opinion publique ; voilà pourquoi,
je crois, il mit à profit cette année 33 où il était encore le maître
pour conférer à son homme de confiance, Agrippa, cette édi-
lité qui eut ainsi une importance politique décisive et devait
laisser un souvenir inoubliable. Il y avait de quoi : Agrippa
« exerça volontairement464 l’édilité, répara tous les édifices
publics et toutes les routes sans rien recevoir du Trésor, fit une
distribution d’huile et de sel à tous les citoyens, rendit les bains
gratuits toute l’année, donna des spectacles très nombreux et
variés et loua les services des barbiers, afin que personne n’eût
rien à dépenser à se faire raser pour la fête465 ». Ce qu’annonce
cette édilité exceptionnelle, c’est l’institution de la préfecture de
la Ville.
Agrippa, en donnant des plaisirs, rallie donc les cœurs de la
plèbe au parti d’Octave et, si Octave a avec lui les cœurs de
toute la population, l’opposition n’osera plus rien entreprendre
contre lui : cela va de soi mais, comme tout ce qui va de soi,
c’est bien étrange : qu’avait à faire le régime du soutien de la
plèbe romaine et pourquoi des fêtes le lui donnaient-elles ?
Octave avait pour lui, en Italie, son parti, ses vétérans, les
colons de son père adoptif ; sa popularité auprès de la popula-
tion désarmée de Rome ne pouvait lui servir à grand-chose par
elle-même. Mais il est de fait que, si son régime apparaissait
comme très populaire, l’opposition n’oserait plus guère agir
avec décision contre lui : elle serait psychologiquement para-
lysée, non par l’idée de ses chances d’échec froidement cal-
culées, mais par le sentiment de se mettre moralement au ban de
l’humanité, de s’exposer au pilori au centre de l’horizon des
êtres raisonnables. Quant à la masse de la population romaine,
elle n’avait guère le choix : Octave était le maître ; il ne lui
restait qu’à s’accommoder de cet état de fait, à « réduire la dis-
sonance » et à aimer le maître, pourvu que ce dernier, par un
geste symbolique, fît le premier pas et lui permît de se rallier
sans perdre la face. Agrippa se chargea de faire ce pas pour le
compte d’Octave. C’est grâce à des gestes symboliques qu’un
L’oligarchie républicaine à Rome 467
régime ne se contente pas de se faire obéir, mais parvient,
comme on dit, à se faire aimer.
Conclusions de l’analyse.
Faisons le bilan. L’évergétisme de l’oligarchie romaine, bien
différente des notables helléniques, n’était pas l’expression
de sa supériorité (les honneurs officiels, l’apparat du pouvoir,
licteurs ou toge brodée, suffisaient) ; ce n’était pas non plus le
pourboire d’une sinécure honorifique : l’empire du monde
n’était pas une sinécure. C’était plutôt :
1. Le désir de régner aussi dans les consciences, et pas seule-
ment d’être obéi ; car la politique est aussi cela. Un magistrat
donne des jeux, non pour plaire à ses seuls futurs électeurs (qui
L’oligarchie républicaine à Rome 473
n’étaient qu’une poignée), mais pour acquérir du prestige dans la
tête de tous les plébéiens de Rome, pourtant politiquement
impuissants ; Agrippa exerce somptueusement sa fameuse
édilité pour rallier au nouveau régime les cœurs des Romains : il
n’avait pourtant que faire de leurs corps, car ces plébéiens étaient
hors de l’arène politique. Ces cœurs sont alors perdus pour le
parti ennemi, qui, du coup, se sent comme paralysé. Même pour
un homme politique, autrui n’est pas une chose, mais une
conscience.
2. Rome n’est une démocratie qu’en paroles. Mais l’oligar-
chie, pour « dépolitiser » les corps et, plus encore, pour ne pas
s’aliéner les cœurs, témoigne des égards aux simples citoyens :
ceux-ci ne doivent pas pouvoir ignorer que, quels que soient les
durs impératifs de la politique, les sentiments intimes de l’oli-
garchie sont démocratiques au fond. En conséquence, les sol-
dats touchent des donativa qui leur démontrent que, s’ils ne
sont plus une armée de citoyens, ils ne sont pas non plus les
esclaves de leurs généraux ; le donativum est un cadeau sym-
bolique. Autres cadeaux symboliques : ceux des candidats à
leurs électeurs ; ce n’est pas de la corruption électorale ; ces
cadeaux témoignent aux électeurs que les candidats ont beau
ne pas se tenir pour de simples mandataires, ils n’ont pas pour
cela plus de morgue. En un mot, les cadeaux symboliques
prouvent que, tout en appartenant à une oligarchie, on peut
avoir encore la tripe républicaine.
3. Un cas à part est le triomphe. L’autoglorification du
triomphateur se traduit par des évergésies : le triomphateur veut
exprimer sa supériorité par des dons, des monuments ; ce cas
presque unique s’explique par le caractère populaire du
triomphe : la gloire militaire est l’aspect populaire de l’impéria-
lisme (savourer les délices de l’hégémonie elle-même ne peut
guère être qu’un plaisir de happy few). Cependant, jusqu’à
Pompée, les évergésies monumentales des triomphateurs
demeurent relativement modestes. Avec la construction du
théâtre de Pompée, la coutume change de sens : en élevant des
monuments nationaux, en donnant des fêtes nationales, les
magnats témoignent qu’ils ont un destin national qui repose sur
leur prestige personnel (Pompée) ou qui consiste en leur pou-
voir personnel (César).
4. On en vint ainsi à une singularité historique : la première
dynastie d’empereurs romains fera marcher le char de l’État
474 Le Pain et le Cirque
en partie grâce à une gigantesque fortune personnelle, qu’elle se
garde bien de confondre avec le Trésor public. Ce n’est pas du
« patrimonialisme », cela ne consiste pas à traiter l’État comme
une propriété privée ; c’est l’inverse : c’est du mécénat d’État.
De même, de Meiji à 1945, l’empereur du Japon pouvait finan-
cer sa politique personnelle (ou celle d’un clan qui se cachait
sous son ombre) grâce à son énorme fortune privée.
5. L’évergétisme romain est encore moins prétexte à redistri-
bution que le grec. On n’« amène » pas un consul à faire la cha-
rité en exerçant sur lui une pression morale face à face ; on ne le
force pas par de douces violences à ouvrir son grenier en cas de
disette : contre lui, un charivari serait une véritable sédition.
C’est pourquoi, à Rome, la redistribution est devenue un pro-
blème d’État et n’est presque pas passée par le mécénat privé ; le
pain à bon marché est un pain d’État.
Le tableau de l’évergétisme à Rome a peu d’unité parce
que, politiquement, le régime oligarchique est un bariolage.
S’il fallait marquer le trait le plus important, sinon définir l’es-
sence de cet évergétisme, nous dirions ceci : l’origine de tout
pouvoir vient, nous le savons, des hommes, des dieux ou de la
nature des choses ; un pouvoir est, soit délégué (un député),
soit de droit subjectif (un roi par la grâce de Dieu), soit imposé
par des faits (un notable qui a du temps et des connaissances).
Chez les oligarques romains, le pouvoir considéré est bien plus
politique que social : ce sont comme sénateurs de Rome qu’ils
sont évergètes, non comme latifundiaires influents. S’ils font
des évergésies, c’est pour transformer symboliquement en droit
subjectif, en pouvoir dont ils seraient les propriétaires, une
magistrature élective qui n’est théoriquement qu’un pouvoir
délégué ; ils font des cadeaux au peuple prétendument souve-
rain pour marquer qu’ils ne lui doivent plus rien. Mais ils en
font aussi pour une raison presque opposée : parce que leur
régime veut se justifier dans le cœur du peuple ; ils veulent
prouver au peuple qu’ils font tout pour lui, bien qu’ils ne fas-
sent rien par lui ; en lui donnant des jeux, les oligarques
lui prouvent qu’ils s’intéressent à lui et même à ses plaisirs. On
ne s’étonnera pas de la double signification du don : montrer
au peuple qu’on se sent des devoirs envers lui et lui rendre
hommage, montrer au peuple qu’on ne lui doit rien et qu’on
possède une supériorité d’essence, à la manière d’un grand
seigneur qui distribue des pourboires aux petites gens. N’avons-
L’oligarchie républicaine à Rome 475
nous pas vu au premier chapitre que le don était équivoque et
qu’on ne voyait pas très bien si le principal bénéficiaire était
celui qui donnait ou celui qui recevait ?
Le pouvoir de l’oligarchie ne reposait pas sur le pain et le
Cirque. Les élections se faisaient par réseaux d’influence et de
clientèle ; quant au pain, il était distribué par l’État, à
contrecœur. On ne peut guère accuser l’oligarchie d’avoir
endormi le peuple dans des satisfactions matérialistes : sociale-
ment, ces latifundiaires étaient plutôt féroces. Ils ne faisaient pas
d’évergésies pour acquérir ou conserver le pouvoir, mais parce
qu’ils avaient le pouvoir : un pouvoir politique consiste à régner
sur des cœurs, à être aimé. Le colonel qui « sait se faire aimer »
de son régiment est bon parce que son rôle de colonel le
comporte : il n’est pas bon afin d’être promu général par ses
troupiers. L’idée de dépolitisation est profondément anachro-
nique ; elle serait concevable dans un État occidental moderne,
dont les dirigeants ont un pouvoir par délégation et doivent
convaincre leurs électeurs ; elle n’a pas de sens aux époques où
les dirigeants sont des maîtres, des chefs, qui commandent parce
que tel est leur droit.
Seulement ces chefs font des évergésies parce qu’ils sont
les chefs ; toute autorité, même par droit subjectif, comporte
en effet deux particularités : elle doit se justifier en faisant
entendre qu’elle a pour but le bien des gouvernés ; son rapport
aux gouvernés n’est pas rapport avec des robots, mais avec des
consciences. Ces deux particularités expliquent les évergésies et
sont à l’origine de l’anachronisme susdit : on prend le rapport
avec d’humbles sujets, auprès desquels le maître veut être popu-
laire, pour un rapport avec des mandants que le candidat doit
convaincre.
La vérité est que, par rationalisme, on se refuse à une
évidence : les oligarques n’avaient aucun besoin rationnel de se
rendre populaires ; ils n’avaient pas besoin d’être aimés de la
plèbe pour conserver leur pouvoir. Seulement c’était plus fort
qu’eux : ils voulaient être aimés. Serait-ce que la politique n’est
pas ce qu’on dit, ou seulement ce qu’on dit ? Serait-elle rapport
interne des consciences ? La période impériale, que nous allons
analyser maintenant, nous fera voir, avec une netteté d’épure de
philosophie politique, qu’il en est bien ainsi.
CHAPITRE IV
L’empereur et sa capitale
1. Autonomie et hétéronomie
Le culte du roi est un sujet sur lequel il est plus facile d’écrire
deux cents pages que vingt, car la documentation est énorme et a
été très étudiée49 ; la difficulté est d’expliquer les faits sans se
donner la facilité d’admettre que les gens sont si étranges qu’ils
L’empereur et sa capitale 501
peuvent croire n’importe quoi et pour n’importe quelle raison. Il
faut donner au lecteur les moyens de se dire qu’à leur place il
aurait cru comme eux.
La croyance en la divinité du souverain nous paraît étonnante
à deux titres : nous nous étonnons sur nous-même et nous nous
étonnons sur autrui. Comment peut-on se mettre dans des états
pareils et exalter un homme jusqu’à en faire une espèce de dieu ?
D’où viennent les délires de Nuremberg et le « culte de la per-
sonnalité » ? L’autre étonnement est ethnographique : comment
des peuples peuvent-ils être assez exotiques pour dire qu’un
mortel est un dieu ? Le mot nous surprend chez eux, le sentiment
nous surprend chez nous.
APPENDICE :
LES DIEUX : HISTOIRE NATURELLE
OU PHÉNOMÉNOLOGIE ?
La théorie de Mommsen.
Rien n’est plus ennuyeux que le droit ; seulement le « droit »
romain ressemble si peu à sa légende et à ce que nous appelons
un droit, qu’il n’est pas ennuyeux. Certes, les pages qu’on va lire
seront d’abord un peu techniques ; mais cette rude marche d’ap-
proche aura sa récompense, car ensuite le paysage deviendra de
plus en plus exotique.
La théorie de Mommsen est compliquée ; elle cherche à
concilier certaines évidences de bon sens avec le langage
de nos sources, qui disent que le Fisc n’est pas public (reste à
savoir si ce qualificatif a bien le sens que lui attribue Momm-
sen). Les sources répètent que le Fisc appartient au prince130
et l’opposent régulièrement au vieux Trésor, qui seul est dit
public et appartenir au peuple, si bien que populus était syno-
nyme de Trésor ; aussi bien les questeurs du Trésor sont-ils
exclus de l’administration du Fisc, qui est la chasse gardée des
procurateurs du prince. Donc le Fisc appartient au prince, car il
faut bien qu’il appartienne à quelqu’un, à défaut d’appartenir au
peuple.
Inutile de dire que le Fisc ne ressemblait en rien à une pro-
priété privée ; c’était une institution d’État et il était identique
à n’importe quelle fiscalité d’hier ou d’aujourd’hui. Il était
L’empereur et sa capitale 541
alimenté en partie par l’impôt, or un simple particulier ne lève
pas d’impôts ; le contenu de ses coffres servait à faire marcher la
machine de l’État. Enfin Mommsen décrète que l’empereur
régnant ne pouvait léguer le Fisc à qui bon lui semblait :
le Fisc, comme toute institution publique, demeurerait au service
de celui qui lui succéderait sur le trône ; peut-être aussi (Momm-
sen n’est pas très net là-dessus) l’empereur régnant disposait-il
par testament du Fisc comme d’une propriété privée, mais pre-
nait soin de le léguer à celui qui devait être son successeur, sinon
son testament n’était pas respecté131.
Si l’on comprend bien la pensée de Mommsen, le caractère
privé du Fisc était une fiction juridique. Le propre d’une fiction,
en effet, est qu’on n’a pas le droit d’en tirer d’autres consé-
quences que celles pour lesquelles elle a été inventée. Le Fisc
n’est pas propriété du prince pour permettre à celui-ci de léguer
à un favori le trésor de l’Empire comme il lui léguerait ses
bagues : le prince possède le Fisc parce qu’il faut bien que ce
trésor appartienne à un sujet de droit ; sinon, on aurait pu piller
les coffres du Fisc sans voler personne.
Alors, si telle est la pensée de Mommsen, on se demande à
quoi pouvait servir cette fiction ; car précisément le pillage des
fonds du fisc était assimilé, non à un vol (furtum) commis aux
dépens d’un simple particulier, comme l’exigerait la fiction,
mais bien à un péculat, comme lorsqu’on pille le Trésor
public132. D’une manière générale, le Fisc ne rentrait pas dans
l’orbite des tribunaux ordinaires ni du droit civil ; il n’était pas
tout à fait public non plus : il était à part.
Quoi qu’il en soit, Mommsen a construit sa fiction, jusqu’au
bout, sur un distinguo. Comment croire, dira-t-on, que le Fisc
soit la fortune privée du prince, si celui-ci s’en sert pour parer
aux énormes dépenses de l’Empire et non pour ses besoins parti-
culiers ? Vaine objection, réplique Mommsen : une chose est de
savoir si le Fisc est le patrimoine du prince, une autre,
de savoir s’il a le droit de s’en servir à ses fins particulières, car
ces deux choses sont séparables. Mommsen mentionne en pas-
sant les deux concepts sur l’analogie desquels est construite
implicitement sa théorie, le prêt et le dépôt. Quand une caisse
publique confie une somme à un magistrat pour les dépenses de
sa fonction, on peut dire que c’est une sorte de dépôt : le magis-
trat ne devient pas propriétaire de cet argent et ne peut
le laisser à ses héritiers ; en revanche les revenus de l’Empire
542 Le Pain et le Cirque
sont confiés au Fisc à titre de prêt ; l’empereur en devient
légitime propriétaire, de même que, si nous empruntons de l’ar-
gent ou du blé, il est à nous et nous pouvons le léguer à qui nous
plaît. Nous sommes seulement tenus de rendre une quantité
égale de blé ou d’argent ; de même, l’empereur est tenu de four-
nir aux besoins de l’Empire pour une somme équivalente aux
revenus du Fisc. Il demeure que tout ce que contiennent les
caisses du Fisc lui appartient, encore que le droit lui soit refusé
de le léguer au premier Romain venu.
Le Fisc ne relève pas du droit privé ; l’empereur ne peut
pas non plus en user comme d’une propriété privée. Alors, à
quoi pouvait-on bien reconnaître qu’il était privé, comme sem-
blent l’affirmer nos sources ? A quelle conséquence pratique
se réduisait cette fiction ? A lire Mommsen, on n’en aperçoit
guère qu’une seule : s’il faut en croire plusieurs témoignages
dont l’un a du poids133, le premier soin de certains nouveaux
empereurs, le jour de leur montée sur le trône, a été de faire
passer à leurs enfants tout ce qu’ils possédaient. Ce pouvait
être par bonté d’âme : quel besoin avaient-ils désormais de leur
fortune ? Ce pouvait être aussi une précaution, pour que ce
patrimoine familial ne fût pas séquestré et perdu pour leurs
enfants au cas où eux-mêmes seraient victimes d’une révolu-
tion. Mommsen préfère penser que les empereurs veulent
tourner la règle de droit qui assimile propriété de l’empereur
et Fisc, ce qui aurait eu pour conséquence que le patrimoine du
prince ne serait plus passé à ses héritiers, mais bien à celui qui
lui succéderait sur le trône ; en somme, sous prétexte que les
biens du Fisc seraient formellement la propriété de l’empereur,
Mommsen en conclut que les propriétés de l’empereur apparte-
naient matériellement au Fisc134.
Le bénéfice de la loi.
La démographie d’autrefois.
L’œuvre semble plus propre à secourir un certain nombre
de malheureux qu’à inciter des parents à avoir des enfants. A
Véleia les pensions alimentaires étaient au nombre de 281 au
total ; supposons que les bénéficiaires y aient eu droit jusqu’à
l’âge de seize ans révolus332. Ce seraient donc, chaque année,
moins de vingt nouveaux enfants qui seraient inscrits sur la
liste des pensionnés ; quand le territoire de Véleia n’aurait eu
que dix mille habitants et que le taux de reproduction n’aurait
été que de vingt pour mille, un enfant sur dix, tout au plus,
aurait droit à une pension et de futurs parents ne pouvaient
nullement être sûrs à l’avance de bénéficier des secours du
prince ; incertitude peu propre à les décider à avoir un enfant de
plus. Faute d’argent, le prince ne pouvait faire mieux que cette
loterie : Véleia n’est qu’une ville d’Italie entre mille, or les Ali-
menta y ont coûté au Fisc un million de sesterces.
L’institution est mal conçue ; il n’en demeure pas moins
que son intention était très certainement nataliste plutôt que
charitable. Les Romains avaient parfaitement conscience des
problèmes démographiques, encore que leurs moyens d’inter-
vention en ce domaine aient été très limités. Des recensements
604 Le Pain et le Cirque
périodiques leur faisaient connaître avec beaucoup de précision
le nombre d’habitants de l’Empire333 ; toutefois des données
plus élaborées, telles que le taux de reproduction, leur étaient
évidemment étrangères334. Cependant, loin de sous-estimer
l’importance de la démographie, les Anciens auraient plutôt
fabulé à ce sujet, comme nous faisons nous-mêmes quand nous
imputons les guerres à la surpopulation ou que nous rapportons
machinalement le « déclin » de l’Empire romain à un recul
démographique postulé comme étant l’explication en appa-
rence la plus obvie. Polybe attribue non moins machinalement
à une dépopulation (qui sent son mythe du « bon vieux
temps ») le recul relatif de la vieille Grèce par rapport au
monde hellénistique en pleine croissance ; on se demande sur
quelles données numériques il aurait bien pu se fonder335.
Toutefois, Polybe a le sens des agrégats et des nombres
élevés. Tout le monde n’était pas comme lui ; quand il s’agis-
sait d’armées ou de populations, les Anciens avaient rarement
le sens des ordres de grandeur ; des milliers ou des millions,
c’était parfois la même chose pour eux. Par exemple, ils impu-
taient facilement la décadence d’un État aux pertes en vies
humaines d’une bataille politiquement fatale, Pharsale ou
Mursa336. Trajan veut faire quelque chose pour la natalité, mais
il n’a pas de prises : il fait ce qu’il peut, il distribue de l’argent
au hasard.
Les déclarations officielles ne prouvent rien non plus quant
aux véritables intentions du prince. Elles attribuent bien aux
Alimenta un objectif nataliste, mais avec un peu trop de
sérieux, ce qui légitime notre doute méthodique. Les enfants
assistés, écrit Pline337, « peupleront les casernes et les tribus » ;
autrement dit, ce sont de futurs soldats et de futurs électeurs ;
s’il fallait en croire l’orateur, l’institution alimentaire serait
donc une pépinière de citoyens actifs. Ce n’est là qu’un topos
éculé ; depuis un bon siècle, les tribus ne votaient plus et les
armées se recrutaient principalement dans les provinces. Mais
le topos avait sa possibilité et sa raison d’être. Trajan ne recon-
naissait pas que la vraie force de l’Empire était hors de l’Italie
et voulait maintenir la structure hégémonique, « coloniale », de
la domination romaine. Il croyait donc volontiers à une essence
éternelle du « peuple romain » (c’est-à-dire de l’Italie), nation
de citoyens-soldats ; depuis de longues années, l’Italie n’était
plus cela. Mais Trajan ou Pline la voyaient, non telle qu’elle
L’empereur et sa capitale 605
était, mais telle qu’elle était censée être, parce qu’ils s’en fai-
saient une représentation étiologique, essentialiste : il y avait
un génie national de l’Italie, ou plus précisément une façon
d’être, un caractère et une activité qui n’avaient rien à voir avec
les « événements » qui composaient la biographie de la per-
sonne qu’était l’Italie.
Par-dessus le marché, on constate, à travers l’histoire, que,
chaque fois qu’un publiciste veut louer quelque souverain
d’avoir encouragé la natalité, il s’attache avec prédilection au
thème de l’armée : le prince s’est procuré de futurs soldats. Cela
va des Panégyriques latins à Daniel Defoe338 ; l’armée est l’in-
dice le plus palpable d’une abondante population et l’argument
le plus propre à toucher un prince. Car les problèmes démogra-
phiques étaient posés sur le plan militaire et politique plutôt
qu’économique.
S’il en est ainsi, « ils peupleront les casernes » pourrait
n’être qu’une rationalisation destinée à faire politiquement
sérieux. Il serait imaginable que les Alimenta aient été moins
rationnels dans leurs intentions que ne le prétendaient les
déclarations officielles ; il ne suffit pas de s’avouer intéressé,
il faut encore le prouver. Même excès suspect dans le sérieux
chez le chrétien Constantin. Lui aussi institue des Alimenta,
mais son but n’est pas démographique ; il n’est pas non plus
exclusivement charitable, à en croire les considérants de sa
loi339 : le prince chrétien prétend veiller à la moralité de ses
sujets ; les secours aux familles nécessiteuses empêcheront les
enfants de mourir de faim et leurs parents d’être entraînés au
crime, à l’infanticide, à la vente des nouveau-nés. On devine
que Constantin veut afficher le visage sévère d’un censeur, car
un prince ne doit pas paraître s’attendrir ; il doit faire la charité
avec des airs durs.
Natalisme et colonialisme.
A la différence de Trajan, Constantin n’avantage pas les
garçons par rapport aux filles : il secourt quiconque a besoin de
l’être. Trajan, lui, destinait un plus grand nombre de pensions
aux garçons et aux enfants légitimes ; est-ce la preuve que son
institution était plus civique et nataliste que bienfaisante ? Non ;
Trajan a pu aussi vouloir concilier arithmétiquement un but cha-
ritable avec des considérations accessoires telles que les pri-
606 Le Pain et le Cirque
vilèges du premier sexe et le souci des convenances, de même
qu’il a équilibré les intérêts des enfants et ceux des agriculteurs.
De tels entr’empêchements d’intérêts (comme dirait Leibniz)
brouillent toujours la rationalité de l’action et la rendent peu
déchiffrable.
Assistance ou natalité ? Nous voilà réduits à en juger d’après
le contexte historique ou l’idée que nous nous faisons de la
nature humaine ; la réponse sera compliquée.
Deux faits révèlent que la natalité a été le vrai but de Trajan :
le coût de l’institution, son extension à toute l’Italie. Les Ali-
menta ont dû coûter des milliards au Fisc ; il n’est pas naturel
que l’État se ruine pour les pauvres en l’absence de lutte des
classes, dans une civilisation qui tient la bienfaisance pour
la parure morale des belles âmes et non pour un impératif
de conformité éthique et théologique. Dès l’époque hellénis-
tique et plus encore au siècle de Trajan, des évergètes privés340
et aussi des reines341 instituaient un fonds d’assistance aux
enfants des citoyens de quelque ville ; toutefois ces fondations
bienfaisantes demeurent beaucoup plus rares que les évergé-
sies d’ostentation et de fêtes. Pour qu’un État étende cette
pratique bienfaisante à toute une nation, il faut qu’il ait un
but politique important. Non qu’un État demeure insensible aux
valeurs non politiques, s’il peut les accorder avec ses buts ou ne
leur sacrifier qu’une marge charitable. L’agriculture est politi-
quement importante, mais les enfants aussi, quand on voit en eux
l’avenir de la race plutôt que des pauvres à secourir.
Œuvre nataliste avant tout, les Alimenta n’ont pas davantage
pour but principal l’ostentation que la bienfaisance. Certes,
l’apparat occupait une grande place dans la conduite des empe-
reurs ; mais un détail qui est décisif dans le contexte du temps
révèle que la motivation de Trajan n’était pas de faire étalage
d’évergétisme : les Alimenta sont une libéralité impériale dont
bénéficie toute l’Italie, et non la seule Rome. Or il était
convenu que c’était Rome qui servait de théâtre à l’ostentation
des empereurs et à leurs largesses ; Rome seule recevait d’eux
le pain et le Cirque. Les autres cités de l’Empire étaient laissées
à l’évergétisme privé, qui était rigoureusement exclu de la capi-
tale. Puisque Trajan établit ses Alimenta en Italie, il poursuit un
but politique non « symbolique » ; il veut fortifier la race ita-
lienne, ce pilier du pouvoir.
Avant de faire le bonheur de ses sujets en se donnant la peine
L’empereur et sa capitale 607
d’être roi, un roi doit soutenir l’État et son appareil ; il faut assu-
rer certaines subsistances, empêcher les sorties d’or, avoir une
population abondante. A cet égard, deux politiques étaient
concevables en ce temps-là : ou bien l’Empire romain est une
hégémonie de l’Italie sur les provinces, ou bien la monarchie
impériale unifie et égalise tout sous elle pour transformer l’hégé-
monie en un État multinational.
La seconde politique avait l’avenir pour elle et elle débutera,
je crois, sous le successeur de Trajan lui-même, le philhellène
Hadrien, qui sera un Néron réussi, un esthète ayant du sens
politique ; le philhellénisme a été la première étape de la
« décolonisation » de l’Empire, car la nation grecque était la
plus civilisée (on la tenait pour la civilisation même) et elle
vivait en cités. Ce rôle historique d’Hadrien n’apparaît que si
l’on comprend que les manifestations de la décolonisation sont
à chercher, non chez les détenteurs de l’hégémonie sur les
provinces ni dans le contenu de l’hégémonie, mais dans la rela-
tion elle-même, dans la modalité d’obéissance. Politiquement
ou économiquement, rien n’est changé, Hadrien ne modifie
rien au système des gouverneurs de province (c’était au
contraire l’Italie qui était destinée à être réduite un jour à
la norme administrative provinciale), il ne supprime pas les
impôts ; mais il traite les provinciaux comme ses sujets, il leur
fait sentir qu’il est leur empereur et non le roi d’une race de
maîtres étrangers. Il a passé une grande partie de son règne, loin
de Rome et de l’Italie, à séjourner tour à tour dans les différentes
provinces, innovation qui rompait avec la tradition hautainement
casanière des empereurs, qui restaient au milieu de leur peuple
romain ; la signification « symbolique » que ces voyages ont eue
dans les esprits a dû être considérable : n’être plus méprisé est
un enjeu politique. Les historiens sont aussi portés à l’oublier
que les hommes politiques et c’est pourquoi l’importance histo-
rique d’Hadrien est encore méconnue.
Au cours du IIe siècle, dans le monnayage d’Hadrien et les
bas-reliefs historiques de son règne, aussi bien que dans
l’œuvre romanesque d’Apulée, les provinces cessent d’appa-
raître comme une altérité exotique et subalterne, cependant que
disparaît le thème du peuple romain comme peuple-roi. Les
Alimenta de Trajan sont la dernière manifestation de la poli-
tique hégémonique qui prolongeait, à l’échelle d’un empire,
l’optique surannée de la cité. Mais, par cela même, cette œuvre
608 Le Pain et le Cirque
de politique nataliste était objectivement la même chose qu’une
œuvre d’assistance civique, qu’une évergésie en faveur d’en-
fants déshérités ; seule la taille de l’institution la distinguait
extérieurement des fondations privées dont nous avons parlé.
Certes, les motivations de Trajan et celles des évergètes étaient
très différentes ; mais l’étroitesse du vieil idéal de solidarité
civique faisait que les résultats se ressemblaient beaucoup dans
les deux cas.
Ni masque, ni miroir.
Malheureusement, quand on prend les idéologies pour des
faits mentaux, et non pour l’utilisation de ces faits, on risque
également de tomber dans une illusion fatale. Cette illusion, à
laquelle Marx et Pareto n’ont pas échappé, est l’illusion dua-
liste : nous nous imaginons que l’idéologie est une et qu’elle
est le double de la réalité, son reflet ou son masque. Reflet naïf,
quand une idéologie est le produit d’un conditionnement de
classe ; masque menteur, quand elle est un instrument qui sert
à recouvrir des intérêts de classe. Tout cela est loin d’être faux,
mais c’est trop schématique ; l’illusion dualiste est responsable
d’innombrables logomachies et de fausses difficultés qui frei-
nent la recherche ; par exemple, on croit trouver très inutile-
ment des difficultés dans le fait suivant : souvent une idéologie
va trop loin et dépasse l’infrastructure dont elle est l’image.
Elle continue de durer quand son infrastructure a cessé d’exis-
ter, elle est une routine ou une survivance. Ou encore, au lieu
d’être une ombre vaine, elle a assez d’épaisseur et d’efficacité
propres pour agir en retour sur son infrastructure : l’image sort
du miroir pour aller secouer un peu son modèle. Il arrive même
qu’elle soit assez vicieuse pour se retourner contre les intérêts
dont elle est censée n’être que le masque ; chacun sait que
Staline, Hitler ou la bourgeoisie triomphante ont souvent été
L’empereur et sa capitale 629
victimes de leur propre idéologie et se sont pris à leur propre
piège. Quoi d’étonnant ? me rétorquera-t-on : tout cela est
dialectique ; je ne dis pas autre chose, ce qui revient à dire que la
théorie marxiste et parétienne du reflet est intenable.
Notre tort a été de croire que, d’un côté, il y avait la réalité et
les intérêts et, de l’autre, leur reflet ; nous avons fait comme si
l’idéologie était la pensée du grand individu qu’est la société,
l’âme de son corps. Nous avons oublié que le prétendu reflet
était lui-même une réalité ; qu’il était, par exemple, religion
établie et instituée, ou bien routine indéracinable ; et qu’à ce
titre il pouvait être par lui-même un intérêt, au lieu de déguiser
d’autres intérêts : on peut, par exemple, s’intéresser passionné-
ment, fanatiquement, aux différences religieuses ou ethniques ;
le prosélytisme et le fanatisme en ces matières sont des pas-
sions qui ne tirent leur aliment que d’elles-mêmes et qui
compromettent souvent les autres intérêts. On peut en outre, bien
entendu, faire de ces passions collectives un usage justificateur,
appuyer un impérialisme sur des fanatismes religieux ou raciste ;
car, comme nous n’avons cessé de le répéter, l’idéologie n’est
pas une chose, mais l’emploi apologétique de choses qui exis-
tent par elles-mêmes.
Cessons d’avoir à l’esprit l’image dualiste d’un miroir ou
d’un masque. Représentons-nous plutôt l’échiquier historique,
sur lequel sont dispersés des pions qui s’appellent classe
sociale, religion, enseignement, etc. Tel de ces pions peut être
utilisé par un autre aux fins justificatrices les plus variées :
pour tromper son monde, pour faire barrière sociale, pour se
consoler et se magnifier, etc. Il demeure que chacun de ces
pions existe et agit par lui-même, ainsi que par rapport à tous
les autres ; et tous dessinent entre eux des intrigues historiques
beaucoup plus compliquées et variées qu’un sempiternel face-
à-face avec le miroir.
Ce pluralisme a une ultime conséquence, sur laquelle nous
finirons : puisqu’il n’y a pas de miroir, puisque la relation
entre les idéologies et les intérêts n’est pas reflet, mais
intrigue, cette relation n’est pas nécessairement de ressem-
blance ; en effet, un outil ne ressemble pas à son utilisateur.
On a vu jadis une religion de paix et d’amour servir à justifier
l’impérialisme des croisades et, plus récemment, la France
révolutionnaire envahir et assujettir l’Europe au cri de liberté.
Mais l’exemple à monter en épingle est celui de la conquête
630 Le Pain et le Cirque
islamique du monde. Voici les Arabes, ce peuple de pasteurs
et de guerriers qui vit découpé en tribus rivales ; des querelles
incessantes entre ces tribus permettent aux guerriers de satis-
faire leur goût du pillage et des grands coups d’épée ; aux
yeux de ces virtuoses de la vendetta intertribale, pratiquer
l’oubli des injures serait perdre la face. Survient une chose
étonnante : une religion nouvelle s’établit chez ce peuple, sur
quoi les tribus partent toutes ensemble à la conquête du
monde. En quoi la nouvelle religion reflétait-elle cet impéria-
lisme ? En rien : elle n’avait primitivement rien de conquérant,
elle n’était nullement une idéologie guerrière. La vérité est
celle-ci : elle a servi à ces tribus rivales de prétexte élevé pour
oublier leurs griefs mutuels ; elle leur a permis de se réconci-
lier pour une conquête commune profitable, sans perdre la
face pour autant. Reflet ? Non, intrigue ; déguisement ? Non,
diversion.
Au lieu de dire qu’une idéologie est un reflet qui, ô paradoxe,
a une certaine réalité et réagit, disons tout simplement qu’il
existe de nombreuses réalités, actives comme il se doit, dont on
peut faire un usage idéologique. L’amour du roi était une réalité
spontanément induite, à laquelle le roi pouvait utilement se réfé-
rer pour justifier son régime. Ou, moins utilement, pour expri-
mer sa majesté devant les siècles à venir, comme on va le voir.
8.L’expression de la majesté
9. Le Cirque et la politisation
L’amour de la plèbe.
C’est pourquoi l’empereur, s’il est orgueilleux, ne peut souf-
frir le Sénat : ces gens ne peuvent être pour lui une simple
noblesse de service, un rouage de l’État, puisqu’ils existeraient
sans lui et ne sont pas ses créatures. Au cours du IIIe siècle, le
Sénat sera peu à peu supplanté par une nouvelle noblesse de
fonction ; durant le Haut-Empire, les empereurs brouillés avec
le Sénat lui préfèrent la plèbe de la capitale, avec laquelle leurs
rapports sont faciles et auprès de laquelle ils se sentent vrai-
ment régner. Ils la comblent de spectacles. Claude n’éditait
beaucoup de spectacles que parce qu’il était débonnaire ;
Trajan, par politique et par faste ; Lucius Vérus, parce que son
intelligence ne s’élevait pas plus haut. Mais tous les autres
princes qui, chez Suétone ou Dion Cassius, ont la réputation de
grands éditeurs de spectacles ont fait cela par système ; pour
Caligula, Néron, Domitien, Commode ou Caracalla, persécuter
le Sénat, se faire adorer et plaire à la plèbe vont ensemble. Néron
a laissé le souvenir d’un maudit dans la grande histoire ; sa
mémoire n’en était pas moins populaire dans la plèbe
de Rome trois siècles encore après sa fin tragique542. Pour
le prince comme pour le Sénat et le peuple, l’enjeu du conflit
était platonique (c’était un drame de la jalousie) et la splendeur
des spectacles était l’indice qui confirmait que le prince préférait
la plèbe à sa vraie famille.
La plèbe, elle, était heureuse de n’être plus Cendrillon ; en
outre, elle se méfiait, à juste raison, de la caste sénatoriale.
On le vit bien en l’année 41. Caligula vient d’être assassiné ;
« les sénateurs se voyaient affranchis d’un joug tyrannique et
voulaient profiter de l’occasion pour reprendre leur ancienne
autorité. Mais le peuple, qui leur enviait cet honneur et considé-
rait la puissance impériale comme un frein à leur prépotence et
un recours contre eux, se réjouissait » de voir que les soldats
voulaient faire un empereur, « car ils espéraient qu’un prince
leur épargnerait les guerres civiles dont Rome avait souffert au
temps de Pompée », les vendettas de l’oligarchie républicaine
enragée de dignitas 543.
Aussi la plèbe aimait-elle voir les mauvais empereurs humi-
684 Le Pain et le Cirque
lier les nobles544. Dans les procès de lèse-majesté par lesquels
les princes acculaient des sénateurs au suicide, un détail faisait
l’horreur des honnêtes gens : les dénonciations et les témoi-
gnages des esclaves contre leurs maîtres y étaient reçus545, ce
qui était senti par les uns, non comme un scandale social, mais
bien comme une « impiété », un renversement des rapports
familiaux, à la manière du parricide546 ; d’autres devaient y
voir une revanche où les derniers devenaient les premiers.
Caligula sentait ces nuances et, dans le théâtre improvisé qu’il
avait fait élever sous son balcon, « des places n’étaient pas
réservées aux sénateurs et aux chevaliers : les spectateurs s’as-
seyaient où ils voulaient, les hommes mêlés aux femmes et les
esclaves aux hommes libres548 » ; or, à Rome, la répartition
des places au spectacle était, dans la majorité des cas, très
stricte et elle offrait l’image de l’ordre social (en Allemagne,
jusqu’en 1848, le parterre des théâtres était réservé à la
noblesse). On imagine quel choc devait faire l’innovation de
Caligula, qui voulait que, sous lui, tout fût peuple à ces spec-
tacles auxquels il assistait de chez lui, comme chez lui, du
haut de son balcon, comme étant le maître de céans et non le
premier magistrat de l’État.
Ainsi donc les spectacles, à Rome du moins, avaient été poli-
tisés par le peuple, l’empereur et le Sénat, avec comme enjeu
ou signification la modalité de leurs relations ; ils avaient été
politisés parce qu’ils étaient publics dans tout l’Empire :
c’étaient des cérémonies officielles qui, théoriquement, appar-
tenaient à la religion de l’État (exception faite des munera de
gladiateurs, qui étaient ce que nous appellerions une coutume
folklorique). Politisation qui met en question ce que nous appe-
lons la vie privée, les loisirs, et qui amène à se demander ce
qu’est la politique : une certaine chose, de même que la reli-
gion ou les jeux et divertissements sont aussi des choses ? Ou
la façon d’être de choses ? Ou un tertium quid ? Qu’une cité,
au moyen de son appareil d’État, fasse de la politique étrangère
ou se donne un nouveau maître, voilà qui semble conforme à
l’ordre naturel : elle fait de la politique ; mais est-ce encore de
la politique, si elle s’avise de se mêler des réjouissances popu-
laires, les organise et les rend publiques ? Et si, par-dessus le
marché, elle les « politise », ne sort-elle pas de son rôle et
n’abuse-t-elle pas de ce qu’on nomme la politique ?
L’empereur et sa capitale 685
Résumé.
Le pain et le Cirque, l’évergétisme, étaient donc de la politique
à trois titres différents et inégaux, qui correspondent aux trois
enjeux dont parle un proverbe de sociologues : l’argent, le pou-
voir et le prestige.
Le premier titre, auquel les modernes pensent trop exclusive-
ment (parce qu’ils raisonnent en hommes qui vivent dans des
démocraties indirectes), est la redistribution, c’est-à-dire un à-
peu-près entre la justice et le statu quo, entre les deux buts de la
politique. L’explication n’est pas absurde et elle est certainement
vraie à d’autres époques de l’histoire ; mais, en ces temps loin-
tains où l’économie n’était pas encore une profession, la classe
politique ne considérait ses avantages économiques que comme
les moyens de ses supériorités politiques et sociales. L’évergé-
tisme comme redistribution, cela a existé, mais accessoirement ;
un texte lumineux qu’on a la surprise de lire chez Fronton553
suffit à dire pourquoi : « On tient le peuple romain par deux
choses : son pain (annona) et les spectacles ; on lui fait accepter
l’autorité (imperium) par des futilités autant que par des choses
sérieuses. Il y a plus de danger à négliger ce qui est sérieux, plus
d’impopularité à négliger ce qui est futile. Les distributions
692 Le Pain et le Cirque
d’argent, les « congiaires », sont moins âprement réclamées que
des spectacles ; car les congiaires n’apaisent qu’individuelle-
ment et nominativement (singillatim et nominatim) les plébéiens
en quête de pain, tandis que les spectacles plaisent au peuple col-
lectivement (universum).»
Le second titre était que l’appareil d’État se sentait ou se
croyait menacé par certains intérêts des gouvernés, qui vou-
laient des plaisirs et du pain. Nous savons, en effet, que, quand
le pouvoir choisit de faire de la discipline, c’est là une option
hétérogène qui, pour les raisons psychologiques, va au-delà du
nécessaire : « si on permet aux gens des fêtes, en elles-mêmes
innocents, ils se croiront tout permis et ils ne voudront plus
obéir ou se battre ». A ce problème, plusieurs solutions étaient
concevables. D’abord, la fête : on bloque les satisfactions en
certains moments limités ; c’est commode pour les gouver-
nants, qui peuvent décider que la fête sera patriotique ou reli-
gieuse ; le blocage en un jour procure aux gouvernés des effets
d’externalité, par focalisation des satisfactions et des moyens
matériels ; outre le plaisir de la variété : il est agréable que les
jours ne se ressemblent pas. Si la fête est offerte aux dieux, la
morale sera sauve (Aristippe, philosophe du plaisir, était décrié
pour ses doctrines dissolvantes ; « pourquoi le plaisir serait-il
mauvais ? » rétorquait-il : « on fait bien la fête en l’honneur
des dieux554 »). Bref, il est bon de donner de temps en temps
des récréations au peuple enfant, dans l’intérêt de l’autorité
elle-même.
Enfin, à cette époque où il n’existait guère de milieu entre la
démocratie directe et l’autorité par droit subjectif, la posses-
sion du pouvoir avait des effets irréels. Les gouvernants
devaient faire symboliquement la preuve qu’ils restaient au ser-
vice des gouvernés, car le pouvoir ne peut être ni un job,
ni une profession, ni une propriété comme les autres. Le
droit d’être obéi est une supériorité, or toute supériorité doit
s’exprimer, sous peine de faire douter d’elle-même ; car il n’y a
pas beaucoup de différence entre actualisation et expression
(quand on parle de « consommation ostentatoire », on rationa-
lise platement le phénomène de l’expression). Enfin la politique,
comme l’amour, est relation interne des consciences : un maître
n’est pas une chose, un aliud, c’est un homme comme moi, un
alter ego, et ce qu’il pense de moi me touche dans l’idée que j’ai
de moi-même. D’où des exigences qu’il est verbal d’appeler
L’empereur et sa capitale 693
« symboliques » (elles ne symbolisent rien, elles existent pour
elles-mêmes) et qu’il serait naïf de dédaigner comme par trop
platoniques555. Nous retrouvons les trois enjeux de la politique :
Qui commande ? Qu’est-ce qu’il commande ? Sur quel ton com-
mande-t-il ?
Aix-en-Provence, 2.74-10.75.
NOTES
Chapitre I
Apolitisme, 93, 94, 95, 97, 100, 201, Croyance (modalités, inconséquen-
204, 484, 493, 510, 636. ces), 58, 250, 253, 254, 255, 479,
Armée, 383, 566, 784. 501, 510, 512, 514, 532, 533, 613,
Autorité, 97, 325. Ses trois fonde- 616, 619, 620, 622, 623, 627, 777,
ments (droit subjectif, délégation, 864.
nature des choses), 128, 201, 474, Dépolitisation, mise en conditions,
491, 492, 500, 519, 522, 615, 93, 97, 258, 335, 339, 340, 390,
678, 679. Voir « droit subjectif » 475, 615, 635, 660, 665, 767, 881.
et « pour moi ». Refus du pou- Devoir d’état (contrainte mutuelle,
voir, 678. Modalités de la disci- intérêt collectif), 289, 335, 339,
pline, 98, 101, 310, 311, 312, 340, 341, 767.
447, 510, 636, 669, 674, 676, « Dissonance » (réduire la disso-
684, 685. Voir « politique (enjeu nance, faire de nécessité vertu),
symbolique)». Hétéronomie, 480, 97, 98, 317, 325, 326, 329, 341,
493, 520, 691. Personnalisation 466, 668.
du pouvoir, 495. Autorité sociale, Don, 31, 47, 71, 73, 77, 81, 105,
124, 242. 154, 183, 259, 267, 377, 389, 475,
Barrière et cooptation, 373, 582, 78. 560, 567, 572, 581. Voir « symbo-
Capitaliste (mentalité), 132, 138, lique ».
141, 145, 149, 151, 154, 155, 163, Droit. Voir index historique. Ratio-
178, 198, 712. Voir « occasionnel, nalisme juridique, 187, 574, 846,
profession ». 847. Voir « équité ».
Charisme, 129, 479, 500, 518, 777, Droit subjectif (autorité par), 128,
858. 257, 328, 351, 475, 480, 506, 519,
Charivari, 223, 301, 761. 522, 523, 534, 612, 636, 678, 692,
Collectifs (biens et services), 23, 775. Voir « autorité » et « pour
186, 229, 242, 300, 306, 440, 441, moi ».
687, 801. Dualisme, parallélisme, théorie du
Conseil, 670, 680. reflet, 44, 59, 65, 88, 514, 560,
Contrat historique, 104, 320, 342. 608, 610, 626, 627, 628, 629, 666,
Croissance, 143, 144, 150, 154, 159, 689. Voir « idéologie » et « sym-
171, 174, 177, 178, 711, 717. bole.»
Sujet de ce livre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
NOTES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 697