Vous êtes sur la page 1sur 894

Le Pain et le Cirque

Du même auteur
AUX MÊMES ÉDITIONS

Comment on écrit l’histoire


Essai d’épistémologie
coll. « Univers historique », 1971
Inventaire des différences
1976
Le Pain et le Cirque
Sociologie historique
d’un pluralisme politique
coll. « Univers historique », 1976
Comment on écrit l’histoire
Essai d’épistémologie,Abrégé
Suivi de Foucault révolutionne l’histoire
coll. « Points Histoire », 1979
L’Élégie érotique romaine
L’amour, la poésie et l’Occident
coll. « Pierres vives », 1983
Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
coll. « Des travaux », 1983
coll. « Points Essais », 1992
La Société romaine
coll. « Des Travaux », 1991

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

René Char en ses poèmes


Gallimard 1990 ; coll. « Tel », 1994
Entretiens, Lettres à Lucilius
Introduction, notices, notes et traduction révisée
Laffont, coll. « Bouquins », 1993
René Char : La Sorgue et autres poèmes
en collaboration avec Marie-Claude Char
Hachette, coll. « Classiques Hachette », 1994
Le Quotidien et l’Intéressant
Entretiens avec Catherine Peschanski
Les Belles Lettres, 1995
Paul Veyne
Professeur au Collège de France

Le Pain
et le Cirque
Sociologie historique
d’un pluralisme politique

Éditions du Seuil
ISBN 978-2-02-112662-4
(ISBN 2-02-004507-9, 1re publication)

© Éditions du Seuil, 1976

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une


utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue
une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
A L’AIGUILLE VERTE.

Que tos cel banhe ma cara,


Serai pur (lavatz me leù)
E vendrai mai blanc encara
Que l’almussa de ta neù.
Sujet de ce livre

Panem et Circenses : pourquoi le don à la collectivité, le mécé-


nat envers la cité, occupe-t-il une si grande place dans la vie
antique, du moins à l’époque hellénistique, puis à l’époque
romaine, de 300 avant notre ère à 300 après, ou environ ? Tout
notable municipal est tenu, par une sorte de morale de classe, de
faire au peuple des libéralités, et le peuple attend cela de lui ; les
sénateurs romains, de leur côté, maîtres du monde, donnent des
jeux à la plèbe de la ville de Rome, distribuent des cadeaux
symboliques à leurs partisans et à leurs soldats, pratiquent
ouvertement une sorte de corruption électorale ; l’empereur lui-
même assure à la ville de Rome du pain à bon marché et des
combats de gladiateurs, et ses sujets affirment volontiers qu’il
est le premier évergète de son Empire. Ces dons d’un individu
à la collectivité sont ce qu’on appelle l’évergétisme. Leur
ampleur a été si grande que, dans une cité grecque ou romaine,
une de celles dont les touristes visitent les ruines en Turquie ou
en Tunisie, la majorité des édifices publics ont été offerts à la ville
par des notables locaux ; imaginons qu’en France la plupart des
mairies, des écoles, voire des barrages hydro-électriques, soient
dus à la munificence du capitalisme régional, qui, en outre, offri-
rait aux travailleurs l’apéritif ou le cinéma.
L’explication de ce phénomène est délicate et – disons-le tout
de suite – n’a rien à voir avec la proverbiale « dépolitisation » ;
la réalité est généralement plus subtile que les proverbes. Trois
cas doivent être distingués : les notables, que leur richesse ou
leur influence met à la tête des cités ; les sénateurs, membres
de l’oligarchie romaine, classe gouvernante ou dirigeante de
l’Empire ; enfin l’empereur lui-même, qui donne à Rome le
pain et lui fait donner le Cirque ; la bonne explication sera
différente dans les trois cas.
10 Le Pain et le Cirque
Dans le présent volume, il sera traité pleinement de l’empereur
et de l’oligarchie romaine ; en ce qui concerne les notables, seuls
ont été étudiés ceux des cités grecques, tant à l’époque hellénis-
tique que pendant les siècles où le monde grec était réduit à la
condition de provinces de l’Empire romain. Car nous avons sou-
haité que ce volume restât lisible pour un public de non-spécia-
listes de l’Antiquité : il fallait ne pas trop ennuyer ces lecteurs ;
nous avons donc laissé de côté, pour l’instant, certains épisodes,
tels que la vie municipale dans l’Empire romain, où la part de
matière érudite l’aurait considérablement emporté sur la structu-
ration du récit historique au moyen de la conceptualisation
sociologique. Car c’est ici un essai d’histoire sociologique : il ne
saurait y avoir d’autre histoire.
Ma reconnaissance va avant tout à Raymond Aron et à Louis
Robert. Disons, en pastichant Stendhal, que nous avons trouvé
en Raymond Aron une intelligence supérieure, des manières
égalitaires (qui changent agréablement de la vieille Université)
et de la générosité sans phrases. Les lignes suivantes, qu’Aron
écrivait en 1971, semblent toutes d’or : « Le récit de l’aventure
vécue par les hommes semble bien l’ambition suprême de
l’historien en tant que tel ; mais ce récit exige toutes les res-
sources des sciences sociales, y compris les ressources souhai-
tables, mais non disponibles. Comment narrer le devenir d’un
secteur partiel, d’une entité globale, nation ou empire, sans
un schéma, sinon une théorie, du secteur ou de l’entité ? Pour
dépasser l’économiste ou le sociologue, l’historien doit être
capable de discuter avec eux sur un pied d’égalité. Je me
demande même si l’historien, au rebours de la vocation empi-
rique qui lui est normalement attribuée, ne doit pas flirter avec la
philosophie : qui ne cherche pas de sens à l’existence n’en trou-
vera pas dans la diversité des sociétés et des croyances. »
A Louis Robert, en ses cours du Collège de France et des
Hautes Études, je dois ce que j’ai pu apprendre d’épigraphie
grecque et presque tout ce que je sais de l’Antiquité en général ;
je lui dois aussi d’avoir vu de mes yeux ce que peut un authen-
tique savant, l’égal des plus grands. Un savant, et pas seulement
un érudit : quiconque a entendu parler Louis Robert sait avec
quelle largeur de vue et quelle pénétration il domine une érudi-
tion gigantesque.
Je dois ce que j’ai pu apprendre d’épigraphie latine à la
science et à l’amitié de Hans-Georg Pflaum, qui en sait plus
Sujet de ce livre 11
sur les inscriptions qu’aucun homme au monde ; j’ai eu l’avan-
tage de passer auprès de Sir Ronald Syme deux semaines où j’en
ai plus appris qu’en deux ans de solitude et qui ont été en outre
prodigieusement agréables.
Je dois à M. William Seston d’avoir été membre de l’École
française de Rome. Des encouragements très significatifs me
sont venus de M. Jacques Heurgon, de M. Pierre Boyancé,
de M. Paul Lemerle et de M. Georges Duby. M. Boyancé ne
pourra peut-être pas tout approuver dans le propos de ce livre,
qui ne se réclame pas de l’humanisme et qui se propose seule-
ment de décrire, par pure curiosité historique, sociologique ou
ethnographique, les mœurs très exotiques, et très quotidiennes
en même temps, d’une civilisation abolie. Mais est-ce que le
propos change grand-chose au contenu ? A preuve : dans les
querelles universitaires se mêlent, comme on sait, des conflits de
personnes, d’institutions, d’idéologie politique, de conception de
la science parfois. Or, sur ce dernier point, il m’a toujours paru
que M. Boyancé était un philologue qui avait raison sur Épicure
ou Lucrèce.
Ce livre, qui a eu des perfectionnements compliqués et trois
rédactions successives qui ne se ressemblaient guère, est étran-
ger à l’Université, sauf sur deux points : la deuxième version
m’a servi à Aix de thèse de doctorat d’État, sous la direction
courageuse de mon ami Jean-Pierre Cèbe, de qui il n’a pas
dépendu de me nommer docteur sur dossier. Ensuite, la pré-
sente version a été rédigée grâce aux loisirs que m’a procurés
mon ami Albert Machin, président de l’Unité de latin et de
grec à l’Université d’Aix. Mes remerciements privés vont avant
tout à Hélène Flacelière, aux nombreux amis, historiens ou phi-
losophes, qui sont remerciés dans les pages qui suivent, et à
mon vieux camarade Pierre Vidal-Naquet, parce qu’il sait tout,
parce qu’il pense par concepts et parce qu’il a plus d’une fois
fait des actions que j’aurais voulu faire et que je n’ai pas eu le
courage de faire.

Ceci est un livre d’histoire sociologique, si l’on donne à


sociologie le même sens que Max Weber, chez qui ce mot est le
synonyme commode de sciences humaines ou de sciences
politiques. Sur la connaissance historique, on peut dire bien des
choses, dont la principale est qu’il n’y a pas de méthode de
12 Le Pain et le Cirque
l’histoire : un fait historique ne peut être expliqué (et par
conséquent raconté) qu’à coups de sociologie, de théorie poli-
tique, d’anthropologie, d’économie, etc. On se demanderait
en vain quelle pourrait bien être l’explication historique d’un
événement, qui serait différente de son explication « socio-
logique », de son explication astronomique des faits astrono-
miques : cette explication ressortit à la physique.
Pourtant un livre d’astronomie ne ressemble pas à un livre de
physique et un livre d’histoire n’est pas tout à fait semblable à
un livre de sociologie (tout en en différant moins que ne le dit
l’histoire traditionnelle) : la Religionssoziologie de Weber (qui,
malgré le titre, est un livre d’histoire) ne ressemble pas tout à
fait à Économie et Société. C’est que la différence entre
sociologie et histoire est, non pas matérielle, mais purement
formelle ; l’une et l’autre expliqueront les mêmes événements
de la même manière, mais la première a pour objet les géné-
ralités (concepts, types, régularités, principes) qui servent à
cette explication d’un événement, tandis que l’histoire a pour
objet l’événement lui-même qu’elle explique au moyen des
généralités qui font l’objet de la sociologie. Autrement dit, un
même événement, raconté et expliqué de la même manière,
sera, pour un historien, son objet propre, tandis que, pour un
sociologue, il ne sera qu’un exemple servant à illustrer telle
régularité, tel concept ou tel idéaltype (ou ayant servi à les
découvrir ou à les construire).
La différence, comme on voit, est infime sur la plupart des
points : d’un côté, l’évergétisme expliqué et conceptualisé par
des idéaltypes de politologie, de l’autre ces mêmes idéaltypes
illustrés ou découverts au moyen d’un exemple, celui de
l’évergétisme… La saveur est la même, les lecteurs potentiels
sont les mêmes, et surtout les connaissances exigibles de l’his-
torien ou du sociologue sont les mêmes, à la division pratique
du travail près. Les « faits » n’existant pas (ils n’existent que
par et sous un concept, sous peine de n’être pas conçus), un
sociologue doit savoir se débrouiller pour les constituer et un
historien doit savoir s’orienter dans la sociologie, la juger et se
la fabriquer, là où besoin est. L’histoire fait faire des décou-
vertes sociologiques et la sociologie résout de vieilles questions
historiques et en pose de nouvelles.
Sur un point, cependant, la différence entre histoire et socio-
logie est considérable ; elle donne à l’histoire sa spécificité.
Sujet de ce livre 13
Pour un sociologue, les événements historiques ne sont que des
exemples (ou des « cobayes ») : il n’est pas tenu d’énumérer
tous les exemples, sans aucune exception, qui illustreraient une
des généralités qui sont le véritable objet de sa science. S’il
construit l’idéaltype de la monarchie par droit subjectif, il allé-
guera peut-être deux ou trois exemples (Rome, l’Ancien
Régime), mais pas tous : il n’est pas tenu de citer aussi l’Éthio-
pie. Pour l’historien, en revanche, les événements ne sont pas
des exemples, mais l’objet propre de sa science : il ne peut en
négliger aucun, de même qu’un zoologiste fait l’inventaire com-
plet de toutes les espèces vivantes et qu’un astronome ne veut
pas laisser perdre la moindre galaxie. Il faudra donc parler de
l’Éthiopie, il devra y avoir des historiens spécialisés dans l’his-
toire éthiopienne ; ils en parleront exactement dans les mêmes
termes qu’en parlerait un sociologue, s’il en parlait, mais enfin,
ils en parleront.
Aussi trouvera-t-on, dans ce livre, tantôt de l’histoire socio-
logique (où les notions de charisme, d’expression, de profes-
sionnalisation, etc., servent à expliquer des événements ou
du moins à les ranger sous un concept), tantôt de la sociologie
historique (où la notion de charisme, de professionnalisation,
etc., est illustrée d’exemples, empruntés principalement à l’Anti-
quité) ; mon but serait atteint si le lecteur, dans sa lecture, perdait
de vue cette distinction un peu pédantesque.
CHAPITRE PREMIER

Les agents et les conduites

Expliquons d’abord ce qu’on peut entendre par évergétisme


et ce que l’évergétisme n’est pas : ni redistribution, ni ostenta-
tion, ni dépolitisation ; disons aussi à quels thèmes il est préfé-
rable de tenter de le ramener. Nous analyserons ensuite, parmi
les différents bienfaiteurs publics ou « évergètes », une espèce
particulière, celle des notables municipaux : le tour des autres
agents, que ce soient les sénateurs romains ou l’empereur,
viendra plus tard.

1. Le don dans la société romaine :


un peu d’histoire narrative

Les conduites de don.


On sait quelle était l’importance du don dans la société
romaine1 ; elle était aussi grande que dans les sociétés à potlatch,
dans celles à œuvres pies et charitables, ou dans celles
à fiscalité redistributrice et à aide au Tiers Monde : pain et
cirque, étrennes, « cadeaux » de l’empereur à ses fonctionnaires,
bakchich élevé à la hauteur d’une institution (s’il était vu avec
les yeux d’un voyageur européen du XIXe ou du XXe siècle,
l’Empire romain passerait pour le triomphe de la corruption,
comme les empires turc ou chinois), banquets où l’on invite
toute la ville, testaments où l’on couche ses vieux domestiques,
ses amis et l’empereur… C’est une masse indigeste de conduites
hétéroclites (les cadeaux aux fonctionnaires et les bakchichs
sont une sorte de traitement), qui relèvent des mobiles les plus
différents : arrivisme, paternalisme, style monarchique, corrup-
16 Le Pain et le Cirque
tion, consommation ostentatoire, patriotisme local, goût de riva-
liser, désir de tenir son rang, docilité à l’opinion publique, peur
du charivari, munificence, foi en des idéaux.
Toutes les classes de la population bénéficient de dons. Les
pauvres en reçoivent par charité, ou comme clients, ou à titre de
libres citoyens, et les esclaves, par philanthropie ou pater-
nalisme. Les paysans, métayers des riches, se voient remettre
leurs arriérés de redevances (reliqua colonorum) tant qu’ils ne
quittent pas leur maître, ce qui était pour les propriétaires un
moyen de tenir les colons sous leur dépendance ; les avocats,
tant que leur vocation ne fut pas reconnue pour une profession
et qu’il leur fut interdit de se faire payer, recevaient des cadeaux
de leurs clients à titre d’honoraires. Les riches font circuler
leurs biens entre eux et donnent d’autant plus généreusement
qu’ils donnent à des riches. Les corps constitués reçoivent
également des dons ; depuis le début de l’Empire, donner à
l’État romain est un privilège réservé aux seuls empereurs ;
en revanche les cités et les villes municipales reçoivent des dons
de la noblesse d’État (ou ordre sénatorial), de la noblesse régio-
nale (ou ordre équestre), des notables qui forment la noblesse
municipale (ou ordre des décurions) et des riches affranchis. Il
est vrai que les notables ont le privilège de gouverner les
mêmes cités qu’ils comblent de leurs dons ; mais leur intérêt de
classe ne saurait expliquer pareillement qu’ils donnent non
moins généreusement aux « collèges » professionnels ou cul-
tuels, aux associations privées de toute espèce où la plèbe venait
chercher de la chaleur humaine. Les provinces de l’Empire
reçoivent également des dons, d’une certaine manière ; elles
étaient le cadre d’associations cultuelles de cités (ce sont les
« assemblées provinciales » ou ce qu’on appelait ainsi) qui se
réunissaient pour célébrer des fêtes publiques et y rendre à
l’empereur le culte monarchique obligé ; les grands notables qui
président ces associations se ruinent pour embellir la fête ou
pour offrir à la province un temple du culte impérial ou un
amphithéâtre.
Le don avait une importance quantitative considérable ; il
ne se réduisait pas à un petit cadeau ou à une aumône, à une
médication symbolique ou à un geste moral. Des édifices aussi
caractéristiques du génie romain que les amphithéâtres sont
encore, de nos jours, la trace matérielle de l’importance du don ;
tous, ou presque, ont été en effet offerts en cadeau par des
Les agents et les conduites 17
nobles ou des notables municipaux ou provinciaux. Le don n’é-
tait pas non plus une conduite de milliardaires ou de mécènes que
leur richesse ou leur idéalisme place à part ; il n’était pas réservé
à un Hérode Atticus et à ceux qui étaient aussi riches que lui.
Même les pauvres donnent, serait-ce à titre symbolique ; car,
comme dans mainte société « archaïque », les cadeaux sont un
rite ; par exemple, les métayers, outre leur redevance, apportent
solennellement à leur maître quelques produits de la métairie3,
pour signifier qu’ils dépendent de lui et que la terre qu’ils culti-
vent ne leur appartient pas. Chacun des ordres de la société a le
droit de faire certains dons ; les riches affranchis des villes muni-
cipales sont réunis dans le collège des sévirs augustaux pour
financer de leur bourse le culte monarchique municipal ; parfois
aussi l’un d’entre eux reçoit, à titre particulier, l’autorisation
d’offrir à tous ses concitoyens, hommes libres compris, un spec-
tacle de gladiateurs.

Le don comme valeur.


Les hommes libres et riches qui peuplent les différents ordres
de la noblesse, sénateurs, chevaliers et décurions, sont naturel-
lement tenus de donner plus que les autres ; non seulement
parce qu’ils en ont les moyens, mais parce que leur qualité
d’hommes qui sont pleinement hommes leur fait un devoir
d’être sensibles à tous les idéaux humains : ils se considèrent
comme le type de l’humanité ; cette idéologie n’est qu’une
variante de celle par laquelle on se considère comme d’une
extraction supérieure à la moyenne de l’humanité et elle crée
des devoirs d’état, autant que le fera la noblesse de sang. Qu’il
soit sénateur ou simple décurion (nous dirions : conseiller
municipal), un notable romain se doit de donner au peuple des
spectacles splendides dans l’arène, au Cirque ou au théâtre, s’il
devient magistrat à Rome ou dans sa cité. Il se montre géné-
reux envers ses affranchis et ses clients ; il met sa bourse et son
influence au service de sa cité ou même de sa province (tandis
que, de son côté, l’empereur exerce le même patronat sur la
ville de Rome). Il couche ses amis sur son testament, il pro-
tège les arts et les lettres. Enfin, il rend individuellement ser-
vice, en mille occasions, aux plébéiens de sa cité : ce patronat
en faveur « de tous et de chacun », comme disent les inscrip-
tions latines, est mal connu dans le détail, mais les inscriptions
18 Le Pain et le Cirque
y font des allusions fréquentes, encore que trop vagues à notre
goût.
La fréquence et la variété du don et, plus largement, du bien-
fait apparaît dans les textes philosophiques comme une donnée
qui va de soi ; qu’ils traitent des vertus de générosité ou des
beneficia, ils nous présentent involontairement le tableau d’une
société où les libres rapports de don et de bienfaisance tiennent
la place qu’occupent dans la nôtre le marché économique et la
réglementation (cette dernière serait-elle protectrice et bien-
faisante). Puisque ce livre parlera aussi bien de l’évergétisme
hellénistique que de l’évergétisme romain qui en est la suite
et l’imitation, je prendrai pour exemple un texte du début de
l’époque hellénistique, l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Au
commencement du livre IV, Aristote traite des deux vertus rela-
tives à l’argent, à savoir l’art de le donner et de le recevoir, la
libéralité, et cette libéralité plus splendide qu’est la magnifi-
cence. Il en traite plus longuement que nous ne ferions ; nous ne
détaillerions pas tant, par exemple, la différence entre le vrai
libéral et ceux qui pèchent par excès, prodigues ou individus à
la fois avares et cupides qui tiennent trop à leur argent : « Le
prodigue peut être tenu pour bien préférable à celui qui tient
trop à ses sous, car l’âge et la pauvreté pourront l’améliorer et le
faire revenir au milieu juste qu’est la libéralité ; il a déjà, en
effet, des parties de libéralité : il sait donner plutôt que recevoir,
quoique sans le faire convenablement et utilement. Mais si
l’habitude ou quelque autre raison font qu’il change, il pourra
devenir libéral ; il donnera alors à qui il faut donner, il recevra
de qui il est convenable de recevoir4. » Cette dramatique nous
est passablement étrangère ; Aristote parle de cadeaux donnés
ou reçus, là où notre préoccupation porterait plutôt sur les pro-
fits et les salaires ; nous parlerions moins de libéralité que de
justice, de charité ou de sens social. Quand la casuistique du
philosophe prend en considération les gains, ceux-ci sont les
gains honteux du joueur de dé et de l’usurier : la nôtre traiterait
plutôt du juste salaire ou du profit légitime. Le monde hellénis-
tique apparaît comme une société d’« amis » et de citoyens, non
de travailleurs qui, salariés, entrepreneurs ou fonctionnaires,
sont soumis à une réglementation universaliste et à la loi de fer
du marché des biens et du travail.
Le portrait aristotélicien du libéral est à la fois toujours vrai et
dépassé ; c’est un compossible éternel qui n’est pas, ou n’est
Les agents et les conduites 19
plus, notre réalité présente ; il évoque par contraste cet autre type
humain non moins vrai et dépassé, l’Avare (celui de Molière
encore) que les moralistes ont rencontré pendant tant de siècles
sur la route royale du cœur humain, aussi longtemps que les
entrepreneurs et managers n’ont pas succédé aux usuriers. Le
Libéral, lui, est le contraire de l’avare : il n’est pas regardant ; il
ne négligera pas sa fortune, car il en a besoin pour la mettre au
service d’autrui, mais il sera peu porté à l’accroître ; il n’aime
pas l’argent pour lui-même, mais parce qu’il peut le donner ; il
trouve qu’éplucher les comptes est de la mesquinerie. Ainsi
s’exprime l’Éthique.
Nous verrons, vers la fin de ce chapitre, que, si l’on regarde
les faits, l’opposition entre le Libéral et ce que nous appelle-
rions le bourgeois ou le puritain est plus théorique que réelle :
ce sont moins des hommes qui s’opposent, que des finalités, qui
peuvent très bien coexister dans le même homme. Il demeure
que le portrait aristotélicien du Libéral ou du Magnifique est
d’une criante vérité pour l’antiquité grecque et romaine.
Considérons, quatre siècles après Aristote, le sénateur Pline le
Jeune. Ses Lettres sont et veulent être un manuel du parfait
sénateur romain enseigné par l’exemple ; elles ne sont pas seu-
lement des témoignages autobiographiques, mais se veulent
aussi didactiques, exemplaires : ce qui donne faussement à leur
auteur l’air d’être très satisfait de lui-même. Pline nous apprend
donc qu’il a acheté pour sa vieille nourrice une terre de
100 000 sesterces. Une autre fois, il donne 300 000 sesterces à
un de ses amis et protégés, qui était comme lui originaire de
Côme : comme cet ami était déjà décurion à Côme et possédait
le cens de 100 000 sesterces, exigé pour être conseiller munici-
pal, il disposera désormais d’une fortune qui lui ouvrira l’accès
de l’ordre équestre, dont le cens était fixé à 400 000 sesterces
(comme il est à craindre que des chiffres de ce genre ne soient
que trop nombreux dans notre livre, nous nous permettrons de
donner au lecteur un conseil pratique : quand il lit : « cent mille
sesterces », qu’il imagine qu’il lisait du Balzac et qu’il a trouvé
les mots : « cinquante mille francs » : le monde romain, par le
niveau et le genre de vie5 et par la structure économique,
ressemblait beaucoup plus au monde pré-capitaliste, pré-indus-
triel, agraire et usurier que décrit La Comédie humaine, qu’au
monde du XXe siècle ; de plus, très approximativement, un
sesterce, c’est un demi-franc Balzac ; l’erreur peut être de un
20 Le Pain et le Cirque
à deux, mais non de un à dix). Outre les 300 000 sesterces
offerts à cet ami, Pline multiplie, en faveur de ses protégés,
les lettres de recommandation qui leur ouvriront l’accès de
la noblesse de service, qui servait l’empereur contre salaire.
Comme propriétaire terrien, il est non moins libéral envers ses
métayers et envers les marchands qui lui achètent ses récoltes ;
il avait vendu à ces derniers sa vendange sur pied, or le produit
en fut plus médiocre que prévu : Pline rembourse alors aux
acheteurs une partie du prix qu’ils avaient payé. Car noblesse
oblige : la générosité est vertu de seigneur ; trois siècles après
Pline, quand l’aristocratie romaine sera devenue chrétienne,
elle fondera des piae causae, affranchira ses esclaves et léguera
des biens aux pauvres dans le même esprit « de classe ». Mais
c’est surtout envers sa petite patrie de Côme que le païen Pline
se montre généreux : il offre à ses compatriotes une biblio-
thèque, subventionne une école et des institutions de bienfai-
sance ; durant les onze années que couvre sa correspondance,
il dépense près de 2 millions de sesterces pour la ville. Par son
testament, il lègue à la ville des thermes, à la plèbe de Côme
des revenus annuels pour un banquet public, à ses propres
affranchis des pensions alimentaires. On voit l’importance rela-
tive qu’ont les libéralités envers la petite patrie, la cité ; comme
l’a écrit Dill6, « il n’y a pas eu beaucoup d’époques de l’his-
toire où la fortune personnelle ait été plus généralement
considérée comme une sorte de fidéicommis, comme une pos-
session sur laquelle la communauté tout entière avait des
droits » ; c’est précisément ce qu’on appelle l’évergétisme et
c’est le sujet du présent livre. L’évergétisme, ce sont les libéra-
lités privées en faveur du public.

2. Qu’est-ce que l’évergétisme ?

Le mot d’évergétisme est un néologisme – plus encore, un


concept – dû à André Boulanger et à Henri-I. Marrou7 ; il a
été forgé d’après le libellé des décrets honorifiques hellé-
nistiques, par lesquels les cités honoraient ceux qui, par
leur argent ou leur activité publique, « faisaient du bien à la
cité » (εερετεν τν πλιν) ; un bienfait en général était une
évergésie. Aucun mot antique ne correspond parfaitement à
Les agents et les conduites 21
évergétisme ; liberalitas ne se disait pas seulement des libéralités
envers le public, cité ou « collège », mais aussi de toute libéra-
lité ; ϕιλοτιμα est aussi trop large et il insiste surtout sur les rai-
sons de l’évergétisme, sur la vertu qui l’explique : un noble
appétit de gloire et d’honneurs.

Les deux variétés d’évergétisme.


Il n’importe : si le mot manque, la chose n’en est pas moins un
champ d’étude vaste et bien défini. Après tout, le mot de reli-
gion manque aussi en latin et en grec8… L’évergétisme
est le fait que les collectivités (cités, collèges…) attendaient des
riches qu’ils contribuassent de leurs deniers aux dépenses
publiques, et que leur attente n’était pas vaine : les riches y
contribuaient spontanément ou de bon gré. Leurs dépenses en
faveur de la collectivité allaient surtout à des spectacles du
Cirque et de l’arène, plus largement à des plaisirs publics (ban-
quets), et à la construction d’édifices publics : bref, à des plaisirs
et à des constructions, à des voluptates et à des opera publica.
Tantôt les évergésies étaient offertes par les notables en dehors
de toute obligation définie (c’est ce que nous appellerons l’é-
vergétisme libre), tantôt elles étaient offertes à l’occasion de leur
élection à un « honneur » public, à une magistrature ou fonction
municipales ; dans ce deuxième cas, nous parlerons d’évergé-
tisme ob honorem ; et cet évergétisme-là était moralement ou
même légalement obligatoire.
A vrai dire, la distinction est superficielle. D’abord l’évergé-
tisme libre peut être parfois (mais non toujours, ni même sou-
vent) l’effet d’une douce violence, d’un charivari, d’une lutte
des classes latente ou larvée ; ensuite et surtout l’évergétisme
obligatoire n’est que la suite et la codification, à l’époque
romaine, de l’évergétisme libre, qui a fait son apparition dans
le monde grec tout au début de l’époque hellénistique et qui a
été ensuite imité par les notables des villes romaines. Mais,
à côté de cet évergétisme ob honorem, l’évergétisme libre a
continué à exister jusqu’à la fin de l’Antiquité ; mieux encore,
plus d’un notable, élu magistrat, ne se contentait pas toujours
de payer son dû à la collectivité, mais payait spontanément
plus que son dû et transformait ainsi son évergésie ob honorem
en une évergésie libre. Bien entendu, c’est à un libre mécénat
de cette espèce, qu’il ait été exercé à l’occasion d’un honneur
22 Le Pain et le Cirque
ou indépendamment de cette occasion, que sont dus les édifices
les plus somptueux. Dans l’évolution de l’évergétisme, la géné-
rosité spontanée a été le fait premier et est toujours restée le fait
principal. On pourrait donc tracer de l’évergétisme deux
tableaux contradictoires : sur l’un, on verrait des notables rivali-
ser de libéralité et inventer des raffinements de munificence
qu’on n’imaginerait pas ; sur l’autre, on les verrait pressés par la
plèbe ou par leurs pairs, qui ont peur de la plèbe, de donner des
plaisirs au peuple. Les deux tableaux sont vrais ; tout est affaire
de circonstances et de caractères individuels. Précisément cette
dualité est le nœud du problème.
C’est elle aussi qui explique que l’évergétisme n’ait pas
encore été étudié : il fallait d’abord inventer le concept. Il ne
reste sûrement pas beaucoup, en histoire ancienne, de sujet
pour lequel on dispose d’une documentation littéraire et épi-
graphique aussi énorme, et qui soit aussi vierge. Ce n’est pas
que tout spécialiste de l’Antiquité ne sache que l’évergétisme
existe9 : c’est plutôt que l’étude et même l’idée en était ven-
tilée entre différents secteurs et perdait son unité. Étant tantôt
une conduite spontanée, tantôt une obligation morale, tantôt
une obligation légale, l’évergétisme n’appartenait pleinement
ni aux spécialistes des institutions, ni à ceux de la civilisation
et de la vie quotidienne ; il s’émiettait en anecdotes édifiantes
(le généreux donateur) ou futiles (la folie des spectacles) ; on
l’a étudié surtout en le morcelant en thèmes récurrents : assis-
tance et charité dans le monde romain10 (c’est le sujet d’un
beau livre de H. Bolkestein). Plus encore, beaucoup de ses
aspects n’ont pas été étudiés du tout, ils sont passés entre les
mailles. Car, par malheur pour l’unité du concept, une évergé-
sie est un « fait social total » : elle est une coutume ou même
un point de droit écrit, une attitude et un phénomène de menta-
lité ; elle a une portée politico-sociale (le pain et le Cirque ne
sont-ils pas censés dépolitiser la plèbe ?), une portée dynas-
tique : les notables forment une noblesse héréditaire en fait,
sinon en droit ; les aspects économiques et fiscaux en sont évi-
dents, les aspects religieux et culturels le sont aussi : dans
l’Antiquité, tout ce qui est public est religieux, ou presque, et
les fêtes et spectacles publics, que nous rattacherions au
folklore, avaient un aspect ou un prétexte religieux. Droit, éco-
nomie, société, culture, religion, assistance sont autant de cha-
pitres entre lesquels on pourrait découper notre sujet.
Les agents et les conduites 23

La notion de biens collectifs.

Le sujet n’en a pas moins son unité. Qu’il soit sénateur de


Rome, empereur ou simple notable local, un évergète est un
homme qui aide la collectivité de sa bourse, un mécène de la
vie publique ; qu’est-ce donc qui le pousse à donner, au lieu de
garder son argent pour lui ? Plusieurs particularités rendent son
cas encore plus singulier qu’il ne paraît d’abord. Ses dons, ou
évergésies, sont faits à la collectivité et non à quelques indivi-
dus, à ses protégés, à des pauvres, ce qui suffit à le distinguer du
commun des mécènes : les évergésies sont des biens collectifs.
Un évergète ne ressemble évidemment guère à la conception
que nous nous faisons d’un fonctionnaire, et pourtant ce n’est
pas non plus un seigneur : serait-il empereur, il n’est pas le pro-
priétaire de son empire, même en paroles. Nous trouverions sus-
pect qu’un fonctionnaire fasse les frais de sa charge : il est au
service du public et son office n’est pas sa propriété ; il n’a pas
à apporter davantage que les autres contribuables, puisqu’il n’a
pas le droit de recevoir davantage en échange : l’homme et sa
fonction doivent rester stoïquement séparés. Certes, dans plus
d’une civilisation, il est arrivé qu’on laissât aux hauts fonc-
tionnaires, aux gouverneurs de province, les recettes et les
dépenses ; le gouverneur, laissé financièrement indépendant,
était un véritable seigneur. Il finançait donc sur ses recettes,
qu’il ne distinguait plus guère de sa bourse particulière, les
dépenses qu’exigeait le gouvernement de la seigneurie à
laquelle il consacrait son temps et ses ressources et qui lui
appartenait comme sa chose11. Mais la cité, la République ou
l’Empire n’a jamais été la chose des évergètes ; jamais un
magistrat grec ou romain n’a eu la libre disposition des recettes
publiques. Pourtant, non contents de ne recevoir ni traitement
ni indemnité s’ils sont magistrats (toutes les fonctions publiques
étaient exercées bénévolement, à titre gratuit, à de rares excep-
tions près, comme les procuratèles, qui précisément ne compor-
taient pas d’évergétisme), nos mécènes contribuent de leurs
deniers aux dépenses publiques : ils offrent des biens collectifs
à la place du Trésor ou offrent des biens collectifs que le Trésor
n’aurait jamais offerts. Bizarre juxtaposition du secteur public
et du secteur privé.
L’évergétisme implique donc que les décisions relatives à
24 Le Pain et le Cirque
certains biens collectifs, dont des mécènes font la dépense,
échappent à la souveraineté de l’État et sont prises par les
mécènes eux-mêmes. Or le caractère collectif des évergésies
entraîne d’importantes conséquences. On appelle biens ou ser-
vices collectifs12 les satisfactions qui, par effet d’externalité,
sont, telles la radio ou la défense nationale, à la disposition de
tous les usagers sans faire en principe l’objet d’une rivalité
entre eux : si l’on se bat pour trouver place sur les gradins d’un
amphithéâtre trop petit, c’est que l’évergète n’a pas fait tout
son devoir. Il l’aura fait, si la consommation que chaque indi-
vidu fait de ces biens n’entraîne pas de diminution de la
consommation des autres : si le banquet public est ce qu’il doit
être, il y a à manger pour tous. Le propre des biens collectifs
est que, étant offerts sans concurrence à tous ceux qui les dési-
rent, l’amélioration qu’ils apportent est la même pour tous,
quel que soit celui qui se sacrifie pour les procurer à la com-
munauté : puisqu’un spectacle de gladiateurs sera visible par
tous, mieux vaut pour chacun, s’il désire en voir un, laisser
payer les autres. Chacun a donc intérêt à laisser les autres s’im-
moler au bien public. En d’autres termes, le « marché », je
veux dire l’action d’agents économiques isolés agissant égoïs-
tement et librement, ne peut assurer les biens collectifs de
manière satisfaisante ; un optimum de Pareto ne peut pas même
être approché. Pour y parvenir, il faut, soit une coopération
loyale (par exemple l’institution d’un tour de rôle), soit une
coercition imposée par l’autorité publique ou par l’opinion, soit
le dévouement d’un mécène. On verra plus loin que l’évergé-
tisme a été imposé par l’opinion et l’autorité publique, d’une
part, mais aussi que, d’un côté, il a pour origine le dévouement
de quelques citoyens ; nous préciserons quels étaient leurs
idéaux.
Si l’évergète tel que nous l’avons défini rend des services
collectifs, n’usurpe-t-il pas là une fonction qui compète norma-
lement à l’État ? C’est une opinion : ce n’est pas une évidence.
Le nombre de fonctions publiques qui sont exercées par le
moyen de ce qu’on appelle l’État13, et la reconnaissance même
du caractère public de ces fonctions, varient d’une société à
l’autre ; il n’existe pas de service public, depuis la justice jus-
qu’à l’assurance-maladie et à la protection des arts et des
lettres, qu’un appareil d’État n’ait à l’occasion rempli ; inver-
sement, il n’est pas une seule fonction publique qui, à toute
Les agents et les conduites 25
époque de l’histoire, ait été assurée par l’État. Il est des civili-
sations où la justice est rendue par des arbitres privés ou des
vengeurs à gages et où elle n’est même pas considérée comme
un service public, mais comme l’affaire privée de la victime ou
de sa famille ; il est des groupes où la défense nationale et
la guerre de conquête sont assurées par un riche mécène. On
pourrait concevoir une société où tous les services publics
seraient assurés par différents organismes ou individus qui ne
seraient pas plus réunis en un « appareil » que les différents
métiers ne le sont dans un régime de libre entreprise ; plus
encore, on ne commence à parler d’État que lorsque des
hommes ou des organismes qui assurent plusieurs services
publics commencent à être réunis et organisés entre eux et, par
là, à faire masse. Question de taille, en somme. Supposons une
société dans laquelle les guerriers partent de temps à autre en
expédition en se donnant un chef de bande, comme feraient des
excursionnistes, et où les individus, quand ils ont entre eux
quelque contestation, se tournent spontanément vers un
vieillard qui jouit de la confiance générale, si bien qu’on solli-
cite d’ordinaire son arbitrage : on ne commencerait à parler
d’un appareil d’État que si le rôle de juge et celui de chef de
guerre étaient remplis par le même homme, qui porterait sans
doute le titre de roi.
La notion de fiscalité doit être abordée avec aussi peu de
préjugés que celle d’État. Toute société a besoin de ressources
pour financer les biens et services (gloire militaire, routes, soins
médicaux…) dont elle ne peut ou ne veut individualiser les
coûts entre les utilisateurs et dont la liste elle-même varie
considérablement dans l’histoire. Somme toute, au cours des
siècles, les groupements humains ont inventé cinq manières
principales de se procurer des ressources14. Ils peuvent exploiter
des terres, des mines ou des entreprises comme ferait un simple
particulier ; ils peuvent répartir des contributions directes ou
indirectes ; ils peuvent aussi assigner à une collectivité ou à un
individu, sans contrepartie, une prestation déterminée : c’est le
système de la liturgie (par exemple, en Égypte romaine, le
ravitaillement des troupes de passage ou l’entretien des routes
n’étaient pas répartis sur toute la population par le mécanisme
de l’impôt, mais pesaient sur les riverains de la route ou sur
certains villages qui y étaient assujettis en vertu d’un vieil
usage) ; ils peuvent imposer à des individus ou à des collecti-
26 Le Pain et le Cirque
vités une charge déterminée, en échange d’un privilège ; enfin
ils peuvent vivre du mécénat, du moins pour une part : on appel-
lera évergétisme ou mécénat un système de contributions qui
sont versées, spontanément ou du moins sans obligation for-
melle, par des personnes qui ont un intérêt quelconque, matériel
ou spirituel, à la poursuite de l’objectif que ces contributions
permettent d’atteindre. Empressons-nous d’ajouter que ce mécé-
nat ne tient pas toujours la place de l’impôt, lequel peut exister
en même temps, et qu’il ne se superpose pas non plus à l’impôt ;
car, le choix des objectifs collectifs étant confié aux mécènes
eux-mêmes, il pourra arriver que les évergésies soient davantage
conformes aux vœux des mécènes qu’à ceux de la collectivité et
que cette dernière se voie offrir du superflu quand elle manque
du nécessaire.
Pourquoi trouver étrange l’évergétisme ? L’impôt est un
système plus rationnel ou plus hautement élaboré que la litur-
gie ou le mécénat ou que l’indistinction entre le fonctionnaire
et l’homme privé : les solutions les plus pauvres sont naturelle-
ment les plus répandues ; le plus simple n’est-il pas de prendre
l’argent là où il est ? Mais les hommes d’aujourd’hui sont
loin de cette antique simplicité : l’évergétisme est difficilement
concevable dans une société industrielle, bureaucratique et uni-
versaliste (tous les hommes étant égaux devant la loi). Si, par
impossible, un milliardaire ou une très grande entreprise offrait
de régulariser à ses frais le cours d’un fleuve et d’y élever des
barrages, nous objecterions qu’un État moderne ne fonctionne
pas à coups de bonnes volontés, que ces choses se décident en
commun ; nous soupçonnerions surtout ces mécènes de noirs
desseins, nous verrions là une mainmise du grand capital sur
l’État, et ce serait vrai : quand le mécénat cesse d’être un choix
individuel (comme l’est celui des milliardaires américains) et
que, comme l’évergétisme, il est le devoir d’état de toute une
classe, c’est l’indice que la société considérée n’est plus uni-
versaliste et que les riches, comme tels, s’y voient reconnaître
une supériorité naturelle ou un droit subjectif de commander.
L’idée que les biens et services collectifs doivent être assurés
par l’État est si bien ancrée en nous que beaucoup font grise
mine aux quêtes pour la lutte anticancéreuse ; la notion
moderne de justice sociale dispense ceux qui possèdent de
donner ; s’ils donnent quand même, c’est en vertu d’un choix
individuel qui va au-delà de la justice.
Les agents et les conduites 27

Une utopie : ressusciter l’évergétisme.

Et pourtant, même dans notre société, le développement d’un


évergétisme n’est pas impensable et il peut être instructif d’en
poursuivre la pensée, serait-ce à titre de plaisanterie. Plus d’un
grave auteur n’en a pas moins cultivé le rêve de voir renaître
parmi nous un mécénat ; ainsi Marcel Mauss, dans la conclusion
de son Essai sur le don, ou Alfred Marshall, qui souhaitait que
les entrepreneurs capitalistes anglais cessassent d’être trop inté-
ressés et prissent un tour d’esprit plus chevaleresque, plus
social ; ainsi le « Marshall du Nord », Wicksell, qui, dans son
Habilitationsschrift, a montré les avantages d’un système
d’impôts à demi volontaires15. De nos jours, malgré la rationali-
sation, l’universalisme et le marché, bien des cœurs battraient
pour un nouvel évergétisme : encore faut-il préciser à quelles
conditions ils battraient ainsi.
1. Ce pourrait être d’abord, non dans la société globale, mais
dans un sous-groupe, club de football ou Rotary Club. Car,
dans un groupement qui n’est pas la nation, qui n’est pas
« autarcique » au sens d’Aristote, un mécène ne saurait usur-
per une supériorité globale ; par ses largesses, il ne se pose pas
comme étant d’une extraction supérieure aux autres citoyens ;
ses évergésies permettent d’atteindre les objectifs étroits qui
intéressent aussi les autres membres du club ; ceux-ci lui en
sont reconnaissants et, en le nommant président, ne sacrifient
rien de leurs droits d’hommes et de citoyens ; les conséquences
politiques et sociales des évergésies ne dépassent pas le cadre
étroit du club.
Dans l’Antiquité hellénistique et romaine, où le phénomène
associatif était très répandu, il s’est développé ainsi un évergé-
tisme de club qui ne tirait pas plus à conséquence que chez nous
et dont nous ne parlerons qu’incidemment.
2. Un évergétisme assez particulier pourrait se développer
aussi chez les hauts fonctionnaires. Certes, l’État est une per-
sonne morale qui ne se confond pas avec ses serviteurs ; car
l’État est une entreprise qui poursuit ses fins avec continuité : il
faut bien qu’un traité international signé par un consul oblige
aussi le consul qui lui succédera à la fin de l’année ; la même
logique est à l’origine de la personnalité morale des entreprises
capitalistes : les dépenses privées de l’entrepreneur et la caisse
28 Le Pain et le Cirque
de l’entreprise demeurent séparées ; les héritiers se succèdent et
l’entreprise demeure. Mais, si l’on pousse cette logique jusqu’au
bout, ne se retournera-t-elle pas contre les fins qu’elle poursuit ?
Pour être fonctionnaire, on n’en est pas moins homme ; aura-
t-on le cœur à être un bon serviteur de l’État si l’on ne sent pas
que, symboliquement au moins, on est soi-même un peu l’État ?
Certes, le bon fonctionnaire ne fera pas des dons en espèces au
Trésor public : nos institutions financières y sont peu propres
et les dépenses gigantesques des États modernes ne sont plus
à l’échelle des ressources privées ; le cadeau symbolique de
notre fonctionnaire se perdrait comme une goutte d’eau dans
l’océan ; mais notre fonctionnaire a une issue, non moins sym-
bolique, mais plus voyante : il fera des heures supplémentaires,
il restera à son bureau après la fermeture du ministère. Tant
et si bien que des instructions ministérielles deviendront un
jour nécessaires pour stigmatiser ce « snobisme des heures
supplémentaires ».
Ce qui suffit à nous faire pressentir trois choses. Primo, la
politique n’est pas un métier comme les autres et les relations
entre l’homme public et l’homme privé ne sont pas simples ;
secundo, quand des relations sont compliquées, il arrive qu’on
recoure, pour résoudre les tensions, à des gestes qui sont sym-
boliques ; tertio, on ne s’aviserait pas de prétendre que le fonc-
tionnaire reste à son bureau après six heures du soir pour
dépolitiser le peuple français ou pour compenser le fait qu’il
dépouille ce peuple du droit de s’administrer lui-même. Nous
nous souviendrons de ces trois points quand nous étudierons
l’évergétisme ob honorem.
3.Un évergétisme pourrait-il en revanche se développer chez
nous comme conformisme de classe dans la société globale, et
non comme simple bienfaisance individuelle ? Faisons un peu de
sociologie-fiction : nous en tirerons des leçons utiles pour
l’étude de l’évergétisme libre.
Il existe de nos jours, en Provence, une bourgade de vingt
mille habitants qui est célèbre par son théâtre antique. La mai-
rie, avec plus de trois cents employés, est la plus grosse entre-
prise de la commune ; il ne manque jamais de volontaires (qui
ont des loisirs, mais pas nécessairement les plus gros revenus)
pour exercer presque gratuitement les fonctions de maire ou
d’adjoint, tout simplement parce que cela les intéresse. Il y a
moins d’un siècle, un notable local, lettré et mécène, a mangé
Les agents et les conduites 29
sa fortune à organiser des représentations publiques dans les
ruines du théâtre ; de nos jours, le déficit du festival du théâtre
antique est comblé par le budget communal. Supposons qu’on
tente dans cette ville une expérience d’impôt à demi volon-
taire, selon Wicksell : le montant authentique des revenus de
chacun serait affiché publiquement et chacun, au vu et au su
de tous, se taxerait librement pour la somme qu’il estime
juste ; un évergétisme pourrait-il ressusciter grâce à cette ruse
infernale ?
Distinguo. Ou bien le produit de cet impôt semi-volontaire est
destiné, non à la cité elle-même, mais au Trésor de l’État
français : en ce cas, après quelques vagues scrupules, tout le
monde se trouverait d’accord pour ne verser qu’une somme
symbolique (de même, les évergètes antiques, qui se ruinaient
pour leur cité, répugnaient à payer l’impôt d’Empire, pourtant
plus léger). Ou bien le produit de l’impôt servira exclusivement
à des besoins communaux. Mais quels besoins ? Ce peuvent être
des besoins sociaux, voirie, crèches, subventions, etc. ; ce peut
être aussi le festival lui-même.
S’il s’agit de besoins sociaux, il se passera deux choses.
D’abord la moitié de la ville se brouillera avec l’autre et, dans
cette bourgade qui est conforme aux vœux des philosophes
grecs et des cités du Moyen Age italien, car tout le monde s’y
connaît de vue, des charivaris, brimades et toute une guérilla
sociale se produiront pour contraindre ceux qui paient trop
peu. Nous n’aurons pas du mécénat, mais de la lutte des
classes ; pas de l’évergétisme, mais de la redistribution des
revenus. Et personne n’aura de reconnaissance envers les gros
contribuables, car, là où il y a contrainte, il n’y a pas gratuité :
le peuple les forcera à payer au nom de la justice et non de la
charité. L’évergétisme antique était mécénat, et non redistri-
bution ; tout au plus la redistribution prenait-elle parfois les
apparences du mécénat. Elle les prendrait aussi, dans notre
bourgade, si quelques gros contribuables se mettaient à raison-
ner ainsi : « Je veux bien payer, puisqu’il le faut, mais je ne
veux pas que mon argent soit à la disposition des gens de la
mairie, qui en feront ce qu’ils voudront ; je ne veux pas non
plus qu’il aille se perdre anonymement dans la masse. Je
préfère verser directement une somme à la caisse des écoles :
au moins, je saurai à quoi sert mon argent et on m’en aura
quelque reconnaissance. »
30 Le Pain et le Cirque
Mais si l’impôt volontaire est destiné exclusivement au fes-
tival ? La ville est fière et joyeuse de cette fête annuelle (elle
en paie le déficit, alors que le festival ne rapporte pas grand-
chose au commerce local) ; mais les habitants n’iraient sans
doute pas jusqu’à la lutte des classes pour le théâtre antique. Il
ne reste donc que deux espoirs : le mécénat d’un individu ou
un conformisme de classe. Mais comment ce conformisme s’é-
tablirait-il si la grande majorité des individus qui composent la
classe en question n’avaient chacun (que ce soit à titre indivi-
duel ou comme membre d’une entité collective) les mêmes
motifs d’accepter de se conformer ? Il faut donc qu’ils aient
des motivations de classe, qui peuvent du reste être très variées
et aller du plus machiavélique des calculs au plus inutile ou
inopportun des snobismes. Le mécénat distinguera la classe
comme telle, ne serait-ce qu’à ses propres yeux, et ses
membres auront quelque intérêt, serait-il de vanité, à remplir
leur ruineux devoir d’état. La société cessera d’être universa-
liste et la classe élevée aura des devoirs et des droits qui ne
sont pas ceux de tous.
Sans doute alors se produira-t-il une évolution inattendue : la
société sera coupée en deux camps, les notables et le peuple, et il
sera admis que le peuple ne paiera rien du tout, tandis que les
notables feront tous les frais du festival ; la discontinuité rem-
placera le continu. Car, quand le montant d’une contribution ne
se calcule plus administrativement, au centime près, mais s’es-
time selon la loi du cœur, il est plus simple et affectivement
moins frustrant de raisonner selon le tout ou rien plutôt que
selon le plus ou moins ; aussi les sociétés peu rationalisées ont-
elles un goût marqué pour les organisations segmentées, les
ordres, les liturgies.
Concluons. Le paradoxe de l’évergétisme est qu’il s’est im-
posé à toute une classe, alors qu’il n’était pas obligatoire ; des
différentes formes de contrainte sociale (la violence, la loi, le
marché, le commandement personnel, la pression informelle de
l’opinion publique), l’évergétisme, pendant la majeure partie de
son histoire, n’a subi que la dernière. Il n’est pas non plus redis-
tribution opérée sous la pression de la lutte des classes
ou destinée à prévenir cette lutte ; les sociétés anciennes ont
connu une pareille redistribution (nous en parlerons), mais
l’évergétisme ne se confond avec elle que marginalement.
L’évergétisme a une autre singularité : il est civique et non reli-
Les agents et les conduites 31
gieux, alors que, tout au long de leur histoire, c’est plus souvent
en faveur de leurs dieux que les hommes ont fait preuve de
quelque facilité à donner. Enfin, on ne saurait non plus le mettre
au crédit de je ne sais quelle mentalité primitive et y voir du pot-
latch gréco-romain : l’évergétisme fait son apparition au
IIIe siècle avant notre ère, c’est-à-dire à une des époques les plus
éclairées de l’histoire universelle, où la notion d’État, de cité,
était parfaitement élaborée. Qu’est-ce donc qui poussait les
évergètes à donner ? Était-ce une valeur, une vertu, voire un tra-
vers très humain, la vanité ou la magnificence ?

3. La magnificence

La question ethnographique.
Il n’est pas sans exemple, à travers l’histoire, que les dons à
la collectivité soient élevés à la hauteur d’un système. De nos
jours, au Mexique et dans les Andes, le système des cargos16 a
ressuscité un évergétisme. Dans les villages de ces contrées,
les fêtes liturgiques de la Vierge et des saints sont célébrées
avec un éclat exceptionnel par les pauvres paysans et elles
absorbent, dit-on, un bon tiers de leur activité. Dans chaque
village, le financement de ces fêtes coûteuses est assuré par un
système d’institutions assez complexe ; chaque année, la col-
lectivité ou plutôt les autorités du village désignent un certain
nombre d’individus qui reçoivent des titres honorifiques
(mayordomo ou capitán), à charge pour eux d’assumer la
dépense d’une de ces fêtes ; ces charges ou cargos sont
ordonnées en un cursus et les plus honorifiques entraînent,
sinon la ruine, du moins l’appauvrissement durable du digni-
taire, qui hypothéquera ses terres ou mènera pendant quelques
années la vie d’ouvrier migrant : les dépenses des cargos sont
une des raisons qui poussent les paysans à quitter leur village
pour aller sur la côte du Pacifique travailler dans les mines ou
les chantiers publics. A vrai dire, un détail capital échappe au
profane que je suis : le système est-il une espèce de tontine où
chaque villageois se ruine à tour de rôle pour les autres, si bien
qu’à la fin personne n’est gagnant ni perdant, ou bien est-ce une
élite de paysans riches, privilégiée en pouvoir ou en prestige,
32 Le Pain et le Cirque
qui s’immole au reste du village ? On nous dit, en tout cas,
que, si le dignitaire désigné n’acceptait pas la charge que la
collectivité lui impose, il serait « en butte à de sévères cri-
tiques et s’attirerait le blâme d’une opinion publique impi-
toyable ; il est en effet honteux de n’avoir pas rempli au moins
une fois dans sa vie une charge religieuse ». Outre cette sanc-
tion morale, les fonctions publiques seraient définitivement
fermées au récalcitrant : personne ne peut briguer les fonc-
tions d’alcade ou de fiscal s’il n’a été mayordomo ou capitán ;
« dans ces petites sociétés rurales, comme dans la Rome
antique, c’est en se ruinant qu’on accède au pouvoir et il en
résulte que les chefs du village se recrutent parmi les individus
les plus fortunés ». De leur côté, les autorités civiles sont sou-
mises à d’autres obligations liturgiques, mais moins ruineuses,
comme d’inviter leurs collègues et les dignitaires religieux à
un banquet lors de la fête d’un saint déterminé. Mais, pour les
cargos, les prestations sont beaucoup plus lourdes : faire dire
des messes, décorer l’église et l’autel du saint, fournir les vic-
times du sacrifice (ces régions pratiquent un curieux mélange
de christianisme et de paganisme) et, avant tout, faire festoyer
tous les villageois en leur fournissant l’alcool et la coca ;
comme dans les liesses populaires de l’Antiquité, le sacrifice
vaut surtout par le festin qui le suit. Tel est le principe ; dans
le détail, les choses sont moins logiques et certaines charges
sont revêtues d’un prestige traditionnel qui est bien supérieur
au coût modéré des dépenses qu’elles exigent. Il règne enfin,
entre les dignitaires, une rivalité qui se traduit par des efforts
pour s’éclipser mutuellement, pour se surpasser en largesses :
« la vanité est en effet le point faible du caractère indien ».
Pression de l’opinion, vanité, les deux phénomènes se corres-
pondant comme font l’extérieur et l’intérieur, telle serait l’ex-
plication de l’évergétisme andin.
Mais comment le système tient-il ? Comment ne pas se poser
une question que se posait Malinowski17 quand il décrivait la
circulation des dons chez ses chers Trobriandais ? « Quelles
sont les forces légales, sociales ou psychologiques qui pous-
sent un homme à se dépouiller spontanément et libéralement
d’une partie de son avoir ? » L’explication de Malinowski
était la même : « Nous répondrons (et à beaucoup de lecteurs
cette réponse paraîtra bizarre et peu croyable) que c’est la
coutume tribale et la vanité personnelle. Il n’existe pas de
Les agents et les conduites 33
châtiment pour ceux qui se soustraient à leur devoir ; mais ceux
qui négligent de s’en acquitter déchoient dans l’estime
publique et sont accablés sous le poids du mépris général. » En
elle-même la réponse semble convaincante. Il est clair, en effet,
que si je ne vais pas assassiner mon voisin dont la télévision
m’incommode ou si les armées de 1916 ont tenu autour de Ver-
dun, ce n’est pas directement par peur du gendarme ou du
conseil de guerre, qui auraient trop à faire si le sens moral
n’intériorisait les interdits et ne suffisait généralement à
maintenir les gens dans le droit chemin. Ce sens moral peut
apparaître sous les espèces d’une peur villageoise du qu’en-
dira-t-on : c’est une question de sociologie de la vie morale. Il
peut aussi se manifester sous l’aspect de cette pudeur dont
parle Alain à propos de Verdun : « Les hommes retournaient
au danger par cette idée si puissante qu’il n’est point juste de
laisser à d’autres, qu’ils soient libres ou forcés, le poids des
plus lourds devoirs. » Sans doute ; mais, si ces hommes
n’avaient été pénétrés chacun du devoir patriotique, se seraient-
ils sentis tenus ainsi envers leurs camarades ? Ne pouvaient-ils
aussi bien se mettre tacitement d’accord pour se dérober au
devoir ? Alain écrit d’ailleurs que la bourgeoisie française don-
nait volontiers son sang à la patrie, mais non pas son argent ;
pourquoi les Romains se sentaient-ils donc tenus de sacrifier
leur argent par devoir envers le public, alors que les Français
ne sentent rien de tel et n’hésitent pas à frauder le fisc en reje-
tant la charge fiscale sur leur prochain ? Bref, la pression de
l’opinion, la honte devant le prochain, n’explique rien : ce res-
sort ne fonctionne que si l’individu est pénétré d’un devoir. Et
reste aussi à savoir pourquoi l’individu fait vanité de tel devoir
à certaines époques et d’autres devoirs en d’autres temps ; l’or-
gueil et le sens moral ont toujours existé, le poids de l’opinion
également ; mais pourquoi ont-ils eu quelquefois des éver-
gésies pour objet ?

Aristote : le concept de magnificence.


A cette question, Aristote a donné une réponse célèbre :
l’évergétisme serait la manifestation d’une « vertu éthique »,
d’une qualité du caractère, la magnificence ; on peut affirmer, en
effet, que l’analyse de la magnificence dans l’Éthique à
Nicomaque n’est pas autre chose qu’une analyse de ce que
34 Le Pain et le Cirque
nous appelons aujourd’hui évergétisme : « dans toute son étude
sur la magnificence, Aristote a constamment en vue les
liturgies » et le système des évergésies, qui existait à l’état nais-
sant dans les décennies où le philosophe enseignait18. On ne sau-
rait s’étonner du contenu daté de sa doctrine morale : la
description des qualités du caractère, aux livres III et IV de
l’Éthique, est tout entière une « galerie de portraits, la descrip-
tion d’une série de personnages érigés en types par le langage
commun ». Une sorte de « méthode des variations eidétiques
permet de déterminer empiriquement le contenu d’un noyau
sémantique », le point de départ étant « un usage linguistique,
considéré comme un mode de manifestation des choses elles-
mêmes19 » ; Aristote fait de l’histoire des mots, ou du moins part
des mots, ou de certains mots, pour dégager et préciser, serait-ce
conventionnellement, certaines attitudes. Sous le nom de magni-
ficence, l’évergétisme sera expliqué par la vertu ainsi désignée.
L’explication peut paraître séduisante, parce qu’elle est en même
temps historique : on explique les Grecs par une valeur grecque
et humaine à la fois. La magnificence sera à la fois une disposi-
tion anthropologique qui est universelle (les Grecs étaient
évergètes parce qu’en général les hommes le sont) et un trait de
caractère conforme au génie national hellénique : nous recon-
naissons bien là le génie grec, les Grecs étaient bien comme
cela. On peut ainsi respecter à la fois les textes et l’homme éter-
nel. Du mot de magnificence, nous passerons aux valeurs : les
Grecs attachaient un prix considérable à la valeur de magnifi-
cence, ce qui suffit à expliquer bien des particularités de leur
civilisation ; cette valeur les attirait tous, car elle faisait partie de
leur caractère national, si bien qu’on la voit se manifester dans
des occasions pourtant bien différentes et chez des individus ou
des groupes pourtant très divers. On voit combien la magnifi-
cence aristotélicienne est équivoque : valeur historique ou trait
anthropologique ? Qualité d’une élite d’individus ou tendance
collective ? Les Grecs seuls, et tous les Grecs, étaient-ils dis-
posés à la magnificence ?
Commençons par le commencement. Sous le nom de magni-
ficence ou megaloprepeia, l’usage commun désignait les moti-
vations qui faisaient agir les liturges d’Athènes classique, ces
ancêtres de nos évergètes ; tous les exemples qu’Aristote donne
de cette vertu en sont la preuve, ainsi que la définition même
de cette vertu ; car ses objets seuls, qui sont des biens collec-
Les agents et les conduites 35
tifs, la distinguent aux yeux du philosophe d’une autre qualité
qui en paraît bien proche, la libéralité.
Il faut savoir qu’au début du livre IV Aristote analyse deux
vertus relatives à l’art de dépenser et de recevoir comme il
convient, la libéralité et la magnificence20. Quelle différence les
sépare ? Elle est conceptuellement faible : « à la différence
de la libéralité, la magnificence ne s’étend pas à toutes les
actions qui ont l’argent pour objet, mais seulement à celles qui
concernent la dépense et, dans ce domaine, elle surpasse la libé-
ralité en grandeur21 » ; ainsi la magnificence dépense plus que
la simple libéralité et elle est le seul art de donner, alors que la
libéralité consiste aussi à savoir recevoir dignement des
cadeaux. En fait, comme les exemples d’Aristote le montrent,
la différence est moins philosophique qu’historique : la magni-
ficence est la variété de libéralité qui se rapporte aux dons à la
collectivité ; le magnifique lui-même est un type social : c’est
un riche notable.
Ses magnificences sont d’abord des liturgies (le philosophe
cite la triérarchie, la chorégie, l’archithéorie). Le magnifique
« fait aussi de grandes dépenses privées », de celles « qu’on ne
fait qu’une fois, par exemple pour un mariage » : nous repar-
lerons de ces cérémonies privées, mariages ou funérailles, où
toute la ville était invitée. Le magnifique a aussi le geste large
« pour ce qui intéresse la cité tout entière ou les personnes de
rang élevé, ou encore la réception ou le départ d’hôtes étran-
gers » : son salon, dirions-nous, est un salon diplomatique et
politique et lui-même est un homme public. Le caractère col-
lectif de ses largesses est relevé : les dépenses magnifiques
« seront celles qui concernent les dieux, comme les consécra-
tions d’offrandes (anathèmata), les sacrifices ou les édifices »
(il faut savoir qu’à cette époque les édifices, même profanes,
que des individus offraient à leur cité étaient verbalement
consacrés « aux dieux et à la ville ») ; sont non moins magni-
fiques les largesses « qu’on met son point d’honneur à faire
pour la collectivité, telles que chorégies brillantes, triérarchies,
festins civiques ». En un mot, « le magnifique ne dépense pas
pour lui-même, mais dans l’intérêt de tous, et ses dons ont
quelque ressemblance avec les offrandes consacrées aux
dieux » ; comprenons qu’il donne sans recevoir de cadeaux en
échange : il consacre sa fortune à des valeurs supérieures,
civiques ou religieuses, et il ne fait pas entrer ses largesses
36 Le Pain et le Cirque
dans le système d’échange de bons offices qui caractérise la
vertu plus modeste de libéralité.
Le magnifique est un notable ; il est riche et occupe une
place élevée dans l’estime générale. « Un homme pauvre ne
saurait être magnifique, car il ne possède pas les moyens de
faire de grandes dépenses de la bonne manière ; toute tenta-
tive en ce sens serait une erreur de jugement de sa part, car il
dépenserait au-delà de ce qu’on attend de lui et de ce à quoi il
est tenu, alors qu’un acte est vertueux quand il est fait comme
il doit l’être. Les dépenses magnifiques ne conviennent qu’à
ceux qui en ont les moyens, que ceux-ci leur viennent de leurs
ancêtres, de leur propre travail ou de leurs proches ; elles
conviennent aussi aux personnes de haute naissance, aux gens
célèbres, etc., bref à tout ce qui possède distinction et gran-
deur. »
Seize siècles plus tard, saint Thomas se heurtera aux deux
difficultés de la doctrine aristotélicienne, son contenu trop his-
torique et le caractère « de classe » de la vertu. Les liturgies
athéniennes étaient bien loin : le Docteur devra donc tenter de
définir formellement la magnificence. Il en fera une variété
de magnanimité, c’est-à-dire de fierté (qualité que le saint
couvre d’éloges hyperboliques)22 : « le magnifique montre sa
fierté dans un édifice, une fête, une œuvre quelconque, car la
magnanimité est une fierté qui se rapporte, non à l’agir, mais
au faire ; elle ne consiste pas à se conduire courageusement,
par exemple, mais s’extériorise dans un produit. La fierté suffit
à expliquer le caractère collectif des dépenses magnifiques :
l’homme fier veut faire grand, mais tout ce qui est individuel
est petit en comparaison du culte divin ou des affaires pu-
bliques ; le magnifique ne songe pas à lui-même ; non parce
qu’il dédaigne son bien propre, mais parce qu’il n’y a pas là
quelque chose de grand ». L’évergétisme sera donc une fierté
qui fait faire des œuvres collectives ; cette fierté a matérielle-
ment un caractère de classe dont saint Thomas essaie de se
consoler d’une façon très aristotélicienne : « Tout libéral n’est
pas magnifique en actes, faute de moyens, mais il a l’habitus
de magnificience, sinon en acte, du moins en disposition
proche23. » Telles sont ces pages admirables (la doctrine de la
vertu de force est une des plus belles parties de la Somme
théologique) ; comme l’écrit Gilson, la megaloprepeia grecque,
sans se renier, est prête à devenir la vertu historique d’un roi
Les agents et les conduites 37
très chrétien ou d’un Laurent le Magnifique. La doctrine de la
magnificence est une excellente description et une non moins
bonne définition de l’évergétisme ; mais est-ce une explication
qui « tombe juste » ?
Ce n’est pas que la méthode de l’Éthique à Nicomaque soit
dépassée : de nos jours encore, l’histoire, qu’elle le sache et
veuille le savoir ou qu’elle l’ignore, tend naturellement à déga-
ger et à distinguer des invariants, des traits transhistoriques
de l’homme et des choses, que chaque contexte historique modi-
fie de manière d’ailleurs à peu près imprévisible ; sous l’évergé-
tisme il y a un ou plusieurs invariants, mais lesquels ? Est-ce la
magnificence ? Non, car c’est une notion équivoque, qui oblige à
pousser l’analyse plus loin si l’on veut lui donner un sens plus
défini. On ne voit pas, en effet, si la magnificence est un trait
anthropologique universel, si elle est seulement une vertu histo-
rique collective des Grecs ou si elle est enfin, chez les Grecs
comme chez nous, la qualité de caractère de quelques individus.
Dans la première hypothèse, la magnificence est un invariant
qu’on retrouvera, rabougri ou épanoui, sous mille modifications
historiques à travers les millénaires : tous les hommes n’en ten-
dent pas moins à être magnifiques. Dans la seconde interpréta-
tion, la doctrine grecque de la magnificence est l’autoportrait
d’une civilisation : des forces sociales rendaient les Grecs magni-
fiques. Dans la troisième, la magnificence n’est qu’une vertu qui,
comme telle, distingue les quelques individus qui en sont ornés
du reste de leurs semblables ; si l’on professe que le contexte
social antique éduquait tout le monde à pratiquer cette vertu, on
n’a pas tort, mais on soulève alors un monde de problèmes histo-
riques et sociologiques ; comment et pourquoi les Grecs étaient-
ils éduqués à cela ? comment et pourquoi se produit le
phénomène appelé éducation ou socialisation, qui fait qu’un
groupe humain ne ressemble pas à un autre ? On ne peut pas par-
ler indéfiniment de tout un peuple comme s’il était un individu
vertueux ; la loi des grands nombres interdit de faire comme si
les magnifiques étaient nombreux par le hasard des dispositions
individuelles. Ou bien la magnificence est un invariant, et alors
l’explication sociologique et historique de sa diffusion reste à
découvrir ; ou bien elle est une vertu collective ou individuelle,
et alors il faut dégager ses invariants.
38 Le Pain et le Cirque

Les choses et le voile des mots.

Il demeure qu’Aristote a pour nous l’avantage d’être un philo-


sophe : il n’étudie pas le mot de magnificence, mais une chose,
qu’il analyse et désigne conventionnellement d’un nom répandu
dont il fait un concept ; il ne poursuit pas l’étude du vocabulaire
comme on suit une carte en sachant que son tracé révèle le véri-
table relief du pays que l’on veut découvrir ; car les mots ne col-
lent pas aux choses ; il n’y a pas de voile linguistique qui
adhérerait au relief du réel, pas plus qu’il n’y a de « voile moné-
taire » qui cacherait de manière transparente la vraie réalité des
biens que la monnaie permet d’échanger ou de thésauriser. En
matière de vocabulaire comme de monnaie, le « voile » n’est pas
neutre, mais comporte des effets de distorsion. Par exemple, si
l’on s’avisait d’étudier l’évergétisme romain en suivant à la piste
le mot de liberalitas, qui y correspond grossièrement, on abouti-
rait à un résultat vague et incohérent, à de l’inflation concep-
tuelle, fatal fléau des notions mal découpées (qu’on songe, hélas,
à celle d’homo ludens…). Les Romains qualifient de libéral un
empereur quand il verse la solde de ses légionnaires, un oli-
garque qui, candidat au consulat, soudoie des électeurs qui de
toute façon auraient voté pour lui, ou un notable qui offre à sa
cité un édifice dont nul sans doute n’avait souci ; inversement
une même évergésie, par exemple un combat de gladiateurs, qui
est une libéralité, s’il en fut, peut être donnée pour des motifs
très différents selon que son éditeur est un notable municipal ou
un candidat au consulat. C’est le pourquoi de tout cela qu’il
serait intéressant de savoir et que la « valeur » de libéralité ne
nous enseigne pas : elle nous apprend seulement que l’on recon-
naissait dans tous ces gestes des gracieusetés (ou que, dans le cas
des soldes légionnaires, on feignait monarchiquement de les y
reconnaître).
Si les mots ne sont pas un voile qu’il suffirait de soulever pour
trouver les choses, c’est parce que les sociétés ne se connaissent
pas bien elles-mêmes et ne doivent pas être crues sur leur
parole ; il nous est naturel de mal conceptualiser et de ne pas
nous soucier beaucoup de le faire : nous préférons vivre et dire
du bien de nous ; et puis c’est difficile : c’est de la science ; les
sociétés comme telles ne se soucient pas de se connaître ;
il leur suffit de « se comprendre ». Les candidats consuls ne
Les agents et les conduites 39
savent pas expressément pourquoi ils paient les électeurs qui
leur sont acquis, mais ils sentent qu’il y a une bonne raison
pour cela. A l’institutrice de mon fils, je peux offrir, à la fin de
l’année scolaire, des chocolats ou un « livre d’art », mais je
sens bien qu’il ne serait pas convenable de lui offrir des fleurs,
de l’argent, un « cadeau utile » ou l’œuvre d’un écrivain que
j’admire personnellement ; quelques instants de réflexion sont
suffisants et nécessaires pour dire pourquoi il en est ainsi :
avant cette réflexion, j’appliquais donc les règles qui régissent
ces cadeaux sans avoir conscience de ces règles et de leur
pourquoi.
Ce n’est donc pas toujours la bonne méthode, pour étudier les
sociétés, que de les « comprendre », de voir par leurs yeux ; leur
conduite est parfois moins originale que les justifications
qu’elles en donnent et elle en est le plus souvent différente. On
prétend que seul l’amour permet de comprendre ; et la haine,
donc ! Avec quelle « sympathie » hyperlucide n’est-elle pas
capable de mimer intérieurement un objet qui l’obsède ! De
toute façon, il ne suffit pas de se pénétrer des phrases d’un rôle :
le plus souvent, les sociétés se trompent sur ce qu’elles font,
agissent comme à l’aveuglette ; elles ignorent leurs propres
règles du don. Seulement elles n’en agissent pas moins à coup
sûr ; elles savent très bien quels cadeaux sont convenables ou
pas.

La grammaire est-elle inconsciente ou implicite ?


Les règles du don, qu’impliquent objectivement nos
conduites, d’où l’observateur logicien les explicite, ne nous sont
pas conscientes : je n’ai pas dit qu’elles étaient inconscientes
pour autant. Il y a une infinité de choses qui sont étrangères à
notre conscience et que notre inconscient ignore aussi sûrement.
Il est à la mode de répéter que la grammaire d’une langue est
inconsciente et qu’en conséquence l’analyse de ce qu’implique
une langue ou un texte nous permet de voir comment fonctionne
l’esprit humain. Cela paraît inexact ou confus ; la grammaire
n’est pas inconsciente, mais tout au plus préconceptuelle,
comme tout ce que la réflexion parvient à ajouter à la
conscience ; quant à l’inconscient du locuteur, nous ignorons
comment il est fait, et ce qu’il contient a peu de chances de res-
sembler à une grammaire. Le problème vaut qu’on s’y arrête ;
40 Le Pain et le Cirque
les pages qui suivent doivent beaucoup à l’amitié d’Élisabeth
Ravel. Ce n’est pas du tout l’idée qu’il y a un inconscient qui fait
difficulté : elle est si obvie que même Descartes ne l’a pas entiè-
rement méconnue. La plus grande partie de notre conduite n’est
pas consciente et nous ressemblons au dormeur qui ramène les
couvertures sur lui ou dont l’esprit résout pendant la nuit un pro-
blème dont il trouvera la solution dans sa conscience au réveil ;
la plus grande partie de notre conscience elle-même est inac-
tuelle ; sa structure est un prédonné ; l’activité consciente est la
moindre partie de l’esprit, dont les tendances, le fonctionnement
et le contenu nous échappent à peu près complètement ; de saint
Thomas (qui parle de « conscience inconsciente ») à Leibniz et
Husserl, nul n’en a douté, quitte à n’en pas tirer les consé-
quences et à réduire de façon rassurante cet inconscient
à de l’implicite. Un historien ou un sociologue ne se trouvent à
l’aise dans l’étude des conduites et des mentalités que lorsqu’ils
se sont, conceptuellement ou pas, installés dans la paisible
conviction que la conscience qu’un individu ou une société ont
de leur conduite est la moindre des choses24.
Quelle existence ont donc les règles des cadeaux à l’institu-
trice, que j’applique coup par coup sans savoir les énoncer, ou
les règles d’une langue que je parle couramment sans en avoir
appris la grammaire ? Quelle réalité ont les abstractions qu’un
historien dira d’une société qui ne s’est pas pensée elle-même en
ces termes ? Répondons tout de suite : ces abstractions sont pré-
conceptuelles. Distinguons le non-thétique, le préconceptuel et
l’inconscient, et cessons de confondre ce dernier avec l’implicite
des logiciens.
1.Les règles du don sont-elles non thétiques, « allant de soi »,
selbstverständig, fraglos ? Il ne semble pas. Ce que Husserl
appelle le non-thématisé peut passer au thétique d’une minute à
l’autre et inversement ; c’est un état de conscience, ce n’est pas
une qualité attachée durablement à certaines connaissances. Par
exemple, si je vends un livre et que l’acheteur me paie en
espèces, j’accepterai son argent sans difficulté, car je « sais »
sans y penser, non thétiquement, que la monnaie renvoie à
l’existence d’autres hommes, qui sont prêts à l’accepter à leur
tour ; deux minutes après, si je me mets en quête d’un de ces
hommes, je thématiserai son existence. Mais je ne thématise
jamais la théorie des fonctions de la monnaie ni les règles
abstraites du don à l’institutrice (c’est cette dernière, qui est
Les agents et les conduites 41
fort concrète, que je thématise ou non). Bref, la conscience est
orientée vers des actions et lui subordonne chaque fois les
données accessoires : ce qui n’a rien à voir avec du préconcep-
tuel. Le tailleur, tout en sachant que son client n’est pas un
corps brut, mais un alter ego, le traite provisoirement comme
un paquet quand il prend les mesures pour un costume, quitte à
le reprendre pour un être humain quand il se demande si l’ex-
pression du client est celle d’un consommateur satisfait ; il ne
conceptualise pas pour autant qu’ « autrui est pour moi un être
dont je sais immédiatement qu’il a une conscience comme moi,
même si je ne sais pas immédiatement ce qu’il pense au
juste » : ce qui est une phrase, non de tailleur, mais de philo-
sophe.
2. L’usage d’une langue, lui, implique du préconceptuel qui,
grâce à la réflexion, peut devenir une grammaire, celle de
l’Académie française ou bien la grammaire parfaite qu’exigerait,
je crois, une machine à traduire ; il suppose par ailleurs un fonc-
tionnement inconscient : nous parlons « sans réfléchir » et sans
hésiter, comme télécommandés par quelque chose d’inconnu qui
sait s’y prendre.
Si la grammaire était de l’inconscient, l’inconscient serait bien
peu de chose. Quand un enfant dit d’instinct « un cheval » et
« des chevaux », comme il l’a entendu dire à ses parents,
le mécanisme qui lui a permis d’apprendre et d’appliquer cet
usage est inconscient et, au surplus, encore à peu près inconnu ;
quant à la règle des pluriels en al, elle, est tout au plus précon-
ceptuelle, car la conscience est en deçà de la formulation
conceptualisée de sa propre activité : elle ne trouve pas tout
de suite ses mots pour la décrire. « Tu ne peux pas offrir un Ner-
val à l’institutrice. Tu ne peux pas dire des chevals » ; (après un
instant de réflexion :) « quand un mot finit comme cheval, on dit
chevaux quand il y en a plusieurs » : voilà le stade de la gram-
maire de Panini et de l’Inde ancienne à peu près atteint. « Oui,
mais pourquoi dit-on : il va mal, ils vont mal ? » Le plus simple
est de répondre : « Tu sens bien que c’est comme cela qu’il faut
dire », car, pour aller au-delà, il faudrait conceptualiser ; il fau-
drait, avec la grammaire stoïcienne, distinguer substantif, syn-
taxe, universaux du langage.
On peut trouver bizarre que nous parlions d’une manière qui
implique objectivement des règles, sans que ces règles soient
nécessairement dans notre inconscient, ni non plus dans notre
42 Le Pain et le Cirque
conscience, tant que la réflexion grammaticale ne les a pas tirées
de l’inexistence préconceptuelle ; auparavant, ces règles ne sont
nulle part, pas même dans les marges de la conscience : elles
sont logiquement impliquées dans nos phrases, c’est tout. Et le
mal n’est pas grand ; car, si ces règles étaient seulement sub-
conscientes, si elles étaient conscientes sur le mode inconscient
(selon la représentation la plus populaire de l’inconscient), la dif-
ficulté ne serait que reculée : ces règles, à leur tour, exigeraient
pour fondement d’autres règles, et ainsi de suite ; or le fait est
qu’à un stade ou à un autre notre conscience se jette à l’eau pour
parler et agir sans autre fondement.
3. Elle est pour cela télécommandée par l’inconscient ; seule-
ment on ignore comment celui-ci fonctionne ; il peut le faire de
bien des façons et il y a peu de chances qu’il s’y prenne à la
manière d’un normalien qui fait un thème latin en appliquant les
règles de sa grammaire, voire d’une grammaire mathématique-
ment parfaite. Inconscient et implicite font deux ; l’inconscient
ne fait pas obligatoirement la même chose que ferait logique-
ment la conscience, si elle était à sa place. Pour prendre un
exemple trop anodin, mais peut-être clair, on sait que dans des
populations très primitives des bergers qui ne savent pas comp-
ter s’aperçoivent à coup sûr s’il leur manque une seule bête
dans leur troupeau, qui peut comprendre des centaines de têtes.
Serait-ce que leur inconscient sait compter pour eux ? Non, car
il peut s’y prendre autrement ; au lieu de compter les têtes, il
peut procéder par balayage et confronter chacun des présents,
tête par tête, à la liste des animaux qu’il a dans sa mémoire
inconsciente. Et c’est sûrement comme cela qu’il procède, car
j’ai le même don : je vois d’un seul coup d’œil si l’on m’a fau-
ché un livre dans ma bibliothèque ; or je ne vois pas qu’il
manque un livre sur le total, mais quel livre manque. On
retrouve là une difficulté épistémologique bien connue : un
modèle formel qui « sauve les phénomènes » est-il pour cela
conforme à une réalité ?
La confusion de l’implicite et de l’inconscient est caractéris-
tique des conceptions philosophiques de l’inconscient avant
Nietzsche et Freud ; l’inconscient était très raisonnable en ce
temps-là : on croyait, dit le onzième aphorisme du Gai Savoir,
que la conscience « est le noyau de l’homme, ce qu’il a de per-
manent, d’éternel, d’ultime, de plus originel ». Même Leibniz,
d’une certaine manière : ses « petites perceptions » sont des
Les agents et les conduites 43
petites filles modèles ; puisque notre conscience doit apercevoir
toutes les notes une à une pour que nous entendions une sym-
phonie, notre inconscient doit percevoir toutes les harmoniques,
vibration par vibration, pour que nous entendions la note
qu’elles composent. Et le plaisir de la musique vient de ce qu’in-
consciemment nous comptons et trouvons que les intervalles
sont justes. L’étude des activités et des œuvres humaines révéle-
rait alors comment fonctionne l’esprit humain.
S’il en était ainsi, il faudrait supposer qu’un automobiliste qui
double en haut de côte procède à la manière dont procéderait à
sa place une calculatrice pour pilotage automatique ; il intégre-
rait inconsciemment trois ou quatre différentielles. Et un éco-
lier qui ferait une addition aurait dans son inconscient
l’axiomatisation de l’arithmétique par Peano ou l’algèbre
comme « théorie des quatre opérations ». De toute façon, l’in-
conscient ne peut contenir de règles, à moins d’être conscient,
car les règles sont des représentations (on les pense, les dit, les
lit), et une représentation ne saurait être inconsciente ; une cal-
culatrice électrique ne se représente pas des règles, un code ni
une grammaire : elle travaille sur des traces inscrites dans son
programme. Notre inconscient travaille sur des traces, ou sur
des forces, ou sur un je ne sais quoi qui n’a de nom dans aucune
langue.
L’existence de l’inconscient est peut-être le plus formidable
obstacle que rencontrent les sciences humaines ; cet aveu fait,
contournons l’obstacle lâchement, mais ne le prenons pas au
moins pour l’implicite. Ce sont donc trois tâches différentes que
peuvent se proposer un sociologue, un ethnographe, un histo-
rien.
Des conduites ou représentations d’une société, le chercheur
peut se proposer d’abord de conceptualiser les règles ou d’aper-
cevoir les régularités ; ce qu’il dégage ainsi sera ou ne sera pas
conscient aux agents eux-mêmes, concordera ou non avec les
règles qu’ils s’imaginent suivre : il n’importe pour le propos.
Un propos différent est d’étudier les règles, codes, « valeurs »
que professent les agents eux-mêmes, d’en dégager les axiomes
implicites, etc. ; on se proposera sans doute aussi, à cette occa-
sion, de vérifier si ces valeurs correspondent bien aux conduites.
Un troisième propos est d’étudier le fonctionnement de l’es-
prit, qui est en très grande partie inconscient. Par exemple,
la psycholinguistique étudie les mécanismes psychiques de la
44 Le Pain et le Cirque
locution, qui sont inconscients et qui ne ressemblent à aucune
grammaire. Ces trois propos sont bien distincts ; les conclu-
sions scientifiques de l’observateur, les représentations que les
agents ont d’eux-mêmes et le fonctionnement de l’inconscient
sont trois choses différentes. Il n’est pas vrai que les valeurs
et doctrines soient toujours les vrais considérants qui expli-
quent les conduites, il n’est pas vrai non plus que l’analyse des
conduites ou des œuvres révèle le véritable fonctionnement de
l’esprit ; ces deux contre-vérités relèvent d’une même illusion
dualiste à laquelle nous nous heurterons encore plus d’une
fois.
Pour expliquer l’évergétisme, nous ne croirons pas les
Romains sur parole ou du moins nous ne le ferons pas systémati-
quement ; car ils étaient comme nous : tantôt ils se trompaient
sur eux-mêmes, tantôt ils ne se trompaient pas.

4. Invariants et modifications

Rapporterons-nous l’évergétisme à quelque valeur historique ?


Supposerons-nous que les Anciens étaient faits autrement que
nous et avaient le geste plus large ? « Ceci demande qu’on y
réfléchisse ; sans quoi, nous verrions des événements sans les
comprendre et, ne sentant pas bien la différence des situations,
nous croirions, en lisant l’histoire ancienne, voir d’autres
hommes que nous25. » Il nous faut donc dégager des éléments
récurrents, des thèmes, à travers les modifications qui les affec-
tent dans le contexte de chaque époque ; tout est historique en
ce sens que tout est toujours modifié et que, pour citer Foucault,
on ne trouve nulle part de thème « à l’état sauvage ».
Nous proposons, à titre provisoire, de rapporter l’évergé-
tisme à deux ou trois thèmes que nous préciserons ou du moins
que nous exemplifierons tout au long de ce livre. L’un d’eux,
que nous appellerons conventionnellement mécénat, corres-
pond en gros à l’évergétisme libre ; ce n’est pas autre chose
que la tendance qu’ont les hommes à se déployer, à actualiser
toutes leurs possibilités. Le second thème, qui correspond
plutôt à l’évergétisme ob honorem, est celui des rapports
compliqués que les hommes ont avec le métier politique. Ces
deux thèmes mis ensemble ont donné lieu à certaines explica-
Les agents et les conduites 45
tions de l’évergétisme que nous croyons erronées ou confuses,
mais qui sont célèbres ; l’une d’elles est la dépolitisation,
l’autre est l’ostentation ou conspicuous consumption : nous les
discuterons bientôt. Reste peut-être un troisième thème, le
désir d’éternité, le souci de l’au-delà, la « mémoire » ; beau-
coup d’évergésies étaient offertes en effet par testament ;
la suite de l’étude nous dira si ce thème mérite bien de garder
sa spécificité, ou si les attitudes des Anciens devant la mort ne
se réduisent pas plutôt aux deux thèmes précédents, quelque
étrange que cela puisse paraître ; pour citer Aristote26, « on
peut dire qu’il existe des biens et des maux qui sont les mêmes
pour les morts que pour les vivants, encore qu’ils ne les sentent
évidemment pas, à savoir les honneurs ou le blâme ».
Tels sont les deux ou trois « invariants » provisoires que nous
allons tenter de cerner. Certes, ces invariants n’existent jamais
« à l’état sauvage » ; l’évergétisme est la fleur rare et presque
unique d’une seule culture. Mais, si l’on n’a jamais découvert à
l’état sauvage la plante dont notre maïs est la modification, il ne
s’ensuit pas que cette plante n’existe pas. A chaque époque,
toute maladie mentale est modifiée par le milieu social qui l’ac-
cepte, la réprouve, l’aggrave, la multiplie ou la transforme ; la
maladie est une modification : elle n’en existe pas moins et n’est
pas le simple produit du contexte ; on en peut dire de même de
tous les êtres sociaux et même de tous les êtres vivants et de ce
qui se rapporte à eux : ils sont toujours modifiés, à commencer
par les organismes eux-mêmes ; il faut donc qu’en même temps
ils existent par eux-mêmes, pour que le milieu ait seulement
quelque chose à modifier.
Les valeurs dans lesquelles les individus veulent exceller
sont généralement celles que leur société met au premier plan,
ou plutôt ces valeurs elles-mêmes sont modifiées par celle-ci :
la charité n’est pas la même chose que la magnificence. Cepen-
dant, quelque excellence qu’elles cultivent avec prédilection,
toutes les sociétés sont à quelque degré sensibles à toutes les
excellences ; il a suffi, aux États-Unis, que des milliardaires se
soient vu proposer par un antiquaire habile l’exemple des
princes italiens de la Renaissance, et aussi que le fisc se montre
compréhensif, pour qu’un mécénat renaisse, nonobstant le
puritanisme. La magnificence selon Aristote n’est plus la vertu
historique de notre civilisation ; cela ne nous empêche pas,
quand nous lisons son Éthique, de comprendre cette valeur à
46 Le Pain et le Cirque
partir des nôtres, au prix d’un léger effort de transposition, et de
la tenir pour louable ; nous pouvons aussi distinguer cette vertu
de ses imitations : la magnificence et la consommation ostenta-
toire sont deux.
Mais pratiquement l’idée d’une nature humaine demeure aussi
insaisissable qu’elle est inutilisable ; il n’est pas plus coûteux
qu’utile d’en affirmer l’existence, puisque personne n’a jamais
pu donner à cette nature un contenu déterminé ; on ne parvient
pas à fixer avec certitude les limites de ce qui est historiquement
possible et, à l’épreuve, on trouve ordinairement ces limites plus
larges qu’on n’avait cru. Dès lors, comment écrire l’histoire ?
Par la méthode des approximations ; je n’irais pas jusqu’à jurer
que la notion de mécénat ou celle de distance sociale sont des
acquis définitifs de l’anthropologie, mais il m’a semblé, à
l’épreuve des faits, que ces notions étaient un progrès sur celles
de consommation ostentatoire, de redistribution ou d’intérêt de
classe.
On le sait bien : il n’est pas de science des choses humaines,
exception faite de quelques domaines privilégiés, tels que l’éco-
nomie ou la politique (plus exactement, la théorie de l’organisa-
tion), où l’on tient un point fixe qui permet de dérouler le fil des
raisonnements ; à partir de la rareté des biens et de la pluralité
des consciences on peut déduire, sinon des lois, du moins des
normes rationnelles auxquelles il est loisible de confronter la
conduite effective des hommes. En dehors de cela, c’est une
matière ondoyante que l’homme et nous ne savons pas encore
porter sur lui des jugements fixes.
Dès lors, si l’histoire veut pourtant s’élever au-dessus de ce
constat et faire mieux que de la narration, il lui faut faire
comme le droit romain ou le droit anglais, par opposition à la
méthode déductive de nos civilistes : ne pas déduire ses juge-
ments à partir d’un code, ne pas partir d’une « grande
théorie », mais procéder par voie de différenciation plutôt que
de déduction, confronter des cas concrets qui paraissent voi-
sins pour élaborer une jurisprudence et une topique ; en visant,
dans un horizon qui recule toujours, un savoir systématique
qui n’est jamais atteint. La conceptualisation historique ou
sociologique définira donc des invariants toujours provisoires,
jamais systématiques, jamais détachés des cas concrets à partir
desquels ils ont été élaborés ; les classifications seront sans
cesse remises en question, ainsi que les règles, et la définition
Les agents et les conduites 47
vaudra toujours moins que le défini, car, comme on le lit au
Digeste, « toute définition est dangereuse et se prête à être
réfutée » ; si bien que « le droit ne doit pas être tiré de la règle,
mais bien la règle du droit » 27. Cette méthode qui tâtonne et
différencie permettra d’écrire l’histoire avec des concepts, bien
que, dans l’histoire, nous ne trouvions pas de thèmes à l’état
sauvage, mais seulement des modifications. Il n’est pas de
bons concepts historiques, mais il en est qui sont moins mau-
vais que d’autres : il n’en faut pas plus pour l’analyse, puisque
l’analyse remonte indéfiniment vers des éléments premiers au
lieu d’en descendre. La supériorité de l’analyse sur la synthèse
est qu’elle tend à l’atténuation indéfinie des erreurs par
approximations successives ; alors que la synthèse tend à leur
aggravation, à moins qu’un miracle fasse que l’auteur d’une
« grande théorie » tombe du premier coup sur l’ultime vérité
de l’homme et de la société.

5. Évergétisme et charité chrétienne

Un des avantages de l’analyse est de couper court aux


fausses continuités historiques. « Essai sur le don », échange
et structuralisme, gaspillage de prestige, part du mort (Toten-
teil) et « part maudite » : comment l’évergétisme ne ferait-il
pas penser vaguement à tout cela ? Une même force mysté-
rieuse pousse-t-elle les sociétés à gaspiller ou à donner leur
surplus ? Potlatch, évergésies et œuvres pieuses et charitables
sont-ils les modifications d’une même espèce, la redistribu-
tion ? Quiconque voit d’avion une ville de l’âge baroque et les
ruines d’une cité romaine, que seize siècles séparent, est tenté
de le croire ; dans la ville baroque, il voit partout des toits de
couvents, d’hospices, d’établissements charitables ; dans les
ruines romaines, les édifices publics, construits par des
évergètes, semblent couvrir plus d’étendue que les maisons.
L’observateur croit voir de ses yeux qu’une même fonction de
redistribution, à travers les siècles, a agi dans les deux villes, à
en juger par ses manifestations, qui, ici et là, sont à la même
échelle.
Illusion. L’évergétisme et les œuvres pies et charitables dif-
fèrent par leur idéologie, leurs bénéficiaires, leurs agents, les
48 Le Pain et le Cirque
motivations de ces agents, ainsi que leurs conduites ; l’évergé-
tisme n’a pas de rapport direct à la religion ; le mot même de
religion n’a pas le même sens quand on l’applique au ritualisme
païen et à une religiosité éthique comme le christianisme ; les
relations des deux religions à la morale diffèrent aussi, ou plutôt
le mot de morale ne veut pas dire exactement la même chose
dans les deux cas. L’analyse de tout cela exigerait beaucoup de
pages ; bornons-nous à une esquisse narrative.

Morale populaire et morale sectaire.


Étrange histoire que celle de la charité. On y voit converger
une vertu qui était chère au peuple juif, l’amour de la douceur,
qui interdit d’aller jusqu’au bout de son droit et qui fait de
l’aumône un devoir ; la morale populaire païenne, à laquelle n’é-
tait pas étranger non plus l’amour de la mansuétude, si naturel
aux humbles sous tous les cieux ; enfin la solidarité qui unissait
entre eux les membres de la secte chrétienne, comme ceux de
toute secte. Les modalités et les limites de la convergence réser-
vent quelques surprises.
« Tu ouvriras ta main aux pauvres », dit Le Deutéronome ; de
même, dans Le Livre des morts égyptien, le défunt se prévaut
d’avoir donné du pain à l’affamé. Du Livre de l’Alliance, dans
L’Exode, à l’utopie deutéronomique, la charité connaît un
développement toujours plus systématique, qui laisse entrevoir
une société patriarcale où la communauté familiale et de voisi-
nage compte beaucoup28 et où le clergé n’est pas resté sourd
aux plaintes du Juste souffrant. L’aumône, qui finira par deve-
nir une stricte obligation, est le devoir du Juste, qui n’ignore
pas que lui-même peut être réduit à mendier à son tour et qui
a appris à se mettre en pensée à la place de son prochain. « Tu
n’opprimeras pas les métèques », dit un verset étonnant de
L’Exode, « car vous connaissez, vous aussi, ce qu’est l’existence
d’un métèque, puisque vous avez été métèques au pays d’É-
gypte29 » ; il aurait fait beau voir demander à un citoyen
d’Athènes de se mettre à la place d’un métèque ! Le Siracide est
très conscient qu’il y a des riches, qu’il y a des pauvres,
et se range parmi ces derniers : « Quand le riche s’égare, beau-
coup lui viennent en aide ; s’il dit des sottises, on lui donne
raison ; quand l’humble s’égare, on lui fait des reproches et, s’il
montre quelque intelligence, on ne lui fait pas place pour
Les agents et les conduites 49
autant30. » Il y a les riches et il y a les pauvres : le christia-
nisme n’oubliera jamais ce grand contraste ; un citoyen athé-
nien n’y pensait pas trop et les mots du Siracide lui auraient
arraché la gorge. Les littératures païennes sont pleines d’un
orgueil civique ou patricien ; ce dur climat est celui de l’é-
vergétisme, qui donne des édifices et des plaisirs aux citoyens,
plutôt que des aumônes aux pauvres. Certes, la douceur envers
l’esclave ou le mendiant n’y est pas inconnue ; dans
L’Odyssée, les Prétendants se déconsidèrent, qui font un mau-
vais accueil à Ulysse vêtu en mendiant ; « traite bien Cas-
sandre, car un dieu veille sur les faibles », dit Agamemnon à
Clytemnestre31. Qui sait, en effet, si l’homme libre ne sera pas
esclave un jour ? Mais l’orgueil patricien et un certain esprit
de sérieux politique repoussaient plus souvent ces attendrisse-
ments ; trop penser aux humbles et à un renversement possible
des conditions est politiquement démoralisant. Un libre
citoyen ne s’abaissera pas à faire l’éloge de la mansuétude ; il
le laissera aux gens du peuple, qui ont intérêt à convaincre
leurs maîtres de les bien traiter et qui n’ont d’espoir que dans
la prière ; ils savent, pour en être proches, ce qu’est la misère ;
le citoyen, lui, se sent solidaire de ces concitoyens ; il se cui-
rasse dans une attitude hautaine. Cela ne changera un peu que
sous l’Empire, quand le citoyen sera devenu un fidèle sujet de
son prince ; çà et là, dans des épitaphes d’époque impériale, on
a la surprise de lire que le défunt « aimait les pauvres » (lan-
gage révélateur d’une moralité populaire païenne) ou qu’il
avait pitié de tous32. Chez les intellectuels, fussent-ils aristo-
crates, la cuirasse de dureté fondait aussi : le stoïcisme impé-
rial a des accents de philanthropie qui rappellent la morale
populaire et l’esprit évangélique33.
Morale populaire et morale juive, elle aussi : voilà ce qu’est
la morale évangélique. Laissons de côté les constructions philo-
sophiques et théologiques souvent admirables qui s’édifieront
sur la notion de charité ; tenons-nous-en aux évangiles synop-
tiques, qui nous donnent du Christ le portrait déjà un peu bana-
lisé dont le christianisme fera l’image officielle de Jésus. On l’a
souvent dit : l’idéal évangélique qui donne tant de prix à cette
image a été la partie la moins originale de l’enseignement du
Christ, celle où sa dette envers son peuple est la plus élevée ;
cet idéal était le bien commun du judaïsme en ce temps-là. Le
Christ ne pouvait pas ne pas le reprendre à son compte : aucun
50 Le Pain et le Cirque
prédicateur populaire ne se serait fait écouter, qui ne l’aurait
fait.
Mais comment ne l’aurait-il pas repris ? Lui-même n’était
qu’un homme du peuple, un membre de cette foule qui regarde
d’en bas, avec émerveillement, « ceux qui, dans leurs palais,
vivent en vêtement d’honneur et dans le luxe ». De cette foule
dont le regard ne s’étend pas très loin et ignore le vaste monde ;
« je ne suis venu sauver que les brebis d’Israël », dira-t-il
lui-même à la Cananéenne. Si on lit les évangiles en faisant
abstraction de l’interprétation qu’en donnera la tradition chré-
tienne, le doute n’est guère possible : il n’y a pas d’universa-
lisme de Jésus. Serait-ce qu’il s’est voulu prophète national juif ?
Même pas : il n’a pas songé à l’être ou à ne pas l’être, car sa
vision ne dépassait guère les frontières de son pays ; un Samari-
tain, une Cananéenne, quelques soldats, voilà pour lui le vaste
monde ; ni universaliste, ni nationaliste conscient : le dilemme
le dépassait. Et certes il savait et disait que tous les hommes
descendent de Noé, que tous sont frères et sont enfants de
Dieu ; il savait aussi adoucir tous les principes et toutes les
exclusives, même nationales : l’universalisme chrétien découle
logiquement de ces attitudes, et l’on doit reconnaître l’arbre à
ses fruits ; il n’en demeure pas moins historiquement vrai que
Jésus n’a pas poursuivi lui-même cette logique et qu’il ne faut
pas chercher le fruit sur la racine. Oui, théoriquement, tous les
hommes sont frères, mais, pratiquement, Jésus ne connaît et ne
veut connaître que les brebis d’Israël : c’est contradictoire, mais
pourquoi ne serait-ce pas contradictoire ? Et pourquoi Jésus se
serait-il seulement aperçu de la contradiction ? Elle ne put pour-
tant plus lui échapper, le jour où il rencontra la Cananéenne :
aussi bien fut-il étonné et hésita-t-il ; finalement, le second
mouvement fut le bon. La Cananéenne lui avait dit : « Aie pitié
de moi, car ma fille est possédée » ; les disciples lui conseillè-
rent de chasser l’étrangère et lui-même lui répondit d’abord
qu’elle n’était pas une brebis d’Israël ; mais la femme supplia
tant qu’à la fin elle obtint une miette, comme on en jette aux
chiens sous la table34.
Il en est de la morale évangélique comme de l’universalisme :
il ne faut pas lui poser les questions qu’un homme du peuple,
tout génial qu’il était, ne pouvait se poser. La charité doit-elle
transformer l’ordre politique ? N’est-elle qu’un refuge spiri-
tuel ? Est-elle éthique de conviction ou de responsabilité ? Jésus
Les agents et les conduites 51
ne s’en demandait pas autant : seuls les grands de ce monde peu-
vent se poser des questions pareilles, eux qui tiennent les leviers
de toutes choses. Jésus ne se soumet pas délibérément à l’ordre
établi, pour donner cette leçon à tout homme ; il rend
à César ce qu’il doit à César, car comment un homme du peuple
se dresserait-il contre César, à moins de prendre le maquis ?
L’ordre établi est inébranlable comme la nature ; les humbles ne
peuvent que le subir. Que leur reste-t-il à faire ? A s’entraider, à
se traiter en frères de misère, à supplier ceux d’entre eux qui sont
les modestes agents des puissants de ne pas abuser
de leur parcelle de pouvoir. Des soldats et des gabelous lui
demandèrent un jour ce qu’ils devaient faire. Allait-il leur dire
de changer de métier ? C’étaient des humbles comme lui et
les humbles ne sont pas des héros. Il leur conseilla de gagner
leur pain sans faire de zèle au service de leurs maîtres et sans
abuser de leur pouvoir. Prévoyait-il donc que la Cité terrestre
aurait ses contingences, desquelles la charité devrait s’accom-
moder ? Non, car il ne pouvait pas prévoir ce que l’Église lui
ferait dire un jour ; il savait seulement qu’il faut bien que tout le
monde vive et garde son gagne-pain.
Éthique « irresponsable » autant qu’on voudra, pour la bonne
raison qu’elle est faite par un homme et pour des hommes qui
n’ont aucune responsabilité en partage : leur seul recours est de
se persuader les uns les autres d’adoucir, pour leur avantage
mutuel, un ordre et des lois dont, ni de fait ni de consentement,
ils ne sont les auteurs. Cette éthique populaire ne développera
pas de principes abstraits ; elle s’exprimera en sentences et
en exemples typiques. Aimer son prochain comme soi-même
(ce n’est plus là la solidarité nationaliste de l’antique Israël
guerrier, mais la solidarité des humbles). Tendre l’autre joue,
au lieu de réclamer le bénéfice du talion contre un frère de
misère ; car il ne faut pas exiger son droit jusqu’au bout : même
si l’on a raison, on doit concéder quelque chose à l’adversaire ;
que gagnerait du reste un pauvre homme à plaider par-devant
les puissants ? Plus généralement, les humbles ne doivent pas
se sentir tenus par les règles, les exclusives, ce dur carcan où
ils se trouvent enserrés quand ils naissent au monde social et
que les puissants, pour faire de la discipline, maintiennent au
nom des principes, alors que les hommes importent plus que
les lois et les interdits. Il est enfin un devoir qui s’impose à
tous les Juifs et qui est comme un emblème de tous les autres :
52 Le Pain et le Cirque
faire l’aumône ; quiconque fait l’aumône adoucit la dure loi
de l’ordre économique et se met à la place des humbles dont il se
sent solidaire.
Morale populaire de l’entraide et de l’aumône : elle deviendra
aussi une morale sectaire. Avant de devenir une religion dans
laquelle on naît, comme on naît Français ou Suisse, le christia-
nisme a longtemps été une secte que l’on choisissait : les pra-
tiques d’entraide et la doctrine de l’amour ont grandi dans cette
atmosphère de serre qui engendrait une affectivité intense.
Fermée sur elle-même, séparée du monde, la secte a pour seul
ciment la solidarité de ses membres ; au lieu de faire des évergé-
sies, écrit Tertullien, nous donnons à nos pauvres, à nos orphe-
lins, à nos vieillards ; « cette pratique de l’amour nous rend
suspects aux yeux de la foule ; voyez, disent les gens, comme ils
s’aiment entre eux35 » ; car cette franc-maçonnerie exclusive
inquiétait la société comme une menace.
La solidarité sectaire remonte à Jésus lui-même, au témoi-
gnage de l’Évangile selon saint Jean, qui nous rend de Jésus une
image si proche, si violente et si peu convenue (aussi beaucoup
d’esprits, par attachement à la vulgate synoptique, tiennent-ils
pour tardif et suspect ce témoignage pourtant criant d’authenti-
cité). Une fois de plus, Jésus est allé à Jérusalem, pour tenter
d’y faire triompher son message, mais il pressent que ce voyage
sera le dernier ; « petits enfants », dit-il à ses disciples, « je ne
suis plus pour longtemps avec vous ; je vous donne un com-
mandement nouveau : vous aimer les uns les autres comme je
vous ai aimés ; par là, tous sauront que vous êtes mes dis-
ciples36 ». Le commandement, cette fois, ne s’adresse pas à tout
homme, mais aux seuls disciples : que ceux-ci demeurent
ensemble, restent solidaires après la disparition de leur maître ;
qu’ils forment une secte, pour perpétuer son enseignement.
L’assistance mutuelle sera un des effets de cette solidarité, qui
était traditionnelle dans les sectes juives ; un des manuscrits
esséniens de la mer Morte, le Document de Damas, prescrit un
impôt pour constituer une caisse commune qui permettra de
soutenir les pauvres et les vieillards37. Aussi bien l’Église chré-
tienne, dès le IIe siècle au moins, ne se contentera pas d’inciter
les fidèles à la bienfaisance privée ; elle en fera une institution,
elle fondera une caisse (arca), pour secourir la veuve, l’orphe-
lin, le pauvre, le vieillard, le malade, le captif, et elle en
confiera la gestion à la hiérarchie38.
Les agents et les conduites 53

Éthique professée et éthique pratiquée.

Quand les populations de l’Empire se sont converties en


masse ou du moins ont changé d’étiquette et que la secte est
devenue une Église, les pratiques charitables ont continué de
fleurir parce qu’elles ont trouvé dans l’éthique populaire
païenne un terrain à ensemencer. Le christianisme a donc
abouti à une « remontée » de la morale populaire à l’intérieur
de la morale aristocratique romaine (depuis les débuts de
l’hellénisation de Rome, les deux morales s’étaient différen-
ciées) ; que l’on songe à Rousseau mettant à la mode, auprès
de la noblesse de son siècle, des pratiques ou des interdits de la
morale bourgeoise. L’aristocratie romaine a agréé la nouvelle
morale sur le plan des principes avoués et respectés et elle en a
mis en pratique ce qu’elle pouvait – nous verrons bientôt quoi.
Secte rigoriste, le christianisme a fait ce que font souvent ces
sectes : elles imposent à leurs membres une morale qui n’est
autre que la morale de leur temps, car elles n’en imaginent pas
d’autre, mais elles l’imposent avec beaucoup d’énergie ; aussi
rendent-elles obligatoires certaines clauses dont la morale cou-
rante ne faisait pas absolument un devoir ; ou encore, elles
reprennent à leur compte la morale populaire, plus sévère que
la morale noble sur bien des points (la morale populaire
païenne ne badinait pas plus que le christianisme sur les
bonnes mœurs ou le suicide). Par ailleurs, le christianisme est
une religion du Livre, qui n’a pas hésité à imposer des innova-
tions ou des pratiques étrangères comme l’aumône pour la
seule raison qu’elles étaient prescrites par les Écritures.
Avec quel succès les a-t-elle imposées ? Rigorisme et esprit
évangélique ont-ils transformé, je ne dis pas la structure sociale
et les grandes institutions, mais seulement les rapports quoti-
diens et le génie national ? Question difficile, car des réalités
aussi impalpables sont insaisissables dans les sources ; aussi
serons-nous bref et ne conclurons-nous pas. Il n’est pas sans
exemple dans l’histoire qu’une éthique de la douceur se répande
un beau jour dans certaines catégories sociales ou chez des
peuples entiers et qu’elle modifie les rapports humains dans la
vie quotidienne ; les effets du bouddhisme sont sensibles chez
plus d’une nation d’Asie centrale et le lamaïsme, depuis
quelques siècles, a transformé, dit-on, les Mongols. Dans le
54 Le Pain et le Cirque
cas de notre Occident, il est difficile de dire ce qu’il doit au
christianisme ; le paganisme comportait-il déjà le soin des
menus ménagements, de l’équité, de la douceur, de l’entraide, et
tout ce qu’on appellerait esprit évangélique, ou bien l’Occident
doit-il au christianisme sa physionomie quotidienne ? A vrai
dire, il faudrait commencer par des distinctions. Le style des rap-
ports inégaux, de maître à subordonné ou de juge à justiciable,
qui peut être autoritaire, légaliste, paternel, peut être très diffé-
rent des rapports entre pairs, qu’ils soient brutaux, concurren-
tiels, distants ou aimables ; l’attitude envers ceux qui sont hors
de la société, enfants, animaux, mendiants, infirmes, fous, handi-
capés, forme souvent un domaine à part ; les atrocités institu-
tionnelles ou ritualisées, supplices publics ou sacrifices humains,
sont généralement un monde à part, et les atrocités militaires
aussi ; de même, les habitudes de décence ou la civilité puérile et
honnête ont peu de rapport avec le rigorisme ou le laxisme dans
les mœurs.
La charité est une morale étrangère qui s’est acculturée à
Rome, la morale d’une secte devenue Église, une morale popu-
laire imposée à tous au nom de principes religieux. Le succès
en a été très inégal. Distinguons soigneusement l’éthique
qu’une société pratique, qu’elle le fasse consciemment ou que
cette éthique soit implicite dans les conduites, et l’éthique que
cette société professe ; ces deux éthiques n’ont généralement
que peu de rapport. Des groupes sociaux différents peuvent
pratiquer la même morale au nom de professions de foi enne-
mies : Julien l’Apostat et les chrétiens ne se distinguaient guère
que par les principes ; la morale professée n’est jamais discré-
ditée parce qu’elle ne se traduit pas en actes ; c’est à peine si
l’on s’aperçoit que ses principes ne sont pas mis en pratique ;
l’important est que ces principes ne soient pas contestés. Il en
fut ainsi de la charité. Sur quelques points, elle est devenue
morale pratiquée ; elle prenait la succession d’anciennes
conduites, ou bien servait d’objet à des intérêts, ou, au
contraire, occupait librement un domaine jugé indifférent. Sur
les autres points, elle est restée éthique professée, qu’il serait
indécent de renier et qu’on croit sincèrement mettre en pratique
partout.
La charité ou plus généralement les conduites pieuses sont
à l’origine de trois pratiques nouvelles. L’aristocratie romaine
avait des conduites d’apparat et de responsabilité sociale ; elle
Les agents et les conduites 55
était évergète et faisait construire des édifices civils ; elle fera
désormais bâtir des églises. L’intérêt que les individus portent à
leur destinée dans l’au-delà multiplie les libéralités pieuses, les
legs à l’Église, dont l’abondance donne l’impression d’une han-
tise du salut. Enfin et surtout, les pratiques charitables occupent
librement, entre les intérêts politiques ou sociaux, ce que nous
appellerons la marge charitable ; elles y ont obtenu des résultats
qu’il faut prendre tout à fait au sérieux.

Libéralités et legs à l’Église.


Au IVe siècle, les aristocrates de Rome et les notables munici-
paux continuent à être évergètes ; « ils épuisent à qui mieux
mieux leur patrimoine pour orner leur cité », écrit le païen
Symmaque39 ; la vie municipale a si peu changé, en effet, que
les Pères de l’Église grecque sont une des sources les plus
abondantes de l’histoire de l’évergétisme40. Les notables chré-
tiens ne restent pas en arrière de ceux qui sont restés païens,
puisque les mêmes obligations formelles ou morales pèsent sur
les uns et les autres. Mais avec des différences. On ne saurait
attendre d’un évergète chrétien qu’il élève un temple ; au
IVe siècle, les constructions profanes se font rares en Afrique
romaine ; tout au plus restaure-t-on les édifices qui tombent
en ruine, car l’empereur et le gouverneur le veulent ainsi. Crise
économique, déclin de l’esprit de munificence ? Ce serait
oublier qu’au même moment l’Afrique se couvre d’une parure
de basiliques chrétiennes ; l’évergétisme a changé d’objet ;
d’autres fois, il change d’intention : saint Ambroise recom-
mande au riche de distribuer du pain aux pauvres, par intention
charitable41, et saint Augustin oppose l’évergétisme païen, dis-
tributeur de plaisirs, à la charité, qui pourvoit aux véritables
intérêts des miséreux42. Les aumônes prendront donc la suite
des évergésies ; saint Cyprien les compare à un spectacle public
donné par un évergète, mais qui aurait pour spectateurs Dieu et
les anges43 ; on ferait mieux de donner aux pauvres l’argent des-
tiné aux jeux, écrit saint Augustin44. Le rigorisme moral est pour
autant que la charité dans cette condamnation des spectacles.
Les notables chrétiens sont charitables et construisent des
églises ; les évêques, avant même la Paix de l’Église et le
triomphe de la nouvelle religion, héritent des responsabilités
sociales des notables, en plus de celles qui leur sont propres ;
56 Le Pain et le Cirque
devenu évêque, saint Cyprien se ruine dans l’exercice de sa
dignité, ouvre sa porte à quiconque vient lui demander conseil
et prête aux humbles le secours de son bras contre les inso-
lences des puissants45. Ces heureuses dispositions des notables
allaient au-devant de l’espoir du peuple, qui n’en attendait pas
moins d’eux. De la nouvelle religion éthique, la foule attendait
les mêmes satisfactions qu’elle avait trouvées dans le paga-
nisme : des fêtes, des festins ; on sait quelle fut, à la fin de
l’Antiquité, la vogue des banquets funéraires à la mémoire
des martyrs. Parfois, les choses vont plus loin encore ; dans La
Vie de Porphyre de Gaza, on voit l’évêque qui, pour célébrer la
consécration de l’église, « ne s’épargne aucune dépense » (c’é-
tait la formule consacrée pour parler de la munificence des
évergètes) et fait banqueter toute la population, clergé, moines et
laïcs, en un festin qui dura tous les jours de la sainte Pâque46. Les
évergètes païens donnaient pareillement un banquet pour l’inau-
guration des édifices profanes ; et l’éloge public que leur décer-
nait la cité ne manquait pas d’énumérer les catégories de la
population qui avaient été invitées et de préciser le nombre de
jours qu’avait duré la frairie.
Les notables chrétiens se ruinent en œuvres pies et charitables
parce que ce sont des notables ; leur puissance leur confère une
responsabilité sur tous les domaines de la vie sociale ; elle les
oblige aussi à déployer quelque apparat ; leur richesse leur fait
un devoir de réaliser en leur personne l’idéal humain le plus
élevé aux yeux de leurs contemporains, puisque cette même
richesse leur donne les moyens de le faire : s’ils ne réalisaient
pas cette possibilité, ils demeureraient inférieurs à eux-mêmes et
seraient méprisables à leurs propres yeux.
Mais ils se ruinent aussi de cette manière parce qu’ils sont
chrétiens ; un païen aurait cherché à réaliser en sa personne un
autre idéal que celui d’âme pieuse et charitable. Une autre pra-
tique nouvelle, celle des libéralités pieuses et des legs à l’Église,
doit presque tout au contenu des croyances religieuses, presque
rien à l’ostentation sociale ni au pharisaïsme du riche, pourtant
prêt à croire que son âme n’est pas à si bon marché que celle des
pauvres.
Les legs des évergètes païens d’autrefois et les libéralités
pieuses ne se ressemblent que par l’énormité de leurs effets : des
quantités considérables de biens ont été offertes aux cités ou
consacrées à l’Église ; les motivations respectives sont en
Les agents et les conduites 57
revanche presque opposées. Les évergètes donnent pour acquérir
de la distance sociale ou par patriotisme et sens civique ; dans
tous les cas, par intérêt pour les choses de ce monde. Les legs à
l’Église sont en revanche destinés à racheter les péchés du testa-
teur, aux dépens des intérêts de ses héritiers ; ils sont faits pour
l’autre monde.
Je le crois ; je crois même que, plus encore que la crainte de
l’au-delà, l’amour de l’Église a été la motivation principale
de ces legs ; mais qu’on me permette d’abord de m’assurer dans
cette croyance et, pour cela, de faire parler l’avocat du diable ;
l’histoire des religions est un art difficile où il ne faut pas être
trop voltairien, mais où il ne faut pas non plus avoir la foi du
charbonnier.
Suffit-il donc, dirait l’avocat du diable, qu’une religion affirme
sur parole qu’il existe une vie future, pour qu’une foule de gens
le croient et mettent leur croyance en pratique ? Sur d’autres
points, les religions semblent bien impuissantes à modifier le
vieil homme. Et puis la croyance comporte plusieurs moda-
lités ; aucun témoin n’a vu de ses yeux l’au-delà, dont l’exis-
tence est d’une autre nature ontologique que le monde où nous
vivons ; on ne saurait donc croire à l’au-delà comme on croit à
l’existence de cités que des témoins ont vues de leurs yeux sur
des terres lointaines, mais réelles. Avouons aussi, avec Gabriel
Le Bras, qu’il n’a jamais existé de chrétienté : sous une ortho-
doxie se cachent toujours des incroyants, plus nombreux qu’on
ne croit, même au Moyen Age47. Allons plus loin : on ne croit
que ce qu’on n’a pas intérêt à ne pas croire. Il est des ortho-
doxies qui rencontrent une adhésion unanime, mais qui vivent
dans un monde spirituel à part, celui des affirmations tenues
pour nobles ou sacrées, sans se heurter à d’autres affirmations
et sans heurter les intérêts des autres mondes ; aussi celui qui
s’aviserait de les contester soulèverait un tollé général : on
ne pourrait attribuer sa contestation qu’à une haine gratuite du
bien et du sacré, à une sorte de perversité. S’il en est ainsi,
comment expliquer que tant de testateurs aient sacrifié tant
de richesses à la crainte de l’au-delà et négligé pour cela les
intérêts ontologiquement fort consistants du monde réel ?
L’explication est bien simple : beaucoup de ces libéralités
pieuses sont testamentaires ; elles entreront en vigueur quand
le testateur ne sera plus là pour jouir de ses biens ; il n’a donc
rien à perdre à prendre d’un trait de plume une assurance pour
58 Le Pain et le Cirque
la vague éventualité de l’autre vie : c’est plus facile pour lui que
s’il avait dû réformer sa vie jour après jour. Il se rachète d’un
coup de ses péchés, à tout hasard et sans se priver de rien. N’a-
t-on pas vu des testateurs, qui avaient attendu l’heure qu’ils
croyaient la dernière pour faire un legs à l’Église, révoquer leur
testament, une fois revenus à la santé48 ?
L’avocat du diable a raison en droit (les modalités de
croyance sont multiples), mais il a tort en l’espèce. Les hommes
ne se désintéressent pas de ce qui se passera après leur mort ; ils
peuvent mourir volontairement pour une cause dont ils ne
verront pas la victoire, ils pourraient compromettre l’avenir de
leur âme parce qu’ils ne se désintéressent pas de leurs héritiers
et de l’avenir de leur maison ; s’ils donnent à l’Église, c’est
malgré ces intérêts futurs, et non par indifférence finale. Ils se
rachètent d’un coup de tous leurs péchés, au lieu de réformer
leur vie, comme ils feraient sans doute s’ils avaient la foi du
charbonnier ? Cela prouve tout simplement qu’ils surestiment
les biens présents par rapport aux biens futurs ; on en dirait
autant de l’ivrogne et du fumeur invétérés ; il ne s’ensuit pas que
l’ivrogne et le fumeur ne croient pas à la réalité de la cirrhose et
du cancer de la gorge. Ils préfèrent léguer leurs biens
à l’Église plutôt que de les donner de leur vivant ? Mais qui
ne calcule pas quelque peu ? Quel riche ne songe à ruser, quel
logicien, à supputer le désintéressement de Dieu49 ? Il demeure
vrai que, pour tout homme, l’idée de l’au-delà est toujours un
peu irréelle et que, même chez les plus croyants (songeons à
Bernanos), elle demeure oblitérée par la peur de la mort. Aussi
bien est-ce moins la peur de l’au-delà que l’amour de l’Église
qui motive les libéralités pieuses, testamentaires ou non.
Le rachat des péchés, la vie future ne sont guère que l’occa-
sion que le fidèle saisit et pour laquelle des institutions toutes
prêtes s’offrent à lui. N’imaginons pas ce fidèle comme un
incroyant qui serait brusquement confronté à la perspective de
l’enfer et qui se demanderait s’il y croit vraiment et combien il
va parier ; ne l’imaginons pas non plus comme prêt à négliger
tous ses intérêts pour le salut de son âme : il cherchera plutôt
des accommodements avec eux. Mais, entre les grands intérêts,
il reste une large marge de vie quotidienne ; dans cette marge,
la religion peut se glisser partout, s’entrelacer à toutes les
conduites, modeler les gestes, les inflexions de la voix,
s’associer à beaucoup de joies, avoir beaucoup de présence. Et
Les agents et les conduites 59
faire aimer l’Église. On léguait bien quelque chose à un servi-
teur qu’on avait aimé ou à une vieille nourrice ; on léguait aussi à
l’Église qu’on avait aimée et respectée, et par-dessus le
marché ce legs était un contrat d’assurance pour l’au-delà.

L’aumône comme compromis.


L’aumône est aussi cela : assurance pour l’autre vie, mais
surtout effet de la pitié pour les déshérités – cette pitié qui est
un sentiment si naturel quand on l’éprouve, mais que des
sociétés peuvent rester des millénaires sans éprouver et qu’en
tout cas elles n’éprouvent que lorsque les grands intérêts le
permettent.
On a écrit des histoires de l’assistance publique à travers
les âges, où la charité continue l’évergétisme et en reprend la
fonction. Fausse continuité, il va sans dire. Dans un beau livre50,
Bolkestein a bien montré quelle était l’opposition de l’assistance
civique dans l’Antiquité païenne et de la charité chrétienne
envers les pauvres. Le mot de pauvre, écrit-il, est propre au
vocabulaire des juifs et des chrétiens ; le paganisme ignore cette
notion. En Grèce ou à Rome, ce que nous appellerions assis-
tance, redistribution ou évergétisme, était destiné ou censé des-
tiné au peuple comme tel, à l’universalité des citoyens et
à elle seule ; les esclaves en étaient exclus en principe, sauf
générosité exceptionnelle. Lois agraires, évergésies, distributions
de pain à bon marché étaient des mesures civiques ; c’était le
peuple romain qui avait droit au blé gratuit, c’était pour les
citoyens que des colonies étaient fondées.
Faut-il donc prendre le vocabulaire au pied de la lettre ? Faut-il
au contraire se demander si les païens n’étaient pas aussi chari-
tables que tout le monde, sans en avoir le langage ? Après tout,
la conceptualisation de l’époque avait beau dissoudre la catégo-
rie sociale des pauvres dans l’universalisme civique de la loi, ce
n’en étaient pas moins les seuls citoyens pauvres qui bénéfi-
ciaient des lois agraires ou qui émigraient dans les nouvelles
colonies. Quand un païen instituait un fonds destiné à l’éduca-
tion de citoyens (de citoyens pauvres, il va sans dire), les juristes
romains ne savaient sous quel chef classer cette fondation ; ils
prenaient le parti de considérer qu’elle était destinée à honorer la
cité et qu’elle était évergétique51.
Qui dit vrai, l’histoire des mots ou la critique des idéologies ?
60 Le Pain et le Cirque
Ni l’une, ni l’autre, car le langage dit tantôt vrai et tantôt
faux. La vérité est que le paganisme a secouru certains pauvres
sans les nommer ; il en a secouru d’autres à titre de miséreux
(parfois un évergète faisait bénéficier les esclaves de ses lar-
gesses, tout en soulignant que c’était un effet de sa rare bien-
veillance)52 ; mais il y a eu aussi beaucoup de pauvres qu’il n’a
pas secourus du tout. Si l’on fait le total, il s’est montré beau-
coup moins charitable dans ses actes que le christianisme, tout
en l’étant un peu tout de même. Ce qui se comprend. L’attitude
charitable est largement développée par certaines religions, mais
n’est pas inventée par elles. Dans le paganisme, elle coexiste
avec un autre thème, celui du patrimoine civique.
Lois agraires, colonies : comme me l’a fait remarquer Claude
Vatin, ces institutions sont fondées sur l’idée qu’un citoyen
dépourvu de patrimoine ne saurait être un véritable citoyen ;
les Gracques voudront faire distribuer des terres aux citoyens
pauvres de Rome, moins pour secourir la misère que pour
asseoir la société. Chaque collectivité « a ses pauvres » ; ceux
du paganisme étaient les citoyens sans patrimoine ; pour les
chrétiens, le pauvre est tout homme qui a besoin d’aumônes.
Le paganisme ne connaît le pauvre que sous sa forme la plus
quotidienne, celle du mendiant qu’on rencontre dans la rue ;
« le sage », écrit Sénèque53, « donnera une pièce au mendiant
sans la laisser dédaigneusement tomber comme font ceux
qui ne se veulent charitables que pour le paraître ». La pièce
donnée au mendiant faisait donc partie des réalités quoti-
diennes, mais non les institutions de bienfaisance, que seuls
les chrétiens inventeront. Les actes philanthropiques dont se
prévalent un Démosthène ou un Cicéron54 sont d’avoir payé
la rançon d’un citoyen prisonnier ou d’avoir procuré une dot
à des orphelines de citoyens : la philanthropie n’est haute que si
elle secourt des malheurs élevés. L’aumône était un geste quoti-
dien, mais non un devoir d’état ni une action de haute moralité ;
les philosophes n’en parlaient guère.
Tout change avec le christianisme, où l’aumône ressortit à la
nouvelle religiosité éthique ; devenue une conduite hautement
significative, la charité est digne d’être le devoir d’état de la
classe élevée, pour laquelle elle remplace la munificence. Par
son importance matérielle, sa portée spirituelle et les insti-
tutions qu’elle engendre, la charité devient la nouvelle vertu
historique.
Les agents et les conduites 61
L’aumône est l’impératif central de la nouvelle morale reli-
gieuse, son Kerngebot, comme l’appelle Max Weber55. De tous
les commandements de douceur, l’aumône est celui qu’on peut
prendre l’initiative d’exécuter le plus généralement ; les autres
impératifs prescrivent plutôt comment il faut se comporter en
réponse à des situations particulières. Elle est aussi un gage
de désintéressement et la preuve la plus simple qu’un fidèle
puisse donner de la sincérité de sa foi ; elle ressemble d’autant
plus à un acte symbolique que le croyant peut mettre à petit
prix ses actions en accord avec ses paroles et multiplier les
preuves de sa sincérité en donnant peu à la fois, mais souvent :
nos riches, écrit saint Justin, donnent ce qu’ils veulent, quand
ils veulent56. De toutes les actions méritoires, c’est celle
dont le coût psychologique est le moins élevé ; elle permet de
racheter en une fois les péchés de toute une vie. L’aumône est
voulue par Dieu et est un mérite auprès de lui ; aussi est-elle
bientôt considérée comme un don fait à Dieu lui-même, comme
un échange et une rançon. L’Épître aux Hébreux dit que la bien-
faisance est un « sacrifice57 » et saint Cyprien y voit le seul
moyen qu’a l’homme de se racheter de ses péchés après le
baptême58 (faut-il préciser que le sacrement de pénitence n’exis-
tait pas encore ?).
Les œuvres pieuses et charitables établissent finalement
un compromis entre l’ascèse et la vie mondaine. Renoncer aux
biens de ce monde ? Maintenant que toute la population de
l’Empire est chrétienne, le christianisme n’est plus seulement
« la religion des pauvres et des esclaves » : on l’a dit, et peut-
être trop dit ; disons surtout que c’est une religion dans laquelle
on naît, et non plus une secte. Fuir le monde ? Cela n’est exi-
gible que de volontaires. Que deviendront ceux qui naissent
riches et chrétiens, si pour eux l’entrée du Paradis est aussi
étroite que le chas d’une aiguille ? Dès le IIIe siècle, un esprit
réaliste et modéré, Clément d’Alexandrie, professe que l’im-
portant n’est pas la richesse, mais la manière d’en user ; dans
un traité intitulé « Comment le riche peut-il être sauvé ? », il
prescrit aux riches d’être stoïques devant leurs richesses : les
choses extérieures qui ne dépendent pas de nous ne sont ni
bonnes ni mauvaises, elles le deviennent par l’usage que nous
en faisons. Dieu, écrit-il ailleurs59, a permis l’usage de tous les
biens, mais a prescrit une limite, qui est le besoin ; le péché
est de désirer indéfiniment la richesse pour la richesse et non
62 Le Pain et le Cirque
pour le besoin qu’on en a ; l’aumône et l’esprit dans lequel
elle est faite sont le meilleur gage d’une attitude saine envers les
biens de ce monde. On en vient donc, dès le IVe siècle, à une
morale double60 : les chrétiens parfaits fuient le monde et la
chair, d’autres chrétiens, plus nombreux, restent dans le monde ;
ces derniers rachèteront leur âme par l’aumône et les legs à
l’Église.
L’aumône n’est pas seulement un compromis avec l’idéal
ascétique, dans une religion qui ne conçoit pas de milieu entre
la pauvreté et la damnation ; elle est aussi une conséquence de
cet idéal. Dans le Nouveau Testament, l’aumône avait au moins
deux origines : la morale populaire, nous l’avons dit, mais
aussi un idéal ascétique, dont il faudrait que nous parlions
plus longuement. Or, si l’on durcit les choses, on estimera que
l’ascèse n’a rien de commun avec la philanthropie. Celui qui
donne ses biens aux pauvres pour fuir le monde se soucie
moins de secourir son prochain que de se débarrasser de ses
biens pour son salut. Le passage se fera donc aisément, de
l’ascèse, à une « morale de classe » aux termes de laquelle
l’aumône est un mérite du riche, qui s’est montré docile au
commandement divin, mais non un droit des pauvres. Dieu a
prescrit au riche de donner : il n’a pas voulu que les pauvres
cessent de l’être. Du reste, il demeure entendu que le riche
donne s’il veut et ce qu’il veut.

La marge charitable.
L’aumône était, humainement et socialement, le seul des com-
mandements de la charité qui fût pleinement applicable ; avec le
triomphe du christianisme, la morale évangélique, « irrespon-
sable » parce que populaire, devenait éthique professée plutôt
qu’éthique pratiquée. Sauf à l’égard des pauvres, pour qui ses
conséquences pratiques ont été considérables.
Dans le paganisme, la douceur envers les pauvres et les
miséreux était tenue pour un mérite, mais mineur, pour l’or-
nement d’une belle âme ; ce n’était pas une vertu canonique.
On devine aisément que, si cette vertu s’était trop répandue,
elle aurait soulevé des inquiétudes politiques ; l’évergétisme lui-
même sera souvent condamné pour la même raison : n’est-il
pas le symptôme que la classe dirigeante cède lâchement aux
criailleries des gueux ? Le christianisme a prouvé par le fait
Les agents et les conduites 63
aux païens que leurs craintes étaient exagérées et qu’ils
pouvaient devenir doux sans ruiner les bases de la société. En
effet, il faisait des pauvres une catégorie naturelle, avec laquelle
les droits et les devoirs sont définis. Le Grand et le Pauvre sont
deux personnages de l’épopée divine et en eux se révèle le vrai
sens d’un monde où dominent les contrastes, où le mal est chez
lui ; ils ont besoin l’un de l’autre et n’existent que l’un pour
l’autre61.
Ainsi rassurée, toute une civilisation put découvrir l’exis-
tence de la misère, à laquelle elle n’avait jamais beaucoup
pensé. Pourtant, elle l’aurait pu : la charité se cantonne dans
cette marge d’actions politiquement indifférentes qu’une col-
lectivité peut toujours se permettre sans ébranler ses assises.
Elle se les permet ou ne se les permet pas pour les raisons
les plus contingentes ; c’est ainsi que, dans cette marge, les idées
nues, les croyances, la persuasion, sans autre appareil, ont une
grande efficacité, car elles rencontrent peu d’obstacles, sauf
idéels. Sans autre arme que le texte des Écritures, la charité a pu
conquérir cette marge et déterminer des conduites, sans avoir à
chercher trop d’accommodements avec la foi.
C’était beaucoup. Car, pour qu’une société se donne ainsi
l’inoffensive élégance d’être douce envers ses pauvres, il faut
d’abord qu’elle soit rassurée sur ses peurs sociales chimériques
et qu’elle renonce à la dureté exagérée de ses principes ; mais il
faut aussi qu’elle y pense, tout simplement, ou qu’on l’y fasse
penser. Or il n’est pas naturel de penser aux malheurs du pro-
chain ; la sensibilité aux maux d’autrui est un trait de caractère
individuel qui ne se trouve que chez une minorité. Ce qui pose
un problème dont, grâce à un Wölfflin ou à un Foucault, les
historiens actuels sont tout à fait conscients : celui de la visco-
sité des systèmes de pensée, qui ont leur vitesse à eux, leur his-
toire autonome ; ce qui ôte à la conduite ou à la mentalité des
agents l’illimité et l’immédiateté, bref la souveraineté que leur
supposerait un rationalisme excessif ; la pensée subit autant
qu’elle agit. Elle reste largement prisonnière de cadres de
pensée, de positions de problèmes, de styles d’expression ;
le plus souvent, elle n’aperçoit même pas les barreaux de sa pri-
son, et c’est l’historien qui doit expliciter leur existence.
L’exemple de la charité le montre de façon éclatante. L’Em-
pire païen du IIIe siècle aurait pu cultiver cette vertu tout autant
que le fera l’Empire chrétien du siècle suivant : aucun intérêt
64 Le Pain et le Cirque
ne lui interdisait de le faire et il disposait de toute la marge d’in-
différence nécessaire ; mieux encore, il était pavé de bonnes
intentions philanthropiques et évergétiques. Seulement il demeu-
rait prisonnier du système de pensée, qui dissout la catégorie
sociale du pauvre dans l’universalité civique de la loi ;
il n’apercevait même pas le pauvre. Pour qu’il devînt chari-
table, il a fallu, non qu’il fût animé de meilleures intentions
(qu’il ne pouvait même songer à avoir), mais que les œillères
lui soient tombées d’elles-mêmes, de par leur histoire propre ;
commençant alors à apercevoir le pauvre, il a pu devenir cha-
ritable. C’est pourquoi un historien ne peut se contenter de
comprendre les hommes, d’attribuer tout ce qu’ils font à leurs
valeurs, en supposant qu’une conduite étrange répond néces-
sairement à des valeurs étrangères aux nôtres ; tous les aveu-
glements, philosophiques, sociaux ou artistiques, ne sont pas
intentionnels, tout n’est pas signifiant, mais il y a de l’opacité
dans la pensée. L’Antiquité ne s’est pas mise à apercevoir le
pauvre parce qu’elle était devenue charitable, mais l’inverse ;
et pourquoi ne l’apercevait-elle pas auparavant ? Parce qu’elle
n’y pensait pas, ni plus, ni moins ; il a fallu et suffi que l’Écri-
ture, les dogmes, l’imitation d’une morale exotique l’y fissent
penser : à l’intérieur de la marge d’indifférence, les cadres
de pensée ont eu leur évolution autonome (et même, en cette
occurrence, un peu livresque)62.

Viscosité de la pensée : Wölfflin et Foucault


contre Panofsky.
La pensée n’est pas comparable au marché parfait du rationa-
lisme économique ; elle n’en a pas la transparence et la flui-
dité ; elle est prisonnière de ses habitudes, dont les limites et la
viscosité évoquent quelque chose de corporel plus que de spiri-
tuel. Les cadres de pensée ne prennent pas acte de la réalité
avec autant de rapidité que changent les cours de la Bourse. A
vrai dire, l’histoire tout entière est composée de sous-systèmes
autonomes qui sont reliés par des liens purement contingents
et qui conservent chacun leur histoire et leur vitesse propres ;
seulement, quand les sous-systèmes considérés sont mentaux,
cadres idéologiques, styles artistiques, etc., nous répugnons à
admettre qu’ils imposent leur autonomie à notre pensée, qui
subit leurs limites. Et pourtant aucune société n’est la société
Les agents et les conduites 65
même, aucune science n’est la science, aucune peinture n’est
toute la peinture possible.
N’en concluons pas pour autant que chaque société exclut,
refoule, des idées plus larges que celles qu’elle a, de même
qu’elle refoule ses pauvres et ses maudits ; ce n’est pas par une
sorte d’autocensure que Newton n’a pas vu que le postulat du
temps universel n’était qu’une hypothèse arbitraire ; il n’a pas
coupé la parole à un Einstein qu’il aurait eu en lui ; il n’y a
pas pensé, tout simplement. Le non-pensé n’est pas l’impensé,
de même que le non-conscient n’est pas l’inconscient ; les
découvertes que feront les savants et les révolutionnaires
à venir ne flottent pas déjà autour de nous, attendant que nous
cessions de leur refuser la parole63. Il n’y a pas de savoir du
savoir, disait Platon, et il n’y a pas non plus de discours
du futur discours. Il n’existe pas de problèmes tout posés qui
attendent dans l’avenir une pensée qui n’aura qu’à se les poser à
elle-même pour les résoudre, si bien qu’avec un peu de généro-
sité critique elle pourrait anticiper ; l’humanité n’y voit pas plus
loin que le bout de son nez et ne pose comme problème que ce
sur quoi elle tombe.
Prisonnière du système de pensée civique, l’humanité païenne
ne pouvait anticiper sur la charité, parce que la charité est aussi
limitée que toute autre pensée et qu’il n’y avait pas plus de
nécessité de tomber sur cette idée-là que sur une autre. Il n’est
pas question pour autant de reconnaître une activité exclusi-
vement aux cadres de pensée, qui seraient les seuls agents de
l’histoire, et de nier l’existence de l’agent humain en le rédui-
sant à une pure passivité ; toutefois, il paraît moins urgent de se
garder sur cette gauche (que « ceux qui ont des lacunes de
vocabulaire », comme dit Foucault, appellent structuralisme)
que sur la droite, tant les retours offensifs de l’académisme sont
virulents : l’idée que les œuvres et activités humaines ne soient
pas entièrement significatives ou intentionnelles lui est insuppor-
table.
L’académisme veut bien admettre, par exemple, que l’artiste
est limité par sa matière (« aux diverses matières répondent
des formes diverses », écrit saint Thomas), mais à condition
qu’en échange l’artiste informe cette matière de part en part et
qu’on en revienne à un dualisme rassurant ; alors la matière
(conventions picturales, prosodie, etc.) n’est plus qu’un « défi »,
un sol résistant qui permet à l’artiste de s’élever plus haut en
66 Le Pain et le Cirque
triomphant des résistances, si bien que l’œuvre reflète l’artiste.
Wölfflin64 en vient-il à affirmer qu’il n’en est rien ? Montre-
t-il que les peintres du XVIIe siècle, quels que soient leurs styles
personnels, si différents, et les contenus si dissemblables de
leurs œuvres, ont en commun un certain nombre de particula-
rités (forme ouverte, dévalorisation de la ligne au profit de la
tache…) qui les opposent aux peintres du siècle précédent ;
qui composent la physionomie à laquelle nous reconnaissons
qu’un tableau que nous voyons pour la première fois « doit être
du XVIIe siècle » et qui sont ce qu’il y a de plus visible dans une
œuvre, tout en étant ce qu’elle a de moins personnel et signifi-
catif ? Que ces particularités, filles de leur siècle, « allaient de
soi » pour ces peintres, n’étaient pas choisies par eux et
s’édifiaient ou se succédaient au fil d’une histoire de la vision
qui était autonome ? Aussitôt Panofsky, sans peut-être bien
saisir l’originalité de Wölfflin, répliquait que ces particularités
contribuaient elles-mêmes à l’expressivité de l’œuvre (comment
ne le feraient-elles pas, puisque ce sont des particularités
expressives ?) ; que la forme ouverte, par exemple, servait ou
gênait l’expression voulue par l’artiste tout autant que pouvaient
le faire les traits de style personnel du peintre. Le dualisme était
sauf : tout, dans l’œuvre, était expressif. Panofsky ne semble
pas avoir compris que le problème de Wölfflin était de savoir
quels traits expressifs le peintre choisissait, quelles particula-
rités expressives il subissait ; il en vient à écrire une phrase
où, tout en se contredisant, il concède l’essentiel à Wölfflin :
« Qu’un artiste choisisse la ligne au lieu de la tache signifie
qu’il se limite, souvent sous la pression d’une volonté d’époque,
toute-puissante, dont il n’a, par là même, pas conscience, à
certaines possibilités de représentation65. » Ainsi donc la tache
ou la forme ouverte contribuent à constituer ce qu’exprime
finalement le tableau, mais sans avoir été choisies par le peintre
et en limitant peut-être même ce qu’il aurait exprimé ;
autrement dit, ce qu’exprime un tableau n’est pas seulement le
reflet de ce que voulait exprimer le peintre : l’homme existe
comme agent, mais il n’est pas entièrement agent, ou pas le seul
agent. De même que, aux yeux des chrétiens, les actions du
juste qui a la grâce sont faites en commun par Dieu et lui, du
même la « volonté d’époque, toute-puissante », est co-auteur du
tableau. Selon un mot célèbre, les hommes font leur histoire,
mais pas exactement l’histoire qu’ils veulent ; nous sommes
Les agents et les conduites 67
assez disposés à admettre cette vérité tant qu’il s’agit d’une
activité, telle que la politique ; mais, dès qu’il s’agit d’œuvres
et surtout d’expressions, nous nous accrochons désespérément
au dualisme d’un signifiant qui collerait partout au signifié.
Qu’un artiste ne puisse exprimer n’importe quoi à travers
n’importe quoi, nous l’admettons volontiers : le même peintre,
avec la même sensibilité, voulant exprimer le même « mes-
sage », n’aboutira pas à la même expression et ne dira pas la
même chose, selon qu’il s’exprimera à travers une forme
ouverte ou non ; son tableau sera plus ou moins expressif,
gauchi, raté peut-être : le langage modifie le message, il n’est
pas neutre, tout message ne peut pas se traduire en n’importe
quelle langue sans altération. Cela, nous l’admettons tous très
volontiers. Ce que nous répugnons beaucoup plus à admettre est
que le choix, heureux ou malheureux, du langage ne soit pas
entièrement imputable au peintre, que le peintre subisse son
époque et que la forme ouverte, par exemple, toute expressive
qu’elle est, exprime un siècle plutôt qu’un artiste.
Nous ne nous sommes éloignés de la charité qu’en appa-
rence ; formellement, le problème est le même : dans le cas de
l’évergétisme et de la charité, nous nous accrochons à un autre
dualisme qui n’est pas très différent, celui des œuvres et des
intentions. Ce qui nous permet d’écrire des histoires de « la »
bienfaisance ou de « la » charité à travers les âges. Mais à quoi
reconnaîtrons-nous ces vertus à travers leurs avatars millé-
naires ? Où sera l’invariant ? Sera-t-il dans les œuvres de la
miséricorde ? Sera-t-il dans les intentions dont sont pavés leurs
auteurs, dans leurs dispositions bienveillantes ? La solidarité
civique païenne réservait les bénéfices de l’entraide, de l’assis-
tance, à tous les citoyens et à eux seuls, c’est-à-dire, pratique-
ment, aux citoyens pauvres ; elle ne voyait même pas ceux des
pauvres qui n’étaient pas citoyens. Jugerons-nous ses œuvres
sur cet oubli ? Non, car l’oubli n’est pas imputable aux agents
eux-mêmes, mais à l’étroitesse de l’optique civique, cet héri-
tage de la cité antique qui s’était maintenu par viscosité ; ce ne
sont pas des intentions insuffisamment bonnes et charitables
qui limitent cette optique, mais l’optique qui borne « objective-
ment » les intentions : notre capacité d’affranchissement intel-
lectuel est limitée, en effet. Cette optique a son histoire propre,
que les âmes secourables ne contrôlaient et n’apercevaient
même pas.
68 Le Pain et le Cirque
Faut-il alors préférer sonder les cœurs ? Faute des œuvres,
dont les agents n’ont pas l’entière responsabilité, reconnaîtrons-
nous la bienfaisance à un état d’âme charitable, distinct de son
optique et de ses représentations ? A une disposition psycholo-
gique que nous retrouverions chez les âmes charitables de notre
époque, qui seraient davantage éclairées, mais non pas mieux
disposées ? C’est également impossible ; certes, de toute action,
on peut dire, au plan de l’éternel, des choses vagues : qu’elle
est noble ou vulgaire, juste ou injuste, belle ou laide. Mais les
motivations de l’individu, elles, visent un objectif, qui est histo-
rique : il sera charitable ou seulement évergétique et civique. Il
n’est de « psychologie » qu’historique : les réactions d’un phi-
lanthrope antique, qui est aussi sensible qu’on peut l’être aux
malheurs d’un concitoyen, mais dont les yeux restent secs
devant les haillons d’un métèque, ne sauraient être les nôtres :
ce n’est pas notre propre manière d’être à la fois généreux et
« racistes » ; nous y voyons une étrangeté psychologique, aussi
déconcertante que l’attitude d’une autre âme bienveillante et
pieuse, Marc Aurèle, devant les combats de gladiateurs et les
supplices de condamnés dans l’arène : il s’y ennuyait, car
il trouvait que ce genre de spectacle était toujours un peu la
même chose66. Les valeurs, le Noble ou le Juste, sont peut-être à
la fois éternelles et matérielles : il est fâcheux que les buts qui
nous motivent, eux, soient historiques.

La charité : faux concept et religiosité réelle.


Nous pouvons maintenant faire place à ce qu’il y a d’irréducti-
blement religieux dans la charité chrétienne et comprendre com-
ment cette religiosité a pu avoir une efficacité historique ; mais
nous pouvons comprendre aussi que le rapport entre la vertu de
charité et les œuvres de miséricorde n’est pas aussi direct ni
cohérent qu’on pourrait croire.
La charité a bouleversé l’histoire autonome de l’optique
civique moins par sa sublimité propre qu’en accrochant la
morale à la religion. Non que les dieux païens aient été indiffé-
rents à la moralité de leurs fidèles : cent textes prouveraient le
contraire ; mais ils étaient sujets moraux, comme les hommes
eux-mêmes, plutôt que législateurs. Ils étaient des personnes,
comme les hommes, et ils partageaient leurs faiblesses, leurs
indignations et leur sens moral ; car aucun être raisonnable,
Les agents et les conduites 69
qu’il soit mortel ou immortel, ne saurait rester indifférent à
la morale. Seulement les dieux païens n’étaient, comme les
hommes, que quelques-unes des créatures qui peuplaient le
cosmos : ils n’étaient pas le Créateur. Ils n’avaient pas le cos-
mos à charge ; ils reconnaissaient l’existence de l’ordre moral,
mais n’étaient pas chargés de le faire régner. Ils se contentaient,
par la voix des lois sacrées des temples, de fermer leur porte
aux êtres impurs là où ils étaient chez eux, c’est-à-dire dans
leurs sanctuaires. Le Dieu chrétien, lui, est créateur et légis-
lateur ; la condition du salut est d’obéir à sa loi, qui prescrit
de faire l’aumône, comme dans la synagogue, et d’aimer son
prochain. Les combats publics de gladiateurs seront condamnés,
parce qu’ils sont un spectacle cruel, contraire à l’amour du pro-
chain, et aussi parce qu’ils sont, comme le théâtre ou le Cirque,
un spectacle futile, qui divertit de l’amour de Dieu. En revanche,
les supplices publics de criminels continueront, car c’est une
charité que de corriger les gens, comme saint Augustin aime à le
répéter.
Mais quel est le rapport entre l’amour de Dieu et l’amour du
prochain ? S’abîmer dans la contemplation suave du divin n’est
pas la même chose que d’aimer les autres hommes. Certes, le
véritable amour de Dieu n’est pas cela : il consiste à participer
au plan que Dieu a formé sur l’humanité tout entière, à se pas-
sionner pour l’entreprise divine de salut universel ; le christia-
nisme est un militantisme prosélyte, une militia Christi. Mais
se passionner pour le salut du prochain est une chose, s’intéres-
ser à ses malheurs terrestres en est une autre ; tous les hommes
s’aiment entre eux parce qu’ils aiment le même Dieu et qu’ils
veulent le faire aimer67 : toutefois, le christianisme n’est pas
plus une entreprise de welfare State que le welfare State ne se
propose d’assurer le salut métaphysique des citoyens. Certes,
l’homme est un tout ; comment s’intéresser à l’âme d’un futur
élu sans s’intéresser aussi à son corps ? Il demeure que le salut
importe plus directement que les misères transitoires de ce
monde. On garde l’impression que la notion de charité réunit
verbalement, sous un mot vague, deux blocs historiques qui ne
sont pas liés logiquement, sinon psychologiquement : partici-
per à la réalisation des desseins spirituels de Dieu sur l’huma-
nité, d’une part, et, de l’autre, pratiquer les œuvres de
miséricorde venues de ce judaïsme qui proclamait : « Heureux
qui a le souci du pauvre et de l’indigent ! Au jour du malheur,
70 Le Pain et le Cirque
Iahvé le sauvera, il le fera vivre heureux sur terre68. » On ne peut
englober sous le même concept le zèle pour le plan de Dieu et
l’aide temporelle au prochain que de deux manières : ou bien on
se contente d’une notion très vague d’amour, de gratuité, de
désintéressement, ou bien on considère l’aumône comme une
preuve d’obéissance à ce Dieu que l’on aime et qui ordonne d’ai-
mer son prochain. Malheureusement, si l’on s’en tient à la notion
vague, on en viendra à baptiser idéologiquement « charité » le
cours du monde politico-social comme il va : « charité » signifiera
« caractère téléologique des conduites » ; ce qui permettra de
confondre la norme rationnelle des conduites (maximiser le bien
d’autrui) avec nos motivations (désir de commander, de répri-
mer, sécurisation, etc.). La charité ne peut expliquer ni consti-
tuer le monde : chaque fois qu’elle est sortie de la marge
charitable, elle est devenue verbiage ; de tout temps, les puis-
sants ont dit, chrétiens ou pas, qu’ils contraignaient les peuples
par amour du peuple. Le tristement célèbre « aime et fais ce que
tu veux » de saint Augustin lui a servi à se justifier de persécuter
charitablement des schismatiques69.
En revanche, si la logique fait place à la psychologie reli-
gieuse, la liaison des deux blocs historiques devient compré-
hensible. 1) Le sentiment religieux, je veux dire le sentiment
de l’insignifiance des choses humaines en comparaison des
choses divines, peut sans doute détourner les âmes des soins de
ce monde et de leurs frères ; mais il engendre par ailleurs l’hu-
milité, qui brise l’orgueil civique et rend les puissants plus
accessibles : ce qui rend possible la miséricorde. 2) La partici-
pation de tous au plan divin amène à reconnaître à chaque
homme une éminente dignité, car Dieu a sur tous les hommes
un dessein ; « c’est par là que l’amour de charité s’étend même
à nos ennemis, que nous aimons en vue de Dieu, objet premier
de la charité70 ». 3) La commune entreprise de salut engendre
entre frères une solidarité que l’on ne peut borner pédantesque-
ment aux seuls intérêts spirituels, car l’homme est un tout ;
« celui qui a les ressources de ce monde, voit son frère dans le
besoin et lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu peut-il
demeurer en lui71 ? » 4) L’humble obéissance aux commande-
ments de Dieu et le désir du salut, font obéir littéralement et
par soumission au commandement d’amour du prochain, qui
prend la forme canonique des sept œuvres de miséricorde72.
5) L’amour de Dieu amène à offrir quelque chose à Dieu et par
Les agents et les conduites 71
là au prochain ; car, sur cette terre du moins, on ne peut aimer
sans sacrifier quelque chose de soi ; l’amour ne sera gratuit
qu’au Paradis. Voilà une excellente sociologie du don : l’au-
mône, le don en général, consistent à sacrifier un intérêt matériel
à une relation personnelle ou à se racheter, à échanger cet intérêt
contre le salut. 6) L’adoration du Dieu qui, par amour, nous a
sacrifié son fils devient désir d’imiter Dieu : « Celui qui prend
sur lui le fardeau de son prochain et veut user de la supériorité
qu’il a sur autrui pour se faire évergète ; celui qui fournit aux
indigents ce qu’il a reçu de Dieu ; celui-là devient un dieu pour
ceux qu’il oblige et il est un imitateur de Dieu73. »

Effets historiques de la charité.


Si l’on passe au bilan général, la charité a deux réalisations
historiques à son actif : la fin de l’optique civique et l’universa-
lisme, les œuvres de miséricorde. Ce qui résout un petit pro-
blème sociologique amusant. On constate que, dans certains
domaines (religiosité, sensibilité aux atrocités, jalousie amou-
reuse peut-être…), les écarts sont grands d’un individu à l’autre,
quelle que soit la société considérée, sans qu’une nette majorité
se dégage dans un sens ou dans l’autre : on ne trouve pas, dans
ces domaines, un accord presque général dans une générale
médiocrité qui ne laisserait aux deux extrémités de la courbe
que deux minces franges de virtuoses ; on trouve plutôt deux
partis qui sont face à face (ou qui le seraient, si le conformisme
régnant ne contraignait l’un d’eux au silence) ; un de ces partis
est sans doute majoritaire, mais l’autre ne lui est pas beaucoup
inférieur en nombre. Ce qui n’est pas sans conséquences :
tantôt l’un de ces partis l’emporte, tantôt l’autre ; le parti vain-
queur impose à toute la société sa sensibilité particulière ou
sa propre dureté. Selon le parti qui triomphe, une collectivité
sera très différente d’une autre ; il y a des peuples cruels, des
peuples dévots, des peuples de jaloux.
Le triomphe de la religion chrétienne a permis à une forte
minorité de sensibiliser toute une société à la pauvreté. Jamais
cette minorité n’y serait parvenue si elle avait prêché la charité
pour l’amour de la charité ; mais l’aumône n’était que le corol-
laire d’une foi à laquelle la majorité s’était convertie. On fera
l’aumône par docilité au commandement divin. Ainsi s’est
acculturée à Rome la morale populaire des Juifs, qui avait déjà
72 Le Pain et le Cirque
fait la conquête de sa propre marge charitable et fait de l’aumône
une institution obligatoire (comme fera un jour l’Angleterre,
avec la poor tax).
Les conséquences de ce triomphe furent très sensibles. Le
paganisme abandonnait sans grand remords l’affamé, le vieillard
ou le malade ; asiles de vieillards, orphelinats, hôpitaux, etc.,
sont des institutions qui n’apparaissent qu’à l’époque chré-
tienne ; leurs noms mêmes sont nouveaux en latin et en grec74.
Les païens déposaient bien des esclaves malades dans certains
temples, mais c’était surtout pour s’en débarrasser décemment
en les confiant au dieu. Le paganisme ignorait tellement les
institutions charitables que, lorsque Julien l’Apostat voudra
battre avec ses propres armes le christianisme (qu’il appelait
athéisme), il trouvera tout à faire. « Ne voyons-nous pas ce qui
a le plus contribué à rehausser l’athéisme ? », écrit-il ; « c’est la
philanthropie envers les étrangers, l’attention qu’ils apportent à
ensevelir leurs morts » (c’est le christianisme, en effet, qui a
valu à tout homme d’être enterré avec quelque cérémonie, quel
que fût son statut social ; chez les païens, les corps des esclaves
et des miséreux étaient jetés à la voirie). « Comme nos prêtres
ne se souciaient pas et ne s’occupaient pas des miséreux »,
continue Julien, « les impies Galiléens ont inventé de s’adonner à
cette forme de philanthropie pour populariser leur exécrable
entreprise75. » Aux yeux du puriste qu’est Julien, « philanthro-
pie » est du meilleur grec que « charité », qui est un mot de
jargon partisan.
Si l’on songe à la nuée de miséreux qu’il y a ordinairement
dans les sociétés préindustrielles (en France et en Angleterre,
au XVIIe siècle, 5 ou 10 % de la population recevaient des
secours 76), la société païenne devait présenter un spectacle
épouvantable. Celui que l’Empire chinois offrait au Père Huc
il y a un siècle77 : « La multitude des pauvres est effrayante.
Les Chinois qui sont dans l’aisance font assez volontiers
l’aumône de quelques sapèques, mais ils ne connaissent pas ce
sentiment de charité qui fait qu’on s’intéresse au pauvre ; on
donne à l’infirme, au malheureux, une pièce de monnaie ou
une poignée de riz uniquement pour se débarrasser de lui.
Les Chinois, si habiles et si expérimentés pour organiser des
associations de tout genre, n’ont pas su former de sociétés de
bienfaisance en faveur des pauvres et des malades ; nous avons
seulement remarqué, dans quelques localités, des confréries
Les agents et les conduites 73
pour procurer gratuitement des cercueils aux morts qui n’ont pas
de parents pour prendre soin de leurs funérailles. » Précisément
les Romains n’étaient pas moins habiles que les Chinois pour
organiser des confréries de toute espèce et le règlement intérieur
de bon nombre de ces associations nous est connu ; les cotisa-
tions que les membres doivent verser et l’affectation des fonds
ainsi recueillis sont soigneusement précisées. On constate qu’au-
cune de ces associations n’a jamais affecté ces fonds à l’assis-
tance de ses membres malheureux ou malades78.
Charité et évergétisme n’ont qu’un point commun : l’attitude
responsable et ostentatoire de la classe dirigeante, c’est-à-dire le
fait que la société antique était inégale. Aussi serait-il peu éclai-
rant de subsumer l’aumône et les évergésies sous le concept de
redistribution, en compagnie du don, du potlath et de la Sécurité
sociale.

6. « Redistribution »

Il faut en dire quelques mots, car la notion de redistribution


est présentement à la mode. A vrai dire, c’est une notion un
peu confuse qui se rapporte à deux réalités différentes. Il y a
d’abord la redistribution au sens de la comptabilité nationale,
où ce mot désigne les revenus de transfert ; nous verrons plus
loin que la notion, prise en ce sens, est distincte et utile. En un
autre sens, bien différent, la redistribution doit sa célébrité à un
historien des économies anciennes, Karl Polanyi79 ; ce qu’il en
dit est très vrai ; est-ce neuf ? Est-ce utilisable ? Historiens ou
ethnographes peuvent-ils désormais ignorer la vieille
économie classique, bonne seulement pour les économies de
marché où le don et les prestations coutumières n’ont plus beau-
coup d’importance ?

Marché ou dons.
Polanyi constate qu’avant l’ère industrielle les économies
n’étaient pas organisées selon le marché (ou selon le plan),
mais selon des réseaux de réciprocité ou de redistribution.
La réciprocité est symétrique : A fait un cadeau à B qui le
lui revaudra d’une manière ou d’une autre ; la redistribution
74 Le Pain et le Cirque
rayonne à partir d’un point central : un homme puissant partage
entre plusieurs bénéficiaires les richesses réunies dans ses
mains80. « Voici des primitifs qui, au retour d’une chasse ou
d’une cueillette, en partagent les produits avec ceux qui vivent
avec eux ; jusqu’ici prévaut l’idée de réciprocité : qui donne
aujourd’hui recevra demain une compensation. Seulement, dans
d’autres tribus, un intermédiaire apparaît, le chef ; c’est lui qui
reçoit les produits et les distribue, particulièrement quand ces
biens peuvent être stockés ; voilà la redistribution proprement
dite81. » Le système fonctionne grâce à l’institution ou à
la coutume, et non au moyen de mécanismes économiques. On
voit la différence entre Polanyi et Marcel Mauss. L’auteur de
l’Essai sur le don a une optique micro-économique ; il décrit des
individus qui échangent dons et contre-dons. La vision
de Polanyi est macro-économique ; il envisage l’ensemble des
biens et des agents et trace le schéma des réseaux de circulation
le long desquels les biens circulent à travers le corps social. Ne
faut-il pas, en effet, qu’une société assure d’une manière ou de
l’autre la satisfaction des besoins de ses membres ? Qu’est-ce
que l’économie, sinon la manière d’assurer cette satisfaction ?
Avec cette dernière question commenceront pour nous les diffi-
cultés de la théorie.
Polanyi a le mérite de nous rappeler implicitement trois
vérités. Dans toutes les sociétés connues, les biens sont inéga-
lement répartis, sans quoi un seul homme ne pourrait évidem-
ment redistribuer à plusieurs. Les agents économiques ne
vivent pas complètement en auto-consommation, mais ils ont
un surplus à donner ou échangent une partie de ce surplus
ou de leur subsistance. Enfin le marché, ce système de haute
culture, n’a pris toute son étendue qu’à une époque récente (on
appelle étendue du marché l’ensemble des espèces de biens
qu’on y peut acquérir : il est des biens qui ne sont pas à vendre).
Certes, il n’a probablement jamais existé d’économie sans
échanges, mais il y a beaucoup d’économies sans marché et
c’est le cas de la plupart des sociétés qui ne connaissent que
le troc ; il n’y a véritablement marché que s’il y a comparaison
libre et constante des termes auxquels un grand nombre d’é-
changes ont été conclus, de telle sorte qu’un prix uniforme s’é-
tablisse et que ce qui vaut cent bœufs ici et maintenant n’en
vaille pas cinquante chez le voisin. L’étendue du marché est un
phénomène récent, bourgeois ; l’époque n’est pas si loin de
Les agents et les conduites 75
nous où le commerce et le salariat étaient moins répandus
que l’entraide et la clientèle, où les humbles se rendaient mutuel-
lement des services et où les grands nourrissaient beaucoup de
fidèles qui vivaient sous leur dépendance, sans leur marchander
éventuellement leur fatigue et sans faire scandale non plus par
leur éventuel farniente.
On trouve là-dessus, chez Adam Smith, une page si vivante
et si sobre qu’il faut la citer intégralement82 : « Dans un pays
où il n’existe ni commerce étranger, ni manufactures impor-
tantes, un grand propriétaire, ne trouvant pas à échanger la plus
grande partie du produit de ses terres qui se trouve excéder la
subsistance des cultivateurs, en consomme la totalité chez lui
en une sorte d’hospitalité rustique. Il est donc en tout temps
environné d’une foule de clients et de gens à sa suite qui,
n’ayant aucun équivalent à lui donner en retour de leur subsis-
tance, mais étant entièrement nourris par ses bienfaits, sont à
ses ordres par la même raison qui fait que des soldats sont aux
ordres du prince qui les paie… Un chef de Tartares qui trouve
dans l’accroissement de ses troupeaux un revenu suffisant pour
l’entretien d’un millier de personnes ne peut guère employer
ce revenu autrement qu’à entretenir mille personnes. L’état
agreste de sa société ne lui offre aucun produit manufacturé
pour lequel il puisse échanger cette partie de son produit brut
qui excède sa consommation. Les mille personnes qui dépen-
dent entièrement de lui pour leur subsistance doivent nécessai-
rement servir à la guerre sous ses ordres et se soumettre à ses
jugements en temps de paix. Dans une société civilisée et opu-
lente, un homme peut jouir d’une fortune bien plus grande,
sans être pour cela en état de se faire obéir par une douzaine
de personnes. Quoique le produit de son bien soit suffisant pour
entretenir plus de mille personnes, quoique dans le fait il les
entretienne, cependant, comme toutes ces personnes paient pour
tout ce qu’elles reçoivent de lui, comme il ne donne presque rien
à qui que ce soit sans en recevoir l’équivalent en échange, il n’y
a presque personne qui se regarde comme absolument dans sa
dépendance, et son autorité ne s’étend pas au-delà de quelques
valets. »
L’historisme allemand n’ignorait pas que l’extension du
marché était un phénomène récent. Quand Mauss, de son côté,
décrivait le don comme origine de l’échange, il se souve-
nait sans doute d’Auguste Comte, qui, me dit Raymond Aron,
76 Le Pain et le Cirque
énumère le don, l’échange, l’héritage et la conquête comme
sources de la propriété. Notons à ce sujet qu’avant de faire
couple avec le don, l’échange a fait couple avec le pillage ; « le
commerce », écrit Benjamin Constant, « n’est autre chose qu’un
hommage rendu à la force du possesseur par l’aspirant à la pos-
session ; la guerre est donc antérieure au commerce83 ». Préci-
sons-le enfin, si l’étendue du marché a crû (les salariés ont
succédé aux vassaux), si une liste plus longue de biens s’échange
sur le marché, et aussi un plus grand volume de biens, c’est là
une croissance absolue autant que relative : nous échangeons
davantage, en partie parce que nous produisons davantage ; nous
avons tant de biens que nous continuons à en transférer gratuite-
ment une partie.

Critique de Polanyi.
Il y aura redistribution dès qu’il y aura échange et qu’il n’y a pas
encore partout marché ; la redistribution sera de tous les temps.
Polanyi peut donc énumérer, comme centres de redistribution, un
temple sumérien, une société tribale avec son big man, un sei-
gneur, un palais de l’Orient antique, le Bas-Empire romain,
l’Union soviétique84. On comprend pourquoi la redistribution est
partout : c’est une notion surtout négative ; elle embrasse tant de
choses qu’elle n’embrasse plus rien. Il y a redistribution là où il
n’y a pas marché, de même qu’un Barbare est tout homme qui
n’est pas grec ; il demeure que les Grecs sont une seule espèce,
tandis qu’une espèce barbare ne ressemble pas à une autre. Le
marché est un et la redistribution est multiple.
Si bien que, si l’on étudiait la redistribution à travers les
siècles, on récrirait la plus grande partie de l’histoire écono-
mique. Et même de l’histoire tout court. Voici une société qui
a dépassé le niveau de simple subsistance ; son surplus s’accu-
mule dans les greniers de quelques big men. Comme l’appétit de
ces derniers finit par rencontrer ses limites, ils ne peuvent que
gaspiller leur surplus ou le donner85. Mais, selon qu’ils donnent
à tout le village, aux mendiants, à des baladins, à un temple, à
des guerriers ou à des esclaves, la vie sociale et culturelle du
groupe considéré différera du tout au tout.
Sociologiquement, sous le concept de redistribution se mêlent
des trocs intéressés, des cadeaux symboliques, des déguise-
ments idéologiques. Un riche qui nourrit des guerriers qui se
Les agents et les conduites 77
battront pour lui fait là un troc qui, sous une forme sommaire,
ressortit à la rationalité du « consommateur égoïste » : il échange
ses biens contre des services, à un taux pour ainsi dire forfai-
taire. Le même riche a une conduite symbolique lorsque, sans
souci égoïste d’une contrepartie, il invite tout le village à ses
noces pour faire parade de sa félicité. Quant à l’homme puis-
sant qui reçoit de ses subordonnés des « dons gratuits » que nul
n’oserait lui refuser, ou qui distribue à ses bons serviteurs des
pièces d’or qui sont les « gages » de sa satisfaction, il dispose
d’une fiscalité et d’un fonctionnariat salarié, sous la couverture
idéologique de la gratuité ; il redistribue parce qu’il exerce un
pouvoir politique.
Économiquement, la notion de redistribution est mal décou-
pée. Elle passe entre le troc et l’échange monétaire, qui ne se
distinguent pourtant que par les détails. Laissons de côté les
cas où réciprocité ou redistribution sont des conduites symbo-
liques ou des idéologies, et désormais ne considérons plus que
les cas où ce sont des conduites égoïstement rationnelles. Le
troc se situe-t-il du côté du marché ou du côté de la redistribu-
tion et de la réciprocité ? Revenons à nos riches qui échangent
de la nourriture contre les services que leur rendent leurs
hommes de main ; c’est un troc, et Polanyi y verrait de la redis-
tribution. Pourtant le principe de ce troc est le même que celui
du marché : augmenter la satisfaction de chacun des deux
camps, qui y gagnent tous deux en échangeant paradoxalement
des biens d’égale valeur (ce qui est possible, car la valeur n’est
pas fondée sur le travail qu’il y a dans un bien, mais sur son
utilité subjective) ; chaque camp se sépare de ce qu’il a en trop,
pour acquérir ce qui lui manquait. Entre le troc et l’échange,
la différence est simplement de degré : selon l’analyse de
Michèle Saint-Marc86, il y a seulement dans le troc plus d’igno-
rance et plus d’incertitude. Voici un individu qui ne sait que
faire de lingots d’étain et qui a besoin de mousselines ; il n’a
aucune certitude de trouver quelqu’un qui cherche de l’étain et
qui possède des mousselines dont il cherche à se débarrasser.
S’il a la chance de trouver son homme, il sera trop heureux
pour faire montre de beaucoup d’âpreté sur les termes de l’é-
change ; il ignore du reste à quel taux, dans d’autres cas que le
sien, étain et mousseline ont bien pu être échangés. Faute de
comparaison et de concurrence, les termes de l’échange seront
différents d’un troc à l’autre : ils ne convergeront pas vers un
78 Le Pain et le Cirque
prix de marché uniforme87. Il demeure que troc et marché ont la
même rationalité.
Seulement, si l’on méconnaît cette rationalité, on ne verra dans
le troc qu’une coutume, une institution. L’origine de cette illu-
sion se devine ; dans le troc, le demandeur n’a guère le choix,
comme nous venons de le voir, et il ne peut faire de comparai-
sons ; son élasticité aux termes de l’échange sera donc plus
faible qu’elle ne le serait sur un marché bien achalandé, il accep-
tera les conditions qui lui sont faites. C’est cette faible élasticité
qui a dû abuser Polanyi : elle prête faussement au troc la fermeté
d’une institution. Imaginons un homme de main qui cherche un
maître auquel se vouer ; il ne s’engagera pas aux conditions d’un
« marché du travail », mais il troquera sa fidélité auprès du
maître qui voudra bien de lui et qui le nourrira mieux ou plus mal
qu’un autre ; il subira le maître qu’il a pu dénicher, de même que,
faute de choix, on subit les institutions de son pays et les fléaux
de son époque.
Ainsi finit par se mettre en place un système forfaitaire où
la rationalité des conduites semble disparaître de plus en plus
derrière un aspect coutumier. Deux paysans qui sont voisins
s’entraident au moment des récoltes ; tour à tour, chacun aide
l’autre à moissonner ; il se peut que l’un possède plus de champs
que l’autre et que les services mutuels ne soient donc pas égaux ;
mais les paysans n’iront pas y regarder de si près ; l’important
pour eux est qu’ils sont voisins, ce qui facilite les échanges de
services ; en s’entraidant, ils semblent obéir à un impératif cou-
tumier ; la vérité est qu’ils se sont contentés de calculer les
choses en gros. Ils ne les ont pas mesurées à l’étalon du calcul à
la marge ; leur conduite est économique en ce sens qu’elle
transfère matériellement des services ou des biens et en cet autre
sens qu’elle est intéressée ; mais elle n’est pas économique en
cela qu’elle n’est pas entièrement rationnelle et ne calcule pas
ses avantages au plus juste.

Les trois sens du mot « économie ».


On voit alors ce qui est gênant dans la théorie de Polanyi :
malgré qu’il en ait, il a un peu mêlé les trois sens du mot « éco-
nomique », qui veut dire, soit « matériel », soit « intéressé », soit
« rationnel ».
Un phénomène est économique quand il a matériellement
Les agents et les conduites 79
quelque rapport avec des biens ou des services ; le travail, le
gaspillage, la vie contemplative et les beaux-arts ressortissent
alors à l’économie, puisqu’ils sont, chacun à son titre, en rela-
tion avec le matériau économique ; en ce premier sens, il n’y
a rien de plus important que l’économie et l’histoire entière est
économique, puisqu’il n’est guère d’action humaine qui ne se
bâtisse avec des richesses. On peut dire aussi bien que l’histoire
tout entière est mentalité ou langage, puisqu’on agit rarement
sans que la mentalité ou la parole soient au nombre des maté-
riaux de l’action ; ce sera pourtant l’économie qui passera pour
la plus importante, pour la double raison que les biens écono-
miques sont rares par définition (il semble donc plus facile de
trouver des idées ou des mots que des biens) et que les biens
rares servent à la fois de biens finaux et de moyens pour d’autres
fins ; ce qui fait beaucoup. Bref, les faits humains sont des faits
sociaux totaux où s’articulent de l’économie, de la politique, de
la religion, etc., et les biens « matériels » sont presque toujours
présents, au moins à titre de matériaux, dans la composition de
ces faits.
En un second sens, relatif à la cause finale et non plus à la
cause matérielle, une conduite est économique quand elle est
intéressée et qu’elle vise directement à se procurer des biens ou
des services ; la production, le troc ou l’échange sont intéressés,
mais non la charité.
En un troisième sens, une conduite est économique quand elle
est conforme à la norme rationnelle : l’échange calcule plus juste
que la réciprocité et est plus rationnel. L’homme est économi-
quement rationnel parce qu’il tend confusément à économiser
ses moyens quand il poursuit ses fins, que ces dernières soient
ou ne soient pas intéressées ; aussi la science économique est-
elle à la fois normative et descriptive.
Nourrir un vassal à ne rien faire, parce qu’un jour on pourra
avoir besoin de lui, est une action économique du point de vue
matériel et final, mais pas tout à fait du point de vue rationnel.
Gaspiller à plaisir ou faire la charité sont des conduites matériel-
lement économiques. Supposons enfin qu’une charité bien orga-
nisée ou un État-providence alloue ses secours de manière à
égaliser les utilités marginales de ses bienfaits, pondérées par le
rapport des misères à secourir, et qu’ainsi tous les malheureux
finissent par parvenir à un égal degré de soulagement à partir de
leurs inégales détresses : pareille redistribution sera économique
80 Le Pain et le Cirque
par ses matériaux et par sa rationalité, sinon par ses fins, qui
demeurent désintéressées. L’économie, dit-on volontiers, occupe
une autre place dans notre civilisation que dans des sociétés plus
anciennes ; on a même écrit des romans historiques maladroits
où l’« économie » et « la » religion étaient empilées l’une sur
l’autre comme deux pierres de taille, l’une ou l’autre occupant le
haut du pavé, selon l’époque considérée. Il ne faut pourtant pas
croire que les hommes d’autrefois étaient plus désintéressés que
ceux d’aujourd’hui, ou que jadis il était moins inévitable que
l’action humaine comportât des biens rares parmi ses matériaux ;
simplement, de nos jours, les conduites économiquement inté-
ressées sont plus rationalisées qu’autrefois et, partant, plus auto-
nomes, comme nous le verrons plus loin.
Polanyi a-t-il suffisamment distingué les sens du mot « éco-
nomie » ? Selon sa définition, est économique ce qui se rapporte
à la production et à la répartition des richesses ; le potlatch ou
la vie monastique seront alors non moins économiques que le
marché. Pourquoi pas ? Seulement, pour aller plus loin, il faut
commencer par faire, dans ce vaste programme, les distinctions
économiques et sociologiques inévitables ; Polanyi ne s’y
attarde guère et se contente de distinguer réciprocité et redistri-
bution, selon que le réseau est bipolaire ou central et que les
agents sont deux ou plus de deux ; un historien de l’art se don-
nerait-il pour champ d’étude les œuvres d’art en marbre,
qu’elles soient dieux, tables ou cuvettes, et distinguerait-il
entre elles selon qu’elles sont rondes ou pointues ? La redistri-
bution prend en écharpe le troc, qui a une fin économique, et
le legs que fait un mourant à l’Église pour le salut de son âme et
qui a seulement un matériau économique ; la réciprocité et le
marché semblent s’exclure comme deux systèmes alternatifs,
alors qu’en réalité la réciprocité est souvent un marché à l’état
naissant et que, quand elle ne l’est pas, quand elle est échange
symbolique de bons procédés et d’invitations à dîner, elle n’est
pas propre à servir de solution alternative au marché.
Certes, Polanyi distingue expressément le sens matériel et
le sens formel du mot d’économie : l’économie n’est pas tout
ce qui est économique. En tire-t-il pleinement les consé-
quences ? Il se sert de sa distinction pour condamner le mythe
de l’homo oeconomicus. Peut-être. Mais, puisque toute l’éco-
nomie n’est pas économique, il faut bien qu’elle soit autre
chose, par exemple politique, culturelle ou religieuse. Prenant
Les agents et les conduites 81
l’économie selon sa matérialité, Polanyi veut la conceptuali-
ser telle quelle, au risque de récrire l’histoire universelle ; il y
a pourtant plus à dire sur un monastère que d’y reconnaître
l’institution de redistribution. L’économie, remarque-t-il, est
beaucoup plus souvent institution que marché. Certes : les
monastères fonctionnent pour leurs fins propres, en utilisant des
biens comme matériaux, et par ailleurs ils sont institutions, car
les institutions, religieuses ou autres, ne sont pas rares dans l’his-
toire. Seulement le bon moyen d’expliquer l’institution monas-
tique, même sous l’angle économique, n’est peut-être pas de la
considérer sous cet angle ; ne vaut-il pas mieux se demander
comment des fins religieuses, authentiques ou prétendues, ont
trouvé des moyens économiques et entraîné des conséquences
économiques ? Si l’on regarde comme formellement écono-
miques des phénomènes qui ne le sont que matériellement, il n’y
a plus rien à en dire ; l’évergétisme est de la redistribution puis-
qu’il n’est pas marché et qu’il y a plusieurs plébéiens autour
d’un seul évergète : notre livre est terminé.
Si l’humanité était une espèce vivante dont la seule activité soit
de travailler pour survivre, de même que les animaux sont
absorbés par la recherche de leur nourriture, alors l’économie
remplirait une seule fonction : primum vivere ; elle serait « ce
qu’il y a de plus important dans l’histoire », en ce sens qu’il
n’existerait rien d’autre qu’elle et qu’elle ne servirait qu’à une
seule fin ; son aspect matériel se confondrait avec sa finalité. Ou
du moins les autres fins seraient pour ainsi dire ontologiquement
inférieures, superstructures, moindre être. Mais si l’action
humaine relevait de plus d’un principe ? Polanyi, qui n’est
pas marxiste, serait le dernier à le nier. Lui-même professe
que l’économie n’est pas tout ce qui est économique. Tirons-en
les conséquences : laissons la redistribution et étudions aussi bien
la sociologie du don que l’économie du don et, pour cette der-
nière étude, fions-nous à la science économique classique.

7. Sociologie du don

Quand on échange, qu’on donne ou qu’on reçoit des biens,


on ne vise pas toujours, ce faisant, les biens eux-mêmes : on
peut viser la relation humaine qu’ils impliquent. Le don com-
82 Le Pain et le Cirque
prend en effet deux composantes, la chose donnée et l’acte
de donner. La chose donnée est un bien qui peut procurer une
satisfaction à lui tout seul ; l’acte de donner, de son côté, sup-
pose l’existence d’une relation entre deux individus, qu’il
découle de cette relation, qu’il la crée ou qu’il la symbolise.
Relation qui peut être très variée. Enfin, la satisfaction que pro-
cure le bien et celle que procure au bénéficiaire l’action de don-
ner elle-même ont une importance relative qui varie beaucoup
selon les cas ; dans l’échange, le bien est ce qui compte le plus ;
en revanche, quand le don n’est guère qu’un hommage symbo-
lique, l’objet donné se réduit souvent à un bien sans valeur et le
fait de donner vaut mieux que ce qu’on donne.
Pour tenter de mettre un peu d’ordre dans les conduites de
don, nous distinguerons l’échange, où les agents visent la satis-
faction matérielle du bien ; le cadeau, où je sacrifie quelque
satisfaction matérielle égoïste à la satisfaction que me procure
une relation avec le bénéficiaire ; l’hommage, où je fais ce sacri-
fice pour symboliser l’existence de ladite relation ; enfin la pres-
tation, où je me vois obligé par la violence ou l’autorité de
transférer des biens à autrui sans retirer de cette redistribution la
moindre satisfaction personnelle ni, évidemment, matérielle.
Faut-il ajouter que ce classement ne correspond pas toujours à
ceux du vocabulaire ou de l’idéologie ? Il est des dons qui
s’appellent échanges et des prestations qui se déguisent en dons
gratuits.
Échange, cadeau, hommage, prestation : un latiniste reconnaît
ici les quatre sens du mot munus et de sa racine indo-euro-
péenne. Disons tout de suite que l’évergétisme était surtout
cadeau ou hommage symbolique ; il n’était que plus rarement
redistribution.

Don ou échange, mais pas les deux.


Dans l’échange, monétaire ou en nature, qui s’avoue pour tel
ou qui s’esquisse ou se dissimule dans une succession de dons
et de contre-dons, chaque partie augmente la satisfaction
qu’elle tire des biens eux-mêmes ; c’est ce que les économistes
appellent la « rente du consommateur ». L’échange est un jeu
à somme algébrique non nulle : après l’échange, le total des
satisfactions que procurent les biens échangés est supérieur à
ce qu’il était avant ; chacun y gagne sans que l’autre y perde ;
Les agents et les conduites 83
aussi les courbes d’indifférence se déplacent-elles vers le haut :
sinon, on ne prendrait pas la peine de procéder à l’échange.
Ce qui permet de distinguer les véritables échanges de ceux
qui ne sont que symboliques ; si deux ménages « échangent »
des invitations à dîner et que les maîtresses de maison respec-
tives servent aux convives des gigots d’une valeur sensiblement
équivalente, les satisfactions matérielles ne sont pas accrues,
rien ne ressemblant plus à un gigot qu’un gigot, et les courbes
d’indifférence ne bougent pas. Ce qui a en revanche augmenté
est la satisfaction que les deux ménages tirent de leurs relations
personnelles ; il ne s’agit donc pas d’échange, mais de dons.
Allons plus loin et supposons qu’à table les convives, selon la
coutume, échangent des propos ; « échange » n’est là qu’une
métonymie, sauf si les convives échangent des informations
sous couleur de bavarder à bâtons rompus : chacun commu-
nique à l’autre un renseignement qu’il lui aurait peut-être été
utile de garder secret, s’il n’eût jugé encore plus utile d’obtenir
en échange les secrets de l’autre ou sa complicité. Supposons
enfin que tout cela finisse par un mariage, un des convives
épousant la sœur de l’autre. De deux choses l’une : ou bien la
prohibition de l’inceste est déjà instaurée, et alors ce mariage
équivaut à un échange indirect, car, ne pouvant épouser sa propre
sœur, notre homme se rabat sur celle d’autrui, fort utilement. Ou
bien elle n’est pas instaurée et notre homme est en train de
l’inventer : plutôt que d’épouser sa propre sœur, il prend le parti
de la laisser à quelque autre, afin d’établir avec cet autre des
relations personnelles ; mais alors c’est un don, ce n’est plus un
échange. Ou bien le don explique la prohibition, mais alors c’est
un don et non un échange, ou bien la prohibition explique
l’échange, qui n’est pas un don.
Le don, lui, le cadeau, ne vise pas à obtenir des biens ; au
contraire, il sacrifie une satisfaction matérielle pour satisfaire à
une relation personnelle. Même si ce sacrifice oblige morale-
ment autrui à s’immoler à son tour, à me rendre mes cadeaux ou
à me procurer une satisfaction matérielle, il y aura don authen-
tique, et non troc déguisé, si les liens que j’ai ou que je noue
avec le partenaire m’importent davantage que son contre-don.
C’est en vertu de ces liens que je fais mon cadeau ; l’acte de
donner n’est qu’un épisode de ces relations où je sacrifie une
satisfaction matérielle aux sentiments que m’inspire mon
partenaire. J’ai pour lui de l’affection, du dévouement, de l’ad-
84 Le Pain et le Cirque
miration, de la bienveillance ; le don véritable est l’épisode
d’un rapport d’amitié, de déférence, de protection, de respect…
Rapports des plus variés, comme on voit. Le don ira de
bas en haut aussi bien que de haut en bas ou d’égal à égal ;
le roi distribue des cadeaux à ses sujets et les sujets offrent
des étrennes à leur monarque : ainsi à Rome. Le cadeau sera
humble, condescendant, égalitaire, outrecuidant. Cependant,
quand il a été offert et agréé, on ne sait plus très bien si c’est
celui qui l’a fait ou celui qui l’a reçu qui en a le bénéfice moral.
Car, quelque variées que soient les relations dont le cadeau est
un épisode, toutes ont en commun d’être des relations person-
nelles ; si le roi fait des dons, c’est qu’il commande paternelle-
ment ; si ses sujets lui en font, c’est qu’ils sont censés lui obéir
filialement plutôt que par pur respect pour la constitution du
royaume ; ils sacrifient des richesses à la satisfaction person-
nelle de leur potentat, au lieu de s’immoler eux-mêmes au
devoir, au Bien ou au règlement. Au contraire, quand une rela-
tion est réglementaire ou ressortit à des valeurs supérieures,
éthiques ou religieuses, plus de don : sinon, ce serait simonie
ou outrecuidance ; j’aurais l’air de vouloir acheter le fonction-
naire ou d’insinuer que je n’obéis à mon chef que parce qu’il
me plaît d’obéir.
De même, le troc n’est pas échange, mais simple succession
de dons réciproques, tant qu’il est une conduite improvisée ou
symbolique, tant qu’il n’existe pas de coutume commerciale
avec ses règles et ses sanctions formelles ou informelles. Aussi
longtemps qu’on ne peut se fier à un inconnu, faute de cette cou-
tume, le don reste la forme première de l’échange et le troc sera
échange de cadeaux ou du moins en aura l’apparence, pour
essayer de contraindre l’inconnu de traiter son partenaire comme
un homme auquel il vient de se lier personnellement. Le don
comme forme première de l’échange a pour lointain descendant
ce qu’on appelle chez nous l’amitié d’affaires88 ; en offrant
comme un cadeau le produit qu’on veut troquer, on fait d’une
pierre deux coups : on met une marchandise sur le marché et on
noue avec l’acheteur éventuel ce lien personnel qui est la seule
garantie d’un échange loyal.
Bref, tout cadeau implique une relation personnelle, quelle
qu’elle soit. Je donne parce que l’intérêt que je porte à cette rela-
tion l’emporte pour moi en intérêt sur le bien que je donne.
Aussi n’est-il pas étrange que le don soit une conduite si répan-
Les agents et les conduites 85
due : l’unique préoccupation des hommes n’est pas d’obtenir
directement des biens ; ils tiennent aussi à la puissance, à la
gloire et à bien d’autres choses ; les généraux désirent gagner
les batailles même si le butin n’est pas pour eux. Les intérêts
des hommes sont multiples ; par intérêt, j’entends tout ce qui se
trouve intéresser les gens, d’après ce qui ressort de leur
conduite plus encore que de leurs paroles. « Intérêt » n’est
pas ici une explication, comme quand nous parlons d’intérêt
de classe, mais une simple constatation et, si l’on veut, une
tautologie, comme son vieux synonyme, le Bien ; par défini-
tion, les gens ne cherchent que leur intérêt ou leur Bien, de
même que tout ce que touchait Midas devenait or. Les hommes
sont donc égoïstes, puisqu’ils ne font jamais que ce qui les
intéresse, et altruistes, puisqu’ils ne s’intéressent pas toujours
à la matérialité des biens et qu’ils peuvent s’intéresser aux
intérêts et au plaisir d’autrui non moins qu’aux leurs.

Cadeaux symboliques et indices.


Double sens du mot « symbolique ».
Épisode d’une relation toujours personnelle, le don est par là
un indice parmi d’autres du caractère personnel de la relation.
Or, de l’indice au symbole, il n’y a pas loin. La fumée est un épi-
sode du processus de combustion ; aperçue à l’horizon, elle est
un indice qui prouve qu’un feu brûle là-bas. Les peintres pour-
raient alors convenir de prendre la fumée pour symbole du feu ;
l’indice prouve, le symbole affirme. D’indice qu’il était naturel-
lement, le don devient symbole si l’on fait un cadeau, non pas
parce qu’on se trouve avoir un lien personnel avec quelqu’un,
mais pour affirmer le caractère personnel du lien.
Prenons garde alors à l’adjectif « symbolique », qui est redou-
tablement équivoque ; il importe, pour la suite de ce livre, de
distinguer ses deux sens. Voici un pays où règne un monarque
puissant ; son autorité attire vers lui les hommages sincères de
ses sujets et les offrandes qui s’entassent au pied de son trône
en sont l’indice véridique aux yeux d’un observateur étranger. Il
a pour successeur un faible, on murmure qu’une camarilla
gouverne sous son ombre et à vrai dire on ne sait pas trop
qui gouverne derrière les portes bien closes du palais ; on
n’en multiplie pas moins les offrandes, afin d’affirmer symbo-
liquement, par égard pour la royauté et l’ordre public, une
86 Le Pain et le Cirque
autorité monarchique dont la réalité est devenue douteuse. Ces
offrandes, dira-t-on, sont des cadeaux symboliques ; mais on
dira aussi que le pouvoir du roi fainéant n’est plus que symbo-
lique. Non pas que ce pouvoir renvoie à un symbolisé, comme
font précisément les cadeaux qui le symbolisent, mais en ce sens
qu’il n’est plus que l’ombre d’un pouvoir véritable ; il se réduit à
ses propres symboles. « Symbolique » veut donc dire tantôt
« qui symbolise autre chose », tantôt « qui est soi-même plato-
nique », du moins aux yeux d’un rationalisme qui est prêt à tenir
pour platoniques les satisfactions de vanité ou de fierté, les rela-
tions avec la conscience d’autrui.
Reste à savoir comment il peut se faire que le symbolique,
voire le platonique, tiennent tant de place dans la vie sociale ;
peuvent-ils remplacer le réel ? La condition de possibilité
d’un symbolisme florissant est que la vie collective ne soit pas
transparente ; est-ce vraiment le roi qui gouverne derrière les
portes du palais ? Le symbolisme est partout parce que l’hésita-
tion et le soupçon sont partout ; le roi veut s’assurer de l’amour
de ses sujets, qui sont moins gênés de le lui manifester par un
geste ritualisé, un don machinal, que par une déclaration
d’amour improvisée.
Mais a-t-on le droit de supposer pour autant que la proie et
l’ombre se valent ? Que tout fait social peut exister sous deux
modes, l’un réel, et l’autre, symbolique (ou platonique) ? Oui
et non ; on ne le peut pas dans tous les cas : le symbole n’est
pas le double parfait du réel ; le dualisme ne marche pas. Les
cadeaux symboliques n’ont le privilège de suppléer à la réalité
que dans des cas déterminés et explicables. En voici trois
exemples.
Il peut arriver que, par un malheureux hasard, la réalité poli-
tique soit différente des grands principes, qui n’en subsistent
pas moins. Rome républicaine, cité démocratique, était gou-
vernée par une oligarchie ; Rome impériale, que le Sénat est
censé gouverner pour moitié, est un Empire dirigé par l’empe-
reur ou par son Conseil. Alors les évergésies que les candidats
oligarques font à leurs électeurs, ainsi que les attitudes républi-
caines des « bons » empereurs, affirmeront symboliquement
que les principes demeurent, que l’oligarchie aime son peuple
et que l’empereur conserve une modestie républicaine. L’affir-
mation n’est pas vaine : si le malheur des temps empêche le
souverain de se conduire d’une manière aussi républicaine
Les agents et les conduites 87
qu’il le souhaiterait, du moins le rappel symbolique des prin-
cipes est-il de sa part une promesse de ne pas aller au-delà de ce
que le malheur exige, de ne pas devenir un « mauvais » empe-
reur, de ne pas se césariser.
Il arrive d’autres fois que la réalité des choses soit difficile à
apprécier. Le maître est puissant et peut faire ce qu’il veut ; mais
fait-il tout ce qu’il peut pour le bien-être de ses fidèles ? Ceux-
ci se le demandent. Nous sommes à Rome ou en cent autres
lieux, voici un patron qui est paternel envers ses clients : quel
patron ne l’est pas ? Les cadeaux qu’il leur distribue symboli-
sent ses sentiments. Mais est-il vraiment aussi paternel qu’il
l’affirme ? Pourrait-il faire davantage ? Il est difficile d’en juger ;
les clients y renoncent ; à quoi bon, du reste, puisqu’il est impen-
sable qu’ils changent de patron. Ils sont prêts à tout croire, puis-
qu’ils n’ont pas le choix. Dans cette situation floue, un joli geste
symbolique du patron suffira à faire pencher la balance en sa
faveur et à créer un préjugé favorable ; le cadeau supplémentaire
emportera la décision parce qu’il est le seul critère dont les clients
disposent. Ici, le symbole est commencement de preuve. L’hypo-
thèse contraire le montre bien : si un patron refusait tout cadeau,
on en conclurait à bon droit qu’il n’est pas paternel au fond ;
sinon, comment expliquer qu’il se fasse délibérément détester
pour son avarice ?
Il est enfin un domaine où le symbole est presque la réalité,
parce que, dans ce domaine, « faire, c’est dire » et que tout se
passe dans la tête des agents. Par exemple, le mépris et les sym-
boles de mépris. Le mépris est une chose qui existe tout entière
dans une tête qui en méprise une autre ; le méprisé souffre, non
pas de ce qu’on lui fait (peut-être ne lui fait-on rien), mais de ce
qu’on pense de lui. Or comment lui prouver qu’on le méprise ?
En le lui disant : il n’en faut pas davantage. Mépriser consiste
à dire « je vous méprise » ou à faire un geste symbolique qui
le dit. De même, le respect existe par les signes extérieurs de res-
pect, qui ne sont pas vains, puisque personne ne peut mentir du
tout au tout sans s’arracher la gorge au passage des mots. Toute
affirmation publique que nous faisons nous compromet à nos
propres yeux, si bien que nous nous hâtons généralement de
conformer nos actes et nos pensées à nos paroles89.
On voit donc dans quels cas les symboles ont l’étrange pou-
voir de remplacer les réalités symbolisées ; cela se produit
quand ils sont davantage que des symboles ; quand, outre leur
88 Le Pain et le Cirque
qualité de symboles, ils sont en même temps autre chose :
ils sont promesse, commencement de preuve ou signe extérieur
de respect. Jamais le codage, en tant que codage, ne vaut autant
que le message et il ne suffit pas de prononcer un mot pour
faire surgir magiquement la réalité qu’il désigne. Lorsqu’une
satisfaction symbolique semble suffire à nous contenter, ce
n’est pas parce que nous prenons l’ombre pour la réalité, mais
parce que le geste même d’exhiber un symbole a une
réalité qui nous suffit ; si, roi fainéant, je me contente platoni-
quement des hommages symboliques qu’on rend au pouvoir que
je n’ai pas, c’est probablement que le prestige du pouvoir a plus
d’attraits pour moi que son exercice, qui enchante en revanche
mon éminence grise.
Au total, cela fait beaucoup de place pour le symbolisme dans
la vie sociale. Est-ce donc pour cela que les cadeaux symbo-
liques et l’évergétisme occupaient une si grande place dans la
société antique ? Pas exactement, car l’explication est néces-
saire, mais non suffisante ; il fallait encore que la société
antique fît choix du don, parmi tant d’autres symboles pos-
sibles. En lui-même, le symbolisme est anthropologique : tous
les hommes sont sensibles aux signes extérieurs de mépris ou
de respect, quels qu’ils soient ; tous se contentent de commen-
cements symboliques de preuve, faute de mieux. Mais, comme
symbole, le don n’est pas aussi anthropologique qu’on le
croirait : il est largement conventionnel, historique. La société
antique aurait pu considérer les cadeaux, non comme des
hommages, mais comme des aumônes injurieuses ou des tenta-
tives de corruption ; en guise de symboles de déférence, elle
aurait pu se contenter de salamalecs. Chez nous, un ambassadeur
exige des égards ; dans le monde hellénistique, il attendait et
acceptait des cadeaux, les xenia. Il est parfaitement concevable
que, dans deux sociétés qui seraient socialement, politiquement
et économiquement très comparables, le don ait une importance
très inégale.
Résumons : le don vaut, tantôt par la chose donnée, tantôt
comme épisode ou symbole d’une relation personnelle, si tant
est que la société considérée l’ait agréé comme symbole. Pour
l’étude de l’évergétisme se posent donc deux problèmes dont le
premier est de portée anecdotique et dont le second est capital :
d’où vient que la société antique ait agréé le don comme
symbole ? De quelle relation personnelle les évergésies étaient-
Les agents et les conduites 89
elles épisodes ou symboles ? Maintenant que nous savons quel
abîme sépare le don de l’échange, déguisé ou pas, nous nous
retrouvons, avec l’évergétisme, aux antipodes du don comme
forme primitive de l’échange ; l’évergétisme était une question
de relation personnelle entre l’évergète et la plèbe ; dans les
évergésies, l’acte de donner importait peut-être davantage que la
valeur matérielle de ce qu’on donnait.

Les transferts.
Mais si l’évergétisme n’était ni don, ni symbole, mais redis-
tribution ? Cette fois, nous ne prenons plus ce mot de redistri-
bution au sens où le prend Polanyi, mais au sens qu’il a dans la
comptabilité nationale, où il désigne les transferts de revenus
entre les ménages, par exemple les transferts qu’opère la Sécu-
rité sociale. Si l’on cherchait dans le passé un équivalent de
cette institution de notre siècle, on qualifierait aussi de redistri-
bution la célèbre poor tax de l’ancienne Angleterre. L’évergé-
tisme leur est-il comparable ? Et d’abord, qu’est-ce que la
redistribution ? Une espèce sociologique ou une institution
historique ?
Ce n’est ni un don, ni un échange, ni un symbole, mais, du
point de vue des individus, une prestation. Les cotisations à la
Sécurité sociale ou la poor tax sont obligatoires, sous peine
de sanctions légales ; elles sont versées sans contrepartie
directe. Symétriquement, le bénéficiaire du transfert n’est tenu à
aucune prestation en échange de ce qui lui est reversé. Les coti-
sants n’ont aucune motivation personnelle à transférer une frac-
tion de leurs revenus ; ce sont des espèces de contribuables
plutôt que des mécènes ou des philanthropes. Aussi bien la
redistribution est-elle imposée par la loi, qui réalise ce que les
égoïsmes et les mécanismes économiques ne suffisaient pas à
assurer.
A première vue, la redistribution est une espèce socio-
logique. La comptabilité nationale permet de la distinguer des
autres transferts obligatoires, principalement les impôts, aussi
bien que de la charité privée ; du côté du payeur, elle prend
pour critère le caractère obligatoire de la prestation ; du côté
du bénéficiaire, le caractère individuel de la consommation. Du
premier point de vue, impôts et cotisations sociales sont
groupés ensemble au titre des transferts, puisque les uns et
90 Le Pain et le Cirque
les autres sont à déduire obligatoirement du revenu disponible
du payeur. Du point de vue du bénéficiaire, en revanche,
impôt et redistribution se distinguent clairement : la redistri-
bution s’ajoute au revenu disponible du bénéficiaire, tandis
que les impôts permettent aux administrations de rendre des
services publics qui ne sont pas transférés individuellement
ni consommés individuellement ; ces services s’ajoutent au pro-
duit national et ne donnent pas lieu au versement d’un paiement
à chaque usage qu’on en fait. La redistribution est un transfert
obligatoire qui va au bénéfice particulier de certains individus.
Elle est différente de la charité privée, qui est un des emplois
que les individus peuvent faire de leurs ressources disponibles
après déduction des transferts obligatoires ; la charité fait
donc partie de la consommation. Les comptables nationaux, du
reste, ne s’en préoccupent guère, car les transferts volontaires
représentent une fraction négligeable du revenu disponible de la
plupart des agents économiques90.
Ces distinctions ont-elles plus qu’une portée comptable ? La
notion de redistribution est-elle cohérente, ou bien est-il impos-
sible de la délimiter sans tenir compte de ses origines histo-
riques ? Il est aisé de voir que la notion est conventionnelle et
historique.
D’abord, parmi les services publics, il faudrait distinguer
ceux qui sont intermédiaires et ceux qui sont finals ; les premiers
sont des services que l’administration publique rend aux entre-
prises gratuitement, en ce sens qu’elle ne les leur vend pas
coup par coup et à leur valeur ; ils s’intègrent au produit natio-
nal avec les productions des entreprises. Les services finals,
eux, améliorent le bien-être des consommateurs : enseigne-
ment, spectacles gratuits, jardins publics, terrains de sport91 ; ce
sont des avantages sociaux qui, pour être biens ou services
collectifs, ne s’en ajoutent pas moins aux ressources indivi-
duelles ; ils devraient s’intégrer au revenu national à titre de
transferts92. La raison de ces inconséquences est historique ;
l’administration publique date de l’époque de l’État libéral, la
Sécurité sociale est une innovation ; elle date de l’ère du welfare
State.
Le salaire, ensuite. On sait assez que le taux des salaires
n’est pas déterminé par la marge d’utilité finale du travail, mais
que ce taux est « institutionnel », fixé par la loi, la coutume, l’ac-
tion syndicale ; ce taux est une variable indépendante : seules
Les agents et les conduites 91
les entreprises qui peuvent faire leurs frais à ce taux engage-
ront du personnel ; les autres fermeront leurs portes ou perfec-
tionneront leur outillage. Mais si le salaire minimum est ainsi
fixé par la loi, ne faut-il pas parler de redistribution ? N’est-il
pas en partie un transfert obligatoire qui s’ajoute à des revenus
individuels ? Assurément. Mais on ne peut demander à per-
sonne, comptable ni même économiste, de mesurer quelle
fraction du salaire a un caractère de transfert, c’est-à-dire de
comparer le salaire tel qu’il est à ce qu’il serait dans un autre
univers économique. Aux difficultés comptables et théoriques
s’ajoutent peut-être des scrupules idéologiques : dans une
économie de marché, la loi ne doit pas être réputée piloter l’éco-
nomie ; tout au plus redresse-t-elle la marche spontanée de
l’économie.
La définition comptable de la redistribution n’est pas transpo-
sable historiquement ; elle a été taillée sur mesure pour une
conquête récente, la Sécurité sociale. Peu importe, en réalité,
que les revenus individuels soient améliorés par des rembour-
sements de la Sécurité sociale, par un salaire minimum garanti,
par un taux coutumier des salaires, par des avantages sociaux
ou par des évergésies. Nous glissons ainsi vers une conception
éthique de la redistribution : au nom de la justice, de la charité,
du civisme, de la solidarité, certains besoins (différents aux
yeux des différentes sociétés) doivent être couverts lorsque les
ressources personnelles des individus n’y suffisent pas ; ces
besoins, en effet, sont tenus pour indispensables. Au fond
de l’idée de redistribution, il y a celle de rétablir, par quelque cir-
cuit que ce soit, transferts ou autre, un minimum de justice entre
les membres de la société.
Et pour cause. Qu’une économie soit esclavagiste, ou de don,
ou de marché, ou de plan, elle aboutit à une répartition des
revenus qui ne satisfait pas plus les intéressés qu’elle ne satis-
fait l’idéal de justice. Cette répartition peut cependant être
acceptée, tant que les gens ont l’impression qu’ils doivent
leur sort à leur destin ou à leur mérite ; mais, dès qu’il se révèle
qu’en réalité les revenus des individus sont largement dus à la
force de pression des différents groupes sociaux auxquels
les individus appartiennent, la soumission à l’ordre établi fait
place à une lutte pour obtenir davantage93. Car il n’existe pas
de critère, s’imposant à tous, qui permette de dire a priori
quelle doit être la répartition (le calcul à la marge n’étant que
92 Le Pain et le Cirque
le moyen de tirer le moins mauvais parti de la répartition exis-
tante).
Comment distinguer la redistribution de la distribution ?
Qu’est-ce qui justifie le préfixe ? La distinction n’est possible
ni chronologiquement, ni logiquement. Il en est, de la répar-
tition des revenus, comme de celle des frontières : à tout mo-
ment, les frontières des nations sont ce que le passé les a faites.
Elles peuvent être longtemps stables ; cependant, si un conflit
ou une négociation aboutissent au transfert d’une province d’un
État à l’autre, cette innovation tranchera sur le statu quo ante.
Cependant, la nouvelle frontière et l’ancienne ne se distinguent
que par la date : elles ne sont pas d’espèce différente. Nous
allons donc définir la redistribution d’une manière convention-
nelle et formelle ; nous dirons qu’il y a redistribution dans une
société si certains transferts y sont obligatoires et sans contre-
partie et si le but de ces transferts est d’assurer à des défavo-
risés, quels qu’ils soient, la satisfaction de besoins que la
société considérée tient pour indispensables ; le préfixe prend
alors un sens éthique : rétablir un peu de justice contre la nature
sociale. Quant au contenu de la notion, il sera toujours histo-
rique : ce qui sera redistribution à une certaine époque fera
partie, à une autre époque, de la répartition traditionnelle des
revenus.
Il y a redistribution s’il y a à la fois obligation et idéal de
justice. La charité chrétienne, en ce sens, n’était pas redistri-
bution, mais libre don. Et la poor tax élisabéthaine ? L’idéal de
charité a été une de ses causes, mais aussi la peur sociale
qu’inspiraient les bandes de mendiants, la prérogative de la
Couronne qui voulait imposer à ses sujets la pratique de toutes
les vertus chrétiennes, le désir d’encadrer policièrement les
vagabonds, enfin. Quant à l’évergétisme, il est presque entière-
ment étranger à la redistribution. Concessions sociales arra-
chées aux possédants par la lutte des classes ? La chose est loin
d’être inconnue dans l’Antiquité, on le verra, mais précisément
l’évergétisme n’est pas cela. Obligation ? Douce violence, tout
au plus ; l’évergétisme ne consistait pas à professer que cer-
tains besoins, collectifs ou non, superflus ou non, devaient
être absolument couverts, mais à les laisser satisfaire par des
mécènes qui, même s’ils se faisaient faire pour cela une douce
violence, avaient des motivations personnelles très puissantes
pour se montrer magnifiques.
Les agents et les conduites 93
Il est vrai qu’on peut aussi regarder l’évergétisme d’un
autre œil ; on peut y voir, non des revendications imposées aux
privilégiés par le peuple, mais une tentative de corruption du
peuple par les privilégiés.

8. « Panem et Circenses »

« Le peuple romain, qui, en d’autres temps, distribuait magis-


tratures, faisceaux, légions, s’est fait plus modeste : ses vœux
anxieux ne réclament plus que deux choses, son pain et le
Cirque94. » En ces vers fameux, Juvénal déplore que Rome,
jadis cité-État prétendument gouvernée par ses citoyens, ne soit
plus que la ville capitale d’une monarchie. Ces vers sont deve-
nus proverbiaux en un sens différent, ou plutôt en deux sens :
le pain et le Cirque auraient été donnés à Rome, soit
en échange du pouvoir de la classe dirigeante, soit en échange
des privilèges de la classe possédante ; c’est l’idée confuse de
dépolitisation.

Dépolitisation.
En un sens droitiste, qui est celui de Juvénal, les satisfactions
matérielles plongent le peuple en un sordide matérialisme où
il oublie la liberté ; en un sens gauchiste, des satisfactions
congrues ou illusoires détournent les masses de lutter contre
l’inégalité. Dans l’un et l’autre cas, on peut imaginer en outre
que le pouvoir ou la classe possédante procurent des satis-
factions au peuple par un calcul machiavélique. Voici ce qu’on
lit dans un best-seller sociologique : « Les théories selon les-
quelles les plaisirs populaires et les divertissements de masse
sont une machination montée par les classes dominantes contre
le peuple sont très anciennes et sont résumées par le dicton
panem et Circenses ; une explication plus fouillée est celle
de Veblen : les masses américaines modernes n’entretiennent les
classes dominantes que pour être tenues perpétuellement
en état de narcose, grâce à la production industrielle des
plaisirs95. »
C’est là moins une explication qu’un jugement normatif. On
pose que l’idéal humain est celui d’être citoyen autonome ;
94 Le Pain et le Cirque
tout homme devrait faire de la politique et ne pas laisser le
gouvernement la faire sans lui. Or les hommes ne sont pas
conformes à cet idéal ; si la faute n’en est pas à eux, elle sera à
une machination gouvernementale.
L’explication serait recevable, si tous les hommes s’intéres-
saient passionnément à la politique, au lieu de faire en majorité
confiance à des spécialistes, comme ils font confiance au bou-
langer pour le pain. Il faudrait supposer aussi que les hommes
font de l’égalité une question de principe et qu’ils n’admettent
pas l’inégalité comme ils admettent, par exemple, la violence.
Ces deux suppositions sont malheureusement fausses ; « il
semble que l’apathie politique soit un état naturel chez la plupart
des hommes ; il serait non moins déraisonnable d’espérer que
chaque individu témoigne d’un intérêt aigu pour la politique que
de lui demander de se passionner pour la musique de chambre,
l’électronique ou le base-ball96 ». L’intérêt politique consiste
plus souvent à désirer que le gouvernement fasse une bonne
politique qu’à désirer la faire soi-même.
Comme maint proverbe, le dicton de Juvénal cerne inadéqua-
tement une vérité cruelle. Le Cirque n’est évidemment pas l’ins-
trument d’une machination gouvernementale et le dicton se
trompe de coupable ; on ne dépolitise pas non plus un prolétariat
en lui faisant lire la presse du cœur : si cette presse n’existait pas,
les lectrices s’ennuieraient et ne militeraient pas davantage ;
elles peuvent aussi la lire et militer. Mais il reste vrai que la poli-
tique, du point de vue des gouvernants, consiste à faire en sorte
que les gouvernés se mêlent le moins possible de ce qui les
regarde ; plus exactement (et tout tient dans cette nuance), le
gouvernement parvient à être seul à s’en mêler parce que les
gouvernés sont, je ne dis pas conditionnés, mais bien plutôt
spontanément disposés à le laisser faire ; une mise en condition
peut s’y ajouter, bien entendu : il y a des États plus policiers et
mystificateurs que d’autres. Mais la dépolitisation chère aux
dictatures n’est pas autre chose que la culture forcée d’un apoli-
tisme naturel.
« Apolitisme » veut dire que les gens ne s’intéressent pas
seulement à la politique, d’une part, et que de l’autre ils sont
gouvernables et se laissent gouverner. Le proverbe souligne
cruellement qu’un des deux camps, celui des dirigeants, tire un
plus grand profit que l’autre camp de cette nature des choses :
les positions des gouvernants et des gouvernés ne sont pas
Les agents et les conduites 95
symétriques. Un jour, le comédien Pylade osa répliquer, à
l’empereur Auguste qui lui reprochait d’agiter le public par ses
cabales théâtrales : « Il est de ton intérêt, César, que le peuple
passe son temps à s’occuper de nous97 » ; fausse audace : Pylade
parlait en fidèle sujet ; tout au plus s’exagérait-il son pouvoir.
Puisque les gens attachent plus d’importance à leurs plaisirs
qu’à ce qui est vraiment important, le gouvernement peut
gouverner à peu près à sa guise.
Is fecit cui prodest : puisque c’est aux dirigeants que l’apoli-
tisme profite le plus, n’en sont-ils pas les auteurs ? Ne don-
nent-ils pas du Cirque pour cela ? C’est prendre une
conséquence voyante de la dépolitisation augustéenne pour sa
cause. Une longue période de guerres civiles vient de prendre
fin ; profitant de la lassitude générale, une monarchie autori-
taire s’est mise en selle. Elle achève de chasser les masses de
l’arène politique et met l’opinion en condition ; chacun sent
qu’il est désormais vain de ne pas rester dans le rang et que le
gouvernement entend être le seul à faire de la politique. La vie
quotidienne prend une allure paisible et futile ; le Cirque est la
seule passion qu’ait encore le peuple : on ne parle plus guère
politique, mais on continue à causer des spectacles. Ce que
voyant, le gouvernement développera peut-être les spectacles,
afin de se faire aimer en montrant au peuple que ses plaisirs ne
sont pas restés ignorés de la paternelle sollicitude du monarque.
Cependant, je ne jurerai pas que la fréquentation des spectacles
ait sensiblement augmenté ; peut-être que, pendant la révo-
lution romaine, le Cirque était aussi rempli qu’à présent ;
seulement, comme les clubs politiques ne désemplissaient pas
non plus, nul ne s’avisait de faire, de la fréquentation des
spectacles, un stéréotype satirique destiné à faire honte aux
citoyens de leur apolitisme. Ce stéréotype prend la forme cano-
nique d’un échange, par hommage inconscient à la norme du
contrat social : le peuple a cédé son bulletin de vote contre un
jeton de Cirque, comme Esaü son droit d’aînesse contre un plat
de lentilles, et le gouvernement gagne au change ; donc le
peuple est la dupe.
Ce mythe de l’échange est bien naturel. On veut croire que
la société est fondamentalement juste, on constate aussi que le
peuple se soumet avec une docilité presque égale à des régimes
politiques différents qui lui laissent des satisfactions diffé-
rentes ; reste donc à supposer que le peuple a échangé les satis-
96 Le Pain et le Cirque
factions d’autrefois contre celles d’aujourd’hui ; mauvais mar-
ché, contrat injuste, mais contrat.
Certes, il arrive parfois que nous puissions voir de nos yeux
le Cirque chasser un moment la politique et que cette substitu-
tion ne soit pas une fiction explicative, mais se déroule dans le
temps réel. Des révolutions pourraient s’interrompre chez nous
pendant le week-end. Dans ses Istorie fiorentine, Machiavel
raconte qu’en 1466, comme les dissensions des Florentins
menaçaient d’entraîner la République dans la guerre civile,
« quelques-uns de ceux qui détestaient les discordes civiles
voulurent essayer d’arrêter cette agitation croissante, en occu-
pant le peuple à de nouvelles fêtes publiques, car c’est l’oisi-
veté qui est mère des séditions. Ils cherchèrent donc à la faire
cesser et à détourner l’attention des affaires publiques en la
portant ailleurs. Ils ordonnèrent deux fêtes des plus magni-
fiques que l’on eût vues à Florence ; l’une représentait les rois
mages venant d’Orient et elle se fit avec tant de magnificence
que toute la ville travailla plusieurs mois aux préparatifs ».
Toutefois, conclut Machiavel, « la fête terminée, les mêmes
soucis revinrent agiter les esprits : chacun s’attacha à son opi-
nion avec plus d’ardeur que jamais ». C’est logique : les
hommes ne sont pas monomaniaques, ils ont plusieurs intérêts,
plusieurs idées en même temps, ils sont rarement entièrement
captés par un seul grand sentiment ; aussi la vie est-elle très
quotidienne. Ils concilient leurs centres d’intérêt en les faisant
se succéder.

Apolitisme.
Ce qu’on entend par dépolitisation n’est pas cela ; c’est plutôt
l’acceptation honteuse, par les citoyens, d’un régime autoritaire
et matois qui corrompt le peuple : il lui offre des plaisirs en
échange de sa passivité. Si cette fiction était croyable, elle
démontrerait le contraire de ce qu’elle souhaite démontrer,
car il faudrait en conclure que le marché était honnête, puisqu’il
a été accepté ; si l’on juge de la valeur des satisfactions
échangées d’après les « préférences révélées », on en tirera
la conclusion que le Cirque valait exactement un bulletin de
vote. Il n’en est rien : la fiction n’est qu’une fiction ; troquer le
bulletin de vote contre le jeton de Cirque ou le beurre contre les
canons ? Sur quel marché ? Le choix n’est pas donné,
Les agents et les conduites 97
si bien que les « préférences révélées » des consommateurs
demeurent inconnues de tous et d’abord d’eux-mêmes. La poli-
tique n’est pas un contrat que les gouvernés peuvent accepter
ou refuser : ils la subissent, à moins qu’ils ne se révoltent
contre elle. Il n’y a pas de réciprocité de l’État et du citoyen ;
c’est le gouvernement qui choisit pour le peuple les canons ou
le beurre. Aux gouvernés de s’en accommoder. Ils s’en accom-
modent dans une large mesure, car l’autorité a la vertu de voir
s’aligner sur elle jusqu’aux pensées ; le cours des esprits suit
naturellement la direction gouvernementale. C’est même la
définition de l’autorité : elle est le fait qu’on peut faire faire
aux hommes ce qu’on veut sans leur faire violence (sauf,
peut-être, « violence symbolique », c’est-à-dire violence qui
n’en est pas une) et sans les convaincre chaque fois. Bref, les
hommes sont gouvernables. Parce qu’on les met en condition ?
Il faut s’entendre. Ou bien mise en condition et violence symbo-
lique sont des jugements de valeur (auxquels, pour ma part, je
souscris) qui veulent dire que tout cela est injuste et qu’il
est regrettable que les hommes soient ainsi. Ou bien ce sont des
jugements de fait : alors la mise en condition et la dépolitisation
sont partout, c’est-à-dire nulle part ; il y aura dépolitisation sitôt
qu’il existera un pouvoir politique ; la dépolitisation est coexten-
sive à l’histoire universelle. Mais alors, point n’est besoin du
pain et du Cirque pour l’expliquer : il suffisait que Rome fût une
société politique.
L’explication de la soumission des hommes à l’autorité n’est
pas sublime ou mystérieuse. La société existante jouit d’une
position de monopole ; pour les services indispensables qu’elle
rend, on ne peut s’adresser à un autre fournisseur ; on ne peut
pas davantage fuir ses contraintes dans un autre univers. On en
est donc réduit, dans une large mesure, à accepter ses condi-
tions ; mieux encore : on fait de nécessité vertu, comme toujours,
et on se sent solidaire de cette société (à moins de s’appeler
Max Stirner). Par exemple, la société que chacun trouve en
naissant est un gâteau déjà découpé en parts inégales ; il arrive
souvent qu’on se résigne à cette injustice, jusqu’à la trouver
naturelle, faute d’alternative visible. Il n’est donc nullement
certain qu’une redistribution d’un petit morceau de la part
du voisin sera exigée dans toutes les sociétés et que le pain et le
Cirque soient une nécessité universelle.
Mais puisque l’apolitisme découle du monopole de la société
98 Le Pain et le Cirque
et suppose quelque consentement, il n’est pas illimité, comme il
le serait s’il était imputable à la seule action gouvernementale,
que le peuple subirait sans y mettre du sien, aussi passivement
que la cire reçoit une empreinte. Souvent les gouvernés alignent
jusqu’à leurs pensées sur les états de fait, il est vrai, mais il
demeure qu’il n’est pas possible de leur faire accepter n’importe
quoi, à moins de recourir à la violence, au sens propre du mot :
mais précisément le Cirque n’est pas la violence. Pour que les
masses américaines vendent leur droit d’aînesse au grand capital
contre les délices de la société de consommation, il faut qu’elles
aiment cela ; pour que des « meneurs » soulèvent le prolétariat, il
faut que celui-ci ait ses raisons de les écouter. La faiblesse de
l’interprétation machiavélique n’est pas tant de présenter comme
un plan réfléchi ce qui n’en est pas un ou qui se fait d’instinct,
que de supposer qu’on puisse dépolitiser d’un coup de baguette
magique. L’autorité n’est pas toute-puissante ; elle n’existerait
pas si la nature humaine ne comportait la possibilité de se dire
« ils sont trop verts ». Une cause efficiente, bourgeoisie ou
meneurs, ne peut mettre une forme dans la matière ; elle en tire
une forme qui s’y trouvait déjà en puissance. Aussi les sociétés
sont-elles à la fois injustes et relativement stables : les déf-
avorisés y mettent du leur, ne serait-ce que pour échapper à
l’angoisse de n’être soumis à aucune autorité. L’idée de dépoliti-
sation va de contradiction en contradiction ; elle commence par
idéaliser les gens : l’autonomie politique serait inscrite dans leur
essence ; puis elle les met plus bas que terre : il suffit de leur
proposer le Cirque pour les dénaturer ; elle les relève en
imputant leur aliénation à la baguette magique du tyran. Pour un
rêve d’autonomie politique, elle leur dénie leur autonomie
anthropologique.

Deux modalités de la discipline.


Sous le chapitre de l’apolitisme et de l’autorité, tous les
hommes et tous les régimes se valent ; toute société politique
implique la dissymétrie de l’État et du citoyen. Les différences
commencent ensuite : tout régime est autoritaire, mais il y a
plusieurs modalités possibles de l’autorité. Précisément l’évergé-
tisme était, dans l’Antiquité, au centre des discussions sur
l’autorité. Non que les philosophes aient développé des thèses à
ce sujet (pour Aristote, par exemple, l’autorité et le pouvoir de
Les agents et les conduites 99
briser la résistance des citoyens vont de soi, et il n’en parle
guère98) ; mais doctrinaires ou penseurs avaient leurs opinions à
ce sujet. Les gouvernants eux-mêmes avaient condensé leur
expérience ou leurs préjugés en maximes qui se transmettaient
de génération en génération ; ainsi faisait l’oligarchie romaine.
Ce que ces doctrines antiques voyaient dans le pain et le
Cirque n’est pas du tout ce que nous y voyons ; elles se posaient
la question suivante : faut-il concéder ses plaisirs au peuple ?
Le peuple a-t-il des droits à lui, ou seulement des devoirs
envers la cité ? Les uns professaient qu’il fallait laisser au
peuple ses plaisirs, les autres, qu’il faudrait les lui refuser, mais
personne ne préconisait de lui en donner (il en avait déjà,
en vertu de la coutume) ; personne n’enseignait non plus à le
dépolitiser. C’est ici le lieu de présenter systématiquement
cet éventail de doctrines dont on retrouvera des fragments ou des
variantes dans la suite de ce livre.
1. Une première politique concevable est de tenir en main les
gouvernés en les réprimant dans tous les domaines, au nom
d’une idéologie patriotique qui sert moins à mystifier le peuple
qu’à donner bonne conscience aux dirigeants pour qu’ils exer-
cent sans faiblesse leur autorité ; Cirque et évergétisme ne
seraient qu’une démagogie qui rend le peuple outrecuidant
en lui laissant croire qu’il ne doit pas vivre seulement pour ses
devoirs envers la patrie.
2. Mais on peut estimer aussi que le meilleur moyen de faire
régner la discipline est de tenir le peuple en main tant que le
bien du service l’exige, puis de lui concéder ses récréations tra-
ditionnelles et même de lui témoigner que ses chefs consentent
à s’intéresser à ses plaisirs ; ce fut, en matière de Cirque,
la maxime de l’oligarchie républicaine à Rome.
3. Il est enfin une vieille recette monarchique : entretenir
les populations dans l’incurie, rendre le peuple heureux en
lui reconnaissant le droit de s’intéresser au Cirque, ne pas lui
imposer d’idéologie qui doive compter davantage pour lui ; la
seule chose que le pouvoir ait à faire est de ne pas irriter les
populations par des excès de zèle (Ponce Pilate ne refusa pas la
mort du Christ au patriciat de Jérusalem pour ne pas commettre
d’excès de ce genre)99. Tels furent les siècles d’or de l’Empire
romain ; la recette monarchique abandonne le peuple à son
apolitisme naturel. Le roi veut que ses sujets mettent la poule au
pot ; il n’entend pas par là qu’il leur procurera le volatile
100 Le Pain et le Cirque
(comment s’y prendrait-il, en ces époques peu économistes ?),
mais il souhaite sincèrement que la bonne nature le leur procure,
sans y mettre pour sa part d’objection de principe ; il les laisse
danser en rond et aller au Cirque, sans prétendre que
rien de ce qui est extérieur à la volonté du souverain ne doit les
intéresser.
Les politiques antiques répondent donc à la question de savoir
si l’on peut gouverner malgré le Cirque : peut-on laisser le
peuple avoir d’autres intérêts que le bien public, ou faut-il
l’arracher à son apolitisme pour le plier à la vertu civique ? La
première et la troisième doctrine semblent opter pour les
termes opposés de l’alternative et la doctrine républicaine
semble être celle du juste milieu ; on peut être tenté, en effet,
de les interpréter ainsi : la première doctrine est oligarchique et
la troisième est monarchique. Or une cité oligarchique a besoin
de l’appui de son peuple ; elle a une armée de citoyens ; sans
vertu civique, elle s’écroulerait. Au contraire, dans une monar-
chie qui a une armée de métier et un corps de fonctionnaires,
le peuple peut vaquer à ses plaisirs. Il est vrai qu’une oligarchie
a d’autres moyens qu’un royaume n’a pas ; les notables qui la
dirigent vivent au contact de leurs métayers ou de leurs clients ;
ils peuvent encadrer ainsi toute la population et faire régner
l’ordre moral ; avec eux, l’État est présent partout.
Chimères ; la réalité quotidienne n’est pas très différente
dans une oligarchie et dans une monarchie bureaucratique ;
Sénat ou empereur, le taux d’apolitisme ne varie guère et la
masse du peuple n’était guère moins amorphe sous la Répu-
blique que sous l’Empire. Et le peuple avait autant de Cirque
sous l’une que sous l’autre. Seuls feraient croire le contraire les
excès de langage de quelques doctrinaires, Polybe ou Cicéron,
qui sont les seuls représentants de la première doctrine
et qui ont contre l’évergétisme la même hargne que Vilfredo
Pareto contre le lâche humanitarisme d’une bourgeoisie qui ne
sait plus être ferme envers son prolétariat. La politique anti-
évergétique de ces doctrinaires n’a du reste jamais été une
réalité : les récréations collectives étaient des institutions immé-
moriales en Grèce et à Rome.
République ou monarchie, la question n’est pas de savoir où
la dissymétrie des dirigeants et des dirigés sera moindre, mais
de savoir à quelle sauce l’apolitisme des seconds sera mangé
et quelle conception leurs maîtres se font de l’autorité ; de ce
Les agents et les conduites 101
point de vue, la différence sépare l’utopie des doctrinaires, d’une
part, et les pratiques républicaine aussi bien que monarchique,
de l’autre.
La question est celle-ci : est-il vrai que l’obéissance est totale,
à moins de n’être pas ? Qu’un homme ne peut, par exemple, obéir
à son prince pour la seule politique et à sa conscience pour le
choix d’une religion ? Selon ce qu’on répondra, les droits indivi-
duels et le Cirque apparaîtront, soit comme une lézarde qui risque
de faire crouler la cité, soit comme une indispensable chambre
de décompression. Le triomphe de l’une ou de l’autre de ces poli-
tiques ne dépend pas des infrastructures ou des grandes options,
mais de bien moins : des préjugés et habitudes du prince ou de
l’oligarchie. Une religion d’État n’est pas imposée pour servir
d’idéologie et justifier l’ordre monarchique : elle est imposée
lorsque le potentat n’imagine même pas que ses sujets puissent ne
pas lui être soumis en tout, comme de bons fils ; elle n’est pas un
instrument symbolique de domination, mais la conséquence d’une
conception de l’autorité selon laquelle la discipline doit être
totale.
Conception qui consiste à vouloir prendre, devant le risque et
l’incertitude, des marges de sécurité trop grandes et d’ailleurs
illusoires. Elle est assez comparable à la préférence pour les
décisions unilatérales en politique étrangère. Chaque fois que les
relations avec des partenaires, sujets du roi ou puissances
étrangères, comportent de l’incertitude, c’est-à-dire toujours, on
a le choix entre deux solutions : faire la part du feu et partager
l’autorité ou la sécurité avec ses partenaires (ce compromis
assure une demi-sécurité au jour le jour), ou bien tout prendre
pour soi seul en s’imaginant par là échapper au risque : en
exerçant une discipline totale, le roi s’imagine qu’il ne
risquera plus d’être débordé par son peuple.

Ces modalités sont contingentes.


Bien entendu, la discipline totale n’assure pas au souverain
une sécurité plus grande que la discipline partielle ou fonc-
tionnelle ; mais elle peut lui paraître plus glorieuse ou plus
commode. Assez souvent les régimes à poigne sont autoritaires
moins pour imposer le respect d’intérêts politiques ou sociaux
que pour le seul avantage de se faire obéir commodément et
sans discuter : ils ne conçoivent pas que l’autorité puisse
102 Le Pain et le Cirque
s’exercer autrement. Et ce mode d’exercice de l’autorité peut
exaspérer à lui tout seul les gouvernés, même s’il ne menace pas
les intérêts de ces derniers. Autrement dit, la nature d’un régime
pose au moins trois questions100 : « qui commandera ? », car le
partage du pouvoir est, lui aussi, un enjeu à lui tout seul ; on
classera alors les régimes en monarchies, oligarchies, démocra-
ties. « Qu’est-ce qui sera ordonné ? », car les décrets du pouvoir
ont un contenu qui touche aux intérêts des gouvernés ; on clas-
sera alors les régimes d’après la classe sociale dont les intérêts
sont favorisés. Enfin « comment sera-t-on commandé ? » ; en
style paternel, voire égalitaire, ou en style despotique ? Quelle
sera la modalité de discipline ?
La troisième question ne se ramène pas aux deux premières ;
les trois variables ne sont pas liées. Certes, la variable « moda-
lité » entre en rapport avec les deux autres pour faire de chaque
régime ce qu’il est ; une discipline totale peut aider momen-
tanément un gouvernement à faire triompher des intérêts
sociaux ou à se maintenir au pouvoir ; mais elle peut aussi ne
servir à rien de tel et elle n’est pas la suite nécessaire des deux
autres variables.
En effet, la modalité de discipline est une technique d’auto-
rité qui comporte plusieurs recettes différentes (« tour de vis »
ou chambre de décompression) dont les effets sont largement
équivalents : elles peuvent souvent, sinon toujours, servir les
mêmes intérêts. Seulement chaque recette a sa logique interne,
ses exigences propres, qui vont au-delà des intérêts qu’on pré-
tend servir ; qui veut commander unilatéralement, par peur
d’une Fronde, persécutera les protestants sans profit pour son
autorité ; qui prétend tenir la plèbe en main lui refusera des
jeux, au moins sur le papier, sans y rien gagner. L’autonomie de
toute technique pousse ainsi les régimes au-delà d’eux-mêmes.
Mais, de l’autre côté, l’équivalence des techniques est telle qu’il
suffit souvent d’un changement de règne pour que le style disci-
plinaire change du tout au tout. Tout cela contribue à donner à
l’histoire plus de discontinuité pittoresque et de contingence
qu’on ne l’attendrait de la prise en considération des seuls
intérêts.
En dépit de l’esprit de sérieux, ce sont souvent de petites rai-
sons qui font choisir entre les modalités de discipline : les pré-
férences personnelles du maître, le poids du passé national…
Une partie de la bourgeoisie, grande ou petite, aime les régimes
Les agents et les conduites 103
forts par peur panique du désordre et par le sentiment secret
qu’elle a de sa propre incapacité de commander. Des potentats
veulent commander despotiquement pour leur plus grande gloire
ou parce qu’ils sont mal à l’aise avec le gros animal populaire
qu’ils ont à diriger. Chez les penseurs, le goût de la discipline
totale peut être un dogmatisme d’intellectuels qui oublient que la
vie est quotidienne et qui s’imaginent qu’à la société globale et à
la grande politique doivent correspondre de grands sentiments ;
ils empêcheraient le peuple de danser parce que l’amour de la
danse est un petit sentiment.
En revanche, ceux qui ont vraiment le sens du comman-
dement, telle l’oligarchie romaine, n’ont pas ce préjugé ; toutes
les marines militaires du monde ont bien connu ce mystère : la
politique des officiers à l’égard des matelots en bordée res-
semble à celle de la politique romaine en matière de Cirque.
Une discipline de fer règne à bord, mais, une fois à terre, les
hommes font tout ce qu’ils veulent ; les matelots, tout en étant
capables de se mutiner, sont apolitiques : une fois remontés à
bord, ils seront repris par l’autorité de la société globale et par
les collectifs.
Car là est le nœud du problème de la discipline et du Cirque :
une société subsiste-t-elle grâce à la vertu des individus ? Se
situe-t-elle au niveau des consciences individuelles ou à celui
des collectifs qui pensent pour nous et nous cernent par nos
entours ? Il faut avouer que ce ne sont pas nos bonnes inten-
tions qui font durer la société, car, le plus souvent, nous ne
pensons rien et nous maugréons et, quand nous penserions
davantage, les choses n’en resteraient pas moins debout autour
de nous.
Certes, l’ordre établi fonctionne plus ou moins bien selon la
vertu des individus, mais cette vertu n’est pas voulue et ne peut
pas non plus être inculquée à volonté ; de plus, l’encadrement
dans des sous-groupes compte autant que la société globale.
On prétend que des instituteurs, prussiens ou français, ont
rendu patriotes des peuples entiers ; n’est-ce pas prendre un
facteur isolé pour la cause de tout ? L’encadrement des hommes
dans des sous-groupes, dans l’armature de l’armée en guerre, a
sûrement compté pour autant ; et puis, à cette époque, la
menace de l’Étranger était sentie comme réelle ; s’y ajoutait
l’orgueil national : le plus humble des belligérants savait qu’il
appartenait à une nation qui jouait un grand rôle sur la scène
104 Le Pain et le Cirque
du monde. Sans cela les leçons des instituteurs seraient entrées
par une oreille et sorties par l’autre (comme il me souvient
qu’elles faisaient vers 1938). Si donc la vie sociale ne fonctionne
pas au niveau des consciences, on peut laisser la plèbe romaine
aller au Cirque, sans craindre qu’elle se fasse un précédent de
cette licence et la généralise : à la sortie du Cirque, elle sera
reprise par les collectifs.
Conclusion : le gouvernement n’accordait pas du Cirque au
peuple pour le dépolitiser ; mais, à coup sûr, il l’aurait politisé
contre lui s’il lui avait refusé le Cirque. Le pain et le Cirque
n’étaient pas donnés au peuple en vertu d’une éternelle néces-
sité d’équilibre du contrat social, mais en vertu d’un pacte
historique qui est propre à la société antique, comme on verra.
Ce pacte n’est que le point d’aboutissement de toute l’évolution
de l’évergétisme ; il n’est pas l’origine et l’explication de
l’évergétisme.

9. « Conspicuous consumption »

Donner ou consommer, c’est presque la même chose : dans


les deux cas, il faut être riche et le prestige qu’on en tire est
du même ordre ; le don ostentatoire, si ostentation il y a, vaut
le gaspillage ostentatoire. Dépenses somptuaires et mécénat
sont au nombre des devoirs d’état qui pèsent sur les classes
élevées ; noblesse oblige. « Le luxe, au sens de refus d’orienter
rationnellement la consommation, n’est nullement un superflu
pour une classe seigneuriale féodale », écrit Weber ; « c’est un
des moyens qu’elle a de s’affirmer socialement101. » Sous les
noms de largesse (cette reine des vertus médiévales), de charité,
de munificence ou de mécénat, il a toujours été entendu que
quiconque pouvait avoir le geste large se devait de l’avoir, sous
peine de décevoir. Seuls varient les objets de la libéralité, ses
bénéficiaires et ses justifications. Il faut dépenser et donner,
mais comment ? Devenu châtelain de Salmigondin, Panurge
hésite : « va-t-il dilapider en fondations de monastères, érec-
tions de temples, bâtiments de collèges et hôpitaux », ou bien
« dépenser en mille petits banquets et festins joyeux ouverts
à tous venants » ? Le dilemme s’imposait encore à la gentry au
temps d’Adam Smith102. Il est plus aisé de manger sa fortune
Les agents et les conduites 105
que de ne la point manger ; on peut mener joyeuse vie en ayant
chaque jour vingt commensaux, entreprendre la construction
d’un château que les héritiers achèveront et qui les ruinera ou
bien laisser à la postérité la preuve de sentiments élevés en fon-
dant des œuvres pies, charitables ou culturelles.

Ostentation et narcissisme.
Dans une société inégalitaire, la classe élevée a du prestige et
ne le conserve que si elle dépense ou donne. On peut donc être
tenté d’étendre à l’évergétisme une théorie célèbre, celle de la
consommation ostentatoire selon Veblen, de la conspicuous
consumption 103 : l’acquisition, la destruction ou le don osten-
tatoires d’articles dispendieux servirait à prouver que le
consommateur ou le mécène disposent d’une richesse suffi-
sante pour se permettre une pareille dépense ; par la consom-
mation ostentatoire, le riche fait étalage de sa richesse ; il tire
de la jouissance moins de l’objet consommé que du statut élevé
que sa cherté lui confère ; « mettre en relief sa consommation
d’articles de prix est une méthode d’honorabilité pour l’homme
de loisir104 ».
Preuve en est sans doute que les biens et services coûteux ne
procurent pas toujours une satisfaction matérielle plus grande
que celle qu’on obtiendrait à un moindre prix ; il faut donc que
leur principal avantage soit de prouver la richesse de leur pro-
priétaire. Le comble de la consommation ostentatoire serait la
destruction pure et simple des biens ; cela s’est fait parfois. On
sait que les potlatchs comportent quelquefois la destruction de
richesse (des plaques d’étain sont immergées dans le lagon de
l’atoll) ; dans sa Société féodale, Marc Bloch raconte une
compétition de gaspillage qui eut lieu en Limousin : un chevalier
fit semer des piécettes d’argent dans un champ labouré, un autre,
« par jactance », fit tuer trente de ses chevaux105. Le loisir lui-
même, le farniente, cher à ces « classes de loisir » qui sont, selon
Veblen, ostentatrices, est perte de temps, or le temps est de
l’argent.
La théorie de Veblen est de celles qu’il faut préciser ou limi-
ter, mais dont le noyau est tenu pour acquis. Il est admis que
l’ostentation répond souvent à un calcul de classe, soit que le
luxe coûteux fasse barrière à la façon du latin et des belles
manières, soit que le prestige qu’il procure serve à impression-
106 Le Pain et le Cirque
ner les classes opprimées ; Veblen lui-même ne le dit pas, mais
il est aisé de compléter ainsi sa pensée. Ensuite la conspicuous
consumption a intéressé les économistes, qui lui consacrent
volontiers un paragraphe ; les biens de luxe, constatent-ils, font
souvent exception à la loi qui veut que la demande soit une
fonction décroissante du prix ; ou du moins leur élasticité-prix
est-elle faible. La cherté semble attirer les acheteurs ou du
moins elle ne les fait pas fuir. Cet « effet Veblen » est une
exception à la rationalité économique ; certaines marchandises
ne sont estimées que parce qu’elles ne sont pas à la portée du
pauvre ; les riches les acquièrent par ostentation, pour acquérir
le renom de faire de grosses dépenses. La question est alors
de savoir si le luxe tout entier se ramène à l’effet Veblen, s’il n’a
pas aussi d’autres raisons et si l’analyse du prestige social que
confère la richesse ne doit pas être poussée plus loin106.
Les riches, dit Veblen, ne se contentent pas d’être riches, ils
veulent encore le montrer. Mais alors, pourquoi y gagnent-ils
effectivement du prestige et parviennent-ils à leurs fins ? Il faut
donc que les spectateurs soient eux-mêmes persuadés que
la richesse est admirable ; comme dit Raymond Ruyer107, « la
consommation ostentatoire ne peut se maintenir comme institu-
tions que parce qu’elle répond à un besoin, non seulement chez
l’ostentateur, mais chez le spectateur. Les spectateurs attendent,
imposent la fête, le potlatch, le gaspillage. La façade de luxe
annonce le roi, le riche, l’aristocrate, mais le spectateur vers
lequel elle est tournée a aussi son intérêt dans l’affaire ». Le
riche se juge admirable comme on le juge.
A vrai dire, Veblen ne précise pas beaucoup sa théorie ; il
amplifie sa satire et exemplifie sa doctrine, mais rares sont
les passages d’idées, comme celui-ci, qui pose implicitement
plus d’un problème108 : « Pour s’attirer et conserver l’estime
des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse
ou pouvoir ; il faut encore les mettre en évidence, car c’est à
l’évidence seule que va l’estime » ; ainsi donc la vie seigneu-
riale comporte une part de représentation, d’apparat ; de plus,
la jouissance solitaire des biens matériels n’est pas la seule
satisfaction qu’on tire de la richesse ; celle-ci procure aussi du
prestige, qui semble compter autant que la satisfaction maté-
rielle. « En mettant sa richesse bien en vue », continue Veblen,
« non seulement on fait sentir son importance aux autres, mais
encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve
Les agents et les conduites 107
toutes raisons d’être satisfait de soi-même » ; ainsi le riche se
mire dans sa splendeur. Ce que Veblen qualifie d’ostentation
s’appellerait aussi bien narcissisme ; partout dans son livre,
on pourrait sans difficulté mettre ce mot à la place de l’autre,
car Veblen ne prend nulle part en considération la réaction
du spectateur et ne parle que de l’ostentateur, qui est chez lui
étrangement solitaire et brille dans le désert. Veblen n’a peut-être
fait une théorie de l’ostentation que parce que le mot de narcis-
sisme n’existait pas de son temps. L’ostentateur est le premier à
éprouver le prestige de la richesse ; l’ostentation n’est donc pas
une action que le riche exerce sur le spectateur, comme un ser-
pent fascine un oiseau : l’un et l’autre sont fascinés par une
tierce chose qui appartient à l’un et pas à l’autre.

Excellence de la richesse et apparat.


Sous le nom d’ostentation, Veblen a reconnu et confondu deux
vérités : que la richesse, outre les satisfactions matérielles, pro-
cure du prestige parce qu’elle est unanimement considérée
comme une excellence qui confère une supériorité à son posses-
seur ; que toute supériorité est tenue à un certain apparat, le luxe
étant une part de cet apparat. Comme l’apparat est une institution
qui vise autrui, Veblen y voit de l’ostentation ; il impute au même
trait de caractère le prestige de la richesse, puisque le prestige est
sensible à autrui ; comme l’un et l’autre sont des satisfactions
platoniques, « symboliques », qui se passent dans les cervelles,
Veblen ne voit dans tout cela que vanité.
Le luxe, écrit Weber, est refus d’orienter rationnellement la
consommation. Rationnellement par rapport à quelles fins ? Par
rapport à un idéal puritain d’épargne et d’investissement pro-
ductif ? Il faut convenir alors que tout le luxe est irrationnel, car
il poursuit d’autres fins, qui sont du reste multiples, l’ostentation
n’étant qu’une de celles-ci. Rationnellement par rapport à la
satisfaction matérielle que procurent les biens consommés ?
Alors on réservera le nom de luxe à l’ostentation ou à l’apparat,
qui ressortissent à l’effet Veblen : mais c’est refuser d’appeler
luxe la plus grande partie de ce qu’on a toujours désigné sous ce
nom. Le luxe, le don ostentatoire, le mécénat, le prestige de la
richesse, sont un ensemble confus où il faut distinguer bien des
choses.
1. Avouons candidement que le luxe et la richesse plaisent
108 Le Pain et le Cirque
d’abord parce qu’il est agréable de vivre richement et sans rien
faire. De plus, il y a acculturation à la richesse, et l’accultura-
tion exclut le narcissisme ostentatoire ; les riches cessent très
vite de s’étonner de vivre richement, de même que les Persans
ne s’étonnent plus d’être Persans. Ils continuent, j’imagine, de
se juger supérieurs aux autres nations, comme nous faisons
tous ; cependant, ils ne s’habillent pas à la manière persane pour
étaler cette supériorité, mais pour vivre comme ils ont accou-
tumé de le faire.
2. Les riches, eux aussi, se jugent supérieurs au reste de l’hu-
manité, qui est du même avis. Leur narcissisme et le succès que
le spectacle de la richesse, ostentation ou pas, rencontre auprès
des spectateurs prouvent que la vie riche est considérée comme
une excellence, de même que la vie héroïque, la vie dévote et
d’autres vies encore. L’ostentation, si ostentation il y a, est
un hommage rendu par un travers individuel à une excellence
généralement reconnue. En bon puritain, Veblen prend la magni-
ficence pour de la pose ou du snobisme, de même que le bour-
geois croyait que l’artiste romantique vivait en artiste pour épater
le bourgeois et que les contemporains d’Oscar Wilde attribuaient
ses goûts à de la pose (« posing as Sodomist »).
Sa confusion est compréhensible ; le passage est aisé de l’ex-
cellence à l’ostentation de cette excellence. On ne peut possé-
der un avantage admirable, richesse, héroïsme ou génie, sans
devenir admirable soi-même. En vivant dans la splendeur, le
riche actualise la possibilité de magnificence que lui donne
son argent et qui est objectivement admirable (nous admirons
les hôtels particuliers, devenus monuments historiques). Je ne
voudrais pas manquer de vivre d’une manière que je trouve
admirable et admirerais chez un autre ; ce faisant, je m’admire
et les autres m’admirent aussi. Comme dit saint Thomas, « la
grandeur d’âme tient à deux choses : au prestige comme à sa
matière et à faire œuvre grande comme à sa fin. Or les biens
de fortune contribuent à ceci et à cela. Puis donc que les excel-
lences sont prestigieuses, non seulement aux yeux des sages,
mais même à ceux de la foule quand elle tient les biens exté-
rieurs pour les plus grands, il s’ensuit que ceux qui sont à la
fois vertueux et riches ont plus de prestige que ceux qui sont
seulement vertueux109 » ; donc « on doit faire entrer, parmi
les activités bonnes, les biens extérieurs, car il est impossible
d’accomplir des actions bonnes quand on est dépourvu des res-
Les agents et les conduites 109
sources nécessaires110 ». La richesse est enviable par les jouis-
sances qu’elle donne, par les possibilités qu’elle ouvre et par le
prestige qui découle des deux avantages précédents ; Hume111
en conclut que « rien ne nous porte davantage à donner notre
estime à une personne que sa puissance et ses richesses, ou notre
mépris que sa pauvreté et sa médiocrité ». Il en est donc de la
richesse comme du mérite personnel, vertu ou intelligence, cet
autre enfant du hasard de la naissance. Il y a inégalité quand ces
différents avantages sont inégalement distribués selon les indivi-
dus et quand les excellences deviennent des supériorités, au lieu
d’être réduites à un rôle fonctionnel.
Le riche est admirable, s’admire et est admiré. Est-ce là de
l’ostentation et du narcissisme ? Oui, dans deux cas : quand, par
un travers individuel, un riche se ridiculise par sa vanité ou
quand un sociologue, par une métonymie satirique, donne à ces
phénomènes universels que sont le prestige et l’apparat le nom
d’un travers individuel, l’ostentation. Ce travers est tantôt une
perversion et tantôt un excès ; il est perversion, quand un
homme se conduit admirablement pour être vu comme admi-
rable et qu’il prend comme fin le prestige, qui n’est que la
conséquence de l’excellence ; l’ostentation est excès quand
l’homme supérieur déploie un apparat qui est disproportionné
avec sa supériorité. Ce que Veblen a pris pour de l’ostentation,
travers individuel, est donc cet apparat, qui est une sorte d’insti-
tution.
3. Dès qu’une excellence est prise pour supériorité et qu’un
homme domine plutôt qu’une fonction ne s’exerce, cet homme,
quelle que soit sa supériorité, déploie de l’apparat pour tenter de
justifier ce qui, dans sa supériorité, dépasse sa fonction.
On devine que, jusqu’à ce jour, toute excellence, presque sans
exception, a eu à déployer quelque apparat, de même que, jus-
qu’à ce jour, toute société a été inégale.
Tout le luxe n’est pas apparat, loin de là ; une grande maison
consacre aux dépenses somptuaires une partie déterminée de
sa politique familiale112. Le riche vit en riche comme le lion
vit en lion, mais en outre il doit tenir son rang. C’est vrai aussi
de toutes les entités supérieures, Églises ou États. L’apparat,
au moyen du luxe, rehausse la richesse, mais il rehausse aussi
les autres supériorités dont la richesse est une partie et un
indice, qu’elles soient politiques, sociales ou religieuses. Le
luxe n’est cependant pas le seul moyen de l’apparat ; le céré-
110 Le Pain et le Cirque
monial ou les manières font le même office. Enfin l’apparat joue
le rôle de barrière qui permet de réserver des privilèges à ceux
qui les détiennent déjà ; la chose est trop connue pour qu’il soit
utile d’insister.
Pourquoi ce besoin d’apparat ? Toute supériorité qui ne se
fait pas voir devient suspecte : ne serait-elle pas usurpée ?
La consommation ostentatoire sert moins à s’attirer l’estime des
autres, comme le dit Veblen, qu’à ne pas la perdre : il faut
« tenir » son rang ; l’apparat n’ajoute pas grand-chose aux senti-
ments du spectateur, qui n’en attendait pas moins, mais son
absence le décevrait. L’apparat est une sorte d’institution, en ce
sens qu’il répond à une attente générale.
Les conduites d’apparat ne sont pas autres choses que les
conduites supérieures elles-mêmes : pour déployer l’apparat
de sa fortune, le riche n’a qu’à se conduire en riche. C’est pour-
quoi l’absence d’apparat décevrait : on y verrait l’indice d’une
absence de la supériorité elle-même. Apparat ou supériorité, la
conduite à tenir est la même et seules les intentions diffèrent.
Aussi est-il malaisé de distinguer l’apparat de l’excellence. L’ap-
parat est la grandeur qui se laisse voir, mais qui, si elle est
authentique, se complaît d’abord à elle-même ; un seigneur met
de beaux habits pour répondre à l’image idéale qu’il a de lui-
même et Robinson déploierait un faste, peut-être par narcis-
sisme, où un spectateur verrait de l’apparat et Veblen de
l’ostentation. Remarquons même que le faste veut tant se plaire
d’abord à lui-même qu’il mesure mal son effet sur le spectateur :
il va trop loin ou demeure difficile à déchiffrer ; son langage
symbolique est souvent obscur parce qu’il se préoccupe davan-
tage de s’exprimer lui-même que de communiquer avec autrui.
Aussi, à propos du mécénat des évergètes, parlerons-nous
presque indifféremment, dans ce livre, de réalisation de soi-
même, d’ostentation, d’apparat et d’expression d’une supério-
rité, car nous ne nous flattons pas de les distinguer dans chaque
cas. Dieu reconnaîtra les siens.

Le mécénat.
Se complaire en ses œuvres en se passant de tout apparat
et de toute reconnaissance par les autres consciences est un
héroïsme très rare. Les conduites somptuaires ont plusieurs
motivations en même temps, dont l’apparat ; le mécénat n’en
Les agents et les conduites 111
garde pas moins, même impur, sa spécificité ; il sacrifie des
biens matériels à des fins étrangères au mécène, qui est sensible
à ces fins ou qui montre qu’il y est sensible.
« Quand un propriétaire fait ravaler sa façade, quand un loca-
taire met des fleurs à sa fenêtre, le font-ils pour annoncer leur
richesse ou pour payer leur quote-part à un urbanisme quasi
instinctif ? Quand une femme s’habille élégamment, annonce-
t-elle la richesse de son mari ou veut-elle donner un spectacle
agréable113 ? » Le riche, s’il est mécène, paie aux valeurs une
quote-part, mais plus élevée, car il a les moyens de la payer et,
puisqu’il peut payer, il le doit, s’il veut actualiser toutes ses
potentialités ; il ferait preuve de quelque petitesse d’âme, s’il ne
déployait pas toutes les possibilités de sa personnalité. Le mécé-
nat comporte à la fois quelque intérêt « désintéressé » pour des
valeurs et la tendance d’une personne à se développer large-
ment.
Toute personne, qu’elle soit physique ou morale, a tendance
à se déployer ainsi et cette tendance peut entrer en conflit avec
le désintéressement. Le mécénat aboutit parfois à des réali-
sations qui sont inutiles, sauf peut-être aux yeux du mécène
lui-même, et qui ne servent qu’à déployer la capacité de leur
auteur ; un évergète peut offrir à ses concitoyens un cadeau
où lui-même se complaît plus que le cadeau ne leur plaît. Une
entreprise capitaliste a pour fonction de faire des profits ou d’é-
largir son champ d’action, mais elle est aussi une personne, qui
participe à la tendance à actualiser qui appartient à tous
les êtres vivants ; elle fera du mécénat de firme, en dépit de
la rationalité économique114. L’État, enfin, est une personne,
en même temps qu’il a une fonction ; il lui arrivera donc de
construire des œuvres non fonctionnelles, métro de Budapest ou
pont Salazar. Tout mécène fait d’une pierre deux ou trois coups ;
il est l’auteur d’une dépense somptuaire qui a pour les autres
individus une utilité plus ou moins grande ; cette dépense est le
prestigieux indice de la grandeur d’âme de son auteur ; enfin cet
indice peut être recherché délibérément comme symbole et
contribuer ainsi à l’apparat du mécène.
Ainsi compris, le mécénat est aux antipodes de la « part mau-
dite ». Celle-ci est conduite de fuite : le riche n’ignore pas que
l’attitude des hommes devant la richesse est ambivalente ; elle
oscille entre l’admiration, dont nous avons parlé, et l’envie,
dont nous parlerons dans cent cinquante pages. Le riche
112 Le Pain et le Cirque
éprouve donc quelque malaise : son argent lui brûle les doigts ; il
tente d’échapper à la gêne en consacrant cet argent à des fins
désintéressées, altruistes ou élevées. Souvent cela se réduira à un
geste symbolique. La morale populaire opposera le mauvais
riche, qui mange et boit sa richesse ou la dépense pour son appa-
rat, et le bon riche qui fonde monastères et hôpitaux.
La part maudite est une conduite de la vie quotidienne ; le
gagnant du tiercé offre une tournée aux amis moins chanceux.
De cette expérience quotidienne on a tiré une vérité proverbiale : il
faut se faire pardonner sa richesse en sacrifiant une part plus ou
moins symbolique. De là l’idée répandue que, par l’évergétisme,
la classe élevée se faisait pardonner ses privilèges. Hélas, les
choses sont moins simples ; l’évergétisme est une synthèse com-
pliquée et datée qui ne s’explique pas par un proverbe ; il faut
tout un livre. Le mécénat ne s’explique pas davantage ainsi ; il
n’est pas un sacrifice qu’on fait à l’envie, mais une conduite
positive et égocentrique, orientée vers des valeurs ou vers la per-
sonnalité du mécène. C’est vrai d’un aristocrate qui sacrifie ses
revenus à la protection des lettres et des arts ou à l’amélioration
de la race chevaline ; c’est non moins vrai d’un ingénieur ou
d’un haut fonctionnaire qui sacrifient leurs heures de loisir à un
métier qu’ils aiment. S’identifier à une grande cause, avec ou
sans narcissisme.
Toutefois, on ne parlera de mécénat que si la cause à laquelle
s’immole le mécène n’est pas sa chose ou ne l’est pas entière-
ment. Un entrepreneur qui sacrifie ses loisirs à la firme dont il
est propriétaire n’est pas un mécène, pas plus que s’il offrait un
manteau de vison à sa femme ; les cadeaux d’un patronus à ses
clients ne sont pas du mécénat. A partir de quel moment une
grande cause est-elle exclusivement mienne ? Devenu unique
seigneur de la guerre, Wallenstein est-il encore un mécène de la
guerre ?
Inversement, la cause en question ne doit pas non plus être
fermée aux mécènes éventuels ; elle ne doit pas être étatisée.
L’histoire du mécénat est l’inverse de l’histoire de l’étatisation
des activités ; les lettres et les arts ayant été pris en charge par
l’État à un moindre degré que la politique ou l’art de la guerre,
les mécènes protègent les artistes plus souvent qu’ils n’assiè-
gent la cité de Véies pour le compte de Rome ou qu’ils ne sou-
doient les armées de Ferdinand II de Styrie. En cent rôles
divers les hommes font plus que leur devoir ; un mécène n’en
Les agents et les conduites 113
fait pas davantage, mais le fait dans un secteur qui n’est pas
occupé par l’État ; qu’on nationalise un mécène comme on ferait
d’une entreprise, qu’on le nomme général ou ministre, et il ne
s’appellera plus mécène, mais grand serviteur de l’État ; on ne
dira plus qu’il est magnifique, mais qu’il fait plus que son devoir.
A partir de quel moment une activité est-elle entièrement éta-
tisée ? Jusqu’au siècle dernier les hauts fonctionnaires étaient
encore un peu des mécènes de la politique ; ils renonçaient à
leurs émoluments ou se ruinaient dans leur charge au service de
leur prince115.
Tout mécène actualise ses potentialités ; plus précisément, les
potentialités de son rôle social : le mécène est seigneur,
ministre, notable… D’où les avatars historiques du mécénat.
Aux époques où la richesse a le devoir de se faire voir, le
mécénat sera ostentatoire. Les mécènes de la Renaissance
déployaient un faste princier tandis que le patriciat des mar-
chands n’étalait sa richesse que sous des prétextes de piété et
faisait décorer les églises, car le service de Dieu exige quelque
splendeur. Un milliardaire américain, en revanche, n’est qu’un
citoyen égal aux autres et n’est supérieur à ses pairs que par sa
vertu civique : il met sa fortune au service du bien public.
Un seigneur avait le droit de trancher de tout et son autorité natu-
relle s’étendait à toutes les activités sociales ; il protégeait
Racine ou Pradon en vertu de son droit général de commander.
L’idée d’autorité est souvent présente dans le mécénat ; si l’on
aime la peinture, sans se faire une haute idée du rôle social que
l’on joue, on achètera des tableaux, mais on ne se sentira pas
autorisé à protéger la peinture et à se mettre en avant comme
mécène. C’est pourquoi tant de mécènes ont une relation sou-
vent autoritaire et passionnelle avec les artistes qu’ils protègent ;
les mécènes d’autrefois étaient les « protecteurs » des artistes.
Le mécénat est ainsi indéfiniment modifié par les rôles des
mécènes dans leurs sociétés respectives. Pourquoi, par exemple,
un notable grec ou romain, membre de la classe dirigeante de sa
cité, se sentait-il assez responsable de la vie de cette cité pour se
faire évergète ?
114 Le Pain et le Cirque

10. La cité hellénistique et romaine

L’évergétisme serait incompréhensible hors de la cité antique ;


les évergètes, qui sont des notables, sont les chefs naturels de la
population civique, ce qui explique le premier thème de leur
évergétisme, qui est le libre mécénat ; par ailleurs, ces notables
habitent des villes qui sont des cités : leur ville est un corps poli-
tique, pourvu d’un territoire. Comme dirigeants politiques, les
notables sont tenus de mettre en pratique le second thème que
nous avons distingué, l’évergétisme politique ou ob honorem.
Comme ville, la cité est le cadre principal de l’évergétisme
libre ; comme cité, elle est la cause première de l’évergétisme
politique. D’autres cadres, il est vrai, comportaient des rôles de
mécène : la province, avec ses assemblées provinciales et ses
fêtes du culte impérial, ou encore les associations privées,
qu’elles aient une étiquette cultuelle ou professionnelle ; mais
leur étude aurait une portée plus monographique ; nous nous en
tiendrons donc à l’évergétisme de cité.
Durant toute la période envisagée dans ce livre, le cadre de la
vie sociale a été, non la nation, mais la cité, que celle-ci soit
cité indépendante, « cité-État », à la manière des cités de la
Grèce classique et d’un certain nombre de cités hellénistiques,
ou qu’elle soit simple commune autonome dans un royaume
hellénistique ou une province de l’Empire romain. Nos
évergètes sont les bienfaiteurs d’une cité déterminée, générale-
ment celle dont ils sont citoyens. Quant aux États, en ces
temps-là, ou bien ils sont très petits et ce sont précisément des
cités, ou bien ils sont très grands, royaumes ou Empire, et alors
leur tissu est fait en grande partie de cellules qui sont des cités
autonomes, telles Athènes dans l’Empire romain, ou Pompéi.
Du moins était-ce vrai des régions civilisées, mais, à mesure
que d’autres régions accédaient à la civilisation et s’helléni-
saient, elles s’organisaient en cités. Le système de la cité s’est
répandu ainsi dans la plus grande partie de la Méditerranée
orientale et du Proche-Orient à l’époque hellénistique, puis, à
l’époque romaine, dans presque tout l’Occident latin, du Rhin
et du Danube au Sahara. Ce qui pose un curieux problème, celui
de la taille absolue des groupes humains dans l’histoire ; cité
jadis, nation aujourd’hui, la différence d’échelle est énorme :
Les agents et les conduites 115
la cité se mesure au millier d’habitants, la nation, au million.
A chaque époque, la rivalité et l’exemple contribuent sans doute
à généraliser une taille standard.

La ville préindustrielle.
La cité est à la fois fait urbain, unité politique ou adminis-
trative et cadre de la vie sociale ; urbanisation, autonomie locale
(disons même autarcie, à défaut de souveraineté) et esprit muni-
cipal, voilà la cité. Mais d’abord, pourquoi des villes et pour-
quoi vivre à la ville ? L’économie spatiale, la géographie des
lieux centraux répondent à la première question et l’histoire à la
seconde ; l’économie n’y répond pas, quoi qu’on dise. Le phé-
nomène urbain, le semis vaguement régulier des villes sur la
surface de la terre, au centre de régions qui sont leur territoire
géographique, s’expliquent par les différentes fonctions qu’une
ville remplit pour son territoire et par la nécessité où elle est de
recevoir sa subsistance de celui-ci116. Les contraintes tech-
niques et économiques qui pèsent sur les transports, le court
rayon dans lequel la ville peut rendre des services, l’opacité de
l’information aussi, découpent la surface terrestre en régions
qui sont des auréoles de Thünen117. Or chaque région aura son
lieu central, la ville. Certes, les individus dont les fonctions
s’étendent à toute la région – notables, prêtres, artisans, bouti-
quiers – pourraient vivre dispersés à travers tout le territoire ;
mais (et l’essence du fait urbain est là) ils ont tendance à se
grouper, à habiter ensemble, car cette proximité leur permet
d’optimaliser leurs interrelations et leur procure des économies
externes. Tout le monde profite du cadre urbain et de ses
commodités ; les artisans vivent tout près des notables qui sont
leurs principaux clients, les notables aiment vivre entre eux
pour leur gloire et leur agrément ; les campagnards, le jour où
ils vont à la ville, font le tour des boutiques.
La ville est donc une solution rationnelle ; mais seule l’his-
toire dira si une société donnée écoutera la raison. Toutes les
classes dirigeantes ne choisissent pas l’habitat groupé ; il est
classique d’opposer la noblesse campagnarde de l’ancienne
France et la noblesse de ville dans l’Italie médiévale et mo-
derne118. Inversement, des paysans peuvent préférer la ville au
village ; aujourd’hui encore, dans le Mezzogiorno italien, des
villes sont d’énormes villages que de longues files de charrettes
116 Le Pain et le Cirque
quittent le matin pour un lopin de terre situé parfois bien loin.
L’habitat groupé est un fait historique, « arbitraire » au sens de
Mauss.
Les fonctions de la ville ne sont pas nécessairement écono-
miques. La ville préindustrielle répond à une tradition d’habitat
groupé ; elle est le lieu central de la classe dirigeante ou possé-
dante, mais elle n’a guère d’activité productrice et elle est rare-
ment un centre commercial : toute ville ne pouvait prétendre être
une place de commerce à la manière de Gênes ou de Venise. Sa
fonction est sociale plutôt qu’économique ; elle est riche de tout
ce qui permet la vie en commun, politique, religieuse et de loi-
sirs ; à la ville s’élèvent les édifices publics, qu’ils soient pro-
fanes ou cultuels119.
L’histoire ancienne a beaucoup à apprendre d’une discussion
entre médiévistes sur l’origine des villes médiévales, où Som-
bart prit le contrepied de Pirenne. On sait que, pour Pirenne, les
villes médiévales « sont l’œuvre des marchands ; elles n’exis-
tent que pour eux120 » ; la ville naît du marché et marque les
débuts du capitalisme commercial. A cette vue, qui est classique
en France, sauf erreur, Sombart reprocha de méconnaître les
ordres de grandeur : le commerce est une source de revenus qui
n’est pas à l’échelle de toute une population urbaine. « Le non-
spécialiste », écrit Sombart dans son style vif et parfois hau-
tain, « le non-spécialiste (et la plupart de ceux qui ont écrit sur
l’origine des villes ne sont pas des spécialistes de l’économie)
ne se représente pas clairement que le flot de marchandises qui
entre dans une ville et en sort ne nourrirait pas un seul moi-
neau121 » ; tout ce que la ville gagne à ce flot se réduit au profit
des marchands, qui, même élevé, ne ferait pas vivre toute une
ville. La ville médiévale, conclut Sombart, ne naît pas du com-
merce ; elle ne fait vivre de commerce que lorsqu’elle est
formée, et pour les besoins de ses habitants. Ces derniers sont
avant tout des rentiers du sol ou des chefs politiques (rois, sei-
gneurs laïcs ou ecclésiastiques) qui disposent des revenus de la
campagne ou des impôts du pays ; ce sont eux qui fixent
à la ville des artisans qui les servent et des boutiquiers qui
servent les artisans. Le seul roi d’Angleterre faisait vivre dix ou
trente fois plus d’hommes que des places de commerce, des
villes hanséatiques, Lübeck ou Reval.
Les ordres de grandeur sont aussi impérieux dans l’Antiquité
qu’au Moyen Age. Au centre d’une auréole de quelques dizaines
Les agents et les conduites 117
de kilomètres de diamètre, une cité antique est peuplée de
quelques milliers d’habitants, parfois de quelques dizaines de
milliers. Ces habitants sont avant tout les notables du terroir, qui
vivent traditionnellement à la ville et y dépensent les revenus
de leurs terres ; autour d’eux, les artisans qu’ils font vivre
et aussi leur nombreuse domesticité, généralement servile, qui
formait peut-être la majorité des habitants. Des nobles, leurs ser-
viteurs et les artisans qui travaillent pour eux : c’est encore ainsi
que Cantillon se représentait une ville122. Pompéi est faite de
trois sortes d’édifices : les constructions publiques, les hôtels
particuliers, qui forment la plus grande partie de la ville, enfin
des boutiques. Quelques très grandes villes étaient des capitales
politiques ou des places de commerce, qui tiraient des profits
commerciaux ou fiscaux de bien plus loin que des limites de leur
auréole ; on a pourtant peine à croire que le trafic maritime ou les
caravanes d’Asie centrale aient suffi à faire vivre des accumula-
tions d’hommes comme Antioche ou Alexandrie ; elles devaient
vivre avant tout des revenus de leur terroir. Il en est, de leur com-
merce fameux, comme aujourd’hui de la pêche en Bretagne : c’est
la partie voyante et caractéristique de leur économie, mais, si on
regarde les chiffres, cela ne fait pas vivre beaucoup de gens.
Enfin, autour des notables et de leurs esclaves s’agglutinait par-
fois un Lumpenproletariat de paysans sans terres, qui venaient à
la ville parce qu’on y trouve plus de moyens de survivre sans
patrimoine qu’à la campagne.

La cité.
Telle est une ville préindustrielle. Seulement toute ville pré-
industrielle n’est pas une cité, loin de là. Car la classe possé-
dante et socialement dominante, si tant est qu’elle soit groupée
à la ville, n’est pas pour autant une classe dirigeante de sei-
gneurs ou de notables. La ville, née du surplus des campagnes,
et non du commerce, réunit les rentiers du sol ; elle ne sera une
cité que si ces rentiers sont une classe politique. Ils peuvent
n’en être pas une ; la Chine antique ressemble à l’Empire romain
à plusieurs égards (structure du pouvoir central, politique
extérieure d’isolationnisme conquérant, économie d’échanges
inter-régionaux) et se distingue de lui en ce que ses villes ne
sont pas des cités. En des pages célèbres, Max Weber123
oppose les cités autonomes de l’Antiquité occidentale aux
118 Le Pain et le Cirque
villes de la Chine et de l’Inde ; en Chine, écrit-il, la ville n’a pas
d’autonomie, elle est la résidence des mandarins, organes du
pouvoir central : ce sont les villages qui ont l’autonomie et pas
de mandarins.
En revanche, dans l’Occident antique, le village ne compte
guère : à travers notre documentation, nous connaissons bien
moins de noms de villages que des cités. Comment le village
compterait-il quand le curé et le châtelain n’existent pas ?
Simple groupement de maisons, il n’avait pas de rôle adminis-
tratif, à moins d’être une cité à l’état naissant, pourvue d’un
embryon d’institutions autonomes. Les vrais cadres de l’espace
rural étaient plutôt les grands domaines124. Nous nous représen-
tons très mal comment cet espace était peuplé ; où y avait-il des
villages ? L’habitat dispersé était-il le cas le plus fréquent ?
Quand les empereurs, pour donner une retraite à des légion-
naires vétérans, les établissaient sur des lots de terre, ils ne les
dispersaient pas pour autant dans des villages ; ils fondaient
pour eux une cité, une colonie, ou bien ils les installaient dans
une vieille cité qui recevait le titre honorable de colonie en
compensation des terres qu’elle perdait ; ces soldats devenus
paysans n’étaient pas des villageois, mais des citadins. Les
grands propriétaires ruraux exerçaient les magistratures de la
cité et ils les exerçaient sur toute la cité indistinctement ; à
cet égard, le trait essentiel du système municipal romain était
l’union de la campagne et de la ville125. Ville ou cité ? Sur des
fondements économiques qui peuvent être identiques, le choix
que font les différentes sociétés est politique : optera-t-on ou non
pour l’autonomie locale ? Si oui, le pouvoir politique tombe aux
mains des notabilités régionales.
Indépendante ou simplement autonome par rapport au pou-
voir central, la cité était le cadre ultime de la vie sociale, même
quand l’Empire était le cadre ultime de la vie politique. Car elle
était le centre de décision pour toutes les choses quotidiennes,
le lieu de référence pour la distance sociale ; les comparaisons
se faisaient de cité à cité. C’était dans leur cité que les
évergètes brillaient par leur munificence, c’était leur cité qu’ils
voulaient faire briller aux dépens des cités voisines en y élevant
de plus beaux monuments ad aemulationem alterius civitatis,
comme dit le Digeste126. Socialement, psychologiquement et
au moins administrativement, la cité se suffit : elle est autarcique
au sens d’Aristote. Quand un Romain ou un Grec, sujets de
Les agents et les conduites 119
l’empereur de Rome, parlent de la patrie, ce mot de patria
désigne leur cité et jamais l’Empire. Il n’y avait pas de bour-
geoisie romaine, mais une bourgeoisie pompéienne, athénienne
ou éphésienne ; les artisans inscrits dans les associations pro-
fessionnelles n’étaient pas membres d’une internationale ou
d’un syndicat : il n’y avait d’associations que locales et on
était membre du « collège » des charpentiers de Lyon ou des
boulangers de Sétif127.
Tout ce pour quoi on se ruinait, se battait ou se rengorgeait
avait la cité pour horizon. Les cités pouvaient se multiplier
comme des cellules vivantes, on pouvait les subordonner à une
entité supérieure, royaume ou empire, mais non les fondre entre
elles, ou du moins c’était aussi difficile que de fondre plusieurs
individus entre eux, ou plusieurs nations. La patrie était sensible
aux yeux, car on pouvait physiquement la rassembler sur une
place publique (dans la Grèce classique, il est même arrivé que
des cités déménagent littéralement). En ce temps-là, c’était à la
ville que « tout le monde se connaissait », comme nous le disons
du village128. Telles étaient ces sociétés où tout le monde se
connaissait, au moins de vue ou par son nom, où tout le monde
partageait les mêmes préoccupations – et partout, autour d’eux,
grâce aux évergètes, un air de grande architecture.
Une page de De la démocratie en Amérique où Tocqueville
fait l’éloge du self-government fait si bien comprendre ce qu’a
pu être une cité antique qu’il faut la faire relire au lecteur : « La
commune est la seule association qui soit si bien dans la nature
que, partout où il y a des hommes réunis, il se forme de soi-
même une commune. C’est l’homme qui a fait les royaumes et
crée les républiques ; la commune paraît sortir directement des
mains de Dieu. Le gouvernement central confère de la puis-
sance et de la gloire à ceux qui le dirigent, mais les hommes
auxquels il est donné d’influer sur ses destinées sont en très
petit nombre ; l’ambition ne peut prendre ces hautes fonctions
pour le but permanent de ses efforts. C’est dans la commune,
au centre des relations ordinaires de la vie, que viennent se
concentrer le désir de l’estime, le besoin d’intérêts réels, le
goût du pouvoir et du bruit. On s’attache à la cité pour une
raison analogue à celle qui fait aimer leur pays aux habitants des
montagnes : chez eux, la patrie a des traits marqués et caractéris-
tiques ; elle a plus de physionomie qu’ailleurs. »
120 Le Pain et le Cirque

Souveraineté ou autarcie.

La cité est autarcique et c’est pourquoi il n’importe guère


qu’elle soit indépendante ou qu’elle ne soit plus que commune
autonome, qu’elle fasse encore de la grande politique ou qu’elle
n’en fasse plus que de la municipale : elle se suffit, elle est com-
plète, ce qui importe plus pour sa définition que d’être seule
maîtresse chez soi. Pour les notables des cités grecques, obéir à
l’empereur romain n’était pas se soumettre à une puissance
étrangère, puisque ce n’était pas se soumettre à une autre cité.
Au Ier siècle de notre ère, le publiciste grec Dion de Pruse est à
la fois farouchement nationaliste et partisan inconditionnel du
pouvoir impérial ; il désire passionnément que l’ethnie hellé-
nique conserve son originalité et retrouve sa fierté ; mais, envers
la souveraineté romaine, son loyalisme politique de riche notable
est indubitable et compréhensible.
Autarcie sans souveraineté : la chose peut nous paraître
étrange, car nous sommes habitués à définir l’État par la souve-
raineté ; notre nationalisme ombrageux disqualifie la simple
autonomie. Mais si la réalité était moins monolithique et que
l’État ne soit pas une essence ? Étudiant la pensée politique
d’Aristote, Hermann Rehm129 a montré qu’aux yeux du philo-
sophe la dépendance, l’absence de souveraineté, ne contredisait
pas l’autarcie, seul vrai critère de l’État. L’idéal de l’État aris-
totélicien demeure certes l’indépendance, mais ce souhait
découle de son autarcie : pour une individualité qui se suffit,
mieux vaut être libre que dépendante ; mais la dépendance
n’empêcherait pas l’individualité d’être complète. Quand elle ne
serait qu’autonome, la cité n’en a pas moins une existence com-
plète et n’est pas une abstraction ; aucune autre collectivité n’est
plus complète qu’elle (l’empereur n’est guère qu’un spécialiste
de la politique étrangère) ; les sous-groupes, les associations
de toute espèce, ne se rapportent, eux, qu’à des morceaux de
l’existence.
Selon que nous mettrons l’accent sur la politique étrangère,
la « grande politique », qui suppose la souveraineté nationale,
ou au contraire sur l’autarcie, nous dirons, soit que l’époque
hellénistique fait assister à la décadence de la cité, soit qu’elle
est caractérisée par sa diffusion triomphale (et, du coup, par le
triomphe du phénomène urbain : l’Orient hellénisé se couvre
Les agents et les conduites 121
de villes à partir de l’époque hellénistique et l’Occident s’urba-
nise sur l’Empire). Neuves ou anciennes, les cités ne pesaient
pas lourd quand les royaumes hellénistiques mettaient leur
propre poids dans la balance ; sur l’échiquier international, à
une ou deux exceptions près, les cités ne conservaient quelque
importance que si elles s’organisaient en confédérations. L’ère
de la cité souveraine est close. Mais, comme entité autarcique,
la cité triomphe à l’époque hellénistique et plus encore sous
l’empire, où le monde méditerranéen, désormais urbanisé, vit
sous le régime de l’autonomie locale130. Quand C. B. Welles a
exprimé pour la première fois l’idée qu’en un sens la grande
période de la cité commençait après les conquêtes d’Alexandre,
on a crié au paradoxe. Il n’en demeure pas moins vrai que le
cadre social et mental de la vie n’était pas le royaume ou l’em-
pire, mais la petite patrie ; pendant un demi-millénaire, l’exis-
tence de dizaines de millions d’hommes s’est résumée ainsi :
soumission résignée aux puissances lointaines qui dirigent
le royaume ou l’empire, intérêt passionné pour les affaires de la
cité. Après tout, le pouvoir impérial, pour être une souveraineté
étrangère, n’était ni plus, ni moins étranger aux habitants des
cités que chez nous les gouvernants, même nationaux, ne le sont
par rapport aux gouvernés.
Dans le cercle étroit de la ville où tout le monde vit face à
face, une dynamique de groupe enserre les individus, qui a de
nos jours un équivalent dans l’entreprise ou le bureau. Comme
nous l’a enseigné Louis Robert, il ne faut pas dire que l’époque
hellénistique est l’ère de l’individualisme ou de l’universalisme
et que les hommes s’y sentent perdus dans des royaumes trop
grands. On devrait plutôt admirer que leur vie culturelle
et religieuse ait pu dépasser complètement un cadre municipal si
contraignant à d’autres égards ; ce que la communauté de langue
suffit sans doute à expliquer.
Mais, même si la souveraineté n’est pas essentielle, même si
la grande politique n’est pas tout, ceux qui font cette grande
politique croient volontiers qu’elle est tout et se font une âme en
conséquence. Donc, selon que l’évergétisme aura pour théâtre
une cité autarcique ou un État souverain et hégémonique
comme Rome, il différera du tout au tout. Les ressorts de la
grande politique ne sont pas ceux du face-à-face civique ; un
sénateur de Rome et un magistrat municipal donneront l’un et
l’autre du pain et du Cirque, mais pour des raisons fort diffé-
122 Le Pain et le Cirque
rentes. Nous réserverons le nom d’oligarques aux groupes diri-
geants qui font de la grande politique ; aux élites des cités auto-
nomes convient le nom de notables131.

11. Le régime des notables

L’idéaltype politique du notable selon Weber est éclairant pour


toute la période considérée ici, si on l’étend au domaine social.

Pouvoir politique des notables.


Politiquement, les notables sont des personnes qui, par leur
situation économique, sont en mesure, en guise d’activité secon-
daire, de diriger une collectivité quelconque sans recevoir de
salaire ou contre un salaire purement symbolique ; la direction
du groupe leur est confiée parce qu’ils jouissent de l’estime
générale, à quelque titre que ce soit. Un notable vit pour la poli-
tique et non de la politique ; il faut donc qu’il ait des revenus par
ailleurs, qu’il soit propriétaire de terres ou d’esclaves ou qu’il
exerce une profession libérale, c’est-à-dire une activité sociale-
ment estimée. Il remplit ses fonctions publiques à titre gratuit et
même onéreux : « Les moyens matériels de direction lui sont
fournis par le groupement, ou encore il utilise ses propres biens
pour cela132. »
Indépendantes ou autonomes, les cités hellénistiques et
romaines étaient dirigées par des notables, par une classe ou un
ordre d’individus riches et prestigieux qui voyaient dans
la politique un devoir d’état plutôt qu’une profession ou une
vocation. Ce que le système a de surprenant pour un moderne
est que la classe possédante est elle-même gouvernante ; chez
nous, les capitalistes ne sont pas les mêmes hommes que les
parlementaires ; chez nous, la politique est une profession. Le
notable, lui, est un amateur qui consacre ses loisirs à une acti-
vité non rétribuée, en quoi il se distingue tant du professionnel
que du fonctionnaire. Il n’est pas pour autant un privilégié, un
noble, en ce sens qu’aucune disposition formelle, écrite ou non
écrite, ne lui réserve cette activité et n’en écarte des roturiers.
Aussi bien beaucoup de groupes qui ont des notables à leur tête
sont-ils officiellement démocratiques.
Les agents et les conduites 123
En somme, un régime de notables a pour condition formelle
le libre accès de tous les citoyens à la politique et pour condi-
tion matérielle la richesse de certains, qui seuls y accéderont.
Quand il en est ainsi, deux autres éventualités sont possibles.
Ou bien la répartition des revenus est telle que l’accès à
la politique n’est ouvert qu’à une petite minorité de riches, et
c’est bien là le régime des notables ; ou bien les revenus sont
plus également répartis, si bien que les politiciens pourraient
être nombreux ; alors la politique n’est abordée que par les indi-
vidus que cette activité intéresse : dans ce second cas, on
a un gouvernement des professionnels. En un mot, quand tout le
monde a le droit de faire de la politique, en font, soit ceux qui
peuvent, soit ceux qui aiment.
Le régime des notables est particulièrement adapté au système
de la cité, car il est viable surtout dans les collectivités étroites,
dans l’administration locale ou dans les États minuscules. Il
suppose en effet que les tâches de direction ne sont pas absor-
bantes ; les fonctions doivent être de courte durée, pour éviter la
formation d’un groupe spécialisé dont les autres notables pren-
draient ombrage ; ou, tout simplement, pour ne pas décourager
les amateurs. Enfin la compétence des magistrats doit être
bornée par celle de l’assemblée des notables, qui prétendent gou-
verner eux-mêmes et ne pas se laisser tyranniser par quelques-
uns de leurs pairs ; dans les cités romaines, les quatre magistrats
qui étaient à la tête de la ville étaient nommés pour un an parmi
les membres du conseil municipal, qui comprenait généralement
une centaine de notables ; toutes les décisions importantes
devaient faire l’objet d’un décret du conseil133.
Pareil régime ne peut fonctionner que si la continuité d’une
politique n’est pas exigée et si les tâches ne sont pas trop tech-
niques. Les notables sont des amateurs qui dirigent la cité parce
qu’ils en ont le loisir et parce que leur supériorité sociale leur
attire l’estime générale. Ils ont donc deux activités (dont aucune
n’est réputée travail ni profession), leur activité économique qui
les fait vivre richement et leur activité politique qui est
considérée comme leur véritable dignité ; leur devoir d’état est
de consacrer leurs soins et leur fortune à la direction de la cité,
au bios politikos ; ils doivent faire de la politique (politeues-
thai), le mot de politique étant pris ici au sens de l’anglais
« politics » par opposition à « policy » : il ne s’agit pas d’opter
pour un parti, mais de s’occuper des affaires publiques plutôt
124 Le Pain et le Cirque
que de ne rien faire. Devenus maîtres exclusifs des cités, les
notables, de classe qu’ils étaient, deviennent peu à peu un ordre,
formel ou informel : à force de voir la direction de la cité se
retrouver entre leurs mains, l’opinion finit par admettre qu’il
est légitime qu’il en soit ainsi et que cette direction ne saurait
revenir à personne d’autre. Ce privilège politique devient une
partie de l’intérêt de classe des notables. En effet, quand
une classe, un groupe ou un individu a de la distance sociale,
il se met à s’intéresser farouchement à tous les aspects et à tous
les moyens de cette distance (y compris, bien entendu, aux
moyens et aux éventuels aspects d’ordre économique, mais non
exclusivement ni prioritairement à ceux-ci ; car pourquoi en
serait-il ainsi ?).
Devenus maîtres exclusifs des cités, les notables, comme tous
les privilégiés, se font un devoir et une doctrine de leurs dis-
tances sociales ; ils éprouvent un vif patriotisme pour la ville qui
est leur chose, ils exaltent les devoirs qu’ils ont envers leurs
collègues, se contraignent mutuellement à accomplir leurs
devoirs d’état, veulent réserver leur privilège à un aussi petit
nombre de participants que possible et se jugent indispensables à
la défense des valeurs. L’autonomie locale est le rempart de leur
distance sociale.

Autorité sociale et mécénat.


Il faut ajouter ceci : les notables sont au pouvoir en vertu
de leur prestige, qui leur vient de leur richesse ; or la même
richesse qui leur vaut l’autorité politique dont parle Weber
leur confère de la puissance dans tous les autres domaines.
Un homme qui possède mille arpents est matériellement et
moralement le maître de tout un canton ; la vie quotidienne com-
porte elle aussi le phénomène d’autorité et la distinction des gou-
vernants et des gouvernés. Le pouvoir politique des notables
n’est même qu’un des aspects de leur autorité sociale en général.
Cette autorité explique leur évergétisme libre.
Le libre mécénat des notables (au sens social du mot, cette
fois) est un fait presque universel. Il existait encore en Europe,
au siècle dernier, des gouvernements municipaux confiés à une
élite de propriétaires fonciers. Voici avec quel enthousiasme
Taine (le Taine d’après la Commune) décrit la vie publique des
campagnes anglaises134 : « Point n’est besoin d’élection ni de
Les agents et les conduites 125
désignation d’en haut : le bourg trouve un chef tout fait et
tout reconnu dans le propriétaire important, ancien habitant du
pays, puissant par ses amis, ses protégés, ses fermiers, intéressé
plus que personne aux affaires locales par ses grands biens,
expert en des intérêts et des forces que sa famille manie depuis
plusieurs générations, plus capable, par son éducation, de donner
de bons conseils et, par ses influences, de mener à bien l’entre-
prise commune. » Taine ajoute une précision qui serait vraie des
notables grecs, qui étaient hommes de culture, et des notables
romains, qui savaient souvent le grec : « De plus, à la différence
d’autres aristocraties, ils sont instruits, libéraux, ils ont souvent
voyagé, ils savent le grec, la littérature, la rhétorique, ils écrivent
souvent. » Et ils sont évergètes : « Tel a bâti un pont à ses frais,
tel autre une chapelle, une maison d’école ; en somme, ils don-
nent à leurs frais aux ignorants et aux pauvres la justice, l’admi-
nistration et la civilisation. »
Ainsi, conclut Taine, « par-dessus la constitution légale s’é-
tend la constitution sociale, et l’action humaine entre forcément
dans un moule solide qui est tout prêt ». Soit, mais d’où vient ce
moule ? D’où vient que, dans les sociétés préindustrielles sur-
tout, le pouvoir politique et social soit aux mains des posses-
seurs du sol ? « Ceux qui ont jadis fondé nos institutions », écrit
l’empereur Justinien, « ont jugé nécessaire de grouper dans
chaque cité les notables (nobiles viros) et d’en former un conseil
qui administrât avec ordre les intérêts communs135 » ; dans l’Em-
pire romain, les grands propriétaires formaient l’ordre des fonc-
tionnaires publics et par conséquent l’ordre judiciaire aussi.
L’appareil d’État exprime le rapport de force des groupes
sociaux, mais par quels processus se fait-il qu’il les exprime ?
Le pouvoir des possédants dérive de leurs avantages « maté-
riels », c’est entendu (les moyens économiques sont des maté-
riaux rares et presque partout indispensables), mais les raisons
de cette dérivation sont multiples. La richesse permet de dispo-
ser de plus de temps ; les notables sont hommes de loisir, leurs
paysans (esclaves et beaucoup plus souvent métayers) tra-
vaillant pour eux. Ils ont de la compétence (Taine y insiste) et
surtout ils ont l’aplomb de commander ; leur principale supé-
riorité est d’avoir appris jeunes qu’ils en avaient le droit :
Gaetano Mosca attribuait la durée des aristocraties politiques au
fait qu’il est plus facile d’inculquer à des enfants un trait
de caractère comme le sens du commandement que de leur
126 Le Pain et le Cirque
transmettre les qualités intellectuelles. De plus, les notables ont
appris les affaires, non par enseignement, mais par apprentissage
familial, à la façon des artisans. Toutefois, ils ne seraient pas les
seuls à pouvoir gouverner : dans une cité romaine, les esclaves
municipaux (fonctionnaires expérimentés qui devaient connaître
seuls les dossiers) ou les régisseurs des gros propriétaires en
étaient sûrement capables. Seulement les notables, parce qu’ils
sont riches, veulent pour eux-mêmes ce gouvernement, tant
qu’ils y voient une dignité, et ils ont les moyens de se le réserver.
Une cité antique est ainsi faite que les métayers et, à la ville, les
domestiques et les artisans, qui tous dépendent des commande-
ments ou des commandes des notables, forment la majorité de la
population ; chaque notable n’a de pouvoir que sur ceux qui
dépendent réellement de lui, mais l’ensemble des notables a un
pouvoir plus grand que la somme des parties, car on les sait prêts
à se liguer entre eux.
En outre, comme leur pouvoir n’est pas fonctionnel, mais s’é-
tend à toute la vie sociale et réunit toutes les excellences,
il est revêtu de prestige ; ce ne sont pas des richards qui abusent
de leur argent pour tyranniser des secteurs où le pouvoir de l’ar-
gent est illégitime : c’est une élite à tous points de vue
et on les craint moins qu’on ne les respecte ; le riche est un
être d’extraction supérieure, aussi longtemps que la division du
travail demeure sommaire et que les échelles de prestige ne sont
pas multiples. Le prestige, à lui tout seul, suffirait à leur valoir
le pouvoir politique, au nom de leur richesse, mais non sous
l’effet matériel de cette richesse. Dans tout groupement dont
l’organisation n’est pas strictement fonctionnelle, c’est
l’homme le plus vigoureux, le plus intelligent ou le plus riche
qu’on prend pour chef, dès qu’un minimum d’impartialité,
c’est-à-dire d’homogénéité des intérêts individuels, est assuré ;
dans les villages de vignerons provençaux, race fière et indé-
pendante, le maire est souvent un des plus riches propriétaires ;
ses pairs, qui ne dépendent nullement de lui, honorent en lui
le triomphe de leur propre excellence. Être gouverné par celui
qui est fonctionnellement le plus compétent est une idée de haute
culture ; aux époques naïves, on est moins rationnel ; on veut
être gouverné par le meilleur et l’excellence à laquelle
on est le plus communément sensible est la richesse (dans
d’autres contextes, ce seront la dignité de la vie privée, la culture
humaniste ou confucéenne, la célébrité scientifique, etc.). Le
Les agents et les conduites 127
prestige, à lui seul, aboutit ainsi à des effets non fonctionnels et
à de l’inégalité : on regarde de bas en haut l’homme pres-
tigieux et on ne voit pas en lui un simple agent. On n’admire
pas son excellence comme on admirerait un beau tableau : on
y voit une supériorité, qui donne des droits à l’homme pres-
tigieux.
L’indistinction des échelles de prestige ou des compétences,
combinée avec les moyens de pression économiques, confère
aux notables une autorité qui ne se borne pas à la politique,
mais s’étend à la vie sociale tout entière, par la médiation de
leur prestige. La vie sociale suppose en mille circonstances
l’initiative et l’autorité : l’homme prestigieux aura seul le droit
de commencer ou de légitimer. Faut-il décider d’installer un
bac sur une rivière, organiser la construction d’un chemin vici-
nal grâce au travail volontaire des propriétaires riverains, tran-
cher un point de cérémonial, mettre sur pied une fête publique,
décider si une innovation est heureuse ou ridicule ? Les hommes
sont des animaux normatifs ; dès qu’une chose peut être faite
de plusieurs manières à peu près équivalentes, une seule n’en
sera pas moins réputée être la bonne, mais laquelle ? Au
village ou dans la cité, ce sera le notable qui le dira ; il sait, lui,
les autres n’ont qu’à écouter. Une initiative est attendue ; qui
osera se mettre en avant ? Seul le notable le peut sans susciter
de jalousies. Ce leadership social l’entraînera souvent à puiser
dans sa bourse : puisqu’il a le droit et les moyens d’intervenir, il
est responsable de tout ce qui se passe dans le canton.
Or, à l’intérieur de notre horizon, tout ce qui arrive, même
à des individus qui ne nous sont rien, nous intéresse, si cela
met en jeu les valeurs, qui sont universelles ; dès qu’il s’agit
de politique ou de religion, les idées qu’autrui roule dans sa
tête nous scandalisent, même si elles restent platoniques. De
même, si, sous le toit d’une chaumière perdue, il y a plus
de misère qu’il n’est admissible, cette offense à la charité est un
scandale public, où le notable devra intervenir, puisqu’il appar-
tient au camp de ceux qui agissent au lieu de subir. Il lui est plus
facile d’intervenir, dans les cas les plus variés, qu’aux fonction-
naires publics, qui sont limités dans leur action par la liste tradi-
tionnelle des tâches de l’État. Ce qui nous mènerait à une
explication fonctionnaliste du mécénat et de l’évergétisme, si
nous étions d’humeur finaliste : l’évergétisme s’expliquerait par
son but ; il aboutit à faire ce que l’État ne fait pas.
128 Le Pain et le Cirque
Le mécénat confié aux notables dure tant que les gens ne s’or-
ganisent pas entre eux, à la manière américaine, et tant que le
pouvoir central, splendide et lointain, parle aux imaginations
plus qu’il n’intervient dans la vie quotidienne. Dans d’autres
contextes, les initiatives sont prises par des prêtres ou des mili-
tants ; ou bien seul le gouvernement a le droit d’en prendre sans
violer les sentiments égalitaires.

Les trois origines du pouvoir.


Si l’on réfléchit à cette puissance sociale des notables, on en
vient à l’idée orléaniste d’une société qui subsisterait toute
seule, sans appareil d’État, grâce à ses « chefs naturels » ; sauf
erreur, c’est aussi une idée maurrassienne, et l’on sait que le
maurrassisme était une survivance préindustrielle (jusque dans
la composition sociale de ses partisans : propriétaires fonciers,
membres des professions libérales). Chefs naturels, disions-
nous ; si je compte bien, on peut parvenir à l’autorité par trois
voies au moins, dont deux mènent à l’évergétisme.
1. Tantôt on détient un pouvoir par simple délégation ; l’élu
du peuple souverain ou le Premier ministre choisi par son roi
ont la réalité de l’autorité, aussi longtemps qu’elle leur est délé-
guée, et l’inévitable dissymétrie des gouvernants et des gou-
vernés s’exerce en leur faveur, peuple souverain ou pas
(l’élection sert fort peu à désigner un mandataire qui reflète la
volonté de tous, car rien n’est plus arbitraire et faussé que les
procédures électorales, mais elle empêche les mandataires
de se considérer comme les propriétaires de leur autorité).
Le délégué ne peut se maintenir au pouvoir à son gré et, dès que
le souverain le dépouille de sa délégation, il n’est plus rien ;
aussi l’autorité déléguée n’est-elle jamais ceinte d’une auréole
charismatique ; elle n’a pas non plus de caractère personnel :
l’individu doit s’effacer derrière sa fonction. Pareil homme ne
sera jamais évergète.
2. Tantôt on détient le pouvoir à la manière d’un roi hérédi-
taire qui le possède par droit subjectif, comme diraient les
juristes. Le roi doit l’exercer pour le bien de tous, mais il ne
le possède pas moins comme il posséderait un champ ou une
maison ; c’est lui qui commande, et pas un autre : c’est comme
cela parce que c’est comme cela ; les gouvernés ne sont que les
objets de ce droit. Ce propriétaire de son royaume commande
Les agents et les conduites 129
personnellement et n’est pas le serviteur d’une fonction plus
élevée derrière laquelle il s’effacerait ; aussi est-il entouré d’une
auréole charismatique. Il en est ainsi de l’empereur romain, qui
sera évergète à sa manière.
3. Tantôt enfin l’autorité tombe entre les mains de « chefs
naturels », aussi naturellement que tombe un fruit mûr ; on ne
peut pas plus la leur ôter qu’on n’a eu à la leur donner. Ils la
doivent à des causes objectives, à leur puissance économique, à
leur prestige, voire à leur talent politique (c’est-à-dire à leur
charisme, en un autre sens de ce mot redoutablement équi-
voque). Le chef naturel ne se voit pas déléguer la responsa-
bilité de son canton ou de sa cité : il a cette responsabilité, par
le fait. On ne l’a pas désigné à une fonction dans laquelle il
devrait se cantonner, en lui fournissant les moyens, financiers
et autres, de la remplir : le canton est son affaire et il doit faire
tout ce qu’il faut, puisqu’aussi bien la réalité elle-même lui
dicte ce qu’il a à faire. Il est embarqué : il faut qu’il soit
évergète.

Cumul des supériorités ou spécialisation.


La responsabilité sociale des notables dépasse si largement
leur pouvoir politique, qui n’en est que la conséquence, qu’elle
peut exister sans ce pouvoir. Dans cette même Chine qui igno-
rait le système de la cité autonome, les notables étaient des
mécènes des travaux publics : l’irrigation était leur œuvre
et n’était pas le fait du despotisme impérial, contrairement à ce
que dit Wittfogel136 ; la gentry chinoise contrôlait la gestion des
affaires locales et, quand les fonds publics étaient insuffisants
ou avaient été détournés par les bureaucrates, c’était elle qui
payait ; les monographies locales fournissent, paraît-il, des
exemples très nombreux de sa participation à des travaux
publics ; c’est attesté au XIe siècle aussi bien qu’au XIXe137.
Répondre à l’attente générale, sous peine de perdre la face,
voilà la motivation de cet évergétisme libre. Aux époques où
toutes les supériorités sont aux mains des riches, seuls les riches
ont les moyens, le droit et le devoir de veiller aux intérêts col-
lectifs.
On reconnaît là une idée de Robert Dahl : dans les sociétés
préindustrielles, les supériorités sont cumulatives ; quiconque
détient la propriété foncière détient aussi le pouvoir, la culture
130 Le Pain et le Cirque
et, comme on l’a vu, l’influence. Lorsque avec le développement
économique les avantages sont mieux répartis et plus différen-
ciés et que la spécialisation est plus poussée, le cumul prend
fin138. Dans les sociétés anciennes l’inégalité est en relation
avec la propriété du sol et avec le statut ; dans les sociétés
modernes, avec la division du travail. Avant l’industrialisation,
les sociétés sont ploutocratiques139 ; la noblesse suppose la
richesse, qui attire le respect et le légitime par des dignités.
La première classe possédante à n’être pas gouvernante aura été
la bourgeoisie ; une certaine séparation s’est faite chez nous de
la richesse, du pouvoir, du prestige et de l’influence ; nos assem-
blées souveraines ne sont pas composées des principaux proprié-
taires fonciers.
Mais pourquoi ? Parce qu’un moment arrive où le cumul des
rôles devient écrasant pour les acteurs ; alors les activités se spé-
cialisent et les échelles de prestige se multiplient ; qui l’empor-
tera, d’un ministre ou du président-directeur d’une grande
firme ? On ne peut courir les deux carrières à la fois, ce sont
deux activités difficiles qui occupent à plein temps ; on ne peut
plus prétendre à toutes les supériorités, comme jadis, quand un
noble savait tout sans l’avoir appris. Lorsque les différentes acti-
vités deviennent trop absorbantes, mettent en branle des méca-
nismes trop compliqués, elles se séparent et les activités
correspondantes cessent d’être des dignités pour devenir des spé-
cialités ; chacun se contentera d’exceller sur sa propre échelle de
prestige. Une activité ne peut rester dignité que si c’est
une sinécure ou du moins une tâche d’amateur. Dignité ou
spécialité ? Les intéressés eux-mêmes hésitent parfois ; si c’est
une dignité, elle ne peut revenir à un autre qu’au notable, sinon
celui-ci se sentira diminué ; si c’est une tâche absorbante, elle
peut au contraire être confiée à un homme du commun, qui a
parfois davantage de compétence. Les notables antiques se fai-
saient un devoir d’état de prendre part aux affaires publiques
pour ne pas laisser à d’autres la seule dignité qui fût ; si, de leur
temps, l’économie avait comporté de véritables professions, ils
auraient pu s’y spécialiser et abandonner la direction de la cité à
une classe politique.
La plus récente de toutes les professions est l’économie,
la plus ancienne a peut-être été le métier militaire ; l’activité
politique a longtemps été une simple dignité ; tout notable
étant censé s’y consacrer, la politique n’était la profession de
Les agents et les conduites 131
personne. Mais elle était une dignité, car il est prestigieux de
commander ; un notable antique ne se serait jamais soucié de
dire dans son épitaphe qu’il avait été gentleman-farmer ou gros
négociant, même s’il l’avait été ; en revanche, il ne manquait pas
de se dire ancien magistrat de sa cité. De là vient l’apparente
obsession politique de la société antique ; de là vient cette autre
apparence que les notables étaient gens de loisir.

12. Travail, loisir

Nous tombons alors au milieu d’une foule de problèmes


confus.
Un notable est homme de loisir et s’en flatte ; il se consacre à
la politique. Mais que veut dire « travailler » ? Tout notable
a une activité économique plus ou moins absorbante ; la
dédaigne-t-il seigneurialement ? Mentalité seigneuriale et men-
talité bourgeoise sont-elles compatibles ? Le dédain du travail
et du profit n’a-t-il pas freiné l’économie ? Mentalité éver-
gétique et mentalité bourgeoise sont-elles davantage compa-
tibles ? Un capitaliste peut-il être mécène ? Comment concilier
le don avec la rationalité économique ? Celui qui fait un cadeau
espère un contre-don, au moins sous la forme de la reconnais-
sance et du prestige ; il « compte sur » le temps, mais ce temps
est qualitatif, élastique et incertain ; seul l’usurier, qui n’est
pas un seigneur, sait compter les années et éluder les risques en
élevant le taux de l’intérêt…
Le lecteur reconnaît une problématique familière ; elle est en
partie l’œuvre de Sombart, non pas dans Der Moderne Kapita-
lismus, chef-d’œuvre de vigueur théorique, d’ampleur et de
clarté, mais dans son petit livre sur Le Bourgeois. Nous ne
savons presque jamais de quoi vivaient les notables antiques ;
leurs épitaphes et les inscriptions honorifiques gravées sur les
bases de leurs statues ne le disent pas et les textes littéraires le
disent très peu. Il est hors de doute que leur principale source
de revenus était la propriété foncière, mais était-ce la seule ?
Du silence des sources, du mépris presque universel pour les
gains commerciaux, faut-il conclure que les notables ne se
mêlaient jamais de commercer et que l’agriculture était à leurs
yeux la seule manière de ne pas travailler ? Les représentations
132 Le Pain et le Cirque
sociales, dédain du travail et dignité de la seule politique, ont
freiné, dit-on, le capitalisme antique ; il y a, écrit Sombart140,
« deux types fondamentaux, l’homme qui dépense et l’homme
qui thésaurise, le tempérament seigneurial et le tempérament
bourgeois » ; le seigneur serait « indifférent aux biens exté-
rieurs qu’il repousse, car il est conscient de sa propre richesse,
tandis que le second accumule ces biens ». Un seigneur ou un
notable vise, dit-on, non la poursuite indéfinie des gains,
considérée comme le critère de l’esprit capitaliste, mais la gran-
deur politique de sa maison. « Non seulement l’aristocratie
antique, qui dédaignait le travail, était dominée par l’idée que le
riche ne doit pas s’intéresser aux choses économiques, mais les
fortunes étaient exposées à une rapide décroissance, par suite
des dépenses de représentation ; les classes qui vivent de rentes
et qui les encaissent sans fournir aucun travail productif ont
tendance à la dissipation141. »
Tout cela est confus plutôt qu’inexact : le dessin est approxi-
matif, l’anatomie n’est connue que vaguement, les muscles
et ressorts de l’histoire sont mal distingués ou mal compris ;
essayons de rectifier quelques inflexions et de préciser les
rapports de l’idée de loisir avec le travail ; nous verrons plus loin
s’il est vrai qu’un seigneur ne peut être un entrepreneur et si un
bourgeois est difficilement mécène.

Essence, activité, dignité, profession.


Ce que l’observateur, chronomètre en main, verrait faire aux
hommes au fil des jours n’a que peu de rapport avec ce qu’ils
sont réputés faire ; point n’est besoin de rappeler que, sous le
nom de travail, on ne désigne pas l’activité, mais les besognes
peu rémunératrices de la masse de la population. « Loisir »
n’est pas synonyme de farniente ni même de gueuserie noble,
mais bien de richesse ; « dédaignez de travailler » ne signifie
pas « négligez vos intérêts économiques », mais « soyez indé-
pendants grâce à votre fortune ». Il faut distinguer ici six ou
sept notions. Chaque notable avait objectivement une activité,
qui lui permettait d’être riche et qui l’absorbait peut-être autant
qu’un travailleur, mais sans être du travail ; car l’essence du
notable était celle d’un homme de loisir, indépendant et pleine-
ment homme ; un stéréotype prétendait que son activité ne
pourrait être que l’agriculture. Le notable pouvait choisir en
Les agents et les conduites 133
outre de se réaliser dans une profession ; il se faisait rhéteur,
philosophe, poète, médecin ou athlète. Il parcourait générale-
ment une carrière politique, qui était sa seule dignité, et il y
conquérait des titres socialement reconnus, qui seuls figuraient
sur son épitaphe. Laissons de côté le cas des individus qui
étaient retirés de ce cadre social pour se consacrer à une mis-
sion, provisoire ou pas, le service de l’empereur. Un notable a
une essence d’homme de loisir, une activité économique, une
dignité politique et éventuellement une profession culturelle ;
opposons-le au marchand qui, en ces temps-là, a pour essence
son activité économique, laquelle n’est pas une profession socia-
lement reconnue, mais une simple spécialité.
Seul est pleinement homme et citoyen celui qui a pour
essence le loisir. « Quel serait », écrit Platon, « le régime à éta-
blir pour des hommes à qui seraient procurées en quantité suf-
fisante les choses nécessaires à leur existence, tandis qu’à
d’autres serait confiée la pratique des métiers et que les travaux
agricoles seraient abandonnés à des serfs, lesquels offriraient
une part suffisante aux hommes menant la vie belle ? » Telle
est la demi-utopie des Lois142. Les moralistes réalistes n’en
jugent pas autrement ; s’il faut dire où est le bonheur, écrit
Aristote, certains genres de vie n’entrent même pas en ligne de
compte ; ce sont ceux qu’on n’embrasse que pour faire face
aux nécessités de l’existence. Esclaves, paysans, artisans et
boutiquiers ne sauraient être heureux, mais seulement ceux qui
ont les moyens d’organiser leur vie à leur gré. On constate
alors qu’ils choisissent entre trois espèces d’existence : la vie
de jouissance, où l’on ne donne pas de but idéal à l’existence,
la vie politique et la vie philosophique enfin, où l’on devient
homme de culture143. Seuls les hommes de loisir sont citoyens
par excellence ; « la perfection du citoyen ne qualifie pas
l’homme libre tout court, mais seulement celui qui s’est libéré
des tâches indispensables dont s’acquittent les serfs, les arti-
sans et les manœuvres ; ceux-ci ne seront pas citoyens dans
une constitution où les honneurs publics sont donnés d’après la
vertu et le mérite, car on ne peut s’adonner à la pratique de
la vertu si l’on mène une vie d’ouvrier et de manœuvre144 ». Il
est demeuré décent d’exprimer ces idées jusqu’au début de l’âge
industriel, et Kant ou Hegel ne parlaient pas autrement145.
Loisir voulant dire indépendance économique, l’éloge antique
de l’agriculture est éloge de la propriété foncière146. Pas de
134 Le Pain et le Cirque
grande famille sans grande fortune ; la notabilité suppose un
minimum de richesse et ne peut survivre longtemps à sa perte.
Mais, puisque les supériorités étaient cumulatives et que les
échelles de prestige étaient peu divisées, la richesse est seule-
ment le moyen de la distance sociale ; elle n’est pas le signe
d’une réussite en une hiérarchie professionnelle. Elle permet
d’appartenir à cette classe des notables qui n’a pas l’apparence
d’une ploutocratie puisqu’elle réunit aussi les autres excel-
lences. Quiconque appartient à cette classe ne travaille pas,
car travailler veut dire travailler de ses mains, comme un serf,
ou travailler pour autrui, comme un régisseur147. Non que
le notable ne soit occupé, mais, quand il surveille la gestion de
son patrimoine ou exerce l’activité qui lui assure l’indépendance,
il le fait sans l’angoisse du lendemain ; on ne travaille pas quand
on ne dépend pas économiquement des choses ou des autres.
L’activité du notable n’est pas une profession, puisque l’écono-
mie n’était pas reconnue pour telle, et ce n’est pas non plus une
spécialité, car elle n’appartient pas à l’essence du notable ; celui-
ci ne se définit pas par elle, il est Socrate ou Criton et non pas
armateur ou exploitant d’oliveraies148.
L’activité inessentielle par laquelle chaque notable assure
son indépendance n’est qu’une nécessité sans valeur biogra-
phique, de même que la nécessité de manger ou de respirer,
et les sources en parlent peu, à moins que l’activité choisie ne
soit particulièrement pittoresque ou ingénieuse ; il en est de
même, chez nous, dans les biographies de nos écrivains ou
de nos artistes. L’activité des notables est le plus souvent agricole,
elle est parfois secondaire ou tertiaire ; il y a eu, à travers l’his-
toire, des banquiers patriciens, des marchands patriciens. Les sei-
gneurs phéniciens faisaient du commerce avec autant d’initiative
et d’application qu’ils étaient pirates. A quoi s’ajoutent les profits
occasionnels du Gelegenheitshandel 149, dont l’importance a sou-
vent été grande dans les ressources des classes élevées ; il faut
faire des affaires, mais non être dans les affaires, a écrit un jour
Tocqueville à Beaumont. Aux époques où l’activité économique
était peu organisée, les grands cherchaient à droite et à gauche les
occasions les plus inattendues de gagner de l’argent (il s’en pré-
sentait sans cesse) ; ce qui, chez nous, est considéré comme le fait
de margoulins.
Outre son activité, le notable a une dignité, qui est la poli-
tique ; il est à vie sénateur romain ou conseiller municipal et
Les agents et les conduites 135
il exerce trois ou quatre fois au cours de son existence des
magistratures annuelles ou des prêtrises, qui sont autant de titres
qu’il fera graver sur son épitaphe. On peut parler de dignité
quand une activité comporte, non seulement la reconnaissance
sociale, à la manière des professions, mais des institutions
publiques. Dignité qui peut être exercée à temps plein (on ne
la qualifiera pourtant pas de profession, car son aspect de res-
ponsabilité publique éclipse l’idée de choix individuel) ; plus
souvent elle est exercée en amateur. Chez nous, quand on
lit « ancien ministre » sur un faire-part, on peut présumer que le
défunt a été un professionnel de la politique ; dans l’Antiquité,
les mots « ancien archonte » veulent dire que le défunt, un gros
négociant, a été archonte une année ; il allait au conseil munici-
pal comme on irait à son club, tandis que son négoce occupait la
plupart de ses pensées.
Il n’existait pas d’autre échelle d’estime sociale que la poli-
tique, exception faite d’activités culturelles qui étaient des pro-
fessions : « philosophe platonicien », « rhéteur », prêtre privé
d’une divinité d’élection. L’homme de loisir a beau avoir des acti-
vités économiques et politiques, il peut lui rester du temps libre,
qu’il emploiera peut-être à l’une des professions que reconnaît sa
société, au lieu de se contenter de jouir de son honorable indé-
pendance. La profession est librement choisie, sans contrainte
économique ; peu importe que cette profession se trouve être en
même temps une activité économique grâce à laquelle le notable
assure son indépendance, ou qu’au contraire elle ne lui rapporte
rien et qu’il lui faille se procurer ailleurs des ressources : l’im-
portant est que la profession soit assez honorablement reconnue
pour qu’on ne puisse présumer que seul le besoin a pu pousser à
l’exercer ; l’important est aussi qu’elle permette de vivre dans
l’indépendance en rapportant gros.

« Style de vie », classement, stéréotype.


Le notable se gardera donc de choisir pour profession une
spécialité socialement non reconnue. Jusqu’au XIXe siècle, l’é-
conomie a été, soit une activité inessentielle, soit une simple
spécialité qui ne permettait pas à un homme d’affaires de se his-
ser sur son échelle à la même hauteur que les seigneurs. Il est
vrai que, quand même un notable ferait du commerce, il ne
serait pas réputé commerçant pour autant, car le commerce ne
136 Le Pain et le Cirque
serait dans son cas qu’une anecdote inessentielle ; il ne l’exerce-
rait pas à titre de profession. Ce n’est pas une question de style
de vie ni de qualification des différentes activités, mais de clas-
sement des individus eux-mêmes150.
Les épitaphes antiques donnent une idée trompeuse des acti-
vités réelles et une idée juste des représentations collectives.
Elles mentionnent rarement les métiers, même pour les gens du
peuple ; elles n’énumèrent que des titres politiques, qui suffi-
saient à indiquer que le défunt était un notable. Une même acti-
vité économique sera qualifiée de spécialité ou tenue pour
inessentielle, selon que l’homme qui l’exerce n’est pas classé
parmi les notables ou est classé parmi ceux-ci. Chez nous, un
maître de forges n’est que maître de forges, tandis qu’un duc qui
se trouve être maître de forges continue à être essentiellement
duc, car l’échelle des performances économiques monte moins
haut que celle de la noblesse. Dans la société hellénistique et
romaine, l’homme de la rue n’aurait pas dit d’un notable :
« C’est un armateur », mais : « C’est un des premiers person-
nages de notre cité », quitte à ajouter plus tard : « Il arme des
navires. » Les Médicis étaient tenus pour des nobles qui vivaient
de la banque plutôt que pour des banquiers ; ce n’était pas à
cause de leur style de vie, comme le dit Max Weber, car on les
aurait tenus simplement pour des banquiers qui vivaient
noblement. C’est une pure question de classement, fondé sur les
représentations collectives ; nous verrons plus loin que le déve-
loppement économique a bouleversé la société moderne en mul-
tipliant les échelles de classement sur lesquelles se tenaient les
individus, plus qu’il n’a modifié de l’intérieur leur mentalité éco-
nomique. Pour qu’un notable antique ne passât point pour un
exploitant agricole, ce qu’il était, point n’était besoin qu’il eût
un style de vie noble ou qu’il affectât de traiter avec un dédain
aristocratique l’activité agricole, que sa société respectait : il ne
serait parvenu qu’à se faire considérer comme maladroit en
affaires, ce qui n’était un compliment dans la bouche de per-
sonne. Pour ne point passer pour exploitant agricole, il lui suffi-
sait d’être un notable. En revanche, un vulgaire affranchi sera
défini par son métier, celui d’exploitant.
Mais alors, si un riche laboureur entre un jour au conseil
municipal et devient un notable ? Dans cette société plouto-
cratique, il a des chances d’y parvenir. Aussi, en ces temps où la
barrière sociale n’était pas la noblesse par le sang, mais une
Les agents et les conduites 137
représentation essentialiste, on se gardait de trop dédaigner les
activités économiques qui rapportaient gros ; « le commerce »,
écrit Cicéron, « est méprisable, s’il est fait en petit, mais,
s’il est pratiqué sur une grande échelle, il n’est plus trop à dédai-
gner151 ». Toutefois, ajoute-t-il en hâte, « de toutes les sources
de revenu, aucune n’est plus digne d’un homme libre que l’agri-
culture ». A coup sûr, puisque, dans cette économie qui se rédui-
sait presque au secteur primaire, la plupart des hommes libres,
entendons : des notables, tiraient leur indépendance de la pro-
priété foncière. Par essence, tout notable sera donc présumé
vivre des revenus du sol : la chose ira sans dire.
Mais si un notable ne le fait pas ? S’il tire ses ressources du
négoce ou de quelque activité industrielle ? Nos sources n’en
diront guère davantage, pour une autre raison : la classification
des individus va entrer en jeu comme stéréotype ; puisque notre
homme est un notable, il ne peut faire de commerce qu’à titre
anecdotique, ce qui ne saurait discréditer l’essence des notables
comme telle, ni même notre homme, qui, quoi qu’il fasse, ne peut
cesser d’être ce qu’il est.
Les modernes en ont parfois conclu que les notables n’avaient
de fortune que foncière. A lire Libanius, écrit Paul Petit dans
son excellent livre, les notables d’Antioche ne sont que proprié-
taires fonciers152. Mais faut-il en croire les silences de Libanius,
qui est un snob, féru de sa caste et de la respectabilité de ses
pairs ? D’autres sources, littéraires ou épigraphiques, sont
moins muettes. L’agriculture antique était loin de vivre en auto-
consommation ; certains terroirs étaient spécialisés pour l’ex-
portation, à en juger d’après l’échelle de leur production. Il va
sans dire que les propriétaires fonciers vendaient eux-mêmes, à
des négociants spécialisés, les produits de leur terre ou le sur-
plus de ces produits (une lettre du sénateur Pline le montre lui-
même à l’œuvre) ; de plus, certaines productions comme les
mines et carrières ou la poterie étaient considérées comme des
activités annexes de l’agriculture, parce qu’on y employait des
matières premières extraites du domaine, ainsi que les temps
morts des travailleurs agricoles153. Mais surtout faire et être ne
sont pas la même chose ; on peut faire des affaires tout en étant
non moins réellement agriculteur ; les revenus du sol étaient
investis dans des entreprises secondaires ou tertiaires et le
notable n’avait pas à chercher bien loin des capitaux. Nous
avons déjà parlé du Gelegenheitshandel ; les propriétaires fon-
138 Le Pain et le Cirque
ciers employaient en polyvalence les revenus du sol154. Il n’en
existait pas moins des notables qui s’étaient spécialisés dans le
négoce et le pratiquaient comme un métier habituel et continu.
Le richissime Proclos de Naucratis, Athénien d’adoption et
homme de culture, accroissait sa fortune déjà énorme grâce à
l’importation des produits, d’Égypte : « Il lui venait d’Égypte de
l’encens, de l’ivoire, de la myrrhe, du papyrus, des livres et
toutes sortes d’autres marchandises qu’il revendait à ceux qui
sont débiteurs de choses de ce genre155. » Enfin une cité antique
ne ressemblait pas à l’autre et il existait même des villes,
Aquilée ou Palmyre156, qui étaient des places de commerce ; la
classe élevée s’y était spécialisée dans le négoce, comme feront
un jour les patriciens de Venise ou de Gênes. Laissons de côté
les négociants de métier et se disant tels, qui devinrent notables
de leur cité, au témoignage de quelques inscriptions157. Entre les
notables et le secteur secondaire et tertiaire, la cloison n’était pas
étanche ; elle laissait passer dans les deux sens les activités et les
hommes, sinon les principes.
Car les principes subsistaient, verbalement. De Proclos de
Naucratis, on nous apprend aussi qu’« il ne se montrait jamais
cupide ni illibéral ; il ne cherchait pas de bénéfices exagérés, il
ne réclamait pas d’intérêts, il se contentait du capital » ; Proclos
sauvait, comme on voit, son honneur de notable. Pline sauve
aussi l’honneur ; il proteste qu’il est arrangeant et peu regardant
quand il traite avec les négociants qui lui achètent ses
récoltes158. N’en concluons pas trop vite qu’une mentalité sei-
gneuriale freinait le réflexe capitaliste, car ces témoignages sont
trop édifiants pour être instructifs ; le type opposé du grand sei-
gneur qui est très poli, excepté quand il s’agit d’argent, est lui
aussi de tous les temps et se rapproche sans doute davantage de
la réalité. Concluons seulement que les notables faisaient des
phrases pour concilier leur conduite effective avec leur stéréo-
type seigneurial ; Monsieur Jourdain donnait bien des marchan-
dises à ses amis contre de l’argent.

Le dédain du négoce.
A quoi s’ajoutait un deuxième stéréotype, le dédain du
négoce et des négociants ; les notables devaient partager d’au-
tant plus ce dédain que les négociants étaient leurs seuls rivaux
en richesse. Dédain déjà millénaire, qui durera jusqu’à ce que
Les agents et les conduites 139
le développement économique fasse que les secteurs secondaire
et tertiaire ne soient plus minoritaires et qu’ils deviennent
même la principale source de richesse159. La dévalorisation
universelle des activités marchandes est un curieux phénomène
qui intriguait déjà Platon160 : « C’est un fait que le commerce
de revente ne peut causer aux cités, de par sa nature, le
moindre préjudice ; au contraire, comment serait-il autre chose
qu’un bienfaiteur, l’homme qui uniformise en la proportionnant
l’existence de biens de toute sorte, qui manquent d’uniformité
et de proportion ? Ajoutons que la fonction de la monnaie est
de réaliser ce résultat et c’est aussi le rôle propre du négociant.
Qu’est-ce donc qui a valu à ce rôle de n’avoir pas bonne réputa-
tion et d’être dépourvu de prestige ? »
Les réponses ne manquent pas. L’agriculture vit de la nature, le
commerce vit aux dépens d’autrui. L’entreprise agricole n’est pas
essentiellement spéculative (elle peut vivre en autoconsommation
ou ne vendre que son surplus), tandis que le commerce est spécu-
latif par essence : un marchand n’est pas un homme qui revend
des objets qu’il a de trop. On cultive la terre pour vivre, tandis
que le commerce, cette exploitation de l’homme par l’homme,
vise à gagner de l’argent, ce qui est prendre les moyens pour des
fins ; « la vie de lucre est contre nature, car la richesse ne saurait
être le bien que nous cherchons ; c’est seulement une chose utile,
un moyen en vue d’autre chose161 ».
Pour gagner de l’argent, le marchand fausse la valeur des
choses. Il vend de l’espace, entité incorporelle et qui ne lui
appartient pas. Le temps, lui aussi, n’appartient à personne, et
c’est pourquoi il est malhonnête de prêter à intérêt ; le commerce
est non moins malhonnête. De plus, le marchand, grâce à sa
position d’intermédiaire, gonfle les prix au passage : c’est là
son profit ; on est persuadé, en effet, que l’intermédiaire est
l’auteur de la cherté dont il profite. Nous savons, nous, que les
choses sont moins simples ; les marginalistes nous ont ensei-
gné que la rareté et le marché font seuls la valeur des biens.
Sauf monopole ou cartel, l’intermédiaire bénéficie du niveau
où les prix s’élèvent à l’étape finale et ne les élève pas lui-
même au passage ; car la valeur ne monte pas du producteur au
débiteur, mais redescend au contraire les étapes de la distribu-
tion et de la fabrication : on ne produit et ne vend que ce qui
trouvera preneur, au prix où cela trouvera preneur. Redescen-
due au niveau de l’intermédiaire, la valeur des biens est déjà
140 Le Pain et le Cirque
moindre, car quel preneur donnerait cher de biens pour lesquels
il devrait faire lui-même le voyage ? Cette différence de valeur
fonde le bénéfice du marchand, qui est le profiteur de la cherté et
de la disette sans en être l’auteur. Mais la conscience naïve ne
voit pas les choses ainsi ; pour elle, le marchand ne se glisse pas
dans l’écart qui sépare les valeurs intermédiaires, il les écarte
lui-même. Car la conscience naïve croit que la valeur monte d’en
bas : elle croit à la valeur-travail ; elle serait prête à admettre
qu’il suffirait de fabriquer des brimborions dépourvus de la
moindre utilité, mais où « il y a beaucoup de travail dedans »,
pour qu’ils aient beaucoup de valeur. Seule la valeur-travail
fonde le justum pretium ; le marchand fausse le juste prix, car il
le gonfle sans incorporer à l’objet aucun travail supplémentaire.
Certes, le marchand n’est pas inactif, mais la peine qu’il prend
est suspecte : il voyage, c’est un instable, et puis sa peine ne
modifie pas l’objet, où s’incorpore seulement la fatigue de
l’honnête artisan, qui ne fait pas fortune, lui162.
Par-dessus le marché, la malhonnêteté des marchands ne leur
procure même pas cette indépendance qui seule est estimable.
Ils dépendent de leur clientèle et doivent se battre sans cesse
contre leurs concurrents qui menacent de les étouffer ; exploi-
teurs des autres, ils sont aussi leurs esclaves. Toutes leurs
pensées sont consacrées à leur survie ; on en dirait autant de la
pensée des animaux. Dans l’agriculture, au contraire, les entre-
prises infra-marginales ne font pas faillite : le propriétaire vivra
en autoconsommation, c’est tout. Un agriculteur n’a pas à main-
tenir une position de force sur le marché ; il lui suffit d’organiser
physiquement la production et d’attendre ce que la nature voudra
bien lui donner. La valeur d’une marchandise dépend du marché,
c’est-à-dire des autres, tandis que la valeur physique des fruits
de la terre est sensible à celui qui s’en nourrit. L’agriculteur est
toujours maître de son sort ; le marchand, lui, ressemble au
joueur ou au buveur ; entraîné par la concurrence, il est contraint
de gagner sans cesse davantage, car il ne peut quitter la table de
jeu sous peine de ruine définitive ; il est finalement l’esclave de
son métier lui-même.
Ces condamnations trois fois millénaires n’ont jamais empê-
ché les négociants de négocier, ni même les notables de faire du
négoce ; elles n’ont pas pu « freiner l’économie d’échange ».
Pas plus que d’autres condamnations n’ont empêché les gou-
vernements de gouverner et les polices d’abuser. Le fameux
Les agents et les conduites 141
dédain antique du travail n’a pas non plus détourné les pauvres
de travailler pour vivre. Le mot de travail confond, on l’a vu,
plusieurs espèces bien différentes, dont certaines ne sont que
des faux-semblants et dont d’autres tolèrent bien des accommo-
dements avec l’utile réalité. Certes, le dédain du travail manuel
et le respect pour la propriété sont de tous les temps ; il demeure
que chaque société classe à sa manière les activités, que la rela-
tion de ces classements à la réalité est douteuse et que le prin-
cipe même du classement n’est pas toujours le même ; nous
dédaignons le travail, mais sans attacher de signification au
loisir, si bien que notre respect pour la richesse doit impliquer un
autre principe que l’antique idéal d’indépendance.
Mais d’autres problèmes subsistent. Quand une activité éco-
nomique n’est pas socialement reconnue, quand elle est prati-
quée presque en silence, comme l’était l’entreprise agricole,
n’est-elle pas inévitablement négligée ? Et quand un propriétaire
foncier est en même temps notable et évergète, peut-on s’at-
tendre à ce qu’il soit entrepreneur appliqué ou, si l’on préfère,
capitaliste âpre au gain ?

13. L’évergétisme et l’esprit du capitalisme

Autrement dit, peut-on être à la fois seigneur et bourgeois ? Et


peut-on être bourgeois et mécène ? Pour répondre, il faut savoir
d’abord comment est fait un bourgeois ; l’esprit du capitalisme
est-il ascèse puritaine ? Est-il « désir du gain, lié au rationalisme
économique », selon la définition de Sombart163 ? Ce mot de
rationalisme est on ne peut mieux venu. En revanche, au lieu de
« désir infini du gain », écrivons plutôt « autonomie que prend
par spécialisation le rationalisme économique » ; peut-être
serons-nous ainsi plus proche de la vérité ; nous constaterons en
tout cas que cela change tout pour les rapports du notable, du
bourgeois et du mécène.

Le capitalisme n’a pas d’âge.


Et d’abord, une constatation s’impose : le rationalisme éco-
nomique et l’esprit d’entreprise, bref, le génie du capitalisme,
ne sont pas le rare privilège de l’Occident moderne et ne suffi-
142 Le Pain et le Cirque
sent pas à expliquer sa fortune unique ; ils apparaissent et
disparaissent un peu partout, à travers les siècles et sous tous les
cieux.
Quand des notables qui ont pour ambition de l’être et de le
paraître exercent aussi l’activité d’entrepreneurs, le rendement
est assurément moindre qu’aux époques où la division du
travail et de l’estime sociale a fait de l’économie une spécialité
qui est une profession reconnue ; les notables s’intéresseront
moins que d’autres à une activité qui n’est pas le centre de leur
vie sociale. De nos jours, dans les pays sous-développés, les
héritiers des classes riches se font avocats ou politiciens plutôt
que managers. Cela étant entendu, il reste beaucoup de marge
entre une noblesse qui veille à ses intérêts et surveille ses régis-
seurs et une noblesse qui vit dans la gueuserie ou une superbe
incurie.
Or ce dernier cas n’est nullement la règle ; la noblesse
française, qui affectait de dédaigner la question d’argent, fait
plutôt figure d’exception. De plus, il faut tenir compte d’une part
d’affectation. Quand Aristote écrit que l’art de la gestion n’a rien
d’admirable et que la plupart des maîtres en laissent le soin à leur
intendant pour se consacrer à la politique ou à la philosophie, il
dépeint ses pairs tels qu’ils sont censés être et se peint lui-même
tel qu’il était164. Quand Tocqueville prétend que « l’attention que
les nobles donnent sans cesse à de grandes affaires publiques les
détourne des petits soins que demandent le commerce et l’indus-
trie », il idéalise sa caste ; très peu de nobles se mêlaient de
grandes affaires ; les uns s’occupaient plutôt de bons vins, de
chasse et de filles de ferme, les autres surveillaient de près l’ex-
ploitation de leur domaine.
Ce dernier cas est fréquent dans l’histoire. On voit un peu par-
tout l’économie de l’oikos aristocratique virer à l’entreprise
bourgeoise et énergique, qui produit pour vendre et ne se borne
pas à revendre son surplus ; notables hellénistiques et oligarques
romains faisaient des affaires et parlaient affaires sans craindre
de déroger ; le talent de l’exploitant qui sait mener sa barque
était très estimé. En Europe centrale, il y a quelques siècles, la
noblesse a cessé de remplir une fonction guerrière pour se
consacrer à deux activités, les charges du nouvel appareil
d’État et la gestion de ses domaines ; au système du grand
domaine agricole correspond le type de l’aristocrate homme
d’affaires pour lequel, dit Schumpeter, l’administration de ses
Les agents et les conduites 143
biens devient un but en soi165. En France même, tandis que la
vieille noblesse vivait loin de ses terres et se laissait voler par ses
régisseurs, la noblesse de robe estimait que la terre devait rap-
porter et en surveillait l’exploitation ; cela ne l’empêchait pas de
placer sa dignité dans son rôle au Parlement de Paris, d’Aix ou
de Dijon166. Dans l’Antiquité, la classe des notables évergètes a
procuré aux provinces romaines d’Asie et d’Afrique l’incroyable
prospérité que révèlent les ruines urbaines et rurales et la photo-
graphie aérienne des terroirs anciens ; la Tunisie et la Turquie
actuelles n’ont probablement pas retrouvé encore ce niveau de
richesse. Cette classe de notables n’était sûrement pas composée
de mécènes distraits.
Faut-il en conclure que le concept du capitalisme selon
Sombart a besoin d’être nuancé, car la réalité est inépuisable ?
Je ne crois pas ; certes, tout idéaltype simplifie, mais c’est
bien pour cela qu’il n’y a jamais à le nuancer : il ne stylise pas
les détails, mais les passe sous silence ; le concept de chien
n’affirme pas que cet animal est noir plutôt que gris, il dit seu-
lement que le chien est un mammifère et se tait sur sa couleur.
On ne nuance pas un concept au nom de l’impressionnisme
historique, mais on le rectifie, et on le rectifie parce qu’il est
faux. Et, s’il est faux, ce n’est pas parce qu’il est mal découpé,
mais parce qu’il repose sur un jugement erroné. La définition
du capitalisme selon Sombart n’est pas fausse parce qu’elle
serait mal cadrée et aurait englobé trop d’exceptions dans
ses marges ; elle est fausse parce que Sombart a imputé l’esprit
d’entreprise à un ressort qui n’est pas le bon, ce qui lui ôte
la possibilité de rendre compte de la règle aussi bien que de
l’exception.
L’histoire l’atteste : des castes qui n’avaient pas pour idéal
l’activité économique et qui se souciaient surtout de conserver
leur distance sociale au moyen de privilèges et de dépenses
somptuaires ont été néanmoins souvent animées d’un esprit
d’entreprise ; mais, d’autres fois, elles ne l’ont pas été : elles se
sont contentées de tirer de leurs régisseurs assez d’argent pour
maintenir leur train de vie et, pour le reste, laissaient en friches
la moitié de leurs terres. Il faut donc que l’esprit capitaliste ait
l’étrange propriété de se développer pour lui-même, indépen-
damment des fins des agents ou de leur style de vie, et que des
facteurs exogènes, voire de simples hasards, suffisent à décider
s’il se développera ou non.
144 Le Pain et le Cirque

Rationalisme et autonomie.

Il en sera ainsi, si l’on admet que l’esprit capitaliste s’ex-


plique par autre chose que par des fins sociales ou par une
attitude existentielle, volonté de puissance, ascèse ou amour du
gain. Cet esprit est uniquement l’actualisation d’une tendance
universelle qui nous pousse à faire rationnellement toutes
choses, que ce soit la guerre, le gouvernement, la philosophie,
le sport ou le jeu d’échecs. Tendance qui n’a d’autre fin que
de se satisfaire elle-même et qui ne s’explique même pas par le
désir du succès. Or, dans tous les domaines, la rationalisation
des moyens a pour conséquence de conférer aux moyens une
autonomie par rapport aux fins : on finit par faire de l’adminis-
tration pour l’administration et par cultiver l’art militaire indé-
pendamment des fins politiques qu’il est censé toujours servir.
Ce que Sombart a pris pour un trait de mentalité, l’amour du
gain, n’est pas autre chose que cette autonomie des moyens,
qui, avec la mutation économique du XIXe siècle, deviendra un
jour professionnalisation de l’économie. L’esprit capitaliste,
l’esprit d’entreprise, qu’on retrouve partout çà et là à travers les
siècles, s’explique par la capacité de progresser indéfiniment
qu’ont les activités rationnellement liées qui ont leur loi interne
de développement ; il n’est pas amour infini du gain. Je ne pré-
tends pas que le grand capitalisme du XIXe siècle s’explique
ainsi ; nous verrons au contraire qu’il est une nouveauté abso-
lue, ou plutôt qu’un autre élément est entré en jeu. Mais
le goût de faire les choses rationnellement, plutôt que de les faire
n’importe comment, suffit à rendre compte des îlots d’esprit
d’entreprise qui parsèment le passé. Cet esprit est un fait banal ;
il n’est pas le produit d’une période historique déterminée ; il
apparaît et disparaît irrégulièrement. Il en est de même dans les
autres domaines de rationalité ; Alfred Marshall disait que les
Romains employaient pour la conquête des qualités qui sont
celles du capitaliste moderne167. De même, l’idée d’autonomie
et de continuité de l’État apparaît et disparaît irrégulièrement ;
Charlemagne ou les Abbassides l’ont eue, mais non les petits
Carolingiens ou les Seldjoukides.
Si l’esprit d’entreprise avait pour motivation le profit, il
tuerait le mécénat et les conduites gratuites. En conséquence,
lorsqu’on verrait un marchand médiéval, vers la fin de sa vie,
Les agents et les conduites 145
donner à l’Église une partie de son capital et ne pas tout réin-
vestir, on en conclurait que ce marchand n’était pas encore
entièrement capitaliste : son cœur était partagé. Le capitalisme
aurait le gain pour unique fin ; Polanyi fait l’éloge d’Aristote,
« qui fait de l’homme le but de la production, en comparaison
avec le monde moderne, où le but de l’homme est la produc-
tion ».
Est-ce bien sûr ? Les quelques entrepreneurs capitalistes
qu’il m’a été donné de rencontrer ne paraissaient pas mus par
l’amour du gain ; moins assurément que l’Avare de Molière,
que Shylock, qu’une call-girl et autres figures pré-capitalistes.
Les entrepreneurs, eux, semblaient rechercher surtout une
réussite professionnelle ; ils ne cherchaient même pas à maxi-
miser leurs profits, mais plutôt à garder un volant de trésorerie
et à se rembourser de leurs investissements dans des délais
raisonnablement courts et pas trop incertains. Ils se souciaient,
en somme, de « tenir la tête hors de l’eau » ; c’étaient des tech-
niciens prudents plutôt que des héros balzaciens. En l’absence
de passion du gain, on pouvait aisément imaginer que l’un d’eux
fonde un centre culturel, restaure une abbaye, cherche à se faire
élire député ou perde de l’argent dans un quotidien ou avec une
maîtresse tapageuse168. De même, la vie du marchand médiéval
était double ; à la scène, c’était un spécialiste de l’économie et, à
la ville, c’était une créature que son Créateur jugerait au dernier
jour. Les fins extra-économiques sont aussi honorées de nos
jours qu’au temps d’Aristote et même beaucoup plus, puisqu’il y
a beaucoup plus d’argent et qu’il faut bien que cet argent aille
quelque part.
Puisque le génie du capitalisme se réduit à l’autonomie des
moyens, il laisse libres le cœur de l’homme et les fins de la
société, qui continuent à être extra-économiques, comme elles
le sont par définition. Ce qui caractérise le monde moderne
n’est pas de prendre la production pour fin, mais de laisser ceux
qui produisent ne plus s’occuper des fins pour se concentrer sur
les moyens et méthodes. C’est de la division du travail. On ne
remplace pas le mécénat, la politique ou les œuvres pies et cha-
ritables par la rage de produire et de gagner : on se limite à une
tâche partielle, produire, sans se mêler des fins, qui pourront
continuer à être pieuses, politiques ou ostentatoires. Le capita-
liste est un pédant qui produit pour produire, avec l’automa-
tisme de tous les spécialistes, aussi machinalement qu’un
146 Le Pain et le Cirque
fonctionnaire applique le règlement et le prend pour une fin
en soi. Il se trouve qu’en appliquant systématiquement les
méthodes, le rendement devient très élevé, si bien que beau-
coup d’argent devient disponible pour le réinvestissement
et pour les fins non économiques. Bref, quand on veut savoir
si un marchand médiéval était capitaliste, il ne faut pas considé-
rer s’il léguait ses biens à l’Église, mais s’il avait rationalisé ses
méthodes.

Intérêt, volonté de puissance, ascèse ou jeu.


Autonomie de l’économie et, depuis le siècle dernier, profes-
sionnalisation : cela veut dire que le capitalisme cesse d’être mû
par l’intérêt, au sens quotidien du mot ; un PDG n’est pas inté-
ressé, il s’intéresse à sa réussite professionnelle. Qu’est-ce
qu’une conduite intéressée, en effet ? Ce peut être une conduite
qui vise une utilité finale : je cherche à me procurer des res-
sources ; ce peut être une conduite rationnelle : j’ai intérêt à
maintenir ma trésorerie à flot ; ce peut être enfin l’infinitude du
désir : j’entasse avarement des écus. Les professions écono-
miques sont intéressées au second sens (elles sont rationnelles)
et en un quatrième : elles s’intéressent à leur propre réussite.
Or ce n’était pas le cas d’un notable antique, qui, même s’il se
conduisait rationnellement, n’était pas pour autant un profes-
sionnel de l’économie ; il était intéressé en finalité, car il avait
besoin des revenus de ses terres pour maintenir ou élever son
rang social ; mais il ne tirait aucune vanité professionnelle
d’avoir réussi dans sa production ; pareil sentiment aurait été
indigne d’un homme libre. Les produits de sa terre lui servaient
à réussir dans d’autres activités, politiques ou culturelles,
qui étaient sa profession ou sa dignité, ou à vivre dans l’indépen-
dance, conformément à son essence. Un négociant profession-
nel, lui, vise aussi son utilité finale, à coup sûr : il vit de son
commerce, et en vit bien ; mais il vise aussi une réussite
commerciale, avec toutes les satisfactions morales que cela
comporte. En cela, il n’est pas différent d’autres spécialistes,
bureaucrates ou généraux, qui mettent un intérêt tout profession-
nel à épargner les deniers de l’État ou à gagner des batailles pour
leur prince et pour leur gloire.
C’est cette recherche de la réussite professionnelle qu’on a
prise pour une volonté de puissance ; on a fait au capitalisme
Les agents et les conduites 147
l’honneur de l’imputer à cette volonté. C’est trop d’honneur,
car les bâtisseurs d’empires sont l’exception, en économie
comme en politique ; mais « volonté de puissance » n’en cerne
pas moins trois vérités, inadéquatement, il est vrai. Le capita-
lisme peut sembler irrationnel, en cela qu’il est autonome par
rapport aux besoins et qu’il est plus compliqué que le désir ;
l’entreprise se développe pour elle-même et sa politique est
aussi complexe que celle des États ; elle ne consiste pas à
entasser le plus d’argent possible : les amitiés d’affaires ou
l’image de marque importent aussi. Et puis les managers
aiment donner des ordres à leurs subordonnés, comme tout
le monde ou presque ; à ce compte, chaque bureau, paroisse, uni-
versité ou kolkhoze aurait à sa tête un héros nietzschéen. Enfin la
loi du marché donne souvent au capitalisme un air de jungle ;
mais pas toujours : l’oligopole de combat n’est pas la règle et les
firmes préfèrent ordinairement l’entente à la guerre.
Et surtout, il faut distinguer l’exercice d’une activité et ses
effets ; certaines activités engendrent de la puissance, qui font
appel, pour leur exercice, à des facultés plus délicates que la
volonté de puissance. De l’entreprise, professionnelle ou non,
chacun tire le plaisir qu’il peut : réussir, être considéré, être
riche, dominer des rivaux, faire pivoter des subordonnés, se
battre contre les hommes ou contre les choses. Mais l’origine du
capitalisme (et aussi bien du socialisme) est la tendance humaine
à déployer les capacités rationnelles, dès qu’il se découvre qu’un
quelconque domaine d’action est assez compliqué pour per-
mettre ce déploiement. En un mot, le métier de manager est inté-
ressant, de même qu’il est intéressant de jouer aux échecs ou de
réparer des moteurs d’autos (on sait que le métier de réparateur
est un des moins ennuyeux et qu’il est senti comme les antipodes
du travail à la chaîne).
Toute activité rationnelle procure un plaisir. La recherche du
succès n’est pas à l’origine de la rationalisation, au contraire ; la
rationalisation d’un comportement implique une véritable
conversion. C’est bien autre chose que l’adoption d’une nou-
veauté technique isolée, qui est immédiatement payante ; la
rationalisation, elle, n’est pas imposée par la compétition ; elle
en modifie plutôt les règles. Le simple désir de succès ne va pas
si loin ; il pousse droit devant lui, sur le chemin banal, sans tour-
ner la tête de côté ; il n’aperçoit donc pas le détour de la
méthode, le domaine des enchaînements rationnels, qui lui
148 Le Pain et le Cirque
ouvrirait un royaume neuf avec ses propres trônes. Mais en vou-
drait-il ? Tout détour de production paie ses succès futurs d’un
retard initial et d’investissements coûteux ; mieux vaut gagner
hic et nunc en jouant la règle du jeu. Lorsque la rationalisation
s’est imposée malgré tout, alors seulement les amateurs de
succès s’y intéressent, maintenant que la compétition les force à
se faire aussi méthodiques que les autres, quitte à déplorer qu’on
ait gâché le métier.
Comme déclic, une conversion à la méthode prouve qu’il y
a « du jeu » dans les engrenages de l’histoire ; toute rationali-
sation se fait par déclic. On peut parcourir pendant des mil-
lénaires la route de la Sapience, de la sagesse biblique ou
hésiodique, sans tourner la tête vers le concept : mais seule
cette conversion fondera la philosophie. Condition insuffisante
de la rationalisation, la recherche du succès n’est pas non plus
nécessaire ; les innovateurs « prennent pour jeu » la méthode,
parce que, comme tout amusement intéressant, elle est compli-
quée et rationnelle. L’adjectif « ludique » n’est que trop facile à
employer, je le sais ; il prend une extension infinie s’il veut
dire « non naturel », car quelle fin sera naturelle aux yeux
d’un esprit sans préjugé ? Seule l’animalité sera naturelle. Mais
« ludique » peut signifier aussi qu’une activité procure une satis-
faction par elle-même, outre la fin qu’elle sert ; la guerre est
ludique quand ses fins politiques comptent moins que les
prouesses guerrières, qui, théoriquement, ne devraient être qu’un
moyen de la politique. Tout travail où l’individu ne se subor-
donne à rien ni à personne est indiscernable d’un jeu, sauf
conventionnellement. Les satisfactions que procure l’entreprise
ne sont pas le comblement d’un besoin insatisfait, la suppression
d’un « moins » ; elles sont le plaisir de s’actualiser comme être
rationnel. Car le plaisir peut être un « plus » et consister dans le
déploiement de nos facultés, qu’il en soit besoin ou non. La
rationalisation est un jeu. Et non une ascèse.
C’est pourquoi la liaison du capitalisme et du puritanisme,
selon la thèse fameuse de Weber, peut sembler accidentelle et
met peut-être la charrue avant les bœufs. L’entreprise n’est pas
plus ascèse qu’elle n’est désir du gain ou volonté de puissance ;
un capitaliste puritain n’est pas un puritain que sa foi a disci-
pliné au capitalisme, c’est un capitaliste qui s’est converti à un
puritanisme commodément interprété. Si les rapports ont été
étroits entre capitalisme et puritanisme (du moins dans les
Les agents et les conduites 149
régions où l’un et l’autre se trouvaient face à face), c’est parce
que le capitalisme a dû trouver des accommodements avec les
croyances puritaines ou s’est fait de celles-ci un vêtement de
gloire. Le puritain se dit : « Investir est ma vocation : Dieu le
veut », mais ce « Dieu le veut » ne laisse pas d’être équivoque ;
veut-il dire vraiment : « forçons-nous à épargner et investir, par
ascèse » ? Ne signifierait-il pas plutôt : « Ce métier d’investis-
seur que j’ai du plaisir à faire n’en est pas moins saint et béni ;
faisons donc avec gravité ce que nous ferions par plaisir » ? Les
hommes d’affaires pieux ont adapté le calvinisme au capita-
lisme et le calvinisme a beaucoup changé pour parvenir à
s’adapter ainsi, jusqu’à devenir un individualisme économique
presque utilitariste169. Tout un peuple s’est transformé en
chevaliers de la Triste Figure, durs pour eux-mêmes comme
pour autrui et considérant l’aumône comme une prime à la
paresse ; le puritanisme n’a pas engendré le capitalisme, mais
il l’a aggravé. Ascétisme inutile, car les activités rationnelles ne
réclament pas tant de tension volontariste ; les contraintes objec-
tives et les fins suffisent à discipliner les agents et leur dictent
leur conduite ; ils continuent moins leur entreprise que celle-ci
n’exige d’être continuée par eux.

La mutation : l’économie comme profession.


Mais alors, si le capitalisme n’est que rationalité et que la
rationalité soit une virtualité qui peut s’actualiser en n’importe
quel siècle, ne brouillons-nous pas toutes les époques de l’his-
toire ? Ne minimisons-nous pas les contrastes les plus violents ?
N’y a-t-il pas de différence entre un bourgeois du XIXe siècle
et un notable romain qui s’appliquait à accroître le rendement
de ses terres ? Il y en a une considérable, mais qui ne tient pas à
leur mentalité, ni même au capitalisme proprement dit ; elle
tient à un deuxième phénomène, qu’il ne faut pas confondre
avec le capitalisme et qui est le développement économique
du XIXe siècle. Soyons résolument matérialistes là-dessus : la
différence n’est pas due aux mentalités, elle est objective, elle
vient des choses et des autres ; notable et bourgeois peuvent
s’adonner à leurs activités économiques aussi méthodiquement
l’un que l’autre : ces activités n’en ont pas moins un statut
différent en leurs siècles respectifs.
Le XIXe siècle doit sa nouveauté absolue à un phénomène de
150 Le Pain et le Cirque
croissance d’une ampleur sans précédent, qui a multiplié en
Occident le produit par vingt, pour une population seulement
triplée, et qui a surtout fait que les secteurs secondaire et ter-
tiaire, jusqu’alors embryonnaires, occupent la plus grande partie
du terrain social ; ce qui a bouleversé la structure des activités
et l’échelle de prestige. La classe supérieure n’est plus celle
des propriétaires fonciers et surtout les supériorités ont cessé
d’être cumulatives. Il y a spécialisation : l’activité économique
est trop absorbante pour être cumulée avec d’autres, elle devient
une spécialité, comme la politique. Cette spécialité devient une
profession socialement reconnue : il y a professionnalisation.
A toute époque, il a pu exister des propriétaires fonciers qui cul-
tivaient rationnellement ; à toute époque, il y a eu des mar-
chands spécialisés. Mais les premiers ne mettaient pas de fierté
professionnelle à bien cultiver et les seconds n’étaient pas
socialement estimés. Maintenant, la réussite professionnelle
dans les professions économiques est socialement valorisée. Du
coup, il y a multiplication des échelles d’évaluation ; la dignité
politique ou l’essence d’homme de loisir ne sont plus les seuls
prestiges. C’est depuis ce temps qu’on inscrit « directeur de
société » sur les épitaphes ou dans les faire-part et que cela
sonne aussi bien qu’« ancien ministre » ou que le silence, qui,
dans les vieilles sociétés, annonçait l’homme de loisir, lequel
est lui-même, si bien que, dans son épitaphe, il ne mentionne
rien à côté de son nom.
Ces innovations sociales n’ont rien à voir avec l’esprit du
capitalisme ; elles sont les conséquences de ce développement
économique, qui a ses propres causes, sur lesquelles on s’in-
terroge (gros surplus agricole, révolution technique, etc.). Du
coup, le problème des origines capitalistes du XIXe siècle ne se
pose plus : seule une illusion rétrospective nous fait considérer
les marchands médiévaux comme des ancêtres ; ils ne sont
qu’un des noyaux de rationalité économique qu’on trouve un
peu partout dans l’histoire. Il n’y a pas eu, depuis le XIe siècle,
une lente ascension du capitalisme, qui triompherait enfin au
siècle dernier ; mais il y a eu, au siècle dernier, rencontre entre
l’esprit capitaliste et ce développement explosif dont les causes
sont exogènes. Un modeste négociant, à l’esprit méthodique et
appliqué, gagne un beau jour le gros lot à la loterie, ce qui bou-
leverse sa vie et l’échelle de ses affaires ; la cause de ce boule-
versement est bien le gros lot, et non son esprit méthodique170.
Les agents et les conduites 151
Le développement économique a bouleversé la société pour
une raison d’ordre quantitatif : les secteurs secondaire et ter-
tiaire ont cessé d’être minoritaires ; or, en économie comme en
politique, les minorités sont souvent opprimées. Depuis le siècle
dernier, le secteur de l’économie est énorme et compliqué, c’est
comme une véritable armée qui campe parmi nous ; comment
refuser à cette masse énorme, puissante et riche le droit d’exis-
ter à part entière et d’avoir sa propre échelle de prestige ? Les
marchands romains étaient une poignée d’isolés qui cultivaient
leur spécialité dans un coin ; les entrepreneurs du XIXe siècle
sont les officiers d’une immense armée ; dans l’esprit du public,
ils en portent l’uniforme, avec les insignes de leur grade. Point
n’est besoin d’ajouter que cette armée, qui met sa fierté dans sa
réussite professionnelle, prend l’activité qu’elle exerce pour une
fin en soi ; d’où cette autonomie de l’économie dont nous par-
lions plus haut.
Tout cela nous permet, par contrecoup, d’avoir quelques
idées plus claires sur l’économie antique. On affirme couram-
ment que, dans les sociétés anciennes, le progrès économique a
été bloqué par des représentations collectives, mépris du tra-
vail, valorisation des activités politiques, recherche du statut
social, dépenses d’apparat… Affirmations moins inexactes que
confuses. Les sociétés anciennes, où l’économie n’est pas
encore parvenue à la spécialisation et à l’autonomie, représen-
tent l’état normal ; c’est la société industrielle qui offre une
originalité à cet égard. L’« économie », ou plutôt l’autonomie
de celle-ci aux mains de spécialistes, est une innovation, un évé-
nement qui ne s’était pas encore produit. Il n’existait pas encore
de représentation collective selon laquelle une réussite profes-
sionnelle dans l’activité économique est chose glorieuse ; elle ne
pouvait exister, puisqu’il ne s’était pas produit de développe-
ment explosif qui fasse de l’économie une immense armée
ayant sa propre échelle d’évaluation. Pour que l’économie et les
représentations sociales aient pu se livrer dans les cœurs un
combat cornélien ou se paralyser, il faudrait que l’économie soit
une tendance sans âge, qu’elle soit l’éternel amour du gain qui
lutte avec d’autres tendances dans un cœur d’avare ou de
mécène.
Par une sorte d’anachronisme en actes, on imagine un conflit
artificiel entre l’économie et les représentations, de nos jours,
quand on essaie d’amener de vieilles sociétés du Tiers Monde
152 Le Pain et le Cirque
à une autre économie, la nôtre, qui est d’un autre âge que le
leur. On constate alors que ces vieilles sociétés rejettent la
greffe et qu’elles n’arrivent pas à se passionner pour les profes-
sions économiques. Pour qu’elles adoptent l’économie nou-
velle, il faudrait qu’elles se transforment et que les seigneurs
deviennent des hommes d’affaires ; mais ils répugnent à la
métamorphose et prétendent vivre comme ils ont accoutumé de
le faire. Cet entêtement résidant dans leur tête, on peut incrimi-
ner leurs « représentations sociales ». Économie et représenta-
tions sont des abstractions que nous prenons pour des choses ;
elles ne peuvent se battre, même sur le papier, car ce sont deux
aspects (deux « causes », au sens d’Aristote) d’un seul et même
processus : toute société a certaines activités qui sont éco-
nomiques par leurs effets matériels, et mentales par les motiva-
tions et fins de leurs agents.
Tout le mal vient du mot « économique », qui est équivoque,
nous le savons, et veut dire, selon les cas, matériel, intéressé ou
rationnel. Du fait que, de nos jours, un négociant traite de façon
rationnelle des biens matériels, il ne s’ensuit pas qu’il est plus
intéressé qu’un Athénien antique ; il poursuit des fins telles que
la distance sociale, la réussite professionnelle, etc., qui ne sont
pas plus économiques que celles que poursuivait un Athénien
quand il se faisait rhéteur ou se ruinait en évergésies. L’écono-
mie n’est jamais une fin. Ce qui fait qu’une économie est plus ou
moins développée n’est pas que les gens y poursuivent d’autres
fins qu’économiques, car ils le feront toujours : c’est qu’ils ratio-
nalisent leurs méthodes ou non.

Seigneur, bourgeois et mécène.


Nous touchons maintenant au terme de nos efforts et nous
pouvons résoudre le conflit du seigneur, du bourgeois et du
mécène. Notre grande erreur a été d’oublier que la quotidien-
neté est un caractère essentiel de la réalité humaine. Seigneur,
bourgeois, ce sont là des images d’Épinal, à coup sûr, mais
quand y a-t-il image d’Épinal ? Quand on s’imagine qu’une
société a un axe principal, qu’elle se définit par une activité qui
lui est essentielle, qu’un même habitus informe ses attitudes
dans tous les domaines. Il est peu d’erreurs aussi répandues. En
réalité, toute société, même la plus totalitaire, a sa quotidien-
neté, parce qu’il est essentiel à l’homme d’avoir à tout moment
Les agents et les conduites 153
des intérêts multiples qui se concilient plus ou moins bien et qui
sont plus ou moins impérieux ; l’homme ne pense jamais
à une seule chose. Le plus violent désespoir n’empêche pas
d’être sensible à un mal de dent ; de même, le désir d’avoir une
essence d’homme de loisir n’empêche pas d’avoir des besoins
d’argent ou d’être sensible à la rationalité économique pour
elle-même ; cette rationalité, à son tour, n’empêche d’être sen-
sible à des fins sociales ou à la beauté du mécénat, d’autant plus
que l’économie elle-même n’est jamais une fin. On discute beau-
coup, en ce moment, sur l’atmosphère véritable des années
1940-1944 ; discussion mal engagée, car tout est parti de l’iné-
vitable illusion rétrospective qui efface la quotidienneté ; du
coup, la naïve redécouverte de cette quotidienneté mène à
des conclusions exagérées dans l’autre sens et conduit des
cinéastes à nous refabriquer, avec les meilleures intentions du
monde, une occupation d’opérette.
Au nom de l’humaine médiocrité, il a existé, selon les
époques, des notables qui ont eu de l’esprit d’entreprise et
d’autres qui n’en ont pas eu ; il a existé des entrepreneurs,
notables ou non, qui se sont conduits en mécènes et d’autres qui
ne l’ont pas fait, car une époque ne ressemble pas à l’autre. Les
notables antiques étaient entrepreneurs et mécènes. On
ne trouve là-dedans ni incompatibilité, ni liaison habituelle,
comme on va voir.
1. Afin de conserver sa distance sociale, un notable antique
sera magnifique et devra être riche ; mais alors, était-il porté à
développer son entreprise ? Ne s’arrêtait-il pas, quand il avait
atteint le niveau qui suffisait à sa distance sociale ?
Il en serait peut-être ainsi, s’il avait été libre de s’arrêter, si le
niveau de suffisance était clairement défini et si l’organisation de
l’existence, au fil des jours, n’était pas faite pour des avantages
mineurs plus souvent que pour de grands intérêts. La vie quoti-
dienne est pleine de petites techniques et de disciplines qui sont
parmi les menus plaisirs de la journée. Chaque jour, un notable
consacre deux ou trois heures à la surveillance de ses terres,
comme il ferait sa gymnastique quotidienne ; il n’y met pas de
fièvre professionnelle, on le croit, mais il peut y mettre de
l’amour-propre et du soin. Ainsi a vécu jour après jour mainte
classe possédante ; il n’en fallait pas davantage pour s’enrichir,
quand on possédait un patrimoine.
Ce n’est pas tout : les fins que se propose le notable sont
154 Le Pain et le Cirque
indéfinies à ses propres yeux. Il veut assurer la sécurité maté-
rielle et la grandeur de sa famille ; mais on n’est jamais suffi-
samment grand, car les autres peuvent grandir, et la sécurité
n’est jamais complète. Et puis, une fois la machine mise en
marche, on n’est plus maître de l’arrêter ni même de régler son
débit. On ne peut pas désinvestir. Si l’entreprise est agricole, on
ne peut davantage prévoir la future récolte ; on ne peut faire
plus que de mettre la terre au travail, en s’assurant des marges
de sécurité, et on attend ce que la terre donnera. Le calcul
économique étant impossible, il faut aller trop loin pour ne pas
risquer de se trouver en arrière171.
Il y a plus. Une entreprise rationnellement organisée est ainsi
faite qu’il est difficile de l’entretenir sans la développer. Car un
patrimoine ne se conserve pas par inertie ; le stock existant de
biens capitaux est le résultat d’un processus historique acciden-
tel ; ce stock s’use et doit être renouvelé. Or on ne renouvelle pas
sans améliorer ou accroître ; pour remplacer un champ épuisé, on
fait de larges défrichements ; on ne rebâtit pas de vieilles étables
mal conçues aussi fidèlement qu’on restaurerait un monument
historique. La simple conservation du capital, si elle est faite avec
soin et méthode, exige des investissements qui se distinguent mal
de la croissance.
2. Quant au mécénat, à l’évergétisme, l’attitude rationnelle ne
saurait les contrecarrer, sauf en cela que la bourse d’un notable
n’est pas inépuisable. Certes, avarice et mécénat seraient incom-
patibles, mais justement un homme rationnel n’est pas un avare.
La classe possédante vit richement, or le passage est aisé du luxe
et de l’ostentation au mécénat.
Le Play, Mauss, Wicksell ou Marshall ont déploré l’égoïsme
du monde contemporain, qui a perdu le sens du don ; l’a-t-il
vraiment perdu ou la gratuité a-t-elle changé seulement d’objets
et de modalités ? En tout cas, si perte il y a, l’esprit capitaliste
n’est pas le coupable. Assurément, la concurrence oblige à
réinvestir les capitaux ; la séparation des revenus privés et
de la caisse de l’entreprise limite les dépenses somptuaires ;
le plus souvent, les managers sont de simples gestionnaires
et l’entreprise ne leur appartient pas ; or on n’a pas le droit de
faire des libéralités aux dépens de ceux dont on gère les intérêts,
puisqu’on est chargé de défendre leur argent et non leur réputa-
tion172.
Le mécénat capitaliste n’en existe pas moins. Les milliar-
Les agents et les conduites 155
daires ont le geste large en tant qu’esthètes, chrétiens ou
citoyens. Il existe aussi un mécénat des grandes firmes, pour
deux raisons ; la firme est une personne et tend à déployer cette
personnalité et à en faire ostentation ; la firme a une rationalité
économique, qui exige qu’elle cultive son image de marque et
ses amitiés d’affaires. Aussi la mesquinerie ne se trouve-t-elle
guère que chez de simples administrateurs de biens qui gèrent
au plus juste les patrimoines qui leur sont confiés ; l’homme
d’affaires, lui, joue un personnage beaucoup plus compliqué.
Le vrai recul du mécénat a des raisons qui ne sont pas capita-
listes. Les dépenses somptuaires ont diminué parce que les
écarts de revenus se sont réduits relativement et surtout parce
que l’universalisme politique interdit aux classes supérieures
d’afficher leur supériorité comme si elle était légitime ; le luxe
égoïste l’emporte donc sur les largesses ; seul l’État peut faire
des dons sans humilier les bénéficiaires. Enfin la religion,
depuis la fin du XVIIIe siècle, fait passer la foi, la moralité et la
décence avant les œuvres ostentatoires ; c’est pour cela que les
négociants chrétiens ne lèguent plus de biens à l’Église, et non
pas parce qu’ils ont plus d’esprit capitaliste que leurs ancêtres
du XVe siècle.
Personne ne produit pour produire, mais on produit pour
manger, pour se parer, pour donner ou pour réussir dans la
production. Dès lors, s’il n’y a pas de conflit entre des fins éco-
nomiques et les fins sociales, il peut y avoir en revanche conflit
entre ces fins et les moyens économiques. Un notable, entrepre-
neur dans l’âme, peut être aussi mécène dans l’âme, mais, s’il
fait trop d’évergésies, il ne pourra plus investir. C’est là une nou-
velle question : l’évergétisme est-il conciliable avec la rationalité
économique ?

14. Analyse économique des dépenses somptuaires

L’évergétisme ou plus généralement les dépenses somp-


tuaires, le « gaspillage », auraient été impossibles sans crois-
sance économique ; l’époque hellénistique et le Haut-Empire
romain sont la période la plus prospère de l’Antiquité ; les
ruines de villes antiques avec leurs monuments suffiraient
à l’indiquer. Pendant le demi-millénaire qui sépare la mort
156 Le Pain et le Cirque
d’Alexandre le Grand de la crise impériale du IIIe siècle et de la
diffusion du christianisme, le monde méditerranéen a eu un
niveau de vie qu’il ne retrouvera qu’après bien des siècles. Cette
croissance a permis somptuosités et évergésies ; comment s’ex-
plique-t-elle ? Inversement, les dépenses somptuaires l’ont-elles
favorisée ou freinée ?
Pour répondre à ces deux questions, il faudrait distinguer les
siècles et les régions ; il faudrait aussi que l’histoire économique
de l’Antiquité soit écrite. Alors, que faire, sinon traiter les deux
problèmes ex hypothesi ? Nous n’allons pas improviser l’histoire
économique d’un demi-millénaire : nous nous bornerons à rap-
peler quelles sont les différentes voies possibles d’une crois-
sance préindustrielle en général et quelle influence les dépenses
somptuaires peuvent avoir sur la croissance ; faute de savoir
comment l’économie romaine a crû, nous préciserons comment
elle a pu croître. Il est simplement courtois de prévenir les lec-
teurs qui ont la moindre teinture d’économie que les pages qui
suivent ne leur apprendront rien.

Le gaspillage et la focalisation.
« Le problème fondamental de l’histoire de l’Empire romain »,
écrit Gilbert-Charles Picard173, « a été la médiocrité des possi-
bilités d’investissements créateurs, qui l’a contraint de vivre au
jour le jour, dépensant sans souci ses bénéfices » ; il est vrai
qu’en cela « la situation de l’Empire n’était pas fondamentale-
ment différente de celle de l’ensemble des sociétés humaines
jusqu’au XVIIIe siècle », qui, comme les Romains, « ont pétrifié
leur surplus en une parure monumentale qui, du point de
vue économique, n’apparaît que comme un magnifique, mais
stérile, épiphénomène ». Les occasions d’investissement man-
quaient-elles autant que l’affirment ces lignes pénétrantes ?
Ne pensons pas à des investissements industriels : jusqu’au
XVIIIe siècle, l’agriculture demeure l’élément moteur de la crois-
sance. Or l’agriculture antique ne manquait pas d’occasions d’in-
vestir : le monde romain est encore couvert de forêts et
de prairies (dont certaines sont devenues depuis des déserts)
et ne les a pas mises en valeur. En tout cas, ces possibilités, si
possibilités il y a, n’ont pas été saisies : les Romains ont préféré
gaspiller leur surplus sous la forme de l’épiphénomène monu-
mental dont parle notre auteur.
Les agents et les conduites 157
Sont-ce là des jugements de valeur ? Certes, « gaspiller » peut
vouloir dire bien des choses : ne pas utiliser une source de
richesse, l’employer d’une manière moins productive qu’une
autre, la consommer plutôt que l’investir, l’employer à des
usages ou à des fins que nous ne jugeons pas justifiés… Or
quelle fin sera justifiée ? Personne n’a jamais pu définir univo-
quement le revenu national : si une collectivité attache une
grande importance aux pratiques religieuses ou tient les vaches
pour des animaux sacrés, aura-t-on le droit de dire que les cathé-
drales ou un vaste stock de bétail improductif sont du gas-
pillage174 ? Il n’est heureusement pas nécessaire de soulever cette
difficulté : nous ne nous demanderons pas si les pyramides étaient
indispensables à bon droit aux yeux des Égyptiens, mais nous
nous bornerons à constater qu’une pyramide ne permet pas de
produire autre chose, serait-ce une autre pyramide, et qu’en
revanche elle a une utilité aux yeux de ses constructeurs ou de
leur pharaon : cela suffit à l’économiste, qui n’a pas à juger des
utilités finales.
Par gaspillage, on entendra donc que les classes riches
consommaient leur surplus beaucoup plus qu’elles ne l’investis-
saient. On peut donc parler d’épiphénomène : par suite des
écarts de revenus une grosse partie du surplus était concentrée
aux mains de la classe possédante ; or celle-ci l’employait à des
magnificences qui ne sont pas un échantillon représentatif du
niveau de prospérité qu’avait atteint l’ensemble de la société. En
deux mots : revenus très inégaux et plus de consommation que
d’investissements.
Ce qui ne saurait surprendre ; de nos jours encore, les pays
les plus pauvres sont ceux où la classe possédante vit le plus
somptueusement ; les écarts de revenus sont relativement plus
énormes dans les pays du Tiers Monde qu’aux États-Unis ou en
Europe. Cette concentration des revenus dans une économie à
faible productivité n’aboutit pas à un mouvement cumulatif de
croissance, mais à de fortes inégalités dans la consommation des
différentes classes sociales ; tandis que la majorité de la popula-
tion ne dépasse guère le niveau d’autoconsommation, les riches
emploient leurs revenus considérables à une consommation de
luxe, à des dépenses d’apparat. Une petite partie seulement est
consacrée à des dépenses productives : les pays sous-développés
qui investissent le font, non sur l’épargne privée, mais sur les cré-
dits publics ou grâce à l’autofinancement des entreprises175.
158 Le Pain et le Cirque
L’inégalité aboutit à un effet de focalisation, à un épiphé-
nomène trompeur ; quand une fraction, même réduite, du revenu
global de toute une société est concentrée sur un objectif déter-
miné, parure monumentale ou armement atomique, les résultats
paraissent gigantesques à l’échelle individuelle, même si
la société en question est paysanne et pauvre. Gigantisme trom-
peur : il est beaucoup moins coûteux d’édifier ce qu’archéo-
logues et touristes appellent une haute culture, riche en
monuments, que de faire manger une population à peu près à sa
faim ; tout dépend de la classe possédante, qui réunit le surplus et
qui décide en outre de l’affectation de ce surplus. La splendeur
même des monuments éveille la suspicion ; même les édifices
destinés aux usages vulgaires ont un aspect impérissable qui est
un indice de leur irrationalisme ; tout est bâti pour l’éternité,
c’est-à-dire que tout est trop solide pour sa fonction ; le moindre
aqueduc devient une entreprise de prestige qui révèle qu’une
classe de notables fait un usage vaniteux de ses ressources. L’é-
vergétisme est fondé sur l’inégale répartition du surplus et sur
l’inégal pouvoir de décider de son affectation.
La focalisation est plus aisée pour les sociétés anciennes que
pour nous, qui sommes obligés de réinvestir, pour amortir un
énorme capital d’actifs reproductibles, logements, infrastruc-
tures, usines et stocks. La richesse des vieilles civilisations
paraît non disproportionnée à la nôtre, à en juger par leur luxe et
leurs œuvres culturelles, parce qu’elles consommaient presque
tout, alors que nous consommons et réinvestissons. L’amortis-
sement est d’ailleurs un des moindres soucis des sociétés
anciennes, trop pauvres pour prévoir. Quelques bonnes récoltes
tombent du ciel, ou la soudaine générosité d’un évergète ; vite,
on décide d’entreprendre un théâtre ou un aqueduc ; puis l’ar-
gent manque et l’édifice ne sera jamais achevé. S’il vient à son
terme, on n’a pas toujours les moyens de l’entretenir ; s’il nous
était donné de remonter le temps et de visiter l’Empire romain,
nous constaterions sans doute que la parure monumentale était
mal entretenue, qu’elle se dégradait, que les murs étaient
lépreux.
Mais que veut dire surplus ? Le mot n’implique pas de juge-
ment de valeur. Nous nous garderons de définir le luxe, de
distinguer le nécessaire du superflu ; la distinction n’aurait
d’ailleurs pas d’intérêt économique. Nous opposerons seule-
ment la consommation à l’épargne et à l’investissement et,
Les agents et les conduites 159
dans la consommation, nous distinguerons les biens de subsis-
tance et le surplus, que ce dernier soit employé à des usages
luxueux ou modestes. Sera réputé surplus tout ce qui dépasse le
minimum de nourriture qui permet à l’espèce de subsister.

Subsistance, surplus, croissance.


Primum vivere : pour qu’une société puisse se livrer à des acti-
vités autres que de survivre, pour qu’elle ait des chefs, des guer-
riers, des oisifs, des artisans, il faut que ses agriculteurs
produisent davantage que ce qui est nécessaire à leur autocon-
sommation ; de quoi vivraient oisifs et artisans, si les paysans ne
les nourrissaient pas ? A partir d’une certaine date dans l’his-
toire, les agriculteurs ont produit plus qu’il ne leur fallait pour
subsister, ce qui a permis de fabriquer des choses qui ne se man-
gent pas. L’existence des hautes cultures tient à un petit écart
numérique : chaque agriculteur nourrit-il trois ou quatre per-
sonnes, c’est-à-dire lui-même et sa famille, ou en nourrit-il cinq
ou six ? Rien n’est substituable aux biens de subsistance et c’est
pourquoi les physiocrates disaient que seule la terre procure un
produit net. Ces temps sont loin de nous, mais au Japon,
en 1880, il fallait encore quatre familles d’agriculteurs pour
nourrir une famille non agricole ; en 1940, il en fallait moins
d’une demie176.
Chez nous, la croissance consiste à faire produire plus d’ob-
jets manufacturés à une société dont la subsistance est assurée ;
le surplus fait croître le surplus et les investissements du
second et du troisième secteurs se font en détournant de la
consommation une fraction du produit de ces mêmes secteurs.
Dans les économies anciennes, la croissance consiste à accroître
le produit agricole pour libérer de la main-d’œuvre et des
investissements à destination des deux autres secteurs. L’agri-
culture est bien la source de toutes les richesses ; elle seule per-
met de multiplier le produit total en accroissant son propre
rendement et en permettant aux autres secteurs d’ajouter leur
propre production à celle des cultivateurs. Le lecteur reconnaît
ici le Tableau économique de Quesnay, image fidèle des macro-
économies préindustrielles ; le niveau de vie des anciennes
sociétés dépend directement ou indirectement de la seule pro-
ductivité du sol. Leur croissance consiste à produire dans
le premier secteur davantage de biens de subsistance, qui se
160 Le Pain et le Cirque
caseront toujours. Chez nous, au contraire, la croissance se passe
dans le second secteur et elle est délicate ; le superflu s’échange
contre le superflu, ce qui suppose des ajustements entre la pro-
duction et la consommation ; une économie aussi délicate com-
porte le cycle économique.
Il n’est sûrement pas impossible d’estimer quel fut le niveau
de vie aux différentes époques de l’Antiquité ; nous avons des
textes, des ruines et même des données numériques. A vue de
pays, quand on passe du siècle de Périclès, avant les débuts
de l’évergétisme, au siècle des Antonins, où l’évergétisme est à
son apogée, c’est, en valeur absolue, un peu comme si l’on pas-
sait du siècle de Saint Louis à celui de Louis XIV. Reste à sou-
haiter qu’un jour prochain un économiste, un agronome,
un expert du développement ait la fantaisie de visiter les sites
antiques de l’Asie Mineure ou de l’Afrique romaine, de se pro-
mener dans les ruines des villes et aussi de se rendre compte, sur
le terrain ou sur photographies aériennes, de la densité de l’oc-
cupation des terroirs. Notre expert serait habitué à estimer le
coût des réalisations ; il connaîtrait un grand nombre de pays
inégalement développés et l’aspect de leurs villes s’associerait
pour lui au chiffre de leur revenu national respectif ; il n’ignore-
rait pas quelle pauvreté peut se cacher derrière des façades
brillantes et il se méfierait d’instinct des involontaires « villages
à la Potemkine » que sont les restes archéologiques (ce qui
résiste au temps n’est pas un échantillon représentatif
du passé, mais ce qui est fait de matériaux non périssables).
L’expert pourrait ainsi nous procurer ce qui nous manque le plus,
ce faute de quoi l’Antiquité flotte hors du réel et du temps rela-
tif : une échelle absolue du produit national ou, ce qui revient au
même, des équivalences entre les siècles antiques et tel
ou tel pays sous-développé d’aujourd’hui (ou entre tel siècle
antique et tel siècle moderne). C’est bien plus urgent que de
fouiller un site de plus.
En prononçant, presque emblématiquement, les noms de Saint
Louis et de Louis XIV, je fais ce que je peux : j’indique que
le développement de l’évergétisme ne se serait pas produit s’il
n’avait été parallèle à une croissance économique. Comment
expliquer cette croissance ?
Un fait économique relève de deux explications qui se com-
plètent ; l’une est endogène et est représentée par un modèle,
l’autre est historique ou sociologique. Par exemple, le modèle
Les agents et les conduites 161
expliquera une croissance par le fait que le taux d’augmenta-
tion de la population n’a pas été supérieur au quotient de la
propension à épargner par le coefficient de capital ; restera alors à
expliquer pour quelles raisons sociales et mentales la propension
à épargner a été effectivement telle ou telle. Un pays sous-déve-
loppé décollera s’il atteint le taux optimal d’épargne que déter-
mine son modèle et si les classes riches ou le gouvernement sont
effectivement disposés à assurer ce taux.
La croissance suppose, partout et toujours, qu’une partie de la
consommation ou du temps perdu soit épargnée pour être inves-
tie en capital productif ou en travail ; là où la majorité de la popu-
lation dépasse à peine le niveau de subsistance, l’épargne ne
pourra se constituer qu’aux dépens de la consommation des
notables et de leurs dépenses somptuaires. Devant un processus
de croissance, où qu’il se produise, on songe d’abord aux expli-
cations classiques : la société considérée a investi une fraction
importante de son surplus, la proportion de la population active a
augmenté, la fonction de production s’est améliorée ; investisse-
ments, déthésaurisation de la « fortune dormante », défriche-
ments et pression démographique, progrès des méthodes de
culture…

Un paradoxe : croître sans investir.


Avant d’étendre à l’Antiquité ce schéma, comme s’il était le
seul possible, essayons d’imaginer la possibilité d’une croissance
qui se produirait sous des hypothèses moins fortes ; d’une crois-
sance paradoxale, sans amélioration du taux d’épargne, de la
démographie ni de la technique. Nous pouvons songer alors à une
meilleure allocation des hommes et des ressources, à des perfec-
tionnements du management plus que de la technique et à des
investissements en nature sur temps morts. Les ressorts exogènes
sont l’autorité de l’homme sur l’homme, l’application au travail
et les conséquences économiques de l’impérialisme. Il se pour-
rait que ces hypothèses légères suffisent à rendre compte de plus
d’une croissance connue dans l’histoire.
1. Mieux répartir l’input et la population pour égaliser
les rendements marginaux. L’occupation des terres vierges, les
expulsions et massacres de populations vaincues, la colonisa-
tion des pays conquis aboutissent souvent à un accroissement
absolu du produit au profit du groupe vainqueur par le moyen
162 Le Pain et le Cirque
d’une allocation plus « rationnelle » de la population active.
Ces bénéfices de la conquête sont sûrement beaucoup plus
élevés que ceux du pillage. La répartition de la population
active se conforme alors à la localisation des ressources natu-
relles et ne s’explique plus par la seule histoire du peuplement.
Colonisation de l’Orient grec après les conquêtes d’Alexandre,
peuplement italien en pays celte, en Espagne et en Afrique
romaines, colonisation chinoise du Sud de la Mongolie et
de la Mandchourie depuis les débuts de la dynastie mandchoue.
Au plan national, l’allocation des ressources est améliorée, au
moyen de l’autorité de l’homme sur l’homme, quand les agri-
culteurs sont contraints de se mettre à exploiter les terres les
plus fertiles, au lieu de s’en tenir à celles qui sont les plus
faciles à cultiver ; car, malgré Ricardo, on commence par les
terres faciles plutôt que par les terres fertiles. Le travailleur
est plus sensible à la productivité par heure de travail, qui est
élevée sur sol facile pendant le peu d’heures qu’il y passe, qu’à
la productivité par unité de surface177 ; il préfère épargner sa
peine plutôt qu’augmenter ses revenus ou ceux de son maître.
De la meilleure allocation des facteurs, on peut rapprocher la
division régionale du travail selon les avantages comparés et le
progrès des échanges, qui aboutissent à accroître le produit des
deux régions considérées.
2. Sans proprement transformer la technique, on peut élever
la productivité par des améliorations de type « managérial178 »
qui sont imputables au rationalisme : il faut pour cela réfléchir
un peu avant de se mettre à la tâche. Épargner son effort, ratio-
naliser les techniques du corps, remembrer la propriété, mieux
disposer les bâtiments agricoles pour éliminer les pertes de
temps, utiliser des outils mieux conçus qui ne sont pas plus
coûteux, utiliser des outils ou des bâtiments de meilleure
qualité. On sait l’importance que les anciens agronomes atta-
chaient à ces améliorations. La notion de plein-emploi n’a de
sens que dans une économie très rationalisée ; dans les sociétés
anciennes, il y a perpétuellement sous-emploi, car on pourrait
faire mieux avec ce qu’on a, sans investissement supplémentaire
de temps ni d’argent.
3. Prendre de la peine est le fonds qui manque le plus ; l’his-
toire de la croissance est, pour le principal, celle du travail
et de la contrainte. La capacité de travail est historique et
varie beaucoup d’un peuple à l’autre ; les Américains sont plus
Les agents et les conduites 163
efficaces que les Russes et les Alsaciens que les Occitans. Inten-
sifier le travail, faire que les hommes travaillent autant que les
femmes, qu’on accable généralement de besogne, telle est l’his-
toire de la croissance jusqu’à ce jour (cela pourrait être la pre-
mière phrase d’un Manifeste du parti féministe).
L’intensification du travail suppose une contrainte pendant des
générations et l’intensité du travail est inconsciente pour les
agents. Aussi s’applique-t-on surtout à l’utilisation des temps
morts, au chômage partiel en agriculture. Les bras inemployés
sont, comme on sait, la grande richesse inexploitée du Tiers
Monde179. De plus, une mauvaise allocation de la main-d’œuvre
oblige à nourrir des spécialistes indispensables, mais sous-
employés ; le forgeron du village n’a pas assez de travail, mais il
faut un forgeron par village ; on l’entretient donc à ne rien faire.
Le marginalisme est un luxe qu’on ne peut pas encore se per-
mettre ; les Anciens, écrit Sismondi180, employaient le surplus des
productions vénales à nourrir des ouvriers dont le travail ne se
vendait pas et à élever des monuments publics.
Les temps morts du travail agricole demeurent la grande res-
source ; on ne peut pas faire pousser les plantes plus vite, mais
on peut élever des pyramides pendant les vacances de la nature.
Ou bien défricher des terres vierges, ou encore fabriquer des
pièces d’horlogerie ; pyramides et défrichements affecteront très
inégalement le niveau de vie.
La rationalité de ces améliorations est très particulière. Quand
un propriétaire s’impose et impose à ses gens des sacrifices et
du travail qui seront « payés » par de futurs avantages en nature,
il leur demande plus encore qu’il ne paraît ; les coûts psycholo-
giques du changement sont d’ordre qualitatif et les avantages
futurs ne sont pas non plus réductibles à une sorte de « taux de
profit » des désagréments présents ; la comparaison monétaire
est impossible : il faut changer de mode de vie et d’attitude
devant le travail.
Aussi d’autres qualités sont-elles requises d’un meneur
d’hommes qui améliore ses terres que d’un entrepreneur ; sa
tâche n’est pas technique ni stratégique : il doit tenir ses hommes
au travail et les organiser181 ; son pouvoir économique n’est
qu’un appendice de son pouvoir politique et social. Il décide, par
exemple, d’épargner une partie de la récolte pour nourrir des
ouvriers qui défricheront de nouvelles terres au lieu de
cultiver le sol pour remplacer le blé qu’ils consomment. La
164 Le Pain et le Cirque
croissance économique se fait en combinant des produits déjà
existants : le chef décide d’employer certains biens autrement
qu’ils n’étaient jusqu’alors.

L’ancien éloge du luxe.


Le surplus, toujours considérable, qu’engendre la croissance
reste aux mains de la classe possédante et dirigeante qui le
dépense en somptuosités ou en autres investissements. Reste à
savoir si ces dépenses somptuaires ont en retour un effet heu-
reux ou néfaste sur la croissance ; l’évergétisme a-t-il freiné la
croissance ? A-t-il au contraire suppléé partiellement à l’insuf-
fisance des investissements ? C’est le vieux problème du luxe,
qui remonte à La Fable des abeilles de Mandeville et qu’à
notre époque Keynes a renouvelé. Évergésies, pyramides et
cathédrales ont-elles ruiné ou enrichi les sociétés qui les ont
faites ?
A l’ancienne manière, qui fut celle du XVIIIe siècle, l’éloge du
luxe se développerait en trois points : les somptuosités font vivre
les artisans et les marchands, elles valent mieux que la thésauri-
sation et elles empêchent le prix de la terre de monter trop haut.
Tel fut longtemps le nec plus ultra de la science ; pourtant les
deux premières affirmations sont spécieuses et la réalité est plus
compliquée.
1. Si les riches n’étaient pas évergètes, le prix du sol s’élève-
rait : il est exact, en effet, que les prix relatifs sont modifiés
quand le surplus sert surtout à acquérir une certaine espèce de
biens. Or tout faisait monter le prix du sol : la pression démo-
graphique, la recherche de la distance sociale, le désir de sécu-
rité. Les épargnes de toute une génération étaient consacrées à
acquérir la terre d’un voisin pour arrondir les possessions de la
famille. Il n’en résultait qu’un stérile chassé-croisé de biens-
fonds entre les possesseurs du sol. Le prix de la terre tenait
davantage à sa rareté qu’à la rente qu’elle procurait et il était
supérieur au montant capitalisé de la rente182 : on paie une for-
teresse plus cher que ne vaut le revenu qu’elle rapporte. Le
sol était ainsi placé sur un circuit économique à part et les
encaisses des riches étaient destinées à l’acquisition de ce seul
bien. La conséquence redoutée en était la concentration de la
propriété aux mains de ceux qui étaient déjà assez riches pour
acquérir un bien aussi coûteux. Certains États essayaient de
Les agents et les conduites 165
lutter contre ce danger social en élevant autoritairement le
taux de l’intérêt, car on supposait que ce taux et le prix du sol
variaient en sens inverse l’un de l’autre183 : en rendant le prêt à
intérêt plus attrayant, on détournerait les encaisses des riches de
l’acquisition foncière.
Les conséquences seraient non moins heureuses, si les riches
se ruinaient en somptuosités ; la propriété foncière demeurerait
accessible aux moins riches et serait plus également répartie.
2. L’autre grand argument des apologistes du luxe répondait
à une autre préoccupation sociale : sans les somptuosités des
riches, marchands et artisans mourraient de faim. Car la classe
opulente est la seule qui fasse vivre cette catégorie de tra-
vailleurs184 ; les agriculteurs, qui nourrissent tout le monde,
ne conservent pour eux que de quoi se nourrir eux-mêmes.
Les travailleurs des villes ont besoin du surplus que les riches
tirent de la terre ; les paysans ont déjà leur part : apparemment,
le surplus se perdrait on ne sait où, s’il ne revenait pas aux
artisans. Dès 1662, William Petty justifiait « les fêtes, les
spectacles somptueux, les arcs de triomphe » en arguant que
leur coût tombait dans la poche des brasseurs, tailleurs, bottiers
et autres185. A Athènes et à Rome, Périclès ou Vespasien
étaient réputés avoir donné du travail au peuple en faisant
construire les monuments de l’Acropole ou l’amphithéâtre du
Colisée186.
On voit le raisonnement : artisans et marchands sont une
catégorie de la population dont l’existence est donnée et
qui est par essence ce qu’elle est : à la place des artisans, il ne
saurait y avoir d’autres travailleurs. La composition du produit
national, formé de différentes catégories de biens, est non
moins fixe que celle de la population active : sans la dépense
des riches, les artisans mourraient de faim et la production arti-
sanale n’existerait pas, si bien que le produit national serait
moindre qu’il ne l’est ; la société serait plus pauvre. Grâce au
luxe, il n’en est rien. Car « la demande de biens est demande
de travail187 » : les artisans sont déjà là, avec leurs outils ; ils
chômeraient, si les riches thésaurisaient leur surplus sous
forme d’encaisses monétaires ou d’objets précieux. En somme,
l’ancien éloge du luxe extrapole de la courte période à la longue
période ; si, une certaine année, la classe opulente gaspille
moins que l’année précédente, les artisans existants seront
plus pauvres ; on en conclut qu’il existe toujours des artisans,
166 Le Pain et le Cirque
qui seront pauvres sans les riches. Nous verrons plus loin que
l’économie classique commet le paralogisme inverse.
A cette argumentation, les adversaires du luxe, car ils ne man-
quaient pas, accordaient que le produit national est invariable,
ainsi que le nombre de bras ; mais ils niaient que la composition
du produit et de la population active soit fixe. Faire vivre des arti-
sans, c’est enlever des bras à l’agriculture ; faire construire des
édifices, c’est diminuer la production de blé et ôter le pain de la
bouche des pauvres. En 1789 encore, Sénac de Meilhan affirmait
que le luxe restreignait l’offre de biens de subsistance et affamait
le peuple188 ; s’il n’y avait pas de luxe, il y aurait davantage de
paysans à la place des artisans.
Partisans et adversaires étaient victimes de deux illusions : ils
tenaient le produit national pour invariable ou plutôt le traitaient
comme une donnée fournie par l’énoncé du problème, et ils
croyaient pouvoir conclure, de l’échelle micro-économique, à
l’échelle macro-économique, ou plutôt ne distinguaient pas les
deux échelles.
Un riche fait des achats chez un bijoutier ; il échange de la
monnaie contre des biens ; sans lui, le bijoutier chômerait.
Mais, à voir les choses du haut de l’échelle macro-écono-
mique, pour un bijoutier qui commencerait à chômer, un
tailleur qui chômait jusque-là se remettrait au travail ; car il
faut bien que l’argent du riche aille quelque part. Même si
le riche le thésaurise, au lieu de le dépenser d’une manière ou
de l’autre, lui ou ses héritiers le déthésauriseront un jour ; et,
quand le trésor resterait enfoui dans le sol, attendant de futurs
archéologues, rien ne serait changé à rien : les biens dont ces
espèces auraient pu être la contrepartie n’en subsistent pas
moins. Le reste de la population échangera ces biens en se ser-
vant pour cela d’un nombre d’espèces monétaires légèrement
réduit, ce qui est sans importance ; au poker, on peut jouer gros
jeu en se servant d’un nombre réduit de jetons ; il suffit d’en
modifier conventionnellement la valeur. L’important est de
comprendre que les jetons de poker ne sont qu’un voile, qui
recouvre exactement la véritable monnaie. De la même manière,
notre monnaie n’est qu’un voile qui recouvre les biens ; à l’é-
chelle macro-économique, tous les échanges sont des trocs : on
ne donne pas un bien contre de l’argent, mais tous les
produits s’échangent contre tous les produits au moyen des
espèces monétaires qui circulent. La thésaurisation des espèces
Les agents et les conduites 167
n’a pas la vertu de détruire les biens ; si un bijoutier ou un
tailleur n’obtiennent pas leur fraction de ces biens, cette indes-
tructible fraction aboutira dans les mains d’un paysan ou y
restera.

L’économie classique et le luxe.


Quand se dissipe ainsi l’illusion micro-économique, mais que
l’illusion selon laquelle le produit total est une donnée dure
encore, on aboutit à la « loi des débouchés » : ce sont les pro-
duits qui s’échangent contre tous les produits. Cette loi est le
fondement de la macro-économie ou plutôt de la comptabilité
nationale (produit national et revenu national sont les deux côtés
de la même médaille)189 ; elle est aussi le fondement de
la théorie quantitative : la monnaie est un voile neutre qui
recouvre la réalité du troc sans y introduire plus de distorsions
que l’usage des jetons n’en introduit dans les sommes risquées
au poker.
En vertu de la loi des débouchés, l’économie classique ne
blâme ni n’approuve le luxe : elle ne peut rien en dire. Elle
ne recourt à la macro-économie que pour la monnaie, afin de
déblayer le terrain pour l’étude du marché ; mais elle a oublié la
macro-économie sociale de Quesnay. Aussi ne peut-elle même
pas distinguer les biens de surplus et les biens de subsistance ;
les produits s’échangent contre les produits, c’est tout, qu’ils
soient luxueux ou non : c’est au consommateur de savoir de
quoi il a besoin. La quantité de biens échangés ainsi est
une donnée ; certes tout dépend de tout en économie, et les clas-
siques, qui sont les premiers à l’enseigner, ne l’ignorent pas ;
mais il faut bien prendre le problème par un bout et c’est par le
produit qu’on le prend. Le produit étant à tout moment ce qu’il
est, l’analyse se déroule hors du temps.
Quand l’analyse est parvenue à ce stade encore abstrait, un
grand pas est fait : les dépenses somptuaires ont pour effet de
modifier la répartition de la population active et la répartition
du produit ; les cathédrales n’ont ni ruiné ni enrichi le Moyen
Age, elles ont nourri des artisans aux dépens de paysans ou
plutôt elles ont fait qu’il y ait des artisans ; dans l’ensemble
macro-économique, les arguments pour et contre le luxe s’an-
nulent : les uns gagnent ce que les autres perdent. La taille du
gâteau, elle, ne saurait en être affectée, car il est impensable
168 Le Pain et le Cirque
que la marche d’un problème en vienne à modifier l’énoncé.
Représentons-nous deux sociétés qui sont bien différentes ; la
première vit dans le luxe ; la seconde, au contraire, est austère et
économe. Laquelle sera la plus riche ? Nous nous garderons de
le prédire, car nous n’avons jamais recherché quelle relation il
pouvait y avoir entre la dimension du gâteau national et les
autres faits économiques ; aussi bien avons-nous pris le parti
d’accepter cette dimension pour ce qu’elle est. Tout ce que nous
pouvons assurer est qu’à chaque instant cette dimension est
égale à elle-même : les produits s’échangent contre les produits.
L’économie classique est intemporelle et abstraite parce qu’elle
est une théorie de l’instant.
3. A l’échelle macro-économique et à chaque instant, la thé-
saurisation, fléau redouté des économies anciennes et parfois de
leurs historiens, n’est qu’une illusion, elle aussi.
Un individu thésaurise et retire de la circulation une fraction
de son revenu ; mais, comme les biens dont il se prive ne sont
pas détruits, ceux qui ne thésaurisent pas obtiennent davantage
pour leur argent et se partagent la fraction du thésauriseur. Il ne
s’est donc rien passé. Il ne se passe rien non plus si, au lieu
de l’instant, on considère un temps qui est fait, non des flotte-
ments de la conjoncture, mais d’une suite d’instantanés : peu
importe qu’un avare dépense 1 million par an ou qu’il thésaurise
et qu’au bout de trente ans lui ou ses héritiers déthésaurisent et
dépensent 30 millions d’un coup ; ils ne feront que reprendre à
ce moment-là les fractions de consommation qu’ils avaient
différées190.
Du point de vue monétaire, la thésaurisation macro-écono-
mique existe à chaque instant : une fraction de la masse moné-
taire demeure gelée en permanence, même si les individus qui
la gèlent ne sont jamais les mêmes et que les uns épargnent
pendant que les autres désépargnent ; le jeu des échanges de
biens se fera avec moins de jetons ; les prix nominaux baisse-
ront, voilà tout. Thésauriser, c’est comme de brûler des billets
de banque : l’individu qui brûle les siens en pâtit, mais la col-
lectivité n’en est pas affectée. Rien ne distingue un magot
enterré pour longtemps des sommes qu’à tout instant les gens
ont provisoirement en poche pour leurs achats, sauf la vitesse
de circulation (la vitesse, qui est la dérivée du mouvement,
est une grandeur instantanée). Il n’existe pas de trésors, mais
seulement des encaisses métalliques qui tournent plus ou
Les agents et les conduites 169
moins vite ; thésauriser consistera à faire passer sur un circuit à
rotation lente une masse monétaire qui gravitait sur un circuit
rapide191. Il demeure qu’en permanence une fraction de ces
masses tourne plus lentement que les autres ; la vitesse moyenne
de l’ensemble en est affectée, mais le seul résultat est qu’une
même quantité de biens sera échangée avec une moindre quantité
de numéraire. L’équation générale des prix relatifs est homogène
de degré zéro par rapport à la monnaie disponible : c’est aussi
indolore que de compter en nouveaux francs au lieu de compter
en anciens francs192.

L’économie classique et le temps.


Qu’un individu se mette à thésauriser n’importe guère, puis-
qu’au même instant un autre déthésaurise, si bien que l’agrégat
des thésaurisations reste le même. Mais si, une certaine année, la
thésaurisation augmentait ? Si elle était plus grande que l’année
précédente ? La conjoncture économique n’en sera-t-elle pas
affectée et notre cliché instantané ne nous montrera-t-il pas un
gâteau national plus petit ? Nous ne voulons pas le savoir,
puisque nous avons convenu de prendre le gâteau comme un
énoncé, de ne pas faire de comparaisons entre clichés et de ne
pas nous demander, par définition, comment l’action du temps,
vraie cause du changement, reliait les instantanés entre eux et
expliquait leurs différences.
Résumons : quand le surplus des riches leur sert à acheter
de la terre, il en résulte une élévation du coût relatif du sol par
rapport aux autres biens ; quand le surplus est entièrement
consommé, il en résulte une modification dans la répartition
du produit national au profit des secteurs secondaire et ter-
tiaire ; quand le surplus est thésaurisé, il n’en résulte rien : le
montant absolu des prix et des salaires baisse uniformément
et leurs rapports restent inchangés. Si du moins nous nous en
tenons aux hypothèses instantanéistes qui ont été les nôtres
jusqu’ici. Si l’on essaie de les dépasser, comme on va le faire
maintenant, on n’est pas amené pour autant à reprendre les
superstitions de la sagesse des nations sur le luxe et la thésau-
risation : simplement, toute prédiction devient impossible et la
solution générale du problème est indéterminée ; il n’y a plus
que des cas d’espèces, comme on va voir. Les processus éco-
nomiques sont infiniment mieux conçus, mais on n’en peut
170 Le Pain et le Cirque
rien conclure ; on a plus de notions, mais pas plus de vérités.
Pour la pensée classique, le produit national est donné. Mais
qu’est-ce qui le donne ? Pourquoi la quantité de produits
échangés contre eux-mêmes est-elle ceci ou cela ? Il est assuré-
ment admirable que, le revenu national étant nécessairement
égal au produit national, tout s’adapte si exactement. Un enfant
s’émerveillait pareillement qu’il arrive chaque jour juste assez
d’événements pour remplir les pages des journaux. Mais pour-
quoi les journaux ont-ils tel ou tel nombre de pages ? Les
rédacteurs ne délaient-ils jamais les nouvelles ? Ne les conden-
sent-ils pas, s’il y en a trop ? Et, si la pression de l’actualité
est trop forte, ne finissent-ils pas par se décider à paraître sur un
plus grand nombre de pages ? L’information dépend du nombre
de pages, lequel dépend de l’information ; c’est bien compliqué
et, pour raisonner, il est commode de partir d’un point fixe : l’é-
conomie classique prenait le nombre de pages, quel qu’il fût, tel
qu’il était jour après jour ; elle constatait alors que l’information
et le nombre de pages étaient en équilibre, sauf accident pure-
ment exogène qui rompait cette ordonnance.
Abandonnons tout point fixe et demandons-nous pourquoi le
produit est ce qu’il est. Au fil des années, bonnes ou mauvaises,
le produit résulte de tout le passé de l’économie ; ce passé est
toujours conjoncturel et jamais en équilibre. La production
dépend de la consommation et de l’investissement, qui dépen-
dent de la production ; la valeur de la monnaie dépend de la
quantité de produits, qui dépend de l’impact monétaire. Suppo-
sons qu’on dispose des boules de billard dans une cupule très
évasée et qu’on place le tout sur le trottoir du boulevard péri-
phérique à Paris ; toutes les boules s’appuient les unes contre les
autres, toutes sont agitées d’un tremblement perpétuel causé par
la circulation automobile et toutes, au gré des vibrations,
se déplacent en bloc au fond de la cupule, ici ou là. On peut
affirmer d’abord qu’à chaque instant et où que soient les boules,
la position de chaque boule dépend de toutes les autres, sans
qu’aucune ait priorité pour l’établissement de la position des
autres ; on peut affirmer aussi que la position d’équilibre de
toutes les boules serait de se trouver immobiles au fond de la
cupule. A quoi on peut rétorquer que cette position d’équilibre
n’est qu’une fiction, car les vibrations ne cessent jamais, et que
ces vibrations expliquent où se trouvent les boules, qui, au fil du
temps, montent plus ou moins haut vers les bords de la cupule.
Les agents et les conduites 171
L’économie dynamique (qu’il faudrait appeler plutôt tem-
porelle) n’existe pas encore : elle est en gestation. Ses père et
mère sont peut-être Keynes et la théorie de la croissance. Nous
en savons déjà assez pour comprendre comment le produit
national est donné et peut croître, mais nous savons aussi que
rien n’est vrai en général ; tantôt la demande accroît la produc-
tion, tantôt elle n’accroît que les prix ; une brusque déthésauri-
sation générale encourage la production ou entraîne l’inflation.
Pour que la consommation de luxe contribue à élever le produit
national, il faut que des producteurs aient envie de répondre à la
demande et que l’épargne leur donne les moyens d’investir. La
période hellénistique a été une époque de croissance, dont l’é-
vergétisme est un des symptômes ; il serait assurément im-
portant que les fruits de cette croissance aient été consommés
plutôt qu’épargnés, car cela aurait fait marcher les affaires, si
tant est qu’il y ait eu des hommes d’affaires disposés à saisir
l’occasion ; mais il serait non moins important qu’ils aient été
épargnés, car l’investissement est la condition nécessaire de la
croissance. Le luxe et l’évergétisme sont la meilleure et la pire
des choses ; en consommant, ils induisent l’investissement,
quand ils l’induisent, et il faut les en louer ; mais, pour investir,
il faut consommer moins et épargner davantage. Pour les
primitifs de l’économie, le luxe était tout bon ou tout mauvais ;
pour les classiques, il est indifférent ; pour les modernes, il est
bon ou mauvais selon la conjoncture, car il n’y a que conjonc-
ture, autre nom du temps.

Keynes et les pyramides.


Selon la conjoncture, les hommes d’action trouveront donc
opportun de faire tantôt l’éloge de l’épargne et tantôt, comme
fait Keynes, celui de la dépense privée ou publique. Car, dans
l’Angleterre du temps de Keynes, il était opportun de réagir
contre un penchant exclusif à louer l’épargne comme source de
la prospérité et contre la politique qui consistait à assainir à tout
prix les finances publiques. Mais Keynes aurait loué aussi bien
l’épargne puritaine, si la situation anglaise en était venue à
l’exiger193.
Pour décider plus gaiement ses compatriotes à restaurer le
plein-emploi, Keynes se cherche des ancêtres, cite William
Petty, affecte de reprendre à son compte l’ancien éloge du luxe
172 Le Pain et le Cirque
et va jusqu’à vanter le gaspillage pharaonique. On connaît les
passages fameux194 : « Des dépenses sur fonds d’emprunt peu-
vent, même lorsqu’elles sont inutiles, enrichir en définitive la
collectivité. La construction de pyramides, les tremblements
de terre et jusqu’aux guerres peuvent contribuer à accroître la
richesse, si l’éducation des hommes d’État dans les principes
de l’économie classique s’oppose à une solution meilleure ; à
vrai dire, il serait plus sensé de construire des maisons ou
quelque chose d’utile, mais, si des difficultés politiques ou
pratiques s’y opposent, le moyen précédent vaut encore mieux
que rien. L’ancienne Égypte avait le double privilège, qui
explique sans doute sa richesse fabuleuse, de posséder deux
sortes d’activités, la construction de pyramides et l’extraction
de métaux précieux, dont les fruits, du fait qu’ils servent aux
besoins de l’homme sans être consommés, ne s’avilissent pas
à raison de leur abondance ; le Moyen Age construisait des
cathédrales et chantait des cantiques. Tant qu’il plaît aux milliar-
daires de construire de vastes demeures pour se loger pendant
leur vie et des pyramides pour abriter leur dépouille après leur
mort ou que, regrettant leurs péchés, ils édifient des cathédrales
et dotent des monastères, l’époque à laquelle l’abondance du
capital s’oppose à l’abondance de la production peut être
reculée. En creusant des trous dans le sol aux frais de l’épargne,
on accroît, non seulement l’emploi, mais le revenu national réel
en biens et services. »
Une théorie économique temporelle ne ferait pas abstraction
de la conjoncture, ne distinguerait pas instantanés théoriques et
courte période, croissance et équilibre, mais intégrerait tous les
mouvements, vibrations comprises ; elle rendrait compte de la
position du système au cours du temps. Keynes bâtit une doc-
trine de la courte période qui, par un biais, aborde le temps
économique réel : s’il ne cherche pas à expliquer la position
du système à tout moment, du moins se demande-t-il pourquoi,
à certains moments du moins, le système se trouve dans une
certaine position, celle de sous-emploi ; il se demande aussi
quelles forces pourraient, dans la courte période, l’amener
en position de plein-emploi. De la « reprise » économique en
courte période à la croissance en longue période, l’intervalle est
grand, mais non infranchissable : les forces qui rétablissent le
plein-emploi dans la conjoncture sont semblables à celles qui
assurent la croissance et même à celles qui font qu’à tout
Les agents et les conduites 173
moment le produit national est ce qu’il est et qui rendent
compte de tous les mouvements du système au long du temps.
Le coup de génie était de ne plus prendre le produit comme une
donnée de l’énoncé ; on peut désormais rêver au jour où théorie
de la croissance, théorie de l’équilibre et théorie du cycle
seraient unifiées et dépassées par une théorie de l’économie en
temps réel.
En attendant, Keynes a libéré l’analyse économique de la
tyrannie de l’équilibre et de l’instant ; mais, du même coup, les
problèmes économiques ne comportent plus de réponse déter-
minée. Revenons, en effet, aux pyramides et aux cathédrales.
Comment une collectivité peut-elle devenir fabuleusement riche
en gaspillant son surplus ? Keynes répond : grâce aux salaires
supplémentaires qu’elle distribue pour élever ces édifices (notre
auteur songe au chômage dans l’Angleterre des années 1930).
Acceptons le point de départ. Il demeure que, pour que des
dépenses, productives ou non, fassent croître et multiplier, de
telles conditions doivent être réunies que l’optimisme de
Keynes, qui était de mise pour l’Angleterre de son temps, ne
peut être arboré sans précaution en d’autres temps et d’autres
lieux. Il faut que l’investissement d’un appareil productif ait déjà
été fait, que cet appareil tourne provisoirement au ralenti et que
les mécaniciens ne demandent qu’à le faire aller plus vite ; il faut
qu’une puissante industrie et une mentalité capitaliste existent ;
sinon, le supplément de dépense tuera l’investissement et ne
multipliera que les prix.

Les « retombées » de la construction des cathédrales.


Distinguons quelques cas concrets. Un évergète décide un
beau jour de faire bâtir à ses frais un temple dans sa cité. Pour
payer les salaires des constructeurs, qui sont en espèces ou bien
en blé, il déthésaurise un magot, fruit de longues épargnes, ou
vide ses greniers ; nous supposons que ces salaires sont légère-
ment supérieurs au minimum de subsistance. Notre évergète
enrichit assurément les travailleurs de sa cité. Mais, pendant
ce temps-là, dans une cité voisine, un évergète futur épargne
pour un temple qu’il fera construire dans dix ans et laisse sans
travail ses fournisseurs habituels. Ceci compense cela et au
total le niveau de vie n’en est pas affecté : un certain taux de
thésaurisation et une moyenne annuelle de constructions nou-
174 Le Pain et le Cirque
velles font partie de la vie économique du temps ; les ouvriers
du premier évergète consomment ce que les futurs ouvriers du
second ne consomment pas encore.
Mais supposons que la mode des évergésies se répande et
qu’on se mette à construire annuellement plus d’édifices qu’au-
paravant ; ou encore, supposons qu’en un autre siècle la France
se couvre en peu de temps d’une blanche parure d’églises
neuves. Le taux moyen de thésaurisation diminuera et cette
déthésaurisation générale n’équivaudra pas à une consommation
retardée, mais à une création de monnaie neuve : il faudra, en
effet, que la production augmente pour répondre à la nouvelle
offre monétaire. Certes, la frappe n’a peut-être pas augmenté
et le nombre des espèces métalliques est le même, mais leur
vitesse de circulation a crû : toutes les encaisses circulent main-
tenant sur l’orbite rapide. Quel en sera l’effet sur le niveau de
vie ? Les ouvriers vont chercher à acheter plus de nourriture que
leurs pères ou échangeront contre des vêtements le blé qui leur
reste quand leur estomac est rempli ; mais où trouveront-ils cette
nourriture ou cette vêture supplémentaires ? On a bâti des
temples : on n’a pas défriché de terres vierges ni investi dans
l’industrie textile.
Toutefois, le spectacle de la construction de nombreux
temples a pu donner à des notables ou à des tisserands l’idée
qu’une ère de prospérité s’ouvrait et qu’il y aurait de l’argent
à gagner, car, quand le bâtiment va, tout va ou tout ira. Mais
ils ont pu aussi ne pas s’en soucier. Supposons qu’ils s’en soient
souciés. Ils ont commencé, dans la « courte période », par
employer pleinement leur capital productif déjà investi et fait tra-
vailler les esclaves, qu’ils nourrissaient à ne rien faire. Puis a
commencé la « longue période » : il a fallu défricher de nou-
velles terres, investir des épargnes dans l’achat de nouveaux
métiers à tisser. C’est la croissance. Mais si, au contraire,
notables et artisans n’ont pas eu l’idée de gagner de l’argent, si
leur productivité est basse, leur production, inélastique, leurs
épargnes, inexistantes, alors la blanche parure d’églises n’entraî-
nera qu’une inflation, qu’une bataille d’acheteurs se disputant,
la bourse à la main, le peu de biens disponibles.
Inflation ou croissance, tout dépend de la société considérée ;
en outre, la consommation ne peut remplacer l’investissement
comme facteur de croissance : au contraire, elle le présuppose
ou elle l’induit. Si l’on arrose de crédits tel pays sous-développé
Les agents et les conduites 175
ou son gouvernement, les crédits s’évanouiront en inflation ou en
importations de produits de luxe, faute d’élasticité de la produc-
tion. Comme dit Bernard Schmitt195, l’éloge keynésien des pyra-
mides et la théorie du multiplicateur reposent sur la confusion,
probablement délibérée, des grandeurs réalisées et des grandeurs
prévues. La construction d’une pyramide laisse prévoir un
accroissement de l’activité productrice ; encore faut-il que les pro-
ducteurs réalisent l’accroissement espéré. Car la production est
un processus humain, qui a pour cause la demande prévue par les
producteurs, qui calculent l’avenir et développent leur production
en fonction de la demande prévue. S’ils la développent. Les pyra-
mides ne développent rien, elles peuvent inciter les intéressés à
développer.
Enfin, l’effet incitateur de la consommation ne se produit que
s’il y a échange, si les ouvriers sont payés au-dessus du mini-
mum de subsistance. Même s’il avait existé en Égypte
un capital productif et une classe d’entrepreneurs à l’affût
des occasions, la « demande dérivée196 » de la construction des
pyramides aurait été nulle dans trois cas au moins : si les pha-
raons ont fait travailler les paysans pendant la morte saison ;
s’ils ont mis au travail des esclaves qu’ils auraient nourris en
tout état de cause ; s’ils ont engagé de nouveaux ouvriers
en leur versant le minimum de subsistance comme salaire.
Ce minimum est élastique : on peut manger à sa faim ou ne pas
manger à sa faim ; les ouvriers auront mangé à leur faim, le blé
aura été entièrement consommé et pas une fraction n’en aura
circulé en guise de monnaie d’échange. De nos jours, quand on
engage des ouvriers dans tel pays sous-développé, ne serait-ce
que pour leur faire faire des fouilles archéologiques, il faut
commencer par les faire manger, avant de les mettre au travail,
sinon ils n’auraient pas la force de piocher. Le blé mangé par
les ouvriers du pharaon a été ôté de la bouche des paysans et
n’aura induit aucun accroissement de la production artisanale.
La consommation peut déclencher psychologiquement l’in-
vestissement, mais ne le remplace pas réellement ; tel est aussi
le sens de la fameuse théorie du multiplicateur keynésien,
qui équivaudrait au miracle de la multiplication des pains, si on
l’interprétait autrement197. Puisqu’il n’y a pas de substitut à
l’investissement, tout éloge inconditionnel de la consommation
somptuaire serait rhétorique. Un économiste a pris la défense
des cathédrales (qui se défendent pleinement par elles-mêmes)
176 Le Pain et le Cirque
au nom de Keynes : « Une économie d’au-delà de l’intérêt n’est
pas nécessairement improductive », écrit-il198, sans expliquer
peut-être assez ce qu’il faut entendre par intérêt. « Par là, conti-
nue-t-il, se comprend ce paradoxe que la folie des cathédrales ait
coïncidé avec la prospérité du Moyen Age, tout comme les
grands travaux des Pisistratides et de Périclès avaient soutenu
la fortune d’Athènes, et ceux de Rome, le Haut-Empire. » Lais-
sons à l’auteur la responsabilité de ces affirmations historiques ;
mais croirons-nous que « ces dépenses, paradoxales en appa-
rence, rejoignent la théorie économique contemporaine » ? Il ne
semble pas ; Keynes a de l’humour et doit se lire avec humour.
Les « retombées » de la construction des cathédrales, effet
multiplicateur ou pas, n’ont pu animer la vie économique
qu’à un grand nombre de conditions : que les salaires soient
entrés dans le circuit des échanges, que les profits se soient
rassemblés en des mains susceptibles de les épargner, que ces
épargnes soient devenues investissements… Tout supplément
de dépense peut avoir au moins quatre effets : élever le prix de
certains biens, si ces biens sont limités naturellement ou si leur
production est peu élastique, élargir l’étendue des échanges
monétaires aux dépens du troc, inciter la production en agis-
sant sur la demande, élever la productivité en encourageant
l’investissement. Cela fait tant de conditions qu’il aurait été
plus sûr de défricher des terres vierges que de construire des
cathédrales, si l’on s’était proposé d’élever le niveau de vie et
non de glorifier Dieu.

Sociologie de l’investissement.
Ce n’est pas tout. Il aurait fallu que les investissements issus
des « retombées » se portent principalement sur le secteur pri-
maire. Car, en ce temps-là, il n’y avait pas de substitut à l’inves-
tissement agricole, puisque la terre était la source des autres
investissements. Sinon les subsistances auraient manqué et
le luxe à son tour aurait été tari, la terre ne procurant plus de
capitaux au secteur secondaire. Pour les économies anciennes,
un partage convenable des revenus et de l’investissement
entre la « classe productive » et la « classe stérile » était sans
doute une question de vie ou de mort199. S’il y avait eu des éco-
nomistes dans la Rome antique et que le Conseil du prince
demandât à l’un d’eux de construire un modèle de croissance
Les agents et les conduites 177
pour l’Empire, cet économiste aurait été bien avisé d’élaborer un
modèle à deux secteurs.
Or les faits sont parlants : la croissance économique à l’époque
hellénistique est un fait, la parure monumentale et l’évergétisme
en sont un autre ; le premier fait a rendu possible le second,
qui ne l’a pas tué en retour. Il faut donc que le partage du surplus
ait été fait convenablement entre les deux secteurs et aussi
que l’économie hellénistique et romaine ait suivi le « sentier
critique » qui passe entre l’investissement et trop d’apparat
public et privé. Un certain nombre de conditions sociales et
mentales ont été par conséquent réunies ; conformément à
l’idée centrale de Keynes, l’augmentation de l’investissement
et l’augmentation de la consommation ont été compatibles.
L’investissement et l’épargne sont égaux ex post ; mais, selon
les sociétés, ceux qui investissent et ceux qui épargnent ne sont
pas partout les mêmes. Il pourra y avoir croissance, si ceux qui
produisent et détiennent le surplus sont aussi investisseurs ; il y
aura également croissance, s’ils consomment tout, mais que
le transfert de revenus consécutif à leurs dépenses, somptuaires
ou non, bénéficie à des agents dont la propension à investir est
supérieure à celle des consommateurs d’apparat. Il importe,
en effet, de ne pas suivre Keynes, quand il traite la demande ou
l’investissement comme des quantités globales, sans distinguer
les catégories sociales de consommateurs et d’investisseurs.
Il est des sociétés où, d’une catégorie sociale à l’autre, les effets
inducteurs sont très inégaux. Ne parlons donc pas pour ou
contre les cathédrales (et les paroissiales), mais demandons-
nous plutôt, par exemple, comment étaient organisés les métiers
du bâtiment (charpentiers et tailleurs de pierre fournissaient-ils
eux-mêmes les matériaux, ou bien leurs clients devaient-ils
se les procurer eux-mêmes, les artisans se contentant de les
apprêter ?)200 ; demandons-nous qui payait leur construction
(c’étaient les évêques et le chapitre, ou un seigneur ecclésias-
tique ou laïc). L’analyse économique ex hypothesi doit donc très
vite laisser la place à l’histoire sociale. A l’époque hellénistique,
les mêmes hommes, oligarques ou notables, détiennent le sur-
plus du produit national, ont le pouvoir de faire croître la pro-
duction agricole par des investissements ou des améliorations
« managériales » et décident de presque toute la consommation
qui n’est pas de subsistance, y compris des parures monumen-
tales et des évergésies. Ils sont producteurs, investisseurs et
178 Le Pain et le Cirque
évergètes, les gens du peuple étant condamnés à consommer la
totalité de leurs gains et n’étant pas sujets actifs de l’économie.

Optimiser ou satisfaire.
Or les sujets actifs ont a priori le choix entre deux attitudes,
faire croître ou répéter, c’est-à-dire optimiser ou satisfaire201.
Représentons-nous des agents économiques avec leurs
besoins202 ; pour se procurer ce qui leur est nécessaire, ils suivent
une certaine procédure, un « sentier », et leur recherche a un cer-
tain coût, au moins psychologique. Du moment que les gains que
leur rapporte le sentier adopté sont supérieurs au coût, ils peuvent
se déclarer satisfaits : ils ne chercheront pas nécessairement le
sentier optimal. Le long de leur sentier routinier, ils se procurent
des ressources et, quand leurs besoins sont satisfaits, il se peut
qu’ils s’arrêtent, sans chercher à maximiser leurs gains. Voilà ce
que feront peut-être les agents, s’ils sont riches : ils ne voudront
pas faire croître leurs gains. S’ils sont pauvres, ils ne le pourront
pas ; leur sentier routinier a beau leur procurer à peine de quoi
vivre, la recherche d’un sentier meilleur exigerait d’eux des inves-
tissements impossibles.
Il y a eu dans l’histoire des sociétés riches et des sociétés
pauvres et il serait concevable que leur sort inégal ait dépendu
d’un choix très simple : chercher à croître ou n’y pas penser, ce
qui est une question de oui ou de non. Chez nous, le choix s’est
traduit par un oui, si bien que la croissance nous semble être une
question de plus ou de moins ; nous comparons sans cesse des
taux, ceux d’investissement, d’épargne, de croissance. Nous
investissons plus ou moins, mais enfin, nous investissons ; cer-
taines catégories sociales, certaines entités en font profession et
des institutions sont en place pour cela. Mais d’autres sociétés
ne pensent même pas à croître ; elles suivent la routine et se
satisfont de ce qu’elles ont. Elles sont tenaillées par le besoin,
mais précisément le besoin ne pousse pas à l’attitude de luxe
qu’est l’optimisation203.
Des raisons sociales peuvent faire qu’on se contente d’un
sentier simplement satisfaisant. L’entreprise économique est
une source d’enrichissement trop savante, trop indirecte et
moins gaie que les profits de la guerre et de la politique ou que
l’épargne, tout simplement. Si l’on veut être sûr du lendemain,
écrit le chancelier Bacon, il faut épargner le tiers de son revenu,
Les agents et les conduites 179
mais, si l’on veut s’enrichir, la moitié204. Il y a eu partout des
familles nobles qui vivaient dans une avarice sordide ; elles thé-
saurisaient pour arrondir leurs terres et les murs nus de leur châ-
teau était leur seul apparat ; leur lésine les enrichissait à jamais
aux dépens de leurs paysans et relativement aux autres nobles,
mais sans élever le niveau du produit national ; c’était là un
sentier satisfaisant pour elles : il leur suffisait de distancer leurs
concurrents et de s’assurer une marge de sécurité jugée suffisante.
Toutes les classes possédantes n’ont pas eu l’esprit d’entreprise,
la mentalité capitaliste, des notables antiques.
Dans les sociétés anciennes, quand l’investissement est le fait
des possédants et n’est pas l’œuvre de professionnels appuyés
sur des institutions, la croissance n’a d’assises que psycho-
logiques : elle dépendra de ce qui passe par la tête des notables.
Il s’ensuivra, par exemple, qu’un malaise politique aura les
mêmes conséquences économiques que, chez nous, la crainte
d’une récession. Notable et entrepreneur sont le même homme et
les craintes du premier influeront sur la conduite du second. Ce
qui explique certaines étrangetés. Voici qu’aux frontières la
guerre contre les Barbares ne parvient pas à un succès décisif et
s’éternise ; les différentes armées, mécontentes du sort des
armes, s’en prennent au pouvoir impérial et multiplient les pro-
nunciamentos. Cette agitation politique ne menace en rien la vie
économique : les Barbares sont loin, l’État est lointain ; dans les
campagnes, les paysans continuent à faire la moisson, comme
chez nous pendant les étés de guerre. Mais les notables, eux,
attendent des jours meilleurs ; à la manière d’un particulier qui,
chez nous, renonce à se faire construire sa villa si la situation
internationale s’assombrit, ils ne défrichent plus, n’améliorent
plus, ne plantent plus et ne bâtissent pas davantage (la parure
monumentale traversera quelques années ou quelques décennies
d’interruption). Crise économique ? Non, crise morale. Les
évergésies seront les premières à être touchées, si les notables
se mettent à thésauriser par peur de l’avenir politique.

Incidence de l’évergétisme.
Notables et entrepreneurs, enfin, sont les mêmes hommes,
mais notables et évergètes aussi. Leurs évergésies n’ont-elles pas
mordu sur leurs investissements ? La réponse dépend d’un cer-
tain nombre d’hypothèses.
180 Le Pain et le Cirque
1. Si l’évergète a l’impression que tout ce qu’il gagne lui est
arraché par le peuple qui réclame du pain et du Cirque, il sera
découragé d’accroître le rendement de ses propriétés, l’évergé-
tisme étant ressenti comme une taxe à la production.
2. Si, au contraire, l’évergète a l’impression de prendre lui-
même l’initiative de ses évergésies, qui lui permettront d’amé-
liorer son statut ou d’élargir sa distance sociale, il cherchera à
augmenter ses revenus, la richesse étant la condition de la nota-
bilité. L’évergétisme aura un effet inducteur en amont.
3. Toutefois, l’effet inducteur ne jouera pas, si l’évergète
considère les largesses dont il a seul l’initiative comme un appa-
rat qui lui permet de soutenir le rang qui est le sien parmi ses
pairs, plutôt que comme le moyen de s’élever à un rang supé-
rieur à celui de ses concurrents. Car, pour tenir son rang,
il suffit de consacrer à des dépenses d’apparat le superflu qu’on
se trouve avoir ; par là, l’apparat sera automatiquement propor-
tionnel à la richesse dont il doit être l’indice. Ce n’est pas du tout
la même chose que de chercher à se procurer plus de superflu
que l’on en a, afin de l’emporter sur des rivaux en se montrant,
par des largesses, plus digne qu’eux d’un rang que l’on n’a pas
encore.
4. Au lieu d’un effet inducteur, l’évergétisme entraînera au
contraire une réduction de l’épargne et de l’investissement,
si les évergésies sont considérées comme une sorte d’impôt,
distinct des dépenses de consommation et s’ajoutant à ces
dépenses. Si, en revanche, au lieu d’être obligatoires, les
évergésies ont les mêmes motivations que les dépenses volon-
taires, elles feront partie de la consommation habituelle, dont
les autres composantes seront réduites pour leur faire place,
sans que l’épargne soit réduite afin de maintenir le niveau de
vie. Bref, les évergésies seront imputées sur la consommation
et non sur l’épargne.
5. Le cas le moins grave, pour la collectivité du moins, serait
que les évergésies soient senties comme des obligations qui
échoient d’une manière imprévisible (on essaie bien de s’y sous-
traire, mais sans savoir si l’on y parviendra) et à des dates non
moins imprévisibles, à la manière des maladies ou des sinistres.
En ce cas, leur place ne sera prévue ni aux dépens de la consom-
mation, ni aux dépens de l’épargne : quand le malheur arrivera,
on se débrouillera en vendant une terre.
Selon les temps, les lieux et les individus, l’évergétisme a
Les agents et les conduites 181
dû avoir tel de ces effets plutôt que tel autre ; la documentation
est muette sur les questions de ce genre, bien entendu. Espérons
que l’analyse ex hypothesi supplée en quelque manière à ce
silence décevant, en donnant des idées, à défaut de connais-
sances.
Notre but aura été atteint, si nous avons pu dégager les condi-
tions de possibilité du paradoxe que voici : l’évergétisme, ce
gaspillage, semble contredire la prospérité qu’il suppose.
La société hellénistique et romaine est non moins paradoxale à
nos yeux de modernes : elle offre le spectacle d’une prospérité
sans bourgeoisie, sans professionnels de l’économie ; le problème
autrefois très discuté du capitalisme antique est en somme celui-
là. Dans le monde antique sont rassemblés des traits qui semblent
contradictoires : un niveau de vie qui a pu atteindre celui de notre
XVIIe siècle, voire, à certaines époques et dans certaines régions,
celui du XVIIIe ; des conduites d’évergétisme dont l’importance
et, du moins à première vue, l’archaïsme sont tels qu’on pense
un instant à la mentalité primitive et qu’on est tenté de parler pot-
latch ; une classe de notables qui assure cette prospérité, ce qui
serait impensable si elle n’avait été animée par l’esprit d’entre-
prise économique ; et pourtant cette même classe, évergète par
devoir et par goût, refuse de se définir par les activités écono-
miques et affecte de les dédaigner : si bien que, quand Rostovtzeff
l’appelle une bourgeoisie, le mot sonne faux.
CHAPITRE II

L’évergétisme grec

Nous avons vu que l’évergétisme était très différent du don


comme première forme de l’échange ; il ne permet pas de se pro-
curer des biens et des services par un échange informel. Il appar-
tient à une autre espèce, celle des dons politiques, qui se
rapportent d’une certaine manière (ce chapitre précisera) aux
rapports d’autorité (et l’on n’oubliera pas que ces rapports sont
en même temps relations de prestige) ; qui dit don politique dit
don symbolique.
Nous avons vu également que l’évergétisme pouvait être
rattaché à trois thèmes, dont il constitue une modification his-
torique. Le mécénat, d’abord, que Veblen qualifierait satirique-
ment d’ostentation et qui est plutôt l’effet d’une tendance qu’ont
les individus ou les groupes à actualiser leurs possibilités,
et aussi d’une tendance à exprimer leurs supériorités, ne serait-
ce que pour leur propre satisfaction et en l’absence de tout
auditeur. Le second thème est ce que nous avons appelé évergé-
tisme ob honorem : tout magistrat, tout dignitaire, doit faire une
évergésie à la cité, au titre de sa charge ; est-ce pour payer la
fonction publique dont il est revêtu ? Serait-ce pour consoler le
peuple de la perte de ses droits politiques, car la plèbe des
cités avait abandonné le gouvernement à des notables, et tous les
évergètes dont il sera question dans ce chapitre étaient des
notables ? Ou bien l’explication serait-elle moins proverbiale ?
Le troisième thème, que nous avions posé à titre provisoire (et ce
provisoire prendra fin au cours de ce chapitre), était la préoc-
cupation de l’au-delà ; beaucoup d’évergésies consistaient
en effet en fondations testamentaires et on pourrait être tenté un
instant de les rapprocher des legs à l’Église chrétienne.
Le chapitre qu’on va lire analysera l’évergétisme grec à
l’époque hellénistique, puis au temps où la Grèce et l’Orient
184 Le Pain et le Cirque
grec étaient soumis à l’hégémonie romaine et faisaient partie de
l’Empire ; c’est un intervalle de temps qui va des années 350
avant notre ère ou environ, aux environs de l’an 400 de notre
ère. La scène du drame est la cité grecque, indépendante ou
autonome, et les protagonistes du drame sont des notables
de ces cités. Pour mieux dire ce qu’est l’évergétisme, nous mon-
trerons d’abord ce qu’il n’était pas et, pour cela, nous commence-
rons par parler d’Athènes classique, où il était chose inconnue.
Si l’on considère l’évolution qui suivra dans sa matérialité, la
genèse de l’évergétisme peut être rangée sous trois chefs : on
est passé, de l’oligarchie ou de la démocratie directe, à un
régime des notables ; l’évergétisme est venu s’ajouter à un
système archaïque de fiscalité, qui est la liturgie ; enfin, d’une
société divisée en classes, on passe à une société où,
formellement, informellement ou symboliquement (grâce à un
système d’« honneurs aux évergètes »), les notables composent
un ordre : l’opinion publique leur reconnaît le droit de gouverner
et le devoir d’être mécènes, ce que le droit public ratifiera au
temps de la domination romaine.
Mes remerciements pour ce chapitre vont à Raymond Aron,
dont les remarques, au Centre de sociologie historique, m’ont
amené à refondre l’analyse politologique par laquelle se termine
ce chapitre ; et à mon maître Louis Robert, dont la vigoureuse
critique m’a fait remanier la troisième section. L’évergétisme
ne supplée pas à l’absence de fiscalité directe et n’est pas non
plus redistribution ; ai-je besoin de dire qu’il ne servait pas
non plus à « dépolitiser » un peuple qui l’était déjà ? Alors,
qu’était-ce que l’évergétisme ?

1. Avant l’évergétisme : Athènes classique

A Athènes, au temps de sa splendeur politique et culturelle,


de 500 à 350 environ, le futur système évergétique n’existe pas,
mais est annoncé. On constate d’abord l’existence de dons à la
collectivité, semblables à ceux qu’on connaît dans la plupart
des sociétés « primitives » : largesses des riches, bombances
collectives. On aperçoit surtout, dans l’organisation politique
et fiscale, des particularités qui ouvraient la voie à l’évergé-
tisme ; enfin, une institution, la liturgie, préfigure l’oligarchie :
L’évergétisme grec 185
elle consacrait la division de la cité démocratique en pauvres et
en riches, elle témoignait d’une mentalité d’évergètes chez les
riches. La dépolitisation de la masse des citoyens s’y ajoutant, le
passage à l’oligarchie des notables évergètes se fera presque de
lui-même. Il demeure fâcheux que notre exposé se borne ainsi à
l’exemple athénien : aucune cité grecque n’était tout à fait sem-
blable à une autre, et Athènes n’était qu’une cité parmi les
autres ; mais c’est la seule qui soit assez bien connue.
Un passage de L’Économique de Xénophon1 nous fournit
un inventaire à peu près complet des variétés du don à la collec-
tivité dans le monde grec à l’époque classique ; ta richesse ne
peut te suffire, dit Socrate au jeune Critoboule : « D’abord, je te
vois obligé à offrir souvent de grands sacrifices, sinon
tu te mettrais en mauvais termes avec les dieux et avec les
hommes2, je crois ; ensuite il te sied de recevoir beaucoup
d’hôtes étrangers, et non sans magnificence3 ; enfin, il te faut
offrir à dîner à tes concitoyens4 et leur rendre service, sinon tu
n’auras personne pour toi. » C’est là une première espèce de
dons qu’en raison de sa banalité on retrouve à peu près dans
n’importe quelle civilisation « primitive » : hospitalité, banquets
que les membres d’un même groupe offrent à tour de rôle à
leurs concitoyens, largesses et protections des big men envers
les pauvres. Une seconde espèce de dons sera en revanche beau-
coup plus caractéristique : les liturgies ; « de plus », poursuit en
effet Socrate, « j’observe que la cité t’impose dès maintenant de
lourdes dépenses : élever des chevaux, faire les frais d’un
chœur, d’une fête gymnique, d’une haute charge5 ; et, si la
guerre éclate, je sais qu’on t’imposera de faire armer des trières
ou de verser des contributions extraordinaires, telles que tu
auras du mal à faire face à ces dépenses ». Hippotrophie6,
chorégies, gymnasiarchie, triérarchie, sans parler de l’eisphora
extraordinaire, ce sont autant d’obligations faites aux riches
de contribuer, de leur personne et de leur bourse, aux fêtes
publiques d’Athènes ou à la défense nationale. Ces liturgies
doivent être remplies moins comme un impôt que comme un
honneur ; il y faut un état d’esprit particulier, celui d’un notable
qui est plus porté à la dépense, quelle qu’elle soit, qu’au gain :
« Que tu aies l’air de ne pas remplir ces obligations comme il
faut, les Athéniens, je le sais, te châtieront aussi sévèrement
que s’ils te surprenaient à dérober leurs propres biens. Par
là-dessus, je vois que tu te crois riche, que tu te désintéresses
186 Le Pain et le Cirque
de gagner de l’argent, que tu ne penses qu’à des histoires de
jeunes gens, comme ta condition te paraît te le permettre. » Lar-
gesses « primitives », liturgies démocratiques ; tel est le sort du
riche Athénien.

Largesses archaïques.
Largesses sans âge : elles existaient depuis toujours dans le
monde grec et y existeront toujours ; ce n’est pas à la cité
qu’elles vont, mais à un groupe humain plus étroit et plus
proche, la tribu ou le dème ; dans ces vieilles subdivisions de
la cité, les réalités sociales, riches et pauvres, chefs naturels et
gens du peuple, l’emportaient sur les institutions ; il avait fallu
renoncer à répartir entre les dèmes les magistratures urbaines
qui se tiraient au sort, parce que les démotes les vendaient7.
Dans les tribus survivait la coutume de festins périodiques que
les riches offraient à tour de rôle ; ce qui deviendra une véritable
liturgie, l’hestiasis8. Toutefois, le vieux nom de cette fonction
est révélateur : phylarchie9 ; celui qui invitait au festin avait été
désigné comme chef de la tribu. On connaît un peu partout
dans le monde des festins d’intronisation de cette espèce,
et souvent le rôle effectif du chef se réduit à offrir à manger10
à ses dépens : on ne l’a nommé que pour cela. Rien de plus
répandu, avec ou sans chef, que ces frairies de paysans : fêtes
flamandes où chaque fermier à son tour invite tout le village,
parce qu’au village tout le monde se connaît, dîners où un curé
convie une fois par an tous les paysans de sa paroisse.
Trois raisons au moins expliquent la fréquence de ces espèces
de tontines où tous les membres d’un groupe (ou, du moins,
tous les riches) s’exécutent tour à tour, et les mêmes raisons
sous-tendent également maint fait d’évergétisme que nous
décrirons dans le reste de ce livre. D’abord, l’étroitesse du
groupe fait que les plus fortunés résistent difficilement aux
revendications des plus pauvres qui essaient de leur soutirer
une partie de leur superflu ; le mot de revendications est du
reste peu heureux car, honte ou prudence, le riche les prévient,
pour éviter un tête-à-tête gênant avec la pauvreté. La même
étroitesse du groupe fait que le système de la tontine, où l’on
désigne des victimes successives, est plus aisé à établir qu’un
système de contributions où l’on rassemblerait la quote-part de
chacun ; car, administrativement, l’impôt est plus compliqué
L’évergétisme grec 187
que la liturgie ; et, psychologiquement, le riche paie plus volon-
tiers s’il voit où va son argent, si cet argent produit une œuvre,
édifice ou festin, qui soit son œuvre et qui est attachée à son
nom. Enfin, dans un petit groupe, voire dans une cité (mais non
dans une grande nation), le comportement de chaque citoyen est
visible et prévisible pour ses concitoyens11 ; chacun a le senti-
ment que sa contribution a une influence sur l’attitude des autres.
Se dérober à la triérarchie ou au festin de la tribu, c’est donner le
mauvais exemple et ruiner l’ordre social (qu’on n’a pas le senti-
ment de ruiner, dans les nations modernes, quand on fraude le
fisc) ; accepter, au contraire, c’est obliger les autres à vous
rendre un jour la pareille. Cette transparence rend la coopération
volontaire, et la négociation qui y mène, plus aisées que dans les
groupes plus larges.
La gêne du tête-à-tête explique un autre phénomène qui a dû
avoir plus d’importance qu’il ne paraît à travers nos textes, pour
lesquels il allait sans doute de soi : les emprunts sans retour
entre égaux. Le Vantard de Théophraste12, « en temps de
disette, a dépensé plus de 5 talents pour des versements en
faveur de citoyens qui étaient dans la nécessité » ; sans doute
s’était-il inscrit, pour la somme en question, sur une liste de
souscriptions volontaires (epidosis), comme on en connaît beau-
coup dès le début de l’époque hellénistique ; c’était là une
forme organisée d’entraide. Mais le Vantard a dépensé aussi
10 talents en prêts d’amitié (eranos) ; car « il ne sait pas dire
non ». « A quoi bon souhaiter d’être riche », écrit un poète
comique, « si ce n’est pour pouvoir aider ses amis et semer le
bon grain de la reconnaissance13 ? »
On voudrait en savoir plus long. On connaît du moins l’exis-
tence de sociétés amicales de prêt, appelées eranoi, qui étaient
des espèces de tontines dont les membres mettaient en com-
mun leurs ressources pour se consentir à tour de rôle des prêts
sans intérêt ; une pareille institution, dont il existe l’équivalent
exact en maint pays pauvre, a sans doute valeur de symptôme.
Athènes devait être une de ces sociétés où tout le monde, un
jour ou l’autre, a besoin d’emprunter, où chacun est morale-
ment tenu de prêter et où tout le monde doit quelque chose à
tout le monde, ce qui rétablit une sorte d’égalité et suggère à
chaque intéressé d’être aussi longanime envers son débiteur
qu’il voudrait voir son créancier l’être envers lui ; personne
ne rend ce qu’il a emprunté, à moins d’y être invité ; s’il paie,
188 Le Pain et le Cirque
c’est après s’être fait prier un certain nombre de fois. C’est jus-
tice : on présume que celui qui s’est montré le plus âpre dans
l’exigence ou dans le refus était celui qui avait le plus besoin de
cet argent ; or il est conforme à l’indulgence et à l’équité que le
plus pauvre l’emporte en pareille matière. Si les choses se pas-
saient bien ainsi à Athènes, une leçon s’en dégagerait pour notre
sujet : dans cette société, les agents économiques ne poussaient
pas leur action jusqu’au bout ; ils ne réclamaient pas intégrale-
ment leur dû.
Il est un dernier type de largesses sans âge, au sujet desquelles
il est encore plus regrettable qu’elles soient mal attestées : les
générosités des puissants qui nourrissaient de nombreux clients.
On lit, dans la Constitution d’Athènes d’Aristote, ces lignes
significatives : « Périclès fut le premier à faire verser une
indemnité aux citoyens qui siégeaient dans les tribunaux, pour
contrebalancer la démagogie que Cimon exerçait grâce à sa
fortune ; il faut savoir que Cimon, qui avait une richesse digne
du fils de tyran qu’il était, s’acquittait magnifiquement de ses
liturgies et, de plus, nourrissait beaucoup de gens de son
dème : tout citoyen de son dème qui le désirait pouvait venir
chaque jour le trouver et obtenir de lui de quoi subvenir à son
existence ; en outre, aucune de ses terres n’avait de clôture,
afin que qui voulait pût profiter des fruits. Périclès, dont la
fortune n’était pas à la hauteur de pareilles largesses, (fit) distri-
buer aux gens du peuple ce qui leur appartenait, puisque sa for-
tune personnelle était insuffisante : il institua donc l’indemnité
des juges14. » L’aristocrate Cimon se conduit en digne repré-
sentant de sa caste15 : nourrir ses gens, donner aussi une hospi-
talité splendide aux étrangers16, voilà la vieille morale des
nobles. Notre lecteur a pu voir, dans une page du chapitre
précédent, comment Adam Smith a su admirablement analyser
ces largesses des big men qui nourrissent des hommes à leur
main. La démocratie athénienne s’est constituée en dehors de
ces réseaux de clientèle et – notre texte le prouve – contre eux.
On peut supposer, malgré le silence des documents, qu’ils
n’ont jamais cessé d’exister et que le futur évergétisme est sou-
vent leur déguisement en costume civique.
Déguisement, disons-nous, car, sur un point décisif, l’éver-
gétisme est diamétralement opposé à ces libéralités archaïques,
qui s’offrent à l’étranger, à des amis, à des clients ou au pre-
mier venu ; les évergésies sont au contraire offertes à toute la
L’évergétisme grec 189
cité et à elle seule ; elles sont civiques. L’évergète n’entretient
pas une clientèle : il rend hommage à la cité, c’est-à-dire au
corps de ses concitoyens. L’évergète, on le verra, est un magis-
trat qui donne de sa bourse des preuves de son désintéresse-
ment, ou bien c’est un notable qui tient les fonctions publiques
pour des honneurs, ou encore c’est le membre d’un ordre pour
qui gouverner la cité est un droit et un devoir ; dans les trois cas,
l’évergète se doit à la cité en tant que telle ; si son évergésie
était destinée à quelques citoyens seulement, ce serait de la cor-
ruption ou bien l’achat d’une clientèle. Cela apparaîtra claire-
ment à Rome : dans le droit public de République romaine, il y
a corruption électorale si un candidat qui fait des évergésies
pendant sa campagne électorale invite à la fête une partie seule-
ment du corps des citoyens, s’il lance des invitations indi-
viduelles (viritim) ; en revanche, s’il invite tout le monde à son
banquet ou au spectacle qu’il donne, il n’y a pas corruption.
C’est pourquoi la cité, qu’elle ait nom Rome ou Athènes, n’a
pas honte d’accepter les cadeaux qu’on lui fait : ils ne créent
pas de lien personnel entre le moindre citoyen et l’évergète.
Comme nul ne doute que le corps entier des citoyens ne soit
supérieur à l’un des citoyens, serait-il le plus riche de tous, les
évergésies sont senties, non comme tombant de haut, mais
comme un hommage qui monte vers la cité ; l’évergétisme
conservera jusqu’à la fin de l’Antiquité un style civique, voire
déférent, et il ira de bas en haut ; la façon de donner valant
mieux que le don lui-même, un évergète doit fuir la morgue et
la jactance : il est d’abord un citoyen.

Les liturgies et les libertés.


A première vue, rien de plus civique aussi que les liturgies, ces
obligations faites aux riches de contribuer, de leur personne et
de leur bourse, aux fêtes publiques ou à la défense de la cité ;
rien de moins évergétique, dirait-on aussi : les liturgies sont obli-
gatoires et les liturges ne sont pas des mécènes ; nous les
considérerions plutôt comme des contribuables qui sont plus
imposés que les autres citoyens pour la raison légitime qu’ils
sont plus riches. Le malheur est que justement les Grecs
n’avaient pas l’idée de contributions et de contribuables : dans
les cités grecques où, prétendent parfois les modernes, les
citoyens se devaient entièrement à la cité, l’impôt direct per-
190 Le Pain et le Cirque
manent aurait été considéré comme une tyrannie intolérable ;
personne ne contribuait aux dépenses communes, sauf que
les riches avaient leurs liturgies. Ils se faisaient donc une âme de
mécènes, d’évergètes, plutôt que de contribuables. Reprenons
donc les choses à la base : la liturgie fut d’abord une tâche
civique qui, faute de pouvoir passer pour un impôt, a été sentie
comme l’honneur d’une élite, ce qui est fort peu civique. Pour-
quoi n’a-t-elle pas pu être sentie comme un impôt, si elle a pu
être sentie comme une tâche ? Parce que la démocratie athé-
nienne peut distribuer aux uns des tâches qu’elle ne distribue pas
aux autres : cette démocratie vit dans une immédiateté, sans for-
malisme juridique, qui fait que l’autorité publique n’est pas une
entité ; l’autorité en question existe, mais elle n’est pas nommée.
Et la liturgie n’est pas devenue contribution parce que l’autorité
n’aurait pu se permettre d’instituer des contributions perma-
nentes : les libertés existaient en Grèce ancienne, mais elles n’y
étaient pas nommées et ces libertés n’étaient pas non plus les
mêmes que les nôtres.
Une immédiateté qui évoque la fraîcheur de l’enfance : un
groupe d’hommes se donne des lois et ne suppose pas un ins-
tant que la cité soit autre chose que leur groupe ; la cité n’est
pas une personne morale distincte de ses membres, une entité,
un État, mais le corps des citoyens. La patrie est l’image idéale
et sentimentale que ces citoyens se font d’eux-mêmes et de leur
pays, à la manière de ces vieilles familles qui ont un culte pour
elles-mêmes et pour leur demeure. L’autorité publique existe,
certes, et la contrainte également ; les gouvernants et les gou-
vernés sont distincts et il arrivait tous les jours à des Athéniens
d’obéir à des commandements publics et de jouer leur rôle
dans une politique qu’ils n’approuvaient nullement. Mais ils
préféraient ne pas y penser et ils n’avaient pas de théoriciens
du droit public pour y penser à leur place ; quant à leurs philo-
sophes, ils se contentaient de déduire la vie sociale de
la nature humaine ; ils n’ignoraient évidemment pas que cette
vie n’est pas idyllique et que la contrainte existe, et l’autorité
publique, mais la chose allait de soi à leurs yeux. Les Athéniens
pouvaient donc affecter de croire que l’autorité elle-même se
confondait avec la volonté de chaque citoyen ; elle n’émanait pas
des citoyens en corps : le tour de rôle y suppléait dans
cette démocratie directe. « Notre cité n’est pas au pouvoir d’un
seul homme, elle est libre, son peuple en est le maître, car les
L’évergétisme grec 191
magistrats changent chaque année ; la richesse ne l’emporte
pas ; au contraire, le partage est égal entre elle et la pauvreté » :
ainsi parle Thésée dans Les Suppliantes17. Dans une démocratie
parfaite, les citoyens sont égaux parce qu’ils obéissent et com-
mandent tour à tour18 ; ils sont tellement interchangeables que
le procédé le plus simple pour répartir les fonctions publiques
est de les tirer au sort. Quant à la loi, elle ne se distingue pas
nécessairement par un critère formel ; elle est tout ce que les
citoyens ont voulu pour loi ; les « lois de la cité », ce sont
les lois au sens où nous prenons ce mot, mais ce sont aussi bien
les lois non écrites, les coutumes19.
Ce qui va sans dire irait encore mieux si on le disait et
l’esprit juridique suppose la conceptualisation. Les Grecs
n’ont pas distingué sur tous les points la cité de l’ensemble des
citoyens ; ils n’ont pas non plus systématiquement énoncé les
droits et devoirs du citoyen, pas plus qu’on ne songe à définir les
devoirs de chaque membre à l’intérieur d’une famille unie.
Qu’un Athénien se dévoue pour Athènes et en fasse plus que
d’autres, quoi de plus simple ? C’est seulement à l’époque
hellénistique qu’on dira d’un citoyen qu’il a été l’évergète de sa
propre cité ; auparavant, le titre d’évergète, de bienfaiteur public,
n’était décerné qu’à des étrangers ; Thémistocle était l’évergète
de Corcyre20 et on sait que ce titre était décerné par décret en
même temps que la proxénie.
Puisque la cité est une grande famille, son économie ressem-
blera parfois à une économie domestique, à un oikos. Les
Siphniens avaient découvert dans le sol de leur île des filons
d’or et d’argent : tous les ans, les citoyens se répartissaient le
revenu de ces mines. Si la cité a du superflu, ou si des « alliés »
lui paient tribut, pourquoi laisser cet argent dans le Trésor
public ? Voici à quoi rêvait l’Athénien moyen : « Si les déma-
gogues voulaient vraiment procurer au peuple de quoi vivre, ce
serait facile : nous avons mille cités qui nous paient tribut,
ordonnons à chacune de nourrir vingt Athéniens21. » Parfois
même une mentalité prédatrice s’empare de la famille civique,
l’idée d’un coup à faire s’empare de tout le monde et c’est
l’incroyable aventure de l’expédition sicilienne d’Athènes. Si
un État moderne partageait des revenus entre les citoyens,
nous verrions dans cette distribution le réflexe d’un droit
objectif, l’effet d’une décision souveraine, une sorte de faveur
venue d’en haut. Les Grecs, certes, ne distribuaient pas tou-
192 Le Pain et le Cirque
jours le superflu du Trésor public : la cité existait comme entité,
même si elle n’était pas pleinement conçue comme telle ; mais,
justement parce qu’elle ne l’était pas, les Grecs auraient regardé
une distribution des fonds publics comme la simple mise en
œuvre d’un droit subjectif qu’ils avaient tous sur ces fonds : ce
n’était pas trop tôt que ce droit se traduisît en actes !
L’origine et l’évolution de la liturgie s’expliquent par cette
imprécision juridique. Les liturgies sont proprement des tâches
dont la cité a chargé certains citoyens capables de les remplir ;
on ne se soucie pas pour autant de systématiser et de fonder le
principe d’une contribution de tous les citoyens à la vie collec-
tive, en fonction de leurs capacités. On ne se soucie même pas
de répartir à peu près équitablement les tâches ; il est plus
simple de faire payer les riches. Chaque année le peuple athé-
nien distribuait des centaines de liturgies aux citoyens fortunés ;
comment égaliser le fardeau ? A quelle échelle commune mesu-
rer la contribution d’un triérarque qui arme et commande un
navire, car il sait le faire, et celle d’un chorège qui monte un
spectacle théâtral ou musical ? Dans un groupe uni, chacun fait
ce qu’il peut et il n’y a pas de droits ni de devoirs ; la liturgie est
une tâche exactement comme une magistrature en est une ; est-
ce un droit ou un devoir que de commander ? Ni l’un, ni l’autre,
mais un service public.
Malheureusement, de tâches qu’elles étaient, les liturgies
sont rapidement devenues des impôts sans le nom, qui pesaient
exclusivement sur une partie de la population. Initialement, la
liturgie était un service en nature ; le liturge organisait une
cérémonie ou dirigeait la construction d’un navire et la cité, sur
les revenus publics, lui remettait les fonds nécessaires22 ;
le liturge se contentait de payer de sa personne, sômati ; nous
dirions : de son temps. Mais ces tâches étaient confiées de préfé-
rence à des nobles, à des riches, qui avaient l’expérience
de la mer, l’habitude du commandement et de l’organisation,
le goût des fêtes et de la culture, le désir de se distinguer. Le
peuple savait bien que, si les fonds publics se révélaient insuffi-
sants, le liturge puiserait à coup sûr dans ses propres coffres, car
noblesse oblige ; le peuple prit donc l’habitude d’attribuer des
crédits très insuffisants, voire purement symboliques, et l’ex-
pression de « liturgie ruineuse » devint bientôt une alliance de
mots consacrée.
Or, tandis que les liturgies deviennent des contributions, de
L’évergétisme grec 193
tâches qu’elles étaient, le peuple athénien, qui trouvait normal
que les citoyens sacrifient à la cité leur temps et leur vie, ne
trouvait pas normal qu’ils lui sacrifient leur argent : il ne pou-
vait se mettre davantage en contradiction avec lui-même. Mais
une barrière morale infranchissable l’empêchait d’admettre le
principe d’un impôt direct permanent pesant sur les citoyens ;
l’impôt ne peut être qu’une solution de fortune, un expédient
momentané en cas de crise grave ; ou alors c’est un tribut qui
marque l’assujettissement d’un peuple à un autre peuple, un
stigmate d’esclavage. La cité, comme chaque citoyen, doit vivre
de ses propres revenus, que lui procurent des taxes et impôts
indirects, les tributs de ses sujets, l’impôt qu’elle lève sur les
non-citoyens résidents et la production de ses domaines. L’ab-
sence d’impôt direct, bizarre à nos yeux, est due à des raisons
historiques, et nous y reviendrons ; mais cette absence doit suf-
fire à nous mettre en garde contre l’idée, encore trop répandue,
que le citoyen devait tout à sa cité. Disons plutôt que la limite
de son dévouement et des intrusions de la collectivité dans
la sphère individuelle n’était pas fixée d’avance et à jamais ; elle
ne l’est pas davantage chez nous ; l’idée de libertés est un prin-
cipe dont le contenu est purement historique. Disons aussi que
ce principe existait en Grèce sans y être conceptualisé.
Les Grecs ne disaient pas que la cité n’avait pas le droit
de tout faire, mais, dans la réalité, la cité ne faisait pas tout.
Quand Benjamin Constant opposait la liberté antique, qui est
selon lui participation à la vie publique et dévouement à la
communauté, aux libertés des modernes, il pensait surtout à
l’obligation de l’impôt du sang : pour un libéral du début du
XIXe siècle, cet impôt que les cités antiques réclamaient sans
hésitation était une exigence extrême et archaïque ; aujourd’hui
nous en jugerions autrement. Les Grecs avaient leurs libertés,
qui n’étaient pas les nôtres ; au total, ils avaient plus de libertés
que nous n’en avons. Les cités grecques ne réglementaient pas
l’enseignement supérieur ni le taux de l’intérêt (ou du moins
est-ce très rarement attesté dans nos sources) ; elles auraient pu
le faire, certes : mais chez nous aussi les limitations de l’État
sont des autolimitations que l’État s’impose à lui-même. Si
les Grecs n’avaient pas l’idée des libertés, ils n’en professaient
pas moins que la cité doit procéder par la voie générale de
la loi, qui s’impose à tous, gouvernés et gouvernants ; comme
le citoyen moderne, le citoyen antique disposait par ailleurs
194 Le Pain et le Cirque
d’une sphère d’activités libres et indépendantes de l’État, et sur
certains points (justement en matière d’impôts), sa liberté allait
bien au-delà de ce que le libéral le plus décidé oserait rêver de
nos jours. La seule différence de principe est que les libertés
modernes sont expressément reconnues par la loi, tandis que
les libertés antiques allaient de soi. Les Grecs avaient un droit,
mais non une théorie du droit ; et puis ils n’ont pas eu histori-
quement à spécifier leurs libertés contre une monarchie absolue
ou contre une Église. Ne confondons pas pour autant les mots
et les choses, la notion de liberté et sa réalité ; ne confondons
pas non plus le principe des libertés et la liste toujours variable
de ces libertés.

Sociologie des liturgies : Platon.


Mais puisque la cité athénienne n’admettait pas le principe des
contributions, comment en est-elle venue à cet impôt direct sans
le nom qu’était la liturgie ? Elle y est venue sans principe et par
glissement : les riches étaient trop disposés à payer pour que le
peuple ne cédât pas à la tentation de les laisser faire.
Le système liturgique fait appel, en effet, à quelques-uns des
ressorts moraux qui seront ceux de l’évergétisme : envie de
montrer sa richesse, d’exprimer sa personnalité, de se mettre
en avant pour se distinguer du peuple (en particulier quand
le riche se destinait à une carrière d’orateur politique), envie de
laisser sa marque sur une œuvre, esprit de compétition enfin.
Puisque seuls les riches ont des obligations liturgiques, la litur-
gie n’est pas un impôt, mais une mission ; puisque c’est une
contribution en nature, que l’argent du liturge ne va pas se mêler
dans les caisses publiques aux contributions des autres citoyens
et qu’au contraire toute la cité voit de ses yeux la fête ou le
navire dont le liturge est personnellement l’auteur, la liturgie
est un mécénat. Si bien qu’au total le système liturgique a le
caractère équivoque sur lequel jouera l’évergétisme : tantôt
imposé, tantôt volontaire, car il n’y a rien de plus facile et de
plus difficile que de faire ce à quoi noblesse oblige. Tantôt
les riches Athéniens essayaient de se dérober à une liturgie,
recouraient à la procédure de l’antidosis, tantôt ces ruineux
honneurs sont acceptés volontairement ; une année qu’on n’était
pas arrivé à désigner un chorège, que le jour de la fête appro-
chait et que les altercations étaient vives à l’Assemblée au sujet
L’évergétisme grec 195
du chorège introuvable, Démosthène « monta à la tribune et s’of-
frit à assumer volontairement la chorégie23 ». Il y avait des vir-
tuoses de la liturgie ; un client de l’avocat Lysias pouvait se
vanter auprès de ses juges d’avoir dépensé en neuf ans plus
de 72 000 drachmes en chorégie tragique, chœur d’hommes,
danseurs aux Panathénées, chœur cyclique, triérarchie, gymna-
siarchie, chorégie comique, contribution de guerre extraordi-
naire, etc.24. Car beaucoup de liturgies étaient, comme on vient
de voir, des concours dont on se disputait le prix à grands frais :
le goût grec de la compétition, le « sens agonistique25 », s’y épa-
nouissait ; « dépenser pour être honoré, rivaliser – ce vieux senti-
ment grec – en dépenses et en honneurs26 », c’est le ressort des
liturgies comme de l’évergétisme.
A vrai dire, même si l’amour de la compétition n’avait été
déjà un des traits du caractère national des Hellènes, le
système liturgique aurait suffi à le leur inculquer : rien de plus
fréquent, à travers l’histoire, des sociétés à potlatch à notre
Moyen Age, que la liaison du don à la collectivité avec le goût
de rivaliser ; le mécénat a pour ressort le goût de se distinguer,
aussi souvent ou plus souvent que l’amour de certaines valeurs.
Et puis, la nation grecque n’était pas une ; que la vieille aristo-
cratie ait eu le goût de briller est naturel ; les couches sociales
d’où est issue la démocratie sont autre chose. Pour être grecque
comme elle, la compétition démocratique n’était évidemment
pas l’héritière de la compétition aristocratique. Précisément c’é-
tait un objet d’étonnement, pour les contemporains, que de
constater que, pour le sens de la compétition et de la magnifi-
cence, les démocraties égalaient les aristocraties ; Platon, certes,
l’ignorait : dans La République, le goût de rivaliser est un trait du
caractère aristocratique, ou plutôt, selon son vocabulaire, timo-
cratique ; mais Xénophon a bien vu que même les marchands
peuvent faire des mécènes.
Les livres VIII et IX de La République sont une sociologie, si
l’on désigne conventionnellement par ce mot une philosophie
politique qui met en relation un régime politique avec la
matière sociale qu’il informe ; Platon y met en relation de res-
semblance et de causalité réciproque des types de régimes et
des types humains qui correspondent à ceux-ci27. L’infinie
diversité des sociétés existantes peut être ramenée à quatre
idéaltypes : l’aristocratie ou plutôt la timocratie, la ploutocratie
ou plutôt l’« oligarchie » (pour les Grecs, l’oligarchie est un
196 Le Pain et le Cirque
régime où les riches, en tant que riches, se réservent le pou-
voir), la démocratie et la tyrannie. Il faudra donc distinguer
aussi quatre types humains de base ; à l’oligarchie correspond
l’homme oligarchique, qui se désintéresse de la collectivité
et ne vit que pour l’argent ; à la timocratie correspond une
personnalité autoritaire qui est avide de concourir pour vaincre
et être honorée. A première vue, cette sociologie fait penser au
livre III de L’Esprit des lois ; elle est pourtant bien différente et
plus sociologique encore. Montesquieu se demande quel trait
psychologique particulier est nécessaire pour permettre à un
régime donné de fonctionner ; par exemple, en l’absence d’une
contrainte supérieure, une démocratie ne peut fonctionner que si
individuellement chaque citoyen se trouve avoir l’amour du
bien public ; dans une aristocratie, au contraire, le peuple n’a
pas besoin de cette vertu civique, puisque les gouvernants le
tiennent en main ; en revanche, ces gouvernants auront besoin
d’une autre vertu pour se tenir en main eux-mêmes. Platon,
lui, ne pense pas fonction, mais causalité, chaque régime se trou-
vant produire à son image une personnalité humaine tout
entière ; la vertu fonctionnelle peut, pour Montesquieu, faire
défaut dans une société donnée : le régime ne fonctionnera
pas, voilà tout ; pour Platon, un régime ne peut pas ne pas engen-
drer un homme à son image, qui reproduira le régime en retour.
Les régimes « sont issus du caractère des citoyens qui peuplent
les États » et réciproquement les citoyens « se forment dans leur
jeunesse à la ressemblance de l’État » ; l’enfant s’imprègne de ce
qu’il entend dire à son père, à sa mère, aux domestiques, aux
autres. Mais, si chaque régime produit ainsi une personnalité
tout entière et ne réclame pas simplement une vertu particulière,
en revanche il ne crée pas lui-même tous les traits de cette per-
sonnalité : il se borne à informer les virtualités de l’âme
humaine ; en effet, la socialisation enseigne à l’enfant à « se
mettre en peine de ce qui est honoré et à délaisser ce qui est
méprisé » dans le régime où il vit28. Par exemple, dans une plou-
tocratie, l’amour des richesses qui est naturel en tout homme est
renforcé chez l’enfant par les propos de son entourage et il
informe toute sa personnalité ; les autres virtualités subsistent,
mais plus ou moins refoulées. Il va sans dire que ce « plus ou
moins » donnera lieu à des types mixtes et à toute la diversité
des caractères réels.
Revenons au mécénat ou à la compétition ; quels sont les
L’évergétisme grec 197
régimes qui favorisent en l’homme ces tendances ? La seule
timocratie ; « ce que ce régime a de plus apparent, et dont le
principe est l’ardeur du sentiment, c’est l’envie de gagner et
d’être honoré (philonikia, philotimia) » ; car la timocratie, on
le voit, fait triompher cette virtualité psychologique qu’est
l’ardeur, le thymos. Rien de plus mesquin, au contraire, que
l’oligarchie ; le ploutocrate est un homme qui refoule tant bien
que mal ses désirs, « car il tremble pour ce qu’il possède de
biens » ; il est « divisé en lui-même, c’est un homme double
chez qui les désirs luttent contre les désirs ». Or, comme l’en-
seigneront Les Lois, « la passion de s’enrichir nous empêche
d’avoir du loisir, de nous intéresser à quoi que ce soit d’autre
qu’à nos biens personnels ; suspendus à cette fin, les citoyens
ne pourront jamais avoir souci de rien d’autre que du gain, jour
après jour, tout le reste étant pour eux objet de dérision ». Par
conséquent l’oligarque « fera un médiocre concurrent pour ce
qui est de la victoire et de l’envie d’être honoré, généralement
parlant ; il ne consent pas à dépenser de l’argent pour la gloire
et les concours de gloire, car il a peur de susciter en lui-même
les désirs qui entraînent à dépenser et de trouver en eux des
alliés pour son envie de gagner29 ». L’oligarchie a trop peur
de se ruiner pour être magnifique ; puisque dans ce régime
l’argent fait toutes les distinctions (la constitution oligarchique
est censitaire), les enfants y apprennent que l’important est d’ac-
cumuler plus que de briller. Quant à la démocratie, elle ne rêve
même pas de rivaliser ; ce régime fait triompher une autre vir-
tualité que l’ardeur et que l’avarice : c’est le désir, ou plutôt la
foule des désirs. Ce régime anarchique rend les âmes anar-
chiques : aucun ordre moral ne subsistant plus, l’individu ne
se contraint plus et chacun gaspille pour satisfaire ses appétits.
Le sens agonistique serait donc le fait des seules aristocraties
guerrières, des « timocraties », car il exige qu’on ait un cœur
ardent (thymos) ; ce ne serait pas une vertu marchande. Telle
était la vision traditionnelle des choses, dont Platon s’inspire
ici. Selon lui, la socialisation s’opère au niveau de la société
globale, du régime, et non au niveau des sous-groupes où naît et
vit chaque homme ; plus sociologue que Montesquieu quand il
relie au régime la personnalité tout entière, il l’est moins
que Montesquieu quand il explique cette personnalité par le
régime plus que par la « condition » sociale des individus. Il
en résulte, entre autres, qu’à son insu l’homme timocratique
198 Le Pain et le Cirque
est en réalité le portrait d’un simple sous-groupe, de la caste diri-
geante des timocraties : l’éducation et la personnalité du sous-
groupe des gouvernés étaient à coup sûr différentes.
Or, si l’on pousse l’analyse jusqu’aux sous-groupes et à la
condition des individus, la possibilité d’une vertu agonistique
dans les démocraties reparaîtra ; il suffira qu’un marchand athé-
nien soit assez riche pour qu’il supporte les obligations d’un
liturge et qu’il en ait le cœur. C’est ce qu’a bien reconnu le
Socrate de Xénophon : plus d’un marchand athénien se distin-
guait et se ruinait par ses liturgies. « Une industrie, la fabri-
cation de la farine », dit Socrate, « suffit à Nausikydès pour
nourrir, non seulement ses serviteurs, mais encore un grand
nombre de porcs et de bœufs, et il épargne assez pour se
charger souvent de liturgies30 » (on voit l’extrême pauvreté
de cette civilisation si ingénieuse, son pauvre luxe, son luxe de
pauvres31 ; le contraste sera vif avec la riche époque hellénis-
tique et la très riche époque romaine). Ailleurs Socrate s’ex-
prime sur notre problème aussi clairement qu’on peut le
souhaiter32 ; un marchand peut-il commander une armée ? Un
aristocrate était là qui en doutait ; « les marchands, affirmait-il,
sont capables d’amasser de l’argent, mais demeurent incapables
de diriger des soldats » – « Mais », répondit Socrate, « un mar-
chand peut lui aussi avoir envie de gagner, ce qui est une
qualité de général. Ne vois-tu pas que tel ou tel marchand a rem-
porté le prix chaque fois qu’il a été liturge d’une chorégie ? Par
conséquent, s’il sait trouver et choisir les meilleurs soldats aussi
bien qu’il a su trier les meilleurs choreutes, on peut croire qu’il
sera également vainqueur à la guerre ; car on peut supposer qu’il
sera encore plus disposé à faire des dépenses pour gagner une
bataille avec toute sa cité que pour gagner le prix de la chorégie
avec sa seule tribu. »

Les oligarques.
Mais, outre les démocrates, il y avait à Athènes un parti dont
l’attitude en matière de liturgie était bien différente et, à un autre
point de vue qui sera capital pour la suite de cet exposé, révéla-
trice : ce sont les oligarques, ou, comme ils s’appelaient eux-
mêmes, les bons, les nobles, les riches, par opposition aux
méchants, aux pauvres, au peuple. Ne pensons pas ici à la
personnalité oligarchique de Platon, avide de richesse ; ne
L’évergétisme grec 199
croyons pas non plus que ces hommes sont les héritiers de la
vieille noblesse athénienne, victime de la démocratie. Ils ne se
réunissent pas davantage pour la défense des intérêts matériels
de leur classe ; l’objet de leurs efforts était une autre satisfac-
tion, le pouvoir, qu’ils recherchaient pour lui-même et qui était
le principal enjeu des luttes sociales en ce temps. Ils trouvaient
odieux ou ruineux que tout le monde à Athènes se mêlât de
gouverner ; ils prétendaient, soit obtenir une part de pouvoir
proportionnelle à leur richesse et à leur influence, c’est-à-dire
se réserver le gouvernement de la cité, soit ôter ce gouver-
nement à la populace, qui décidément s’était révélée incapable
de diriger correctement la politique, pour le confier à une classe,
la leur, qui avait la capacité de remplir ce rôle dirigeant. Le
principe de leur combat était une idée propre aux sociétés
préindustrielles : que la richesse donne droit à la possession
du pouvoir, que le pouvoir doit être aux riches (prétention qui
nous semble exorbitante, si bien que nous imaginons d’abord
que les oligarques se considéraient comme victimes d’une
injustice permanente, comme opprimés par une coterie ; les
démocrates violant constamment la justice à leur égard, le
pacte social est rompu et ils ne doivent plus rien à la cité :
« n’acceptons plus de ces gens-là injures ni honneurs, eux
et nous ne pouvons coexister33 ».
Leur attitude devant les liturgies sera donc équivoque. D’un
côté, elles sont une tyrannie de plus ; de l’autre, ils constatent
sarcastiquement que la populace ne peut se passer de leurs
talents et de leur richesse. « Quelle humiliation que de devoir
s’asseoir à l’Assemblée à côté de gueux malpropres », dit
l’Oligarque dont Théophraste trace le portrait, et il continue :
« Quand donc cesserons-nous d’être écrasés par les liturgies et
les triérarchies ! » Ne songeons pas ici à l’avarice de l’oli-
garque selon Platon ; notre homme estime simplement que,
puisque des gueux lui refusent injustement le pouvoir, il ne va
pas se ruiner pour eux ; nous verrons en revanche que, quand
l’oligarchie des notables sera parvenue au pouvoir, elle se rui-
nera en évergésies. En attendant, les liturgies n’étant pas un
impôt, puisqu’il n’y avait pas d’impôts, elles ne pouvaient être
qu’un tribut ou un honneur, selon que le liturge était lui-même
opprimé ou aux honneurs ; un oligarque s’honorerait d’être
liturge, si lui-même et ses pairs étaient honorés comme une
élite. Car gouverner est un honneur qui revient à l’élite : c’est
200 Le Pain et le Cirque
déjà la conception du gouvernement comme droit d’une classe,
qui sera le principe de l’évergétisme.
Aussi, d’autres fois, les oligarques constataient-ils qu’en les
faisant liturges la démocratie reconnaissait leur supériorité.
Certes « les démagogues multiplient les vexations envers les
notables (gnôrimoi) en les faisant consacrer leurs revenus
à s’acquitter des liturgies34 », mais, ce faisant, ils avouent que
les notables sont indispensables. Sous le titre de République des
Athéniens, il nous est parvenu, mêlé aux œuvres de Xénophon,
le pamphlet d’un oligarque inconnu qui a vécu à l’époque de
la guerre du Péloponnèse, homme de talent à coup sûr (il a
développé en particulier une intéressante théorie de l’hégé-
monie par la maîtrise de la mer) ; notre auteur exerce sur les
liturgies son esprit sarcastique : « Le peuple d’Athènes a brisé
le pouvoir des aristocrates, de ceux qui s’adonnent à la gymnas-
tique et à la musique ; il n’estime pas belle cette éducation : il
sait qu’il en est incapable. Pour ce qui est en revanche des
chorégies, des gymnasiarchies et des triérarchies, il reconnaît
qu’elles sont l’affaire des riches : lui, peuple, se contente d’y
prendre part sous les ordres des riches. Il gagne ainsi un salaire
et il fait que les riches s’appauvrissent. Les fonctions que
recherche le peuple sont plutôt celles qu’on exerce pour toucher
une indemnité de présence35. »
Le système liturgique préfigure le régime des notables. Il
coupe la cité en deux groupes, les liturges et les autres ; il n’est
viable que parce que les liturges ont une mentalité de notables
ou de mécènes plutôt que de modestes contribuables ; les
liturges sont un groupe qui sait et peut faire ce que la majorité
des Athéniens est incapable de faire ; par leur richesse et leur
éducation, eux seuls peuvent pratiquer cette vertu d’évergète
que L’Éthique à Nicomaque appelle magnificence. Il est naturel
que les riches notables veuillent exercer le pouvoir, puisqu’ils
le peuvent. Or on va voir que, de son côté, le peuple va laisser
le pouvoir leur glisser dans les mains par son absentéisme poli-
tique. Ainsi va s’établir, à Athènes, ou, dans beaucoup d’autres
cités grecques, continuer à exister, le régime qui dominera
l’époque hellénistico-romaine, qui est l’époque de l’évergé-
tisme : le gouvernement des notables. Un retour en arrière de la
démocratie à l’oligarchie a été possible parce que, même dans
les démocraties, cette société n’était pas universaliste.
L’évergétisme grec 201

2. L’oligarchie des notables

Comment le régime des notables s’est-il établi ? « Il y a


changement de la démocratie en oligarchie », écrit Aristote36,
« si une classe riche est plus puissante que la multitude et que
cette dernière se désintéresse des affaires de l’État » ; et Max
Weber écrit de son côté37 : « Toute démocratie directe tend à se
convertir en un gouvernement des notables. » Athènes, où
ce gouvernement succède à la démocratie, est un cas un peu par-
ticulier : il se pourrait que la majorité des cités grecques aient
toujours été oligarchiques. Peu importe : les raisons qui expli-
quent que les notables aient pris peu à peu le pouvoir à
Athènes expliquent aussi bien pourquoi ils le détenaient natu-
rellement dans les cités où il n’avait pas d’abord appartenu au
peuple. On vient de voir quelles étaient ces raisons : toute
démocratie directe est pesante et d’autre part, les inégalités
étant cumulatives, la classe riche tendait naturellement à être
classe dirigeante.

Les notables.
La vieille caste guerrière, l’aristocratie des cavaliers, s’était
effacée ; la classe possédante que l’inégalité économique
plaçait maintenant à la tête de la société avait une physionomie
moins typée ; aussi les historiens de l’époque hellénistique
l’appellent-ils volontiers une bourgeoisie. Partout la conduite
de la politique était aux mains de cette couche relativement
étroite, de cette classe dirigeante et possédante de gens bien
pensants, de modérés – pour citer les propres termes de Maurice
Holleaux38. Cette bourgeoisie des cités trouve normal d’exer-
cer elle-même le pouvoir et de n’être pas l’objet d’une poli-
tique faite par d’autres qui sont moins habiles ou socialement
moins élevés qu’elle-même. Dira-t-on qu’elle le recherche ?
On dirait plutôt qu’il lui tombe naturellement dans les mains :
le pouvoir va aux capacités matérielles et morales qui se
trouvent être ordinairement un privilège de la richesse ; c’est là
précisément ce qu’on appelle un gouvernement de notables.
L’époque de l’oligarchie militante qui essayait d’arracher le
pouvoir de vive force est dépassée. Les institutions n’y étaient
202 Le Pain et le Cirque
pour rien et pas davantage quelque férocité des riches qui
aurait barré l’accès du pouvoir. Les institutions différaient
d’une cité hellénistique à l’autre, les différentes cités étaient
plus ou moins démocratiques ou plus ou moins censitaires,
mais leurs constitutions ne sont entraînées dans aucune évolu-
tion d’ensemble (la conquête romaine elle-même ne marquera
à cet égard aucune rupture39) ; tout au plus semble-t-il qu’un
peu partout le Conseil ou l’exécutif (synarchiai) se renforcent
graduellement aux dépens de l’Assemblée. Mais la façade
des institutions demeurait démocratique (l’oligarchie était une
idée contraire à l’esprit du temps), même si le fonctionnement
des institutions l’était moins. La politique, comme l’a montré
Louis Robert, continuait à être faite par des orateurs, comme
au temps de Démosthène ; elle était donc une carrière ouverte
au mérite. Voici, au Ier siècle avant notre ère, la cité de Mylasa,
en Carie, qui comptait plus d’un orateur célèbre, à la fois
professeur de rhétorique et homme politique40 ; l’un d’eux,
Euthydème, « avait hérité de ses ancêtres une belle fortune et
une belle réputation et il y ajouta son propre talent ; il devint
ainsi un homme important dans sa patrie et même il acquit une
réputation de premier plan dans toute l’Asie ». L’histoire d’un
autre orateur, Hybréas, était bien différente : il dut commencer
par acquérir lui-même quelque argent ; « son père ne lui avait
laissé qu’un mulet qui pouvait porter du bois et un esclave
qui le conduisait, comme lui-même l’avouait dans son école
et comme en conviennent ses concitoyens ; il vécut de cela
quelque temps, puis alla suivre les leçons de Diotréphès d’An-
tioche, revint et exerça un office mineur auprès des agoranomes ;
vivant là-dedans et ayant gagné un peu d’argent, il entreprit
d’avoir une activité politique et de se frotter aux avocats ; sa
réputation prit vite de l’éclat et, après la mort d’Euthydème, il
devint le vrai maître de la cité ». Sans argent, on n’a pas le loi-
sir ni le rang social qui conviennent pour faire de la politique ;
l’évergétisme même, qui fait qu’on ne peut devenir magistrat
sans payer, a élevé encore le mur d’argent ; comme l’écrit
Louis Robert, « le régime de la cité grecque subsiste, avec les
modifications dans la pratique politique qu’entraîne de plus en
plus le système de l’évergésie, des bienfaiteurs qui assument
charges et magistratures et accumulent les honneurs41 ». Bref,
la carrière politique demeure ouverte au mérite ; le sang,
le cens ni la morgue des riches ne font barrière ; mais il faut
L’évergétisme grec 203
du loisir, de la culture, des évergésies, si bien que le mérite n’est
accessible qu’à ceux qui ont hérité de quelque aisance ou qui
l’ont acquise. La démocratie tombe ainsi aux mains des notables.
Nul ne la leur dispute : l’enjeu des luttes des classes n’était plus
le partage du pouvoir, le conflit des démocrates et des oli-
garques, mais bien la suppression des dettes et la redistribution
de la propriété du sol.
Le régime des notables est l’aboutissement normal d’une
démocratie directe, en l’absence d’une tyrannie ou d’une caste
aristocratique qui exercerait une autorité traditionnelle. L’inéga-
lité sociale entraînant celle du talent, du loisir et du prestige, les
jeux étaient faits. La diversité des régimes, dit Aristote42, est
due à la diversité de la matière sociale qu’ils informent. Or,
dans une démocratie directe, l’inégalité sociale a des effets
beaucoup plus profonds que dans une démocratie représentative
où la participation du corps civique à la politique ne prend aux
citoyens que quelques minutes tous les quatre ou cinq ans. Non
seulement la plèbe des cités grecques laissait les seuls notables
gouverner, mais encore la participation politique, dans la démo-
cratie directe, est pesante, sans pour autant rapporter à l’indi-
vidu des satisfactions sensiblement supérieures à celles d’un
électeur dans nos sociétés.

Pas de participation.
Outre l’inégalité sociale, le système des notables s’explique
par la lassitude politique des masses. En règle générale, la
démocratie directe et plus généralement toute espèce de « parti-
cipation » sont pesantes pour les acteurs politiques, qui aban-
donnent tôt ou tard la scène à de riches amateurs. « Les pauvres,
même sans participer aux honneurs, ne demandent pas mieux
que de se tenir tranquilles, à condition qu’on ne leur fasse pas
violence et qu’on ne les prive d’aucun de leurs biens. Chacun
trouve plus agréable de cultiver sa terre que de s’occuper de
politique et d’être magistrat43. » Si l’on veut juger de la démo-
cratie grecque et de la dépolitisation sans anachronisme, il faut
penser qu’un citoyen actif était sans doute aussi occupé que de
nos jours un militant ; tout le monde ne devait pas avoir envie
de militer. Parions qu’à l’Assemblée on retrouvait toujours les
mêmes têtes ; était-ce des têtes de citoyens dévoués ? D’ama-
teurs de politique-spectacle ? En tout cas, pour la majorité des
204 Le Pain et le Cirque
citoyens, la politique était simple délégation, trustee ; ils en lais-
saient le soin à des spécialistes, par division du travail44.
A Athènes, la difficulté, on le sait, était de parvenir à réunir à
l’Assemblée un nombre assez grand de citoyens ; la proportion
des abstentionnistes était de l’ordre des trois quarts ou des neuf
dixièmes ; il fallait refouler vers la Pnyx tous les oisifs qui s’at-
tardaient sur le marché ; on y procédait au moyen d’une corde
enduite de vermillon, le fameux σχοινον μεμιλτωμνον : tout
citoyen sur lequel on découvrait des traces de peinture perdait
son jeton de présence. Deux raisons à cette désaffection : le
manque de loisir, le manque d’intérêt.
Manque de loisir, c’est-à-dire d’argent ; « Dans les démo-
craties extrêmes, les citoyens sont en grand nombre, et il leur
est difficile d’assister à l’Assemblée sans recevoir une indem-
nité45. » Vouloir, par esprit civique, exiger la participation des
citoyens, en maintenant la gratuité, c’était réserver cette parti-
cipation aux riches ; comme l’écrit quelque part Machiavel,
« le peu d’aptitudes à goûter les avantages de la liberté a néces-
sairement sa source dans une extrême inégalité ». Périclès ins-
titua d’abord une indemnité pour les jurés ; ce faisant, affirme
Platon, « il rendit les Athéniens paresseux, lâches, bavards
et cupides46 ». Au début du IVe siècle, une autre indemnité est
instituée pour ceux qui assistaient aux séances de l’Assemblée
du peuple. Était-ce pour encourager les citoyens à y assister, ou
avait-on pris un prétexte civique pour verser aux pauvres des
secours ? On voit, par Les Guêpes d’Aristophane, que l’indem-
nité des jurés était la principale ressource de milliers de
pauvres. Prétexte ou raison vraie, le moyen n’en était pas
moins nécessaire. Il soulèvera cependant de vives polémiques,
où les motifs élevés se mêlaient à d’autres qui l’étaient moins.
Plutôt qu’Isocrate, citons encore Platon : ses colères contre
l’indemnité aux citoyens ont le même fondement que celles
contre l’enseignement salarié des sophistes47 ; les arts qui
consistent à donner des conseils, l’architecture ou la médecine,
méritent salaire ; en revanche, le professeur de morale ou
l’homme politique, pour les bienfaits, les évergésies, qu’ils
font à leurs disciples ou à leurs concitoyens, n’attendent d’autre
salaire que leur reconnaissance48. Quant à l’Athénien moyen,
ou plutôt à l’Athénien riche, sa colère avait des raisons plus
simples : le poids de l’indemnité à payer aux pauvres retom-
bait sur les riches sous forme d’impôt49 ; comble d’amertume,
L’évergétisme grec 205
cette indemnité servait à effacer le fait qu’eux seuls, les riches,
avaient les moyens, et par conséquent le droit, de se mêler des
affaires publiques.
L’indemnité permettait d’attirer aux Assemblées des gens
qui n’avaient pas envie d’y aller ; la vraie raison de l’absten-
tionnisme était psychologique. On peut supposer que le malheur
de la vie politique athénienne a été que sa constitution était
une constitution faite « à chaud », lors de la révolution de
Clisthène ; elle exigeait des citoyens un degré de participation
qui n’était pas durable. C’est là un fait très général : « Dans
le cadre du contrat psychologique, généralement implicite, qui
s’établit entre l’individu et l’organisation, tout changement
impliquant une participation plus grande est vu avec défa-
veur50. » On en a ingénieusement dégagé la raison : le citoyen
qui participe, en démocratie directe, au milieu d’une assemblée
nombreuse, perd beaucoup de temps et d’énergie ; plus encore,
il est désormais responsable des décisions communes, prises
peut-être contre sa propre opinion, et n’aura même plus le droit
de les maudire ; en échange de sa peine et de cette responsabi-
lité malgré lui, il n’obtient, en guise de satisfaction, que d’avoir
fait nombre et d’avoir ajouté sa voix à tant d’autres voix : il ne
laisse pas sa marque personnelle sur les résultats de la délibé-
ration51. Toute démocratie directe sera toujours menacée par la
conjonction des oligarques, qui veulent se réserver le pouvoir,
et des démocrates sincères, mais qui n’éprouvent pour la vie
publique qu’un intérêt qui est moindre que l’insatisfaction que
fait éprouver à chacun d’eux le sentiment de son impuissance.
Les Athéniens mettant donc peu de zèle à accourir aux assem-
blées, un retour à l’oligarchie censitaire ne devait éveiller en
eux que peu de regrets. Il en irait tout autrement dans les
démocraties modernes : la chose la plus impossible pour un
gouvernement serait de remplacer le suffrage universel par
un suffrage censitaire ; on peut supprimer purement et simple-
ment le suffrage universel, on peut le truquer ou lui enlever toute
signification, mais on ne peut rétablir le principe qu’il sera
réservé aux riches ; une des raisons en est que la participation
aux élections coûte peu de peine aux votants.
En Grèce, au contraire, c’était la masse des citoyens qui
laissait tomber en désuétude ses droits politiques. Il n’y avait
pas d’effet de cliquet. On pouvait même rétablir expressément
une oligarchie censitaire ; à Athènes, dès la fin du Ve siècle,
206 Le Pain et le Cirque
pendant la brève domination des Quatre Cents, la dignité de
citoyen avait été réservée « aux Athéniens les plus capables
d’être liturges52 ». Vers la fin du IVe siècle, au temps de Démé-
trios de Phalère, s’établira à Athènes une démocratie modé-
rément censitaire53.

Pas d’universalisme.
Il y avait une deuxième raison, plus subtile, pour laquelle il
n’existait pas d’effet de cliquet ; les sociétés grecques, fussent-
elles démocratiques, n’étaient pas universalistes. Nous ne son-
geons nullement ici à l’existence de l’esclavage, car ce rapport
privé entre deux hommes était extérieur au droit public ; nous
voulons dire qu’aux yeux des Grecs la cité, c’est-à-dire le corps
des citoyens, était un groupe constitué et non un groupe naturel.
Ce groupe pouvait, dans beaucoup de cités, se trouver en fait aussi
large que le groupe naturel des hommes libres qui habitaient le
pays ; il pouvait arriver aussi que « ceux qui seraient citoyens
dans une démocratie ne l’étaient pas dans les oligarchies54 ». Il
demeurait que partout la citoyenneté était sentie comme un pri-
vilège réservé à des titulaires plus ou moins nombreux, et non
comme le statut inévitable de la population du lieu. Cette diffé-
rence entre la citoyenneté grecque et la nôtre est due à des rai-
sons d’ordre historique ; chez nous l’universalisme tire son
origine de la monarchie (et non de l’universalisme chrétien,
comme on le suppose à tort) : les citoyens modernes ont pris
la suite des sujets du roi, or comment un homme qui naît dans
le royaume, un régnicole, ne serait-il pas le sujet de son souverain
et n’appartiendrait-il pas au troupeau de ce royal berger ? La cité
grecque, au contraire, est un groupe d’hommes libres ou d’hoplites
qui se sont choisis et organisés : ce groupe demeure libre du choix
de ses membres. Pratiquement, pour les raisons qu’on va voir, les
conséquences pratiques de cette différence entre deux conceptions
de la citoyenneté sont souvent réduites (ce qui camoufle la pro-
fondeur du malentendu), mais les conséquences morales étaient
considérables ; puisqu’il n’allait pas de soi que tout indigène
appartînt au corps civique (même s’il y appartenait en fait) et que
la citoyenneté existait « par convention » plutôt que « par nature »,
cette convention était susceptible de varier ; elle pouvait s’élargir,
mais aussi se restreindre : des retours à l’oligarchie censitaire
étaient psychologiquement possibles.
L’évergétisme grec 207
Ce qui camoufle la différence des deux conceptions est
qu’aucune société à ce jour n’a été vraiment universaliste ; par-
tis de deux origines diamétralement opposées, les deux types
de citoyenneté se rencontrent en un point ou en un autre de
l’abîme qui les sépare ; un citoyen grec privé de ses droits poli-
tiques ressemblera beaucoup à un citoyen passif du XIXe siècle.
Le seul citoyen digne de ce nom sera-t-il le citoyen actif ?
Aristote se le demande55 ; il répond oui : un moderne n’aurait
pas osé exclure du peuple la majorité des indigènes. Chez nous,
le premier mouvement est de prendre comme corps civique
toute la population : le corps civique est un donné ; s’il y a des
limitations, elles viennent secondairement : il faut bien aména-
ger les principes. Par exemple, tout citoyen ne votera pas ; on
alléguera que le vote est une fonction que la nation confie à
certains citoyens, et non un droit subjectif de tout citoyen en
tant que tel. Les différentes nations ont des constitutions diffé-
rentes, mais elles s’accordent dans une conception universaliste
des sujets du souverain. Chez les Grecs, en revanche, il était
impensable que les métèques et parèques, même installés dans
la cité depuis des générations, fussent transformés en citoyens ;
le roi Philippe V, qui pourtant n’était pas précisément un roi
fainéant, eut la plus grande peine à obtenir pareille transforma-
tion dans sa bonne ville de Larissa56. Je me demande si le
racisme yankee ou sud-africain ne vient pas de l’origine colo-
niale de ces nations : le corps civique est un groupe d’émigrés
qui se sont choisis à l’origine. De même, chez les Grecs, le
mouvement premier est de se demander qui sera citoyen : le
corps civique est une institution, non un donné ; on est citoyen,
non parce qu’indigène, mais parce que fils de citoyen : le corps
civique est un groupe conventionnel, fermé et héréditaire. C’est
pourquoi, d’une cité à l’autre, la largeur de ce groupe variait
beaucoup selon la constitution.
C’est chez Platon que l’abîme qui séparait originellement les
deux conceptions apparaît le mieux. Il est une particularité
de l’utopie des Lois à laquelle on ne semble guère avoir pris
garde. Quand un moderne écrit une utopie, il part d’une popula-
tion qu’il considère comme donnée et il se demande comment
organiser tous ces citoyens ; Platon, lui, se demande qui sera
seulement citoyen et il relègue dans la condition de travailleurs
forcés, privés de toute personnalité juridique, la plus grande
partie de la population. On croirait que pour lui le véritable but
208 Le Pain et le Cirque
n’est pas de faire vivre les hommes ensemble, mais de fabriquer
un État qui soit le plus beau possible, en triant le matériel
humain pour cela. Non sans doute que Platon ait pris l’État pour
une fin en soi et qu’il soit totalitariste ; mais aucun homme, s’ap-
pellerait-il Platon, ne rompt aisément avec les présupposés de
la culture qui l’a socialisé, s’il ne les a pas conceptualisés ; et
puis, inconsciemment, quand nous coupons les hommes en
deux parties selon notre fantaisie, nous nous rangeons nous-
mêmes dans la meilleure ou la plus favorisée. Mais le fait est
là : même quand les penseurs anciens et les modernes semblent
parler le même langage, le geste initial par lequel débute leur
théorie ou leur utopie est radicalement différent ; les modernes
commencent par rassembler sous leur houlette tous les sujets du
roi (ou tout le populus christianus, si on le veut ainsi), tandis que
les anciens commencent par un tri et mettent à part les citoyens,
que seuls ils veulent rendre heureux.

La politique comme « trustee ».


Ainsi donc, faute d’universalisme et faute de désir de parti-
ciper, l’inégalité sociale a pu transformer en républiques de
notables les cités hellénistiques, même celles qui étaient autre-
fois des démocraties. Mais tout régime, s’il veut subsister, doit
se légitimer : il ne peut durer indéfiniment, ou du moins confor-
tablement, par la contrainte ; car, disait Tocqueville, « le prin-
cipe de la souveraineté du peuple réside au fond de tous les
gouvernements et se cache sous les institutions les moins
libres57 ». L’homme est de toute façon un être social ; le but
des sociétés, dit Aristote, n’est pas proprement de le faire vivre
socialement, car il suffirait pour cela de le laisser faire, mais
de le faire « vivre bien » : l’État est une œuvre susceptible
d’être bien ou mal faite. Or le régime des notables est un
trustee ; les gouvernés n’étant plus que des citoyens passifs, il
faudra que les gouvernants méritent leur confiance. Il faudra
qu’ils sachent se modérer, malgré la tendance des oligarchies à
abuser, à faire jouer la solidarité de clan et à réprimer les gou-
vernés plus volontiers qu’elles ne se répriment elles-mêmes.
En ces époques où l’État ne contrôlait pas l’économie et où les
citoyens ne payaient d’impôt direct qu’à titre extraordinaire
(les gouvernants n’avaient donc guère l’occasion d’abuser de
leur mandat pour rejeter sur les faibles leur part du fardeau fis-
L’évergétisme grec 209
cal), une politique de classe était la chose la plus simple du
monde : elle consistait à piller les fonds publics ; c’était là, à en
croire Polybe, le péché mignon de tous les Grecs.
Aristote entend empêcher ces abus58 : « Les lois et les autres
institutions doivent être ordonnées de telle façon que le service
de l’État ne puisse jamais être une source de profits. La masse
du peuple n’est pas mécontente d’être exclue de l’exercice du
pouvoir (elle est même satisfaite qu’on lui laisse du loisir pour
s’occuper de ses propres affaires) ; ce qui l’irrite est de penser
que les magistrats mettent le trésor public au pillage, et alors
deux choses excitent à la fois sa mauvaise humeur : son exclu-
sion des honneurs et son exclusion des profits. La seule manière
de faire coexister l’aristocratie et la démocratie ne peut consis-
ter que dans l’interdiction de s’enrichir par l’exercice d’une
fonction publique. Grâce à cette interdiction, il sera possible de
satisfaire à la fois les notables et les gens du peuple : d’une part,
accessibilité de tous aux emplois publics, ce qui sera démocra-
tique, de l’autre, présence des notables au sein du gouverne-
ment, ce qui sera aristocratique. On y parviendra s’il est
impossible de retirer un profit des fonctions publiques ; les
pauvres ne voudront plus les exercer parce qu’ils n’auront
aucun profit à en attendre et préféreront s’occuper de leurs
affaires privées, et les gens riches seront aptes à les remplir
parce qu’ils n’ont nullement besoin des biens du public en sus
des leurs. »
La logique du système exige donc des notables qu’ils appren-
nent à se modérer, à ne pas abuser de leur pouvoir, à exercer
honnêtement le trustee qui leur est confié ou plutôt aban-
donné ; l’ont-ils appris ? Ce serait trop beau. Mais, en tout cas,
cette logique, on le voit, n’exige nullement d’eux qu’ils soient
évergètes, qu’ils donnent au peuple du pain et des plaisirs, et
encore moins qu’ils les donnent de leur propre bourse plutôt
que sur les fonds publics. Il n’est pas de l’essence d’un gou-
vernement, serait-il oligarchique, que, pour gouverner, les
gouvernants paient les gouvernés. Il faut donc que l’évergé-
tisme soit étranger à la logique politique, ou du moins que,
si un homme politique se fait évergète, ce soit en raison d’un
à-côté de l’essence du politique et que son évergésie n’ait
guère qu’une fonction symbolique. L’évergétisme est si peu
un secret éternel de gouvernement qu’il est un phénomène
presque unique dans l’histoire ; il est fait de l’agrégat d’un
210 Le Pain et le Cirque
certain nombre de thèmes que, dans d’autres périodes de l’his-
toire, on retrouve sous des modifications différentes et dans des
agrégats différents ; à quoi s’ajoutent l’originalité du passé
grec, le poids d’un certain nombre de conventions et d’habi-
tudes propres à ce peuple. L’étude détaillée des commence-
ments de l’évergétisme, au IVe siècle, va commencer à nous le
montrer.

3. Les origines de l’évergétisme

L’évergétisme est la réunion de trois « thèmes », le mécénat,


les largesses plus ou moins symboliques que les hommes poli-
tiques font de leur bourse au titre de leur charge (ob honorem),
enfin les libéralités et fondations funéraires. Nous allons décrire
les débuts de ces pratiques dans le monde grec, au cours du
IVe siècle et surtout après 350 ; c’est dans la seconde moitié du
siècle qu’on découvre l’évergétisme à l’état naissant. A vrai
dire, les fondations funéraires ne sont pas attestées avant la fin
du siècle59 et nous y reviendrons plus loin ; l’évergétisme se
manifeste par des donations ou fondations pieuses, par des
monuments chorégiques où un liturge se fait mécène pour
exprimer et perpétuer sa gloire en un édifice, par les souscrip-
tions publiques (epidoseis) et les promesses publiques de
largesses, appelées pollicitations, enfin par la générosité de
magistrats qui font de leur bourse les frais de leur charge ou
offrent des libéralités en l’honneur de leur fonction.

Naissance du mécénat.
1. Les dons aux dieux sont de tous les âges. La cité ayant ses
dieux et ses cultes, comme les individus ont les leurs, on pre-
nait part aux dépenses publiques quand on contribuait person-
nellement aux frais du culte de la cité, qu’on le fît par piété ou
par une sorte de mécénat. Quand l’illustre famille des Alcméo-
nides, qui avait affermé la construction du temple de Delphes,
le bâtit plus beau que ne le comportait le cahier de charges60,
comment faire la part de la dévotion et de la fierté aristocra-
tique ? Comment faire la part de la piété et du patriotisme,
quand on voit dans les comptes du Parthénon et de la Chrysé-
L’évergétisme grec 211
léphantine61 que plusieurs Athéniens ont tenu à ajouter leur
modeste contribution à la masse des fonds publics grâce aux-
quels le peuple d’Athènes a fait élever les constructions de son
Acropole et a honoré ainsi sa déesse ? Tous ces motifs expli-
quent que, sans doute plus tôt que ne le disent nos sources, on ait
attendu des personnages publics qui étaient chargés d’une fonc-
tion religieuse que, par piété ou au nom de la piété, ils ajoutas-
sent quelque chose de leur bourse aux crédits publics qui leur
étaient ouverts. Considérons par exemple la procession des
Grandes Dionysies ; elle était financée par des contribuables de
bonne volonté, des liturges, et organisée par des curateurs62 ;
théoriquement, un commissaire n’est pas la même chose qu’un
contribuable : il demeure que ces commissaires « supportaient
autrefois toutes les dépenses faites pour la procession ; mainte-
nant le peuple leur verse (δδωσιν) 100 mines pour l’organisa-
tion ». Il va sans dire que la fête leur coûtait beaucoup plus cher ;
au nom de la piété, ces commissaires sont de vrais liturges et ils
sont liturges à l’occasion de leur fonction officielle : c’est-à-dire
que ce sont des évergètes ob honorem.
2. La piété, et aussi les concours, ont été ainsi l’école du
mécénat ; comme les Italiens de la pré-Renaissance qui ont
laissé leur nom à la chapelle Bardi ou à celle des Scrovegni,
les Grecs ont appris qu’un édifice cultuel ou un monument
agonistique faisait de son donateur un personnage public et
en perpétuait le nom. A la fin de l’époque archaïque, dynastes
ou tyrans faisaient rayonner leur nom par les splendides
offrandes qu’ils faisaient au temple de Delphes ; les rois hellé-
nistiques offriront aux villes libres, comme à celles qui étaient
leurs sujettes, des constructions religieuses ou profanes, afin de
gagner les cités libres à leur politique et, plus encore, afin
de briller sur la scène internationale. Sur la scène de leur cité, les
notables athéniens ont appris à faire de même ; plusieurs monu-
ments chorégiques, élevés pendant la seconde moitié du
IVe siècle, vont nous montrer le passage de l’ex-voto à l’édifice,
de l’anathema à l’ergon 63.
C’était la coutume, pour les vainqueurs des concours, de
consacrer aux dieux le prix qu’ils avaient remporté. A Athènes,
les liturges vainqueurs recevaient un trépied qu’ils consa-
craient à Dionysos ou à Apollon, dans le Pythion ou la rue des
Trépieds. « Comme témoins des liturgies de vos ancêtres », dit
aux juges athéniens l’avocat Isée64, « vous avez les anathè-
212 Le Pain et le Cirque
mata qu’ils ont consacrés comme monuments de leur excel-
lence : trépieds dans l’enceinte de Dionysos pour leurs vic-
toires aux chorégies, anathèmata du Pythion. » Le trépied était
dressé en plein air sur une base qui portait gravé le nom du
vainqueur ou de sa tribu. Cette base, de support, va devenir
l’essentiel et se développer à la dimension d’un monument.
C’est ainsi que la tour de Lysicrate, qui fut vainqueur en 334,
est une rotonde haute d’une douzaine de mètres ; les monu-
ments chorégiques de Nicias et de Thrasyllos, qui furent l’un et
l’autre vainqueurs en 320, sont respectivement un petit temple,
dont il ne subsiste que les fondations, et un portique qui sert de
façade à la grotte naturelle située au sommet du théâtre de Dio-
nysos. La consécration du trépied n’est plus, pour le vainqueur,
qu’un prétexte à illustrer son nom en embellissant la cité et en
faisant en petit ce que le peuple, au temps de Périclès, faisait en
grand sur l’Acropole.
C’est également de l’année 320 que date la première construc-
tion, peut-être, qui porte gravé le nom d’un évergète : le pont
sur le Céphise, entre Athènes et Éleusis. Il y a en effet, dans
l’Anthologie grecque, un petit poème ainsi conçu : « Oh, initiés,
allez au sanctuaire de Déméter, allez-y, initiés, sans craindre
davantage la crue de l’eau quand c’est l’orage : voyez combien
est solide le pont que Xénoclès a jeté pour vous sur le large
fleuve65. » L’épigramme est plus indicative que poétique ; elle
serait même insipide si elle n’avait été gravée réellement sur le
pont, pour indiquer aux voyageurs (et en particulier à ceux qui
allaient se faire initier aux mystères d’Éleusis) à quel bien-
faiteur ils devaient ce pont ; ce doit être une « épigramme »
(c’est-à-dire une inscription) réelle, plutôt qu’une fiction
poétique comme le sont la majorité des « épigrammes » qui
composent l’Anthologie. De fait, le pont a existé, Xénoclès,
également, et on a retrouvé à Éleusis un décret par lequel il est
honoré pour l’avoir fait construire, ainsi que plusieurs autres
documents épigraphiques qui font entrevoir la personnalité
de cet évergète. Athènes hellénistique était gouvernée par
quelques riches familles qui en faisaient une oligarchie de
notables66. Xénoclès fut en particulier gymnasiarque et agono-
thète (c’étaient deux liturgies coûteuses) ; c’est comme épimé-
lète des mystères d’Éleusis qu’il montre sa fierté et son goût
d’être honoré et que, continue le décret en son honneur, « vou-
lant que les images des divinités et les objets sacrés fissent
L’évergétisme grec 213
sûrement et convenablement le trajet » d’Athènes à Éleusis et
que « la foule des pèlerins grecs qui viennent à Éleusis et à son
sanctuaire, ainsi que les habitants du faubourg d’Athènes et les
paysans, ne courent aucun risque, il fait bâtir un pont de marbre
(λιθiνην), en avançant les fonds de sa bourse67 » ; il n’a jamais
dû réclamer la restitution de ces fonds par la suite et c’est pour-
quoi son nom était gravé sur le pont. On verra ainsi, à l’époque
hellénistique, des riches, des magistrats ou des liturges se substi-
tuer à la cité, par patriotisme, pour bâtir des édifices publics, cul-
tuels ou civils, à condition d’y inscrire leur nom.

Largesses politiques.
3. Car le patriotisme est le troisième mobile des évergètes :
ils donnent par piété, ils donnent pour être honorés, ils peuvent
aussi donner parce qu’ils s’intéressent à une cause. Les dons
patriotiques sont chose ancienne, à Athènes et ailleurs. La
participation aux entreprises collectives était assez immédiate-
ment ressentie et les mécanismes de l’État étaient assez simples
pour que cette conduite, bien naturelle en elle-même, n’ait pas
rencontré d’obstacle ; la dimension de l’État était assez réduite
pour que les dons personnels ne fussent pas disproportionnés
aux entreprises collectives et que le donateur n’eût pas l’im-
pression d’ajouter une goutte d’eau à l’océan. Le changeur
Pasion donne à sa cité mille boucliers fabriqués dans ses ate-
liers68 ; d’autres versent de l’argent pour quelque expédition
militaire69 ; Gellias, riche bourgeois d’Agrigente, loge cinq
cents cavaliers70. Si l’on ne fait pas de cadeaux à la cité, à tout
le moins convient-il de ne pas faire de bénéfices quand on traite
avec elle : Andocide revend à l’État athénien du bois pour faire
des rames au prix coûtant71, banquiers et notables prêtent aux
cités de l’argent sans intérêts72.
Cette attitude patriotique trouve un exutoire, à la veille de
l’époque hellénistique, dans une institution nouvelle : les sous-
criptions publiques ou epidoseis73 à demi volontaires, qui sont
l’instrument d’un mécénat collectif et organisé. On peut affir-
mer qu’au IVe siècle, où elle n’a plus d’« alliés » pour lui payer
tribut, Athènes n’a pu mener de grande politique, faire la
guerre et faire bâtir, qu’au moyen des contributions extraordi-
naires et obligatoires et de souscriptions volontaires ; les seules
grandes constructions du IVe siècle, les aménagements du port
214 Le Pain et le Cirque
de Zéa, le théâtre de pierre et le stade panathénaïque ont été
élevés, au moins en partie, grâce à des souscriptions « pour la
fortification du port » et « pour l’édification du stade74 ». Car
toute epidosis a un objet déterminé : une campagne en Eubée75,
une disette76, la guerre ; « que ceux des citoyens et des habi-
tants de la cité qui veulent souscrire pour le salut de la cité et
la défense de la contrée s’inscrivent » 77. Car les epidoseis sont
volontaires, en ce sens qu’elles ne sont imposées que par la
conscience de chacun et par l’opinion publique ; « il y a eu une
première souscription pour l’Eubée, Midias n’en était pas ; une
seconde, pour Olynthe ; il n’en était pas non plus78 » ; « Dia-
kaiogénès n’a souscrit que pour trois cents drachmes, moins
que Cléonyme de Crète79 ! » ; « mauvais citoyen, tu n’as pas
souscrit, même en une circonstance où ceux qui n’avaient
jamais pris la parole à la tribune souscrivaient pour le salut
de la cité » ; ce mauvais citoyen n’était autre qu’Eschine ; le
reproche que lui fait Démosthène80 montre que, plus encore
peut-être que tout autre citoyen, les hommes politiques étaient
moralement tenus de souscrire et que l’homme politique n’était
plus seulement un orateur, mais aussi un riche, un évergète ;
disons du moins qu’un homme politique doit, par ses dons
patriotiques, faire la preuve de la sincérité de ses convictions.
4. Par ailleurs, les epidoseis nous montrent à l’état naissant
une des grandes institutions de l’évergétisme hellénistique :
les promesses d’évergésies, ou pollicitations (παγγελαι,
ποσχσεις).
A l’époque hellénistique, beaucoup d’évergésies étaient
précédées de l’annonce ou promesse solennelle qu’on en faisait
auprès de l’Assemblée ou du Conseil et que l’on confirmait
généralement par une lettre que la cité conservait soigneuse-
ment dans ses archives comme preuve écrite de la promesse,
dont l’exécution se faisait parfois attendre longtemps ; ces
déclarations d’intention étaient même devenues une sorte de rite
un peu théâtral, auquel on procédait même quand l’évergésie
devait avoir lieu incessamment. Sous le nom de pollicitatio,
l’institution sera adoptée par l’évergétisme romain. Or, dès
le début du IVe siècle81, les epidoseis présentent déjà ce dédou-
blement de la promesse et de l’exécution. Il y avait plus
d’une raison à ce dédoublement. D’abord certaines promesses
de souscription étaient conditionnelles ; en 330, pendant
qu’Alexandre conquérait l’Asie centrale, la Grèce fut tentée
L’évergétisme grec 215
d’en profiter pour se libérer du joug macédonien : une epidosis
fut ouverte à Athènes, dont les souscripteurs s’engageaient
à verser l’argent « en cas de besoin » 82. Mais la grande raison
des pollicitations était que les epidoseis étaient proposées sous
forme de projets de décret en pleine Assemblée, afin que l’effet
de surprise et l’effet de foule missent les riches au pied du
mur83 ; il se trouvait toujours un orateur improvisé pour interpel-
ler le riche qui essayait de passer inaperçu84. Quand on est sous
les yeux de tout un peuple, comment refuser, sinon de l’argent
(car on n’avait évidemment pas la somme sur soi ; peut-être
même devrait-on déterrer un trésor ou vendre une terre pour se la
procurer), du moins la promesse de verser cet argent ? Cette
stratégie d’assemblée était, elle aussi, promise à un grand
avenir : on ne comptera plus les évergésies qui seront arrachées
par des semblables effets de foule. Mais on s’explique aussi que
plus d’un pollicitateur, laissé seul avec lui-même, n’ait plus eu
d’autre envie que d’oublier sa promesse : le peuple en était
réduit à afficher sur l’agora un tableau d’infamie où on pouvait
lire : « Voici les noms de ceux qui ont fait volontairement la pro-
messe de verser de l’argent au peuple pour le salut de la cité et
qui ne l’ont point versé85. »

Largesses « ob honorem ».
5. Il était enfin une autre pratique promise à un bel avenir :
celle des magistrats ou curateurs qui faisaient de leur bourse tout
ou partie des dépenses de leurs fonctions ; elle a pour témoin
Démosthène, puisqu’elle a donné lieu au point de droit du
fameux procès pour la Couronne. L’œuvre de Démosthène
montre aussi comment le passage s’est fait de l’homme de
loisir, liturge ou orateur politique, au notable, homme politique
et évergète ob honorem.
On retrouve assurément, chez Démosthène, le vieil idéal
athénien : un homme politique est un orateur, un bon citoyen
est un liturge ; « Si l’on me demande le bien que j’ai fait à
la cité, je pourrai parler de mes triérarchies, de mes chorégies,
de mes contributions extraordinaires ; j’ai également payé la
rançon de prisonniers de guerre et fait d’autres actions philan-
thropiques » ; cependant, ajoute-t-il, le plus grand bien qu’il a
fait au peuple est de ne lui avoir donné que de bons conseils et
de n’avoir pas été un démagogue86. L’orateur politique ainsi
216 Le Pain et le Cirque
conçu est un homme de culture et de loisir, mû par le désir
d’être honoré, par la philotimia, et qui considère les honneurs
publics comme sa véritable récompense ; rappelons le passage
fameux87 : « A moi, Eschine, il a été donné de fréquenter pen-
dant mon enfance les écoles qu’il convenait et d’avoir assez de
fortune pour ne pas être contraint par le besoin à des activités
humiliantes ; quand j’ai grandi, ma conduite a répondu à mon
éducation : j’ai été chorège, triérarque, j’ai versé des contribu-
tions extraordinaires ; ni dans ma vie publique, ni dans ma vie
privée, je ne suis resté en arrière quand j’avais une occasion
d’acquérir quelque honneur : au contraire, je me suis rendu
utile à ma cité et à mes amis. Quand j’ai résolu d’entrer dans la
vie publique, j’ai choisi une politique qui m’a fait décerner
maintes couronnes par ma patrie et par beaucoup d’autres cités
grecques. »
A la bonne conscience du notable répond l’évergétisme
ob honorem de l’homme politique : nous apprenons, à l’occa-
sion du procès sur la couronne, que, nommé inspecteur des forti-
fications, Démosthène avait reçu 10 talents du trésor public, que
ces 10 talents lui avaient été versés en main propre (telle était la
pratique financière du temps) et que, pour les fortifications, il
avait dépensé 100 mines de plus, qu’il avait données de sa
bourse et n’avait pas portées au compte de l’État88. Cette
conduite n’était pas un cas isolé ; elle tendait à s’ériger en
règle ; Démosthène nomme d’autres curateurs, et même des
magistrats, des stratèges, qui avaient été généreux comme lui :
« Nausiclès, comme stratège, a souvent été couronné par le
peuple pour tout ce qu’il avait sacrifié de sa fortune person-
nelle dans votre intérêt89. » Démosthène sacrifia ses 100 mines
à la suite d’une pollicitation : « J’ai promis au peuple un ver-
sement sur ma propre fortune et j’ai versé ce que j’avais pro-
mis90. » Avait-il promis, lorsque le décret qui le nommait
inspecteur fut proposé, de prendre à son compte les éventuels
dépassements de crédits, sans se prononcer sur leur montant, et
de ne pas solliciter de décret lui accordant des crédits extra-
ordinaires ? Ou bien s’était-il engagé à verser en tout état de
cause un supplément de 100 mines, en précisant le chiffre ?
Dans les deux cas, nous tenons là une autre des raisons pour
lesquelles les évergésies seront de plus en plus souvent pré-
cédées dans le temps par la promesse publique qu’on en fait :
le futur magistrat, le futur curateur, annonce officiellement, au
L’évergétisme grec 217
moment d’être élu ou nommé, ou sitôt après, quelles évergésies il
fera au cours de sa fonction. Les pollicitations sont ainsi des
espèces de programmes ou de promesses électoraux.
La vie politique tend, dès l’époque de Démosthène, à être
l’apanage des notables. Un passage bien connu du Discours sur
la couronne91 révèle que, dans la pensée de tous, l’Assemblée,
où tous les citoyens sont égaux, était en fait hiérarchisée par la
richesse et les liturgies. La scène se passe au moment fatal où
Athènes apprit la prise d’Élatée ; le peuple affolé s’est préci-
pité à l’Assemblée, mais qui aura le courage de prendre le pou-
voir en des circonstances aussi dramatiques ? Personne ne se
présente à la tribune ; et pourtant, dit Démosthène, s’il avait
suffi d’un citoyen patriote, chaque Athénien aurait pu être
l’homme du jour ; « S’il avait fallu plutôt les plus riches, ç’au-
raient été les trois cents contribuables les plus imposés ; s’il
avait fallu des citoyens à la fois riches et dévoués, ç’auraient
été les plus gros souscripteurs des epidoseis » ; mais il fallait
un homme à la fois dévoué, riche et lucide : ce fut le seul
Démosthène. On voit s’esquisser le portrait d’un nouveau type
social : l’évergète de la haute époque hellénistique qui sert
sa cité grâce à ses dons d’orateur politique et aussi grâce à sa
fortune. Alors la masse des simples citoyens deviendra en fait
l’obligée des notables. Alors – au cours du IIIe siècle –, le titre
d’évergète et le verbe correspondant, « faire du bien » à la cité,
seront employés, dans le style des décrets même, à l’endroit de
concitoyens, et plus seulement d’étrangers et de proxènes ; un
des premiers Athéniens à être ainsi qualifié à Athènes, pour sa
participation généreuse à une epidosis, sera un certain Xénoclès,
qui n’est autre que le petit-fils et l’homonyme du Xénoclès que
nous avons vu inscrire son nom sur un pont qu’il fit bâtir non
loin d’Éleusis92.
6. Enfin le IVe siècle voit apparaître une autre espèce de libé-
ralités ob honorem : les largesses des magistrats pour leur
entrée en charge ou en remerciement de leur nomination aux
honneurs. C’est une page de La Politique d’Aristote, au livre VI,
qui nous en apprend l’existence ; les faits qu’elle énumère ont
déjà une saveur nettement hellénistique (on s’accorde du reste
à reporter la rédaction du livre VI au second séjour d’Aristote à
Athènes, après 335). Le philosophe présente les largesses
symboliques des magistrats comme une pratique normale, mais
pas répandue généralement ; « pas encore », est-on tenté
218 Le Pain et le Cirque
d’écrire. Le passage est à citer en entier : dans les oligarchies,
« à l’exercice des magistratures les plus élevées, qui doivent
demeurer aux mains de la classe dirigeante, il faut que soient
attachées des liturgies, pour que le peuple accepte de n’y
pouvoir accéder et n’éprouve aucun ressentiment envers ses
magistrats, en les voyant payer fort cher leur charge ; il convient
encore qu’à leur entrée en fonction les magistrats offrent des
sacrifices somptueux ou bâtissent un des édifices publics, de
façon que le peuple, prenant part aux banquets et voyant la cité
parée d’offrandes sacrées et d’édifices, voie aussi avec faveur
durer l’ordre établi ; de plus, cela vaudra aux notables d’avoir
des monuments de leur prodigalité93 ». Voilà donc une raison,
accessoire sans doute, des largesses ob honorem : elles permet-
tent aux notables de déployer des instincts de mécènes et de
perpétuer la mémoire de leurs mérites personnels. La raison
principale est rappelée implicitement dans la suite du passage :
« malheureusement, de nos jours, les oligarques ne se condui-
sent pas de cette manière, au contraire, car ils recherchent le
profit tout autant que l’honneur ; aussi peut-on dire avec raison
que ce ne sont que des démocraties en réduction ». Les
oligarques aiment trop l’argent : c’est le trait dominant de leur
personnalité ; ce qui va en contradiction avec le régime oligar-
chique, dont la logique voudrait que le groupe dirigeant com-
pense par les largesses son monopole du pouvoir ; ce n’est que
dans une démocratie que pareille compensation serait inutile.
Nous verrons plus loin en quel sens on peut dire qu’une largesse
compense une frustration ; concluons pour l’instant que les libé-
ralités ob honorem sont une particularité propre aux oligarchies
et qu’elles jouent le rôle de compensations symboliques, sans
parler du mécénat.
Ces libéralités sont de deux espèces. D’abord, les charges
publiques étant devenues onéreuses, des « liturgies » sont atta-
chées à l’exercice des magistratures ; ne songeons pas aux litur-
gies de type athénien, qui n’étaient aucunement liées à
l’exercice des fonctions publiques : le mot de liturgie a ici le
sens qu’il aura souvent à l’époque hellénistique, où il désigne
les largesses et services publics en général ; c’est à peu près
un synonyme d’évergésie. La « liturgie » d’un magistrat
consistera par exemple à faire de sa propre bourse les dépenses
qu’entraîne l’exercice de sa charge. Deuxièmement, les charges
publiques étant devenues des honneurs, le magistrat remercie
L’évergétisme grec 219
la cité qui l’honore en lui offrant un festin, suite normale d’un
sacrifice, ou bien il commémore l’honneur qui lui est fait en
consacrant dans un sanctuaire un objet de valeur ou en faisant
construire à ses frais un édifice public. Ce sont là autant de
vieilles pratiques grecques, que les oligarchies perpétuent,
mais en en modifiant la nature et la signification. L’année offi-
cielle débutait régulièrement par des sacrifices publics célébrés
par le Conseil de la cité et par les nouveaux magistrats qui
entraient en fonction ; ces sacrifices d’entrée en charge, ou
eisitêria, étaient naturellement suivis de banquets où l’on man-
geait la viande des victimes. Dans cette civilisation si pauvre,
on ne mangeait guère de viande que dans ces occasions solen-
nelles ; aussi les sacrifices publics suscitaient-ils chez les
pauvres un intérêt dont la piété n’était pas le seul mobile, et le
Vieil Oligarque connu sous le nom de Pseudo-Xénophon nous
le confirme : « reconnaissant qu’il n’est pas possible à chacun
des pauvres de célébrer des sacrifices et des banquets,… le
peuple a imaginé un moyen de se procurer ces avantages ;
la cité sacrifie, aux frais du Trésor, une grande quantité de
victimes et c’est le peuple qui prend part au banquet et se par-
tage les victimes en les tirant au sort ». La sortie de charge était
aussi l’occasion de banquets dans certaines cités et les magis-
trats sortants y prenaient seuls part, sauf qu’il leur arrivait de
faire venir des courtisanes. Dans la logique du système oligar-
chique telle que la décrit Aristote, les sacrifices publics célébrés
au titre de l’année officielle deviendront un prétexte à faire fes-
toyer tous les citoyens et sans doute les nouveaux magistrats
achèteront-ils les victimes de leur propre bourse, à titre de
« liturgie » 94.
Les offrandes aux dieux par les magistrats et les édifices
publics sont une autre vieille tradition. Dans plus d’une cité, les
officiels, à leur sortie de charge, consacraient dans un sanctuaire
un objet de peu de valeur, coupe ou statuette, pour remercier les
dieux et sans doute aussi pour attester qu’ils avaient rendu
leurs comptes et que la cité avait agréé leur gestion ;
on verra plus tard des prêtres consacrer aux dieux leur propre
statue (selon une coutume grecque bien connue) à l’issue de
leur année de prêtrise. Pour se conformer aux prescriptions
d’Aristote, il suffisait que les magistrats consacrassent des
offrandes plus somptueuses, qui orneraient la cité non moins
qu’elles réjouiraient les dieux ; ils pouvaient même leur consa-
220 Le Pain et le Cirque
crer des édifices profanes, utiles aux hommes : il suffisait que
l’inscription dédicatoire du monument portât que la construction
était offerte « aux dieux et à la cité », comme l’épigraphie en
offre tant d’exemples95.

L’évergétisme n’est pas redistribution.


Nous avons fini de passer les faits en revue ; le lecteur a vu
comment a débuté l’évergétisme et combien ses mobiles étaient
variés. Il a pu constater à cette occasion que l’évergétisme ne
répond pas à une cause ou à une exigence de haute politique : il
n’était pas un impôt sans le nom ; il n’assurait pas non plus l’é-
quilibre social, la domination des oligarques ou des riches, il
n’était pas un cas de redistribution sociale, il est extérieur aux
problèmes et conflits sociaux de l’époque hellénistique. Qu’on
nous entende bien : les évergésies ont pu, dans certains cas,
faire ce que des revenus fiscaux insuffisants ne permettaient
pas à la cité de faire ; elles ont pu, dans certains cas, procurer
aux pauvres des satisfactions matérielles. Mais elles n’ont
pas servi seulement à cela et toujours à cela. Les évergésies
avaient les objets les plus différents : l’évergète offrait à sa
cité une statue, un festin, ou prenait sur lui les dépenses de
sa charge ; certains de ces objets étaient « sociaux », d’autres
auraient pu ou auraient dû être procurés par la cité elle-même,
sur le produit de ses revenus fiscaux. L’évergétisme a donc, à
l’occasion, rempli une fonction fiscale ou redistributrice, mais il
ne l’a fait que partiellement et secondairement, de même qu’il a
rempli parfois une fonction religieuse. Plus souvent, il a peuplé
les cités de statues inutiles ou donné du superflu à des gens qui
manquaient du nécessaire ; car les évergètes voulaient d’abord
se faire plaisir à eux-mêmes : ils avaient des motifs de donner
qui n’étaient pas ceux d’un contribuable ni d’un chef d’entre-
prise qui « fait du social ».
L’évergétisme est extérieur au problème social par ses motifs,
ses œuvres et ses effets. A l’époque hellénistique, les conflits
sociaux font autant de bruit qu’à l’époque classique la lutte
des démocrates et des oligarques pour le partage du pouvoir ; ils
ont pour enjeu l’abolition des dettes et la redistribution de la pro-
priété foncière, sans parler des difficultés de la conjoncture,
c’est-à-dire des disettes (quand le blé manquait ou plutôt était
trop cher, il y avait des émeutes dans les cités96). Les évergésies
L’évergétisme grec 221
ne pouvaient remédier à ces maux que pour une faible part : une
longue file de citoyens pouvait souscrire à une epidosis pour
procurer du grain aux citoyens pauvres, ou encore un riche
bienfaiteur vendait à bas prix le blé de ses greniers. Mais un
problème social ne se résout pas avec des gestes plus ou moins
symboliques ; il y faut des remèdes de beaucoup plus grande
échelle, d’une échelle qui est celle de la collectivité. Aussi,
quand les « démagogues » prenaient le pouvoir dans une cité,
c’était dans les fonds publics qu’ils puisaient pour résoudre la
question sociale, ou bien encore ils confisquaient les terres des
riches ; ainsi fit un certain Molpagoras à Cios, sur la Propon-
tide : « C’était un orateur et un politique habile, mais porté à
la démagogie pour satisfaire ses ambitions ; flattant les gens
de peu, suscitant l’hostilité de la masse contre les citoyens aisés,
il fit exécuter certains d’entre eux, en envoya d’autres en exil,
confisqua leurs biens et les distribua au peuple97. »
L’évergétisme n’apparaît que dans les marges du tableau
qu’on peut tracer du problème social. Si l’esprit évergétique et
la « démagogie » sociale étaient parfois mis en relation, cette
relation n’était guère qu’idéologique : aux yeux des conserva-
teurs, des partisans de l’autorité et de la fermeté, politique
sociale et évergésies avaient en commun d’être également
contraires aux saines traditions ; ainsi en est-il dans un texte de
Polybe qui est si instructif à d’autres points de vue encore qu’il
mérite d’être cité en entier. La scène est en Béotie, vers le
début du second siècle avant notre ère98 ; la démagogie règne ;
le fonctionnement de la justice est rendu impossible, les cités
font des largesses aux frais du Trésor et les riches qui meurent
sans enfants instituent des fondations dont les bénéficiaires
devront banqueter en leur mémoire : « Les affaires publiques
des Béotiens en arrivèrent à une situation misérable, au point
que la justice ne fut plus rendue pendant près de vingt-cinq
ans, tant en matière de contestations privées que dans les
affaires d’État ; car, parmi les magistrats, les uns convoquaient
des troupes de garde, les autres ordonnaient des sorties géné-
rales de l’armée ; ainsi on empêchait perpétuellement la justice
d’être rendue. Et, parmi les stratèges, quelques-uns allaient
même jusqu’à distribuer aux indigents des allocations pré-
levées sur les fonds publics ; le résultat fut que le peuple apprit
à donner sa confiance et à réserver les magistratures à ceux-là
seuls sur qui il comptait pour ne répondre en justice, ni de ses
222 Le Pain et le Cirque
délits, ni de ses dettes, mais pour toucher perpétuellement
quelque nouvelle allocation sur les fonds publics, grâce à leur
reconnaissance, une fois qu’ils seraient magistrats… Et tout cela
fut accompagné encore d’une autre mode des plus fâcheuses.
Les gens qui n’avaient pas d’enfants, au lieu de laisser leur for-
tune en mourant à leurs agnats, comme c’était auparavant la
coutume en Béotie, se mirent à en léguer la commune posses-
sion à leurs amis pour la bonne chère et l’ivrognerie ; et beau-
coup de ceux qui avaient de la postérité se mirent à réserver
à des communautés de convives la majeure partie de leur
fortune, au point qu’il y avait beaucoup de Béotiens qui dispo-
saient chaque mois de plus de dîners qu’il y avait de journées
dans le mois. »
La mode des fondations que les testateurs font pour leur
mémoire est mise par Polybe dans le même sac que la politique
sociale de redistribution parce que l’une et l’autre sont le fait
d’une classe sociale qui s’abandonne, qui a des complaisances
pour elle-même et pour son prolétariat : à une vieille société
pauvre, dirigée par une oligarchie autoritaire et rigide, succède
une société plus riche où le principe d’autorité se modère, où la
lutte des classes arrache des concessions sociales et où
un usage facile de la richesse permet le luxe, c’est-à-dire
la consommation ostentatoire, et l’évergétisme, c’est-à-dire le
don ostentatoire. La démagogie peut alors dilapider les fonds
publics en sacrifices où toute la population vient banqueter et
en indemnités qui étaient accordées aux citoyens qui voulaient
bien prendre part aux assemblées, et qui étaient des aumônes
déguisées99 (ainsi que cela se pratiquait depuis longtemps à
Athènes, comme on va voir). L’interruption de l’exercice de la
justice s’explique également par la lutte sociale : on voulait
empêcher les tribunaux de condamner les débiteurs insol-
vables et plus généralement on n’avait plus confiance en une
justice de classe ; quelques pages plus loin100, Polybe raconte
que, dans la même Béotie, la victoire de Rome sur Antiochos
le Grand « avait coupé court aux espoirs de tous ceux qui
voulaient une révolution ; la vie publique commença alors à
reprendre partout son cours : alors que, depuis près de vingt-
cinq ans, les tribunaux du pays étaient paralysés, on se mit à
répéter qu’il fallait en sortir et régler les litiges… De vives
controverses s’ensuivirent, car plus nombreux étaient ceux qui
vivaient dans la gêne que ceux qui vivaient dans l’aisance ».
L’évergétisme grec 223
Une mesure démagogique typique était du reste d’empêcher les
magistrats de mettre en prison les débiteurs insolvables101. L’in-
terruption du cours de la justice n’a pas été un phénomène parti-
culier à la Béotie ; partout, « dans le déferlement des crises
sociales, les tribunaux étaient suspects de partialité et acculés à
la paralysie102 ». D’où une des pratiques les plus curieuses de
l’époque hellénistique, l’appel à des juges originaires d’autres
cités : personne n’ayant plus confiance en ses compatriotes dans
ce groupe étroit qu’est une cité, on préfère faire appel à l’impar-
tialité de juges étrangers que voulait bien envoyer une autre cité
à laquelle on demandait cette complaisance103.

La redistribution.
La lutte des classes, qui bloque la justice et arrache des
indemnités pour les indigents, prend l’argent là où il est : le
plus souvent, dans les fonds publics, d’autres fois, dans les
coffres des riches, qui souscrivent à une epidosis, soit de bon
gré, soit sous la menace d’une guérilla des classes, je veux
dire : d’un charivari. « Un jour les Athéniens demandaient
une souscription volontaire (epidosis) pour faire un sacrifice
public, et tout le monde contribuait ; on sollicita à plusieurs
reprises Phocion », riche politicien qui avait des opinions à la
vieille mode ; « il se contentait de répondre : Demandez à plus
riche que moi. Comme on continuait à crier après lui et qu’on le
conspuait, il répondit : Croassez tant que vous voudrez, vous
n’aurez pas ma peau104 ». Nous verrons que dans l’évergétisme
romain le charivari sera le recours du peuple contre les riches
récalcitrants.
Indemnités sur fonds publics, epidoseis sur richesses
privées : les premières étaient une tradition des cités démocra-
tiques, et Athènes n’y a pas failli. Elle avait depuis longtemps
admis que, dans les circonstances critiques (invasion perse,
guerre du Péloponnèse)105, la cité devait faire des distributions
de blé, de viande et d’argent aux citoyens nécessiteux. Elle
admettait aussi que la famille civique pouvait, en cas de besoin,
sinon toujours, se partager le surplus de ses revenus. Tenons-
nous-en à un seul exemple, celui du théôrique106 : à l’occasion
des spectacles théâtraux et des fêtes publiques, le surplus des
ressources d’Athènes était partagé entre les citoyens. N’en-
trons pas dans les détails, qui sont du reste incertains, et rete-
224 Le Pain et le Cirque
nons seulement que, dans le principe du moins, le théorique
n’est pas de l’assistance publique, de la charité ou de la justice
sociale : en vertu d’une règle demeurée immuable pendant toute
l’Antiquité, ces distributions ne sont pas faites aux pauvres,
mais à tous les citoyens, pauvres ou non, et à eux seuls ; un
homme riche et sans enfants touche la même somme, s’il
daigne aller la toucher, qu’un pauvre père de famille ; métèques
et, bien entendu, esclaves, ne touchent rien. L’assistance
antique ne va pas à la catégorie sociale des pauvres, mais traite
en bloc la totalité des citoyens107. Les riches ne dédaignaient
pas toujours de venir toucher leur part108. Dans le fait, c’était là
de l’assistance – puisque les pauvres, étant plus nombreux que
les riches, étaient les principaux bénéficiaires – ; c’était aussi
de l’assistance dans la conscience des contemporains : quand
Démosthène109 parle du théorique, les mots de « citoyens qui
sont dans le besoin », de « citoyens pauvres » reviennent sans
cesse dans sa bouche. Le théorique entraînait une vaste redis-
tribution des revenus à l’intérieur du corps civique : les riches
payaient pour les pauvres, en ce sens que les surplus de la cité
passaient au théorique, au lieu de servir à soulager les riches
contribuables et les liturges110 ; tel était le pacte qui « cimen-
tait111 » la démocratie.
Les riches en étaient tout à fait conscients et proclamaient,
dans leur colère, que les riches étaient devenus les véritables
pauvres : Xénophon excellait à développer ce genre de
thème112 ; il cherchera désespérément de nouvelles sources de
revenus pour Athènes, afin que la cité pût désormais soulager
les pauvres sans appauvrir les riches113 et que ces derniers fus-
sent délivrés des impôts. Les démocrates répliquaient que la cité
était une grande famille114 ; ils proposaient à la démocratie
athénienne un compromis entre riches et pauvres : les premiers
toléreront l’existence du théorique, les seconds admettront
qu’une partie des surplus destinés à ces distributions soit
employée plutôt à diminuer les impôts des riches115. Tel était le
problème social du moment : dans les démocraties, « les déma-
gogues allouaient des indemnités à la multitude et empêchaient
de verser aux triérarques les sommes qui leur étaient dues »,
constate La Politique116 ; c’était procéder à une redistribution
de revenus « sous une forme déguisée117 » : quand on verse au
peuple des indemnités ou un théorique, on ne peut se procurer
les sommes nécessaires qu’en instituant un impôt sur le capi-
L’évergétisme grec 225
tal118. Dès lors, une démocratie qui se veut modérée et durable
conviendra du pacte que voici : les riches contribueront au paie-
ment de l’assistance et seront, en échange, libérés des liturgies
qui étaient plus ruineuses qu’utiles119.
Paupérisme et guérilla des classes, c’est-à-dire impossibilité,
pour les riches, de se soustraire à une redistribution des revenus ;
manque de fonds publics pour ce faire, c’est-à-dire impossi-
bilité de procéder à cette redistribution autoritairement et par
voie fiscale : ces deux difficultés seront celles de l’époque hellé-
nistique ; les notables vont devoir nourrir les pauvres, leur distri-
buer du blé et de la viande, sans parler des fêtes, et ils le feront
au moyen d’une espèce d’impôt semi-volontaire : ainsi s’ex-
plique, sinon l’évergétisme, du moins la partie de l’évergétisme
qui a pour cause la pression sociale plutôt que l’esprit de mécé-
nat et le désir de perpétuer son nom.
Le pain gratuit est une des institutions les plus connues des
cités hellénistiques ; on ne saurait rêver meilleur exemple pour
poser le problème de l’évergétisme. « Les Rhodiens », écrit
Strabon, « se soucient du peuple, bien que la cité ne soit pas
démocratique : mais elle veut que le pauvre peuple lui demeure
attaché ; le peuple touche donc des rations et, en vertu d’une
coutume ancestrale, les riches nourrissent les indigents » ; les
liturgies, à Rhodes, se partageaient donc entre l’entretien des
pauvres et les besoins de la cité, en particulier ceux de la flotte.
Une inscription célèbre fait savoir avec quelque détail com-
ment le service du pain gratuit était organisé à Samos120 ; au
cours du IIe siècle fut ouverte une souscription où plus d’une
centaine de riches Samiens s’inscrivirent, sans espoir de retour,
pour des sommes qui allaient de 100 à 1 000 drachmes ; un
fonds put être ainsi constitué, sur lequel on accordait des prêts
à intérêt : telle était la manière la plus normale de faire fructi-
fier de l’argent dans l’Antiquité ; les intérêts servaient à acheter
du blé qui était distribué « gratuitement aux citoyens », chaque
mois, jusqu’à épuisement du stock. Dans d’autres cités, le pain
à bon marché ou le pain gratuit n’étaient pas assurés sur un
fonds perpétuel ; mais, les années où il y avait disette, la cité
ouvrait une liste de souscriptions ou faisait appel à la générosité
d’un évergète : une certaine année, à Priène121, « la fourniture
de blé faisant défaut », un citoyen nommé Moschion, « voyant
que la situation était pressante et ayant envers le peuple un
dévouement qui n’attendait pas qu’on fît appel à lui, se présenta
226 Le Pain et le Cirque
spontanément par-devant l’Assemblée et, en son nom et au nom
de son frère », distribua du blé au prix de quatre drachmes la
mesure (ce qui était un prix plus que modéré à cette époque) ; il a
fait ce qu’on appelait une paraprasis, une vente faite charitable-
ment à bas prix. Une autre année, le même Moschion, avec son
frère, « donne à la cité du blé sans espoir de retour, comme en
témoignent les documents publics » (le rédacteur de ce décret
honorifique insiste sur ce détail, afin que le personnage qu’on
honore ne s’avise pas de réclamer le prix de son blé). Une troi-
sième année où derechef « la fourniture de blé faisait défaut,
Moschion, désireux de se prendre lui-même pour modèle et voyant
que la situation était pressante, se chargea de procurer le blé qui
manquait et fit, en outre, la promesse » (la pollicitation, dirons-
nous, pour employer le terme technique) d’en vendre aux
citoyens pendant plusieurs mois, à un prix en dessous du cours,
afin que le peuple tout entier fût sauvé, « femmes et enfants com-
pris ». Peut-être cet évergète a-t-il acheté du blé à des marchands,
au prix de disette, pour le revendre à bas prix ; peut-être aussi
stockait-il du blé dans ses propres greniers (c’était une conduite
courante122) et l’a-t-il distribué à bas prix pour éviter qu’une
émeute ait lieu contre lui.

L’évergétisme n’est pas un impôt.


Ainsi donc, dans les circonstances extraordinaires, l’évergé-
tisme individuel ou collectif pouvait suppléer à la défaillance de
la cité ; une epidosis ou une évergésie individuelle assurait ce
ravitaillement en grain que les cités avaient toujours considéré
comme une des tâches normales de l’État et auquel elles
affectaient souvent un fonds spécial géré par des magistrats spé-
ciaux. L’évergétisme, ici, remplace ou complète des revenus
publics. En outre, chaque année, les largesses ob honorem des
nouveaux magistrats devenaient une ressource normale qui
s’ajoutait aux autres revenus réguliers du Trésor. Comment
ne pas être tenté d’en conclure que l’évergétisme remplissait la
fonction d’un système de contributions ? Tentation à laquelle
on aurait tort de céder, comme on va voir ; néanmoins, cette
interprétation fonctionnelle de l’évergétisme, toute fausse
qu’elle est, a le mérite de faire ressortir un contraste : il est plus
facile de susciter un évergétisme que d’établir un système de
contributions, car personne n’a jamais eu envie de payer ses
L’évergétisme grec 227
impôts, tandis qu’on peut avoir envie de faire des évergésies ; ce
qui a son intérêt pour la théorie et l’histoire de l’impôt.
L’évergétisme n’est pas un quasi-impôt ; évergétisme et fis-
calité ne sont pas articulés l’un par rapport à l’autre ; ni par ses
mobiles, ni par l’affectation des ressources qu’il procure, ni par
le volume de ces ressources, l’évergétisme n’équivaut à des
contributions directes. Il ne remplace pas des revenus publics
insuffisants ; au contraire, plus une cité est riche, plus elle a des
revenus importants et plus, en même temps, elle a de grands
évergètes. Le rapport des évergésies n’est pas comparable à ce
que rapporterait un impôt de répartition ou de quotité ; ce rap-
port était incertain et variable : il remédiait parfois à des diffi-
cultés de conjoncture, il procurait des économies inattendues
(quand un magistrat prenait sur lui les frais de sa charge), ou
bien il valait à la cité un superflu plus ou moins inutile. L’é-
vergétisme ne se proportionnait pas aux besoins de la cité ; il
rapportait la quantité d’argent que, pour des motifs qui étaient
les leurs, les évergètes s’étaient laissé arracher et qu’ils affec-
taient à l’usage qui leur plaisait. Un cas à part est celui des
fêtes religieuses dont officiellement un prêtre faisait les frais
en partie ou en totalité (ainsi en sera-t-il, sous l’Empire, du
culte impérial) : l’évergétisme sert à donner des fêtes. Mais,
dès qu’il s’agit de choses sérieuses, de guerre, on en revient à
des modes de financement plus contraignants que le mécénat ;
dans ses possessions extérieures, l’Égypte lagide se procurait
des navires en imposant aux villes sujettes une liturgie, la trié-
rarchie123 ; en 146, quand l’Achaïe, qui avait été si longtemps
le pilier de l’hégémonie romaine, finit par se révolter contre ses
maîtres étrangers, les « démagogues » au pouvoir recoururent,
pour nourrir la guerre, aux recettes éprouvées : une contribu-
tion extraordinaire (eisphora) et la promesse (epangelia) de
souscrire à une epidosis124. En revanche, les fêtes et concours
qui se multiplient à l’époque hellénistique sont soutenus par
des bienfaiteurs : en Béotie, le « mouvement agonistique » qui
se développe à fin du IIIe siècle ne dure que grâce à la généro-
sité de mécènes locaux et de rois étrangers ; un grand concours
comme les Mouseia de Thespies, qui est stéphanite et panhellé-
nique, vit de largesses125.
Il est très difficile de mesurer la part des évergésies dans
les revenus d’une cité, mais il semble certain que le montant de
ces revenus publics différait beaucoup d’une cité à l’autre : il y
228 Le Pain et le Cirque
avait parmi elles des riches et des pauvres, et celles qui étaient
pauvres ne vivaient que de mécénat : l’évergétisme leur pro-
curait, de temps à autre, un édifice, une statue ou un banquet,
leur permettait de célébrer à nouveau un concours interrompu
depuis de longues années, de ne pas interrompre le chauffage
des bains publics ou de réparer (πισκευ ζειν) les édifices qui
en avaient grand besoin. Mais les revenus des cités riches pou-
vaient être considérables ; les évergètes ajoutaient encore à leur
luxe public, fait de fêtes et d’édifices, et ils y multipliaient de
petits monuments, symboles de l’honneur public qu’ils avaient
exercé. Si la répugnance grecque à l’impôt direct est une curio-
sité piquante à nos yeux, elle n’aboutissait nullement à priver
les cités de ressources ; la principale source de revenus était
pour elles, comme chez nous, les impôts indirects126 ; certaines
cités avaient la chance de posséder de vastes domaines, des
mines, ou bien de tirer un tribut de leurs possessions continen-
tales. Si ces différentes ressources étaient insuffisantes, on pas-
sait outre à toute répugnance et on recourait à un impôt direct
ordinaire : pareil recours semble même avoir été beaucoup
moins exceptionnel qu’on pourrait le croire127. A Athènes,
l’eisphora était un impôt qui, extraordinaire en principe,
tendait à devenir ordinaire : il est arrivé qu’il fût levé de
longues années de suite, durant les périodes de guerre. Cepen-
dant, l’eisphora est demeurée extérieure au budget normal ;
elle a toujours reçu une affectation déterminée et une justifica-
tion de circonstance : la guerre, la construction d’un arsenal ;
la payer était un mérite en même temps qu’un devoir : dans
les plaidoyers des orateurs attiques, l’accusé ou le défendeur se
prévaut de ses eisphorai comme de ses liturgies, et les deux mots
font couple. On en dirait autant de l’epidosis128.
Évergétisme d’un côté, eisphora ou epidosis de l’autre ;
contributions et souscriptions publiques avaient sur les évergé-
sies l’avantage d’être décidées en vue d’un intérêt collectif,
ce qui n’était pas toujours le cas des évergésies. Il ne faut pas
surfaire les mérites de l’évergétisme ; il aboutissait souvent à
du « gaspillage », je veux dire à des dépenses moins utiles que
d’autres, et il faisait d’un individu, d’un mécène, l’arbitre qui
décidait du choix des biens collectifs. Mais c’est précisément
parce que l’évergète n’est fait dans une large mesure qu’à sa
tête qu’un évergétisme est généralement moins difficile à ins-
taurer qu’un système de contributions et même qu’une sous-
L’évergétisme grec 229
cription publique (où il faut décider un grand nombre de per-
sonnes et où le rôle propre de chacune se perd dans le nombre).

Origines de l’impôt.
Allons plus loin : l’impôt, solution rationnelle, est pourtant
historiquement très improbable, à moins d’être imposé par une
autorité supérieure ; il paraît très difficile qu’une collectivité
puisse s’imposer à elle-même des contributions, si elle décide
démocratiquement de son sort et si l’impôt n’est pas entouré à
ses yeux d’une aura de normalité qui le fait apparaître comme
la solution tout indiquée (normalité qui ne peut provenir que
d’une longue tradition). La collectivité démocratique préférera
toujours faire retomber le fardeau sur un volontaire ou sur une
victime désignée, sur un évergète ou sur un liturge. Le « mar-
ché », je veux dire l’action d’agents historiques isolés qui agis-
sent librement et égoïstement, ne peut pas plus assurer à l’État
les recettes collectives de manière satisfaisante qu’il ne peut
assurer les services collectifs, comme on l’a vu au chapitre
précédent ; il ne peut aboutir à la solution la plus rationnelle,
l’impôt ; on se résignera plutôt à voir la collectivité vivoter
des ressources du domaine public, ou bien on procédera par voie
de réquisition : c’est la liturgie. L’idée de contributions est une
idée de haute culture ; l’idéologie a beau proclamer que l’indi-
vidu doit se dévouer à la collectivité, chaque individu préfère se
réclamer de ce beau principe pour le meilleur plutôt que pour le
pire, aux dépens d’autrui plutôt qu’à ses dépens.
Or quelles sont les différences qui séparent l’évergétisme d’un
système de contributions ? D’abord, les évergésies ne sont pas
exigibles en droit et leur refus n’est pas sanctionné par une auto-
rité publique : elles sont imposées par la coutume, c’est-à-dire
par la morale personnelle et l’opinion publique. Ensuite, dans
un système de contributions, tous les notables en même temps
auraient versé une petite somme ; dans le système évergétique,
une poignée de notables, chaque année, verse beaucoup, et le
montant de leur évergésie n’est pas fixé une fois pour toutes : il
sera discuté entre eux et la collectivité ; l’évergétisme est un jeu
qui se joue coup par coup. Si l’on regarde à quoi il aboutit au
bout d’un certain nombre d’années, tous les notables ont dû
s’immoler tour à tour, ou presque ; les uns ont donné plus, les
autres, moins ; dans l’ensemble, tout se compense. Mais ce point
230 Le Pain et le Cirque
de vue agrégatif n’est pas celui de chacun des intéressés, ni même
de la classe sociale tout entière. Car, dans un jeu qui se joue coup
par coup, chaque individu peut espérer échapper au tour de rôle,
il peut espérer aussi qu’il sera plus habile que le voisin et qu’il
parviendra à se laisser moins lourdement imposer que les autres.
Face à la loi fiscale, tous les citoyens ont un égal devoir de contri-
buer ; en revanche, face à l’opinion, chacun conserve toutes ses
chances. Si un mécène tient à verser plus que la tradition ne
l’exige, il soulagera les autres d’autant. Chaque évergète éven-
tuel espère rejeter sur les autres une partie du fardeau commun.
L’évergétisme est préférable à l’impôt parce qu’il est semblable à
une loterie : on peut y gagner.
La classe riche, dans son ensemble, a une autre bonne raison
de préférer l’évergétisme à l’impôt. L’évergétisme n’est pas,
comme serait l’impôt, un devoir légal, mais un simple devoir
moral ; il est beau d’être évergète, mais ce n’est pas un délit
de ne l’être pas. Les notables ne sont pas légalement tenus de
satisfaire tous les nouveaux besoins collectifs qu’a fait naître le
développement économique ; les pauvres n’ont pas le droit
de l’exiger d’eux : on n’exige pas un cadeau comme un dû, ou
du moins le donateur conserve ses chances et peut discuter.
Certes les notables feront de leur bourse les frais de l’énorme
développement des biens et services collectifs : ils paieront les
fêtes et les édifices de l’époque hellénistique. Mais sans doute
auraient-ils payé plus encore s’ils avaient préféré l’impôt aux
évergésies et s’étaient enlevé ainsi le moyen de discuter coup par
coup ; ils ont probablement raisonné comme les libéraux du
XIXe siècle : il n’y a pas de droit des pauvres, disait Thiers, il y a
seulement un devoir moral qu’ont les riches de faire la charité.
Autrement dit, la plèbe des cités grecques n’avait pas de droit
subjectif à obtenir des évergésies : celles-ci n’étaient que le
réflexe d’une institution objective, le mécénat des notables.
Jusqu’à la fin de l’Antiquité, les cités hellénistico-romaines
paieront l’impôt à une autorité supérieure, celle des rois, pour
les cités grecques qui dépendaient des monarchies hellénis-
tiques, ou celle des empereurs romains. Car l’impôt ne peut
guère être établi, à l’intérieur d’un groupe, que par une autorité
supérieure à ce groupe. Cette vérité de bon sens doit cependant
être complétée par une autre : les coutumes établies et les
recettes consacrées bénéficient d’une sorte d’inertie histo-
rique ; quand une certaine technique, par exemple l’impôt, a
L’évergétisme grec 231
été longtemps appliquée pour résoudre un problème, elle est
bientôt considérée comme normale et juste ; de plus, l’horizon
intellectuel se restreint et, en cas de besoin, on recourt machina-
lement à la technique déjà connue, sans penser qu’on pourrait
en inventer une meilleure. L’évergétisme connaîtra ainsi six
siècles d’inertie, l’impôt en connaîtra un plus grand nombre
encore. Si la tradition de l’impôt a pu ainsi s’établir en Europe,
ce fut par le hasard de la conquête romaine : les Romains, ayant
soumis de nombreux peuples, leur imposèrent un tribut, sym-
bole de soumission, et l’habitude de l’impôt fut ainsi inculquée à
une grande partie de l’Occident ; cette habitude resta même
quand le souvenir de la conquête eut disparu et le Moyen Age la
conserva. Ce qui explique un fait curieux : les républiques
urbaines du Moyen Age italien n’ont pas connu l’évergétisme ;
les Florentins avaient le même patriotisme et la même magnifi-
cence que les Grecs et les Romains, mais leurs magistrats n’ont
jamais été évergètes ob honorem ; quant à la magnificence des
simples particuliers, elle allait au bénéfice de l’Église. La raison
en est que la démocratie florentine avait conservé la tradition de
l’impôt. Pour résumer en deux phrases tout ce que nous avons
vu depuis le début de ce chapitre, toute démocratie directe tend
à se transformer en gouvernement de notables et toute commu-
nauté gouvernée par des notables demandera à l’évergétisme les
ressources qui lui sont nécessaires, sauf si une tradition de
l’impôt existe déjà.
Pour la suite de l’histoire, la rareté de l’impôt direct dans
les cités a eu une grosse conséquence. On attendait tout des
notables, puisque la cité était leur chose ; on attendait qu’ils
ouvrissent leur bourse quand les fonds publics manquaient, et ils
ne pouvaient répondre alors : « Mais nous payons déjà, en notre
nom personnel, comme contribuables ; les finances publiques
sont au surplus une affaire sérieuse, rationnelle, qui vit de contri-
butions et non d’aumônes. »

4. L’évergétisme hellénistique : vue générale

Il n’est pas de plus belle vertu que d’avoir le geste large ou,
comme on disait alors, l’âme grande129 ; à condition que le
donataire soit lui-même grand : non pas un esclave, un misé-
232 Le Pain et le Cirque
rable, un inconnu qui passe, mais un dieu, un peuple étranger ou
la cité. Toutefois, l’exercice de cette vertu n’est compréhensible,
dans ses mobiles et le choix de ses objets, que si l’on envisage la
condition politique ou le rôle social des différentes espèces de
donateurs ; sinon, on croirait que les hommes de cette époque
n’étaient pas comme nous et que le désintéressement était moins
exceptionnel à cette époque qu’à la nôtre.

Les dons des rois.


Les rois ont l’âme grande autant et plus que les notables,
mais pour d’autres raisons qu’eux. Donner est le geste royal
par excellence, dont les courtisans et les soldats du roi sont les
premiers bénéficiaires130. Quant aux dons que les rois hellénis-
tiques faisaient aux cités et aux peuples étrangers, un chapitre
ne suffirait pas à les énumérer : monuments sacrés et profanes,
espèces monnayées, cargaisons de blé131… Disons seulement
que ces largesses ont trois raisons principales : entretenir des
relations politiques utiles, manifester gratuitement la splendeur
de la monarchie, symboliser une relation de dépendance. On
lit, au livre IV de Polybe, qu’Attale de Pergame « avait offert
aux Étoliens les sommes nécessaires pour construire » les rem-
parts de leur puissante forteresse d’Élaos ; on en comprend
le pourquoi quand on voit, au livre IX, Attale et les Étoliens
alliés contre Philippe V de Macédoine132 ; plus simplement
encore, un roi fournit à un État ami de l’argent ou du blé pour
nourrir la guerre et payer des mercenaires133 ; deux grands
coups de théâtre politiques, la libération de Sicyone par Aratos
et le départ de la garnison macédonienne qui occupait Athènes,
ont été rendus possibles grâce à l’argent de l’étranger : Aratos
et Cléomène de Sparte ont été soutenus un certain temps par
les finances lagides134. Mais, aussi souvent, les dons des rois
et des peuples sont désintéressés : la société internationale, elle
aussi, avait son évergétisme ; Thèbes, détruite par Alexandre le
Grand, a été reconstruite au moyen d’une véritable epidosis à
laquelle toute la Grèce prit part135 ; on parle à tort de propa-
gande, ce qui semble sous-entendre un calcul : mais le besoin
de rayonner, d’exprimer sa splendeur, est aussi naturel aux
groupes sociaux qu’aux individus ; si Hiéron II était, « à l’égard
des Grecs, extrêmement prodigue de ses bienfaits et soucieux
de sa renommée136 », ce n’était pas que, dans sa lointaine
L’évergétisme grec 233
Sicile, il attendît d’eux de grands services : c’était afin que
son éloignement ne le fît pas oublier. Certaines cités, neutra-
listes ou très indépendantes, Athènes ou Rhodes, servent de
« vitrines » à l’ostentation internationale, mais plus encore les
grands sanctuaires, où les rois élèvent les trophées de leurs
victoires et les statues de leurs serviteurs ou alliés137. Enfin, les
cadeaux de l’étranger peuvent être des symboles de dépen-
dance ; le peuple qui les accepte ne se vend pas à ce prix, mais
son acceptation à la signification d’une promesse d’obéissance,
qu’il est amené à prêter pour une raison ou une autre. Aussi les
Achaïens ne voulaient-ils pas accepter les dons de certains
rois : ou bien nous sacrifierons nos intérêts à ceux de ces rois,
disaient-ils, ou bien nous passerons pour des ingrats si nous
nous opposons aux désirs de ceux qui nous paient138. Refuser
un don, c’est refuser une amitié qui peut être envahissante ;
Phocion refusa les cadeaux d’Alexandre qui lui fit dire,
furieux, qu’il ne regardait pas comme de véritables « amis »
ceux qui ne voulaient rien recevoir de lui ; Phocion, en effet,
ne se voulait pas ami inconditionnel139 ; accepter un cadeau et
ne pas obéir en tout équivalait à ne pas tenir sa parole. Comme
symbole, le don peut suivre le cheminement inverse, aller de
bas en haut vers un protecteur ; Prusias de Bithynie prit au
tragique le fait que Byzance ne lui élevait pas les statues
qu’elle lui avait promises et n’envoyait pas d’ambassade
sacrée à la fête religieuse de la monarchie bithynienne140 ; il
entendait exercer sur Byzance une sorte de protectorat négatif,
de « finlandisation », aux termes duquel la cité ne s’allierait
pas aux ennemis de la Bithynie et ne lèverait pas de taxe sur
la navigation dans les détroits ; l’impolitesse des Bithyniens
avait une signification de haute politique. Bref, les largesses d’un
État à un autre État étaient tantôt rayonnement gratuit
ou évergétisme international, tantôt symboles de dépendance ou
de protectorat ; comment distinguer ? Il fallait du tact pour ne
pas laisser planer d’équivoque quand on acceptait un don,
et ce tact, les Rhodiens l’eurent éminemment ; leur île ayant été
saccagée par un séisme, ils sollicitèrent les secours de tous les
peuples, mais leurs ambassadeurs surent le faire avec tant de
noblesse et de dignité que chacun comprit, à leur attitude, que
Rhodes entendait recevoir sans s’engager à rien141.
234 Le Pain et le Cirque

Les notables et la contrainte de donner.

Revenons à nos notables et à leurs cités. Comme les rois, ils


font largesse, tantôt pour rayonner gratuitement (c’est l’évergé-
tisme libre ou mécénat), tantôt à titre symbolique (c’est le cas,
nous verrons pourquoi, de leurs évergésies ob honorem). Seule-
ment leur magnificence a un caractère très particulier, qui justi-
fie qu’on ait forgé le mot d’évergétisme avec son suffixe en
isme : elle est à la fois spontanée et forcée, libre et contrainte ;
toute évergésie s’explique en même temps par la générosité de
l’évergète, qui a ses mobiles à lui, et par la contrainte qu’exer-
cent sur lui l’attente des autres, l’opinion publique, le « rôle »
dans lequel l’évergète est pris. Ce double caractère fait de l’é-
vergétisme une chose à peu près unique ; s’il n’y avait que
contrainte, les évergésies seraient des espèces d’impôts ou de
liturgies ; s’il n’y avait que spontanéité, rien ne distinguerait un
évergète antique d’un mécène américain, qui donne s’il le veut,
sans que son mécénat soit une obligation morale. Dans l’éver-
gétisme, il y a à la fois le plaisir de donner et le devoir moral de
le faire : la cité attend des riches qu’ils fassent largesse. Com-
ment se concilient spontanéité et contrainte ? En cela que la
contrainte est informelle : elle ne comporte ni réglementation,
ni sanction déterminée, mais un blâme et d’éventuelles rétor-
sions. L’évergétisme consiste, pour une cité, à mettre à profit les
dispositions généreuses qu’avait spontanément une classe
sociale et à lui en faire un devoir, mais un devoir purement
moral, informel, pour ne pas tuer chez les riches le désir de don-
ner, ce qui serait tuer la poule aux œufs d’or : si l’évergétisme
était plus facile à instaurer qu’un système de contributions,
comme on l’a vu plus haut, c’est parce que les notables avaient
des dispositions au don ostentatoire : la résistance a cédé au
maillon le plus faible de la chaîne, des notables étant plus prêts
à faire largesse que tout un corps civique à payer des contribu-
tions. Si les dispositions à donner n’avaient pas existé, il n’y
aurait pas eu d’évergétisme du tout ; si une contrainte infor-
melle ne s’était ajoutée à ces dispositions, il y aurait eu des
actes de mécénat isolés, comme on en trouve dans toutes les
sociétés, mais non un système permanent, une source abondante
et pérenne de biens collectifs.
La contrainte informelle, l’attente des autres, se distingue
L’évergétisme grec 235
d’une autre contrainte, la lutte des classes, en cela qu’elle ne
fait qu’encourager les notables dans une générosité qu’ils
avaient nativement : l’évergétisme n’est contrainte que pour
moitié ; c’est pourquoi les évergésies ne se confondent que
très partiellement avec les enjeux de la lutte des classes : un
évergète peut vendre du blé à bas prix, il ne distribue pas ses
propriétés foncières ou ne brûle pas ses créances. La lutte des
classes n’arrache aux notables, en fait de concessions sociales,
que celles qu’ils auraient été disposés à faire à titre de mécènes
et en vertu de leurs dispositions généreuses ; dans une société
où les riches donnent volontiers, on ne pille pas leurs greniers :
on leur demande de faire largesse de leur grain ; tout va bien
tant qu’on fait ainsi appel à leur mécénat ; mais les choses
auraient été moins idylliques si on avait attenté à leur droit
de propriété. La contrainte évergétique exige des riches les
mêmes espèces de largesses qu’ils étaient spontanément dis-
posés à faire, et pas davantage : elle se garde bien de toucher à
leurs intérêts de classe. Aussi bien l’évergétisme n’a-t-il jamais
servi de palliatif aux luttes sociales, qui ont continué comme s’il
n’existait pas.
Mais, si les riches sont spontanément portés au mécénat, à
quoi bon y ajouter une contrainte, fût-elle informelle ? Parce
qu’au plan individuel l’attente des autres vaut au mécène un
supplément de satisfaction et qu’au plan collectif le mécénat
devient devoir d’état ; spontanéité et contrainte ne font ni
mauvais ménage, ni double emploi : elles sont mutuellement
articulées. Il est rare, en effet, qu’un mécène ait une vocation si
impérieuse que son âme ne soit pas partagée entre le plaisir de
briller et le désir de garder son argent et que le bien présent
de l’argent qu’il tient ne soit pas par lui surestimé par rapport au
bien futur de la gloire qu’il aura s’il donne ; un peu de
contrainte l’aide à passer le cap difficile, après quoi il se
retrouve tout heureux d’avoir fait ce qu’il hésitait à faire : la
contrainte l’a forcé à agir selon son cœur ; à la fin de l’Anti-
quité, saint Jean Chrysostome décrira d’une manière très
vivante le véritable triomphe que fait à un évergète la cité tout
entière, qui l’étourdit d’acclamations et le laisse heureux et
ruiné142. S’il y avait plus de mécènes dans l’Antiquité qu’il n’y
en a de nos jours, même aux États-Unis, c’est parce que chez
nous le rôle de la collectivité se borne à faciliter la spontanéité
(aux États-Unis, le mécénat entraîne une détaxation fiscale) ou
236 Le Pain et le Cirque
à lui fournir des occasions d’agir toutes prêtes (par exemple, en
ouvrant des souscriptions ou en fondant des sociétés de
charité) ; dans l’Antiquité, on faisait aux mécènes une violence
conforme à une partie de leurs vœux secrets. Et puis, on obli-
geait chaque évergète par le moyen de tous les autres : l’attente
collective avait fait du mécénat le devoir d’état de toute une
classe ; puisque la cité attendait largesse de la classe des notables
comme telle, un notable avare aurait trahi l’image idéale que
cette classe voulait donner d’elle-même, compromis ses pairs et
attiré sur lui leur blâme ; les notables en viennent donc à se
contraindre mutuellement.

Le mécénat des notables.


Spontanéité multipliée par la contrainte, l’évergétisme, qu’il
soit ostentation gratuite ou paiement symbolique ob honorem,
a toujours deux caractères : il est civique, il va au bénéfice de
la cité ou de l’ensemble des citoyens, et il est le fait d’une
classe, celle des notables, qui donne parce qu’elle se sent supé-
rieure au corps du peuple ; cela est essentiel : l’évergétisme est
l’expression d’une supériorité politique ; la cité est divisée en
deux camps, ceux qui reçoivent et ceux qui donnent. Toute
supériorité tend à s’exprimer, non par je ne sais quel calcul
machiavélique, mais par une sorte de rayonnement naturel ;
l’évergétisme a pour condition essentielle et nécessaire l’éta-
blissement du régime des notables ; on ne fait d’ostentation que
si l’on se sent supérieur aux autres. Dans la démocratie athé-
nienne, cette supériorité était individuelle ; Alcibiade exprimait
son excellence personnelle ou la dignité d’un groupe en voie
de disparition, la vieille aristocratie dont il était issu, quand il
s’acquittait si magnifiquement de la chorégie qu’il rendait
envieux ses concitoyens ou quand il faisait courir à Olympie
sept chars à lui tout seul143. Dans les cités hellénistiques, l’é-
vergétisme exprime la supériorité de la classe des notables tout
entière : notabilité oblige. La particularité historique de leur
époque est alors que leur distance sociale les obligera à s’ex-
primer, non par une consommation ostentatoire, mais par un
mécénat ostentatoire : ils dépenseront individuellement pour
des fins collectives. Et ces fins elles-mêmes seront civiques :
les évergésies seront des dons à la cité, et non, par exemple,
en faveur des pauvres ou des arts et des lettres. C’est dire que
L’évergétisme grec 237
la classe qui fait ainsi ostentation de sa supériorité se conduit
comme une classe politique : les notables se définissent par la
participation au gouvernement. La présentation de quelques
documents, qui sont des décrets honorifiques qui célèbrent les
largesses d’un évergète, nous en apportera la preuve. Voyons
donc les notables à l’œuvre.
A travers ces décrets, l’évergète hellénistique apparaît comme
un homme politique complet qui fait du bien à sa cité grâce à
ses conseils, à ses hautes relations et à sa richesse. Un décret de
Milet144 découvert il y a quinze ans a achevé de nous faire
connaître un de ces politiciens, le riche Irénias, leader du parti
pro-pergaménien et intermédiaire obligé entre sa cité et le roi
Eumène de Pergame. Déjà son père lui avait donné l’exemple
de la munificence (conduite de classe, l’évergétisme est fatale-
ment une tradition familiale aussi). Lui-même sut provoquer
à la générosité le roi Eumène, et le décret le dit : « Irénias
déploie sans cesse le plus beau zèle pour les intérêts de notre cité
et procure toujours plus d’éclat et de renommée à notre patrie ;
ayant obtenu une entrevue du roi Eumène, il a amené le roi, dont
il a l’oreille, à faire don à notre cité de (6 000 tonnes) de blé pour
la construction d’un gymnase, avec le bois nécessaire pour cela ;
le peuple ayant alors décerné au roi les honneurs que méritaient
ces largesses et ayant chargé Irénias d’en porter la nouvelle au
roi », Irénias sut obtenir d’Eumène, non seulement qu’il aug-
mentât la libéralité promise, mais encore qu’il prît à son compte
le coût des honneurs que Milet lui avait décernés. Ces rebondis-
sements de magnificence appartenaient au style politique du
temps. Pour sa propre part, Irénias était libéral envers sa cité et
envers chacun de ses concitoyens, prêtait de l’argent sans intérêt
ou même à fonds perdus, multipliait les liturgies ou les epido-
seis et soutenait les finances publiques « pendant les difficultés
de cette période ».
Un évergète secourt le Trésor public, nourrit et distrait la
population. Sur l’agora de Priène, de longs décrets honori-
fiques s’offraient au lecteur sur tout le mur du portique nord ;
ils forment un ensemble choisi qui échappe aux hasards iné-
gaux de la conservation des documents ; l’un de ces décrets
concerne ce Moschion que nous avons vu à trois reprises don-
ner du blé à ses compatriotes ou le leur vendre à bas prix. Mais
Moschion pouvait se prévaloir de beaucoup d’autres bienfaits ;
« il regardait sa fortune personnelle comme étant celle de tous
238 Le Pain et le Cirque
ses concitoyens145 » ; il vécut en homme pieux envers les
dieux, irréprochable envers ses parents, son entourage et ses
concitoyens, juste et avide de renommée envers sa patrie146,
digne, en un mot, de la valeur et de la renommée qui avaient été
celles de ses ancêtres. A quatre reprises au moins, les finances
publiques se trouvant en difficulté, il avance ou donne de
l’argent à la ville ; outre ses distributions de blé, il distribue
1 000 drachmes en l’honneur de sa mère147. Il contribue à la
construction d’un gymnase ; comme la cité manquait de fonds
pour achever l’édifice (car les rois qui avaient promis à la ville
de l’argent pour cela avaient changé d’idée ou perdu leur trône),
Moschion sauve une fois de plus la situation. Le sanctuaire
d’Alexandre le Grand avait besoin d’être réparé : Moschion
avance l’argent. S’il n’exerce pas les fonctions de gouverne-
ment (il ne sera jamais stratège), en revanche il revêt des
charges coûteuses : il est nommé trois fois ambassadeur sacré
et, dans ces occasions, offre des sacrifices publics à ses frais
et fait remise à la cité de ses frais de mission. Il revêt enfin
la prêtrise de Zeus olympien, honneur suprême, car, à Priène,
on datait les années d’après le nom de cette prêtrise (appelée
stéphanéphorie) : à cette occasion, Moschion offre une colla-
tion de vin doux148 à tous les habitants de Priène, étrangers
et esclaves compris, pour fêter le début de ses fonctions et de
l’année ; par la suite, il donne chaque mois un banquet aux
citoyens, à la suite du sacrifice mensuel qu’il offre à Zeus149.
Les évergètes viennent donc au secours des finances publiques
dans les moments de détresse dont parle plus d’une inscrip-
tion150 ; ils donnent au peuple des plaisirs d’un caractère que
nous dirions folklorique ; ils prennent à leur compte tout ou
partie des dépenses publiques relatives à leurs fonctions ; enfin,
ils laissent dans la ville quelque construction comme monu-
ment de leur activité politique. Un dernier décret, qui émane de
la cité de Sestos, sur l’Hellespont, nous en convaincra151. L’é-
vergète Ménas, dès son plus jeune âge, avait estimé que rien
n’était plus beau que de se rendre utile à sa patrie ; pour cela, il
ne s’abstint d’aucune dépense, d’aucune largesse ; par exemple,
il tint pour négligeables les dangers et la perte d’argent qu’en-
traîne une ambassade : tout cela lui paraissait secondaire au prix
de la renommée que son dévouement lui vaudrait ; l’important,
à ses yeux, était d’acquérir la reconnaissance du peuple, pour
lui-même et pour ses descendants. Il prit donc part à des
L’évergétisme grec 239
ambassades. Il fut ensuite prêtre, chargé de rendre un culte au
roi Attale, et supporta dans ce sacerdoce des frais élevés : en
effet sa générosité tint compte non seulement des citoyens, mais
de tous les résidents et des étrangers de passage, ce qui valut bon
renom à la cité auprès des étrangers. Il fut également gymna-
siarque et fit construire alors des bains pour les éphèbes. D’une
manière générale, dans toutes ses magistratures et ses liturgies, il
fut fidèle à lui-même et à ce que le peuple attendait de lui. Der-
nier raffinement : la cité ayant décerné une statue de bronze à
Ménas, celui-ci, n’ignorant pas l’étroitesse des finances publiques,
prit à sa charge le coût de sa propre statue152.
Ces exemples153 suffiront à donner au lecteur le sentiment du
caractère habituel de ces évergésies ; la phraséologie elle-même
est significative par son caractère stéréotypé. Le style épigra-
phique, ou plutôt le style de chancellerie, s’exprime par for-
mules consacrées, qui se répètent plus ou moins textuellement
d’un décret à l’autre ; cette belle prose hellénistique, claire,
savante et sans enflure (le style baroque des décrets de l’époque
impériale sera bien différent154), est pleine de formules qui
« entrent en série » non moins que nos formules de politesse.
Le but en est honorifique et didactique. Pour chaque évergète
le libellé a été pesé, compte tenu des précédents, pour doser
exactement la part d’honneur méritée ; les phrases toutes faites
définissent une conception de l’évergétisme, imposent une
norme. Le sérieux et l’application avec lesquels ont été rédigés
les décrets montrent que les évergésies étaient une affaire
d’État et l’événement local de l’année.
Rédigés sous les yeux du Conseil, c’est-à-dire des notables,
les décrets trahissent la conception que cette classe se fait
d’elle-même et des devoirs d’état qu’elle s’impose. Il nous faut
avouer ici au lecteur une difficulté qui tient à notre documenta-
tion. Le style des décrets grecs est bien plus civique qu’oligar-
chique et il en sera de même du style des documents romains ;
la cité ne s’humilie pas devant l’évergète ; l’éloge qu’elle lui
décerne va de haut en bas et le citoyen, même méritant, n’est
qu’une partie de la cité ; les décrets grecs et latins, à l’époque
impériale même, contiendront de l’enflure plutôt que des plati-
tudes. Mais cette dignité civique ne dissimulerait-elle pas des
réalités sociales proches de la clientèle ? Considérons le grand
décret d’Olbia en l’honneur de son bienfaiteur Protogénès155.
La cité d’Olbia, sur la mer Noire, non loin de l’embouchure
240 Le Pain et le Cirque
du Boug, menait une existence précaire sous la menace des
Barbares et de leur roi Saitapharnès à qui elle payait tribut156 ;
on constate, dans le décret, que la ville ne survit que grâce aux
largesses du citoyen Protogénès, qui paie lui-même le tribut au
roi, se procure du blé à bas prix quand les mouvements des
Barbares empêchent tout ravitaillement, fait mettre en état
le rempart quand la menace d’une incursion celte se précise ;
le peuple fait très habituellement appel à ses générosités, dont
l’énumération occuperait plusieurs pages. A mesure qu’on
avance dans la lecture du décret, on comprend que Protogénès
est plus riche à lui tout seul que toute sa cité, qu’il en est le
maître absolu, de même que Cosme de Médicis était maître de
Florence grâce à ses richesses, qu’il la soutient de sa bourse
comme un seigneur féodal sa seigneurie ; mais rien dans le
libellé du décret ne trahit cette dépendance : si l’on en jugeait
d’après le style seul (à l’exclusion du contenu), la collectivité
honore un bienfaiteur qui n’a fait que se conduire en bon
citoyen.

Raison de ce mécénat.
Le cas d’Olbia est particulier, ou plutôt extrême ; mais par-
tout dans le monde grec, à toutes les époques, les textes trahis-
sent çà et là l’existence de rapports de dépendance économique
et morale qui sont de la clientèle sans le style et sans le nom157.
Quels rapports sociaux sous-tendaient l’évergétisme ? On peut
tout supposer. Que le lecteur souffre que nous procédions
à une expérience de pensée. Il y a un peu plus d’un siècle,
Frédéric Le Play, décrivant la vie sociale d’un village du
Morvan de son temps158, trace un beau portrait d’évergète dont
les générosités rappellent parfois de près les évergésies
antiques : « Le principal propriétaire de la commune accorde,
par une tolérance fondée sur d’anciennes traditions, diverses
subventions. Il autorise à titre gratuit le pâturage de la chèvre
laitière sur sa propriété. Il donne le bois mort et les débris
d’exploitation gisant dans ses forêts. Il autorise le glanage
sur ses métairies et sur les propriétés qu’il cultive en régie. Il
subventionne trois sœurs de Saint-Joseph qui donnent gratuite-
ment aux filles l’enseignement scolaire et l’éducation reli-
gieuse159. Il vient au secours de la population locale quand
surviennent les maladies, le chômage et le renchérissement des
L’évergétisme grec 241
denrées. Il intervient alors de deux manières : tantôt il alloue
directement des secours, tantôt il fait exécuter des travaux de
terrassement dont la valeur réelle atteint rarement les deux tiers
de la dépense qu’ils entraînent160. » Quel beau décret
hellénistique en l’honneur l’un citoyen évergète on pourrait
composer à partir de cette page !
Il suffirait de donner trois coups de pouce. D’abord, on
habillerait les réalités sociales en style civique : les manières
grecques et le ton grec ont toujours eu quelque chose d’égali-
taire et de démocratique, qu’on voit bien si on les compare aux
manières romaines. Ensuite, on passerait sous silence le fait
que notre évergète morvandiau était « le principal propriétaire
de la commune » et qu’il était normal qu’il fît vivre le pays
puisqu’il en était le maître161. Enfin, le cadre des évergésies ne
serait plus les campagnes, mais la cité, la commune : le décret
féliciterait notre bon citoyen de son dévouement envers la polis
et, dans le fait, l’évergète aurait distribué des secours non seu-
lement à ses fermiers mais aussi à ceux des habitants du vil-
lage qui pouvaient ne pas dépendre directement de lui. Il se
serait fait le bienfaiteur de toute la cité comme telle et l’aurait
servie par ses conseils politiques non moins que de sa bourse.
Bienfaiteur de la cité, et non des pauvres ; certes, parmi les
citoyens il y a des pauvres et certaines évergésies les avanta-
gent plus que le reste des citoyens ; mais il est aussi des misé-
rables qui ne sont pas citoyens – ils n’auront rien –, et ce sont
tout de même les citoyens aisés qui tirent le plus de plaisir
de la plupart des évergésies, qui sont un superflu ; l’affamé, le
vieillard et le malade n’ont guère que les « retombées » de l’é-
vergétisme. La magnificence, dit L’Éthique à Nicomaque, ne
consiste pas à dépenser convenablement dans les petites choses
ou dans les moyennes et à pouvoir dire : « Souvent j’ai fait
l’aumône au vagabond » ; Cicéron est du même avis : il convient
que les maisons illustres s’ouvrent à des hôtes illustres162. L’
Antiquité n’a pas ignoré la charité ni l’aumône, mais le devoir
d’état des notables était la magnificence.
Le type du notable, dont la munificence exprime la distance
qui le sépare du peuple, se montre maintenant dans toute sa
stature et la raison de son libre évergétisme apparaît : un riche
n’a pas seulement vocation politique, il a la responsabilité de
tout ce qui est collectif parce que, dans les sociétés anciennes,
on ne sépare pas la fonction politique du reste de la vie
242 Le Pain et le Cirque
sociale ; l’autorité des notables est générale comme celle d’un
père ; on attend leur initiative, leur exemple, leur conseil ou
leur aide dans tous les domaines. De nos jours encore, dans
tel petit village français, un paysan va tout naturellement
demander conseil au maire ou à son député, qui n’en peut mais,
s’il ne sait où placer son argent ou si sa femme le trompe : le
puissant est celui qui sait et que les autres n’ont qu’à écouter,
ce qui lui crée des devoirs. En Grèce, tous attendaient d’un
notable qu’il s’intéressât à tous et à tout, la bourse à la main, si
besoin était ; pour répondre à cette attente, le riche investissait
dans le mécénat la tendance à actualiser les possibilités et à
exprimer les supériorités qui est naturelle aux êtres sociaux.
Chef politique, tout notable était aussi organisateur et anima-
teur de la vie collective ; il prêtait de l’argent, aidait tous et
chacun, s’intéressait à un enfant du peuple bien doué, patron-
nait les festivités, invitait tout le monde et se présentait partout
comme ayant autorité. L’évergétisme libre s’explique par la
non-spécialisation de l’autorité des notables : elle n’était pas
plus différenciée que la société elle-même ; de nos jours, l’au-
torité dans les domaines social, religieux et culturel est beau-
coup plus divisée ou est laissée au gouvernement : il n’y a plus
de notables.
On peut donc prévoir qu’un notable évergète, dans l’exercice
de son autorité sociale, s’attirait autant de mécontentements que
s’en attirent de leur côté ceux qui exercent une autorité poli-
tique ; il a donné un édifice quand le peuple aurait préféré une
fête, il a donné une fête trop peu brillante, il est trop fier de la
brillante fête qu’il a donnée ; on ne peut décider du choix des
biens collectifs et plaire à tout le monde ; loin d’apaiser les ten-
sions sociales, l’évergétisme les fait retomber sur l’évergète.
Enfin, un évergète donne pour plaire au peuple, pour répondre à
l’attente de tous : il ne donne pas pour sauver son âme, par
exemple, ou parce qu’il appartient à une chapelle littéraire ; ce
qui laisse prévoir quels biens collectifs seront préférés, quels
autres seront négligés par lui.

Patriotisme ?
On a coutume, chez les anciens et aussi chez les modernes,
d’expliquer ce mécénat autrement : par le patriotisme, par le
sentiment de solidarité, si vif chez les Hellènes d’autrefois et
L’évergétisme grec 243
d’aujourd’hui. L’explication est vraie à demi : pour une moitié,
« patriotisme » est synonyme, en plus vague, de tout ce que nous
venons de voir ; pour l’autre moitié, c’est une interprétation
courtoise ou une couverture idéologique.
Certes, les décrets hellénistiques attribuent les évergésies à
deux vertus : l’émulation ou compétition (philotimia) des bons
citoyens qui veulent se distinguer et être honorés pour avoir
rendu à la ville quelque service signalé, et leur patriotisme, leurs
bonnes dispositions envers la collectivité. Et, certes, un notable
qui considère la cité comme sa chose et celle de ses pairs ne peut
être que bien disposé envers elle. Mais on sait que cette notion
de patriotisme recouvre des attitudes très différentes ; autre
chose est l’attitude du gouvernant qui s’identifie à une grande
cause, celle de sa cité, et qui confond sa fierté personnelle avec
le nationalisme si vif des cités grecques ; autre chose est le senti-
ment du « nous » que peuvent avoir tous les citoyens, humbles
ou puissants, d’une collectivité qui est unanime dans un moment
critique ou triomphant ; autre chose encore est la bienveillance
d’un père du peuple pour ses enfants dociles dont il se sent res-
ponsable. Le pavillon du patriotisme recouvre des marchandises
bien différentes ; forme vide, le patriotisme comporte autant
d’espèces qu’un individu peut avoir de rapports et d’intérêts
différents avec une collectivité. Si donc on attribuait d’office aux
notables le sentiment de solidarité, le patriotisme du « nous », on
abuserait de l’équivoque du pavillon pour commettre une erreur
psychologique.
Officiellement, le patriotisme grec est celui d’un bon citoyen,
pair parmi ses pairs, qui ne se distingue des autres que par
un dévouement plus grand au bien public : les décrets et les
plaidoyers des orateurs attiques le répètent. L’idéal de ce patrio-
tisme du « nous » serait en somme le moment d’unanimité et
d’émulation que fut le départ de l’expédition d’Athènes contre
Syracuse ; alors, écrit Thucydide, « tout le monde, sans distinc-
tion, se passionnait pour l’entreprise » et « pour chacun, au
poste qui lui était attribué, une véritable compétition se trou-
vait engagée ». Ce jour-là, le plus modeste citoyen pouvait se
sentir évergète.
Seulement cette unanimité n’est pas la seule espèce de
patriotisme ; elle n’en est même pas l’idéal ou la limite. Le
sentiment du « nous » est réellement ressenti dans des groupes
qui, momentanément ou de par leurs buts, sont affrontés à une
244 Le Pain et le Cirque
tâche ou à un danger définis et sensiblement égaux pour tous
les membres ; c’est l’unanimité des cordées d’alpinistes ; j’ai
entendu de mes oreilles un mineur m’expliquer que tel est quo-
tidiennement le sentiment de ceux qui descendent dans la
mine ; malgré les dangers, mon interlocuteur conservait la nos-
talgie de cet état d’anarchie où la tâche suffit à créer la concorde
et où l’action de la justice est éteinte. Mais cet unanimisme est
propre à des groupes spécialisés ; dans le groupement le plus
général, la nation, il ne peut exister que par instants. La taille
absolue du groupe ne fait rien à l’affaire et il serait vain d’op-
poser sur ce point les cités antiques, où les citoyens vivaient
face à face, et nos États trop grands ; ce qui importe est l’exis-
tence d’une distinction entre la classe dirigeante et les autres,
et les effets d’externalité. Il y aura unanimité, il y aura des
volontaires pour les missions dangereuses ou coûteuses, si le
péril public menace chaque individu autant que le corps social
comme tel ; personne alors ne peut espérer surnager dans le
naufrage général, personne n’est tenté de laisser se dévouer les
autres en escomptant que les effets du dévouement d’autrui
rejailliront sur lui.
Mais ce « nous » est propre aux circonstances où il y a éga-
lité et individualisation du péril : ce ne sont pas là les circons-
tances politiques normales. Dans la quotidienneté politique,
chaque individu peut se défiler dans la foule et la distinction
des gouvernants et des gouvernés domine tout ; selon celui
de ces deux camps auquel chacun appartient, le patriotisme
n’a pas le même contenu. Souvenons-nous des liturgies de la
démocratie athénienne : la version officielle les fondait sur le
dévouement patriotique, mais les oligarques, avec une amère
satisfaction, y reconnaissaient à juste raison l’aveu de leur supé-
riorité sociale et n’en étaient que plus amers de constater que
cette supériorité ne suffisait pas à leur attirer aussi le pouvoir
politique.
Gardons-nous cependant de faire les hommes plus menteurs
qu’ils ne sont ; l’idéologie du « nous » comportait aussi une
part de couleur locale authentique ; elle était moins machiavé-
lique que nostalgique. Certes, en gazant la distance sociale, elle
sauvait la fierté de la cité devant un riche bienfaiteur ; mais elle
trahissait aussi le sentiment que la possibilité de l’unanimité était
sans cesse proche dans ces groupes menacés qu’étaient les
cités ; la politique internationale était assez agitée pour que
L’évergétisme grec 245
tout citoyen ait eu l’occasion de ressentir le « nous » une fois en
sa vie ; l’évocation de cet unanimisme ne pouvait que faire
chaud au cœur de l’évergète.
Car l’évergète est un patriote, à sa manière, qui est celle d’un
notable ; responsable de sa cité, il est très sensible à la fierté
nationale ; seulement, ce n’est pas ce patriotisme-là qui le rend
évergète. Comme nationaliste, il souhaite que sa cité ait la
grandeur ou au moins l’indépendance, ou l’autonomie, faute de
mieux, mais il ne va pas pour autant donner à banqueter à ses
concitoyens. Par son intensité, ce nationalisme égale le
patriotisme du « nous » et le paternalisme des pères du peuple,
mais il s’en sépare par ses effets et par la part qu’y prend la
foule des citoyens. La fierté patriotique d’Athènes hellénis-
tique produisait tous ses effets sur la scène internationale ; la
vieille cité essayait de jouer les grandes monarchies les unes
contre les autres et recherchait de préférence des alliances
puissantes, mais lointaines ; par nostalgie de sa grandeur (de
sa polypragmosynè, dirait Thucydide), elle refusait d’adhérer
à des ligues de cités, ses semblables et ses voisines, parmi
lesquelles elle aurait conservé son indépendance, mais non la
possibilité de mettre sa marque personnelle sur les événements ;
elle s’était inventé un rôle à la taille de ses possibilités ; elle
était un centre de culture et, comme d’autres décernent des prix
Nobel, elle distribuait à travers le monde des décrets pompeux
qui agaçaient Polybe et qui étaient des certificats de bonne
conduite ou de philhellénisme. Voilà une certaine idée du
patriotisme.
Mais, quand des notables offrent à leurs concitoyens un ban-
quet ou un édifice, c’est d’un autre patriotisme qu’il s’agit. Le
sentiment du « nous », certes, explique les souscriptions volon-
taires, les epidoseis auxquelles souscrivent parfois des milliers
de citoyens pour sauver la patrie ou pour construire le rempart
qui sera leur abri commun ; mais les évergésies individuelles
sont autre chose. L’évergète est un big man qui dirait « les
miens » plutôt que « nous » ; la foule est sa famille et il l’aime
autant qu’il la contrôle. Avouons cependant qu’ici encore il y a
de la couleur locale authentique dans le langage des décrets : la
magnificence est la vertu historique des notables grecs, qui
étaient plus bienveillants envers la foule de leurs concitoyens
que ne le furent d’autres notables. Il demeure qu’ils étaient
bienveillants en tant que notables : pour se sentir des devoirs
246 Le Pain et le Cirque
envers tous, il faut se faire une haute idée de soi-même et de
sa mission ; altruisme et tendance à actualiser son rôle sont
indiscernables ici, puisque ce rôle comporte précisément l’al-
truisme : notabilité oblige. Et assurément, pour être différente du
« nous », cette relation entre un individu et sa collectivité n’en
est pas moins une des espèces du patriotisme : il y en a tant !

L’évergétisme funéraire.
Le contraste est vif avec les œuvres charitables du monde
chrétien, avec la masse énorme des legs à l’Église et des fonda-
tions pieuses. Précisément ce contraste doit être pour nous
l’occasion, maintenant que nous avons parlé du mécénat
civique et avant d’expliquer les évergésies ob honorem, d’ana-
lyser une institution païenne qui a certains rapports superficiels
avec les fondations pieuses du christianisme et d’autres rap-
ports avec l’évergétisme : les fondations testamentaires, dont
l’importance était très grande ; on a vu plus haut qu’en Béotie
trop de gens, au goût de Polybe, léguaient une part de leurs
biens à des sociétés de buveurs qui banquetaient en leur
mémoire. Mécénat posthume, civique ou non ? Souci de l’au-
delà avant tout ? Il va falloir multiplier les distinctions en une
matière délicate entre toutes. Ma profonde reconnaissance va
ici à Philippe Ariès : le grand historien m’a fait l’honneur de
me parler de ses travaux actuels sur les attitudes devant la mort
dans le monde chrétien.
Dressons d’abord le plan des lieux. Primo, un évergète peut
faire des dons de son vivant, il peut aussi léguer par testament
quelque largesse à sa cité (les legs à une cité, quel qu’en fût
le mobile, sont attestés dès une haute époque163). Le legs peut
être fait à une personne déterminée qui en fera l’usage qu’elle
veut ; mais un testateur peut aussi léguer un fonds à une per-
sonne indéterminée (à un groupe d’hommes et à leurs héritiers
à perpétuité, ou à une association) et affecter à un but déter-
miné et durable la destination de ce fonds : en ce cas, il s’agit
d’une fondation de son vivant, s’il juge opportun de recourir à
cet instrument juridique ; non moins évidemment, toutes les
fondations ne sont pas évergétiques : beaucoup ont une desti-
nation religieuse, et ce sont les plus anciennes ; beaucoup
d’autres ne sont pas instituées au bénéfice d’une cité, mais
d’une association. Les fondations évergétiques commencent à
L’évergétisme grec 247
se multiplier dès la haute époque hellénistique. Quand un
couple d’évergètes institue un fonds dont les revenus permet-
tront d’instituer un concours musical en l’honneur de Dionysos
et en confie le soin à la cité de Corcyre, cette œuvre pie réjouira
les hommes non moins que le dieu164. Dès le IIIe siècle, qui fut
un siècle non moins belliqueux qu’un autre, des citoyens
patriotes consacrent à leur ville, par testament ou bien de leur
vivant, un capital dont les revenus sont destinés à l’entretien des
remparts165. La même époque voit apparaître des fondations
d’un caractère plus « social » : des fonds sont institués ou
légués pour que le club des jeunes citoyens (neoi) ait l’huile
indispensable à l’hygiène, selon les idées du temps, ou pour
qu’après leurs exercices gymniques les neoi aient un bain
chaud166. Mais les fondations les plus connues (encore qu’elles
ne soient pas plus typiques que d’autres) sont faites pour l’en-
tretien ou l’amélioration de l’enseignement167 ; par exemple, un
bienfaiteur de Téos laisse par testament, en exécution d’une
sienne pollicitation, un capital qui servira à l’éducation des
garçons et des filles de naissance libre et qui sera « le plus beau
monument de son amour de la renommée » ; les revenus annuels
de ce capital assureront le salaire de professeurs d’écriture, de
musique et de gymnastique. Le système juridique de la fon-
dation laisse une grande place à l’invention et permet à des
mécènes d’assurer des services publics pour lesquels il n’exis-
tait pas de cadres institutionnels. Les inscriptions nous appren-
nent quels sont les mobiles de ces bienfaiteurs : le patriotisme,
l’amour de la renommée et le désir de laisser un grand souve-
nir168 ; un Milésien, auteur d’une autre fondation scolaire qu’il
institue de son vivant par pollicitation, « a pris le parti de faire
du bien au peuple et de laisser à jamais le meilleur souvenir
de son amour de la renommée169 ». Sous l’Empire, le titre de
« gymnasiarque éternel » ou d’« agonothète éternel » sera la
récompense des liturges qui, dans le cadre de leur fonction,
auront fait une fondation pour assurer ou améliorer à titre
perpétuel l’exercice de leur liturgie ; par exemple, si un certain
Léonidas institue comme agonothète un concours local doté
de prix pour les vainqueurs (themis), il recevra officiellement le
titre d’agonothète éternel et le concours lui-même portera son
nom : ce sera la « thémis léonidienne » 170 ; le capital lui-même
recevra pareillement le nom du fondateur171. Ainsi donc un
évergète qui veut assurer perpétuellement un service public,
248 Le Pain et le Cirque
promouvoir pour l’avenir des valeurs auxquelles il tient (car le
champ de nos intérêts n’est pas borné par les limites de notre
vie), aboutit aussi à perpétuer sa propre mémoire, car la cité lui
sera reconnaissante de son bienfait et exprimera sa reconnais-
sance par des honneurs perpétuels ; l’évergétisme aboutit à l’im-
mortalisation.
Mais, secundo, par un mouvement inverse, le souci de l’au-
delà a abouti, dès la haute époque hellénistique, au désir d’im-
mortaliser sa mémoire et à des évergésies funéraires. Un
mortel veut assurer quelque soin à son âme dans l’au-delà.
Dans la Grèce classique, ses descendants ont le devoir de lui
rendre le culte dû aux morts, d’offrir chaque année des sacri-
fices ou des libations sur sa tombe ; le sort des défunts dépend
en effet, non de leur conduite en ce monde, mais du soin
que prennent d’eux les vivants172. En outre, on dépose auprès
du cadavre des objets qui l’accompagneront dans sa vie
d’outre-tombe ; l’abondance et la richesse de ce mobilier funé-
raire varient d’ailleurs considérablement, moins selon la plus
ou moins grande richesse du défunt que selon les temps et les
régions173. A ces coutumes à peu près universelles vient
s’ajouter, à partir des années 300 au plus tard, une pratique
nouvelle qui se répand dans la classe élevée : les fondations
funéraires ; un capital est constitué dont les revenus permet-
tront d’offrir un sacrifice annuel en l’honneur d’un défunt ; le
mort peut recevoir ces sacrifices, car il est héroïsé ou associé à
des dieux (ce qui n’avait rien de choquant à l’époque hellénis-
tique, où l’opposition entre les immortels et les mortels devient
moins brutale parce que la piété nouvelle pressent partout le
divin). Aux sacrifices s’ajoutent une réception174 ou un ban-
quet175 pour les membres de l’association à laquelle le fonds a
été confié, à charge de rendre au défunt le culte qu’il a fondé.
Cette association peut avoir été constituée pour la fondation
elle-même : elle n’est pas autre chose que la famille du défunt
et sa future descendance, ou encore un groupe d’amis choisis
par le fondateur176 ; les fondations funéraires prennent ainsi la
suite du culte familial des morts. Mais le défunt peut aussi
confier le fonds à un groupement préexistant ; ce sera la cité
elle-même, pour les plus riches ; pour d’autres, une partie
seulement de la cité, par exemple le Conseil ou le club des
vieillards (gerousia)177 : telle sera du moins la coutume à
l’époque impériale ; la fondation peut également être confiée
L’évergétisme grec 249
à une association professionnelle178 : un groupement de bou-
tiquiers ou d’artisans honorera la mémoire du défunt et rece-
vra du fondateur le fonds dont les revenus leur permettront de
banqueter à la mémoire du mort. Si le fondateur est très riche,
c’est à la cité tout entière qu’il confiera la gestion et les béné-
fices de la fondation, et tous les citoyens prendront part au
banquet annuel ; cela se pratique dès l’époque hellénistique :
au IIe siècle avant notre ère, un certain Critolaos constitue un
fonds au profit de la cité d’Aigialé179 qui, en remerciement,
héroïse par décret le fils qu’il avait perdu. Les revenus permet-
tront de célébrer annuellement tout ce qui compose un culte en
Grèce : une procession, un concours, un banquet et un sacrifice
(on ne nous dit pas à qui il sera offert). Culte des dieux ou des
morts ? Religion ou évergétisme ? Pour l’âme hellénistique,
ces deux équivoques n’en sont pas. Un autre sacrifice, par
lequel s’ouvre le concours, est offert au fils héroïsé, devant sa
statue (agalma) ; au banquet prendront part tous les citoyens,
les métèques, les étrangers, les Romains résidents (nous
sommes au début de la basse époque hellénistique) et même les
femmes. Les prescriptions pour le banquet sont beaucoup plus
détaillées que celles qui se rapportent au sacrifice ; le
règlement spécifie quels mets seront servis et quelle sera la
dépense.
Critolaos d’Aigialé a assuré à son fils un culte perpétuel
auquel prendra part une nombreuse assistance ; l’évergétisme
sert de moyen, de prime, à un culte funéraire. Il peut servir
aussi à la mémoire d’un mort, sinon au culte. Vers la fin du
III e siècle, le philosophe Lycon, successeur d’Aristote et de
Théophraste à la tête de la secte péripatéticienne, affecte par
testament les revenus de quelques terres à fournir de l’huile
aux enfants des écoles, « afin que, grâce à l’utilité de la chose,
la mémoire de moi demeure comme il convient180 ». L’essen-
tiel n’est plus le culte des morts, la fondation ne visant qu’à
procurer des agents qui exécuteront ces rites : ce qui importe
est le souvenir que les bénéficiaires conserveront du défunt et
de sa générosité. A l’époque impériale, de nombreuses fonda-
tions sont faites pour assurer chaque année à une cité, à son
Conseil ou à quelque association un banquet et une distribution
de pièces de monnaie qui ont lieu sur le tombeau du fondateur
ou devant sa statue, le jour de son anniversaire181. Nous avons
vu tout à l’heure des mécènes devenir inoubliables parce qu’ils
250 Le Pain et le Cirque
avaient fait une fondation ; ici, des mortels font une fondation
pour devenir inoubliables ; les deux conduites se recoupent et,
quand le fonds est confié à une cité, elles recoupent l’évergé-
tisme.
Est-ce un hasard, ou bien l’analogie des fondations funé-
raires et de l’évergétisme est-elle plus profonde ? La réponse
dépend de la conception qu’on se fera de la genèse des fonda-
tions ; ou bien on estime, avec Bruck, qu’elles étaient la conti-
nuation du vieux culte familial des morts, cités ou associations
n’étant que les substituts des descendants, à qui personne
n’osait plus trop se fier, car le déclin du sentiment religieux
faisait que le culte des morts était trop souvent négligé : c’est
l’explication que Bruck a développée en un beau livre182 ; ou
bien on estime plutôt que les fondations étaient une innovation
qui prouvait moins le déclin de la religion qu’une transformation
générale de la mentalité, où le goût du luxe et la sensibilité à
autrui ont joué un rôle.

Les attitudes devant la mort.


« L’origine des fondations funéraires est le culte périodique
des morts », écrit Bruck183 ; le fondateur veut s’assurer, en créant
une situation de droit, les mêmes hommages rituels qu’aupara-
vant le respect de la coutume suffisait à assurer aux défunts ; la
raison en est « le scepticisme hellénistique » : les futurs défunts
ne se fient plus à leurs héritiers et ne comptent plus que sur eux-
mêmes ; car, malgré le scepticisme, chacun, quand il s’agit de
lui-même, continue à avoir peur de la mort ; les vieilles
croyances subsistent : rien de moins rare dans l’histoire que ces
« eschatologische Inkonsequenzen ». A quoi s’ajoute une raison
plus positive : l’« individualisme hellénistique » ; l’individu a
conscience de sa valeur propre et ne se confond plus avec les
autres au sein de sa collectivité ; il veut marquer184. Telle est,
depuis Bruck, la doctrine classique.
Est-elle si assurée et ne faut-il pas chercher ailleurs l’origine
des fondations ? Il n’est pas certain que le vieux culte familial
comportait souvent des sacrifices sanglants (il se réduisait ordi-
nairement à des offrandes et à des libations) ; les fondateurs,
eux, en instituant des sacrifices, voire des banquets et des
concours, innovent ; par ailleurs, détail qui sera pour nous
révélateur, ils associent toujours des dieux à leur culte funé-
L’évergétisme grec 251
raire, ou plutôt ils ne font que s’associer eux-mêmes à des
dieux : la fondation funéraire ne dérive pas du culte des morts
d’autrefois, mais des vieilles fondations pour le culte des dieux
proprement dits ; enfin on ne voit nullement qu’ils se méfient
de leurs héritiers : leur souci est plutôt de rendre le culte funé-
raire plus somptueux que ne le comportait la vieille coutume
(précisément les lois somptuaires limitaient et continueront à
limiter le luxe des funérailles et des tombes). Prenons une des
plus anciennes fondations, celle d’Épictéta185. Cette dame de
Théra confie sa fondation à sa propre famille qu’elle érige en
association, nomme comme prêtre son petit-fils et après celui-ci
le plus âgé de ses descendants ; le sanctuaire où aura lieu
le culte est consacré aux muses, qui reçoivent le sacrifice
conjointement à la fondatrice héroïsée par ses propres soins ; le
banquet n’est pas oublié. Héroïsation, luxe, mais nulle méfiance
à l’égard des descendants. Par ailleurs, les plus anciennes fon-
dations funéraires passent toujours par le détour d’une fonda-
tion en l’honneur d’un dieu ; Diomédon de Cos186 transforme
lui aussi sa propre famille en une association qui adorera
Héraclès, surnommé Héraclès Diomédonteios en l’honneur du
fondateur ; le sacrifice ira à Héraclès, à Dionysos, à Aphrodite,
à d’autres dieux encore ; le plus âgé des descendants sera
prêtre de ce culte ; Diomédon, pour lui-même, se contente
de prescrire que sa propre statue soit couronnée pendant qu’on
sacrifiera aux dieux ; le banquet aura pour invité Héraclès lui-
même, qui dînera avec les membres de l’association : ce sera une
théoxénie, un xenismos.
L’origine des fondations funéraires, ainsi que le changement
de mentalité dont elles témoignent, s’éclairent si l’on part
de la plus ancienne fondation connue qui ait été faite en l’hon-
neur des dieux ; elle a pour auteur Nicias, l’homme politique
d’Athènes qui était célèbre par sa piété, et date de la guerre
du Péloponnèse ; en mission à Délos, Nicias « acheta pour
18 0 00 drachmes un terrain qu’il consacra et dont les Déliens
devaient employer les revenus à des sacrifices et à des banquets,
en demandant aux dieux d’accorder beaucoup de faveurs à
Nicias187 ». Voilà le point de départ des fondations funéraires.
Un personnage non moins illustre, Xénophon, consacra un jour
une terre à Artémis : le sacrifice était suivi d’un banquet
« auquel prenaient part tous les citoyens de Scillonte188 ».
Nicias appartenait à un siècle où l’on croyait encore aux
252 Le Pain et le Cirque
dieux comme à des personnes réelles, aussi substantielles que
les individus humains ; il avait par ailleurs confiance en la vertu
des rites : le culte traditionnel des morts lui suffisait sans doute ;
enfin il « se connaissait lui-même », c’est-à-dire qu’il n’igno-
rait pas qu’il n’était qu’un mortel ; il ne prétendait pas s’égaler
aux dieux, fût-ce après sa mort, et se contentait de demander
qu’on priât les immortels de lui accorder en cette vie leur
faveur. Tout change à l’époque hellénistique ; les morts et les
dieux participent les uns et les autres à un genre supérieur, le
divin, et c’est pourquoi les fondations pieuses peuvent aussi
devenir funéraires et les défunts être héroïsés. Progrès de l’in-
crédulité et de l’individualisme ? La notion d’individualisme,
héritée de Burckhardt, n’est pas très précise et c’est pourquoi
on trouve quelque variété d’individualisme à toutes les époques,
pendant la Renaissance, mais aussi à l’époque médiévale ; on
en trouve à l’époque hellénistique, mais aussi bien au temps du
bouillant Achille. Progrès de l’incrédulité ? Pas davantage ; le
passage de la vieille religion grecque à une religiosité plus
« moderne » n’est pas une perte du sens religieux, même s’il
s’est ourlé de marges d’incrédulité ; la nouvelle religiosité n’en
a pas moins permis l’éclosion du christianisme. Elle ne se fiait
plus à la vertu automatique des rites et exigeait des sentiments
vécus (la mémoire des vivants, assurée par une fondation,
la satisfaisait davantage que des gestes ritualistes) ; et elle
était moins mythologique que les vieilles croyances : un dieu
n’était plus une personne imaginaire semblable aux êtres fictifs
auxquels croient les enfants ; il était une force, une protection,
une demi-abstraction, plus rationnelle et aussi plus exaltante,
car comment le sentiment que le divin peut se trouver partout,
en un homme, en une idée ou en un dieu, ne s’accompagnerait-
il pas de ferveur ? Quand cette ferveur presque poétique se
double d’une absence de confiance dans les rites, qui ne sont
plus que le signifiant des sentiments que le fidèle met derrière
ses gestes, la distinction entre le culte et la vénération ou l’hom-
mage tend à s’effacer : les morts, les dieux, les grandes idées,
les forces mystérieuses, les grands hommes, tous seront sur
le même plan et pourront également recevoir des sacrifices et un
culte, parce que le culte n’est que le signe de la ferveur ;
la société divine est bouleversée, les rangs se mêlent et les
anciennes formules de politesse, qui autrefois distinguaient les
rangs, sont maintenant employées un peu au hasard parce que
L’évergétisme grec 253
les fidèles dédaignent ces vaines formes et n’attachent plus de
prix qu’au sentiment qui s’exprime à travers elles. On a com-
mencé par demander aux dieux leur protection pour le mortel,
auteur d’une fondation ; quand ce mortel est mort, n’est-il pas
divin, lui aussi ? On l’héroïse donc et on lui rend un culte en
même temps qu’aux dieux.
Mais les dieux ou les morts ont besoin des hommes ; s’ils ne
sont plus des substances, s’ils n’existent plus par eux-mêmes à
la manière des êtres mythologiques, ils ont besoin qu’on pense
à eux pour être ; les défunts veulent vivre dans la piété de ceux
qui leur survivent et l’automatisme ritualiste ne suffit plus pour
eux : il leur faut vivre dans des mémoires. C’est la première
raison des fondations ; il en est une seconde, plus prosaïque :
le désir de luxe. Ne perdons pas de vue l’idée qu’une fondation
revenait cher et assurait au mort un culte somptueux ; l’auteur
d’une fondation aurait pu aussi bien se faire construire un
riche tombeau ; il a préféré vivre dans la mémoire d’un groupe
d’hommes ; et puis l’esprit évergétique encourageait à préférer
le don ostentatoire à la consommation ostentatoire, le mécénat
au luxe égoïste.
Désir de mémoire, don ostentatoire : le lecteur s’étonne peut-
être de voir expliquer une pratique funéraire par autre chose
que la seule religion ; notre première réaction n’est-elle pas
de rapporter toutes les coutumes funèbres d’un peuple à ses
croyances sur l’au-delà ? Mais, dit Philippe Ariès, on aurait
tort de croire que la religion est coextensive à la culture ; une
partie des attitudes devant l’au-delà varie selon les croyances,
mais une partie seulement ; la foi en l’immortalité personnelle
n’empêchait pas les chrétiens de vouloir aussi se survivre en
leurs descendants ; elle n’excluait pas non plus une autre
« vanité », la splendeur des funérailles : événement métaphy-
sique, la mort était aussi un événement social ; sous notre
Ancien Régime, ce qui se passait dans la chambre où « le riche
laboureur » attendait « sa mort prochaine » et recevait les
sacrements était autre chose que la part publique, l’ostentation
funéraire ; mais, pour être ostentatoire, les funérailles n’empê-
chaient pas la religiosité : c’étaient là deux parties thématique-
ment distinctes d’un événement global, d’un Tout confus où il
faut introduire des distinctions qui seules permettront de rendre
compte des « eschatologische Inkonsequenzen ». Faute de
distinguer, on risquerait par exemple de porter un diagnostic
254 Le Pain et le Cirque
global de déchristianisation à cause d’un luxe ostentatoire qui
n’est que l’un des nombreux thèmes funéraires (et un de ceux où
la religion n’entre pas en ligne de compte) ; si l’on croit que la
religion est partout, on finira par la croire chassée de toutes
parts.
Pour débrouiller le Tout confus des attitudes funéraires, il
faut, me semble-t-il, y distinguer au moins quatre thèmes, qui
seuls peuvent se prétendre candidats à la dignité d’« objets
historiques » véritables. Un octogénaire peut à la fois planter
un arbre pour ses petits-neveux, croire en l’immortalité de
l’âme, ne désirer le Paradis que le plus tard possible, mourir
avec la résignation d’un pauvre homme, souhaiter vivre en la
mémoire de la postérité, ordonner qu’un objet qui lui est cher
l’accompagne dans sa dernière demeure, régler l’apparat de ses
funérailles avec le faste qui convient à son rang, manifester par
ses legs une absence d’égoïsme qu’on lui avait moins connue
quand lui-même jouissait de ses biens, ne parler des trépassés
qu’en multipliant les litotes, mais entretenir son entourage de
ses dernières dispositions et du faste de sa tombe sans aucune
gêne et sans gêner, enfin avoir ou n’avoir pas peur de la mort
des autres (il peut ou ne peut pas passer la nuit qui suit la
mort d’un parent sans avoir de lampe allumée dans sa
chambre) selon qu’il est ou n’est pas profondément pénétré du
sentiment que la mort est passage en un état meilleur. Distin-
guons donc le « désir d’immortalité189 » ou plutôt l’absence du
sentiment d’une limite temporelle qui bornerait nos intérêts, la
mort comme événement métaphysique auquel se rapportent des
croyances contradictoires qui coexistent malgré leur inconsé-
quence, la mort comme événement social, enfin l’éventuelle
gêne des autres devant ce que Philippe Ariès appelle l’obscénité
de la mort.
1. Personne ne dit « après moi, le déluge » et on peut mourir
pour des intérêts ou des valeurs dont on ne verra pas le
triomphe ; quand nous considérons l’avenir, nous n’apercevons
pas plus les limites de notre vie que nous ne voyons le début de
notre vie consciente quand nous regardons notre passé et que
nos yeux de chair n’aperçoivent la bordure de notre champ
visuel. On est évergète à titre posthume pour les mêmes motifs
qu’on l’est pendant qu’on vit ; on meurt en notable, sauf qu’on
est encore plus généreux quand c’est aux dépens des héritiers ;
la masse énorme des largesses dans l’évergétisme païen s’ex-
L’évergétisme grec 255
plique par l’ostentation que les notables font de leur supériorité
politique ; la masse non moins énorme des legs à l’Église chré-
tienne s’expliquera par une ostentation analogue, mais aussi
par la plus grande facilité qu’on a à être généreux à titre post-
hume.
2. Elle s’expliquera aussi et d’abord, il va sans dire, par une
croyance relative à la mort comme événement métaphysique.
« Une des croyances », devrais-je écrire plutôt. Nous avons de
la mort métaphysique plusieurs expériences contradictoires
auxquelles nous pouvons croire à la fois parce que les moda-
lités de ces croyances sont différentes : on croit au Paradis sur
la foi d’autrui ou par une expérience intérieure qui n’est pas la
même que l’expérience que nos yeux ont des cadavres ; elle
n’est pas non plus la même que l’impossibilité qu’éprouve
notre conscience à penser sa non-existence autrement que
comme un simple sommeil ; notre sensibilité est non moins
incapable de se désintéresser de ce que nous ne serons plus là
pour voir. Seule la première de ces quatre modalités reçoit
l’impact des croyances religieuses ; mais, même chez un
peuple qui croit en la Résurrection, les trois autres expériences
subsistent ; d’où l’« inconséquence » apparente dont s’étonne
Bruck190 : derrière la variation des croyances sur l’au-delà,
voire derrière le scepticisme hellénistique, le culte des morts se
maintient imperturbablement. On croit au Paradis, on a peur
d’être cadavre, on sent sa future mort comme un sommeil, on
veut n’être pas négligé ou oublié comme un chien. « Toutes les
doctrines qui ont fleuri dans le monde au sujet de l’immortalité
de l’âme », écrit Santayana191, « ont à peine affecté le senti-
ment naturel de l’homme en face de la mort » ; plus précisé-
ment, elles ont affecté une de ses quatre modalités. Santayana
ajoute : « En dépit des traditions verbales, on prend rarement
un mythe dans le même sens où l’on prendrait une vérité empi-
rique. » Non que la croyance aux fabulations mythiques soit de
mauvaise foi : mais elle ne se fonde que sur une expérience
partielle, que d’autres expériences ou d’autres croyances
contredisent sans parvenir à l’effacer ; l’individu ne peut pen-
ser jusqu’au bout son propre anéantissement, que lui démontre
pourtant l’expérience qu’il a des cadavres ; il continue de
même à penser qu’il souffrira après sa mort d’être mort et
d’être oublié, bien que sa raison lui dise que cette pensée est
contradictoire. On déposera donc à côté des morts des objets
256 Le Pain et le Cirque
dont on sait bien que les cadavres n’useront pas ; la croyance en
la survie du mort en sa dernière demeure n’est qu’une métaphore
qui tire toute sa réalité du sentiment qu’un cadavre est encore un
homme. Les fabulations qui rationalisent ces sentiments pour-
ront varier sans que les sentiments et les gestes changent ; quelle
que soit la religion dominante, un cadavre est un mort qu’on res-
pecte, et non un corps sans âme, et personne ne se résigne à tom-
ber dans l’oubli. D’où les tombes garnies d’un riche mobilier
funéraire ou ornées de peinture qu’aucun œil vivant ne verra
jamais, d’où les fondations pour la mémoire d’un défunt ; le
futur mort ne peut pas s’imaginer que lui-même verra ces pein-
tures et saura qu’on se souvient de lui, mais il peut encore moins
imaginer le contraire.
3. Le faste des funérailles est encore autre chose ; la mort est
aussi un événement social. Les funérailles sont au fond la der-
nière apparition du vivant comme vivant, voire le plus grand jour
de sa vie ; l’apparat qui l’emmène et la dernière demeure qui
l’attend doivent exprimer ce qu’il fut comme homme et comme
membre de sa collectivité ; c’est de la consommation ou du don
ostentatoires.
4. Si une société admet ainsi que les morts fassent parler d’eux
et que le mourir et les funérailles se conforment à un rituel, la
pensée de la mort devient apprivoisable ; n’étant plus gênante,
elle n’est plus frappée d’interdit comme une obscénité. La
société hellénistico-romaine, au moyen de litotes, parlait beau-
coup des morts ; les cités n’avaient pas de plus belle manière de
remercier un évergète que de lui faire savoir dans le plus grand
détail quels honneurs publics lui seraient rendus quand son
cadavre serait sur le bûcher et quel parfum serait répandu aux
frais de l’État pendant l’incinération192.
La socialisation et la ritualisation de la mort étaient des
défenses contre la peur des morts, bien connue des ethno-
graphes, qui n’est pas la peur de la mort, mais la peur du sur-
naturel.
Concluons ces remarques sur les fondations funéraires. Au
début de ce livre, nous avions provisoirement ramené l’évergé-
tisme à trois « thèmes » : l’ostentation ou mécénat, le tourment
de l’au-delà, les responsabilités politiques. Nous venons de
constater que, dans le paganisme, le second thème se ramène
au premier. L’attitude devant la mort est un faux objet histo-
rique où il est possible de distinguer plusieurs concepts, qui
L’évergétisme grec 257
sont évidemment mêlés dans la réalité (par exemple, les funé-
railles relèvent de la socialisation de la mort, mais aussi de la
mort métaphysique, car elles sont aussi une ritualisation, géné-
ralement religieuse, du passage dans l’au-delà). Or, à la diffé-
rence des fondations pieuses et charitables du christianisme,
qui ressortissent pour une bonne part à la religion, les fonda-
tions païennes doivent peu de chose à la mort métaphysique ;
un païen ne fait pas de largesses testamentaires à cause de la
mort et pour sauver son âme ; on dirait plutôt qu’il fait largesse
malgré la mort : il projette dans un avenir indéfini, sans y
apercevoir en pensée les bornes de sa vie terrestre, les mêmes
intérêts et la même sensibilité à l’opinion qui rendaient les
notables évergètes de leur vivant.

L’évergétisme « ob honorem ».
Le troisième thème, celui de responsabilité politique, autre-
ment dit l’évergétisme ob honorem, auquel j’en viens mainte-
nant, est une autre affaire et ne se ramène pas à l’ostentation ;
l’évergétisme ob honorem est un sous-produit de l’essence
du politique et s’inscrit dans le problème suivant : gouverner
peut-il être un métier où l’on mérite son salaire ?
Gouverner peut être un devoir, un droit ou une profession ;
plus difficilement un métier rétribué, car on ne saurait confier
la mission de gouverner à des personnes mues par le seul appât
du gain. En revanche, gouverner peut être un devoir, une tâche
qu’un groupe démocratique confie à un de ses membres ou
que le souverain confie à un de ses sujets ; en ce cas, il est peu
probable qu’un évergétisme ob honorem fasse son apparition :
on n’a pas coutume de verser de paiement ni de pourboire pour
remplir une tâche. Gouverner peut être aussi une profession,
une activité qu’un individu choisit librement parce qu’il la
trouve intéressante en elle-même, la collectivité mettant à pro-
fit cette vocation désintéressée ; le professionnel ne touche
évidemment pas de salaire pour exercer l’activité qu’il avait
envie d’exercer (tout au plus recevra-t-il une indemnité) et
même on attend de lui qu’il prouve son désintéressement en
ayant le geste large ou en ne réclamant pas son dû. Enfin, gou-
verner peut être un droit, un droit subjectif comparable à la
propriété privée ; une dynastie ou bien un ordre de nobles ou
de notables se considère comme propriétaire du pouvoir et ce
258 Le Pain et le Cirque
droit lui est reconnu par les gouvernés : la chose est loin d’être
rare et précisément les notables hellénistiques étaient dans ce
cas ; les gouvernés trouvaient légitime d’être dirigés par de
riches oisifs cultivés. Avec le régime des notables, la politique,
d’abord profession libérale choisie par certains individus qui
avaient les moyens de leur vocation, devient le droit subjectif
d’un ordre.
L’évergétisme ob honorem est un sous-produit de la poli-
tique comme droit subjectif. Car gouverner peut aussi diffici-
lement être un droit qu’un métier ; le peuple le plus déférent
envers ses maîtres veut pourtant croire que le berger remplit
ses devoirs envers son troupeau et tout pouvoir doit se légiti-
mer au moins en paroles. Entre le droit de régner et les devoirs
du métier de roi subsiste un intervalle où éclatent des affects
secondaires qu’il faudra réduire symboliquement. L’évergé-
tisme ob honorem joue ce rôle symbolique ; il ne paie pas les
fonctions publiques : il représente une sorte de pourboire. Si
gouverner est un droit subjectif, le pouvoir devient la propriété,
le privilège et l’honneur de la classe ou de l’ordre qui l’exerce ;
il est normal qu’un propriétaire fasse les frais de son entreprise,
qu’un privilège vaille une compensation et qu’un honneur
oblige à quelque largesse. Tel est le contenu véritable de l’idée
confuse selon laquelle les évergésies consolent le peuple de la
perte de ses droits politiques, provoquent ou compensent une
dépolitisation et sont le prix des honneurs publics. Mais voyons
tout cela plus en détail.
1. « Profession » ? Oui : la politique est une profession,
comme l’état de médecin, de prêtre ou de « professeur » ; c’est
une activité libérale et non un métier qu’on fait pour de l’ar-
gent. Politicien ou philosophe, celui qui fait payer les conseils
qu’il donne, dit le Gorgias, sera toujours suspect de chercher
à complaire à ceux qui le paient et de ne pas leur donner les
meilleurs conseils. C’est pourquoi, jusqu’à l’âge industriel, il
n’a pas existé de véritables fonctionnaires, qui travaillent à
l’intérêt commun pour gagner leur vie ; il fallait une raison
bien épurée pour considérer le président des États-Unis comme
un travailleur qui exerce son job. Il est paradoxal de payer pour
être commandé ; on n’achète pas l’autorité et la possibilité
d’avoir confiance en un chef ; on veut que le chef se dévoue
tout entier et ne vous en donne pas seulement pour votre
argent. Léon Duguit pouvait encore écrire que le « traitement »
L’évergétisme grec 259
du moindre fonctionnaire n’était pas le salaire de son travail,
mais une somme que l’État lui versait pour lui permettre de tenir
son rang d’une manière convenable pour sa fonction ; les fonc-
tionnaires étaient donc payés énormément ou très peu : ou bien
ils recevaient un traitement somptueux, celui d’un maréchal de
Napoléon ou d’un général soviétique, ou bien on considérait que
la fonction publique était exercée gratuitement par des notables
dont le travail était gratuit et qui recevaient seulement une
indemnité ou des frais de représentation.
La politique, mission de confiance aux yeux de la cité, est pro-
fession aux yeux de celui qui l’exerce ; les fonctions publiques
ressortissent à la gratuité et non à l’échange et la cité ne doit
rien à un individu qui remplit sa vocation, si ce n’est un prix
purement symbolique, l’honneur. En 1427, raconte Machiavel
dans ses Istorie fiorentine, les Florentins entreprirent de réfor-
mer l’assiette de l’impôt et des discussions s’élevèrent entre les
notables et les simples bourgeois. Les premiers estimaient que
« ceux qui quittaient leurs affaires pour celles de la République
devaient être moins chargés d’impôts que les autres citoyens ;
qu’il fallait se contenter de les faire payer de leur personne et
qu’il était injuste qu’ils fussent obligés de consacrer à la Répu-
blique à la fois leurs biens et leur temps » ; à quoi les partisans
de l’égalité devant l’impôt répliquaient que, « s’il n’était pas
du goût des Grands de supporter quelque sacrifice pour la
République, ils n’avaient qu’à ne plus se mêler des affaires
publiques et à ne plus se mettre en peine, car la République
elle-même n’aurait pas de peine à trouver des citoyens dévoués
qui ne feraient point tant de difficultés pour la servir de leur
argent non moins que de leur sagesse ; les avantages
et les distinctions que le gouvernement procure devaient leur
suffire, sans vouloir encore se soustraire aux impôts publics ».
Ces arguments étaient solides. En matière politique, l’échange
n’est qu’un pis-aller ; un fonctionnaire vend son travail contre
salaire quand la cité ne peut trouver de notables qui remplis-
sent pour le plaisir une mission de confiance ; le fonctionnaire
n’a pas à remercier la cité, car elle avait besoin de lui, et la
cité n’a pas à l’honorer, car on n’honore que ce qui est gratuit.
Il n’y a échange que s’il y a fonctionnariat : un notable n’é-
change pas contre des évergésies le privilège de gouverner et
ne paie pas pour être honoré. Il n’est pas vrai que le don
appelle de lui-même un contre-don : les hommes acceptent
260 Le Pain et le Cirque
sans la moindre gêne qu’on leur rende les services qu’on a envie
de leur rendre ; ils se laissent nourrir, protéger et gouverner gra-
tuitement et ils estiment, à juste titre, que ceux qui les gouver-
nent par plaisir sont assez payés par ce plaisir.

La politique comme profession et entreprise.


Quiconque exerce une profession le fait gratuitement et ne
doit pas démentir par sa conduite son désintéressement. Ainsi
en est-il du médecin et de l’avocat. On sait qu’à Rome l’idée
qu’un avocat se fît payer fit longtemps scandale et que la juris-
prudence mit longtemps à l’accepter ; quant au médecin, les
Préceptes du corpus hippocratique lui recommandent « de ne
pas pousser l’âpreté trop loin, d’avoir égard à la situation de for-
tune du malade, voire de donner ses soins gratuitement193 » ; le
médecin doit secourir surtout les pauvres, car « là où est
l’amour des hommes, là est l’amour de l’art ». Dans beaucoup
de sociétés existe un rôle d’homme désintéressé auquel on se
fie dans les cas graves de toute espèce ; aux États-Unis, le prêtre
catholique joue souvent ce rôle, même auprès des protestants.
Beaucoup de sociétés primitives, où l’organisation et l’autorité
politiques ne sont assurément pas choses inconnues, n’ont pas
pour autant d’appareil d’État ni de souverain : quand se pose
une question politique, les chefs de famille se réunissent en des
palabres informelles et se mettent d’accord sur la conduite à
tenir. Il existe bien un grand chef, ou du moins un homme que
l’administration coloniale tenait pour tel, mais il n’avait guère
qu’une autorité morale : les chefs de famille se tournaient vers
lui, en désespoir de cause, quand ils se heurtaient en un conflit
insoluble ou irréductible que seule une autorité respectée de tous
pouvait régler ; ce chef charismatique n’était consulté que dans
ces cas extrêmes, à la manière d’un oracle auquel on s’en remet
parce qu’il faut bien en finir. La condition nécessaire, si ce chef
voulait conserver son autorité et se faire reconnaître comme
homme de confiance, était qu’il fût généreux, régalât les
pauvres, offrît du tabac aux vieillards et même renonçât
à son droit de se venger si un de ses proches était assassiné. Il
n’échangeait pas son pouvoir contre du tabac : il donnait des
gages de désintéressement194.
L’idée peu philosophique de gage est chère à plus d’un phi-
losophe ; l’un affirme qu’un vrai témoin doit être prêt à mou-
L’évergétisme grec 261
rir ; l’autre, que nul ne doit critiquer un parti politique s’il ne se
solidarise d’abord avec ce parti. L’évergétisme commence
comme gage : César doit être non moins insoupçonnable que sa
femme. Un professionnel ne doit rien recevoir de la cité ; il
n’est pas non plus littéralement tenu de lui faire des dons : en
revanche, il est difficile qu’il lui refuse quelque chose, car on le
soupçonnerait d’être intéressé. Démosthène, qui voulait une
politique de défense nationale, puisa dans sa propre bourse
pour les remparts d’Athènes, afin de mettre ses actes en
conformité avec ses paroles. On commence par ne pouvoir rien
refuser et on finit par donner ; surtout si l’on est plus le pro-
priétaire du pouvoir que l’on détient que le mandataire des
citoyens.
2. Démosthène tenait l’exercice du pouvoir pour une profes-
sion libérale qu’il exerçait parce qu’il était personnellement
riche, cultivé et par là honorable ; mais, s’il est entendu une fois
pour toutes que la politique est l’affaire des notables, leur devoir
d’état, et qu’on leur remet une bonne fois le pouvoir sans esprit
de retour, les notables deviennent en bloc les propriétaires du
gouvernement ; la cité est leur affaire. Ils feront donc, en cas de
besoin, les frais de leur fonction, à la manière d’un chef d’entre-
prise qui fait les frais de ce qui lui appartient. L’évergète ne
donne plus des gages de son désintéressement : il paie ce qu’il
faut payer pour faire marcher la machine qui lui appartient et
pour laquelle on compte sur lui.
De la vocation individuelle au devoir d’état et du gage aux
frais de fonction, l’évolution est insensible, mais à peu près
inévitable : l’évergétisme existe, du moins à l’état naissant,
dans la plupart des régimes de notables, dans le Morvan du
temps de Le Play et dans les comtés anglais du temps de Taine.
Au point de départ, les charges publiques ne sont assorties
d’aucun traitement, mais le notable ne paie rien non plus : le
Trésor public couvre les dépenses de la fonction et peut-être
même le notable recevra-t-il une indemnité pour le temps qu’il
ne peut plus consacrer à ses propres affaires ; bref, il ne gagne
ni ne perd. Il commencera à perdre sans même y penser : si,
une fois devenu magistrat, il ne peut tabler sur un service
comptable et payeur bien organisé, il sera plus simple qu’il tire
une pièce de sa bourse pour parer aux mille petites difficultés
inattendues qui surgissent à tout moment ; noblesse oblige.
Corrélativement, on ne peut s’attendre à voir un pareil homme
262 Le Pain et le Cirque
distinguer scrupuleusement ses propres finances de celles de
l’État ; il lui arrivera de puiser dans les coffres publics comme
dans son coffre. Démosthène payait de sa bourse une partie des
remparts d’Athènes et puisait dans les trésors d’Harpale
comme s’ils étaient à lui ; il suffit de relire les discours de
Démosthène et d’Eschine sur le procès pour la Couronne195
pour constater que, dès qu’un fonctionnaire s’était conduit
en évergète dans son poste, la cité ne se souciait plus guère
d’éplucher ses comptes. L’évergétisme fait bon ménage avec la
concussion et la corruption ; en 169, Archon, stratège de la
Confédération achaïenne, n’osa pas soutenir un décret en
l’honneur des Attalides, de peur de sembler le faire pour rece-
voir un bakchich d’Eumène, « étant donné la grande quantité
d’argent qu’il avait dépensée pour sa magistrature196 ». D’autres
étaient sûrement moins scrupuleux. Il demeure que le peuple
était spontanément docile et confiant envers ses notables, qui
pouvaient dès lors considérer la cité comme leur entreprise.
Cette mutation de la mentalité sociale et politique apparaît
assez tôt dans le cas de certains individus favorisés, qui deve-
naient les présidents ou les protecteurs de leur cité ; nous avons
déjà parlé de Protogénès d’Olbia ; on peut en rapprocher l’his-
toire de Polydamas qui fut, vers 375, le maître de Pharsale,
dont il tenait l’acropole et les finances. Ce Polydamas « avait
une grande réputation dans toute la Thessalie et ses conci-
toyens le tenaient pour si honorable qu’étant tombés en dissen-
sion ils avaient remis leur acropole entre ses mains et lui
avaient confié la perception des revenus et l’ordonnancement
des dépenses inscrites dans la loi pour les sacrifices et l’admi-
nistration en général. Grâce à ces revenus, il put garder et
conserver l’acropole à ses concitoyens et il administrait toutes
les affaires en rendant ses comptes chaque année. Les fonds
venaient-ils à manquer, il ajoutait de sa bourse et il reprenait
son argent quand il y avait un excédent de recettes. Il était
du reste hospitalier et magnifique comme le sont les Thessa-
liens197 ». On devine qu’en cas de besoin Polydamas avance-
rait de l’argent sans esprit de retour pour continuer à exercer
un pouvoir devenu sa chose ; le régime des notables, une fois
admis par l’opinion et légitimé, est la propriété collective
d’une élite qui s’impose les sacrifices financiers nécessaires au
bon fonctionnement de la cité qui est devenue son entreprise
privée. On voit également que les notables ne possèdent pas
L’évergétisme grec 263
le pouvoir au prix de leurs évergésies : ils ne paient pas pour
gouverner, mais parce qu’ils gouvernent, et ils gouvernent
parce que le pouvoir est tombé entre leurs mains pour des
raisons analysées plus haut.

La politique comme privilège honorifique.


3. La première condition de l’évergétisme était donc ce grand
fait de l’histoire hellénistique : l’établissement dans les cités
d’un régime de notables qui considèrent la fonction publique
comme leur chose et qui, prisonniers de leur propre système,
donnent des gages ou paient le prix pour cela. Mais, pour que
l’évergétisme se développe jusqu’au bout, pour que la fonction
publique puisse être considérée aussi comme un honneur et
comme un privilège, ce qui obligera ses détenteurs à payer
encore davantage, une deuxième condition est nécessaire, qui
est un autre grand fait de l’époque : la décadence des cités sur
le plan international, qui fait que les fonctions n’ont le plus
souvent de responsabilités qu’à une échelle municipale et
deviennent surtout de coûteuses distinctions sociales. En outre,
décadence internationale ou non, la plupart de ces fonctions
sont d’importance réduite, elles équivalent aux rouages admi-
nistratifs du comté dans l’Angleterre de Taine. A une diffé-
rence près : les notables d’un comté anglais sont nommés par
le roi (à l’exception du coroner, qui est élu), tandis que les
dignitaires grecs sont désignés par la cité elle-même ; ils sont
redevables à la cité qui les honore et ne sont pas chargés d’une
tâche venue d’en haut.
Que l’on imagine, en revanche, que les dignités des cités
grecques aient équivalu à des ministères, ou encore que l’on se
représente une situation politique grave où la cité se trouve en
face d’un choix tragique dont dépend sa survie : alors le sno-
bisme des dignités municipales n’est plus concevable, ni
l’évergétisme qui en est la suite pour une bonne part. On
n’acquiert pas un ministère au prix d’une statue ou d’un ban-
quet d’intronisation, car le sérieux de la fonction l’emporte sur
son aspect décoratif ; que les Parthes, Pompée, Brutus, Octave
menacent, que le sort de la cité soit en suspens, et la politique
redevient une affaire sérieuse qui est faite par les orateurs : le
temps des Démosthènes revient ; or on ne réclame pas un pour-
boire à un sauveur ; aux époques troublées, l’évergète aide la
264 Le Pain et le Cirque
cité par ses conseils et son influence autant que par son argent
(tel Théophane de Mytilène, qui procura à sa cité la protection
de Pompée et lui fit rendre l’autonomie)198. Mais toutes les
époques ne sont pas troublées ni toutes les fonctions impor-
tantes ; plus la politique devient médiocre, plus l’évergète
devient un homme qui fait du bien à la cité essentiellement en
ouvrant sa bourse. La relation entre l’évergétisme et l’échelle
municipale des fonctions devient claire si l’on compare le
Sénat romain aux dignitaires des cités grecques ; dans les
villes municipales romaines existait certes un évergétisme,
très comparable à celui des Grecs. Mais, à Rome même, les
sénateurs n’avaient rien d’évergètes ; ils ont des conduites de
don, d’ailleurs très différentes (il s’agit, par exemple, de « cor-
ruption » électorale). Mais sénateurs, consuls et préteurs, chefs
d’une cité géante, maîtres de la race italienne, partant en mis-
sion pour gouverner de vastes territoires et exerçant une hégé-
monie informelle sur les deux autres races, Carthaginois et
Grecs, et sur les trois parties du monde, n’ont que faire de
dignités honorifiques et d’évergésies : ils ont le pouvoir réel et
ils commandent.
Que l’on nous entende bien : même si les cités n’ont générale-
ment plus beaucoup de poids international ou même ne sont plus
que des communes autonomes, la cité demeure psychologique-
ment le cadre principal de la vie, et c’est pourquoi précisément
l’évergétisme a tant d’importance ; pour la masse de la popula-
tion, la grande affaire n’est pas la politique étrangère, l’indé-
pendance, mais la totalité de la vie quotidienne, l’autarcie, pour
laquelle une simple autonomie est suffisante et dans laquelle les
évergésies produisent leur effet matériel ou moral ; pour les
notables, les fonctions publiques sont ce qui crée la distance
sociale : ils n’étaient pas des nobles par le sang, mais des
politeuomenoi qui se distinguaient des roturiers par la
participation à la politique locale ; leurs intérêts de classe (ou
plutôt d’ordre) les plus puissants étaient donc liés au système de
la cité.
Or les dignités publiques ne sont guère, pour la plupart ou le
plus souvent, que d’échelle municipale ; ce sont des dignités
pour lesquelles n’importe quel dilettante fait l’affaire. La profes-
sion politique ne suppose plus des talents, une vocation person-
nelle ; les fonctions sont la suite naturelle d’une supériorité
sociale, elles distinguent des notables qui seraient interchan-
L’évergétisme grec 265
geables entre eux et c’est pourquoi ce sont des honneurs. Une
fonction devient un honneur quand elle est réservée à une élite
et quand elle n’a pas de portée trop sérieuse ; les fonctions
publiques étaient des tâches, souvent modestes sans doute, et
non des honneurs, tant que les démocraties grecques les
confiaient sans exclusive à tous leurs citoyens. A ces deux
conditions, que nous venons d’analyser, on pourrait sans peine
en ajouter d’autres. D’abord, il faut que la dignité ne soit pas
censée sanctionner un mérite personnel, à la manière d’un
siège à l’Académie française. Il faut également qu’elle ne soit
pas le droit de naissance d’une noblesse de sang, qui n’a qu’à
se donner la peine de naître pour la trouver dans son berceau
comme un droit subjectif. Il faut enfin que la puissance qui
confère l’honneur ne soit pas supérieure au nouveau dignitaire
ainsi qu’à ses pairs ; les notables des comtés anglais sont
évergètes, mais ils ne sont pas évergètes ob honorem. Ce sont
des mécènes, des bienfaiteurs locaux, par ostentation de dis-
tance sociale, mais ils ne sont pas tenus de verser un pourboire
pour leur désignation ; ils n’écriraient pas ce qu’écrivent les
notables grecs : « J’ai exercé la première magistrature contre
une distribution de monnaie », voire (exception qui confirme la
règle et dont l’intéressé se prévaut comme d’un honneur excep-
tionnel) : « J’ai été stratège pour rien », c’est-à-dire que la cité
m’a fait l’honneur de me désigner gratuitement. Les conditions
d’un évergétisme pleinement développé sont donc nombreuses
et c’est pourquoi ce phénomène est rare, voire unique, dans
l’histoire.

L’évergétisme comme contre-affect symbolique.


Or, quand une fonction est une dignité un peu creuse, conférée
par leurs pairs à des privilégiés interchangeables qui n’y ont pas
personnellement droit, cela se paie : ainsi naît l’évergétisme
ob honorem ; cela se paie, en ce sens que cela engendre des
sous-produits psychiques qu’il faut compenser symbolique-
ment : la fonction est un privilège et un honneur, elle appelle
donc un pourboire. Certes, les notables ont spontanément le
geste large, même en dehors de toute fonction publique ; mais
ici apparaît un fait nouveau : pour les fonctions publiques, le
pourboire devient obligatoire. L’évergétisme a été d’abord, au
temps de Démosthène, sinon le prix de la profession politique,
266 Le Pain et le Cirque
du moins sa conséquence ; maintenant l’évergétisme devient,
sinon le prix, du moins la condition des honneurs publics.
Un honneur n’a pas de prix, sous peine de n’honorer plus ;
en revanche, il appelle un pourboire quand le personnage
honoré est interchangeable : « pareille dignité ne m’était pas
due et cent autres la méritaient autant que moi ; je ne saurais
payer à sa juste valeur un si grand honneur et ce serait du reste
vous faire injure ; mais souffrez que je fasse un geste symbo-
lique pour vous remercier du choix qui est tombé gracieuse-
ment sur moi ». Le geste sera d’autant plus symbolique que
l’évergésie sera plus superflue ; certaines évergésies seront des
cadeaux utiles ou agréables, mais d’autres sont surtout de jolis
gestes. Les cités grecques et romaines se rempliront de statues
élevées ob honorem ; c’est ainsi que chez nous on offre des
fleurs en échange d’un service qu’on ne peut payer à son prix,
le bienfaiteur n’étant pas à vendre. Bref, il y a honneur et
remerciement symbolique quand une dignité est un privilège
réservé à une classe dont les membres sont par ailleurs inter-
changeables. La Grèce classique honorait les citoyens qui
avaient fait plus que leur devoir ; le monde hellénistique tient
le devoir politique lui-même pour un honneur, puisqu’il dis-
tingue les notables des simples citoyens ; mais, si les notables
sont au pouvoir, reste à savoir qui sera notable : la naissance
ou la richesse ne suffisent pas à en décider et la cité honore
ceux qu’elle désigne gracieusement.
4. Les honneurs publics sont donc également des privilèges.
Or ces privilèges se « paient », dit-on, par les évergésies ; d’où
l’idée que le pain et le Cirque servent de monnaie d’échange
pour la dépolitisation des masses. Cette idée n’est qu’un à-peu-
près qui n’est ni vrai ni faux tant qu’on n’est pas arrivé à
le préciser ; dire précisément en quoi un privilège se « paie »,
c’est établir un fait, un fait positif, exactement comme la
restitution exacte d’une inscription grecque est un fait ; et, de
même que la restitution d’une inscription n’est pas un simple
exercice de thème grec et qu’on ne restitue pas n’importe quoi,
de même on ne peut pas écrire n’importe quoi sur la relation
exacte entre un privilège ou un honneur et son paiement.
Pour Aristote, on s’en souvient, les évergésies ne sont pas
une monnaie d’échange, mais servent à désarmer des affects :
elles font que « le peuple accepte de ne pouvoir accéder aux
magistratures et n’éprouve aucun ressentiment envers ses
L’évergétisme grec 267
magistrats, en les voyant payer fort cher leur charge ». L’éver-
gétisme ob honorem n’a rien de commun avec la vénalité des
offices ; quand, sous l’Ancien Régime, on achetait un office, ou
quand on achète un titre de comte du pape, le prix que l’on verse
ne sert pas à désarmer les affects du roi ou du Saint-Siège. Mais,
d’un autre côté, de jolis gestes ne suffiraient pas à désarmer une
jacquerie et le ressentiment d’un peuple affamé. La vie quoti-
dienne nous enseigne quels affects sont désarmables par des
symboles. Si un bouquet de roses suffit à mettre fin à une que-
relle conjugale, c’est la preuve que le ménage tient bon, à d’iné-
vitables froissements près ; si un homme gagne au tiercé, ses
amis ont beau trouver juste le règlement de ce jeu et espérer
gagner eux-mêmes un jour, ils n’en éprouvent pas moins un pin-
cement d’envie que le gagnant saura calmer en offrant une
tournée, ce qui suffit à prouver que ses amis ne demandaient
qu’à ne plus lui en vouloir. Il y a affect secondaire quand un
geste symbolique suffit à réduire le malaise ; au nom de la socio-
dicée et plus généralement de la praxéologie, il n’existe de solu-
tion parfaite à aucun problème social, de même qu’il n’existe pas
de machines sans frottements ; les frictions inévitables éclatent
en affects secondaires, si les intéressés demeurent d’accord avec
le principe de la solution. Une bonne partie des conduites irra-
tionnelles ou symboliques qu’étudie l’ethnologie s’explique, je
crois, par la réduction de ces affects (d’autres s’expliquent par la
sécurisation).
Rien de plus répandu, dans les sociétés primitives, que l’obli-
gation de faire, en certaines circonstances, des cadeaux sans
valeur marchande ou consistant en un certain objet imposé par
la coutume ; il arrive, en particulier, que l’achat de certains
biens ou de certains services se fasse au moyen de deux paie-
ments, dont l’un est en espèces tandis que l’autre est un cadeau
en nature. Dans l’Antiquité comme de nos jours, les rede-
vances des métayers étaient de deux sortes : le métayage, et
certains cadeaux traditionnels, en nature et de faible valeur, qui
étaient des produits de la métairie (un barillet de vin, une oie)
et que le tenancier apportait solennellement à son propriétaire.
Pourquoi ces cadeaux ? Certains juristes les ont considérés
comme les symboles de la dépendance du métayer ou de la
propriété du maître sur la terre ; mais la coutume persiste
de nos jours, où le juridisme rend le symbolisme inutile. Les
cadeaux seraient-ils alors une simple survivance ? Non, car, de
268 Le Pain et le Cirque
nos jours encore, ils procurent au propriétaire un plaisir spéci-
fique ; l’introspection suffit à enseigner lequel : le propriétaire
qui loue sa terre regrette toujours sa terre et ses produits ; il a
beau en recevoir la contrepartie en monnaie, cette équivalence
est trop rationnelle pour le satisfaire complètement. Le tenan-
cier lui fait alors goûter un échantillon des incomparables pro-
duits de sa terre et ce paiement tout symbolique suffit à apaiser
les à-côtés sentimentaux. Dans nos cafés, le pourboire paie ce
qui ne saurait avoir de prix, le côté interhumain et personnalisé
du service. Il en est de même des cadeaux d’intronisation dans
les associations ; si un groupement, outre les fins qu’il poursuit,
procure à ses membres le plaisir ou le snobisme d’être entre
eux, ils n’accepteront de nouveaux venus qu’avec réticence,
même si ces nouveaux acquittent la cotisation ; une amphore de
vin apaisera cet affect199.
La politique est trustee et les fonctions publiques ne sont pas
à vendre : elles sont confiées ; il n’y a pas de paiement prin-
cipal. L’évergétisme est un paiement secondaire, une sorte de
pourboire ; il n’est pas le prix des dignités publiques et ne paie
pas non plus la renonciation du peuple à ses droits politiques :
il rassure le peuple sur le désintéressement de ses guides et sur
leurs sentiments reconnaissants. Les évergésies procurent ainsi
une satisfaction symbolique, du fait que les notables les
donnent sur leur propre bourse, outre la satisfaction substan-
tielle que sont le pain et le Cirque (satisfaction qui aurait été
la même si la dépense avait été faite sur fonds publics). Le
peuple, on le voit, se contentait de jolis gestes et ne formulait
pas de revendications pour un partage plus égal des droits poli-
tiques ; mais se déclarait-il satisfait de bon gré ou de guerre
lasse ? C’est une autre affaire, qu’on examinera plus loin.

Les honneurs aux évergètes.


Fonctions, évergésies : les deux termes font couple et caracté-
risent les notables. Peu de notables qui n’expriment leur appar-
tenance à la classe élevée par du mécénat ostentatoire, de
l’évergétisme libre ; pas de notable qui n’exerce de fonctions
publiques, magistratures ou liturgies, et qui ne soit pour cela
évergète ob honorem. Il ne suffit pas d’être riche pour apparte-
nir à l’élite : c’est la vie publique qui caractérise la classe
élevée, plutôt que la richesse ou la naissance ; un riche qui se
L’évergétisme grec 269
tiendrait à l’écart de la politique ne vivrait que d’une vie dimi-
nuée, soutiendrait mal son rang. Cet idéal politique était inévi-
table, à partir du moment où le système administratif, même
dans les royaumes et les empires, était l’autonomie locale : le
gouvernement local étant à prendre, la classe élevée déchoirait
si elle le laissait à d’autres et ne prétendait pas avoir une impor-
tance politique qui soit proportionnelle à son importance
sociale. Et nous savons que le peuple lui a confié, c’est-à-dire
abandonné définitivement, le pouvoir. Or pas de pouvoir sans
évergésies ; la cité est donc divisée en deux camps, le camp
de ceux qui donnent et le camp de ceux qui reçoivent. A lire les
épitaphes d’une cité grecque sous l’Empire, la population se
divise en deux classes, les notables et les autres (ou en trois
classes, si l’on ajoute ceux qui font carrière au service de l’em-
pereur). Les épitaphes de notables sont les plus nombreuses
(le reste de la population n’a pas l’argent ou l’estime de soi qu’il
faut pour perpétuer sa mémoire), et que mentionnent-elles ? Non
pas les activités du défunt ou ses particularités individuelles,
quelles qu’elles soient, mais une seule chose : ses fonctions
publiques et ses évergésies. La distance sociale était là ; l’épi-
taphe les mentionne comme, à d’autres époques, elle mention-
nerait les titres de noblesse.
Fonctions, évergésies : il faut ajouter un troisième terme, les
honneurs publics aux évergètes, que nous allons étudier main-
tenant, après quoi le cercle sera bouclé. En échange de leurs
bienfaits, les évergètes se voient conférer par décret des dis-
tinctions de toute espèce ; éloges publics, couronnes, statues, etc.
Or le volume que ces honneurs rendus par les cités à leurs
évergètes occupent dans notre documentation, et l’importance
qu’ils avaient dans la mentalité du temps, sont si considérables
qu’assurément ils sont plus que ce qu’ils semblent être ; ils
sont un rouage dans le système, mais quel rouage ? Ils ne se
bornent pas à récompenser des individus méritants et à susciter
quelque émulation, à la manière des distinctions honorifiques
de nos démocraties ou de la Grèce classique ; ils sanctionnent
l’appartenance à l’ordre des notables et ils expriment la supé-
riorité de cet ordre ; ils font barrière symbolique de classe, sous
couleur d’honorer un évergète. Pour leur volume, pour leur
flamboiement et pour cette barrière idéologique, on peut les
comparer à l’obsession des symboles nobiliaires dans notre
Ancien Régime, aux blasons, pignons, girouettes, privilèges ;
270 Le Pain et le Cirque
le riche vaniteux dont parle saint Jean Chrysostome et qui se
ruine en évergésies afin de se faire acclamer solennellement est
l’équivalent d’un hobereau, d’un hidalgo entiché de ses titres,
sauf qu’il n’a pas suffi qu’il se donnât la peine de naître.
L’étude détaillée des honneurs aux évergètes exigerait à elle
seule tout un livre : rien ne témoigne davantage de l’inventi-
vité humaine que les distinctions symboliques. Et pourtant,
avant l’établissement du régime des notables, les honneurs
n’avaient pas le style flamboyant qui sera ensuite le leur ; et,
loin d’avoir une signification « de classe », ils récompensaient
des individus, les bienfaiteurs publics, que les Grecs hono-
raient comme nous honorons ceux que nous appelons héros
et grands hommes. « La vertu et l’évergésie ont l’honneur pour
récompense », dit L’Éthique à Nicomaque200 ; « il en est ainsi
dans les organisations politiques : on n’y honore pas celui
qui ne procure aucun avantage à la collectivité ; car ce qui est
collectif est donné à celui qui fait du bien à la collectivité, or
l’honneur est chose collective ; on ne peut pas tirer de la col-
lectivité à la fois de l’argent et de l’honneur…» ; « on assigne
de l’honneur à celui qui amoindrit son patrimoine » au profit
de la collectivité, car il faut que tout se compense. « Les hon-
neurs », constate La Rhétorique 201, « sont le signe d’une répu-
tation d’évergète », or « l’évergésie s’applique au salut d’autrui
ou à tout ce qui permet de vivre, richesse et autres biens, dont
l’acquisition est difficile ». Pourquoi tant d’honneurs à l’é-
vergésie, à la bienfaisance ? Parce que, aux yeux du commun
des hommes, à qui s’adressent les rhéteurs, « les plus grandes
vertus sont fatalement celles qui sont les plus utiles à autrui,
puisque la vertu est capacité de faire du bien ». Et La Rhéto-
rique énumère ou exemplifie les honneurs : « Ils comprennent
les sacrifices, les épitaphes en vers ou en prose, les privilèges
honorifiques, les enclos sacrés, les préséances, les funérailles
(publiques), les statues, les repas du Prytanée202. » Parmi tant
d’honneurs, beaucoup sont funèbres et étaient attribués, non à
de simples mécènes, mais aux citoyens morts pour la patrie,
que la cité a ensevelis en grande pompe, ou à des évergètes
héroïsés, fondateurs de cités, auxquels était rendu un culte
public203. Aux évergètes plus moyens, qui servent la cité par
leurs conseils, leurs ambassades ou de leur bourse, sont attri-
bués des honneurs plus simples, éloges, statues et couronnes,
qui sont décernés par décret ; ces honneurs se multiplient au
L’évergétisme grec 271
cours du IVe siècle. C’est d’eux qu’il faut surtout que nous par-
lions. On les retrouvera bien des siècles plus tard, bien loin de la
vieille Grèce ; exemple entre mille, dans telle cité indigène et
hellénisée de Carie, on peut lire, sur la base d’une statue élevée
aux environs du début de notre ère : « Le peuple a honoré Apol-
lonios, fils de Marsyas et petit-fils d’Apollonios, de l’éloge, d’une
couronne d’or, d’une statue dorée et de la proédrie dans tous les
concours, pour avoir été son sauveur et son plus grand évergète
et pour avoir aussi fait don des sommes nécessaires à la fourni-
ture de la deuxième onction d’huile204. »
Éloge, couronne et statue sont des distinctions par eux-
mêmes et comportent d’autres marques d’honneur encore : la
couronne est proclamée officiellement par le héraut, au théâtre
ou à l’Assemblée, devant les citoyens, voire devant les étran-
gers venus voir les représentations théâtrales205. Le décret qui
décerne les honneurs mentionne dans ses considérants, en
termes tantôt stéréotypés, tantôt très circonstanciés, les mérites
du bienfaiteur ; les considérants sont repris ou résumés dans
l’inscription gravée sur la base de la statue. Par modestie civique
et humaine, cette statue n’est pas élevée au grand homme lui-
même, comme ce sera la coutume chez les Romains et chez
les modernes ; elle est un objet consacré à la divinité, un
anathèma, qui se dresse dans un sanctuaire ou un lieu public :
« La cité a consacré (la statue d’) Un Tel à Apollon », ou, sans
plus de précision, « aux dieux » en général (tant le détour reli-
gieux n’était plus qu’une clause de style206). La phraséologie
des décrets honorifiques était si bien entrée dans les mœurs que
Platon s’amuse à la pasticher au début de l’Hippias majeur207 ;
le sophiste Hippias vient de dire : « J’ai été plusieurs fois en
ambassade dans divers pays et surtout à Lacédémone, pour les
affaires les plus nombreuses et les plus importantes »,
et Socrate abonde dans son sens : « A titre privé, tu réussis à
rendre à la jeunesse, de qui tu reçois des sommes importantes,
un service plus important que cet argent, et en même temps,
dans la vie publique, tu réussis à être un bienfaiteur de ton
propre pays » ; tous deux parlent comme un décret, chaque mot
et le balancement même des phrases évoquent parodiquement
ce que nous lisons encore aujourd’hui dans les inscriptions
du IVe siècle. C’est au cours de ce siècle que les décrets honori-
fiques, au lieu de rester ensevelis dans les archives publiques,
sont de plus en plus fréquemment gravés sur une matière résis-
272 Le Pain et le Cirque
tante, pour que leur copie soit affichée dans un lieu public par
décision de la cité ou par les soins de l’heureux honoré lui-
même ; au cours du même siècle, les couronnes sont décernées
de plus en plus souvent – de bons esprits le déplorent208 – et, de
feuillage qu’elles étaient, sont maintenant souvent faites de
métal précieux209. Quant aux statues, qui ont fait leur apparition
isolément tout au début du siècle210, elles sont une foule à la fin :
trois cent soixante, dit-on, pour Démétrios de Phalère211. Tout
cela était conforme à l’esprit du temps ; à partir du IVe siècle, la
vie politique nationale et internationale est de plus en plus raf-
finée et pleine de salamalecs.

L’hypertrophie des honneurs.


Ce sont les évergètes, au sens limité où nous prenons conven-
tionnellement ce mot, ceux qui aident la cité de leur bourse, qui
en seront les principaux bénéficiaires ; une cité grecque, sous
l’Empire, honore d’une statue (ou « consacre une statue de »)
trois espèces de personnes, l’empereur régnant, les gou-
verneurs de la province (hêgoumenoi) et les bienfaiteurs
publics212, autrement dit les notables, ou certains notables.
Certes tout notable ne reçoit pas d’honneurs publics ; il ne suf-
fit pas, pour être distingué, d’avoir « rempli toutes les magis-
tratures et toutes les liturgies » de sa cité, selon la formule
consacrée qu’on lit, sous l’Empire, en grec ou en latin, sur
mainte épitaphe de notable, de l’Asie à l’Afrique romaine ; il
faut avoir fait davantage, et de fait beaucoup faisaient davan-
tage, en proportion de leur fortune personnelle et de l’impor-
tance de leur cité. Il est de bon ton qu’un notable fasse acte de
mécène une fois en sa vie, bâtisse un édifice public ou donne
une fête à la population ; on l’en honorera, car la coutume ne
l’y obligeait pas strictement ; on l’honorera également si, dési-
gné pour une fonction publique, ou volontaire pour l’assumer,
il profite de cette occasion pour faire son acte de mécénat et
verse, ob honorem, un pourboire plus élevé ou plus ingénieuse-
ment trouvé que ne le prescrivait la coutume. Libre mécénat,
surenchère dans le pourboire obligatoire : ce sont autant de
titres à obtenir couronnes et statues et c’est de plus en plus
exclusivement pour des titres de ce genre que les cités ont
l’occasion d’en décréter. Les honneurs ne sont pas prostitués
et dévalorisés, ils demeurent une distinction et une incitation ;
L’évergétisme grec 273
mais beaucoup de notables les méritent et seuls des notables
se soucient de les mériter. Aussi n’importe-t-il guère de savoir
(à supposer que l’on puisse) quelle proportion exacte de
notables faisaient geste de mécène : l’évergétisme passait pour
typique de la classe élevée, comme à d’autres époques les
devoirs de charité, et c’est ce qui compte. On ne le sait que
trop, nous pensons la vie sociale par types, par essences, d’où
les préjugés nationaux, raciaux ou sociaux213 ; c’est une erreur,
sans doute, mais qui n’en entraîne pas moins des conséquences
fort réelles. Que « le » notable soit évergète et honoré fait que
tout notable doit ou devrait l’être et que les honneurs récom-
pensent chez ceux qui les ont mérités une générosité qui
est typique de leur classe. Évergésies et honneurs deviennent la
matière d’une idéologie, d’une croyance qui mène à des
conduites ; en décrétant statues ou couronnes, la cité, c’est-à-dire
le corps des notables, sous couleur d’honorer un des siens, rap-
pelle à tous les autres que la largesse est un devoir d’état, pour la
meilleure réputation du corps tout entier ; en acclamant un
évergète, le peuple encourage et même contraint les autres à
l’imiter ; en honorant les mécènes, les notables font connaître au
peuple des mérites qui sont ceux de leur corps tout entier
et enseignent qu’il est essentiellement honorable. Les honneurs
font voir à tous quel est l’ordre établi.
Les deux camps ayant ainsi intérêt à ces salamalecs, une
belle carrière s’ouvre à leur ingéniosité. L’élévation d’une sta-
tue devient le prétexte d’échanges de politesses et de nou-
velles évergésies. Les clauses du décret qui décerne la statue
comportent mille raffinements possibles ; la cité peut décider
expressément que la statue sera érigée « à l’endroit le plus
fréquenté » de la ville ou même laisser à l’évergète lui-même le
choix de l’emplacement : il la fera élever « où il veut214 ». Il
demeure qu’une statue coûte cher ; un évergète de bon ton soula-
gera les finances publiques en prenant à sa charge la dépense de
sa propre statue ; ou encore, se contentant de l’honneur qu’est le
parchemin qui la lui décerne, il se bornera à faire graver sur
marbre le texte du décret et dispensera le peuple d’élever effecti-
vement l’effigie215. Si la statue finit par s’élever, le jour de
l’inauguration sera l’occasion d’une réjouissance publique,
offerte derechef par l’évergète216. Des honneurs nouveaux sont
inventés, qui colorent la vie du temps ou en révèlent la réalité
sociale. Pour sa venue dans la ville, le bienfaiteur public peut
274 Le Pain et le Cirque
être officiellement reçu par toute la population locale qui
l’acclame et son arrivée ressemble à l’entrée solennelle d’un
monarque217. Le peuple invente pour ses bienfaiteurs, ou
pour ceux à qui il veut arracher des bienfaits218, des acclama-
tions inédites : « Nourricier ! », c’est-à-dire que le personnage
acclamé a nourri (ou doit nourrir) la population ; « Océan ! »,
entendons qu’il est ou se doit d’être un inépuisable océan
de bienfaits, d’autres disaient un fleuve ; ces cris du peuple peu-
vent être imités par les décrets honorifiques, qui, au tournant de
la phrase, reconnaîtront à un évergète le titre officiel de nourri-
cier, de fondateur ou refondateur, de patriote, d’orneur de la
ville, de premier personnage de sa cité et même de père, de
mère, de fils ou de fille de la cité, selon son âge et son sexe :
cette adoption verbale montre comment le vocabulaire affectif
de la famille déteint sur le vocabulaire civique à partir de la
basse époque hellénistique219.
La qualification de notable n’était pas héréditaire en droit,
nous l’avons dit (la grande affaire était plutôt de parvenir à
peupler le Conseil de gens riches et capables de supporter les
liturgies, quand ils seraient de mince origine et se livreraient
au négoce) ; mais, par la voie de l’héritage, la notabilité était le
plus souvent héréditaire en fait et la basse Antiquité fabriquera
le titre de patroboulos 220, d’homme dont le père était déjà
conseiller. Il n’était pas rare qu’un père paie de sa propre bourse
les évergésies de son fils encore adolescent et lui ouvre ainsi la
carrière ; dès la haute époque hellénistique, maint décret hono-
rifique dit d’un évergète qu’il a suivi les traces de son père
et manifesté à l’égard de la cité la même bienveillance que
lui. Ainsi naquit cette variété de décret honorifique que sont les
décrets de consolation221 ; si une famille de notables perd un
enfant, le décret lui prodigue des consolations pour la perte d’un
rejeton qui donnait déjà des espérances à la cité.
Les institutions des cités, à l’époque romaine, sont de plus en
plus modelées sur la question d’argent, ou plutôt sur l’évergé-
tisme ; la démocratie, comme on dit, disparaît, non pas parce que
les notables en ont dépouillé le peuple, mais parce que
la question n’est plus de choisir quel homme dirigera la ville
et qui, des notables ou du peuple, choisira cet homme : la diffi-
culté est bien plutôt de trouver seulement un homme qu’on par-
vienne à décider à s’immoler en cette ruineuse fonction.
Il arrive pourtant que l’on consulte encore la vox populi : c’est
L’évergétisme grec 275
pour faire acclamer par le peuple tout entier un décret en
l’honneur d’un bienfaiteur public ; dès la basse époque hellé-
nistique, au IIe siècle avant notre ère, c’était surtout à la fin
des décrets honorifiques que l’on transcrivait le chiffre des
suffrages populaires qui avaient voté les honneurs222. Bientôt
on ne vota plus que par acclamations et l’assemblée civique
devint un public populaire dont la présence rehaussait l’éclat de
la cérémonie ; un décret d’une cité d’Eubée, au IIIe siècle de
notre ère, en est un exemple très vivant223. C’était l’époque où
les pays grecs étaient menacés par les invasions gothiques : les
Hérules pousseront un jour leurs incursions jusqu’à Athènes et
Sparte ; pour assurer leur défense, les cités devaient compter
d’abord sur elles-mêmes. Or, à Chalcis d’Eubée, le prêtre à vie
de la Cité fit entourer d’un rempart le sanctuaire de sa déesse et
y adjoignit des constructions faites pour l’agrément et la piété ;
il demandait en échange à porter le titre de prêtre « éternel »
et à transmettre son sacerdoce à ses descendants, comme
une espèce de titre de noblesse. Cela lui fut accordé et, pour
rehausser et confirmer cette concession, le Conseil et le peuple
la votèrent l’un et l’autre, chacun de leur côté ; voici comment
la chose se fit. Un des premiers conseillers, Pamphilos, pré-
senta la proposition de rendre la prêtrise héréditaire dans la
famille de l’évergète ; « les autres conseillers s’exclamèrent :
“Vive la proposition de Pamphilos ! Qu’il en soit ainsi !”» Le
secrétaire mit alors la proposition aux voix, en suggérant que
l’unanimité était souhaitable : « Que tous ceux qui décident
que cet honneur doit passer également aux descendants, selon
votre volonté à tous et conformément à la proposition de notre
confrère Pamphilos, lèvent la main !” Les conseillers s’ex-
clamèrent : “Adopté !” La scène se transporte alors par-devant
le peuple. Le premier magistrat lui déclare : “Il serait bon que
vous rendiez le bien pour le bien à ceux qui le méritent et
que vous fassiez passer leurs honneurs à leurs enfants, au lieu de
les décerner à eux seuls ; ce n’est que de cette manière que nous
pouvons en amener d’autres à faire beaucoup pour nous ; déjà le
Conseil s’est hâté de voter en ce sens ; si, vous aussi, vous déci-
dez ainsi, levez la main !” Le peuple s’exclama : “Adopté !
Longue vie à ces prêtres !”»
Mais il se pourrait que, de tous les honneurs, celui qui allait la
plus au cœur des évergètes ait été moins l’honneur lui-même
que la gravure du décret qui le leur décerne et que la postérité
276 Le Pain et le Cirque
pourra lire. Quand, de nos jours, on se promène dans les ruines
d’une ville antique ou dans la bourgade moderne qui en occupe
l’emplacement, on peut voir, encore en place ou bien rem-
ployées dans les murs modernes, les bases, stèles, épitaphes ou
architraves qui portent toujours gravés les noms des évergètes
d’autrefois ; et l’on est frappé de voir revenir les mêmes noms :
à Pergé, au sud de l’Asie Mineure, on lit partout le nom des
Plancii et à Saepinum, dans les Abruzzes, celui des Nératii.
L’effet était encore plus éloquent sur le passant antique. Notre
documentation ne déforme pas les perspectives : les inscrip-
tions occupaient dans la mentalité du temps une place aussi
importante que celle qu’elles occupent dans nos recueils
de documents. Une grande famille se devait de faire lire son
nom partout dans sa ville et, si un décret en son honneur était
exposé en un lieu public ou sur le tombeau de famille, il était
certain qu’il serait lu. Pour les Anciens, en effet, l’inscription
avait une dignité égale au livre : gravure (epigraphè) et édition
étaient deux modes de publication qui se valaient ; aussi bien
ne gravait-on pas des « documents », si l’on entend par ce mot
l’équivalent de nos affiches ou de la paperasserie bureau-
cratique, mais bien des monuments224 qu’on désirait faire lire à
la postérité ; et les lecteurs ne manquaient pas : quand un Grec
ou un Romain avaient envie de lire un peu, ils pouvaient, soit
entrer dans une bibliothèque, soit se promener dans un sanc-
tuaire, sur une place publique ou le long d’une route dont les
bas-côtés servaient de cimetière, pour y lire225 les ex-voto, les
décrets, les bases de statue ou les épitaphes. Comment un
grand seigneur tel que Pétrone a-t-il pu connaître les mœurs
des petites gens qu’il peint avec une condescendance lucide ?
Le Satiricon contient la réponse à la question : ce fut en s’en-
canaillant, n’en doutons pas, mais ce fut aussi en lisant les
inscriptions de ces gens, telles que nous les lisons nous-
mêmes.
Il était donc non moins honorifique de donner à lire à tous
qu’on a couronné un bienfaiteur que de le couronner. Aussi
bien peut-il y avoir deux manières d’honorer quelqu’un ; l’une
consiste à l’honorer, à lui décerner une couronne ou une statue,
et l’autre consiste simplement à dire à l’intéressé « je t’ho-
nore ». Parmi les décrets honorifiques, les uns décernent par
exemple une statue avec une inscription honorifique sur sa
base et les autres décident en outre qu’une copie du décret sera
L’évergétisme grec 277
transcrite sur une stèle et exposée dans un lieu public ; c’est
la copie même que nous lisons aujourd’hui ; il peut arriver
également que ce soit le personnage honoré qui ait fait graver
lui-même le décret. Ce que les épigraphistes appellent, pour
faire vite, les « décrets » grecs (ou romains) sont ainsi, au vrai,
des copies, d’ailleurs plus ou moins abrégées (l’original, trans-
crit sur matière périssable, étant conservé dans les archives de
la ville). Il ne va pas de soi qu’un décret soit gravé et il faut
toujours se demander pourquoi il l’a été, car la réponse est tou-
jours significative ; neuf fois sur dix, le décret est honorifique
et sa gravure est un honneur de plus. S’il est gravé par décision
officielle, le décret se lira sur une stèle élevée par exemple sur
l’agora, au gymnase ou dans un sanctuaire ; si l’intéressé l’a
fait graver par sa décision privée, il se lira par exemple sur sa
tombe. La gravure officielle est un « témoignage » (martyria,
testimonium) des mérites de l’évergète et de la reconnaissance
publique226. Il existera même, à la basse époque hellénistique,
un type de décrets où honorer se réduira à dire « je t’honore »
et à attester les mérites de l’intéressé, sans lui décerner de
marques d’honneur particulières ; ces espèces de certificats
s’appelleront décrets de témoignage227. Quand une cité honore
un athlète international ou des juges étrangers, elle commu-
nique à la patrie de l’athlète ou des juges le texte des honneurs
qu’elle leur a décernés, pour attester par là leurs mérites et
pour les faire connaître. Les cités ne sont pas les seules à don-
ner des certificats ; le gouverneur de la province, voire l’empe-
reur lui-même, peuvent témoigner par une lettre des mérites
d’un homme qu’ils ont apprécié. Sous l’Empire, de grands
évergètes, tel que cet Opramoas dont nous reparlerons, feront
transcrire sur leur tombeau monumental de véritables dossiers
épigraphiques, composés de tous les décrets et lettres honori-
fiques qu’ils auront mérités durant leur vie de mécènes ; un
tombeau qui donne tant à lire vaudra bien une fondation funé-
raire.
En honorant l’un d’entre eux ou en s’honorant eux-mêmes,
les notables, auteurs des décrets, honorent leur ordre comme
tel. La démocratie athénienne estimait que la proclamation
publique des couronnes était un instrument d’éducation :
« Tous ceux qui assistent à la cérémonie sont par là amenés à
vouloir faire du bien à la cité228. » Valeur éducative ? Disons
contrainte morale, exercée par l’ordre des notables sur les indi-
278 Le Pain et le Cirque
vidus qui le composent. Les décrets honorifiques se terminent
régulièrement par ce que les épigraphistes appellent la formule
hortative : la cité, dit le texte, a ainsi honoré son évergète pour
montrer qu’elle n’ignore pas la reconnaissance, qu’elle sait
rendre hommage aux bons citoyens, pour que ces citoyens aient
beaucoup d’imitateurs, pour exhorter chacun à faire comme eux
et pour les amener à lui être encore plus dévoués à l’avenir229.
En apparence, quoi de plus civique que ce style ? La cité ne
remercie pas humblement un puissant bienfaiteur, elle agit
comme étant supérieure à tout citoyen, serait-il notable et
évergète ; elle attend de tout citoyen qu’il fasse de son mieux et
elle honore les bons comme elle châtie les méchants ; elle garde
la haute main. Oui, sans doute, en ce sens que les notables qui la
gouvernent exercent les uns sur les autres une pression, dans
l’intérêt de leur ordre tout entier. Pour trouver un style plus défé-
rent, il faut lire les décrets par lesquels les cités honorent, non
un de leurs citoyens, mais les autorités impériales ; tant qu’il
s’agit d’un notable, serait-il le plus riche de tous, les autres
notables le traitent comme leur pair et les apparences civiques
sont ainsi respectées.

La vraie raison de tant d’honneurs.


Au terme de cette longue énumération, ne laissons pas les
arbres nous cacher la forêt ; étaient-ce les honneurs qui rendaient
un notable honorable, ou bien la dignité de notable faisait-elle
le véritable prix des honneurs ? Pris un par un, les divers hon-
neurs semblent jouer le même rôle que les distinctions honori-
fiques, où qu’on les trouve, dans la Grèce classique, à Rome ou
bien chez nous ; mais, si l’on considère l’effet de masse, l’ana-
logie cesse et un fait historique original apparaît. Tant d’hon-
neurs ne pouvaient servir à désigner les citoyens méritants, ils
distinguaient un ordre comme tel, à la manière des titres de
noblesse ; même chez nous, une plaque sur un habit d’ambassa-
deur ne sert pas à distinguer l’individu pour l’honorer ; elle rend
hommage à la dignité du corps diplomatique et c’est ce corps
qui fait le prix de l’honneur.
Il n’est que de parcourir les inscriptions d’une cité grecque
sous l’Empire pour constater que fonctions, évergésies et
honneurs se recouvraient et distinguaient deux camps parmi
les citoyens, ceux qui les avaient et ceux qui ne les avaient pas.
L’évergétisme grec 279
Si ces honneurs trop nombreux n’avaient pas distingué une
classe honorable par elle-même, ils auraient rapidement perdu
leur valeur par inflation et ne seraient plus que titres de cour-
toisie ou formules de politesse : trop de gens les avaient ; mais
précisément tous ces gens appartenaient à un ordre respecté,
qui, en se décernant à lui-même des distinctions, ne faisait
qu’exprimer aux yeux de tous sa supériorité reconnue ; et
réciproquement les honneurs se sont tellement multipliés et raf-
finés parce qu’ils étaient devenus une distinction de classe.
Cette distinction existait donc, en dépit des apparences
universalistes, et c’est pourquoi les honneurs aux évergètes ne
sont pas une simple curiosité épigraphique, mais un des grands
faits politiques de l’époque hellénistique et romaine : des
marques d’honneur théoriquement civiques, faites pour récom-
penser des individus, ont permis d’introduire subrepticement
une distinction de prestige qui mettait à part l’ordre des notables
à l’intérieur du corps des citoyens. Le privilège qu’avaient les
notables d’être à la tête de la cité avait beau être accepté par
l’opinion, il demeurait un état de fait que, le plus souvent, le
droit public ne sanctionnait pas ; il ne contredisait pas l’égalité
des citoyens devant la loi (l’appartenance à l’ordre des décu-
rions sera héréditaire en fait, jamais en droit) ; par ailleurs,
l’égalitarisme civique interdisait de se prévaloir de cette supé-
riorité de fait, à la manière dont on se prévaudra, en d’autres
temps, de la supériorité de la naissance sur la roture. Les hon-
neurs aux évergètes ont permis de tourner la difficulté, de créer
une inégalité de prestige et de satisfaire le besoin qu’ont les
groupes humains d’exprimer leur supériorité, serait-ce au
moyen de symboles. Le caractère irrationnel et symbolique de
cette supériorité (un ordre, des marques d’honneur) marque une
rupture, il faut l’avouer, avec l’habituel rationalisme de la poli-
tique antique ; ce n’est pas dans l’Antiquité que nous avons
l’habitude de voir attacher tant d’importance à ce qui est arbi-
traire et palpable, à des privilèges et à leurs symboles. La nota-
bilité était une sorte de noblesse non héréditaire et les honneurs
aux évergètes étaient des titres de noblesse qu’il fallait mériter à
chaque génération ; le rejeton d’une famille de notables savait
qu’il manquerait quelque chose à sa dignité s’il ne se faisait pas
décerner un des honneurs publics qui revenaient à ses pairs, et il
faisait ce qu’il fallait pour cela : un acte de libre mécénat, ou un
pourboire ob honorem plus élevé que de coutume.
280 Le Pain et le Cirque
Ce serait évidemment prendre les choses à rebrousse-poil
que d’expliquer l’évergétisme par l’incitation des honneurs
et de rapporter cette incitation à un trait de psychologie
humaine ou nationale, vanité ou bien goût de la compétition ;
l’amour des Grecs pour les couronnes n’explique rien et doit
lui-même être expliqué. Car enfin, il ne suffit pas d’exhorter
les gens pour être écouté ni de proposer des honneurs pour
les rendre désirables à toute une société : sauf une poignée
de snobs, les Grecs auraient pu rester de glace. L’explication
ne saurait être psychologique ; quand la « vanité » ne
désigne plus un trait de caractère individuel et qu’elle est un
phénomène social, elle n’a que le nom de commun avec un
accident caractériel et sa raison est sociologique : alors seu-
lement des honneurs peuvent sembler désirables à tous les
gens, vaniteux ou non. Si les honneurs n’avaient pas été
beaucoup plus que des honneurs, ils n’auraient produit d’ef-
fets qu’anecdotiques, comme chez nous ; mais ils étaient une
pièce dans le système de distance sociale ; les Grecs les
appréciaient, non parce qu’ils avaient le goût de la compéti-
tion, mais parce que le régime des notables coupait la cité en
deux camps : du coup, l’enjeu était beaucoup plus élevé
qu’un plaisir de vanité. Les gens prêts à se ruiner pour être
décorés n’auraient pas été plus nombreux chez les Grecs que
chez nous, mais il s’agissait de bien plus : de maintenir son
rang ; loin d’expliquer l’évergétisme, le goût des honneurs
s’explique par l’évergétisme.

5. Le détail des faits

La plupart des faits, que nous allons maintenant décrire avec


quelque détail, se placent à l’époque impériale, qui est incontes-
tablement l’âge d’or de l’évergétisme ; l’apogée économique de
l’Orient grec se situe en effet sous le Haut-Empire.
On peut distinguer trois sortes d’évergésies. D’une part, les
revendications populaires obtiennent des riches des largesses
sur lesquelles tous les plébéiens sont aisément d’accord, à
savoir des fêtes, des spectacles, des plaisirs. D’autre part, les
dirigeants des cités, pour faire marcher la machine, sont amenés
à prendre à leur compte les dépenses publiques, que ces
L’évergétisme grec 281
dépenses soient destinées à procurer des plaisirs au peuple ou
qu’elles aient une destination plus utilitaire ; il s’ensuit que
toute fonction publique tend à devenir une liturgie : on paie
pour gouverner. Bientôt la fonction ne sera plus qu’un prétexte
à faire payer : on gouverne pour payer. Il se trouve enfin que ce
sont les riches qui gouvernent et que les mêmes riches sont
volontiers des mécènes : pour être des hommes politiques ou
des figures publiques, ils considèrent leur vie tout entière
comme une liturgie et sacrifient une partie de leur fortune
pour laisser un souvenir de leur rôle. Il s’ensuit que bientôt il
sera non moins impossible de distinguer l’évergétisme libre de
l’évergétisme ob honorem que de distinguer les magistratures
des liturgies ; gouverner, donner, c’est la même chose.

Des frais de la charge au prix de l’honneur.


Le point de départ du développement se trouve dans le fait
que, dès la haute époque hellénistique, les magistrats, de plus
en plus souvent, remplissaient leur office à leurs frais, ξ
(
δων δαπανημ των, selon la formule qui reparaît en d’in-
nombrables inscriptions230 ; une libéralité du même ordre était
que beaucoup d’ambassadeurs renonçaient volontairement à
leurs indemnités de voyage231 et que beaucoup de fonction-
naires volontaires – par exemple les secrétaires du Conseil –
renonçaient à leurs émoluments232. Pour bien comprendre le
mécanisme de ces évergésies, il faut savoir quel était le
système budgétaire des cités grecques233. Chaque magistrat
recevait une somme déterminée pour exercer ses fonctions, de
même que, chez nous, chaque ministre (la différence est que,
chez nous, l’autorisation de dépenses, ou d’un maximum de
dépenses, est votée annuellement tandis que, chez les Grecs,
elle était fixée par une loi qui demeurait en vigueur sauf modi-
fications faites par décret) ; par exemple, les fonds dont un
gymnasiarque est autorisé à disposer et qui s’appellent les
γυμνασιαρχικ χρ ματα234 peuvent s’élever, dans telle ou
telle cité, à 15 000 deniers (environ 30 000 francs Balzac)235.
La somme étant ainsi déterminée, il est tentant pour le magis-
trat de la laisser intacte ; le maximum de dépenses étant fixé, il
est tentant de le dépasser à ses frais236. Voici un gymnasiarque
qui « a distribué de l’huile à sa très digne patrie, à ses frais,
sans avoir recours au fonds versé par le Trésor et qui était d’un
282 Le Pain et le Cirque
montant de 15 000 deniers » ; le père du même gymnasiarque,
déjà, s’était vu impartir la même autorisation de dépense et
avait eu la même générosité : il avait237 « fait cadeau à la ville
du fonds versé par celle-ci, selon l’usage, au gymnasiarque, à
savoir 15 000 deniers ». Ajoutons que, souvent, quand une
tâche publique était confiée à un curateur, celui-ci était tenu de
faire lui-même l’avance de la dépense et se faisait rembourser
par la cité, si ses comptes étaient approuvés par celle-ci… et s’il
insistait.
Les inscriptions que nous venons de citer datent de l’Empire ;
à cette époque, remplir les fonctions publiques « à ses frais »
tendait à être érigé en règle et était en tout cas l’idéal238 ; c’est
l’achèvement d’un processus dont nous avons décrit les
commencements au temps de Démosthène. Très tôt, les cités
s’étaient habituées à attendre des riches qu’ils fissent l’avance
d’une dépense publique, avance qui leur serait remboursée
quand la cité le pourrait ou qu’ils déduiraient de leurs impôts239.
Les villes manquaient souvent d’argent. Ce qui tenait, pour une
faible part, à leur mauvaise technique budgétaire ; la non-unicité
du budget et la multiplication des budgets spéciaux leur enlevaient
la vision d’ensemble de leurs revenus et les poussaient à vivre au
jour le jour ; l’affectation d’une recette à une dépense déterminée
mettait les cités dans l’embarras quand la recette prévue faisait
défaut ; enfin le budget extraordinaire était une montagne
d’achoppement ; une nécessité inattendue surgit, le Trésor est
vide : il ne reste qu’à faire appel aux riches, qui sont aussi les
magistrats240. Mais, plus encore qu’un défaut d’organisation ou
de recettes, il s’agit d’un excès de dépenses : les cités trouvent
normal de vivre aux dépens de leurs magistrats.
Étant donc entendu qu’un bon magistrat fait les frais de sa
fonction ou, comme on disait, de son « honneur », il pourra arri-
ver que la ville lui demande de consacrer à un besoin plus
urgent, ou à un plaisir public plus grand, la somme qu’il aurait
de toute manière investie dans sa magistrature. La ville a-t-elle
besoin d’envoyer un ambassadeur à Rome ? Le stratège fera
le voyage à ses frais, pour l’honneur de sa fonction241. La cité a
besoin ou envie de quelque édifice ? Un sébastophante242 « fait
cadeau à la ville de l’argent du fonds de la sébastophantie pour
un édifice, au lieu d’utiliser ce fonds pour l’huile, comme
avaient fait tous ses prédécesseurs243 ». C’est par ce détour que
l’idée s’est peu à peu implantée que tout magistrat devait
L’évergétisme grec 283
donner à la cité quelque chose, ce quelque chose n’ayant plus de
rapport avec la fonction exercée mais étant une sorte de pour-
boire : chaque année, les cités décidaient quels cadeaux elles se
faisaient offrir par ceux qu’elles honoraient d’une charge
publique ; aux fonctions les plus différentes correspondront les
évergésies les plus variées ; la seule règle était qu’une fonction
ne fût pas gratuite. On ne remplit plus une charge, fût-ce à ses
dépens : on achète un honneur244, ou on se voit forcé par la cité
de l’acheter.
A quoi s’ajoute une évolution quantitative : la cité se fait un
droit des évergésies d’un magistrat auprès des successeurs de
ce magistrat, cependant que, de leur côté, ces successeurs tien-
nent à ne pas faire moins que leurs prédécesseurs, ou à faire
davantage. Les décrets nous disent souvent qu’un évergète
s’est montré généreux parce qu’il ne voulait rester en arrière de
personne, qu’il voulait marcher sur les traces de ses ancêtres ou
qu’il voulait porter la libéralité à son comble245 ; parfois ils en
disent plus encore : tel gymnasiarque a assumé « à ses frais une
fourniture et une dépense considérables, ayant à cœur de ne pas
fournir moins que ses prédécesseurs246 ». Le style agonistique
dans lequel les inscriptions parlent des concours gymniques et
des recordmen s’emploie aussi pour les évergètes247 : des uns
comme des autres, on dira qu’ils ont été « les premiers et les
seuls depuis toujours » à assurer à leurs frais le chauffage d’un
portique ou à remporter à Olympie telle victoire éclatante.
Goût du cadeau et goût de la surenchère aboutissent conjointe-
ment à des largesses en cascade, selon le schéma stéréotypé
que voici : l’évergète revêt un honneur contre la promesse qu’il
fait d’une libéralité, tient plus qu’il n’avait promis, reçoit en
conséquence, de la ville, l’honneur d’une statue, prend à ses
frais l’érection de la statue et donne une fête publique pour en
célébrer la dédicace248. Ajoutons que ce schéma se retrouvera,
absolument identique, dans l’évergétisme romain – où l’on
retrouve, du reste, à peu près toutes les particularités de l’é-
vergétisme grec.
De tout cela deux faits ont fini par résulter : impossibilité
de distinguer désormais magistratures et liturgies, inutilité de
distinguer évergétisme libre et évergétisme ob honorem.
Toute fonction publique implique désormais une évergésie,
faite ou promise. Les stratèges aident la cité en cas de diffi-
cultés financières ; les prêtres et les stéphanéphores offrent des
284 Le Pain et le Cirque
fêtes au peuple ; les agonothètes élèvent à leurs frais les statues
des athlètes vainqueurs249 ; les gymnasiarques distribuent
l’huile, nécessaire au bain, aux habitués du gymnase ou à tous
les amateurs de bain, à moins que, compte tenu de la splendeur
de leur office, ils n’élèvent un édifice public ; les agoranomes
vendent à bas prix du blé au peuple, ornent le marché ou répa-
rent les édifices publics. Même les archontes ou les démiurges
n’exercent pas leurs fonctions gratuitement, pas plus que les
stratèges ; les inscriptions ne les louent pas seulement d’avoir
rempli leurs devoirs « scrupuleusement » ( σως), « irréprocha-
blement » ou « avec bonté », mais aussi « largement », « avec
munificence » (ϕιλοτμωζ), « brillamment », tous adverbes qui
évoquent l’éclat de l’or. A tout le moins, ils ont rempli leur
charge à leurs frais. Finalement, sous l’influence romaine, l’en-
trée au Conseil même, le titre de conseiller, sera tenu pour un
honneur et se paiera en conséquence. Il n’est plus possible, dans
ces conditions, de distinguer magistratures et liturgies250.
Qu’était devenu en effet le système d’Athènes classique, où
les magistratures étaient gratuites et où les liturgies étaient des
prestations imposées à de riches particuliers ? Désormais les
magistratures comportent des prestations pécuniaires (même
les magistratures de commandement, comme la stratégie,
l’archontat, la prytanie), cependant que les vieilles liturgies
comportaient toujours une part d’activité directe : un agono-
thète organise le concours athlétique qu’il finance en partie,
un gymnasiarque dirige l’éducation des adolescents ; en consé-
quence, magistratures et liturgies sont devenues indiscernables :
les historiens ne savent pas si un gymnasiarque hellénistique
doit être qualifié de magistrat ou de liturge et les Grecs ne le
savaient pas davantage251. Ils le désignaient parfois du nom de
magistrat ; inversement, d’authentiques magistratures étaient
souvent appelées liturgies252 : les deux mots tendent à devenir
synonymes, depuis que la classe gouvernante se confond avec
la classe possédante. Les liturgies hellénistiques, gymnasiar-
chie et agonothésie, deviennent des étapes de toute carrière
politique, à côté des vieilles magistratures : les mêmes hommes,
les notables, revêtent les unes et les autres.
Telle est la réalité de l’évolution. On enseigne parfois que
les liturgies ont disparu au début de l’époque hellénistique, où
Démétrios de Phalère les supprima à Athènes. Ce n’est pas
exact : à l’époque hellénistique et à l’époque romaine, des
L’évergétisme grec 285
liturgies existent, à Athènes et partout253 ; Démétrios a supprimé
la triérarchie, à moins que cette liturgie n’ait disparu d’elle-
même avec la puissance politique d’Athènes, et il a réorganisé
les concours théâtraux, en les finançant sur les fonds publics
et en les faisant organiser par un commissaire, l’agonothète ;
mais ce dernier mit son point d’honneur à ajouter quelque
chose de sa bourse aux crédits publics254. Ainsi, à peine morte,
la liturgie ressuscita ; à vrai dire, à l’époque hellénistique, tous
les personnages officiels, magistrats ou commissaires, sont
liturges.
Alors commence le grand retournement où se jouera le sort
de la cité antique : les fonctions publiques ne sont plus guère
considérées que comme un prétexte à faire payer les riches ;
il devient plus important de susciter des mécènes qui veuillent
les revêtir que d’y désigner ceux qui ont quelque talent d’ad-
ministrateur. Il s’ensuit une dégradation de la vie publique255.
Les prêtrises et les stéphanéphories, gémit un gouverneur
romain, sont « vendues comme à l’encan et on fait appel, pour
les vendre, à n’importe qui ; on ne choisit pas les plus dignes
de porter convenablement les couronnes de ces fonctions, on
se préoccupe seulement de vendre ces couronnes le plus cher
possible256 ».
Cette vente des fonctions publiques est si bien entrée dans les
mœurs que les inscriptions la mentionnent en des formules tel-
lement resserrées qu’elles sont parfois d’une langue difficile :
tel notable, disent-elles, a été archonte éponyme « sur distribu-
tion » ou, au contraire, il a décoré un édifice « pour rien »,
c’est-à-dire par une évergésie libre, faite alors qu’il n’occupait
pas de fonction publique257. Les fonctions publiques sont
considérées sous le point de vue de leur coût ; on vante le mérite
de ceux qui sont assez magnifiques pour les revêtir en une
période où les frais ont été plus élevés que d’ordinaire, en raison
d’un séjour de l’empereur dans la cité, d’un passage des
troupes, de la présence du gouverneur, de sa suite et des plai-
deurs lors des assises judiciaires258. Certaines charges sont si
ruineuses qu’elles cessent d’être annuelles : on les subdivise en
fonctions semestrielles, mensuelles259… L’aspect financier des
choses domine désormais le droit public. Si bien que les magis-
tratures sont revêtues à l’occasion par des dieux, des femmes,
des enfants, des morts et des souverains : faute de candidats, la
cité parvenait parfois à décider le clergé d’un temple à faire les
286 Le Pain et le Cirque
frais des évergésies sur le trésor du dieu et ce dieu était nommé
magistrat ; les enfants devenaient magistrats quand leur père
payait pour eux afin de leur préparer une vie politique brillante ;
les parents d’un jeune mort le faisaient nommer à une fonction
publique pour que son nom fût inscrit à jamais dans les
fastes260 ; enfin les rois hellénistiques et les empereurs romains
revêtaient parfois la magistrature suprême d’une cité qu’ils
comblaient de leur faveur à cette occasion261. Néanmoins on ne
trouvait pas toujours de mécène et les magistratures demeu-
raient parfois vides : il fallait se résigner à une année d’« anar-
chie262 ».
On en vint à créer des honneurs nouveaux pour les vendre.
Les Grecs dataient les années d’après les noms d’un magistrat
déterminé ; revêtir cette magistrature éponyme était hautement
honorifique. A l’époque hellénistique, cette éponymie est
ordinairement attribuée au prêtre d’un grand dieu local, qui porte
la couronne de son dieu comme symbole de son éponymie (d’où
son titre de porte-couronne, de stéphanéphore) ; en contrepartie,
il doit offrir des festins au peuple ou se montrer magnifique de
quelque autre manière. La stéphanéphorie était ainsi une liturgie
imposée à la vanité des riches263.

« Amener » à payer.
Les fonctions publiques deviennent des marchandises que
l’on vend sur marchandage264, où les acheteurs ne sont pas tou-
jours très empressés et où il faut souvent leur faire une douce
violence pour les « amener » à payer ; tout est là : « amener »,
protrepein265, est le grand mot, et pour cause : l’évergétisme
n’est pas un droit que la cité a sur les riches, mais un devoir
moral que les riches ont envers la cité ; la cité ne peut
contraindre les riches, mais les riches ne peuvent pas refuser
carrément de faire leur devoir : ils doivent trouver des pré-
textes. Le reste va de soi ; il n’importe que ces prétextes soient
mensongers, que la cité le sache et que les riches sachent que la
cité le sait ; le tout est de passer entre deux écueils : ne pas
refuser abruptement, ne pas faire non plus de mensonge
éhonté. La stratégie du parti adversaire sera donc d’acculer le
riche à la nécessité, soit de faire ce mensonge éhonté, soit d’ac-
cepter la liturgie. Tous les marchandages seront permis : le
riche ne doit pas défendre intégralement son droit de n’être pas
L’évergétisme grec 287
magistrat, car ce juridisme sec serait discourtois envers des
concitoyens ; il doit sacrifier une partie de son droit, se placer à
mi-distance de son adversaire, pour sauver la paix de tous et
rendre la concorde plus facile : nul ne doit plaider contre l’opi-
nion publique ; serait-on dans son bon droit qu’on devrait à son
prochain de lui sacrifier une partie de ce droit.
Le hasard de quelques rapprochements de documents m’a
rendu un échantillon de cet art protreptique, tout en allusions
savantes. Quand il fallait nommer un magistrat ou un liturge, le
choix, à l’époque impériale, était limité aux membres du
Conseil municipal et c’était ce même Conseil qui décidait. Or
ce Conseil avait également la responsabilité de l’impôt que les
propriétaires de la cité versaient à l’État : c’est dire que tous les
conseillers avaient une idée très exacte du patrimoine de chacun
d’entre eux ; au surplus, ces villes ne sont souvent que de gros
villages, où tout le monde se connaît. Le Conseil sait très bien
quels sont les plus riches, qui devraient se sacrifier les premiers,
mais la décence interdit de le leur dire en face ; à la place, on
fait allusion à la prospérité où vit l’Empire, sous le règne du bon
empereur qui est présentement le nôtre ; cette évocation de la
richesse générale est une allusion délicate à la richesse
particulière de l’interlocuteur ; s’agit-il d’obliger un riche à
distribuer l’huile pour le bain ? On vantera le bonheur dont
tous jouissent sous Trajan ; s’agit-il de désigner un exégète ?
On fera lourdement allusion à la prospérité du présent règne.
Il est vrai que le riche avait une réplique possible, qui le
dispensait de mentir trop effrontément : « En dépit de mon
apparente fortune, je suis pauvre et, si vous me contraignez
à des largesses, je risque de tomber dans la condition de chemi-
neau266. » Par opposition à ces évergètes malgré eux, on ne man-
quera pas d’exalter ceux qui, au contraire, se sont portés
candidats « volontairement », « spontanément267 ». Et, de leur
côté, ces candidats modèles ne manqueront pas de se prévaloir
de leur spontanéité dans leur épitaphe, où ils résument leur
carrière politique, ou dans l’inscription qui sera gravée sur la
base de la statue par laquelle leur cité les honorera, et dont elle
aura dicté ou autorisé le libellé.
Quand enfin un riche s’est laissé convaincre d’endosser une
fonction publique, la comédie n’est pas terminée car les éver-
gésies qu’on a obtenues de lui n’existent d’abord qu’à l’état de
promesses, de pollicitations : la victime n’avait pas d’argent
288 Le Pain et le Cirque
comptant, ou bien la largesse promise sera offerte à l’occasion
d’une fête à venir, ou encore l’objet promis est un édifice, qui
ne se bâtit pas en un jour. La plupart des évergésies ob honorem
se présentent comme des pollicitations marchandées et obte-
nues par la cité le jour même de la nomination ; si bien que cer-
tains dignitaires, par exemple les prêtres de Zeus Panamaros,
étaient désignés, d’une expression dont la densité est significa-
tive, comme « prêtres sur pollicitation268 ». Restait à savoir si
le pollicitateur tiendrait sa promesse et n’en retarderait pas
indéfiniment l’exécution ; car, toute sanction étant peu appli-
cable en fait et non prévue en droit269, aucun délai n’était
fixé pour l’exécution des promesses. La seule garantie qu’avait
la cité était la déclaration officielle que l’évergète faisait de sa
pollicitation à la cité et dont cette dernière versait le texte aux
archives ; à Priène, un pollicitateur « a promis, dès le jour des
nominations, et par écrit » ; ailleurs, l’auteur d’une fondation
« la fait connaître par la présente lettre, afin que sa promesse ne
soit pas sans témoin ou sans preuve écrite270 ». Néanmoins il
arrivait trop souvent qu’une pollicitation du père n’était
exécutée que par le fils ou les héritiers271. C’était déjà beau
que l’évergète exécute sa promesse au cours de l’année même
de sa fonction publique272. On célébrait avec une ferveur parti-
culière le bienfaiteur qui exécutait séance tenante sa pollici-
tation273, bref, de la part de qui l’évergésie cessait de prendre la
forme d’une pollicitation.
« Amener » ou non un riche à payer, le faire payer comptant
ou non ; tels étaient les deux problèmes. On va les voir mis en
scène dans un document qui ne laisse plus rien dans l’ombre.
La scène est en Égypte, à Hermoupolis, en 192 de notre ère.
En présence du stratège qui est à la tête de tout le nome, la
population locale s’est réunie en une Assemblée (car les villes
d’Égypte n’avaient pas encore de Conseil à cette date) et s’ap-
prête à nommer un cosmète chargé de diriger le gymnase et les
éphèbes274. « Ceux de la ville qui étaient là criaient : “Qu’on
couronne Achille comme cosmète ! Fais comme ton père, ce
munificent et vénérable vieillard !” Mais Achille déclara :
“Pour obéir à ma patrie, j’accepte la dignité d’exégète porte-
couronne, au prix d’une contribution annuelle de 2 talents et à
la condition d’être débarrassé de la responsabilité des terres
publiques mises en location”275. » Pour comprendre sa préfé-
rence, il faut savoir qu’il était plus brillant d’être exégète que
L’évergétisme grec 289
d’être cosmète et que ce devait être également moins coûteux :
aussi les candidats à l’exégétie ne manquaient-ils pas ; mais la
manœuvre d’Achille va échouer : « Alors Olympiodore prit
la parole : “La Fortune de notre maître l’empereur nous permet
de tous revêtir des magistratures et développe la richesse
de notre cité ; comment pourrait-il en être autrement quand Lar-
cius Mémor est un préfet d’Égypte qui fait les délices de ses
sujets ? eh bien, puis qu’Achille veut être couronné exégète,
qu’il le soit, mais en versant les droits d’entrée en fonction sur-
le-champ276. Sinon, il se sera par son refus désigné lui-même
pour la cosmétie qui le menace !”» On voit la manœuvre : refu-
ser une simple pollicitation et exiger le paiement comptant.
Achille ne sait que répondre : « L’exégétie, je l’ai acceptée,
pour 2 talents ; la cosmétie, je ne peux pas. » Suit une discus-
sion confuse ; un des assistants se plaint d’avoir été frappé par
Achille ; d’autres essaient d’alléguer un édit impérial. Enfin un
ancien cosmète prend sur lui de couronner d’autorité Achille
comme cosmète, sous sa propre responsabilité : ce sera lui qui
paiera si Achille s’y refuse ; sans doute avait-il le moyen de for-
cer Achille à payer. On comprend la hargne des assistants :
si Achille n’avait pas revêtu la cosmétie, elle serait revenue à
l’un d’entre eux.
On voit comment la contrainte s’exerçait sur les notables pour
leur soutirer des libéralités ; ce sont les notables qui, entre eux,
essaient de se rejeter le fardeau l’un sur l’autre ou d’empêcher
l’autre de le rejeter. Entre les notables eux-mêmes joue mainte-
nant cette même gêne du tête-à-tête qui était déjà vive quand
elle se glissait entre les grands et le peuple. Gêne qui se mon-
naie, selon les occasions, en mille espèces : honte de ne pas
s’immoler quand des pairs le font, honte de faire s’immoler un
égal à sa place, désir d’obtenir l’estime de ses pairs (car les
satisfactions d’estime, le désir d’être reconnu, comptent autant
que celles du pouvoir, de l’argent ou de la distance sociale) ;
devoir d’être modeste, de ne pas se placer au-dessus de ses
pairs, de ne pas leur mentir effrontément, de ne pas récuser ce
qu’ils tiennent pour vrai et bon, de ne pas faire bande à part ;
complaisance qui pousse à faire spontanément ce qu’ils deman-
dent, interdiction de blesser les sentiments des autres même
quand on ne les partage pas ; enfin, peur précise de sanctions
diffuses et peur vague de sanctions précises que l’avenir peut
réserver.
290 Le Pain et le Cirque

La « somme légitime ».

Mais puisque les tiraillements étaient si vifs, n’aurait-il pas été


plus commode d’introduire un règlement, de mettre un
peu d’ordre, c’est-à-dire d’instituer un tour de rôle, d’une part, et
de tarifer les évergésies ob honorem (comme le feront les
Romains), de l’autre ? C’est précisément ce qui s’est fait, selon
toute apparence : les pourboires ob honorem ont été tarifés, leur
montant a été fixé à un chiffre décidé une fois pour toutes ; ces
évergésies obligatoires et tarifées correspondent à ce que les
Romains appelaient, dans leur propre système évergétique, la
« somme honoraire », que tout nouveau dignitaire verse à
la cité pour la remercier de l’honneur qu’elle lui confère, ou
« somme légitime », parce que la loi crée l’obligation de la ver-
ser et en détermine le montant (qu’il n’est certes pas interdit de
dépasser, si l’on a une âme de mécène).
Il existait donc, selon toute apparence, deux types de pres-
tations ob honorem, tant dans le monde grec qu’en Occident
romain : la somme légitime, dont les documents ne parlent
guère, et les libres dépassements de cette somme, qui seuls
valaient les honneurs publics au nouveau dignitaire, si bien
que seuls ces dépassements exceptionnels nous sont connus,
tandis que la règle l’est à peine. Pourtant il semble bien que
cette règle a existé, qu’elle s’est répandue à partir du Ier siècle
de notre ère, en partie par l’action des autorités romaines,
désireuses de codifier la coutume pour des raisons de bonne
administration ; en latin, cette tarifation du pourboire s’appelle
taxatio, « fixation » et, en grec, timêma, « estimation » 277.
Qu’est-ce qui était ainsi fixé ou estimé à un prix fait une fois
pour toutes ? Les pourboires ob honorem, laissés jusqu’ici
à l’appréciation de chaque nouveau dignitaire, quand ils
n’avaient pas fait l’objet d’un marchandage entre l’intéressé et
le Conseil. Alors il va se passer trois choses. Une fois tarifé, le
pourboire tombe hors de l’évergétisme : dans leurs épitaphes,
les notables ne daignent même pas se prévaloir de l’avoir versé
(de même, en Occident romain, la somme légitime n’est guère
mentionnée qu’à l’occasion de ses dépassements) ; par ailleurs,
conformément à la logique de l’évergétisme, un pourboire
ne sera pas exigé seulement des magistrats et des prêtres :
l’obligation sera étendue jusqu’aux simples conseillers et, pour
L’évergétisme grec 291
devenir membre du Conseil de la cité, c’est-à-dire pour être
qualifié comme notable, il faudra verser une somme légitime ;
enfin, à peine chasse-t-on l’évergétisme par la porte qu’il
revient par la fenêtre ; une fois fixée, la somme honoraire est
souvent dépassée par des notables généreux, tant il est vrai que
spontanéité et contrainte ont toujours fait bon ménage dans le
cœur des évergètes. La somme légitime ne représentera guère
qu’un minimum légal.
Comment ce minimum avait-il été déterminé ? Représentait-il,
comme on a pu le supposer, le montant des dépenses publiques
ressortissant aux différentes fonctions et que les dignitaires
prenaient souvent à leur charge, comme nous savons ? Je ne le
pense pas ; faire les frais d’une fonction n’a été qu’une étape,
maintenant dépassée, du développement de l’évergétisme. Un
nouveau principe est né : tout privilège honorifique mérite pour-
boire ; la somme légitime ne sera donc pas proportionnelle aux
dépenses de la fonction, mais à l’éclat de celle-ci. Dans un
décret d’Istros, une simple prêtresse de Cybèle est louée pour
avoir fait des largesses qui étaient supérieures à ce qu’on
était en droit d’attendre et qui égalaient les générosités que l’on
fait « au titre des grands honneurs278 ». Considérée elle aussi
comme un honneur, la charge de conseiller est frappée d’une
somme légitime, bien qu’elle ne comporte pas de dépenses
publiques. On paie l’honneur d’être un notable.
Malheureusement les documents, dont le caractère est le
plus souvent honorifique, daignent rarement parler de ces paie-
ments ; quand ils mentionnent le versement d’une somme à
la cité, cette somme n’est justement pas la légitime : pour une
même fonction, elle diffère d’un dignitaire à l’autre et elle n’est
généralement pas un chiffre rond, comme ce serait sûrement le
cas si le montant en avait été fixé une fois pour toutes par le
législateur279. Pratiquement, pour les magistratures, le montant
de la somme légitime n’est guère connu que pour de simples
bourgades : ce n’était une évergésie que pour des yeux de villa-
geois ; dans la vallée du Caÿstre, en Lydie, au IIIe siècle de notre
ère, il en coûtait 1 000 sesterces pour devenir le premier magis-
trat d’un village280.
Ce qu’il y a de plus clair est que les autorités romaines ont
favorisé la tarifation des pourboires ob honorem. Un papyrus
permet d’imaginer, par analogie, leurs motifs et les voies de
leur action281. Vers la fin du règne de Trajan, les archontes
292 Le Pain et le Cirque
d’Hermoupolis, conformément à un ordre du préfet d’Égypte,
indiquent à l’épistratège quelles économies il leur sera possible
de faire sur les dépenses de la gymnasiarchie : grâce à la réduc-
tion de ces dépenses, dit le texte, les futurs gymnasiarques sup-
porteront le fardeau de leur charge avec plus de zèle, c’est-à-dire
que la ville aura moins de difficulté à trouver des candidats
(espoir que l’on entend souvent exprimer vers ce temps-là).
En conséquence, le préfet a fixé d’autorité le nouveau montant
des dépenses pour l’avenir. Les mobiles en sont clairs ; ce haut
fonctionnaire n’a aucune théorie préconçue en faveur de l’uni-
formisation de l’Empire ou contre l’autonomie locale ; très prag-
matiquement, il veut que les finances des villes dont il est
responsable soient en ordre et il fait ce qu’il faut pour cela : il
réglemente, il tarife.
De plus, les autorités préfèrent un versement en espèces, dont
la cité pourra disposer à son gré, à une évergésie en nature, qui
risque d’être un cadeau peu utile ; aux yeux des représentants
de l’empereur, la somme légitime apparaît de plus en
plus comme un des revenus ordinaires des cités et ils font tout
pour que cette source coule le plus abondamment possible.
D’où la somme légitime pour l’entrée au Conseil. La dignité
de conseiller était très recherchée et, pour l’élection ou
la nomination de nouveaux conseillers, les luttes de clubs,
d’« hétairies », étaient parfois vives282 ; l’heureux élu pouvait-
il ne pas manifester activement sa reconnaissance ? Tel nou-
veau conseiller offre à la cité un véritable édifice, « en échange
du Conseil283 ». Au cours du IIe siècle, au plus tard, la somme
légitime est obligatoire dans toutes les cités ; voulant récom-
penser un navigateur qui l’a bien servi, l’empereur Hadrien le
fait nommer conseiller de la métropole de l’Asie, Éphèse, et
le recommande en ces termes aux autorités locales : « Je vous
laisse le recruter vous-mêmes ; s’il n’y a aucun empêchement
et s’il vous paraît digne de cet honneur, c’est moi qui verserai,
pour sa nomination, la somme que versent les membres du
Conseil284. » Un honneur exceptionnel est alors celui d’être
« conseiller gratuitement285 ».
L’évergétisme s’était développé autour des fonctions pu-
bliques, magistratures, liturgies ou prêtrises ; quand il s’étend à
la dignité de conseiller, cela confirme que l’activité politique
n’est plus qu’un signe de distinction sociale ; on paie pour
entrer au Conseil comme on paierait pour entrer dans un col-
L’évergétisme grec 293
lège, celui des notables286. Les sommes légitimes des conseillers
devenant une ressource ordinaire, les autorités cherchent à les
faire payer au plus grand nombre possible de personnes ;
en Bithynie, de par la loi de Pompée, les membres du Conseil
étaient nommés par des censeurs et ne payaient rien ; sous
Trajan, certaines cités ayant reçu l’autorisation de créer des
conseillers surnuméraires, ces heureux privilégiés durent payer
pour entrer et leurs sommes légitimes servirent par exemple à
faire construire des bains publics ; « ensuite, dans quelques
cités, le gouverneur fit verser des sommes aux conseillers aussi
qui étaient régulièrement nommés par les censeurs287 » : le pri-
vilège a entraîné un abus que l’administration tend à transfor-
mer en règle. A la fin, la règle devient générale ; Antonin le
Pieux, fondant en Macédoine une cité, détermine dans la charte
de fondation le nombre des conseillers et la somme qu’ils
devront payer288. Les conseillers sont la vache à lait des cités,
non seulement grâce à leurs taxes d’entrée, mais encore parce
que, pour le reste de leur vie, ils sont destinés à être les futurs
magistrats et futurs liturges ; accorder à une cité le droit de
créer de nouveaux conseillers, c’est lui accorder de nouvelles
ressources ; la prospérité d’une cité se mesure à celle
de ses conseillers et, avant de fonder une nouvelle ville, les
empereurs s’assuraient que les gens riches étaient assez nom-
breux dans la région pour composer un Conseil qui permette à la
nouvelle cité de vivre289.
Mais la somme légitime n’est qu’un minimum légal ; elle ne
met pas le point final à l’histoire de l’évergétisme, qui, puis-
qu’il a ses propres motifs, va au-delà de ce minimum ou bien,
comme libre mécénat, subsiste à côté de la somme légitime.
Certes, pour bon nombre de dignitaires, la tarifation, voire un
forfait, était un moyen de limiter leur dépense ; dans un décret
d’Iasos290, un certain Caninius Synallasson fait la pollicitation
d’être stéphanéphore et il « verse 5 000 deniers pour tous les
frais de la stéphanéphorie » ; c’est l’écho d’une discussion qui
a dû être chaude au Conseil : on a fini par transiger pour
5 000 deniers, mais Caninius a bien précisé qu’il ne paierait pas
un sou de plus, même si les dépenses dépassaient les pré-
visions ; ce n’est pas là une somme légitime fixée une fois pour
toutes, mais un simple forfait, et sans doute l’année suivante
a-t-elle vu une autre discussion d’argent avec le nouveau
stéphanéphore ; les mots « pour tous les frais » n’indiquent
294 Le Pain et le Cirque
nullement que la somme honoraire serait la tarifation des frais
d’une fonction publique, mais simplement que Caninius a
spécifié qu’il n’entendait pas être pendant toute une année la
vache à lait de ses concitoyens. Mais d’autres dignitaires étaient
plus magnifiques que lui ; ils allaient au-delà du minimum, et
ce sont naturellement ceux que l’on connaît le mieux ; par
exemple, « en dehors des frais de la prêtrise », un couple
de prêtres de Zeus Panamaros « a fait couvrir de mosaïques les
sols du temple d’Héra et a promis de faire revêtir d’incrustations
le mur d’un portique291 ».

Liesses publiques.
Plus généralement, le libre mécénat subsiste comme avant
et même il atteint son apogée au IIe siècle, quand se généralise
la somme légitime ; il est vrai que ce siècle est incontestable-
ment l’âge d’or de l’Orient grec. Mécénat aussi varié que les
penchants individuels des différents évergètes ; néanmoins
certaines largesses sont beaucoup plus répandues que d’autres :
ce sont les liesses et les édifices. Lucien trace quelque part le
portrait d’un rêveur qui fait des châteaux en Espagne et se
représente ce qu’il ferait de son argent s’il était riche : il acquer-
rait des biens-fonds aussi étendus que l’Attique, il aurait des
riches pour clients et leur ferait faire antichambre, il serait servi
par deux mille esclaves ; « quant à la cité, je lui réserve des
faveurs exceptionnelles : tous les mois, une distribution
de 100 drachmes à chaque citoyen, de 50 à chaque métèque ;
et des théâtres, des bains, d’une beauté admirable292 ». Distri-
butions ou banquets, d’une part, édifices profanes ou sacrés,
de l’autre, sont les objets favoris du mécénat à la basse époque
hellénistique et à l’époque romaine ; il conviendrait d’y ajou-
ter l’évergésie la plus ambitieuse, la philotimia suprême : les
grandes fêtes du culte impérial, célébrées à l’échelle de toute
la province, où un dignitaire qui est en même temps prêtre,
l’asiarque ou grand prêtre des empereurs293, donne en l’hon-
neur des souverains la liesse la plus ruineuse qui soit, un
spectacle de gladiateurs. La survivance d’un mécénat spon-
tané explique que l’on n’ait pas institué, parallèlement à la
somme honoraire, un tour de rôle réglementaire : les moins
généreux pouvaient toujours espérer laisser le fardeau à de
plus généreux.
L’évergétisme grec 295
Les mécènes construisent des édifices publics pour exprimer
leur grandeur ; ils donnent des plaisirs au peuple parce que le
peuple en réclame et qu’eux-mêmes expriment leur grandeur
en étant les rois de la fête. Ils font donc banqueter leurs conci-
toyens, leur procurent gratuitement ou à bas prix l’huile néces-
saire au bain294, ou distribuent tout simplement de l’argent à
tant de deniers par tête. Ces largesses ont plusieurs origines.
La piété exigeait depuis toujours qu’un prêtre ou un commis-
saire manifestât des sentiments en rapport avec sa mission et
ne fût pas avare envers les dieux ; par exemple, il achetait de sa
poche la victime du sacrifice295. D’autres largesses sont folk-
loriques et s’expliquent par les relations de face à face dans
une collectivité concrète (comme chez nous quand on « offre
une tournée générale » ou qu’on « invite tous les assistants ») ;
les nouveaux dignitaires, quand ils se présentaient pour la pre-
mière fois au public, invitaient tout le monde à se réjouir à
leurs frais296 ; les notables invitaient à leur fête de famille tous
ceux qu’ils considéraient comme les leurs, c’est-à-dire toute la
ville297. En Bithynie, la coutume voulait qu’on invitât le
Conseil de la ville et un bon nombre de citoyens et qu’on leur
distribuât de l’argent en quatre circonstances : quand on pre-
nait la toge virile, quand on se mariait, quand on revêtait une
magistrature et quand on inaugurait un édifice public298 ; dès
la basse époque hellénistique, les décrets honorifiques sont
pleins de descriptions complaisantes de banquets publics299 ;
tantôt les citoyens sont seuls invités, tantôt les étrangers rési-
dents ou de passage le sont également, tantôt les esclaves eux-
mêmes, du moins sous l’Empire ; il arrive aussi que les
femmes des citoyens soient invitées ou du moins qu’elles aient
une collation de leur côté.
Le plus simple est de traduire un document tout à fait vivant,
un décret d’Acraiphia, dans la miséreuse Béotie du début de
notre ère. Le riche notable Épaminondas, « ayant revêtu à son
tour la magistrature suprême, ne laissa pas de montrer sa
magnificence ; ayant sacrifié un taureau aux empereurs, il offrit
là-dessus un festin d’une journée à la cité, si bien que, dans les
cités des alentours aussi bien que chez nous, on admirait le
caractère démesuré et ininterrompu de ses dépenses ». La fête et
le concours des Ptoia « se trouvant interrompus depuis trente
ans, Épaminondas, nommé président du concours, accepta
la charge avec beaucoup d’empressement et mit son honneur à
296 Le Pain et le Cirque
rétablir cet antique concours, devenant ainsi nouveau fon-
dateur du concours des Grands Ptoia Césaréa ; sitôt qu’il eut
revêtu la fonction en question, il se mit à exécuter les ordres
de l’oracle du dieu, offrant cinq somptueux dîners annuels aux
magistrats et aux conseillers, ainsi qu’un déjeuner aux citoyens
au cours de ses quatre ans de fonction, sans jamais remettre à
plus tard un sacrifice ni une dépense. La huitième année, pen-
dant le concours, il fit à tous les citoyens, aux métèques et
à ceux qui avaient des biens dans le pays, la distribution de
vivres pour la cité, destinés à la fête toute proche, donnant (dix
litres) de blé et (un quart de litre) de vin par homme ; de plus
il a célébré pieusement les grandes processions traditionnelles
et les danses traditionnelles des syrtes300 et, après avoir sacrifié
un taureau aux dieux et aux empereurs, il n’a pas laissé de faire
des distributions de viande, de donner des déjeuners,
des collations de vin doux et des dîners ; de plus, du 20 au
30 du mois, sa femme a fait déjeuner chaque jour, par catégo-
ries, les fils des citoyens, les esclaves adultes, les femmes des
citoyens, les jeunes filles et les femmes esclaves d’âge adulte.
Épaminondas n’a pas non plus laissé à l’écart les pèlerins qui
campaient et qui rehaussaient par leur présence l’éclat de la
fête ; il les a fait convier à déjeuner par une proclamation spé-
ciale du crieur public, ce que personne n’avait fait avant lui : il
voulait qu’il n’y eût personne qui n’eût sa part de sa philanthro-
pie. Lors des spectacles qui se sont déroulés au théâtre, il a
offert au théâtre une collation à tous les spectateurs et à ceux
qui étaient venus des cités voisines et il a lancé des douceurs301
aux spectateurs, si bien que, même dans les cités des environs,
on a beaucoup parlé de ses dépenses ; pendant la célébration du
concours, après le dîner offert à tout le peuple, il a refait
à nouveau entièrement la dépense et distribué une somme de
11 deniers par lit de repas302, plus, avec le reste de l’argent, une
jarre de vin vieux et 6 deniers pour un plat cuisiné ; ayant
accompli tout cela, il descendait du sanctuaire vers la ville,
quand les citoyens se portèrent en foule à sa rencontre pour lui
manifester pleinement leur empressement et leur gratitude ; alors
lui, loin de démentir sa magnificence, a sacrifié en ville un tau-
reau à Zeus Conservateur et a fait incontinent festoyer ceux qui
venaient le remercier303 ».
Faim, piété, goût de l’apparat et de la solennité, plaisir d’être
ensemble sous un prétexte, concentration sur une brève période
L’évergétisme grec 297
du peu de superflu dont on dispose afin d’en tirer un plaisir
maximum en le volatilisant d’un coup : tout cela explique le
rythme explosif de la vie collective dans les sociétés pauvres et
la place considérable qu’y occupent les banquets ; le festin y
est une véritable institution, prête à entrer dans toutes les com-
binaisons, et la religion en est, tantôt le mobile principal,
tantôt le prétexte304. Il est des sociétés où l’on ne mange de
viande que les jours de fête ou bien où l’on fête les jours où
l’on en mange ; on s’y préoccupe de banqueter avec autant
d’intensité qu’on se préoccupait chez nous, pendant la guerre,
de marché noir (beaucoup de Français de ma génération se
souviennent d’avoir pensé sans arrêt qu’ils avaient faim de
1941 à 1945 ; or les économistes ont calculé que pendant la
guerre le niveau de vie était retombé en France à ce qu’il était
vers 1850, au début de l’âge industriel305 : cela permet de com-
prendre la mentalité des sociétés préindustrielles). Un autre
plaisir est que les banquets comportent quelque apparat : les
évergètes mettent à la disposition des convives des lits de
repas ; ainsi les pauvres, ce jour-là, dînent couchés, comme les
riches qui possèdent tout un mobilier. Enfin, dans une collecti-
vité concrète, il y a quelque agrément et quelque intérêt à être
ensemble ; les gens ne vivent pas bourgeoisement enfermés
dans leur intimité et la collectivité tout entière est à la fois
actrice et spectatrice : c’est ainsi que les enfants pauvres, faute
de jouets, s’amusent entre eux et se prennent mutuellement
pour jouets. Mais, pour savourer sans gêne aucune le plaisir
d’être ensemble, encore faut-il avoir un prétexte qui permette
de se donner une contenance et de ne pas devoir s’avouer
mutuellement ce plaisir ; le banquet permet d’éluder cet aveu
glaçant (la même complication de l’affectivité explique la dif-
fusion très générale du lit conjugal et des institutions de socia-
bilité telles que les bains publics ou les cafés).
A l’époque hellénistique et romaine, la religiosité véritable se
détourne de plus en plus de la religion collective et se réfugie
dans les sectes. Les Grecs sentaient bien que leurs sacrifices
publics étaient surtout des prétextes à faire banqueter les
hommes ; les prêtres ou les commissaires qui les offrent ont,
disent les décrets, à la fois honoré les dieux et comblé les
hommes, ils ont fait preuve de piété et de patriotisme en même
temps306. Quant à l’évergète, il a le plaisir d’être applaudi. Un
jour, le philosophe Pérégrinos se présenta, à Paros, par-devant
298 Le Pain et le Cirque
l’assemblée du peuple et « déclara aux assistants qu’il leur
abandonnait la fortune que lui avait laissée feu son père ; à
ces mots le peuple – de pauvres diables qui bayaient après les
distributions d’argent – s’écria que Pérégrinos était unique
comme philosophe, unique comme patriote307 ».
Les largesses deviennent l’essentiel de beaucoup de dignités
publiques ; un exemple suffira, celui de la gymnasiarchie, dont
l’histoire peut se résumer sans doute ainsi : primitivement, le
gymnasiarque était chargé de diriger le gymnase et d’y surveiller
l’instruction et l’éducation des éphèbes ; les parents attendaient
de lui qu’il sût faire régner une exacte discipline et enseigner les
convenances à ces jeunes sujets ; nous lisons encore plusieurs
décrets308 qui, en beau style, décernent l’éloge à des gymna-
siarques qui avaient su s’acquitter de cette tâche. Un gymnase
n’était pas autre chose qu’un terrain de sport avec quelques
constructions qui servaient à l’enseignement et aux exercices
physiques ou aux soins corporels309, en particulier un bain : un
des devoirs du gymnasiarque était d’assurer le chauffage de la
piscine des éphèbes et de leur procurer l’huile nécessaire au
bain. Or, à l’époque hellénistique, la mode des bains se répand,
cependant que les dignitaires de toute espèce font de plus en plus
souvent les frais de leur dignité310. Un jour viendra donc où le
verbe « être gymnasiarque » ne signifiera plus « être directeur du
gymnase », mais bien « assurer de sa bourse le chauffage du bain
public et fournir l’huile, non seulement aux seuls éphèbes, mais à
toute la population », vieillards compris, si le gymnasiarque est
généreux311 ; le mot gymnasion, sous l’Empire, ne voudra pas
toujours dire « gymnase », mais aussi « bain public » 312, et des
gymnasia (le mot passera en latin avec ce sens) seront des distri-
butions d’huile313. Des gymnasiarques revêtiront leur dignité
pour des périodes de dix jours, c’est-à-dire qu’ils accepteront de
payer dix jours de chauffage du bain et de fourniture d’huile. La
fonction était si ruineuse, quand elle était annuelle, et la popula-
tion grecque attachait un si grand prix au bain qu’en Égypte les
gymnasiarques sont considérés comme les plus grands digni-
taires d’une cité314, ce dont il existe un témoignage amusant :
dans une fable d’Ésope, le crocodile, animal égyptien, se vante
de sortir d’une famille de gymnasiarques315.
L’évergétisme grec 299

Édifices publics.

Car on est évergète par familles puisque, par le jeu des héri-
tages, la notabilité se transmet aux descendants ; elle tend à
devenir une noblesse presque héréditaire en fait. Les décrets,
sous l’Empire, vantent régulièrement les ancêtres d’un bien-
faiteur et disent qu’il a hérité de leur valeur ou qu’il imite leur
exemple316. Puisqu’il y a des dynasties d’évergètes, l’évergé-
tisme ne doit pas seulement se traduire par des largesses d’un
jour ; il lui faut des monuments plus durables ; à toutes les rai-
sons personnelles qui poussaient des mécènes à établir ou à
rétablir un concours, à instituer une fondation perpétuelle ou à
bâtir un édifice public317, s’en ajoute une autre : enraciner la
dynastie dans la cité ; car le concours, l’édifice et la fondation
(et même les revenus de la fondation) porteront le nom de l’é-
vergète et le feront connaître à la postérité ; ses descendants
achèveront, répareront ou agrandiront les constructions de leur
ancêtre (ργα προγονικ ) et y ajouteront les leurs propres318.
De même que le château du seigneur dominera pendant des
siècles le village et le paysage, de même que les hôtels des
principales familles, à Florence, à Rome, à Dijon, à Aix, sont
des monuments dynastiques, non moins que les chapelles
Bardi ou Médicis, de même toute famille de notables devait
avoir son édifice public, soit dans la cité, soit dans un grand
sanctuaire de la cité, à Milet ou à Didymes, à Stratonicée ou à
Panamara.
Une famille de notables doit inscrire, sur le visage de la cité,
une marque proportionnée à son rang dans la société locale ; il
faut que, partout dans la ville, des monuments portent son nom
(on ne saurait croire quelle importance avait alors le droit d’ins-
crire son nom dans la dédicace d’un édifice, droit évidemment
réservé à ses constructeurs, ni à quelle jurisprudence et à
quelles querelles de préséance il donnait lieu319). Dans une très
grande ville, Éphèse, le nom du grand évergète Védius se lisait
sur le temple d’Hadrien, qu’il avait fait la pollicitation d’élever,
sur un vaste « gymnase », sur un odéon320 ; un de ses parents,
Damianos, célèbre lettré, a élevé le « gymnase de l’est » (que
l’on a fouillé et où on a retrouvé sa statue et celle de sa
femme321) et plusieurs édifices profanes et sacrés322. Éphèse
s’habitue si bien à voir de riches particuliers élever les édifices
300 Le Pain et le Cirque
publics que si, par exception, elle élève elle-même un de ces édi-
fices – le théâtre – sur les fonds publics, elle précise dans
la dédicace qu’elle a fait bâtir le théâtre elle-même « sur ses
fonds particuliers323 ». Le vieil idéal grec du fondateur de cité,
de l’oikiste, est toujours vivant ; « orner la ville », être un
cosmopolis, c’est un peu la fonder ou la refonder, c’est mériter le
titre de κτστης324, de fondateur.
Orner la cité est le devoir des notables et leur droit exclusif ;
l’opinion aurait certainement trouvé outrecuidant qu’un
plébéien prétendît faire lire son nom sur des dédicaces325. La
grandeur des notables s’exprime par des édifices publics : les
constructions répondent à un besoin de symboliser sa propre
grandeur ; elles ne s’adressent pas à des interlocuteurs
plébéiens. Elles trahissent une psychologie de classe, elles ne
servent pas des intérêts de classe : elles ne peuvent servir à
rendre les notables populaires auprès du peuple (ce dernier
préférait des liesses) et elles ruinent la famille du mécène.

Peut-on revendiquer collectivement des biens individuels ?


Selon qu’ils élèvent des édifices publics ou donnent des
liesses, les évergètes cherchent à se plaire à eux-mêmes ou
cherchent aussi à plaire au peuple, ces deux objectifs étant plus
ou moins conciliables, comme on verra. L’évergétisme est un
fait de folklore et de psychologie de classe : les notables veulent
marquer le visage de la cité ou être les rois de la fête et le
peuple les encourage dans ces bonnes dispositions, au moyen
d’un charivari, s’il le faut. L’évergétisme n’a pas de fonction et
n’est pas non plus un facteur d’équilibre social ; il n’a pas pour
essence de redistribuer des biens aux groupes défavorisés ni
de remplir les tâches collectives que la collectivité n’assure
pas ; il ne le fait que partiellement et dans la mesure où cela
coïncide avec ses mobiles propres. Et ces mobiles sont le plus
souvent banals ; les évergésies à mobiles élevés, fondations
d’écoles, constitutions d’un fonds destiné à procurer une dot à
des filles de familles pauvres326, demeurent l’exception en
comparaison des fêtes et des édifices, et leur fréquence absolue
est vraisemblablement du même ordre que de nos jours le
mécénat dans le monde anglo-saxon : fonder un musée, une
université ou un hôpital est une pratique reçue et encouragée,
mais n’en suppose pas moins, chez le mécène, une vocation
L’évergétisme grec 301
individuelle, un trait de caractère, un intérêt personnel pour les
valeurs élevées ; ce n’est pas, comme l’évergétisme, un fait de
psychologie de classe renforcé par une contrainte informelle
et par l’attente populaire. Les Anciens eux-mêmes sentaient
bien la différence entre les évergésies élevées et les autres ;
Pline le Jeune, promettant à Côme d’établir un fonds d’assis-
tance en faveur de fils de citoyens pauvres, remarque avec
complaisance que sa pollicitation est de celles dont leur auteur
peut légitimement se vanter : il n’en irait pas de même s’il avait
promis de donner des jeux ou un spectacle de gladiateurs327.
C’était là ce que donnaient la plupart des évergètes. Le riche
glorieux dont parle saint Jean Chrysostome se ruine pour
être tout un jour le roi d’une fête ; au cours des millénaires,
d’innombrables notables ou nobles se sont ruinés pour la même
raison ; donner une fête a toujours été une des consommations
ostentatoires les plus répandues et, chez les notables grecs, il
en était aussi souvent question que dans les Mémoires du
prince de Ligne… ou chez les Guermantes. La duchesse de
Guermantes dépensait sûrement beaucoup plus pour ses raouts
que pour ses bonnes œuvres ou pour protéger les arts et les
lettres.
La recherche de la distance sociale, l’expression de l’idée
ambitieuse que les notables se faisaient d’eux-mêmes et
de leurs devoirs aboutissaient le plus souvent à une banale
recherche de la popularité328. Or les désirs du peuple coïnci-
daient avec ce penchant ; des faveurs des notables, il se fit un
droit et il les exigea comme un dû. « Ceux qui achètent à grand
frais la popularité », écrit Plutarque329, « rendent la foule puis-
sante et hardie, en lui laissant croire que c’est un bien précieux
et qu’elle est maîtresse de le leur ôter comme de le leur
donner. » Au besoin, le peuple recourt à un charivari pour
contraindre les notables à se conformer à leur propre idéal
de munificence ostentatoire : les textes ne manquent pas qui
illustrent cette forme de guérilla des classes330. En Occident
romain, la plèbe réclamait des gladiateurs à titre de spectacle
funéraire lorsque mourait un notable331, et un jour, à Pollentia,
elle bloqua sur la place publique le convoi funèbre d’un officier
et ne leva le blocus qu’après avoir extorqué à ses héritiers un
spectacle de gladiateurs332. « L’avarice de la classe élevée333 »
était cause d’émeutes. En Afrique romaine, la coutume voulait
qu’on distribuât de l’argent au peuple lors des mariages et
302 Le Pain et le Cirque
de la prise de la toge virile (nous avons vu plus haut que la
coutume était la même en Bithynie) ; une riche veuve, qui
venait de dépenser 50 000 sesterces pour le mariage de son fils,
préféra, pour son propre remariage, célébrer la cérémonie à
la campagne, pour n’avoir pas à distribuer derechef334. Ces exi-
gences populaires étaient un des fléaux de l’époque, contre
lequel s’élevaient publicistes et réformateurs ; il faut, écrit l’un
d’eux335, que l’empereur « contienne les passions du peuple et
qu’il ne le laisse pas faire violence à des gens pour les obliger à
des actes et à des dépenses au-dessus de leurs moyens », même
si le prétexte en est une cérémonie du culte impérial. Les juris-
consultes finirent par décider que la loi Julia qui réprimait la vio-
lence publique permettait de poursuivre ceux qui usaient de
contrainte pour arracher à quelqu’un la promesse de donner des
spectacles ou de l’argent à une cité336.
Il arrive que le peuple réclame, non plus des spectacles, mais
du pain, et que des évergésies deviennent enjeux de la lutte des
classes ; une année de disette et de pain cher, l’orateur Dion de
Pruse, notable et évergète, faillit être lynché ou du moins voir
sa villa incendiée : on le savait riche, or il avait refusé de sous-
crire à une epidosis destinée à l’achat de blé337. De pareils
exemples sont l’exception plutôt que la règle : le plus souvent,
la violence populaire réclame des plaisirs plutôt que du pain,
et ce n’est pas là un hasard. Le peuple ne lutte pas contre la
classe riche quand il réclame des plaisirs : il fait aux riches un
devoir de leur propre goût du mécénat ; il exige des plaisirs
traditionnels : rien de plus conservateur ; c’est tout autre chose
que de tenter d’arracher aux riches ce qu’ils ne voudraient
donner à aucun prix. Le blé même était, on l’a vu, un objet
traditionnel d’évergésie. Si les gens du peuple se trouvent
d’accord pour revendiquer le plus souvent des plaisirs, c’est
parce que les plaisirs, par leur nature collective, les rassem-
blent ; se coaliser pour la défense d’intérêts individuels serait
moins aisé et on imagine mal qu’une foule d’hommes fassent
un charivari pour exiger d’un notable qu’il fasse la charité à
des pauvres ; les satisfactions collectives étaient la revendica-
tion sur laquelle les masses se groupaient le plus facilement,
surtout si ces satisfactions étaient des liesses où le mécène
aurait la consolation de jouer le rôle de roi de la fête, ce qui le
rendait plus accommodant.
Le peuple réclamait donc le plus souvent aux notables ce qui
L’évergétisme grec 303
par nature le réunissait d’avance et ce que les notables étaient
prédisposés à lui donner ; c’est ainsi qu’il demandait des ban-
quets gratuits : en revanche, il ne s’avisait pas de revendiquer
des funérailles gratuites et que les notables fissent les frais
des enterrements populaires. Ce parallèle entre les festins et les
funérailles peut paraître saugrenu, mais ce n’est là qu’une
apparence : les deux grandes préoccupations populaires de
cette époque étaient de festoyer et de parvenir à s’assurer un
ensevelissement décent ; le christianisme n’est pas encore
arrivé, qui fera de la mort un événement religieux : aucun
homme, s’il est chrétien, ne mourra plus comme un chien ; il
suffit qu’il ait une âme. Le paganisme ne connaissait pas cette
démocratie de la mort : le trépas n’y était pas étranger à la
question d’argent ; les cadavres des esclaves, et des pauvres qui
n’avaient pu trouver quelques sous pour leur bûcher et leur
sépulture, étaient jetés à la voirie ; rien de religieux n’entourait
le trépas, et l’apparat des funérailles était la seule solennisation
possible. En conséquence, quand un homme du peuple avait pu
parer à la nécessité la plus urgente, celle du pain quotidien, les
deux besoins les plus impérieux qui venaient ensuite étaient
celui des banquets, parce qu’on y trouvait tout préparé un peu
de ce superflu matériel et moral faute duquel la vie n’est pas
humaine, et celui du tombeau.
Précisément ce double besoin donne la véritable explication
d’un autre grand fait de notre période, le phénomène associa-
tif, la multiplication des associations ou « collèges » de toute
espèce ; sous des intitulés religieux ou professionnels (collège
des adorateurs de tel dieu, collège des charpentiers), ces asso-
ciations servaient à des fins très variées, souvent authentique-
ment religieuses, parfois politiques, qui étaient différentes de
leur but officiel : la plurifonctionnalité est le caractère le plus
fréquent des associations, on le sait, parce que leurs adhérents
y entrent avec toute leur personnalité et tous leurs besoins338 ;
mais les deux fonctions, déclarées ou latentes, que les collèges
remplissaient le plus souvent étaient de donner à leurs adhé-
rents l’occasion de banqueter ensemble et de leur assurer des
funérailles décentes grâce à un système mutualiste. Les
évergètes, en revanche, étaient disposés à procurer au peuple
la première satisfaction, qui flattait leur vanité, mais moins
volontiers la seconde : les funérailles d’un pauvre mort ne
donnaient pas à un notable l’occasion de briller et le peuple ne
304 Le Pain et le Cirque
se trouvait pas naturellement réuni à l’occasion d’un décès
comme il l’était pour un festin public. Il y a bien, à travers tout
l’Empire, quelques rares fondations destinées à procurer des
funérailles gratuites, mais ces évergètes relèvent de ce mécénat
élevé dont nous avons dit qu’il était dû aux choix individuels
d’une élite ; elles se comptent sur les doigts d’une seule main
(si bien que, par le hasard des trouvailles, on n’en a pas encore
découvert un seul exemple dans la partie grecque de l’Em-
pire339), en face de centaines et de centaines de banquets ou
d’édifices. Dans ces conditions, il ne restait plus aux gens du
peuple, qui, dans leur grande majorité, avaient besoin de s’assu-
rer une sépulture, qu’à adhérer à une des nombreuses associa-
tions qui réunissaient des minorités dans le but officiel d’adorer
un dieu ou de rassembler ceux qui avaient le même métier (car
le charpentier fréquente le charpentier et le cordonnier a des
choses à dire au cordonnier). Si les Anciens semblent avoir eu
un tel besoin d’assurer quelque hommage à leur dépouille, ce
n’est pas parce que leur mentalité différait de la nôtre sur ce
point, mais tout simplement parce que ce besoin n’était pas
assuré automatiquement par leur religion.
Or les associations cultuelles et professionnelles semblent pré-
destinées à procurer aussi à leurs membres festins et funérailles ;
leurs adhérents éprouvent un vif sentiment de confraternité et
ont plaisir à se trouver réunis sous le prétexte matériel de boire ;
ils ne peuvent pas non plus laisser un confrère défunt partir pour
son dernier voyage sans lui témoigner leurs sentiments d’en-
traide. Il en était ainsi, par exemple, à la fin du Moyen Age, dans
la chrétienne Florence : les confréries religieuses, réunies autour
du culte de la Vierge ou d’un saint, y fleurissaient dans le
peuple ; elles célébraient avec beaucoup d’apparat les funérailles
de leurs membres, qu’elles accompagnaient jusqu’à un tombeau
collectif que l’association s’était fait construire ; elles étaient
également réputées, nous dit Davidsohn340, pour leur amour
immodéré des banquets, souvent destinés à commémorer le sou-
venir de fondateurs qui avaient laissé de l’argent à la confrérie
pour qu’elle banquetât en leur mémoire. On en dirait autant des
« collèges » hellénistiques et romains : ils tendaient moins à
remplir leur fonction déclarée qu’à vivre pour vivre, à faire vivre
leurs adhérents ensemble en de grandes occasions et en particu-
lier à leur assurer de ne pas mourir comme des chiens ; il était
donc inévitable que beaucoup de gens, sans trop en être
L’évergétisme grec 305
conscients peut-être, y adhérassent surtout pour profiter de
cette mutualité qui devenait la fonction latente des associations.
Voilà donc une foule de collèges religieux ou professionnels qui
rassemblent des minorités autour d’un besoin que ressentait une
très large majorité ; on ne s’en étonnera pas : il semble difficile, à
la réflexion, qu’une association unique puisse regrouper la foule
immense de ceux qui ressentent tel ou tel besoin, si ce besoin est
universel ; on imagine difficilement un groupement qui réunirait
tous les contribuables, par exemple, ou tous ceux qui ont envie de
fréquenter leur prochain, car comment embrasser un ensemble
aussi vaste ? Comment lutter contre l’émiettement ? En pareil cas
se formeront plutôt de petits groupes dont la grandeur sera
artificiellement limitée par un but officiel qui triera les adhérents :
ce qui accroîtra encore la plurifonctionnalité de tant d’associa-
tions, ou, si l’on préfère, leur fausse fonctionnalité341.
Bref, nous venons de retrouver, à propos des associations, la
difficulté que nous avons signalée plus haut à propos des
évergésies : quand une revendication porte sur un bien indivi-
duel, la sépulture, et non sur un bien collectif, elle est difficile
à mettre en œuvre, même si elle correspond à un besoin très
général ; pour s’assurer un tombeau, le peuple allait chercher,
dans un groupement étroit, un sentiment mutualiste qui se
serait dilué dans un cercle trop large ; il ne pouvait se rassem-
bler en une immense mutuelle des futurs défunts. Ni en un
groupe de pression destiné à soutirer des tombeaux à quelque
évergète. Donc l’évergétisme procurera des biens collectifs,
ce qui convient d’ailleurs à la vanité du mécène.
Malheureusement, le mécène veut se plaire à lui-même : les
biens collectifs qu’il procurera ne seront pas toujours ceux que
le peuple aurait préférés ; il fera bâtir, pour se conformer à
l’image idéale qu’il a de lui-même et de sa cité ; ce faisant, il
imposera parfois à ses concitoyens des édifices dont ceux-ci ne
voulaient pas ou auxquels ils auraient préféré des liesses
publiques. Pour transformer à son idée le visage monumental de
Pruse, Dion se conduit en tyranneau et s’attire l’inimitié
de ses concitoyens342 ; parce que Védius dépense son argent à
orner les monuments qu’il a fait bâtir à Éphèse, plutôt qu’à don-
ner au peuple des spectacles ou des distributions de monnaie, il
entre en conflit avec sa cité et il ne doit sa victoire qu’à une
intervention personnelle de l’empereur343. Laisser décider le
mécène n’est pas toujours le meilleur moyen d’optimiser le
306 Le Pain et le Cirque
choix des biens collectifs ; la chronique locale des cités est
pleine d’histoires compliquées où des fondations, des pollicita-
tions ou des fonds publics reçoivent une autre affectation que
celle qui était prévue, selon les besoins de la cité, les vœux
du peuple ou la volonté de l’évergète344. L’évergétisme n’est
pas toujours le pays de cocagne, c’est souvent le royaume de
chicane.

Rôle, sélection et « perfection ».


Au total, que les évergètes expriment leur grandeur par des
somptuosités, qu’ils se rendent populaires par des largesses ou
qu’ils fassent marcher à leurs dépens l’entreprise politique, l’é-
vergétisme est l’expression spontanée de la distance sociale et
un effet secondaire du régime des notables ; mais les géné-
reuses dispositions des notables sont encouragées et forcées
par l’attente de l’opinion. Il en résulte que l’évergétisme
devient un rôle, une sélection et une perfection ; un rôle dans
lequel il faudra maintenir un équilibre délicat entre l’intérêt de
l’individu, qui ne doit pas se ruiner en largesses, et les devoirs
de l’état de notable ; quelques virtuoses du mécénat choisissent
alors de se distinguer en se consacrant entièrement à ces devoirs
et deviennent des perfectionnistes de l’évergétisme ; enfin,
comme sous-produit de la politique, les largesses rendent
populaires leurs auteurs et deviennent un critère de recrutement
des politiciens, ce qui n’est peut-être pas la meilleure sélection
qu’on puisse imaginer.
1. On a vu quel chemin avait été parcouru depuis les débuts
de l’évergétisme : une série de conduites qui, au IVe siècle,
étaient encore anecdotiques et faisaient l’objet d’un choix indi-
viduel (tel magistrat ajoute aux crédits publics, tel prêtre
achète la victime du sacrifice) ont conflué pour devenir un seul
et même rôle et le devoir d’état des notables. Il est alors
inutile, du point de vue du notable, de distinguer encore entre
évergétisme libre et évergétisme ob honorem ; tout notable doit
avoir le geste large et tout notable sera magistrat ou liturge. Un
geste de libre mécénat pourra tenir lieu d’une évergésie
ob honorem ; un évergète libre paiera l’impôt d’État quand la
cité est insolvable345 ou, sans être lui-même dignitaire, établira
une fondation destinée à subvenir aux dépenses d’une dignité,
afin que cette dignité ne demeure jamais inoccupée faute de
L’évergétisme grec 307
candidats346. Les carrières municipales dont le détail et la
succession chronologique nous sont connus347 ne se ramènent
pas à un cursus qui serait le même pour tous et elles mêlent
magistratures, liturgies, récompenses honorifiques, largesses
ob honorem et libre mécénat comme si tout cela était un tout ; il
n’est même pas possible de faire le départ entre les fondations et
libéralités des magistrats et celles des non-magistrats, car telle
générosité d’un particulier peut être calculée en vue d’une
dignité convoitée et cependant dispenser, une fois la fonction
obtenue, de toute prestation nouvelle348.
Il faut donc dépenser beaucoup pour tenir son rang de
notable et il faut aussi épargner assez pour laisser à des des-
cendants les moyens d’en faire autant ; il faut un sens sûr de
l’équilibre entre l’épargne bien gérée et les largesses opérées
au moment opportun349. « Mon grand-père », écrit Dion de
Pruse350, « n’a pas été précisément la honte de notre cité et
on ne peut pas dire qu’il n’ait rien dépensé de ses biens : la
fortune qu’il avait reçue de son père et de son grand-père, il l’a
dépensée par munificence, jusqu’à son dernier sou, et il a
ensuite refait fortune grâce à sa culture et à la protection des
empereurs » ; traduisons cette épopée familiale en ces termes :
ce grand-père a écorné son patrimoine en évergésies et regagnait
une partie de ses prodigalités grâce aux largesses des empereurs
et à son activité de professeur de rhétorique.
2. Or, à partir du IIe siècle de notre ère, il a existé, dans le
monde grec comme en Occident latin, quelques mécènes dont
les libéralités sont tellement énormes qu’elles ne peuvent s’ex-
pliquer par cette politique d’équilibre ni même par un goût
individuel pour le mécénat et que ces virtuoses de l’éver-
gétisme forment à coup sûr une espèce particulière351. Plutôt
qu’Hérode Atticus352, nous prendrons pour exemple Opramoas
de Rhodiapolis353. Le nom du premier était déjà proverbial
dans l’Antiquité comme celui d’un milliardaire mécène, aussi
fameux pour ses démêlés avec ses compatriotes athéniens que
pour ses largesses envers tous les Grecs et ses airs de potentat.
Le second est connu des épigraphistes modernes comme cham-
pion de l’évergétisme. Le tombeau de cet Opramoas, qui vécut
dans la première moitié du IIe siècle, a été retrouvé dans une
petite cité de la Confédération de Lycie ; les murs de l’édifice
sont couverts d’inscriptions (elles occupent vingt pages in-
folio dans nos éditions) qui chantent les largesses et les hon-
308 Le Pain et le Cirque
neurs de ce richissime mécène : lettres de l’empereur et des gou-
verneurs qui témoignent de ses mérites, décrets honorifiques de
la Confédération ; Opramoas a fait graver sur sa tombe tout ce
dossier épigraphique comme preuve de la vocation d’évergète
qui a été la sienne tout au long de son existence. La somme de
ses bienfaits est confondante : plus d’un million et demi de ses-
terces (près d’un milliard d’anciens francs), encore que beau-
coup de chiffres nous manquent par suite des lacunes de
l’inscription. Pourtant Opramoas avait des enfants : il leur a
préféré sa vocation.
Pour expliquer le cas d’un pareil virtuose, il faut partir, je
crois, d’une phrase révélatrice de Marc Aurèle354 : quand j’étais
jeune, écrit le philosophe couronné, je n’ai jamais été tenté de
jouer à l’ascète ni à l’évergète. Ce qui nous apprend que, vers le
IIe siècle de notre ère, il existait des idéaux de « perfection » (au
sens que ce mot aura dans la théologie chrétienne) et que
l’évergétisme était une de ces perfections. Un grand person-
nage se faisait évergète et y sacrifiait son patrimoine ; il pou-
vait aussi se convertir au pythagorisme ou au néo-platonisme
et mener une vie ascétique. De même, un chrétien entrera
dans les ordres ou deviendra tertiaire de saint François ; un duc,
au XVIIIe siècle, se fera franc-maçon et imitera les vertus de
Tamino dans La Flûte enchantée. Une perfection n’est pas la
même chose qu’une profession, celle de philosophe, de
rhéteur, etc. ; cette dernière est une spécialisation, tandis que
la perfection est un exemple pour tout homme : elle réalise ce
que tout homme devrait devenir. Tout fidèle est appelé à la sain-
teté355, tout homme digne de ce nom devrait être évergète, ou
devrait vivre en ascète. Une perfection est donc un idéal reli-
gieux ou moral, puisque les valeurs éthico-religieuses sont les
seules qui se donnent pour obligatoires universellement (nul
n’est tenu, en revanche, de se passionner pour les belles-lettres).
Cependant, on constate que, dans la pratique, seule une poignée
de virtuoses ont la vocation de consacrer leur vie à la perfection ;
Opramoas fut un de ceux-là.
« Régulier » de l’évergétisme, Opramoas est donc l’évergète
par excellence ; les autres notables ne sont que de simples
dévots, quand ils font à l’occasion une évergésie libre, ou bien
ce sont des carriéristes, quand une fonction publique les oblige
à quelque évergésie ob honorem. Le cercle est bouclé : au
début de l’époque hellénistique, un mécène pouvait se conten-
L’évergétisme grec 309
ter d’une seule largesse et un magistrat faisait parler de lui s’il
ajoutait quelque chose de sa poche aux fonds publics ; mainte-
nant, tout le monde est évergète ; il faut se faire évergète de
vocation pour se distinguer.
3. Seulement le terrain de la vie municipale était occupé par
une profession, la politique ; évergétisme et politique faisaient-
ils bon ménage ? Ils étaient unis de force : les évergésies
étaient devenues la condition de toute carrière politique ; or l’ac-
tivité politique a sa logique propre, car enfin, il y a une tâche à
remplir, gouverner. Il n’est pas certain qu’un bon gouverne-
ment soit toujours compatible avec une politique de largesse,
ni que la munificence ou le goût de la popularité soient les ver-
tus qui permettent de sélectionner à coup sûr les bons politi-
ciens ; Dion de Pruse356 ou Plutarque ont vivement ressenti
cette double difficulté. Plutarque l’a d’autant plus ressentie
qu’il avait intérêt à la ressentir ; ce platonicien, partisan,
comme Polybe, d’une politique d’autorité et d’ordre moral (il
ne faut pas être dupe de son apparente bonhomie), était par
principe hostile aux évergésies. Mais, Plutarque ne l’ignorait
pas, il n’était guère possible, à son époque, de gouverner sans
faire du bien au peuple ; notre philosophe a donc cherché les
termes d’un compromis et, d’un autre côté, il a développé dans
sa Vie de Périclès un mythe consolateur. Nous verrons au pro-
chain chapitre que Cicéron, à partir des mêmes principes, avait
abouti au même juste milieu.
Plutarque le sait trop bien : dans les cités, la plupart des
ambitieux se recommandent au peuple en lui donnant des
festins et des largesses357, des distributions, des combats de gla-
diateurs, des spectacles de toute espèce358. Et pourtant la carrière
devrait être ouverte aux notables de médiocre fortune ; ils
devraient pouvoir plaire au peuple rien qu’avec de la sincérité et
de la loyauté359. Alors la vie publique serait comparable au ban-
quet de Platon : il y aurait place pour les évergètes, mais ce serait
Socrate, qui ne paie rien, que le public écouterait360. Cet idéal
était rarement réalisé et l’évergétisme aboutissait à une distor-
sion du recrutement politique ; comme dit Max Weber, lorsqu’on
se propose d’apprécier un système social, quel qu’il soit, il faut
l’examiner entre autres sous l’angle suivant : de quel type
d’hommes facilite-t-il le recrutement361 ?
Que l’homme politique, même doué, fasse donc largesse,
puisqu’il le faut, mais qu’au moins il sauve l’honneur en confé-
310 Le Pain et le Cirque
rant à ses évergésies des prétextes élevés et en ne transigeant pas
sur certains principes. Il doit comprendre que la foule doit être
menée comme les chevaux et les enfants, en glissant avec indul-
gence sur les fautes légères, pour lui résister et la contenir quand
elle s’écarte trop ; il faut savoir en temps opportun relâcher les
rênes et accorder au peuple, avec bonne grâce, des sacrifices, des
concours, des spectacles théâtraux362, voire des distributions de
monnaie, si une fête religieuse ou le culte d’un dieu en sont le
prétexte : ainsi faisait Périclès lui-même363. Car ce sont là « des
prétextes adroits et honorables ; les honneurs rendus à un dieu
incitent la foule à la piété, quand elle voit ceux qu’elle respecte
et tient pour grands rivaliser de munificence et de zèle en faveur
de la divinité364 ». Mais on ne transigera pas sur le principe que
les évergésies ne sont pas un droit qu’aurait le peuple ; on se
refusera donc à distribuer les fonds publics365.
Le rêve serait de pouvoir faire comme Périclès : en un pre-
mier temps, gagner la faveur populaire par des largesses, puis,
quand la multitude est bien tenue en main, tendre les rênes.
Dans la Vie de Périclès366, l’homme d’État athénien est vu
comme une espèce d’empereur romain, un bâtisseur et distri-
buteur de plaisirs, et devient le héros d’une fable sur le bon
usage de l’évergétisme : je remercie mon ami Pierre Vidal-
Naquet, qui m’a signalé cet aspect du texte. Roi sans couronne,
Périclès s’appuie d’abord sur le peuple contre l’oligarchie des
ploutocrates ; en ce premier temps, « il lâcha plus que jamais la
bride au peuple et gouverna pour lui plaire, imaginant sans
cesse des panégyries, des banquets, des processions » ; il
embellit la ville, pour que les constructions fissent « naître des
industries de toute sorte et des besoins variés qui, éveillant tous
les arts et occupant tous les bras, fourniraient des salaires à
presque toute la population367 ». Ensuite, une fois son pouvoir
bien établi, « il ne fut plus le même : il ne se montra plus aussi
complaisant pour le peuple », mais « tendit les ressorts du gou-
vernement et, de cette démocratie molle et parfois relâchée
comme une musique tendre et languissante, il fit un régime
aristocratique et royal368 ».
Mais pourquoi le pouvoir de « Périclès », le pouvoir des
notables, était-il si docilement accepté par le peuple ? Les
évergésies contribuaient-elles à le légitimer ? Et quel « intérêt de
classe » les notables eux-mêmes trouvaient-ils à gouverner à ce
prix leur cité ?
L’évergétisme grec 311

6. Envie, légitimation, distance sociale

Voilà donc une première explication de l’évergétisme, ou


plutôt une première manière de le fonder : le peuple est un
animal rétif qu’il faut mener ou prendre en main en relâchant
parfois les rênes ; pour cette conception autoritariste, l’évergé-
tisme est lutte avec la partie déraisonnable, rétive, de la nature
populaire. Nous avons aperçu au passage, chez Polybe, une
variante encore plus autoritaire de cette doctrine : il ne faut
même pas relâcher les rênes un seul instant, car la moindre
détente serait interprétée par le méchant animal comme un
indice de faiblesse ; la bête s’imaginerait avoir des droits, alors
qu’elle a seulement le devoir d’obéir.
Il existait une autre interprétation de l’évergétisme, qui a eu
beaucoup de succès auprès des modernes : loin d’être une ruse
dirigée contre la mauvaise nature du peuple, les évergésies sont
des satisfactions accordées aux droits imprescriptibles des indi-
vidus ou des groupes ; elles redistribuent les avantages sociaux
entre la classe gouvernante et celle des gouvernés et elles assu-
rent ainsi l’équilibre de la collectivité ; le peuple reçoit des
biens collectifs qui compensent l’inégale répartition de la
richesse et du pouvoir. La théorie de la dépolitisation
est une variante satirique et machiavélique de cette doctrine de la
redistribution équilibrante.
Les deux doctrines ont en commun le postulat selon lequel
l’évergétisme serait une pièce de la machine politique et sociale
et y remplirait une fonction, celle de détendre ou de redistri-
buer. Nous allons voir qu’il n’en est rien, que l’évergétisme
n’assurait pas le pouvoir aux notables ni la tranquille posses-
sion de leurs biens aux possédants ; le régime des notables,
le pouvoir des riches, sont totalement indépendants de l’éver-
gétisme, qui n’est qu’une particularité curieuse, voire un sno-
bisme ; le régime des notables aurait fonctionné aussi bien
sans lui et les notables n’avaient pas intérêt à faire du bien
au peuple ; car la notion d’équilibre social n’est qu’une méta-
phore trompeuse et celle d’intérêt de classe est beaucoup trop
rigide.
312 Le Pain et le Cirque

Les intérêts des individus.

Nous discuterons tout à loisir ce fonctionnalisme et nous


essayerons de préciser ce qui cimentait une cité hellénistique et
si l’évergétisme était ce ciment. Il nous faut d’abord montrer sur
quel point s’opposent les deux doctrines que nous venons de
résumer : sur la place qu’elles accordent à l’individu. La doc-
trine autoritaire est formaliste : la justice doit suffire à constituer
une société bien faite (c’est le « totalitarisme » platonicien) ; la
doctrine de l’équilibre suppose au contraire que la justice s’ap-
plique à un contenu autre qu’elle-même, à savoir aux intérêts des
individus ; la justice tente de faire vivre les hommes ensemble en
accordant tant bien que mal les égoïsmes ; elle règle la société et
ne la constitue pas.
1. Représentons-nous une classe de notables qui tient en main
la société et qui savoure la distance sociale qui la sépare du
peuple ; le respect spontané de la plèbe monte vers cette élite
et, de la hauteur où elle voit la plèbe, elle se la représente
comme une éternelle mineure qu’il lui faut avoir à sa main.
Elle a une attitude de chef qui veut que l’ordre règne dans les
rangs et que, pour cela, aucun individu n’affirme d’intérêts
qui ne se confondent pas avec le bien collectif : la discipline,
croit-elle, est totale ou elle n’est pas ; les individus ne sont que
des instruments et n’ont rien à faire qu’à obéir. Toute aspira-
tion qui ne se rapporte pas au bien commun serait un signe
d’autonomie et un symptôme d’indiscipline. L’évergétisme
encourage cette indiscipline par le simple fait qu’il n’est pas
exercice de l’autorité et qu’il donne à penser qu’il existe autre
chose que l’autorité ; il donne un mauvais exemple. Il n’est
récupérable que si on le considère comme une détente que
le chef accorde à ses hommes. Une autre manière de récupérer
l’évergétisme, qui a la faveur de Plutarque, est de le faire servir
à la piété ; Plutarque peut se réclamer de son maître Platon, qui
rattachait le jeu et la fête au culte des dieux et disait que les
hommes n’étaient que des jouets, des marionnettes, dans les
mains de la divinité : quand ils semblent s’amuser pour eux-
mêmes, ils s’agitent en réalité pour plaire au dieu. Il est vrai
que Plutarque ne dit pas précisément que les évergètes donne-
ront de préférence des fêtes afin que les dieux y reçoivent les
hommages qui leur sont dus : ils en donneront pour éduquer
L’évergétisme grec 313
le peuple et lui enseigner la piété. Non que Plutarque soit le
moins du monde un incroyant, à la manière de Polybe qui tenait
la religion pour une ruse louable par laquelle on mate l’esprit du
peuple369 ; Plutarque est à la fois homme pieux et homme d’au-
torité et, en enseignant la piété au peuple, il entend gagner sur
les deux tableaux.
Si des notables tiennent ainsi toute manifestation d’indivi-
dualisme pour une menace d’indiscipline, ils trouveront dans
la philosophie de Platon la couverture idéologique qu’ils souhai-
tent. La cité platonicienne, où une foule d’esclaves travaillent
au profit d’une élite de citoyens qui ne vivent eux-mêmes que
pour le Tout, n’est pas l’image d’une société injuste, mais d’une
société qui n’est que justice : aucun compte n’y est tenu des
intérêts individuels, des égoïsmes. Cette cité totalitaire,
où l’inférieur n’existe que pour le supérieur, est une image for-
melle de la justice ; elle n’a pas de contenu individuel et les indi-
vidus y participent, non dans leur intérêt, mais pour réaliser cette
belle image, à la manière de cubes de mosaïque qui occupent
chacun, non la place qu’ils pourraient souhaiter, mais celle
qu’exige l’œuvre d’art.
2. Contre le formalisme platonicien, la plus vigoureuse
affirmation de la matérialité sociale, des intérêts individuels, est
due à un penseur original et incisif, Carnéade, qui fut un des
plus grands philosophes de l’époque hellénistique370. Son éloge
de l’injustice fait songer à certains égards à l’éloge de l’Unique,
de l’égoïsme, par Max Stirner et a suscité les mêmes contre-
sens scandalisés ; Carnéade voulait simplement dire que ce
sont les égoïsmes qui constituent la société et que la justice
ne fait que régler au moins mal la pluralité de ces égoïsmes,
dans l’intérêt même des égoïsmes. C’est pourquoi Carnéade
peut affirmer deux choses qui ne sont contradictoires qu’en
apparence : la justice est souvent en conflit avec la sagesse
pratique, qui poursuit des intérêts égoïstes, et elle repose sur
(Carnéade ne dit pas : se réduit à) ces mêmes intérêts ; dans leur
faiblesse, les hommes font appel à la justice pour se délivrer de
l’oppression ; la justice leur pèse et en même temps ils ne peu-
vent s’en passer. Carnéade ne se lasse pas de multiplier les
exemples qui montrent combien l’exercice de la justice coûte à
la sagesse égoïste, au vouloir-vivre des individus.
Position profondément originale pour son époque ; rien de
plus étranger à l’éthique aristocratique des Grecs que l’idée du
314 Le Pain et le Cirque
Juste souffrant, que la sagesse populaire juive ne connaissait
que trop bien ; les Grecs ne pensaient pas volontiers qu’il fal-
lait trop souvent renoncer à quelque avantage si l’on voulait
acquérir du mérite. L’eudémonisme hellénique confondait, on
le sait371, ce que nous appelons le problème moral avec le pro-
blème du bonheur : la morale antique est une méthode de bon-
heur, la pratique de la vertu n’étant qu’une des composantes (ou
parfois la seule) de la félicité. Pour comprendre cette confusion,
étrange à nos yeux, lisons, au lieu de « vertu », le mot « excel-
lence », et, au lieu d’« heureux », « enviable » : un homme
heureux est enviable, mais nous n’envierions pas un monstre
heureux ; nous préférerions encore ressusciter dans la peau
d’un Juif gazé que dans celle d’Eichmann, et nul ne dira
qu’Eichmann, eût-il échappé à la pendaison, était un homme
heureux et enviable. Les paradoxes stoïciens (le Sage est
heureux sous la torture) doivent précisément leur caractère
paradoxal à cette étrange position du problème : les stoïciens,
continuant de penser dans les cadres implicites de leur époque,
posent la question morale dans le cadre du problème du
bonheur.
Un Grec pensera donc volontiers qu’une société juste et
une société heureuse sont la même chose. Or cette équation
peut s’interpréter ainsi : fabriquons une société qui ne soit que
justice : comment cette société ne sera-t-elle pas réputée heu-
reuse aussi ? La confusion du problème eudémonique et du
problème éthique peut aboutir à sacrifier ainsi le bonheur à
la justice. C’est contre ce présupposé implicite que Carnéade
affirme que morale et avantage personnel sont deux : qui veut
être heureux aura intérêt à être injuste et ne redeviendra juste
que dans l’intérêt de son bonheur. Les hommes vivent en
société pour la poursuite de leurs intérêts et non pour le plaisir
d’être justes ; la société est une concordia discors d’égoïsmes
et, si l’on supprime les individus et leur volonté de puissance,
la vie sociale et la justice elle-même deviennent inexplicables ;
la justice gardera bien sa spécificité (elle ne se confondra pas
avec l’intérêt et ne sera pas davantage une mystification),
mais elle perdra son objet et sa raison d’être, à savoir la pluralité
des égoïsmes ; elle sera suspendue dans le vide.
3. Admettons donc, sous bénéfice d’inventaire, que les indivi-
dus veillent rationnellement à leurs intérêts et qu’ils attendent de
la société qu’elle y satisfasse : ils ne se déclareront satisfaits,
L’évergétisme grec 315
pourra-t-on croire, que si les avantages sont justement répar-
tis ; leur attitude sera comparable à celles d’actionnaires d’une
entreprise. Alors on pourra supposer que l’évergétisme remplit
une fonction indispensable : il redistribue les avantages de
manière à assurer une répartition équilibrée entre les parties
prenantes ; grâce à cette rééquilibration, la société pourra
demeurer unie. On reconnaît là une interprétation classique de
l’évergétisme.
Jhering372 lui a donné sa forme la plus achevée : « La raison
profonde de la libéralité était que les classes possédantes avaient
le devoir social de rétablir l’équilibre avec la classe défavo-
risée, en effaçant la supériorité que lui procurait l’ordre établi.
Voilà pourquoi ces largesses s’adressaient à une classe tout
entière, voilà pourquoi on les considérait comme relevant for-
mellement d’un devoir d’état auquel il était honteux de se
soustraire. La libéralité servait essentiellement à compléter le
système de circulation des richesses. L’intérêt propre des classes
élevées exigeait cette libéralité comme un moyen essentiel
d’affermir leur position en mettant en œuvre une attitude au-
thentiquement aristocratique qui en imposait au peuple et qui
désarmait l’envie. »
Nous dirons pourquoi cette interprétation fonctionnelle nous
semble trop simple et très fausse, tout en étant des plus intéres-
santes (il nous faudra gloser sur l’envie et sur le devoir d’état).
Il n’en faut pas moins avouer qu’elle est assez conforme aux
explications que les Anciens donnaient eux-mêmes de l’évergé-
tisme : disons que c’est une rationalisation qui s’est présentée à
leur esprit aussi naturellement qu’au nôtre… Je ne connais pas
de texte grec ou romain où cette rationalisation ait été exposée
systématiquement, mais on en retrouve partout des membres
épars. Un homme riche, lit-on dans une Clé des songes373,
« sera chef de la cité et, dans sa munificence, dépensera
beaucoup pour le bien public » ; car, précise un philosophe374,
« toutes les cités, et surtout les grandes, ont besoin de riches
pour leur fournir, par munificence, leurs dépenses accou-
tumées ». En échange, les riches sont honorés : « Dans les
démocraties, beaucoup de gens paient volontairement, par
munificence, de fortes sommes, afin de recevoir en retour
des honneurs » ; par démocratie, l’auteur entend les cités, par
opposition aux monarchies, c’est-à-dire, en l’occurrence, à
la monarchie impériale : il oppose les évergésies faites aux
316 Le Pain et le Cirque
cités, qui décernent en échange des honneurs, et l’impôt payé
à l’empereur, qui est sans contrepartie375. Et les cités sont gou-
vernées par les riches : « Gens de Tarse », s’écrie un orateur376,
« chez vous viennent parler à l’Assemblée, non pas le premier
venu, mais les notables, les riches et ceux qui se sont brillam-
ment acquittés de leurs liturgies. » Il y aura des riches, ils gou-
verneront, ils paieront : tel était le pacte social ; s’ils ne paient
pas, leurs privilèges seront tenus pour illégitimes : « Ces
hommes se sont approprié les terres publiques ; détenteurs enri-
chis de nos biens, jamais on ne les a vus remplir une fonction
publique : jamais ils n’ont rendu à la cité la moindre partie de ce
qu’ils lui ont pris377 » ; en refusant de payer, ils suscitent l’hos-
tilité, l’« envie », moins pour le manque à gagner que pour le
dédain que suppose leur refus : « Une cité exècre encore plus un
riche qui ne donne rien de ses richesses qu’elle n’a en haine un
pauvre qui vole le Trésor ; car elle attribue la conduite du riche à
l’orgueil et au dédain378. »

La société n’est pas un marché parfait.


Et pourtant ce n’est là qu’une vulgaire rationalisation. L’équi-
libre serait assuré, les peuples seraient heureux et les sociétés
seraient stables dès que les bénéfices seraient justement distri-
bués ou redistribués, et sinon, non ? S’il en était ainsi, si la
structure sociale était aussi simple et logique que cela, révoltes
et révolutions auraient des raisons transparentes et seraient pré-
visibles à coup sûr ; il ne subsisterait guère que des sociétés
justes, celles qui ne le seraient pas ressembleraient à d’évi-
dentes escroqueries ou à du banditisme pur et simple : il n’y
aurait pas de régimes équivoques ; dans la longue période, une
juste répartition des bénéfices finirait toujours par s’établir.
Reste alors une question difficile : quelle proportion de leur
fortune les riches doivent-ils redistribuer ? Un forfait, une
pincée symbolique ou tout un évergétisme ? Qui en décide, qui
fait le calcul, et comment ? Qui ne voit que jamais le problème
ne s’est posé ainsi ?
La théorie de la redistribution n’est qu’une fiction selon
laquelle la vie sociale ressemble à une société par actions ; les
hommes seraient alors des égoïstes lucides et ressembleraient
à des actionnaires : ils délibéreraient sur leurs intérêts avant
d’adhérer à cette société, en étudieraient les statuts, jugeraient
L’évergétisme grec 317
s’ils sont équitables et ne s’en laisseraient pas imposer. Mais s’il
n’en était pas ainsi ? Si les hommes ne choisissaient pas
la société où ils naissent ? S’ils ne pouvaient même pas en
connaître les statuts et les bilans, qui ne sont inscrits nulle part ?
S’ils ne pouvaient jeter de coup d’œil d’aigle sur le Tout de la
société, pour juger de sa justice, mais voyaient les choses au ras
du sol et du petit coin où le hasard de la naissance les a placés ?
Et si leurs égoïsmes s’en laissaient imposer par le fait établi ou
par le respect ? S’ils se résignaient souvent à penser que les rai-
sins de la justice sont trop verts et s’accommodaient tant bien
que mal du partage que le sort leur a fait ?
La vision que chacun de nous a de la société est comparable
à celle que nous avons de la surface terrestre : nous ne l’aper-
cevons pas de l’extérieur et dans sa totalité, à moins d’être
cosmonautes, mais à partir du point où chacun de nous est
placé et jusqu’aux limites de l’horizon où porte notre regard et
dont nous occupons par définition le centre. Nous ne nous
demandons pas si la société qui est la nôtre est bien faite, si les
masses y sont heureusement réparties, mais si notre propre
position n’est pas trop inconfortable et si le voisinage d’un
riche ne nous la rend pas frustrante par la comparaison que
nous faisons de son sort et du nôtre. Les révolutions n’éclatent
pas lorsque le Tout social est mal réparti (car alors la révolu-
tion serait permanente), mais lorsque notre sort tel que nous
l’éprouvons nous est intolérable ; il est intolérable, non pas
lorsqu’il est injuste aux yeux de l’entendement, mais lorsqu’il
est ressenti par nous comme tel.
Mais il est rare que nous le ressentions comme tel : toute
société à ce jour a été injuste, mais la plupart d’entre elles ont
été plus ou moins acceptées, légitimées ; car les égoïsmes s’en
laissent imposer (c’est le second point de la doctrine de Max
Stirner, déjà nommé) ; chacun se dit : « ils sont trop verts »,
tend naturellement à penser comme il agit ou est contraint d’agir
et « réduit la dissonance » entre ce qu’il souhaiterait et ce qu’il
peut ; la contrainte devient ainsi libre obéissance, tout régime
établi tend à être ressenti comme légitime ; en l’absence de
révoltes, comment distinguer une société équilibrée et une
société injuste ? Les théories du contrat social et de l’équilibre
sont des fictions rationnelles à valeur normative, de même que
la théorie du marché à concurrence parfaite en économie ; ce
serait trop beau, si les hommes étaient des agents sociaux aussi
318 Le Pain et le Cirque
parfaitement informés et aussi cohérents dans leur égoïsme que
les agents économiques idéaux : alors, mues par la fameuse
« main invisible », toutes les sociétés, à travers l’histoire,
auraient fini par aboutir à un juste équilibre, comme fait le
marché parfait (telle est précisément la doctrine de Stirner, dont
on a fait un anarchiste, sans reconnaître la parenté de sa pensée
avec celle d’Adam Smith379).
Mais tout cela n’est qu’une fiction trop optimiste. Les hommes
se passent de l’équilibre : ils ne connaissent que leur horizon et
tentent de s’y adapter. Il s’ensuit que l’évergétisme n’a pas pour
fonction de rétablir un équilibre que les hommes ignorent, qu’ils
ne réclament nullement et sur lequel ils ne jugent pas du sort
qui leur est fait. Aussi bien les différentes espèces de redistri-
bution, à travers l’histoire, s’expliquent-elles par des raisons
différentes dans chaque cas (la charité n’est pas l’évergétisme) ;
et ces raisons ne ressemblent pas à de grandes lois : ce sont
chaque fois quelques-uns des innombrables petits ressorts de la
nature humaine ; par exemple, nous avons vu qu’une fonction
publique appelle, sinon un paiement, du moins un pourboire si
elle est une sinécure, si l’on n’y est pas nommé par une autorité
supérieure, etc. La culture n’est pas plus simple que la nature ;
seules une physique et une sociologie archaïques se réduisent
à un petit nombre de grandes lois, belles et intelligibles comme un
système philosophique.

Analyse de l’envie.
Précisément une chose confirme que les hommes ne font pas
une question de principe de l’équilibre ou de l’égalité, mais res-
sentent leur situation concrète : c’est la vertu que d’innom-
brables textes attribuent à l’évergétisme, celle d’apaiser l’envie.
Or l’envie n’est pas un jugement sur le déséquilibre d’une
société vue d’en haut, mais seulement une réaction psycho-
logique à des froissements que chacun ressent dans son coin, à
la morgue des riches ; du moins les riches voulaient-ils espérer
que leurs évergésies avaient cette vertu lénifiante, en oubliant
que leurs largesses pouvaient susciter non moins de froisse-
ments qu’elles en apaisaient de l’autre côté. Ils voulaient croire
que des gestes de munificence ou d’abstention (ne pas étaler sa
richesse) étaient une panacée ; il ne s’agissait donc pas pour eux
de régler le fond du problème, de redistribuer réellement
L’évergétisme grec 319
la richesse selon des proportions équitables, mais seulement de
faire preuve de tact, de savoir faire de jolis gestes symboliques ;
et c’est pourquoi le calcul du montant réel de la redistribution à
opérer était une question qui ne se posait pas, comme on l’a vu
plus haut.
La richesse soulève souvent une hostilité diffuse, l’Envie380,
que le peuple se représentait moins comme une réalité ou
comme une divinité personnelle que comme une Volonté désin-
carnée, à la manière de notre « veine » 381. Hostilité que suscite
moins la richesse elle-même que l’étalage qu’en font les riches
et les sentiments qu’en conséquence on leur prête : ils sont
soupçonnés de se croire supérieurs aux autres citoyens. Il est
une page de Démosthène tellement parlante qu’il faut la citer
tout entière382 ; on y voit que le bon moyen de désarmer la
suspicion était de se montrer munificent envers la collectivité
civique. « Où est la munificence, où sont les liturgies, les
dépenses publiques somptueuses dont se prévaut mon adver-
saire ? », demande l’orateur383 ; « je ne vois rien d’autre que
ceci : il s’est fait construire à Éleusis une maison si grande
qu’elle fait de l’ombre à toutes les autres et il emmène sa femme
aux Mystères et partout dans une voiture à deux chevaux ; avec
ses trois ou quatre hommes d’escorte, il bouscule tout le monde
sur la place publique ; il ne parle que coupes, vases et rhytons,
assez haut pour être entendu de tous les passants. Je ne vois pas
à quoi peut vous servir, à vous qui êtes le nombre, ce que mon
adversaire achète pour son luxe personnel ; en revanche, je le
vois bien, l’outrecuidance que ce luxe lui inspire vous écla-
bousse, quand vous vous trouvez sur son chemin. Non,
il n’y a là rien de glorieux ni d’admirable ; la grandeur ne
consiste pas à posséder une maison, beaucoup d’esclaves,
un riche mobilier ; l’éclat authentique se manifeste plutôt à l’en-
droit de biens auxquels ait part la collectivité que vous
formez. » Le tact enseignera donc à ne pas éclabousser ; le
notable exemplaire, selon les vœux de Plutarque384, « se garde
de froisser ou d’encombrer en allant au bain avec une foule
d’esclaves, en occupant de la place au théâtre ; son vêtement,
son existence, l’éducation de ses enfants, la toilette de sa femme
sont simples et ressemblent à ceux de tout le monde ;
il ne se sépare pas de la foule et ne se met pas sur un plan
supérieur ». La seconde règle qu’il observera sera d’être éver-
gète ; « je dépense moins pour moi que pour mes liturgies »,
320 Le Pain et le Cirque
devra-t-il pouvoir dire ; « il est juste qu’on loue ceux qui,
comme moi, sont plus économes pour leur vie privée que pour
les intérêts publics385 ». Le peuple romain, dira Cicéron, exige
que les grands aient le geste large envers lui ; « il déteste le luxe
privé et aime la magnificence envers le public386 ».
Si ces sentiments diffus avaient été systématisés, leur couver-
ture idéologique aurait sans doute été la suivante : la société
étant aussi stable que la nature, la richesse nationale a un niveau
à peu près fixe et en conséquence le système social est un jeu
stratégique à somme algébrique nulle : les uns gagnent ce que
les autres perdent ; le gâteau à partager n’étant pas susceptible de
croître, les uns ne peuvent avoir un plus gros morceau qu’au
détriment des autres. S’il en est ainsi, l’idéal serait de partager
également le gâteau entre tous les citoyens ; une seule personne
a le droit d’être plus riche que les autres et c’est la cité
elle-même ; aussi bien la cité est-elle tout le monde. Dans une
comédie d’Aristophane, Ploutos, dieu de la richesse, renonce
louablement à habiter chez tel ou tel citoyen : le Trésor public
sera désormais son seul logis, pour l’humble bonheur de tous387.
Cette utopie d’Aristophane sert à consoler en imagination
les Athéniens d’une inégalité à laquelle ils se résignent comme
à une fatalité naturelle. Il n’est pas vrai qu’Athènes était une
société où liturgies et évergésies établissaient la concorde en
apaisant l’envie ; l’inégalité de richesses ne se faisait pas par-
donner à force de largesses, pour la simple raison qu’elle
n’avait même pas à se faire pardonner : elle aurait été aussi
bien tolérée sans évergétisme, comme elle est le plus souvent
tolérée dans l’histoire. Car l’envie ne fait son apparition que
si une inégalité ne semble pas irrémédiable, car personne ne
regrette la lune ; elle est donc historiquement conditionnée, en
fonction du « contrat historique » de chaque société ; elle n’est
pas exigence de justice (il n’est pas vrai que nous n’envions
jamais le mérite388) ; elle n’est pas suscitée par le fait macro-
sociologique de l’inégalité elle-même (que celle-ci soit ou non
justifiée), mais ne peut s’expliquer qu’au niveau microsocio-
logique. Évergétisme et envie ne sont pas en relation.
1. Les réactions à l’inégalité vont de l’indifférence, entre pas-
sants inégalement fortunés qui se croisent dans la rue, à l’humi-
lité du paysan qui admire la richesse du radjah et à la
comparaison, laquelle oscille entre la haine et le sentiment de
participation. L’inégalité semble naturelle quand elle semble
L’évergétisme grec 321
irrémédiable et non quand elle est juste ou fonctionnelle ; il
n’est pas vrai que la richesse des classes élevées est acceptée
par le peuple tant que les privilégiés la justifient par les
services qu’ils rendent et qu’ils ne sont pas une noblesse de fre-
lons comme celle de 1789 ; les privilégiés deviennent insuppor-
tables quand ils font des concessions qui, tout en rendant ces
privilèges moins odieux, révèlent qu’ils ne sont pas invincibles.
Les riches, de leur côté, trouvent leurs privilèges naturels et ne
se sentent pas tenus de les justifier par des mérites ; l’évergé-
tisme n’avait pas pour mobile un sentiment de responsabilité
sociale, mais la tendance à exprimer la supériorité. L’envie est
une résultante et ne fait pas un principe de la justice ou de l’éga-
lité ; aussi varie-t-elle selon les classes et les sociétés. Toute
classe sociale ne prétend pas à la distance sociale (la plupart
seraient bien en peine d’y prétendre), toute classe ne prétend pas
non plus la refuser à d’autres.
2. L’envie est donc une attitude historique. Il y a de la couleur
locale dans la page de Démosthène qu’on a lue plus haut ; on y
reconnaît l’esprit d’une démocratie égalitaire, jalouse du citoyen
qui se croit supérieur aux autres et plus froissée de l’orgueil qu’il
roule dans sa tête que de sa supériorité matérielle elle-même.
D’autres démocraties seraient moins égalitaristes ; leur « contrat
social historique » admettrait certaines inégalités. Nous verrons, à
la fin de ce chapitre, que l’envie, et aussi bien l’évergétisme, se
comprennent, non à partir des grands principes, mais d’un contrat
implicite qui est le fruit des hasards de l’histoire.
3. L’envie est une réaction microsociologique qui s’explique
par l’inconfort d’un rôle déterminé et non par l’existence de
l’inégalité en général. Cet inconfort ne dépend pas toujours
ni seulement de la part de satisfactions matérielles qui nous
est dévolue, mais de toute la structure du rôle ; il dépend de la
place relative dans la hiérarchie sociale, sans doute389, mais
aussi de la sécurité, de la modalité de dépendance, etc. Savoir
si les gens seront contents de leur sort est toujours une ques-
tion de détail : fermier fier du beau château de son maître390,
bureaucrate frustré par des règles d’avancement maladroite-
ment conçues391. Aussi l’envie n’est-elle pas toujours le
symptôme d’une crise générale ; Aristophane défoule les Athé-
niens d’un malaise universel (toute société, dans ses rêves,
s’est étonnée de l’inégalité), il ne laisse pas présager la crise
sociale hellénistique.
322 Le Pain et le Cirque
N’étant pas générale ni principielle, l’envie est plus souvent
une aigreur d’impuissance qu’un sentiment révolutionnaire ;
elle tourne ordinairement à la réprobation morale, en vertu
de notre tendance à condamner moralement ce qui nous fait
souffrir ou nous met mal à l’aise. Le riche n’est pas condamné
comme exploiteur, mais suscite le dégoût par ses mœurs
corrompues (les révoltes du désespoir sont puritaines ; elles bri-
sent et déchirent les beaux objets). Le poète chrétien Commo-
dien392, bon interprète des sentiments populaires, sait bien que
l’évergétisme suppose l’inégalité et sait que le riche a volé aux
pauvres ce dont il leur rend une partie ; il en conclut que les
riches sont des pécheurs.
4. Il n’est donc pas vrai que l’évergétisme, en égalisant les
satisfactions matérielles, pouvait réduire l’envie et contribuer à la
paix sociale. L’équilibre de droit ne garantit pas l’équilibre de
fait, la justice et la paix sociale sont deux : l’esclavage peut être
plus confortable que l’indépendance, l’égalité est froissante pour
le sentiment que chacun a de sa supériorité. Le fin mot du pro-
blème de l’envie est que les « fonctions d’utilité » individuelles
ne sont pas indépendantes, ce qui ennuie beaucoup les mathé-
maticiens de l’économie de bien-être. Si elles l’étaient, si chacun
était un consommateur « égoïste » qui, comme l’adjectif devrait
aussi l’impliquer, ne se compare pas avec le voisin, un optimum
de Pareto serait moins difficile à atteindre : je ne me soucierais
pas que mon voisin améliore sa position, pourvu qu’il ne le fasse
pas au détriment de la mienne. Il n’en est pas ainsi : ma propre
satisfaction est faite en partie de la distance qui me sépare
de mon voisin ; si cette distance diminue, si elle augmente, je
détesterai mes frères autrefois inférieurs ou j’envierai mes anciens
pairs, bien que ma position absolue n’ait pas changé.
Les utilités individuelles n’étant pas indépendantes, il pourra y
avoir envie s’il n’y a pas participation, si le valet n’a pas le senti-
ment d’appartenir à la famille du maître. La participation de
l’humble aux privilèges du puissant n’est pas de l’amour
(si aimer veut dire se réjouir du bonheur d’autrui) ni même
de l’identification par sympathie ; c’est tout simplement que la
notion de propriété ou de privilège est plus juridique que
la psychologique ; le pauvre, s’il est englobé dans une organisa-
tion, participe à la richesse qui rehausse l’organisation tout
entière, même si cette richesse appartient à un seul homme aux
termes du code.
L’évergétisme grec 323
Or l’évergétisme avait le désavantage de ne pas établir de lien
personnel et durable entre un évergète et la foule des citoyens.
Ces derniers ne devenaient pas les clients, les fidèles du mécène.
Un notable donne une fois un spectacle, il se fait acclamer ; le
mois suivant, ce sera un autre notable qui connaîtra le même
sort. Les notables sont une classe et on n’est pas le protégé, le
client de toute une classe.
Interdépendance des satisfactions, réactions microsocio-
logiques, absence de participation : de tout cela résulte que la
relation morale du peuple à ses évergètes est ambiguë, voire
surdéterminée. Le peuple hésite entre l’envie et l’admiration
pour la richesse ; les notables, de leur côté, se partagent entre la
consommation ostentatoire et la générosité ostentatoire, espérant
apaiser l’envie par des dons. Mais leurs évergésies font seule-
ment que le peuple hésite entre la reconnaissance et le ressenti-
ment. N’imaginons pas que les riches suivaient à la lettre les
conseils de Plutarque et que le style de vie des notables était
volontairement effacé ; leur luxe personnel était aussi grand que
leurs largesses publiques. Il suffit de peu de chose pour que la
conspicuous consumption, au lieu de frapper les peuples de res-
pect, les fasse sourire ou grincer des dents, mais il n’en faut pas
davantage non plus pour que l’ostentation soit admirée comme
légitime symbole d’une supériorité reconnue ; l’étalage de
richesse peut être un instrument de domination des esprits aussi
efficace que les évergésies. Les notables faisaient donc largesse
pour se rendre populaires et en même temps déployaient le faste
privé qu’il fallait pour confirmer l’idée de leur supériorité dans
l’esprit du peuple, qui les aurait méprisés s’ils n’avaient pas su
soutenir leur rang.
Et leurs évergésies, par ailleurs, suscitaient dans le peuple
autant de ressentiment qu’elles apaisaient d’envie, car, venant
d’une classe supérieure, elles étaient senties comme tombant
de haut ; à Athènes, les liturgies trop splendides d’Alcibiade
lui valaient l’animosité de ses concitoyens393. Un évergète se
fait bien voir s’il donne par exemple un banquet, mais on
n’oublie pas pour autant qu’il est riche et, quand survient une
disette, on le hait ; on n’oublie pas davantage qu’il a une belle
maison et de beaux vêtements. Enfin ses largesses elles-
mêmes, en mettant en lumière la différence des conditions,
causent une irritation secrète à ceux qui en profitent et qui
attendaient de lui moins le sacrifice de son argent que celui de
324 Le Pain et le Cirque
son orgueil394 ; ils voudraient pouvoir lui dire : « nous ne te
devons rien » ; ils voudraient pouvoir lui répliquer ce qu’un des
héros de Pétrone rétorque à un notable qui vient de donner un
spectacle de gladiateurs : « Tu m’as donné un spectacle, mais
moi je t’ai applaudi ; fais le compte : je te verse plus que je n’ai
reçu ; une main lave l’autre395. »
Cette ingratitude n’est pas due à la noirceur humaine ni
même à la gêne de ne pouvoir rendre un trop grand bienfait ; le
peuple estimait simplement qu’en vérité l’évergète, en sa qua-
lité de notable, avait déjà reçu sa récompense et que sa géné-
rosité était payée d’avance par la distance sociale dont il
jouissait ; le peuple n’était pas tenu d’éprouver en plus des sen-
timents chaleureux pour son bienfaiteur ; il applaudissait et ne
devait rien de plus396. Au contraire, un mécène américain ne
froisse pas la fierté de ses concitoyens, car il n’est qu’un
citoyen comme eux. Si les évergètes grecs s’étaient attendus à
recevoir du peuple quelque affection pour leurs bienfaits, ils
auraient eu tort : en donnant, ils n’avaient fait que leur devoir ;
et seul le caractère informel de ce devoir d’état leur permettait
de s’imaginer que leurs évergésies étaient des faveurs gratuites
et d’exiger indûment un sentiment d’élection pour prix d’une
largesse qui n’était pas d’élection. C’est l’ordinaire escroquerie
des rapports de clientèle.
Autrement dit, le don, en lui-même, n’a pas de qualification :
il est hommage de bas en haut, aumône de haut en bas ou géné-
rosité d’égal à égal, selon la qualité du donateur et celle du
donataire ; loin de créer un rapport hiérarchique, il est qualifié
par ce rapport (tout au plus symbolise-t-il ce rapport, quand
celui-ci s’établit, ou le confirme-t-il au fil des ans). De même, la
consommation ostentatoire frappera de respect les esprits s’ils
tenaient pour respectable la supériorité qu’elle exprime. Les
évergésies ne créent pas la distance sociale des notables ; au
contraire, cette distance sociale confère aux évergésies le
caractère ostentatoire qui est le leur.

Légitimation et rapports matériels.


Résumons : la vie sociale ayant pour contenu les intérêts des
individus, que la justice tente de régler, on pourrait supposer
que le régime des notables n’était stable et légitimé que parce
qu’au moyen de l’évergétisme il redistribuait des satisfactions
L’évergétisme grec 325
pour rétablir l’équilibre et apaiser l’envie. Mais si seules
étaient stables les sociétés équilibrées ou rééquilibrées, alors
l’évergétisme serait un phénomène universel et l’histoire serait
une idylle où la plupart des sociétés seraient justes, à moins
qu’elle ne soit un tohu-bohu où aucun régime ne durerait plus
de quelques mois. Il n’en est rien ; reste alors à comprendre ce
qui cimentait le régime des notables, puisque le ciment n’était
pas l’évergétisme. L’explication est, non que ce régime satis-
faisait les intérêts, mais que, universellement, les intérêts s’ac-
commodent aux états de fait et aux rapports de domination ; les
hommes légitiment dans leur cœur le sort qui est fait, au lieu de
persister lucidement dans leurs intérêts. Nous voici donc
devant une nouvelle énigme, la légitimation ; il ne sert de rien
d’invoquer comme explication la matérialité des rapports de
force, la puissance et la richesse des notables, car le mystère
est que la soumission à la contrainte prend la forme d’une
obéissance consentie ; ni la matière des rapports sociaux ni le
poids de l’habitude ne suffisent à expliquer le respect universel
du désordre établi. Voici des notables qui font du mécénat
ostentatoire parce qu’ils se sentent supérieurs au corps du
peuple : mais pourquoi le peuple tenait-il cette supériorité pour
légitime ?
Le peuple était spontanément soumis aux notables, tenait
leur richesse pour un droit et ne leur disputait pas le pouvoir ;
ce régime a duré un bon demi-millénaire ; d’où lui venait l’au-
torité ? Pourquoi la vie des cités grecques n’était-elle pas celle
d’un pays occupé par une armée étrangère ? Il apparaît donc
que le peuple s’était accommodé à l’état de fait, avait réglé sa
pensée sur sa conduite, avait « réduit la dissonance » entre ses
aspirations et la contrainte, comme dit Léon Festinger397 ; c’est
là un phénomène très largement humain : au moins sous
certaines conditions, les gens tendent à mettre leur pensée en
accord avec les actes qu’ils sont induits à accomplir, si bien
qu’il est malaisé de distinguer l’obéissance consentie et la dif-
ficulté de désobéir. Le régime des notables, comme tout autre
régime, était-il accepté de bon gré ou de guerre lasse ? Les
intéressés eux-mêmes l’ignoraient. En principe, l’obéissance
est consentie quand on obéit au souverain, non parce qu’il est
le plus fort, mais parce qu’on le tient pour légitime ; alors la
force coercitive joue un rôle comparable à celui des encaisses-
or dans les coffres des banques : leur existence au fond des
326 Le Pain et le Cirque
coffres suffit, sans qu’on y touche jamais, à garantir les rapports
sociaux. Comment distinguer alors la docilité et la peur du gen-
darme ? En dépit du bel optimisme des théoriciens du contrat
social, rien n’est plus équivoque que l’autorité, la force et la per-
suasion. En principe, ces trois termes s’excluent : l’autorité est le
mystérieux pouvoir de faire faire à autrui ce qu’on désire qu’il
fasse, sans avoir à le persuader chaque fois et sans recourir à la
coercition ; mais le condamné à mort qui marche au poteau sur
ses jambes et ne se fait pas traîner obéit-il à l’autorité ou pré-
vient-il la coercition ?
Le phénomène de la légitimation passe trop souvent inaperçu :
il est si général qu’il va trop de soi et il porte sur la forme du rap-
port social plutôt que sur le contenu, qui est plus voyant ; on
décrira donc surtout ce contenu, on dira la puissance politique et
sociale de la classe dirigeante, sa fierté, son prestige, les voies de
son ascension et de sa reproduction. Mais la matière n’explique
pas la forme et la puissance d’une classe n’explique pas que
l’obéissance lui ait été consentie. J’entends bien que le plus sou-
vent la puissance entraîne la légitimation et qu’il suffit ordinai-
rement qu’une occupation militaire se prolonge pour qu’elle
obtienne une obéissance consentie. Il demeure que, même si
la puissance et la légitimation vont souvent de pair, elles consti-
tuent deux phénomènes distincts : céder à la contrainte et obéir
en l’absence de contrainte ne sont pas la même chose ; le second
phénomène pourrait ne pas être et en ce cas l’histoire serait exer-
cice permanent de la force et tohu-bohu perpétuel ; pour que la
légitimation se produise, comme elle se produit le plus souvent,
il faut un ressort particulier, la réduction de la dissonance, qui
fonctionne sous certaines conditions qui parfois ne sont pas
réalisées.
La réduction de la dissonance n’est pas automatique et dépend
du contexte ; certaines institutions ne sont jamais acceptées ou
cessent de l’être un jour. Ce jour n’est pas celui où elles ces-
sent d’être justifiées par leurs mérites, mais le jour où la possi-
bilité de les modifier apparaît : on cesse alors de les regarder
comme des phénomènes naturels ; que la biochimie rende pos-
sible l’égalisation des dons naturels, et l’inégalité naturelle
apparaîtra injuste. Les hommes ne font pas de l’égalité et de la
justice des conditions sine qua non : ils mettent leurs aspi-
rations en consonance avec le possible ; la relative stabilité des
sociétés, entre l’idylle et le chaos, ne tient pas à un juste équi-
L’évergétisme grec 327
libre qu’elles auraient réalisé entre leurs membres, mais au fait
que l’humanité ne se pose de problèmes que lorsqu’elle peut les
résoudre. Le régime hellénistique des notables durait, non pas
grâce à la redistribution évergétique, mais parce que, devant
l’inégalité économique, la foule des plébéiens dispersés et eux-
mêmes inégaux entre eux était aussi incapable de se coaliser
qu’une foule de paysans inorganisés et inégalement menacés
n’est capable de sortir de sa passivité séculaire devant les débor-
dements d’un fleuve : elle renonce à disputer le terrain au fléau
– et même, détail révélateur, elle se cantonne un peu en deçà de
la limite des crues.

Société à ordres et mobilité sociale.


Car la puissance et le prestige ne sont pas la cause directe de
l’obéissance : cela passe par une opération mentale, la légitima-
tion, qui est une mise en consonance avec le possible. Aussi les
rapports sociaux réels ne s’établissent-ils pas à la limite exacte
des rapports de force ; du fait de l’opération mentale, ils se can-
tonnent un peu en deçà ou vont un peu au-delà : tantôt on reven-
dique, tantôt on exagère au contraire la soumission. Cette
exagération rend possibles les sociétés à ordres, où certains
avantages ne sont pas seulement la propriété de fait d’un
groupe, mais sont reconnus formellement ou informellement
comme un privilège légitime de ce groupe par le reste de la
société ; « les notables sont d’une essence supérieure à la nôtre »,
se disait la plèbe des cités. Cette humble résignation caractérise
les sociétés où la mobilité sociale passe par la clientèle ou par
une chance personnelle et ne se fait pas sur critères universa-
listes ; on a alors tendance à éviter cette zone frontière qu’on ne
peut franchir que par une trop rare chance et qui est l’occasion
de plus de frustrations que d’espoirs ; on préfère se cantonner
dans la condition qu’on a reçue à sa naissance et renoncer à espé-
rer le miracle. Ces sociétés à zone frontière moralement évacuée
sont prêtes à devenir des sociétés à ordres.
La société hellénistique était prête à le devenir. Gouverner y
passait pour le droit des notables ; « notre peuple », écrit un
rhéteur, « se conduit comme un enfant envers son père et nous
nous conduisons envers lui comme envers un fils398 ». Les
riches s’y adressaient au peuple sur un ton de tranquille hau-
teur qui devient compréhensible à nos oreilles quand nous y
328 Le Pain et le Cirque
voyons, non celui d’un privilégié de la fortune, mais celui d’un
chef rabrouant des soldats et leur rappelant que la hiérarchie
est la force principale des armées399. Cette relation hétérono-
mique n’empêchait pas les révoltes et nous avons vu que Dion
de Pruse faillit être lynché comme affameur du peuple : il en
résulta que, faisant face à l’émeute, il prit le ton d’un officier
qui harangue des mutins et qui mêle menaces et invitations à
rentrer dans le devoir400 : il était sûr de son droit de comman-
der et traitait les plébéiens, non comme des citoyens qui reven-
diquent, mais comme des gens nés pour lui obéir. Et il n’est
pas douteux que la plèbe ait eu, même dans la révolte, une atti-
tude déférente et qu’elle parlait des notables avec humilité,
affection, confiance et admiration. Cette relation hétérono-
mique, ce paternalisme, n’était pas prévisible à partir des seuls
rapports matériels entre les classes. Il était compréhensible que
la plèbe, faute de temps et de culture, abandonnât aux notables
le gouvernement ; mais elle aurait pu s’en tenir à cet état de fait
et conserver à l’égard de ses maîtres le ton égalitaire d’un
ouvrier américain à l’égard de son boss ; les rapports matériels
ne pouvaient faire prévoir son infantilisation. Tout se passe
comme si l’autorité pouvait être mise en œuvre selon deux
modalités, autonomique et hétéronomique, et que la modalité
hétéronomique ait été la plus répandue dans les sociétés
anciennes. La supériorité des notables était admise comme un
fait de nature ; on admettait que les hommes pouvaient être
différents entre eux comme le sont deux espèces vivantes. Sans
doute chacun cherchait-il à améliorer son sort, voire à changer
de condition : mais personne ne songeait à ne pas avouer et à
ne pas s’avouer sa condition ni ne souffrait de la comparaison
avec les classes supérieures401. Faut-il croire que l’absence
de frustrations vient de ce que les sociétés à ordres offrent
une spécialisation des fonctions au lieu d’une hiérarchie des
classes, si bien que les rôles s’articulent et ne se comparent
pas ? Laissons ces considérations édifiantes ; où a-t-on vu que
les sociétés sont bien faites et par quel miracle les divisions
sociales issues de l’histoire coïncideraient-elles avec un orga-
nigramme bien conçu ? L’absence de frustration n’est pas due
à la division en ordres ; c’est plutôt le caractère non universa-
liste de la mobilité qui entraîne à la fois la mise en consonance
avec le possible, le renoncement aux ambitions frustrantes, la
légitimation des privilèges et la division formelle ou infor-
L’évergétisme grec 329
melle en ordres. Une société à ordres ne s’établit pas à volonté.
Pour qu’elle s’établisse, il n’est pas nécessaire que la mobi-
lité soit réduite d’une classe à l’autre ou que la composition
d’une classe soit héréditaire et se renouvelle peu ; il faut plutôt
que l’ascension sociale se fasse par protection, patronage ou
selon des critères irrationnels (tels qu’un privilège géogra-
phique qui réservait à certaines contrées le droit de fournir
les cadres du gouvernement, ou à certaines familles) ; plus
le critère est absurde et plus il ressemble à un phénomène de
la nature : l’hérédité de la fonction royale en est le plus bel
exemple. Une société à ordres est au contraire psychologique-
ment impossible si l’ascension se fait en vertu des lois du
marché, ou conformément à un règlement ou selon quelque autre
critère rationnel.
La réduction de la dissonance, la résignation au possible ne
se font que si le critère n’est pas rationnel. Si d’heureux parve-
nus se glissent dans la classe supérieure grâce à quelque faveur
princière, ils sont alors comparables à des gagnants qui ont tiré
le bon billet à la loterie de la chance ; leur cas n’est pas repré-
sentatif ; il relève du hasard plutôt que du domaine du possible.
Les conditions sociales semblent alors avoir l’évidence, le
caractère inébranlable et l’absurdité des faits naturels ; on n’a
pas plus à rougir de son sort que de l’année où l’on est né ; on
naît notable ou plébéien comme on naît brun ou blond, Français
ou Allemand. Ainsi s’expliquent, outre la stabilité des sociétés à
ordres, l’inertie des sous-groupes, des traditions familiales
ou ethniques, voire la stabilité des groupes nationaux. D’où vient
que les nations, comme les oliviers, ne meurent jamais, ou
presque ? Du fait que nous naissons Français par hasard
et qu’à aucun moment on ne nous demande de choisir notre
nationalité.
A partir du moment où le peuple considérait les notables
comme une espèce supérieure et comme ses chefs naturels, la
classe des notables devenait un ordre informel ; nul ne souf-
frait de la condition qui était la sienne et qu’il avait tirée à la
loterie de la naissance. Car personne n’éprouve de ressenti-
ment à ne pas gagner à la loterie ; tout au plus renonce-t-on à
acheter des billets, c’est-à-dire à tenter de sortir de sa condi-
tion grâce à une faveur ou un heureux hasard. Qu’importe alors
que le gouvernement transforme notre renonciation en une
interdiction formelle et nous interdise désormais de faire usage
330 Le Pain et le Cirque
d’un droit d’achat dont nous ne voulons plus ? Nous ne nous
sentons pas frustrés par la perte d’un bien que nous n’avons
jamais cru possible d’acquérir. C’est ainsi que le gouvernement
impérial a pu transformer le régime des notables en un ordre
formel ; sous l’Empire, les notables des cités grecques sont
assimilés aux décurions, aux curiales des cités de l’Occident
romain ; comme eux, ils ont le privilège de gouverner et le
devoir de payer pour cela. Cités grecques et villes romaines, en
dépit de différences de détail, sont coulées dans le même
moule oligarchique. L’évergétisme est la clé de cette oligar-
chie : seul gouvernera celui qui est assez riche pour payer.
L’obligation de faire largesse joue le rôle de barrière et permet
aux notables de se réserver le privilège de gouverner, ainsi que
la distance sociale que le pouvoir politique confère ; moins un
privilège a de parties prenantes et plus il a de prix ; les oli-
garques trouvent toujours des raisons élevées pour rester entre
eux.
Évolution peu surprenante. Les fonctions publiques sont
toutes devenues des liturgies, puisqu’elles entraînent toutes
des obligations financières. L’élection, là où elle existait, est
tombée en désuétude, non pas parce qu’elle a succombé à l’oli-
garchie du Conseil, mais parce qu’elle n’a plus de sens : on ne
choisit plus entre des candidats, on cherche une victime dans
son sein, puisque les notables, par devoir d’état, se font mutuel-
lement un devoir d’être évergètes ; l’assemblée du peuple ne
sert plus que de brigade des acclamations. Seuls pourront
appartenir au Conseil les riches et leurs héritiers. Le peuple
leur abandonne le droit de gouverner et le devoir de payer ;
sous l’Empire, le droit de proposer des décrets sera réservé aux
seuls magistrats402. Or il se trouve qu’à la même époque et
pour les mêmes raisons les institutions municipales du peuple-
roi, les constitutions des cités romaines, étaient analogues
pour l’essentiel ; un système évergétique s’y était développé,
non pas sous l’influence grecque, comme on pourrait le croire,
mais par l’action des mêmes causes qui avaient produit les
mêmes effets : les villes romaines étaient des cités à notables
où les fonctions publiques n’avaient guère d’importance que
municipale. Dès lors, les gouverneurs romains des provinces
grecques pourront se livrer pleinement au goût administratif
d’uniformiser et d’appliquer à la Grèce les institutions, qu’ils
connaissaient bien, des villes romaines ; l’analogie des deux
L’évergétisme grec 331
systèmes suffisait à leur suggérer de le faire. Quand Hadrien
fonde Antinooupolis, il donne à la cité des institutions romaines
derrière une façade hellénistique403.
D’où une progressive unification des constitutions des cités
dans tout l’Empire ; le régime des notables évergètes modèle
les constitutions grecques comme celles des villes romaines ;
les vieilles institutions héritées de l’époque hellénique ne sont
plus que de pieuses survivances. Certes, jamais les Romains
n’ont imposé aux villes de leur Empire une organisation uni-
forme ; chaque cité avait et conservait sa constitution ancestrale.
Mais toutes avaient évolué peu à peu vers le même régime
social et politique ; aussi, vers la fin de l’Antiquité, les lois
impériales présupposeront visiblement qu’il existe une analogie
dans la structure de toutes les cités de l’Empire, qu’il s’agisse
des villes municipales de l’Occident latin ou des antiques
poleis des provinces grecques404. Partout un minimum de for-
tune, un cens, était exigible de quiconque désirait faire partie
du Conseil et avoir par là accès aux fonctions publiques ; par-
tout le Conseil seul nommait à ces fonctions. La loi sanctionne
ainsi formellement la coupure entre le peuple et l’ordre des
notables évergètes, l’ordre des curiales, comme l’appelaient les
Latins, et ces curiales composent le Conseil de la cité405. Ces
conseillers pâtissent de leurs obligations financières, les mau-
dissent, protestent qu’ils se ruinent, tentent de s’y dérober à
titre individuel en quittant la ville et en allant vivre sur leurs
terres ; mais, sur le plan collectif, pour rien au monde ils
ne répudieraient leur coûteux privilège et ils répugnent à le par-
tager avec trop de nouveaux venus ; en particulier, les lois impé-
riales doivent insister sans relâche pour que l’ordre des curiales
s’ouvre aux plébéiens riches, qui auraient facilement fait vivre
la cité de leurs liturgies, mais que les notables ne se souciaient
guère de coudoyer au Conseil406.

Intérêt de classe ou distance sociale ?


Ainsi donc, voici un ordre formel ou informel de riches
notables qui défend farouchement son exclusivisme et qui est
prêt à payer le prix pour cela. Dirons-nous que c’est par intérêt
de classe qu’il paie et gouverne ? L’apparition de cette expres-
sion très attendue sera-t-elle pour nous celle d’un animal de
l’apocalypse qui ouvre le dernier sceau (à supposer qu’il y en
332 Le Pain et le Cirque
ait plus un dernier qu’un premier) de l’analyse historique ?
Oui, si l’on prend la notion d’intérêt de classe en un sens vague
et qu’on entende par là que les classes défendent ce qui se
trouve les intéresser ; non, si l’on postule que les notables ne
gouvernaient et ne payaient que pour défendre les rapports
matériels de production. Dans le premier cas, parler d’intérêt de
classe n’engage à rien, tout en permettant de se croire marxiste :
ce sera à nous de préciser ce qui intéressait les notables. Dans le
second cas, nous protestons que les hommes ne cherchent pas
par essence à défendre les rapports de production, mais bien
leur distance sociale, s’ils en ont une, et quoi que ce soit qui
leur confère cette distance ; les notables n’étaient pas magis-
trats et évergètes pour défendre leurs propriétés foncières, mais
parce que la notabilité les séparait du peuple. Une fois de plus,
l’interprétation fonctionnaliste est fausse : l’évergétisme ne
servait pas plus à maintenir les rapports de production qu’à
équilibrer la société politique.
Car les notables n’avaient pas besoin de gouverner les cités
pour défendre ces rapports. Si la cité avait été l’État, on pour-
rait prétendre qu’elle était l’instrument de la classe dominante ;
mais elle n’était guère qu’une commune autonome ; elle était
le lieu où l’on acquérait et déployait de la distance sociale,
mais non celui où l’on défendait les privilèges « matériels » qui
étaient la principale condition, sinon l’essence, de cette dis-
tance. On se demande en vain quel intérêt matériel il pouvait
bien y avoir à être liturge et magistrat municipal pour défendre
un ordre social qui avait pour garants l’empereur avec ses
légions et le gouverneur avec son tribunal ; les rapports de pro-
duction dépendent-ils chez nous des maires et des conseillers
municipaux ? Dion de Pruse, menacé d’être lynché comme
affameur, menace à son tour le peuple de faire appel au gou-
verneur romain407. La paix des cités était troublée par
des émeutes pour le blé et par des grèves devant lesquelles les
notables étaient impuissants, car il n’existait guère de police en
ce temps-là ; elles étaient troublées aussi par des charivaris
dont l’enjeu était des évergésies ; elles l’étaient enfin par l’or-
gueil des plus puissants notables et par des luttes de clans com-
parables à l’illustre querelle des Capulets et des Montaigus,
sans parler des conflits entre cités pour des questions de fron-
tière ou de préséance à l’assemblée provinciale408. Tout cela,
grèves comprises, était réglé ou réprimé par les autorités
L’évergétisme grec 333
romaines ; les notables, comme le peuple, ne pouvaient que
subir. Bref, la cité n’étant pas l’État, les intérêts des notables
comme évergètes et des notables comme possédants ne se
recouvrent nullement. Le seul intérêt « matériel » que les riches
aient pu avoir à gouverner les cités touchait de plus près à la
prévarication qu’aux rapports de production : ils pillaient les
deniers de la ville, n’en doutons pas, se partageaient les marchés
publics et les fermes409, et rejetaient sur les pauvres la plus
grande part du fardeau de l’impôt impérial410. En revanche, les
évergésies et liturgies leur coûtaient cher et, comme l’a écrit
P. Petit411, pesaient plus lourd que l’impôt d’Empire ; c’était
pourtant cet impôt qui suscitait le plus leur mécontentement,
car, à la différence des évergésies, il ne conférait pas de distance
sociale.
L’autonomie des cités, insuffisante pour faire de celles-ci
des champs de bataille sociale (ce champ aurait été l’appareil
d’État), était suffisante pour parer la politique municipale d’un
prestige que les riches ne voulaient pas laisser à d’autres et qui
augmentait leur distance sociale. Les notables tenaient donc
farouchement à deux choses : à leur richesse et à être eux-
mêmes à la tête de la cité ; mais ils ne tenaient pas à la seconde
chose pour la défense de la première ; leurs intérêts étaient
multiples, comme on voit ; pourquoi l’intérêt de classe serait-il
un, en effet ? La politique était donc une moitié de leur intérêt
de classe, si l’on désigne par cette expression ce à quoi une
classe donnée s’intéresse, ce qu’elle est prête à défendre féro-
cement, ce qu’elle justifie par les roueries idéologiques les plus
ingénieuses. Tel est bien le phénomène confus et violent qu’on
a coutume d’appeler intérêt de classe ; nous préférerons parler
de distance sociale, pour effacer la connotation trop directe-
ment et trop étroitement économique de l’expression. La poli-
tique était donc à cette époque une modification de ce thème
de la distance. Cette distance n’est pas, comme l’intérêt selon
Marx, un véritable instinct de conservation des rapports
de production ; elle est tout ce à quoi le contexte historique fait
qu’une classe déterminée, dans une société déterminée, s’inté-
resse.
Personne ne nie que cette distance s’acquiert le plus souvent
au prix d’une supériorité économique (à de rares exceptions
près, comme parfois les excellences culturelles et religieuses, et
encore !). Car, d’abord, la supériorité économique est elle-
334 Le Pain et le Cirque
même l’excellence la plus communément ressentie (aussi les
notables tenaient-ils à leur richesse) ; ensuite il en est de la dis-
tance et des excellences comme de presque tout en ce monde :
elles exigent l’emploi de moyens « matériels », de biens rares
(pour être un notable et gouverner la cité, il fallait avoir des res-
sources). Si ces truismes suffisent pour être marxiste, qui ne l’est
pas ? La richesse est presque toujours la condition de la dis-
tance ; elle n’est pas la distance elle-même. Si l’on trouvait
oiseux ce distinguo, on en viendrait à croire que la richesse est
toujours recherchée pour elle-même, on s’imaginerait que tout
le reste est recherché pour elle et on s’ôterait la possibilité de
comprendre qu’à différentes époques les gens, au moyen de la
même supériorité économique, aient recherché des modalités de
distance différentes : la notabilité, les performances écono-
miques, la noblesse, l’excellence religieuse, la politique, etc.
Voilà longtemps que la valeur heuristique du marxisme est
épuisée et qu’il ne sert plus qu’à déguiser le vague de l’analyse.
Nous n’accorderons même pas que la distance politique des
notables était une satisfaction symbolique, car on voit mal ce
qu’elle pouvait bien symboliser. Le pouvoir est une satisfaction ni
plus ni moins que les avantages « matériels » ou la puissance reli-
gieuse et il ne symbolise rien d’autre que lui-même.
Il se trouve que les hommes, dans leur immense majorité,
sont sensibles à un certain nombre d’excellences, richesse,
pouvoir ou prestige ; que la possession des excellences qu’une
société met au premier plan confère de la distance ; que ceux
qui possèdent cette distance y tiennent farouchement. Tout le
monde n’a pas de la distance ; nous n’avons, pour la plupart,
qu’un statut modeste, des avantages médiocres, qui ne nous
séparent pas de la foule : nous défendons nos humbles intérêts,
notre pain quotidien, mais non une supériorité. Il se trouve par
ailleurs que ceux qui possèdent cette supériorité ont une curieuse
tendance à l’exprimer, à déployer du faste, de la consommation
ou du mécénat ostentatoire, pour montrer leur distance. Par
ailleurs, ils sont prêts à tout pour conserver cette distance ; par
exemple, si elle consiste pour eux à être à la tête de leur cité et
qu’un des nombreux ressorts de la nature humaine fasse qu’une
sinécure publique appelle un pourboire symbolique, ils ne se
refuseront pas à verser ce pourboire. Nous venons d’expliquer
l’évergétisme tout entier, qu’il soit libre mécénat ou
ob honorem ; à un détail près : l’évergétisme n’était pas une
L’évergétisme grec 335
attitude individuelle, mais un collectif, un devoir d’état. Tout le
reste : potlatch, redistribution, fiscalité sans le nom, ruse pour
détendre la bête populaire, équilibre social, dépolitisation et
intérêt de classe, sont des explications inadéquates, voire des
rationalisations.

L’intérêt de classe est-il objectif ou collectif ?


A dire vrai, une chose donne une apparente pertinence à
la conception objective de l’intérêt de classe : cet intérêt est
bien celui de la classe et ne se confond pas avec celui des
différents individus ; il semble donc qu’il ait pour support, non
les consciences et leur intéressement, mais la classe comme
telle et ce qui la constitue, à savoir, selon la définition cano-
nique, les rapports de production. Les bourgeois avec qui
on parle politique dans un salon sont une chose, la politique de
la bourgeoisie en est une autre ; une classe peut sacrifier ses
propres membres et la bourgeoisie a donné ses fils à la patrie
capitaliste en guerre. Les intérêts ne sont pas subjectifs ; Marx
établit une équivalence entre « une situation commune » et
« des intérêts communs » ; il est très vrai que l’analyse socio-
logique exige que l’intérêt ne soit pas psychologique et que l’on
confère aux agents des attitudes qui dépendent d’une struc-
ture412. Seulement, pour n’être pas individuel et subjectif,
l’intérêt n’est pas objectif pour autant ; il est collectif, ce qui
n’est pas la même chose. Que la collectivité bourgeoise
contraigne ses membres à s’immoler à un devoir d’état est
la simple vérité ; que ce devoir découle automatiquement des
rapports objectifs de production n’est plus vrai ; le devoir
d’être politicien et évergète ne découlait pas davantage des
privilèges économiques des notables. Tel est le dilemme : un
intérêt non subjectif découle-t-il d’un objet transhistorique,
les rapports de production, ou bien est-il le produit collectif
du contexte historique considéré ?
L’intérêt se rapportera à une relation transhistorique s’il
découle nécessairement des rapports de production ; quelle que
soit l’époque considérée, cet intérêt sera réputé toujours prévi-
sible : il consistera, dira-t-on, à maintenir ces rapports. L’intérêt
de classe, pour Marx, n’est pas autre chose que les rapports de
production sur le monde du pour-soi, de même que, pour les
matérialistes antiques, l’instinct était le pour-soi de l’orga-
336 Le Pain et le Cirque
nisme : chez Épicure, les animaux ont reçu de la nature, non
seulement des griffes ou des sabots, mais encore l’instinct de
s’en servir et la connaissance du mode d’emploi. La classe ne se
borne pas à être : elle veut persister dans l’être. Reste à savoir
comment un être purement actuel peut tendre à durer ; que A
soit A tant qu’il est A ne peut faire qu’il veuille le demeurer ;
mais aucun matérialisme ne peut éviter de pareils coups de
force philosophiques ; il lui faudra faire de la pensée un mode
de la matière ou écrire, comme Marx, que « là où il existe une
relation, elle existe pour moi413 ». En somme, l’intérêt ainsi
conçu est à la classe ce que l’instinct de conservation est aux
animaux et il est infaillible comme l’instinct ; il n’est pas choix
et n’a même pas à délibérer, puisqu’il est la classe même
comme son propre vouloir-vivre ; il ne peut se tromper, puisque
A ne peut par erreur se prendre pour B ; Marx et Engels admi-
rent l’instinct infaillible avec lequel la classe dominante flaire
de très loin les idées qui menacent sa domination ; il est cohé-
rent, car A est un ; il peut souffrir des contradictions objectives
où l’histoire le fourre, mais il ne peut se diviser entre plusieurs
centres d’intérêt : la religion ou la patrie ne seront pour lui que
des moyens ; enfin il ne cessera pas d’être, avant d’avoir épuisé
toutes les possibilités de se maintenir à l’être, car comment A
cesserait-il d’être A tant qu’il subsiste de lui-même la moindre
parcelle de substance ?
La réalité des faits est moins monolithique, on le sait bien. On
sait bien que l’intérêt ne se situe pas au niveau de la classe et
des rapports de production, mais à celui des groupes ou des
rôles ; à partir des seuls rapports de production, ce qu’on pour-
rait déduire en guise d’intérêt serait bien monotone, bien vague
et bien insuffisant. Le rôle lui-même n’est pas un et est fait
de l’entrecroisement d’intérêts qui ne sont pas homogènes et
sont rarement compatibles ; ceux d’évergète, de mécène, de
politicien et de possesseur du sol, qui composent le rôle de
notable, ne vont pas sans tiraillements, comme on a vu. Je n’ai
pas besoin de rappeler non plus que, la classe n’étant pas une
espèce, ces intérêts sont eux-mêmes affaires de réactions indivi-
duelles : en raison de l’humaine médiocrité, la plupart des
détenteurs d’un rôle ont les intérêts de ce rôle, mais il n’y en a
pas moins quelques individus qui sont plus sensibles à des
intérêts moins banals ou plus altruistes. Enfin, puisqu’il n’a pas
la finalité et l’automatisme qu’on prête aux instincts, l’intérêt
L’évergétisme grec 337
peut ne servir à rien (l’expression des supériorités est un goût
gratuit, même si, souvent, cette expression est consciemment
utilisée en vue de ses effets) ; il peut se tromper (Gramsci se
demande quelque part si une classe sociale ne peut pas se
méprendre sur son véritable intérêt) et il doit délibérer (ordinai-
rement un groupe social hésite ou se divise sur la ligne poli-
tique qu’il a avantage à suivre). Bref, une fois éliminée la
conception dogmatique ou la définition arbitraire qui fonde les
classes sur les rapports de production, la notion d’intérêt n’est
plus qu’une tautologie, comme celle de Bien : notion purement
formelle, l’intérêt de classe ne nous apprend rien ; si un groupe
recherche de la distance sociale, par définition cette distance
l’intéresse. Les notables défendaient farouchement leur dis-
tance, comme le peuple défendait son pain ; cette classe ou
plutôt cet ordre privilégié était mû par la crainte d’être réduit
au niveau commun. Car les groupes ne se sentent pas plus natu-
rellement égaux que les individus et, comme on l’a écrit414, l’é-
galité dans la différence semble étrangère aux êtres sociaux ;
la société ne vaut pas mieux que la nature, elle ne fonctionne
pas comme un ouvrage de l’art bien fait où chaque élément est
conçu pour remplir un office différent et indispensable ; c’est
dans les idéologies que l’estomac distribue ou redistribue aux
membres les avantages qu’ils ont tous également contribué à
produire.
Il faut s’expliquer une bonne fois sur cette notion d’intérêt,
puisque nous avons choisi, dans ce livre, d’arrêter l’analyse his-
torique sur une instance appelée intérêt individuel, plutôt que sur
celle de rôle individuel, par exemple, ou d’intérêt collectif, voire
objectif.
La notion d’intérêt de classe, elle, toute confuse qu’elle est, a
une apparence violemment convaincante : en quelque siècle
qu’on se place, on prédira à coup sûr que la grande majorité
des gens s’intéresseront farouchement à des biens matériels,
argent ou propriété, qui touchent à l’inégalité des classes, plus
qu’ils ne se battront pour l’amour de la musique ou par philan-
thropie. Par ailleurs, comme le mot « économique » veut tout
dire, qu’il est présent partout pour désigner les causes maté-
rielles, les moyens rares, on trouvera de l’économie partout.
A quoi s’ajoutent deux naïvetés. L’une ramène verbalement tous
les intérêts, y compris l’amour du pouvoir ou la vanité, à un
intérêt économique ; la seconde naïveté, que j’ose à peine
338 Le Pain et le Cirque
énoncer (mais il le faut, car elle est moins rare qu’on ne croi-
rait), est que les « causes économiques » sont plus importantes
en histoire que les autres, pour une raison simple et évidente :
avant tout, il faut parer au besoin de manger. En conséquence, si
un bourgeois défend la propriété privée (c’est-à-dire une
des institutions les plus arbitraires et les plus sophistiquées de
l’histoire), il sera considéré comme continuant l’animal qui
défend sa subsistance ; quant au seigneur qui défend sa dis-
tance de caste contre les roturiers, il suffira de remarquer que
cette distance implique des moyens matériels et de postuler
qu’au fond ils sont la vraie fin. Plus subtilement, on pourra
accorder que certaines structures sociales sont ainsi faites que
des classes, par une sorte de perversion, y défendent des intérêts
qui sont purement symboliques et n’ont plus rien d’écono-
mique ; il suffira alors d’ajouter que, si la société considérée
est ainsi faite, c’est pour des causes qui, « en dernière analyse »,
sont elles-mêmes économiques : au prix de ce non-sens le
dogme sera sauvé. Tout cela se réduit à remarquer ceci :
la fréquence et l’intensité des intérêts sont très variables et les
biens économiques passionnent le plus de gens ; l’intérêt pour
eux est si répandu qu’il réunit, sous le nom de bourgeoisie, une
société bien plus vaste que les Jeunesses musicales de France.
On supposera alors que cette fréquence révèle un trait anthropo-
logique : le noyau de l’humaine condition est économique.
A quelque époque qu’on se place, on peut prédire à coup
sûr que les individus se structureront en classes objectives et
subjectives autour d’intérêts vulgaires ; malheureusement, on ne
pourra jamais prédire plus précisément ces intérêts, car on ne
peut prédire quels rôles l’histoire fera naître : la révolution
industrielle ou le statut du fonctionnaire français étaient impré-
visibles. Seulement on peut prédire aussi que ces intérêts ne
seront pas seulement économiques : quand même la rareté
des biens ferait place à l’abondance, les luttes sociales n’en sub-
sisteraient pas moins, car la pluralité des consciences et leur
relation interne subsisteraient et, avec cela, les luttes pour le
pouvoir et le « prestige ». Les intérêts farouches sont nom-
breux ; de plus, ils sont toujours modifiés : l’histoire de toute
société, jusqu’à ce jour, n’a jamais été lutte de classes, mais
lutte de rôles ; l’esclavage est un rapport juridique et non un
rapport de production, la féodalité est bien plus qu’un rapport
économique, la relation de maître artisan à compagnon est
L’évergétisme grec 339
un simple rôle ; si bien que toute « classe », ou tout rôle, n’a
pas un intérêt : l’ouvrier à la chaîne a un rôle si peu intéressant
que son seul intérêt est d’en changer. La propriété privée n’est
pas le noyau de l’intérêt bourgeois ; c’est un des moyens qui
assurent au bourgeois les satisfactions variées dont il jouit
et que le peuple n’a pas ; il la défend farouchement, non pour
son importance constituante, mais pour sa valeur stratégique : ne
prenons pas le point menacé de l’enceinte pour l’ensemble de la
ville assiégée et des plaisirs qu’on y trouve.
On ne peut ni ramener les intérêts à un seul, ni prédire les
rôles. Cependant, si l’on me fournit la description détaillée d’un
rôle, je me flatte de prédire quel sera l’intérêt de ce rôle : l’ar-
gent, le pouvoir, la vanité, la sécurité, etc. Je discernerai qu’il
vaut mieux être un notable qu’un paysan. Un marxiste, je
l’avoue, le saura aussi bien que moi : lui et moi saurons que les
hommes n’aiment pas la pauvreté, l’impuissance, l’humiliation,
etc. Bref, derrière des modifications historiques qui sont
concrètes et imprévisibles, nous entreverrons des thèmes anthro-
pologiques si vagues qu’ils ne sont formulables que dans la
langue de la sagesse des nations. On peut toujours affirmer qu’il
y a de l’économie là-dessous ; le prédire ou simplement le préci-
ser, personne ne l’a fait.
La notion d’intérêt individuel sur laquelle nous avons choisi
de nous arrêter est, je l’avoue, confuse et arbitraire ; désigne-
t-elle le thème ou ses modifications ? Et pourquoi cette ins-
tance plutôt qu’une autre ? Parce qu’il faut bien s’arrêter et
que, là où l’on s’arrête, on a sous soi toute la confusion qu’on a
renoncé à analyser. L’intérêt individuel se situe au-delà du
« rôle » (un rôle est ou n’est pas intéressant) et il va au-delà
de l’intérêt collectif aussi, qu’il faut engendrer à partir de lui, au
lieu de le prendre pour un intérêt objectif.

Intérêt collectif, devoir d’état.


Ce qui donne à l’intérêt individuel qu’est la distance sociale
l’apparence d’objectivité est qu’il devient collectif : chaque
notable avait personnellement intérêt à voir ses pairs remplir
leur devoir d’état ; si bien que tous faisaient pression sur cha-
cun pour qu’il remplît son devoir d’état. L’évergétisme ne
semble plus lié aux intérêts individuels ; il ressemble à un idéal
qui exige des sacrifices et, à tous les moments de son histoire,
340 Le Pain et le Cirque
il est fait d’autant de contrainte que de spontanéité. Comme idéal
difficile, auquel tout un groupe se dévoue par respect de lui-
même, il fait cultiver des valeurs rares et altruistes à partir de
mobiles individuels qui sont beaucoup moins rares, à savoir le
désir de ne pas déchoir. Et le peuple, de son côté, attend mainte-
nant comme un dû des évergésies qui, à l’origine, avaient été de
libres munificences individuelles. Au terme de l’évolution,
quand il est devenu le devoir d’état de tout un ordre, l’évergé-
tisme prend son apparence légendaire : il ressemble à un pacte
d’équilibre aux termes duquel une classe gouverne et donne, tan-
dis que l’autre obéit et reçoit.
Ce pacte n’a jamais été conclu, même à titre de fiction
normative. Le peuple n’a pas accepté l’échange parce qu’il
le trouvait équitable ou profitable, mais s’est accommodé à
l’état de fait, à la puissance des notables ; et ceux-ci ont érigé
le mécénat individuel en devoir d’état, non pour s’obliger
mutuellement à exécuter les clauses du contrat, mais pour
conserver tous un état de fait qui leur assurait une supériorité
agréable à chacun. Il y a devoir d’état quand un groupe impose
à ses membres, dans l’intérêt de tous ceux-ci, des sacrifices
individuels. Il ne faut pas comparer l’ordre des notables à un
camp qui échangerait des avantages ou des privilèges avec
un autre camp, mais à un groupement qui fonctionne par esprit
de corps, armée, Université, corps médical ou bureaucratie : l’in-
dividu qui appartient à un de ces groupements n’a pas d’autre
issue que le devoir d’état, la conscience professionnelle, et il
remplit des fins idéales à partir de mobiles personnels (faire car-
rière, ne pas se mettre au ban)415.
A l’intérieur du groupe, le devoir d’état est une coalition
de tous contre tous, qui se forme par accommodation de tous
à tous : chacun, connaissant par expérience vague ce que ses
pairs sont disposés à faire, peut prévoir les réactions de la
majorité d’entre eux et renforcer cette majorité en y confor-
mant par anticipation sa propre conduite. Il a dû y avoir une
époque, peut-être vers 200 avant notre ère, où l’évergétisme
n’était pas encore devenu décidément un devoir d’état : en
ce temps-là il se trouvait encore des notables pour stigmatiser
les évergètes du nom de démagogues, pour leur en vouloir de
gâcher le métier et pour se refuser eux-mêmes à faire de ces lar-
gesses coupables ; et puis un beau jour est venu où une page
était tournée et où ces propos énergiques auraient été jugés
L’évergétisme grec 341
indécents, maladroits, discourtois envers des pairs. Ces proces-
sus de coalition donnent la solution d’une aporie apparente :
puisque l’évergétisme est passé à l’état de conformisme et
que le conformisme consiste à faire ce qui se fait, comment
un conformisme peut-il s’établir ? Comment peut-on faire par
conformisme ce qui ne se fait pas encore ? Une fois la coalition
évergétique formée, les mobiles des acteurs changent ; les
raisons qui font durer l’évergétisme ne sont pas les mêmes que
celles qui l’ont fait naître et beaucoup de gens n’auraient jamais
été évergètes, s’ils n’avaient entendu parler de l’évergétisme. Au
début, les mécènes font le mécénat, puis le mécénat fait les
mécènes, qui auraient répondu à celui qui leur aurait demandé
pourquoi ils faisaient largesse : « Pour tenir mon rang », ou :
« Parce que cela se fait ».
Alors se produit, dans les deux camps, une réduction des dis-
sonances ; le peuple s’accommode du gouvernement et des
évergésies des notables, et les notables intériorisent leur devoir
d’état. Le pacte évergétique finit par sembler juste parce que,
dans les conditions de l’époque, un pacte plus juste n’était pas
politiquement possible ; un plébéien qui aurait reproché aux
riches de faire au peuple des cadeaux sur l’argent qu’ils lui
faisaient suer se serait entendu répliquer, par beaucoup de ses
frères de classe : « Et lequel d’entre nous aura assez d’argent, à
lui tout seul, pour faire largesse aux autres ? » ; un métayer,
venu à la ville dire à la plèbe que les évergètes étaient à la cam-
pagne d’impitoyables latifundiaires se serait fait répondre :
« Tes histoires de fermages ne nous intéressent pas ; nous vou-
lons, nous, qu’on chauffe le bain public ou qu’on nous distri-
bue de l’huile. »
Quant aux notables, il y avait en chacun d’eux un tiraillement
entre l’égoïsme naturel et le désintéressement qu’exigeait
l’évergétisme ; car, s’il était de l’intérêt de tous les notables
que leur corps comme tel conservât et montrât sa distance
sociale, en payant le prix pour cela, il était aussi de l’intérêt
de chaque notable de ne pas s’immoler à l’idéal et de laisser
les autres rayonner à sa place ; il était de l’intérêt du corps tout
entier que l’obligation de faire largesse fît barrière et réservât
la distance sociale à un groupe aussi étroit que possible, mais il
était de l’intérêt de chaque membre d’augmenter le nombre des
notables afin de répartir le fardeau sur un plus grand nombre
de têtes : l’histoire de l’évergétisme sous l’Empire est celle de
342 Le Pain et le Cirque
ces tiraillements, arbitrés par le pouvoir central. Parmi les
notables, les uns remplissent leur devoir de munificence avec
toute la santé morale des ambitieux (Plutarque parle dans ses
Conseils politiques de ceux qui parviennent à la tête de leur
cité au moyen de largesses) ; d’autres essaient de se dérober,
tel ce banquier Chryséros dont parle un roman latin adapté
du grec416 ; ce financier était fort riche et mettait beaucoup
d’ingéniosité à dissimuler son importante fortune, pour n’être
pas appelé aux honneurs et soumis aux évergésies et liturgies.
Mais d’autres étaient plus consciencieux. « Quand nous
arrivâmes à Platée », dit le même roman417, « il n’était bruit que
du dénommé Démocharès, qui allait donner un spectacle de gla-
diateurs » (ou plus exactement, comme la suite le montre, un
spectacle de chasse aux fauves dans l’arène ou le théâtre) ;
« issu d’une des premières familles du cru, il était très riche,
extrêmement libéral, et il pourvoyait aux liesses publiques avec
une splendeur digne de sa fortune. » Cet homme fait tout ce
qu’il doit : c’est une grande conscience. Le rôle de grande
conscience est l’antithèse de celui de professionnel ; ce dernier
remplit une fonction par choix personnel. La grande conscience,
elle, n’en fait au fond pas plus que ses pairs, proportionnelle-
ment du moins, mais elle le fait visiblement avec un sens aigu
du devoir : elle fuit le tiraillement du devoir d’état en intério-
risant la contrainte de tous sur tous ; elle fait la même chose que
tout le monde, sous peine de perdre sa valeur exemplaire qui est
pour elle la principale satisfaction de son rôle, mais elle le fait
avec sérieux, sans répugnance et sans plaisir. Si l’on appelle
réduction de la dissonance la tendance à mettre ses sentiments
en accord avec ses actes, on peut appeler grande conscience tout
homme qui a réussi confortablement à se mettre en accord avec
son devoir d’état.

Le pacte historique.
Ainsi donc le camp de ceux qui donnent se fait un devoir et
un plaisir de donner et le peuple s’accommode du régime des
notables en se faisant un droit acquis de leurs bienfaits ; il
serait trop long de montrer que les autorités impériales elles-
mêmes, dans l’intérêt de l’ordre public, n’hésitent pas à l’occa-
sion à rappeler les notables à leur devoir et à leur faire une
obligation légale d’être évergètes. Nous pouvons maintenant
L’évergétisme grec 343
conclure en montrant la part de vérité que recèle l’idée reçue
selon laquelle l’évergétisme assurait l’équilibre politique ou
social : il a fini par y avoir un contrat implicite entre les notables
et la plèbe, mais ce contrat était historique, « arbitraire » au
sens de Mauss, conventionnel, idéologique, comme on voudra.
Autrement dit, entre les réactions politiques quotidiennes et
l’essence du politique, il nous faut admettre l’existence d’un
niveau intermédiaire que nous appellerons le contrat histo-
rique ; le contrat ne découle pas de l’essence du politique :
nous avons vu, au premier chapitre, que l’évergétisme ne ser-
vait pas à assurer l’équilibre politique et nous venons de voir
que l’équilibre social est non moins indéterminé. Mais le
contrat ne se réduit pas non plus aux réactions quotidiennes ;
au contraire, il les explique et les limite, il est leur présupposé.
Par exemple, la plèbe ne se révolte pas contre le principe de
l’inégalité sociale ; mais elle fera un charivari, si les riches vio-
lent la clause du pacte historique qui les oblige à être généreux
envers le public ; l’« envie » est fonction de ce pacte implicite.
On ne saurait s’étonner de l’existence de ce degré intermé-
diaire dans chaque société ; la liste idéale des tâches de l’État
ou les fondements de la politique étrangère sont non moins
indéterminés et historiques. On voit ce qu’il y a de vrai et de
faux dans l’idée que l’évergétisme a assuré un demi-millénaire
d’équilibre et de paix : il l’a assuré en ce sens que, comme il
était une des clauses principales du contrat, il y aurait eu des
troubles si les notables avaient entrepris de le violer ; en
revanche, il n’est nullement certain qu’une autre société, essen-
tiellement comparable ou même presque identique à la société
grecque, aurait accepté le même contrat et serait restée paisible
à ce prix ; car ce contrat inessentiel était le fruit des particula-
rités spécifiques de la société grecque ou même de son passé
individuel : la plèbe grecque avait fini par s’accommoder du
sort que son histoire lui avait fait et des petits avantages qu’il
offrait. Un peuple qui n’aurait pas eu la même histoire aurait
été plus exigeant ou plus arrangeant.
Les contrats historiques, qu’on range volontiers dans le
fourre-tout de l’idéologie, sont généralement préconceptuels
ou du moins leur caractère arbitraire n’apparaît pas. Certes, en
France, la nature « idéologique » du contrat de la IIIe Répu-
blique (nationalisme, égalité devant la loi, gouvernement des
nouvelles couches sociales, instruction publique garantissant
344 Le Pain et le Cirque
la mobilité sociale au « mérite ») n’a jamais été méconnue, parce
que ce contrat était contesté par une opposition de droite et
d’extrême gauche ; mais, aux États-Unis, encore récemment,
l’accord très général sur les dogmes de l’obéissance consentie et
de la libre concurrence des chances individuelles a déguisé le
caractère purement local de ce contrat, qui a pu passer pour
l’essence de la démocratie. Il en était de même du contrat
évergétique, si bien qu’encore aujourd’hui les modernes croient
volontiers que le pain et le Cirque assuraient la paix sociale,
alors qu’ils ne faisaient que ne pas la rompre.
CHAPITRE III

L’oligarchie républicaine à Rome

Oligarchie ? Le mot est équivoque. Les notables des cités


hellénistiques et, comme eux, les notables des villes municipales
romaines dont nous parlerons au chapitre prochain formaient une
sorte d’ordre privilégié par rapport à la masse des citoyens ; mais
les grands oligarques de Rome, les sénateurs, maîtres de Rome, de
l’Italie et du monde, ne sont pas un ordre de cette espèce, privilé-
gié par la richesse, l’influence et le prestige, au sein duquel se
recrute le groupe tournant des gouvernants ; cet ordre existe à
Rome, ce sont les chevaliers1. Les sénateurs, eux, sont les
recrutés : ils ne forment pas un ordre dirigeant, coextensif, si l’on
veut, à une classe sociale, mais un groupe dirigeant de quelques
centaines de personnes, un corps de spécialistes, qui, à la fin de la
République, est devenu pratiquement héréditaire (les nouveaux
venus qui parviennent à y pénétrer se comptent sur les doigts
d’une seule main). Le Sénat ne se définit pas par son apparte-
nance sociale, à la manière des notables (elle est nécessaire, mais
nullement suffisante), mais bien par sa fonction : il constitue pro-
prement le conseil des magistrats annuels en exercice, il est com-
posé de tous les anciens magistrats, et pratiquement les futurs
magistrats se recruteront tous parmi les sénateurs ou leurs
enfants ; le Sénat, c’est le gouvernement de Rome (quand un
Grec, dit Polybe, pensait à l’État romain, il le voyait comme gou-
verné par le Sénat) ; plus exactement, c’est un corps qui contrôle
les magistrats annuels en leur rappelant, par l’obligation qui leur
est faite de lui demander conseil, qu’ils ne pourraient se permettre
de trop négliger l’avis et les souhaits de leurs anciens et futurs
collègues. Le Sénat incarne le solidarité d’une caste gouvernante,
voire sa complicité ; autant il est aisé à un gouvernement aristo-
cratique de réprimer le peuple, dit Montesquieu, autant est-il dif-
ficile qu’il se réprime lui-même.
346 Le Pain et le Cirque
Tout cela entraîne des conséquences considérables pour
l’évergétisme. Le Sénat se définissant par sa fonction, non par
son appartenance sociale (un Romain aurait trouvé trop évident et
en même temps impropre de dire que les sénateurs étaient des
riches), les sénateurs sont fiers de leur fonction plus que
de leur richesse. Un sénateur se fera-t-il l’évergète de Rome ? Il
se ravalerait lui-même, s’il s’en avisait : il serait évergète, non
comme sénateur, mais comme simple homme riche. Aussi
l’évergétisme sénatorial n’aura-t-il que le nom et le contenu de
communs avec celui des notables : ses motivations seront tout à
fait différentes ; quand les sénateurs voulaient être magnifiques,
ils l’étaient à titre privé, au bénéfice d’individus, leurs clients,
qui avaient avec eux un lien personnel.
On comprend que les sénateurs de Rome, ces consuls et
ces préteurs qui, selon le protocole du temps, marchaient sur
le même rang qu’un roi hellénistique2, n’aient pas des âmes de
notables municipaux ; ils ne sont pas pris dans une dynamique
de groupe étroit, ils n’éprouvent pas de gêne dans le tête-à-tête
avec leurs compatriotes ou plutôt avec les plébéiens. Rome, la
cité de Rome, est leur capitale ou leur arène électorale plutôt que
le seul objet de leur politique : ce sont des hommes d’État, qui
gouvernent un Empire. Il n’est pas question pour la plèbe
d’assiéger la maison de ces oligarques pour leur arracher des
jeux ou du pain ; la plèbe romaine elle-même, qui était patriote
et impérialiste, voyait d’abord en eux des hommes d’État et,
quoi qu’on dise, ne les élisait pas en les jugeant principalement
sur la splendeur des jeux qu’ils lui avaient donnés. Car ils don-
naient des jeux, de leur bourse, à la plèbe de Rome : si l’on
jugeait sur les apparences, ils étaient les évergètes de cette cité.
Si l’on juge sur la réalité, ils donnent des jeux au peuple pour
des raisons de haute politique ou pour des considérations électo-
rales, et ils le font avec une condescendance qui aurait fait scan-
dale dans la démocratie athénienne. De guérilla des classes,
point : mais bien une véritable lutte des classes, qui a arraché le
pain d’État à ces grands seigneurs conservateurs.
Ce sont de grands seigneurs et non de riches bourgeois :
tout au long du chapitre qu’il va lire, le lecteur n’oubliera pas
que nos exemples sont tirés d’animaux beaucoup plus gros que
les notables du chapitre précédent. Les oligarques romains for-
maient un groupe qui, par sa richesse, n’avait guère d’équiva-
lent dans le monde hellénistique, et une partie de leur fierté
L’oligarchie républicaine à Rome 347
vient de là : fierté de proconsuls, mais aussi fierté de lord
anglais du siècle dernier qui voyage en Espagne ou en Orient.
Les évergésies du chapitre précédent se mesuraient pour la plu-
part à la dizaine ou à la centaine de mille francs Balzac, à des
millions ou des dizaines de millions d’anciens francs ; les
évergésies de l’oligarchie romaine se mesuraient à la centaine
de millions d’anciens francs ou au milliard. La fortune et la
munificence des membres de l’ordre sénatorial sont à la taille
d’un État plutôt que d’une cité.
L’évergétisme de cette oligarchie républicaine s’inspire de plu-
sieurs mobiles, bien différents de ceux que nous avons
analysés au chapitre précédent. Les oligarques, quand ils sont
magistrats, donnent des jeux au peuple pour se faire aimer
et faciliter l’exercice de leur autorité (nous verrons en détail ce
point délicat). De plus, ils cultivent une clientèle électorale, à
Rome et en Italie romaine, en lui offrant des réjouissances sous
les prétextes les plus divers. Il leur arrive enfin de faire bâtir :
quand ils ont commandé une armée et triomphé de l’ennemi, ils
commémorent leur gloire en élevant un édifice public et (en
principe) religieux. Ce serait à peu près tout, n’étaient deux
autres phénomènes assez particuliers : le pain d’État, qui fut
arraché au gouvernement de l’oligarchie, sinon aux oligarques
individuellement, et le mécénat d’État. Car, vers la fin de la
République, à mesure que la monarchie impériale approche à
grands pas, de grands seigneurs considèrent de plus en plus les
charges publiques comme leur entreprise personnelle et en font
par conséquent les frais ; l’un d’eux, plus heureux que les autres,
deviendra le premier empereur, sous le nom d’Auguste, et sera
véritablement le mécène de l’État. En définitive, la ville de
Rome n’a jamais eu de véritables évergètes, comparables aux
notables de Grèce ou d’Italie romaine ; l’oligarchie républicaine,
puis les empereurs, ont multiplié les évergésies en sa faveur,
mais pour des raisons d’État ou par des voies étatiques.
Le contraste est donc presque complet entre Rome, capitale du
monde, cité-Empire, et les cités grecques étudiées plus haut ; on
peut le schématiser ainsi :
1. Nous avons vu qu’un évergétisme commence lorsque le
pouvoir est considéré comme une profession et surtout comme la
propriété des politiciens : ceux-ci sont semblables à des chefs
d’entreprise. Assurément, Rome aurait pu connaître alors un
début d’évergétisme : les sénateurs romains étaient profondé-
348 Le Pain et le Cirque
ment convaincus de leur droit subjectif de gouverner Rome et le
monde, et même de leur droit exclusif à le faire ; ils auraient donc
été très disposés à puiser dans leurs coffres pour cela. Ils ne l’ont
pourtant guère fait, pour une raison contingente : la République
romaine, grâce à l’Eldorado des mines d’Espagne et au pillage
des vaincus, regorgeait d’argent, et les sénateurs étaient beau-
coup plus occupés à puiser largement dans les fonds publics pour
leur profit personnel, ainsi qu’on le verra, qu’à compléter ces
fonds. Ajoutons qu’à Rome la vie publique était beaucoup plus
oligarchique que vraiment civique ; entre un sénateur et un
plébéien, l’écart était infiniment plus large qu’entre un notable
grec et un homme du peuple ; on imagine donc mal un sénateur
éprouvant le besoin de faire largesse pour rassurer le peuple sur
son désintéressement professionnel.
2.L’évergétisme atteint son plein développement quand les
fonctions publiques ne sont plus guère que des privilèges hono-
rifiques et que la politique n’est plus une affaire sérieuse. Or rien
n’était plus sérieux que la politique mondiale de Rome ; un séna-
teur a vraiment le pouvoir, il ne cultive pas sa distance sociale ; à
l’échelle de la grande politique, les questions de pourboire
ob honorem s’évanouissent.
3.Pour la même raison d’échelle, Rome ne cultivera pas les hon-
neurs aux évergètes comme faisait la Grèce ; un sénateur n’a plus
rien à prouver, n’a plus de titre de noblesse viager à acquérir ; on
l’imagine mal se souciant de recevoir une statue des mains de la
plèbe pour lui avoir donné des jeux ; s’il aspire à quelque distinc-
tion, il voudra la devoir à ses mérites personnels en matière de
grande politique : il voudra triompher ou être élu consul.
4.Finalement, il ne sera évergète que pour exprimer sa splen-
deur politique (c’est ainsi que les triomphateurs faisaient largesse
à la plèbe) ou bien pour symboliser des relations de haute poli-
tique : la « corruption électorale » sera le type de ces cadeaux sym-
boliques qui servent à marquer les rapports de clientèle.

1. Le gouvernement de l’oligarchie

S’il fallait en croire les poètes et les publicistes grecs qui, dès le
début du IIIe siècle avant notre ère, ont romancé le récit de la plus
ancienne histoire de Rome, les premiers évergètes romains
L’oligarchie républicaine à Rome 349
auraient été deux courtisanes, une vestale et un tyran. Chaque
année, le 23 décembre, les Romains célébraient, en pleine ville,
une fête appelée Larentalia, sur le tombeau d’une vieille divinité
dont personne ne savait plus rien, Acca Larentina : les Grecs firent
de celle-ci une courtisane qui avait légué ses terres au peuple
romain3 ; comment ne pas songer à l’ensevelissement en pleine
ville des fondateurs et évergètes des cités grecques4, aux fêtes
instituées en leur mémoire et qui portaient leur nom ? L’historien
hellénistique, inventeur de la légende, a fait de la déesse une
simple mortelle, par évhémérisme, et a prêté à la Rome archaïque
les coutumes de sa propre société : à partir de quelques données
de fait et de ses propres préjugés, il a fabriqué, par rétrodiction, de
l’« histoire vraisemblable » et surtout il a voulu intéresser son lec-
teur. L’histoire de la seconde courtisane, qui n’est autre que la
déesse Flore, porte une empreinte hellénistique encore plus nette5.
Faisons grâce au lecteur de la vestale6. Quant au tyran, il est
curieux qu’on n’ait pas vu à quel point son histoire légendaire est
transposée de l’évergétisme hellénistique. Il s’appelait Spurius
Maelius ; simple chevalier, mais richissime, il aurait profité en
435 d’une disette pour acheter du blé de sa bourse et pour faire
des largesses à la plèbe, espérant parvenir ainsi à la royauté7. Ces
détails seraient anachroniques même à Athènes au Ve siècle, à
plus forte raison dans une cité à demi hellénisée de l’Occident
barbare ; en revanche, ils conviendraient très bien – notre lecteur
s’en souvient – à une cité hellénistique, ou encore – il le verra à la
fin du présent chapitre – à la Rome des deux derniers siècles avant
notre ère, où les hommes politiques du parti « populaire » étaient
accusés, à tort ou à raison, d’aspirer à la tyrannie quand ils fai-
saient des largesses à la plèbe.
L’étude chronologique de l’évergétisme suffit à dissiper ces
fantômes. Revenons à des réalités plus consistantes. Pouvait-il
se développer un évergétisme dans la cité-État de Rome, et com-
ment ? Rome était une polis, mais une polis oligarchique, et sa
classe gouvernante avait, en matière de magistratures et de
finances publiques, certaines attitudes très particulières qu’elle a
conservées jusqu’à la fin de la République.

La cité et l’oligarchie.
Rome archaïque est une polis, un ensemble de citoyens
qui prennent part aux décisions et aux tâches communes, un
350 Le Pain et le Cirque
« peuple » (populus) : elle ne se définit pas à partir d’un ter-
ritoire8, comme les États modernes, mais, d’un ensemble de
personnes, les citoyens romains. Les citoyens ne sont pas un
ensemble d’individus qui vivent chacun dans leur coin cepen-
dant qu’un roi, voire un entrepreneur privé ou une sorte de
mécène, lève des mercenaires pour son usage ou pour défendre
le groupe ; à Rome comme en Grèce, s’agit-il de lever une
armée, les citoyens sont mobilisables et seront mobilisés par un
magistrat. Car tous les citoyens ont le devoir de prendre part
aux tâches communes ou munera 9 (nous retrouverons souvent
ce mot, qui a pris un grand nombre de sens différents au cours
de l’histoire romaine10) ; l’impôt qui est exceptionnel, est un
de ces munera, les corvées également. Corvées qui suffiraient à
prouver combien tôt Rome a été une polis ; que l’on songe
quelles difficultés les rois d’Israël, depuis Salomon, ont eues
pour imposer des corvées à leurs sujets. Ces munera, ce sont
les liturgies des Grecs. Les citoyens obéissent à des magistrats
qui ont le droit de commander ou imperium, mais ces magis-
trats sont élus par l’Assemblée du peuple, qui se réserve aussi
les décisions les plus importantes, relatives à la paix et à la
guerre ou à l’exécution d’un citoyen romain condamné à mort,
et qui peut appeler un magistrat coupable à lui rendre des
comptes.
Seulement, dans la pratique, la domination de l’oligarchie a
altéré ce schéma. Il y avait une contradiction permanente entre
la souveraineté formelle du peuple et la souveraineté de fait
de l’oligarchie sénatoriale. En principe, le peuple était souve-
rain et les magistrats ne tenaient leur imperium que de lui ; cette
théorie ne fut jamais oubliée et les juristes l’appliqueront encore
au pouvoir du prince sous l’Empire ; le vocabulaire officiel
continuait à faire du peuple romain le sujet de la politique.
Mais, dans les réalités du gouvernement, dans l’attitude du
peuple lui-même envers ses magistrats et dans l’idéologie que
diffusait ou exprimait l’oligarchie, il en allait tout autrement :
c’est pour de bonnes raisons que Mommsen, dans son Droit
public romain, commence par traiter des magistrats, non du
peuple. Détail révélateur, tandis que magistratus a un équiva-
lent grec, qui est λρχ, imperium n’a pas d’équivalent. Les
magistrats romains se considèrent et sont considérés comme des
chefs, non comme des fonctionnaires qui ont reçu mandat de la
cité ; eux seuls ont le droit et le devoir de décider des affaires
L’oligarchie républicaine à Rome 351
communes : l’assemblée du peuple peut seulement accepter ou
refuser leur décision, s’ils l’en informent et lui demandent son
avis : il leur répond par oui ou par non. Car le peuple romain ne
délibère pas, comme le peuple athénien : il vient à l’assemblée
pour écouter ses magistrats et pour que ceux-ci le fassent voter ;
il se tient debout devant les magistrats qui sont assis (particula-
rité symbolique qui étonnait les Grecs). Seul un magistrat a le
droit de parler au peuple, de fixer l’ordre du jour, de proposer
un projet de loi ; il fait la loi, en somme, et demande au peuple
s’il l’accepte ou non. Un juriste dirait que le peuple, quand il
élit ses magistrats, décide qui aura l’imperium, mais ne délègue
pas à l’élu l’imperium lui-même : aussi bien ne peut-il le
reprendre, car il est comme la propriété de ceux qui se trouvent
revêtus de la magistrature par leur élection. Autant dire que le
magistrat est le principal et que le peuple n’est qu’un des
organes de la magistrature, organe chargé de sanctionner et
d’élire. On obéit au chef parce qu’il est le chef ; l’imperium est
un droit subjectif de celui qui le possède11. A vrai dire, le
peuple tout entier est divisé en ordres : sénateurs, chevaliers,
plébéiens, affranchis sont inégaux devant la loi. La démocratie
grecque, où ils étaient égaux, où chaque citoyen délibérait sur
les affaires publiques et où les magistrats n’étaient pas élevés
au-dessus de leurs concitoyens par des marques d’honneur (les
honneurs étaient réservés aux citoyens méritants, qui les rece-
vaient du peuple), n’était, aux yeux des Romains, qu’une anar-
chie : « L’égalité est injuste », dit Cicéron, « puisqu’elle ne
comporte pas de différences de dignité12.» Rome est une cité
dirigée autoritairement par une oligarchie guerrière et elle est
marquée par un rigoureux esprit de discipline13. Virgile l’a dit
en des vers qu’on aurait tort de tenir pour du cant et qu’une
plume grecque n’aurait pu écrire : « On voit souvent, chez un
noble peuple, éclater une émeute ; alors, dans la foule anonyme,
les esprits sont déchaînés, les torches et les cailloux ne tardent
pas à voler et la rage sait fournir des armes : mais il suffit qu’un
homme auquel son sérieux et ses actions passées donnent du
poids se fasse voir pour que le silence se rétablisse et que tout le
monde dresse l’oreille14 » ; il en était des foules romaines,
comme des foules anglaises du siècle dernier à l’égard de
l’establishment. En raison de son attitude envers ses magistrats,
on peut dire que le peuple romain était potentiellement monar-
chiste, car la monarchie est le régime qui convient le mieux à
352 Le Pain et le Cirque
l’attitude hétéronomique ; la haine illustre que Rome, ou plutôt
son oligarchie, vouait à la royauté et au titre de roi ne s’explique
que trop bien : l’oligarchie sentait que la monarchie était un
danger toujours possible.
Pour l’histoire de l’évergétisme, la domination oligarchique
présente trois aspects intéressants :
1.Les riches ont moralement le droit de gouverner et sont les
seuls à l’avoir : plus encore qu’un état de fait, c’est une réalité
admise par l’opinion populaire. Représentons-nous cette oligar-
chie comme un groupe de propriétaires fonciers et de guerriers,
assez peu différent des nobles de la Grèce archaïque ou de la
Germanie, comme un Herrenvolk : nous en aurons alors une
idée plus juste que si nous pensions à Cincinnatus15. Il n’y a pas
de salaire pour qui sert l’État et seuls les rentiers du sol peuvent
devenir magistrats et sénateurs. La concentration du pouvoir est
extrême : on a pu dire sans exagération qu’au IIe siècle avant
notre ère vingt familles font la politique de Rome16. Alors que
le système électoral avantageait la « classe moyenne » (au sens
anglais de l’expression), cette classe moyenne n’élisait pas de
mandataires pris dans son sein : elle votait pour les oligarques.
Il n’y avait pas de classe gouvernante de droit à Athènes, au
temps de la démocratie ; il y en avait une à Rome. On ne voit
jamais, à Rome, l’équivalent de la classe moyenne qui a gou-
verné un moment Athènes et dont les membres parvenaient aux
affaires grâce à l’éloquence qu’ils déployaient devant l’assem-
blée du peuple : Cléon, le riche tanneur, Lysiclès, marchand de
moutons, Hyperbolos, fabricant de lampes. Le Sénat et les
magistrats, en fait sinon en droit, se recrutaient exclusivement
dans les rangs de la classe supérieure, qu’on appelait l’ordre des
chevaliers ; cette oligarchie de riches, ces optimates, avaient en
fait le privilège de gouverner ; les autres citoyens se conten-
taient de voter. Même les leaders de ce que les historiens
modernes appellent le parti populaire se recrutaient parmi les
optimates : c’étaient des oligarques ambitieux, intelligents ou
généreux (les trois espèces ont existé), plutôt que des « déma-
gogues » au sens grec de ce mot ; à vrai dire, les Romains n’ont
jamais parlé d’un parti populaire, opposé à celui de
l’oligarchie : le nom de populares désignait, non les membres
de ce prétendu parti, mais les hommes d’État, sénateurs comme
il convenait, qui recouraient à l’assemblée du peuple contre le
Sénat17.
L’oligarchie républicaine à Rome 353

Le point d’honneur des oligarques.

2. Pour les oligarques, revêtir les fonctions publiques n’était


nullement une mission publique, mais, dans toute la force
de l’expression, un point d’honneur personnel, aussi exigeant et
donquichottesque que l’honneur médiéval ; ne voyons pas ces oli-
garques comme des hommes de devoir, de grands serviteurs de la
République : par point d’honneur politique, ils ont mis Rome à
feu et à sang et mené la République au bord de l’abîme.
Leur point d’honneur était de parvenir aux magistratures les
plus élevées, de telle sorte que leur famille comptât le plus
grand nombre de consuls et de préteurs ; car, comme le miestni-
chestvo de la vieille Russie, les distinctions de rang à l’intérieur
de l’oligarchie romaine étaient faites par les magistratures
qu’avaient revêtues les ancêtres. Plus généralement, le point
d’honneur de chaque oligarque était sa dignitas, c’est-à-dire
son rang, son prestige dans le domaine politique ; la dignitas
n’est pas la « dignité », vertu bourgeoise, mais la gloire
(decus)18, idéal aristocratique. Un oligarque romain se pas-
sionne pour sa dignitas politique autant que le Cid pour l’hon-
neur de sa maison. Seulement l’honneur médiéval consiste à
n’avoir pas failli à certaines exigences minimales (avant tout,
celle d’être courageux) auxquelles tout noble est présumé satis-
faire jusqu’à la preuve du contraire : on a son honneur ou on le
perd ; la dignitas romaine, elle, s’acquiert, se conserve et s’aug-
mente à mesure que l’importance politique d’un sénateur s’ac-
croît. Ainsi Cicéron19 : toute sa vie, il a pensé à sa dignitas
comme un seigneur à son honneur ; au cours d’une carrière jus-
qu’alors prodigieusement habile et triomphale, il est exilé : il
se désespère, sa dignitas n’est plus ; il est rappelé d’exil : on
lui a rendu sa dignitas. On comprend alors que ces oligarques
n’exerçaient pas leur fonction comme de modestes serviteurs
de l’État : il était admis que celui qui accédait à une magistra-
ture s’en fît une gloire et qu’il défendît sa prérogative tout
comme un roi défend sa couronne. Cette rage de défendre sa
dignitas trouvait dans l’opinion une excuse absolutoire ; l’opi-
nion ne peut en vouloir vraiment à César de parler d’égal à égal
avec l’État, avec la République et de déchaîner sa guerre civile
parce que le Sénat lui rognait sa dignitas ; n’avait-il pas fait
savoir qu’il préférerait son honneur à tout et à sa propre vie20 ?
354 Le Pain et le Cirque
On ne peut pas en vouloir non plus au Cid de tuer le meilleur
général qu’eût son roi : l’honneur l’exigeait. On comprend ce
culte de la dignitas politique : les magistratures romaines
étaient en tout petit nombre ; au cours du IIe siècle, chaque
année, il y avait seulement trente magistrats, dont douze au plus
restaient disponibles pour commander les armées et gouverner
les provinces, les autres étant occupés à Rome ; Athènes, vingt
fois plus petite, avait des dizaines de charges publiques. En
outre, ces trente magistrats annuels ne formaient pas un gouver-
nement ; chacun avait son domaine, sa « province », où il était
à peu près le maître ; les magistrats étaient une pluralité de
souverains21.
D’où des conséquences contradictoires : ils ont mis leur hon-
neur à conquérir un Empire et, par point d’honneur, l’ont
déchiré. La politique de l’oligarchie était déterminée avant tout
par les intérêts personnels de ses leaders. On parlait avec dévo-
tion de l’État, res publica, mais principalement pour maintenir
sous ce nom le vieux système qui assurait à tous les membres
de l’oligarchie leur part de dignitas ou pour refuser à la plèbe
des « largesses », c’est-à-dire des terres et du pain. Pour le reste,
Sertorius, César, Antoine, ou le vieux Coriolan, qui déchirent
ou attaquent leur patrie, valent bien Thémistocle ou Alcibiade
qui se mettent au service du roi des Perses ; il serait vain
d’opposer l’individualisme grec au sens romain de l’État. Le
vieux Caton estimait que la politique a pour enjeu la gloria et
l’honor des hommes politiques22. La gloire, pour eux, consistait
à capitaliser, dans l’antichambre de leur hôtel, des faisceaux,
symboles de leurs magistratures, et des ornements de triomphes.
De nos jours, les entrepreneurs capitalistes ne se proposent pas
d’accroître le bien-être de la population mais de gagner de l’ar-
gent ; ce faisant, ils font monter le niveau de vie. Les oligarques
romains cherchaient à illustrer leur maison et, ce faisant, agran-
dissaient l’Empire et aussi bien le ruinaient, en toute bonne foi :
pourquoi une clique gouvernante qui se réserve le monopole du
pouvoir et qui est déchirée par des rivalités de personnes ne
serait-elle pourtant pas persuadée qu’il en va de l’intérêt de
l’État qu’elle reste au pouvoir ?
Nous n’avons pas à chercher les origines du système oligar-
chique à Rome, ni à tirer au clair la généalogie de cette menta-
lité, de ce culte de l’honneur ; rappelons simplement que Rome
a été pendant des siècles un État « impérialiste » – d’un impé-
L’oligarchie républicaine à Rome 355
rialisme tellement intériorisé qu’il devenait une bonne foi et
s’ignorait lui-même. La politique étrangère d’un État n’est pas
seulement déterminée par les rapports de force, mais aussi
par un besoin animal de sentir que le monde ambiant n’est pas
hostile, quand même cette hostilité serait impuissante et ne
pourrait constituer une menace ; à ce niveau se situe l’impéria-
lisme inconscient de Rome : il consistait en une hypersensibilité
aux menaces de l’extérieur, en une méfiance et un besoin de
sécurité exacerbés. Ce trait a probablement déterminé l’organi-
sation oligarchique de Rome et la mentalité de son oligarchie
guerrière.
3. En matière de finances publiques, enfin, les Romains ont
autant et plus le sens de l’État que les Grecs : le Trésor public
n’était-il pas celui de l’oligarchie gouvernante ?

Les oligarques et le Trésor public.


Il ne va pas de soi qu’il y ait un Trésor public. Dans la Grèce
homérique, écrit Kurt Latte23, il n’existait pas d’impôt, ni de
caisse publique qui fût distincte du Trésor du roi ; le roi recevait
des dons « volontaires » qui lui servaient à vivre, à payer ses
guerriers et à remplir ses devoirs de représentation, en particu-
lier ses devoirs d’hospitalité. Car l’hospitalité et l’aumône sont
les deux formes archaïques de ce qui s’appellera un jour évergé-
tisme, charité, assistance, entraide sociale, redistribution. Quand
l’époque royale prit fin, ces dons cessèrent et il n’y eut plus
rien ; les cités n’avaient pas d’argent. Elles en eurent quand
elles firent du butin, se mirent à infliger des amendes, à confis-
quer les biens des exilés ou des traîtres. Mais que faisait une
cité de ces aubaines ? Les citoyens se les partageaient entre
eux ; « en ce temps-là », écrit Hérodote24, « Siphnos était
prospère ; c’était la plus riche de toutes les îles : elle avait des
mines d’or et d’argent, si bien qu’elle a pu consacrer à Delphes
la dîme de ses mines sous la forme d’un monument votif (the-
sauros) ; les Siphniens se répartissaient chaque année les reve-
nus de leurs mines » ; c’est du patrimonialisme collectif :
l’argent de la cité est aux citoyens. En Crète, l’argent de la
collectivité était utilisé aux repas en commun qui étaient une
coutume de l’île : « Sur la totalité des fruits et des bestiaux pro-
venant du domaine public, ainsi que des tributs versés par les
serfs, une partie est affectée au culte et aux diverses liturgies,
356 Le Pain et le Cirque
l’autre aux repas en commun, si bien que tous, hommes,
femmes et enfants, ont de quoi manger aux dépens de la collec-
tivité25 ». On sait de reste qu’à Athènes les citoyens se parta-
geaient le produit des mines du Laurion, jusqu’à ce que
Thémistocle mît fin à ces distributions et eût fait consacrer le
revenu des mines à la construction de la flotte qui devait triom-
pher à Salamine ; si l’on voulait pousser les choses jusqu’à
l’allégorie, on pourrait dire que, le jour où Thémistocle a réussi
à faire décider qu’on construirait la flotte, la conception occi-
dentale de l’État est née26.
Et à Rome ? La tradition a conservé implicitement le souvenir
d’une époque où le Trésor, l’aerarium, n’existait pas encore ;
elle sait en effet que primitivement les cavaliers recevaient leur
équipement directement des veuves et des orphelins27, qui
étaient ainsi chargés d’une espèce de liturgie28. L’institution
d’un Trésor et d’une administration financière fut une étape
essentielle dans la formation de l’idée de res publica, mais cette
étape suppose l’existence d’une monnaie au moins archaïque,
de lingots (ce qui peut se placer à une date bien antérieure au
IIIe siècle, où Rome a ses premières monnaies véritables : dès le
temps de Josué, la Maison de Iahvé avait son Trésor, plein d’or,
d’argent, de cuivre et de fer, dont on chiffrait le poids en talents
et en sicles) ; aussi longtemps que les amendes étaient versées à
l’État sous forme de bétail et que les biens confisqués consis-
taient en esclaves et en bêtes à cornes, quelle aurait été la tâche
d’un bureau de trésoriers, de « questeurs » ? Le nom même
d’aerarium dérive de celui du bronze, aes. Fixer la date à
laquelle les Romains ont commencé à se servir d’une monnaie
proprement dite, ou du moins à frapper eux-mêmes la monnaie
dont ils se servaient, est assurément important pour la numis-
matique et l’histoire politique ; il n’est pas évident que cette
date marque une époque dans l’histoire économique. La créa-
tion d’un Trésor doit coïncider avec l’institution de la questure,
écrit encore Kurt Latte29 ; elle date donc du milieu du Ve siècle.
Ce qui ne se fit pas sans mal : la tradition se souvient que primi-
tivement le butin appartenait au général et aux soldats qui
l’avaient conquis ; elle attribue à Camille une initiative déci-
sive : il aurait mis à la disposition du Sénat le butin de la prise
de Véies, vers 39130. Dans la plupart des sociétés archaïques, le
sol conquis est partagé entre les guerriers ou les membres du
groupe : à Rome, aussi haut que remonte la tradition, le sol
L’oligarchie républicaine à Rome 357
conquis par les armées romaines appartient au Sénat et devient
sol public, ager publicus : seul le butin est laissé à la disposition
du général31.
La République disposant d’un Trésor, deux principes s’établi-
rent, que les Grecs découvraient de leur côté : la République doit
vivre de ses propres revenus et ne lever d’impôt qu’à titre excep-
tionnel32, toute fonction publique doit être défrayée par le
Trésor. L’impôt foncier33 a été levé irrégulièrement jusqu’en 167
avant notre ère ; à partir de cette date, Rome, enrichie par le
pillage des États hellénistiques, ne lèvera plus d’impôt sur ses
citoyens italiens et vivra de ses domaines et des tributs de ses
sujets ; l’Italie ne sera soumise à nouveau à l’impôt foncier que
plus de quatre siècles plus tard, à la fin du Haut-Empire, sous
Dioclétien. Toute dépense publique est défrayée par le Trésor :
quand un magistrat ou un commissaire doit faire une dépense
pour la République, le Trésor lui verse, avant même qu’il la
fasse, la somme correspondante au comptant ; cette somme
demeure la propriété du peuple romain : la caisse du magistrat
n’est pas séparée de celle de l’État, car c’est un questeur de
l’État qui en a la gestion et les sommes non dépensées revien-
nent au Trésor34.
Seulement Rome est un État oligarchique. Deux conséquences
en découlent : une hostilité aux « largesses » faites aux dépens
du Trésor, une absence d’esprit liturgique. L’oligarchie considère
que l’aerarium n’appartient pas plus aux citoyens qu’à leurs
magistrats et qu’il est à la disposition d’une entité, la Répu-
blique, dont l’oligarchie sénatoriale a la tutelle ; un tuteur n’a
pas le droit de faire des libéralités aux dépens du patrimoine de
son pupille35 : de même36, les magistrats et le Sénat ne doivent
pas dépenser les deniers publics en ce que l’oligarchie considé-
rera comme des libéralités démagogiques ; ce sera un des points
de friction entre optimates et populares, ce sera le problème du
blé public. Le fondement le plus solide du pouvoir du Sénat est
qu’aucun magistrat ne peut dépenser les deniers du Trésor sans
l’autorisation du Sénat. La même oligarchie met, nous le savons,
son point d’honneur à revêtir les magistratures, les honores,
comme on les appelait : elle ne met pas sa dignitas à se ruiner en
liturgies somptueuses ; aussi les munera n’auront-ils pas le déve-
loppement éclatant des liturgies athéniennes ; on les tiendra au
contraire pour des obligations un peu sordides. Les munera,
corvées ou impôts, sont imposés par les magistrats ; ce sont les
358 Le Pain et le Cirque
honores, décernés par le vote du peuple, qui distinguent un
homme d’un autre.
D’où un évergétisme a-t-il pu apparaître dans cette oligarchie
plus orgueilleuse que généreuse ? De cet orgueil même et de
quelques points de friction entre le domaine public et le domaine
privé. La dignitas des oligarques leur fait considérer leurs fonc-
tions plus comme un honneur personnel que comme une mission
publique37 ; si leur honneur l’exige, ils pourront se trouver
amenés à se ruiner dans leur charge pour leur gloire ou tout sim-
plement pour assurer leur réélection ; puisqu’ils placent leur
dignité dans leurs succès politiques, s’ils triomphent, ils n’hési-
teront pas à proclamer leur triomphe à pleins poumons et à faire
construire quelque édifice qui exprime et commémore leur vic-
toire ; puisque les magistratures ne sont que les marchepieds de
leur ambition personnelle, cette ambition peut faire d’eux des
mécènes d’État, si l’État leur appartient. Toutefois, l’existence
d’un Trésor public débordant, grâce à la conquête et aux
pillages, freinera doublement ces tendances : puisque l’État
s’identifie presque au groupe oligarchique gouvernant, pourquoi
les membres de ce groupe puiseraient-ils dans leur propre
bourse, alors que les fonds publics sont à leur disposition ? Et
puis, si la plèbe réclame du pain et que l’oligarchie ait la possi-
bilité de lui en donner aux frais du Trésor plutôt que de ses
propres deniers, ce pain deviendra une affaire d’État, un pro-
blème politique.
Au IIIe siècle avant notre ère, la politique romaine n’en était
pas encore là ; mais, déjà, il y avait trois points sensibles où
le principe selon lequel l’argent de l’État n’appartient pas au
magistrat et inversement soulevait diverses difficultés : à quoi
employer le produit des amendes infligées par les magistrats ?
Que doit faire un général à qui le Sénat a laissé la libre disposi-
tion d’une partie du butin ? Quand un magistrat a reçu du Trésor
une somme pour donner des jeux au peuple, ne peut-il y ajouter
quelque chose de sa bourse ? On comprend que ces trois ques-
tions soient embarrassantes. Le produit des amendes brûle les
doigts du magistrat qui les a infligées : il devra le consacrer aux
dieux, c’est-à-dire à des édifices ou à des spectacles, s’il ne veut
pas être suspect d’avoir condamné un innocent pour enrichir le
Trésor ; nous étudierons cela avec plus de détail au chapitre pro-
chain. Quant au butin et à l’argent des jeux, ce sont les deux
points de départ les plus anciens de l’évergétisme ; le butin brûle
L’oligarchie républicaine à Rome 359
aussi les doigts du triomphateur, qui le consacrera aux dieux au
lieu de le garder pour lui ; quant aux jeux publics, ils avaient tant
d’importance dans la mentalité romaine et dans la psychologie
politique que, comme nous allons le voir longuement, les
magistrats, en ce domaine, se sont bientôt métamorphosés en
évergètes.

2. Pourquoi les magistrats donnent des jeux

Qui paiera les jeux ?


La République romaine célébrait officiellement, chaque
année, en l’honneur de certaines divinités, des fêtes religieuses
qui avaient lieu à date fixe et qu’on appelait les jeux publics ;
c’étaient principalement des courses de chars dans le Cirque et
des représentations théâtrales. Ces jeux étaient organisés et pré-
sidés par quelques-uns des magistrats de l’année, à savoir, pour
des raisons d’ordre historique, par les édiles et aussi par les pré-
teurs : les deux consuls, eux, n’étaient soumis à aucune obliga-
tion de ce genre. Pour remplir leur devoir, édiles et préteurs
recevaient du Trésor une somme fixe38, mais cette somme était
tout à fait insuffisante : pour que la fête fût brillante et pour se
rendre populaires, les magistrats qui « éditaient » les jeux – telle
est l’expression latine – devaient faire de leur bourse la plus
grande partie des frais ; dès le IIe siècle avant notre ère, les jeux
étaient devenus une obligation ruineuse, à laquelle les magis-
trats se soumettaient pourtant de bon cœur ou même avec
enthousiasme. Notre tâche est d’expliquer l’enthousiasme de
ces évergètes, d’expliciter pourquoi les Romains trouvaient nor-
mal de voir leurs magistrats éditer des jeux, les présider en per-
sonne, donner de leur main le signal du départ aux courses de
chars et se ruiner pour ces fêtes très populaires, alors qu’il nous
paraîtrait saugrenu qu’un de nos ministres soit soumis à la
même glorieuse obligation. Les raisons en sont nombreuses et
le caractère religieux des jeux n’est que la plus superficielle
d’entre elles. N’invoquons pas non plus la dépolitisation : les
jeux publics ne servaient pas à résoudre la crise agraire du
IIe siècle ou le problème du pain d’État ; inversement, si la plèbe
romaine avait obtenu le pain gratuit, ce pain n’aurait pas
360 Le Pain et le Cirque
remplacé pour elle le Cirque. Ne comparons pas davantage
l’édition de jeux par les magistrats romains et les largesses
ob honorem des officiels dans les cités hellénistiques. Ces lar-
gesses, qui étaient très variées, étaient le prix de l’honneur que
les officiels avaient reçu de leurs concitoyens ; ce n’était pas un
des devoirs de leur charge ; éditer des jeux était au contraire une
des deux fonctions des édiles : ces ministres des travaux publics
étaient en même temps ministres des sports ou des cultes ; il
n’était pas question pour eux de donner au peuple d’autres plai-
sirs que ces jeux solennels et aucun Romain n’a jamais
considéré que l’édition de jeux était le prix de la magistrature.
L’évergétisme des magistrats romains est un fait spécifique qui
s’explique par une convergence de nombreuses particularités,
dont beaucoup sont propres à Rome.
Reconstituons d’abord l’évolution financière. Les Romains
se faisaient des fonds publics une idée très claire : les sommes
mises par le Sénat à la disposition des magistrats restaient la
propriété de l’État ; mais ce principe, à en croire Mommsen,
aurait souffert une ou deux exceptions, l’argent destiné aux
jeux et aussi le butin39 : l’argent des jeux serait devenu la pro-
priété du magistrat qui le recevait, n’était pas géré par le ques-
teur et ne donnait pas lieu à une reddition de comptes : le
magistrat était seulement tenu par la collectivité d’exécuter, sur
sa fortune personnelle maintenant grossie, une dépense corres-
pondant à la somme qu’il avait reçue ; s’il dépensait moins, il
tomberait sous l’accusation de concussion. A quoi vise cette
théorie si logique, mais qui ne repose sur aucun texte ? A justi-
fier (aux yeux d’un moderne surtout) le fait que, pour les jeux,
les magistrats dépensaient une somme supérieure à celle qu’ils
avaient reçue du Trésor : si l’argent de l’État devient leur pro-
priété privée et s’ils n’ont pas de comptes à rendre, ils feront
de leur argent ce qu’ils voudront et il cessera d’être étrange
qu’un homme public puise dans sa propre bourse pour l’exer-
cice de ses fonctions. Il va sans dire que la théorie de Momm-
sen n’est qu’une fiction, qui répond à des préoccupations
juridiques que les Romains n’avaient pas : ils ne s’embarras-
saient pas de scrupules à voir leurs magistrats leur payer des
plaisirs. Reste à savoir pourquoi la générosité des oligarques
se portait principalement sur les jeux et comment, historique-
ment, ils en sont venus à dépenser plus qu’ils ne recevaient du
Trésor.
L’oligarchie républicaine à Rome 361
Le détail de l’évolution est aisé à reconstruire si l’on admet,
contre la théorie de Mommsen, qu’il en était, des crédits des-
tinés aux jeux, comme des autres crédits publics : le magistrat
qui en avait la disposition n’en recevait point pour autant la pro-
priété et c’étaient les questeurs du Trésor qui en assuraient eux-
mêmes la gestion. Or que savons-nous des crédits pour les
jeux ? Que le lecteur nous pardonne les détails un peu pédan-
tesques dans lesquels il nous faut entrer. Les sources nous font
d’abord savoir que, pour les jeux du Cirque, la fourniture des
chevaux de course était affermée par le Trésor40 : sur ce cha-
pitre, le Trésor choisissait donc lui-même et payait ses fournis-
seurs. Et pour les jeux scéniques ? Il existe un vieux mot, lucar,
qui est attesté cinq ou six fois dans les textes latins qui nous
sont parvenus et qui désigne, croit-on communément, les cré-
dits que le Trésor mettait à la disposition des magistrats chargés
de donner les jeux publics ; les textes disent par exemple qu’un
évergète d’Ostie dispensa sa cité du lucar qui lui avait été attri-
bué pour ses jeux41, ou qu’à la suite d’un scandale (un comé-
dien avait exigé un cachet très élevé pour jouer dans des jeux
publics) le Sénat de Rome avait fixé un maximum au lucar 42.
Mais, à mieux examiner les sources, on s’aperçoit que lucar
désigne les cachets des acteurs ou baladins qui prenaient part
aux jeux scéniques : ainsi le Trésor ne remet pas, sous le nom
de lucar, une somme aux magistrats : il paie lui-même les
cachets ou lucar dus aux comédiens ou à l’imprésario43.
Concluons donc qu’au début de l’évolution le magistrat se
contente de présider et d’organiser les jeux qui sont de son res-
sort, tandis que les acteurs et fournisseurs sont payés par le
Trésor ; il appartient au Sénat, comme il est de règle, d’autoriser
le Trésor à faire la dépense : des textes nous disent que, pour
chaque jeu, la dépense en question était fixée une fois pour
toutes à 200 0 00 sesterces44 – et parfois à 333 3 33 sesterces,
par une superstition dont l’origine grecque a été démontrée45.
Le magistrat n’a pas un sou à payer.
Pas pour longtemps ; bientôt il paiera beaucoup, afin de rendre
la fête plus belle, et l’État et les citoyens compteront bien qu’il le
fera ; car les jeux publics étaient des cérémonies religieuses,
c’est-à-dire des fêtes, où les hommes se réjouissaient non moins
que les dieux. Qu’étaient les jeux, en effet ? Des réjouissances
que la cité offrait aux dieux46 parce qu’elle était sûre qu’ils s’y
réjouiraient comme les hommes ; de même qu’elle invitait les
362 Le Pain et le Cirque
dieux à des festins, qu’elle leur offrait des sacrifices, que les
fidèles leur consacraient des objets précieux ou qu’ils leur fai-
saient le sacrifice d’une journée (un « jour férié ») et de ce qu’ils
auraient pu gagner en travaillant ce jour-là. Puisque les dieux
prenaient aux jeux le même plaisir que les hommes, ils ne pou-
vaient que souhaiter, eux aussi, que la fête se prolongeât le plus
longtemps possible : liesse et piété étaient inséparables. Restait à
trouver quelque prétexte honnête pour allonger la fête sans gre-
ver le Trésor ; on en trouva deux.

Fête ou « religion » ?
L’« instauration », d’abord. Quand une cérémonie religieuse
n’a pas été accomplie selon les règles, serait-ce involontai-
rement, que faire pour expier ce manquement ? Obliger le
responsable à tout recommencer à ses dépens ; « instaurer » les
jeux, c’était recommencer le ou les jours de fête où les choses
ne s’étaient pas passées régulièrement, ou même recommencer
les jeux en entier, c’est-à-dire en prolonger ou en doubler la
durée, voire la multiplier ; dans une religion ritualiste, le man-
quement le plus insignifiant est un prétexte suffisant ; « Cette
année-là », écrit Tite-Live, « les jeux romains furent instaurés
trois fois et les Jeux plébéiens, cinq fois en entier47 » : la tradi-
tion annalistique conservait soigneusement la mémoire de ces
particularités, qui avaient été d’excellents souvenirs pour la
plèbe et qui faisaient grand honneur à l’évergétisme du magis-
trat ; car ce dernier faisait évidemment les frais de l’instaura-
tion, puisqu’il était responsable du déroulement des jeux, de
même que lui seul pouvait décider qu’il fallait tout recommen-
cer. N’ayons pas, pour ces stratagèmes, des yeux voltairiens : il
n’y a pas d’hypocrisie dans ce maniement de la religion48. Il
ne prouve pas qu’ici la religion n’était tout entière qu’un faux-
semblant, mais seulement que ce qu’on appelle une religion (et
c’est particulièrement vrai d’une religion ritualiste) remplit
ordinairement plusieurs fonctions, qui ne sont pas toujours très
conciliables et qui sont de qualité inégale ; la satisfaction du
sentiment proprement religieux n’est qu’une de ces fonctions :
la religion romaine servait aussi à la sécurisation et à la solen-
nisation, par exemple. Beaucoup de discussions et d’inimitiés
entre historiens des religions (qui s’accusent mutuellement de
manquer de sens religieux ou au contraire de prendre pour
L’oligarchie républicaine à Rome 363
d’authentiques résidus de vulgaires dérivations) ne sont que
des malentendus : on a eu le tort de prendre les choses trop en
gros et d’avoir méconnu la plurifonctionnalité des religions ; le
religieux n’est qu’une partie de la religion. Nous ne doutons
pas que le religieux ne soit une dimension humaine irréduc-
tible, et non une dérivation, une sublimation ou une projection :
nier la spécificité du religieux serait mutiler l’homme ou s’en
faire une idée mutilée. Mais les religions, elles, offrent une plu-
rifonctionnalité rarement égalée. C’est trop peu de dire que,
comme tous les phénomènes historiques, la religion n’existe
jamais que sous une forme modifiée49, « historisée », si bien
qu’il est impossible de donner un contenu déterminé au reli-
gieux, de prédire ce qu’il pourra devenir et ce qui contredirait
au contraire sa mystérieuse essence : on peut tout au plus parier
pour l’irréductibilité du religieux, comme nous venons de le
faire. Mais ce n’est encore rien, et après tout la folie, l’État, le
politique et toutes choses n’existent également qu’à l’état
modifié. Le plus important est que la religion, elle, a de plus
une vocation particulière à se prêter à de multiples usages, tels
que la sécurisation déjà mentionnée50 ou, à Rome, la solennisa-
tion de plaisirs collectifs. Les jeux étaient à la fois un hom-
mage aux dieux et un plaisir pour les hommes : à ce second
titre, ils étaient susceptibles de maniement intéressé, qui cho-
quait peut-être les âmes pieuses.
Le deuxième prétexte honnête à faire payer le magistrat
plutôt que le Trésor était de faire une collecte. Voici comment.
Tite-Live raconte qu’en 212, quand furent créés les Jeux
apollinaires, l’oracle qui prescrivait de les instituer ordonnait
également ceci : le Trésor paierait le sacrifice terminal et les
spectateurs se cotiseraient pour les spectacles. Effectivement,
un sénatus-consulte décida que pour le sacrifice le préteur qui
les avait édités serait défrayé de 12 000 as ; le préteur, pour sa
part, prescrivit au peuple de se cotiser selon les moyens de cha-
cun51. Fonds publics et quête : la recette devait être inspirée
des Grecs ; à Amorgos, au IIIe siècle avant notre ère, la fête des
Itônia était financée, partie par la cité, partie par les contribu-
tions des pèlerins ; il faut ajouter qu’un évergète ne manqua
pas de « refuser les contributions de ceux qui étaient venus
assister à la fête et qui n’étaient pas moins de cinq cents52 ».
C’est précisément ce que chacun attendait que le préteur
romain fît : car, dans la suite des temps, il n’est plus beaucoup
364 Le Pain et le Cirque
question de ce genre de collectes ou plutôt nous verrons que, si
la coutume ne s’en était pas absolument perdue, c’étaient les
spectateurs eux-mêmes qui, pour honorer un magistrat, pre-
naient l’initiative de la ressusciter dans des occasions excep-
tionnelles. A la fin de la République, les Jeux apollinaires sont
financés par le Trésor, qui paie 380 0 00 sesterces, et par les
préteurs eux-mêmes. Du reste, dès l’année 212, le préteur avait
dû en être de sa bourse : il avait été assurément tenu de dépen-
ser plus que les 12 0 00 as que le Trésor devait lui rembourser,
puisqu’il savait que le produit de la quête viendrait s’y ajouter,
mais rien ne l’assurait que la quête rapporterait assez pour qu’il
rentrât dans ses fonds.
A partir de ces deux stratagèmes fut établi le principe qui
régna sans partage pendant le dernier siècle de la République :
d’une manière générale et sans plus de détours, tout magistrat
qui donne ses jeux doit dépenser beaucoup plus que ses crédits ;
s’il ne prolonge pas la fête en l’« instaurant », au moins la ren-
dra-t-il plus belle à grands frais. Évergétisme ou piété ? Les
deux. La chance voulant que les dieux aiment la fête autant que
les hommes et pour les mêmes raisons53, trois satisfactions sont
ici confondues, la piété, la liesse et aussi la solennisation : il y
aurait esprit de sérieux à tout porter au crédit de la première54.
La piété est assurément présente et parfois un hasard nous la
montre à l’état isolé. Jean-Pierre Cèbe me signale amicalement
une anecdote qui se place en 211 : aux Jeux apollinaires55, le
peuple assiste à une représentation scénique56 où se produit un
mime ; on annonce l’arrivée de l’ennemi57. La foule court aux
armes, revient après l’alerte et trouve le mime qui était resté en
scène et avait continué à danser aux accents du joueur de flûte ;
« tout est sauvé », dit la foule, débarrassée du scrupule rituel
(religio) que lui aurait donné une interruption des jeux, et le mot
est passé en proverbe58. Les hommes étaient absents et assuré-
ment peu disposés à s’amuser, mais les dieux avaient eu néan-
moins leur part.
Les hommes ne font pas que s’amuser comme les dieux :
ils solennisent la liesse collective, qu’il faut bien solenniser, car
tout ce qui est collectif et tant soit peu organisé, serait-ce une
fête, a besoin de quelque cérémonial ; or le cérémonial
empruntait sa matière à la religion, qui était en conséquence
présente à peu près partout dans la vie publique et privée (la
vocation des religions à la plurifonctionnalité explique la place
L’oligarchie républicaine à Rome 365
considérable que la religion occupe dans la plupart des
sociétés). Une fête collective inspire un sentiment de solennité,
une conviction de participer à une entreprise si vaste qu’à coup
sûr ses fins profondes doivent dépasser le plaisir du spectacle
que chacun ressent à part soi, car nous avons besoin de nous
inventer des fins qui soient proportionnées à nos actes. Quand
dix mille personnes qui ont envie de s’amuser organisent une
fête collective, au lieu de se distraire chacun dans son coin, le
résultat est si impressionnant qu’il faut un peu de cérémonial
pour combler l’intervalle entre le résultat collectif et la somme
des causes individuelles : chacun, un peu confus, se refuse à
croire qu’il a mis en branle le Léviathan pour son divertisse-
ment particulier.
Piété, liesse, solennité, c’est là un équilibre des fonctions
qui ne laisse pas d’être instable ; il faudrait beaucoup de tact
pour le faire durer. A trop manipuler les rites au profit des deux
dernières fonctions, à trop « instaurer » les jeux pour plaire aux
hommes plus que pour satisfaire à la piété, on rend impossible
la confusion des fonctions : les hommes vont désormais au
spectacle pour se distraire et comme à une solennité publique,
l’origine religieuse des jeux n’est plus qu’une survivance ou un
prétexte ; les fonctions se sont séparées, la piété est devenue
plus pure, tout en perdant la plupart des racines enchevêtrées
qui l’attachaient solidement au sol social. Pendant les deux
derniers siècles de la République et à plus forte raison sous
l’Empire, les jeux avaient perdu leur dimension religieuse dans
l’esprit de leurs organisateurs et de tous les spectateurs. N’en
concluons pas qu’une piété, qui aurait été intense aux origines,
s’est peu à peu usée ; ne projetons pas in illo tempore, par un
mythe ethnologique, une ferveur qui n’est jamais attestée à une
époque historique et qui serait le privilège de l’âme primitive : il
ne s’agit pas d’une intensité qui aurait décru, mais de plusieurs
fonctions qui se sont séparées. Le sentiment primitif n’était pas
une possession de l’âme par le sacré, mais une candeur qui fai-
sait accepter sans scrupule puritain la plurifonctionnalité du
rite ; quand cette multiplicité de fonctions perd sa crédibilité, on
découvre que les jeux sont plus un plaisir pour les hommes
qu’un sacrement : ainsi fut conceptualisée la chose appelée
divertissement, les Romains disaient laetitia. On appelle sécula-
risation cette séparation des fonctions d’une religion, ou plutôt
c’est là un des sens de ce mot, qui en a d’autres : il désigne
366 Le Pain et le Cirque
aussi bien la séparation d’une religion et de l’État (soit que
l’État n’ait plus de religion publique, soit qu’il n’ait plus la
haute main sur la religion en général, soit qu’il n’impose pas de
religion aux citoyens) ; il désigne aussi le passage d’une reli-
gion collective, que tout un peuple reçoit « au menu », si l’on
ose dire, à une religion « à la carte », où chacun élit le dieu ou
la secte qu’il veut (il en est ainsi quand on passe de la religion
de la Grèce classique et de la République romaine à la religio-
sité hellénistique et à celle de l’Empire romain, ou du brahma-
nisme à l’hindouisme) ; il désigne enfin le passage d’une
« chrétienté sociologique » à une foi sans conformisme, les
fidèles étant moins nombreux et ayant des raisons plus person-
nelles de croire.

Évergétisme.
La sécularisation des jeux romains a été la fin de leur pluri-
fonctionnalité ; les jeux ne sont plus qu’une liesse divertissante
et solennelle. Puisqu’ils plaisent tant aux hommes, comment
le magistrat qui les édite ne se rendrait-il pas populaire, s’il a le
geste large ? Comment ne serait-il pas élu quand il se présen-
tera à quelque autre magistrature plus élevée dans la carrière
des honneurs ? Et comment ne serait-il pas battu, s’il s’est
montré avare ? Le public des jeux était un public d’électeurs ;
le Sénat pouvait impunément ne pas augmenter les crédits
publics destinés aux jeux : il savait que les magistrats puise-
raient dans leur bourse. Raconter l’histoire des Jeux romains à
la fin de la République, c’est dire comment ils sont devenus de
plus en plus coûteux et de plus en plus somptueux. Il devint
parfois nécessaire et souvent suffisant, pour être élu à une
magistrature, d’avoir offert à la plèbe des jeux éclatants pen-
dant son édilité : l’évergétisme devient l’instrument d’une car-
rière politique. Dès le début du IIe siècle avant notre ère,
quiconque n’était pas passé par l’édilité, qui comportait l’édi-
tion des jeux les plus coûteux, n’avait guère de chances d’être
élu préteur ou consul. L’évergétisme contribue ainsi à fixer une
carrière des honneurs, où l’édilité, avec ses jeux splendides,
puis la préture, qui avait aussi ses jeux, précèdent obligatoire-
ment le consulat59. Chaque homme politique cherche donc à
« surpasser tous ses prédécesseurs par la splendeur de son
cadeau au peuple60 » – car ils ont pris une mentalité et un lan-
L’oligarchie républicaine à Rome 367
gage d’évergètes : les jeux n’étaient plus considérés comme
une cérémonie publique, mais comme un cadeau de leur édi-
teur, un munus61. En principe, c’était le collège des édiles en
bloc ou celui des préteurs qui organisait les différents jeux ; les
crédits publics étaient attribués au collège et non aux magis-
trats séparément62 ; mais chaque magistrat pouvait évidemment
ajouter à ces fonds la somme qu’il voulait et se montrer plus
généreux que son collègue : le public n’ignorait pas ce que
chacun avait versé et distinguait fort bien quel avait été le plus
généreux : pour les jeux que Scaurus et Hypsaeus, édiles,
donnèrent ensemble, la renommée ne retint que le nom de
Scaurus63. Car les annales conservaient soigneusement le sou-
venir des édilités particulièrement somptueuses (celles de
Scaurus et des Lucullus étaient dans toutes les mémoires64).
Les monnaies du dernier siècle de la République célèbrent par-
fois le souvenir de tel édile du passé ou de la légende, qui, « le
premier », a édité les Jeux floraux ou les Jeux de Cérès, de tel
préteur qui édita « le premier » les Jeux de Sulla, l’année
même de leur création65. Car il importe beaucoup, en matière
d’évergétisme, d’avoir été le premier à donner telle ou telle
évergésie : Grecs et Romains attachaient un grand prix à cette
sorte de priorité66. Les magistrats se ruinent pour ces splen-
deurs : Milon pourra se vanter d’y avoir laissé trois
héritages67 ; une des lois de l’amitié, dans la classe sénatoriale,
était d’ouvrir sa bourse à ses amis quand ils étaient édiles68. Il
est juste d’ajouter que les éditeurs de jeux n’hésitaient pas non
plus à extorquer de l’argent aux peuples sujets et « alliés » 69,
qu’un impôt spécial levé sur l’Asie était affecté aux jeux des
édiles70, enfin que, devenus gouverneurs d’une province, édiles
et préteurs pouvaient très largement rentrer dans leurs fonds en
pillant leurs administrés et aussi en dévorant en frais de repré-
sentation une bonne partie des revenus publics71.
Humainement, les mobiles de l’évergétisme sénatorial, goût
de la popularité et désir de se faire élire, sont aisés à com-
prendre ; aussi bien est-ce plutôt la structure même du rôle qui
sera malaisée à expliquer. Ce rôle est double : un magistrat,
édile ou préteur, remplit des fonctions « sérieuses » et donne
des jeux au peuple72. Or les jeux plus que les fonctions lui
donnaient le moyen de plaire à ses administrés et de se distin-
guer de ses collègues ; tout le monde n’avait pas un procès ou
une ferme publique, mais tout le monde assistait aux jeux ;
368 Le Pain et le Cirque
c’est là que le magistrat pouvait se rendre populaire ou,
comme on disait, acquérir le favor populi73 ; cette faveur se
mesurait à la vigueur des applaudissements qui accueillaient
les spectacles et qui étaient un honneur reconnu comme tel,
accordé par le public d’une manière très consciente et observé
par les hommes politiques comme une sorte de baromètre de
l’opinion publique74. Au lendemain des Ides de mars, les jeux
publics devinrent des espèces de manifestations politiques :
Brutus essaya en vain de transformer ses Jeux apollinaires en
manifestation pour la République ; Octave réussit beaucoup
mieux à transformer les siens en manifestations pro-
césariennes : on vit bien que le cœur du peuple était fidèle au
dictateur assassiné75.
N’expliquons donc pas le goût sénatorial de se mettre en
vedette par une vanité bien humaine. Dans cette oligarchie auto-
ritaire, goût de la popularité voulait dire goût du commande-
ment ; on sait quelle satisfaction ressent un vrai chef quand, se
mêlant à ses hommes, il sent qu’ils lui sont dociles et qu’il en
est aimé, et qu’il savoure le parfum de sa puissance. Aussi bien
ce goût était-il sélectif ; les oligarques recherchent les applaudis-
sements de Rome à leurs spectacles, mais ne se soucient guère,
dans les provinces qu’ils gouvernent, de se faire applaudir de
leurs sujets par leur justice et leur désintéressement. Mais le
peuple romain n’était pas entièrement un simple objet de la poli-
tique ; il avait un rôle législatif : réuni en comices tributes, il était
l’instrument des tribuns de la plèbe qui lui faisaient voter leurs
lois ; quant aux élections, elles étaient dans les mains de la
« classe moyenne », de l’ordre équestre, qui contrôlait les
comices centuriates : mais précisément l’ordre équestre assistait
aux jeux publics et y manifestait son opinion en y donnant à
l’occasion le signal des applaudissements76. Les jeux publics
n’étaient pas des divertissements populaires : la coupure entre
les distractions plébéiennes et les distractions distinguées ne
s’était pas encore produite ; toute la population s’intéressait aux
spectacles77.

Ethnologie des jeux.


Ce qui précisément est déroutant pour un moderne est que les
jeux aient été une affaire d’État, dont les conséquences poli-
tiques étaient parfois décisives. Notre puritanisme ou notre
L’oligarchie républicaine à Rome 369
rationalisme s’en étonne : comment un magistrat ne ruinait-il pas
son image dans le peuple en se livrant à ses fonctions d’inten-
dant des plaisirs ? Essayons de réduire ce malentendu entre les
Romains et nous en l’explicitant.
1. Comme les citoyens et comme tous les hommes, libres ou
non, la collectivité a ses dieux et, comme eux, elle les adore ; ces
dieux de la cité ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux
des individus ; les Athéniens n’adorent pas qu’Athéna et ils ne
sont pas non plus les seuls Grecs à l’adorer. Il n’est pas vrai que
la religion antique s’inscrivait dans le cadre de la cité, pas vrai
non plus que la cité était en même temps Église. L’État avait ses
dieux comme personne, non comme souverain ; pour parler
comme Jellinek, sa religion était publique au sens social du mot,
non au sens juridique78 : il recourait à la religion comme il
recourait à la langue grecque ou aux services d’artisans et de
marchands, et les individus faisaient de même. Mais l’État avait
des moyens bien supérieurs à ceux des individus, et c’est pour-
quoi le culte privé de l’État (ainsi peut-on dire) était plus magni-
fique que celui des particuliers. Un des éléments de ce culte était
les fêtes, concours ou jeux, qui sont aussi des plaisirs pour les
hommes ; il en résulte que les plaisirs publics l’emportaient en
importance sur les plaisirs privés.
2. C’est ainsi qu’à Athènes la cité tout entière, comme agrégat
d’individus et comme entité, honorait les dieux en s’amusant ;
les autorités publiques y prenaient leur part, en la personne d’un
des nombreux magistrats de la cité ou d’un commissaire. Mais
Rome n’était pas une démocratie : les jeux publics sont sous la
coupe du groupe gouvernant, de l’ordre sénatorial, en la per-
sonne d’un membre de cet ordre qui se trouve remplir cette
année-là un certain nombre de tâches publiques, c’est-à-dire en
la personne d’un des magistrats. Certes, les jeux sont la fête de
la cité, du peuple romain ; la foule s’y rend en habit de cérémo-
nie ou plutôt en habit civique : sous l’Empire encore, le port de
la toge sera de rigueur au Cirque79. Mais ce n’est pas le peuple
qui se donne à lui-même des jeux ; ses magistrats les lui don-
nent, les « éditent », « font les jeux » ; il n’était pas question de
laisser un simple commissaire organiser un rassemblement de
foule aussi imposant : il y fallait l’œil du maître. La cité est
prise en tutelle.
3. Directement en tutelle : le magistrat est présent en chair et
en os et dirige la cérémonie de la voix et du geste. Car l’autorité
370 Le Pain et le Cirque
des magistrats républicains ne s’exerçait pas de l’intérieur d’un
bureau ni d’un palais, mais physiquement, coram populo. Un
Romain a-t-il un procès ? Il ne se présente pas devant quelque
tribunal : il va voir le préteur lui-même, en personne. Des magis-
trats veulent-ils faire passer une loi, procéder à une élection ? Ils
convoquent le peuple et dirigent personnellement cette espèce de
meeting ; Pompée est parmi eux et voici que des cris s’élèvent
dans la foule : « Qui affame le peuple ? C’est Pompée ! » ;
bientôt c’est la bagarre : « Des hommes de main », raconte Cicé-
ron, « font une poussée pour nous chasser de la tribune ; alors
les nôtres chargent ; moi, je pris la fuite, car je ne voulais pas
qu’il m’arrivât quelque chose80 ». Cicéron a-t-il fait condamner à
mort les complices de Catilina ? Il va les tirer de leur cachot et,
en plein Forum, remet lui-même les condamnés, un par un, aux
mains des bourreaux81. Chez nous, si un ministre préside à un
match, c’est précisément la preuve qu’il n’est là qu’à titre repré-
sentatif et qu’il ne commande pas ; aux jeux, le magistrat romain
était là pour commander, comme un général d’autrefois sur le
champ de bataille. Le caractère physique du pouvoir subsistera
en partie sous l’Empire ; le prince ne vivra pas toujours enfermé
dans son palais, il se montrera à la foule, souvent, dans les spec-
tacles, les cérémonies religieuses et au tribunal, par fidélité à la
tradition républicaine.
4. Dans cette civilisation passablement ritualiste, personne
n’éprouvait de gêne à voir ce que nous ne voyons que rarement,
un gouvernant ou un souverain qui fait des gestes. Nous ne
verrions pas sans sourire un magistrat jeter d’un air important une
serviette dans le Cirque pour donner le départ de la course ; nous
ne regarderions pas non plus sans horreur un combat de gladia-
teurs. Chez les Romains, ni sourire, ni horreur82.
5. Puisque la cité reçoit ses plaisirs des mains mêmes de ses
magistrats, au lieu de se les donner elle-même, les magistrats
ont lieu d’élaborer des maximes de gouvernement pour diriger
leur action ou pour la justifier ; ainsi fut formulée l’idée que la
prudence politique voulait que l’autorité publique sût concéder
quelque chose au peuple, condescendre à ses plaisirs, relâcher
les rênes afin que le peuple obéît ensuite de meilleur cœur à ses
magistrats et qu’il les aimât. Dans cette société fermement
tenue en main, les fêtes apparaissent comme des récréations
accordées à la plèbe par un pouvoir tutélaire. Périclès disait
« nous » quand il justifiait les fêtes religieuses d’Athènes au
L’oligarchie républicaine à Rome 371
moyen d’arguments utilitaires : « Nous avons procuré à l’esprit
pour ses fatigues d’innombrables reposoirs, car nous avons
toute l’année des concours et des sacrifices traditionnels83 » ; un
Romain verrait plutôt la chose du point de vue du chef, qui peut
accorder ou refuser84. « Il faut condescendre à accorder de
petites choses à la foule, pour être ferme sur les grandes et
l’empêcher d’errer du tout au tout ; car, si l’on est trop regar-
dant et exigeant sur toutes choses, si l’on ne cède et ne relâche
jamais rien, on amène le peuple à être hargneux à son tour et à
prendre des attitudes d’opposant ; mieux vaut relâcher un peu
les voiles en cas de grosse mer ; il faut se montrer complaisant,
condescendre de bonne grâce à des fêtes, à des concours, à des
spectacles ; si, sous prétexte de célébrer un sacrifice ancestral,
sous couleur d’honorer quelque divinité, la foule désire quelque
spectacle, quelque faveur inspirée par des sentiments de philan-
thropie et de munificence, qu’on la laisse à cette occasion respi-
rer le parfum de la liberté et de l’abondance85.» Aussi Auguste
ne manquait-il aucun jeu public, car « il estimait qu’il était
républicain de se mêler aux plaisirs populaires » 86 ; la plèbe est
heureuse, en effet, quand elle retrouve ses goûts chez les
grands87. Caton lui-même, Caton d’Utique, dont le sens poli-
tique était vif, quitta un jour le théâtre pour ne pas gêner la
liesse populaire : la plèbe souhaitait en effet que les comé-
diennes se dévêtissent et elle n’osait le leur réclamer, par res-
pect pour Caton88. Puisque les jeux étaient politiquement utiles,
on ne manquait pas de rappeler qu’ils étaient conformes à la
coutume des ancêtres, justification suprême89. Une oligarchie
dont les membres paraissent autant de chefs naturels ne peut
s’enfermer dans le cadre étroit de ses fonctions : puisque le chef
est un homme plus qu’un fonctionnaire, il doit se montrer
humain ; il ne doit pas concevoir bureaucratiquement sa tâche.
L’autorité doit montrer qu’elle ne sait pas seulement
contraindre, qu’elle ne connaît pas seulement les plébéiens
comme contribuables, conscrits ou criminels, qu’elle a des
aspects plus aimables et que les aspirations et la vie du peuple
ne lui sont pas étrangères. Puisqu’un magistrat ne doit pas bou-
der les plaisirs populaires et qu’il est plus riche que les gens du
peuple, il est normal qu’il paie la fête qu’il donne.
6. Il paie parce qu’il est un seigneur, un chef personnel et natu-
rel : il peut traiter le peuple en subalterne. Naturel, parce qu’il est
né dans la classe faite pour commander ; personnel, parce qu’il
372 Le Pain et le Cirque
ne tient son pouvoir que de lui-même, non de ses électeurs ; un
magistrat est d’abord un membre de l’ordre sénatorial, un gros
monsieur. Puisqu’il est le père de ses administrés, il n’est pas
humiliant de recevoir de lui des largesses.
7. Ce n’est pas un fonctionnaire, sauf à titre épisodique, pen-
dant les années où il exerce des magistratures ; essentiellement,
il est un membre à vie du groupe gouvernant, un sénateur. Si
la « carrière des honneurs », questure, édilité, préture, consulat,
avait été à Rome une carrière au sens bureaucratique du terme,
une filière administrative, un organigramme de fonctions arti-
culées ou emboîtées, bref, si cette hiérarchie était fonctionnelle,
nous pourrions nous étonner que les ministres des travaux
publics aient eu, outre les devoirs de leur charge, celui de pré-
senter au peuple des danseuses nues. Nous pourrions considérer
ce pittoresque devoir comme le prix de leur magistrature, ou
bien nous alléguerions la tendance des sociétés archaïques à
entourer de cérémonial et de rites les fonctions publiques et
privées. Peine inutile : il n’y a pas à justifier un quelconque illo-
gisme archaïque, puisqu’il n’y a de logique nulle part dans la
carrière des honneurs ; c’était une suite de fonctions, souvent
très techniques et modestes, qui n’avaient pas de rapports entre
elles et qui se succédaient dans un ordre conventionnel. Rome
n’était pas une bureaucratie ; même les procuratèles des hauts
fonctionnaires impériaux ne se succéderont pas selon une filière
logique ni même uniforme. Il y avait un certain nombre de
tâches publiques à accomplir : rendre la justice, entretenir les
édifices publics, éditer les Jeux apollinaires, gouverner une pro-
vince ; ces différentes tâches ont été groupées au petit bonheur
sous un certain nombre de magistratures (les hasards de l’his-
toire sont seuls responsables de ces groupements). Magistratures
qui se sont trouvées rangées en une succession conventionnelle,
celles qui étaient tenues pour les plus glorieuses venant en
queue, comme il convient ; pourquoi ce rangement en une « car-
rière » ? Pour deux raisons : les postulants « se bousculaient aux
portillons », qui étaient fort étroits ; le peuple, souhaitant des
plaisirs, a forcé les postulants à franchir successivement toutes
les portes et à n’accéder qu’en fin de carrière au consulat, qui ne
comportait pas de jeux publics90. En la personne d’un édile qui
exhibe des danseuses aux Jeux floraux, le peuple ne voit pas un
fonctionnaire chargé par ailleurs de la surveillance des foires et
marchés, mais un membre de l’ordre sénatorial, un chef-né ;
L’oligarchie républicaine à Rome 373
ceux qui sont entrés, une fois pour toutes, dans cet ordre, se dis-
putent ou se partagent chaque année, par l’organe de leurs élec-
teurs, un certain nombre de tâches tenues pour glorieuses,
comme feraient les membres d’une académie ou d’un club, et ils
ne revêtent généralement qu’une fois en leur vie chacune des
magistratures.
8.Les jeux qu’ils donnent à cette occasion sont une espèce de
fête qu’ils se donnent à eux-mêmes pour célébrer une étape nou-
velle de leur « carrière » et pour se faire applaudir un bon coup
en l’année où ils rapportent dans leur famille un honneur dont
l’éclat passera à leurs descendants.
9.L’oligarchie sénatoriale avait une raison de plus d’accepter
de bon cœur la pittoresque et ruineuse tâche d’éditeur de
jeux : les spectacles étaient, pour les candidats aux magistra-
tures, un « mur d’argent » qui barrait l’accès du Sénat à qui-
conque n’était pas riche ; plus exactement, l’oligarchie n’était
pas hostile aux jeux, parce qu’il suffisait, pour franchir ce
mur, d’avoir de l’argent plutôt que du mérite ; les spectacles
étaient une barrière de classe plutôt qu’une barrière indivi-
duelle ; le Sénat n’était accessible qu’à l’oligarchie et l’était à
toute l’oligarchie.
Les contemporains étaient très conscients de ce mur d’ar-
gent, quelques anecdotes en témoignent91. On peut dire
conventionnellement qu’il y a « barrière » à une fonction et que
cette fonction devient la chasse gardée d’une clique, lorsque le
critère d’accès à cette fonction n’est pas fonctionnel, qu’on ne
juge pas les gens sur leur « mérite », leur capacité de remplir la
fonction, mais sur d’autres avantages : vertus, richesse ou
culture ; critères souvent plus indulgents que le mérite, afin que
toute la clique puisse passer la barrière. Le phénomène est si
répandu qu’il est inutile d’insister : chef-d’œuvre des corpora-
tions d’Ancien Régime, baccalauréat, culture des lettrés chi-
nois, manières aristocratiques. Le critère est parfois si
déroutant qu’on a peine à admettre son absurdité et qu’on lui
prête une finalité imaginaire ; la culture des lettrés chinois les
préparait le plus mal possible à leurs fonctions, on imaginera
donc que les Chinois se faisaient de l’administration une autre
idée que nous, plus mondaine, plus humaniste, et qu’ils avaient
déterminé en conséquence le programme des examens92.
Mieux vaut supposer peut-être que la clique des lettrés, une
fois constituée, a maintenu le critère initial pour se perpétuer et
374 Le Pain et le Cirque
que sa « conception de l’administration » est une conséquence
plutôt qu’une cause. A Rome, conformément au génie du lieu,
la barrière des jeux avait pour compensation un autre critère un
peu moins irrationnel, la clientèle : c’était un devoir, dans la
bonne société, que d’aider de sa bourse ses amis quand ils
avaient des jeux à donner93 ; ce qui équivalait à une sorte de
cooptation de l’oligarchie.
Ainsi donc, dans cette société autoritaire où l’oligarchie
avait l’œil du maître sur toute la vie sociale94 et commandait
face à face, les jeux d’État ressemblaient à ces « bordées »
qu’un chef militaire qui sait commander ne manque pas d’ac-
corder de temps en temps à ses hommes ; un oligarque était un
grand seigneur, un chef-né, qui pouvait se permettre de faire
au peuple des largesses qui choqueraient si elles venaient d’un
simple mandataire de ses concitoyens ; il était membre d’une
classe qui gouvernait en général, plus encore qu’il n’était un
individu chargé de fonctions déterminées 95 : aussi les jeux
pouvaient-ils s’ajouter facilement à ses fonctions, la candeur
ritualiste aidant, d’autant plus qu’elles n’étaient pas articulées
bureaucratiquement ; l’oligarchie consentit facilement à lais-
ser les jeux s’ajouter ainsi à ses tâches, car cette obligation
ruineuse la confirmait dans la possession exclusive du pouvoir
ou plutôt lui laissait la faculté de lever et d’abaisser à son gré
la barrière.
Ajoutons que, sous l’Empire, les jeux auront plus d’impor-
tance encore, aux yeux de leurs éditeurs, que sous la République,
parce que les magistratures seront des charges honorifiques. La
carrière sénatoriale, à cette époque, comprend en effet des fonc-
tions effectives, commandement de légions, gouvernement de
provinces, qui s’exercent hors de l’Italie et qui alternent avec les
vieilles magistratures, exercées à Rome même, qui ne sont plus
guère que représentatives, et dont les jeux sont le grand
moment : au Bas-Empire, les diptyques d’ivoire que les consuls
feront graver pour commémorer leurs hautes fonctions porteront
parfois, comme emblème de leur consulat, l’image de leurs jeux,
avec le consul qui donne le signal du départ96 ; on reconnaît l’ha-
bituelle candeur romaine en matière de traditions et de gestes
cérémoniels.
A ces magistratures gratuites et onéreuses, qui ne sont que des
sinécures honorifiques, s’opposent les fonctions effectives, de la
Préfecture de Rome97 aux procuratèles, dont les détenteurs
L’oligarchie républicaine à Rome 375
reçoivent un traitement et ne donnent pas de jeux. Les magistra-
tures conserveront une partie de leur prestige grâce à l’antiquité
de leur tradition et à l’éclat social de ceux qui en seront revêtus,
et des jeux ruineux98 en seront le prix ; jeux qui ont perdu toute
importance électorale, puisqu’il n’y a plus d’élections populaires
sous l’Empire et que les magistrats sont nommés par le Sénat et
le prince.

3. Cadeaux symboliques

Il en est de largesses comme de la politesse : elles sont un


moyen qu’a un protecteur de donner à son protégé le sentiment
d’un rapport d’égalité ; le protégé accepte alors plus volontiers la
protection de son maître. Il serait injuste d’en conclure que les
largesses ont été le prix d’achat de sa conscience. Injustice que
les anciens et les modernes commettent parfois.

On n’achète pas les consciences.


Sous la République les jeux et les largesses de toute espèce
jouent un rôle capital, ou du moins voyant, dans les élections et
dans toute la vie politique à Rome : faut-il parler de corrup-
tion ? Ou invoquer le potlatch ? Mieux vaut encore dire deux
choses plus précises : 1° Dans les élections, la « corruption »,
les jeux, les largesses ou la clientèle, les intérêts individuels ou
locaux, ne jouaient de rôle décisif qu’en l’absence d’intérêts
plus larges ou plus urgents ; en cette absence, s’il importait
pour chaque candidat d’être élu, il n’importait politiquement
guère aux électeurs que tel candidat fût élu plutôt que tel autre.
2° Dans la vie politique ordinaire, les largesses n’étaient pas
un prix d’achat des consciences, mais un geste symbolique
dont le rôle était comparable à celui, chez nous, d’un bouquet
de roses ou d’un bijou dans les affaires galantes. Nous allons
donc voir que les largesses avaient un caractère surtout symbo-
lique.
La plèbe romaine était très courtisée : elle recevait des cadeaux
de tous côtés ; les candidats à une grande carrière politique ne
lui déclaraient pas leurs prétentions sans accompagner leur
déclaration de quelque largesse. Mais, si ces largesses étaient
376 Le Pain et le Cirque
nécessaires – ou presque –, elles ne suffisaient pas, étant donné
que presque aucun soupirant ne s’en dispensait ; la plèbe finis-
sait donc par consulter son cœur pour accorder sa préférence, à
moins encore que les rapports de force ne lui imposassent un
maître qui lui ferait largesse pour être obéi de bon gré plutôt qu’à
contrecœur. En tout cas, la plèbe ne se vendait pas au plus
offrant.
Lisons, dans La Vie de César de Nicolas de Damas, ce que fit
l’adolescent Octave au lendemain des Ides de Mars. On avait
appris, en ouvrant le testament du dictateur assassiné, qu’il
adoptait un de ses neveux, jusqu’alors à peu près inconnu, un
jeune homme de dix-huit ans nommé Octave, et qu’il laissait à
ce fils adoptif sa gigantesque fortune, instrument nécessaire et
presque suffisant d’une carrière politique éclatante, à une époque
où la monarchie était dans l’air et où une poignée de magnats se
disputaient le pouvoir absolu. Le jeune homme faisait alors ses
études dans la ville grecque d’Apollonia, sur la côte albanaise ; il
décida d’enfourcher sa destinée, malgré les conseils de son beau-
père, et osa se risquer dans Rome où, avec l’habituelle confusion
de la vie politique à cette époque, les magistrats, les tribuns, le
Sénat et les partis se livraient à une guérilla politique de tous
contre tous.
Octave avait un mobile et un prétexte, la vendetta : il avait le
devoir de venger le meurtre de celui qui était devenu son père ;
nous savons que les oligarques considéraient la vie publique
comme une arène privée où ils défendaient leur point d’honneur.
Octave pouvait du reste espérer « que la mort de César serait
vengée par tous ceux qui, de son vivant, avaient partagé sa for-
tune, par ceux qu’il avait poussés aux honneurs et aux
richesses » ; ce parti césarien, formé d’anciens soldats du
dictateur, de beaucoup de plébéiens et de tous les vaincus de
trente ans de guérilla politique, ne séparait pas, lui non plus,
l’arène privée et le domaine public : l’héritier du nom et de la for-
tune de César devenait à leurs yeux leur chef à titre héréditaire.
Octave héritait virtuellement des cœurs des césariens ; restait
pour lui à prendre possession de cet héritage, à faire sa déclara-
tion au peuple romain. Les jeux publics et leurs manifestations
politiques lui en fournirent l’occasion. Il tenta en vain de trans-
former les Jeux de Vénus victorieuse en manifestation monar-
chiste ; du moins parvint-il à s’y faire acclamer : « Lorsqu’il
pénétra dans le théâtre, il y fut reçu par les nombreux applaudis-
L’oligarchie républicaine à Rome 377
sements du peuple et des soldats de son père ; ces applaudisse-
ments, qui se répétèrent pendant toute la durée du spectacle, mon-
traient clairement les bonnes dispositions de la plèbe à son égard.
Pour lui, il fit distribuer de l’argent au peuple, ce qui lui gagna la
faveur générale » ; il aurait eu bien de la peine à acheter le cœur
du peuple : il l’avait pour rien.
Voilà donc le parti césarien qui a deux chefs à sa tête : le
jeune Octave, héritier légitime, et l’habile et brillant Antoine,
qui devrait, en bonne logique, abattre son jeune rival avant
qu’il ne soit trop tard. Octave en fit réflexion, ce qui « le décida
à se réfugier auprès des colons, auxquels son père César avait
distribué des terres, et dans les villes qu’il avait fondées pour
eux ; il comptait rappeler aux colons les bienfaits de César et,
en gémissant sur la triste fin de ce grand homme, ainsi que sur
son propre sort, trouver chez eux des auxiliaires et se les
gagner en distribuant de l’argent ». Il gagna donc les villes de
Campanie, qui « le reçurent et le traitèrent avec de grands hon-
neurs, comme le fils de leur évergète ; le lendemain, il s’ouvrit
franchement à la population et engagea à sa cause les soldats
en leur expliquant l’injustice de la mort de son père et tous les
pièges qu’on essayait de lui tendre. Pendant qu’il parlait, les
notables du conseil municipal faisaient la sourde oreille, mais
la plèbe lui témoignait un empressement et une bienveillance
extrêmes ; émue de pitié, elle engagea Octave, par ses cris
répétés, à avoir bon courage et elle lui promit de le seconder et
de ne rien négliger pour lui faire rendre tous les honneurs
paternels. Octave les convoqua alors chez lui et fit distribuer à
chacun d’eux 2 000 sesterces » ; cette largesse scelle symboli-
quement le contrat et n’est pas le prix du dévouement ; c’est
caricaturer la réalité que d’écrire, comme fait Plutarque,
qu’Octave « attira à son parti beaucoup de vétérans de César
par ses largesses99 ».
Les largesses accompagnent traditionnellement les déclara-
tions et les accordailles ; elles ont, comme nos envois de fleurs,
quatre fonctions : satisfaction, annonce, symbole et indice ;
elles sont par elles-mêmes un enjeu qui a son prix ; elles annon-
cent que le donateur a certaines intentions ; elles symbolisent
l’attitude généreuse ou déférente dont il fait profession envers le
donataire et montrent qu’il partage en ce domaine les principes
dont les soupirants rivaux ont sûrement fait profession de leur
côté ; enfin, la façon de donner valant mieux que ce que l’on
378 Le Pain et le Cirque
donne, elles indiquent quelque peu les particularités indivi-
duelles ou les préférences politiques du candidat. Les oli-
garques romains distribuaient ainsi, de temps à autre, de
l’argent à la plèbe et même, à leur mort, lui léguaient une
somme qui devait être répartie entre tous les citoyens de
Rome100. Car les relations de bons procédés mutuels ne ces-
saient pas avec la vie, si bien que la coutume était pour tout oli-
garque de léguer des sommes substantielles à tous ses amis ; il y
avait ainsi d’incessants transferts de richesse, qui pratiquement
se compensaient, chaque famille recevant à peu près autant de
legs qu’elle en avait fait101.

Ce que symbolisent les cadeaux.


Les affaires ne se traitent avec accompagnement de cadeaux
symboliques que si les deux parties sont indépendantes l’une
de l’autre ; un élu ne peut faire décemment de cadeau à ses
mandants que s’il ne se tient pas pour simplement l’ombre de
ceux-ci : n’avons-nous pas vu plus haut que les magistrats
romains ne se considéraient pas comme les mandataires de
leurs électeurs ? Quand deux parties ne traitent qu’au prix d’un
cadeau symbolique, l’une considère qu’elle a son autonomie ou
que ses intérêts ne se confondent pas avec ceux de l’autre. On
aurait tort de penser que les largesses aux électeurs étaient à
Rome un hommage au peuple souverain ; c’était plutôt l’in-
verse ; le candidat n’aurait pas fait largesse s’il n’était entendu
que son autorité lui appartiendrait comme une espèce de pro-
priété privée et qu’il n’était pas le serviteur de ses
concitoyens ; le pouvoir était son intérêt personnel plutôt
qu’une mission qu’il exercerait pour ses mandants : il recher-
chait une augmentation de son honneur (dignitas), un titre de
gloire. Car le pouvoir était un bienfait que l’on recevait du
peuple romain, dont les suffrages étaient autant de services ren-
dus au candidat102. Les deux parties étaient indépendantes : le
candidat pourrait n’être pas élu, car le peuple ne lui devait rien,
mais, s’il l’était, le peuple n’aurait pas de droits sur lui. Puis-
qu’elles étaient indépendantes, l’élection ressemblait à une
négociation et c’est précisément pourquoi elle s’accompagnait
de cadeaux symboliques de la part du demandeur : ces cadeaux
posaient en principe qu’autour du tapis vert la déférence doit
régner, pour mieux marquer que l’affaire ne se réglera pas
L’oligarchie républicaine à Rome 379
purement selon les rapports de force. Les candidats négociaient
donc aimablement avec leurs électeurs, au lieu d’attendre stoï-
quement la décision du peuple souverain.
Ce qui était vrai de l’électorat l’était aussi du peuple tout
entier : les largesses à portée symbolique donnaient aux rapports
entre l’oligarchie et la plèbe un style aimablement condescen-
dant. Reste à comprendre pourquoi les hommes politiques,
depuis les simples candidats jusqu’à un César ou un Octave,
semblaient faire tant de cas de la plèbe : quelle force politique la
plèbe avait-elle donc ? Il est difficile de répondre à cette question
capitale. Les moyens et les fins de la politique se réduisent-ils
aux rapports de force et aux intérêts matériels ? à la recherche
de la sécurité, de la prospérité et des moyens d’assurer rationnel-
lement l’une et l’autre ?
Il était naturellement important, pour les oligarques, de se
rendre populaires, afin qu’aux comices tributes les tribuns de la
plèbe ne pussent manœuvrer contre eux le petit peuple et qu’un
tribun de complaisance pût y faire plus aisément adopter une loi
en leur faveur. Au dernier siècle de la République, les magnats
qui dominent la vie politique par leur richesse, leur prestige,
leur clientèle politique, un Pompée, un César, ne rêvent plus
que de commandements extraordinaires dans l’Empire : les pro-
vinces, dont l’oligarchie sénatoriale, avec son optique étroite-
ment romaine, se préoccupait moins que des joutes du Forum,
servaient en revanche d’arène et de tremplin aux magnats. Or il
est significatif que les lois qui accordaient à Pompée (lex Gabi-
nia, lex Manilia, rogatio Messia) et au « premier triumvirat »
(lex Vatinia, lex Trebonia) des pouvoirs extraordinaires dans
l’Empire, avaient toutes été votées aux comices de la plèbe sur
proposition des tribuns. Il importait donc de gagner le cœur de
la plèbe.
Mais croira-t-on que les largesses des hommes politiques
visaient seulement ce but intéressé et le visaient au plus juste ?
Qu’ils cherchaient à séduire, non pas tout le peuple romain,
mais ceux-là seulement dont les suffrages ou les muscles comp-
taient dans les votes ou les bagarres du forum ? Qu’ils ne
recherchaient pas la popularité pour elle-même, y compris
auprès de pauvres gens qui ne pouvaient pas leur être utiles,
mais seulement les admirer ? Il n’est pas agréable, quand on se
sait puissant, d’être bafoué dans la rue par une foule qui vous
siffle, même si le mépris de cette foule demeure impuissant et,
380 Le Pain et le Cirque
aux yeux d’un esprit positif, serait sans conséquence. En
d’autres termes, les largesses des hommes politiques visaient
une satisfaction, irrationnelle, si l’on veut, en tout cas irréduc-
tible, qui n’était pas le pouvoir, mais le prestige ; l’évergétisme
demeurerait incompréhensible, si l’on n’admettait pas que,
parmi les contenus possibles de la distance sociale, le prestige
figure à titre aussi irréductible que le pouvoir ou les intérêts de
classe. Le pouvoir est peu de chose sans le prestige, car gouver-
ner n’est pas seulement obtenir d’autrui les résultats que l’on
veut : peu d’hommes sont assez positifs pour se contenter de
cette satisfaction substantielle ; on veut encore gouverner les
sentiments dont l’obéissance extérieure n’est que l’expression,
régner sur les cœurs. Comme l’écrit Hume, « si l’on admettait
la possibilité de fabriquer des statues d’un mécanisme assez
admirable pour qu’elles puissent se mouvoir au commandement
de notre volonté, leur possession procurerait évidemment du
plaisir et de l’orgueil, mais pas au même degré que la même
autorité exercée sur des créatures sensibles et raisonnables ».
Gouverner, c’était convaincre le peuple romain tout entier, qu’il
votât ou non, car c’était lui qui, comme sujet de la politique103,
composait légitimement le chœur des admirateurs. Les oli-
garques étaient évergètes, non par calcul machiavélique, mais
parce qu’autrui n’est pas un aliud, une chose, c’est un alter ego.
Ou, si l’on préfère, le pouvoir n’est pas seulement exercice, il
est aussi relation avec autrui et prestige.
L’évergétisme en question n’était pas mesquinement rationnel
dans ses buts. De plus, il procédait par voies symboliques : les
largesses n’achetaient pas la popularité, ne la livraient
pas tout emballée comme une denrée vénale, mais facilitaient la
séduction et scellaient rituellement l’accord, comme fait
une poignée de main sur un champ de foire. On peut en dire
autant d’autres cadeaux symboliques : les dons que les patrons
faisaient à leurs clients, les distributions d’argent dont les
oligarques faisaient bénéficier la plèbe de Rome (c’étaient
les « congiaires ») ou leurs troupes (c’étaient les donativa)
et dont les empereurs conserveront la tradition. Ce peut être le
lieu de les étudier conjointement. Distinguons-les soigneuse-
ment des satisfactions substantielles que l’oligarchie savait par-
fois s’arracher : pendant la conjuration de Catilina, Caton,
voyant que César cherchait à soulever le menu peuple, persuada
le Sénat de ressusciter le pain d’État institué autrefois par les
L’oligarchie républicaine à Rome 381
Gracques : cette libéralité, dit-on, mit fin à l’agitation104. Pour-
quoi pas ? Elle donnait satisfaction à la plèbe. Mais c’est une
chose que d’assurer à perpétuité chaque mois le pain quotidien
à toute une population, c’en est une autre que de distribuer une
fois pour toutes l’équivalent de quelques mois de minimum
vital ou de donner au peuple quelques jours de spectacles : ces
largesses ne sont guère plus que des gestes. Elles semblent
cependant, à en croire les textes, avoir eu une grande efficacité :
la littérature oligarchique le répète, la plèbe se vendait ; affir-
mation qui prouve tout au plus que la hargne polémique est plus
répandue que le sens sociologique. Mais ne tombons pas dans
l’excès opposé ; quand une largesse symbolique n’est pas
dépourvue d’efficacité, n’en concluons pas que les symboles
valent la réalité : les gens ne poussent pas le principe du plaisir
jusqu’à attacher la même valeur à l’ombre et à la proie ;
concluons-en seulement que le symbole peut, dans la structure
considérée, jouer un rôle voyant, mais qui n’en demeure pas
moins purement symbolique : le donneur n’en a jamais que
pour son argent, pas davantage.
Deux cas sont à distinguer : ou bien donneur et bénéficiaire
sont déjà reliés par quelque lien : ils sont patron et client, géné-
ral et soldat, ou bien ils n’ont encore aucun lien d’aucune
espèce, encore que la possibilité en soit esquissée dans leurs
cœurs ou dans les rapports de force. Dans ce second cas, le
cadeau ne fait que proposer ou sceller l’établissement du lien :
Octave conclut ainsi un accord politique avec les vétérans à qui
son père a donné des terres, qui ont les mêmes raisons de sou-
haiter le triomphe du parti césarien que chez nous les acheteurs
de biens nationaux en avaient de souhaiter le succès de la
Révolution. Dans le premier cas, les cadeaux ne sont pas le
prix du lien : un client ne se vend pas à vie à un patron pour
30 deniers ; ils symbolisent seulement le fait que l’autorité du
patron n’est pas inconditionnelle et que les deux parties doi-
vent y trouver leur intérêt. « A l’occasion des élections, le can-
didat offre à sa clientèle des cadeaux en nature ou en espèces,
mais ce qui serait corruption dans une société évoluée n’est ici
que l’effet légitime des rapports de solidarité personnelle qui
unissent le chef et sa clientèle ; le chef n’achète pas les voix :
elles lui étaient acquises » ; ces lignes n’ont pas été écrites à
propos des élections romaines, mais des élections brésiliennes
en 1958, telles qu’elles se sont déroulées dans les provinces où
382 Le Pain et le Cirque
domine le « cacicat » des latifundiaires105. Les petits cadeaux
entretenaient la clientèle, qui consistait souvent en un échange
de services très étalés dans le temps : pour maintenir l’obliga-
tion de rendre le service reçu, il fallait que s’instituât un lien
d’affection entre le protecteur et le protégé, et cette affection
se symbolisait par de petits cadeaux qui semblaient la créer,
mais qui ne faisaient qu’entretenir l’amitié et le souvenir du
service qui attend encore sa récompense. C’est seulement
lorsque je paie comptant un service qu’on me rend et que je ne
prétends pas rester en affaire plus longtemps avec mon parte-
naire, que je peux considérer que je ne lui dois plus rien et
qu’il est, non mon bienfaiteur, mais un vendeur. Si un joli
geste, même de peu de prix, semble me créer le devoir de ne
pas être ingrat et m’obliger à beaucoup en retour (« il m’a
donné peu, mais il l’a fait si gentiment que je ne peux décem-
ment plus rien lui refuser, sous peine d’être un ingrat »), c’est
par l’effet d’une illusion : j’oublie que j’ai déjà avec mon bien-
faiteur un lien durable qui me vaut des satisfactions plus sub-
stantielles ; sinon, je trouverais que mon prétendu bienfaiteur
me prend pour sa dupe. A ce lien préexistant, le cadeau symbo-
lique ajoute bien un supplément d’autorité réelle, mais dont la
valeur demeure proportionnée au cadeau : le patron qui traite
bien son personnel peut demander de temps à autre à sa secré-
taire de rester une demi-heure après la fermeture des bureaux et
de « faire cela pour lui ».

Le « donativum ».
Dans tous les cas, il n’y a lieu à cadeau symbolique que
lorsque les deux parties ont des intérêts indépendants et que
l’une ne prête pas à l’autre une obéissance réglementaire. Ainsi
en fut-il des rapports entre les soldats romains et leurs généraux
dès la fin du IIIe siècle avant notre ère ; l’anecdote est célèbre :
envoyé comme questeur auprès du général Scipion pendant la
campagne d’Afrique, le vieux Caton s’aperçut que son chef
déployait sa prodigalité habituelle et distribuait sans ménage-
ment à ses troupes les deniers de l’État ; il se fâcha et lui repro-
cha de gâter le moral des troupes et la discipline106. Pourtant
Scipion n’achetait pas ses troupes : il prenait simplement acte
du fait que ses soldats se sentaient plus les fidèles de leur géné-
ral que les défenseurs de la République, ce que Caton ne com-
L’oligarchie républicaine à Rome 383
prenait pas ou ne voulait pas comprendre. Les armées des
guerres civiles déchireront ainsi l’État en se battant entre elles
pour leurs généraux respectifs ; le lien personnel des soldats
avec leur chef se marquera en des traits qui respirent peu
l’obéissance passive qu’on croirait être la règle en matière de
discipline militaire : les généraux accordent à leurs troupes des
donativa, les laissent mettre à sac des cités107. Des troupes
refusèrent une fois de marcher : alors le général alla personnel-
lement supplier ses hommes, de tente en tente, et leur prit les
mains en pleurant108 ; ce général avait commis la faute « de
mettre trop peu de soin à se faire aimer de ses soldats, persuadé
qu’il était que les complaisances d’un chef envers ses subor-
donnés déshonorent et ruinent son autorité109 ». Quant aux
donativa, ces distributions d’argent aux soldats, c’étaient à
l’origine des récompenses militaires ; à partir de l’époque des
Scipions, ils perdent ce caractère en se multipliant et deviennent
des largesses du chef à ses hommes.
Tout cela ne veut pas dire du tout que les généraux romains
sont devenus des chefs de bande (ce sont, pour un bon siècle
encore, des officiers régulièrement nommés par la République, à
laquelle ils obéissent fidèlement), mais cela prouve que les sol-
dats ne sont plus des citoyens : ils ont une sensibilité de profes-
sionnels ; l’anecdote du chef qui va supplier ses hommes
est éclairante : elle ne serait pas incroyable dans les armées
napoléoniennes. Entre professionnels, l’obéissance se place au-
delà de la lettre du règlement ; le soldat est marié au métier ; et
puisque tous, hommes et chefs, ont la même profession, le même
idéal du bien du service et le même langage, les refus d’obéis-
sance ne mettent pas en jeu les principes : ils ne dépassent pas le
point de détail sur lequel ils portent. Un général peut donc sup-
plier ses hommes sans ruiner son autorité, car elle n’est pas
contestée, et les hommes conservent à leur chef qui pleure la
confiance et l’estime que les spécialistes de toutes les profes-
sions éprouvent les uns pour les autres.
Les soldats sont devenus des professionnels, mais malheureu-
sement pour eux ils vivent dans une société où la notion de pro-
fession salariée et celle de fonctionnaire n’existent guère : en
compensation, les soldats exigent ces cadeaux symboliques que
sont les donativa et qui ont parfois fait croire que ces profession-
nels étaient des mercenaires, ce qui est les calomnier. L’ombre
des guerres civiles ne se profile pas nécessairement derrière les
384 Le Pain et le Cirque
donativa ; si les soldats avaient un rapport personnel avec leur
chef, le chef, lui, conservait avec l’État un rapport réglementaire :
les guerres civiles verront l’altération du second rapport et ne
découlent pas du premier. Les soldats ne se vendent pas au pre-
mier venu contre argent : ils reçoivent pour chef le sénateur que
la République leur envoie ; seulement ils ne comprendraient pas
que le chef réglementaire n’établisse pas avec eux un lien per-
sonnel. Par ailleurs, à l’époque des guerres civiles, ils ont sou-
vent préféré leurs chefs aux autorités régulières ; mais toute
corporation en fait autant, avec ou sans donativa : c’est répéter
sous une autre forme que ces soldats étaient des spécialistes
plutôt que des citoyens mobilisés. Ne prenons pas un phé-
nomène d’étroitesse professionnelle, de pédantisme, pour un fait
de « clientèle » : pas plus qu’ils ne se vendent au plus offrant,
ces professionnels ne choisissaient eux-mêmes leur chef. Reste à
voir d’où venait cette professionnalisation du service militaire et
pourquoi la structure objective de la profession se doublait d’une
structure symbolique.
Les spécialistes de l’histoire militaire et de la démographie,
Hans Delbrück et P. A. Brunt, l’ont bien montré : parmi les
cités antiques, Rome se distingue par un taux de mobilisation
exceptionnellement élevé, qui était normalement du dixième
des citoyens adultes et s’élève même au cinquième environ
pendant le second siècle (c’est celui de la France napoléo-
nienne, quant à l’ordre de grandeur ; sous nos Anciens
Régimes, au contraire, le taux était à peine du cinquantième
des sujets de sexe masculin). De plus, c’était la guerre presque
chaque année. Il est clair que ce devaient être chaque année
toujours les mêmes hommes qui repartaient pour la guerre :
c’était leur intérêt, car ils n’avaient plus d’autre métier, et
c’était aussi l’intérêt des généraux, qui préféraient évidemment
recruter des hommes déjà entraînés. Une première consé-
quence de cette logique fut l’agriculture esclavagiste : des
esclaves prirent la place des citoyens devenus soldats et le
système de la plantation se développa au détriment de la petite
propriété. Une autre conséquence fut que les anciennes légions
de citoyens devinrent des légions de demi-professionnels ou de
professionnels ; autrement dit, non pas de mercenaires qui se
louent à un chef, sans considération de nationalité, mais de
fonctionnaires qui exercent un service public qui leur permet
de vivre.
L’oligarchie républicaine à Rome 385
Seulement l’idée de service public n’existait pas, ou plutôt on
ne pouvait croire qu’il pût être exercé pour de l’argent ;
l’État romain avait des magistrats, qu’il ne payait pas, et des
esclaves, qu’il avait achetés ; les soldats sont payés et ne veulent
pas passer pour des esclaves. Le grognard de Napoléon, quand il
percevait sa solde, se considérait comme un homme libre : il
recevait le juste salaire de sa peine et la patrie et lui avaient tous
deux honoré leur contrat ; le grognard pouvait s’estimer. Les
légionnaires romains, pour pouvoir s’estimer, avaient besoin
qu’on leur rappelât par des donativa qu’ils n’étaient pas des
esclaves publics.
Élections, clientèle, politique, armée : les dons symboliques
étaient partout dans la civilisation romaine. Non que le don y fût
la forme primitive de l’échange ; au contraire, les cadeaux révè-
lent que l’échange, ou plutôt le marché, avait beaucoup moins
d’importance que de nos jours (le marché du travail, en particu-
lier) ; le droit et le règlement n’en avaient pas davantage : les
rapports personnalisés l’emportaient. Par exemple, on verra des
patrons avoir pour client un architecte ou un cordonnier, qui
consacreront au maître le meilleur de leurs soins ; « en
échange », le maître les nourrira tous les jours que les dieux font.
Peut-être le maître y gagnera-t-il, peut-être nourrira-t-il au
contraire son architecte à ne rien faire ; en tout cas, la nourriture
sera le paiement du travail de l’architecte, mais le maître
n’achète pas ce travail au prix qu’il aurait sur le marché : il
établit entre son client et lui un lien d’affection personnelle, pour
justifier la continuité de leurs rapports, et de petits cadeaux
mutuels symboliseront de temps à autre ce lien et sembleront
l’entretenir110.

Double fonctionnement de la société romaine.


Le don était partout parce que, sous la fiction de la légalité et
du service de l’État, on ne concevait guère l’organisation des
individus que sous la forme de relations interpersonnelles111 :
relations de parenté, d’amitié, lien formel de clientèle,
« clientèle » au sens vague du mot, c’est-à-dire échange de ser-
vices pour une circonstance donnée, ou lien de dépendance habi-
tuelle avec un « cacique » local ou avec un général, etc. Le
lecteur moderne qui parcourt la correspondance ou les plai-
doyers de Cicéron se croirait transporté dans la Corse ou la
386 Le Pain et le Cirque
Sicile actuelles, où, par-derrière la façade institutionnelle, la
politique et toute la vie sociale sont commandées par des rela-
tions non légales entre individus ou entre groupes, chargées de
symboles et d’affectivité, à cause de leur caractère non régle-
mentaire même, et où l’idée abstraite de légalité est affirmée,
comprise même, mais peu mise en pratique, qu’il s’agisse
d’élections ou de baccalauréat.
Les membres de l’oligarchie gouvernante étaient sans cesse
tiraillés entre ce qu’ils devaient à l’État et ce qu’ils devaient à
leurs « amis », entre leur devoir de citoyen et leurs devoirs inter-
individuels, leurs officia ; une variété du genre épistolaire, à cette
époque, était la lettre où l’on s’excusait d’avoir sacrifié un devoir
à l’autre : « Dans nos guerres civiles », écrit à Cicéron un de ses
correspondants, « je n’ai pas été un sectateur de César : je me
suis contenté de ne pas l’abandonner comme ami, bien que le
fond de l’affaire me déplût ; j’ai accepté la charge de commis-
saire aux Jeux pour Octave : mais c’est là un service privé que je
lui ai rendu, qui n’a rien à voir avec la politique.» Heureux ceux
qui, comme Cicéron, pouvaient, en la personne d’un héros
comme Pompée, concilier les soins de leur amitié et ceux de la
République112 !
La vie politique romaine avait pour acteurs quelques dizaines
ou quelques centaines de petits souverains, magistrats, tribuns,
sénateurs ; chacun d’eux, qui demeurait libre de « faire un
coup », ne pouvait en revanche durer ou tout simplement exer-
cer ses pouvoirs légaux que s’il recueillait l’appui d’un certain
nombre de ses pairs, à charge de revanche. Tout le monde
dépendait de tout le monde, si bien que les échanges de services
finissaient par paralyser les rapports légaux, que seul Caton
voulait prendre au sérieux ; à peine Pompée vient-il de faire
voter une loi contre la corruption électorale et une autre contre
les tentatives d’influencer les tribunaux qu’il est le premier à
les violer publiquement et délibérément113 : mais pouvait-il
laisser tomber son beau-père et un de ses protégés ? Pour qui
vient de lire la correspondance de Cicéron, les phrases élevées
qu’écrit l’auteur sur l’État dans ses traités philosophiques
semblent irréelles ; on songe à ces pays du Tiers Monde où les
institutions occidentales sont plaquées sur une société d’un autre
type et ne peuvent pas fonctionner.
Qu’ils soient symboliques ou plus substantiels, les cadeaux
prouvent en tout cas que la vie collective romaine ne fonction-
L’oligarchie républicaine à Rome 387
nait pas selon le règlement et le marché ; mais ils prouvent aussi
que, dans les deux derniers siècles de la République, cette
société était devenue moins autoritaire : oligarques et généraux
font des largesses parce que leurs électeurs et leurs soldats
ne sont plus entièrement sous leur coupe. Les électeurs ne sont
plus les clients des sénateurs ou plutôt le mot de clientèle
change de sens parce que la chose elle-même se transforme ;
il ne désigne plus un lien formel qui entraîne des obligations
déterminées, mais toutes les formes concevables de dépendance,
le plus souvent informelles, souvent payées par des cadeaux ou
scellées au moyen de largesses : l’évergétisme sera un aspect de
la clientèle.
On peut dater allégoriquement de l’époque des Scipions
ces transformations. Nous avons vu le premier Africain se faire
aimer de ses troupes d’une manière qui déplut à Caton ; la
manière dont il sut plaire à ses électeurs ne lui aurait pas
convenu davantage : candidat à l’édilité, « il comptait sur son
caractère évergétique, sur ses largesses et sur son abord affable
pour s’attirer les sympathies de la foule114 ».
Ainsi est née l’équivoque dont nous parlions plus haut : la
société romaine repose désormais sur deux systèmes à la fois,
les institutions publiques et les relations interindividuelles ;
d’une part la République, les magistratures, les légions, de
l’autre la clientèle nouvelle manière, les échanges de services,
les largesses. Ces dernières, interprétées selon le second
système, ne sont guère que des symboles ; mais, interprétées
selon le premier, elles prouvent la corruption des mœurs, elles
sont le prix d’achat des consciences ; chaque fois qu’il est ques-
tion de largesses, ou presque chaque fois, les auteurs anciens
répètent, tranquillement ou avec indignation, que leur auteur a
acheté les faveurs de la plèbe ; interprétation un peu injuste, nous
le savons, mais non pendable : les casuistes et les sociologues
n’étaient pas encore nés. Deux espèces d’hommes seront les
ennemis déclarés du nouveau style de rapports humains et des
cadeaux qui en étaient le symbole : ceux qui regrettaient que
l’ancienne obéissance ne fût plus et ceux qui déploraient que le
sens de la légalité n’existât pas encore. Parmi les premiers,
citons Lucullus (c’était lui qui avait peur de déshonorer son auto-
rité s’il était complaisant envers ses soldats) et, bien plus tard,
l’empereur Galba, un attardé qui, pour n’avoir pas bien compris
la sociologie du donativum, ne voulait pas en distribuer à ses
388 Le Pain et le Cirque
soldats parce qu’il prétendait leur donner des ordres et non les
acheter : il en faisait une question de principe.
Parmi ceux qui déploraient que le sens de la légalité n’existât
pas encore (ou qui affectaient de croire qu’il existait déjà et se
conduisaient en conséquence), le plus intéressant est le stoïcien
Caton d’Utique ; s’il était permis de pasticher Weber, on écrirait
que le stoïcisme a été le puritanisme de l’Antiquité, qui, appli-
qué à la vie politique plutôt qu’à l’activité économique, y a
promu la rationalisation ; Salluste, qui fut le premier penseur
politique de son temps et qui poussait le goût de l’impartialité
jusqu’à parvenir à être juste envers Cicéron, qu’il n’estimait
guère, tenait que Caton était, avec César, un des deux plus
grands hommes politiques de l’époque. Quand les autres oli-
garques parlaient de servir l’État et de s’immoler à l’intérêt
général, ce n’était dans leur bouche qu’une phraséologie :
un jour qu’on demandait à Crassus s’il briguerait le consulat et
qu’il ne se souciait guère de répondre, il répondit une belle
phrase : « Oui, si cela est utile à l’État, sinon, non115.» Caton,
lui, prenait au sérieux l’idée que les magistratures étaient des
missions ; refusé au consulat, il resta de glace et ne montra pas
le moindre dépit : le peuple ne lui devait rien ; s’il ne voulait
pas de lui, lui devait s’incliner ; s’il l’avait choisi, il lui aurait
par là confié une mission plutôt qu’accordé une faveur116. Et
cette mission ne doit être acquise qu’au prix du mérite117 :
Caton se refusait à corrompre l’électorat, ne mit aucun soin
ni aucune étude à gagner le peuple et ne put jamais parvenir au
consulat118 ; lui-même refusait les présents des rois, dans les-
quels il voyait des tentatives de corruption119 plutôt que des
gestes symboliques devenus habituels dans les relations diplo-
matiques de son époque120. La politique était à ses yeux une
activité sérieuse qui exigeait application et méthode ; dès son
plus jeune âge, il avait appris les affaires121 et a été un des
hommes d’État les moins dilettantes de son siècle ; la politique
était à ses yeux un travail : il passait des journées entières
devant ses dossiers122 et suivait régulièrement les séances du
Sénat123, alors qu’il y avait beaucoup d’absentéistes. Il avait
un tour d’esprit légaliste124 et même bureaucratique ; gardien
farouche des finances publiques125, il mériterait aussi une place
dans l’histoire de la comptabilité et de la paperasserie : il savait
combien il importe de tenir exactement ses registres126. Si le
puritanisme peut passer pour le père spirituel du capitalisme,
L’oligarchie républicaine à Rome 389
alors le stoïcisme peut être considéré comme l’ancêtre de l’État
bureaucratique : comme genre de vie, le stoïcisme donnait le
sens de l’effort méthodique et lui fournissait une justification en
le magnifiant. Caton d’Utique a été peut-être le seul homme
politique de son siècle pour lequel la qualification de serviteur
de l’État ne serait pas anachronique. Comme il se refusait à jouer
le jeu de la clientèle en politique, Cicéron, tout en le respectant,
le tenait pour vraiment peu compréhensif et finalement un peu
borné.
Concluons : s’il y avait largesses et que ces largesses n’éga-
lassent pas le prix de la chose achetée, mais fussent de simples
symboles, cela veut dire que Rome n’était pas tout à fait un État ;
magistrats, généraux, plèbe et armées étaient ou plutôt se
considéraient comme autant de personnes indépendantes qui
scellaient des rapports d’élection. Je dis bien « se considé-
raient » : pour le principal, les soldats et la plèbe obéissaient à la
contrainte des choses et des lois ; Rome était une cité avec ses
institutions et ses pouvoirs légitimes ; malgré Premerstein, elle
n’était pas une pyramide de clientèles ni une féodalité.
Les soldats obéissaient au général, quel qu’il fût, qu’il avait plu
au Sénat de leur donner : ce général n’était pas une espèce
d’aventurier qui recrutait des fidèles ; seulement les soldats lui
obéissaient de mauvais gré si leur chef n’ajoutait pas, aux rela-
tions hiérarchiques, la doublure de relations personnelles. L’ori-
ginalité sociologique de Rome est dans cette dualité.
Pourquoi ces deux liens, l’un légal et l’autre symbolique ?
Parce que, psychologiquement, le peuple romain ne se sent plus
qu’à moitié citoyen : la contrainte des institutions est subie
plutôt qu’acceptée. Rome est un État trop oligarchique : les
plébéiens, dont la littérature sénatoriale ne parle qu’en termes
méprisants, ne sont plus guère citoyens qu’en théorie, les
oligarques leur ayant ôté leur patrie ; les soldats ne sont plus
les citoyens combattants : ils se sont trop battus sans y gagner
grand-chose. La plèbe, réduite en tutelle, ne sent plus que
la cité, c’est elle-même : elle subit les institutions publiques. Si
l’on veut absolument que Rome ait été une féodalité, qu’on
ajoute du moins qu’elle ne l’était que symboliquement : pour
combler l’intervalle entre une appartenance à la cité devenue bien
théorique et les réalités du pouvoir oligarchique.
Dans les cités grecques et, comme nous verrons, dans les
villes municipales d’Italie, dépouillées de toute indépendance
390 Le Pain et le Cirque
nationale, l’évergétisme naissait de l’inégalité sociale et entraî-
nait une redistribution réelle des revenus. A Rome, centre de
l’Empire et du pouvoir, la politique l’emporte : c’est la trop
grande inégalité politique qui entraîne, pour combler symboli-
quement l’intervalle, des gestes de largesse. Ces gestes ne
dépolitisaient pas la plèbe, ils n’avaient pas tant de pouvoir ; ils
compensaient symboliquement une dépolitisation préexis-
tante. Les largesses à la plèbe et aux soldats commencent vers
l’époque des Scipions, quand Rome, de polis, devient Empire et
que son oligarchie, devenue maîtresse de tant de peuples, se
trouve élevée si haut au-dessus de la plèbe que cette dernière ne
sent plus qu’elle participe à la même cité que ses maîtres.

4.La « corruption » électorale

A Rome même, on peut distinguer deux systèmes de dons. A


l’intérieur de l’oligarchie, où relations personnelles et positions
politiques sont mêlées jusqu’à l’équivoque, on échange entre
pairs des services ou « bienfaits » selon leur valeur réelle, qui
est fort substantielle. Mais entre cette oligarchie et la plèbe, qui
en est réduite à obéir et n’a guère que la face à sauver, les lar-
gesses ne sont guère que symboliques : autant dire que la face
en question est estimée pour le peu qu’elle vaut. Reste à étudier
un troisième système, qui met aux prises les candidats aux
magistratures et le peuple de leurs électeurs ; là régnait, dit-on,
la corruption électorale. Demandons-nous si les choses sont
aussi simples.
Clientèle, corruption électorale : deux notions inconnues des
historiens de la Grèce127 et tout à fait familières à ceux de Rome,
où les candidats aux magistratures offraient à la plèbe des fes-
tins, des distributions d’argent, des combats de gladiateurs ; c’est
un des traits les plus pittoresques de la vie romaine vers la fin de
la République (car, sous l’Empire, le prince se réservera le
monopole de ces largesses). Or, avant de devenir des moyens de
corruption, banquets et gladiateurs avaient eu leur origine dans la
vie familiale de l’oligarchie romaine. Nous allons reconstituer
cette curieuse évolution, puis nous mesurerons l’effet des lar-
gesses sur les suffrages, compte tenu du mécanisme très particu-
lier des élections romaines, qui n’avaient guère que le nom de
L’oligarchie républicaine à Rome 391
commun avec ce que nous entendons par ce mot ; nous verrons
enfin qu’en raison d’une particularité de ce mécanisme, il s’est
développé une sorte d’évergétisme sénatorial, mais non à Rome
même : en Italie.

Origines folkloriques.
Au commencement était la coutume, presque universelle chez
les riches, d’inviter toute la population à leurs noces ou aux
funérailles de leurs proches. Les Italiens connaissaient cette
coutume, comme le prouve le Pro Cluentio de Cicéron : la
tragédie familiale qui y est évoquée, tissée de violences et de
poison, jette d’étranges lueurs sur les réalités de la vie italienne
à cette époque ; mais on y a aussi des aperçus plus humoris-
tiques, par exemple la vision de cette noce de bourgade où
festoie toute la population locale : cum in nuptiis, more Larina-
tium, multitudo hominum pranderet128. Ainsi se passaient
encore les noces dans les villages de France ou d’Allemagne
au début de ce siècle129. Aux noces de Figaro, le comte Alma-
viva avait lui aussi convié tous ses paysans. Trois siècles avant
Cicéron, un des plus riches citoyens d’Agrigente, « pour les
noces de sa fille, avait donné un repas aux citoyens dans
les rues mêmes où chacun habitait130 » ; un des grands décrets
de Priène honore un évergète qui reçut et traita dans sa maison
toute la foule qui avait suivi son cortège nuptial131. Or, des
quatre espèces d’évergésies qu’on pratiquait à Rome, édifices,
gladiateurs, congiaires et banquets132, la deuxième et la der-
nière étaient ainsi des cérémonies de famille élargies à toute la
cité ; c’étaient également celles qui servaient à conquérir les
suffrages. Le passage de la cérémonie familiale à la corruption
électorale s’est fait de la manière suivante : les oligarques
retardaient la célébration d’un banquet funéraire ou de spec-
tacles funéraires de gladiateurs jusqu’à l’année où ils étaient
candidats.
Les banquets publics auxquels prenaient part tous les citoyens
étaient une coutume civique très répandue dans le monde
grec133 ; elle est beaucoup moins répandue à Rome, où l’oligar-
chie sénatoriale se réserve le droit de banqueter aux frais
de l’État (jus epulandi publice) ; elle a ses tables réservées, où la
plèbe ne prend pas place, s’il y a un festin offert à toute la popu-
lation134. Les festins du Sénat et de certains collèges sacerdotaux
392 Le Pain et le Cirque
étaient célèbres par leur raffinement gastronomique135, mais la
plèbe n’y participait pas. Dans les sacrifices publics, la viande
des victimes n’était pas distribuée à la foule des assistants, mais
vraisemblablement réservée aux sénateurs136. En revanche, les
grands personnages, à titre privé, offraient volontiers à dîner aux
plébéiens : conduite plus seigneuriale que civique. Quand
Octave coupa sa première barbe (quatre années s’étaient
écoulées depuis qu’il avait enfourché sa fortune, et il était main-
tenant le maître de l’Occident romain), il « célébra à ses frais
une fête splendide et offrit à tous les citoyens un banquet aux
frais de l’État137 ».
Mais c’étaient le plus souvent les funérailles qui fournissaient
l’occasion ou le prétexte des banquets ; pour les grandes
familles de l’oligarchie, les cérémonies funéraires, où étaient
exhibés les portraits des ancêtres, étaient des espèces de céré-
monies dynastiques. Les franches lippées à la mémoire d’un
mort illustre rythmaient, au fil des ans, la vie de la plèbe à
Rome ; pour le marché aussi c’étaient des petits événements :
les années où il y avait un festin, le prix des grives montait138.
La mémoire collective conservait pieusement le souvenir
de certaines bombances : le festin offert en 59 par Arrius à la
mémoire de son père (et sans doute aussi pour sa propre candi-
dature au consulat) était passé en proverbe139. Un vocabulaire
technique s’était constitué : l’epulum est un banquet, la viscera-
tio est une distribution de viande, le crustum et le mulsum sont
des douceurs ; officiellement, ces réjouissances étaient
funèbres, mais nul n’y pensait et il était inconvenant de se
présenter au festin en vêtements de deuil140. Pour les banquets,
on dressait des lits de repas sur le Forum et le peuple y prenait
place, cependant que les sénateurs avaient des tables réservées
au Capitole141. La plus ancienne visceratio dont les annales
aient conservé le souvenir remonte à l’an 328 : un certain Fla-
vius distribua de la viande pour le cortège funèbre de sa mère ;
« cette distribution lui valut aussi un honneur public : aux élec-
tions suivantes, il fut nommé tribun de la plèbe, quoiqu’il fût
absent, de préférence aux candidats qui étaient présents142 ».
Des douceurs furent offertes au peuple lors des funérailles
de Scipion l’Africain, le vainqueur d’Hannibal : un ami de la
famille, qui avait de grandes obligations envers le défunt, « fit
distribuer à la porte Capène du mulsum et du crustum à la foule
de ceux qui avaient suivi le convoi143 ». Outre les plaisirs de
L’oligarchie républicaine à Rome 393
bouche, les funérailles apportaient des réjouissances plus
intenses : des gladiateurs ; car les combats de gladiateurs sont,
de par leur origine, un rite funéraire ; en l’année 174, un certain
Flamininus donna au peuple, en souvenir de son père, un ban-
quet, une distribution de viande, des jeux scéniques en guise de
jeux funèbres, enfin un spectacle de gladiateurs (munus) où il
mit aux prises soixante-quatorze combattants144.
A partir de là, l’évolution va bifurquer vers une variété
d’évergétisme et vers la corruption électorale. Il n’était pas rare
que le défunt ait réglé ses funérailles dans son testament et qu’il
ait lui-même prescrit à son héritier de donner des plaisirs au
peuple en cette circonstance, afin de perpétuer la mémoire de
son nom et de rehausser la cérémonie ; bientôt d’autres plaisirs
que ceux qu’admettait la coutume furent offerts à la plèbe.
Sénèque fera un jour la satire de ceux qui, par désir d’immorta-
lité, prétendent régler ce qui se passe après leur mort et
disposent que des combats de gladiateurs et la dédicace d’un
édifice public accompagneront leur crémation145. Le dictateur
Sulla charge son héritier de donner de sa part un festin et des
gladiateurs au peuple, et en outre l’entrée gratuite aux bains
avec l’huile nécessaire pour se laver146. Ainsi se développe
un évergétisme testamentaire, apparenté aux fondations à la
mémoire d’un défunt et où la cérémonie funéraire n’est plus
qu’un prétexte : le fils de Sulla exécuta les libéralités paternelles,
qui étaient très attendues147, presque vingt ans après la mort du
dictateur. De là à léguer de l’argent, il n’y avait qu’un pas : Bal-
bus léguera 100 sesterces à chaque citoyen romain148. Il n’est
pas inutile de le savoir pour comprendre les origines des legs aux
cités en droit romain149.
Mais le plus bel exemple de pratique funéraire devenue
évergésie demeure les gladiateurs, cette institution, unique dans
l’histoire universelle, qui est une des créations les plus originales
du génie italique150.
Achille célébra par des concours les funérailles de Patrocle ;
les peintures des tombes étrusques représentent des jeux
funèbres. A Rome, les citoyens ne prennent pas part aux spec-
tacles : on abandonne ceux-ci à des professionnels, qui sont
admirés et méprisés151 ; il en fut ainsi pour ces jeux privés qu’é-
taient les jeux funèbres célébrés par les grandes familles
à la mort d’un de leurs membres. Dès le IIIe siècle, ces jeux
consistaient principalement ou uniquement en combats de gla-
394 Le Pain et le Cirque
diateurs152, dont on peut attribuer l’introduction à Rome à l’un
des clans oligarchiques qui dominaient alors la République,
le clan des Junius Brutus et des Aemilius Lepidus153. Sous le
couvert ou le nom de jeux funèbres, les gladiateurs eurent donc
un caractère d’abord funéraire et, jusqu’à la fin de la Répu-
blique, les funérailles des grands en seront le prétexte, presque
sans exception. Tout le peuple était admis à assister à ces
combats, qui étaient annoncés par un avis au public154 et dont
l’organisateur avait le droit de se faire précéder de très officiels
licteurs155.
Alors le peuple devient le véritable destinataire de ces spec-
tacles, plus que la mémoire du défunt : « donner des gladia-
teurs » devient le meilleur moyen de se rendre populaire ; de
« jeux funèbres », les gladiateurs deviennent ainsi un « cadeau »
que l’on fait au peuple, un munus 156 : voilà comment ce mot a
pris le sens de « spectacle de gladiateurs ». Ainsi se constitue le
couple d’opposition qui domine l’organisation des spectacles
sous la République et pendant tout le Haut-Empire tant à Rome
que dans les villes municipales : d’une part les « jeux », les jeux
publics, au théâtre ou dans le Cirque, qui sont organisés par
l’État, présidés par un magistrat, et qui reviennent chaque année,
conformément au calendrier cultuel, et de l’autre les gladiateurs,
spectacle laïc et privé157 qui est donné irrégulièrement, quand un
évergète, en son nom propre, en prend l’initiative. Devenu une
évergésie pure et simple, le munus ne se couvre même plus d’un
prétexte funéraire158 : d’autres prétextes sont aussi bons pour faire
ce « cadeau » au peuple : à Pompéi, des combats seront donnés en
l’honneur de la maison impériale ou pour la dédicace de quelque
édifice public.
Comment passer, de ces largesses funéraires, à la corruption
électorale ? De deux manières : les futurs candidats retardaient
la célébration de leur munus jusqu’à l’année de leur candida-
ture et ils conviaient à leurs largesses, comme c’était précisé-
ment l’usage, toute la plèbe ou du moins tous les membres de
leur circonscription électorale, de leur « tribu ». César rehaussa
encore l’éclat de son édilité, fondement d’une belle carrière, en
ajoutant à ses jeux publics un munus à la mémoire de son père,
mort vingt ans plus tôt159. En vain les lois contre la brigue, qui
se multiplient au Ier siècle et que leurs auteurs étaient parfois
les premiers à violer160, tentaient-elles d’interdire aux candi-
dats de donner un munus l’année où ils tentaient leur chance et
L’oligarchie républicaine à Rome 395
d’y inviter toute la population161. Mais comment interdire
décemment à un fils de célébrer, serait-ce avec quelque retard,
la mémoire de son père162 ? Les candidats se souvenaient donc
beaucoup de leurs chers défunts pendant les périodes électo-
rales et invitaient à la fête toute la plèbe ou du moins leurs
« tribules » ; en vain la loi admettait-elle qu’il y avait brigue
quand un candidat, selon l’antique coutume funéraire, invitait
tout le monde à son festin, à ses gladiateurs ou qu’il réservait
aux électeurs de sa tribu les meilleures places à ses jeux
publics, au lieu de lancer des invitations nominales163. Il va
sans dire que, non moins que les jeux publics, le munus et les
largesses de toute espèce que les candidats réservaient à leurs
électeurs étaient un mur d’argent qui ne laissait passer que les
grosses fortunes. Dès le siècle des Scipions, un beau munus
funéraire revenait à l’équivalent d’une ou de plusieurs cen-
taines de millions d’anciens francs164 ; aux élections de 54
éclate un scandale : deux candidats se sont déclarés prêts à dis-
tribuer aux quelques dizaines d’électeurs de la « centurie pré-
rogative » (dont le vote était généralement décisif) une somme
qui se mesurerait aujourd’hui en demi-milliards d’anciens
francs, s’ils se prononçaient en leur faveur165.

Sociologie électorale.
Mais quelle était l’influence réelle des spectacles et largesses
sur l’issue des votes ? A cette question, il faut répondre par une
autre question : quelle influence réelle avaient les résultats des
élections sur la politique ? Les électeurs romains pouvaient-ils
prendre leur bulletin de vote au sérieux ? Les largesses jouaient
leur rôle dans le choix des électeurs, mais ce serait déformer
caricaturalement la vérité que de prétendre que ce rôle était déci-
sif : les élections mettaient bien d’autres intérêts en jeu, intérêts
personnels, régionaux, intérêts sentimentaux aussi166 ; toutefois
c’était rarement (sinon jamais) des intérêts de grande politique.
Le véritable enjeu des élections n’était pas pour les électeurs, qui
n’y voyaient généralement qu’un simulacre dont ils pouvaient
attendre tout au plus quelques petits profits, mais pour l’oligar-
chie, qui s’y disputait des honneurs, en cette société où la dignité
politique n’était pas une carrière parmi d’autres, mais bien la
seule carrière digne d’un oligarque167.
Était-il décisif d’avoir fait largesse quand on était édile et
396 Le Pain et le Cirque
rédhibitoire de ne l’avoir pas fait ? « Sulla, estimant que la
gloire qu’il avait acquise par les armes devait lui suffire pour sa
carrière politique, se mit sur les rangs pour la préture, mais il
fut refusé, échec dont il attribua la cause à la plèbe : ces gens,
dit-il, escomptaient que, s’il commençait par revêtir l’édilité
avant la préture, il donnerait des spectacles magnifiques, et ils
nommèrent préteurs d’autres que lui, pour le forcer à passer
d’abord par l’édilité168.» En revanche un certain Flavius fut élu
tribun de la plèbe pour avoir fait une distribution de viande et
un triomphateur parvint à la censure pour avoir distribué de
l’huile169 ; il manqua à Muréna, pour devenir préteur, un avan-
tage qui ne lui manqua pas pour être fait consul : des jeux
splendides170.
Les intérêts des électeurs sont multiples et les moyens qu’ont
les candidats de se rendre populaires sont par conséquent nom-
breux : chacun d’eux choisit sa voie d’après ses capacités ;
n’avait-on pas vu quelquefois le public se cotiser pour rem-
bourser le prix des jeux à un magistrat particulièrement res-
pecté171 ? « Ce qu’on attend des autres préteurs », dit Cassius à
Brutus en s’ouvrant à lui de son projet de conspiration, « ce
sont des largesses, des jeux, des gladiateurs ; mais d’un préteur
comme toi on attend autre chose, la suppression de la tyrannie
de César172 ». En 53, Curion perd son père et ne songe plus
qu’à donner à la plèbe un munus funéraire ; Cicéron, qui a pris
en main ce jeune homme, veut l’en détourner : Curion a reçu
assez d’avantages de la nature et de la fortune pour atteindre
ce qu’il y a de plus élevé dans la carrière sans avoir besoin de
gladiateurs ; il a de tout autres services à rendre à l’État et à
ses amis qu’un munus173. C’était rappeler à ce jeune homme
que les électeurs étaient loin d’être les seuls à décider du choix
des élus et que la protection d’un Cicéron, les intrigues et l’in-
fluence des oligarques, la manipulation des procédures de vote
par le président des comices, étaient aussi utiles à un ambitieux
qu’une popularité de mauvais aloi ; c’était lui dire que, s’il
méritait l’estime de l’ordre sénatorial, cet ordre et Cicéron
seraient là pour l’aider.
Les spectacles n’étaient qu’un argument électoral parmi
d’autres ; les relations de toute espèce que la clientèle, au sens
le plus large du mot, tissait entre candidats et électeurs comp-
taient tout autant. « Je n’ai jamais vu candidats offrant une
pareille égalité de chances », écrit Cicéron à un correspondant
L’oligarchie républicaine à Rome 397
avant les élections au consulat de 54 ; « si tu veux le savoir, la
candidature de Scaurus n’a pas éveillé grande sympathie ; tou-
tefois son édilité n’a pas laissé un mauvais souvenir et la
mémoire de son père reste capable d’influencer les circonscrip-
tions électorales hors de Rome » ; ce Scaurus est celui qui, pen-
dant son édilité, avait donné des jeux d’une splendeur
inoubliable174 ; son père, ardent défenseur des privilèges oligar-
chiques, avait par là gagné les cœurs des notables italiens et des
propriétaires fonciers. Cicéron continue : « Les autres, les deux
candidats plébéiens, ont aussi des chances égales : Domitius a
beaucoup d’amis et est tout de même servi par ses jeux, qu’il a
pourtant donnés sans grand succès. Memmius, de son côté, est
soutenu par les soldats de César et par les électeurs de Cisal-
pine, dévoués à Pompée.»
Autant et plus que les largesses comptaient l’apparat qui
entourait le candidat et aussi – ne l’oublions pas – son prestige
personnel, s’il en avait : Cicéron a été élu à ses quatre magistra-
tures à une très forte majorité175 ; ce prestige, ou existimatio,
dépendait de beaucoup de choses : la naissance, les exploits des
ancêtres, le mérite personnel, les manières, la libéralité, le
nombre de partisans. Les électeurs votaient pour le candidat
pour lequel leurs protecteurs ou leurs amis leur avaient demandé
leurs voix comme un service personnel ; respectueux des auto-
rités naturelles, ils choisissaient l’homme que des membres émi-
nents du Sénat prenaient la peine de recommander ; n’ayant
garde de manquer d’égards à un grand seigneur, ils donnaient
leurs suffrages au personnage qu’une suite impressionnante
de partisans et de clients suivait partout pour lui faire honneur :
ces cortèges étaient l’élément pittoresque des élections
romaines176. Mais, à leur tour, l’apparat et la clientèle n’avaient,
comme les largesses, qu’une importance relative, faute d’enjeu
politique sérieux. Car ces élections n’étaient guère sérieuses :
elles ne pouvaient entraîner de renversement de politique ; les
électeurs ne faisaient que choisir entre des candidats politi-
quement interchangeables et appartenant à la même classe diri-
geante.
Les électeurs ne votaient pas pour désigner leurs gouvernants,
mais pour pourvoir chaque année une trentaine de charges dont
les détenteurs rempliraient des tâches militaires, judiciaires
ou administratives que nous confierions pour la plupart à des
techniciens ou à des fonctionnaires. Les textes latins parlent
398 Le Pain et le Cirque
beaucoup des élections, non parce que la vie de la cité en dépen-
dait, mais parce que les magistratures étaient des honneurs dont
dépendait la dignitas de chaque oligarque ; les promotions aux
honneurs étaient, aux yeux de l’oligarchie, l’ingrédient principal
de la politique. Les oligarques les convoitaient, moins pour le
pouvoir qu’elles donnaient pendant une année que pour ce qui
viendrait après : jusqu’à leur dernier jour, ils auraient, au Sénat
et partout, la préséance et le prestige qu’il était unanimement
convenu de reconnaître à ceux qui avaient été préteurs ou
consuls ; les magistratures étaient moins des sortes de ministères
que des titres de noblesse.
Cette course aux titres importait évidemment moins aux élec-
teurs. Quant à la politique, elle était contrôlée par le Sénat, où
une majorité, unie en dépit des luttes de clans et des rivalités
d’ambitions, assurait la prépondérance de l’oligarchie, malgré
les coups de main que quelques sénateurs populares pouvaient
opérer ; guérilla qui se déroulait plutôt sur le terrain législatif
qu’autour des urnes. Les élections n’aboutissaient, chaque
année, qu’à modifier de 3 % environ la composition du
Sénat177 ; quiconque avait été élu une seule fois à une seule
magistrature était sénateur à vie et les élus étaient toujours issus
de la classe supérieure : les élections « reproduisaient » la domi-
nation de l’oligarchie ; omnes boni semper nobilitati favemus,
dit Cicéron178.
La classe moyenne, que le système électoral, très compliqué et
très particulier, rendait maîtresse des élections, faisait confiance à
ses chefs naturels ; elle avait une attitude sentimentale envers
l’oligarchie, s’attendrissait au spectacle des vertus de tel ou
tel sénateur179, élisait le frère ou le cousin du sénateur qui prési-
dait au vote180. Certes, les jeux n’étaient pas faits d’avance : trop
d’influences impondérables et de réseaux de clientèle se croi-
saient pour que ce qui sortirait des urnes ne fût pas aléatoire ;
mais on n’élisait jamais que des sénateurs ou des candidats
recommandés par une faction de sénateurs. Le choix étant ainsi
limité, une institution étrange a pu s’instaurer, la « centurie pré-
rogative » 181. Il faut savoir que l’élection des préteurs et des
consuls était aux mains des électeurs les plus riches ; or, avant le
début des opérations de vote, on tirait au sort une de leurs cir-
conscriptions, de leurs « centuries », que l’on faisait voter avant
toutes les autres : généralement, les autres centuries de riches se
ralliaient docilement au candidat choisi par celle-ci et leur ral-
L’oligarchie républicaine à Rome 399
liement suffisait à assurer à l’heureux candidat la majorité abso-
lue. D’où vient l’étrange privilège de la centurie prérogative ?
On y a vu l’effet d’une superstition religieuse, et assurément
Cicéron présente le vote de la prérogative comme une sorte de
présage qui s’impose aux autres centuries182 ; ce n’est qu’une
rationalisation ; en réalité, désireuse de sauver son unité malgré
ses rivalités internes, l’oligarchie a instauré le privilège de la pré-
rogative pour qu’il fût l’équivalent d’un tirage au sort, auquel
elle s’en remet183 ; quant aux électeurs riches, tiraillés entre des
fidélités et des influences multiples, ils étaient heureux d’avoir
un prétexte honnête, puisque religieux, à se décider pour un can-
didat sans que leur responsabilité fût engagée et sans tragique
déchirement.
Il était rare que les élections fussent politisées. Non que cette
société ait été préservée des antagonismes sociaux ou politiques
et que les luttes du Forum se soient bornées à des rivalités de
clans ; mais l’arène électorale n’était pas le lieu des grands anta-
gonismes ; c’était plutôt le plan législatif : l’action politique des
populares consistait à faire voter des lois révolutionnaires184.
Dans les cas graves, la classe possédante l’emportait toujours185 ;
en temps ordinaire, les électeurs choisissaient entre des seigneurs
et ne votaient pas pour une politique ; assurément beaucoup de
plébéiens étaient favorables aux populares, mais un parti popu-
laire n’a jamais existé qu’en puissance ; ce n’était pas un parti de
masse, les candidats ne faisaient pas campagne sous son étiquette
et la politique populaire n’avait pas de continuité : il n’y avait pas
de candidat populaire chaque année. L’action des populares se
réduisait à faire une guérilla politique ; mais les optimates
tenaient le pays.
Il était important pour la dignitas de chaque oligarque d’être
élu, mais il n’importait politiquement guère aux électeurs que
tel oligarque fût élu plutôt que tel autre ; d’où la démoralisation
de l’électorat et le triomphe de la corruption : les raisons les
plus apolitiques (noblesse, services rendus, jeux, clientèle186…)
déterminaient ordinairement les suffrages ; parfois les largesses
sous leur forme la plus crue suffisaient à faire préférer un
candidat à un autre : la façon la plus simple de gagner les élec-
teurs était encore de leur distribuer de l’argent le jour même du
vote ; les candidats s’adressaient pour cela à des profession-
nels, les divisores, qui distribuaient les sommes à qui de droit ;
c’était un des petits métiers de la Rome antique187. Gardons-
400 Le Pain et le Cirque
nous toutefois de caricaturer ; n’oublions pas que les électeurs
qui, de par le système électoral romain, emportaient la décision
n’étaient pas de pauvres hères dont on pouvait acheter le bulle-
tin au prix d’un dîner ou d’une paire de souliers, mais de riches
propriétaires ; ils se vendaient aussi, certes, pour une plus
grosse somme, il est vrai, mais peut-être aussi ne se vendaient-
ils pas toujours et choisissaient-ils entre leurs acheteurs : la
courtisanerie n’est pas la prostitution. Lisons quelques textes :
Caton d’Utique est candidat à la préture ; contre lui, « les
consulaires mirent en avant quelques-uns de leurs clients et de
leurs amis, distribuèrent de l’argent de leur propre bourse pour
acheter les suffrages et prirent la présidence des opérations de
vote » ; en vain : « La valeur et la réputation de Caton allaient
triompher de tout, car le peuple, plein de respect pour lui, crai-
gnait de se déshonorer s’il vendait l’élection d’un homme que la
cité se serait honorée d’acheter ; la centurie prérogative donna
sa voix à Caton » ; l’élection semblait donc assurée et Pompée,
pour l’empêcher, en fut réduit à manipuler la religion d’État :
« Il feignit d’avoir entendu tonner et, grâce à ce honteux men-
songe, suspendit la séance188.» N’achetait pas qui voulait ;
quand Cicéron fut candidat à l’édilité, Verrès voulut le faire
échouer et chargea les divisores de promettre la lune à qui-
conque voterait pour d’autres candidats. En vain : toutes les cir-
conscriptions, les « tribus », refusèrent de se vendre, sauf la
Romilia, où était inscrit Verrès lui-même et dont les électeurs,
avec la déférence habituelle des tribus envers leurs membres
éminents, auraient de toute façon voté selon les vœux de
Verrès : n’était-il pas inhabituel et déshonorant pour un candi-
dat de n’avoir pas les voix de sa propre tribu ? Ce genre d’acci-
dent était presque passé en proverbe. Les suffrages de la
Romilia étaient acquis d’avance à Verrès : c’est bien pourquoi
cette tribu avait accepté son argent, en n’y voyant qu’un
pourboire traditionnel ; car c’était la coutume des candidats d’ar-
roser leur propre tribu189, avec l’approbation de la loi.
Ce qui était en revanche interdit par la loi était d’offrir de l’ar-
gent à d’autres tribus ; c’était alors un achat de consciences pur
et simple qui constituait le délit de brigue. Précisément,
à la fin de la République, vers les années 50, la brigue se met à
être pratiquée à une échelle inconnue jusqu’alors : on se sou-
vient qu’en 54 la centurie prérogative s’est vu proposer des
demi-milliards d’anciens francs. Pour bien comprendre ce
L’oligarchie républicaine à Rome 401
dévergondage, qui fut une exception plutôt que la règle ou
même la limite, il faut le considérer comme le délire d’un
moment, fort comparable à la fièvre de spéculation qui s’em-
para par exemple de l’Angleterre vers 1720, lors de l’affaire des
mers du Sud, ou des États-Unis en 1927-1929 ; seulement, à
Rome, on spéculait sur le Forum plutôt qu’à la Bourse, sur
des bulletins de vote plutôt que sur des actions. Le goût de la
spéculation, en revanche, était le même ; favorisé chez nous par
la séparation de la propriété et de la profession d’entrepreneur,
il était favorisé à Rome par le goût de l’argent, par l’habileté à
en gagner, accompagnés du refus de considérer l’entreprise
comme une véritable profession : on voulait être riche en restant
oisif ; il fallait donc spéculer, pour avoir une activité écono-
mique absorbante, peut-être, mais dispersée, et profiter d’éven-
tuelles occasions plutôt que de rester appliqué à sa tâche. La vie
économique, dans la classe élevée, avait donc un caractère
varié, improvisé, discontinu ; sénateurs, chevaliers, riches de
tout poil étaient à l’affût d’occasions à ne pas manquer et
de coups à tenter. Tout était bon : disettes régionales, prêts d’ar-
gent à une cité ou à un roi, ventes aux enchères (très à la mode
en ce temps-là), fermes de l’État, sans oublier la chasse aux
legs, le rachat des biens des proscrits et le brigandage pur et
simple ; ce que nous regarderions comme des formes normales
d’entreprise (commerce maritime, transports à dos de mulet,
fabriques de poterie) était senti comme une variété de l’affai-
risme : qui spécule peut au moins considérer qu’il ne travaille
pas ; chacun se spécialisait dans une ou plusieurs espèces
de spéculations, et, dans la même classe élevée, d’un individu à
l’autre, la variété des activités était grande et pittoresque : les uns
fabriquaient des amphores, d’autres vendaient des livres
et Crassus rachetait à bas prix, aux propriétaires consternés, le
terrain des maisons qui venaient de brûler190. Dans ce climat
animé et ingénieux, la vente des suffrages devint un moment une
spéculation parmi d’autres et un délire collectif.
Enfin, pour achever de comprendre la psychologie de cette
poignée de riches électeurs et votants qui contrôlait les comices,
il faut tenir compte d’une autre de leurs attitudes, qui était
désintéressée : quand ils faisaient passer le candidat qui avait
donné les jeux les plus beaux, le faisaient-ils en leur nom
propre, parce que ces jeux leur avaient plu ? Plutôt que comme
des électeurs de base, ne se considéraient-ils pas comme des
402 Le Pain et le Cirque
espèces de jurés chargés de représenter l’opinion de la plèbe
dont les suffrages ne comptaient guère ? Se disaient-ils : « Les
jeux de Scaurus m’ont plu, je vote pour lui », ou bien : « Scau-
rus a su se rendre populaire, ses jeux ont plu à la plèbe : c’est lui
qui mérite de gagner » ? Après tout, nous avons vu plus haut
que les oligarques faisaient largesse moins pour gagner utile-
ment des électeurs que par envie de se rendre populaires : pour-
quoi les électeurs, qui appartenaient à la même classe sociale
que les candidats, n’auraient-ils pas vu les choses avec les
mêmes yeux que ceux-ci et estimé comme eux que la popularité
auprès de la plèbe était un avantage ? Dans la France de Louis-
Philippe, les partisans du suffrage censitaire défendaient le
système en expliquant que chaque électeur se sentait res-
ponsable envers les citoyens passifs ; il devait en être de même
à Rome, si l’on en croit une phrase de Cicéron : « Le peuple
réclame des largesses et les gens de bien, s’ils ne désirent pas
eux-mêmes ces largesses, approuvent du moins qu’on les
fasse » ; les spectacles, en effet, « étaient les véritables comices
des masses populaires191 » : ceux qui ne votaient pas ou dont
les suffrages ne comptaient pas jugeaient les hauts personnages
sur ce qu’ils voyaient et comprenaient d’eux, sur leurs jeux, et
les riches électeurs tenaient compte de ces jugements, puis-
qu’un homme politique ne doit pas seulement être puissant,
mais aussi populaire.
Les distributions d’argent aux tribus tendirent finalement
à devenir un cadeau automatique et sans conséquence, à la
manière des « épices » que les plaideurs d’autrefois donnaient
à leurs juges ; ce qui ne faisait guère l’affaire des candidats.
Les lois contre la brigue se multiplient au dernier siècle de la
République : malgré l’état social dominé par la clientèle, la
façade légaliste était maintenue ; cependant, par une particula-
rité caractéristique, ces lois s’en prenaient au candidat qui cor-
rompait et jamais aux électeurs qui se laissaient corrompre : le
législateur les comprenait trop bien. Autre fait significatif, ces
lois contre la brigue faisaient le plus grand plaisir aux candi-
dats eux-mêmes192 : n’aboutissaient-elles pas à mettre fin à une
surenchère ruineuse pour tous les candidats (la surenchère est
le fléau de l’évergétisme) et à la concurrence déloyale ? Si la
République n’avait pas fait place à la monarchie impériale, qui
finit par supprimer les élections, on devine alors où les choses
auraient abouti : à une tarification ; une décision d’Auguste le
L’oligarchie républicaine à Rome 403
laisse prévoir : tout en réprimant la brigue par de multiples
sanctions, le prince consola les membres de sa propre circons-
cription électorale, qui regrettaient les largesses des candidats
du bon vieux temps : il leur fit distribuer, un jour d’élections,
une indemnité tarifée à 1 0 00 sesterces par électeur193.

Évergétisme à travers l’Italie.


Les distributions d’argent n’étaient qu’un argument parmi
d’autres largesses et parmi tous les liens de clientèle ; or une
particularité du système électoral faisait qu’il importait beau-
coup plus aux candidats de tisser ces liens à travers l’Italie qu’à
Rome même. Certes le déroulement des opérations de vote se
plaçait exclusivement à Rome ; on ne pouvait déposer ailleurs
son bulletin, ni voter par correspondance194 ; la campagne élec-
torale avait également Rome pour seul théâtre, si bien que le
premier soin des candidats était de louer une maison qui ne fût
pas trop éloignée du Forum195 ; la cité-État était devenue trop
grande. En revanche, les électeurs italiens avaient beaucoup
plus de poids que ceux de Rome ; on votait par corps, non par
têtes, chacune des trente-cinq circonscriptions électorales ou
« tribus » ayant une voix ; or, sur les trente-cinq tribus, quatre
seulement étaient romaines, « urbaines » ; les trente et une
autres étaient « rustiques », italiennes. Encore fallait-il que les
électeurs italiens fissent le voyage de Rome ; ils le faisaient s’ils
étaient riches et si le candidat savait les décider à faire le voyage
pour lui.
Pour emporter l’élection, il suffisait souvent d’y prendre
part ; aussi la grande affaire des candidats n’était-elle pas de
gagner à leur cause les hésitants qui ne savaient encore pour
qui voter, mais de rassembler des partisans, des « clients », qui
iraient voter196. Un des devoirs de l’amitié était d’aller déposer
son bulletin quand un ami était candidat : Atticus faisait pour
cela le voyage d’Athènes à Rome197. Il n’y avait pas de quo-
rum à l’intérieur de chaque tribu ; en revanche, toutes les tribus
devaient être représentées ; or il arrivait qu’une tribu n’ait pas
un seul représentant : alors le magistrat qui présidait au vote
envoyait souverainement cinq électeurs d’une autre tribu voter
pour la tribu défaillante198. La présence inhabituelle de cer-
tains électeurs bouleversait les résultats ; les élections de 63
furent déterminées en partie par l’arrivée à Rome d’une foule
404 Le Pain et le Cirque
de vétérans venus prendre part au triomphe de Lucullus199 ;
pendant la guerre des Gaules, César ne manquait pas de don-
ner congé à ses soldats, qui allaient à Rome voter pour les
alliés politiques de leur général200.
La présence de notables italiens était plus habituelle et assurait
la domination de la classe moyenne sur les élections ; les
comices électoraux coïncidaient avec les jeux publics, qui atti-
raient beaucoup d’Italiens à Rome201 ; si les riches dominaient à
coup sûr les comices centuriates, ils ne pouvaient contrôler les
comices tributes que si les notables venaient à Rome contreba-
lancer les suffrages de la plèbe romaine202 ; quand ils étaient là,
l’oligarchie sénatoriale en profitait pour faire adopter par
les comices des lois conformes aux vœux des optimates203. Les
honneurs et les lois de Rome étaient donc largement contrôlés
par quelques poignées de notables italiens, quelques riches
familles d’Atina, de Lanuvium ou d’Arpinum ; aussi ces mêmes
notables se faisaient-ils les ardents défenseurs du vote par corps,
qui assurait leur suprématie et à propos duquel les historiens
évoquent volontiers les « bourgs de poche » et les « bourgs
pourris » du XVIIIe siècle anglais ; ils s’opposaient à toute
proposition d’établir le vote par tête, la « confusion des suf-
frages204 ».
Un ambitieux devait donc, pour parvenir aux honneurs,
cultiver la bienveillance des villes italiennes et des notables
municipaux qui y faisaient la pluie et le beau temps ; il résultait
de cette nécessité que les oligarques de Rome nouaient ou main-
tenaient des liens étroits avec ce que nous appellerions
la province et qu’un évergétisme sénatorial s’est développé en
Italie. En province, les souvenirs durent : un service rendu ne
s’oublie pas et une clientèle dure longtemps ; Cicéron recom-
mande à Brutus ses compatriotes d’Arpinum : « Ce sont des
gens de bien dont tu te feras des amis ; c’est une ville munici-
pale naturellement disposée à la reconnaissance, que tu t’atta-
cheras pour toujours205.» La reconnaissance municipale n’était
pas vaine. Muréna a été élu consul en partie grâce aux bulletins
de sa propre tribu, la Maecia, où étaient inscrits principalement
les gens de Lanuvium, bourgade dont il était originaire206
et qui n’était éloignée de Rome que d’une vingtaine de
kilomètres : on peut parier à coup sûr que ces gens les avaient
parcourus le jour des élections ; les autres cités inscrites dans la
Maecia, Naples, Brindisi et Paestum207, étaient beaucoup plus
L’oligarchie républicaine à Rome 405
éloignées : Muréna pouvait donc les négliger sans risquer de les
voir venir voter contre lui. Son adversaire, Sulpicius, avait pour
fief la tribu Aniensis208. Mais Muréna avait pour lui l’Ombrie et
les tribus de l’Ombrie : « Il fut chargé de lever des troupes en
Ombrie, ce qui lui donna la possibilité de montrer sa compré-
hension ; par là, il s’est attaché les nombreuses tribus entre les-
quelles sont réparties les villes d’Ombrie209.» Pour gagner les
voix d’une tribu, il suffisait pratiquement d’avoir dans sa
clientèle une des villes de cette tribu210, si du moins elle n’était
pas située au fin fond de l’Italie.
Mais, non content de se faire le bienfaiteur de quelques cités
italiennes, tout sénateur romain va plus loin encore : il se fait
Italien ou, s’il a pour origine quelque bourgade, il le reste. Les
chiffres sont éloquents : sur plus de deux cents sénateurs dont la
tribu est connue avec plus ou moins de certitude, Lily Ross Tay-
lor en a dénombré dix au plus qui aient été inscrits dans une des
quatre tribus de Rome ; tous les autres se répartissaient entre les
tribus rustiques211. César – le seul écrivain latin qui soit né à
Rome même – n’en appartenait pas moins à une tribu rustique,
la Fabia. Les sénateurs ne perdent jamais le contact avec leurs
municipes d’origine, ils y reviennent périodiquement, ils y
entretiennent de bons rapports avec les notables, avec ceux
« que leur influence municipale et locale rend puissants auprès
d’une fraction plus ou moins grande de leur tribu212 ». Ils ne
dédaignent pas d’y remplir les magistratures locales : quand
Clodius et Milon, suivis de leurs hommes de main (comme dans
l’Italie de Stendhal, un grand seigneur ne se déplaçait pas sans
une escorte de buli), se rencontrèrent par hasard en pleine cam-
pagne et que l’un égorgea l’autre, Milon revenait de Lanuvium,
qui était sa patrie et dont il était dictator cette année-là, tandis
que Clodius revenait de haranguer les conseillers municipaux
d’Aricie213 : ce sont deux bourgades des environs de Rome.
Devenus tout-puissants dans une cité, les sénateurs peuvent user
de leur influence au profit d’un allié du moment et faire voter
pour lui leurs concitoyens ; une année, Plautius et Plancius
cédèrent ainsi à un ami leurs tribus respectives : l’Aniensis pour
le premier, avec la ville de Trébula Suffénas, et la Térétina pour
Plancius214, avec la bourgade d’Atina dont il était le grand
homme, comme on va voir.
Le Pour Plancius de Cicéron éclaire en effet si concrètement
cette sociologie électorale215 qu’il suffira d’en paraphraser
406 Le Pain et le Cirque
quelques lignes. Une certaine année, sont rivaux devant les
comices tributes un certain Latéranensis, d’une famille de vieille
noblesse216, et Plancius, un « homme nouveau » (son père, le
principal notable d’Atina, était un simple chevalier). Le candi-
dat noble appartient à la tribu Papiria, qui englobe en particulier
une bourgade aux portes de Rome, Tusculum, tandis que le fils
de chevalier règne sur Atina et par là sur la tribu Térétina. Or,
pour le malheur du noble, Tusculum « compte plus de faisceaux
consulaires que toutes les autres villes municipales réunies » et
ses habitants, blasés, ne se dérangent pas quand vient le temps
des comices ; au contraire, tout Atina s’est passionnée pour la
candidature de son grand notable : les chevaliers du lieu sont
allés voter pour lui, la plèbe elle-même est allée assister en
masse au vote et dans les autres bourgades de la même tribu,
tout autour d’Atina, il en a été de même, car la puissance de la
famille de Plancius rayonnait sur la région entière. Bref, Plan-
cius fut élu ; voilà, conclut Cicéron avec humour (il n’en man-
quait pas), de quels avantages nous jouissons, nous qui sommes
issus de modestes bourgades ; « parlerai-je de mon frère ?
de moi-même ? », ajoute-t-il ; « nos champs, nos montagnes
ont applaudi à notre élection et si vous rencontrez quelqu’un
d’Arpinum, vous devrez l’entendre vous parler de nous217 ».
Le poids électoral des tribus rustiques servait donc les
« hommes nouveaux », protecteurs et bienfaiteurs de leur bour-
gade ; mais la vieille noblesse elle-même, dans ses fiefs élec-
toraux, soumise à une tout autre dynamique de groupe qu’à
Rome, se faisait une âme à la taille de la bourgade et y exprimait
sa grandeur municipalement par des constructions. Alléguons
encore l’exemple du Brésil d’aujourd’hui ou d’hier : « Outre les
frais électoraux (le transport des électeurs au bureau de vote
enchérit beaucoup les élections), les caciques supportent d’une
façon permanente la charge d’une clientèle électorale qu’ils assis-
tent avant, pendant et après l’élection ; en matière d’assistance
publique, ils font eux-mêmes beaucoup de ce qu’il devrait appar-
tenir aux pouvoirs publics de faire par des organismes d’assis-
tance qui, dans beaucoup de municipios, n’existent pas218.» Les
sénateurs romains se faisaient les évergètes des villes dont ils
étaient originaires ou qu’ils avaient prises dans leur clientèle ; ils
lèguent à leur cité un domaine avec des fabriques de tuiles219,
font paver les rues220, construire une basilique221, des rem-
parts222 ; un consul ne dédaigne pas de payer les trottoirs et
L’oligarchie républicaine à Rome 407
l’égout d’Atina223. Parfois, les sénateurs se font les fondateurs,
les κτσται, d’une bourgade. Mentionnant incidemment la petite
ville de Cingulum, dans les Marches, César nous apprend que
son ancien légat Labiénus « lui avait donné ses institutions et
l’avait entièrement construite de ses deniers224 » ; entendons qu’il
en avait construit les édifices publics, le centre monumental. A
Castrum Novum, non loin de Civitavecchia, un sénateur ou
parent de sénateurs, ayant revêtu la magistrature locale suprême,
fait bâtir de sa bourse la curie, le bâtiment des archives, un
théâtre, des préaux à étage225. Car fonder une ville est un acte
admirable, digne d’un héros ou d’un roi ; rien n’est plus divin226.
Le patronage des oligarques sur les cités leur procurait une
influence durable. Dans cette société où l’on n’arrivait à rien sans
protection, on ne manquait jamais de miser sur le grand homme
local, quand il y en avait un ; un siècle encore après la fin de la
République, on verra par exemple le Sud de la Gaule se rallier à
Vespasien pour l’amour d’un procurateur qui, originaire de
Fréjus, avait la confiance de ses compatriotes ; ceux-ci se grou-
paient autour de lui par ce que nous appellerions esprit de clocher
et aussi parce qu’ils escomptaient l’influence qu’il aurait un jour :
favore municipali et futurae potentiae spe 227. En Istrie, plus d’un
siècle après la mort de Crassus, les domaines, la clientèle et
l’influence de sa famille subsistaient encore228.
Dans les campagnes, dans les villes municipales, des liens per-
sonnels et informels pouvaient s’établir entre un grand homme,
voire un simple notable, et ses paysans ou la plèbe de sa ville.
Il n’en était pas de même à Rome : l’agglomération humaine
de Rome était trop grande pour cela ; de plus les rapports per-
sonnels y étaient écrasés sous le poids des institutions centrales
d’un vaste Empire ; au lieu de notables et de gens du peuple,
il ne s’y trouvait que des sénateurs et des électeurs. Aussi les oli-
garques, à Rome, ne se conduisaient-ils guère en évergètes, ou
plutôt leur évergétisme y avait une coloration particulière.

5.Évergétisme politique et non social

Car on ne rencontre pas à Rome le foisonnement ni la diver-


sité des évergésies que nous avons trouvés dans les cités
grecques et que nous retrouverions, presque identiques, dans
408 Le Pain et le Cirque
les villes municipales d’Italie ; en particulier, l’évergétisme
libre n’existe pas à Rome ; quant à l’évergétisme ob honorem,
ses mobiles sont plus l’ambition politique que la passion
sociale. Aussi bien est-il le fait des seuls hommes politiques,
de quelques centaines de sénateurs, nullement de l’ordre
équestre, de la classe moyenne, des riches en général. Un petit
fait peut être élevé à la hauteur d’un symbole : Pompéi possé-
dait un amphithéâtre depuis un siècle et demi, que Rome n’en
avait toujours pas229 ; et pour cause : à Pompéi, il a été construit
par des évergètes, tandis qu’à Rome, il n’y avait pas de vrais
évergètes ; les triomphateurs, qui seuls avaient coutume de faire
bâtir des édifices publics, n’élevaient que des monuments
religieux.
Un passage de Tacite fera comprendre l’absence de vrai
évergétisme à Rome230 : « Autrefois, les riches familles nobles
ou illustres se laissaient entraîner par la passion de la magnifi-
cence, car il était encore permis, en ce temps-là, de se concilier
la plèbe, les alliés231, les rois et réciproquement ; leur opulence,
leur hôtel, leur apparat leur procuraient la notoriété232 et des
clients233 qui rehaussaient leur éclat. Mais », quand ce fut l’Em-
pire et que « des flots de sang noble eurent coulé, que la
renommée fut une condamnation à mort, les survivants devinrent
plus sages ; en même temps, la foule des hommes nouveaux,
tirés de leurs municipes, de leurs colonies et même des pro-
vinces pour remplir le Sénat, apportèrent les habitudes d’écono-
mie de leur pays.» Tacite nous rappelle donc que les grandes
familles de l’oligarchie menaient à Rome et dans l’Empire une
politique dynastique plus qu’elles ne subissaient la pression
d’une opinion publique municipale ; elles se préoccupaient par
exemple d’avoir des clients – les hommes politiques étaient en
même temps les chefs de cliques qui s’attachaient à leur fortune
– ou encore d’exercer un patronage sur des villes de l’Italie ou
de l’Orient grec : elles se souciaient beaucoup moins de plaire à
la plèbe romaine, sauf pour certaines raisons ou en certaines
circonstances bien précises. Tacite nous apprend aussi que, de
son temps, cette politique dynastique n’était plus qu’un sou-
venir : la nouvelle oligarchie impériale est une noblesse de
service passablement embourgeoisée ; mais nous verrons que
cette médiocrité bourgeoise des « hommes nouveaux » n’était
déjà pas tout à fait inconnue à la fin de la République : un texte
célèbre de Cicéron en témoigne involontairement.
L’oligarchie républicaine à Rome 409
Salluste affirme quelque part que la libéralité était chez
les Romains une vertu ancestrale ; Polybe admirait au contraire
la magnificence de Scipion comme une qualité « surprenante
à Rome, où jamais on ne donne volontiers quelque chose de ses
biens234 ». Ce serait perdre son temps que de s’attacher à
résoudre ces apparentes contradictions et d’étudier l’évolution
de « la » libéralité à Rome. Au temps de Polybe, les Romains
n’étaient pas magnifiques comme des évergètes et des rois
hellénistiques ; au temps de Cicéron, le même seigneur qui
faisait mourir de faim des créanciers qui refusaient de le payer
pouvait aussi tenir sa parole une fois qu’il avait promis sa pro-
tection à un client et ouvrir largement sa bourse à ses amis poli-
tiques235. Il arrivait aussi aux oligarques de faire des évergésies
semblables à celles des notables grecs ou italiens ; toutefois les
mobiles de leur évergétisme étaient différents et la guérilla des
classes n’y était pour rien : mais plutôt le point d’honneur, c’est-
à-dire la recherche des honneurs ; ils donnent des jeux, font lar-
gesse quand ils sont édiles, arrosent leurs électeurs et parfois
contribuent de leur fortune à la politique plus ou moins person-
nelle qu’ils font quand ils sont proconsuls ou préteurs. Le même
point d’honneur exige aussi qu’ils expriment leur splendeur ;
toutefois, cette oligarchie méfiante ne permet pas à ses membres
de monumentaliser leur gloire à Rome même, en dehors d’une
circonstance précise : le triomphe. Un jour viendra, à la fin de la
République, où largesses, financement privé de la politique et
monuments triomphaux annonceront la monocratie proche ;
Auguste régnera sur un État qu’il fera fonctionner en mécène
grâce à sa gigantesque fortune.

Le « budget ».
S’il y a peu d’évergétisme à Rome, c’est en partie parce que la
République ne manquait pas de revenus. En 62, la plèbe s’agite
parce que le blé est cher ; Caton d’Utique persuade le Sénat d’en
faire distribuer au peuple, aux dépens du Trésor, s’entend : l’ora-
teur n’offrit pas à ses collègues de le faire à ses dépens, les édiles
ne se levèrent pas pour faire une pollicitation et personne ne
tenta d’amener un évergète à s’immoler, comme il serait arrivé
dans une ville grecque ou italienne.
Les ordres de grandeur et les proportions du « budget » de la
République ne nous échappent pas tout à fait. Comme l’a mon-
410 Le Pain et le Cirque
tré Knapowski, en 168 les revenus ordinaires étaient de l’ordre
de 40 millions de sesterces, plus une dizaine de millions à titre
extraordinaire ; ce qui fait un budget qui est plusieurs dizaines
de fois plus petit que celui de la France sous la monarchie de
Juillet, où fut franchi pour la première fois le cap du milliard –
en francs Balzac, comme de juste. A cette bonne cinquantaine
de millions s’ajoutent les livraisons en nature que les provinces
faisaient aux armées, à titre de tribut, et dont l’ordre de gran-
deur pouvait être d’une vingtaine de millions. Le principal
poste des recettes ordinaires était les mines d’Espagne, qui rap-
portaient peut-être 24 millions. Quant aux dépenses, les frais
de fonctionnement et les traitements des fonctionnaires n’en
représentaient qu’une proportion insignifiante ; l’État romain
n’était rien moins que bureaucratique. La construction et l’en-
tretien des édifices publics absorbaient moins d’un million. Les
principales dépenses étaient les jeux publics (l’État les
finançait jusqu’à concurrence de 3 millions environ) et surtout
les légions : 38 millions ; ainsi les trois quarts des revenus de
l’État étaient consacrés au pain et à la solde d’une cinquantaine
de milliers de soldats236. Mais nous avons parlé jusqu’ici du
« budget » de Rome comme de celui d’un État moderne, mal-
gré deux grosses différences : Rome ne faisait pas que manger
ses revenus, elle épargnait ; à cette époque où les revenus
annuels pouvaient bien financer une campagne ou deux, mais
non permettre de soutenir une longue guerre, le Trésor conser-
vait en réserve, dans son saint des saints (aerarium sanctius),
une somme équivalant à plusieurs années de recettes : César
s’en emparera un jour et fera sa guerre civile avec237. Autre
différence, le butin ; après la conquête du seul royaume de
Macédoine, par exemple, il entra dans le Trésor une masse
égale aux recettes ordinaires de huit années.
Franchissons une centaine d’années : en 62, à la suite de ses
conquêtes en Orient grec, Pompée a ajouté aux revenus publics,
qui étaient alors de 200 millions de sesterces, plus de 300 mil-
lions et a en outre versé au Trésor un butin de près de 500 mil-
lions238. Ressources considérables : la structure du budget a
changé ; l’armée, qui ne coûte guère qu’une cinquantaine de
millions, n’absorbe plus la majeure partie des ressources ; non
que les tâches et les postes budgétaires de l’État romain se
soient multipliés : ce sont ses ressources qui ont augmenté,
grâce à l’exploitation fiscale des peuples conquis. Rome a des
L’oligarchie républicaine à Rome 411
revenus beaucoup plus élevés que ses dépenses pour l’armée et
pour les distributions de grain ; que fait-elle du surplus ? Avec
beaucoup de vraisemblance, P.A.Brunt soupçonne les gouver-
neurs de province de l’embourser sous couleur de frais de
mission239 ; aussi Cicéron gémit-il souvent que le Trésor est
vide, en ajoutant que les largesses que les démagogues font à la
plèbe en sont la cause. Bref, la République n’a pas d’argent
pour tout.
Et comme tout crédit spécial doit être accordé aux magistrats
par un acte formel du Sénat240, que le Sénat déteste les lar-
gesses, que les magistrats sont souvent des dilettantes et que
leurs crédits ordinaires sont insuffisants dans les cas graves (une
disette, une route ou un édifice à construire ou à réparer), les
affaires sont arrêtées, le blé manque souvent et la République
léguera à Auguste une cité dont tous les édifices publics tom-
baient en ruine et dont les routes étaient des fondrières241 ; non
seulement les censeurs ne font plus rien bâtir en Italie,
ou presque rien242, mais ils ne prennent guère d’initiatives à
Rome : ni théâtre, ni amphithéâtre. Les institutions régulières
n’étaient plus capables d’assurer le fonctionnement de la vie
publique ; en même temps, cette oligarchie dont on a coutume
d’opposer le sens de l’organisation à l’aimable esthétisme des
Grecs ne pouvait plus, empêtrée qu’elle était dans ses rivalités
internes et sa passion du pouvoir, accomplir la réforme admi-
nistrative la plus simple, car tout abus et tout préjugé passaient
pour être le vêtement d’une sagesse cachée et mettaient en jeu
trop d’intérêts243. Signe des temps244, l’initiative la plus simple
n’était plus prise par les magistrats compétents ; il y fallait des
commissaires extraordinaires munis de crédits qui devaient
l’être aussi : commissaire au blé245, commissaire à la réparation
d’un aqueduc246. Si, au témoignage d’une monnaie, la Villa
publique put être restaurée, ce fut grâce à un triomphateur qui
voulut bien consacrer sa part de butin à cette œuvre utile, mais
sans éclat247. Seul l’Empire mettra un peu d’ordre en ce
domaine.
En de semblables circonstances, dans les cités grecques ou
italiennes, magistrats, curateurs ou mécènes s’empressaient
d’ouvrir leur bourse ou étaient « amenés » par leurs pairs à le
faire ; à Rome même, les sénateurs ne commencent à ouvrir
la leur que dans le dernier demi-siècle de la République et,
présage funeste, le premier à le faire est César qui, dit-on, fit
412 Le Pain et le Cirque
réparer à ses frais la Voie appienne dont il était curateur248 ;
comme édifice bâti ou rebâti par un évergète qui ne soit pas
un triomphateur, je ne vois guère que la basilique Aemilia,
qu’Aemilius Paullus reconstruisit parce qu’un de ses ancêtres
avait attaché son nom à ce monument et que César, par calcul
politique, lui donna, sur le butin de la Gaule, l’argent néces-
saire249 : mais nous verrons plus loin que cette entreprise eut
César pour véritable inspirateur et qu’elle annonce que les temps
du pouvoir personnel et du mécénat d’État sont proches.

Les triomphateurs.
Des édifices sont moins utiles à une carrière politique que des
jeux ou des distributions. Les triomphateurs sont presque les
seuls à faire bâtir parce qu’ils n’écornent pas pour cela leur patri-
moine : ils puisent dans le butin. Or la décence voulait que le
général ne gardât pas pour lui ce butin, qui était pourtant sa pro-
priété ; que faire alors de cette part maudite, sinon en faire béné-
ficier le peuple et les dieux ? Les triomphateurs donnent un
banquet et consacrent aux dieux un édifice cultuel.
Mommsen, on s’en souvient250, a construit une fiction juri-
dique : le butin appartient à l’État qui le rend en toute propriété
au vainqueur, à charge pour celui-ci de l’employer dans
l’intérêt général. En réalité, les choses se passent autrement : le
butin appartient à ceux qui l’ont conquis251 et à qui les civils
seraient bien en peine de le disputer ; mais, tandis que les
simples soldats n’hésitent pas à s’approprier leur part, le géné-
ral y a plus de scrupules ou y met plus de manières : sa part est
à lui, non à l’État ni à personne d’autre, mais il est délicat de se
l’approprier ; il en sacrifiera donc une partie, qu’il consacrera
aux dieux : la difficulté débouche ainsi sur une conduite reli-
gieuse ou ainsi dite. L’opinion finira par lui faire un devoir de
sa délicatesse et un tribun exigera un jour des triomphateurs le
remboursement du butin qu’ils n’ont pas dépensé pour leur
monument ni versé au Trésor252. Car on n’ignorait pas qu’en
fait les triomphateurs s’appropriaient une partie plus ou moins
substantielle du butin et que les grandes familles s’enrichis-
saient de cette manière253 ; la consécration d’une part aux
dieux est donc un de ces gestes symboliques qui servent à
désarmer les affects secondaires – que les Anciens appelaient
Némésis ou Envie. Il n’empêche qu’en principe le butin appar-
L’oligarchie républicaine à Rome 413
tient au général, si bien que le monument que le triomphateur
consacre aux dieux sera considéré comme un cadeau qu’il fait
de ses deniers254. Il en est de même des jeux extraordinaires
que souvent le général vainqueur donne au peuple après son
triomphe255.
Nous n’énumérerons pas les monuments construits par des
triomphateurs : nous rappellerons seulement que, trophées256,
temples, portiques de temples257 ou théâtres-temples, ce sont
toujours des édifices religieux ou à prétexte religieux. Ainsi
s’explique l’énigme du théâtre de Pompée : au sommet de ce
monument, dédicacé après le triomphe de 61, s’élevait un
temple de Vénus victorieuse et théoriquement le théâtre n’était
qu’une annexe du temple, « qui avait en somme pour escalier
les gradins où prenaient place les spectateurs258 » ; le tout fut
dédié comme sanctuaire259. Pourquoi ? On en a donné des
explications religieuses, on a rappelé que pour les Grecs le
théâtre était un rite sacré et que la liaison d’un temple avec un
théâtre ne leur était pas inconnue260. La bonne explication est
que les triomphateurs étaient tenus d’élever des monuments qui
fussent religieux et que Pompée, voulant offrir au peuple un
théâtre, en fit donc le simple prolongement d’un sanctuaire
consacré à la déesse dont la protection lui avait assuré la vic-
toire. Laïcisation qui s’achèvera au début du règne d’Auguste
où, comme nous verrons, des triomphateurs seront chargés de
faire réparer les routes.
De la même manière, tout triomphateur pouvait offrir un fes-
tin au peuple sous couleur d’y inviter un dieu (invitare
deum261) et de consacrer à la divinité, pour désarmer les affects
secondaires et l’Envie, la dîme de ses gains. Une vieille cou-
tume romaine voulait que les négociants consacrassent à Her-
cule, dieu du marché de Rome, la dixième partie des bénéfices
qu’ils devaient à la protection du dieu262 : cette somme servait
le plus souvent à célébrer un banquet offert à tout venant (cena
popularis263) et qui (est-il besoin de le répéter ?) n’avait en
principe pas d’autre objet que de consommer la viande des vic-
times sacrifiées au dieu. Un marchand de fruits put ainsi payer
trois fois la dîme dans sa vie264, tant la protection du dieu était
efficace. Les triomphateurs prirent prétexte de cette coutume
fort épicière, à la manière des candidats prenant le prétexte des
jeux funèbres et de Pompée prenant prétexte de remercier
Vénus victorieuse : après le triomphe, ils faisaient banqueter
414 Le Pain et le Cirque
tout le peuple265. Sulla, après son triomphe, « consacra à Her-
cule la dîme de ses biens et donna au peuple un festin magni-
fique266 » ; après son petit triomphe (ovatio), Crassus « donna
un banquet de dix mille tables et distribua à chaque citoyen du
blé pour trois mois267 ».
Car, comme on voit, la plèbe s’était accoutumée à voir le
triomphateur ajouter quelques largesses à son banquet : le plus
souvent, une distribution de mesures (ou « conges ») d’huile,
d’où le nom de congiaires que prirent les distributions d’huile,
puis les distributions en général, y compris celles en espèces.
Lucullus fit distribuer du vin aux citoyens ; César, le premier,
leur fit donner de l’argent268, pour célébrer son triomphe de 46.
L’inventeur du genre fut peut-être Acilius Glabrio, qui fut,
on s’en souvient269, élu à la censure pour avoir distribué au
peuple des congiaires d’huile : ce fut, j’imagine, à l’occasion du
triomphe qu’il célébra en 189 sur Antiochos.

Cicéron sur l’évergétisme.


Tels sont les caractères de l’évergétisme sénatorial : les
mobiles en sont politiques (on est évergète parce que c’est
indispensable pour se faire élire ou plus généralement pour se
rendre populaire auprès des citoyens) ; la pression sociale de
l’opinion, en revanche, s’exerce peu sur ces grands seigneurs
et l’absence de guérilla laisse s’épanouir un certain égoïsme de
classe ; enfin l’oligarchie est peu portée au mécénat, à l’ex-
pression publique de sa splendeur. Tous ces traits se retrouvent,
bien visibles, chez Cicéron270 qui, dans le livre de morale où il
a mis le plus de lui-même271, consacre trois pages à l’éver-
gétisme, subsumé sous le concept de prodigalité. Analysons
rapidement ce texte fameux, où la philosophie justifie tant bien
que mal les opinions d’un homme ou d’un milieu et, en les jus-
tifiant, les trahit : c’est l’intérêt de ce texte. Imaginons que
nous expliquions une page de Victor Cousin sur la charité, pour
deviner ce que pensait de la charité la bourgeoisie du siècle
dernier.
Qu’est-ce que la libéralité ? Toute qualité, on le sait, se
trouve placée entre deux extrêmes : la libéralité a pour excès la
prodigalité et l’avarice. Dans un premier moment, Cicéron,
plus porté à rendre service à des individus qu’à faire largesse à
la plèbe, qualifiera de libéralité l’exercice de la charité, de l’as-
L’oligarchie républicaine à Rome 415
sistance, et flétrira du nom de prodigalité les largesses collec-
tives ou évergésies, qui ne sont que gaspillage. Mais il n’oublie
pas, dans le second moment, qu’à Rome, « si le système des lar-
gesses est essentiellement mauvais, il n’en est pas moins
imposé par les conditions historiques272 » ; n’a-t-on pas vu
« Mamercus, un homme très riche, échouer au consulat pour
n’avoir pas exercé l’édilité273 » ? L’évergétisme se trouvera jus-
tifié en certains cas par une fin supérieure, le service de
la cité : il faut faire largesse, si le consulat est à ce prix ; « il y
a une justification à une largesse, si elle est indispensable ou
seulement utile274 ». Cicéron ne va pas jusqu’à dire, comme il
devrait alors logiquement le faire, qu’accorder à la plèbe une
largesse utile est pratiquer la libéralité : prononcer le nom
de cette vertu au sujet de largesses à la plèbe lui arracherait sans
doute la gorge ; il se contente d’exprimer l’idée par son
contraire et de dire qu’il faut « éviter l’ombre de l’avarice275 ».
Mais enfin le raisonnement se tient à peu près : puisqu’en
certaines circonstances les évergésies sont justifiées, il serait
excessif de les refuser systématiquement et cet excès prendra
naturellement le nom d’avarice. Il est cependant curieux que
Cicéron n’aille pas jusqu’à admettre sereinement que les
critères de la vraie libéralité sont multiples, que l’utilité écono-
mique (le non-gaspillage) est l’un d’eux, que la fin poursuivie
(se faire élire) en est un autre et que tous ces critères sont sur le
même plan ; les stoïciens admettaient bien que la saine pratique
des devoirs exige une casuistique, où comptent l’opportunité,
l’utilité supérieure, le respect du décorum ; les aristotéliciens
disaient que, pour donner et recevoir, il faut tout considérer : les
personnes, les circonstances, la chose donnée elle-même276.
Cicéron, lui, tient visiblement à hiérarchiser les critères : il
existe une essence (genus) de la libéralité, eu égard à laquelle
des largesses à la foule sont non moins essentiellement de vul-
gaires prodigalités ; cependant des contigences historiques
(tempora), pour être regrettables et relever de l’imperfection des
choses humaines, n’en obligent pas moins à tempérer la
condamnation de principe.
L’intérêt que ces coups de pouce et réticences, peu philo-
sophiques, certes, ont pour nous, est de trahir l’attitude d’un
homme ou de son milieu. Reste à admirer par quel miracle la
prodigalité consiste toujours à faire largesse à la plèbe et ne
consiste qu’en cela, à en juger par l’exemplification qu’en fait
416 Le Pain et le Cirque
Cicéron : banquets, gladiateurs, jeux ; n’y a-t-il pas cent autres
façons de prodiguer son argent, cent autres espèces d’obligés qui
ne méritaient pas de l’être ? Cette merveilleuse coïncidence de
l’extension du concept cicéronien de prodigalité et de celui
d’évergétisme montre qu’ici la philosophie n’est qu’une polé-
mique déguisée ; Cicéron prévient que, si quelqu’un s’avise de
faire largesse à la plèbe, les penseurs lui refuseront le beau titre
de libéral et le flétriront du nom de prodigue.
La compréhension du concept de prodigalité n’est pas moins
instructive que son extension. Citons le texte lui-même277 :
« Généralement parlant, deux espèces d’hommes font des lar-
gesses, les prodigues et les libéraux. Sont des prodigues ceux
qui répandent des fortunes pour des festins, des distributions de
viande, des spectacles de gladiateurs, des jeux splendides et des
chasses dans l’arène278, choses dont ils ne pourront laisser
qu’un souvenir éphémère ou tout à fait inexistant ; sont des libé-
raux ceux qui, de leurs propres deniers, rachètent des prison-
niers aux pirates, paient les dettes de leurs amis, les aident pour
l’établissement de leurs filles279, les assistent dans l’acquisition
ou l’accroissement de leur patrimoine.» Ainsi donc, aux yeux
du philosophe, les seules largesses véritablement louables sont
destinées à des individus – et, comme on a ses amis de même
qu’on a ses pauvres, ce sont fatalement les individus que le
bienfaiteur connaît, ceux qui sont du même milieu que lui ; des
œuvres charitables, du devoir d’assistance envers les pauvres
et les malades, il ne pouvait guère être question avant le christia-
nisme ; mais Cicéron ne veut pas non plus de l’évergétisme, cette
redistribution des biens qui est sociale, car elle est faite à une col-
lectivité. Il ne connaît que les gens de son monde ; la vraie libéra-
lité se place pour lui dans le cadre de la clientèle et de la solidarité
des membres d’une même classe280.
Aussi bien condamne-t-il les largesses évergétiques parce
qu’elles « ne laissent qu’un souvenir éphémère ou aucun sou-
venir du tout » ; l’argument, qui peut sembler mystérieux,
se comprend mieux à la lumière d’un autre passage281 : « Un
bienfait accordé à un homme reconnaissant entraîne un profit
qui vient du bénéficiaire et aussi de tous les autres hommes. La
libéralité est donc une qualité très appréciée et la plupart des
gens la vantent avec d’autant plus d’ardeur que la bonhomie
des grands est le refuge commun de tous ; il faut alors prendre
soin de faire au plus grand nombre de gens possible des bien-
L’oligarchie républicaine à Rome 417
faits qui soient tels que le souvenir de ces bienfaits passe à
leurs enfants et à leurs petits-enfants, en sorte qu’ils n’aient pas
la possibilité d’être ingrats. Car tous les hommes détestent
celui qui oublie son bienfaiteur, considèrent qu’il commet par
là une injustice envers tout le monde, car il décourage la libéra-
lité.» L’argument peut sembler intéressé. A tort : Cicéron ne
songe pas à l’intérêt du seul bienfaiteur quand il recommande
de ne faire que des bienfaits qui impliquent le devoir de recon-
naissance : il raisonne, sur les échanges de bienfaits qui tissent
la trame de la vie sociale, comme raisonnent les économistes
sur les échanges de biens et de services ; plus le volume des
transactions sera grand, plus les échanges seront intenses, et
plus le niveau de vie de tous sera élevé : chacun bénéficiera
de la vive activité des affaires et pas seulement chaque bien-
faiteur qui recevra la contrepartie de son bienfait. Se livrer
à des bienfaits sans contrepartie, c’est jeter des marchandises à la
mer : cela ralentit le mouvement, de même que l’ingratitude tue
la confiance nécessaire à la bonne marche des échanges.
Est-ce à dire qu’en matière de bienfaits l’échange procure à
coup sûr un optimum ? Et est-ce bien parce que les évergésies
ne déclenchent pas de processus d’échanges que Cicéron les
réprouve ? Limiter la vie sociale aux seuls bienfaits qui entraî-
nent une contre-prestation assurerait un optimum à deux condi-
tions : si tous les bienfaits étaient substituables entre eux, si tous
les bienfaits pouvaient être faits à tous les hommes, à quelque
classe de la société qu’ils appartiennent. Mais si la plèbe reste
en dehors du circuit ? Si, par nature, les bienfaits qui entraînent
le devoir de reconnaissance ne peuvent s’adresser qu’à des
hommes qui sont socialement les pairs du bienfaiteur ? La
société sera alors coupée en deux : une classe élevée, une plèbe.
De plus, une espèce de bienfaits ne tient pas la place d’une
autre ; sans doute est-il important que les filles pauvres de bonne
famille aient une dot, mais il est non moins important que les
citoyens aient des fêtes et ceci ne remplace pas cela ; qui sait si
les filles, même dotées, ne voudront pas en plus aller aux spec-
tacles ? Réduire la vie sociale aux bienfaits qui peuvent être ren-
dus, c’est un peu la même chose que de ne prendre en
considération, quand on fait de la politique économique, que les
biens qui sont comptabilisables : c’est oublier la « qualité de la
vie », c’est appauvrir l’existence et nous promettre un monde où
l’on s’ennuie.
418 Le Pain et le Cirque

Le sénateur et la plèbe.

De fait, ce philosophe et « homme nouveau » a un moralisme


un peu étriqué. Ses étonnements le montrent assez282 : « Je me
demande bien comment Théophraste, dans son traité Sur la
richesse où l’on trouve tant de pages remarquables, a pu avoir
l’idée saugrenue de ne pas tarir d’éloges pour la magnificence
et la splendeur démagogiques283 des liturgies et de considérer
la possibilité de faire de pareilles dépenses comme le vrai
usage284 de la richesse ! » En réalité, Cicéron n’a pas donné les
vraies raisons pour lesquelles il condamne l’évergétisme. Ce
n’est pas qu’il admette les seuls bienfaits qui peuvent être ren-
dus ; ne dit-il pas plus loin qu’« un homme peu fortuné, mais
homme de bien, peut du moins garder de la reconnaissance, s’il
ne peut pas la rendre285 » ? Ce jeu de mots non dépourvu de
générosité dément la doctrine du commerce des bienfaits. C’est
déjà la doctrine de Sénèque, aux yeux de qui les bienfaits ont
pour vraie récompense le plaisir qu’éprouve le bienfaiteur à
aider un autre homme286 : la pensée de Cicéron est ici plus
large que la formulation qu’il en donne. Toutefois, son sens de
la gratuité ne va pas jusqu’à louer les spectacles ; il les blâme,
au vrai, parce qu’il ne veut pas, comme homme riche, payer
des plaisirs à une plèbe qui n’est pas de son monde et n’entre
pas dans ses relations de clientèle ou d’amitié et parce que,
comme intellectuel et sénateur, il trouve frivoles les plaisirs du
vulgaire ; la bienfaisance privée « est le fait d’hommes sérieux,
de grands esprits, tandis que les spectacles sont celui d’adula-
teurs du peuple qui flattent la légèreté de la foule287 ».
Comment ne pas voir là un contraste entre le génie grec et le
génie romain, ou plutôt entre le groupe étroit qu’était la cité
grecque et le vaste État oligarchique qu’était devenue Rome ?
L’unanimité civique, qu’il s’agisse des fêtes ou des choses
sérieuses, n’existait plus : les jeux n’étaient plus que des
réjouissances populaires à l’échelle d’une ville, tandis que le
sérieux de la vie, la politique, était à la taille d’un Empire : les
hommes graves, estime Cicéron, ne doivent plus avoir d’yeux
pour des fêtes folkloriques. Il oppose à Théophraste une page
du maître de celui-ci, Aristote, qui condamne des plaisirs
« bons pour des enfants, des femmes, des esclaves et des
hommes libres qui ne diffèrent guère des esclaves288 ». En fait,
L’oligarchie républicaine à Rome 419
l’attitude aristotélicienne était moins simple ; les péripaté-
ticiens avaient un sens aigu de la gratuité (ils n’avaient qu’à
se regarder eux-mêmes, dans leur activité de savants, pour l’ac-
quérir : la connaissance, la « contemplation », n’était-elle pas, à
leurs yeux, l’activité qui n’a d’autres fins qu’elle-même et qui,
par là, est divine ?). « Nous n’allons à Olympie que pour
contempler, quand même cette contemplation ne nous rapporte-
rait rien de plus », écrivait le jeune Aristote ; « le spectacle, à lui
seul, vaut largement une grosse somme ; nous ne contemplons
pas les Dionysies pour tirer un profit des comédiens : au
contraire, nous payons pour cela289 ». On distingue ou devine
chez Aristote trois points de vue différents sur les fêtes civiques.
D’abord, comme on vient de le voir, cet homme de cabinet
devait avoir un certain mépris pour les curiosités vulgaires290,
comme Cicéron qui profitait des jours de jeux, où la ville était
en fête, pour écrire ses livres291. Toutefois, si l’activité contem-
platrice est la plus élevée dans l’échelle ontologique (elle est
divine, c’est-à-dire qu’elle n’est pas réductible aux forces
naturelles), en revanche le contemplateur ne l’est pas, car il
n’existe pas de contemplateur : on ne peut contempler à temps
plein, car « une vie de ce genre serait trop élevée pour la condi-
tion humaine et ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de
cette façon, mais dans la mesure où l’élément divin est en
nous292 ». Dans la vie complète, éthique et civique, tout reprend
ses droits et la place des plaisirs et des largesses devra être
mesurée par l’entendement, qui pourra estimer qu’« il est préfé-
rable d’empêcher les riches, même s’ils l’acceptent volontiers,
d’organiser des liturgies dispendieuses et inutiles, telles que
chorégies et courses aux flambeaux293 ».
Il faut donc penser politiquement, prudemment ; de quoi
convient-il de tenir compte pour mesurer les évergésies ? De
bien des choses et en particulier de leur rendement : toutes
choses étant égales d’ailleurs, mieux vaut investir en un plaisir
qui dure qu’en un plaisir qui dure moins et qui est oublié sitôt
qu’il est passé. Les plaisirs de la foule « sont de très courte durée
et, avec la satiété, le souvenir en meurt294 » ; Cicéron cite ces
lignes et sans doute, quand il critique les évergésies parce
qu’elles ne laissent pas de souvenir, laisse-t-il sa critique
prendre, des deux sens qu’elle peut avoir, celui qui plaira au lec-
teur : les largesses au peuple n’engendrent pas de recon-
naissance, elles ne produisent pas de satisfaction durable. Un
420 Le Pain et le Cirque
demi-millénaire après Aristote, ou presque, l’empereur Anto-
nin félicitera un évergète d’Éphèse d’avoir fait construire
plutôt que d’avoir donné un spectacle : à des largesses qui ne
lui auraient valu qu’un instant de gloire295, il a préféré rendre
sa cité plus vénérable dans l’avenir. Mais la durée des investis-
sements n’est pas le seul critère : il faut tenir compte aussi de
leurs destinataires ; « Puisqu’il y a deux classes de spectateurs,
dont l’une comprend les hommes libres et éduqués et l’autre
les gens grossiers, composée qu’elle est d’artisans, de prolé-
taires et de gens de cette espèce, il faut mettre à la portée de
pareilles gens des concours et des spectacles où ils puissent
trouver leur délassement296 ».
Mais enfin, sur le fond du problème et quand il prend le
point de vue de l’évergète lui-même, Aristote pense comme
Théophraste. Si l’on ne tient pas compte comme lui du besoin
de s’agiter gratuitement, si l’on réduit la vie à un équilibre avec
le monde ambiant ou à des échanges avec les autres, si on ne
voit pas, au-delà de l’intérêt, le besoin de se dépenser et, au-delà
de l’idéologie, le besoin de s’exprimer, on ne comprendra rien à
l’évergétisme. Déjà les animaux supérieurs éprouvent le besoin
d’explorer inutilement les environs de leur territoire et de ne pas
s’y cantonner ; les hommes non plus ne sont pas faits pour le
bonheur selon Épicure, pour demeurer en repos dans une
chambre : ils s’ennuieraient. On a vu, au premier chapitre, quel
éloge Aristote fait de la magnificence ; cette vertu tombe dans
l’excès, dans les largesses vulgaires, non pas quand on donne
trop, mais quand on le fait pour de sottes raisons de conspicuous
consumption, « non pas pour un noble motif, mais pour étaler sa
richesse, en croyant ainsi susciter l’admiration297 ». Cette sym-
pathie des péripatéticiens pour les largesses est philosophique-
ment fondée : tout être aime l’existence, c’est-à-dire s’aime
lui-même, veut exister pleinement ; s’il est magnanime, il
acquiert cette plénitude en actualisant ses possibilités, en
œuvrant ou en s’exprimant ; au contraire, dira saint Thomas, le
péché de la petitesse d’esprit est de ne pas actualiser sa puis-
sance : pusillanimus deficit a propositione suae potentiae298.
C’est pourquoi « les bienfaiteurs aiment ceux auxquels ils ont
fait du bien, plus que les obligés n’aiment leur bienfaiteur299 »,
comme l’explique un chapitre célèbre de L’Éthique à Nico-
maque où l’accent est mis sur le bienfait lui-même, plus que sur
le devoir de reconnaissance qui incombe aux obligés ; car un
L’oligarchie républicaine à Rome 421
bienfait est une œuvre et toute œuvre est l’actualisation de son
auteur, qui, si l’on ose dire, fait du bien pour fuir l’asphyxie
plutôt que pour échanger des services. La société grecque, nous
le savons, ignorait la clientèle.

Évergète malgré lui.


Un sénateur romain a d’autres moyens de fuir l’asphyxie que
de faire largesse à la plèbe ; il n’y consentira que pour ne pas
échouer par-devant les comices. Le voilà contraint à une généro-
sité à laquelle il répugne en son cœur ; comment s’en tirer ? En
coupant la poire en deux : comme le lui enseigne Cicéron, « ici
encore la règle du juste milieu est la meilleure300 » ; car
« puisque tout le système des largesses est essentiellement mau-
vais, mais nous est imposé par des raisons d’opportunité, il faut
que nous le proportionnions à nos moyens de fortune et que nous
le tempérions par le sens de la juste mesure301 ». Le conseil
devait avoir beaucoup de succès302.
Le juste milieu… Chez les philosophes, cette expression se
prend, semble-t-il, en deux sens303. Quand ils disent que la
libéralité est le juste milieu entre la prodigalité et l’avarice,
comme nous l’avons vu plus haut, ils ne prétendent pas par là
qu’en une circonstance déterminée la recette assurée est de
couper la poire en deux. Ils constatent simplement que la vertu
de libéralité se trouve encadrée entre deux imperfections
et qu’il en est de même de la plupart des activités humaines.
Et pour cause ; si ces activités ne mettaient en jeu qu’un seul fac-
teur, si la libéralité ne consistait qu’à dépenser beaucoup,
la vertu croîtrait linéairement en proportion de ce facteur : plus
on dépenserait, plus on serait vertueux. Mais les choses sont
rarement aussi simples et très peu d’activités humaines se
traduisent en équations linéaires. Outre la quantité que l’on
donne, il faut considérer à qui on la donne, pourquoi, etc., et ces
facteurs se multiplient et ne s’additionnent pas : si l’un d’eux fait
complètement défaut, le produit des autres est nul, la vertu est
anéantie ; si un évergète qui distribue beaucoup le fait absolu-
ment au petit bonheur, ce n’est qu’un fou et on ne peut se conso-
ler en se disant qu’au moins subsiste son autre mérite, celui de
ne pas garder son argent pour lui. Si les facteurs d’une vertu ne
faisaient que s’additionner, cette vertu n’aurait d’autre unité que
son nom. Or il serait miraculeux que ces différents facteurs
422 Le Pain et le Cirque
varient tous dans le même sens ; aussi, au lieu d’une droite
ascendante, leur résultat est une courbe ; cette courbe a un maxi-
mum, qui est la vertu, à droite et à gauche duquel le mérite est
moindre : à partir d’un certain point, plus on dépensera et moins
on sera vertueux ; avant ce point, on n’était pas pleinement ver-
tueux si l’on ne dépensait pas assez. Telle est la première
conception du juste milieu : c’est une idée de praxéologue. La
seconde conception, qui nous intéresse à présent, est une idée
d’ingénieur ; elle se rapporte à l’étude des cas déterminés : en
une circonstance donnée, tout l’art est de calculer les moyens
pour les adapter exactement aux fins ; ce que les Anciens appe-
laient, d’un mot qui a changé de sens depuis lors, la modération
ou tempérance. Il n’est nullement exclu, bien évidemment, qu’en
certains cas la fin n’exige l’emploi de moyens extrêmes et qu’il
faille fournir un élan maximum ; le juste milieu se trouvera alors
placé à une extrémité : nul ne l’a dit plus clairement que saint
Thomas304.
Et Cicéron ? Il admet évidemment que toute dépense doit
être calculée d’après ses fins ; le tout est de savoir quelles
elles sont ; ce sont la décence, la convenance : « En ce qui se
rapporte aux apparences extérieures de la vie libérale, à son
prestige, il faut garder la mesure ; or la mesure la meilleure est
de s’en tenir au convenable305.» Mais quel est ce convenable ?
Eh bien, si un sénateur se fait construire un hôtel, cet édifice
devra être habitable, confortable et prestigieux, car l’état de
son propriétaire l’exige ; mais celui-ci n’oubliera pas que son
prestige de sénateur rehausse l’hôtel plus encore qu’il n’en est
rehaussé : il devra donc éviter de se lancer sans mesure dans la
dépense et le faste, mais les ramener au juste milieu306. On ne
saurait dire mieux, car la convenance ne se peut mesurer que
d’après les coutumes d’une société considérée. Nous voilà
donc aussi savants que par-devant ; pourquoi les largesses à la
plèbe doivent-elles être tenues pour des prodigalités qui pas-
sent la mesure ? Parce que Cicéron les tient pour telles, parce
qu’il a moins que d’autres le sens de la splendeur publique et
privée. Les convenances dont il parle ne sont ni les coutumes
réelles de la société où il vit, ni les conclusions d’une critique
raisonnée de ces coutumes ; aux coutumes effectives il
emprunte le nom de convenances ; à la critique raisonnée, le
droit de se faire une idée personnelle de ce qui est convenable,
mais sans la raisonner : c’est un procédé d’argumentation rhé-
L’oligarchie républicaine à Rome 423
torique, auquel il avait déjà recouru plus haut pour qualifier
l’évergétisme de prodigalité. Procédé qui consiste à faire
prendre une définition de mot pour une définition de chose, en
laissant au mot dont on fait un nouvel usage la connotation
laudative ou péjorative qui lui reste de sa signification anté-
rieure.
Le sentiment profond de Cicéron est que prendre plaisir à
faire largesse à la plèbe est indigne d’un sénateur ; ce ne peut
être qu’un excès, contre lequel il préconise le juste milieu en
donnant à cette notion sa signification populaire : il faut se
modérer, ne pas s’abandonner entièrement à ses désirs ; on
prêche ce juste milieu aux gens qui se livrent à des actions que
l’on réprouve profondément, sans oser les condamner radicale-
ment. La nostalgie de Cicéron est qu’on puisse être élu sans
avoir été évergète et son éloge du juste milieu n’a pas d’autre
contenu : « La règle de la juste mesure est la meilleure : Mar-
cius Philippus, esprit élevé, figure illustre, aimait se targuer
d’être parvenu à la position la plus élevée sans avoir fait la
moindre largesse307.» La juste mesure serait le zéro, mais ce
rêve étant irréalisable, du moins un sénateur doit-il s’en tenir
au minimum et ne pas aller spontanément au-delà de ce qu’on
exige de lui. Il peut aussi, ajoute Cicéron, choisir judicieuse-
ment ses largesses : plutôt que des plaisirs d’un instant, il don-
nera des investissements durables, « des remparts, des
chantiers navals, des aqueducs, des constructions d’utilité
publique » ; quant aux portiques, aux théâtres, aux nouveaux
temples, aux constructions d’un Périclès ou d’un Pompée, elles
sont beaucoup moins utiles et louables308. C’était condamner
l’habitude qu’avaient les triomphateurs de monumentaliser leur
gloire ; ces lignes rendent un son assez irréel (où a-t-on vu un
évergète, à Rome, faire construire des remparts ou des chan-
tiers navals ?), pour ne pas dire livresque : elles viennent des
auteurs grecs que Cicéron venait de relire avant d’écrire ces
pages, Panaitios ou Démétrios de Phalère309. A Rome, souhai-
ter qu’un triomphateur fasse construire un arsenal plutôt qu’un
temple ne pouvait être qu’un vœu pieux, et les vœux pieux sont
toujours suspects : le seul évergétisme qu’approuve Cicéron est
un évergétisme imaginaire. Lui-même se vante d’avoir été peu
munificent quand il était édile et la seule évergésie qu’on lui
connaisse par la suite avait pour destinataires les Idées : il fit
construire un portique à Athènes, dans l’Académie, comme
424 Le Pain et le Cirque
d’autres élèveront un jour un Temple de la Nature au bord de la
mer de Glace310.
Cette froideur implique une anthropologie et révèle un
tempérament. Cicéron croit à la futilité de la gratuité et des
plaisirs ; il estime qu’un homme politique déroge s’il s’y com-
plaît plus qu’il n’est strictement nécessaire. La gratuité est-elle
si futile ? Pour les aristotéliciens, comme l’a montré
P. Boyancé, la fête a un fondement anthropologique : l’âme a
besoin de détente, et de plus la fête est une sorte d’imitation
humaine du bonheur des dieux. Pourquoi ce besoin de détente ?
Aristote, si longtemps attaché à la psychologie platonicienne,
l’a d’abord attribué au conflit entre la part raisonnable de l’âme
et sa part déraisonnable311 ; vers la fin de sa vie, le philosophe,
peut-on supposer, l’aurait plutôt rapporté à la matière de l’âme ;
car cette dernière n’est pas acte pur et ne se réduit pas à ses
représentations et à ses opérations : elle n’est que la forme d’un
corps organisé, son expression, et, si ce corps se trouve fatigué,
elle se trouvera l’être aussi ; elle pâtit par le corps, qui est sa
matière, et il lui faut se détendre comme lui et par lui. La
détente est pour elle un besoin, sinon une fin en soi (on ne se
repose pas indéfiniment) ; mais la tension et l’effort ne sont pas
davantage des fins ; ce sont des moyens que l’humaine nature
rend nécessaires. Le seul but et pour ainsi dire la seule vraie
dignité demeure le bonheur, dont jouissent pleinement les êtres
divins qui n’ont besoin de rien ; pour les hommes, la fête n’est
qu’une pause, ce n’est pas une félicité perpétuelle. Cependant,
si la fête diffère du bonheur divin par sa fin, elle ressemble à
celui-ci par sa matière ; elle est une image trop brève de ce bon-
heur. Il s’ensuit que la détente, le jeu, la fête ne sont pas
de futiles abus dont on pourrait espérer guérir les hommes.
Or chaque homme a ses plaisirs : pour les gens grossiers, pour
les artisans, il faut des plaisirs grossiers. Un homme politique,
qui prend les hommes tels qu’ils sont et qui ne les choisit pas,
ne devra donc pas faire la fine bouche devant les plaisirs popu-
laires ; seuls les intellectuels pourront se permettre de les mé-
priser. Mais précisément Cicéron est moins un homme politique
autoritaire qu’un intellectuel autoritariste ; il ne se résigne pas
à faire ce qu’il faut, comme un Caton, son contemporain, savait le
faire : il veut se conformer à une image idéale ou arbitraire de la
politique et de l’homme.
L’oligarchie républicaine à Rome 425

6. Le pain d’État et l’ordre moral

Avec le pain ou plutôt le blé d’État, nous sommes par défini-


tion aux antipodes de l’évergétisme. Les largesses des sénateurs
avaient des mobiles politiques, comme on vient de le voir ; en
revanche les distributions (ou prétendues telles) de blé gratuit
ou à bon marché à la plèbe de la ville de Rome étaient une
institution incontestablement sociale, mais une institution
d’État, établie par une loi. Car l’évergétisme privé n’était pas en
mesure de remplacer l’État en ce domaine : les édiles n’avaient
guère envie de se ruiner pour la plèbe ; le coût de tout ce blé
n’était pas à l’échelle des richesses privées, pourtant énormes à
nos yeux ; enfin l’organisation des distributions était une tâche
trop complexe pour être confiée à des initiatives privées, qui
sont par nature aussi dilettantes que généreuses. Il demeure
caractéristique qu’à Rome cette institution sociale, qui était
authentiquement de la politique, n’ait pas été assurée par des
évergètes et ait été arrachée à l’État par la lutte des classes.
Mais commençons par analyser l’institution elle-même, qui ne
ressemble guère à ce que l’on croit parfois.
Chacun sait que tous les citoyens de Rome, ou une partie
d’entre eux, recevaient chaque mois, à bas prix ou gratuitement,
une quantité déterminée de blé, que ces distributions ont été
établies en 123 par une loi du tribun Caïus Gracchus et qu’elles
ont duré jusqu’à la fin de l’Empire. On peut les considérer
comme une mesure de welfare State ou les flétrir comme une
prime à la paresse, à l’exemple de Cicéron : « Caïus Gracchus
proposait sa loi sur le blé ; mesure agréable à la plèbe qui, sans
travailler, recevrait des vivres en abondance ; les gens de bien,
eux, s’y opposaient, car ils estimaient que la loi détournerait la
plèbe du travail, la livrerait à la paresse et épuiserait visible-
ment le Trésor312.» Telle est l’image d’Épinal ; la vérité nous
semble plus compliquée et plus intéressante. Au temps de
Caïus Gracchus, il n’était nullement question de distributions :
l’État se contentait de garantir la vente d’une certaine quantité
de blé à tout consommateur qui avait l’argent nécessaire pour
l’acheter. Puis, sous les pressions opposées des optimates et des
populares, l’institution a évolué et a fini par être fossilisée,
insularisée : à partir de César et jusqu’à la fin de l’Empire,
426 Le Pain et le Cirque
l’État distribue 150 000 « bourses » de blé gratuit à des privilé-
giés et ces bourses ont presque un caractère honorifique ;
le centre de gravité du problème s’est déplacé : pour assurer le
ravitaillement, l’annone, le Romain moyen compte désormais
sur le service impérial de l’Annone, qui supervisait le marché
du blé et la libre entreprise ; le pain d’État, lui, n’est plus
qu’une survivance pittoresque. Lutte des classes, échec de
l’évergétisme, recours à l’État : voilà pour nous l’intérêt de
cette histoire313.

Le problème du blé.
La loi gracchienne ne visait pas à faire vivre la plèbe dans
la paresse et à acheter son apolitisme au prix de sa veulerie ;
elle n’était pas une entreprise d’assistance ou de charité ; elle
n’avait pas pour principe de répartir entre tous les citoyens du
peuple conquérant les bénéfices de la conquête : elle voulait
simplement faire appliquer sérieusement le principe qui affir-
mait que le blé n’était pas une marchandise comme les autres et
que l’État avait pour tâche de faire en sorte que le marché
en fût pourvu. Principe qui était bien antérieur aux Gracques et
qui n’était pas particulier à Rome ; les cités grecques le recon-
naissaient aussi. Mais principe qu’à Rome les édiles appliquaient
avec dilettantisme314 : ce mot résume l’histoire du blé à Rome
avant la loi de Caïus Gracchus.
L’homme vivait de pain et gagnait son pain ; le blé lui était
aussi nécessaire que l’air et l’eau. Ce n’est pas un bien collectif
comme ces éléments mais, comme il était non moins indispen-
sable que ceux-ci, les cités tendaient à suppléer à la nature315 et
à assurer le blé à tous leurs citoyens, ou du moins à ceux qui
avaient de l’argent pour en acheter et qui voulaient en trouver
en vente sur le marché, sans pour autant être disposées à payer
pour les nécessiteux. Les cités devaient donc faire en sorte que
le marché soit régulièrement alimenté, que le blé y soit en quan-
tité suffisante et s’y vende à un juste prix. L’annone était mise
sur le même plan que la défense nationale : à Athènes, l’ordre
du jour de l’assemblée considérée comme la plus importante
portait notamment « sur le blé et sur la défense du terri-
toire316 ». Dans une page de ses Devoirs, Cicéron énonce les
principes fondamentaux de la société : la propriété privée est
sacrée, l’impôt ne peut être qu’une mesure d’exception, enfin
L’oligarchie républicaine à Rome 427
« tous ceux qui seront au gouvernail de l’État devront veiller à
ce qu’il y ait abondance des biens qui sont indispensables »,
c’est-à-dire du blé317.
Ce n’était pas facile ; il en fallait des quantités énormes, sans
commune mesure avec celles des autres produits : environ
un kilo de grain par jour et par personne. Les régions qui possé-
daient du blé ne le cédaient pas volontiers à celles où il y avait
disette et, quand elles le cédaient, se posait le problème des
transports ; politiquement et techniquement, ces difficultés
dépassaient l’entreprise privée. La solution la plus sûre était
l’autarcie : mais les mauvaises récoltes n’en survenaient pas
moins ; et comment assurer l’autarcie des énormes concen-
trations qu’étaient les trop grandes villes ou, sous l’Empire, les
armées permanentes318 ? Chaque cité vivait du grain que pro-
duisait son territoire ou les régions les plus proches ; imaginer
que, dans l’Italie de la République, les pâturages, la vigne
et les oliviers avaient remplacé les semailles, c’est écrire un
roman noir : les gens seraient morts de faim319 si Bacchus, ce
capitaliste, avait ainsi supplanté Cérès. Difficultés de transports,
difficultés politiques320 : la première explique que, par un appa-
rent retour à l’économie en nature dont la « loi de Dopsch » suf-
fit à rendre compte321, les États aient préféré les impôts en
nature aux contributions en espèces chaque fois que le choix leur
était possible : mieux vaut qu’un agriculteur livre du grain que la
valeur de ce grain car l’État, voulant reconvertir en blé l’argent
de l’impôt, devra trouver ce blé et en organiser lui-même le
transport322. Difficultés politiques enfin : les cités grecques
usaient de leur influence internationale pour signer des traités
d’importation de blé avec des rois ou d’autres cités, ou bien
honoraient comme évergètes les marchands qui apportaient du
blé dans leurs ports.
A Rome, le pain était, avec le Cirque, une des deux grandes
tâches des édiles : la cura annonae valait la cura ludorum ; les
édiles devaient faire en sorte qu’il y eût du grain sur le marché
en quantité suffisante et au juste prix. Tâche urgente et ardue :
les pouvoirs et le talent des édiles, les crédits dont ils dispo-
saient ne suffisaient plus pour une ville qui était devenue trop
grande ; à la fin de la République, Rome comptait au minimum
un demi-million d’habitants, dans une Italie péninsulaire qui en
comprenait moins de 5 millions (esclaves non compris). Il faut
une si grande quantité de blé pour cette gigantesque aggloméra-
428 Le Pain et le Cirque
tion que les régions voisines ne suffisent pas : l’auréole de Thü-
nen s’élargit considérablement et en conséquence le prix
du transport alourdit considérablement celui du blé, ou l’alour-
dirait, si heureusement Rome n’était voisine de la mer ; encore
faut-il savoir où aller chercher ce blé : la « main invisible » n’y
suffisait pas et il fallait que l’État usât de ses propres sources
de renseignements et de ses moyens de pression : les négo-
ciants étaient trop mal renseignés et trop peu puissants. Car,
dès que la disette menace, la spéculation se met de la partie.
En 57, à Rome, c’est la disette et l’émeute : la plèbe affamée
considère que la cherté est une punition céleste parce que les
riches ont rappelé Cicéron d’exil ; les raisons de la cherté sont
que « les provinces d’où nous vient le grain, pour une part,
n’en ont pas, pour une part, l’ont envoyé dans d’autres régions
à cause des différences de cours, pour une part le gardent en
réserve » et l’enverront plus tard, quand la disette sera à son
comble323.
Les magistrats en poste dans les provinces se faisaient
un devoir de lutter contre la spéculation et d’aider leurs
collègues de Rome : Cicéron, questeur en Sicile, « fait envoyer
une énorme quantité de blé à Rome, où il y avait disette » en
usant de son influence sur les producteurs et les négociants324 ;
gouverneur de Cilicie, sans user de contrainte, sans humilier
personne, simplement à force d’autorité et de persuasion, il
obtient que les Grecs et les hommes d’affaires romains livrent le
blé que sans doute ils prétendaient stocker jusqu’à ce que les
prix aient encore monté325. La tradition annalistique transpose
imaginairement en plein Ve siècle avant notre ère des interven-
tions autoritaires du même genre, qui devaient être monnaie
courante dans les derniers siècles de la République ; peu après
la chute de la royauté, raconte-t-elle, « la famine aurait amené
des décès, surtout parmi les plébéiens et les esclaves, si les
consuls » (car l’édilité n’existait pas encore) « n’y avaient paré
en faisant la chasse au blé de toute part, en Étrurie et jusqu’en
Sicile326 ». Comme les cités réglementaient les exportations de
blé, des négociations diplomatiques étaient nécessaires pour que
des marchands fussent autorisés à vendre du blé aux Romains :
Rome négocie avec les tyrans de Sicile327. Comme mainte aris-
tocratie, les sénateurs romains avaient un talent certain
d’hommes d’affaires (notre noblesse d’Ancien Régime, qui
n’en avait guère, est l’exception plutôt que la règle) ; à vrai dire,
L’oligarchie républicaine à Rome 429
en ces temps lointains, l’activité économique était autant et plus
une affaire d’organisation des hommes, de commandement,
qu’une tâche technique : on a vu Cicéron à l’œuvre ; de plus,
un marchand n’était qu’un plébéien et ne savait pas dire non à
un seigneur.
Mais tout cela n’allait pas très loin ou plutôt, selon la ten-
dance de l’époque, le service de l’annone était une succession
d’improvisations plutôt qu’une entreprise continue ; chaque
année les autorités compétentes inventaient, si elles l’inven-
taient, une solution différente. La République n’organisait pas
le ravitaillement (l’Empire le fera) et ne semble pas non plus
avoir jamais fixé un maximum des prix de marché328. Bon an
mal an, les édiles ou le Sénat recouraient à trois solutions : for-
cer la main à des marchands, mettre sur le marché une partie
du blé que l’État percevait comme butin ou au titre de l’impôt,
en fixant le prix et la quantité que chaque citoyen pouvait
acquérir329, faire acheter du blé par des courtiers sur crédit
ouvert par sénatus-consulte330 ; la première solution était aléa-
toire et les deux autres se heurtaient à la mauvaise volonté du
Sénat, qui disait craindre d’épuiser son Trésor, car l’argent de
l’État ne devait pas être gaspillé. Restait au peuple à se consoler
à l’idée que certaines années étaient meilleures que d’autres331
et aux édiles à se dire qu’à l’impossible nul n’est tenu. Bref,
aubaine, loi ou sénatus-consulte, l’annone ne recevait de solu-
tion qu’extraordinaire.
Les édiles faisaient ce que tout dilettante peut faire ; recou-
raient-ils à une quatrième solution, le mécénat332 ? Je crois
pouvoir répondre oui pour le dernier siècle avant notre ère.
Leurs distributions de blé à bon marché sont qualifiées de lar-
gesses, mais ce mot de largitio n’est pas concluant à lui seul : il
qualifie l’intention démocratique ou démagogique, non la
source du pactole, et il se disait des lois démagogiques des tri-
buns qui épuisaient le Trésor au profit de la plèbe. Entrouvrons
alors le dossier devant le lecteur ; Cicéron écrit quelque part :
« Si la question du blé dépendait seulement des récoltes et du
prix de cours, sans qu’il faille considérer les chiffres absolus
des prix et de la quantité, jamais, ô Hortensius, ton boisseau
et demi par personne n’aurait fait tant de plaisir : en assignant
par tête, au peuple romain, une quantité de blé si parcimo-
nieusement mesurée, tu as fait à tout le monde le plus grand
plaisir, car le prix élevé des cours faisait qu’une quantité appa-
430 Le Pain et le Cirque
remment petite semblait grande dans la circonstance ; mais si
tu avais voulu faire la même largesse à un moment où le cours
était bas, on se serait moqué de ton bienfait et on l’aurait
méprisé333.» L’édile Hortensius a-t-il ouvert sa propre bourse
pour cette largesse ? Je crois que oui, car il aurait fallu une loi
ou un sénatus-consulte pour lui ouvrir le Trésor, ce qui aurait
été une grosse affaire ; et puis sa largesse paraît être un geste
fait une seule fois : il ne nous est pas dit qu’il l’ait renouvelée à
intervalles réguliers tout au long de l’année334 ; ce geste était
plus propre à rendre populaire le charitable édile qu’à résoudre
au fil des mois le problème du ravitaillement. Distribuer à
quelques centaines de milliers de citoyens douze litres de blé
en perdant quelques sesterces sur chaque mesure, ce n’était pas
ruineux : les jeux publics que le même Hortensius avait donnés
lui avaient probablement coûté beaucoup plus cher. Mais enfin,
tous les édiles n’étaient pas aussi généreux et le nom de ceux
qui l’avaient été ne s’oubliait pas335.
Le mécénat des édiles se réduisait à des gestes symboliques
qui contribuaient à les faire élire préteurs ou consuls. Gestes que
l’on mettait sur le même plan que la splendeur de leurs jeux.
L’édilité était devenue une magistrature à part : la vraie fonction
de son détenteur était de faire largesse336 ; il distribuait un
peu de blé ou d’huile au même titre qu’il donnait des jeux.
« Voici quelles furent, en cette année-là, les largesses des
édiles : les Jeux romains qui furent célébrés magnifiquement,
du moins pour l’époque, avec un jour supplémentaire, et la
distribution d’un conge d’huile par rue337.» A la fin de la Répu-
blique, le problème du blé, toujours résolu de manière extra-
ordinaire et dilettantesque, servira de prétexte aux magnats pour
se faire accorder par le Sénat de ces commandements eux-mêmes
extraordinaires qui, plus que les magistratures, étaient devenus
les vrais instruments de la puissance politique ; Pompée est
nommé en 57 commissaire aux blés, avec les pleins pouvoirs pour
cela dans tout l’Empire pendant cinq ans338.

Du juste prix au blé gratuit.


La loi frumentaire de Caïus Gracchus était destinée à mettre
fin à ce dilettantisme, sans pour autant épuiser le Trésor. Elle
obligeait l’État romain à mettre en vente du blé en permanence,
à un prix égal339 ou peut-être même inférieur340 au cours nor-
L’oligarchie républicaine à Rome 431
mal ; tout citoyen de Rome, riche ou pauvre341, qui désirait
acheter de ce blé de l’État et pouvait payer, en avait le droit ;
toutefois, pour empêcher la spéculation et pour ne pas ruiner
l’État, il semble certain342 que chaque citoyen ne pouvait pas
acheter plus d’un certain nombre de boisseaux par mois – nous
ne savons combien. Ni distribution, ni assistance : la loi grac-
chienne organisait la vente du blé à prix fixe par l’État, afin
d’empêcher la disette et la spéculation. L’État tirerait-il le
blé de ses provinces, au titre de l’impôt ? L’achèterait-il ? On
ne sait ; du moins la loi prescrivait-elle de mettre en place l’or-
ganisation nécessaire, en particulier un réseau de greniers
publics343. Il n’était pas question de nourrir la plèbe à ne rien
faire, puisque le blé n’était pas gratuit, qu’on ne vit pas seule-
ment de blé et que les citoyens avaient à nourrir, outre leur
propre personne, leur famille et leurs esclaves ; il semble diffi-
cile qu’ils n’aient pas été obligés d’acheter un complément de
grain sur le marché privé. Pour le Trésor, qui était très riche,
le fardeau était aisé à supporter : le calcul a été fait344. Nous ver-
rons plus loin comment une loi aussi sensée a pu susciter la
colère des optimates.
Quand le prix de cours était supérieur au prix fixé pour le
blé de l’État, la perte que faisait l’État ou le manque à gagner
retombaient sur le Trésor ; or le Trésor était alimenté princi-
palement par les tributs des provinces ; c’est donc aux dépens
des sujets de l’Empire que la loi gracchienne promet, aux
citoyens qui habitent Rome, la certitude de pouvoir toujours
acheter une certaine quantité de pain à bon marché. La réforme
de Caïus Gracchus a été rendue possible par la réduction en
province romaine de la richissime Asie Mineure, une dizaine
d’années auparavant ; aussi bien la plèbe romaine était-elle
patriote et impérialiste345. Peut-on estimer pour autant que le
principe de la loi gracchienne était de répartir plus équitable-
ment les fruits de la conquête entre tous les membres du
peuple conquérant ? Je ne peux le croire ; l’entreprise grac-
chienne est née du spectacle de la misère à Rome et en Italie,
non de l’idée abstraite que les dividendes n’étaient pas scrupu-
leusement répartis ; si la plèbe romaine avait eu des conditions
de vie qui atteignissent un niveau décent selon les normes du
temps, Caïus ne se serait pas soucié d’élever encore ce niveau
en partageant pour le principe l’héritage commun ; il n’aurait
pas vu d’inconvénient à laisser les revenus de l’Asie dans
432 Le Pain et le Cirque
les caisses de la République, leur véritable propriétaire ; son
critère était un minimum vital absolu, non une répartition égale
des acquêts entre toutes les parties prenantes ou une diminution
de l’inégalité relative. La richesse du Trésor, grâce à l’Asie et
aux autres conquêtes, rendait désormais inexcusable tout refus
d’arracher la plèbe à sa misère : voilà tout ; « Quoi de plus
équitable, pour le pauvre peuple, que de vivre du Trésor qui est
le sien346 ? » On devait assurer le minimum à ce peuple,
puisque désormais on le pouvait. Pour que l’idéal d’une répar-
tition égale du revenu national soit davantage qu’une justifica-
tion rhétorique, il faut qu’on prenne une position intellectuelle
aérienne qui permette de surplomber toute la société et de
calculer si les fruits en sont équitablement répartis ; mais les
choses ne se passent pas comme cela ; personne n’a nativement
cette position, à moins de disposer de données documentaires,
de connaissances techniques, et alors un savoir aussi livresque
ne peut guère soulever d’émotion sociale. Caïus et ses plébéiens,
comme tout le monde, n’avaient de vision de leur société
qu’à ras de terre ; dans l’étendue sociale qui tombait sous leurs
regards, ils voyaient bien qu’il y avait des riches et des
pauvres, que les caisses de l’État n’étaient pas vides, enfin que
la misère des pauvres dépassait le niveau absolu qui était
admissible. C’est pourquoi ils se sont mis à parler de partage
inégal des dividendes, à protester que ceux qui versaient leur
sang pour agrandir l’Empire ne touchaient pas leur juste part
de la conquête347 ; ce faisant, ils ne se réclamaient pas d’un
principe (auquel, sans la misère absolue, ils n’auraient même
pas songé), mais développaient une idéologie, une allégorie de
la justice dans laquelle la société politique est assimilée à une
société par actions, afin de rendre plus palpable l’idée que tout
le monde a le droit de vivre.
C’était assez pour susciter l’indignation de l’oligarchie
conservatrice ; peu de temps après le lynchage de Caïus
Gracchus, sa loi fut abrogée ou plutôt édulcorée, au point que
Cicéron peut écrire que sous sa nouvelle forme elle était accep-
table par tous les gens de bien348. Le mécanisme fatal fut par là
enclenché : les optimates avaient supprimé la loi, les populares
cherchèrent à la faire rétablir, non sans inévitable surenchère ;
à l’occasion, les optimates eux-mêmes surenchérissaient
par opportunisme : nous avons dit qu’en 62, quand l’armée
catilinienne était encore menaçante, Caton prit en hâte l’initia-
L’oligarchie républicaine à Rome 433
tive d’une loi sur le grain. Inutile d’entrer dans le détail de ces
lois successives, qui sont du reste mal connues ; le fait qu’il
faut dégager est, à mon sens, que, sous les coups successifs ou
conjugués des conservateurs et des populares, le principe de
la loi gracchienne sera dénaturé : les lois frumentaires finiront
par organiser, non plus la vente à prix fixe d’une quantité maxi-
mum de grain à tout acheteur qui était citoyen et habitait
Rome, mais la distribution gratuite d’une quantité déterminée à
tout citoyen demeurant à Rome : la gratuité fut une innovation
du tribun de la plèbe Clodius349, en 58. Ainsi, pendant une
douzaine d’années, de Clodius à César, l’image d’Épinal cor-
respondait à la réalité : la plèbe de Rome était nourrie gratuite-
ment par l’État.
Si l’on veut comprendre ce qui s’est passé pendant ces douze
ans, puis sous César, il faut, je crois, supposer des choses
passablement atroces, analogues à ce qu’on voit aujourd’hui
dans beaucoup de villes de l’Inde ou du moins dans quelques
régions de l’Amérique du Sud : un drame de la faim dans
un bidonville ; nos sources, qui sont d’origine sénatoriale, n’en
parlent pas, par dédain, par dégoût, par bon ton et tout sim-
plement parce que les yeux de leurs auteurs n’étaient pas
les nôtres ; ou plutôt elles n’en parlent que sur un mode à la
fois dédaigneux, politique, abstrait et moralisant : Rome s’est
enflée comme un égout, elle est devenue, dirions-nous, un
abcès qu’il faut dégonfler. Le problème était assez urgent pour
qu’en 63, quand Rullus essaya de faire adopter par le Sénat sa
loi agraire, ce tribun de la plèbe alléguât que « l’agglomération
de Rome prenait trop d’importance dans la vie de l’État : il
fallait la vider350 » et, pour cela, établir la plèbe misérable dans
des colonies agricoles qu’il voulait fonder en Campanie ; de
fait, l’idée d’une colonisation de la Campanie pour y transférer
la plèbe de Rome fut une grosse affaire dont on parla pendant
une vingtaine d’années. En 60, Cicéron, qui n’est plus hostile
aux lois agraires quand c’est son ami Pompée qui les propose,
reprend pour son compte le thème : il faut vider la sentine
qu’est Rome et en repeupler les campagnes italiennes351. Le
blé gratuit attirait à Rome tous les miséreux ; depuis long-
temps, les déracinés, les victimes de la crise agraire, venaient à
Rome chercher fortune : « Ceux qui, dans les campagnes,
n’avaient pour vivre que le salaire de leurs bras, étaient attirés
à Rome par les largesses privées352 », dit Salluste à propos des
434 Le Pain et le Cirque
années 60, et Rome passait déjà pour une sentine ; après 58, ils
ont dû être attirés en outre par les largesses publiques. A Rome
même, les maîtres libéraient précipitamment leurs esclaves
pour que ces nouveaux citoyens leur rapportassent du blé gra-
tuit353. La loi de Clodius avait pour conséquences un gouffre
financier et un drame social ; un drame ou, si l’on préfère, un
danger, une honte.
Douze ans après Clodius, César, à défaut de résoudre le pro-
blème, le régla d’une manière qui, pour être opportuniste, n’en
devait pas moins durer quatre siècles : il fossilisa l’institution ;
les bénéficiaires du blé gratuit se trouvaient être au nombre
de 320 000 : César décida que l’État continuerait à distribuer le
pain gratuitement, mais à un nombre de citoyens qui serait limité
et fixé définitivement à 150 000. C’était endiguer la fuite des
fonds publics et l’inondation démographique ; faute de pouvoir
supprimer une institution populaire, César la rognait un peu et
surtout la fossilisait.
Ce pragmatisme a déconcerté plus d’un historien. Dans sa
grande Histoire romaine, Mommsen veut croire que son héros
César a inventé ou réinventé l’assistance publique : il suppose
que tout naturellement les 150 000 « bourses » de pain gratuit
ont été distribuées aux plus nécessiteux. Plus personne ne le
croit aujourd’hui354 ; jamais le pain d’État n’a eu ni n’aura
le moindre rapport avec l’assistance, rien n’indique que les
plus pauvres aient été choisis de préférence et, comme on
verra, tout suggère le contraire ; l’idée d’assistance était bien
étrangère à l’époque et de plus César appartenait à la race dure
des hommes d’État, qui traitent les choses en gros et ont, au
mieux, un geste d’impuissance quand on leur parle des injus-
tices ou des malheurs qui ont passé à travers les mailles de
leur filet ou sont la rançon du bonheur des autres. Gelzer355
constate que César a supprimé le pain gratuit à 170 0 00
plébéiens ; comme son héros fondait en même temps des colo-
nies dans tout l’Empire, il veut croire que ces 170 000 se sont
tous retrouvés installés sur un lot de terre à cultiver et que leur
suppression des listes frumentaires n’est que la conséquence
de leur heureuse réinstallation ; hélas, les chiffres ne sont pas
à l’échelle : quelques dizaines de milliers de pauvres ont béné-
ficié de la colonisation césarienne356. Et la centaine de mil-
liers qui n’avait plus de pain et pas de terre ? Ils ont dû mourir
de malnutrition et de misère. Y avait-il une autre solution ?
L’oligarchie républicaine à Rome 435
Sûrement, mais, pour ces gens de peu, César n’a pas dû faire
de grands efforts d’imagination.

L’institution fossilisée.
Sous l’Empire, l’institution fossilisée subsista comme une
survivance : nous verrons plus loin que les empereurs la
conservaient afin de rehausser l’éclat de leur capitale357. Pour
le plébéien moyen, le pain quotidien n’était pas ce pain gratuit,
réservé à des privilégiés, mais celui qu’il pouvait acheter sur le
marché ou que l’empereur lui vendait lorsqu’il y avait disette :
quand les historiens anciens parlent de la plèbe romaine sous
l’Empire, ils ne la voient pas comme une population nourrie à
ne rien faire, mais comme « une masse populaire qui achète
sa nourriture au jour le jour et dont le seul intérêt qu’elle porte
à la politique concerne le ravitaillement358 ». En ce domaine
comme en d’autres, l’Empire avait mis fin au dilettantisme : la
cura annonae était passée, des quatre édiles, au très puissant
service impérial de l’annone ; disettes et émeutes de la faim
ne disparurent pas (il suffit de feuilleter Tacite et Ammien
Marcellin pour s’en assurer), mais l’amélioration était sen-
sible ; le prix du blé variait selon les années : du moins le
service de l’annone s’appliquait-il à son office avec un sérieux
et une continuité dans l’effort que l’édilité n’avait pas eus ; il
disposait, il est vrai, de moyens beaucoup plus importants359.
Le ravitaillement de Rome était assuré de plusieurs manières,
sans reparler du pain gratuit. D’abord, l’initiative privée : des
marchands vendaient du blé à Rome et les riches propriétaires
devaient se faire apporter le grain produit par leurs propres
domaines. Parfois l’empereur intervenait pour empêcher la
hausse : une année que le peuple se plaignait de la cherté,
Tibère « fixa le prix de vente du blé et s’engagea à verser aux
vendeurs un dédommagement de 2 sesterces par boisseau360 ».
Mais surtout, le service de l’annone disposait d’énormes quan-
tités de grain que certaines provinces livraient à titre d’impôt ;
en cas de disette, l’empereur vendait son blé à la plèbe361. Car
seul l’État était de taille à organiser le ravitaillement régulier
de cette énorme accumulation de population : seul il disposait
de blé obtenu dans des conditions non économiques ; seul il
pouvait le faire transporter à Rome sans regarder au coût, en
recourant au service d’armateurs qui obtenaient en échange des
436 Le Pain et le Cirque
subventions et des immunités, en garantissant le bénéfice des
transporteurs et en prenant les dommages à sa charge en cas de
naufrage362 ; seul il disposait dans les provinces du réseau d’in-
formateurs nécessaires363 ; il avait aussi beaucoup de moyens
de persuasion364. La raison principale de la supériorité de
l’État sur l’entreprise privée est que, pour des raisons de bonne
police de la capitale, il n’hésitait pas à vendre son blé à perte.
Car que faisait l’État de son blé ? Deux usages, d’après les
maigres indications que nous avons365 ; d’abord, un certain
nombre de privilégiés, parmi lesquels les soldats de la garde
impériale, avaient en permanence le droit d’acheter au service
de l’annone une certaine quantité de grain à un prix décent ;
ensuite, en cas de disette, l’empereur vendait à bas prix du blé
aux plébéiens. Ainsi donc, outre les 150 000 « bourses » de
blé gratuit, le service de l’annone avait recréé quelque chose de
comparable à la loi de Caïus Gracchus, soit à titre permanent
pour des privilégiés, soit pour tous les citoyens en temps de
disette.
On comprend donc pourquoi le ravitaillement de Rome n’a
pu être laissé aux soins d’évergètes comme les édiles : une
tâche aussi vaste et ruineuse requérait l’État. On comprend éga-
lement pourquoi l’État distribuait gratuitement ou à bas prix
son blé à la population de Rome : parce que cette agglo-
mération, trop grande pour l’entreprise privée de l’époque, ne
pouvait être ravitaillée par les lois du marché ; l’État, lui,
pouvait se permettre de vendre à perte. Si la République, puis
l’Empire, ont assuré le pain à bon marché au peuple romain, ce
n’était pas pour le dépolitiser ou le nourrir à ne rien faire, mais
parce qu’avant la révolution industrielle le coût des transports
était trop élevé et plus généralement parce que l’entreprise
privée n’était pas à la taille du problème. L’État fait partielle-
ment ou totalement don de son grain pour ne pas le vendre trop
cher à une population pauvre : c’est tout.
Revenons maintenant aux 150 000 ayants droit du blé gra-
tuit, quitte à entrer pendant trois pages dans des détails tech-
niques qui pourront amuser le lecteur s’il se sent une âme de
détective. Ces ayants droit peuvent être tenus, je crois, pour
des privilégiés, à en juger par leur recrutement et par la fierté
avec laquelle ils se prévalent dans leurs épitaphes d’avoir reçu
du pain de l’État366 : si l’on voyait en eux des nécessiteux,
honteux de la charité publique, on s’égarerait du tout au
L’oligarchie républicaine à Rome 437
tout. Mais leur fierté n’est pas davantage une étrangeté « idéo-
logique », qui montrerait quel prestige avaient en ces temps
lointains le farniente ou bien le titre de descendant des
conquérants de l’Empire, qui a hérité de ses glorieux ancêtres
le droit d’être nourri par les provinces. Du reste, « nourrir »
serait trop dire : quelques boisseaux mensuels de blé gratuit
ne suffisaient pas pour vivre, si bien qu’en cas de cherté l’em-
pereur devait doubler ou quadrupler les rations pour dispenser
les bénéficiaires de devoir aller acheter un complément de blé
sur le marché privé367 ; le blé gratuit était donc un supplément
de revenu, un privilège comparable à celui qu’ont en Russie
les membres du parti de se fournir à bon compte dans des bou-
tiques qui leur sont réservées. Privilège qui suscitait bien des
jalousies ; aussi, après le grand incendie de 64, Néron sup-
prima-t-il momentanément les distributions de blé gratuit368 ;
tout le grain dont disposait l’État fut consacré au ravitaille-
ment de la plèbe.
Mais comment étaient choisis les 150 0 00 heureux ? Nous
ignorons sur quels critères César fit le tri initial ; nous savons
qu’ensuite les places des bénéficiaires défunts passaient, au fur
et à mesure des décès, à de nouveaux bénéficiaires désignés par
tirage au sort (subsortitio) parmi les citoyens369. Telle est la
vérité, mais ce n’est pas, je crois, toute la vérité : l’Empire,
auteur et maître du privilège, et assurant par ailleurs le pain
quotidien du reste de la plèbe, ne résista pas à la tentation de
réserver quelques « bourses » de blé gratuit, non certes aux
plus nécessiteux, mais à ses bons serviteurs : aux soldats de la
garde impériale, à partir du règne de Néron370, à certaines cor-
porations qui étaient au service de l’État, telles que celles des
flûtistes et des joueurs de cor371. Mais surtout, l’Empire ne
résista pas davantage à la tentation de mettre en vente un
certain nombre de bourses de blé ; en effet, trois passages du
Digeste, qui ont semblé assez mystérieux372, parlent d’acheter
des « tessères frumentaires », des tickets de blé gratuit373 ; il y
avait donc deux et même trois manières d’acquérir le privilège :
par tirage au sort, en exerçant certains emplois publics, par
achat. Un des passages en question dit en effet : « Une testatrice
avait chargé son fidéicommissaire d’acheter à Untel une tessère
frumentaire trente jours après sa mort ; mais comme Untel a
commencé à disposer de cette tessère par donation (ex causa
lucrativa) du vivant de la testatrice et qu’il ne peut réclamer ce
438 Le Pain et le Cirque
qu’il a déjà, je demande s’il peut agir en justice : Paul répond
qu’il doit recevoir la valeur de la tessère, car ce genre de fidéi-
commis consiste plus en une valeur (quantitas) qu’en une
espèce374 » ; il faut entendre que nul n’avait le droit de disposer
de deux bourses de blé : en ayant reçu une par une donation.
Untel ne peut hériter d’une deuxième. L’État vendait donc un
certain nombre de privilèges de blé gratuit ou, comme on disait
encore, un certain nombre de « tribus » 375 : car ces vieilles cir-
conscriptions électorales ne servaient plus guère que de cadres
aux distributions de grain, depuis la suppression des élections.
Le Digeste envisage ailleurs376 le cas d’un testateur qui lègue
une tribu à un de ses affranchis, lequel a pour héritier un séna-
teur ; or il faut savoir que les membres de l’ordre sénatorial
n’avaient pas le droit de bénéficier du blé de l’État377 ;
le sénateur héritera-t-il donc de la bourse de blé ? Non certes,
répond le jurisconsulte, mais bien de la valeur de cette
bourse378. Sans doute l’Empire avait-il besoin d’argent et ven-
dait-il tout ce dont il disposait : les privilèges, et aussi bien les
emplois de fonctionnaires ; car, de même qu’il avait institué la
vénalité du blé, il avait institué la vénalité des emplois de petit
fonctionnaire (militia) et d’appariteur (decuria) et ces emplois
se vendaient et se léguaient, sous réserve que le nouveau
propriétaire soit qualifié pour les remplir379. « Si une tessère
frumentaire a été léguée à Untel et qu’Untel meure, certains
estiment que le legs est éteint ; c’est là une erreur car, quand on
lègue une tessère ou une militia, on lègue la valeur de la chose
plutôt que la chose elle-même380.»
Tirage au sort, mais aussi vente et récompense attachée à cer-
tains services : au Bas-Empire, dans la nouvelle capitale,
Constantinople, le pain gratuit était, pour partie, distribué aux
pauvres (le christianisme est passé par là), mais aussi attribué à
des fonctionnaires et aux gardes de l’empereur, aux scholares
et aux palatini ; quant un ayant-droit mourait, son privilège
était transmis à un employé de la même catégorie. Mais l’idée
de faire du blé d’État une récompense doit être beaucoup plus
ancienne, si du moins on peut penser que les Conseils à César
attribués à Salluste sont bien de lui ; question très contro-
versée : on aura une idée de sa difficulté quand on saura que
Matthias Gelzer croit à leur authenticité et qu’Eduard Fraenkel
et Ronald Syme n’y croient pas. Or donc le génie inconnu qui
s’est placé sous le nom de Salluste propose « que les distribu-
L’oligarchie républicaine à Rome 439
tions de blé, qui n’étaient jusqu’à présent que la récompense
de la paresse, soient, à travers les municipes et les colonies,
versées aux vétérans revenus dans leurs foyers après avoir
achevé leur temps de service » ; l’auteur de ces lignes381 a l’es-
prit hardi et concert : il a aperçu le problème des retraites mili-
taires382, il ose dépouiller la cité-État d’une position privilégiée
que plus rien ne justifie depuis que « Rome » n’est plus une
cité, mais bien un Empire383. Par ailleurs ce cerveau politique
ne se soucie pas de la misère de la plèbe urbaine plus que
César ou Cicéron ; son rêve (tout le texte en témoigne) est
de susciter une nouvelle oligarchie dirigeante qui soit digne de
reprendre le pouvoir qui est tombé des mains d’une clique
nobiliaire sclérosée et corrompue ; il espère convertir « César »
à ce grand dessein, sous couleur de la conseiller. La plèbe
urbaine, incapable de devenir une classe politique, ne saurait
l’intéresser et il conclut, comme Rullus et Cicéron : il faut
vider l’abcès de Rome.

Cicéron et le blé.
Cicéron pensait cela, par intermittences il est vrai384 ; mais
il le pensait pour d’autres raisons : le pain d’État révoltait en
lui le possédant, l’intellectuel conservateur et l’oligarque, ce
qui fait de lui un bon révélateur des conflits sociaux de son
époque.
Il y a chez lui un conservateur. Un changement politique qui
vise à une amélioration implique ordinairement un risque et
promeut de nouveaux droits au détriment d’autres droits
acquis ; on peut être plus sensible aux menaces qui viennent de
la peur du désordre ou, au contraire, aux menaces qui viennent
du mécontentement qu’engendre l’inégalité. Cicéron est plus
sensible au risque qu’à l’amélioration, au désordre qu’à l’iné-
galité, plus sensible aussi à la frustration qu’éprouveront ceux
dont les droits acquis seront violés qu’à celle qu’éprouvent
ceux qui n’ont pas encore de droits. « Rien de plus funeste que
d’enlever aux uns pour donner aux autres385.» C’est pourquoi
la propriété est sacrée : « Le tribun Marcius Philippus se com-
portait de façon funeste quand il eut le tort de déclarer que,
parmi les citoyens, il n’y en avait pas deux mille qui eussent
du bien ; phrase catastrophique : elle tendait à l’égalisation
des fortunes, le pire fléau qui soit ; car c’est avant tout pour
440 Le Pain et le Cirque
conserver leurs biens que les hommes ont fondé des États, des
cités ; la nature a beau pousser les hommes à se rassembler,
c’est néanmoins pour sauvegarder leurs biens386 qu’ils recher-
chaient la protection des cités387.» L’État doit donc se borner à
assurer les biens collectifs, qui « ne diminuent pas en se com-
muniquant388 », le feu, l’eau, les conseils de la raison, les édi-
fices publics, les institutions et les mœurs, l’ordre social ; il
doit assurer les conditions générales de la vie économique, le
crédit par exemple389 ; il doit assurer à chaque catégorie
sociale ses moyens traditionnels de subsistance390 : le Sénat ne
doit pas froisser les intérêts des sociétés par actions où s’enri-
chissait l’ordre équestre391 ; l’État doit faire en sorte que les
biens nécessaires à tous ne manquent pas et qu’il y ait du grain
en vente sur le marché392 ; mais il ne doit pas toucher aux
droits individuels et encore moins modifier la condition des
différentes catégories sociales. C’est pourquoi la loi agraire de
Tibérius Gracchus, qui arrachait aux riches les terres publiques
qu’ils avaient usurpées, pour les distribuer aux paysans
pauvres, était intolérable : Cicéron partage sur ce point l’opi-
nion de tous les possédants. « La foule était favorable à cette
loi, qui semblait assurer la situation matérielle des indigents,
mais les gens de bien s’y opposaient, parce qu’ils y reconnais-
saient une source de discorde, les riches propriétaires étant
chassés de terres qu’ils possédaient depuis longtemps393.»
Ce style n’était pas celui de l’époque tout entière394 ; celui
de Tibérius Gracchus était différent, à en juger sur sa tirade
fameuse : « Les bêtes sauvages ont leur tanière, tandis que
ceux qui meurent pour la défense de l’Italie n’ont d’autre patri-
moine que l’air qu’ils respirent ; ils errent avec leurs femmes et
leurs enfants sans un toit où s’abriter. Ils ne meurent que pour
nourrir le luxe et l’opulence de quelques-uns ; on les dit
maîtres du monde et ils n’ont pas le moindre coin de terre395 » ;
pour appeler un chat un chat, la réforme agraire était bloquée
par une classe de latifundiaires tout-puissants, dont Cicéron
était le partisan.
Tout changement est dangereux et frustrant. Or, parmi les
catégories sociales, il est une espèce d’hommes qui, par nature,
est hostile au changement, ce sont les riches : aussi sont-ils de
bons citoyens, à qui Cicéron prêche la concorde avec le Sénat
et dont il veut être le leader : « Mon armée de riches396… » Il
ne faut pas accabler Cicéron et lui faire dire ce qu’il n’a pas
L’oligarchie républicaine à Rome 441
dit ; dans ce mot fameux, les riches ne sont pas une classe
sociale dont Cicéron se sent solidaire, comme on l’a affirmé :
ils forment une classe politique qui permet de gouverner dans
l’ordre et la légalité. Et ils ne la forment pas seuls : si les riches
appartiennent presque automatiquement à cette classe, puisque
c’est leur intérêt397, de moins riches les y rejoignent, s’ils ont
le goût de l’ordre et mènent une vie qui, opulente ou pauvre,
mais honnête, soit assez rangée pour qu’ils aient à ne pas dési-
rer la révolution398. Cicéron considère les riches et les autres
bons citoyens sous un angle politique : ils forment ou doivent
former la classe dirigeante.
L’intellectuel Cicéron se retrouve donc, pour des raisons qui
lui sont propres, sur les positions politiques de la classe possé-
dante, qui n’est conservatrice que parce qu’elle a des biens à
conserver. J’entends bien que la politique consiste souvent,
non à faire régner la justice, mais à préférer une moindre injus-
tice à une plus grande ; il faut cependant avouer qu’enlever
des terres à des latifundiaires n’était pas un crime et pas davan-
tage une faute politique, comme on verra, que l’écart des deux
injustices était énorme et que le respect des droits acquis était
difficilement défendable en l’occurrence. Non moins difficile à
défendre est l’attitude de Cicéron, non plus devant la réforme
agraire de Tibérius, mais devant la loi sur le blé de Caïus
Gracchus ; nous avons déjà cité399 son mot injuste sur cette loi
qui « permettait à la plèbe de vivre largement sans travailler et
qui épuisait le Trésor ». Pourquoi cette partialité de Cicéron
pour les possédants ou contre la plèbe ? Parce qu’il est lui-
même un possédant ? Probablement, mais pas seulement : une
option authentiquement politique s’y ajoute ; nous sommes ici
devant une des grandes alternatives de la politique antique,
devant le grand dilemme de l’évergétisme. Mais, avant d’en
arriver à ce point, exposons d’abord les fausses raisons par
lesquelles Cicéron défend son opinion, et pourquoi elles sont
fausses.
Pourquoi la loi gracchienne sur le blé était-elle démago-
gique ? Parce que, selon Cicéron, elle favorisait les particuliers
au détriment de l’État. Dans les Devoirs, le philosophe analyse
les services qu’un homme politique peut rendre à la collecti-
vité, c’est-à-dire soit à tous les citoyens, soit à la cité elle-
même : car, parmi ces services, « les uns atteignent les citoyens
dans leur ensemble et d’autres les atteignent un par un ; ce sont
442 Le Pain et le Cirque
ordinairement les plus appréciés400 ». Mais les deux espèces
sont également nécessaires ; en apparence, elles peuvent s’op-
poser, il peut sembler parfois que « les désirs de la population
(multitudo), l’avantage du plus grand nombre, ne s’accordent
pas avec l’intérêt de l’État401 ». Cicéron pourrait facilement
répondre que l’intérêt de l’État est lui-même l’intérêt de
chaque individu, que la paix est aussi agréable que le pain,
mais que ces biens-ci et ces biens-là ne sont pas désirés avec la
même intensité, parce qu’il est humain de préférer un avantage
immédiat ou assuré à un avantage, même plus grand, qui
est différé ou aléatoire. Qui ne serait d’accord avec ces évi-
dences ? Mais suit un exemple : « L’énorme largesse de blé que
fit Caïus Gracchus épuisait le Trésor ; au contraire, celle que
proposa Marcus Octavius402 était supportable par l’État
et indispensable à la plèbe ; elle était donc avantageuse à
l’État comme aux citoyens403 ». Faut-il se laisser impression-
ner par ce style responsable ? La vraie question, qui est fort
positive, est de savoir si vraiment la loi gracchienne épuisait
le Trésor, c’est-à-dire si les autres dépenses publiques étaient
plus indispensables ou urgentes, ce que Cicéron se garde
d’examiner, satisfait qu’il est d’avoir élevé ses opinions à la
dignité philosophique.
Caïus Gracchus, dit Cicéron, « parlait d’autant plus d’épar-
gner les deniers publics qu’il le faisait moins ; si l’on ne lisait
que ses discours, on le prendrait pour le protecteur attitré du
Trésor404 ». Faut-il croire Cicéron sur parole à son tour ? Le
vide du Trésor était un spectre que les optimates agitaient
chaque fois qu’une dépense ne leur plaisait pas405 : quand la
province de Crète recevait un allégement fiscal406, quand
Antoine poussait activement la colonisation de la Campa-
nie407. Sur un « budget » de plusieurs centaines de millions où
la principale et presque la seule dépense avouable était l’armée
avec 50 millions, le grain absorbait une centaine de millions,
mais pas au temps de Caïus : après que Clodius eut instauré les
distributions gratuites408. Mais peu importe, car invoquer
le vide du Trésor est sophistique et suffit pour juger du peu
de sérieux de l’argumentation ; il y a toujours de l’argent pour
les dépenses qu’on trouve les plus nécessaires ; dire que le
Trésor est vide, c’est seulement dire que l’on a préféré cer-
taines dépenses à d’autres. Pourquoi Cicéron estime-t-il donc,
avec l’ensemble des possédants, que la vente du pain à prix
L’oligarchie républicaine à Rome 443
fixe à la plèbe était une dépense qui vraiment ne s’imposait
pas ?
D’abord pour une raison dont il serait ridicule d’exagérer
l’importance et qu’il serait naïf de tenir pour nulle : l’oligarchie
gouvernante dévorait une grosse partie des revenus publics en
frais de mission et, dans ses indignations contre les largesses à
la plèbe, il y avait quelque tartufferie. Il faut savoir que le prin-
cipe du forfait était sacré dans l’administration romaine et
lui simplifiait la tâche, aux dépens des caisses de l’État409 ; les
magistrats qui allaient gouverner quelque province ne rece-
vaient pas d’émoluments (les fonctions publiques étaient gra-
tuites !) ; en revanche, ils recevaient par avance des indemnités
qui étaient colossales et forfaitaires. Le gouverneur touchait
des crédits pour acheter du blé à son personnel. S’il pouvait
extorquer le grain à un bon prix aux indigènes, le bénéfice
serait très légalement pour lui ; le gouverneur n’a dépensé
qu’une faible partie de ses indemnités ? Il pouvait, à son choix,
embourser le reste ou le distribuer généreusement aux jeunes
gens de bonne famille qui l’avaient accompagné dans sa pro-
vince pour s’y initier aux secrets de la carrière410. Il faut
être, comme Cicéron, une âme philosophique pour le reverser
au Trésor, ce que personne n’exigeait de lui ; il est vrai que,
gouverneur de Cilicie pendant une année, Cicéron s’y montra
d’une honnêteté scrupuleuse, puisqu’il ne conserva pour lui
qu’un peu plus de 2 millions de sesterces411 ; je n’ironise pas :
c’était très peu. Un autre gouverneur, partant pour deux années
en Macédoine, se voyait attribuer pour cela 18 millions412. Mais
quoi ? Quand le comte Mosca démissionna de ses fonctions de
Premier ministre, la Sanseverina donna à la grande-duchesse
une preuve éclatante de l’honnêteté du comte : arrivé aux
affaires avec 130 0 00 francs, il n’en possédait que 500 0 00 en
les quittant. Il n’y a que les petites gens du XXe siècle pour blâ-
mer ces choses-là.

L’ordre moral contre le blé public.


Puis donc que les raisons que donne Cicéron pour condam-
ner la loi sur le blé ne sont pas de vraies raisons, quelles sont
les vraies ? Nous disons bien les raisons, et non les motivations
individuelles : ces dernières sont trop évidentes pour être inté-
ressantes. Banale optique de classe, d’abord ; pour Cicéron,
444 Le Pain et le Cirque
la plèbe était « la tourbe de Rome, la lie de la population », la
« petite plèbe misérable et affamée qui suce le Trésor » 413 ;
chacun pense le monde à partir du lieu humain où il est situé et
les intérêts des gens qui sont au-delà de notre horizon social
nous paraissent moins importants et légitimes que ceux des
gens de notre monde. Ajoutons, dans le cas de Cicéron, qu’il
pouvait y avoir en lui un certain égocentrisme d’artiste, de
ténor, une sensibilité d’esthète dont le revers est une certaine
sécheresse de cœur. Et puis il est sans doute effarouché par
cette plèbe qu’il dédaigne, parce qu’il ne sait comment lui
parler ; les Gracques, et Caton aussi bien, avaient d’instinct une
liaison facile avec leur peuple ; Cicéron n’est pas un homme de
foules, il ne sait comment s’y prendre avec les hommes qui ne
sont pas de son milieu et en conséquence il en a peur : la plèbe
est à ses yeux le lieu d’une agitation incohérente, intimidante et
subalterne.
Mais laissons les potins et venons-en aux choses sérieuses.
Cicéron est hostile à la loi agraire de Tibérius, qui menaçait les
possédants en prenant les terres des uns pour les donner à
d’autres ; mais il est non moins hostile à la loi frumentaire de
Caïus, qui n’était nullement une menace pour les possédants
et qui ne mettait pas non plus en question le principe de pro-
priété : la loi se contentait de faire mettre en vente du blé que
seuls achèteraient ceux qui auraient de l’argent pour cela ; aussi
bien Cicéron accuse-t-il Caïus d’épuiser le Trésor et non d’at-
tenter aux droits individuels. Il serait donc superficiel d’expli-
quer l’attitude de Cicéron par ses intérêts de classe, ou plutôt il
y avait plusieurs politiques de classe concevables : l’une, qui
était celle de Cicéron, prenait la défense de la propriété
oligarchique en s’opposant à Tibérius et en outre ne voulait pas
qu’on reconnût à la plèbe des droits sociaux que lui reconnaissait
Caïus ; mais une autre politique, qui aurait été celle d’une oli-
garchie modérée, aurait accordé à la plèbe le droit au pain à bon
marché que lui procureraient le Trésor ou des évergètes et en
échange elle aurait pu maintenir le principe de propriété
et sauvegarder les intérêts des possédants. On commence à voir
se dessiner la grande alternative.
Ce n’est pas tout. Nous avons cité plus haut les passages où
Polybe dénonce la situation politique qui s’était établie dans
la Béotie à son époque : les démagogues empêchaient de fonc-
tionner les tribunaux, défenseurs des créanciers, les cités fai-
L’oligarchie républicaine à Rome 445
saient une politique sociale qui épuisait leur Trésor, enfin la
mode blâmable des évergésies testamentaires témoignait de la
dégradation des esprits. Or, comme Polybe, Cicéron, on l’a vu
longuement, voit l’évergétisme d’un œil peu favorable ; et
Polybe, comme Cicéron, n’aime pas non plus les démagogues
de type gracchien qui reconnaissent des droits sociaux à la
plèbe : en 232, raconte-t-il, « les Romains partagèrent en lots
le territoire picénien précédemment occupé par les Gaulois
Sénons ; l’instigateur de cette mesure prise en faveur de la
plèbe était Flaminius, dont la politique, disons-le, est à l’ori-
gine de cette dégradation de la moralité politique qu’on
observe à Rome chez les plébéiens414 ». Visiblement la défense
de la grande propriété, le refus de droits sociaux à la plèbe et
l’hostilité envers l’évergétisme sont ici trois attitudes qui, pour
être différentes en leurs principes et leurs conséquences et pou-
voir, dans d’autres cervelles, se trouver séparées, n’en sont pas
moins liées dans l’esprit de Polybe et de Cicéron et sont trois
pièces d’un même système politique, dont il faut préciser l’ar-
ticulation.
Le système a beaucoup d’ampleur : il embrasse même la
mission historique des peuples ; sans une oligarchie confirmée
dans ses biens, plus de grande politique. En chassant les riches
propriétaires de leurs possessions, écrit Cicéron, la loi de Tibé-
rius privait la République de ses champions415. La Béotie
selon Polybe enseigne par son exemple ce qu’il advient d’un
peuple dont l’élite s’est vu arracher ses racines : « Après être
parvenue à la gloire et à la puissance à l’époque de Leuctres, la
Béotie perdit de plus en plus l’une et l’autre » ; les Béotiens ne
firent plus aucune entreprise glorieuse, ils limitèrent leurs ambi-
tions à la bonne chère et à la boisson ; tout entière livrée à l’es-
prit de jouissance, la Béotie perdit toute grandeur parmi les
nations. Les peuples, comme les individus, peuvent donner à
leur existence des buts différents : le bonheur privé, ou bien la
gloire sur la scène publique ; Polybe et Cicéron optent pour
la gloire, pour la grandeur nationale, et ne conçoivent pas
qu’elle soit possible sans une élite solidement assise. Il serait
aisé de répliquer à Cicéron que les Gracques n’étaient pas
moins attachés que lui à la grandeur romaine, et pas moins oli-
garques : leurs lois n’avaient d’autre but que de procurer à
Rome les assises populaires nécessaires à la grandeur et à
l’impérialisme ; il serait non moins aisé d’objecter à Polybe que
446 Le Pain et le Cirque
cette même Béotie dont il décrit avec répulsion le manque
de sens de la grandeur nationale était, à la même époque, un des
bastions de la résistance grecque à l’hégémonie romaine, pendant
que Polybe, lui, collaborait activement avec le vainqueur. Décidé-
ment la question n’est pas simple et il faut déployer la carte
d’ensemble de cette région idéologique.
Entre Cicéron et les Gracques, entre Polybe et les « déma-
gogues » de son temps, le débat sur les droits sociaux de la
plèbe ne porte pas sur les buts : les uns et les autres veulent
la grandeur nationale et affirment qu’une nation doit marquer
dans l’histoire et ne pas se contenter de vivre heureuse comme
le roi d’Yvetot ; il ne porte pas davantage sur les moyens : les
unes et les autres sont des oligarques et se réclament du prin-
cipe d’autorité. Mais il s’agit de savoir si l’autorité suffit :
ne faut-il pas aussi que la plèbe se sente participer à la cité,
qu’elle ait un patrimoine, que la misère ne la réduise pas à l’état
de masse apolitique ? Suffit-il de parler haut pour que tout
marche bien dans la cité ? C’est sur ce point que le débat va
s’envenimer ; un pur esprit s’en étonnerait : les Gracques et
Cicéron ne sont-ils pas d’accord sur tout le reste ? Pourquoi
ce point de détail devait-il devenir une ligne de rupture ? Parce
que le raisonnement politique n’était plus seul à parler dans ce
débat ; des fantasmes étaient entrés en scène, comme il arrive
toujours dès qu’il faut se partager des satisfactions ou des biens
et qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde. Il fallait
se partager la propriété et le pouvoir politique ; on ne pouvait
procurer des terres et reconnaître des droits sociaux à la plèbe
qu’en dépouillant les latifundiaires et en limitant l’autorité
d’une oligarchie qui préférait évidemment la conserver tout
entière. Inévitablement, l’oligarchie menacée prétendra que
les réformateurs gracchiens s’en prennent aux fins suprêmes, la
grandeur nationale et la nécessité d’une autorité, ce qui n’était
pas vrai.
L’évergétisme, lui aussi, est devenu un des enjeux du grand
débat ; pourquoi Polybe et Cicéron y sont-ils hostiles ? Il ne
vide évidemment pas le Trésor public, il n’attente pas au prin-
cipe de propriété, mais il habitue la plèbe à l’idée qu’elle a des
droits sociaux, qu’elle a droit au bonheur, qu’elle n’a pas
le seul devoir d’obéir en silence à l’élite pour la grandeur de la
patrie ; l’évergétisme est donc une atteinte à l’autre principe,
celui d’autorité : c’est en cela qu’il est démagogique ; il n’est
L’oligarchie républicaine à Rome 447
pas une menace pour les possédants, mais pour les gouver-
nants. Selon qu’on le regarde avec les yeux d’un démagogue
ou avec ceux de Cicéron, l’évergétisme peut s’interpréter de
deux manières : comme le fait d’une oligarchie qui habilement
se modère ou comme une corruption de la vraie oligarchie.
Deux modalités étaient en effet concevables. Ou bien on s’ima-
gine que l’obéissance du peuple est un tout et on fait régner
l’ordre moral dans tous les domaines : on professe qu’il ne faut
pas laisser de jeu dans la machine sociale, que toute la machine
se défera de proche en proche si le moindre écrou est desserré,
et alors on refuse au peuple le pain et le Cirque. C’est la poli-
tique de Polybe et de Cicéron, pour qui le refus de l’évergé-
tisme est une pièce de l’ordre moral. Ou bien, au contraire, on
a une vision plus raisonnée ou plus aimable des choses, on
considère que l’autorité n’est pas menacée par d’innocentes
libertés, qu’il faut laisser au peuple ses divertissements et
ne pas le mécontenter par des brimades sur des questions qui
sont politiquement sans conséquence, qu’un bon cavalier sait
tendre, mais aussi relâcher, les rênes de sa monture ; alors on
aura de l’indulgence pour l’évergétisme. On pourra même
pousser l’affectation de cynisme jusqu’à rationaliser son indul-
gence : on prétendra que l’évergétisme joue le rôle de soupape
de sûreté, qu’il compense par des satisfactions sociales les frus-
trations politiques, qu’il permet de dépolitiser les masses ; on
tentera ainsi de se justifier de son indulgence auprès des
partisans de l’ordre moral. Tel était le grand débat sur l’évergé-
tisme ; l’enjeu n’en était pas des biens matériels, des satisfac-
tions sociales, mais le partage de l’autorité, ou plus exactement
deux conceptions de cette autorité. On sait que les groupes
et les classes luttent aussi âprement pour le partage du pouvoir
ou du prestige que pour celui des biens.
Deux conceptions du pouvoir, disions-nous : l’oligarchie qui
prétend se réserver l’autorité peut se faire de celle-ci une
conception totalitaire et vouloir faire régner l’ordre moral, ou
bien elle peut avoir une vue plus sereine de son autorité. Les
leçons du passé prouvent que les régimes autoritaires fonction-
nent aussi bien avec un ordre moral que sans ordre moral, et
visiblement les raisons que les habiles donnent en faveur de
l’un et l’autre parti ne sont que de vulgaires rationalisations.
L’idée de dépolitisation et de soupape de sûreté est indémon-
trable ou même purement verbale ; je ne sais si l’évergétisme
448 Le Pain et le Cirque
dépolitisait vraiment les masses, mais il est plus simple de dire
qu’il se bornait à ne pas les politiser contre le gouvernement
par le refus d’innocents plaisirs. Je ne sais pas davantage si
l’obéissance est vraiment un tout et si le moindre jeu compro-
met la solidité de tout l’édifice : on croirait plutôt qu’il y a sou-
vent, chez les rois ou chez les philosophes, un autoritarisme qui
les pousse à vouloir imposer leur volonté sur toutes choses et
en tout point : n’avons-nous pas vu plus haut que toute puis-
sance se contente rarement de calculer en termes de rapports de
force, qu’elle tend à rayonner, à régner pour régner, à établir
partout, et souvent inutilement, un ordre conforme à sa concep-
tion des choses ? Il lui est désagréable de voir qu’il subsiste des
zones de liberté où l’on danse sans se soucier d’elle. Chez les
philosophes-rois, cette tendance est encore plus accusée : ils se
résignent difficilement à ne pas faire vivre les héros de leurs
utopies politiques en parfaite conformité avec leurs théories
philosophiques ; au fond, le totalitarisme de Platon, dont on
a tant parlé il y a une quinzaine d’années, se réduit peut-être à
cela. Et aussi celui de Cicéron ; nous avons vu que, sur le plan
théorique, l’auteur des Devoirs refusait l’évergétisme sur
le plan des principes, mais qu’il le permettait sur le plan de la
pratique politique.
La rationalisation de l’ordre moral consiste à prétendre que
telle ou telle liberté qui est politiquement inoffensive en appa-
rence (aimer la musique décadente, ne pas professer la même
religion que son prince, désirer du pain et le Cirque) représente
en réalité un maillon, ou le maillon le plus délicat, de la chaîne
qui maintient les peuples dans la discipline : si ce seul maillon
cède, tout se défait ; en vertu de ce raisonnement, Platon
affirme quelque part que la corruption des peuples commence
par la décadence de la musique. Quand Polybe met les évergé-
sies testamentaires dans le même sac que le blocage de l’acti-
vité judiciaire et la politique sociale et qu’il y voit le signe
d’une même corruption, il raisonne probablement en termes de
point faible de la chaîne. Il est sans doute inutile de discuter
cette espèce de raisonnement : l’autoritarisme qui l’inspire et
dont il n’est qu’une rationalisation relève de l’énorme part
de fantasme (au sens que des psychanalystes donnent à ce mot)
que comporte la politique : hypersensibilité au désordre,
recherche angoissée d’une discipline, etc.
Pas plus que Polybe, Cicéron n’est partisan de l’oligarchie
L’oligarchie républicaine à Rome 449
modérée : il refuse l’évergétisme parce que l’ordre moral est
un tout ; il refuse aussi la loi sur le blé de Caïus Gracchus, car
il ne faut pas reconnaître au peuple le droit de penser à autre
chose qu’au bien public ; enfin, il refuse la loi agraire de Tibé-
rius Gracchus, car la grandeur nationale et l’ordre intérieur ont
pour condition l’existence et la prospérité d’une élite qui
exerce le pouvoir ; cette élite de « champions de l’État » ne
peut se perpétuer sans propriété foncière ; avec la meilleure
volonté du monde, les Gracques (dont Cicéron ne nie pas
toujours la sincérité et ne rabaisse pas la stature) auraient sonné
le glas de la grandeur romaine.

Les intérêts de Cicéron.


Cicéron n’est pas entièrement juste pour les Gracques ; ils
étaient des oligarques comme lui et ils ne voulaient nullement la
ruine de l’oligarchie ; ils cherchaient au contraire à lui
procurer des troupes. Car, selon l’idée antique, le vrai soldat
doit être un citoyen, or pas de vrai citoyen sans patrimoine, sans
indépendance économique ; qui dépend d’autrui pour vivre est
une sorte d’esclave. Un passage bien connu d’Appien le dit :
Tibérius craignait que la crise agraire n’aboutît à priver Rome
de citoyens et de soldats. Rome n’est pas la seule république
antique où l’égoïsme des oligarques comme possédants ait com-
promis les intérêts des mêmes oligarques comme dirigeants et
où la même politique agraire réformiste ait été vainement
tentée ; cette politique de réforme avait une longue tradition à
Sparte, avec Agis et Cléomène, Nabis, Chairon.
A première vue, ces réformateurs, romains ou spartiates, ont
une ressemblance substantielle avec le type moderne de l’agi-
tateur, de l’homme de gauche, du radical : quoi de plus pro-
gressiste qu’une politique de redistribution du sol ? C’est
oublier que la notion d’agitateur n’a pas de sens substantiel,
mais seulement formel : un agitateur est un homme qui a le
mérite d’attirer l’attention de l’opinion sur les alternatives
négligées ou les groupes sacrifiés, quels qu’ils soient (si bien
qu’à une époque l’agitateur du moment attirera l’attention sur
une chose très différente d’une autre époque ou même sur une
chose exactement contraire). A Sparte, un réformateur gracchien
avant la lettre, Cléomène, était en même temps un nationaliste
et même un impérialiste convaincu ; il voulait redistribuer la
450 Le Pain et le Cirque
propriété foncière pour accroître le nombre des citoyens et
rendre à sa cité, dont l’oligarchie s’endormait dans la satisfaction
de sa richesse, sa capacité offensive et son ambition historique.
Mais les possédants de Sparte, même si la grandeur nationale
était de leur goût, ne voulurent pas de la grandeur à ce prix ;
Cicéron non plus, nonobstant le nationalisme des Gracques, ne
voulait pas de ce nationalisme-là.
Il ne voulait pas de ce nationalisme-là : rien ne montre mieux
avec quelle facilité, en politique, des intérêts passionnés
viennent fausser les raisonnements, même entre gens qui sont
d’accord sur les principes ; quand ces intérêts sont eux-mêmes
contradictoires, la situation est presque désespérée. Cicéron veut
la grandeur de Rome, mais il voudrait aussi ne rien sacrifier ni
de son pouvoir, ni de sa richesse ; or les intérêts du patriote
étaient en contradiction avec ceux du latifundiaire et avec ceux
du sénateur (pourquoi les différents intérêts d’une classe, serait-
elle dominante, seraient-ils en harmonie entre eux, en effet ?). Il
serait dogmatique de prétendre que l’un de ces sentiments était
une vulgaire couverture idéologique ou qu’il était l’instrument
des autres ; tous ces sentiments étaient sincères et inconciliables
et il a fallu pour Cicéron choisir entre deux sincérités : la pro-
priété et l’autorité l’ont emporté, qui ne l’avaient pas emporté
chez les Gracques. Il était alors humain que le heurt des deux
aspirations également sincères, soit camouflé avec plus ou moins
de mauvaise foi : Cicéron s’est persuadé que seules l’obéissance
passive de la plèbe et la richesse des oligarques permettaient la
grandeur de Rome. L’évergétisme, entre autres, a fait les frais de
l’opération et Cicéron le voit d’un mauvais œil parce qu’il y sent
une condescendance pour les intérêts populaires qui attente au
principe d’autorité.
Faut-il conclure que le possédant et le politicien l’ont emporté
en lui sur l’homme d’État et le philosophe, que telle fut psy-
chologiquement la genèse de ses convictions ? Je n’en sais rien
et je vois mal comment on pourrait finir par le savoir : je vois
bien ce que Cicéron pense, mais je ne saurais dire pourquoi
il le pense et je doute qu’il existe à ce jour une méthode qui
permette d’expliquer la formation des opinions d’un individu :
heureux celui qui estime savoir pourquoi Pascal, Goethe
ou son voisin de palier pense ceci plutôt que cela. Quand on
considère au contraire une classe sociale tout entière, la situa-
tion est différente, car la loi des grands nombres joue ; la
L’oligarchie républicaine à Rome 451
corrélation est élevée entre les intérêts matériels d’un grand
nombre de gens et leurs opinions ; on peut parier à coup sûr
qu’un ensemble de propriétaires sera favorable à la propriété,
ce qui montre bien l’importance des intérêts matériels dans la
formation des convictions. Mais, dans le cas d’un individu…
Cicéron est pour la propriété parce qu’il possède beaucoup
d’arpents ? Qui le sait ? Avec les intellectuels, on ne peut
jamais savoir : et si ses arpents l’avaient moins intéressé
que ses livres ? Il est tant d’autres intellectuels qui prennent des
positions contraires à celles de leur classe qu’on peut bien crédi-
ter ceux qui ne le font pas d’un égal désintéressement.
S’il faut absolument formuler une hypothèse sur la genèse
des opinions cicéroniennes, mieux vaut mettre en avant deux
explications formelles et non substantielles. D’abord, une
inertie bien connue fait que toute modification à l’ordre établi
passe pour une menace contre l’ordre en général ; on arrive
mal à admettre qu’autre chose que ce qui est puisse être et on
impose aux réformateurs une nécessité de la preuve qu’on
n’impose pas à l’ordre établi. Ensuite, l’égoïsme de classe est
plus répandu que le sens politique : or Cicéron n’est pas un
penseur assez ami de la rigueur pour que ceci vienne contre-
balancer cela. On est même surpris du caractère peu inattendu
de ses écrits politiques ; il n’est pas de ces penseurs qui,
seraient-ils de droite ou de gauche, demeurent des inclas-
sables. Cicéron n’était pourtant pas un philosophe à dédai-
gner ; il ne faut pas le mesurer à Platon ou à Carnéade, mais
aux penseurs de son époque : il avait évidemment dix fois plus
de talent que Philodème de Gadara ; mais peut-être faut-il
redire de lui ce que Taine disait de Victor Cousin : son goût
profond pour la philosophie était moins celui d’analyser que
celui d’orchestrer des idées générales (exception faite d’un
domaine, l’esthétique, où tout ce qu’il écrit est senti et sou-
vent profond).

7. Le mécénat d’État

Nous abordons pour finir un ordre de faits qui est entière-


ment nouveau : à la fin de la République, quand l’ère des
magnats est arrivée avec Pompée et surtout César, puis Octave,
452 Le Pain et le Cirque
et quand le pouvoir personnel triomphe, se développe un mécé-
nat d’État ; le maître du jour, confondant en sa personne
l’homme public et l’homme privé, paie sur ses ressources
personnelles, qui sont énormes, certaines dépenses publiques.

La politique devenue entreprise privée.


En apparence, c’est là le simple développement de tout ce que
nous avons décrit plus haut ; et si l’on réduisait l’étude des réa-
lités humaines à celle des valeurs et celle des valeurs à celle des
mots, la liberalitas de César ou d’Octave Auguste serait
la continuation de celle de Scipion. En réalité, il y a eu une
double rupture. Quantitative, d’abord : les magnats ne se conten-
tent pas de donner une fête à la plèbe ; ils entretiennent leurs
armées, ils embellissent Rome pour en faire une capitale royale
sans le nom. C’est dire que, si les évergésies sont les mêmes :
spectacles et édifices, leur signification a changé avec leur taille ;
leurs motivations sont nouvelles parce que la structure politique
qui induit ces motivations est elle-même une nouveauté ; la
monocratie a succédé à l’oligarchie. Le pouvoir politique des
magnats est lui-même une nouveauté à Rome ; ce n’est pas le
pouvoir d’un magistrat ou des sénateurs, en plus grand : il a
changé de nature, il est suprême. L’État est la chose des
magnats ; d’où les deux raisons de leurs largesses : ils font mar-
cher la machine, serait-ce à leurs frais, puisqu’ils en sont les
maîtres, et ils expriment leur majesté suprême sous forme de lar-
gesses. Ce sont déjà les deux grandes motivations des dépenses
que feront les empereurs. Aussi bien la frontière est-elle indécise
qui sépare un magnat d’un empereur : Octave Auguste fut l’un et
l’autre ; jusqu’à la mort de Néron, l’État romain vivra, pour moi-
tié, du revenu des impôts, pour moitié, de la fortune privée de la
dynastie julio-claudienne.
Les oligarques romains n’étaient pas des notables hellé-
niques : on ne les voyait pas faire, comme ces derniers, les frais
de leurs fonctions ; au contraire, ils s’enrichissaient plutôt dans
leurs gouvernements et, quand il leur arrivait d’en être
de leur bourse, ils poussaient de hauts cris. Toutefois, ils se
considéraient comme les propriétaires plutôt que les gestion-
naires de leur imperium et l’exploitaient sans scrupule pour
leurs fins personnelles ; de plus, tout grand personnage, même
s’il n’était pas revêtu d’une mission officielle, était considéré
L’oligarchie républicaine à Rome 453
comme un homme public et on lui reconnaissait largement le
droit d’initiative politique. Ambitieux ou entreprenant, le
grand homme puisait dans sa bourse pour se faire le mécène
de sa propre politique : Crassus disait que nul ne pouvait
prétendre devenir un magnat (princeps) s’il n’avait pas des reve-
nus suffisants pour pouvoir entretenir une armée416. Pompée,
défendant en Espagne la cause de la République contre la rébel-
lion de Sertorius, se plaint amèrement de ne pas recevoir
d’argent : « Lassé de vous envoyer des lettres et des députés »,
écrit-il au Sénat, « j’ai épuisé toutes mes ressources person-
nelles et mon crédit ; pensez-vous donc, grands dieux, que je
puisse suppléer au Trésor417 ? ». Mais le même Pompée avait
commencé sa carrière pendant la guerre civile en levant une
armée privée dans le Picenum, qui tout entier était client de sa
famille418. Ce genre d’initiative annonce que l’époque du pou-
voir personnel approche. Quelques années plus tard, le jeune
César va à Rhodes écouter les leçons d’un professeur de rhéto-
rique, quand il apprend que le roi Mithridate a fait irruption
dans la province d’Asie ; tel le Cid réunissant trois cents de ses
amis contre les Maures qui débarquent, César lève une petite
armée privée, prend le commandement de troupes indigènes et
arrête l’ennemi. A croire que la province d’Asie n’avait pas
de gouverneur419. Vingt ans plus tard, César mènera en Gaule
une politique de conquête qui lui est absolument personnelle,
qui rompt avec la tradition politique romaine420, et la mènera
en partie à ses frais (c’est-à-dire sur l’énorme butin qu’il
ramasse dans les temples gaulois421) : il lèvera sur ses res-
sources personnelles quatre des huit légions avec lesquelles il a
conquis la Gaule ; le Sénat décida, du reste, de prendre à son
compte la solde des quatre légions422. De même, Octave
obtiendra dès 44 que le Sénat lui rembourse les sommes qu’il
avait dépensées pour l’armée privée qu’il avait levée afin de
protéger la République423. Les temps sont déjà arrivés où les
magnats qui luttent entre eux pour le pouvoir suprême mettent
la main sur le Trésor et s’accusent mutuellement de l’avoir
fait424 ; où l’empereur Octave Auguste pourra écrire, dans
son propre éloge funèbre : « A l’âge de dix-neuf ans, je me
suis procuré une armée sur mon initiative privée et sur mes
ressources privées, armée avec laquelle j’ai libéré l’État qu’op-
primait la tyrannie d’une faction.»
454 Le Pain et le Cirque

Une grande théorie : « luxe » et « décadence ».

Comment en était-on arrivé ainsi au pouvoir personnel et,


corrélativement, au mécénat d’État ? Les contemporains avaient
leur explication, si curieuse qu’elle mérite qu’on s’y arrête
quelque peu ; selon eux, le luxe était le responsable de la chute
de la République et de l’instauration de la monocratie ; car
luxe veut dire décadence et ambition ; les États pauvres sont
vertueux, les États riches succombent à la mollesse ou bien aux
rivalités intestines. Qui ne reconnaît une théorie, fameuse pen-
dant plus de deux mille ans, qui a eu un caractère d’évidence
aux yeux de Platon425, de Polybe426, de saint Augustin427, de
Dante428, de Swift429, de Montesquieu, de Rousseau, avant
de tomber dans l’oubli ? L’exposé le plus concis se lit chez
Polybe : « Lorsqu’un régime, après s’être tiré de plusieurs
grands périls, atteint à une suprématie fondée sur une puissance
incontestée, il est bien évident que, à mesure que la prospérité
se répand parmi la population, les gens se mettent à mener plus
grand train et les citoyens se disputent avec plus d’âpreté les
magistratures et autres fonctions. Puis, quand cette évolution a
pris une certaine ampleur, le déclin s’annonce, provoqué par la
passion du pouvoir, le discrédit attaché à l’obscurité, par le goût
du luxe et l’insolent étalage de la richesse » ; Polybe pense au
développement économique et aux crises politiques et sociales
des cités hellénistiques ; il pense aux « démagogues » qui, en
faisant au peuple des « largesses » prélevées sur leur propre
fortune, voire sur les fonds publics, établissent une oligarchie
modérée où le peuple perd l’habitude d’obéir docilement
(comme on a vu plus haut) et où la compétition pour le pouvoir
est plus animée, car, comme nous disons aujourd’hui pour
décrire nos propres démocraties, le régime est pluraliste430 : le
pouvoir fait l’objet d’une compétition entre plusieurs hommes
ou plusieurs groupes et n’a rien de totalitaire. Polybe y voit une
décadence et il impute cette fâcheuse évolution à un ordre de
causes auquel il accorde une importance supérieure aux autres
causes, à savoir au développement de la richesse, du « luxe »,
de la « prospérité » ; les concepts sont assez vagues (où com-
mence la prospérité et en quoi consiste-t-elle ?) et le lien causal
assez vague (quelle évolution n’a pas entre autres des causes
économiques ?) pour que ce schéma théorique puisse servir
L’oligarchie républicaine à Rome 455
à expliquer à peu près n’importe quel processus historique.
D’où le succès franc et massif que la théorie du luxe et de
la décadence a eu jusqu’à la fin du XVIIIe siècle431, où elle s’est
effacée presque tout à coup quand l’économie politique a com-
mencé à habituer les esprits à penser les concepts économiques
avec plus de rigueur. Avant cette époque, elle s’imposait aux his-
toriens avec autant d’autorité spécieuse que de nos jours
le marxisme populaire (« ce sont les forces et rapports écono-
miques qui sont la cause la plus importante »), et pour les
mêmes raisons : l’imprécision des concepts et des relations per-
met de privilégier un ordre de causes sans que la théorie puisse
jamais être infirmée, car elle est assez vague pour tout expliquer.
Toutefois, dans la théorie du luxe et de la décadence, la média-
tion entre l’économie et l’évolution politique n’est pas assurée
par les rapports sociaux, mais par la psychologie : la richesse
rend les gens avides, ambitieux, indociles… D’où le caractère
moralisant de la théorie et du vocabulaire dans lequel elle était
traditionnellement exposée et qui nous la rend aujourd’hui très
étrangère et presque incompréhensible : nous n’y voyons plus
guère qu’un sermon ; nous soupçonnons avec quelque raison que
la théorie a dû son succès en partie à son coloris éthique ; pour-
quoi le luxe entraîne-t-il la décadence, et par quelle relation cau-
sale ? Parce que le luxe est un péché et qu’il est logique et moral
que le mal entraîne le mal. C’est le XVIIIe siècle encore, avec son
apologie du luxe, qui jettera le discrédit sur cette théorie enne-
mie de la richesse.
La théorie était assez imprécise pour avoir revêtu mille
formes différentes et parfois opposées ; il suffisait que la
société considérée ait traversé ou paru traverser une phase de
développement économique (« prospérité ») ou culturel
(« luxe ») pour qu’on imputât à cet ordre de causes toute la res-
ponsabilité des maux politiques, quels qu’ils fussent, qui affli-
geaient ou étaient réputés affliger cette société. Autant de maux
concevables, autant de variantes de la théorie. Deux de ces
variantes sont très répandues et ont servi conjointement à expli-
quer la décadence de la république romaine : la version « spar-
tiate » et la version oligarchique ; selon la première, le luxe
amollit les peuples et leur ôte leur valeur militaire ; selon la
seconde, la richesse transforme les aristocraties en oligarchies
dont les membres poursuivent leurs ambitions personnelles
plutôt que le bien public et se disputent le pouvoir.
456 Le Pain et le Cirque
Le luxe amollit les peuples : cette idée est fondée sur une
analogie morale ou médicale ; Polybe a sans doute à l’esprit la
médecine diététique de son temps quand il écrit432 : « Il y a une
règle applicable dans tous les cas, qu’il s’agisse d’une armée,
d’une cité ou de notre corps : il ne faut jamais leur permettre de
vivre longtemps dans la facilité et le loisir, surtout dans les
périodes de prospérité et d’abondance matérielle » ; car la
paresse et le laisser-aller engendrent l’indiscipline et la révolte.
Plus largement, la richesse enlève aux nations autrefois fru-
gales leur vigueur ; nous dirions que la décadence de la vertu
civique (dont la valeur militaire est la forme par excellence)
commence quand une classe d’entrepreneurs supplante la caste
militaire : grandeur et décadence de Rome, fatal progrès des
sciences et des arts. Hitler tenait la ploutocratie britannique
pour incapable de se battre et le grand état-major japonais,
pour n’avoir pas lu La Démocratie en Amérique, pensait
qu’une démocratie se lasserait rapidement de l’effort d’une
guerre ; au contraire, les Japonais se battraient bien parce
qu’ils étaient un peuple de paysans et que les paysans font les
meilleurs soldats433. Puisque les peuples entrent en décadence
lorsque l’esprit de jouissance l’emporte sur l’esprit de sacrifice,
l’évergétisme est, peut-on croire, un ferment de corruption.
Nous savions déjà que, le peuple étant considéré comme une
plèbe faite pour obéir, l’évergétisme enlève à cette plèbe sa
docilité en lui inspirant l’idée qu’elle a un droit au bonheur ;
nous pouvons ajouter que, le même peuple étant tenu cette fois
pour un corps civique, l’évergétisme le corrompt d’une autre
manière : il ôte aux citoyens ce que Montesquieu appellerait
leur vertu et Thucydide leur polypragmosyné, c’est-à-dire leur
intérêt et leur dévouement pour la vie et la destinée de leur
cité ; tel est le sens des vers fameux de Juvénal : « le même
peuple qui distribuait jadis le pouvoir, les faisceaux, les
légions, enfin, tout, a appris de nos jours à se tenir à sa place et
ne souhaite plus anxieusement que deux choses : son pain et le
Cirque ». Une démocratie, en l’absence de contrainte supé-
rieure, fonctionne si individuellement les citoyens ont de la
vertu civique ; une oligarchie fonctionne au moyen de la
contrainte que les dirigeants exercent sur le peuple. Juvénal est
un démocrate : il déplore que l’évergétisme tue la vertu civique
plutôt que de déplorer, comme Polybe, qu’il tue la docilité.
Si le luxe amollit les peuples, la richesse corrompt les oligar-
L’oligarchie républicaine à Rome 457
chies. Elle donne aux pauvres un désir de s’élever au-dessus de
leur condition qui est fatal à l’ordre social, ou encore elle sus-
cite des parvenus qui n’ont pas les vertus de la vieille
noblesse ; Plutarque pense que la mobilité sociale a contribué à
la chute de la République romaine : avant l’époque des guerres
civiles, écrit-il, « c’était un égal opprobre, et de dissiper sa for-
tune, et de ne pas conserver la pauvreté de ses pères » ; pour
Dante, la « décadence » de Florence est due aux nouveaux
nobles :
La gente nova e’ subiti guadagni
orgoglio e dismisura han generata,
Fiorenza, in te, sí che tu già ten piagni.
Mais surtout la richesse corrompt la vieille noblesse elle-
même, en inspirant à ses membres un esprit d’ambition et de
rivalité qui est fatal au fonctionnement paisible de la société.
Le lien causal est psychologique, comme on voit ; sous le nom
d’oligarque (mot presque toujours péjoratif en Grèce, où
tout le monde était l’oligarque de quelqu’un), Théophraste a
conceptualisé ce que nous appellerions la « personnalité oligar-
chique », c’est-à-dire un type psycho-politique, sorte de
caractérologie des opinions politiques ; son oligarque est
l’homme qui est désireux de pouvoir et de richesse. Pour Sal-
luste, la richesse suscite la « personnalité oligarchique », qui
ruine les nations ; le luxe engendre la cupidité, l’ambition,
l’impiété, la vénalité et la déloyauté ; l’oligarchie n’est plus
qu’une caste sclérosée et cupide, qui refuse de s’ouvrir aux
hommes nouveaux qui ont encore, eux, l’idéal de gouverner la
cité. Et puisque la richesse est la cause première de cette déca-
dence, Salluste (et Cicéron avec lui) attachera une importance
démesurée à un détail qui lui paraît un maillon capital de la
chaîne : l’endettement de l’oligarchie ; le goût de luxe fait que
trop de jeunes sénateurs qui veulent vivre à leur aise emprun-
tent, car ils ne veulent pas vendre leurs biens-fonds et manger
leur capital ; après quoi ils ne voient plus dans la politique que
la source d’argent qui leur permettra de rembourser leurs
créanciers et ils gouvernent les sujets de Rome comme si c’é-
taient des vaches à lait ; que l’on interdise le prêt à intérêt
et la jeune noblesse retrouvera dans la politique un idéal : c’est le
remède-miracle434.
Telle est cette théorie, qui fut la première explication éco-
458 Le Pain et le Cirque
nomique de l’histoire. Elle est déconcertante pour nous
parce qu’elle implique deux postulats qui nous sont étrangers :
que l’idéal en politique est une société aussi uniforme que
possible, car les conflits naissent de la diversité, qu’engendre la
richesse ; et aussi qu’il existe un niveau absolu des besoins et
par conséquent de la pauvreté et du luxe ; ce niveau étant une
fois dépassé, la décadence des nations commence. Rien de plus
étranger à notre propre expérience que cette dernière affirma-
tion ; nous voyons la puissance militaire et la richesse des
nations aller de pair avec leur développement ; nous savons
aussi que, pour la ténacité et pour l’impérialisme, les démo-
craties, qu’elles soient pluralistes ou dictatoriales, valent
Lacédémone. Le développement des besoins étant indéfini, il
n’existe pas de niveau absolu de satisfaction au-dessus duquel
tout accroissement entraînerait nécessairement une décadence
fatale. Or la théorie du luxe et de la décadence implique qu’un
pareil niveau existe, et c’est ce qu’elle a de plus déconcertant :
la « richesse », cause de tous les maux, agit par sa quantité
absolue, et non comme différentielle ; quand Polybe et Salluste
mettent en cause l’enrichissement, ils ne font pas allusion,
comme nous ferions, à l’effet de choc que produit l’injection
d’un supplément de richesse, qui distord ou bouleverse les
structures sociales, jusqu’à ce que le choc soit absorbé en
laissant après lui plus ou moins de ruines et de bienfaits ; ils
veulent dire, au contraire, qu’il existe un niveau de vie naturel
des sociétés, définissable en valeur absolue, au-delà duquel la
nature se corrompt. L’idéal qui est à la base de la théorie
est une société pauvre et peu différenciée, où le peuple et les
aristocrates vivent dans une paix patriarcale, où aucune tête ne
dépasse de trop haut les autres têtes, où aucun luxe ne suscite
de jalousie. Mais si la société devient trop riche, les occasions,
les moyens et les tentations de conflit surgissent de tous
côtés ; l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir
et l’avarice entre dans tous. Si la richesse se répartit égale-
ment, elle énerve tous les courages ; si la répartition est trop
inégale, elle donne aux ambitions d’autres objectifs que le seul
bien public (on recherche le pouvoir ou le luxe) et elle procure
aux riches les moyens de satisfaire leurs nouvelles ambitions.
Mais le plus grave est que les dirigeants sont divisés par leurs
rivalités et ne font plus bloc.
L’oligarchie républicaine à Rome 459

Les ressources des magnats.

Nous retrouvons ici notre propos, qui était de montrer com-


ment, à la fin de la République, le pouvoir personnel était en
liaison avec un phénomène nouveau, le mécénat d’État ; la
théorie économique de la décadence met en lumière, trop uni-
latéralement, sans doute, un des facteurs qui ont fait triompher
le pouvoir personnel. Les magnats du Ier siècle ont des moyens
financiers que les sénateurs du IIe siècle n’avaient pas encore : le
Sénat tenait les cordons de la bourse et ils ne pouvaient rien
faire sans son consentement. Polybe pouvait écrire435 : « Le
Sénat a autorité sur le Trésor ; quand un consul entre en cam-
pagne avec son armée, il dispose apparemment d’une autorité
illimitée, mais il a besoin du Sénat, car, sans l’accord de cette
assemblée, on ne peut fournir aux troupes ni blé, ni vêtements,
ni solde.» Ainsi l’oligarchie était toujours parvenue à faire ren-
trer dans le rang ceux de ses membres qui s’étaient mis en
avant ; mais au Ier siècle, la cité, devenue un empire, offre de si
grands moyens d’action à qui sait s’en emparer que le pouvoir
personnel finit par s’instaurer pour la simple raison qu’il était
devenu possible ; les provinces sont un réservoir d’argent et de
ressources, une arène où conquérir la gloire ; la plèbe peut être
séduite ou manœuvrée aux comices tributes, les énormes
possibilités qu’a maintenant un homme politique de « faire de
l’argent » permettent d’acquérir de larges clientèles, l’armée se
dévoue à ses chefs et compte sur eux pour recevoir des terres.
Voilà quatre moyens d’action qui auront disparu sous l’Empire,
quand Auguste, peu soucieux de laisser la voie libre à des
rivaux, aura mis en place des rouages administratifs dignes d’un
grand empire : c’est dire que le triomphe du pouvoir
personnel s’explique par les lacunes institutionnelles de la
République ; la cité, devenue État, s’était agrandie sans se
transformer, sans s’adapter à sa nouvelle grandeur ; il fallut la
« révolution romaine » d’Octave Auguste pour que cette adap-
tation se fît. Quant aux luttes de classes, comment méconnaître
leur intensité ? Comment nier qu’elles ont fourni des partisans
et des soldats aux magnats ? Je crois pourtant qu’elles ne sont
pas la principale raison de la révolution romaine, quoi qu’on
ait dit436.
« Faire de l’argent »… César, Octave, Agrippa avaient des
460 Le Pain et le Cirque
revenus qui n’étaient pas disproportionnés aux dépenses d’un
État ; je ne crois pas que la General Motors puisse en dire
autant de ses bénéfices. D’où venait la gigantesque fortune de
César et de la dynastie julio-claudienne ? On ne trouvera pas
chez les historiens anciens de réponse détaillée à cette ques-
tion437 (de même, si les archives n’avaient été conservées, que
saurions-nous de précis sur les affaires de cet autre mécène
d’État que fut Wallenstein ?). Du moins l’essentiel apparaît-il :
c’étaient la politique et la guerre qui nourrissaient la politique ;
pour Pompée, César ou Agrippa, le talent politique a précédé
la richesse et il la procurait en cours de route. L’homme puis-
sant récoltait le butin des nations qu’il avait vaincues438 ; en
outre, toute fonction publique, de la plus petite439 à la plus
grande, donnait des occasions de s’enrichir malhonnêtement
aux frais de l’État ou des administrés ; on peut supposer que
les puissants, par l’intermédiaire d’hommes de paille, se
taillaient la part du lion dans les entreprises capitalistes au
service de l’État, marchés de fournitures et fermes publiques ;
on sait comment les fidèles et les affranchis de Sulla, de César
et des Triumvirs s’enrichissaient en achetant à bon compte
les biens des proscrits qui étaient mis en vente au profit du
Trésor440 ou les biens confisqués des Pompéiens tués441. Sûrs
d’avance que la politique leur permettrait de payer leurs dettes,
les magnats n’hésitaient pas à emprunter des sommes énormes
et il se trouvait des créanciers pour spéculer sur leur future
victoire442. Ils ont un autre moyen, je crois, de se procurer des
liquidités : chaque grand personnage s’entoure d’un cercle d’af-
franchis qui, grâce à leur sens des affaires et à l’influence de
leur patron, s’occupent à amasser de l’argent de toutes les
manières concevables (la vie économique était en ce temps-là
une guérilla protéiforme, comme la vie politique443) ; le grand
homme puise à peu près librement dans les caisses de ses
affranchis, qui ont lié leur destinée à la sienne et dont il sera
de toute manière l’héritier ou le légataire ; même si leurs patri-
moines sont distincts en principe, ils ne gagnent de l’argent que
pour leur patron. Les « amis », eux aussi, étaient moralement
tenus de léguer quelque chose à leur protecteur et c’était une
ressource considérable : en vingt ans seulement, Auguste héri-
tera de 1 4 00 millions444. Enfin, dans la guerre et la victoire,
quand les dictateurs imposent au nom de l’État des emprunts
forcés, des impôts extraordinaires, des confiscations445, nul ne
L’oligarchie républicaine à Rome 461
peut savoir quelles sommes vont vraiment au Trésor et quelles
autres restent dans les caisses du dictateur. A la fin des guerres
civiles, Octave, Agrippa et tous leurs partisans étaient devenus
de très gros propriétaires fonciers446 ; comment Agrippa avait-
il acquis les énormes biens-fonds qu’il possédait en Sicile et en
Égypte, et la péninsule de Gallipoli tout entière447 ? Même
dans les périodes de paix, le siècle était habitué à un état endé-
mique de violence ; il n’y avait pas de police et les campagnes
italiennes ressemblaient au Far-West de la légende ; une riche
veuve possédait près de Tarquinies des biens enviables ; quand
elle mourut, son régisseur et amant arma ses esclaves, attaqua
le domaine et l’arracha aux héritiers : cela se voyait tous les
jours448.

Métamorphose de l’évergétisme : exprimer la souveraineté.


Disposant de ressources gigantesques, l’évergétisme de César,
d’Octave, d’Agrippa n’a plus rien de commun avec celui de
l’oligarchie sénatoriale parce que leur puissance elle-même n’a
rien de commun avec le pouvoir d’un magistrat ou d’un séna-
teur : c’est une puissance souveraine, c’est déjà la puissance des
empereurs. Or, quand un homme est tout-puissant, il ne com-
mande plus lui-même ; il plane, il n’est pas responsable des
fautes de ses ministres, de ses petits saints. Dès lors que l’on
gouverne seul, on gouverne indirectement, on coiffe les autres
autorités et on ne se substitue pas à elles. En échange, on incarne
la majesté de l’État ; Octave et déjà César sont des souverains et
leur évergétisme est celui de souverains ; leurs largesses ne sont
pas comparables à celles d’un magistrat, d’un triomphateur ou
d’un candidat ; ils ne font pas de libéralités privées : ils se
conduisent déjà en empereurs.
Leurs libéralités leur servent à exprimer leur majesté souve-
raine. C’est là un trait caractéristique : dans l’Antiquité gréco-
romaine, dans le monde de la polis, un souverain n’exprime pas
sa majesté en se faisant construire un palais pour lui-même : ce
serait une conduite de despote oriental ; mais il fait largesse à
ses concitoyens ou élève des édifices publics. La Florence de
Dante et des Médicis, qui était une polis à presque tous les
égards, n’en avait pourtant pas entièrement la mentalité ; à
preuve, le palais Pitti : pendant les dernières années de Cosme
l’Ancien, raconte Machiavel449, Pitti était devenu le vrai maître
462 Le Pain et le Cirque
de Florence, « au point que ce n’était plus Cosme, mais Pitti qui
gouvernait la cité » ; alors Pitti « prit tant de confiance en son
pouvoir qu’il commença la construction d’un édifice qui était
d’une magnificence vraiment royale ; jamais on n’avait vu de
simple citoyen élever un palais semblable ». Si Pitti avait été un
sénateur romain, plutôt que d’exprimer sa grandeur par les
dimensions de son palais, il se serait souvenu d’une maxime
que l’oligarchie romaine avait extraite de sa longue expérience
et qui condensait, pour Cicéron, la sagesse de l’évergétisme :
« Le peuple romain déteste le luxe privé et il aime que la
magnificence soit publique450.»
Pompée avait bien connu cette sagesse : « Ce ne fut qu’après
avoir construit son magnifique théâtre qu’il se fit bâtir, comme
un accessoire à cet édifice, un hôtel plus beau que celui qu’il
avait habité jusqu’alors, mais qui n’était pourtant pas propre à
exciter l’envie451 » ; Octave Auguste aussi, qui n’eut jamais de
palais, habita toute sa vie l’hôtel d’Hortensius sur le Palatin
(c’était l’Élysée : ce n’était pas le Louvre) et il fit raser une
villa de sa petite-fille parce qu’elle était trop vaste452. Pour
rehausser sa résidence impériale, Octave recourut à un détour
religieux : il fit construire un temple public d’Apollon dans une
partie du parc de son hôtel, sur le Palatin, où la foudre était
tombée, ce qui signifiait, selon les haruspices, que le dieu vou-
lait avoir une demeure en ce lieu ; Octave adjoint au temple un
portique avec une bibliothèque latine et une grecque. C’étaient
autant d’édifices publics, que l’on ne confondait pas avec la
demeure du prince, bien que les archéologues modernes traitent
souvent le tout comme formant un seul ensemble ; Suétone, lui,
vante la modestie de l’hôtel d’Hortensius, demeure du prince,
et il en distingue soigneusement le temple et le portique, dont il
parle dans un autre chapitre, consacré exclusivement aux édi-
fices publics453.
Octave, comme avant lui César, n’est pas un despote : c’est
un bon empereur. César et lui célèbrent les fêtes de leur régime.
Mais en prétextant les jeux publics. Au lieu de se faire
construire un palais, ils élèvent des temples, ils embellissent la
capitale sous couleur d’y élever des monuments comme triom-
phateurs ou évergètes ; comme évergètes encore, ils puisent
dans leurs coffres comme si c’était le Trésor public. « Par ses
gladiateurs, ses monuments, ses congiaires, ses festins, César
avait gagné le cœur des populations naïves ; il s’était attaché ses
L’oligarchie républicaine à Rome 463
partisans par des récompenses, ses adversaires par une affecta-
tion de clémence », écrit Cicéron ; mais la clémence est une
vertu de despote et non de citoyen : Salluste ne connaissait pas
d’autre clémence que celle du peuple romain454 ; aussi bien,
ajoute Cicéron, César, par ses générosités, était-il parvenu à se
faire roi.

Rome capitale : César et Auguste.


Dès 54, pendant la guerre des Gaules, le futur dictateur sut
montrer, par ses édifices, qu’il avait un destin national et la
taille d’un roi. Nous sommes si habitués à voir les sénateurs
faire largesse que les constructions de César sur le Forum ne
semblent pas avoir étonné ses historiens455 ; mais il y avait
largesse et largesse : comme on l’a vu plus haut, personne ne
s’était encore avisé d’offrir au peuple romain un monument
public, s’il n’était un triomphateur ; César franchit le pas. Il est
facile de deviner quelle fut son intention. En cette année 54, il
était puissant à demi, l’autre moitié du pouvoir appartenant à
Pompée ; les deux glorieux proconsuls s’étaient entendus pour
contrôler Rome et l’Empire. Seulement César était loin, il
venait de franchir le Rhin, puis de faire un raid en Angleterre,
tandis qu’à Rome Pompée avait inauguré en 55 son temple et
son théâtre avec un éclat exceptionnel et ces édifices l’empor-
taient sur tout ce qu’avaient pu construire jusqu’alors les triom-
phateurs. Sans attendre son propre triomphe, César veut avoir
ses propres monuments à Rome : ce seront le Forum et
la basilique qui devaient porter son nom, et aussi la basilique
Aemilia, dont il confia délicatement la reconstruction à un
descendant de son constructeur, Aemilius Paullus, tout en lui
donnant les sommes nécessaires ; le butin des Gaules était
la source des centaines de millions456 qui furent investis dans
cet ensemble monumental capable de faire pièce à celui de
Pompée.
Passons sur les grands travaux et les constructions457 que
César, devenu dictateur, réalisa ou projeta entre 48 et 44 : il
était réservé à Octave Auguste et à son parti, une fois au pou-
voir, de faire ce que l’administration républicaine n’avait pas
fait et de procurer au nouveau régime le mérite d’avoir donné à
Rome le visage d’une capitale. L’« enveloppe » budgétaire que
la République accordait à ses censeurs, préteurs ou édiles était
464 Le Pain et le Cirque
insuffisante pour de grands travaux et l’évergétisme privé
était limité aux triomphateurs : Auguste fit construire sur ses
revenus personnels, encouragea les hommes de son parti et
les triomphateurs à restaurer les monuments et les routes, incita
les particuliers à embellir la cité par des constructions publiques
et privées ; nous verrons plus loin comment Rome devint ainsi,
de cité-État, capitale impériale et ce que représentait la capitale
pour les empereurs.
La métamorphose édilitaire de Rome, qui fut très sensible
aux contemporains, eut pour auteurs Octave et les principaux
membres de son parti458. Toutefois, entre ceux-ci et le prince,
une distinction fut établie qui devait, elle aussi, fonder une
tradition : seul le prince pouvait faire construire ou réparer les
édifices publics quand il lui plaisait, du moins à Rome, et il ne
s’en priva pas (dans l’éloge de lui-même qu’il fera graver sur
son tombeau et qu’on appelle les Res gestae, il dresse une liste
impressionnante des édifices romains dont il fut l’auteur et
dont quelques-uns seulement sont triomphaux) ; les membres
de son parti ne faisaient construire à Rome qu’à titre de triom-
phateurs, comme une coutume immémoriale les y autorisait.
La règle sera absolue sous le Haut-Empire : les princes se
réserveront le monopole de l’évergétisme à Rome, leur capi-
tale ; tout particulier qui voulait devenir évergète libre devait
reporter sa générosité sur une autre ville que Rome. La règle
était déjà tacitement établie sous Octave Auguste, je crois,
puisque les constructions de la famille et des partisans du
prince sont exclusivement des édifices triomphaux. Un cas dis-
cutable est cependant celui de l’homme de confiance du prince,
de son grand amiral, Agrippa ; ce génie stratégique avait
anéanti la flotte de Sextus Pompée et fut le véritable auteur de
la victoire d’Actium sur Antoine et Cléopâtre ; mais, fondant
une autre tradition, par laquelle le triomphe deviendrait lui
aussi un monopole des princes, il refusa toujours de triompher.
Cependant, l’admirable ensemble monumental que, cinq ans
après Actium, il éleva sur le Champ de Mars, était triomphal
en esprit, sinon à la lettre : « Il bâtit, en mémoire de ses vic-
toires sur mer, le Portique de Neptune et le décora d’une pein-
ture représentant les Argonautes459 » ; le Panthéon, « temple de
tous les dieux », était lui aussi un sanctuaire militaire et dynas-
tique, consacré à Mars, à Vénus victorieuse, à César, « et à tous
les autres dieux » : cet et cœtera était destiné, j’imagine, à
L’oligarchie républicaine à Rome 465
englober implicitement Apollon, le dieu d’Actium, qu’Octave
s’était réservé, comme il s’était attribué le mérite de la victoire
elle-même. Quant aux édifices non triomphaux d’Agrippa, ils
étaient élevés loin de Rome, à Nîmes ou à Mérida, lointaines
colonies dont le régime voulait faire des forteresses du parti
d’Octave et des points d’appui de la domination romaine dans
les provinces.
A Rome même, Octave Auguste ne faisait construire que
pour édifier l’esprit public. En faisant de Rome, qui était une
ville de brique, une ville de marbre, le régime augustéen vou-
lait suggérer à tous que, loin de poursuivre des fins partisanes,
il avait pris en main l’intérêt supérieur de l’État, dont les
édifices étaient en ce temps-là le corps visible ; les particuliers,
par respect pour ce grand objet qui les dépassait tous, devaient
respecter aussi le régime qui en prenait soin.

Fêtes nationales.
Même évolution en matière de triomphe et d’édilité : ces
deux vieilles occasions d’évergésies donnent maintenant lieu à
des gestes de politique symbolique ; quand César ou Agrippa
triomphent ou sont édiles, ils ne prennent pas la suite des
triomphateurs et des édiles d’autrefois, même si extérieurement
ils font la même chose qu’eux, en plus grand : dès lors qu’ils
sont les maîtres du jour, les fêtes qu’ils donnent ne sont plus
des cadeaux d’évergètes ; ce sont les fêtes du régime au pou-
voir et elles ont pris une portée politique ; elles ne sont pas
bonnes seulement à alimenter l’histoire du mot liberalitas. Les
quatre triomphes en un seul que César célèbre en 46, après être
rentré en vainqueur qui n’a pas d’ennemis à abattre et s’être
fait nommer dictateur pour dix ans, sont la fête du nouveau
régime ; leur splendeur et les largesses de toute espèce qui
furent distribuées à leur occasion laissèrent un long souvenir
dans le peuple460 ; l’opinion plébiscitait le vainqueur, puis-
qu’elle ne boudait pas la fête. De même, la somptueuse édilité
qu’Agrippa461 exerça en 33 fut une fonction exceptionnelle
(Agrippa en fut investi alors qu’il avait déjà revêtu le consu-
lat462) en des circonstances exceptionnelles : l’année 33 devait
être la dernière où Octave aurait les pouvoirs de triumvir ; en
principe, le premier janvier 32, il ne devait plus y avoir aucun
pouvoir au-dessus de celui des consuls et Octave ne serait plus
466 Le Pain et le Cirque
qu’un simple particulier463. Il n’eut pas besoin d’être davan-
tage pour demeurer le maître ; car il passa l’année 33 à provo-
quer une guerre entre Rome et l’Égypte d’Antoine et de
Cléopâtre, comptant être porté par une vague de nationalisme
italien qui le maintiendrait au pouvoir, quand il n’aurait pas de
titre officiel pour l’exercer. Ce fut bien ce qui arriva ; mais il
lui fallait d’abord s’assurer l’opinion publique ; voilà pourquoi,
je crois, il mit à profit cette année 33 où il était encore le maître
pour conférer à son homme de confiance, Agrippa, cette édi-
lité qui eut ainsi une importance politique décisive et devait
laisser un souvenir inoubliable. Il y avait de quoi : Agrippa
« exerça volontairement464 l’édilité, répara tous les édifices
publics et toutes les routes sans rien recevoir du Trésor, fit une
distribution d’huile et de sel à tous les citoyens, rendit les bains
gratuits toute l’année, donna des spectacles très nombreux et
variés et loua les services des barbiers, afin que personne n’eût
rien à dépenser à se faire raser pour la fête465 ». Ce qu’annonce
cette édilité exceptionnelle, c’est l’institution de la préfecture de
la Ville.
Agrippa, en donnant des plaisirs, rallie donc les cœurs de la
plèbe au parti d’Octave et, si Octave a avec lui les cœurs de
toute la population, l’opposition n’osera plus rien entreprendre
contre lui : cela va de soi mais, comme tout ce qui va de soi,
c’est bien étrange : qu’avait à faire le régime du soutien de la
plèbe romaine et pourquoi des fêtes le lui donnaient-elles ?
Octave avait pour lui, en Italie, son parti, ses vétérans, les
colons de son père adoptif ; sa popularité auprès de la popula-
tion désarmée de Rome ne pouvait lui servir à grand-chose par
elle-même. Mais il est de fait que, si son régime apparaissait
comme très populaire, l’opposition n’oserait plus guère agir
avec décision contre lui : elle serait psychologiquement para-
lysée, non par l’idée de ses chances d’échec froidement cal-
culées, mais par le sentiment de se mettre moralement au ban de
l’humanité, de s’exposer au pilori au centre de l’horizon des
êtres raisonnables. Quant à la masse de la population romaine,
elle n’avait guère le choix : Octave était le maître ; il ne lui
restait qu’à s’accommoder de cet état de fait, à « réduire la dis-
sonance » et à aimer le maître, pourvu que ce dernier, par un
geste symbolique, fît le premier pas et lui permît de se rallier
sans perdre la face. Agrippa se chargea de faire ce pas pour le
compte d’Octave. C’est grâce à des gestes symboliques qu’un
L’oligarchie républicaine à Rome 467
régime ne se contente pas de se faire obéir, mais parvient,
comme on dit, à se faire aimer.

Mécénat, et non patrimonialisme : Auguste.


Chef légitime de l’Empire et bientôt chef légal, Octave
Auguste jouera toujours un double personnage ; d’une part, il
sera une sorte de magistrat suprême, armé de pouvoirs légaux
ou quasiment légaux ; mais, de l’autre, il continuera à se pré-
senter comme un simple particulier qui, par amour du bien
public, a réuni un jour une armée privée et a libéré l’État, à la
manière du Cid ou du jeune César : mérites éclatants qui lui
valent une autorité personnelle exceptionnelle (auctoritas) ;
bref, moitié prince et moitié héros national ou, comme on disait,
sauveur. Comme simple particulier sauveur, il continuera son
œuvre en se faisant évergète : sa fortune privée deviendra prati-
quement une des deux ou trois caisses publiques du Trésor ;
Auguste sera un mécène d’État. Nous le savons grâce à une
excellente interprétation que Nilsson et Wilcken466 ont donnée
des Res gestae.
Que trouve-t-on en effet dans les Res gestae ? Deux espèces
de choses, comme l’indique le titre complet de cet éloge
funèbre : les « actions politiques (res gestae) par lesquelles
Auguste a soumis le monde habité à la domination du peuple
romain et les dépenses (impensae) qu’il a faites pour l’État et le
peuple romains ». Ces dépenses sont énumérées avec une exac-
titude de comptable et ne ressemblent pas aux dépenses ordi-
naires d’un État : par exemple, il n’y est pas question de
la solde des légions ; ce ne sont que distributions d’argent à la
population de Rome, congiaires, blé acheté à titre privé pour
être distribué à la plèbe, évergésies sur le produit du butin ;
le total, récapitulé pompeusement à la fin du texte, s’en élève à
600 millions de sesterces. Pour tant de libéralités, dont beau-
coup étaient en espèces, il avait certainement fallu augmenter la
masse de métal en circulation, qui ne devait pas être considé-
rable à cette époque (ce qui a dû entraîner non pas une inflation,
mais un recul des échanges en nature467). Parfois, la relation
entre ces largesses et les dépenses publiques, qui visiblement en
sont distinctes, se voit clairement : « A quatre reprises, j’ai
secouru le Trésor de mon argent ; quand, sur ma proposition, a
été créée une caisse spéciale, le Trésor militaire, j’y ai fait sur
468 Le Pain et le Cirque
ma fortune personnelle un versement de 42 millions… » Aucun
doute n’est possible : Auguste ne parle pas en chef d’État qui se
prévaut des dépenses publiques qu’il a ordonnées, il parle en
mécène d’État qui se prévaut des largesses qu’il a faites au
peuple ou à l’État sur sa fortune privée, sur l’énorme fortune
que lui avait léguée César et dont il léguera lui-même la moitié
à son successeur Tibère ; et aussi sur le butin de ses triomphes
que, comme tous les triomphateurs, il considérait comme lui
appartenant. Cette évidence aurait été reconnue depuis toujours
si l’autorité de Mommsen ne s’était, pour une fois, imposée à
tort. Mommsen fut un de ces génies comme une science n’en
compte que deux ou trois par millénaire et son Droit public est
un des plus grands monuments des sciences morales et poli-
tiques ; de plus, c’est un des livres les plus clairs du monde.
Mais, un jour, il s’est trompé et il n’a jamais voulu en
démordre : il a voulu absolument que la principale caisse de
l’Empire romain, qu’on appelait le Fisc, fût la propriété privée
des empereurs ; pour lui, Auguste n’avait pas été le mécène de
l’État : c’était l’État au contraire qui avait été sa propriété ; dès
lors, quand les Res gestae disaient qu’Auguste avait fait des lar-
gesses sur sa fortune, il fallait entendre qu’il les avait faites aux
dépens du Fisc… Nous verrons plus loin quels « préjugés » du
XIXe siècle sont à l’origine de cette théorie, qui est abandonnée
depuis plus de cinquante ans ; abandon qui a permis à Nilsson
et à Wilcken de rendre, aux dépenses des Res gestae, leur vrai
visage d’évergésies.
A quoi s’est ajoutée plus récemment une non moins belle
découverte de Jean Béranger, qui a montré que le mécénat
des princes n’a pas pris fin à la mort d’Auguste, mais qu’il a
duré jusqu’à la fin tragique de Néron, tant que la dynastie
fondée par Auguste a subsisté et que la fortune privée de César
et d’Auguste, sans cesse grossie par les legs et le butin des
triomphes impériaux, s’est transmise par héritage, de prince en
prince, en même temps que la couronne. Ce qui transforme
l’image qu’on se faisait des finances impériales au Ier siècle et
surtout celle de la succession dynastique : le Sénat et l’armée
savaient bien que nul n’avait les moyens de régner s’il ne dispo-
sait pas d’une fortune aussi gigantesque ; la couronne restait
donc fatalement la propriété des descendants d’Auguste. Ce que
suffit à révéler une phrase de Tacite que Béranger a été le pre-
mier à traduire exactement : Auguste est mort « en prince vieilli
L’oligarchie républicaine à Rome 469
dans un long exercice du pouvoir et qui avait pourvu à
la richesse de ses héritiers pour leur permettre de gouverner,
provisis heredum in rem publicam opibus468 ». Ainsi donc,
d’Auguste à la mort de Néron, l’Empire romain a disposé de
deux sources de revenus ; la plupart des dépenses provenaient
de la caisse de l’État (ou plutôt des deux caisses qu’il possédait
désormais : le vieux Trésor, et le Fisc qui venait d’être orga-
nisé) ; mais d’autres dépenses, et de préférence celles qui
pouvaient rendre populaire leur auteur, étaient faites par les
princes sur leur fortune privée ; quand Néron, en des temps de
basses finances, promit de verser annuellement à l’État 60 mil-
lions, il entendait, je crois, que cette somme serait prise par lui
sur ses revenus particuliers469. Le mécénat impérial prendra
fin à la mort de Néron : après lui, la dynastie de parvenus qui
supplante celle qu’avait fondée Auguste confisque la fortune
privée de ses prédécesseurs déchus : les terres qui avaient
appartenu à Auguste et à ses héritiers et successeurs appartien-
nent désormais à l’État ou à cette nouvelle dynastie ; leurs reve-
nus alimenteront une troisième caisse publique, appelée
Patrimoine470, dit-on.
Nous retrouverons le Patrimoine dans notre dernier chapitre,
au détour d’une phrase, quand nous étudierons ce qu’est
devenu l’évergétisme impérial après Néron ; nous constaterons
alors que cet évergétisme n’était plus qu’un mot trompeur ;
Auguste faisait des libéralités sur sa fortune privée ; après
Néron, les empereurs, par style monarchique, appellent libéra-
lités les dépenses qu’ils ordonneront sur une des caisses
publiques, voulant signifier par là que dans une monarchie
toute dépense de l’État, serait-ce la plus routinière, doit être
réputée l’effet d’une largesse du monarque. Disons tout de
suite que l’équivoque de ces deux langages et de ces effets
de style n’a pas peu embrouillé l’histoire des finances impé-
riales471 et aussi l’idée qu’on a pu se faire des empereurs comme
évergètes. Ainsi finit, avec Néron, l’évergétisme impérial au sens
véritable du mot, le mécénat d’État. Après lui, en réalité, il n’y
aura plus d’évergétisme impérial mais, en paroles, il n’y aura
plus qu’évergétisme dans la conduite des empereurs.
Insistons encore sur la vraie nature du mécénat augustéen et
gardons les idées claires ; n’allons pas croire que l’époque
savait mal distinguer, en un souverain, l’homme public et
l’homme privé, que la séparation de ces deux domaines était
470 Le Pain et le Cirque
floue… Ne parlons pas de patrimonialisme, pour employer
le mot propre : Auguste ne traitait pas l’État comme une pro-
priété de famille et les caisses publiques comme son propre
patrimoine ; tout au contraire, la distinction était parfaitement
nette pour lui : il léguera à Tibère et au peuple romain son
patrimoine privé, non les revenus des impôts ; simplement, il
lui arrivait de payer de sa bourse des dépenses publiques : rien
de plus, rien de moins. Ne confondons pas non plus son mécé-
nat d’État avec un tout autre phénomène, du reste spécieux :
Auguste et ses successeurs employaient, comme fonction-
naires publics, des esclaves, qui étaient dits esclaves de l’em-
pereur ; c’est là du patrimonialisme, ou plutôt cela semble en
être – mais nous verrons plus loin que ces esclaves n’apparte-
naient à l’empereur régnant que par un effet de style monar-
chique et qu’ils étaient esclaves de la Couronne, c’est-à-dire
de l’État.

Auguste magistrat et évergète.


Pour conclure ce chapitre, la vraie nature des Res gestae va
nous apparaître : c’est l’éloge d’un magistrat et l’épitaphe d’un
évergète ; ce n’est pas celle d’un souverain ; ce n’est pas
davantage un testament politique, comme l’affirmait Momm-
sen, ni quelque chose de comparable aux inscriptions triom-
phales des potentats orientaux et de certains rois hellénistiques.
Auguste, continuant la tradition républicaine de munificence,
ne se prévaut, dans son éloge funèbre, que de ses largesses
privées et passe sous silence les dépenses publiques qu’il a
ordonnées comme premier magistrat de l’État. Le fondateur de
l’Empire ne se considère pas comme un souverain : il se défi-
nit par rapport à l’État, il en distingue son mécénat personnel.
Moins d’un siècle plus tard, son successeur Trajan aura une
vision plus impériale des choses : il se fera féliciter, par son
panégyriste officiel, d’avoir distribué un congiaire « sur ses
revenus », c’est-à-dire sur la caisse publique du Fisc472 ; ce
sera raisonner en vrai souverain, qui se fait un mérite de toutes
ses décisions publiques. Mais Auguste, lui, ne prétend pas
rendre compte de ses actes publics et les Res gestae ne sont
pas son testament politique : elles énumèrent tout ce qui,
dans l’activité politique du prince, est personnellement à son
honneur. Ce que l’on comprend fort bien, lorsqu’on les rap-
L’oligarchie républicaine à Rome 471
proche des humbles épitaphes de magistrats municipaux, dont
les archéologues ont retrouvé des centaines dans tout l’Empire
et que nous commencerons à étudier dans un autre livre. Que
lit-on dans ces épitaphes, en effet ? Deux choses, les mêmes
que dans les Res gestae et qui étaient celles dont, selon l’idéal
du temps, un homme pouvait le plus se prévaloir : son activité
politique (et en particulier les « honneurs » ou fonctions
publiques que sa cité lui a décernés), ses évergésies. Toutes ces
épitaphes ressemblent à celle-ci : « Un Tel a été duumvir de sa
cité et il a, le premier, exhibé à la plèbe dix gladiateurs » ; le
défunt se prévaut de ces gladiateurs parce que, par définition, il
n’était pas tenu de faire cette évergésie et d’ouvrir sa bourse ;
elle s’inscrit donc au nombre de ses mérites personnels. Mieux
encore : peut-être que quinze gladiateurs ont combattu ; mais
il ne parlera que des dix qu’il a payés lui-même, les cinq autres
ayant été exhibés grâce à un lucar public. A-t-il été le premier à
faire pareille largesse, qu’il s’en glorifiera hautement ; de même,
dans les Res gestae, reviennent comme un refrain les mots :
« J’ai, le premier… », primus feci.
Comme les épitaphes municipales, les Res gestae ont une
saveur populaire et aussi républicaine ; les impensae, ou évergé-
sies, constituent la moitié de l’autoglorification d’Auguste.
L’intention du prince devait être parfaitement claire aux yeux de
ses pairs, de l’oligarchie sénatoriale : il avait écrit cela dans
l’optique de la plèbe de Rome. Un Tacite, historien sénateur, n’a
que dédain pour le pain et le Cirque et se refuse à parler
de choses pareilles dans ses Annales ; mais il sait aussi qu’il
faut cela pour le peuple et que la classe dirigeante doit affecter
de s’y intéresser. Car le peuple de Rome, pour juger de ses
princes, attachait autant d’importance à leurs évergésies qu’à
la grande politique ou à la haute stratégie, pour lesquelles il
leur faisait confiance les yeux fermés, si bien qu’il ne les
jugeait guère là-dessus ; dans ses biographies impériales,
Suétone, écrivain à succès, décrit avec autant d’exactitude les
impensae de chaque prince que ses actes politiques473.
La forme même de cette autoglorification est républicaine.
Chose rare en épigraphie, les Res gestae sont une inscription
rédigée à la première personne474, un « éloge » (dont le
caractère funéraire, sépulcral, n’est pas essentiel) ; pareilles
autoglorifications, peu coutumières aux notables hellénis-
tiques475, n’offensaient pas la modestie des oligarques romains.
472 Le Pain et le Cirque
Un siècle et demi avant Auguste, un consul de la République
faisait de son vivant graver son éloge dans les collines de Luca-
nie, théâtre de ses exploits : « J’ai fait rechercher en Sicile 917
esclaves qui s’étaient enfuis et je les ai rendus à leurs maîtres ;
j’ai, le premier, fait en sorte que, sur les terres publiques, les
pasteurs cèdent la place aux laboureurs ; j’ai fait construire ici
le forum et les temples476.» A qui est destiné un éloge de ce
genre ? A l’humanité, à la postérité, à l’éternité. Les Res gestae
aussi477. On s’est trop demandé à qui s’adressait Auguste dans
son autoglorification ; était-ce pour la plèbe de Rome qu’il
énumérait ses évergésies ? Mais les Res gestae ont été repro-
duites dans tout l’Empire, le texte en était gravé jusque dans des
sanctuaires de la lointaine Asie ; pourquoi Auguste, s’est-on
alors demandé, n’a-t-il pas un mot à l’intention de ce public
provincial ? Le texte ne serait-il pas un habit d’arlequin dont les
pièces ne seraient pas toutes de la même époque et seraient des-
tinées à des publics différents ? Questions vaines, éternelle
erreur qui fait prendre la glorification de la majesté souveraine
pour de la « propagande impériale » et l’expression de cette
majesté pour de l’idéologie. Si Auguste parle des largesses qu’il
a faites à la ville de Rome (et, selon la coutume, à cette ville
seulement), ce n’est pas là une propagande qui viserait un
public déterminé, celui de Rome : ces largesses s’inscrivent à
son mérite personnel et il veut proclamer ce mérite à la face du
ciel, voilà tout. Un texte épigraphique – les Res gestae sont une
inscription – n’est pas un document, à la manière d’une affiche
de propagande qu’on colle sur les murs pour qu’elle soit lue par
les contemporains : c’est un monument qu’on grave pour la
postérité.

Conclusions de l’analyse.
Faisons le bilan. L’évergétisme de l’oligarchie romaine, bien
différente des notables helléniques, n’était pas l’expression
de sa supériorité (les honneurs officiels, l’apparat du pouvoir,
licteurs ou toge brodée, suffisaient) ; ce n’était pas non plus le
pourboire d’une sinécure honorifique : l’empire du monde
n’était pas une sinécure. C’était plutôt :
1. Le désir de régner aussi dans les consciences, et pas seule-
ment d’être obéi ; car la politique est aussi cela. Un magistrat
donne des jeux, non pour plaire à ses seuls futurs électeurs (qui
L’oligarchie républicaine à Rome 473
n’étaient qu’une poignée), mais pour acquérir du prestige dans la
tête de tous les plébéiens de Rome, pourtant politiquement
impuissants ; Agrippa exerce somptueusement sa fameuse
édilité pour rallier au nouveau régime les cœurs des Romains : il
n’avait pourtant que faire de leurs corps, car ces plébéiens étaient
hors de l’arène politique. Ces cœurs sont alors perdus pour le
parti ennemi, qui, du coup, se sent comme paralysé. Même pour
un homme politique, autrui n’est pas une chose, mais une
conscience.
2. Rome n’est une démocratie qu’en paroles. Mais l’oligar-
chie, pour « dépolitiser » les corps et, plus encore, pour ne pas
s’aliéner les cœurs, témoigne des égards aux simples citoyens :
ceux-ci ne doivent pas pouvoir ignorer que, quels que soient les
durs impératifs de la politique, les sentiments intimes de l’oli-
garchie sont démocratiques au fond. En conséquence, les sol-
dats touchent des donativa qui leur démontrent que, s’ils ne
sont plus une armée de citoyens, ils ne sont pas non plus les
esclaves de leurs généraux ; le donativum est un cadeau sym-
bolique. Autres cadeaux symboliques : ceux des candidats à
leurs électeurs ; ce n’est pas de la corruption électorale ; ces
cadeaux témoignent aux électeurs que les candidats ont beau
ne pas se tenir pour de simples mandataires, ils n’ont pas pour
cela plus de morgue. En un mot, les cadeaux symboliques
prouvent que, tout en appartenant à une oligarchie, on peut
avoir encore la tripe républicaine.
3. Un cas à part est le triomphe. L’autoglorification du
triomphateur se traduit par des évergésies : le triomphateur veut
exprimer sa supériorité par des dons, des monuments ; ce cas
presque unique s’explique par le caractère populaire du
triomphe : la gloire militaire est l’aspect populaire de l’impéria-
lisme (savourer les délices de l’hégémonie elle-même ne peut
guère être qu’un plaisir de happy few). Cependant, jusqu’à
Pompée, les évergésies monumentales des triomphateurs
demeurent relativement modestes. Avec la construction du
théâtre de Pompée, la coutume change de sens : en élevant des
monuments nationaux, en donnant des fêtes nationales, les
magnats témoignent qu’ils ont un destin national qui repose sur
leur prestige personnel (Pompée) ou qui consiste en leur pou-
voir personnel (César).
4. On en vint ainsi à une singularité historique : la première
dynastie d’empereurs romains fera marcher le char de l’État
474 Le Pain et le Cirque
en partie grâce à une gigantesque fortune personnelle, qu’elle se
garde bien de confondre avec le Trésor public. Ce n’est pas du
« patrimonialisme », cela ne consiste pas à traiter l’État comme
une propriété privée ; c’est l’inverse : c’est du mécénat d’État.
De même, de Meiji à 1945, l’empereur du Japon pouvait finan-
cer sa politique personnelle (ou celle d’un clan qui se cachait
sous son ombre) grâce à son énorme fortune privée.
5. L’évergétisme romain est encore moins prétexte à redistri-
bution que le grec. On n’« amène » pas un consul à faire la cha-
rité en exerçant sur lui une pression morale face à face ; on ne le
force pas par de douces violences à ouvrir son grenier en cas de
disette : contre lui, un charivari serait une véritable sédition.
C’est pourquoi, à Rome, la redistribution est devenue un pro-
blème d’État et n’est presque pas passée par le mécénat privé ; le
pain à bon marché est un pain d’État.
Le tableau de l’évergétisme à Rome a peu d’unité parce
que, politiquement, le régime oligarchique est un bariolage.
S’il fallait marquer le trait le plus important, sinon définir l’es-
sence de cet évergétisme, nous dirions ceci : l’origine de tout
pouvoir vient, nous le savons, des hommes, des dieux ou de la
nature des choses ; un pouvoir est, soit délégué (un député),
soit de droit subjectif (un roi par la grâce de Dieu), soit imposé
par des faits (un notable qui a du temps et des connaissances).
Chez les oligarques romains, le pouvoir considéré est bien plus
politique que social : ce sont comme sénateurs de Rome qu’ils
sont évergètes, non comme latifundiaires influents. S’ils font
des évergésies, c’est pour transformer symboliquement en droit
subjectif, en pouvoir dont ils seraient les propriétaires, une
magistrature élective qui n’est théoriquement qu’un pouvoir
délégué ; ils font des cadeaux au peuple prétendument souve-
rain pour marquer qu’ils ne lui doivent plus rien. Mais ils en
font aussi pour une raison presque opposée : parce que leur
régime veut se justifier dans le cœur du peuple ; ils veulent
prouver au peuple qu’ils font tout pour lui, bien qu’ils ne fas-
sent rien par lui ; en lui donnant des jeux, les oligarques
lui prouvent qu’ils s’intéressent à lui et même à ses plaisirs. On
ne s’étonnera pas de la double signification du don : montrer
au peuple qu’on se sent des devoirs envers lui et lui rendre
hommage, montrer au peuple qu’on ne lui doit rien et qu’on
possède une supériorité d’essence, à la manière d’un grand
seigneur qui distribue des pourboires aux petites gens. N’avons-
L’oligarchie républicaine à Rome 475
nous pas vu au premier chapitre que le don était équivoque et
qu’on ne voyait pas très bien si le principal bénéficiaire était
celui qui donnait ou celui qui recevait ?
Le pouvoir de l’oligarchie ne reposait pas sur le pain et le
Cirque. Les élections se faisaient par réseaux d’influence et de
clientèle ; quant au pain, il était distribué par l’État, à
contrecœur. On ne peut guère accuser l’oligarchie d’avoir
endormi le peuple dans des satisfactions matérialistes : sociale-
ment, ces latifundiaires étaient plutôt féroces. Ils ne faisaient pas
d’évergésies pour acquérir ou conserver le pouvoir, mais parce
qu’ils avaient le pouvoir : un pouvoir politique consiste à régner
sur des cœurs, à être aimé. Le colonel qui « sait se faire aimer »
de son régiment est bon parce que son rôle de colonel le
comporte : il n’est pas bon afin d’être promu général par ses
troupiers. L’idée de dépolitisation est profondément anachro-
nique ; elle serait concevable dans un État occidental moderne,
dont les dirigeants ont un pouvoir par délégation et doivent
convaincre leurs électeurs ; elle n’a pas de sens aux époques où
les dirigeants sont des maîtres, des chefs, qui commandent parce
que tel est leur droit.
Seulement ces chefs font des évergésies parce qu’ils sont
les chefs ; toute autorité, même par droit subjectif, comporte
en effet deux particularités : elle doit se justifier en faisant
entendre qu’elle a pour but le bien des gouvernés ; son rapport
aux gouvernés n’est pas rapport avec des robots, mais avec des
consciences. Ces deux particularités expliquent les évergésies et
sont à l’origine de l’anachronisme susdit : on prend le rapport
avec d’humbles sujets, auprès desquels le maître veut être popu-
laire, pour un rapport avec des mandants que le candidat doit
convaincre.
La vérité est que, par rationalisme, on se refuse à une
évidence : les oligarques n’avaient aucun besoin rationnel de se
rendre populaires ; ils n’avaient pas besoin d’être aimés de la
plèbe pour conserver leur pouvoir. Seulement c’était plus fort
qu’eux : ils voulaient être aimés. Serait-ce que la politique n’est
pas ce qu’on dit, ou seulement ce qu’on dit ? Serait-elle rapport
interne des consciences ? La période impériale, que nous allons
analyser maintenant, nous fera voir, avec une netteté d’épure de
philosophie politique, qu’il en est bien ainsi.
CHAPITRE IV

L’empereur et sa capitale

C’était l’empereur qui assurait à la ville de Rome le pain et


les spectacles dont parle Juvénal ; il leur procurait parfois le
bain gratuit1 : les notables municipaux en faisaient autant dans
leurs cités respectives. Les monarques, dit l’Évangile selon
saint Luc, « exercent sur les nations leur souveraineté et ceux
qui ont ce pouvoir se font appeler évergètes2 » ; les Res gestae
d’Auguste sont l’inscription sépulcrale d’un mécène d’État.
Les successeurs d’Auguste ne seraient-ils que les évergètes de
Rome et de leur empire tout entier ? Leur propagande, ou ce
qu’on appelle ainsi, exalte leur libéralité, leurs évergésies sont
identiques à celles des oligarques de la République et des
notables municipaux. S’il fallait toujours croire les Anciens sur
parole, on dirait que la libéralité, vertu aristocratique, était
vertu royale aussi : le roi n’est-il pas le modèle suprême, la
perfection de l’humanité, à en croire Dion de Pruse ? Nous ne
manquerions pas de nous demander si le fondement du pouvoir
impérial était la libéralité, vertu humaine, ou le charisme, vertu
divine, et nous conclurions que le prince régnait comme
évergète et était divinisé pour ses bienfaits.
L’empereur évergète à la manière d’un notable ou d’un
membre de son Sénat ? Non, sauf en paroles. Comme nous l’a
écrit un jour Louis Robert, le manteau impérial ne se dépouille
pas ainsi, ne se laisse pas au vestiaire. Les notables municipaux
donnent des jeux en vertu de leur distance sociale et parce que
leur relation à la politique (à la petite politique des communes
autonomes) est délicate. Les sénateurs républicains, qui font de
la très grande politique, donnent des jeux pour prouver au
peuple que, s’ils font peu par le peuple, ils font beaucoup pour
lui et aussi que leurs électeurs sont leurs obligés et non leurs
mandants. Mais le prince ? Il ne se contente pas de faire une
478 Le Pain et le Cirque
part de la grande politique : il est le seul souverain, et l’État,
c’est lui.
L’État républicain était une personne morale différente de ses
représentants transitoires ; c’était aussi une entité, suscitée par
le patriotisme ou par le devoir d’état du « collectif » sénatorial.
Comme personne et entité, il exprimait sa majesté par un
déploiement d’apparat officiel ; par ailleurs, il justifiait son auto-
rité en présentant ses commandements comme des devoirs aux-
quels chacun devait se plier par obéissance et par patriotisme.
Mais, maintenant, l’État est l’empereur : le style monarchique
va remplacer l’appel au sens civique de tous par l’exaltation des
vertus personnelles du prince ; au lieu d’obéir par dévouement à
l’État, on fera confiance à la providence du souverain. Quant à
l’apparat républicain, il entourera désormais la personne même
du monarque.
Présenter la loi impersonnelle comme une volonté indivi-
duelle du souverain vertueux, qui donne le pain et le Cirque par
évergétisme ; inversement, présenter l’individualité du
monarque, qui se laisse voir au Cirque, comme une incarnation
de la majesté de l’État, tout l’évergétisme impérial est là. Les
trois premières sections de l’exposé qui suit ont été mises au
point, il y a deux ans, au séminaire Raymond Aron de socio-
logie historique.

1. Autonomie et hétéronomie

« Les deux corps du roi ».


Le président des États-Unis est le chef d’un État et le maître
d’un Empire, mais on serait surpris de le voir donner des spec-
tacles ; la chose ne serait pourtant pas impensable de certains
chefs d’État du Tiers Monde. Mais le président des États-Unis
est moins prestigieux que sa fonction n’est prestigieuse ; en bon
fonctionnaire qui remplit son job, il s’efface impersonnellement
derrière la charge que lui confie le peuple souverain.
En comparaison du principat romain, la présidence des
États-Unis est la simplicité même. Car l’empereur romain, lui,
était double : à la fois fonction et individu ; l’évergétisme
impérial a pour support la dimension individuelle des actes
L’empereur et sa capitale 479
du monarque, par opposition à la dimension fonctionnelle.
Cette dualité se retrouve chez la plupart des souverains de
jadis. Au moment de dactylographier ce livre, j’apprends,
grâce à Michel Foucault, l’existence d’un livre de Kantorowitz
sur « les deux corps du roi3 ». Au Moyen Age, le corps du roi
est double ; il comporte, « outre l’élément transitoire qui naît
et meurt, un autre, qui, lui, demeure à travers le temps et se
maintient comme le support intangible du royaume ; autour de
cette dualité qui fut à l’origine proche du modèle christo-
logique, s’organise une iconographie, une théorie politique de
la monarchie, des mécanismes juridiques distinguant et liant
à la fois la personne du roi et les exigences de la Couronne, et
tout un rituel qui trouve dans le couronnement, les funérailles,
les cérémonies de soumission, ses temps les plus forts ».
Le culte des rois dans l’Antiquité gréco-romaine était non
moins dualiste et équivoque ; les adorateurs savaient aussi bien
que nous que le prince n’était qu’un simple mortel, mais n’en
avaient pas moins d’excellentes raisons de le traiter comme un
dieu. En Égypte, l’équivoque était à son comble ; grand prêtre
de tous les dieux et dieu lui-même, le pharaon se rendait à lui-
même un culte et adorait sa propre statue, tel Staline qui, dans
La Bataille de Stalingrad, met sur son électrophone une cantate
à Staline. A sa mort, le pharaon devient Osiris, mais son
cadavre qu’on momifie est celui d’un homme qui, comme tous
les défunts, va être jugé par le même Osiris ; les inscriptions des
tombes royales contiennent à la fois la titulature divine du
potentat et les livres osiriens habituels qui enseignent au roi,
comme aux autres morts, à se justifier devant le dieu. En cette
monarchie qui eut ses temps de troubles et ses révolutions de
sérail, le petit peuple ne se faisait pas d’illusions sur son maître
et racontait sur lui des contes joyeux où le roi-dieu, dépouillé
de son affabulation mythologique officielle, n’offrait plus que
l’image prosaïque d’un potentat oriental ; dans Le Conte du
paysan, un fellah va demander justice au pharaon, lui rappelle
le devoir d’équité en des phrases dignes des Psaumes et
conclut : « Tu n’as pas écouté ma plainte, j’irai donc me
plaindre au dieu des morts » ; et il obtient justice4. Georges
Posener a montré, en un livre peu conformiste5, par quelle
espèce de bovarysme les égyptologues ont eu tendance à majo-
rer la divinité du pharaon, en ne retenant que les textes officiels
ou les formules liturgiques : nous reviendrons sur cette tendance
480 Le Pain et le Cirque
qui nous pousse à croire que l’« idéologie » est une et qu’elle
exprime la réalité sociale, de même que l’âme individuelle cor-
respond au corps.
Les rois passent, le fondement extra-humain de la royauté
demeure. Mais pourquoi en est-il ainsi ? Parce que la relation de
gouvernants à gouvernés est elle-même équivoque : l’obéissance
politique est faite d’autonomie et d’hétéronomie ; j’obéis pour
mon bien (je veux du moins le croire), mais souvent contre mon
gré ; celui qui me donne des ordres a l’altruisme de gouverner
pour moi, bien qu’étant roi par la grâce des dieux il n’ait pas été
commis par moi à cette fonction et qu’il soit le maître parce
qu’il est le maître. La double personnalité de l’empereur, pre-
mier magistrat et évergète, reflète la bipolarité de l’obéissance
politique.

Hétéronomie, droit subjectif, opinion.


L’obéissance politique a deux pôles : je prétends n’obéir que
pour mon bien et comme si j’étais mon propre législateur, en
quoi je suis autonome, et j’obéis à autrui. Les raisons formelles
de ce dualisme sont nombreuses. Autrui ne veut peut-être pas
toujours mon bien (la politique comporte des divisions d’opi-
nions ou d’intérêts) ou le veut contre moi (il m’interdit de me
pencher dangereusement par la portière du wagon) ; ou encore, il
veut à ma place (je ne rêve que d’en découdre avec l’ennemi
héréditaire, encore faut-il que le chef de l’État fasse les gestes
qui déclarent la guerre, car je ne sais, moi, comment m’y
prendre). J’en viens donc à obéir une fois pour toutes et perpé-
tuellement à crédit ; je ne monnaie pas ma soumission coup par
coup. D’autant plus que la politique se joue « en temps réel » et
ne peut attendre ; on n’a pas le temps de convaincre tout le
monde et il faut en venir au compelle intrare, car le temps
presse.
Jusqu’à ce jour, ces vérités formelles sont « éternelles » et
sont vraies des États-Unis comme de l’Empire romain ; mais la
politique et la réalité sociale les diversifient. L’autorité poli-
tique peut avoir trois origines, nous le savons : elle vient des
gouvernés, des dieux (droit subjectif) ou de la nature des
choses. Si le pouvoir du roi n’est pas une délégation des gou-
vernés, mais qu’il règne de par son droit subjectif, le roi ne se
résorbera pas dans sa fonction : il sera lui-même ; il régnera
L’empereur et sa capitale 481
parce qu’il est le maître, ce qui exige de lui quelque apparat.
Étant le maître, ce n’est que par vertu, par évergétisme, qu’il
fait le bien de ses sujets, alors qu’il n’est pas à leur service.
Enfin il sera dieu, ou roi par la grâce de Dieu, car d’où pourrait
lui venir le droit de commander aux hommes comme étant leur
supérieur, s’il ne lui vient pas des hommes ? Évergétisme
impérial et divinisation des empereurs sont deux effets d’une
même cause.
Le roi ne pourrait se distinguer de sa fonction que s’il était
susceptible d’y faillir ; il ne le peut, puisqu’elle est un droit qui
lui appartient : un propriétaire ne faillit pas à la propriété. En
revanche, le roi a de telles vertus que, pour faire mon bonheur, il
lui suffit d’être lui-même. L’évergétisme impérial est une sorte
de culte de l’universalité en l’individualité royale ; il comprend
deux espèces opposées, le style monarchique et l’apparat. Le
premier rapporte l’universalité aux vertus individuelles du roi et
le second confère à cette individualité une valeur universelle : le
roi est l’État et en a la majesté.
Le style monarchique impute à la bonté de l’empereur les ins-
titutions publiques elles-mêmes et jusqu’aux décisions adminis-
tratives les plus quotidiennes (on me dit qu’en Angleterre, de nos
jours, le service des postes est une faveur de la reine à ses
sujets). Si l’on prenait (et on a pris) cette phraséologie au pied de
la lettre, on croirait que l’empereur était le propriétaire de son
empire et n’avait d’autre loi que sa volonté, ainsi qu’on l’a pré-
tendu aussi des rois hellénistiques6. Par un effet de sa clémence,
ses fonctionnaires et ses troupiers sont admis à faire valoir leurs
droits à la retraite7.
De l’autre côté, la personne royale a un caractère public ; le
prince a les relations privées d’un père ou d’un patron avec la
plèbe de sa capitale. Les événements de sa vie familiale sont
des occasions de joie ou de deuil pour tous ses sujets et il fait
ou laisse rendre des honneurs divins à ses mignons8. Il déploie
à Rome et au Cirque un apparat qui fait de la Ville éternelle
l’équivalent d’une Cour royale.
Ce qui est privé devient public et ce qui est public devient
privé : la fonction royale est une propriété privée, mais cette pro-
priété rend des services publics. Il n’en aurait pas été ainsi, si le
prince n’avait passé pour avoir un droit subjectif à régner. Mais,
pour cela, il aurait fallu que l’état social, économique, mental du
monde romain ne rendît pas la foule des gouvernés si passive
482 Le Pain et le Cirque
qu’elle ne pouvait que se soumettre à ses maîtres sans les juger ;
autrement dit, il n’existait pas ce phénomène qu’est l’opinion
publique, laquelle ne fait pas longtemps bon ménage avec le
droit subjectif ni, par conséquent, avec l’évergétisme d’un sou-
verain dieu ou de droit divin. Car l’opinion ne consiste pas à se
révolter, à souffrir en silence ou à être mécontent, mais à poser
qu’on a le droit d’être mécontent et que le roi, quand même ses
ministres le tromperaient, n’en a pas moins tort. Alors qu’un
propriétaire ne saurait avoir tort. Certes, le roi n’est pas un pro-
priétaire comme les autres : il a des devoirs envers ses sujets ;
mais nous n’ignorons pas qu’il ne saurait faillir à ces devoirs,
puisqu’il est infailliblement bon et évergète. On ne saurait donc
le juger.

2. Soumission ou opinion publique

Tout le monde a toujours jugé les rois, ne serait-ce qu’en


secret, ou après leur mort, ou dans les livres d’histoire, ou en
faisant des cancans ; mais il y a le lieu, il y a la manière, il y a
la mise en application effective du mécontentement ; tant qu’on
juge furtivement, sans s’en croire le droit, et tant qu’on ne peut
pas se débarrasser d’un premier magistrat de l’État qui ne fait
pas l’affaire, il n’y a pas opinion publique, mais puérile sou-
mission.

L’époque où l’on ne parlait pas de politique.


Il existe des manifestations d’opinion sous tous les régimes
(ne seraient-ce que les chansons populaires qui célèbrent la der-
nière victoire du roi) et inversement il y a de la soumission par-
tout (le gouvernement, c’est « eux », c’est « ils » : il y a partout
autonomie et hétéronomie. Et il y a apolitisme partout : l’opi-
nion, si opinion il y a, ne fait pas la politique elle-même ; elle
juge après coup les décisions de ceux à qui elle abandonne le
soin de faire la cuisine politique. Cela étant bien entendu, un
abîme n’en sépare pas moins la vie politique de l’Empire romain
ou d’une monarchie d’Ancien Régime et celle d’une démocratie
moderne ; ici une opinion juge le gouvernement, là-bas le peuple
aime son souverain et les bons esprits exaltent la soumission
L’empereur et sa capitale 483
comme le devoir de tout fidèle sujet. Seule la caste sénatoriale,
l’étroite classe dirigeante, qui savait les affaires et les nouvelles,
représentait une opinion ; encore la décence l’obligeait-elle à se
comporter de manière responsable et à ne pas démentir l’image
populaire qu’on avait du prince.
La capacité qu’avait le peuple de ne pas juger le roi et de lui
faire confiance égalait celle d’un jeune enfant à l’égard de son
père, d’un malade ignorant envers son médecin ou du modeste
employé, dévoué comme on ne l’est plus, d’une vieille banque
qui a ses lettres de noblesse. Imaginons idylliquement la
Weltanschauung de cet employé : que connaît-il de la vie de
son entreprise ? Il sait qui en est le directeur (le dernier paysan
de l’Empire savait qu’il y avait un empereur), personnage loin-
tain, mais féerique ; il est au courant des événements officiels,
des changements de directeur, mais ignore paisiblement la
politique bancaire de la maison ; il n’en éprouve pas moins une
fierté désintéressée à savoir que sa maison est renommée. Il
vénère et aime le directeur, qu’il juge sur sa dignité et sa bien-
veillance envers le personnel ; non qu’il attende la moindre
conséquence pratique de cette bienveillance : la maison n’a pas
de politique du personnel ; le bonheur du personnel est assuré
par l’existence même et la prospérité de la banque ; la bien-
veillance du directeur prouve à ses subordonnés qu’il se sent le
devoir de faire de bonnes affaires moins par égoïsme que pour
l’amour de ses employés.
Il faudrait méconnaître étrangement les réalités du passé pour
ignorer que l’amour du peuple pour le souverain est un senti-
ment de tous les temps ou presque et que, quand on prononçait
le nom de l’empereur, on devait le faire sur le ton respectueux
et affectueux sur lequel les catholiques prononçaient naguère le
nom du pape. Les témoignages de cet amour sont partout : fêtes
et cérémonies, portrait de l’empereur affiché dans toutes les
boutiques9, imagerie populaire. Ce n’est pas un sentiment d’é-
lection, mais un sentiment induit, comme l’amour des enfants
pour leur père ; aussi se reportera-t-il automatiquement sur
l’empereur suivant ou sur l’usurpateur triomphant.
Le peuple aime son souverain, trouve que les impôts sont
trop lourds et met une cloison étanche entre ces deux idées ; il
méprise les publicains10 (qui épongent le ressentiment, comme
chez nous la police) pour n’avoir pas à s’exprimer sur César.
On prononce avec respect le nom de l’empereur, mais on n’a
484 Le Pain et le Cirque
pas d’opinions politiques et la conversation politique est un
genre inconnu. Chez les sénateurs, cela devait être un peu plus
compliqué : quand ils conversaient entre eux, ils devaient
laisser apparaître qu’à leurs yeux les affaires publiques allaient
de mal en pis : mais celui qui parlait ainsi s’arrêtait ou était
arrêté avant d’avoir pu mettre en cause la personne du prince
régnant ; s’il avait rompu cet interdit, cela aurait signifié qu’un
complot contre l’empereur se tissait et qu’il en était le sergent
recruteur.
Alors, de quoi parle-t-on, dans le peuple, quand on parle des
affaires publiques ? Les milliers de graffiti et d’inscriptions
peintes qu’on lit sur les murs de Pompéi sont surprenants : pas
un seul graffito que nous appellerions politique, mais seule-
ment des « Vive l’empereur » (Augusto feliciter). L’empereur
n’est pas la politique ; celle-ci, avec ses querelles et ses dis-
cussions, est purement locale et porte sur les élections (si ce
sont des élections et non, comme je le crois, des acclamations)
et sur les subsistances ; des centaines d’acclamations « électo-
rales » peintes sur les murs de Pompéi nous ont conservé les
noms des notables et évergètes locaux, qui donnent des spec-
tacles de gladiateurs ou assurent le marché du pain. Même
chose dans Le Satiricon : les convives de Trimalcion parlent
des séances du Conseil municipal, des notables qui s’engrais-
sent aux dépens du pauvre peuple, de la cherté du pain, du
dernier combat de gladiateurs donné par un évergète local qui
n’est qu’un prétentieux, d’un notable du bon vieux temps qui,
pour son autorité et son honnêteté, était respecté et aimé par
toute la plèbe ; d’un autre côté, les convives se lèvent pour porter
un toast à l’empereur, comme le voulaient les convenances.

La soumission dans la révolte.


On parle du prince, de sa physionomie ; si la scène est à
Rome même, on parle des spectacles qu’il donne ; on parle des
« bonnes nouvelles » (evangelia), c’est-à-dire de l’annonce
officielle d’une victoire ou d’un heureux événement familial
dans la maison régnante. Ou encore, on se venge de l’empereur
en se moquant de lui ; quoi que j’aie dit plus haut, il y a bien
un graffito politique et antinéronien à Pompéi, mais c’est un
graffito obscène11. Car, primo, il est normal qu’une opposition
impuissante prenne cette forme. Secundo, l’opposition poli-
L’empereur et sa capitale 485
tique pouvait difficilement argumenter, critiquer une politique
qui sert mal le peuple, puisque les gouvernants étaient réputés
gouverner, non pour servir le peuple, mais parce qu’ils avaient
personnellement le droit de gouverner ; aussi la polémique
politique avait-elle toujours eu à Rome un caractère d’invec-
tives plus ou moins ignobles et sans rapport avec la réalité (en
compensation, ces injures étaient oubliées dès que les adver-
saires de la veille avaient trouvé profit à se réconcilier12) ; les
Philippiques de Démosthène sont des délibérations politiques,
celles de Cicéron sont par endroits un amas de ragots et
d’injures qui font penser au Livre abominable, au Maquereau
royal, à la littérature d’opposition sous Louis XIV. Tertio, les
sentiments induits sont ambivalents, surtout quand leur expres-
sion publique est socialement obligatoire, et l’on déteste ceux
qu’on aime. La revanche moqueuse contre le prince n’est
pas toujours de l’opposition, c’est une revanche de valets qui
veulent se prouver que leur amour pour leur maître est récom-
pensé par le droit qu’ils ont de le traiter cavalièrement et qui
le regardent vivre avec le mélange de curiosité, d’envie, d’ad-
miration et de gêne qui fait des serviteurs les voyeurs de leur
maître. Il suffit de lire Tacite pour voir combien les Grands
étaient obsédés par la personne du souverain et par sa vie
privée. D’où les pasquinades contre les empereurs, les chan-
sons gaillardes où les soldats de César riaient des mœurs de
leur général adoré, et toutes les épigrammes politiques qu’on
trouvera en feuilletant Suétone. Les souverains se gardaient de
réprimer ces familiarités osées. A la cour de Versailles, les
poissardes, raconte Mme Campan, « s’étaient arrogé le droit de
parler aux souverains dans leur ridicule et grossier langage » ;
un dauphin tardant à naître, elles poursuivirent un jour Marie-
Antoinette « jusqu’à la porte de ses cabinets, en lui criant avec
les expressions les plus licencieuses que c’était à elle de don-
ner des héritiers ». A Rome, lors des funérailles de Vespasien,
un mime fut chargé, « selon l’usage », de suivre le convoi
en imitant la voix et les manières du prince défunt et en se
moquant de son avarice13.
La véritable opposition se fait, soit au nom de l’empereur, soit
contre ses mauvais ministres et pour mieux le servir. En Russie,
les jacqueries se faisaient au nom d’un faux édit du tsar et, à
Rome, la plèbe a cru plus d’une fois que Néron n’était pas mort
et qu’il reviendrait : il y a eu plusieurs « faux Nérons14 ».
486 Le Pain et le Cirque
Et puis, il y a révolte et révolte. Dion de Pruse, on l’a vu, trai-
tait les mutins de sa cité comme de vulgaires mutins : il ne dou-
tait pas un instant du droit des notables à commander. Les
mutins n’en doutaient pas davantage. On lit chez Saint-Simon
comment, en août 1710, les pouvoirs publics vinrent à bout
d’une émeute où le peuple de Paris réclamait du pain : « Le
maréchal de Boufflers s’avança à pied parmi ce peuple infini et
furieux à qui il demanda ce que c’était, pourquoi tout ce bruit,
promettant du pain et leur parlant de son mieux avec douceur et
fermeté, leur remontrant que ce n’était pas là comme il en fal-
lait demander. Le peuple le pria de représenter au roi sa misère
et de lui obtenir du pain. Il le promit et, sur sa parole, tout
s’apaisa et se dissipa avec des remerciements et des acclama-
tions de : Vive monsieur le Maréchal de Boufflers ! » Le maré-
chal était courageux et il aurait pu se faire écharper ; à Rome,
quand les subsistances manquaient, la foule brûlait l’hôtel
du préfet de la Ville, s’appelât-il Symmaque ou Lampadius. Mais
c’est une chose que de se révolter contre un mauvais maître, c’en
est une autre que de présenter des revendications à un serviteur
du peuple souverain, qui est inférieur à sa fonction.
D’autres fois le mécontentement devient amour malheureux :
si le roi savait ! Mais ses ministres le trompent. La voix popu-
laire15 reprochait à Antiochos VII de trop se fier à de méchants
courtisans. Le juste souffrant préfère croire que le roi ne sait pas,
car, si le roi savait, ce serait à désespérer de tout ; puisque le roi
n’agit que par vertu, il ne saurait être méchant en connaissance
de cause. Il ne reste plus qu’à soupirer : « Dieu est trop haut et le
tsar est trop loin16.»
Aussi la vie politique était-elle assez simple. Envers le
peuple, le roi avait pour seul devoir de se rendre « populaire »,
et nous verrons ce que signifiait ce mot. Mais, dans son activité
politique non symbolique, il n’avait à prendre en considération
que l’opinion sénatoriale et l’attitude du préfet du prétoire, des
gouverneurs de province et des commandants de corps
d’armée ; il n’avait pas à suivre les réactions du peuple, dont la
docilité allait de soi : si une jacquerie éclatait, elle surviendrait
comme un tremblement de terre. La politique consistait à bou-
cher des trous : une invasion ici, un soulèvement paysan ou
nationaliste là-bas, parfois une crise du crédit. Politique sou-
vent aussi sommaire qu’une opération policière ; la recette était
d’abattre tout ce qui bouge, sans se poser de questions : c’est
L’empereur et sa capitale 487
plus sûr comme cela. Certaines persécutions religieuses ne
requièrent pas d’explication plus subtile.

Les rapports de droit.


Hétéronomie et autonomie étant indissociables, le roi fait
trembler et rassure à la fois, mais, comme son pouvoir ne lui
vient pas des hommes17, tout crime contre le droit est en même
temps une révolte contre l’autorité personnelle du souverain ou
de ses représentants et il est châtié en conséquence. La pratique
pénale romaine, tant qu’elle avait affaire à des non-citoyens,
n’avait pas de loi : elle exerçait une coercition et les peines
étaient laissées à l’arbitraire du gouverneur, lequel, affirme la
Première Épître de Pierre18, était « envoyé par l’empereur pour
punir ceux qui se conduisent mal et pour être pour les gens de
bien ». Aux yeux du gouverneur, il peut y avoir faute, même
en l’absence de tout délit, lorsqu’un provincial s’obstine dans
une attitude qui est peut-être innocente aux termes de la loi,
mais qui est rebelle à un ordre que le gouverneur lui a donné.
Je ne sais si le christianisme est en lui-même un délit, écrit le
gouverneur Pline à son empereur, et, en attendant de l’ap-
prendre de toi, j’ai pris des mesures provisoires : « Je leur ai
dit de me dire s’ils étaient chrétiens ; lorsqu’ils répondaient
oui, je leur ai posé une seconde fois la question, puis une troi-
sième, en les menaçant de la peine de mort ; ceux qui s’entê-
taient, je les ai fait exécuter sans hésiter, car, que la chose fût
criminelle ou non, il fallait punir au moins leur entêtement,
leur obstination inflexible19.»
On punit d’indocilité plus encore qu’on ne réprime un man-
quement à la loi. Inversement, on n’honore pas un citoyen
méritant : tout au plus lui exprime-t-on de la satisfaction. L’em-
pereur et les gouverneurs ne décernent pas d’honneurs, de sta-
tues, comme font les cités ou les ligues provinciales de cités :
ils se bornent à témoigner publiquement des mérites de l’inté-
ressé en une lettre officielle ; aux « honneurs » civiques s’op-
posent les « témoignages » (testimonia, martyriai) des
autorités impériales. A Rome même, les statues élevées offi-
ciellement aux magistrats méritants le sont par le Sénat et non
par le prince, qu’on honore et qui n’honore pas20. Les sujets de
l’Empire sont au service du prince, ce ne sont pas des citoyens
autonomes qui agissent plus ou moins bien ; l’empereur est un
488 Le Pain et le Cirque
individu et il ne saurait rendre hommage à un autre individu
sans s’abaisser ; seule une cité, qui est une entité, le peut.
L’empereur n’est pas une entité et les rapports de droit qu’il a
avec ses sujets n’ont pas la froideur anonyme de la loi ;
il n’agit pas seulement comme législateur ou juge : outre ses lois
ou constitutions, il peut s’adresser au peuple en des édits qui
sont des espèces de mandements épiscopaux. Le prince y donne
des ordres, mais plus souvent des conseils, des informations ou
des réprimandes ; car un père qui s’adresse à ses enfants peut
tout leur dire21. Par édit, le prince riposte à des insultes,
explique les bonnes intentions de ses décisions22, déplore une
bagarre entre supporters de gladiateurs rivaux, invite les cheva-
liers à venir écouter ses plaidoiries23. Il rassure le peuple quand
une éclipse se produit, il l’éduque : « Il arriva à Auguste de faire
connaître au peuple, par édit, un livre tout entier, celui de Ruti-
lius sur les dimensions excessives des édifices24.» La civilité
puérile et honnête ou l’orthographe ne sont pas indignes de sa
décision ; Claude poussa les choses assez loin dans ces deux
domaines, mais il ne fut pas le seul ; Tibère avait « défendu par
édit de s’embrasser tous les jours de l’année et d’échanger des
étrennes, passé le premier janvier25 » et l’on pourrait soupçonner
Hadrien d’avoir décidé que désormais on orthographierait ser-
vos ou vivos au lieu de servus et vivus 26.
Les législations des nations modernes contiennent des dispo-
sitions de tutelle par lesquelles l’État entend défendre les indivi-
dus contre eux-mêmes ; il interdit les stupéfiants. Toutefois ce
rôle protecteur est rempli dans un style impersonnel. Quand un
empereur romain le remplit, et aussi quand il se comporte, d’une
manière générale, en législateur, il s’exprime comme s’il
s’adressait à des enfants ; il blâme, menace, rappelle à l’ordre.
Auguste réprimande par édit les spectateurs qui, au théâtre,
l’avaient salué du nom de maître. Une autre fois, le peuple lui
réclamant une distribution qu’il avait promise, il lui fit savoir
qu’il tiendrait sa parole (car les empereurs font des promesses, à
la façon des simples particuliers qui sont libres d’engager ou de
refuser leur parole) ; mais, un autre jour, comme on sollicitait de
lui un congiaire dont il n’avait pas fait la pollicitation (car les
empereurs font des pollicitations, comme de simples évergètes),
il reprocha au peuple son impudence et déclara par édit qu’« il
ne donnerait rien, alors qu’il avait eu d’abord l’intention de don-
ner27 ». Dans un message au peuple d’Alexandrie, dont un papy-
L’empereur et sa capitale 489
rus nous a rendu le texte28, Claude fait savoir à ce peuple ama-
teur de pogroms que, pour cette fois, il consent à ne pas cher-
cher à savoir, mais qu’il se réserve de sévir « contre ceux qui
recommenceraient ».
La législation impériale elle-même est une création continuée.
L’empereur n’espère pas que ses lois resteront d’elles-mêmes
en vigueur ; il rappelle sans cesse à ses enfants des règles qu’ils
sont en train d’oublier. Souvent ses constitutions ne sont que
des proclamations destinées à rappeler à l’exécution d’une loi
(chez nous, la Constitution de 1791 autorisait le roi à faire des
proclamations de cette espèce). Quand on voit le Code Théodo-
sien rappeler périodiquement les mêmes interdictions, s’oppo-
ser cent fois, dans les mêmes termes, au patronage des faibles
par les puissants ou à la recommandation29 et à la clientèle, on
se dit d’abord que la loi est impuissante à transformer l’état
social, ou bien que ces constitutions émanent d’un pouvoir
faible dont l’autorité s’enlise dans la résistance passive des
campagnes et des autonomies locales. L’étonnant n’est pourtant
pas que ces ordres n’aient pas été exécutés, mais qu’ils aient été
donnés ; comme si l’empereur tenait moins à être obéi qu’à
prouver à son peuple qu’il partage les principes et les souf-
frances de ses sujets ; comme si la loi n’était pas essentielle-
ment impérative, mais visait aussi à témoigner (on en dirait
autant des édits des empereurs chinois ou des bulles pontificales
du Moyen Age).
Quand les lois sont les décisions d’un peuple souverain, ce
dernier n’a pas à les justifier à ses propres yeux ; tout au plus
explique-t-il ses véritables intentions, à l’usage du pouvoir exé-
cutif. Mais, quand les lois émanent d’un maître, celui-ci doit
les justifier pour se justifier aux yeux de ses sujets. Les consti-
tutions des empereurs sont éthiquement fondées. Il est dom-
mage que trop souvent les codes où elles sont recueillies n’en
aient pas conservé les considérants. Quand le texte complet
nous est parvenu, nous voyons le souverain faire montre d’un
sens social aigu, affirmer son désir d’améliorer les parties de
l’édifice impérial qui sont en décadence et de le « promouvoir
par sa philanthropie et ses évergésies30 » ; le prince vante les
principes élevés qui l’inspirent et la prospérité de son règne ; il
prend la défense des humbles contre les tyranneaux locaux, les
notables municipaux et ses propres agents31 ; s’il fixe par édit
le prix maximum de toutes les marchandises, le préambule
490 Le Pain et le Cirque
rappelle que les marchands sont auteurs de la cherté et stig-
matise l’amour effréné du gain32. D’une manière générale, le
style législatif ne s’abstient pas de qualifier moralement au
passage les actes interdits : « Les propriétaires ne soient si
hardis que d’offrir leur patronat aux paysans », et ce style sera
celui des ordonnances des rois de France.
Les historiens sont parfois tentés de croire que cette législa-
tion prédicatrice est propre au Bas-Empire : l’impression de
lourdeur baroque que nous donne l’Antiquité tardive n’est-elle
pas due pour une bonne part à cette rhétorique ? Ce n’est qu’une
illusion, venue des hasards de la conservation des documents ;
les rares édits du Haut-Empire dont le préambule est conservé33
ne sont pas moins moralisateurs et alambiqués. Songeons, non
pas à deux étapes successives d’une évolution, mais à l’image
double qu’a toujours offerte le régime impérial.
Pourquoi ce style moralisateur ? Parce que l’autonomie est
présente au cœur de l’hétéronomie : le souverain ne doit pas
pouvoir être soupçonné d’agir arbitrairement ou pour des motifs
égoïstes. Extérieurement, sa libéralité de législateur est aussi
absolue que celle d’un simple particulier qui crée les obligations
qu’il veut lorsqu’il conclut un contrat ; mais l’arbitraire d’une
volonté privée ne saurait appartenir à un homme public, qui est
réputé viser au bien commun.
Par ailleurs, l’homme public en question est un maître ;
le fonctionnaire et l’homme public ne se séparent pas en lui.
Donc il devra justifier auprès de ses sujets toutes ses actions, y
compris celles de sa vie privée et familiale. Nous autres avons
l’habitude de distinguer, dans les actions d’un chef d’État, ses
actes formels, qui produisent un effet de droit, ses actes maté-
riels, qui sont le plus souvent cérémoniels (« inaugurer les chry-
santhèmes »), et ses actes privés. Pas les Romains. Auguste
expliqua au Sénat et au peuple romains pourquoi il était
si sévère envers sa fille Julie, Caligula énuméra par édit les
raisons qu’il avait de se marier ; après la mort de Britannicus,
Néron déclara par édit que, « privé de l’appui d’un frère, il
n’avait plus d’espoir que dans l’État : c’était, pour le Sénat
et le peuple, une raison de plus d’entourer de leur affection
un prince qui était le seul survivant d’une maison faite pour le
rang suprême34 ».
Sous la République, le peuple était théoriquement souverain,
mais en pratique, et aussi selon Cicéron, le souverain était le
L’empereur et sa capitale 491
Sénat. Même équivoque sous l’Empire, l’idéologie par gestes
qu’est le cérémonial le prouve : dans le rituel du palais, tantôt
l’empereur est le continuateur des magistrats républicains, le
pair des sénateurs, tantôt c’est un monarque hellénistique ou
oriental35. Les légistes tiennent le prince pour un mandataire, le
peuple et les idéologues voient en lui un « bon roi », c’est-à-dire
un père. Le Digeste, décombre principal de ce vieil empire, est
l’œuvre de jurisconsultes au style net et à l’esprit clair (sinon
systématique) ; c’est la seule œuvre de la réflexion romaine qui
soutienne la comparaison avec la raison hellénique. Pour les
juristes, l’empereur n’est qu’un législateur et, quand ils traitent
du fondement de son autorité, ils le placent expressément dans
le mandat populaire : « Ce que le prince a décidé a la même
autorité qu’une loi du peuple, parce que le peuple a conféré au
prince sa propre souveraineté36.» Considérons au contraire les
Codes ; ici l’empereur prend lui-même la parole et adresse à ses
sujets ses mandements bienveillants et impérieux ; il le fait dans
un style ampoulé qui répond à l’idée sublime que ses sujets ont
de lui37.
Rien ne nous donne davantage une impression d’archaïsme que
cette soumission des sujets. Quand Aristote pensait à ces
esclaves-nés qu’étaient les sujets du Grand Roi, il avait la même
impression que nous ; il regardait avec surprise et mépris la sou-
mission instinctive des masses à un maître dont elles sont
séparées par une barrière de respect et qui semble être plus qu’un
homme. A nos yeux, ce qui met une différence radicale entre nos
sociétés (et même nos dictatures) et les sociétés anciennes et
exotiques, c’est, outre l’arriération technique, la différence natu-
relle de taille entre gouvernants et gouvernés ; et, si nous tenons
Athènes pour une démocratie, malgré l’esclavage et les
métèques, c’est parce que le peuple athénien n’était pas un enfant
pour qui ses magistrats seraient les grandes personnes.
Comment devient-on adulte ? Comment passe-t-on de la sou-
mission à l’apolitisme d’opinion ? Comme presque tout en his-
toire, le passage est contingent ; sa détermination est différente
d’un cas à l’autre et échappe pratiquement à la prévision. Dans
notre société, le régime d’opinion s’est formé, bien avant la
révolution industrielle, au cours du XVIIIe siècle : les gens se
sont mis à parler politique. Tandis qu’au XVIIe siècle encore, à
Amiens par exemple38, c’était comme à Pompéi : on parlait
seulement des affaires communales. Au début du XIXe siècle,
492 Le Pain et le Cirque
l’opinion publique était un phénomène encore neuf qui frappait
beaucoup les esprits39.
Quand nos enfants, vers la neuvième année ou plus tôt,
cessent de croire que les règles morales tombent du ciel et se
mettent à les respecter comme des espèces de contrats qu’ils
auraient conclus entre eux, ce passage à l’autonomie a bien des
raisons40 : le développement de leur intelligence, la multiplica-
tion des rapports de collaboration avec leurs camarades, un trai-
tement plus égalitaire de la part des grandes personnes. De
même, l’apparition d’une opinion publique n’a pas de date abso-
lue ni d’infrastructure obligée ; Athènes esclavagiste était un
régime d’opinion ; c’est pourquoi il peut y avoir opinion dans
certaines couches sociales : les artistocraties, qui ont le pouvoir
et l’information, ont rarement une candeur enfantine en poli-
tique. Mille facteurs peuvent jouer, de la diffusion de l’informa-
tion à la taille absolue du groupe ; le Tiers Monde a beau être
pauvre, il a perdu son antique naïveté et les Bédouins, qui ont des
transistors, ne croient plus à la baraka du sultan.

3. Le souverain par droit subjectif

L’idée selon laquelle un gouvernement n’a pas par lui-même le


droit de gouverner et n’est que simple mandataire marque proba-
blement la date cardinale de toute histoire politique41.

Maître, bon maître, seul maître.


Quand l’état général de la société fait que l’opinion est
embryonnaire, le souverain règne parce que tel est son droit ;
le pôle hétéronomique est mis en lumière par les institutions, le
cérémonial, la sensibilité populaire. Sociologiquement, l’ab-
sence d’opinion entraîne politiquement la souveraineté par droit
subjectif, laquelle entraîne idéologiquement l’évergétisme du
souverain.
Sous tous les régimes, la réalité politique est égale à elle-
même : pour obéir au bien, c’est-à-dire à moi-même, je n’en
obéis pas moins à autrui ; cette triste réalité n’est pas assi-
gnable à des raisons économiques, car elle a pour cause, non
la rareté des biens, mais la pluralité des volontés. Mais cette
L’empereur et sa capitale 493
vérité d’essence importe moins que les contingences qui la
modifient. Quand le peuple est souverain, l’idéologie s’attache à
expliquer que, quoique n’obéissant qu’à moi-même, je ne m’en
soumette pas moins à une volonté qui n’est pas souvent la
mienne ; c’est l’hétéronomie qui fait difficulté. On me dira que
je me plie démocratiquement à la volonté de la majorité ou que
le parti est à moi-même ma propre avant-garde. Quand, au
contraire, le roi est le vrai souverain, l’idéologie s’attache à
expliquer que, quoique j’obéisse à une volonté qui n’est pas la
mienne, je n’en obéis pas moins à moi-même, en ce sens
que j’obéis pour mon bien ; c’est l’autonomie qui n’est pas
évidente. Au pôle hétéronomique, le roi règne par lui-même, au
pôle autonomique, il règne pour moi. C’est un maître évergète :
il est majestueux et bon ; l’évergétisme impérial prouve cette
bonté et cette majesté.
Un souverain qui serait un simple mandataire n’aurait pas à
être évergète. D’un président de république (dixit Valéry Giscard
d’Estaing), l’opinion attend une certaine sécurité, car les gou-
vernés en sont toujours réduits à s’en remettre aux gouvernants ;
une certaine sincérité, qui est le gage qu’il ne trichera pas avec le
programme sur lequel il a été mandaté, et une certaine simpli-
cité, car il n’est qu’un mandataire. D’un empereur romain, en
revanche, on attendait bien la même sécurité, mais, pour le reste,
les qualités correspondantes étaient la bonté, seul gage qu’il gou-
vernerait pour son peuple, et non pour lui, et la majesté, car ce
souverain était un maître. L’évergétisme, d’une part, tiendra ver-
balement les actes publics du prince pour des évergésies,
preuves de sa bonté ; de l’autre, il tiendra pour publique sa per-
sonne privée, qui fera effectivement quelques évergésies pour
exprimer sa majesté.
Résumons : le peuple s’en remet au roi pour sa gouverne
(apolitisme), attend ses ordres (hétéronomie) et en subit
la contrainte (dissymétrie) ; il naît dans le réseau de droits que
le roi a sur lui et ne le choisit pas plus qu’un enfant ne choisit
son père (droit subjectif). Ici intervient un facteur exogène
et contingent : le peuple ne s’élève pas jusqu’à juger son père
ou plutôt jusqu’à s’en croire le droit (absence d’opinion).
Cependant, enfant ou adulte, il veut croire qu’il n’obéit que
dans son propre intérêt (autonomie) et n’est contraint que pour
son bien (évergétisme) ou en son propre nom (démocratie
directe ou indirecte).
494 Le Pain et le Cirque
Il s’ensuit des conséquences amusantes. Dans l’étrange
canton de l’univers où je suis né règne un propriétaire, appelé
roi, empereur ou tout ce qu’on voudra, qui est mon maître : je
suis né dans le réseau des droits qu’il possède sur son domaine. Il
habite la plus belle maison du pays, comme de juste, et son
apparat est bien celui d’un maître ; l’idée que ce ne soit qu’une
apparence et qu’il ne gouverne pas plus réellement que la proue
ne gouverne le navire ne m’a jamais effleuré l’esprit. Par
ailleurs, c’est à ce patron de droit divin que je dois de manger et
d’exister, car que deviendrais-je, si lui-même n’existait pas, ni
ce vaste domaine où je vis et dont il est le propriétaire ? C’est
donc un bon maître, non pas en ce sens qu’il existe des maîtres
qui sont mauvais, mais en cela que c’est une bonne chose que le
maître existe et son domaine avec lui.
1. Par conséquent, la stature de ce maître royal ou impérial me
semble gigantesque, bien plus que celle des présidents de répu-
bliques, qui ont pourtant bien plus de pouvoir que lui.
Quiconque possède, par droit subjectif, un pouvoir sur une
collectivité est plus grand que celle-ci : il a des droits sur elle,
qui n’en a pas sur lui. Il n’importe qu’il n’exerce qu’une minime
partie de ces droits, que le roi ne soit pratiquement rien de plus
qu’un grand juge ou un chef de guerre : il est le maître et, s’il se
borne à un rôle limité, c’est qu’il veut bien ; on ne le lui limite
pas, il n’est pas cantonné dans une fonction déterminée. L’ori-
gine de son pouvoir importe davantage que l’étendue qu’il a :
puisqu’il lève l’impôt ou rend la justice, il est le souverain en
général, car seul le corps social lui-même, ou bien le roi, peu-
vent légitimement lever l’impôt, rendre la justice ou faire la
guerre ; sinon l’impôt s’appellerait rackett, la justice, vengeance
personnelle, et la guerre, vendetta privée. Quiconque a le mono-
pole d’une seule de ces légitimités passera pour le souverain en
général.
Si bien qu’en ces temps éloignés où l’État était lointain et
léger, un prince pouvait être considéré comme le souverain,
sans que son intervention se fît beaucoup sentir dans la vie
quotidienne de ses sujets. L’empereur romain avait beau ne
connaître ces derniers que comme contribuables et criminels,
et à peine comme conscrits, il n’en passait pas moins pour
garantir l’ordre public, ajuster les efforts individuels, assurer la
cohésion de la société ; les individus étaient censés s’abandon-
ner par contrat à sa souveraineté, alors qu’ils s’abandonnaient
L’empereur et sa capitale 495
beaucoup plus à leur famille, à leur cité, à leur protecteur ou
aux lois du marché. Un livre bien connu a décrit la croissance
du pouvoir souverain à travers l’histoire, des juges d’Israël à
l’État-providence ; le plus curieux est qu’au temps où ce pou-
voir ne faisait que commencer à croître, il avait plus de majesté
qu’au temps de l’État-providence.
2.Si l’empereur est mon maître, et un bon maître, il doit être
infaillible : je ne peux douter de lui ; donc il décide à coup sûr
grâce à une sorte d’instinct, sans délibérer, et par conséquent tout
seul. Je le crois d’autant plus facilement que les détours
du sérail me sont fermés. A mes yeux, toute souveraineté est per-
sonnelle ; si l’empereur prend un grand vizir, un préfet du pré-
toire, celui-ci ne sera qu’un délégué, même s’il exerce la réalité
du pouvoir, car l’empereur peut le révoquer d’un mot.
Tout pouvoir qui descend du ciel est monarchique, car com-
ment serait-on infaillible à plusieurs ? Imagine-t-on un corps
de ballet, composé des membres d’un Conseil souverain, qui,
par harmonie préétablie, ouvriraient la bouche pour proférer le
vrai à l’unisson ? Et s’il n’y a pas d’unisson, s’ils délibèrent, ils
sont faillibles ; les décisions collégiales sont soupçonnables
d’être de médiocres compromis et seuls les oracles sont sécuri-
sants, qui n’ont qu’une seule bouche. On peut dire en ce sens
que la foule « a besoin » de personnaliser le pouvoir : elle croit
que le monarque commande vraiment et, si elle ne peut le
croire, elle doute de tout.
Le régime monarchique, qui n’a réellement existé que sous
des règnes exceptionnels, a traversé les millénaires en faisant
croire à son existence ; son principal mérite, qui lui a permis
de durer, est de n’être pas monarchique et de servir de couver-
ture à des gouvernements d’équipe informels. A travers l’his-
toire, la plupart des rois ont été des Dilettanten, comme dit
Weber, des amateurs, qui buvaient et chassaient. Du moins les
empereurs romains, eux, travaillaient-ils, davantage que les
rois qui ont fait la France, à coup sûr ; mais décidaient-ils et
que veut dire décider ? Ne disposant que des informations que
leur transmettait le Conseil du prince, ils ne décidaient pas : on
les faisait décider.
3.D’où une « personnalisation du pouvoir », ce qui peut vou-
loir dire bien des choses.
D’abord, nous méconnaissons volontiers que tout pouvoir,
qu’il soit dit monarchique ou démocratique, est à un de ses
496 Le Pain et le Cirque
stades la résultante d’une obscure dynamique de groupe étroit.
Ensuite, nous confondons l’État et son chef ; comme dit
Jellinek42, c’est une idée très évoluée que de considérer l’État
comme un organe, un appareil fonctionnel ; spontanément, on
définit l’État comme étant, soit le peuple, soit le roi. Les sujets
ne prennent pas leur roi pour un « symbole » : ils le prennent bel
et bien pour l’État même ; ils se trompent en cela, mais une
vision inexacte de la réalité n’est pas la même chose qu’une
vision symbolique. Les sujets respectent leur roi parce qu’ils
croient qu’il est le maître et l’État même : ils ne respectent pas
en lui un personnage d’apparat et de convention qui symbo-
liserait à leurs yeux l’État. Si l’empereur n’avait été que le sym-
bole de l’Empire, il aurait fallu (horresco referens) qu’une autre
instance ait été réellement l’Empire. Bagehot disait que l’utilité
du roi d’Angleterre n’était pas de faire la politique, mais de
rendre en sa personne la politique compréhensible et intéressante
pour le peuple ; il y avait donc en Angleterre deux conceptions
du roi : aux yeux de Bagehot et de ses lecteurs, le roi n’était
qu’un symbole, aux yeux du peuple il passait encore pour le
véritable souverain.
Tertio, quand le souverain est de droit subjectif (ou, si l’on
préfère, de droit divin), la fonction se confond avec l’homme,
l’apparat d’État entoure l’individualité du monarque et sa vie
privée ; le cercle dans lequel il vit devient sa cour (à Rome,
c’était la Ville éternelle tout entière, avec son Cirque, qui lui
tenait lieu de Cour).
Il s’ensuit que les particularités individuelles et la vie privée
du souverain prennent une importance énorme aux yeux de
ses sujets. Ce qui n’a rien à voir avec du « vedettariat ». Les
vedettes incarnent publiquement une chose privée, l’humaine
condition et ses rêves, tandis que la curiosité obsessionnelle pour
l’individualité royale demeure politique.
Quand Commode s’exhibait dans l’amphithéâtre comme gla-
diateur, il ne se proposait pas de rehausser l’éclat de la
couronne en coiffant les lauriers de champion, et le public ne
l’admirait pas comme une vedette de la gladiature, en oubliant
qu’il était le prince : les spectateurs admiraient que leur souve-
rain eût tous les dons et réalisât toutes les virtualités humaines
(les riches et les puissants se doivent d’actualiser toute l’hu-
maine condition, puisqu’ils en ont les moyens) ; les spectateurs
aimaient aussi que le maître fît voir à la plèbe qu’il partageait
L’empereur et sa capitale 497
ses goûts sportifs et ne méprisait pas la culture du peuple. Com-
mode se rendait populaire en tant que souverain.
Le vedettariat, au contraire, résout un problème de socio-
logie de la connaissance : sur quels objets satisfaire l’univer-
selle curiosité pour la condition humaine, tant moyenne que
féerique ? Car la diffusion de l’information est limitée par
des règles et des pudibonderies sociales ; un individu quel-
conque n’a pas le droit d’intéresser le public à sa vie privée
très ordinaire et seuls les hommes publics ont le droit d’écrire
leurs mémoires. La seule solution est de s’intéresser à la vie
privée des chanteurs ou, si on est cultivé, à celle des grands
écrivains.
Les souverains d’autrefois, qui étaient des potentats,
n’étaient pas tombés au rang de vedettes ; on scrutait leur
caractère pour deviner quelle serait leur politique et on s’inté-
ressait à leur vie privée pour ses conséquences publiques.
Quand Louis XVI eut un fils, « la naissance d’un dauphin sem-
bla mettre le comble à tous les vœux », écrit l’intelligente
Mme Campan ; « la joie fut universelle, le peuple, les grands,
tout parut, à cet égard, ne faire qu’une même famille : on
s’arrêtait dans les rues, on embrassait tous les gens qu’on
connaissait. Hélas ! L’intérêt personnel dicte ces sortes de
transports, bien plus que ne les excite l’attachement sincère
pour ceux qui paraissent en être les objets : chacun voit, dans la
naissance d’un légitime héritier du pouvoir souverain, un gage
de prospérité et de tranquillité publiques ».
La plèbe romaine jugeait l’empereur sur ses airs avenants et
sur son attitude distante ou populaire aux jeux du Cirque, parce
que seul un esprit instruit et rationnel peut juger un spécialiste
directement sur sa compétence professionnelle : nous jugeons
le plus souvent sur l’impression de sincérité ou de sûreté de soi
qu’il sait donner ; et puis la plèbe tenait plus à avoir un maître
bienveillant qu’un virtuose de la haute politique. « Le
vulgaire », écrit Tacite, « juge ordinairement les empereurs sur
leur beauté et l’agrément de leurs manières » ; mais Tacite lui-
même faisait comme le vulgaire : il jugeait les empereurs sur
les indications indirectes dont il disposait et par rapport à ses
propres intérêts politiques ; il les jugeait sur le sérieux de leur
vie privée, sur leurs manières égalitaires avec les sénateurs.
Chez un prince, la dignité de la vie privée laisse présumer qu’il
ne sera pas un tyran, massacreur de sénateurs (or Tacite est
498 Le Pain et le Cirque
sénateur) ; en outre, cette dignité est intéressante par elle-
même : un prince débauché insulte à l’idéal de gravité sénato-
riale et défie l’autorité sénatoriale en matière de gouvernement
des mœurs.

Auteur du bien et irresponsable du mal.


Or l’existence individuelle tout entière semble dépendre de
l’empereur, bon ou méchant, car on confond l’empereur avec
l’État et la société ; « la terreur de son nom rendra nos villes
fortes, la moisson de nos champs lassera les faucilles et les fruits
passeront la promesse des fleurs » ; c’est à lui qu’on doit les
bonnes récoltes, filles du beau temps, et inversement le mauvais
temps est un châtiment des dieux pour les péchés d’Israël ou
bien de son roi43. Grâce à Auguste, les bœufs paissent en toute
sécurité, les campagnes sont fertiles, les navigateurs volent sur
des mers pacifiées et la chasteté du foyer n’est pas troublée par
l’adultère44.
Confusionnisme, sans doute, mais il y a confusion et confu-
sion. Chez nous, comme chez les Romains, l’autorité est diffusée
dans tout le corps social et notre vie quotidienne dépend le plus
souvent de la famille et de l’entreprise ; celui qui détient
le téléphone rouge ne s’en mêle que rarement. Seulement, pour
être rares, ses interventions n’en sont pas moins gigantesques ;
elles sont « historiques », irréversibles, la vie et la mort de
millions d’hommes en dépendent45. N’empêche que nous ne fai-
sons pas ce que les Romains auraient fait : imputer à l’homme au
téléphone rouge la création continuée du monde social en ses
moindres détails et, sous prétexte qu’il a la main sur le détona-
teur de la bombe, lui attribuer le fait que le monde tout entier
continue à exister. (Le plus étrange est que, s’il lâche le détona-
teur, nous aurons beau faire, nous y verrons une tragédie
humaine qui nous engage plus intimement et plus cruellement
qu’une catastrophe naturelle ou que la même explosion, si elle
était accidentelle. Demandez-moi pourquoi.)
Chez nous, malgré son pouvoir gigantesque, l’homme au
téléphone rouge n’est qu’un fonctionnaire : simple rouage du
mécanisme étatique. L’empereur, lui, possédait ce mécanisme
social ; c’est donc grâce à lui que je vis et mange (que devien-
draient les ouvriers des Schneider, si les Schneider n’existaient
pas, et leur usine avec eux ?). Les forces sociales ne passent
L’empereur et sa capitale 499
pas toutes par lui et se passent souvent de lui : mais c’est qu’il
a décidé qu’il convenait de les laisser tourner toutes seules ;
si la machine tourne bien, à lui tout le mérite, puisque lui seul
a le pouvoir souverain d’intervenir dans le mécanisme : n’en
est-il pas le propriétaire ? Et le propriétaire irremplaçable :
moi qui n’ai pas une nature de souverain, je ne saurais me
débrouiller si mon maître naturel n’existait pas, de même que
les ouvriers de Schneider, pour n’être pas eux-mêmes patrons
de droit divin, ne pouvaient, comme les Schneider, capter les
énergies physiques et sociales et organiser une usine à leur
place.
Tout le bonheur et le malheur du monde dépendront finale-
ment du roi, y compris le beau temps, car les malheurs sont pour
nos péchés46 et la chance est un mérite47. Après tout, la disette
est un fait social autant que naturel, donc le gouvernement y est
pour quelque chose. Déjà les magistrats de la République
romaine, dont le vieux Caton48, se prévalaient du fait que pen-
dant leurs années de charge il avait fait beau et que la
« soudure » avait été facile. Naturellement, on n’y croyait pas
dur comme fer : c’étaient là des idées, non des perceptions ;
mais, quand on était d’humeur ou que les convenances l’exi-
geaient, on s’abandonnait à ces idées.
On « n’y croyait qu’à moitié » et selon les moments, parce
que, le monde social n’étant pas transparent, on hésitait entre
deux notions de l’action de l’empereur : ou bien le souverain
est le gouvernement, lequel gouverne plus ou moins bien, ou
bien le souverain fait, non pas que la société est meilleure
ou plus mauvaise, mais qu’il existe la société plutôt que rien.
Tantôt on grognera contre l’empereur à travers ses ministres
indignes, tantôt on lui attribuera les belles moissons. Dans la
seconde hypothèse, le roi est bon par le seul fait qu’il règne ; à
cela se ramène une bonne moitié de l’évergétisme impérial,
comme on verra avec quelque détail.
Le roi gouverne moins qu’il ne fait exister la société ; c’est vrai
de tous les souverains, de par leur fonction même. Et pourtant
j’attribuerai ce rôle fonctionnel à une vertu individuelle du souve-
rain (écartant pourtant l’idée logique que le souverain pourrait
alors être méchant) et j’aimerai le roi pour sa bonté, car spontané-
ment nous confondons les sentiments d’élection et les sentiments
induits : tout le monde « aime son père ».
De quoi il résulte que le souverain sera à mes yeux, au moins
500 Le Pain et le Cirque
de temps à autre, auteur de tout ce qui est bien et irresponsable
de tout ce qui est mal, privilège qu’il partage avec le Dieu
providentiel, les chefs géniaux et la Muse inspiratrice. La Provi-
dence fait que les choses vont bien et, quand elles vont mal, elle
est un recours qui permet au Juste souffrant de se donner raison
contre tous et de penser qu’il existe au ciel un être qui lui donne
raison.
Pour mieux le croire, j’évite de me représenter l’empereur en
train de prendre une décision politique déterminée (en cas de
crise, c’est par sa calme existence qu’il inspirera l’action salva-
trice de ses serviteurs).
Aussi bien l’empereur ne peut être dit habile ou intelligent, pas
plus que les dieux : son individualité sera exclusivement éthique,
on chantera ses vertus, mais il serait irrespectueux de parler de
ses qualités politiques ; il ne peut pas en avoir ou en manquer,
puisqu’il se confond avec sa fonction et que cette fonction est
immobile et providentielle. C’est un souverain vertueux, ce n’est
pas un « chef génial », notion trop moderne, bonne pour les
sociétés à opinion publique où le chef est porté au pouvoir, non
par un droit qu’il aurait, mais par la nature des choses, par le fait
objectif qu’il est le meilleur de tous, ce qui vaut la délégation
populaire et peut en tenir lieu.
Puisque tout régime est à la fois hétéronome et autonome, un
souverain régnera par le droit qu’il en a, mais pour mon bien. On
érigera alors son droit subjectif en droit divin ou en divinisation
de l’empereur et on érigera le fait qu’il règne pour mon bien en
évergétisme impérial. Et, puisque l’État, c’est lui, il déploiera
l’apparat d’un gros propriétaire et l’Empire sera réputé être son
patrimoine. Tout cela est logique et point n’est besoin d’aller
chercher du charisme, de la mentalité primitive ou de la psycho-
logie des profondeurs.

4.La divinisation des empereurs


et la notion de charisme

Le culte du roi est un sujet sur lequel il est plus facile d’écrire
deux cents pages que vingt, car la documentation est énorme et a
été très étudiée49 ; la difficulté est d’expliquer les faits sans se
donner la facilité d’admettre que les gens sont si étranges qu’ils
L’empereur et sa capitale 501
peuvent croire n’importe quoi et pour n’importe quelle raison. Il
faut donner au lecteur les moyens de se dire qu’à leur place il
aurait cru comme eux.
La croyance en la divinité du souverain nous paraît étonnante
à deux titres : nous nous étonnons sur nous-même et nous nous
étonnons sur autrui. Comment peut-on se mettre dans des états
pareils et exalter un homme jusqu’à en faire une espèce de dieu ?
D’où viennent les délires de Nuremberg et le « culte de la per-
sonnalité » ? L’autre étonnement est ethnographique : comment
des peuples peuvent-ils être assez exotiques pour dire qu’un
mortel est un dieu ? Le mot nous surprend chez eux, le sentiment
nous surprend chez nous.

Croyait-on vraiment que le roi était dieu ?


Le premier point est le plus facile à régler. Personne, fût-ce
le plus primitif des primitifs ou le dernier sujet des pharaons,
n’a jamais cru que son souverain était un dieu, ne serait-ce que
parce qu’il n’ignorait pas que le souverain mourrait et aussi
parce qu’il le voyait comme un être de notre monde, visible à
nos yeux, alors que les dieux ne se laissent généralement pas
voir aux humains et appartiennent à un autre horizon ontolo-
gique que les objets réels. Le primitif éprouve pour son souve-
rain des sentiments très forts, mais qui ne sont pas exactement
les mêmes sentiments que ceux, non moins forts, qu’éveille en
lui l’idée d’un dieu véritable, Osiris ou Apollon. Il peut tenir
son roi pour un être surhumain, pour un homme ayant le don
surnaturel de guérir les écrouelles : croire qu’un mortel est
divin est banal et facile, croire que c’est un dieu est une autre
affaire.
Les Égyptiens, on s’en souvient, tenaient le pharaon à la fois
pour un « dieu » et pour un homme que les dieux jugeraient
après sa mort. Les Grecs et les Romains n’étaient pas plus can-
dides. Comme les Égyptiens, ils « croyaient » en paroles que
rois et empereurs, vivants ou morts, étaient des dieux ; quant à
passer aux actes… Réagissant contre la tendance à prendre au
pied de la lettre les textes religieux, Nock a fait une remarque
révélatrice : il n’y a pas un seul ex-voto à la divinité d’un
empereur vivant ou mort. Des milliers d’inscriptions grecques
et latines disent que l’empereur est un dieu ; des milliers
d’autres inscriptions sont des ex-voto à quelque dieu pour
502 Le Pain et le Cirque
quelque faveur : guérison, accouchement, heureux voyage,
objet perdu…; mais pas un seul de ces ex-voto n’a pris pour
dieu un roi ou un empereur. Quand un Grec ou un Romain, tout
en saluant l’empereur comme un dieu avec des sentiments
sincères, avait besoin d’un dieu véritable, il ne s’adressait
jamais à ces empereurs dont on prétend parfois qu’ils captaient
à leur profit la sensibilité religieuse de leurs sujets50.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que, après que les empereurs
se furent convertis au christianisme, le changement ait été à
peine sensible ; un même sentiment subsistait sous un change-
ment de mots ou de concepts, qui étaient prêts à devenir le
contraire d’eux-mêmes, pourvu que le sentiment demeurât.
Quand l’empereur Hiro-Hito, le premier janvier 1946, a
déclaré à la radio : « Je ne suis pas un dieu51 », rien n’a été
changé aux sentiments du peuple japonais : en un sens, le
peuple l’avait toujours su et, en un autre sens, il continuait à
ne pas vouloir le savoir.
Les Anciens n’étaient pas dupes d’eux-mêmes ; ils savaient et
répétaient que diviniser un prince était moins une croyance reli-
gieuse qu’une décision, celle de lui décerner des « honneurs
égaux à ceux des dieux » (isotheoi timai), c’est-à-dire des sacri-
fices et des autels52, signes extérieurs du respect qu’on avait pour
les dieux. La divinisation des souverains prouve que les senti-
ments politiques étaient intenses à leur égard ; elle prouve aussi
qu’entre nos sentiments et nos actes publics s’étend une large
zone d’expressions imposées ou du moins organisées, officia-
lisées, ou tout simplement ritualisées et convenues ; c’est la
différence entre la passion et les liens plus ou moins pesants du
mariage.
On a longtemps répété que le culte monarchique a été mis en
place par les souverains pour asseoir leur pouvoir sur le senti-
ment religieux53 ; il faut alors s’émerveiller de ce que leur
peuple les ait crus sur parole et à la demande ; il est non moins
surprenant que la nature humaine ait tant changé en trente
siècles que les fondements de la politique, en ces temps loin-
tains, aient été si différents de ce qu’ils sont chez nous. En
réalité, qui ne comprend que le pharaon ou l’empereur étaient
dieux parce qu’ils étaient souverains et n’étaient pas souve-
rains parce qu’ils étaient dieux ? Et que veut dire
« religieux » ? Une fête patriotique et monarchique, même si
elle commence par un sacrifice offert à la divinité du roi, est-
L’empereur et sa capitale 503
elle de la religion au même sens qu’une prière adressée à un
dieu dans un moment d’effusion ou qu’un ex-voto promis à un
dieu dans un moment de désespoir ? Nous n’insinuons pas que
le culte monarchique était insincère : rien de plus sincère aussi
que le culte du drapeau national chez un patriote54 ; mais
quoique l’amour du drapeau soit un sentiment intense, ce n’est
pas un sentiment religieux : loin d’expliquer le patriotisme, il
tire sa sincérité de l’amour de la patrie. L’amour du drapeau
n’est pas le fondement du patriotisme et on ne va pas mettre la
philosophie politique à l’envers sous prétexte que, dans cer-
taines armées, les couleurs nationales reçoivent des hommages
qu’on dirait religieux.
Une interprétation plus récente, qui n’a pas résolu ces diffi-
cultés, a eu le mérite d’insister sur la sincérité du culte monar-
chique et de le faire « comprendre » : elle n’a pas analysé ce
sentiment confus que les Anciens n’expliquaient pas, mais elle
s’est attachée à nous le faire revivre comme ils le vivaient, dans
sa confusion ; elle a multiplié pour cela les suggestions impres-
sionnistes.
Son grand mérite a été d’apercevoir que le culte monarchique
était non moins spontané que sincère. Dans le monde gréco-
romain, l’adoration du souverain est le plus souvent une initia-
tive des sujets, ou plutôt des cités autonomes, et non un décret
du souverain lui-même ; l’empereur ne se fait pas adorer,
comme on le dit distraitement : il se laisse adorer ; ou alors
c’est un tyran, s’il organise lui-même son culte. Le culte d’Au-
guste, organisé dans les cités d’Italie autour des sévirs augus-
taux, fut l’invention de certaines cités qu’imitèrent de proche
en proche les autres villes (d’où les variantes locales de l’insti-
tution sévirale55) ; ce ne fut pas la création du pouvoir central.
Il arrive d’autres fois qu’une cité grecque ou que l’association
des cités d’une même province forment le projet d’offrir un
sacrifice annuel au prince régnant, de lui sacrifier sur l’autel
même de la principale divinité de la ville, de placer l’image
sacrée de l’empereur dans le temple de cette divinité, de l’as-
seoir à côté de cette dernière, sur le même trône56, ou encore
de célébrer une fête provinciale en l’honneur du dieu régnant.
La cité ou la province font alors savoir à l’empereur leur inten-
tion de l’honorer ainsi et lui en demandent l’autorisation57 :
elles ne reçoivent pas de lui l’ordre de le faire ; c’est d’elles-
mêmes que d’innombrables cités grecques ont déifié l’empe-
504 Le Pain et le Cirque
reur vivant (ou plutôt ont reconnu en lui une nature divine,
selon la formule sacramentelle58). Certes, il est arrivé aussi que
la divinisation soit instituée par le pouvoir central lui-même :
Antiochos le Grand introduisit son propre culte et devint son
propre grand pontife. Mais, même en ces cas dépourvus
de spontanéité, la sincérité des populations ne fait pas de doute ;
les témoignages abondent sur la ferveur avec laquelle étaient célé-
brées les cérémonies du culte impérial.

L’amour du roi, sentiment induit.


Reste à faire comprendre cette ferveur. Toute une école a fait
un grand effort pour suggérer à l’imagination du lecteur la
composante affective du culte monarchique (quitte à la majo-
rer et à créditer l’hyperbole la plus conventionnelle d’une
pleine charge d’émotivité) ; elle a étudié les développements
officiels ou pédants que les prêtres et les poètes ont donnés à
la théologie du pouvoir impérial ; elle a suivi les associations
d’idées qui rehaussaient le culte monarchique (par exemple
la liaison du rituel impérial avec le Cirque). Elle a montré la
richesse du thème plus qu’elle n’a situé le centre du problème ;
en effet, conformément au principe de Lucien Febvre (un fait
religieux a des causes religieuses), elle a essayé d’expliquer reli-
gieusement ce phénomène apparemment religieux, dont la véri-
table explication est à chercher dans la structure politique. Un
affect, religieux ou non, n’explique rien ; il s’explique au
contraire par la structure qui l’induit. L’affectivité est peu variée et
des sentiments semblables peuvent être induits par des organisa-
tions très différentes, par une monarchie de droit divin ou par un
simple sous-groupe tel que la famille patriarcale. On ne saurait
pas davantage expliquer le sentiment monarchique à travers les
liaisons d’idées qu’il suscitait. Il n’est même pas sûr que, dans
cette peinture des sentiments, on ait toujours mis au centre du
tableau le sentiment qu’il ne fallait pas oublier, qu’il fallait faire
voir avant tout autre : l’amour du roi, ce sentiment si naturel que
seule son absence surprendrait.
Que veut dire alors « expliquer » le culte et l’amour du
roi ? L’amour des enfants pour leur père est également un
sentiment qui va de soi ; il est très différent de l’amour pour
le roi (qui n’est pas un sentiment interindividuel : les sujets
du roi sont beaucoup trop nombreux et ne vivent pas face à
L’empereur et sa capitale 505
face avec leur maître). Il demeure qu’expliquer l’un et l’autre
amour, c’est dire dans quelles structures ils se produisent ;
c’est désigner la forme de dépendance et le type d’organisa-
tion dans lesquels l’amour en question se produit automati-
quement, par opposition à d’autres types qui ne l’induisent
pas (bureaucratie, travail d’équipe, etc.). Il faudrait pour cela
une théorie générale des organisations, politiques ou non,
dont la construction ne fait que commencer ; il faudrait aussi
une psychologie des affects qui explique pourquoi certaines
situations débouchent sur des sentiments. On peut tout de
même essayer de loger provisoirement l’amour du roi dans un
coin de la future théorie.
Il n’est pas rare que les hommes réagissent affectivement à des
situations qu’ils ne conceptualisent pas : ils ont seulement
conscience d’éprouver des sentiments forts. L’exaltation du
monarque est induite par une soumission sans face-à-face à une
souveraineté par droit subjectif ; le monarque sera dit dieu,
roi par la grâce de Dieu, protégé des dieux, grand prêtre, chef
génial ou chef providentiel pour des raisons contingentes qui
viennent de la culture considérée.
L’affect est la réaction psychologique à une situation où un
chef politique ne tient son pouvoir que de lui-même ; ce qui
signifie, entre autres, que les gouvernés n’auraient pas le droit
de le renverser, quand, par impossible, ils s’aviseraient de
vouloir remplacer le meilleur des maîtres. Pareille condition
engendre des affects ; pourquoi ? La réponse dépend d’une
théorie de l’affectivité : par exemple, si on voit dans les émo-
tions des conduites intentionnelles, sinon délibérées, l’amour
du chef apparaîtra comme une fuite en avant pour échapper
au désespoir de l’aliénation ; chacun pensera ce qu’il voudra
de cette théorie. L’important pour nous est de constater que,
quand le chef lointain est un maître, il prend aux yeux de ses
sujets une stature plus grande que celle des hommes et semble
appartenir à une espèce supérieure ; son autorité n’est plus faite
de l’obéissance que lui prêtent ses sujets, s’ils jugent bon de la
lui prêter (oboedientia facit imperantem) : elle semble s’expli-
quer au contraire par une sorte d’influx qui rayonne du chef
lui-même. Voici des hommes et parmi eux leur chef, avec le
droit de l’être, qui ne lui vient pas des hommes : il faut que
ce chef soit comme un dieu descendu parmi nous ; dès qu’un
souverain n’est pas un mandataire ou ne s’est pas imposé par
506 Le Pain et le Cirque
ses qualités ou ses atouts personnels, il faut qu’il soit une sorte
de dieu, à moins d’être un tyran. Car si un dieu, un vrai, des-
cendait du ciel parmi nous, comment ne serait-ce pas lui que
nous prendrions pour chef ? Et nous nous adresserions naturel-
lement à lui dans le style qui convient quand on s’adresse à un
dieu ; le culte monarchique n’est pas autre chose que l’affecta-
tion de ce style.
Psychologiquement, cela demeure obscur, mais les limites
politiques entre lesquelles se produit cette obscurité sont clai-
rement visibles. Il y a un demi-siècle, le juriste Léon Duguit,
qui ne songeait guère au culte des rois, critiquait en ces termes
la théorie du droit subjectif de l’État : « Que certaines volontés
terrestres soient d’une essence supérieure à certaines autres,
c’est là une supériorité qui ne peut exister au profit d’une
volonté humaine sur d’autres volontés humaines. C’est pour-
quoi l’on a été naturellement et logiquement tenté de faire
intervenir une volonté supra-humaine qui aurait investi certains
hommes de la puissance commandante ; c’est cette idée,
logique et naturelle, je l’avoue, que représentent toutes les doc-
trines théocratiques59.» Le souverain est un dieu parce que les
hommes n’ont pas le pouvoir de faire des dieux, alors qu’il leur
arrive trop souvent de faire et de défaire des rois. Les démo-
craties ont parfois appliqué la même logique à leurs propres
lois, qu’elles ont qualifiées de divines ; Démosthène dit
quelque part que la loi, tout en étant une règle posée par les
citoyens, est une découverte et un don des dieux60. Il ne veut
pas dire seulement que les hommes visent le droit comme une
norme et non comme un phénomène naturel ou culturel : il
veut croire que les lois positives existent avec une force supé-
rieure à celle que pourraient leur conférer les hommes qui les
ont posées et pourraient les défaire ; il insinue que seule méri-
tera le beau nom de loi une règle assez juste pour pouvoir être
l’œuvre des dieux.

Mieux vaut être dit dieu que pris pour un demi-dieu.


Un certain homme, de par sa fonction, est plus que les
hommes : telle est l’attitude sincère et spontanée, où représen-
tation et affect sont inséparables. De là à dire que cet homme
est un dieu, il y a un abîme : il semblerait moins absurde et
plus indiqué de voir en ce mortel un homme divin (ou, dans
L’empereur et sa capitale 507
notre mythologie à nous, un « homme de génie »). Comment
a-t-on pu le dire dieu et pourquoi ne l’a-t-on pas dit plutôt demi-
dieu ? Nous passons ici, de la spontanéité, à l’institution.
« C’est un dieu ! » est une expression consciemment para-
doxale, qui veut renchérir d’humilité et justifier un autre ren-
chérissement, en actes, celui-là : rendre un culte. Le mot de dieu
est une métonymie employée pour la violence même qu’elle fait
à l’évidence. Cette violence suppose d’abord une certaine crédi-
bilité (elle est possible dans le paganisme, mais serait impen-
sable avec le Dieu chrétien) ; elle suppose aussi qu’une autorité
publique l’impose ou du moins que la collectivité se l’impose
ou la permette, en fasse une institution ou du moins une cou-
tume qu’on peut suivre sans faire sourire.
Effectivement, la divinisation du souverain est tout simple-
ment l’institutionnalisation ou l’imitation à froid d’une attitude
d’exaltation dévote, de même que le mariage est un acte public
qui institue un moment d’exaltation où l’on dit : « Je vous
aimerai toujours.» Cette exaltation de piété est un fait bien
connu. « Ce n’est nullement un homme que Celui qui vit au
milieu de nous61 », est-il dit du pharaon dans un papyrus : l’hy-
perbole est consciente d’elle-même. Elle devient un procédé
quand elle affecte un égarement d’esprit sous l’influence
duquel on multiplie des déclarations exagérées, qui n’en sont
que plus méritoires, car elles trahissent l’authentique émotion
du fidèle.
N’empêche que personne ne s’est jamais avisé de proclamer
que Jupiter était un dieu, car nul n’en saurait douter ; l’énoncé
« oui, c’est un dieu ! » ne s’emploie jamais au sujet des dieux.
Mais il est méritoire de l’employer au sujet de l’empereur. Pour
les dieux véritables, on recourra à d’autres hyperboles et par
exemple à l’hénothéisme : « Tu es pour moi le seul dieu, ou
plutôt tu es tous les dieux à la fois ! » Pour le souverain, on reste
à l’étage inférieur : tu es vraiment un dieu pour moi ! « C’est
à un dieu que je dois la paix dont je jouis », fait dire un poète à
un naïf berger, « car, pour moi, Octave sera à jamais un dieu et
son autel recevra souvent mes sacrifices62.» Le procédé est prêté
à un pâtre de fiction, mais était utilisé par des fidèles réels. Il
commence par être l’expression d’un moment d’émotion :
Octave est ici un des « dieux de l’instant » dont parle Usener63.
Il suffit de ritualiser le procédé pour qu’Octave reste dieu à
jamais. Or comment ne pas le ritualiser ? Dire, c’est déjà faire :
508 Le Pain et le Cirque
il suffit que je reconnaisse quelqu’un comme dieu pour qu’il le
soit pour moi ; d’autant plus que je ne l’aurais pas reconnu pour
tel s’il ne l’était déjà : on ne fabrique pas le sacré, on le découvre
seulement.
Le roi est un dieu ; ce qui veut dire qu’il règne de son plein
droit et aussi, chose paradoxale, qu’il est moins qu’un demi-
dieu, qu’un simple héros. Un demi-dieu a mérité son pouvoir par
ses mérites personnels et on l’a jugé à pied d’œuvre, tandis que
le titre de dieu est attaché à la couronne et passe automatique-
ment au successeur64. Le souverain pourra ainsi continuer à être
un dieu, même aux époques où pronunciamentos ou révolutions
de sérail font valser les trônes.
Les anciens appelaient presque indifféremment dieux65,
héros66 ou demi-dieux67 les grands écrivains, les conquérants ou
les grands inspirés que nous dirions hommes de génie ; mais,
dans le cas des rois, ils sont sortis de cette indifférence
et ont sagement pris le parti de les dire dieux et jamais héros ou
hommes divins : à l’égard des souverains, le vocabulaire s’est
reclassé pour faire couple d’opposition. Et pour cause : le roi,
pour être dieu, n’a qu’à régner ; de même, les dieux sont ce
qu’ils sont sans avoir à le mériter. Un dieu fait des exploits parce
qu’il est dieu ; au contraire, un héros devient héros parce qu’il
fait des exploits. Au Moyen Age où les rois sont, sinon des
dieux, du moins sacrés et rois par la grâce de Dieu, il est excep-
tionnel qu’ils soient des saints, passée l’époque mérovingienne :
Louis IX a été canonisé pour ses mérites personnels, qui sont
différents de la grâce divine attachée à la monarchie comme
telle68. L’empereur était dieu, et non dieu à demi, parce qu’on
n’est pas plus ou moins empereur ; il était le seul homme vivant
de son empire que ses sujets aient le droit de proclamer dieu,
s’ils le désiraient : il avait ce monopole.
Il ne faut donc pas répéter que les rois grecs et les empereurs
ont pu être divinisés parce que, à l’époque hellénistique, la fron-
tière devient incertaine entre les dieux et les hommes (et, par
hénothéisme, entre les dieux eux-mêmes) ; c’est exactement
l’inverse : au profit du souverain, on a restauré la notion de dieu
dans toute sa netteté classique. Ce qui s’était effacé ici n’était
pas cette netteté, mais la règle de modestie qui ordonnait aux
hommes de se connaître et de savoir qu’ils n’étaient pas des
dieux ; c’était aussi le respect à l’ancienne manière, qui ordon-
nait de rendre leur dû aux différents dieux, interdisait les
L’empereur et sa capitale 509
caprices sentimentaux et ne permettait pas à un fidèle d’élire un
des dieux et de proclamer que ce dieu d’élection était tous les
dieux à ses yeux.
On ne divinise pas l’empereur parce que les dieux ne se dis-
tinguent plus bien des héros et des hommes (l’empereur se
distinguait admirablement des uns et des autres), mais parce que
les hommes ne trouvaient plus scandaleux d’en diviniser
d’autres sentimentalement : ils divinisaient bien les défunts.
C’est pourquoi le culte gréco-romain des souverains est quelque
chose d’anodin, de modéré et même de voltairien parfois ; rien à
voir avec la lourdeur « orientale » du culte pharaonique. Car les
Égyptiens, eux, continuaient à estimer qu’un homme n’est pas
un dieu : diviniser le pharaon était donc un acte de violence
presque tyrannique, l’attentat d’un potentat à l’humaine modes-
tie. Au contraire, un roi hellénistique viole peu les consciences
quand il se fait ou se laisse adorer : simple mollesse sentimen-
taliste.

Les nuances de la divinisation.


Nous voyons donc que les différentes sociétés passent cha-
cune à sa manière du sentiment de la sublimité royale à la divi-
nisation instituée. Souvent elles n’y passent pas : le souverain
par droit subjectif se borne à être grand prêtre ou à se faire
sacrer ; le pharaon est un dieu, l’empereur du Japon aussi, mais
leurs voisins, les rois du Moyen-Orient antique et l’empereur de
Chine, sont seulement des mortels protégés par les dieux
ou qui exercent un pouvoir divin. En outre, le mot de dieu n’a
pas le même sens partout et un dieu, chez les Romains, n’a que
le nom de commun avec ce que nous appelons ainsi ; mais
renvoyons cela en appendice.
Le passage du sentiment à la divinisation se produit d’autant
plus irrégulièrement qu’il est un événement historique et même
un acte volontariste, voire une décision politique. Les cités
hellénistiques divinisent spontanément les rois, sur le modèle du
culte qu’elles rendaient à leurs fondateurs et évergètes69 ; chez
Platon70, les philosophes, gardiens de la cité, se verront offrir
après leur mort « des sacrifices publics comme on en offre à
des divinités ou, sinon, à des êtres bienheureux et divins ». En
Italie romaine, les empereurs refusent de leur vivant le culte
de leurs sujets italiens, à la manière de Gandhi et de Nerhu71
510 Le Pain et le Cirque
refusant de se laisser élever des temples ; le culte du souverain
vivant n’était permis qu’aux provinciaux. Élaboré par des prêtres
et des magistrats, ce culte a toujours eu quelque chose de
conventionnel et de voulu : les intellectuels et notables qui en
sont les auteurs ont affecté de renchérir sur l’humilité des masses
populaires envers le souverain. Le culte monarchique n’a jamais
correspondu à une croyance populaire, mais bien à un sentiment
populaire.
A ce sentiment, induit par la soumission, le culte institué
ajoute-t-il quelque chose et renforce-t-il la soumission, comme
on a coutume de le dire des idéologies ? C’est variable. Le senti-
ment lui-même, qui n’est pas interindividuel comme l’amour
filial, n’établit même pas de lien de fidélité personnelle entre
le prince et ses sujets : après le prochain pronunciamento,
le nouveau Père du peuple verra l’amour de tout un peuple se
reporter automatiquement sur lui. Mais, si le sentiment sert de
prétexte à un culte, à des comportements réglés, à des expres-
sions socialement obligatoires (comme le sont la politesse ou le
deuil)?
Commençons par faire la distinction, à laquelle les Anciens
étaient très sensibles, entre les princes qu’on adore et ceux qui se
font adorer ; ces derniers sont des tyrans qui veulent être aimés
sur ordre. Dans une tragédie de Sénèque, un satellite du tyran dit
à son maître : « Ne crains-tu pas que l’opinion populaire soit
contre toi ? » ; le privilège le plus savoureux de la royauté, lui
répond le tyran, est de forcer le peuple à supporter, que dis-je, à
louer les actes du maître. On reconnaît l’homme vraiment puis-
sant à ce qu’il peut arracher des éloges ; lorsqu’un roi ne peut se
permettre que le bien, il n’est pas vraiment propriétaire de la
royauté (precario regnatur, terme de droit)72.
Ces vers, qui sont d’un connaisseur, montrent quel était pour
un prince l’enjeu de ce surcroît symbolique d’oppression : un
enjeu passablement platonique, la modalité d’obéissance ; le roi
ne cherche pas à rendre ses sujets plus dociles qu’ils ne
l’étaient, à mater une opposition, il ne les prépare pas non plus à
obéir à des ordres despotiques ou révolutionnaires, mais il veut
qu’ils aient conscience de lui obéir comme à un grand homme
ou à un être surhumain. Quand Antiochos le Grand, au retour
de la longue expédition où il avait presque renouvelé les
exploits d’Alexandre, établit un culte monarchique d’État, il
entend recevoir de ses sujets les hommages qui reviennent à un
L’empereur et sa capitale 511
héros : ne dispute-t-il pas à Hannibal le privilège d’être
l’homme le plus célèbre de son temps ? Quand Caligula se fait
adorer, il prétend que, dans leur tête, ses sujets s’avouent que le
fondement du pouvoir impérial est au-delà des prises
humaines73. Tentative aussi vaine que tyrannique, car il est vain
de vouloir donner à beaucoup de gens des sentiments forts
qu’ils n’ont pas spontanément ; quand on essaie de politiser, ou
bien on engage fortement une poignée de militants, ou bien on
n’engage les foules que superficiellement et on les ahurit.
Antiochos réussit, semble-t-il, car il était universellement
admiré ; aussi bien n’a-t-il pas laissé le souvenir d’un tyran ;
Caligula, qui attirait moins spontanément l’admiration, a laissé
un mauvais souvenir.
L’existence d’un culte du souverain est toujours un symptôme
politique ; ce n’est pas par hasard qu’en Macédoine, royauté
nationale et patriarcale, où les grands parlaient d’égal à égal
à leur roi74, le portrait du monarque ne figure même pas sur
les monnaies, du moins jusqu’au règne de l’autoritaire Phi-
lippe V75. Symptôme, donc, mais dont la signification dépend
du contexte. Par exemple, sous l’Empire, les cités grecques
multiplient spontanément les cultes du prince vivant ou des
membres de la famille impériale ; « flatterie » de Grecs
« dégénérés » ? C’est presque l’inverse. Ces cités se considé-
raient moins comme des communes de l’Empire que comme de
petits États autonomes, encore que « satellites » d’une cité
étrangère ; effectivement leur relation à l’Empire était plus
proche d’une dépendance informelle, d’un rapport de force et,
en ce sens, d’une relation internationale, que d’un découpage
administratif bien réglé76. Elles ne rendent pas un culte à l’em-
pereur étranger à la manière d’humbles sujets qui adorent le
maître qui est au-dessus de leurs têtes ; le culte a chez les Grecs
une signification diplomatique, internationale (aussi bien a-t-il
succédé au culte du peuple romain). Il est comparable à l’exal-
tation de l’amitié soviétique dans les démocraties populaires. La
cité qui adore l’empereur romain s’avoue et se veut satellite de
Rome dans les faits ; il faut donc qu’en droit ses rapports avec
Rome soient ceux de deux États distincts. Dès le IIe siècle avant
notre ère, quand la Grèce, déjà satellisée par Rome, n’était nul-
lement une province et que pas un seul soldat romain ne
stationnait sur son sol, l’exaltation de l’amitié des Romains,
« évergètes de l’univers77 », servait aux partis pro-romains,
512 Le Pain et le Cirque
dans les cités, à proclamer leur attachement à leurs trop puis-
sants protecteurs.
Le culte institué ajoutait assurément quelque chose aux senti-
ments naturels et ne se bornait pas à les exprimer ; car, dès
qu’une déclaration d’amour est plus qu’une effusion et qu’elle
prend une forme canonique, elle devient promesse, obéissance
à soi-même contre soi-même et finalement obéissance à autrui.
Le simple fait que l’expression de sentiments soit obligée fait
sentir la présence d’une autorité et d’une sanction éventuelle
contre les contrevenants. Gardons-nous toutefois de schémati-
ser. La vie politique ne se partage pas tout entière entre les
pôles de la spontanéité et de la contrainte ; elle est plus variée,
elle ne se réduit pas à tenir les gens en main, elle tient compte
aussi de besoins accessoires. Souvent le culte monarchique
n’est qu’un cérémonial ; or un cérémonial a moins pour but
la violence symbolique qu’il n’est le moyen de fuir une de ces
gênes qui donnent sa confusion pittoresque à la vie quotidienne,
avec ses interférences d’intérêts qui s’entr’empêchent. De
temps à autre, un roi doit faire constater publiquement son exis-
tence, pour des raisons qui n’importent pas ici, et cela s’appelle
une fête publique ; or le roi ne peut le faire sans s’entourer de
solennité, afin de combler l’intervalle entre la signification
de son auguste présence et la médiocrité de l’instant vécu.
Malheureusement tout cérémonial comporte un texte, à la
manière d’un ballet, et ce texte, il faut le composer ; on y met-
tra du culte impérial, pour le remplir. Tout cela n’est que du
cérémonial, et on ne va pas reprocher à un cérémonial d’être
cérémoniel.

Les signes extérieurs du respect.


La divinisation de l’empereur trahit, aux deux sens du verbe,
un sentiment sincère, qu’elle laisse voir et qu’elle falsifie ; la
divinisation n’est souvent qu’un innocent cérémonial. Pour
ces deux raisons, on n’aurait pu faire plus belle gaffe que
de demander à un Romain qui offre quelques grains d’encens
à la divinité d’un empereur : « Crois-tu vraiment que c’est un
dieu ? », on l’aurait mis à la gêne. Il savait pertinemment que
le prince n’avait été qu’un homme, mais ne pouvait le dire,
car cette réponse sincère aurait contredit des sentiments non
moins sincères ; et puis il se serait demandé quel dessein pervers
L’empereur et sa capitale 513
recouvrait une question aussi vaine ; car quoi de plus vain qu’un
cérémonial ? Il est arbitraire comme le sont tous les signes et
il serait aussi vain de le contester que de mettre en question le
dictionnaire.
Un cérémonial est innocent tant qu’on est d’accord sur les
principes et il n’ajoute rien à ces principes ; il commence à
paraître pesant quand ses principes implicites ou inconscients
sont contestés. Pour les chrétiens, le culte impérial n’était pas
arbitraire, puisqu’il impliquait une notion de la divinité qui ne
pouvait être la leur. Seulement les païens ne comprenaient même
pas l’idée chrétienne de la divinité, si bien qu’au lieu de tenir les
martyrs pour des opposants ils ne voyaient en eux que des
entêtés stupides ou pervers78. Voilà pourquoi les symboles ont
une épaisseur propre, sont difficilement séparables de ce qu’ils
symbolisent et ne sont pas vains ; il est toujours délicat de mar-
quer du mépris pour un drapeau, tout en protestant qu’on res-
pecte la patrie dont il n’est qu’un vain symbole ; il peut être vrai
qu’on la respecte, mais il est non moins vrai qu’en refusant le
symbole on manque de respect à autre chose qui, pour n’être pas
la patrie, n’en existe pas moins.
Les chrétiens l’apprirent à leurs dépens. Le culte impérial,
d’un côté, n’était que le symbole d’une fidélité politique au
souverain que très peu de chrétiens refusaient ; de l’autre, il
existait par lui-même et impliquait tout un système religieux
qui, pour les païens, allait tellement de soi qu’ils ne pouvaient
imaginer qu’il pût en être un autre. Le conflit des chrétiens
avec le culte des empereurs fut celui d’une religion de dogmes
et d’une religion de rites. Dociles à l’Évangile de saint Paul,
les martyrs étaient prêts à respecter la majesté de l’empereur,
mais ils se refusaient à manifester leur loyalisme par un rite
d’adoration. Les pouvoirs publics et le peuple étaient furieux
de ce distinguo, qu’ils ne se souciaient pas de comprendre,
et non moins furieux de l’indocilité même de ces incompréhen-
sibles entêtés. Cette incompréhension, jointe à cet autoritarisme,
aboutissait à une haine antichrétienne qui ne démêlait pas ses
raisons ; les pouvoirs publics, dans leur confusion de pensée,
finissaient par punir les chrétiens en donnant, comme explica-
tion de leur sévérité, le fait que les chrétiens contestaient la
majesté de l’empereur elle-même. Ce processus fréquent de
fausse conceptualisation ferait faussement croire que les sym-
boles « collent » à la chose symbolisée, si bien que les attaquer
514 Le Pain et le Cirque
serait attaquer aussi cette dernière. Ainsi naît l’illusion dualiste
qui oublie que le symbole a une existence propre et en fait un
simple reflet, à propos duquel on s’étonne ensuite qu’il ait assez
de consistance pour provoquer des haines.
Il en était, de la persécution des chrétiens, comme du culte
impérial lui-même : politique dans sa cause finale, elle était reli-
gieuse dans sa cause matérielle, dans les symboles auxquels elle
s’attachait ; on détestait donc les chrétiens comme rebelles et
comme athées et ces deux « causes » se complétaient : l’une
n’était pas le simple reflet symbolique de l’autre. Saint Poly-
carpe79 reçoit du gouverneur l’ordre de traiter l’empereur
comme un dieu : « Jure par la Fortune de l’empereur et je te ferai
relâcher » ; la population, de son côté, crie « Mort aux athées ! ».
Polycarpe répond qu’il est prêt à honorer le souverain, car « on lui
a enseigné à honorer de la bonne manière les chefs et les autorités,
qui sont établis par Dieu », mais non à l’adorer.
Remarquons que les autorités romaines et la foule ne deman-
dent pas au martyr de croire à la divinité de l’empereur, de la
confesser ; elles exigent de lui ce qu’on appelle dans nos
armées les signes extérieurs du respect. Car le culte impérial
s’en tenait au ritualisme du paganisme classique ; il consistait
en fêtes et en rites que la piété consistait à accomplir avec tout
le scrupule possible80. Ce qui ne veut pas dire qu’il était tout
extérieur ; rien ne fait mieux comprendre les religions ritua-
listes que nos cérémonies militaires, où le moyen de manifester
le zèle le plus authentique est de défiler « dans un ordre impec-
cable », sans que le drapeau ait fait un seul faux pli. Imaginons
en outre que le défilé soit suivi d’une fête populaire et folklo-
rique. Or le ritualisme a le grand mérite de permettre de se
mettre en pilotage automatique en matière affective ; on ne
pense pas à être zélé, mais cela ne veut pas dire qu’on ne l’est
pas.
Les assistants de ces cérémonies suivaient avec une attention
pieuse ou distraite le déroulement d’un rituel élaboré par des
spécialistes. Ils ne s’intéressaient pas au détail ; ils voulaient
seulement que ce fût une vraie cérémonie ; tout au plus l’un
d’eux se ferait-il peut-être expliquer avec curiosité le sens
d’une particularité du rituel et en admirerait-il l’ingéniosité
pieuse. Car les rites ne symbolisent essentiellement rien, pas
plus que la musique ; ils ne renvoient pas obligatoirement à une
autre réalité, à des croyances. Ils forment une espèce de
L’empereur et sa capitale 515
conduite sui generis où l’important est de faire les choses céré-
monieusement, le détail demeurant arbitraire ; ce détail pour-
rait être de la musique, de la danse ou une complication
gratuite des gestes techniques, comme dans les manières de
table. Pourquoi tel geste, tel vêtement rituel ? Pourquoi pas un
autre ? Pour rien : le tout est que ce soit celui-là et pas un autre.
Pourquoi faut-il construire l’autel du sacrifice en losange et
non en carré ? Pour ne pas le construire ad libitum : l’essentiel
est là. Certes, on invente après coup des explications à tout :
une partie de la littérature brahmanique est faite d’interpréta-
tions symboliques du rituel, toutes plus ingénieuses les unes
que les autres. Il arrive même que ces interprétations ne soient
pas post eventum et constituent la vraie explication ; car, lors-
qu’il faut inventer un rituel, on peut se faciliter l’invention en
recourant au symbolisme ; c’est passer de la musique pure à la
musique à programme, ressource des imaginations limitées. Il
demeure que les rites sont essentiellement expressions,
manières d’être poli avec les dieux, et non symboles. Si on ana-
lysait dans le détail la théologie et la liturgie impériales, on
apprendrait assurément beaucoup de choses sur le contexte
culturel et religieux du temps, mais on n’apprendrait rien de
plus sur l’empereur et sur l’idée qu’on avait de lui ; si ce n’est
cette affirmation répétée sous mille variations : il règne par lui-
même, donc il est plus qu’un homme. Si ce n’est également un
doute secret : pour être plus qu’un homme, est-il vraiment
un dieu ? Il est symptomatique, en effet, que, dans l’Empire
romain, le culte des souverains ait rarement pris une forme
extrême, celle du sacrifice sanglant ; le plus souvent, on se
contentait d’offrir quelques grains d’encens. Ce n’est que dans
quelques cérémonies publiques que l’on offrait des victimes
aux princes divinisés81, comme on en offrait aux véritables
dieux.

Plurifonctionnalité du culte impérial.


Outre cette explication principale, le culte des souverains
avait d’autres fonctions ; il n’échappait pas à la probabilité
qui veut qu’un même fait social ait plusieurs fonctions,
apporte plusieurs satisfactions (pourquoi n’aurait-il qu’une
fonction, en effet ?). Parmi celles-ci, citons l’évergétisme et
le cérémonial.
516 Le Pain et le Cirque
Le génie du paganisme est fait de rites et de fêtes. Le culte
impérial, lui aussi, servira à procurer aux cités des liesses
publiques, offertes par des évergètes, bien entendu ; un prétexte
aussi louable que celui d’adorer le prince ne pouvait décem-
ment être repoussé. Au Ier siècle de notre ère, les spectacles de
gladiateurs ont généralement pour prétexte de célébrer la
dynastie régnante82. Les « assemblées provinciales » de l’Em-
pire romain répondent aussi au désir de fêtes (des combats de
gladiateurs, plaisir ruineux, étaient le clou de leurs liesses
somptueuses83) ; elles répondent aussi au besoin qu’avaient les
cités de se grouper pour faire pièce au gouverneur romain de la
province. Raison de plus de prendre le culte de l’empereur
comme prétexte de leur réunion, afin de réaffirmer leur loya-
lisme envers le pouvoir central.
Le cérémonial, enfin. A cette époque où les loisirs ne se meu-
blaient pas sur le marché des plaisirs, mais étaient collectifs,
gratuits et publics, ils n’allaient pas sans quelque solennité. Or,
dans l’Antiquité, presque tout ce qui est solennel et une bonne
partie de ce qui est idéologique est emprunté à la religion, qui
semble par conséquent baigner toute la vie sociale (c’est la
part de vérité de la thèse de Fustel de Coulanges). Une cité, un
collège, un évergète projettent d’organiser des fêtes ou des ban-
quets, voire des concours ; la fête sera cultuelle, le banquet
succédera à un sacrifice et le concours sera consacré à un dieu ;
mais à quel dieu ? Le seul qui mette tout le monde d’accord est
le prince régnant (ou les empereurs morts et divinisés). A vrai
dire, une autre divinité peut jouer le rôle de dieu passe-partout,
c’est le dieu qui protège la cité. Aussi l’un et l’autre sont-ils uti-
lisés très souvent. Élevait-on un édifice public, un pont, une
porte de ville, voire un cadran solaire ? Il convenait d’y placer
une belle inscription, ne serait-ce que pour y faire lire le nom de
l’évergète bâtisseur ; on inscrivait alors que l’édifice avait été
consacré par ce mécène au dieu local, à l’empereur et à la cité
elle-même84.
Souverain par droit subjectif et, à l’occasion, dieu passe-
partout : tel est l’empereur, et l’expérience d’analyse in vivo que
constitua le triomphe du christianisme confirme notre analyse,
car, devenu chrétien, l’empereur resta ce qu’il était.
Bien avant le triomphe du christianisme, le culte impérial était
devenu peu à peu pompeux et despotique. Le protocole était de
plus en plus solennel ; les titulatures, officielles ou inventées par
L’empereur et sa capitale 517
la « flatterie », s’allongeaient sans cesse et les sujets du prince y
rivalisaient d’humilité devant le maître, le dominus ; les
portraits officiels étaient de plus en plus hiératiques (les empe-
reurs du Ier siècle se faisaient des têtes d’intellectuels ou
de jeunes dieux, à la façon des rois hellénistiques ; ceux du
IV e siècle ressemblent à des Christs byzantins ou à des hié-
rarques mussoliniens). La lourdeur baroque du Bas-Empire
tient à deux choses : à cette ritualisation de la symbolique poli-
tique et à la rhétorique grimaçante et « déréalisante » 85 qui
domine la prose de ce temps.
Pourquoi cette lourdeur pompeuse ? Réaction de défense
d’un Empire qui, menacé par les Barbares et les pronuncia-
mentos, se serre anxieusement autour de son chef ? Je n’en
crois pas un mot. La vérité est plus simple ; l’exaltation du
prince s’était heurtée à deux obstacles : l’aristocratie sénato-
riale n’aimait pas voir l’empereur prendre des airs de maître ;
la structure hégémonique, « coloniale », de l’Empire faisait
que la divinisation du souverain vivant, admissible et même
louable de la part de provinciaux, était intolérable pour des Ita-
liens, citoyens de la métropole. Or, avec la transformation ins-
titutionnelle du IIIe siècle, Rome est municipalisée, l’Italie est
provincialisée et l’aristocratie sénatoriale perd tout pouvoir. Plus
rien ne fait obstacle désormais aux protestations d’humilité
devant la majesté souveraine.
Même quand cette majesté s’incarne en un empereur chrétien.
Les souverains chrétiens ou ariens continuent à exiger de leurs
courtisans l’adoratio ; « un oracle sacré ou un divin privilège
signé de notre divin vouloir » : voilà en quels termes un prince
chrétien, en 424, parle de ses édits et privilèges86. Politique en
son essence, la divinisation des empereurs s’est maintenue ou
presque au profit des empereurs chrétiens qui régnaient grâce à
Dieu87 ; jamais on n’a autant qualifié les empereurs et leurs lois
de divins et de sacrés qu’au siècle chrétien de l’Empire : c’est
alors que, pour la première fois, les souverains ont été appelés
divi de leur vivant.
Les prêtres du culte impérial, eux aussi, ont continué à exis-
ter, parce que la divinité de l’empereur était prétexte à évergé-
sies et à fêtes. Il y aura des prêtres impériaux chrétiens en
Afrique romaine88 ; en Gaule, une épitaphe chrétienne trouvée
près de Saint-Gaudens89 célèbre la piété et la splendeur d’un
notable qui fut, j’imagine, flamine impérial de sa province et
518 Le Pain et le Cirque
qui donna une chasse dans l’amphithéâtre, aux applaudisse-
ments du peuple. Et puis la charité l’emporta ; Ammien
Marcellin raconte qu’un préfet de Rome nommé Lampadius,
« donnant avec magnificence les jeux de sa préture et faisant
de très grandes largesses, se trouva excédé du brouhaha de la
plèbe qui réclamait, en faveur de telle vedette, des cadeaux
souvent immérités ; il fit alors venir du Vatican des pauvres
et leur distribua de grosses sommes, afin de montrer à la fois sa
libéralité et son dédain du populaire90 » ; c’est un païen qui
parle.

Charismes : le roi, de Gaulle, Hitler, Staline.


Passons maintenant, de l’histoire sociologique, à la sociologie
historique. On voit les vagues ressemblances et les nombreuses
différences entre la divinisation des rois d’autrefois et les
exemples contemporains d’exaltation des chefs d’État. C’est
assez dire que la notion de charisme, chez Max Weber, est trop
vague et qu’il faut essayer d’y introduire des distinctions. Le
charisme serait « la qualité extraordinaire d’un homme (peu
importe qu’elle soit réelle, prétendue ou supposée), qualité qui
sort de la banalité91 » ; le charisme ne s’exerce pas seulement en
politique.
Hors de la politique, sont charismatiques les chefs de sectes
religieuses, poétiques, philosophiques, psychanalytiques, etc.,
auxquels leurs fidèles reconnaissent la connaissance de vérités
qui n’ont été transmises qu’à eux ou dont la découverte serait
inaccessible à d’autres intelligences que la leur ; de plus, une
certaine autorité rayonne du personnage, si bien qu’à l’admira-
tion s’ajoute un sentiment de dépendance. On sait de quelle
incroyable ferveur le Père Enfantin ou Stefan George ont été
entourés ; le Quatrième Évangile permet, mieux encore que les
Synoptiques, de voir quel charisme le Christ exerçait sur ses
disciples.
Souvent le charisme s’accompagne du don de faire des
miracles dont il n’a pas l’exclusivité ; il est courant, dans toute
société, qu’un personnage d’exception ou tout simplement un
gros monsieur passe pour avoir un don et qu’on le supplie de
guérir un enfant malade. Le roi peut avoir, lui aussi, des pou-
voirs ; Pyrrhus avait le don de guérir ; un aveugle fut guéri par
l’empereur Hadrien92. Les rois de France et d’Angleterre gué-
L’empereur et sa capitale 519
rissaient les écrouelles et ce don était attaché à leur couronne
plus qu’à leur personne ou même à leur lignée. Il va sans dire
que le roi est thaumaturge parce qu’il est roi, qu’il n’est pas
roi parce qu’il est thaumaturge ; l’idée sublime, voire sacrée,
qu’on se faisait du pouvoir royal suffit à expliquer qu’on ait faci-
lement attribué à ses détenteurs un don miraculeux. Ce n’est
qu’un détail anecdotique ; ce qui est moins anecdotique est
l’idée surhumaine du pouvoir souverain.
Nous nous retrouvons sur le terrain politique. On constate
alors que la notion de charisme n’est ni claire, ni homogène ; il
serait verbal de ramener à une même racine « psychologique » le
culte pour Stefan George, celui de Hitler et le loyalisme avec
lequel tout bon Anglais tenait ponctuellement ses rois successifs
pour autant de grands hommes ; à tout le moins faut-il faire la
distinction entre les sentiments d’élection et les sentiments
induits, qui échappe à la conscience spontanée, laquelle croit
aimer le « patron » pour ses vertus ; encore que, pour cette
conscience elle-même, l’amour du roi et le culte d’un dictateur
n’aient pas la même saveur.
Nous avons distingué trois fondements de la légitimité : par
droit subjectif, par délégation et par la nature des choses ; ils
induisent trois charismes différents : l’amour des rois successifs,
le culte d’un grand homme et la fuite en avant pour se
serrer autour d’un dictateur, que l’opinion publique a délégué ou
accepté pour être son chef.
1.Régnant par droit subjectif pour le bien de ses sujets, le bon
roi est dieu, protégé des dieux ou roi par la grâce de Dieu. Rien
de moins personnel que ce charisme, qui est attaché à la fonction
comme telle et passe automatiquement aux successeurs ; il est
peu compatible, on le sait, avec l’existence d’une opinion
publique.
2.Diamétralement opposé est le charisme héroïque qu’un
individu a conquis par ses prouesses ou par un mérite excep-
tionnel qui le qualifient pour la souveraineté d’une manière
conforme à la nature des choses ; Auguste après la prise
d’Alexandrie, de Gaulle après 1944 en sont des exemples. Plus
d’une fois un culte monarchique a eu son point de départ dans
le charisme de prouesse, tout à fait comparable à l’aura qui
entoure le talent artistique, stratégique ou scientifique ; si le
sauveur national devient roi, il acquiert en outre, ès qualités, un
charisme par droit subjectif dont héritera son successeur ; telle
520 Le Pain et le Cirque
est, je crois, la véritable explication de ce que Weber appelle la
banalisation du charisme93. Auguste a eu ces deux charismes à
la fois ; le vrai fondement et l’origine historique de sa souve-
raineté, dit Alföldi, ne furent pas son titre de princeps ni cette
auctoritas sur laquelle on a longuement et peu utilement
glosé : ce fut tout simplement le fait qu’il avait été le « sau-
veur » de la patrie (nous dirions : un héros national)94. Puis,
une fois installé sur le trône, Auguste a eu le charisme royal
qu’il a transmis à sa dynastie ; ajoutons que, comme chef de
parti, il avait eu aussi un lien de dévouement personnel avec
ses partisans.
3. Hitler chef de parti, Pétain ou Staline sans le culte officiel :
ceux-là seraient impensables en dehors de l’ère du pouvoir par
délégation et des démocraties. Le peuple ou le parti sont moins
sensibles au talent naturel d’un héros qu’ils n’ont besoin d’un
mandataire, quel qu’il soit, pour ce qu’ils veulent faire :
conquérir le pouvoir, la Terre promise, ou assurer leur propre
salut ; le dictateur a des partisans plutôt que des sujets ou des
admirateurs. S’appellerait-il Moïse, il n’existe que grâce à une
opinion publique qui exige ou attend quelque chose et qu’il a
su rallier ; ce charisme de leadership implique une responsabi-
lité collective.
Alors que le charisme de prouesse peut-être ressenti par
le citoyen le plus fier et le plus farouchement indépendant, le
charisme de délégation, lui, exalte un leader en tant que chef ; ce
chef, l’opinion l’adorera pour s’ôter à elle-même le droit de pou-
voir révoquer ce mandataire qu’elle s’est donné : comment le
chasserait-elle, puisqu’elle l’aime ? Elle passe ainsi du pôle
autonomique au pôle hétéronomique : aux époques troublées ou
conquérantes, il convient de ne plus « faire de politique » et
d’être disciplinés. Car le charisme de leadership est propre aux
époques où l’on aspire au salut national, ou bien aux « partis
d’entreprise » qui ont pour fin quelque conquête, celle du pou-
voir ou celle de l’Europe (le bon moyen de classer les partis poli-
tiques est, à mon avis, de considérer moins leur structure que
leurs fins). Le charisme royal résulte de l’hétéronomie ; sa
musique pacifique est celle d’une époque sans « événements »,
tandis que le charisme de leadership est une réaction de l’auto-
nomie contre elle-même et sa musique est guerrière ; rien ne lui
convient moins que la métaphore triviale du Père.
Les délires de Nuremberg étaient presque ceux d’une société
L’empereur et sa capitale 521
qui s’adorait elle-même, à la Durkheim, ceux d’un groupe qui,
avant d’entreprendre un mauvais coup risqué, se rassemble
pour se faire des promesses à lui-même, sentir son nombre et
sa résolution. Cela permet de ressusciter, dans un État trop
grand, les conditions d’enthousiasme où un groupe concret
comme Athènes pouvait se mettre plus facilement, le jour du
départ pour l’expédition contre la Sicile. Le groupe veut faire
quelque chose de grand, mais, à cause de la dissymétrie des
gouvernants et des gouvernés, il ne peut le faire lui-même :
sans organes, sans appareil d’État, il n’a pas de mains ; un chef
doit prendre pour lui initiatives ou options. A quoi s’ajoute la
psychologie si particulière du risque ou de l’incertitude95 :
quand une entreprise est incertaine, on préfère parier incondi-
tionnellement sur un chef, pour des raisons de sécurisation et
même de sécurité ; on sait quel était le culte des leaders dans
la social-démocratie dès le début de notre siècle96. Le groupe
exalte le chef qui exécute pour lui ses propres désirs et qui est sa
seule garantie ; aussi les leaders se couvraient-ils jadis d’un cha-
risme d’oracle97, comme fit Moïse entraînant le peuple juif.
Sur un radeau à la dérive, les passagers exalteront le leader-
ship du capitaine à deux conditions : que la participation
volontaire de chacun à la réussite commune ne soit pas nulle, si
bien que tous vibrent et ne se contentent pas d’obéir filiale-
ment, comme de fidèles sujets ; et que la part matérielle de
chacun soit infime ou parcellaire, sinon les naufragés n’applau-
diraient aucun autre qu’eux-mêmes. Ils ont « besoin d’un sau-
veur » en ce sens qu’ils voudraient se sauver et ne peuvent le
faire eux-mêmes ; ils finissent par en trouver un parce qu’ils en
avaient besoin et le cherchaient, et non parce qu’un héros s’est
présenté à eux, couronné d’exploits ; ils sont peu regardants sur
le choix qu’ils font. Car le charisme de leadership est para-
doxal : il est à la fois intense et machinal ; intense comme un
charisme de prouesse ou un amour d’élection, automatique
comme un charisme royal (Pétain, dictateur roublard, jouait sur
cette ressemblance). Tout dictateur au pouvoir bénéficie de ce
charisme, quand il serait un vieillard rétrograde et antisémite ;
tous les leaders socio-démocrates, puis communistes, en ont
automatiquement bénéficié tour à tour. Ce qui ne peut se faire
que si le sauveur est irresponsable de ce qui est mauvais, la
faute en étant à ses ministres ; penser que Staline était person-
nellement l’auteur des purges était « une idée qui tenait du
522 Le Pain et le Cirque
blasphème98 » et le mythe de Pétain est toujours vivant. L’in-
tensité de ce charisme provient du choix personnel que fait
l’opinion et l’automatisme vient de la docilité qu’elle s’impose
à l’égard du chef qu’elle a élu.
4. Ou de la docilité que le chef lui impose. Staline a soumis le
charisme de leadership au même traitement que Caligula avait
infligé au charisme par droit subjectif : ne pas se laisser seule-
ment adorer, mais se faire adorer ; cela prend ou ne prend pas,
mais en tout cas l’exigence de sentiments obligatoires constitue
une « information de menace » : le maître fait savoir qu’il ne
plaisantera pas sur le fondement sacré de son pouvoir, afin
d’en tirer une satisfaction narcissique (Caligula) ou bien de se
déclarer inamovible (Staline). La « génialité » de Staline fut
une tentative désespérée pour restaurer le droit subjectif en une
ère d’opinion démocratique où seul le pouvoir par délégation est
légitime ; le biais adopté fut de pasticher le charisme de prouesse :
Staline doit conserver le pouvoir parce qu’il a du génie ; la recette
a été imitée un peu partout dans le Tiers Monde.
Le « culte de la personnalité » se développe après les échecs
de 1929 ; tout va mal alors99 et les gens se serrent autour du lea-
der. Ils pourraient aussi le chasser un jour, mais comment
le chasseront-ils s’il est génial, s’il est « le meilleur d’entre
nous » ? Le génie est la variété naturelle du divin.
Malheureusement, le génie est une qualité de héros plutôt
que de dieu et l’on n’est génial qu’à titre personnel. Les empe-
reurs romains préféraient prudemment être des dieux plutôt
que des demi-dieux ; Staline, lui, n’avait pas le choix, car il
devait compter avec une opinion publique qui avait l’âge
de raison et avec le rationalisme bolchevik, bâtard de l’Aufklä-
rung. D’où son demi-échec : le charisme de génialité n’est pas
transmissible automatiquement à un successeur, car il serait
contraire à la loi des grands nombres que tous les secrétaires
généraux aient tour à tour du génie ; le credibility gap ne le per-
mettrait pas.
En une époque où les gouvernés jugent les gouvernants, Sta-
line ne pouvait redevenir empereur de Russie ; le droit subjec-
tif lui a manqué et le génie n’en était qu’un substitut imparfait.
Du coup, l’évergétisme et la majesté lui ont manqué aussi :
aucune pompe n’entourait sa personne et sa vie privée ; rien
de plus anonyme que son existence de fonctionnaire en uni-
forme : les dirigeants bolcheviks, qui sont des chefs modernes,
L’empereur et sa capitale 523
se résorbent derrière leur fonction, car ils l’exercent au nom
du prolétariat et non en leur propre nom ; d’où leur puritanisme.
Les empereurs romains, au contraire, passaient, dans la sensi-
bilité populaire, pour les propriétaires de leur empire ; ils étaient
eux-mêmes, vivaient pour eux-mêmes, prenaient leurs aises
comme font les riches et l’on voyait bien, à leurs largesses et au
faste de leur demeure, qu’ils étaient les maîtres de céans. De
bons maîtres : il y avait, dans leur caractère, une libéralité natu-
relle qui les rendait évergètes.
Telle était la philosophie politique populaire ; mais correspon-
dait-elle aux réalités administratives ? L’immense machinerie de
l’Empire fonctionnait-elle selon les mêmes principes que la ges-
tion d’un patrimoine privé ? C’est à voir.

APPENDICE :
LES DIEUX : HISTOIRE NATURELLE
OU PHÉNOMÉNOLOGIE ?

La divinisation des souverains n’est pas plus difficile à


« comprendre » que les canonisations de l’Église catholique : il
y a le sentiment populaire, qui a fait beaucoup de saints, et il y
a les décisions de la hiérarchie et des théologiens. C’est assez
dire que le mot de dieu, dans l’Antiquité, désignait un être
qui ressemblait beaucoup moins à notre Dieu créateur qu’à
de simples créatures comme les saints, et c’est pourquoi les
empereurs ont pu être divinisés ; il y a si loin, d’un dieu antique,
au Dieu du Nouveau Testament ou du Coran que Harnack a pu
écrire une longue note100, non pas pour indiquer que le mot
de deus ne désigne pas une même entité chez les païens et les
chrétiens, mais pour s’étonner que des entités aussi différentes
aient pu être désignées par le même mot.
Qu’est-ce qu’un dieu antique, en effet ? Chose curieuse, on
ne se l’est guère demandé ; selon le mot d’un philosophe de
mes amis, les philologues ont dit qui étaient les dieux antiques
plutôt que ce qu’ils étaient : c’est que les philologues croient
aux dieux, leur métier étant de croire sur parole ce que disent
les textes.
Qu’était-ce donc qu’un dieu ? Deux réponses sont possibles,
puisque les dieux sont des figures de fabulation. Nous pouvons
faire comme si nous admettions leur existence et, sous le nom
524 Le Pain et le Cirque
de phénoménologie religieuse, écrire leur histoire naturelle ;
nous pouvons aussi, au vrai sens du mot phénoménologie,
oublier qui ils étaient et décrire l’attitude étrange qu’ont les
hommes envers les fabulations en général. Supposons qu’on
nous demande ce qu’était Sherlock Holmes ou bien James
Bond ; si nous leur prêtons une réalité (en abusant de l’impar-
tiale epochè), nous tomberons dans de grands embarras ; il nous
faudra supposer que James Bond avait toujours le même âge,
car, d’un roman à l’autre, on ne le sent pas vieillir. Peut-être lui
supposerons-nous le don d’ubiquité, pour résoudre des contra-
dictions dans son état civil ou sa chronologie ; nous nous deman-
derons aussi si l’ordre de succession de ses exploits est le même
que l’ordre de parution des romans qui les racontent. Mais nous
pouvons aussi, plus phénoménologiquement, admettre que
l’existence de James Bond doit être mise entre parenthèses et
que la vraie méthode est de se demander si, dans leur visée de
James Bond, l’auteur et les lecteurs se posaient ces questions,
comme ils se les seraient posées à coup sûr s’ils avaient tenu le
héros pour un homme en chair et en os.
Si les dieux antiques ont existé, alors ils ont été une des trois
espèces de créatures vivantes (ou plus précisément auto-
motrices, au sens d’Aristote) qui peuplaient la nature : l’univers
porte des dieux, qui sont raisonnables et immortels, des
hommes, qui sont raisonnables et mortels, et des animaux, qui
ne sont pas raisonnables ; tous sont sexués et tout dieu est mâle
ou femelle, sive deus, sive dea101. Ce sont des hommes immor-
tels (mais non éternellement jeunes) qui se déplacent à volonté
dans l’espace, ce que les hommes ne font pas. Bref, ils existent
dans l’espace et le temps, mais, dans leur cas, espace et temps
ne semblent pas avoir la consistance qu’ils ont pour nous ; un
dieu ne vieillit pas et il se rend dans le lieu qu’il veut en aussi
peu de temps qu’il en faut pour le raconter ; seul James Bond,
qui saute d’un coin du monde à l’autre sans que le lecteur sente
couler le temps, égale cette vélocité. Ces figures de conte ne
tourmentaient pas suprêmement les philosophes, qui se posaient
sur le monde les questions que d’autres se poseront sur Dieu :
est-il éternel ? Est-il divin ?
La race immortelle des dieux a une autre particularité : elle
garde ses distances par rapport aux deux autres espèces ;
hommes et animaux n’aperçoivent les dieux qu’exceptionnelle-
ment. Les dieux se cachent : l’Antiquité n’a cessé de le répéter
L’empereur et sa capitale 525
et les panégyristes ajoutaient ingénieusement que l’empereur
était précisément le seul dieu qui vécût parmi les hommes.
C’était pendant l’Âge d’or que dieux, hommes et fauves se
fréquentaient familièrement, et même certains hommes deve-
naient dieux ; « hélas, aujourd’hui où la perversité est montée au
niveau que l’on sait, les hommes ne sont plus changés
en dieux, sinon dans la vaine rhétorique que la flatterie adresse
au souverain102 ».
Ainsi parlent sacristains, poètes et panégyristes ; mais est-ce
que les fidèles des dieux, ceux qui ont des sentiments religieux,
qui frissonnent au pressentiment du divin ; qui, pendant ce
Haut-Empire qui prétendait avoir perdu la foi en Jupiter ou
Mercure, ont multiplié les ex-voto à Jupiter et Mercure – est-ce
que ces fidèles croyaient tout cela ? Sans doute y croyaient-ils,
mais ils n’y pensaient guère ; pour avoir sa légende, un être
n’en est pas moins réel à nos yeux, si nous avons de lui une
expérience personnelle ; en ce cas, peu nous importe la légende.
Des êtres invisibles qui ne vieillissent pas et qui vont très
vite : l’humanité aurait-elle placé en ses dieux ses tourments
existentiels et ses rêves d’immortalité et d’ubiquité ? Non, elle
s’est pliée tout simplement aux lois générales de toute fabula-
tion, que commence à conceptualiser aujourd’hui la théorie du
récit. Les dieux antiques ne sont pas éternellement jeunes,
beaucoup sont des vieillards, mais, jeunes ou vieux, ils gar-
dent éternellement le même âge, qui fait partie de leur identité,
et, en ce sens, ils sont immortels. James Bond, lui aussi, a tou-
jours le même âge et, pour qu’il meure, il faut qu’il soit
« tué » par son créateur, car il ne saurait mourir de lui-même ;
la vieillesse perpétuelle de Nestor est aussi un attribut de son
identité.
Le temps et l’espace d’un monde imaginaire n’ont pas de rap-
port avec le temps et l’espace réels ni avec ceux des autres
mondes imaginaires ; la rencontre de Sherlock Holmes et
d’Arsène Lupin nous surprend par sa puérilité réalisante103.
Qu’est-ce que l’Olympe ? Une montagne ? Le ciel ? Et comment
peut-on s’asseoir sur du ciel ? Voilà des difficultés qu’ignorent
les enfants, qui pensent au contraire que la direction « vers le
haut » est un endroit, qu’on peut y arriver et que montagnes
et fusées l’atteignent ; il leur est difficile de concevoir que « le
ciel » ne soit nulle part.
Il en va de même de la personnalité ; « il n’y a aucun sens à
526 Le Pain et le Cirque
se demander si la Gretel d’un conte et la Gretel d’un autre
conte sont une seule et même Gretel et si ce qui est imaginé
pour l’une concorde ou non avec ce qui est imaginé de
l’autre104 ». Quand Balzac fait concurrence à l’état civil et
donne à ses héros des biographies aussi cohérentes que s’ils
avaient existé réellement, ce zèle touchant et superflu échappe
à la plupart des lecteurs ; Pétrone, qui multiplie les contra-
dictions chronologiques dans Le Satiricon, ne s’est pas donné
tant de mal, ce qui n’empêche pas certains philologues de s’in-
terroger gravement sur la saison de l’année pendant laquelle est
censée se dérouler l’action.
Quand un être est de fiction, quand il n’est pas individualisé
par son corps en un point de l’espace, pourquoi serait-il tiré à un
seul exemplaire de son moule ? Est-il un ou plusieurs ? Ni l’un,
ni l’autre, et on en dirait autant de « Gretel ». Aussi ne savait-on
pas très bien s’il y avait Pan, Faune et Silène ou bien les Pans,
les Faunes, les Silènes ; on hésitait entre la Muse et les Muses et
c’est tardivement que des professeurs ont décidé qu’elles
seraient neuf.
C’est bien normal. L’expérience du divin rencontre une
force, non une individualité ; cette force n’offre pas l’unicité
et la résistance d’un être en chair et en os, grisonnant et lent à
se mouvoir. Le voyageur inquiet qui rencontre Pan ou un Pan
dans les solitudes105 n’a de celui-ci qu’une de ces expériences
de l’instant dont parle Usener dans son grand livre sur les
dieux dont l’individualité est bâtie autour de leur nom ; il n’a
fait, ni l’expérience de l’infini, ni celle d’une individualité
certaine, mais celle d’un certain être infini, d’une force au sens
que Bergson donne à ce mot dans Les Deux Sources. Cette
force existe-t-elle à un seul exemplaire ou à plusieurs ? La
question est absurde, puisqu’elle n’a pas de support corporel ;
existe-t-il le triangle isocèle ou des triangles isocèles et, si oui,
combien ? L’être infini que le fidèle a expérimenté est, dit-on,
immortel ; disons plutôt qu’une expérience religieuse est sup-
posée indéfiniment répétable, comme toute expérience (l’élec-
tricité est immortelle) ; et que la question de la mort d’un être
de fiction ne se pose pas. Il faut que les êtres réels meurent, de
même qu’il faut que leurs yeux soient noirs ou bleus ; mais
quelle était la couleur des yeux de Vulcain ? Des yeux de Tri-
malcion ? La mort de James Bond serait inattendue et pastiche-
rait par trop la réalité.
L’empereur et sa capitale 527
Le vrai fidèle ne songe guère à tout cela : il a ses vraies
raisons de croire. Restait aux poètes, ainsi qu’aux ciceroni qui
faisaient visiter les sanctuaires, à faire le reste.
Ils pourvoiront les dieux d’un nom, ils en feront des indivi-
dus de fiction, et à ce nom des traits personnels et des aven-
tures s’accrocheront comme à un portemanteau. Voilà pourquoi
les dieux se mettront à avoir le non-vieillissement et l’ubiquité
des héros de fictions romanesques. Il faudra, en effet, concilier
les expériences religieuses entre elles et les fictions entre elles ;
en tout point du monde, des fidèles, en un même moment, peu-
vent pressentir Pan ; le Zeus du temps de la guerre de Troie et le
Zeus d’aujourd’hui ont gardé le même âge. Le fidèle a senti une
force dans la solitude des montagnes ou dans le besoin de se
vouer à quelque chose de surnaturel ; si ce quelque chose a un
nom et un corps de fiction, lui faudra-t-il supposer le temps
matériel nécessaire pour pouvoir s’approcher de son fidèle ? Ne
va-t-il pas plutôt aussi vite que la pensée que son fidèle a pour
lui ? Dans les romans, les héros surgissent comme il plaît à l’au-
teur et le temps de leur voyage n’est jamais senti : rien n’est plus
difficile à communiquer que la fiction d’une durée ; quel lecteur
sent, à lire La Chartreuse de Parme, que, de l’emprisonnement
de Fabrice à sa mort, s’écoulent neuf années ?
D’autres fois l’individualité vient à une force, non pas d’un
nom, mais d’un être réel dont elle est le double : il en est ainsi
des divinités que les Romains appelaient les génies. Seuls ont
un génie les êtres qui ont une individualité (et par là un nom
propre), à savoir les hommes et les lieux ; chacun de mes lec-
teurs a un génie, moi aussi, Titus également, l’empereur aussi,
et il y a aussi un génie de Carthage, un génie de Pompéi ou de la
Campanie. Ces génies ne sont pas, quoi qu’on dise, des protec-
teurs ou des « doubles » immortels ; on ne les voit jamais
prendre position par rapport à l’homme ou au lieu dont ils sont
les génies, intervenir pour les protéger ; ils ne font jamais rien,
ils ne se distinguent d’eux que modalement ; ils sont leur indivi-
dualité abstraite et divinisée. Quand une tierce personne veut
honorer un homme, un lieu où elle vient habiter, ou encore
l’empereur, elle adressera ses prières à leurs génies respectifs.
Quand l’individu meurt, son génie ne « meurt » pas, mais il ne
lui survit pas davantage ; son ombre non plus ne meurt pas : elle
n’a plus lieu d’exister, c’est tout. L’individualité d’un homme
qui n’est plus n’est pas106.
528 Le Pain et le Cirque
Un dieu n’a d’autre substance que la pensée qu’on a de lui,
quand on y pense, mais, si l’on pense à lui, c’est qu’il subsis-
tait déjà. Existe-t-il un génie de mon voisin de palier ? Prati-
quement oui, se je lui adresse des prières, mais je ne m’avise
de lui en adresser que parce qu’il existait. On dit parfois que
les Romains tenaient les monts et les fleuves pour des divi-
nités ; disons plutôt que, lorsqu’ils voyageaient, ils adressaient
volontiers des vœux à telle montagne ou à tel fleuve qui
marquait une étape caractéristique de leur voyage et ils lui
demandaient un heureux retour ; ce fleuve n’est dieu que pour
ces voyageurs en cette circonstance spécifique, mais comment le
serait-il alors si, en droit, il ne l’était tout le temps ? Il faut bien
que le Père Noël existe entre deux noëls successifs.
Tout cela qu’on raconte des dieux, le vrai fidèle aussi le croit
et il le répète sans l’ombre d’un doute, encore que sans pas-
sion : il a ses propres raisons de croire, qui lui font croire aussi
le reste. Seulement les raisons en question sont senties, tandis
que le reste est seulement cru. Et voilà pourquoi on a pu dire
que l’empereur était un dieu. Quand un vrai fidèle invoque un
dieu avec toute la ferveur de son sentiment, il reste en deçà
de la fabulation qui fabrique des individualités divines et il l’ac-
cepte sans trop y songer. L’empereur est un dieu, bien qu’il soit
mortel : voilà qui est contradictoire, mais cette contradiction
dans la fabulation est beaucoup moins grave que ne l’aurait été
une contradiction dans les sentiments ; on peut croire, ou dire
comme si on le croyait, que l’empereur est un dieu parce qu’on a
le sentiment de la sublimité royale. Seuls des théologiens
auraient pu être pédantesquement choqués d’une contradiction
entre les fables : mais il n’y avait pas de théologiens. Il y avait,
en revanche, une censure civique, une pruderie qui interdisait à
un homme de se prendre pour un dieu ; mais cette pruderie dis-
paraît à l’époque hellénistique, quand triomphe, en matière reli-
gieuse, ce que Hegel appellerait la loi du cœur ou le délire de la
présomption.
Grâce à la fabulation, les dieux subsistent entre deux expé-
riences qu’on fait d’eux, ont un nom, une personnalité et une
biographie. Seulement l’expérience du divin est toujours plus
assurée d’elle-même et potentiellement plus large que ne le
seront toutes les fables. Et c’est par ce biais qu’on a divinisé les
souverains. Il est courant, dans beaucoup de sociétés, qu’un
homme ou un animal remarquables, un trait caractéristique ou
L’empereur et sa capitale 529
expressif du paysage, voire une activité, soient tenus pour divins
et reçoivent des hommages ou des offrandes ; c’est loin d’être
inconnu de l’Antiquité classique et hellénistique. Il n’empêche
que le divin y était presque entièrement monopolisé par les
dieux, les dieux individualisés, qui étaient devenus l’étalon du
divin. L’idée d’hommes divins demeurait encore, mais on la
mesurait à ces titulaires du divin qu’étaient les dieux ; dans
L’Iliade, les Troyens adressent des prières à Hector, leur sauveur,
« comme à un dieu107 » ; cela veut dire qu’ils le tiennent pour un
homme divin (et mortel, ils ne le savent que trop bien), qu’ils le
mesurent à l’étalon des vrais dieux et qu’ils constatent alors
qu’ils lui adressent spontanément de véritables prières, tout à fait
semblables à celles qu’on adresse aux dieux. Dans un moment
d’émotion ou de pompe, ils auraient pu alors envoyer promener
leurs étalons et leurs scrupules et s’écrier : « Un dieu, tu es vrai-
ment un dieu ! » Ainsi fit le naïf berger qui divinisa Octave
Auguste pour son compte personnel : « Il sera toujours un dieu
pour moi ! » La suite est innocent cérémonial monarchique ou
calcul politique moins innocent.
Nous pouvons alors tirer au clair ce qui est, somme toute,
le nœud du problème : quel rapport y a-t-il entre l’intuition du
divin et la divinisation des empereurs ? Le culte des souverains
est-il de la politique ou de la religion ? Et que veut dire « reli-
gion » ? Les pages qui suivent doivent beaucoup à Hélène
Flacelière. Toute la difficulté vient d’avoir confondu la religion,
qui n’est qu’une modification historique, une limitation, un vul-
gaire agrégat, et l’expérience du divin, qui est plus large et indé-
terminée et qui apparaît dans une intuition d’essence. Il ne faut
pas confronter l’empereur et les dieux : il faut chercher quel rap-
port ceux-ci et celui-là ont avec l’expérience originelle du divin,
du « numineux » 108. Qu’est-ce donc que le divin, et quel est le
rapport entre le sentiment du divin et le sentiment politique de
dépendance hétéronomique ?
Ici, mieux vaut parler net : j’ignore totalement si l’intuition
du divin, du numineux, se rapporte à un objet authentique, et,
si oui, auquel (c’est un agnostique qui parle) ; mais quiconque
a eu, serait-ce une seule fois, serait-ce en rêve, l’expérience
du divin, saisit d’un seul coup le caractère irréductible de cette
expérience, n’est plus tenté de nier la spécificité du noyau
essentiel des religions historiques et se refusera désormais à
toute réduction du divin. C’est un grand étonnement (sem-
530 Le Pain et le Cirque
blable à celui d’un sourd de naissance qui, guéri un instant,
découvrirait l’originalité qualitative de l’audition) que de voir
quel rayonnement, écrasant de majesté, de terreur et de sua-
vité, peut entourer certains objets réels ou imaginaires dans un
moment d’émotion ; simple émotion, je le veux bien : seule-
ment elle ne ressemble à aucune autre. Et elle donne la clé
d’états moins intenses (la sublimité de certains paysages, par
exemple) dont l’originalité est moins sensible. Je me permet-
trai d’ajouter que ceux qui n’ont pas eu cette expérience trou-
veront étrange le présent paragraphe ; car l’intuition du divin a
beau être anthropologique, puisque irréductible à une essence
voisine, elle n’en est pas moins distribuée irrégulièrement
entre les individus : pour une moitié de l’humanité, elle est
évidente ; l’autre moitié l’ignore et la nie avec agacement ; tout
au plus pense-t-elle qu’il s’agit d’une vague sentimentalité,
cultivée avec une complaisance suspecte : alors qu’il peut
s’agir d’une tempête affective à laquelle l’individu désorganisé
cherche en vain à échapper. Cette intuition d’essence du divin
est au-delà des différents objets intramondains auxquels elle
peut se rapporter : un père ou quelque autre rex tremendae
majestatis, un dieu, une figure féminine, revue en rêve, qui
interdit l’inceste, la douce terreur silencieuse des mondes
qui ne sont pas ceux des hommes, haute montagne ou désert ; ou
même, pour tout dire, la guerre parfois.
Les religions, de leur côté, modifient historiquement cette
intuition, en l’agrégeant en outre à mille autres sentiments
qui font la diversité des religions historiques. Il demeure que
l’intuition du divin, le sentiment de l’insignifiance de l’homme
devant une force (je n’ai même pas dit une personne) écrasante
et adorable, permet de reconnaître aux religions historiques un
noyau essentiel, différent de tout ce qu’elles agrègent d’étran-
ger et qui les distingue d’autres espèces et, par exemple, de la
politique. Non, les idéologies politiques ne sont pas des substi-
tuts de la religion ni des religions dévoyées ; ce qu’elles ont en
commun avec les religions historiques est précisément ce qui,
dans ces agrégats, est étranger à l’essence du divin et relève
d’autres essences : les livres saints, le zèle prosélyte et conqué-
rant, la rage de moraliser, les rites, les fêtes, l’exclusivisme de
secte. Le marxisme ne ressemble pas du tout à ce qu’il y a
de religieux dans une religion. Un mot suffit pour suggérer
l’abîme qui les sépare : il existe bien un sentiment qui res-
L’empereur et sa capitale 531
semble, lui, au divin ; il en est même l’aspect nocturne, partiel
(réduit au tremendum, sans l’adorandum), inférieur, si l’on
veut, mais en tout cas aussi irréductible que lui : c’est la peur
du surnaturel, de l’inquiétant, du sinistre, qui n’est pas une
peur plus intense qu’une autre, mais une peur qui vise un objet
qui ne ressemble à aucun autre. Or rien n’est moins hanté
qu’une réunion de cellule. Une religion n’est pas essentielle-
ment une espèce de philosophie, une tentative de répondre à
l’énigme du monde, de la vie ou du mal, mais une réaction à
une intuition d’essence, celle du divin, qui, comme la douleur,
le plaisir, les couleurs ou le beau, est l’objet d’une expérience
spécifique qui ne peut pas être expliquée à ceux qui ne l’ont
jamais eue, mais seulement suggérée tant bien que mal au
moyen d’à-peu-près. Point n’est besoin que l’expérience du
divin prenne la forme de l’émotion, que nous avons évoquée
pour faire voir les choses sous un plus fort grossissement : le
frisson sacré n’est que l’accident extrême d’une sensibilité,
d’une croyance, répandues et spécifiques.
Nous comprenons alors ce qui s’est passé dans le cas du roi
divinisé. L’obéissance politique (qui comporte l’hétéronomie),
la souveraineté par droit subjectif, où les sujets naissent pour
servir le roi, l’absence d’opinion, qui fait qu’on ne juge pas le
maître, font que les gouvernés appartiennent à une espèce
vivante inférieure à celle des gouvernants. Or, de son côté, l’in-
tuition de la majesté divine comporte le sentiment de l’insigni-
fiance humaine devant le divin. Le frisson qu’on éprouve
devant une statue divine ou une montagne sacrée, on l’a aussi
quand on est introduit en présence du roi. Certes, les deux sen-
timents et les deux horizons de représentation demeurent diffé-
rents ; la soumission hétéronomique à un maître et l’adoration
du divin n’ont en commun que ce qu’elles ont d’abstrait : dans
les deux cas, nous approuvons en notre cœur une supériorité,
qui est autoritaire dans un cas, ineffablement suave dans
l’autre. De plus, le divin est visé dans l’horizon du surnaturel
(un dieu a par exemple le pouvoir d’exaucer les vœux de ses
fidèles), tandis que le roi est visé dans l’horizon des êtres
humains, qui peuvent commander à d’autres hommes, mais
non à la Fortune. De fait, quotidiennement, courtisans, soldats
et gens du peuple obéissent au roi et le vénèrent, mais sans
avoir le grand frisson ; ils ne lui élèvent jamais d’ex-voto ; ils
se moquent même parfois un peu du maître. Seuls les très
532 Le Pain et le Cirque
jeunes enfants tiennent les grandes personnes pour des divi-
nités (un rêve nous le rappelle parfois) ; mais les sujets du roi
ne sont plus des enfants. Pour que leur vénération aille jus-
qu’au sentiment que le roi est divin, il y faut une certaine infan-
tilisation, induite, jouée ou consentie ; il faut le frisson d’un
instant où l’on s’écrie : « C’est un dieu ! », il faut une cérémo-
nie à l’émotion communicative, il faut la part de comédie édi-
fiante que comporte la politique. Néanmoins, l’enfant n’est
jamais bien loin dans l’homme et ces enfantillages complices
sont faciles à obtenir.
Infantilisation ou pas, « divin » est une chose et « dieu » en
est une autre ; le divin ne se trouve nulle part « à l’état sau-
vage » : les religions historiques le cultivent et elles en font des
êtres, des immortels. Ce qui peut se prendre en deux sens.
D’abord, une religion historique est, pour notre esprit, un
« tout confus » qui ne commence à s’éclairer ou à s’analyser
que lorsqu’on y aperçoit un noyau essentiel ou du moins
caractéristique, le divin : à la confusion de toute histoire s’op-
pose notre conceptualisation. Ensuite toute religion historique,
bien qu’elle nous laisse plus ou moins conceptualiser en elle le
divin, modifie et limite celui-ci : à l’arbitraire culturel s’oppose
le possible.
Alors, puisque les religions historiques monnaient le divin
en dieux, la politique est bien obligée de marcher avec son
temps : quand elle infantilise les sujets du souverain, elle
déclare que le roi est un dieu. Mais en même temps, par un
mouvement inverse, elle remonte implicitement l’historisation
et retourne des dieux au divin : elle ne peut qualifier de dieu
le mortel qui règne, au prix d’une absurdité dans les mots, qu’en
gonflant ce mot de dieu de son encaisse-or, le sentiment du
divin, où l’absurdité s’évanouit.
Ce n’était pas difficile, car la divinisation de l’empereur,
avons-nous dit, correspondait d’un côté au sentiment populaire,
à l’humilité devant le maître, et, à l’autre bout, à un culte orga-
nisé, institué, officiel ; mais elle ne correspondait pas à une
croyance : on aimait humblement le roi et on lui offrait des sacri-
fices, mais personne ne se disait à part soi : « Jupiter est un dieu,
Marc Aurèle aussi », ce qui aurait été impossible à croire. Or, un
culte officiel, c’est du cérémonial, de la liturgie, des textes
sacrés, de la poésie, en un mot ; et la poésie a toujours fait bon
ménage avec l’infantilisation et avec les exagérations du langage
L’empereur et sa capitale 533
politique. La poésie est enfantillage, on le sait ; elle régresse à
l’âge des symboles et des hyperboles, où l’on tient les rois et les
pères pour des êtres divins. Cette infantilisation symbolique
s’accordait tout à fait avec le sentiment populaire, et l’hyperbole
faisait l’affaire des têtes politiques ; quand le prêtre ou le poète
s’écriait : « Marc Aurèle est un dieu présent parmi les
hommes ! », en cet instant officiel d’émotion patriotique tout le
monde était content. (On n’oubliait pas pour autant que la puis-
sance du souverain se situait dans l’horizon empirique et n’était
pas une toute-puissance surnaturelle, la seule à laquelle s’adres-
sent les ex-voto.) Le seul mécontent aurait été un croyant, car il
aurait pris ce credo au pied de la lettre ; mais précisément la
divinité des souverains n’avait pas de croyants. En revanche, elle
a eu ses incroyants, les chrétiens.
Zèle inutile : que les fidèles en aient clairement conscience
ou non, l’espace-temps, le mode d’existence et l’efficacité des
dieux n’ont rien de commun avec ceux du monde empirique.
Par exemple, si les dieux ne meurent jamais, c’est parce qu’en
général il ne leur arrive jamais rien : ils n’ont pas de biogra-
phie « en temps réel » ; imagine-t-on les Grecs se répétant,
disons en 407 ou bien en 278, la nouvelle que Vulcain vient
de se quereller de nouveau avec Zeus ou qu’il s’est remarié ?
Les Grecs croient croire que les dieux vivent dans le ciel, mais
ce ciel n’est, à leur insu, qu’un analogon imaginaire du ciel
empirique : ils auraient été les premiers surpris si, scrutant le
ciel réel, ils y avaient aperçu un dieu parmi les nuages et les
oiseaux ; sa présence anormale, surnaturelle, aurait été
considérée comme une apparition, une « épiphanie », c’est-
à-dire un passage du monde imaginaire au réel. Enfin les
dieux ont sur l’avenir une toute-puissance dont les objets et le
mode d’action sont spécifiquement différents de la puissance
humaine. Ce sont trois raisons qui font que jamais personne
n’a pris littéralement les souverains pour des dieux : individus
empiriques et être surnaturels sont visés dans des horizons
hétérogènes. Il est vrai que les chrétiens reprochaient moins
aux empereurs d’être des dieux faux, par opposition aux dieux
véritables, que d’être des faux dieux, par opposition à la vraie
nature de la divinité, que seul représente le Dieu unique.
534 Le Pain et le Cirque

5. L’empereur est-il propriétaire et patron ?

La Bibliothèque nationale de Paris s’est longtemps appelée


Bibliothèque du roi ; les navires de guerre britanniques sont
vaisseaux de Sa Majesté. Dans l’Empire romain, quand on
parlait du Trésor public ou des domaines publics, on les appe-
lait « argent de César » et « domaines de César ». Faut-il en
conclure que le souverain était propriétaire de son Empire ?
Parce que certains de ses sujets lui prêtaient parfois un serment
de fidélité, parce que la plèbe de la capitale était dite parfois
la cliente du prince, parce que les soldats recevaient de chaque
prince un don de joyeux avènement appelé donativum, devons-
nous en conclure que l’Empire romain était une société pro-
digieusement archaïque où les liens de fidélité personnelle
tenaient lieu d’obéissance politique et que le prince était le
« patron », le capomafioso de son propre Empire ? Problème dif-
ficile et, plus encore, aride : si j’étais mon propre lecteur, je sau-
terais le présent chapitre.

L’Empire est-il une entreprise privée ?


Au siècle dernier, sous l’influence du Code Napoléon, les
juristes avaient construit le système juridique autour de la
notion de droit subjectif : chaque sujet juridique se voyait
reconnaître un certain nombre de droits. Certains juristes tentè-
rent alors de construire aussi le droit public sur la même
notion : le souverain commande parce qu’il possède le droit de
commander. De là, le glissement est facile à l’idée que le sou-
verain serait propriétaire du royaume lui-même, qui serait une
espèce de propriété privée.
Historiens et sociologues ont été influencés par cette idée.
Mommsen a pensé que le Fisc, trésor de l’État, appartenait à
l’empereur, qui aurait pu léguer à qui bon lui semblait les
domaines de la couronne et le produit des impôts ; Anton
von Premerstein réduisait la politique impériale à de la socio-
logie et considérait le principat comme la continuation, à
l’échelle gigantesque d’un monopole, des réseaux de dévoue-
ment personnel que les magnats de la fin de la République
avaient avec leurs partisans ; Max Weber estimait que le régime
L’empereur et sa capitale 535
impérial était « patrimonialiste » : le souverain gouvernait au
moyen de ses esclaves, de ses affranchis, de ses procurateurs, et
recrutait ainsi les fonctionnaires parmi des individus qui dépen-
daient personnellement de lui109.
Au sens que le mot a dans la théorie politique110, le patrimo-
nialisme est une doctrine selon laquelle la propriété privée, ou
plus généralement les relations économiques, sont chronologi-
quement ou logiquement antérieures à la société politique. Le
marxisme est un patrimonialisme. Platon, Cicéron ou Locke
sont patrimonialistes. Au second livre de La République, la
société naît du fait que « chacun de nous, loin de se suffire à lui-
même, a au contraire besoin d’un grand nombre de gens » pour
sa nourriture, son gîte, ses vêtements ; la société provient de la
division du travail111. Aux yeux de Cicéron, l’État a pour fonc-
tion de garantir la tranquille jouissance de la propriété privée112.
Cette réduction de la politique à l’économie est une idée large-
ment répandue, sous des formes parfois implicites ; certains
penseurs d’Athènes classique estimaient que la solidarité
civique reposait sur l’entraide, les prêts d’argent entre particu-
liers, les liturgies qui faisaient circuler la richesse : cela mainte-
nait la concorde113. Ce qui pourrait donner lieu à une apologie
inédite de l’évergétisme : que l’on corrige légèrement l’inéga-
lité des richesses (l’évergétisme n’est rien moins que révolu-
tionnaire) et tout ira bien, car les hommes n’ont pas d’autre
intérêt à vivre ensemble ou à se battre que les rapports écono-
miques qu’ils ont les uns avec les autres.
Mais, en un sens un peu différent du mot patrimonialisme,
l’économie peut être le fondement de l’État lui-même et non de
la société : il est des pays où le rapport de souveraineté
se réduit à un droit de possession sur les choses ou les hommes
et où le roi est le propriétaire de son royaume. Un roitelet
carolingien n’avait d’autres revenus que le produit de ses
domaines, à la manière d’un riche latifundiaire, et puisait dans
ses coffres pour les besoins de son entreprise d’« État » aussi
bien que pour ses besoins individuels ; un cheikh a pour « fonc-
tionnaires » ses fidèles ou ses esclaves.
Et l’empereur romain ? L’Empire est immense. Quand une
société est petite, un roitelet peut être propriétaire de son
royaume ou de l’appareil d’État, si société globale et sous-
groupe sont la même chose, les différents chefs de tribus ayant
un lien de fidélité personnelle avec le roi ; ou encore si l’appa-
536 Le Pain et le Cirque
reil d’État est un sous-groupe parmi d’autres, si c’est une tribu
spécialisée dont le chef possède traditionnellement l’office de
chef de guerre. Mais lorsque l’État est au-dessus des sous-
groupes, lorsque les sujets cultivent leurs propres terres et ne
sont pas les tenanciers de leur radja, l’appareil d’État devient
un organe ; il ne possède pas la société : il a autorité sur des
administrés. Malgré Premerstein, l’Empire ne pouvait pas être
un gigantesque réseau de clientèle, parce qu’il était gigan-
tesque ; si des millions de gens pour qui le gouvernement n’était
rien de plus que le gouvernement prêtaient serment à celui-ci, ce
serment devenait purement cérémoniel114 : c’était trop peu pour
les asservir au prince et en même temps c’était trop, car, pour
rester dans le devoir civique, ils avaient d’autres raisons, qui
sont les mêmes que les nôtres.
Certes, le prince, pour administrer l’Empire, a de hauts
fonctionnaires appelés procurateurs, sur le modèle des « procu-
rateurs » que les riches particuliers chargeaient de l’administra-
tion de leur patrimoine115 ; la foule des employés de bureau
étaient esclaves ou affranchis de l’empereur116. Mais ces
esclaves impériaux ne sont pas pour autant sa domesticité
privée : ils sont, dirions-nous, « esclaves de la couronne », ils
restent à leur poste quand l’empereur change, ils sont perdus
pour les héritiers de l’empereur selon le droit privé et devien-
nent les esclaves de celui qui monte à son tour sur le trône117.
L’empereur n’est pas semblable à un cheikh qui envoie un de
ses serviteurs qu’il connaît bien régler telle affaire qui importe à
son autorité ; il ne choisit pas ses fonctionnaires parmi ses
esclaves, il achète des esclaves pour en faire des fonctionnaires.
Ceux-ci sont esclaves plutôt que salariés parce que le marché
n’avait pas en ces temps-là l’extension qu’il a prise depuis lors
(on n’achetait pas le travail des gens : on se les attachait per-
sonnellement) et parce que l’engagement à vie était une solu-
tion que les vieilles sociétés donnaient couramment au
problème du recrutement ; les ordres monastiques en témoi-
gnent encore aujourd’hui118. Les fonctionnaires étaient esclaves
de l’empereur plutôt que de l’État (servi publici) pour des rai-
sons historiques : Auguste est un soldat heureux qui s’est pro-
gressivement transformé en roi et qui a complété de sa propre
initiative les vieilles institutions, devenues insuffisantes, en leur
adjoignant ses bureaucrates et ses procurateurs.
Est public ce qui remplit des fins publiques ; les autres
L’empereur et sa capitale 537
critères sont inconsistants. Considérons ces hauts fonction-
naires qu’étaient les procurateurs impériaux : ce sont bien des
fonctionnaires puisqu’en cas de malversation ils sont accusés
par-devant le Sénat, comme des magistrats119 ; mais ils n’au-
raient au fond pas moins été fonctionnaires s’ils avaient été
considérés comme les serviteurs de leur maître et que, pour se
faire rendre justice, il eût fallu les attaquer devant un tribunal
ordinaire, comme lorsqu’on plaidait contre les procurateurs
d’un simple particulier : qu’importe, en effet, que la voie de
recours passe par les tribunaux ordinaires, comme en Angle-
terre, ou par notre Conseil d’État ? C’est un point de droit
administratif, rien de plus.
On distinguera donc quatre ordres de faits. D’abord, le style
monarchique ; les domaines du Fisc sont dits propriétés du
prince et les blocs de pierre tirés des carrières publiques por-
tent gravés les sigles C(aesaris) n(ostri) « propriété de notre
empereur », de même que la coque des bateaux de guerre
anglais porte les sigles H(er) M(ajesty’s) S(hip). Cela ne va pas
très loin. Chose plus importante, le Fisc et l’administration
dépendaient directement du monarque, comme dans toute
royauté digne de ce nom. Auguste avait construit un nouvel
appareil d’État qui échappait au contrôle du Sénat ; son pré-
tendu patrimonialisme n’est pas autre chose que sa monarchie,
tout simplement, par opposition à l’oligarchie sénatoriale, à
laquelle il a été contraint de laisser le reste du pouvoir. Mais
tout n’est pas aussi schématique. En ces temps-là, la dépen-
dance n’avait pas toujours la transparence d’une obéissance
purement réglementaire ; un bureaucrate n’était pas un simple
salarié et les soldats de la garde impériale ne se contentaient
pas de toucher leur solde en échange de leur service : ils vou-
laient en outre avoir une relation personnelle et symbolique
avec le prince, comme on le verra plus loin. Mais il y a plus.
Nous nous souvenons qu’Auguste était mécène d’État et que,
loin de puiser dans les caisses publiques comme dans sa
bourse, il épuisait sa bourse pour les besoins de l’État ; ses
successeurs n’auraient-ils pas continué son exemple ? Les empe-
reurs du Japon et d’Éthiopie l’ont bien fait jusqu’en 1945
et 1974. Les successeurs d’Auguste aussi, comme on verra, ce
qui permet de mettre de l’ordre dans la question très discutée des
caisses de l’Empire romain, qui a été faussée par des préjugés
venus du droit moderne.
538 Le Pain et le Cirque

Les quatre trésors de l’Empire.

Essayons de faire vite et d’être clair. L’Empire romain n’avait


pas moins de quatre trésors ; c’est beaucoup. Cette pluralité s’ex-
plique en partie par des raisons historiques, mais elle peut cor-
respondre aussi à une pluralité de propriétaires : peut-être qu’en
dépit des apparences telle de ces caisses appartenait à un autre
que l’État. C’est tout le problème.
La première caisse était le Trésor proprement dit ou aera-
rium ; c’était la vieille caisse de la République, qui n’en avait
pas eu d’autre. Elle continuait à dépendre du Sénat et, en
souvenir du passé, on l’appelait « publique » par excellence ;
on parlait même du Trésor du peuple. L’importance de ce
Trésor n’en était pas moins devenue minime. Ce qui importait
était le Fisc créé par Auguste ; ses revenus se mesuraient à
l’échelle du demi-milliard de sesterces et dépendaient exclu-
sivement de l’empereur120. Les deux autres caisses sont mal
connues et ce qu’on sait de plus clair est leur nom. L’une est
très ancienne et remonte peut-être à Auguste ; elle s’appelle le
Patrimoine de l’empereur ou des Césars, ce qui peut en dire
long ou ne rien vouloir dire121. De même pour l’autre, qui s’ap-
pelle la Fortune privée ou le Compte privé (res privatae, ratio
privata), attestée au moins à partir d’Antonin le Pieux122. Il
serait trop simple de supposer que la différence entre Trésor,
Fisc, Patrimoine et Fortune privée se résout en une pure
distinction comptable, en une répartition entre les divers cha-
pitres du bilan ; c’est sans doute vrai de deux ou trois de ces
caisses123, mais non de toutes, car des textes laissent entendre
que l’empereur disposait de certains revenus à titre privé.
Tout le monde admet que la distinction entre le vieux Trésor
et les autres trésors, qui sont d’époque impériale, est d’origine
historique. Quant à ces trois trésors, une trilogie chère aux
modernes semble faite sur mesure pour eux : biens de l’État,
biens de la couronne, fortune privée du prince. Les biens de
l’État appartiennent à la nation et sont gérés par le souverain.
Les biens de la couronne appartiennent aux détenteurs suc-
cessifs de la couronne ; à chaque changement de règne ou de
dynastie, ils sont dévolus automatiquement au nouveau prince
ou à la nouvelle maison régnante. Le patrimoine privé appar-
tient au souverain en tant que simple particulier : il peut en
L’empereur et sa capitale 539
disposer à sa guise dans son testament et le léguer à qui bon lui
semble124 ; ce patrimoine peut être la fortune qu’un empereur
possédait quand il était simple sénateur et que rien ne semblait
encore l’appeler à l’Empire. Voilà qui est tracé au cordeau. Reste
à faire correspondre les trois caisses romaines aux trois notions
modernes. Après un temps d’hésitation, par respect pour
Mommsen, on a fini par admettre, contre celui-ci, que le princi-
pal trésor, le Fisc, était bien de l’État, au même titre que le
Trésor républicain et, à vrai dire, on n’en a plus jamais douté ni
ne saurait en douter. Mais le patrimoine privé du prince ? Cor-
respondait-il au Patrimoine ? A la Fortune privée ? Mitteis tient
pour le premier, Hirschfeld pour la seconde.
La doctrine de Hirschfeld125 est devenue presque classique. Le
Trésor, qui date de la République, et le Fisc, d’Auguste, sont
biens de l’État. Lors de la mort sanglante de Néron, quand la
dynastie julio-claudienne prit fin, l’énorme fortune privée dont la
famille julio-claudienne avait hérité d’Auguste fut séquestrée et
devint biens de la couronne, dévolus aux dynasties successives ;
le Patrimoine est ces biens de la couronne. Quant à la Fortune
privée, elle est ce que son nom indique ; elle est la richesse
qu’un empereur possède quand il monte sur le trône, ou qu’il
acquiert à titre privé pendant son règne.
Nous allons tenter de montrer que cette tripartition est ana-
chronique : la notion de biens de la couronne était étrangère aux
Romains, car elle n’est pas naturelle dans un régime où le trône
est une magistrature non héréditaire. Le Trésor et le Fisc étaient
bien des caisses publiques, comme nul n’en doute. Mais, à côté
de celles-ci, il existait seulement la fortune privée des différents
princes ; il se trouve que, par les voies que nous verrons, ce
patrimoine privé de l’empereur régnant passait fréquemment, en
tout ou partie, à l’empereur qui lui succédait un jour, à titre de
legs ou d’héritage. C’est-à-dire que le système augustéen du
mécénat d’État n’a jamais cessé de se perpétuer. Ce patrimoine
privé correspond probablement à la caisse appelée Patrimoine,
comme le veut Mitteis126. Quant à la Fortune privée, qui n’est
pas plus privée que la Bibliothèque du roi, c’était une troisième
caisse publique : elle ne se distinguait du Fisc que par une sépa-
ration comptable.
Seulement il nous faut d’abord revenir sur un problème
défunt, parce qu’il ressuscite de temps en temps : le Fisc est-il
vraiment un trésor public ? Ne faut-il pas prendre au sérieux un
540 Le Pain et le Cirque
texte juridique qui affirme que les domaines du Fisc sont pro-
priété privée du prince ? Le Fisc n’est-il donc point patrimoine
privé de César, comme l’avait affirmé Mommsen127 ? Enten-
dons-nous bien : Mommsen ne prétendait nullement que le mot
de Fisc désignât la fortune privée que l’empereur possédait en
montant sur le trône ; il ne pouvait douter, en effet, que les
caisses du Fisc étaient alimentées par l’impôt et servaient aux
besoins de l’État. Mais il se demandait si, par une particularité
du droit romain, cette caisse n’était pas formellement traitée
comme une propriété privée du prince tout en demeurant maté-
riellement publique par l’origine des sommes qu’elle contenait
et par leur usage128. L’intérêt de ce petit problème sera de nous
rappeler que, loin d’être la majestueuse construction qu’on
pourrait espérer, le droit romain, même là où il s’énonce claire-
ment (il le fait dans le Digeste, mais certes pas dans les lois,
les édits et les codes), conceptualise mal et est encore moins
systématique que le droit anglais129.

La théorie de Mommsen.
Rien n’est plus ennuyeux que le droit ; seulement le « droit »
romain ressemble si peu à sa légende et à ce que nous appelons
un droit, qu’il n’est pas ennuyeux. Certes, les pages qu’on va lire
seront d’abord un peu techniques ; mais cette rude marche d’ap-
proche aura sa récompense, car ensuite le paysage deviendra de
plus en plus exotique.
La théorie de Mommsen est compliquée ; elle cherche à
concilier certaines évidences de bon sens avec le langage
de nos sources, qui disent que le Fisc n’est pas public (reste à
savoir si ce qualificatif a bien le sens que lui attribue Momm-
sen). Les sources répètent que le Fisc appartient au prince130
et l’opposent régulièrement au vieux Trésor, qui seul est dit
public et appartenir au peuple, si bien que populus était syno-
nyme de Trésor ; aussi bien les questeurs du Trésor sont-ils
exclus de l’administration du Fisc, qui est la chasse gardée des
procurateurs du prince. Donc le Fisc appartient au prince, car il
faut bien qu’il appartienne à quelqu’un, à défaut d’appartenir au
peuple.
Inutile de dire que le Fisc ne ressemblait en rien à une pro-
priété privée ; c’était une institution d’État et il était identique
à n’importe quelle fiscalité d’hier ou d’aujourd’hui. Il était
L’empereur et sa capitale 541
alimenté en partie par l’impôt, or un simple particulier ne lève
pas d’impôts ; le contenu de ses coffres servait à faire marcher la
machine de l’État. Enfin Mommsen décrète que l’empereur
régnant ne pouvait léguer le Fisc à qui bon lui semblait :
le Fisc, comme toute institution publique, demeurerait au service
de celui qui lui succéderait sur le trône ; peut-être aussi (Momm-
sen n’est pas très net là-dessus) l’empereur régnant disposait-il
par testament du Fisc comme d’une propriété privée, mais pre-
nait soin de le léguer à celui qui devait être son successeur, sinon
son testament n’était pas respecté131.
Si l’on comprend bien la pensée de Mommsen, le caractère
privé du Fisc était une fiction juridique. Le propre d’une fiction,
en effet, est qu’on n’a pas le droit d’en tirer d’autres consé-
quences que celles pour lesquelles elle a été inventée. Le Fisc
n’est pas propriété du prince pour permettre à celui-ci de léguer
à un favori le trésor de l’Empire comme il lui léguerait ses
bagues : le prince possède le Fisc parce qu’il faut bien que ce
trésor appartienne à un sujet de droit ; sinon, on aurait pu piller
les coffres du Fisc sans voler personne.
Alors, si telle est la pensée de Mommsen, on se demande à
quoi pouvait servir cette fiction ; car précisément le pillage des
fonds du fisc était assimilé, non à un vol (furtum) commis aux
dépens d’un simple particulier, comme l’exigerait la fiction,
mais bien à un péculat, comme lorsqu’on pille le Trésor
public132. D’une manière générale, le Fisc ne rentrait pas dans
l’orbite des tribunaux ordinaires ni du droit civil ; il n’était pas
tout à fait public non plus : il était à part.
Quoi qu’il en soit, Mommsen a construit sa fiction, jusqu’au
bout, sur un distinguo. Comment croire, dira-t-on, que le Fisc
soit la fortune privée du prince, si celui-ci s’en sert pour parer
aux énormes dépenses de l’Empire et non pour ses besoins parti-
culiers ? Vaine objection, réplique Mommsen : une chose est de
savoir si le Fisc est le patrimoine du prince, une autre,
de savoir s’il a le droit de s’en servir à ses fins particulières, car
ces deux choses sont séparables. Mommsen mentionne en pas-
sant les deux concepts sur l’analogie desquels est construite
implicitement sa théorie, le prêt et le dépôt. Quand une caisse
publique confie une somme à un magistrat pour les dépenses de
sa fonction, on peut dire que c’est une sorte de dépôt : le magis-
trat ne devient pas propriétaire de cet argent et ne peut
le laisser à ses héritiers ; en revanche les revenus de l’Empire
542 Le Pain et le Cirque
sont confiés au Fisc à titre de prêt ; l’empereur en devient
légitime propriétaire, de même que, si nous empruntons de l’ar-
gent ou du blé, il est à nous et nous pouvons le léguer à qui nous
plaît. Nous sommes seulement tenus de rendre une quantité
égale de blé ou d’argent ; de même, l’empereur est tenu de four-
nir aux besoins de l’Empire pour une somme équivalente aux
revenus du Fisc. Il demeure que tout ce que contiennent les
caisses du Fisc lui appartient, encore que le droit lui soit refusé
de le léguer au premier Romain venu.
Le Fisc ne relève pas du droit privé ; l’empereur ne peut
pas non plus en user comme d’une propriété privée. Alors, à
quoi pouvait-on bien reconnaître qu’il était privé, comme sem-
blent l’affirmer nos sources ? A quelle conséquence pratique
se réduisait cette fiction ? A lire Mommsen, on n’en aperçoit
guère qu’une seule : s’il faut en croire plusieurs témoignages
dont l’un a du poids133, le premier soin de certains nouveaux
empereurs, le jour de leur montée sur le trône, a été de faire
passer à leurs enfants tout ce qu’ils possédaient. Ce pouvait
être par bonté d’âme : quel besoin avaient-ils désormais de leur
fortune ? Ce pouvait être aussi une précaution, pour que ce
patrimoine familial ne fût pas séquestré et perdu pour leurs
enfants au cas où eux-mêmes seraient victimes d’une révolu-
tion. Mommsen préfère penser que les empereurs veulent
tourner la règle de droit qui assimile propriété de l’empereur
et Fisc, ce qui aurait eu pour conséquence que le patrimoine du
prince ne serait plus passé à ses héritiers, mais bien à celui qui
lui succéderait sur le trône ; en somme, sous prétexte que les
biens du Fisc seraient formellement la propriété de l’empereur,
Mommsen en conclut que les propriétés de l’empereur apparte-
naient matériellement au Fisc134.

Exotisme du droit romain : un droit sans concepts.


Reste, sinon un fait, du moins un mot : le Fisc est dit privé.
La langue du droit romain est beaucoup moins rigoureuse que
celle des droits plus récents (c’est au Moyen Age, autour du
siècle de saint Thomas, que le « droit romain », étudié comme
un modèle de vérité qui ne saurait errer, est devenu conceptuel,
systématique et déductif). Sous la plume des juristes romains,
un mot et un concept font deux ; voilà un droit qui met sans
cesse en œuvre les notions de personne juridique, contrat, obli-
L’empereur et sa capitale 543
gation ou droit réel et qui n’a pas de vocables pour les désigner
(les mots latins d’où proviennent ces termes juridiques français
ne leur correspondent pas, les débordent ou sont trop
étroits135) ; aussi, quand le droit romain recourt à ces notions,
le fait-il sans les nommer ou en en parlant par à-peu-près ; il
n’est pas pour autant disposé à tirer toutes les conséquences
pratiques de ses à-peu-près.
Les différentes sources, juridiques ou non, affirment en deux
sens que les biens du Fisc sont propriété du prince. Le plus sou-
vent, ce n’est que style monarchique. Réagissant contre ce style,
un « bon » empereur, Pertinax, décida un jour que les domaines
de César cesseraient de s’appeler ainsi, car ils appartenaient en
réalité à l’État136 ; la reine d’Angleterre pourrait aussi proscrire
les mots H(er) M(ajesty’s) S(hip).
Mais, une autre fois, c’est plus qu’un effet de style, car le
qualificatif de privé se trouve sous la plume d’un juriste,
Ulpien, qui en tire des conséquences137. A Rome, quand un
particulier abusait du sol public, empêchait la circulation sur la
voie publique ou laissait pendre dans le vide, du haut de son
balcon, une étoffe qui ôtait la lumière aux étages inférieurs, le
magistrat avait pouvoir pour l’empêcher de le faire ; il pro-
nonçait un « interdit » et le sommait d’ôter cela ; c’était un
ordre qu’il lui donnait : point n’était besoin d’action judiciaire.
Ulpien se demande alors si l’interdit peut être prononcé sur le
sol des domaines du Fisc aussi bien que sur le sol public, et
incline à croire que non : « J’estime que cet interdit ne s’ap-
plique pas au sol qui appartient au Fisc ; car, sur ce sol, un
simple particulier ne peut rien faire et rien empêcher.» Ulpien a
expliqué plus haut, en effet138, que le sol public se reconnais-
sait à ceci qu’il n’était à personne en particulier et que l’un ne
pouvait pas plus le prendre pour lui qu’un autre n’y pouvait lui
causer d’empêchements. En vertu de ce critère, le sol des
domaines fiscaux n’est pas public en ce sens-là ; c’étaient en
effet des domaines complantés et cultivés et non des espèces
de jardins publics ouverts à tous. Ulpien reprend donc en ces
termes : « Les domaines du Fisc, en effet, sont pour ainsi dire
(quasi) choses propres et privées du prince.» Voilà ce texte très
discuté. Qui ne voit que les domaines du Fisc n’y sont qualifiés
de privés que relativement au critère adopté et par opposition à
un jardin public ou à une voie publique139 ?
Ce que la suite confirme : « Si donc quelqu’un y commet
544 Le Pain et le Cirque
une infraction, cet interdit ne sera nullement applicable, mais,
au cas où il y aurait contestation, ceux qui sont à la tête de
ces domaines en seront juges » ; Ulpien fait allusion à un
de ces « privilèges du Fisc » qui soustrayait l’administration
des domaines impériaux au droit commun et la constituait
seule juge des conflits que les particuliers pourraient avoir
avec le Fisc140. Étrange logique : Ulpien commence par affir-
mer que, puisque les domaines du Fisc ne sont pas publics, ils
sont privés ; puisqu’ils sont privés, l’interdit y est inapplicable.
Il devrait en conclure que, sur les domaines du Fisc, la parole
est aux juges ordinaires et que, comme le ferait un particulier
qui verrait un tiers s’installer sur ses propriétés, il ne reste plus
au Fisc qu’à réclamer son droit en justice, par exemple au
moyen de l’« action prohibitoire ». Il conclut au contraire que
le représentant du Fisc tranchera lui-même la controverse
et sera juge et partie. On ne saurait mieux prouver que les
domaines du Fisc, s’ils ne sont pas publics en un sens très
particulier de ce mot, ne sont pas davantage privés : ils sont
publics en un sens différent du mot.
Dans ce passage d’Ulpien, les domaines du Fisc sont privés
en ce sens qu’ils ne sont pas « ouverts au public ». Mais, dans
la plupart des textes et dans le style monarchique, ils sont
privés en ce sens qu’ils sont étrangers aux vieilles institutions
publiques d’époque républicaine ; « public » a ici un sens
historique. Le vieux Trésor était public, on l’a toujours su ; le
Fisc est un nouveau venu qui a fait son entrée aussi timidement
que la monarchie impériale, et qui n’a conquis que peu à peu
sa tierce position ; il l’a conquise par petits pas. Il demeure
que, dès le premier jour, on n’a certainement pas douté que
c’était une institution que nous appellerions publique, et non
la propriété du prince ; mais, pour la traduction en actes de ce
principe, on a procédé empiriquement et prudemment. Le prin-
cipe, en effet, « allait de soi » : il n’a pas été thématisé. D’où la
difficulté de l’étude : nous devons éviter de poser au droit
romain des questions qui, du point de vue de la norme ration-
nelle, se posent, mais qu’il ne s’est pas posées lui-même,
encore qu’il n’ait pas pu ne pas les régler en fait. Difficulté qui
se retrouve dans toutes les disciplines dont l’objet est soumis
à une norme : faut-il poser à une philosophie des questions
qui se posent au nom de sa cohérence interne et qu’elle n’a pas
su se poser ? Historiquement, la réponse semble claire à pre-
L’empereur et sa capitale 545
mière vue : il faut s’en tenir à ce que le philosophe ou le juriste
ont dit ; certes. Mais si la logique dédaignée, voyant la porte
fermée, est rentrée par la fenêtre ?
Les sommes que contenaient les coffres du Trésor républicain
étaient réputées publiques (pecunia publica) ; cela voulait dire
que toute contestation relative à cet argent entre l’État et un indi-
vidu se réglait selon le principe d’autorité ; le droit et
la procédure privée n’étaient pas applicables. Contre le Trésor,
les particuliers n’avaient pas de recours en justice ; ils pouvaient
seulement supplier le censeur de reconsidérer leur affaire et le
censeur, comme juge et partie, décidait ce qu’il voulait. L’État
n’était pas soumis à la loi commune141.
Quand Auguste édifia le Fisc et les autres institutions monar-
chiques hors de l’appareil d’État républicain et contre lui, il y
eut d’abord une période d’hésitation. Le Fisc est une caisse
publique, mais autre que ce qu’on avait considéré jusqu’alors
comme pecunia publica ; les procurateurs du Fisc sont assuré-
ment des agents publics, mais ils ne sont pas sur le même pied
que les antiques magistrats ; certains « interdits » ne peuvent
être prononcés que sur le sol public : telle est la formule sacra-
mentelle ; la prendra-t-on à la lettre ou en son esprit ? On com-
mença par la lettre ; tout en sachant au fond que le Fisc était
public, on le soumit d’abord à la loi commune ; puis, à partir
de Claude, le Fisc, comme le Trésor, devint juge et partie. La
suite de l’évolution est compliquée142 ; mais enfin, très vite,
le Fisc, grâce à ses privilèges, échappa aux juges ordinaires pour
relever de la seule cognitio. On aboutit ainsi à une tripartition : il
y avait les procès publics, les procès fiscaux et les procès
privés143.
Comme dit Max Kaser, les juristes antiques « n’ont générale-
ment pas cherché à faire une construction juridique précise ; on
ne gagne rien à leur appliquer des schémas de pensée
modernes144 ». Le même mélange de traditionalisme, d’impréci-
sion et d’empirisme, si déconcertant pour l’inspiration humaniste,
normative et systématique qui soufflait encore récemment sur
l’étude du droit romain, se retrouve dans un autre domaine : le
statut des villes communales, des cités, encore que les solutions
apportées aient été différentes, si bien que la comparaison mérite
d’être faite et sera une confirmation indirecte.
Traditionnellement, ce qui concerne la cité de Rome, son sol,
son Trésor, est public ; mais pour les autres cités romaines ?
546 Le Pain et le Cirque
Tout comme les particuliers et aussi le Trésor de Rome, une
cité peut prêter à intérêts ; il lui arrive aussi que ses coffres
soient pillés, comme ceux du Trésor public ou d’un individu.
Or, selon qu’il s’agit du public ou d’un simple citoyen, le droit
est différent. Si l’on escroque un particulier, c’est du vol, mais,
si l’on pille les fonds publics, c’est du péculat ; la procédure et
les sanctions ne sont pas les mêmes : le péculat est un délit
public contre lequel tout citoyen peut se porter accusateur, tan-
dis que le vol est en droit romain un délit privé contre lequel
l’État laisse à la victime le soin d’exercer la poursuite. De
même, entre simples particuliers, le prêt ou mutuum est gra-
tuit ; si un individu exige des intérêts, il devra donc conclure,
outre le contrat de prêt, un deuxième contrat et, en cas de non-
remboursement, il intentera deux actions différentes. Mais
l’État, lui, n’a pas à se plier à cette complication : quand il prête
de l’argent, il fait les conditions qu’il lui plaît, sans suivre les
règles du droit privé et, en cas de malheur, se fait lui-même
justice. Alors, quand une cité prête de l’argent ou se fait
voler, devra-t-elle suivre le droit public ou le droit privé ? Ni
l’un, ni l’autre ne semblent d’abord possibles ; à la lettre, le droit
public ne s’applique qu’à Rome ; quant au droit privé, il est fait
pour les individus, les citoyens, or une cité n’est pas un citoyen :
l’imagine-t-on se présentant devant les juges ?
Il fallait pourtant faire quelque chose pour les cités. Les
jurisconsultes tranchèrent les problèmes coup par coup, sans
cohérence ; non pas en vertu d’un empirisme propre au génie
romain, d’un instinct qui serait une sagesse cachée, mais pour
la raison que l’on va voir. Ils finirent par inventer, à moitié et
sans le savoir, la notion moderne de personne morale145, parce
que, par respect pour la lettre, ils hésitaient à appliquer aux
cités la qualification de publiques. Le même Ulpien qui dit
que les domaines du Fisc sont privés écrit ailleurs146 : « C’est
par un abus que les biens d’une cité sont dits publics, car
seuls sont publics les biens du peuple romain.» Comment le
sait-il ?

Le droit romain et le « bon usage » selon Vaugelas.


Comprenons quelle est son attitude : notre jurisconsulte ne
prétend pas faire le droit (il n’est pas législateur comme l’empe-
L’empereur et sa capitale 547
reur), il croit le constater, à la manière d’un grammairien d’au-
trefois que l’on consulterait pour savoir quel est le bon usage ;
pour Ulpien, le droit est un état de fait qui offre matière à des
réflexion passionnantes. Il ne s’aperçoit pas que, par le fruit
même de sa réflexion, il étend le bon usage à des cas jusqu’alors
non conçus, sur lesquels il légifère sans le savoir ; il croit que
ces cas étaient contenus d’avance dans le bon usage.
Mais quel était cet usage ? Pour les prêts, les jurisconsultes
finirent par reconnaître aux cités la même liberté qu’au Trésor
public147, mais, pour le vol et le péculat, ils se partagèrent148 :
certains refusaient de voir dans la cité autre chose qu’une per-
sonne privée. C’est également en étant assimilées à des individus
que les cités se virent reconnaître, comme on sait, la capacité de
recevoir des legs, d’être instituées héritières et de bénéficier du
droit civil ; or une collectivité qui relève du droit civil comme si
elle était une personne physique est ce que nous appelons une
personne morale. En effet, les cités comme telles ont finalement
été admises à plaider en justice, représentées par un magistrat ou
par un de leurs administrateurs. Voilà donc un troisième sens de
l’opposition entre ce qui est public et ce qui est privé : c’est l’op-
position entre l’État, qui est soustrait au droit commun, et les
personnes morales ; car, quand un jurisconsulte dit qu’une col-
lectivité est un personne privée, il prétend moins lui refuser par
là le caractère public que reconnaître que cette collectivité est
une, aux yeux du droit.
Ainsi la négation du caractère public du Fisc a abouti à faire
du Fisc un tertium quid qui est public, au mot près ; et la néga-
tion du caractère public des cités a abouti à les assimiler à des
personnes privées, c’est-à-dire à créer à leur profit l’entité que
nous appelons personne morale, à défaut de la notion même de
cette entité, que les Romains n’ont jamais conçue, pas plus
qu’ils n’ont eu de mot pour la nommer. Tout cela s’est fait
sans concepts et sans principes, au hasard des réflexions que
faisaient les jurisconsultes sur les cas particuliers qu’on leur
soumettait. Il est beau de voir ces amateurs passionnés à
l’œuvre149. On trouve là ce que le droit romain a de plus origi-
nal, ce qui le rend à la fois très différent des droits modernes
et très supérieur à tous les autres droits antiques : il est, sinon
précisément une jurisprudence, du moins une réflexion sur le
droit. Les juristes romains ont la gloire d’avoir été les premiers à
réfléchir sur les règles d’un droit, de même que les grammairiens
548 Le Pain et le Cirque
indiens ont la gloire d’avoir été les premiers à réfléchir sur les
règles d’une langue ; précisément, rien ne ressemble davantage à
l’attitude des jurisconsultes romains que celle des grammairiens
anciens.
Les Grecs n’ont pas inventé la science positive du droit et pas
davantage la jurisprudence ; sans doute étaient-ils trop peu
naïfs pour gloser avec sérieux sur des règles conventionnelles :
devant une règle de droit, ou bien ils se seraient demandé si
elle était juste ou injuste, ou bien ils auraient recherché ce
qu’était le droit en général et ce qui le fondait. Les juristes
modernes, eux, sont, non pas plus naïfs, mais plus modestes.
Ce sont des praticiens dont l’office est d’appliquer des règles
qu’ils n’ont pas posées. Pour ce faire, ils doivent les interpré-
ter ; il leur faut, ou bien déterminer le sens d’une proposition
juridique à l’intérieur du système du droit, conformément
aux canons d’interprétation juridique ou philologique, ou bien
chercher quelle fut « l’intention du législateur ».
Les Romains sont plus candides : pour eux, la règle ne
dépend pas plus du caprice du législateur que la signification
des mots ne dépend de quelque Grand Onomatothète : elle est
conforme à la Nature, que le législateur lui-même ne fait
que traduire ; si bien qu’ils ne distinguent pas entre une science
positive du droit et une jurisprudence autorisée (la « vraie »
grammaire descriptive est censée être en même temps norma-
tive). Voilà la « faute heureuse » que les Grecs auraient bien été
incapables de commettre. La jurisprudence romaine dégage
ainsi, sans le savoir, un droit nouveau par interprétation du
droit en vigueur : de même font aussi les interprètes des textes
sacrés, qui savent d’avance que l’Écriture contient de toute
éternité la vraie réponse à tout problème nouveau que peut
faire naître l’avenir : alors ils la cherchent ; et ils la trouvent
toujours.
Attitude originale, qui s’explique par la faible vocation
qu’ont les Romains pour le concept et par la situation sociale
des jurisconsultes classiques. Avant le Bas-Empire, les juristes
ne sont pas des praticiens, mais de riches amateurs pour qui le
droit est une « profession » choisie qu’ils cultivent pour leur
plaisir. Mélange d’irresponsabilité et de naïveté qui a abouti à
une jurisprudence involontairement normative qu’on peut, par
un faux sens indulgent, considérer comme l’archéologie de la
moderne science positive du droit. Il demeure qu’historique-
L’empereur et sa capitale 549
ment aucune science du droit n’en est sortie. Au Bas-Empire
et avant Justinien, durant la période scolaire et vulgaire du
droit, les praticiens et les professeurs succéderont aux libres
« professionnels » de l’époque classique ; on constatera alors
que, loin de s’élever jusqu’à une science du droit, la jurispru-
dence normative tombera à l’état de recettes servilement ensei-
gnées et appliquées.
Parler Vaugelas ou bien appliquer servilement les règles
d’orthographe établies par le ministère des Postes et Télécom-
munications : voilà toute l’ouverture du droit romain, et ce qui
fait son importance historique. Encore faut-il ne pas lui poser de
questions auxquelles il n’a jamais songé ; ce droit glose avec la
dernière précision sur le détail des règles, mais il est incapable
de s’élever aux idées générales ou, s’il le fait, c’est avec une
maladresse qu’on aurait tort de prendre au pied de la lettre : il
n’en sortirait que de faux problèmes. Il faut en croire un gram-
mairien ancien quand il détaille les règles d’accord des parti-
cipes, mais non quand il essaie de définir un des universaux du
langage.
Il fallait discuter longuement la théorie de Mommsen, parce
qu’à notre gré quelques détails restaient encore à préciser et
parce que l’idée demeure que le Fisc avait, primitivement tout
au moins, appartenu aux empereurs150. C’est une erreur : la
simple vérité est que le Fisc était une institution monarchique et
que, par ailleurs, l’État romain tirait une grande partie de
ses ressources, non de l’impôt, mais d’immenses domaines
fiscaux qu’il exploitait comme aurait fait un riche propriétaire ;
l’État, par l’organe du Fisc, était le plus gros latifundiaire de tout
l’Empire. On retrouve là une dualité familière : chez nous aussi,
l’État est à la fois autorité publique (il ordonne qu’on paie
l’impôt) et propriétaire privé (voire propriétaire privé privilégié,
selon le système français du « domaine public » et selon le
système romain des privilèges des domaines fiscaux).

A qui appartient le territoire national ?


Cependant, l’idée erronée que l’Empire était patrimoine du
prince est trop explicable. Il n’est pas très facile de concevoir
exactement ce qu’est l’entité appelée État (les discussions des
philosophes ou des théoriciens du droit public en témoignent) et
550 Le Pain et le Cirque
il n’est pas facile non plus de conceptualiser ce que c’est qu’un
territoire national ; l’erreur vers laquelle la conscience naïve
glisse naturellement est, d’une part, de confondre l’État avec le
roi et, de l’autre, d’assimiler le territoire national à une véritable
propriété privée, qui appartiendrait au roi ou au peuple : une
nation qui défend son territoire contre une invasion serait com-
parable à un propriétaire qui défend son bien contre l’intrusion
d’un étranger. Les juristes modernes ont eu quelque peine à dis-
siper ces confusions151 ; il faut en dire un mot, car les juristes
antiques en ont, eux, été victimes, ce qui a engendré un faux pro-
blème d’histoire ancienne, celui de la propriété éminente du
peuple romain sur le sol de son Empire.
Un territoire national n’est pas la propriété de la collectivité
qui l’occupe : celle-ci n’en met pas le sol en culture et n’y fait
pas les moissons ; elle abandonne ce sol aux individus (excep-
tion faite des lambeaux de terre dont elle se réserve la pro-
priété, sous le nom de domaine public, domaines du Fisc, etc.).
La collectivité se borne à défendre le territoire contre les col-
lectivités étrangères et à exercer son autorité sur les individus
qui sont à l’intérieur des frontières : le territoire national repré-
sente la limite spatiale de la compétence que possède l’autorité
publique. Cette autorité n’exerce pas de droits réels sur le terri-
toire, mais a seulement un droit qui est le réflexe de son pou-
voir sur les citoyens. L’État ne sème ni ne moissonne, mais il
peut ordonner, par exemple, aux propriétaires de ne pas
laisser leurs terres en friches.
Tout cela est aussi vrai de l’État romain que d’un État
moderne, mais c’était difficile à concevoir pour les juristes
romains, qui ne possédaient pas les notions de droit réel, de
droit réflexe ou de droit subjectif ; aussi ont-ils parfois assimilé
en paroles, sinon en actes, le territoire de l’Empire à une pro-
priété privée : « La plupart estiment que, sur le sol provincial,
c’est le peuple romain ou l’empereur qui est propriétaire »,
écrit le jurisconsulte Gaius152, « et nous sommes censés n’en
avoir que la possession ou l’usufruit.» Étrange affirmation de
principe, dont n’a jamais découlé la moindre conséquence pra-
tique ; pourtant Mommsen a pris au sérieux cette déclaration
d’un vulgaire auteur de manuel ; il a vu, dans la propriété
qu’aurait eue le peuple romain sur le sol de ses provinces, le
fondement de l’impôt payé par les provinciaux : quand,
quelques siècles avant Gaius, Rome conquérait un territoire,
L’empereur et sa capitale 551
elle aurait pris pour elle le droit de propriété et n’aurait laissé
aux indigènes que la jouissance, contre paiement d’un impôt
qui aurait été, au vrai, une redevance versée au peuple romain
en tant que propriétaire éminent. Toute une polémique s’en est
ensuivie.
Qui aurait cru que les Romains en aient pensé si long, et
qu’un peuple vainqueur s’embarrassât de fondements juri-
diques pour imposer un tribut à des vaincus, qui payaient déjà
l’impôt aux maîtres précédents ? Mais relisons le texte de
Gaius et nous verrons pour quelle souris Gaius a rendu
enceinte cette montagne. Que veut-il faire, au fond, quand il
prétend que Rome est propriétaire des provinces ? – Expliquer
pourquoi, dans les provinces, on n’emploie pas l’expression
juridique de locus religiosus pour parler des sépultures, comme
on l’emploie en Italie, encore que les conséquences juridiques
soient identiques : « Il dépend de notre intention de rendre un
lieu religieux, en enterrant un mort dans un lieu dont nous
sommes propriétaires ; la plupart estiment cependant que sur le
sol provincial il ne peut y avoir de lieu religieux, parce que ce
sont le peuple romain ou l’empereur qui en sont proprié-
taires… Quoi qu’il en soit, même si le lieu n’est pas religieux,
il est tenu pour tel.» On a vu plus haut Ulpien affirmer intrépi-
dement que le Fisc était propriété de l’empereur, à seule fin
d’expliquer pourquoi le vieux mot de publicus était historique-
ment réservé aux institutions d’âge républicain. Il a dû se pas-
ser ici quelque chose de comparable ; si je devine juste, Gaius
affirme la propriété éminente de Rome sur ses provinces à
seule fin d’expliquer une particularité comparable : l’expres-
sion de lieu sacré ou lieu religieux était historiquement
réservée au vieux territoire romain, par opposition au sol étran-
ger et provincial, comme le savent les historiens de la religion
romaine153. Cette particularité historique lui semble corres-
pondre à la relation hégémonique que le peuple romain a avec
ses provinces, relation qu’il interprète en termes de propriété
privée. Les juristes romains sont trop respectueux des règles
sur lesquelles ils réfléchissent pour oser s’avouer qu’elles peu-
vent être arbitraires ou purement historiques ; il faut absolu-
ment qu’ils leur inventent une justification. Voilà pourquoi le
Fisc a passé pour propriété du prince, l’Empire pour propriété
de l’empereur ou du peuple et le régime impérial pour un patri-
monialisme.
552 Le Pain et le Cirque

La richesse privée du prince, instrument de règne.

Mais, si l’empereur n’était pas patrimonialiste, il était en


revanche le mécène de son empire : une brève étude des deux
autres caisses publiques, Patrimoine et « Fortune privée », va
nous permettre de l’établir. Plus précisément, un texte de Pline
le Jeune, si on le comprend bien, laisse entendre qu’un siècle
après Auguste les empereurs continuaient à disposer d’une
énorme fortune privée qu’ils laissaient en héritage ou legs au
sénateur dont ils voulaient faire leur successeur, comme avait
fait Auguste lui-même. Seulement Pline, en révélant l’existence
de ce patrimoine privé, n’en prononce pas le nom officiel. Ce
nom était-il Patrimoine, comme nous le croyons, ou Fortune
privée, comme le veut la doctrine la plus répandue ? Peu
importe laquelle de ces deux caisses correspondait à la richesse
privée des empereurs : il nous suffira d’établir qu’à côté des
caisses publiques et de cette richesse privée il n’existait pas
de troisième catégorie, les biens de la couronne, si chers aux
modernes.
Dans le Panégyrique de Trajan que Pline prononça peu après
la montée sur le trône de l’empereur, l’orateur loue le prince de
son désintéressement : au lieu de garder pour lui sa gigantesque
fortune, il a mis en vente « la plus grande partie de son patri-
moine154 » et un long catalogue de lots à vendre est en circula-
tion ; en outre, l’empereur distribue gratuitement en don
quelques-unes de ses plus belles propriétés.
D’où lui venait cette énorme fortune ? Sûrement pas de son
père naturel, un vieux sénateur qui n’était pas des plus riches,
mais bien de son prédécesseur et père adoptif, l’empereur
Nerva, qui l’avait choisi comme successeur ; « Tu fais
cadeau », s’écrie le panégyriste, « des biens pour lesquels tu
avais été distingué et adopté ; tu transfères à d’autres ce que tu
avais reçu en vertu du choix qui avait été fait de ta personne.»
Nerva était-il donc si riche ? L’énorme héritage qu’il a laissé à
son fils adoptif et dont celui-ci dispose si librement comprenait
entre autres une villa qui n’avait jamais eu d’autres possesseurs
que les empereurs155 et un parc qui avait appartenu jadis à un
« grand général », vraisemblablement le Grand Pompée. Au
vrai, cet héritage est fait de dépouilles de nobles familles,
de demeures de sénateurs, qui se réjouissent, dit l’orateur, de
L’empereur et sa capitale 553
voir revenir dans leurs murs de nouveaux propriétaires qui
sont sénateurs, eux aussi. Pline ne prononce pourtant pas les
mots de confiscations, n’évoque pas de souvenirs sanglants ;
on croirait que ce patrimoine immémorial des Césars est com-
posé d’héritages et de ces legs que, dociles aux convenances,
les sénateurs ne manquaient jamais de faire aux empereurs
régnants.
Nous croyons donc que Trajan a en sa possession l’énorme
patrimoine d’Auguste, considérablement grossi depuis un
siècle ; par voie de legs, d’héritage ou de séquestration, ce
patrimoine est passé d’empereur en empereur ; à la mort
de Néron, la nouvelle dynastie des Flaviens a dû s’emparer de
l’énorme héritage de la famille augustéenne ; puis est venu
Nerva, qui en a institué héritier, conformément au droit privé,
son fils adoptif Trajan. Voilà comment Trajan s’est retrouvé pro-
priétaire de ce domaine du Pausilippe que jadis Védius Pollion
avait légué à Auguste156.
Le pivot du raisonnement est que le patrimoine privé de
la maison augustéenne a dû être séquestré par la maison des
Flaviens : hypothèse lumineuse qui est due à Hirschfeld157. Sauf
qu’Hirschfeld s’est refusé à croire que les Flaviens l’aient gardé
pour eux : selon lui, ils l’auraient érigé en biens de la couronne.
Le reste du système généralement adopté aujourd’hui en
découle : depuis cette séquestration existerait la caisse appelée
Patrimoine, qui comprendrait les biens de la couronne ; resterait
la caisse appelée Fortune privée ; c’est donc celle-ci qui corres-
pondrait à la dernière catégorie de biens impériaux qu’il semble
logique de distinguer, à savoir la fortune privée des différents
empereurs.
Mais pourquoi donc les Flaviens auraient-ils fait, de l’héri-
tage des Césars, une possession de la couronne ? Citons le rai-
sonnement d’Hirschfeld : « La nouvelle dynastie des Flaviens,
ainsi que les empereurs qui lui succédèrent, entra en possession
du patrimoine des Césars en même temps que du nom de
César » ; en effet, à partir des Flaviens, le surnom de César,
propre à la famille augustéenne, devient le nom de tout empe-
reur régnant et aussi de son héritier présomptif158 ; « mais ce
patrimoine perdit nécessairement, dès cette époque, son
caractère de propriété de famille et revêtit le caractère de biens
de la couronne, attachés à la possession du trône ». Cette
nécessité n’existe que pour des yeux modernes ; à Rome, où le
554 Le Pain et le Cirque
trône n’a jamais été considéré comme héréditaire159, il ne peut
y avoir de biens dynastiques : l’empereur est un magistrat qui
ne peut préjuger de son successeur, même s’il lui aplanit la voie.
Je crois qu’en s’emparant du surnom familial de César les
Flaviens ont voulu se rattacher artificiellement à la dynastie
déchue dont ils avaient capté l’héritage dans les circonstances
sanglantes des années 68-70. Trajan encore en héritera et n’en-
trera pas en sa possession au titre de biens de la couronne. Plus
d’un siècle plus tard, l’empereur Macrin mettra en vente les
biens d’une autre dynastie déchue, celle des Sévères160.
Pratiquement, l’héritage ou le legs du patrimoine privé déci-
dait de la succession sur le trône, sauf révolution et séquestra-
tion. Certes, quand Auguste laisse les deux tiers de sa fortune à
Tibère et le tiers à Livie, ce n’est pas là un partage du trône161 ;
aussi bien n’avait-il pas droit de le partager ni de le léguer ;
mais, comme l’a si bien montré Jean Béranger, cette fortune
donnait une telle puissance à l’héritier qu’il était dès lors prédis-
posé au trône. « Ce n’était pas un hasard sans conséquence que
le prince fût l’homme le plus riche de son empire162.» Il en a été
ainsi pour la famille augustéenne et il en a été également de
même, je crois, pour les dynasties suivantes.
Cette fortune privée, qui était en même temps le plus puis-
sant des instruments de règne, était l’arme et l’enjeu de chaque
pronunciamento. Mais, du coup, l’empereur déchu ou ses
héritiers se voyaient dépouillés, non seulement du colossal
héritage, mais aussi du patrimoine particulier qui appartenait
au malheureux prince avant sa montée sur le trône ; ainsi s’ex-
plique une particularité qui a intrigué Mommsen163. Imaginons
un sénateur et le patrimoine qu’il possède ; il devient empe-
reur : par héritage ou séquestration, il entre en possession de
l’énorme richesse de son prédécesseur, à titre de propriété
privée, et non de biens de la couronne ; cette richesse entre
dans son patrimoine, exactement comme s’il l’avait héritée
d’un de ses oncles. En cas de révolution, tout cela en bloc sera
séquestré, car l’heureux vainqueur ne poussera certainement
pas la courtoisie jusqu’à rendre aux héritiers de la dynastie
déchue les biens qui leur seraient revenus si leur père n’était
monté trop haut : séquestrer des héritages sous tous les pré-
textes était à Rome une des principales ressources des princes.
On comprend donc la sage précaution que prit Pertinax (qui
devait régner trois mois) : le jour même de sa montée sur le
L’empereur et sa capitale 555
trône, il distribuait son patrimoine à ses enfants164. La fille de
son successeur, Didius Julianus (qui régna quelques semaines),
eut moins de chance : quand son père fut condamné à mort par
le Sénat, elle fut dépouillée, non seulement de son titre de prin-
cesse du sang, d’Augusta, mais aussi du patrimoine que son
père avait vainement pris la précaution de faire passer tout de
suite sur sa tête165.
Voilà donc cet héritage privé qui permettait aux princes de
continuer à être les mécènes de l’État. Reste à savoir s’il faut le
saluer du nom de Patrimoine ou de Fortune privée.
Sûrement de Patrimoine : car cette caisse existe dès Claude,
dès la dynastie issue d’Auguste ; or nous venons de voir qu’il
n’y a pas eu de rupture dans l’histoire du patrimoine impérial : il
n’est pas né en 69 comme biens de la couronne. Ce qui s’appelle
Patrimoine au IIe siècle est le même patrimoine qui avait appar-
tenu à Auguste. Au contraire, la Fortune privée n’est pas attestée
avant le milieu du IIe siècle. Seconde raison, quand un sujet du
prince faisait de son souverain son héritier ou son légataire, l’hé-
ritage allait, semble-t-il, au Patrimoine et non au Fisc ou à la
Fortune privée ; le Patrimoine comprenait donc les biens que le
prince possédait ou acquérait à titre personnel166. Resterait aussi
à examiner un texte discuté d’Ulpien. Faisons-en grâce au lec-
teur, qui a déjà vu quels pièges le droit romain tendait aux
juristes modernes, et renvoyons cela en note167.
Quant à la dernière caisse, la Fortune privée, tout indique
qu’elle était publique168. Elle est soustraite au droit commun
et jouit des mêmes privilèges que le Fisc169 ; sa paperasserie est
parfois la même que celle du Fisc170. Je crois que ce sont les
domaines de la Fortune « privée » qu’il faut reconnaître dans les
« possessions de César » dont parlent quelques textes ; à Rome,
quand un trésor était découvert dans une propriété privée, l’in-
venteur en gardait la moitié et l’autre moitié revenait au proprié-
taire du terrain ; s’il était découvert sur sol public, cette moitié
revenait à la cité ; sur une terre du Fisc, elle revenait au Fisc ; et,
si l’on faisait la découverte sur une possession de César, la moi-
tié revenait, non à César ou à son Patrimoine, mais au Fisc
encore171. C’est à ces possessions de César, j’imagine, que Perti-
nax avait voulu ôter le nom de possessions de César, parce
qu’elles étaient publiques.
Qu’était-ce donc que cette Fortune privée ? On n’en sait rien.
Une caisse différente du Fisc ? Une simple subdivision du Fisc,
556 Le Pain et le Cirque
chargée de la gestion des domaines, comme le suppose Mit-
teis ? Une sorte de liste civile, car on y distinguait le compte de
l’empereur et celui de l’impératrice ? De toute manière, n’al-
lons pas supposer quelque chose de trop simple : les finances de
l’Empire étaient aussi compliquées et embrouillées que celles
de notre Ancien Régime ; elles n’avaient pas cette belle ordon-
nance qui permet de faire des hypothèses séduisantes et de
fabriquer, en l’absence de documents, de l’histoire vraisem-
blable.

L’empereur et l’armée : soldats à vendre ?


L’empereur dispose d’une énorme fortune privée qui lui per-
met d’être le premier évergète de son empire ; le Trésor public
de l’Empire dépend exclusivement de lui ; la bureaucratie est
à sa main et seuls les grands commandements militaires, ainsi
que presque tous les gouvernements de province, continuent à
être réservés à la caste sénatoriale. Ce n’est pas tout : l’empereur
est le chef suprême des armées.
Mais l’était-il à titre officiel ou à titre personnel ? ici repa-
raît la question du patrimonialisme. Certains considèrent, en
effet, que les soldats étaient moins des agents du pouvoir que
des fidèles du prince, auquel ils se liaient par le serment mili-
taire. Par ailleurs, l’argent semble avoir eu une si grosse impor-
tance dans les relations entre le prince et les armées, que
l’empereur paraît souvent acheter l’obéissance de ses troupes ;
il leur fait des distributions de monnaie, ou donativa, qui pas-
sent pour une des singularités exotiques et scandaleuses du
césarisme. L’armée ou la garde impériale, répètent les histo-
riens anciens et les modernes, étaient à vendre au plus offrant
et mettaient sur le trône le prétendant qui leur faisait l’offre la
plus avantageuse. Fidèles ou vendus ? La vérité est plus banale
et moins simple.
La relation directe entre le pouvoir impérial et l’armée était
double : les princes commandaient les armées et celles-ci
nommaient ou laissaient nommer les princes. L’empereur était
le maître exclusif de la politique extérieure : les nations
étrangères qui avaient tremblé devant le Sénat républicain
tremblaient maintenant devant lui seul172. Il était le maître de
l’armée, nommait à tous les grades173, faisait le recrutement
et levait autant de soldats qu’il voulait174. Les militaires prê-
L’empereur et sa capitale 557
taient serment à son nom et à ses images, qui ornaient leurs
enseignes175. S’il lui arrivait d’inspecter une armée, l’empereur
revêtait le vêtement militaire et prenait lui-même le comman-
dement.
En dehors du cérémonial militaire et des inspections, la
relation du prince avec ses soldats était aussi impersonnelle
qu’avec la foule de ses fonctionnaires. Seuls les empereurs
combattants, un Trajan, un Sévère, et plus tard un Constantin
ou un Julien l’Apostat entourés de leurs comitatenses, appa-
raissent comme des meneurs d’hommes ; d’autres chefs mili-
taires, qui n’étaient pas des souverains, étaient non moins
adorés de leurs troupes qu’ils avaient menées à la victoire
et leur popularité auprès de la troupe menaçait le trône176. Il
demeure que, pour n’être pas une armée de citoyens, l’armée
impériale n’est pas une bande de fidèles dévoués au souverain
son chef : c’est une armée de professionnels pourvus d’un
métier qui leur rapporte ; ils savent que leur solde et leur
carrière dépendent des bureaux de l’empereur et ils n’ont cure
du Sénat.
Premerstein n’en a pas moins raison à sa manière : ces
professionnels ne sont pas des espèces de fonctionnaires ; le
rapport impersonnel qu’ils ont à leur métier, au souverain, quel
qu’il soit, à leurs drapeaux, est celui d’un corps privilégié qui
érige ses intérêts en esprit de corps ; il a la ferveur d’un patrio-
tisme de sous-groupe ; on entrait dans l’armée comme on
entrerait dans les ordres et, jusqu’à Sévère, les soldats n’ont
pas le droit de se marier ; les soldats appartenaient à un monde à
part et privilégié ; face aux masses paysannes, ceux qui ont
la chance d’être soldats représentent le Pouvoir et ils ont
des épées et de l’argent. En cet Empire où l’État est jeté sur la
société comme de gros blocs de rochers, l’appareil étatique se
sent supérieur à la société et ne se confond pas avec elle. Être
soldat n’est pas un métier comme les autres.
Entre ce corps constitué et les empereurs, les relations régle-
mentaires se doublent d’un rapport d’une autre espèce : en
diverses circonstances et principalement pour leur avènement,
les princes sont tenus par une coutume de verser à leurs
troupes un donativum, un cadeau d’argent. Il faut s’arrêter sur
cette institution, qui est bien connue, mais surtout sur le plan
anecdotique, et dont l’histoire, sauf erreur, n’a pas encore
été retracée.
558 Le Pain et le Cirque
Le donativum était le don de quelques milliers ou de
quelques dizaines de milliers de sesterces par tête177 ; un simple
retard à le verser a coûté, dit-on, son trône à plus d’un empe-
reur178. Ce don d’heureux avènement était payé aux soldats des
légions, établies sur les lointaines frontières de l’Empire, aussi
bien qu’aux prétoriens qui, à Rome même, gardaient l’empe-
reur179 ; toutefois nos sources parlent surtout du donativum des
prétoriens, qui sont accusés d’avoir vendu plus d’une fois le
trône ; ainsi, en 193, après qu’un empereur favorable au Sénat,
Pertinax, eut été assassiné par la garde, il se serait passé des
scènes scandaleuses, s’il faut en croire un historien sénatorial :
« Rome avec son empire fut mise aux enchères comme dans
une salle des ventes ; les vendeurs étaient les soldats assassins
de Pertinax, et les acheteurs s’appelaient Sulpicianus et Didius
Julianus ; ils cherchaient à se surpasser l’un l’autre et les
enchères ne tardèrent pas à monter jusqu’à 20 0 00 sesterces
par tête, grâce à des messagers qui allaient dire à Didius :
Sulpicianus donne tant, et toi180 ? »
Caricature partisane ? En partie seulement. Prétoriens et
sénateurs étaient les seules forces politiques qui pouvaient faire
un empereur à Rome même ; un prétendant qui plaisait trop
aux uns risquait de déplaire aux autres. Les souverains qui pas-
sent pour avoir perdu ou gagné leur trône pour un donativum
(Claude en 41, Galba en 68, Didius en 193) furent aussi des
souverains dont le Sénat et la garde prétorienne s’étaient dis-
puté la nomination ; la garde assassine les empereurs trop séna-
toriaux, qu’ils se soient hâtés de lui verser le donativum,
comme fit Pertinax181, ou qu’ils aient laissé trop traîner le
paiement, comme Galba. Il demeure que, dans ces conflits
politiques, il est sans cesse question du donativum. Le refus du
don d’avènement semble exaspérer la garde moins à cause
du manque à gagner qu’à cause du déni de principe ; Galba,
écrit le sénateur Tacite, eut grand tort de dire trop haut qu’on
levait des soldats et qu’on ne les achetait pas ; « Une largesse,
grande ou petite, de ce vieillard aurait incontestablement suffi à
lui rallier l’opinion : il fut victime de sa rigidité d’un autre âge
et de son esprit de sérieux exagéré182.» Les prétoriens se met-
tent en colère à cause du donativum d’empereurs que par
ailleurs ils n’aiment pas ; le don d’avènement a une valeur de
symbole et, pour ainsi dire, de point sensible. L’hostilité de la
garde contre un empereur du Sénat se concentre sur la question
L’empereur et sa capitale 559
du donativum et nous allons voir que, après qu’elle a fait choix
d’un empereur conforme à ses vœux, son choix se scelle égale-
ment par le donativum.
D’autres sources, en effet, présentent le don d’avènement sous
un jour moins caricatural. La scène que voici se passe à Paris, en
l’année 360, et c’est Ammien Marcellin, un solide esprit, qui
parle183. Julien, le futur apostat, n’est encore qu’une sorte de
vice-empereur de César, et il vient de mener sur le Rhin une
campagne triomphale qui a sauvé les Gaules de l’invasion bar-
bare ; ce jeune héros est adoré de ses troupes, qui ont à se
plaindre du souverain en titre, l’Auguste Constance : celui-ci
prétend les arracher à leur chef et les envoyer se battre, loin de
leurs familles, à l’autre bout du monde. La Cour avait eu beau
tout faire pour empêcher Julien de gagner le cœur de ses
soldats ; elle lui avait coupé les fonds184 et le jeune prince avait
seulement de quoi nourrir et habiller ses troupes : il ne pouvait
leur distribuer en outre ces largesses en métaux précieux qui
étaient devenues coutumières au Bas-Empire et qui s’ajoutaient
à l’entretien en nature185 ; les soldats voulaient quand même
Julien et lui seul.
Aussi, un beau jour de 360, l’armée et la population pari-
sienne vont arracher le jeune César au palais dans lequel il se
cachait – car il redoutait le périlleux honneur qu’on voulait lui
faire, tout en le désirant au fond de son cœur – et ils le procla-
ment souverain de plein titre ou Auguste. Usurpateur malgré
lui, ou à peu près, Julien n’a plus le choix qu’entre la mort, qui
sera son lot s’il échoue, et l’Empire. En attendant, en don de
joyeux avènement, il promet à ses troupes 5 sous d’or et une
livre d’argent par tête, car tel était le tarif coutumier186. Soyons
certains qu’en apprenant la nouvelle le vieux Constance et sa
Cour se seront écriés que Julien avait acheté le titre impérial
pour 5 sous et que les soldats des Gaules étaient à vendre ;
c’est d’autant plus probable, que Julien lui-même accuse des
agents de Constance à Paris d’avoir essayé de soudoyer ses
troupes187.

Les largesses aux soldats.


Après avoir cru que le donativum était le vrai prix d’achat
d’un trône mis aux enchères, allons-nous donc n’y voir qu’une
formalité sans conséquence ? Pas davantage, car les symboles
560 Le Pain et le Cirque
ne sont pas le simple doublet du réel ; ils sont une partie de la
réalité, que nos yeux prennent pour indices du tout ; la fumée
est une partie de certains phénomènes de combustion. Mais
toute combustion ne fait pas de la fumée ; pour que le don
d’avènement ait pu sceller l’accord d’un prince populaire et de
son armée, pour que, d’autres fois, il soit devenu le « point sen-
sible » d’une hostilité politique, il faut que la relation des
empereurs à leur armée ait comporté quelque chose de parti-
culier, sans quoi aucun symbole n’en serait sorti.
Ajoutons-le tout de suite : cette particularité était historique.
Ne l’expliquons pas trop vite par la tendance naturelle à mettre
des symboles dans toute relation qui n’est pas strictement
réglementaire ; nous savons que le choix du don, parmi tous
les autres symboles possibles, est toujours largement histo-
rique et que d’autres symboles auraient pu être préférés. Les
dons à l’armée, lors des avènements ou à toute autre occasion,
ne sont nullement un phénomène universel dans les vieilles
monarchies. Les soldats romains recevaient un donativum et
la plèbe de Rome aussi, mais les fonctionnaires impériaux n’en
recevaient pas. Il y a quelques années, en revanche, l’actuel
chah de Perse a versé un donativum à ses fonctionnaires pour
son couronnement. Plus récemment encore, en Angleterre, le
don est allé en sens inverse : les soldats ont été vigoureusement
invités à se cotiser pour offrir un cadeau de mariage à la prin-
cesse Anne ; car, pour symboliser une relation personnelle
entre le souverain et l’armée, le don peut fonctionner dans un
sens ou dans l’autre : si le souverain est un père, l’armée doit
lui manifester une affection filiale. Il est vrai qu’elle pourrait
la manifester avec des mots et des gestes plutôt qu’avec de
l’argent.
L’existence du donativum à Rome s’explique par des raisons
historiques, seulement ces raisons ne sont pas celles qu’on
dit ; le don d’avènement ne continue pas les largesses faites aux
armées à l’époque des guerres civiles. Ses origines sont plus
inattendues : elles sont testamentaires.
Pendant les guerres civiles de la fin de la République188, les
magnats, Sylla, César, Octave, Antoine ou Brutus, distribuaient
de l’argent à leurs troupes chaque fois qu’il fallait réchauffer
le zèle des soldats189, et leurs lieutenants en faisaient autant190.
Nous aimerions savoir quelle était la psychologie des troupes
qui recevaient ces « largesses » (c’était le mot consacré) ; deux
L’empereur et sa capitale 561
textes n’en laissent rien ignorer. Quelques mois après l’assassi-
nat de César, Octave essaie de rallier à lui des combattants
contre Antoine ; il a su gagner à lui tous les vétérans qui habi-
tent Casilinum et Calatia, écrit Cicéron, « ce qui n’est pas éton-
nant ; il leur donne à chacun 2 000 sesterces » ; la somme me
semble substantielle et non symbolique ; elle ne suffit pourtant
pas à caser son homme : ces vétérans devront attendre la
victoire pour avoir leur avenir assuré ; les 2 000 sesterces sont
une avance sur les profits à venir. Cicéron ajoute191 : « Les
légions de Macédoine ont refusé une libéralité d’Antoine ;
elles l’ont injurié et l’ont planté là au milieu de sa harangue.»
Ainsi, ces combattants étaient intéressés, mais pas vénaux ;
c’étaient d’honnêtes travailleurs de l’épée, plutôt que des
mercenaires au sens péjoratif du terme.
Un autre jour, Octave essaie de débaucher des partisans
d’Antoine. Il leur fait quelques largesses symboliques d’entrée
en matière, puis des promesses de plus en plus substantielles, en
leur assurant qu’il verra en eux de vieux partisans plutôt que des
soldats ; sur dix mille d’entre eux, mille seulement se laissèrent
fléchir (d’autres prétendent trois mille). Le reste quitta la place,
mais ensuite, « en pensant aux fatigues de l’agriculture et aux
profits du métier militaire, ils cherchèrent un prétexte honnête »
et abandonnèrent le parti d’Antoine pour celui d’Octave, qui
semblait plus prometteur192. L’âme de ces professionnels semble
double ; ils se battent pour de l’argent, mais ils paraissent aussi
avoir une fidélité personnelle, voire une préférence politique,
pour tel ou tel chef, César ou Antoine, et en changer difficile-
ment. Peut-être leur âme est-elle plus simple et la fidélité per-
sonnelle est-elle, en ces temps anciens, l’équivalent de ce qui
s’appelle chez nous inerties professionnelles ; ces gens répu-
gnent à abandonner Octave ou Antoine, de même que chez nous
un membre des classes moyennes répugne à changer de profes-
sion ou qu’un ouvrier qualifié refuse d’aller habiter à l’autre
bout de la France en fonction du marché de l’emploi. Les sol-
dats d’Antoine répugnaient à sacrifier leurs habitudes, leurs
camarades et les investissements matériels et moraux qu’ils
avaient déjà dans un parti.
Les « largesses » des guerres civiles étaient des suppléments
informels de salaire en attendant la victoire ; les soldats comp-
taient bien n’en être pas réduits à leur solde. Les largesses leur
faisaient néanmoins plaisir quand elles arrivaient car, pour être
562 Le Pain et le Cirque
tacitement entendues, elles n’étaient pas attendues à date fixe
et leur venue donnait plus de cœur à se battre. Les donativa
de l’Empire ne sont pas cela. Avant de devenir surtout le
cadeau d’avènement d’un nouvel empereur, ils ont été le legs
que le défunt empereur avait fait à deux espèces de personnes,
l’armée et la plèbe de la ville de Rome. En effet, donativum
aux soldats et « congiaire » à la plèbe romaine vont toujours de
pair193. Ce qui veut dire que les empereurs considéraient que
soldats et citoyens de Rome étaient sous leur protection parti-
culière.
Il en est bien ainsi. Dans son panégyrique de Constance,
Julien compare l’empereur à un berger ; la foule de ses sujets
sont ses ouailles et les soldats sont ses bons chiens de garde.
Telles sont les deux catégories de la population194. Ces vues
étaient fort anciennes. Quand Auguste a construit son pouvoir
personnel contre l’oligarchie sénatoriale, il s’est réservé deux
leviers de commande : l’armée et la ville de Rome, laquelle
était le résumé du peuple romain tout entier ; Auguste voulait
avoir à lui les soldats et interdire Rome à d’éventuels rivaux
qui auraient pu la prendre pour théâtre de leur popularité. En
termes constitutionnels, cela s’appelait imperium proconsulare
dans les provinces195 et cura Urbis sur la ville de Rome, qui
cessa d’être commune autonome196. Or, en ce temps-là, la cou-
tume était de se montrer très libéral dans son testament : on
léguait quelque chose à tous ses amis, à ses proches, à ses
protégés, sans exception. Quand donc Auguste mourut, on
apprit, à la lecture de son testament, qu’il léguait 43 millions
aux citoyens de Rome et une cinquantaine de millions aux sol-
dats197. De son vivant, Auguste avait toujours eu soin de traiter
ses sujets comme une espèce de grande famille ; quand son
petit-fils Caïus César était entré dans l’armée, il avait fait un
cadeau d’argent aux troupes « parce qu’elles avaient Caïus
dans leurs rangs pour la première fois198 ».
Les legs d’Auguste aux soldats et à la plèbe furent exécutés
par son héritier Tibère, qui lui succédait sur le trône ; Tibère, à
son tour, légua des millions aux soldats et à la plèbe, qui furent
distribués par son héritier et successeur Caligula199. Celui-ci
devint fou et fut assassiné. Alors, disent nos sources, naquit
le donativum 200 : mis sur le trône par les prétoriens en des cir-
constances dramatiques, le nouvel empereur, Claude, n’avait pas
de legs de son prédécesseur à distribuer ; il devait remercier les
L’empereur et sa capitale 563
soldats de leur faveur et sceller l’accord, d’autant plus que le
Sénat était lent à confirmer le choix des prétoriens. Claude
« laissa donc les soldats en armes prêter en assemblée serment
sur son nom ; il leur promit 15 0 00 sesterces à chacun201 ». Le
legs est devenu don d’avènement et la tradition en demeura ; à la
mort de Claude, Néron offrit un donativum « à l’exemple de la
largesse de son père202 ».
Pendant deux siècles environ, le donativum resta ce qu’il avait
été : le signe d’une relation familiale entre l’empereur et l’armée.
Il en est distribué un à chaque avènement203 et d’autres
le sont quand l’héritier présomptif atteint l’âge d’homme204 ou
reçoit le titre de César205. Enfin un donativum peut récompenser
des cohortes qui se sont montrées fidèles au prince pendant une
tentative de coup d’État206.

Nature du pouvoir impérial.


Le donativum avait permis à Auguste de manifester aux
yeux de tous que l’armée dépendait de lui seul. Quelle a pu
être après lui la portée politique de ces largesses à la fois sym-
boliques et substantielles (à chaque changement de règne, un
prétorien recevait une somme qui équivalait à plusieurs tri-
mestres de solde)? Cette portée dépendait du poids politique
du corps de troupe considéré. Tant que les légions ont été des
corps trop éloignés du centre du pouvoir pour faire les empe-
reurs, sauf circonstances révolutionnaires, le donativum n’était
guère à leurs yeux qu’un droit acquis, mais dépourvu de signi-
fication particulière ; seul le déni de ce droit aurait pris un sens
et fait scandale. Car, quand des causes purement historiques ont
fait élire un symbole, quel qu’il soit, deux effets s’ensuivent : le
symbole cesse d’être thématisé, le retour en arrière devient
impossible ; quiconque refuse le symbole à la fois indifférent et
consacré passe pour rompre le pacte social.
Aux yeux de la garde prétorienne, en revanche, le donativum
était toujours un point sensible qui n’allait jamais de soi, car la
garde avait toujours son mot à dire dans l’élection d’un nouveau
prince. Cela tient à une étrangeté du régime impérial.
En termes wébériens, l’Empire est un régime traditionnel qui
se donne de fausses apparences formelles, constitutionnelles207 ;
« traditionnel » veut dire qu’il est fondé sur des rapports de
force qui, tout informels qu’ils sont, sont agréés par l’opinion
564 Le Pain et le Cirque
et tenus pour légitimes, et aussi pour durables : à la mort
d’Auguste, le régime s’est « reproduit » 208. Ces rapports de
force ont été habillés d’oripeaux constitutionnels arbitraire-
ment retaillés ; les discussions des érudits sur les fondements
juridiques du pouvoir impérial ont été aussi volumineuses
que pauvres en résultats convaincants. Les discussions plus
récentes sur ses fondements idéologiques ont été encore plus
byzantines ; que n’a-t-on pas cherché derrière l’« autorité »
dont Auguste se disait revêtu ! Ce mot n’est guère que la façon
laudative qu’il avait de parler de sa position de force209 ; il
pouvait se permettre d’en parler en termes nobles parce que
l’opinion acceptait son pouvoir. Le droit public n’a que faire
ici. Écrirons-nous, par exemple, que, depuis Vespasien au plus
tard, la création de l’empereur par l’armée était considérée
comme légale (rechtsgültig210 )? Il s’agit bien de légalité ! Un
empereur est mort, alors les forces politiques qui occupent
le terrain cherchent un nouvel empereur : cela s’improvise en
fonction des réalités du moment ; nul ne songe à aller consulter
la Constitution ni à se souvenir de la coutume ; si le Sénat,
terrifié, se tait, on ne lui demandera pas son avis et l’empereur,
cette fois-là, sera fait par l’armée ; et le Sénat, pour n’être pas
réduit à rien, se hâtera de confirmer le choix. Si le Sénat, une
autre fois, se sent de force à proposer un nom, il tâtera les
sentiments de la garde pour voir si elle est disposée à acclamer
son candidat.
Quelles étaient donc les forces qui se trouvaient ordinairement
présentes sur l’arène politique ? L’autorité du prince défunt, s’il
a su imposer à l’opinion un prince héritier, le Sénat, à cause de
son prestige, et la garde, à cause de ses épées. En temps de révo-
lution, les légions des frontières et leurs épées. Très exception-
nellement, la population de Rome descend dans la rue211. Quant
à ces jacqueries qui tentent de renverser la dynastie et finissent,
si elles y parviennent, par en fonder une autre, Rome en a connu
beaucoup, de même que la Chine ou la Russie ; mais aucune
n’est seulement parvenue à se développer autant que jadis celle
de Spartacus. Quant aux notables, ils dirigent ou tyrannisent
leurs cités, mais l’appareil d’État demeure pour eux une machine
étrangère.
Restent face à face le pouvoir du Sénat et celui de la garde.
Or les prétoriens ne prétendent pas toujours ni surtout imposer
un empereur conforme à certains intérêts politiques : ils veu-
L’empereur et sa capitale 565
lent avant tout que l’empereur ne soit pas fait sans eux, car la
simple possession d’un pouvoir politique est une satisfaction,
non moins que l’usage qu’on peut en faire. D’où jalousie entre
les prétoriens et le Sénat : le prince apparaîtra-t-il comme
l’homme du Sénat ou de sa garde ? En ce conflit d’amour-
propre politique, la façon qu’a le prince de donner son dona-
tivum est un indice qui ne trompe pas ; un empereur qui
l’accorde de mauvaise grâce sera homme à vouloir réduire la
garde à un rôle de pure obéissance et à lui nier la dignité de
force politique sur laquelle il s’appuie. A la lui nier en ses
actes ? Il n’aurait guère l’occasion de s’y risquer ; mais c’est
déjà trop que dans sa tête il roule des pensées dédaigneuses sur
les prétoriens.
Tel est le donativum du Haut-Empire : affirmation de la
mainmise des empereurs sur l’armée aux yeux de tous les
citoyens, simple droit acquis aux yeux des légions et, aux yeux
de la garde, indice de son prestige politique, sur lequel elle est
très chatouilleuse. Nous allons voir, pour finir, les transforma-
tions du IIIe et du IVe siècle ; le donativum devient, d’une part,
quelque chose qui fait songer aux « gages » des domestiques
de jadis et, de l’autre, un pourboire par lequel les empereurs
prouvent à leurs hommes qu’ils les tiennent pour des familiers
du pouvoir.

Au Bas-Empire : « gages » et pourboires.


A lire Molière et encore Balzac, les domestiques reçoivent
de leur maître trois espèces de rétributions : ils sont nourris et
vêtus, ils ont droit à des gages en espèces qui leur sont payés
plus ou moins régulièrement (un maître pauvre ou avare peut
négliger pendant des années de les leur verser) et ils peuvent
toucher en outre des gratifications si leur maître est content
d’eux. Tel est à peu près le sort des soldats du Bas-Empire ;
car les « annones » en nature sont devenues la partie assurée
de la solde, tandis que la dévaluation a frappé les espèces ;
enfin le donativum (ce mot a changé de sens) est devenu un
supplément régulier de la solde, depuis que les empereurs ont
pris l’habitude d’en verser un tous les cinq ans pour célébrer
les cinquième et dixième anniversaires de leur montée sur le
trône, qui étaient devenus de grandes fêtes212. Bref, l’entretien
en nature est assuré aux soldats ; en revanche, les suppléments
566 Le Pain et le Cirque
en métaux précieux qui s’ajoutent à ce nécessaire ne sont
pas toujours acquittés régulièrement ; Julien César, on s’en sou-
vient, ne put jamais en verser. Aussi ces suppléments, appelés
solde (stipendium) et donativum, sont-ils enfin acquittés, le
prince qui les distribue semble faire un cadeau, exhorte ses sol-
dats à être courageux et loyaux en échange213, acquiert leur
bienveillance214 et réchauffe leur zèle215. Le donativum est
devenu aussi régulier en principe que le stipendium ; en fait,
celui-ci et celui-là sont payés quand le souverain le peut.
Ce qui donne faussement aux soldats de ce temps l’air de
n’avoir plus d’idéal professionnel et de ne songer qu’à l’ar-
gent216 ; on n’en dirait ni plus, ni moins des armées du Haut-
Empire : mais celles-ci touchaient leur solde automatiquement.
Les militaires du IVe siècle, eux, profitent de la familiarité
qu’ils ont avec un empereur combattant pour essayer de lui
arracher leurs gages quand ils croient l’avoir à leur merci.
Après la prise d’une ville d’Assyrie, les soldats de Julien
parlent argent à leur prince ; celui-ci les réprimande, et ils n’in-
sistent pas217. Ils ne sont pas devenus cupides : c’est le système
de rétribution qui est devenu informel pour une moitié, d’où des
scènes moliéresques. L’État, étant mauvais payeur, semble faire
des cadeaux quand il daigne payer. Il faut lui réclamer âprement
ce qu’il doit.
En outre, il fait de véritables cadeaux, à l’occasion de vic-
toires218 et lors des avènements ; car, depuis que le donativum
est devenu une partie de la solde, un authentique don d’avène-
ment est né sans le nom219. L’armée du quatrième siècle est
quelque chose de très original. Elle n’est plus disloquée sur les
lointaines frontières comme les légions d’autrefois (la garde aux
frontières sera bientôt abandonnée à de médiocres soldats-labou-
reurs) ; le fer de lance de l’armée est constitué maintenant par
un groupe de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, les comi-
tatenses, qui entourent l’empereur et courent la guerre avec lui ;
ces hommes voient de leurs yeux leur souverain, qui les
consulte, les supplie et a avec eux des discussions de haute
stratégie220. A chaque changement de règne, les gens en place
leur font ratifier par acclamation la création du nouvel empereur
ainsi que la nomination du prince héritier221.
Cette vaste armée n’a pas autant de prétentions politiques
qu’autrefois quelques milliers de prétoriens ; mais elle a une
fierté corporative : elle veut être un corps privilégié, que les
L’empereur et sa capitale 567
faveurs impériales distinguent de la foule222. Le don d’avène-
ment lui prouve que le nouvel Auguste est conforme à ce qu’elle
attend à cet égard de tout souverain. Ces militaires sont apoli-
tiques ; ils ne prétendent pas faire l’empereur eux-mêmes ; mais
ils veulent que, par ses faveurs, le prince qu’ils ne manquent pas
d’acclamer leur témoigne qu’il les traite comme ses chiens
fidèles et ne les confond pas avec la foule des moutons. Dans
mainte société ancienne, faire partie des serviteurs du prince a
dans le peuple un prestige qu’on n’imaginerait pas : rien d’autre
ne distingue un homme d’un autre.
En somme, si l’on remonte jusqu’à ses origines, le donativum
est un hasard historique. Auguste, roi précaire, a été obligé de
symboliser sa mainmise sur l’armée ; or, selon une coutume tes-
tamentaire romaine, le symbole par excellence était un don ou un
legs en espèces.
Élargissons cette petite histoire du donativum jusqu’à une
conclusion sociologique. Les historiens modernes se sont inter-
rogés principalement sur l’origine sociale de l’armée romaine ou
de son corps d’officiers et sur leur position de classe : les pro-
nunciamentos seraient-ils, au fond, une révolte des foules
rurales, parmi lesquelles étaient recrutés les soldats, contre la
« bourgeoisie » des cités ? C’est ne voir qu’une moitié du pro-
blème, et probablement la moindre. Une armée est aussi une
institution qui a un esprit de corps et qui réagit comme telle. Les
prétoriens ne veulent pas gouverner parce qu’ils sont d’origine
bourgeoise italienne, mais parce que la garde a la force et le
prestige ; les armées des différentes provinces ne font pas de
pronunciamentos contre le Sénat comme organe de la « bour-
geoisie » mais pour balayer ces bavards, chasser un incapable,
sauver l’Empire, ou tout simplement pour qu’il ne soit pas dit
que c’est une armée rivale qui, dans une autre province, fait tous
les empereurs. Les armées ne représentaient qu’elles-mêmes
et leurs idéaux, mythes et intérêts de corps. Quant à l’origine
sociale, aux positions de classe et autres idées de civils, soldats et
officiers les avaient oubliées en entrant dans l’armée.

Modification romaine de l’idéaltype.


Ce long exposé sur l’armée, les finances et l’administration
impériales aboutit à des conclusions négatives : il n’y a pas
trace de patrimonialisme dans les institutions romaines, si ce
568 Le Pain et le Cirque
n’est dans le vocabulaire (les petits fonctionnaires étaient dits
esclaves ou affranchis du prince, non de l’État). En pratique,
la séparation entre l’appareil d’État et la personne des princes
successifs était rigoureuse. Une seule exception : à côté des
différentes caisses publiques (qui n’étaient propriétés privées du
prince que dans le vocabulaire), certains empereurs se sont trans-
mis un énorme patrimoine personnel dont ils ont fait un usage
politique ; en cela, ils étaient évergètes d’État. Pour le reste,
c’étaient des magistrats.
Quant aux prétendus rapports de clientèle entre le prince
et ses sujets ou ses soldats, ils n’existaient pas davantage ;
le donativum n’était pas le gage de pareils liens. S’imaginer
qu’un immense État, où les relations de souverain à sujet sont
anonymes et d’obéissance, ait été assimilable à une bande de
fidèles, c’est, pour trancher le mot, perdre le sens des réalités
historiques. Ne laissons pas quelques buissons nous cacher la
forêt. Premerstein a étrangement exagéré l’importance du
serment aux empereurs. Textes, inscriptions et papyrus font
voir à l’évidence que les dizaines de millions de sujets de
l’empereur, comme contribuables, justiciables, patriotes et
soldats, lui obéissaient à la manière de tous les sujets de tous les
États du monde : comme à un chef d’État. Presque tous les
détails du livre de Premerstein sont vrais, mais l’ensemble est
très faux ; le grand historien a été victime d’une convention
d’origine philologique : vouloir n’interpréter les réalités d’une
époque qu’à partir des concepts ou des symboles de cette
époque. Il faudra alors renoncer à savoir que le ciel était bleu à
Rome et que les hommes y avaient deux bras et deux jambes, si
le hasard fait que la chose n’est affirmée dans aucun des textes
antiques conservés.
Pour voir quelle différence sépare, en manière de patrimonia-
lisme, Rome et les États hellénistiques, il suffira de rappeler un
fait considérable : les rois grecs pouvaient léguer à qui bon leur
semblait, non sans doute leur couronne, non pas les terres
royales, non pas le contenu de leurs coffres, mais en tout cas
leur royaume tout entier ; ils le léguaient comme s’il avait été
une pièce de terre et leur testament avait force de loi223. On sait
que Rome a hérité ainsi, le plus légalement du monde,
de l’Asie et de Cyrène. Cette étrangeté, à mon sens, était
conforme à la façon de faire de l’Orient à demi barbare224 ; elle
était aussi la conséquence du fait qu’un roi grec était senti
L’empereur et sa capitale 569
comme un conquérant, un aventurier couronné, un rassembleur
de terres. On voit le contraste avec Rome, où l’empereur n’avait
même pas le droit de désigner par testament son successeur.
La royauté grecque a pour fondement le droit des armes (le
royaume est « terre conquise par la lance ») ; le régime impérial,
lui, est une magistrature.
Voilà comment l’idéaltype du souverain par droit subjectif est
modifié à Rome. Le rôle d’empereur y est profondément marqué
par le fait qu’avant d’être un empire Rome a été une cité. La
pensée hellénistique et les réalités opposaient très fortement cités
et royaumes ; c’était le grand schisme du temps. L’empereur est
un personnage civique : il est magistrat et évergète ; il n’est pas
propriétaire de son empire, mais il peut en être le mécène,
comme nous venons de le voir ; nous verrons aussi que, lorsqu’il
fait largesse, ce n’est pas avec l’abondance et le sans-gêne d’un
potentat oriental ou d’un roi hellénistique.
Seulement, même quand il ne fait pas largesse, même quand il
fait des actes de droit, il les appelle évergésies, « bienfaits » du
bon roi qu’il est par définition.

6. Les bienfaits du prince

Si l’empereur avait été le propriétaire de l’Empire, tout serait


simple : il n’y aurait pas de droit public du tout et la vie poli-
tique serait improvisée selon l’arbitraire du potentat. Il n’en
allait pas ainsi, on s’en doute, et la machinerie de l’Empire
était plus compliquée et formelle qu’une vie de famille ; il y
fallait des lois, des règlements, des bureaucrates. Seulement,
comme on va voir, le style monarchique attribuait en paroles
les actes publics du souverain et aussi bien ses actes privés aux
vertus du prince et particulièrement à sa libéralité ; ces actes
étaient autant de bienfaits. On affectait donc de croire qu’il ne
pouvait y avoir de relations avec une abstraction comme l’État
et que, par conséquent, tout rapport des sujets du prince avec
l’appareil d’État était un rapport avec la personne du roi, lequel
est bienfaisant.
« Devenu empereur, Antonin distribua un congiaire au peuple
de Rome, un donativum aux soldats et fonda des allocations ali-
mentaires aux orphelins, en l’honneur de l’impératrice ; quant à
570 Le Pain et le Cirque
ses édifices… » : cette énumération, empruntée à un historien
tardif225, était canonique. Les libéralités, ou ce qu’on appelle
ainsi, sont une part importante de l’activité des empereurs aux
yeux du Romain moyen. La liberalitas est le nom latin de la
qualité qui fait les évergètes ; le mot grec d’évergésie, ou action
bonne, se traduisait par beneficium, bienfait226. Les historiens
anciens parlent sans cesse des libéralités et des bienfaits du
prince et les approuvent ou les blâment, selon leurs opinions
politiques et religieuses227.
Seulement l’empereur ne saurait être un évergète ordinaire :
comment distinguer en lui l’homme privé qui rend des services
publics, à la manière d’un notable, et le souverain qui ne fait
que remplir ses tâches ? Les textes parlent de sa bonté et il faut
les « comprendre », parler leur langage ; mais il faut aussi ne
pas les croire toujours sur parole et distinguer ce que font les
Romains de ce qu’ils croient faire. Quand Vespasien, « par
sa libéralité », crée des chaires de rhétorique sur l’argent du
Fisc, c’est-à-dire sur le produit des impôts, il ne se distingue
guère d’un ministre de l’Instruction publique qui crée des
chaires en Sorbonne et il n’est qualifié d’évergète que par un
effet de style monarchique ; ce style, à son tour, rappelle moins
la rhétorique des inscriptions qui célèbrent les évergésies des
notables qu’il ne s’apparente à la phraséologie monarchique de
notre Ancien Régime. Lorsqu’on étudie l’évergétisme impérial,
la question n’est plus de savoir pour quels motifs privés un
simple particulier immole ses biens au public, mais pourquoi
un personnage public rapporte ses actions publiques à ses ver-
tus privées.
La question n’est pas simple, car l’activité d’un souverain
n’est pas une ; les différentes mesures qu’il prend sont plus ou
moins réglementaires, plus ou moins décisionnaires. Appli-
cation automatique de la loi à un cas individuel, grâce d’un
condamné que la lettre d’une loi trop générale aurait plus
assassiné que châtié, décision de politique étrangère, voilà trois
espèces d’actions publiques qui ressortissent à des principes
très différents. L’évergétisme impérial est-il une de ces espèces
et les mots de libéralité et de bienfait étaient-ils des termes
techniques ? Ou bien tout cela n’est-il qu’idéologie et le style
monarchique qualifiait-il de bienfaits les espèces d’actions
publiques ou privées les plus différentes, dès que les bénéfi-
ciaires avaient lieu de s’en réjouir ?
L’empereur et sa capitale 571

Le bénéfice de la loi.

La seconde hypothèse est la bonne. Considérons par exemple


le mot de bienfait. Quoi qu’on dise parfois, ce n’est jamais
un terme technique et il prend en écharpe les espèces les plus
différentes d’actions du prince. A priori, un bienfait du prince
pourrait être trois choses : l’application mécanique d’une règle
à un cas individuel, comme lorsqu’un vétéran est admis à faire
valoir ses droits à la retraite228 ; l’individualisation de la lettre
de la loi au nom de l’équité ou de la simple charité ; ou enfin
une faveur injustifiable, un royal caprice qu’on ornera du nom
de grâce. Dans le fait, beneficium peut être tout cela sans dis-
tinction ; pratiquement, le mot se dit surtout des décisions
administratives les plus banales, parce que ce sont les plus fré-
quentes : concession du droit de citoyenneté229, inscription
dans l’ordre équestre230, autorisation donnée à un simple parti-
culier de prendre de l’eau à un aqueduc231. Les bienfaits sont
tout acte public, quel qu’il soit, dont le contenu ne peut que
plaire.
Il est rare pourtant que le bienfait soit une « grâce » royale. Le
droit de grâce du souverain existait bien, mais l’Antiquité
païenne en parlait moins que ne fera le Moyen Age232 ; au
contraire, quand on pensait aux Vertus de l’empereur ou à ses
bienfaits, on ne songeait guère aux condamnés qu’il avait pu grâ-
cier, car l’image du sabre du bourreau arrêté dans sa course
évoque des associations d’idées peu propres à faire aimer un
prince. Le mot de bienfait se disait plutôt de privilèges : immu-
nités fiscales, revenus de domaines publics qui sont attribués à
une cité autonome233, citoyenneté accordée à des vétérans qui y
avaient droit ou à toute une cité qui l’a méritée. Dira-t-on, avec
Mommsen, qu’un beneficium est un droit utile ? Avec Alvaro
d’Ors234, que ce n’est pas un privilège, mais plutôt une mesure
discrétionnaire qui, loin de contredire les autres règles à la façon
d’un privilège, était en accord avec elles ? Les deux définitions
se complètent et la question n’est pas là ; une immunité est un
privilège, la citoyenneté n’est pas un droit utile. En réalité bene-
ficium n’a pas de signification déterminée et n’est souvent
qu’une redondance, qui est passée dans notre propre langue juri-
dique. « Recevoir la citoyenneté par un bienfait du prince, bene-
ficio imperatoris », voulait dire tout simplement la recevoir « en
572 Le Pain et le Cirque
vertu d’une décision de l’empereur » ; et « jouir des droits que la
loi Julia reconnaît aux mères de famille » pouvait se dire « en
jouir par le bienfait de cette loi », beneficio legis Juliae, bénéfi-
cier des dispositions de la loi.
La question est de savoir en quels cas il y avait décision per-
sonnelle de l’empereur plutôt qu’application automatique
d’une règle, bienfait du prince plutôt que bénéfice de la loi.
A priori, en deux cas : lorsque l’empereur viole la loi, lorsqu’il
lui revient de décider si elle est applicable en l’espèce. Dans le
premier cas il accorde une grâce, une immunité ou un
privilège ; dans le second il décide discrétionnairement, en
vertu du pouvoir exécutif qui lui appartient ; il constate que le
vétéran remplit bien les conditions qui lui permettent de pré-
tendre à la citoyenneté. Et s’il n’y a pas de règle que le prince
applique ou dont il suspende l’effet, on a la surprise de constater
que le mot de bienfait ne se présente guère sous la plume des
écrivains anciens ; ils ne disent guère, par exemple, qu’un offi-
cier a été décoré pour faits de guerre par un bienfait de l’empe-
reur. Car aucun législateur ne s’était avisé d’essayer de définir
formellement à l’avance quels faits de guerre pourraient donner
lieu à décorations ; l’empereur appréciait la matérialité des faits
en son âme et conscience. Si l’on avait appelé bienfait une déco-
ration militaire, on aurait semblé insinuer que la faveur avait pu
la décerner autant que le mérite235.
Quand Frontin écrit qu’Auguste « transféra au nombre de ses
bienfaits » les concessions d’eau des aqueducs236, il veut dire
par là que cet empereur « se réserva la décision » d’accorder ces
concessions, agréables aux bénéficiaires. Concessions qui se
donnaient et même se demandaient dans le cadre d’une règle ;
car on ne pouvait demander n’importe quelle faveur à l’empe-
reur ; il y avait une règle et l’empereur pouvait décider que
désormais on n’aurait plus le droit de solliciter telle ou telle
faveur237. D’autres avantages étaient accordés sur simple
demande : mais, comme le bénéficiaire avait dû d’abord faire
ladite demande, le style monarchique ne manquait pas d’attri-
buer la concession de l’avantage à la bienfaisance du prince.
En somme, la notion de bienfait découle d’une pensée essen-
tialiste. Les bienfaits ne se reconnaissent pas à leur propre
nature de grâce royale ou bien de privilège, mais à la personne
de celui qui les accorde : étant bon par essence, le prince ne
fait que du bien. Le lecteur se souvient peut-être que, quand
L’empereur et sa capitale 573
nous avons discuté la conception antique du travail, nous avons
constaté qu’elle reposait moins sur un classement des activités
que sur un classement des hommes : selon qu’un individu est
ou n’est pas un notable, le négoce sera tenu pour activité ines-
sentielle ou pour le métier qui le définit socialement. L’empe-
reur est bon, même quand il se borne à appliquer la loi ; non
que la tentation d’être méchant puisse l’effleurer : mais il n’est
pas limité par la loi comme un vulgaire fonctionnaire ; il est
libre, donc vertueux. Tandis que le modeste gratte-papier, procu-
rateur du prince, qui prend la décision dont l’empereur a tout le
mérite, n’est pas un bienfaiteur, puisqu’il n’est pas libre : il n’est
pas la Loi incarnée et il travaille pour autrui.
La même idéologie du bienfait, de la gratuité, se retrouve en
droit privé et y trahit tout autant la réalité. Pour les juriscon-
sultes, quand on loue les services d’un artisan, c’est là un
contrat, qui oblige à verser au pauvre diable son salaire ; si
on ne le verse pas, le pauvre diable pourra porter plainte. Un
pauvre diable travaille : il n’est pas le bienfaiteur de son em-
ployeur. En revanche, si on recourt aux lumières d’un notable
qui « fait profession » d’être rhéteur, avocat ou médecin, ce
n’est pas là la location d’un travail : ces professionnels seront
réputés faire un bienfait à celui qui les emploie et, pendant de
longs siècles, ils n’ont pas reçu de salaire ; on ne manquait pas
de les remercier de leur bienfait en leur faisant un cadeau, il est
vrai. Seulement, pendant de longs siècles, ils n’ont pas eu de
recours judiciaire s’ils ne recevaient rien de leur obligé238.
Voilà les Romains trompés par eux-mêmes et par leur propre
idéologie.
L’image du roi auteur de bienfaits est conforme, sinon au
droit constitutionnel et aux réalités administratives, du moins à
la mentalité populaire et aux déclarations des panégyristes.
Pour Dion de Pruse, il y a deux parts dans le métier de roi :
l’une est obligatoire, l’autre est libre et c’est la partie évergé-
tique, celle qu’un bon prince préfère. Ce prince « n’est pas le
moins du monde avare de ses biens et fait comme s’ils étaient
inépuisables ». Libéralité qui prouve un heureux caractère : le
bon roi « se plaît à faire des cadeaux à ses amis239 ». Dion ne
se demande pas si c’est de sa poche ou aux frais des contri-
buables et si ces amis sont des favoris ou des agents du prince
qui reçoivent ces cadeaux comme leur salaire ; il lui suffit de
penser que le roi est généreux, car il est agréable de penser
574 Le Pain et le Cirque
qu’on est commandé par un prince aimable, même si l’on ne
bénéficie pas soi-même de ses faveurs.

Le roi, la clémence et la charité.


Ce sont phrases de panégyriste. Il est en revanche un texte
d’une tout autre portée, qui entreprend de distinguer avec pro-
fondeur des espèces dans l’activité souveraine : le traité de
Sénèque Sur la clémence, qui mérite un détour ; Sénèque savait
de la philosophie et souvent ce qu’il écrit et qui appartient à un
genre mou, la direction de conscience ou parénèse, est sous-
tendu par une pensée très précise (ainsi dans les dernières Lettres
à Lucilius). Aussi, avant de parler de Sénèque, remonterons-nous
plus haut et commencerons-nous par un autre détour qui nous
mènera jusqu’à Platon. Le Politique de Platon est un des textes
fondateurs de la « politologie » ; pour le situer à son tour, un
troisième détour nous fera monter jusqu’à un proverbe, qui
affirme que le comble de la légalité est le comble de l’injustice :
summum jus, summa injuria.
Ce brocard peut se prendre en deux sens bien différents : ou
bien cette légalité est conforme à la stricte justice, mais non à la
justice supérieure qu’est la charité ou la clémence ; ou bien cette
légalité n’est pas conforme à la justice elle-même. Dans la pre-
mière acception, le proverbe prend une signification confucia-
niste ou évangélique240 : il ne faut pas réclamer l’intégralité de
son droit, même si ce droit est en lui-même juste aux yeux de
Dieu ou de la coutume ancestrale ; mieux vaut en sacrifier une
partie à son prochain. Celui qui exige tout son droit est juste,
mais dur ; au contraire, dit Cicéron241, c’est faire preuve de libé-
ralité que de céder quelque chose de son droit.
En ce premier sens, le brocard exprime le refus d’une domina-
tion absolue du droit, d’un pédantisme juridique : tout droit est
historique, les valeurs qu’il incarne ne sont pas toutes les valeurs
et il y a plus de choses dans l’histoire que n’en contient le ratio-
nalisme juridique ou politique d’un moment ; la charité trouve
là son vrai sens, qui est irresponsable et populaire (hors de là,
elle n’est que verbiage bénisseur : le responsable qui applique le
règlement, comme ils font tous, prétend par-dessus le marché
qu’il le fait pour le bien de ceux qu’il contraint et veut être aimé
en retour ; bref, il joue les bons rois). Le refus charitable du
rationalisme juridique a le défaut d’empêcher les conduites
L’empereur et sa capitale 575
d’être prévisibles ; le juge confucianiste qui décide qu’un riche
usurier n’aura pas droit aux arriérés que lui doivent ses pauvres
débiteurs, parce qu’il n’a présentement pas besoin d’argent,
freine évidemment le développement du capitalisme. Des
intérêts économiques, mais aussi politiques ou de carrière, pous-
sent donc au rationalisme juridique ; la manie de l’autorité pour
l’autorité y pousse aussi (toute discipline tend à aller au-delà du
nécessaire) ; le facteur le plus puissant demeure probablement le
rationalisme lui-même, le goût ludique de ne pas faire les choses
n’importe comment, surtout s’il s’incarne dans l’esprit de corps
d’une caste de professionnels du droit.
Pris en ce sens, le brocard contredit un autre proverbe, qui
est rationaliste : « nul ne sera réputé léser son prochain, s’il ne
fait qu’exiger son bon droit ; qui suo jure utitur neminem lae-
dit242 ». Supposons qu’un empereur soit imbu du premier bro-
card ; il ne manquera pas (par clémence, diront les uns, par
faiblesse ou démagogie, diront les autres) de suspendre ou
d’adoucir les rigueurs de la loi. Il pourrait aussi, il est vrai, vio-
ler la loi d’une manière diamétralement opposée : en exigeant
plus qu’elle ne prescrit ou en l’effaçant à son profit personnel ;
ainsi font les tyrans.
Les Athéniens n’aimaient pas la tyrannie ; ils n’étaient pas non
plus très évangéliques. A l’arbitraire, tyrannique ou non, ils
préféraient le règne de la Loi, qui ne fait acception de personne
et qui est universelle ; tant que les gouvernants et les gouvernés
agissent selon la Loi et respectent la règle du jeu, personne ne
donne d’ordres à personne et la liberté règne (comme on est
entre concitoyens, un autre principe joue, il est vrai : la bien-
veillance, l’amitié, qui aura des effets confucianistes ; mais
négligeons ces nuances). Esclave de la Loi, le citoyen ne l’est de
personne. La Loi est le comble de la justice, par opposition à
l’arbitraire d’un maître. Tel est le principe, qui couvre sans doute
deux idées différentes : la liberté porte sur l’exercice du pouvoir,
la liberté porte sur la modalité d’obéissance. Selon la première
idée, l’important est de savoir qui commande : le citoyen qui
n’obéit qu’à la Loi est son propre gouvernant ; selon la
deuxième, l’important est de savoir comment on est commandé,
selon une règle valable tout le temps ou au contraire coup par
coup, comme un soldat qu’on fait pivoter selon les exigences
tactiques de chaque instant (en ce cas, le soldat obéit nécessaire-
ment à un autre homme).
576 Le Pain et le Cirque
Ici intervient le texte de Platon243, où le brocard prend sa
deuxième signification : la Loi ne peut jamais correspondre à la
justice ; et ce, non pour des raisons au fond historiques
(comme dans la conception charitable), mais pour une raison
sempiternelle : jamais une Idée n’épuisera la diversité du réel,
jamais une Loi ne pourra prévoir tous les cas particuliers. Aux
Athéniens qui voyaient, dans la démocratie, le règne de la Loi,
Platon fit remarquer qu’au nom de leurs propres principes leur
position était intenable et que toute Loi exigeait un jour ou
l’autre un roi, qui rétablisse, sous le nom d’équité, la Loi elle-
même. L’équité n’est pas un principe supérieur à la justice ;
c’est la justice elle-même, sur les points où les cas individuels
mettent la justice en défaut ; l’esprit de la Loi ne peut prévoir
dans sa lettre tous les cas individuels. Il ne peut pas plus y
avoir de loi écrite parfaite qu’il ne peut y avoir d’enseignement
parfait par écrit, car chaque disciple ou lecteur est différent
d’un autre. Il faut un maître, précepteur ou roi ; malgré le ratio-
nalisme juridique, on ne peut s’en tenir à la règle du jeu, car la
réalité n’est pas un jeu, mais une chose sérieuse (est sérieux
ce qui a une matière et n’est pas formel). Ce roi sera le juge ou
bien ce sera l’empereur, juge suprême ; ils tiendront compte de
la matérialité infinie des cas.
La lettre ne pouvant prévoir tous les cas, la législation aura
pour correctif une jurisprudence ; l’article 4 du Code Napoléon,
qui interdit au juge de refuser de rendre un jugement sous pré-
texte de doutes sur la question de droit, suppose que le juge
devra suppléer aux lacunes de la loi244. Dans le domaine admi-
nistratif, on sait que la grève du zèle et l’application stricte des
règlements aboutissent à des absurdités et arrêtent les affaires :
je lis chez un auteur qui s’y connaît que la moderne théorie des
organisations a découvert que le dilemme « était inhérent à
l’action directoriale et n’était pas de simples fautes d’applica-
tion de la théorie administrative245 » ; tiendra la place du roi
celui qui peut décider d’assouplir le règlement, d’accepter un
dossier pourtant incomplet, etc. C’est là qu’on voit qui com-
mande vraiment. Enfin, en matière pénale, intervient un droit
royal, régalien, celui de faire grâce au condamné et de se mon-
trer clément.
Mais cette clémence selon Platon n’a rien d’évangélique ;
elle rétablit la Loi et ne l’efface pas. Un moderne dirait qu’elle
est universalisable : elle est équité, elle est la justice vraie246.
L’empereur et sa capitale 577
« L’équitable », dit L’Éthique à Nicomaque247, « tout en étant
juste, n’est pas le juste selon la loi, car la loi est toujours
quelque chose de général et il y a des cas d’espèces.» Le juge
tranchera selon cette vraie justice, et non selon son caprice, si
sa décision est universalisable au sens de Kant ; un texte
célèbre qui est d’inspiration kantienne, l’article premier du
Code civil suisse, prescrit au juge, dans les cas non prévus par
la loi et la coutume, de juger selon la règle qu’il adopterait
comme législateur.
A la différence de la charité, qui brise les barrières, l’équité
s’enferme dans son horizon historique de pensée et se contente
de raturer indéfiniment le même texte. Cette équité selon Platon,
ce n’est pas autre chose que la clémence de l’empereur selon
Sénèque, en dépit de quelques apparences évangéliques.
Le « miroir du vrai prince » que Sénèque a adressé à Néron
sous le titre de La Clémence est une invitation à l’équité ; faute
de voir que la problématique en est d’origine platonicienne, on
croit à tort qu’il y a une contradiction dans ce traité et que
Sénèque y donne deux définitions successives de la clémence :
adoucir l’équité ou justice, rétablir l’équité248. Il arrive assuré-
ment qu’un penseur latin se contredise, mais Sénèque avait
la tête philosophique, autant ou même plus que Lucrèce ; dans
La Clémence comme dans le reste de son œuvre, seules les
nécessités et les longueurs psychagogiques de la parénèse (pour
convaincre, il faut prendre son temps) noient en apparence la
netteté conceptuelle249.
En apparence, Sénèque se rallie à la conception populaire de
la clémence, celle de l’Évangile ou de Confucius : « Elle
consiste à faire remise d’une peine méritée et due, à s’en tenir
en deçà de ce qu’on pourrait à juste titre infliger.» Mais quel
est ce juste titre ? L’équité, ou la lettre de la loi ? Sénèque se
garde bien de le préciser d’abord. Il n’ignore pas qu’aux yeux
d’un philosophe il n’est pas recommandable de faire remise
d’un équitable châtiment ; il l’expliquera même tout au long un
peu plus loin. Mais il sait aussi qu’aux yeux de son impérial
élève, plus esthète que ratiocinateur, la distinction des deux
clémences pourrait passer pour une querelle de mots, de verbo
controversia ; le sens commun confond les deux conceptions,
si voisines en apparence. Laissons-le continuer à confondre et,
plutôt que de le heurter pédantesquement, souvenons-nous des
deux principes de toute vraie rhétorique : primo, il ne s’agit pas
578 Le Pain et le Cirque
(ou il ne suffit pas) d’avoir raison, il faut encore gagner dans le
cœur des auditeurs ; secundo, pour ce faire, partons de ce que
les auditeurs savent ou pensent, sinon ils n’écouteront pas. Pro-
fitons de leur confusion de pensée pour les amener à pratiquer
la vraie clémence, celle de Platon et de l’équité ; s’ils n’ap-
prendront pas à la définir, du moins sauront-ils la reconnaître,
car nous leur montrerons ce qu’elle est en l’exemplifiant au
lieu de la conceptualiser250.
Pour le lecteur qui nous sait philosophe, nous nous en tire-
rons avec un clin d’œil : nous lui témoignerons que nous
savons définir la vraie clémence, en ajoutant par feinte que
nous ne prenons pas ces subtilités à notre compte (le lecteur
instruit saura bien reconnaître, à notre langage, que nous
savons de quoi nous parlons ; il reconnaîtra même à notre ton,
en vingt endroits de nos Lettres à Lucilius, que nous ne rédui-
sons nullement la philosophie à sa partie morale et que l’onto-
logie et la logique stoïciennes nous intéressent profondément,
quoi que nous prétendions).
A l’usage du jeune prince, nous nous en tiendrons aux sym-
boles confus du sens commun ; il est même souhaitable qu’il
prenne la clémence platonicienne pour l’autre, toute excessive
qu’elle est : elle a plus d’attrait, en effet, et mieux vaut gracier
un criminel en croyant être bon que punir un innocent en se
croyant équitable ; si Néron peut se croire bon, il sera flatté et
n’en sera que plus enclin à passer aux actes. Nous n’aurons eu
raison qu’à demi, aux yeux d’un pédant ; en revanche, nous
aurons gagné.
Dans les droits modernes, cette équitable clémence a pris
forme de loi : circonstances atténuantes, sursis, individualisa-
tion de la peine ; choses que le droit romain connaissait peu, si
bien que la décision individuelle du roi devait suppléer aux
lacunes de la Loi. N’infligeons pas au lecteur une question
de cours de droit romain sur le rôle judiciaire des empereurs. Il
peut être plus utile de rappeler qu’à travers l’histoire il est un
idéaltype du pouvoir judiciaire du roi qui se trouve plus ou
moins complètement réalisé et modifié dans un grand nombre
de sociétés, que ce soit l’Égypte lagide ou l’empire du Négus.
Le souverain intervient de quatre manières dans l’exercice de
la justice : il juge lui-même les affaires qu’il estime particuliè-
rement graves ; les parties, plutôt que de faire appel aux tribu-
naux ordinaires, peuvent s’adresser directement à la justice de
L’empereur et sa capitale 579
Salomon (à la « justice de cadi », disent les juristes allemands)
qu’exerce le roi en vertu de sa prérogative, soit qu’il juge lui-
même sous un chêne, soit qu’il réponde par rescrit à des pla-
cets ou à des enteuxeis ; le roi voit des procès aboutir à lui
par voie d’appel ; enfin le roi exerce un droit de grâce dans les
nuances duquel nous n’entrerons pas.

Classement des tâches de l’État.


Le miroir flatteur que Sénèque tendait à son impérial élève
reflète une seule des activités du prince, celle de juge. Si nous
voulons passer en revue les principales actions des empereurs
que l’on tenait pour des bienfaits, nous devons distinguer
d’abord quelques espèces, afin de nous repérer :
1. Le prince individualise la règle, selon Platon, ou l’adoucit,
selon l’Évangile.
2. Il est des actes où le prince agit comme homme privé ; il y
déploie le faste d’un milliardaire et la bonté d’un bon berger.
3. Le « royal caprice » ! Le souverain comble plus ou moins
arbitrairement ses favoris ou ses partisans de faveurs publiques
ou privées.
4. Le roi, démentant ses ministres, s’il le faut, réagit contre la
tendance de l’appareil d’État à abuser de sa puissance, à aller au-
delà du nécessaire par excès de zèle ou à ignorer les valeurs non
politiques.
5. L’office du souverain n’est pas seulement de faire la loi ou
de donner des ordres : il rend aussi des services ; l’autorité a des
tâches sociales, promeut les intérêts économiques ou spiri-
tuels251 ; outre la contrainte, elle exerce l’initiative.
6. La liste des tâches d’un État varie historiquement ; elle est
donc susceptible d’extension. Ce sera un bienfait, si un prince
prend en main l’assistance publique ou l’enseignement.
On a remarqué qu’en énumérant tous les recoins où pouvait
se nicher l’idéologie de l’évergétisme royal nous avons pu lais-
ser de côté l’activité la plus caractéristique d’un souverain : la
politique elle-même, les actes de gouvernement. La bonté se
rapporte à l’aspect non politique du métier de roi, et Dion de
Pruse semble l’avoir confusément aperçu. Une victoire des
armées impériales n’est pas proprement un bienfait : un sau-
veur n’est pas un évergète ; cette victoire est un événement et
rien ne ressemble moins qu’un événement à l’exercice régulier
580 Le Pain et le Cirque
d’une vertu. Il y a deux parties dans la vie publique ; l’une est
faite d’« événements », ce qui ne présage rien de bon, car
mieux vaut toujours qu’il n’arrive rien du tout ; l’autre partie,
qui est sans histoires, est celle que nous allons décrire. Le pou-
voir y est occupé à deux choses : il a une activité, celle de
répandre ses bienfaits, et il fait des œuvres, à savoir des édi-
fices de pierre ou de marbre et aussi des institutions. L’énumé-
ration est sans doute canonique, car on lit, dans Le Mémorial
de Sainte-Hélène, cette grosse vessie : « Mes vieux jours eus-
sent été consacrés à visiter toutes les régions de l’Empire,
semant de toutes parts et partout les monuments et les bien-
faits » ; pendant ce temps-là, ajoute le dictateur corse, la poli-
tique aurait été faite par mon fils.
Monuments, bienfaits : un troisième terme aurait pu s’y ajou-
ter, les cadeaux ; mais Napoléon, en vrai Romain, estimait,
comme les empereurs de Rome, qu’il n’appartient pas à un
magistrat de distribuer des dons.
C’est pourtant un topos millénaire que celui du roi qui
répand ses largesses sur tous les individus qui l’approchent
à un titre ou à un autre. « Eumène de Pergame », nous est-il
dit252, « aimait la renommée plus que tout autre roi de son
temps ; il se fit l’évergète d’innombrables cités grecques et fit
la fortune d’innombrables particuliers » ; car les rois hellénis-
tiques rivalisaient de prestige, sur la scène internationale, avec
les cités et les autres rois. Mais il n’en est pas de même des
empereurs romains, qui occupent seuls la scène politique : pour
les Romains, il n’existe d’une certaine manière qu’un seul État
au monde, le leur (Tacite parle des Parthes comme des Bar-
bares dont les potentats ont tous les traits proverbiaux des
potentats orientaux, dont le faste). Ce qui convient à des Bar-
bares ne convient pas au premier magistrat de l’Empire ; les
textes latins ne célèbrent les cadeaux de l’empereur qu’avec
une certaine discrétion ; la seule exception est le mécénat,
au sens italien du mot : Vespasien laissa une réputation de
mécène, généreux envers les hommes de culture. Le cadeau
sous sa forme crue est une conduite de roitelet barbare. Car,
chez les Barbares, l’arène politique n’est occupée que par
quelques dizaines de seigneurs, si bien que le potentat sera sûr
de son trône, s’il gagne quelques grands à son parti en leur
faisant des largesses qui seront, soit le prix, soit le symbole
de leur appui. L’Empire, en revanche, est une machine dont
L’empereur et sa capitale 581
le personnel politique est nombreux et spécialisé ; c’est une
« république » civilisée et constitutionnelle dont le souverain se
doit d’être sérieux.
Certes, il arrive à l’empereur de distribuer de l’argent ou des
terres à ses amis, à ses partisans, à la caste sénatoriale, et les
textes attribuent en bloc ces largesses à sa libéralité253. La réalité
des conduites est plus différenciée ; certains de ces dons étaient
purement privés ; d’autres étaient publics, mais ils étaient censés
avoir été faits à titre de récompenses. Entrons dans le détail, qui
semble trop peu connu.
1. Comme tout citoyen, le prince a bien le droit de faire des
libéralités sur sa fortune particulière. A la mort de Britannicus,
Néron fit distribuer les domaines du malheureux prince à ses
favoris ; comprenons que, selon la coutume de l’oligarchie
sénatoriale, il a redistribué à ses amis une partie de l’héritage
de Britannicus, qui lui revenait au titre du droit civil ; car
Néron, j’imagine, héritait de Britannicus, qui était son agnat
par adoption, n’avait pas d’heredes sui et a dû mourir intes-
tat254.
2. Mais l’empereur pouvait aussi distribuer des domaines
publics qui appartenaient à l’un des Trésors de l’Empire. Toute-
fois ces largesses étaient faites sous un prétexte officiel qui datait
de l’époque républicaine : récompenser ceux qui avaient bien
mérité de l’État (bene meriti) ; c’étaient autant de bienfaits du
prince et le Moyen Age conservera le mot en un sens technique
quand il parlera de bénéfices255.
La pratique est connue surtout à l’époque des empereurs chré-
tiens, grâce au Code Théodosien. Une vingtaine de constitutions
parlent de terres qui avaient appartenu au Fisc ou à la Fortune
privée, avant d’être données à des individus par les empe-
reurs256 ; on entrevoit un vaste déplacement de propriété fon-
cière, mais au détriment et au profit de qui ? Les lois ne le disent
pas et Godefroy supposait que les biens des temples païens, qui,
vacants et caducs, avaient été donnés à l’Église, étaient ces
domaines dont traitaient lesdites constitutions257 ; des modernes
pensent plutôt à des terres distribuées à des partisans du prince
régnant258. Ce qui frappe, à lire ces verbeuses lois, est qu’aucune
ne fait de phrases sur l’Église, et pas davantage sur les mérites de
vétérans ; elles demeurent très discrètes sur les titres que les
bénéficiaires ont pu avoir à la libéralité impériale. Une de ces
lois laisse entrevoir qu’autour des domaines confisqués à
582 Le Pain et le Cirque
Constantin II, décrété ennemi public, s’agglutinait une nuée de
sangsues : on sollicitait à qui mieux mieux les largesses du
prince et les pétitions affluaient259.
Cependant, à trois reprises, ces lois motivent en termes
vagues les donations ; les terres ont été données, disent-elles,
en récompense de fatigues et de mérites, à ceux qui avaient
bien mérité de l’État260. Reconnaissons-y une formule tradi-
tionnelle vieille de plusieurs siècles ; à la fin de la République,
quand des imperatores fondaient des colonies ou procédaient
au nom d’une loi à des distributions de terres, le privilège leur
était concédé d’excepter du partage quelques biens-fonds et de
les accorder en possession pleine et entière à qui ils voulaient ;
leurs adversaires politiques pouvaient bien se scandaliser de
ces loca excepta, concessa, possessa, la pratique n’était pas
moins consacrée261. On la justifiait en considérant que l’impe-
rator avait donné ces terres en récompense à des gens qui
l’avaient bien mérité (locum bene merenti dedit)262. Les empe-
reurs n’ont fait sans doute qu’hériter de ce droit des impera-
tores de la République et, malgré le silence de nos sources, ces
largesses ont pu jouer un grand rôle en certaines circonstances
politiques263. Il demeure caractéristique que ces royales
faveurs aient été couvertes d’un principe universalisable : cela
s’appelle avoir le sens de l’État.

Le Sénat : ordre ou organe ?


Il était une autre espèce de largesses impériales dont l’impor-
tance politique contribuait, elle, au fonctionnement régulier des
institutions (si l’on entend, par cette régularité, des règles cou-
tumières, tacites, voire préconceptuelles) : nous voulons parler
des largesses que faisaient les princes à des sénateurs peu for-
tunés ; elles permettaient, au-delà des règles officielles de recru-
tement, d’assurer la cooptation de la caste dirigeante. Si une
famille sénatoriale s’était couverte de dettes et ne possédait plus
le capital exigé par la loi de tout membre du Sénat ; si un cheva-
lier digne d’entrer au Sénat ne disposait pas de ce capital ; si un
sénateur ne pouvait revêtir une magistrature, faute de pouvoir
donner les jeux que comportait cette dignité, dans tous ces cas
l’empereur pouvait, par sa libéralité264, donner aux intéressés la
somme nécessaire, si du moins il jugeait bon de le faire.
A première vue, rien de plus simple que ce favoritisme ; à
L’empereur et sa capitale 583
mieux regarder, les largesses du prince aux sénateurs montrent
qu’il y avait deux systèmes de recrutement du Sénat, le vrai et
le faux. Officiellement, des règles déterminaient les conditions
d’admission dans la haute assemblée ; il fallait posséder un
capital foncier d’un million de sesterces (ce qui était le cas de
milliers et de milliers de citoyens) ; il fallait aussi, comme l’a
deviné A. Chastagnol, jouir d’un droit exprès de briguer les
honneurs publics à Rome (ce qui n’était pas le cas de beaucoup
de citoyens d’origine provinciale)265 ; il fallait enfin, ou bien
être fait magistrat par le Sénat et l’empereur, ou bien être soi-
même fils de sénateur266. En réalité, ce qui importe unique-
ment est d’être jugé désirable par les sénateurs et par le
premier d’entre eux, le prince ; l’ordre sénatorial entend choisir
librement qui est digne d’entrer ou de demeurer dans son sein
et, pour ce faire, il aplanira les règles formelles, s’il le faut ;
la libéralité du prince permet, quand besoin est, de transformer
le régime censitaire en un système de cooptation, par exemple
au profit d’un hobereau désargenté mais chaudement recom-
mandé. Il en était de même pour être admis dans l’ordre des
chevaliers, sauf qu’en ce cas les libéralités qui permettaient
de tourner la règle censitaire étaient privées et relevaient de la
clientèle, du patrocinium ou suffragium267. Derrière les appa-
rences formelles, partout la cooptation est la grande maxime de
l’oligarchie romaine, et avec elle la clientèle politique.
Mais pourquoi ? Parce que la relation du Sénat à la société
globale n’est pas celle qu’on semble parfois supposer. Que
l’« ordre » sénatorial ne soit pas une classe sociale, cela va
sans dire et le mot même suffit à le dire ; mais ce n’est pas
davantage un ordre au sens de notre Ancien Régime, ni même
au sens où l’on parlait de l’ordre des chevaliers romains : le
Sénat était un organe et non un groupe ; il était composé de
quelques centaines de personnes, comme il convient à une
assemblée, et non de quelques dizaines de milliers, comme il
convient à une noblesse. C’était un ordre au sens où l’on par-
lait aussi de l’ordre des sévirs augustaux, cet organe du culte
municipal des empereurs qui comptait au mieux quelques
dizaines d’affranchis. Comme le Parlement de notre Ancien
Régime, le Sénat était hétérogène par rapport à la société glo-
bale, comme il convient à un organe spécialisé ; il n’était pas
fait pour la résumer, la représenter ni même la couronner, for-
mer la classe élevée. Aussi prétendait-il être seul juge de son
584 Le Pain et le Cirque
recrutement et ne pas s’embarrasser de règles mécaniques : lui
seul savait ce qu’il devait être, ce qu’il devait perpétuer, et il
n’avait pas de comptes à rendre à une société globale dont il
n’était pas le sommet : Il était un certain édifice, le plus élevé
que l’on vît dans la cité. Sa psychologie n’est pas celle d’une
délégation de classe ou de caste, mais celle d’un conserva-
toire, d’une académie ou d’un ordre de chevalerie (au sens de
notre Ancien Régime) ; il n’est pas un club de latifundiaires,
mais le conservatoire d’une sagesse politique et du service de
l’État.
On aurait donc tort de se représenter l’entrée dans cette acadé-
mie politique comme l’aboutissement normal d’une ascension
sociale ; le Sénat n’est pas plus le sommet de la société que le
Parlement de notre Ancien Régime n’était le sommet de la « bour-
geoisie ». Il arrivait que, dans une grande famille, un fils devînt
sénateur, tandis que l’autre restait chevalier, et, de par les propor-
tions arithmétiques, c’était même un cas très fréquent ; de richis-
simes familles grecques n’ont jamais cherché à entrer au
Sénat268 : elles n’ont pas choisi la mission de servir le prince et
sans doute estimaient-elles que le triomphe d’une grande maison
était de tyranniser sa cité ou la province et de faire trembler jus-
qu’au gouverneur romain. L’entrée au Sénat était plus une spé-
cialisation qu’une consécration ; l’appareil d’État n’était pas
homothétique à l’agrégat de cités qu’était l’Empire. La composi-
tion de l’ordre sénatorial n’est pas un bon échantillonnage de la
société globale et l’entrée d’Africains au Sénat ne prouve que très
indirectement et partiellement l’enrichissement de l’Afrique
romaine ; le choix de Richelieu comme Premier ministre ne
prouve pas davantage une ascension sociale du Sud-Ouest de la
France. On a beaucoup étudié l’origine géographique des séna-
teurs ; c’est très intéressant pour mieux connaître le Sénat, mais
cela ne fait pas mieux connaître la société impériale ni même les
tendances de la politique : la dynamique de l’Église catholique
n’est pas non plus suspendue au seul fait que l’origine géogra-
phique des papes est toujours italienne.
La cooptation de ce conservatoire politique avait pour agent
le prince lui-même, dont la libéralité résolvait les conflits entre
la lettre et l’esprit de la règle. Ce qui épargnait au Sénat la
tâche désagréable de s’épurer lui-même : quand une grande
famille s’était ruinée et était menacée d’exclusion, l’empereur
devenait le maître de son sort ; il pouvait lui payer ses dettes ou
L’empereur et sa capitale 585
laisser la règle fonctionner contre elle. En ce dernier cas, les
sénateurs étaient secrètement soulagés d’être débarrassés d’un
collègue qui diminuait l’honneur du corps tout entier et de cha-
cun de ses membres, mais encore plus soulagés de n’avoir pas
eu à procéder eux-mêmes à son exécution ; ils avaient en outre
le soulagement de pouvoir en vouloir au souverain du malaise
que l’exécution d’un de leurs semblables ne laissait pas de leur
donner. Aussi critiquaient-ils, non pas la chose elle-même,
mais la manière, et ils accusaient l’empereur d’avoir manqué
de délicatesse ; « il n’est pas convenable, même pour un prince,
de donner afin d’humilier », écrit Sénèque269 ; « il se trouva
beaucoup de sénateurs pour demander à Tibère de les aider
financièrement : il leur fit rendre compte à tous de l’origine de
leurs dettes par-devant le Sénat et ne leur versa la somme
nécessaire qu’à cette condition. Ce n’est pas là être libéral,
mais jouer les censeurs ». Le malheureux Tibère n’a jamais eu
de chance : cet empereur-sénateur, passionné jusqu’au sno-
bisme pour l’ordre sénatorial auquel il appartenait par toutes
les fibres de son être, avait voulu évidemment marquer son res-
pect pour la haute assemblée, la laisser juger elle-même du sort
de ses membres et fuir toute apparence d’arbitraire monar-
chique. Il ne pouvait plus mal choisir son moment ; au fond, le
Sénat ne voulait jamais décider, et en cette affaire encore
moins qu’en aucune autre. Ce qu’il souhaitait secrètement était
de n’avoir aucune responsabilité dans aucun domaine et de
pouvoir avoir du ressentiment envers les princes qui le
dépouillaient de toute responsabilité ; mais, lui donnât-on vrai-
ment quelque responsabilité, il trouvait vite un prétexte pour
jouer les difficiles, faire la fine bouche et éluder cette responsa-
bilité ; nous verrons pourquoi à la fin de ce livre.

Une fiscalité d’autrefois.


Les largesses aux sénateurs étaient une nécessité politique
tacite et remplissaient une fonction qu’il convenait d’ignorer ;
il était donc commode d’y voir le fait du prince et de sa libéra-
lité. Jetons maintenant un regard d’ensemble sur les autres
libéralités impériales. Les unes sont des tâches publiques de
l’État que le style monarchique rapporte en paroles à l’évergé-
tisme du prince ; d’autres sont d’authentiques évergésies de
l’empereur, qui n’en sont pas moins devenues des tâches
586 Le Pain et le Cirque
publiques, du seul fait que l’empereur ne pouvait pas cesser
d’être un personnage public. Ainsi s’est allongée la liste histo-
rique des tâches traditionnelles de l’État ; c’est le cas du mécé-
nat et des secours aux victimes de catastrophes. Quant aux
fausses évergésies, elles comprennent les édifices publics et les
remises d’impôts.
Un prince ne pouvait mieux s’attirer la reconnaissance de ses
sujets qu’en supprimant une redevance, en diminuant momen-
tanément la charge fiscale d’une province, en faisant remise
aux contribuables des arriérés d’impôts qu’ils devaient au
Fisc270 ; une sculpture célèbre du Forum représente l’empereur
Hadrien qui fait brûler les créances du Trésor public271. On
attribuait les allégements de ce genre à la libéralité du prince
par un effet de style monarchique, mais aussi parce qu’on se
représentait l’appareil d’État sous les traits d’un brigand qui
dépouillait les contribuables pour son intérêt personnel, ce qui
était à moitié vrai.
Il demeure que les remises d’impôts n’étaient pas des caprices
privés, mais des décisions publiques en matière de fiscalité
publique ; elles avaient deux fins publiques : éviter de tondre les
brebis de trop près, afin de ne pas les écorcher, et éviter le gas-
pillage public de prestige. L’importance économique de ces
dégrèvements pouvait être considérable en ce temps-là ; elle por-
tait sur la structure plus que sur la conjoncture ; la possibilité
même de variations très amples dans la charge fiscale est un autre
trait archaïque.
Dans les sociétés préindustrielles, les brebis ont la laine fort
courte et la fiscalité y a des conséquences de dimension
géographique ; lisons les voyageurs des siècles passés ; décou-
vraient-ils une contrée bien cultivée et prospère ? Ils suppo-
saient aussitôt que le prince qui y régnait n’accablait pas
d’impôts ses sujets ; au contraire, une fiscalité trop pesante suf-
fisait à appauvrir une principauté voisine272. On voit combien
la charge fiscale variait selon le caprice du maître ou la cou-
tume régionale ; dans l’Empire romain, certaines régions arides
et même désertiques n’en étaient pas moins habitées et
cultivées « parce que la population en était exempte
d’impôt273 » : la fiscalité avait sur l’habitat des effets aussi
puissants que la géographie physique. Les impôts romains sont
un sujet mal connu ; on entrevoit cependant que le poids des
redevances, pour des raisons purement historiques, était très
L’empereur et sa capitale 587
inégal d’une province à l’autre ; certaines variations écono-
miques considérables, par exemple la croissance de la province
d’Asie à partir des Flaviens, ont pu avoir une cause fiscale.
Certains impôts étaient des taxes fixes, d’autres étaient
modulés pour de trop longues périodes et assis sur des recense-
ments trop rarement révisés. Un sage prince devra donc inter-
venir, diminuer le taux de l’impôt, si une année les récoltes
sont mauvaises dans une province ; le fait du prince corrigera
la règle imparfaite et ce sera une évergésie. Il la corrigera éga-
lement pour arracher une province à sa pauvreté séculaire ;
quand le philhellène Néron274, par un effet de sa « grandeur
d’âme », « fit du bien » à la vieille Grèce, alors ruinée275, et lui
accorda « l’indépendance et l’immunité d’impôts », ce donqui-
chottisme n’en était peut-être pas un ; c’était peut-être de la
vraie grande politique. Quand Julien l’Apostat était le prince
de la Gaule, les impôts de ce pays tombèrent de 25 sous d’or à
7276 ; à vrai dire, cela revenait à rejeter le fardeau sur les autres
provinces277. Le bon berger doit ménager à la fois les besoins
de l’État et les intérêts économiques, durables ou saisonniers,
des différentes provinces278.
La réalité et les bergeries font deux. Le poids de la fiscalité
variait notablement et notoirement selon que le prince régnant se
modérait ou était avide de luxe et de constructions ; « d’énormes
édifices qui n’ont rien de nécessaire, des foules de hauts fonc-
tionnaires (aulici : ce mot ne signifie pas « courtisans »), peuvent
facilement revenir plus cher que des légions279 ». De Caligula à
Constantin, des empereurs ont mérité leur réputation de pro-
digues. Outre le faste monarchique, on peut incriminer sans grand
risque d’erreur le pillage des fonds publics à une échelle gigan-
tesque, car c’est la règle plutôt que l’exception à travers l’his-
toire280.
Pour toutes ces raisons et pour quelques autres, les empe-
reurs pouvaient faire varier le fardeau de leurs sujets beaucoup
plus qu’un gouvernement moderne ; ils n’ignoraient pas qu’il
dépendait d’eux de se conduire comme de mauvais riches ou
d’épargner leurs sujets et ils en avaient parfois mauvaise
conscience. L’économie de ce temps-là n’était pas, comme la
nôtre, délicate comme une horloge ; la question était de savoir
s’il y aurait à manger ou pas, et non si les affaires et la
demande de travail iraient bien ou mal ; une bête de somme,
qui marche ou crève, est moins fragile et précise qu’un avion.
588 Le Pain et le Cirque
Les revenus annuels de l’État étaient de l’ordre d’un milliard
ou deux de sesterces sous le Haut-Empire281 pour une popula-
tion de cinquante ou cent millions d’individus282 ; cela fait un
milliard de francs Balzac ou la moitié (en 1831, le budget de
la France a atteint le cap du milliard ; seulement il comprenait
les dépenses municipales, qui n’étaient pas à la charge de
l’empereur romain). Quant au produit national, estimons-le, à
vue de nez, à quelques dizaines de milliards de sesterces ;
tout ce qu’on peut exiger en ce domaine est que les estimations
de deux historiens aient le même nombre de chiffres : on ne va
pas exiger que le premier chiffre soit le même. Alors que nos
propres estimations de notre produit national comportent, au dire
d’Oskar Morgenstern, une erreur de 10 ou 15 %, c’est-à-dire
beaucoup plus que le taux annuel de croissance, objet de tant de
passions, et que le budget total de la défense nationale dans le
cas des États-Unis !
Il n’y avait pas de grande différence entre les méthodes
financières de l’État romain et celles d’un riche particulier.
Les tâches de l’État étaient peu nombreuses et souvent discon-
tinues et discrétionnaires ; un prince augmente la solde de sa
garde, se bâtit un palais d’or, fait une guerre ou ne fait rien de
tout cela. S’il bâtit ou guerroie, il épuisera le Trésor, qui pou-
vait contenir en réserve l’équivalent d’une ou deux années
d’impôts283 ; car, comme les particuliers, l’État a ses revenus
et il a aussi l’intention de mettre de l’argent de côté en cas de
malheur. Un empereur prodigue dévore les épargnes de son
prédécesseur, comme un fils de famille qui mange son patri-
moine. Le Trésor une fois vide, il en sera réduit à alourdir le
fardeau de ses sujets ; il ne pourra pas, comme les États
contemporains, payer la guerre, sans pression fiscale, en ces-
sant de renouveler le capital national. Mais il pourra renoncer
à sa guerre ou à son palais.
Conscients de leur marge de liberté, les princes n’hésitent
pas à dire du mal de leurs prédécesseurs cupides, puisque le
fardeau fiscal est un choix politique plus qu’une nécessité
étatique ; ils avouent que l’impôt pourrait servir les intérêts les
plus égoïstes du pouvoir ; « je ne suis pas de ces empereurs qui
ne considèrent que leur avantage », déclare Julien à ses peuples ;
« mon principal souci n’est pas d’accumuler des épargnes aux
dépens de mes sujets » 284. Des monnaies impériales célèbrent
tout crûment la suppression des abus et chicanes (calumnia) du
L’empereur et sa capitale 589
Fisc285. Il était convenu que les sujets pouvaient impunément
condamner en termes vifs la dynastie précédente et les préva-
rications de ses hauts fonctionnaires286, l’âge d’or n’ayant
commencé qu’avec le présent règne287. Les options politiques de
l’Antiquité n’étaient pas où nous les chercherions, dans
des programmes rivaux de politique constitutionnelle ou bien
sociale, et elles étaient où nous ne les chercherions pas, dans des
options administratives ou encore dans la modalité d’obéissance,
dans le style de commandement. Un empereur se fait obligatoi-
rement acclamer ou non, aime trop bâtir ou non. Puisque l’impôt
est choix politique plutôt que continuité administrative, les
empereurs ne se sentent pas solidaires de leurs prédécesseurs en
matière fiscale et ils ne craignent pas de semer dans l’esprit des
peuples de ces doutes qui sont fatals à tous les gouvernements :
l’impôt relève des choix politiques plutôt que de la continuité de
l’État ; un empereur a le droit de choisir une autre politique que
son prédécesseur.

Faire bâtir était de la politique.


Les soulagements fiscaux relèvent donc en partie d’une ratio-
nalité budgétaire, en partie d’un choix politique et par consé-
quent personnel au prince. Il en est de même d’une autre tâche
des États de ce temps-là, les édifices publics. L’empereur fait
construire des édifices utiles, ce qui est son devoir et ne peut
passer pour une évergésie que dans le style monarchique ; il en
fait construire d’autres qui satisfont son goût de bâtir,
son désir d’exprimer sa majesté ou tout simplement le royal
caprice qu’il a pour une cité qui est sa favorite. Il faut ajouter
qu’avant de devenir une des tâches de l’État ou un caprice prin-
cier, l’activité édilitaire a été une évergésie personnelle : elle
remonte, en effet, au mécénat augustéen. Ainsi s’est allongée la
liste des tâches du pouvoir central.
Mettons rapidement en place les grandes lignes288 : durant le
Haut-Empire, les édifices publics, s’ils s’élèvent à Rome même,
sont l’œuvre du prince ou du Sénat exclusivement : magistrats
et évergètes n’ont pas le droit de bâtir à l’intérieur de l’Urbs ;
hors de Rome, en Italie et dans les provinces, les édifices publics
sont dus aux cités, ou à des magistrats locaux qui les construi-
sent ob honorem, ou à des mécènes, à des gouverneurs, excep-
tionnellement au Sénat289, ou à l’empereur. Le pouvoir central
590 Le Pain et le Cirque
se manifeste donc par des constructions à Rome même et dans
tout l’Empire.
C’est là une innovation par rapport à la République ; elle a
pour auteur le mécénat augustéen. L’État républicain ne prenait
soin que de Rome et négligeait de bâtir dans les autres villes
romaines, sans parler des cités pérégrines ; depuis la guerre
sociale au moins, les censeurs romains avaient cessé de faire
bâtir dans les villes municipales290, qui, en cela aussi, devien-
nent autant de cités indépendantes de l’Urbs ; en revanche,
les aristocrates romains, évergètes ou « caciques » locaux,
construisaient volontiers dans les villes italiennes ; on avait vu
par exemple Calpurnius Pison, consul en 58, et le frère de Cas-
sius revêtir le duumvirat quinquennal à Pola et donner ses rem-
parts à cette colonie291 ; Auguste imita les aristocrates ; ainsi se
trouva comblée une lacune administrative, car son exemple sera
imité par les empereurs qui lui succéderont. Les remparts de
Trieste, Fanum, Nîmes ou Jader sont dus à Auguste, ainsi que
l’aqueduc de Vénafrume292. Nous n’avons pas à énumérer les
constructions impériales en Italie et dans les provinces : il nous
suffira d’avoir marqué que le mécénat augustéen est à l’origine
d’un service public et qu’il a fait passer le gouvernement impé-
rial, de l’optique bornée de la cité, qui était celle des censeurs
républicains, à l’optique d’un grand État.
Mais ce n’est pas parce qu’Auguste s’est conduit en mécène
que les constructions impériales de ses successeurs seront attri-
buées à leur libéralité ou à leur indulgentia : mais parce que
l’édifice n’existerait pas sans une décision du prince, soit que le
Fisc ait fourni la somme nécessaire, soit que le pouvoir central
ait simplement autorisé la ville à le construire à ses frais293.
La libéralité du souverain est d’autant plus palpable que,
lorsqu’il finance un édifice en Italie ou dans une province, l’ar-
gent ne vient pas de Rome ; le prince autorise le gouverneur
à puiser dans la caisse du Fisc de sa province, par laquelle tran-
sitait le produit des impôts en attendant d’être envoyé à Rome,
vers le palais impérial du Palatin, au centre de la Ville éter-
nelle, où se trouvait le Trésor de l’Empire ; car le principe
d’unicité des caisses n’existait pas. Quand Domitien écrit à
un gouverneur de Bithynie294 : « Tu porteras cette dépense au
compte de ma libéralité », il n’entend pas seulement qu’il fau-
dra inscrire la somme au titre des dépenses gracieuses (car cet
ordre ne serait pas donné à un gouverneur de province, mais
L’empereur et sa capitale 591
aux services centraux du palais) : il autorise le gouverneur à se
faire remettre la somme en question par le Fisc de la province
et à justifier l’absence de la somme, quand le produit des
impôts serait expédié à Rome, en la portant en compte comme
libéralité du prince. Voilà pourquoi de nombreuses inscriptions
attribuent des édifices à la libéralité ou à la complaisance
(indulgentia) du souverain : celui-ci s’est dessaisi de sommes
qui lui revenaient au titre de l’impôt et les a abandonnées à
la cité qui a pu ainsi élever son édifice.
A vrai dire, rien de bon ne doit être fait par personne dans
l’Empire sans que l’empereur n’en soit le vrai évergète. Disons
deux mots d’un texte célèbre et mal compris. En 298, un riche
notable d’Autun décide de restaurer de sa bourse les écoles
publiques de cette grande ville. Car notre évergète avait em-
brassé la profession de rhéteur ; il avait longtemps enseigné,
puis ses qualités d’humaniste l’avaient fait nommer secrétaire
d’un des princes. Quand cette fonction prit fin, les empereurs
lui laissèrent son traitement de secrétaire, dont le montant
ferait rêver un PDG. Sa généreuse décision une fois prise, notre
évergète s’empressa d’en informer ses compatriotes autunois ;
son discours, que nous lisons encore295, doit être mis en série
avec de nombreux autres discours municipaux qui sont autant
d’annonces publiques de pollicitations296 par lesquelles les
évergètes prenaient un engagement public auprès de leurs
concitoyens et savouraient d’avance leur reconnaissance. Les
habitants d’Autun n’ont pas été les seuls auditeurs du discours
type ; le gouverneur de la province était là, lui aussi, et pour
cause : lui seul pouvait ratifier le décret municipal qui accepte-
rait la promesse solennelle et autoriser la construction, s’il la
jugeait opportune. Car les rapports entre les cités d’une pro-
vince et les gouverneurs ont toujours été flous, comme tant de
choses dans le droit public romain, et pratiquement le gouver-
neur intervenait dans les affaires municipales quand il jugeait
bon de le faire, sauf si la cité avait assez de puissance pour s’y
opposer ; quand des dépenses étaient en jeu, le gouverneur
intervenait plus souvent que jamais, car les cités étaient trop
portées aux dépenses de prestige. Il intervenait aussi en cas de
« décret ambitieux », c’est-à-dire voté sous la pression d’un
tyranneau local qui se fait encenser par ses compatriotes. La
position de notre évergète autunois était plus délicate qu’on ne
croirait297, d’autant plus qu’un cerbère était là ; assistait en
592 Le Pain et le Cirque
effet à la séance un noble vieillard, nommé Glaucus, dont le
rôle en cette affaire paraît d’abord mystérieux. On n’hésitera
pas à saluer en lui le curateur de la cité, surveillant attentif des
finances municipales. En Afrique, les inscriptions dédicatoires
de monuments publics, au Bas-Empire, associent presque régu-
lièrement le nom du gouverneur de la province et celui du cura-
teur de la cité au nom du gouverneur de la province et celui du
curateur de la cité au nom de l’évergète ; le discours autunois
fait de même par avance298. Voilà donc une évergésie de type
banal. Seulement il fallait que l’empereur fût pour quelque
chose là-dedans et que tout ce qui arrivait d’opulent fût dû à la
« félicité des temps actuels ». Notre rhéteur autunois ne man-
qua pas d’attribuer sa propre évergésie « à une largesse
sacrée », c’est-à-dire à l’impériale libéralité : il dit et répète
que le prince, en continuant à lui verser un traitement somp-
tueux, est proprement l’auteur de l’édifice299.
Car l’État ou la cité se manifestent par leurs constructions, qui
sont autant de « monuments » de leur providentielle majesté qui
demeure pendant que les individus passent ; « la majesté de
l’Empire », écrivait un architecte300, « a éminemment pour
témoignages les édifices publics ». Flavius Josèphe reproche à
Caligula d’avoir préféré son narcissisme égoïste au bien de
ses sujets et de n’avoir entrepris aucun de ces grands travaux
vraiment royaux qui profitent aux générations présentes et
futures301.
Nos esprits trop rationnels se demanderaient volontiers si
ces édifices étaient vraiment utiles, si trois aqueducs étaient
indispensables à la seule ville d’Aix-en-Provence à l’époque
romaine et si le goût romain de bâtir n’était pas « ludique » au
sens multiforme que Huizinga donne à ce mot. Disons que les
édifices publics étaient expressifs et que leur rationalisme était
adapté aux possibilités d’action de cette époque. Dans ses
constructions, l’État, souvent si lointain, devenait palpable et
cessait d’être prosaïque et avide comme ses propres publi-
cains ; les édifices, étant publics, prouvent que le pouvoir
n’est pas égoïste et leur solidité montre bien que l’État
demeure et qu’il voit plus loin dans l’avenir que les individus ;
l’énormité des constructions révèle que le souverain peut
accomplir ce que les individus ne pourraient jamais faire. Et
puis il importe que le gouvernement fasse quelque chose et ne
semble pas sommeiller dans l’autosatisfaction et l’incurie.
L’empereur et sa capitale 593
Voilà du moins ce que se disaient les notables bâtisseurs et les
pouvoirs publics, qui s’applaudissaient de faire merveille
quand ils édifiaient un ruineux aqueduc de plus. Et le peuple ?
Éprouvait-il vraiment le frisson de respect qu’on attendait de
lui ? Plutôt moins que prévu, et c’est en cela que les édifices
étaient expressifs ; ils parlaient pour parler plutôt que pour se
faire entendre. Mais cela même était une « violence symbo-
lique » ; les peuples constataient de leurs yeux qu’au-dessus
de leurs têtes existait une autorité qui faisait des choses
impressionnantes et un peu mystérieuses, en ne s’occupant
que d’elle-même et de ses propres desseins ; comment discu-
ter avec elle ? Comment se mesurer à sa puissance et à son
intelligence302 ?

Le temps, le progrès et les choix.


Quant à cette autorité, elle avait son rationalisme, plus raide
que le nôtre, si bien qu’il nous semble parfois se prolonger sur
du vide. Ces gens-là avaient la mentalité d’un simple parti-
culier qui meuble et orne l’appartement qu’il habitera toute sa
vie, car il sait qu’il ne déménagera jamais et que les murs qui
l’entourent seront toujours à la même place ; il pense égale-
ment que les arts ménagers ne feront pas de progrès. Nous
autres, nous savons que le temps coule, car les techniques se
perfectionnent et les circonstances changent ; si nous sommes
des hommes publics et que nous voulions « faire quelque
chose » pour le bien commun, nous n’envisageons pas que ce
quelque chose puisse être éternellement utile : au lieu de sup-
poser que tout se prolongera indéfiniment par inertie, nous
vivons dans un horizon temporel plus limité. Nous voulons
faire de l’utile. Mais ne nous y trompons pas : les Anciens le
voulaient aussi ; seulement l’intégrale de l’utilité d’un bien ne
peut se calculer sans tenir compte de l’avenir, et jusqu’où
conviendrons-nous de viser cet avenir ? Un musée est sociale-
ment moins utile qu’une voie ferrée ; mais, si l’on peut croire
que celle-ci et celui-là seront utiles éternellement, pour toutes
les générations futures, les deux utilités se valent : toutes deux
n’auront pas de fin. A deux conditions ; d’abord, il faut être
certain qu’une technique meilleure ne remplacera jamais la
vapeur ; ensuite les deux utilités qui se prolongent à l’infini
n’en sont pas moins finies et inégales ; au jour du Jugement,
594 Le Pain et le Cirque
plus de gens auront apprécié le chemin de fer que le musée ;
et, à chaque moment du temps, chaque génération les apprécie
inégalement. Et puis il faut savoir s’il convient de sacrifier la
génération présente aux générations futures. Les gisements de
pétrole s’épuisent ? Ils dureront encore un siècle ou bien trois,
selon que nous continuerons à consommer largement ou que
nous nous priverons pour nos descendants. Sans doute, mais
jusqu’à quelle génération future étendrons-nous notre pater-
nelle sollicitude ? La décision ne peut être qu’arbitraire ; plani-
fier sur un horizon temporel fini suppose que l’on attribue une
utilité déterminée au pétrole qui subsistera au bout de la
période future considérée et cette utilité ne peut être fixée
rationnellement ; et, si on ne la fixe pas, il ne reste que deux
solutions : ou tout consommer tout de suite, ou tout épargner
de génération en génération, si bien que le pétrole sera encore
là au jour du Jugement303.
Mais précisément ce problème de rationalité ne pouvait pas
se poser pour les Anciens, et c’est pourquoi ils bâtissaient tant.
Ils ne pouvaient supposer que les techniques et les préférences
dussent beaucoup évoluer : le monde est terminé, toutes les
techniques à découvrir l’ont été ou presque, le vaste logis qu’est
l’univers est bâti et à peu près complètement équipé ; leur men-
talité était celle de cet enfant de cinq ans qui, voyant construire
un immeuble, me demandait avec un étonnement un peu lassé :
« Papa, quand est-ce que toutes les maisons seront bâties ? »
Les Anciens n’avaient pas non plus le choix entre les dépenses
utiles et celles qui le sont moins et ils ne voulaient guère l’avoir.
Parce que les mécanismes et les institutions de l’économie
étaient plus frustes (il est plus facile de bâtir un aqueduc que
d’élaborer un plan de développement) ; par égoïsme social et
politique, par ostentation de classe ou pour exprimer l’autorité
de l’État ; et aussi par imprévoyance de pauvres, qui ont si peu
de plaisirs qu’un verre de vin qu’ils peuvent boire tout
de suite prend une valeur considérable, si bien qu’à leurs yeux
les utilités futures décroissent très vite et qu’ils ne se soucient
pas d’épargner pour avoir demain du pain. Ce qui est rationnel
(qu’est-ce qui ne l’est pas, en effet ?) : le mot de « gaspillage » a
plus d’un sens304.
Pour mille raisons techniques, politiques, sociales, etc. (lais-
sons les âmes pieuses décider laquelle détermine les autres
« en dernier ressort »), le temps des Anciens est inertie et
L’empereur et sa capitale 595
non évolution créatrice ; de plus, le choix entre deux utilités
inégales ou même hétérogènes, entre l’agréable et le profitable,
leur est moins souvent donné qu’à nous. Dès lors, leur rationa-
lisme sera différent du nôtre et plus sommaire : il choisira, non
entre deux utilités hétérogènes et durables, mais entre une uti-
lité durable et un profit immédiat, à la manière du pauvre qui
boit l’aumône ou qui va acheter du pain. Pratiquement, le
choix était entre les édifices et les spectacles. Bâtir ou donner
des jeux. L’Éthique à Nicomaque et les Devoirs de Cicéron
le disent bien : un homme intelligent et munificent fera des
cadeaux qui demeurent et ne donnera pas des plaisirs qui s’éva-
nouissent dans l’instant. La rationalité était de faire des cadeaux
durables ; on ne parlait pas, comme nous, de « cadeaux utiles ».
Et pour cause. Revenons à notre simple particulier qui meuble
et orne son appartement ; il y habitera jusqu’à sa mort et tout
autour de lui subsistera « par inertie » dans l’état actuel. Dès
lors, tout ce qu’il peut acheter est louable, puisque c’est « pour
la vie » ; s’il achète des « objets d’art », ce n’est pas une sotte
dépense, puisque ces objets resteront. La seule chose qui
importe est qu’il ne dépense pas son argent au jour le jour à
de petits plaisirs qui ne laissent rien de corporel ; ce serait ça, le
gaspillage305.
Bâtir pour l’éternité des édifices inutiles avait sa rationalité, un
peu dépassée, et aussi son expressivité. Mais il y avait aussi le
« royal caprice ». Les constructions permettent à chaque prince
de manifester les sentiments personnels qu’il a bien le droit
d’avoir, étant le maître par droit subjectif. Voici en quels termes
un texte moderne, La Satire Ménippée, reproche au peuple de
Paris sa haine pour Henri III : « Tu n’as pu supporter ton roi, qui
s’était rendu comme concitoyen et bourgeois de ta ville, qu’il a
enrichie, qu’il a embellie de somptueux bâtiments, accrue de
forts et superbes remparts, ornée de privilèges et exemptions
honorables » ; pas un mot de ce texte qui ne semble traduit du
latin ou du grec hellénistique (« accrue » se rendrait par le verbe
auxanein)306. Le maître a le droit d’avoir ses cités favorites et
d’aimer qui il lui plaît ; nul ne lui reprochera de combler de ses
faveurs la cité qui lui a donné le jour et de la parer de beaux édi-
fices307.
Mais le maître doit aussi être juste et toutes les grandes
villes de l’Empire doivent pouvoir montrer quelque témoi-
gnage de la bienveillance des empereurs. Hadrien embellit la
596 Le Pain et le Cirque
cité espagnole d’Italica, où sa famille avait le droit de bour-
geoisie, mais, au cours du voyage qu’il fit là-bas, il n’en éleva
pas moins à Nîmes une basilique dont les bas-reliefs, qui sont
au musée archéologique, sont si beaux qu’il faut supposer que
le prince avait envoyé les sculpteurs de l’atelier impérial les
exécuter sur la place (on peut se demander aussi si des rondes-
bosses trouvées à Italica, qui sont de très grande qualité, ne
sortent pas des mêmes ciseaux et il faudrait les comparer aux
statues trouvées au bord de l’Euripe du palais d’Hadrien à
Tibur). Nîmes romaine était une ville importante308.
D’où une coutume curieuse, qui a des précédents hellé-
nistiques309 et républicains et qui fait voir que l’Empire et le
vieux système de la cité310 étaient juxtaposés plutôt qu’in-
tégrés : souvent les empereurs acceptaient la magistrature
suprême d’une cité de leur empire, grande ville ou infime
bourgade, et déléguaient un préfet pour l’exercer en leur
nom311 ; ce qui leur donnait l’occasion de faire à la ville un
beau cadeau pendant leur année de charge : ils se conduisent
en évergètes ob honorem 312. L’empereur Hadrien fut ainsi
magistrat municipal de Naples, d’Athènes, de plusieurs bour-
gades du Latium et d’Italica, sa ville d’origine ; « dans presque
toutes ces villes, il fit construire quelque chose et donna des
jeux313 ». L’empereur Constantin fut magistrat d’Athènes et se
vit décerner par la cité une statue, comme les notables locaux ;
« voulant payer la ville de retour, il lui fit distribuer gratui-
tement plusieurs fois par an des milliers et des milliers de bois-
seaux de blé314 ».

Du royal caprice à l’étatisation.


Le maître souverain a le droit d’être lui-même ; d’où son
mécénat. Il en est des princes comme des riches en général : ils
doivent réaliser toutes les excellences, sous peine d’être infé-
rieurs à eux-mêmes, puisqu’ils en ont les moyens. Dans la
société impériale, les grands qui voulaient se distinguer avaient
le choix entre l’évergétisme et l’ascétisme315 : ils devenaient
ces grands évergètes dont nous avons parlé à propos d’Opra-
moas de Rhodiapolis, ou bien ils se convertissaient au pythago-
risme ou au néo-platonisme et respectaient une règle de vie et
un emploi du temps dévots. Toutefois d’autres excellences
conviennent davantage à un souverain et il en est ainsi du
L’empereur et sa capitale 597
mécénat : le prince a l’âme assez peu dévorée par son royal
métier pour rester sensible aux valeurs esthétiques, qui sont les
moins politiques qui soient ; ce qui revient à prouver qu’en sa
personne l’État ne méprise rien de ce qui est humain. A Rome,
Vespasien fut l’empereur mécène par excellence ; « il encoura-
gea particulièrement les talents et les arts ; il fut le premier
empereur à constituer, sur les revenus du Fisc, des pensions
annuelles de 100 000 sesterces pour des professeurs de rhéto-
rique grecque et latine ; il fit des cadeaux magnifiques ou versa
des honoraires élevés à des poètes et des artistes316 ». Pour
saluer les valeurs non politiques de civilisation, Vespasien se
sert des moyens politiques qui sont les siens, puise dans le Fisc
et crée un enseignement supérieur d’État.
Car rien de ce qui est humain n’est essentiellement étranger à
l’État ; celui-ci peut se mêler de tout ce qui intéresse les gens,
religion, littérature, économie et morale comprises. Quand on
caractérise l’État par la souveraineté, par le droit de donner
les ordres suprêmes, par l’usage légitime de la violence, par
le droit exclusif de décider qui sera l’ennemi, on procure un
critère historique qui permet de distinguer l’État des sous-
groupes de toute espèce ou des structures politiques plus
archaïques, mais on ne définit pas l’essence de l’État. La col-
lectivité qui subit son appareil d’État le traite en même temps
comme un organe qu’elle s’est donné317 ; l’État étant essentiel-
lement l’instrument de la société, celle-ci peut l’utiliser à tous
usages (la limite pratique étant que cet usage ne se retourne pas
contre l’outil et l’utilisateur et, en ce sens, les États sont essen-
tiellement conservateurs). Puisque l’instrument existe, tout
citoyen peut se sentir fondé à faire appel à l’organe collectif en
cas de besoin, serait-il chômeur ou poète ; tout besoin peut
s’adresser un jour à l’État et s’y est adressé dans l’histoire.
Aussi est-il historiquement impossible de dresser une liste
limitative des tâches de l’État ; il est non moins impossible de
définir théoriquement un idéal de l’État « libéral » qui soit
cohérent ; on prétend parfois borner les interventions de l’État
aux seuls intérêts de la totalité du corps social ; alors que fera-
t-on, si un seul citoyen manque à l’appel ? Tout le monde n’est
pas chômeur, mais tout le monde n’est pas davantage
victime des voleurs ou n’a le feu chez soi ; la justice serait-elle
alors un abus de l’étatisme et les corps de pompiers seraient-ils
des jalons sur la route de la servitude ?
598 Le Pain et le Cirque
L’État ne se borne pas à donner des ordres ; il peut aider,
secourir, conseiller, gérer, faire ce que font ou pourraient faire
des initiatives privées ; seulement il le fait en se servant de ses
moyens d’État et du droit de commandement qui lui appartient.
Historiquement, la liste des tâches de l’État diffère d’une société
à l’autre et, dans une même société, il arrive que cette liste soit
double ; une liste étroite comprend des devoirs traditionnels qui
sont obligatoires et une liste plus longue y ajoute des devoirs
plus nouveaux qui peuvent passer pour gracieux : un souverain
peut les négliger, mais ses sujets le tiendront pour un prince peu
aimable.
L’allongement de la liste se fait de deux manières principales.
L’État permet aux particuliers de se servir d’une activité qu’il
avait d’abord développée à son propre usage (le service des
postes ou des transports publics) ; le mécénat privé du souverain,
son évergétisme, sa charité, etc., qui emploient des moyens
publics, deviennent des services publics. Dans une société qui
exalte l’évergétisme ou bien la charité, comment le roi manque-
rait-il à ces devoirs sans décevoir ses sujets ? Dans une société où
l’État a des moyens, il heurterait le sentiment naturel s’il laissait
les gens mourir de faim sans rien faire, comme Burke, jouant les
énergumènes, lui conseille de le faire318.
En cas de catastrophe naturelle, incendie ou séisme, l’empe-
reur secourt les sinistrés, comme faisaient les évergètes privés
et les rois hellénistiques319 ; ainsi Tibère et Néron après les
incendies de Rome (l’action de Néron, ou plutôt de l’équipe
informelle qui gouvernait sous son nom et dont la tête était
peut-être Sénèque, fut particulièrement remarquable320). Outre
les acts of God, l’empereur secourt ses sujets en cas d’acts of
King and enemies, mais y met beaucoup moins de zèle que lors
des catastrophes naturelles ; l’État semblerait reconnaître une
sienne culpabilité, s’il réparait des maux où il a été mêlé ; et
puis il est organe de commandement : il ne veut pas être pris
pour une société amicale qui répare les torts que son activité a
pu porter à certains de ses libres adhérents. Cependant, Vespa-
sien exhorta les notables de Crémone à rebâtir leur ville qui
avait été mise à sac au cours de la guerre civile qui l’avait porté
sur le trône321. Il est même arrivé que le prince intervînt en cas
de crise financière, pour soutenir le crédit une année où l’on ne
trouvait plus à emprunter, car l’argent se cachait322 : la mon-
naie et le crédit, qui sont des « conventions », relèvent de l’ini-
L’empereur et sa capitale 599
tiative étatique, au même titre que les poids et mesures ou
que l’alphabet dans l’Orient antique. Toutes ces interventions
gracieuses où l’on sent l’odeur de l’argent sont tenues ipso facto
pour des évergésies323.

Assistance, démographie et rationalité des conduites.


Pour finir, il faut s’arrêter longuement sur une institution ori-
ginale : les allocations familiales ou Alimenta que l’empereur
faisait verser à des citoyens italiens pour leur permettre d’éle-
ver plus d’enfants ; était-ce une œuvre de bienfaisance ? Était-
ce de la politique nataliste ? Les Alimenta, dont le règlement
est connu avec quelque détail, posent un type de problème his-
torique bien connu : l’explication rationnelle d’une conduite
a-t-elle des chances d’être la vraie ? Et, si non, à quoi reconnaître
la vraie motivation ? La difficulté d’un problème de ce genre se
trouve toujours dans les détails.
Voici comment fonctionnait l’institution, dont le bénéfice
s’étendait à l’Italie et à elle seule. Dans les différentes cités de
la péninsule, Trajan ou ses successeurs avaient institué une fois
pour toutes un fonds fixe de prêt, sur lequel les propriétaires
pouvaient emprunter de l’argent à perpétuité, à charge pour eux
de verser des intérêts légers et d’engager des biens-fonds cul-
tivés ; l’empereur ne réclamait jamais ses capitaux et ne
saisissait pas le gage tant que l’emprunteur versait les intérêts.
Seulement ces intérêts ne tombaient pas dans les caisses du
prince : ils permettaient, dans chaque cité, de payer un certain
nombre de pensions à des enfants de citoyens pauvres ; par
exemple, dans la bourgade de Véleia, 245 fils légitimes rece-
vaient une pension mensuelle de 16 sesterces, 34 filles légi-
times en recevaient 12, un fils illégitime, 12 également, et
une fille illégitime, 10324. Ces chiffres avaient été fixés une
fois pour toutes, puisque l’empereur avait institué une fois
pour toutes un fonds déterminé et que le taux de l’intérêt était
non moins fixe. On ignore malheureusement un point capital :
les propriétaires qui s’étaient engagés et auxquels l’empereur
avait versé à fonds perdu un capital qu’il ne réclamerait jamais,
pouvaient-ils, de leur côté, rendre ce capital, cesser de verser
des intérêts, fût-ce sous condition de trouver un autre proprié-
taire qui prendrait leur place ? Ou bien étaient-ils engagés
personnellement à jamais325 ?
600 Le Pain et le Cirque
L’institution fut abondamment célébrée ; ses humbles bénéfi-
ciaires remerciaient l’empereur pour sa libéralité326, tandis que
le personnel politique louait le prince d’avoir assuré la perpétuité
de la race italienne327. Tout le monde se retrouvait d’accord pour
saluer dans les Alimenta une « indulgence328 », un effet de la
complaisance du prince, qui, bienfaisance ou natalisme, avait
dépensé son argent pour une tâche nouvelle et gracieuse. Par la
suite, des impératrices instituèrent de leur côté des pensions au
bénéfice de filles pauvres329.
Le but de cette institution était-il seulement de secourir des
enfants ? Trajan ne s’était-il pas proposé aussi de secourir l’agri-
culture italienne, et les propriétaires engagés ne sont-ils pas les
vrais bénéficiaires des Alimenta plutôt que des vaches à lait ?
L’institution n’est-elle pas à la fois un crédit foncier et une œuvre
d’assistance ? C’est le premier problème. Le deuxième est de
savoir si cette assistance était humanitaire, à la manière des fon-
dations privées que les évergètes du temps établissaient en
faveur d’enfants pauvres, ou si la raison d’État avait conseillé au
souverain de « multiplier les sujets du roi et les bestiaux », selon
la forte parole de Turmeau de la Morandière.
Aider les enfants pauvres a certainement été un but pour
Trajan : s’il n’avait voulu que créer un Crédit agricole, il aurait
empoché les intérêts de ses prêts. Mais a-t-il voulu créer
ce Crédit et développer l’agriculture italienne ? Ce sont ses
intentions qui nous intéressent : nous nous demandons si
l’évergétisme impérial a pu être le véhicule d’une politique éco-
nomique et si un État antique se proposait la tâche d’intervenir
dans l’économie.
Plaçons-nous du point de vue de l’empereur. N’aurait-il eu
en vue que la natalité ou l’assistance et l’agriculture l’eût-elle
laissé froid, que l’institution ne serait guère différente de ce
qu’elle est. Trajan aurait pareillement placé les fonds de l’État
dans des entreprises agricoles, car il n’y avait pas de meilleur
investissement pour un père de la patrie ; ces entreprises sont
durables, elles ne se font pas coup par coup comme la « grosse
aventure » maritime, elles sont économiquement stables ; juri-
diquement, ou plutôt administrativement (les Alimenta étaient
une institution publique qui n’avait pas à se plier aux règles du
droit civil), ces entreprises sont faciles à atteindre. Quel qu’ait
pu être son vrai but, Trajan avait intérêt à prêter à des proprié-
taires fonciers.
L’empereur et sa capitale 601
Seulement, de leur propre point de vue, ces propriétaires
avaient, eux aussi, intérêt à accepter ses versements, puisqu’ils
l’ont fait sans y être contraints ; il paraît certain, en effet, que les
biens-fonds qui ont été engagés à l’empereur l’ont été librement
et que les versements impériaux n’étaient pas des prêts forcés.
Puisque les agriculteurs ont eu quelque intérêt à souscrire, les
enfants ne sont pas les seuls bénéficiaires de l’institution. Objec-
tivement, Trajan a secouru les uns et les autres.
Et subjectivement ? Trajan n’a pas usé de contrainte ; ce peut
être parce que les agriculteurs l’intéressaient en eux-mêmes et
n’étaient pas à ses yeux seulement les vaches à lait des enfants
assistés ; ce peut être aussi parce qu’il est un prince libéral
en matière économique (effectivement, il l’était)330 et qu’il sou-
haitait que les vaches donnent leur lait librement.
Le détail du règlement, les conditions imposées aux souscrip-
teurs permettent-ils alors de juger des intentions du pouvoir ?
Nous ignorons si les propriétaires engagés pouvaient se
dégager, s’ils le voulaient, et produire un remplaçant. Si tel
était bien le cas, les Alimenta mériteront le beau nom de Crédit
agricole ; s’ils ne le méritent pas, il n’importe, puisque les
souscripteurs perpétuels ont librement souscrit. Seulement leur
libre arbitre a pu être alléché plutôt que convaincu par de
saines raisons économiques ; ils ont pu oublier les intérêts
perpétuels (du reste légers : le douzième de la rente des biens-
fonds les plus lourdement grevés331) et n’apercevoir que la
grosse somme à toucher tout de suite et d’un coup ; or, comme
justement ils avaient leur salle à manger qui avait bien besoin
d’être repeinte… S’il en a été ainsi, Trajan aura donné de l’ar-
gent à des agriculteurs, mais non pas aidé l’agriculture italienne.
Seulement cela ne prouvera rien quant à ses intentions,
parce que les méthodes de politique économique du temps
étaient très sommaires. Aucune condition ne semble avoir été
faite aux emprunteurs en ce qui concerne l’emploi qu’ils
feraient des versements impériaux. Sans doute les méthodes
sélectives de crédit à l’entreprise, dont on parle beaucoup en
cette année 1975, n’avaient-elles pas été inventées. En
revanche, on constate que Trajan s’est montré sévère dans la
sélection des candidats à la souscription : il refuse les offres
d’engagement trop peu élevées, il n’accepte que les biens-
fonds d’une valeur supérieure à vingt mille sesterces ; peut-
être veut-il favoriser les grosses entreprises, qui sont plus
602 Le Pain et le Cirque
dynamiques ; peut-être et même sûrement ses agents se sont-
ils refusés à « saupoudrer » des mouchoirs de poche, ce qui
aurait inutilement compliqué la tâche de l’administration qui
aurait à prélever les intérêts. Comme on voit, l’empereur ou
ses agents ne sacrifient jamais les enfants aux agriculteurs.
Trajan a fait ce qu’il a pu, ce que son époque connaissait en
matière de rationalité et ce qui était conciliable avec son autre
but, l’assistance ; il n’a voulu sacrifier aucun de ses deux buts
à l’autre. La partie agraire de son institution est mal
dégrossie ; parce qu’elle ne l’intéressait guère ? Non, mais
parce qu’il n’est pas allé chercher ses idées bien loin ; tout
propriétaire foncier pourra recevoir un versement, s’il offre
des garanties suffisantes ; pour que l’agriculture italienne se
développe, il suffit de lui verser de l’argent. Les Alimenta sont
construits en béton romain : c’est solide, mais le modelé en est
si sommaire qu’on ne voit pas si Trajan a eu un autre but que
la natalité et s’il a souhaité aussi favoriser le labourage et le
pâturage.
Mais qu’importent les détails du modelé, puisque le monu-
ment lui-même fait preuve ? Les Alimenta ont comporté une
énorme distribution de crédits à l’agriculture italienne ; donc
Trajan a aidé cette agriculture, puisqu’il lui a versé de l’argent ;
il a fait d’une pierre deux coups, n’a pas pu ne pas s’apercevoir
qu’il en faisait deux et ne pas se tenir pour un prince qui s’était
donné le noble but d’aider la paysannerie. Un simple particu-
lier, s’il est évergète et place un fonds d’assistance, n’a qu’une
vue limitée ; il ne se soucie guère des effets économiques de
ses placements, il songe seulement aux enfants auxquels sa
fondation est destinée ; mais un souverain a une vue plus éten-
due : l’assistance compte pour lui, l’agriculture aussi. Les Ali-
menta ont fait l’objet de longues discussions chez les historiens
modernes ; à notre avis, deux erreurs de méthode sont à éviter :
il ne faut pas juger des intentions de Trajan d’après la rationa-
lité de ses mesures, telle qu’elle apparaît à des yeux modernes ;
et il ne faut pas réduire un souverain évergète à la dimension
d’un évergète privé, sous prétexte de respecter l’originalité
incomparable de chaque période historique et d’expliquer les
Romains à partir de leurs propres valeurs exclusivement, ou de
ce qu’on appelle ainsi.
Ayant donc fait quelque chose pour l’agriculture en même
temps que pour l’enfance déshéritée, le prince en est resté là ; les
L’empereur et sa capitale 603
Alimenta n’ont pas ouvert la voie à une politique d’intervention
économique en général. Il en est souvent ainsi de la politique
ancienne : il lui arrive de s’en tenir à une œuvre isolée, sans
qu’elle devienne une activité suivie ; un souverain estime qu’il a
fait merveille, s’il a élevé un monument institutionnel souvent
pittoresque, dont l’utilité est plus discutable ou qui devient
bientôt une ruine, mais qui permet de ne plus se soucier du pro-
blème et qui n’en continue pas moins à prouver par son exis-
tence la sollicitude du pouvoir. Une œuvre est moins rationnelle
qu’une activité, mais elle est plus voyante et elle autorise à se
reposer, une fois qu’on a jugé qu’elle était bonne.
A l’égard des enfants, et non plus des agriculteurs, les Ali-
menta sont également une œuvre, mais étaient-ils une œuvre de
bienfaisance ? Le prince n’était-il pas plus nataliste que philan-
thrope ? Ne tranchons pas trop vite, car il faut distinguer ce que
Trajan a fait, ce qu’il pouvait faire, ce qu’il voulait faire, ce qu’il
croyait faire et le degré de prise de conscience qu’il a pu avoir de
sa propre croyance.

La démographie d’autrefois.
L’œuvre semble plus propre à secourir un certain nombre
de malheureux qu’à inciter des parents à avoir des enfants. A
Véleia les pensions alimentaires étaient au nombre de 281 au
total ; supposons que les bénéficiaires y aient eu droit jusqu’à
l’âge de seize ans révolus332. Ce seraient donc, chaque année,
moins de vingt nouveaux enfants qui seraient inscrits sur la
liste des pensionnés ; quand le territoire de Véleia n’aurait eu
que dix mille habitants et que le taux de reproduction n’aurait
été que de vingt pour mille, un enfant sur dix, tout au plus,
aurait droit à une pension et de futurs parents ne pouvaient
nullement être sûrs à l’avance de bénéficier des secours du
prince ; incertitude peu propre à les décider à avoir un enfant de
plus. Faute d’argent, le prince ne pouvait faire mieux que cette
loterie : Véleia n’est qu’une ville d’Italie entre mille, or les Ali-
menta y ont coûté au Fisc un million de sesterces.
L’institution est mal conçue ; il n’en demeure pas moins
que son intention était très certainement nataliste plutôt que
charitable. Les Romains avaient parfaitement conscience des
problèmes démographiques, encore que leurs moyens d’inter-
vention en ce domaine aient été très limités. Des recensements
604 Le Pain et le Cirque
périodiques leur faisaient connaître avec beaucoup de précision
le nombre d’habitants de l’Empire333 ; toutefois des données
plus élaborées, telles que le taux de reproduction, leur étaient
évidemment étrangères334. Cependant, loin de sous-estimer
l’importance de la démographie, les Anciens auraient plutôt
fabulé à ce sujet, comme nous faisons nous-mêmes quand nous
imputons les guerres à la surpopulation ou que nous rapportons
machinalement le « déclin » de l’Empire romain à un recul
démographique postulé comme étant l’explication en appa-
rence la plus obvie. Polybe attribue non moins machinalement
à une dépopulation (qui sent son mythe du « bon vieux
temps ») le recul relatif de la vieille Grèce par rapport au
monde hellénistique en pleine croissance ; on se demande sur
quelles données numériques il aurait bien pu se fonder335.
Toutefois, Polybe a le sens des agrégats et des nombres
élevés. Tout le monde n’était pas comme lui ; quand il s’agis-
sait d’armées ou de populations, les Anciens avaient rarement
le sens des ordres de grandeur ; des milliers ou des millions,
c’était parfois la même chose pour eux. Par exemple, ils impu-
taient facilement la décadence d’un État aux pertes en vies
humaines d’une bataille politiquement fatale, Pharsale ou
Mursa336. Trajan veut faire quelque chose pour la natalité, mais
il n’a pas de prises : il fait ce qu’il peut, il distribue de l’argent
au hasard.
Les déclarations officielles ne prouvent rien non plus quant
aux véritables intentions du prince. Elles attribuent bien aux
Alimenta un objectif nataliste, mais avec un peu trop de
sérieux, ce qui légitime notre doute méthodique. Les enfants
assistés, écrit Pline337, « peupleront les casernes et les tribus » ;
autrement dit, ce sont de futurs soldats et de futurs électeurs ;
s’il fallait en croire l’orateur, l’institution alimentaire serait
donc une pépinière de citoyens actifs. Ce n’est là qu’un topos
éculé ; depuis un bon siècle, les tribus ne votaient plus et les
armées se recrutaient principalement dans les provinces. Mais
le topos avait sa possibilité et sa raison d’être. Trajan ne recon-
naissait pas que la vraie force de l’Empire était hors de l’Italie
et voulait maintenir la structure hégémonique, « coloniale », de
la domination romaine. Il croyait donc volontiers à une essence
éternelle du « peuple romain » (c’est-à-dire de l’Italie), nation
de citoyens-soldats ; depuis de longues années, l’Italie n’était
plus cela. Mais Trajan ou Pline la voyaient, non telle qu’elle
L’empereur et sa capitale 605
était, mais telle qu’elle était censée être, parce qu’ils s’en fai-
saient une représentation étiologique, essentialiste : il y avait
un génie national de l’Italie, ou plus précisément une façon
d’être, un caractère et une activité qui n’avaient rien à voir avec
les « événements » qui composaient la biographie de la per-
sonne qu’était l’Italie.
Par-dessus le marché, on constate, à travers l’histoire, que,
chaque fois qu’un publiciste veut louer quelque souverain
d’avoir encouragé la natalité, il s’attache avec prédilection au
thème de l’armée : le prince s’est procuré de futurs soldats. Cela
va des Panégyriques latins à Daniel Defoe338 ; l’armée est l’in-
dice le plus palpable d’une abondante population et l’argument
le plus propre à toucher un prince. Car les problèmes démogra-
phiques étaient posés sur le plan militaire et politique plutôt
qu’économique.
S’il en est ainsi, « ils peupleront les casernes » pourrait
n’être qu’une rationalisation destinée à faire politiquement
sérieux. Il serait imaginable que les Alimenta aient été moins
rationnels dans leurs intentions que ne le prétendaient les
déclarations officielles ; il ne suffit pas de s’avouer intéressé,
il faut encore le prouver. Même excès suspect dans le sérieux
chez le chrétien Constantin. Lui aussi institue des Alimenta,
mais son but n’est pas démographique ; il n’est pas non plus
exclusivement charitable, à en croire les considérants de sa
loi339 : le prince chrétien prétend veiller à la moralité de ses
sujets ; les secours aux familles nécessiteuses empêcheront les
enfants de mourir de faim et leurs parents d’être entraînés au
crime, à l’infanticide, à la vente des nouveau-nés. On devine
que Constantin veut afficher le visage sévère d’un censeur, car
un prince ne doit pas paraître s’attendrir ; il doit faire la charité
avec des airs durs.

Natalisme et colonialisme.
A la différence de Trajan, Constantin n’avantage pas les
garçons par rapport aux filles : il secourt quiconque a besoin de
l’être. Trajan, lui, destinait un plus grand nombre de pensions
aux garçons et aux enfants légitimes ; est-ce la preuve que son
institution était plus civique et nataliste que bienfaisante ? Non ;
Trajan a pu aussi vouloir concilier arithmétiquement un but cha-
ritable avec des considérations accessoires telles que les pri-
606 Le Pain et le Cirque
vilèges du premier sexe et le souci des convenances, de même
qu’il a équilibré les intérêts des enfants et ceux des agriculteurs.
De tels entr’empêchements d’intérêts (comme dirait Leibniz)
brouillent toujours la rationalité de l’action et la rendent peu
déchiffrable.
Assistance ou natalité ? Nous voilà réduits à en juger d’après
le contexte historique ou l’idée que nous nous faisons de la
nature humaine ; la réponse sera compliquée.
Deux faits révèlent que la natalité a été le vrai but de Trajan :
le coût de l’institution, son extension à toute l’Italie. Les Ali-
menta ont dû coûter des milliards au Fisc ; il n’est pas naturel
que l’État se ruine pour les pauvres en l’absence de lutte des
classes, dans une civilisation qui tient la bienfaisance pour
la parure morale des belles âmes et non pour un impératif
de conformité éthique et théologique. Dès l’époque hellénis-
tique et plus encore au siècle de Trajan, des évergètes privés340
et aussi des reines341 instituaient un fonds d’assistance aux
enfants des citoyens de quelque ville ; toutefois ces fondations
bienfaisantes demeurent beaucoup plus rares que les évergé-
sies d’ostentation et de fêtes. Pour qu’un État étende cette
pratique bienfaisante à toute une nation, il faut qu’il ait un
but politique important. Non qu’un État demeure insensible aux
valeurs non politiques, s’il peut les accorder avec ses buts ou ne
leur sacrifier qu’une marge charitable. L’agriculture est politi-
quement importante, mais les enfants aussi, quand on voit en eux
l’avenir de la race plutôt que des pauvres à secourir.
Œuvre nataliste avant tout, les Alimenta n’ont pas davantage
pour but principal l’ostentation que la bienfaisance. Certes,
l’apparat occupait une grande place dans la conduite des empe-
reurs ; mais un détail qui est décisif dans le contexte du temps
révèle que la motivation de Trajan n’était pas de faire étalage
d’évergétisme : les Alimenta sont une libéralité impériale dont
bénéficie toute l’Italie, et non la seule Rome. Or il était
convenu que c’était Rome qui servait de théâtre à l’ostentation
des empereurs et à leurs largesses ; Rome seule recevait d’eux
le pain et le Cirque. Les autres cités de l’Empire étaient laissées
à l’évergétisme privé, qui était rigoureusement exclu de la capi-
tale. Puisque Trajan établit ses Alimenta en Italie, il poursuit un
but politique non « symbolique » ; il veut fortifier la race ita-
lienne, ce pilier du pouvoir.
Avant de faire le bonheur de ses sujets en se donnant la peine
L’empereur et sa capitale 607
d’être roi, un roi doit soutenir l’État et son appareil ; il faut assu-
rer certaines subsistances, empêcher les sorties d’or, avoir une
population abondante. A cet égard, deux politiques étaient
concevables en ce temps-là : ou bien l’Empire romain est une
hégémonie de l’Italie sur les provinces, ou bien la monarchie
impériale unifie et égalise tout sous elle pour transformer l’hégé-
monie en un État multinational.
La seconde politique avait l’avenir pour elle et elle débutera,
je crois, sous le successeur de Trajan lui-même, le philhellène
Hadrien, qui sera un Néron réussi, un esthète ayant du sens
politique ; le philhellénisme a été la première étape de la
« décolonisation » de l’Empire, car la nation grecque était la
plus civilisée (on la tenait pour la civilisation même) et elle
vivait en cités. Ce rôle historique d’Hadrien n’apparaît que si
l’on comprend que les manifestations de la décolonisation sont
à chercher, non chez les détenteurs de l’hégémonie sur les
provinces ni dans le contenu de l’hégémonie, mais dans la rela-
tion elle-même, dans la modalité d’obéissance. Politiquement
ou économiquement, rien n’est changé, Hadrien ne modifie
rien au système des gouverneurs de province (c’était au
contraire l’Italie qui était destinée à être réduite un jour à
la norme administrative provinciale), il ne supprime pas les
impôts ; mais il traite les provinciaux comme ses sujets, il leur
fait sentir qu’il est leur empereur et non le roi d’une race de
maîtres étrangers. Il a passé une grande partie de son règne, loin
de Rome et de l’Italie, à séjourner tour à tour dans les différentes
provinces, innovation qui rompait avec la tradition hautainement
casanière des empereurs, qui restaient au milieu de leur peuple
romain ; la signification « symbolique » que ces voyages ont eue
dans les esprits a dû être considérable : n’être plus méprisé est
un enjeu politique. Les historiens sont aussi portés à l’oublier
que les hommes politiques et c’est pourquoi l’importance histo-
rique d’Hadrien est encore méconnue.
Au cours du IIe siècle, dans le monnayage d’Hadrien et les
bas-reliefs historiques de son règne, aussi bien que dans
l’œuvre romanesque d’Apulée, les provinces cessent d’appa-
raître comme une altérité exotique et subalterne, cependant que
disparaît le thème du peuple romain comme peuple-roi. Les
Alimenta de Trajan sont la dernière manifestation de la poli-
tique hégémonique qui prolongeait, à l’échelle d’un empire,
l’optique surannée de la cité. Mais, par cela même, cette œuvre
608 Le Pain et le Cirque
de politique nataliste était objectivement la même chose qu’une
œuvre d’assistance civique, qu’une évergésie en faveur d’en-
fants déshérités ; seule la taille de l’institution la distinguait
extérieurement des fondations privées dont nous avons parlé.
Certes, les motivations de Trajan et celles des évergètes étaient
très différentes ; mais l’étroitesse du vieil idéal de solidarité
civique faisait que les résultats se ressemblaient beaucoup dans
les deux cas.

Les équivoques de la bienfaisance.


Dans le système de la cité, un idéal de solidarité entre privilé-
giés unissait les membres du corps civique et leur prescrivait de
s’entraider, au nom de l’amitié entre pairs et pour assurer
la solidité de l’édifice politique. Motivation politique et bonté
d’âme s’associaient pour réaliser cet idéal : la raison d’État
avait besoin de s’appuyer sur des sentiments de bienveillance,
cependant que ce sentiment « avait ses pauvres » et, avec les
meilleures intentions du monde, ne voyait pas au-delà du cercle
politique des concitoyens, à la manière d’une dame d’œuvres
fort charitable qui trouve qu’avant de s’occuper des travailleurs
immigrés il faut faire l’aumône aux vrais Français. Dès lors,
toute institution d’assistance civique pouvait donner lieu à deux
interprétations partielles, dont l’une était exclusivement poli-
tique, tandis que l’autre mettait en lumière les mobiles
généreux ; l’une n’est pas la « couverture idéologique » de
l’autre ! La même fondation privée aurait pu être aussi bien
civique que bienfaisante ; cela dépendait seulement de la psy-
chologie de son auteur, à supposer que ce dernier ait su voir clair
en lui-même. En somme, le mot de politique peut être pris en un
sens matériel ou en un sens final, de même qu’« économique »
veut dire « matériel » ou « intéressé » ; une finalité politique ne
se réalise pas seulement par des motivations politiques. Aussi
disait-on que la vie civique exigeait aussi quelque amitié entre
tous les citoyens342.
Faut-il en conclure que les Alimenta étaient à la fois du nata-
lisme et de l’assistance et laisser Dieu, s’il existe, sonder les
reins et les cœurs de leur fondateur ? Non, car civisme et bien-
veillance ne s’accordent l’un et l’autre qu’en principe : ce n’est
pas dans tous les cas qu’ils ont besoin l’un de l’autre ; une cité
continuera à subsister et à être la commune demeure des heureux
L’empereur et sa capitale 609
si quelques citoyens y meurent de faim ; seuls de vrais philan-
thropes se soucieront de cette marge politiquement sans consé-
quence. Politique et bienfaisance demeurent deux finalités
distinctes ; elles se débordent l’une l’autre par leurs effets
et ne se superposent que sur une partie de leurs activités, où elles
peuvent se servir mutuellement de moyen ou de fin, selon le
point de vue choisi ; sur cette partie, elles donneront lieu à deux
lectures complémentaires.
Un homme politique sait qu’en général la solidarité est néces-
saire à la survie du groupe ; dans un cas d’espèce, il ne fera
objectivement œuvre d’assistance et ne dépensera des milliards
que s’il y trouve un but politique sérieux. Trajan a raisonné
comme les Gracques : si le peuple romain dépérit, le pouvoir
sera suspendu dans le vide. Cela peut être dit et ressenti sous
forme généreuse : ceux qui sont nos concitoyens ne doivent pas
vivre comme des bêtes et leurs enfants ne doivent pas être
élevés dans une tanière. Mais l’œuvre d’assistance n’en serait
pas moins restée au stade des bonnes intentions, si elle n’avait
coïncidé avec l’intérêt du prince. Un hasard historique laisse
subsister l’équivoque : la morale du « croissez et multipliez »
était chose inconnue à cette époque (qui ignorait aussi la
« morale du travail ») ; pour augmenter la natalité, Trajan ne pou-
vait recourir au terrorisme éthique. Seuls des moyens libéraux
étaient à la disposition du prince : donner envie aux Italiens
d’avoir des enfants et leur distribuer de l’argent pour cela.
L’équivoque partielle entre la raison d’État et la bienfaisance
se retrouve dans un autre courant politique et idéologique du
temps : les légistes et le Conseil du prince affirmaient volontiers
les intérêts et les droits supérieurs de l’État contre toutes les féo-
dalités, contre les latifundiaires absentéistes qui laissent leurs
terres en friche pendant que les paysans du voisinage meurent de
faim ; contre les agents du prince eux-mêmes, procurateurs et
soldats, qui oppriment les faibles par excès de zèle ou pour leur
soutirer des bakchichs. Le prince prend le parti des humbles,
qu’ils soient citoyens romains ou paysans dans une lointaine
province, car son intérêt bien entendu est de les défendre contre
les tyranneaux locaux qui les tondraient à ses dépens. Cette poli-
tique se confond avec un courant d’opinion philanthropique,
représenté pour nous par Dion de Pruse343.
Pour conclure, les Alimenta sont à la fois une aide à l’en-
fance et une aide à l’agriculture, puisque l’État distribue de
610 Le Pain et le Cirque
l’argent tant à celle-ci qu’à celle-là : la rationalité financière
de l’époque n’allait pas chercher plus loin. Cette aide à l’en-
fance a une motivation politique, nataliste ; mais, objecti-
vement, elle se confond avec une œuvre de solidarité civique.
Il serait amusant de savoir quelle conscience Trajan lui-même
a pu avoir de son œuvre. Il n’a certainement pas censuré ses
motivations politiques, que son époque approuvait ; mais
l’époque était parcourue aussi par un courant philanthropique ;
Trajan a dû profiter de l’équivoque pour s’applaudir d’avoir
mérité le beau nom d’évergète, car il en était un objectivement.
Ce n’est pas qu’il se soit trompé sur ses vraies motivations et
qu’il ait faussement imputé son œuvre à sa philanthropie plutôt
qu’à sa prudence politique : c’était la distinction entre ces ver-
tus elles-mêmes qui devait être confuse dans sa conscience ; la
politique devait lui apparaître comme la forme sérieuse, adulte,
de velléités généreuses et naïves. Les évergètes de son siècle
faisaient des fondations privées en faveur de l’enfance déshé-
ritée ; Trajan, avec les Alimenta, a cru faire la même chose
qu’eux, mais le faire d’une façon vraiment impériale et res-
ponsable. Il demeure qu’un homme politique de l’époque
républicaine aurait rougi de se tenir pour un philanthrope : il
aurait considéré qu’il devait « faire de la discipline » et ne pas
s’attendrir ; pour cela, il était prêt à dépasser le but plutôt qu’à
rester en-deçà. On voit quel fouillis inextricable forment
l’inégale conscience que nous prenons de nos motivations,
l’arbitraire des classements historiques des vertus, les
entr’empêchements d’intérêts, la concrétion des « causes »
matérielle et finale, la tendance des attitudes hétérogènes à
dépasser leur but. Vouloir mettre de l’ordre dans tout cela en
coupant en deux (la réalité d’un côté, les idéologies ou « déri-
vations » de l’autre), c’est saboter l’analyse historique.
Puisque la politique et l’assistance étaient partiellement super-
posables dans leurs effets et que l’époque admettait qu’on
parlât philanthropie, il arrivera au cours des décennies que les
aspects d’assistance des Alimenta soient marginalement déve-
loppés pour eux-mêmes : les successeurs de Trajan institueront
en Italie, au nom des impératrices, des fonds de secours sup-
plémentaires et cette fois le deuxième sexe ne sera pas oublié ;
les impératrices pouvaient se réclamer de la vieille solidarité
civique : doter les orphelines était l’intérêt du corps civique et
le devoir de tout bon citoyen, aux yeux des Athéniens et du
L’empereur et sa capitale 611
Sénat de la République romaine ; il est utile à l’État que les
femmes aient des dots et puissent ainsi se marier, écrira un
jurisconsulte344. Sans doute, mais c’était plus vrai de la fille
d’un sénateur que d’un pauvre homme, or les Alimenta des
impératrices étaient destinés évidemment aux pauvres gens.
C’est ainsi que les bons sentiments, qui « ont leurs pauvres »
et restent prisonniers des cadres de pensée de leur époque (car
vouloir et savoir font deux et la bonne volonté n’a pas la
science infuse), tendent aussi à dépasser les mêmes cadres ;
aussi bien la pensée d’une époque ne se forme-t-elle pas en
vase clos ; elle dépend de la personnalité tout entière, bons
sentiments compris.

Le bon roi règne par lui-même


et il règne pour moi.
Est-ce pour ces bonnes intentions que l’institution alimentaire
a été considérée comme une évergésie, une libéralité du prince ?
Non pas, et c’est l’occasion de préciser ce qu’était une évergésie.
Les Alimenta relevaient d’un évergétisme impérial à deux titres :
substantiellement, parce qu’ils étaient objectivement de l’assis-
tance, indépendamment des intentions de leur fondateur et des
moyens énormes dont il disposait ; formellement, parce qu’ils
avaient été institués par le prince et que tout ce que fait le prince
est essentiellement un bienfait.
A quoi reconnaît-on une évergésie ? Aux intentions de son
auteur ou à l’œuvre elle-même ? Une œuvre n’est peut-être
méritoire que si elle coûte quelque chose à son auteur ; peut-
être aussi est-elle méritoire dès l’instant qu’elle rend service à
autrui. Si une évergésie se reconnaît à l’intention ou au coût, un
prince passera difficilement pour évergète : il ne fait que son
devoir en assurant le bien public, ses intentions sont politiques
et il dispose de moyens gigantesques qui sont ceux de l’État.
Les Anciens hésitaient entre la définition subjective et la défi-
nition objective de l’évergétisme. La première ramenait le mécé-
nat à une noble ambition, à l’envie de se distinguer et d’être
distingué, au désir des honneurs, en un mot, à la philotimia.
L’autre interprétation est objectiviste : on est évergète dès qu’on
rend service à la collectivité, même s’il n’en coûte guère ou
si l’on est matériellement intéressé à le faire. Certes, pour être
un mécène, il faut être riche ou influent plus que ne le sont la
612 Le Pain et le Cirque
plupart des citoyens ; le mérite de l’évergésie n’en est pas dimi-
nué pour autant. Polybe va jusqu’à dire345 que Byzance, place
de commerce fameuse, était « l’évergète commun de la Grèce » :
grâce à sa position géographique exceptionnellement favorable,
elle était la plaque tournante des échanges commerciaux entre
l’Hellade et la mer Noire. Il était facile aux Byzantins d’être
évergètes ; il leur suffisait d’occuper la position géographique
qui était la leur et de poursuivre leur intérêt commercial.
Un souverain, lui, est évergète à un autre titre encore : automa-
tiquement ; tout ce qu’il fait est un bienfait, de même que,
lorsque je reçois une lettre, je « bénéficie » d’un « service »
public, celui des postes et télécommunications. Il est évergète ès
qualités parce que son office est de l’être ; il le devient dès qu’il
remplit son office et qu’il règne.
C’est donc un évergète public. Nous avons même constaté
qu’à la différence d’un potentat oriental il fait peu de largesses
particulières ; ce qu’on appelait ses bienfaits étaient des actes
publics ou des tâches de l’État, accomplis sur les fonds publics.
Il y a donc une grande différence entre l’évergétisme impérial
et le mécénat d’Auguste ; pour le fondateur de l’Empire, le
critère de ses libéralités était d’avoir été faites sur sa fortune per-
sonnelle ; les « libéralités » des empereurs qui lui ont succédé
ont été faites principalement en puisant dans les caisses du
Fisc346.
Cet évergétisme automatique n’a rien à voir non plus avec les
mérites individuels d’un roi qui a mérité dans l’histoire d’être
distingué par le surnom de bon. Mérite individuel : ce roi bon
aura évité d’imposer à ses sujets une politique dont ils ne vou-
laient pas, ou bien il aura évité tout excès de zèle, toute exagéra-
tion de discipline, et aura montré que ses intentions étaient
meilleures que sa politique, laquelle aura été décevante, comme
toujours347.
Quand on parle d’un bon roi, d’un empereur évergète, c’est une
épithète de nature. La bonté du roi est de régner pour moi, alors
qu’il règne par lui-même. Tout roi est un berger ; il est proprié-
taire de son troupeau, mais, au lieu de l’exploiter à son profit, il
est assez bon pour se mettre au service de son propre troupeau et
c’est en cela qu’il est évergète. C’est comme si les Postes expé-
diaient les lettres, non pas parce qu’elles sont déléguées pour
cela, mais par bonté, rien ne les obligeant à le faire. Le roi est
bon parce qu’il est un personnage public, quoiqu’il paraisse
L’empereur et sa capitale 613
posséder son troupeau comme ferait un propriétaire privé.
Il n’est pas difficile d’être un bon roi : il suffit de régner348.
Les sujets du roi ne cesseront de s’étonner qu’un homme qu’ils
n’ont pas commis à cet office public (au contraire, ils sont eux-
mêmes sa propriété) remplisse cependant cet office ; c’est sûre-
ment par bonté. Même s’il est personnellement méchant et
tyrannique : ce sera un roi méchant, mais il ne cessera pas pour
autant de remplir gratuitement l’office royal. Si les Postes
n’étaient pas un office public, nous les remercierions d’expédier
les lettres et ne serions pas fondés à leur reprocher leurs insuffi-
sances.
Cela dit, parlons franc : est-ce que les gens y croyaient vrai-
ment ? Les brebis du royal troupeau ne s’apercevaient-elles pas
que tout n’était pas idyllique, quand elles avaient une sensation
de faim dans leur estomac ? Hélas, les choses ne sont pas aussi
simples ; à la différence du monde physique, le monde politico-
social n’est pas fait de sensations, mais d’idées : on ne peut pas
photographier la société comme on photographie un paysage. Or
il est possible d’avoir sur le même sujet des idées contradic-
toires, alors qu’au contraire une contradiction dans les sensations
nous sauterait aux yeux et nous ferait nous demander si nous ne
rêvons pas.

7.A quoi sert l’idéologie, et comment on y croit

Le roi est « l’évergète commun à tous349 ». On ne parlait


guère du métier de roi en ces temps-là ; en revanche, on exal-
tait les vertus du prince régnant. A partir du IIe siècle de notre
ère, l’art officiel développe sur les bas-reliefs officiels et les
revers monétaires toute une iconographie où ces différentes
vertus sont symbolisées par des figures féminines, qui reçoi-
vent parfois un culte350. Le style de chancellerie que nous
avons hérité du Bas-Empire, où les empereurs se désignaient
eux-mêmes par Notre Sérénité ou Notre Libéralité, perpétue
jusqu’à notre époque la vénération pour les vertus des empe-
reurs romains351. Dans son Journal intime, Marc Aurèle se
pénètre de ses devoirs de prince et constate (avec une extrême
satisfaction de lui-même, avouons-le) qu’il a d’innombrables
qualités, dont celle d’être démocrate, car tel est son mot352 ;
614 Le Pain et le Cirque
entendons qu’il laissait ses conseillers et les sénateurs s’expri-
mer en toute liberté. Voilà Marc Aurèle tel qu’il se voyait et se
voulait. En revanche, l’idéologie qui exaltait publiquement ses
vertus devait être à ses yeux une espèce de vêtement d’apparat,
auquel le prince philosophe se résignait sans doute comme à
un de ses devoirs de souverain ou comme à un détail cérémo-
niel sans conséquence353.

Le bon roi : propagande ou idéologie ?


Pour désigner cet apparat de vertus, les historiens modernes
ont pris l’habitude de parler de propagande impériale. Le mot
n’est pas très heureux (« expression » serait plus exact que
« propagande », comme on verra plus loin) et, politiquement, il
sonne faux. Si l’exaltation des vertus était de la propagande, ce
serait grave, car cela équivaudrait à un « il Duce a sempre rag-
gione » et cela annoncerait un régime dictatorial et mobilisa-
teur. Il ne peut y avoir de propagande et de dictature que dans
les sociétés à opinion publique : comment se faire dictateur
dans une vieille monarchie où il n’y a pas d’opinion à mater et
griser ? Et pour lui faire faire quoi ? Quand Caligula ou Com-
mode se font acclamer par la plèbe au Cirque, au théâtre ou
dans l’arène, ce n’est pas pour un but politique matériel, mais
pour le seul plaisir de se faire acclamer et de régner abso-
lument dans les cœurs. Au contraire, une propagande met
en condition une opinion pour lui faire faire ou accepter une
entreprise politique ; elle la mobilise pour l’arracher à l’apoli-
tisme, lui insuffler des sentiments forts et la préparer à des
« événements ». L’idéologie du bon roi, elle, le noble style
monarchique, entretiennent les peuples dans l’incurie et exaltent
le train-train le moins inquiétant sous le plus paternel des
régimes354.
Les empereurs romains ne faisaient pas plus de « propa-
gande » que les rois de France. Même un tyran (au sens antique
du mot) comme Louis XIV ne cherchait pas à rallier de nou-
veaux « partisans » quand son narcissisme savourait les hom-
mages que les peuples rendent aux grands rois. L’apparat
monarchique n’est pas un programme politique et n’enseigne
rien aux masses qu’elles ne pensent déjà : quand les sujets tien-
nent leur roi pour une espèce de saint, il est normal qu’ils le
traitent comme tel, car, quand on a foi en un saint, on le
L’empereur et sa capitale 615
vénère ; la vénération exprime cette humilité préexistante et
n’y ajoute rien. La propagande informe et agit sur les esprits,
tandis que l’apparat exprime355.
Car l’idéologie du bon roi, ou plutôt l’idéologie en général,
n’est pas ce qu’on croirait. Qu’est-ce qu’une idéologie ? Pour
en proposer une définition, nous nous référerons au renard de
la fable, qui trouvait trop verts des raisins dont il avait envie et
qu’il ne pouvait atteindre. Dans sa substance, une idéologie est
une idée justificatrice (plus exactement, c’est l’usage justifica-
teur d’une idée, et l’on verra que la nuance n’est pas petite) ;
dans sa genèse, une idéologie est une croyance qui sert…
dirons-nous : à résoudre une tension ? Disons seulement
qu’elle résulte d’une tension.
Quand le renard se persuadait que les raisins étaient trop
verts parce qu’il était impuissant à les atteindre, sa persuasion
était la conséquence et non la cause de son impuissance, et il
n’entreprenait de mystifier aucun autre que lui-même. De
même, la croyance en la bonté du roi ne sert pas à rendre les
sujets plus dociles : leur docilité forcée sécrète d’elle-même
cette croyance consolante, que l’idéologie officielle se contente
de reprendre à son compte, de même que, dans les familles, les
parents répètent à l’enfant qu’il aime ses parents. Et, quand le
roi vante sa paternelle bonté, il ne cherche pas à conditionner
ses sujets : il veut ne pas décevoir leur attente et, plus encore, il
veut croire à sa propre excellence. J’entends bien qu’une idéo-
logie peut aussi être mise en œuvre comme barrière sociale,
propagande, etc. Mais alors il ne suffit pas de parler d’idéolo-
gie pour étudier ces phénomènes ; il faut analyser et distinguer
la barrière, la propagande, l’expression, etc. Dans le cas du bon
roi, il se trouve que l’idéologie n’a guère été mise en œuvre
qu’à titre d’apparat expressif : une monarchie ne peut guère se
passer de cérémonial.
C’est faire le monde plus fin qu’il n’est que de s’imaginer que
l’idéologie est une conduite rationnelle et de prendre en considé-
ration les motivations du mystificateur et jamais celles des mys-
tifiés ; l’idéologie répond, chez les uns, au besoin incoercible de
justifier et, chez l’autre, à celui de se justifier.
Justification indispensable, car, jusqu’à ce jour, les régimes
politiques ont eu pour attribut essentiel de ne pas se borner à
exister dans un coin pour eux-mêmes : ils veulent croire et on
croit qu’ils sont au service de tous ; ils se justifient et on les
616 Le Pain et le Cirque
justifie d’exister. L’empereur a beau posséder le pouvoir à la
manière d’un simple particulier qui a un droit de propriété sur
une terre ou une entreprise, il se distingue profondément de
ce propriétaire. Un chef d’entreprise qui engage des ouvriers
poursuit son intérêt personnel de patron et ses ouvriers se met-
tent à son service pour des raisons non moins égoïstes, qui
s’articulent avec l’égoïsme économique de l’employeur grâce à
la « main invisible » de l’économie libérale. Mais le roi, lui,
n’est pas égoïste, sous peine de passer pour un tyran ; il ne
règne que pour moi. Comme le pilote d’un navire, il est au
service des passagers : cet employeur est aussi un employé ;
« placé par la nature à la poupe et tenant solidement le gou-
vernail, il dirige le navire à bon port et met sa joie, sa délec-
tation, à faire ce bienfait à ses sujets356 ». Si, au lieu d’être
propriétaire du navire et des passagers eux-mêmes, le roi était
élu par eux, il passerait encore plus aisément pour être à leur ser-
vice.
Il faut bien que je le croie, car je n’ai pas le choix ; comme
dit Weber, l’État est un Anstalt (il suffit que je naisse pour me
trouver sous sa dépendance) et non un Verein dans lequel je
serais entré librement et où je pourrais sortir et rentrer à mon
gré. Or les choses s’arrangent plutôt mal dans cet Anstalt ; il
semble même mathématiquement démontré que l’agrégation
d’une pluralité de volontés diverses est un problème sans solu-
tion démocratique optimale. Selon son tempérament, chacun
tirera les conclusions pratiques qu’il voudra de ce fait
tragique ; l’important pour nous est de ne pas nous dissimuler
le fait ; car l’idéologie n’occupe une si grande place dans
l’histoire que parce que l’histoire, ou la politique au sens large,
comporte beaucoup de tensions. Or une particularité de notre
psychologie est que les tensions induisent en nous certains
sentiments, tels que l’amour du bon roi, ou certaines idées, telles
que la bonté du roi (croyance ou affect, nous ne distinguerons
pas : un phénomène affectif s’accompagne toujours d’une repré-
sentation). L’idéologie est une croyance induite par une condi-
tion objective, de même que l’amour pour le père est un
sentiment induit.
Je crois que le roi est bon, ce qui le justifie d’être. Cela pose
deux problèmes : comment se forment les jugements, vrais ou
faux, les croyances ? Et pourquoi cette rage de justifier, sous
peine de sombrer dans le désespoir ?
L’empereur et sa capitale 617
L’idéologie est un phénomène spécifique, une activité du
sujet ; s’il n’en était pas ainsi, on se demande par quel mystère
il suffirait qu’un roi entreprenne de faire croire à sa bonté pour
que passivement ses sujets le croient, en dépit de la vérité et
de leurs intérêts. On ne nous fait pas croire tout ce qu’on veut
et nous ne croyons pas non plus n’importe quoi : une idéologie
ne ressemble pas à une autre et croire au bon roi n’est pas
croire à l’obéissance consentie et au peuple souverain. Car
l’idéologie n’est pas une pulsion aveugle, mais un jugement
qui tient compte des faits et de la condition qui est historique-
ment la nôtre. Elle est suggérée par la réalité, qu’elle extrapole
tendancieusement ; autrement dit, la tendance à justifier ce qui
est constitue un des facteurs qui concourent à la formation des
opinions, à côté des autres raisons, bonnes ou moins bonnes,
qui sont les causes de nos croyances. Par exemple, nous
confondons spontanément la société et son souverain (seul un
spécialiste entraîné aura des idées distinctes en cette matière) ;
en particulier, nous prenons le roi pour l’auteur de notre bon-
heur ou, inversement, pour celui de tous nos malheurs. N’est-
ce pas lui qui est responsable du mauvais temps ou, en tout cas,
de la disette ? Certaines indications vont en ce sens (après tout,
si le roi ne laissait pas faire les accapareurs, il y aurait du pain
pour tous), d’autres y contredisent (les accapareurs sont-ils les
seuls coupables ?) ; mais une de mes raisons à moi d’extrapoler
les indications positives est mon amertume de manquer de
pain. Pour qu’une idéologie puisse prendre, il faut que les faits
ne la démentent pas trop, que le credibility gap ne soit pas
infranchissable ; nous verrons plus loin pourquoi, en politique,
il y a de la marge.
Nous profitons de cette marge pour extrapoler des justifi-
cations. Après tout, rien ne nous contraint de croire à la bonté
du roi ; nous pourrions nous borner à constater la tragédie.
Mais nous supportons mal cette lumière dure, tant est grande
notre envie de croire en l’Idée du Bien. Car tel est le fonde-
ment métaphysique de l’activité psychologique appelée idéo-
logie.
C’est bien pourquoi les pouvoirs publics n’ont pas besoin de
faire croire en leur bonté : les sujets croient spontanément en la
bonté du Père. Il est aussi inutile de leur faire croire que le roi est
bon que de leur faire croire qu’il est le roi ; ils voient bien que
c’est le roi, or il suffit que le roi règne pour qu’ils soient induits à
618 Le Pain et le Cirque
l’aimer pour sa bonté. Nous avons vu que l’empereur était bon
automatiquement, par le seul fait qu’il était empereur.
En dépit des légendes sur la « mystification », l’idéologie du
bon roi est sécrétée d’abord, non par le roi, mais par ses sujets
eux-mêmes ; point n’est besoin que le pouvoir leur inculque
cette croyance : leur condition y suffit ; l’idéologie ne reproduit
pas l’ordre établi, mais cet ordre la reproduit dans l’esprit des
générations successives.
Cette idéologie spontanée, le roi la reprend à son compte ;
quand il s’adresse à ses sujets, il leur parle de sa bonté. Pour-
quoi ? Pour ne pas ruiner son crédit en ne répondant pas à
l’idée que le peuple a de lui et aussi pour se justifier à ses
propres yeux ; cette seconde raison pourrait être la principale.
Il suffit de lire des Mémoires d’hommes publics pour constater
qu’il en est, du métier de prince, comme des autres corps de
métier : la fonction royale a besoin de croire en l’activité qui
fait sa dignité, de même que les professeurs de latin croient au
latin et les négociants en vins, à la dignité des vins de France.
Plutôt qu’une propagande destinée à conditionner l’opinion, les
discours officiels sur l’évergétisme du roi sont de l’apologé-
tique corporative. On peut bien prétendre, sur le papier, que
cette rage apologétique se confond avec la défense des intérêts
matériels ; l’expérience dément ce monisme. L’autojustifi-
cation n’est pas universelle ; le prince peut aussi s’enfermer
dans sa morgue et traiter ses peuples comme des sous-hommes
(c’est ainsi que les Anciens se représentaient le tyran). Et puis
l’apologétique n’est pas une conduite rationnelle ; elle rate très
souvent ses effets. Aussi bien vise-t-elle moins à défendre
efficacement sa marchandise qu’à proclamer à la face du ciel que
le prince est un juste (le style, le ton de voix, ne trompent pas
sur ce point). Nul n’est méchant volontairement, car nul
ne consent à s’avouer qu’il est méchant et ne se résout à avoir
tort357.

Les manières de croire.


Mais qu’en pensaient les auditeurs du roi ? A force de
démystifier les idéologies, nous finissons par dramatiser un
peu ; nous oublions que ce qu’on appelle idéologie peut être
un grand nombre de choses très différentes : apparat public, phi-
losophie abstruse, proverbe, doctrine officielle, etc., dont l’effi-
L’empereur et sa capitale 619
cacité est très inégale. Souvent l’idéologie se réduit à des dis-
cours officiels et il arrive que les gens écoutent les discours offi-
ciels comme un bruit conventionnel. Au balcon de son palais, le
roi fait des phrases ; ses sujets, eux, en rient tout bas ou dor-
ment ; le roi le voit bien et le grand vizir, dans son coin, s’en
aperçoit aussi. La cérémonie ne s’en déroule pas moins dans un
ordre impeccable et, au moment de prendre congé, tout le peuple
s’incline bien bas.
Née d’un besoin de croire, l’idéologie du bon roi est un trait de
sensibilité populaire ; c’est une croyance acquise d’avance, que
ses fidèles ne songent pas à confronter avec la réalité.
Si bien que, lorsqu’à son tour le roi leur parle de sa bonté, ils
l’écoutent par simple souci des convenances ou en riant
de gêne, car ils sentent quel besoin le pousse à parler comme il
fait et ils étaient sûrs d’avance qu’il ne parlerait pas autrement.
Ce n’est pas une question de degré de sincérité, mais de pluralité
des modes de croyance ; l’image du roi est double et la croyance
en sa bonté ne se rapporte qu’à une image idéale, dont on sait au
fond qu’elle est différente de l’image réelle. Chaque image est
sincère et il ne semble y avoir de mauvaise foi qu’en cela que les
images sont deux.
Mais est-ce de la mauvaise foi ? Car les deux images n’interfè-
rent pas, si bien que l’une ne peut infirmer l’autre. On n’attend
pas que le roi ait fait ses preuves pour l’aimer idéalement et on
fera automatiquement de même pour son successeur ; Henri IV
en éprouvait quelque amertume : « Le peuple m’acclame, il
acclamerait aussi bien mon pire ennemi, s’il triomphait.» Le roi
est une entité lointaine de qui on attend tout et rien ; sa bonté ne
l’oblige pas à grand-chose, car ses sujets savent bien qu’on
ne peut attendre merveille d’un gouvernement réel.
Il y a donc de la marge pour l’extrapolation idéologique. Le
roi idéal est irresponsable de ce qui est mauvais, on le sait ;
quant au roi réel, comment le juger ? Ordinairement, il n’est ni
bon, ni mauvais, mais moyen ; il fait ce qu’il peut, sans doute,
mais comment savoir s’il pourrait davantage ? C’est souvent
difficile à juger ; Roosevelt, avec le new deal, faisait-il pour le
mieux ? Reste à présumer des capacités du roi d’après les inten-
tions bonnes que révèle son langage. Et puis, la politique se fait
largement à crédit et ne paie guère comptant, de même qu’à la
guerre la « violence absolue » des théoriciens reste toujours
plus ou moins à l’état de menace. On fera confiance très long-
620 Le Pain et le Cirque
temps au pouvoir, si le langage qu’il tient inspire confiance.
Autrement dit, le rapport du souverain et des gouvernés est
impersonnel, médiat et unilatéral ; c’est pourquoi il faut se
méfier de la métaphore éculée du roi-père et du meurtre du
père. Le roi n’est connu de ses sujets qu’à travers un appareil
d’État, de même que nous n’entrevoyons la Providence qu’à
travers les causes secondes, dont la trame est peu claire, si bien
que nous pouvons continuer à croire en principe à la Provi-
dence tout en ayant les pires malheurs. Entre l’individu souve-
rain et la foule des gouvernés la réaction ne va que dans un
sens ; « le corps entier du peuple n’affecte, ne flatte ni ne dissi-
mule », a écrit Montesquieu, car le peuple ne modèle pas son
attitude pour agir sur le roi, avec lequel il n’a pas de contact
interindividuel. Les gouvernés sont en contact avec les agents
royaux, centurions ou publicains, mais n’ont pas de sentiment
personnel pour le roi, pas plus qu’ils ne tombent amoureux de
la reine.
Quand donc la « logique affective » de l’idéologie a besoin
de croire en l’évergétisme du roi, il lui est facile de le croire,
car la vérification ou l’infirmation de cette bonté serait longue
et difficile : ce serait une affaire de jugement politique et
d’entendement, non une intuition. Il y a une grosse différence
entre le monde physique et le monde humain ; le second a beau
nous sembler aussi immédiat que le premier (il nous suffit
d’ouvrir les yeux pour nous trouver dans une société), ce
monde si proche n’en est pas moins une construction intellec-
tuelle, faite à coups de principes et de concepts culturellement
hérités, qui sont aussi problématiques que ceux que se donnent
les sciences aux différentes étapes de leur évolution ; il n’est
pas surprenant que cette construction ne soit pas plus complète
et cohérente que les images scientifiques du monde : ses
contradictions ne nous sautent pas aux yeux. Cela est capital
pour les idéologies et pour l’impact qu’elles peuvent avoir sur
nos attitudes. Le roi, affirme-t-on partout, est évergète ; en
jugerons-nous directement d’après l’état de réplétion de nos
estomacs ? Ce n’est pas aussi simple ; mille autres données
sont à apprécier et à intégrer, dont les bonnes intentions du
roi, qui sont tout de même des indices, des présomptions. Et
peut-être nous en tiendrons-nous aux présomptions. L’historien
ou le sociologue ne font pas autrement358.
Précisément, comme l’a montré Schutz dans son grand livre
L’empereur et sa capitale 621
sur la construction de notre représentation de la société359, il
n’y a pas de différence, sauf de rigueur, entre notre construc-
tion de ce monde et celle à laquelle procèdent les hommes
de l’art. Par exemple, dans l’un et l’autre cas, au lieu d’une
diversité pittoresque tout est idéaltypes ou stéréotypes ; nous
« voyons » des employés, des étrangers, un Juif qui a l’air sacré-
ment juif. Ce n’est pas à la façon dont on perçoit des volumes
dans l’espace ou l’expression d’un sourire : c’est à la manière
d’un historien qui croit apercevoir dans le passé des bourgeois
selon Sombart. Ainsi, entre nos intérêts et la réalité, s’interpose
cette zone qui est assez large pour permettre d’amples évolutions
historiques des mentalités et assez intellectuelle pour que les
idéologies ou plutôt les idées y aient leur impact ; un prolétariat
ne se révoltera pas chaque fois que son ventre crie famine, mais
après la diffusion des doctrines socialistes.
Il faudrait un immense effort pour conférer à toute cette
construction d’idées une cohérence complète, ou plutôt la
cohérence en question serait la science achevée (alors qu’une
physique n’est pas une perception systématisée). D’où l’effica-
cité des idéologies : elles peuvent faire leur effet à elles seules,
même quand tout le reste ne leur prête pas main-forte, voire les
dément. Notre vision apparemment spontanée du monde est
faite de croyances et une croyance fausse peut avoir autant
d’influence sur notre conduite qu’une vraie. Notre vision de
la société est une construction beaucoup plus ambitieuse qu’un
constat du réel et elle ne reflète pas nos seuls intérêts (il est fré-
quent qu’une société ou une classe soit dans ses intérêts
victime de sa propre idéologie). Bref, avant d’être des « couver-
tures », les idéologies sont des préjugés ; la logique passionnelle
des intérêts contribue à leur fausseté, mais elles les abusent en
retour. Car les intérêts n’ont pas de sixième sens qui leur permet-
trait de percer l’obscure confusion du réel pour localiser immé-
diatement leur objectif.
Ce qui explique que nous puissions croire à la fois que le roi
est l’idéale providence et que le roi est le gouvernement réel,
qui nous accable d’impôts ; ce sont là des idées, non des per-
ceptions, et nos idées sont généralement incohérentes. Certes,
l’idéologie du bon roi n’est pas seulement incohérente : cette
fade idylle que la médiocrité quotidienne dément tous les jours
semble crier de loin son irréalité. Seulement, la réalité, nous ne
la voyons pas, si bien que nous croyons en bien d’autres
622 Le Pain et le Cirque
idylles. Par exemple, Sombart est en présence d’un vieil entre-
preneur très pieux et protecteur des arts ; il abstrait, de cet
individu, la partie commerçante et il construit l’idéaltype de la
rationalité d’entreprise. Puis, pour conférer à ce mécanisme par-
tiel un minimum d’animation, il le baptise « entrepreneur »
plutôt que « fait d’entreprendre » ; il s’imagine alors que cet
« entrepreneur » stéréotypé est le même que l’entrepreneur en
chair et en os, dont il n’apercevra plus le mécénat et la piété.
Rien de moins rare que ce sophisme ; grâce à lui, madame
Bovary peut croire qu’à Naples ou en Écosse le bonheur et
l’amour ont une densité de granit ; grâce à lui, une héroïne de La
Nausée peut désirer une existence qui aurait la même
densité d’en-soi que les images d’Épinal de son Histoire de
France ; grâce à lui, Sartre peut croire que le bourgeois est une
espèce. Les idéaltypes permettent de nous imaginer que les
hommes du bon vieux temps valaient mieux que ceux d’aujour-
d’hui, que les gauchistes ne sont que des snobs ou qu’une huma-
nité meilleure vit dans les îles Fortunées ou sous le régime
maoïste, dont la réalité quotidienne nous serait insupportable si
nous y étions réellement plongés.
Seulement, si Sombart avait rencontré tous les jours son
entrepreneur en chair et en os, il aurait fini par avoir deux
images : celle d’un entrepreneur et celle d’un pieux com-
merçant de ses amis. Serait-il parvenu à rendre plus cohérente
sa vision du capitalisme ? Les sujets des rois d’autrefois
croyaient sans cohérence que le roi était bon et qu’il ne l’était
pas toujours.
Nos idéologies peuvent être contradictoires parce que ce sont
des préjugés, autrement dit des idées. Malheureusement ce
n’est là que la moitié du problème de la croyance. Car l’idéolo-
gie du roi évergète n’est pas un préjugé comme les autres ; elle
procède aussi d’un besoin que nous avons de croire et de notre
capacité de nous « mentir » à nous-mêmes si besoin est.
Aveugles volontaires ? Nous le serions, si nos croyances
étaient d’impartiales sentences rendues par notre juge intérieur
qui se serait bouché les oreilles et si elles n’étaient pas
entraînées et bousculées par notre personnalité tout entière et
toute notre expérience ; nous le serions, si nous étions libres
d’être libres ; nous le serions, si la connaissance nous servait à
contempler et ne nous servait pas d’abord à survivre.
Les différentes croyances ne sont pas des actes simples de
L’empereur et sa capitale 623
la volonté, mais des processus inconscients et complexes.
Pourquoi croyons-nous aux sorciers, ou bien à l’existence des
microbes ou à celle d’une ville étrangère où nous ne sommes
jamais allés ? Parce que nous avons confiance dans le témoi-
gnage des anciens de la tribu, des microbiologistes, des géo-
graphes ou des agences de voyage, car nous ne voyons pas quel
intérêt ils auraient à nous tromper ; il suffirait qu’ils nous
paraissent trop intéressés et anxieux de nous le faire croire
pour que la croyance nous devienne suspecte. Tant qu’il s’agit
du monde extérieur que l’on voit de ses yeux, tout le monde y
croit ; en revanche, les spectacles du monde humain sont des
constructions ; ils peuvent relever de modalités de croyance qui
sont différentes et inégalement vigoureuses ; n’en est-il pas
ainsi de toutes nos idées ? Le bourgeois du XIXe siècle croit à
son idéologie de la propriété privée comme à une évidence
encore plus parfaite que la vérité ; en revanche, les sujets du
bon roi hésitent : leur prince est-il le gouvernement, qui fait
bien ou mal, ou la providence ? La bonté du roi est une idée
à laquelle on ne pense pas très souvent et dont on ne fait
pas méthodiquement usage. Ainsi donc, pour être également
sincères, les différentes modalités de croyance ne s’appuient
pas sur les mêmes raisons, ne tiennent pas aux mêmes motiva-
tions et font inégalement passer aux actes ; « le Paradis, pourvu
que ce soit le plus tard possible », comme on dit. Les hommes
sont semblables aux enfants selon Piaget ; les enfants croient à
la fois au Père Noël et que les cadeaux leur viennent de leurs
parents ; pour eux, le réel observable, le monde du jeu, les
affirmations des grandes personnes, forment autant de mondes
indépendants et incohérents ; dès lors, quand l’enfant passe
du travail au jeu ou à l’état de soumission à la parole adulte, ses
croyances sur un même sujet varient du tout au tout360. Nous
avons, comme lui, des croyances cérémonielles.
Si la conscience n’était pas la moindre partie de l’activité psy-
chique, si elle était au courant de ses propres processus et de ses
motivations, alors, quand elle « se fait croire », on pourrait l’ac-
cuser de mauvaise foi sartrienne361. Si la croyance était un juge-
ment rendu par la liberté cartésienne, les idéologies seraient des
mensonges que nous nous ferions à nous-mêmes ; seulement
sentir n’est pas vouloir362 : il n’est pas en notre pouvoir que le
miel nous paraisse doux ou amer, un théorème, vrai ou faux, et
le roi, bon ou pas. Si la vérité était l’indice d’elle-même, l’im-
624 Le Pain et le Cirque
pression qu’une chose fait sur notre esprit serait proportionnelle
à la réalité de cette chose ; en fait, une croyance fausse, une
erreur, peut avoir les mêmes effets qu’une vraie, et une vraie
peut n’en avoir pas davantage. « Fausse conscience » et mau-
vaise foi sont des mythes moralisants.
Et pourtant les différentes modalités de croyance, pour être
également sincères, n’ont pas la même saveur ; si l’on s’y
exerce, on finit par distinguer les saveurs différentes, quoique
également confuses, de la croyance asséritive363, de la
croyance-délibération, de l’acte de foi, de la croyance-
promesse, de la logique idéologique, etc., et on peut même évi-
ter certains champignons dangereux ; les individus sont
inégalement réfractaires aux idéologies. En cela, la « liberté »,
la raison, est pour quelque chose dans nos croyances. Seule-
ment cette liberté n’est pas donnée à tous et n’est pas une capa-
cité générale ; c’est le résultat fragile d’un entraînement
spécifique qu’on se donne ou non. On n’est pas libre de se le
donner : il faut y penser et avoir le caractère porté à cela. Or on
ne peut pas penser à y penser ni vouloir vouloir ; être libre est
une chance et non un mérite, car personne n’est libre d’être
libre, sauf aux yeux des tribunaux et de beaucoup de philo-
sophes. De plus, la modalité de croyance n’a rien à faire avec
la vérité de la chose crue ; Leibniz ou Spinoza ne croyaient pas
par simple fidéisme à la religion de leur société ; aucune liberté
ne garantit la saisie du vrai à travers l’histoire.

L’idéologie n’est pas une chose.


La thématique du bon roi, telle qu’on vient de l’analyser,
est un exemple d’idéologie, ou plutôt elle permet de donner
conventionnellement un sens plus étroit à ce mot trop vague et
polémique. Appelons idéologie l’emploi d’idées politiques à
des fins justificatrices, ces idées étant vraies ou fausses. En
ce sens, dont le « ils sont trop verts » de la fable est l’allégorie,
l’idéologie n’est pas autre chose que le sophisme de justifica-
tion dont parle Aristote364, mais au plan des représentations
collectives. Le marxisme peut réclamer la notion d’idéologie
comme son bien propre, parce qu’il a pris conscience le pre-
mier de la place énorme que les sophismes collectifs occupaient
dans l’histoire ; la chaîne de montagnes ainsi découverte est
aussi pittoresque qu’imposante : l’auteur d’une idéologie ne se
L’empereur et sa capitale 625
borne pas à céder à une logique affective, son erreur passionnée
est aussi une ruse et cette ruse est dirigée contre lui-même.
Avant d’aller plus loin, il est urgent de dissiper une confu-
sion qui n’est pas rare. L’idéologie n’est pas une chose, mais
seulement l’emploi justificateur que l’on fait de certaines
choses. Une société n’a pas une idéologie comme elle a une
morale, une philosophie régnante, une sensibilité collective, un
cérémonial, etc. : l’idéologie est le rôle justificateur que peu-
vent jouer certaines de ces entités et n’est pas elle-même une
de ces entités. Car l’idéologie n’est pas une pensée qui plane
dans les airs : il faut qu’elle revête une réalité sociale, qu’elle
s’incarne dans une morale, un cérémonial, une doctrine offi-
cielle, une sagesse des nations365…
Seul ce distinguo apparemment oiseux permet de parler
concrètement de l’impact des idéologies. Il est beau de répéter
que l’idéologie renforce les rapports sociaux réels, il est encore
plus beau de préciser si l’idéologie dont on parle était dicton
populaire, verbiage académique ou doctrine imposée par un
appareil d’État, l’efficacité de ces diverses réalités n’étant pas la
même. Prenons un exemple. « Il y a ceux qui prient, ceux qui
combattent et ceux qui labourent », a répété le Moyen Age, et
assurément cette énumération a pu renforcer des esprits enfan-
tins dans l’idée que chacun était à sa place dans le tout ; mais
seul un médiéviste pourra nous dire si cette affirmation était
enseignée et commentée par les autorités ou si ce n’était qu’une
liste proverbiale des activités humaines, aussi inoffensive que la
liste des sept merveilles du monde ou que la liste indienne des
soixante-quatre arts. Car plus d’une idéologie n’est qu’une des-
cription naïve du monde, et non pas une croyance sécurisante ou
une tentative de mystification en style édifiant. Les hommes ont
toujours voulu s’expliquer le monde et ils élaborent des sociolo-
gies aussi nativement que des cosmologies ; seulement ces
sociologies primitives sont spontanément justificatrices : on ne
s’y demande pas si une institution ou une coutume est justifiée,
mais bien quelle est sa justification, car on ne doute pas qu’il y
en ait une. Par là, ces apologétiques involontaires sont des idéo-
logies ; le couteau, c’est pour couper, et le gouvernement, c’est
pour gouverner.
L’essence d’une idéologie, en effet, est d’être justificatrice. Ce
n’est pas d’être une erreur ou un mensonge : toute erreur n’est
pas une idéologie et inversement on peut faire un usage édifiant
626 Le Pain et le Cirque
et intéressé d’une vérité. Ce n’est pas d’être un vulgaire reflet du
réel, un produit social : toute idée, vraie ou fausse, est un produit
social, sous peine de ne pas naître. L’idéologie se définit par sa
fin, qui est de justifier ce qui est ; elle est un hommage que les
intérêts les plus différents rendent à l’Idée du Bien, et la place
énorme que les idéologies occupent dans le paysage historique
montre quelle importance a cette idée pour les hommes. Car,
quoique la pensée serve davantage à vivre qu’à contempler la
vérité, néanmoins les gens sont malheureux s’ils ne peuvent
s’imaginer qu’ils sont dans le vrai.
Pour toutes ces raisons, on a tort de penser que par essence
une idéologie est une arme dans les luttes sociales ou natio-
nales, que c’est un instrument pour la défense des intérêts. En
réalité, souvent les idéologies ne sont bonnes à rien ; ce ne sont
pas des armes, mais des ratiocinations académiques que per-
sonne ne lit et dans lesquelles nous déversons notre bile. Une
idéologie, avons-nous dit, n’est pas une chose : pour exister,
elle doit s’incarner ; quelle arme sera-t-elle, si elle s’incarne
dans les in-octavo poussiéreux d’une philosophie abstruse ?
Une idéologie, avons-nous dit, répond à un besoin de justifica-
tion ; ce besoin est plus platonique et plus irrationnel que
la stratégie des luttes politiques. Souvent on ne recourt aux
idéologies que pour se justifier à ses propres yeux ; on peut y
recourir aussi pour se consoler, se magnifier, se donner bonne
conscience. On peut aussi, à la manière des diplomates et des
maquignons sur les champs de foire, employer l’idéologie
comme langage indirect dans les négociations avec le camp
ennemi ; le langage indirect, le recours à des arguments élevés,
permet aux deux camps d’éviter l’affrontement brutal des
revendications opposées, d’où aucun compromis ne pourrait
sortir. En évitant d’appeler un chat un chat, nous pouvons
ainsi donner délicatement à l’adversaire une « information de
menace », nous pouvons mettre du liant dans la négociation, ou
au contraire nous battre par idées interposées, ou encore per-
mettre à l’ennemi de sauver la face quand il sent qu’il est battu.
Bref, le besoin très humain de justification est présent dans les
conduites les plus variées. Prenons deux exemples extrêmes.
Dans le cas du bon roi, l’idéologie était commune aux deux
camps ; le cérémonial monarchique, qui magnifiait la bonté du
roi, avait son écho dans la sensibilité populaire la plus spontanée,
dans l’amour du peuple pour son souverain. Considérons en
L’empereur et sa capitale 627
revanche l’idéologie bourgeoise au temps de Marx ; elle consis-
tait en un certain nombre d’in-octavo que le prolétariat ne lisait
pas et qui ne convainquaient que les convaincus ; ces publica-
tions étaient destinées aux bourgeois eux-mêmes qui, s’ils les
lisaient, y trouvaient un exutoire à leur conviction d’être créa-
tures admirables et à l’indignation que leur inspiraient leurs
contestataires.
Mes lecteurs sont déçus et estiment que j’ai regardé l’idéo-
logie par le petit bout de la lunette ; ils ont raison. Car, dans
l’usage courant, le mot d’idéologie n’est pas réservé aux seules
idées justificatrices ; il est de plus en plus employé pour désigner
toutes les représentations collectives fausses, qu’elles soient jus-
tificatrices ou non, depuis le Dieu caché des jansénistes jus-
qu’aux préjugés sexuels ; en un mot, tous les produits culturels
de mauvais aloi. Ce qui nous mène au cœur du problème :
l’idéologie est-elle une pensée vraie ou fausse, ou bien un pro-
duit social ? L’idéologie est-elle le reflet, le double, de
la réalité sociale ?
Appelons donc idéologie, non plus l’emploi justificateur qu’on
peut faire des faits de mentalité collective, mais ces faits eux-
mêmes, lorsqu’ils sont faux, incohérents ou arbitraires. En ce
cas, la quasi-totalité de chaque culture sera de l’idéologie, depuis
les théories scientifiques, qui sont perpétuellement provisoires,
jusqu’aux mœurs et coutumes avec leur bizarrerie ou leur gra-
tuité. Toute culture est idéologie, puisqu’elle est arbitraire,
limitée, puisqu’elle pourrait être autre que ce qu’elle est, car la
culture n’est pas la nature.
L’emploi inflationniste du mot d’idéologie a alors le grand
mérite de mettre en lumière une vérité troublante : les hommes
ont le don étrange d’accepter comme évidente la culture dans
laquelle le hasard les fait naître. Ils ne commencent pas par
observer un doute méthodique sur toutes choses, pour n’accor-
der leur adhésion qu’à bon escient ; ils n’acceptent pas non
plus leur culture comme une convention arbitraire, mais indis-
pensable ; non, ils y croient. L’arbitraire et la diversité des
cultures n’ont d’égales que la candeur et la ténacité avec les-
quelles nous y adhérons. Le mot d’idéologie signifie alors que
la pensée n’est pas maîtresse de la plus grande partie de ce
qu’elle pense et qu’elle croit sans savoir ; sans doute n’est-elle
pas faite pour contempler, mais pour nous permettre de vivre.
On voit donc ce qui fait la liaison entre les deux définitions
628 Le Pain et le Cirque
de l’idéologie que nous venons de distinguer : dans l’arbitraire
culturel aussi bien que dans le sophisme de justification notre
pensée nous sert à résoudre des tensions ou à produire des effets
plutôt qu’à décrire les phénomènes.
En outre, dans l’une et l’autre définition, l’accent est mis sur
la genèse des idées et non sur leur rapport avec la vérité. Car
toute idée peut être considérée de deux points de vue ; d’un
côté, elle relève de la norme du vrai et du faux, de l’autre, elle
est un phénomène à expliquer, un produit psychologique et
social. De ce second point de vue, toute idée, vraie ou fausse,
est aussi idéologie : tel individu ou tel groupe croit telle chose,
vraie ou fausse, parce qu’il est conditionné à la croire, ou bien
pour produire tel effet ; toute idée est en même temps un
produit ou bien un instrument. Le peuple croit à la bonté du roi
parce que l’opinion publique est inexistante et afin de se consoler.
Ce qui fonde la légitimité de la sociologie de la connaissance366.

Ni masque, ni miroir.
Malheureusement, quand on prend les idéologies pour des
faits mentaux, et non pour l’utilisation de ces faits, on risque
également de tomber dans une illusion fatale. Cette illusion, à
laquelle Marx et Pareto n’ont pas échappé, est l’illusion dua-
liste : nous nous imaginons que l’idéologie est une et qu’elle
est le double de la réalité, son reflet ou son masque. Reflet naïf,
quand une idéologie est le produit d’un conditionnement de
classe ; masque menteur, quand elle est un instrument qui sert
à recouvrir des intérêts de classe. Tout cela est loin d’être faux,
mais c’est trop schématique ; l’illusion dualiste est responsable
d’innombrables logomachies et de fausses difficultés qui frei-
nent la recherche ; par exemple, on croit trouver très inutile-
ment des difficultés dans le fait suivant : souvent une idéologie
va trop loin et dépasse l’infrastructure dont elle est l’image.
Elle continue de durer quand son infrastructure a cessé d’exis-
ter, elle est une routine ou une survivance. Ou encore, au lieu
d’être une ombre vaine, elle a assez d’épaisseur et d’efficacité
propres pour agir en retour sur son infrastructure : l’image sort
du miroir pour aller secouer un peu son modèle. Il arrive même
qu’elle soit assez vicieuse pour se retourner contre les intérêts
dont elle est censée n’être que le masque ; chacun sait que
Staline, Hitler ou la bourgeoisie triomphante ont souvent été
L’empereur et sa capitale 629
victimes de leur propre idéologie et se sont pris à leur propre
piège. Quoi d’étonnant ? me rétorquera-t-on : tout cela est
dialectique ; je ne dis pas autre chose, ce qui revient à dire que la
théorie marxiste et parétienne du reflet est intenable.
Notre tort a été de croire que, d’un côté, il y avait la réalité et
les intérêts et, de l’autre, leur reflet ; nous avons fait comme si
l’idéologie était la pensée du grand individu qu’est la société,
l’âme de son corps. Nous avons oublié que le prétendu reflet
était lui-même une réalité ; qu’il était, par exemple, religion
établie et instituée, ou bien routine indéracinable ; et qu’à ce
titre il pouvait être par lui-même un intérêt, au lieu de déguiser
d’autres intérêts : on peut, par exemple, s’intéresser passionné-
ment, fanatiquement, aux différences religieuses ou ethniques ;
le prosélytisme et le fanatisme en ces matières sont des pas-
sions qui ne tirent leur aliment que d’elles-mêmes et qui
compromettent souvent les autres intérêts. On peut en outre, bien
entendu, faire de ces passions collectives un usage justificateur,
appuyer un impérialisme sur des fanatismes religieux ou raciste ;
car, comme nous n’avons cessé de le répéter, l’idéologie n’est
pas une chose, mais l’emploi apologétique de choses qui exis-
tent par elles-mêmes.
Cessons d’avoir à l’esprit l’image dualiste d’un miroir ou
d’un masque. Représentons-nous plutôt l’échiquier historique,
sur lequel sont dispersés des pions qui s’appellent classe
sociale, religion, enseignement, etc. Tel de ces pions peut être
utilisé par un autre aux fins justificatrices les plus variées :
pour tromper son monde, pour faire barrière sociale, pour se
consoler et se magnifier, etc. Il demeure que chacun de ces
pions existe et agit par lui-même, ainsi que par rapport à tous
les autres ; et tous dessinent entre eux des intrigues historiques
beaucoup plus compliquées et variées qu’un sempiternel face-
à-face avec le miroir.
Ce pluralisme a une ultime conséquence, sur laquelle nous
finirons : puisqu’il n’y a pas de miroir, puisque la relation
entre les idéologies et les intérêts n’est pas reflet, mais
intrigue, cette relation n’est pas nécessairement de ressem-
blance ; en effet, un outil ne ressemble pas à son utilisateur.
On a vu jadis une religion de paix et d’amour servir à justifier
l’impérialisme des croisades et, plus récemment, la France
révolutionnaire envahir et assujettir l’Europe au cri de liberté.
Mais l’exemple à monter en épingle est celui de la conquête
630 Le Pain et le Cirque
islamique du monde. Voici les Arabes, ce peuple de pasteurs
et de guerriers qui vit découpé en tribus rivales ; des querelles
incessantes entre ces tribus permettent aux guerriers de satis-
faire leur goût du pillage et des grands coups d’épée ; aux
yeux de ces virtuoses de la vendetta intertribale, pratiquer
l’oubli des injures serait perdre la face. Survient une chose
étonnante : une religion nouvelle s’établit chez ce peuple, sur
quoi les tribus partent toutes ensemble à la conquête du
monde. En quoi la nouvelle religion reflétait-elle cet impéria-
lisme ? En rien : elle n’avait primitivement rien de conquérant,
elle n’était nullement une idéologie guerrière. La vérité est
celle-ci : elle a servi à ces tribus rivales de prétexte élevé pour
oublier leurs griefs mutuels ; elle leur a permis de se réconci-
lier pour une conquête commune profitable, sans perdre la
face pour autant. Reflet ? Non, intrigue ; déguisement ? Non,
diversion.
Au lieu de dire qu’une idéologie est un reflet qui, ô paradoxe,
a une certaine réalité et réagit, disons tout simplement qu’il
existe de nombreuses réalités, actives comme il se doit, dont on
peut faire un usage idéologique. L’amour du roi était une réalité
spontanément induite, à laquelle le roi pouvait utilement se réfé-
rer pour justifier son régime. Ou, moins utilement, pour expri-
mer sa majesté devant les siècles à venir, comme on va le voir.

8.L’expression de la majesté

Après la bonté du roi, sa majesté. Nous avons vu jusqu’à pré-


sent pourquoi l’empereur était évergète en paroles : ses actes
publics étaient autant de bienfaits, puisque, régnant par lui-
même, il n’était pas tenu de régner pour autrui. Mais l’impérial
évergétisme couvre aussi un autre domaine, où le prince ne se
contente pas de baptiser ses actes sous le nom d’évergésies ;
dans ce nouveau domaine, il fait des évergésies que, sans le
besoin qu’il a d’exprimer sa majesté, il n’aurait pas faites. La
bénéficiaire de ces bienfaits est exclusivement la ville de Rome :
l’empereur lui assure le pain et les spectacles.
Cette tendance du souverain à exprimer sa majesté n’est pas
plus rationnelle que son besoin de se justifier : elle ne mesure
pas ses moyens à ses fins. Justification et expression se prêtent
L’empereur et sa capitale 631
secondairement à des usages idéologiques ou à des rationalisa-
tions « machiavéliques », mais ne sont pas d’abord des armes
et c’est pourquoi elles peuvent être chères aux deux camps. Le
peuple serait déçu si le roi ne se disait pas bon et s’il n’étalait
pas sa grandeur ; de son côté, le roi veut se satisfaire lui-même
et mesure mal l’effet que produit son ostentation sur le specta-
teur ; quand il élève des arcs de triomphe, il veut d’abord
laisser pour la postérité des monuments de lui-même à la face
du ciel ; loin de faire de la « propagande impériale », il est prêt
à proclamer sa propre gloire, même si personne n’écoute.
Appelons expression cette ostentation irrationnelle, ce narcis-
sisme ou du moins ce besoin de parler pour soi.

Action, information, expression, expressivité.


Au-dessus du Forum de Trajan, la Colonne trajane élève
encore aujourd’hui son fût autour duquel tourne comme un
rébus autour d’un mirliton, sur vingt-trois spires, une frise dont
les cent vingt-quatre scènes célèbrent des épisodes de la
conquête de la Dacie par Trajan et exaltent le rôle qu’y a joué
le prince ; les archéologues les examinent en se munissant
de jumelles. On peut douter que les sujets de Trajan les aient
beaucoup plus regardées que les Romains d’aujourd’hui et
se soient précipités vers ce spectacle pour s’y faire violer la
conscience, en tournant pour cela vingt-trois fois autour de
la Colonne, le nez en l’air.
La Colonne n’est pas plus de la propagande que les cathé-
drales gothiques n’étaient des catéchismes en images ; elle est
ornée de reliefs figurés parce qu’étant un monument elle ne
pouvait exister sans parler ni parler sans rien dire. Elle contient
donc un message, elle informe sur le détail des campagnes de
Trajan pour exprimer sa gloire, mais ce détail semble avoir
plus intéressé le sculpteur lui-même qu’il n’intéresse les pas-
sants. Il en est de la majesté impériale comme du ciel étoilé qui
exprime la gloire de Dieu : quoi de plus expressif que le ciel ?
Mais, pour percevoir son expression, il est inutile de détailler
les étoiles une à une, l’effet global suffit ; mieux vaut même ne
pas détailler, car le ciel semblerait se répéter comme une céré-
monie trop longue. Monument de la gloire de Trajan à la face
du ciel, la Colonne confirme que Rome, capitale impériale,
était, comme la plupart des capitales dans les sociétés préin-
632 Le Pain et le Cirque
dustrielles, un théâtre où la splendeur des souverains régnants
ou morts s’exprimait par des monuments, des cérémonies et
des institutions. Le pouvoir tirait un prestige supplémentaire de
l’irrationalité même de ses expressions, qui parlaient pour
elles-mêmes et ignoraient superbement leurs auditeurs ; le gali-
matias a toujours été le privilège et le signe des dieux, des
oracles et des « patrons ». Monuments et cérémonies sont
comme le vent, qui profère et regarde ailleurs, très haut au-
dessus de nos têtes, dans une langue inconnue dont nous savons
le sens d’une certaine manière.
L’usage de tout langage répond, dans des proportions
variables, à trois besoins, celui d’informer l’interlocuteur (« il
fait beau »), celui d’agir sur lui (« viens te promener ! »), celui
d’exprimer ce dont le locuteur déborde (« quelle paix dans mon
cœur ! »). L’expression de la majesté royale n’est pas destinée à
agir sur les spectateurs à la manière d’une propagande ou d’une
cérémonie militaire, même si elle parvient quelque peu à ce
résultat ; ni à les informer de cette majesté, comme les galons
des officiers indiquent leur grade, même si elle le fait à l’occa-
sion (« on devine que cet inconnu est un prince, tant il
a de majesté »). Elle semble rayonner pour elle-même, comme
l’expressivité des étoiles et des montagnes367.
Remarquons à cette occasion que les objets naturels qui ont
de l’expressivité sont restés les mêmes depuis toujours : le ciel,
les orages, les sommets où l’on élève des sanctuaires, puis des
cairns368. Tout paysage semble signifier quelque chose, mais
quoi ? Et à qui s’adresse-t-il ? Le ciel n’a pas de destinataire ;
seulement, à la différence de la Colonne trajane, c’est un signi-
fiant sans signifié : il ne délivre pas de message, il ne raconte
pas les campagnes de Iahvé. En revanche, il laisse penser
quelque chose du locuteur : il est l’indice de sa propre majesté
ou de celle de son créateur ; la gloire de Dieu est la haute opi-
nion que les hommes prennent du créateur au spectacle des
œuvres qui sont ses indices, mais Dieu n’a pas créé ses œuvres
pour s’y exprimer ni pour donner aux hommes quelque chose à
penser de lui. Quand un objet paraît signifiant sans l’être et
qu’il est l’indice non intentionnel de son locuteur, on peut par-
ler d’expressivité et non plus d’expression. Mais la conscience
spontanée ne fait pas cette distinction ; pour elle, la physiono-
mie du ciel est expressive : elle croit y lire un message, ce qui
suppose un divin locuteur. La pensée archaïque ne personnifie
L’empereur et sa capitale 633
pas et ne divinise pas le ciel ou la foudre, comme le disait
Max Müller ; elle prend l’expressivité des forces naturelles
pour l’expression de quelque dieu. Car, en matière de mes-
sages, ses exigences de clarté ne sont pas très élevées et le gali-
matias l’attire.
Dieu ne proportionne pas ses œuvres aux sentiments
humains ; pas plus que l’État, il n’est à l’échelle des individus
et ne leur destine utilitairement ses monuments ; il se complaît
d’abord lui-même en ses créations. De même, un élégant ne
s’habille pas pour annoncer sa richesse et un poète n’écrit pas
pour délivrer des messages et communiquer avec autrui ; aussi
le premier peut-il, une fois habillé, ne pas sortir de sa chambre
et le second ne pas s’inquiéter s’il est hermétique. On objecte
que les auteurs veulent être lus ; c’est une erreur, ils veulent
plutôt être imprimés, afin que le livre existe. Les auteurs de
tracts, d’inscriptions murales et de rapports politiques en réu-
nion de cellule tiennent beaucoup plus à exprimer leurs convic-
tions qu’à convaincre les non-convaincus ou à informer leurs
camarades ; aussi sont-ils aussi ennuyeux que beaucoup de
poètes sont obscurs et beaucoup de bas-reliefs difficilement
lisibles parce que placés trop haut au-dessus de la tête des pas-
sants.
Seulement, si nous aimons la poésie ou le royaume où le
hasard nous a fait naître, nous serons heureux de nous prome-
ner sous des poèmes ou des monuments nationaux, même si
nous ne les déchiffrons pas ; un hall d’université couvert et sali
de graffiti politiques a pour ses usagers, qui ne les détaillent
guère, l’avantage de n’être pas froid comme un hall de banque
et de leur faire sentir qu’ils sont dans un petit monde à leur
idée. Tant est naturel le désir d’exprimer et de voir des expres-
sions. Encombrée d’expressions inutiles, pyramides, villes
capitales, cérémonies, poèmes et tracts, l’histoire ressemble
aux tableaux du Tintoret où cent visages hagards, mais qui
ne demandent rien à personne, expriment chacun pour soi
des émotions qui ne connaissent pas leur propre expression ; ils
semblent obsédés par autre chose que ce qu’ils font, aucun
visage n’en regarde un autre et pourtant les gestes de tous
les personnages s’accordent dans quelque action collective, fré-
quemment assez sinistre, une Crucifixion par exemple.
La confusion entre expression et information est responsable
de plus d’une erreur en iconographie et en philologie. Quand
634 Le Pain et le Cirque
un message n’informe que pour exprimer, à la manière de la
Colonne trajane ou d’un rituel symbolique, le contenu infor-
matif n’est qu’un prétexte et ne doit pas être scruté mot à mot ;
le locuteur ne s’inquiète pas d’être redondant ou obscur, d’en
dire trop ou pas assez. Il ne faut pas interpréter un poème ou
un tract en partant du postulat que l’auteur voulait communi-
quer quelque chose ou convaincre le lecteur ; c’est de propos
délibéré que certains poètes ont pu se donner pour règle de
procurer au lecteur toutes les indications nécessaires au déchif-
frement de leur poème ; Horace, avec sa fausse obscurité,
observe cette règle369, mais les plus grands ne le font pas
toujours. C’est une autre erreur que d’interpréter un bas-relief
allégorique, par exemple une scène mythologique sculptée sur
un sarcophage romain, comme symbolisant automatiquement
les croyances du défunt sur l’au-delà ou du moins celles du
sculpteur et des milieux artistiques et cultivés : une expression
n’est pas un symbole. A propos de cet effroyable problème du
symbolisme funéraire, on prétend nous réduire à l’alternative
suivante : ou bien l’allégorie symbolise la croyance du défunt
(ou des milieux cultivés), ou bien elle n’est qu’une décoration
futile, indigne de la majesté de la mort. C’est oublier que la
scène peut exprimer la majesté de la mort sans informer sur
la croyance ; ainsi fera une croix chrétienne sur le tombeau d’un
agnostique. Le « décoratif » n’est pas « futile » quand il est
expressif, sauf aux yeux d’un monisme pédantesque. Dans un
texte expressif, la grande difficulté est de distinguer ce qui est
pertinent de ce qui ne l’est pas ; un bas-relief destiné, non à
« décorer », mais bien à solenniser un tombeau, narrera une
légende dionysiaque non pertinente ; un paon qui fait la roue
exprime quelque chose d’assez simple, mais les nuances du plu-
mage ne sont pas pertinentes.
La rationalité de l’expression, son adaptation à ses fins, a
quelque chose de paradoxal : si elle est trop rationnelle, elle
manque ses effets. Quand on se complaît en soi-même et en sa
grandeur, on se soucie peu de l’impression à produire sur autrui
et on la calcule mal. Or autrui le sait ; il sait qu’une expression
authentique ignore le spectateur et ne proportionne pas ses
effets ; les importants, qui calculent trop, ne voient pas les sou-
rires derrière leur dos. Le spectateur doute d’une expression
calculée : une véritable grandeur ne se complairait-elle pas
davantage en elle seule ? Seule une expression qui ne cherche
L’empereur et sa capitale 635
pas à faire effet en produit un et fait preuve.
Une supériorité qui ne s’exprime pas ne saurait donc trouver
créance : ne serait-elle pas plus débordante, si elle était aussi
grande qu’elle le prétend ? Il ne suffit pas d’être le roi, il faut
encore le laisser apparaître, sous peine de faire douter du trône.
Toute majesté s’accompagne de quelque apparat ; le roi ne se
contente pas d’informer le public de sa qualité et de la signaler
au moyen de galons : il doit s’avancer dans un costume saugrenu
et éclatant comme les plumages, crêtes et crinières des animaux.
Cet apparat fait preuve de richesse ou de grandeur, car il ne se
borne pas à affirmer ; il est un morceau de richesse ou un des
gestes de la grandeur. L’information ne fait pas foi automatique-
ment, car il est facile de mentir ; seule l’expression apparaît
comme le débordement naturel d’une vraie grandeur.

L’apparat monarchique et la violence symbolique.


Il est donc entendu parmi les hommes qu’une supériorité, poli-
tique ou autre, s’exprime irrépressiblement. Reste à savoir en qui
réside cette supériorité. Quand le chef est un simple mandataire,
l’État lui-même s’entourera de majesté ; quand l’État est le roi,
l’apparat entoure la personne physique du monarque, en son
palais ou en sa capitale.
La majesté de l’empereur exprimait les rapports politiques
existants et n’y ajoutait pas grand-chose ; seule son absence
aurait déconcerté. Il faut une imagination bien épurée pour
considérer comme un autre homme le Grand Seigneur, quand on
voit combien les esprits de ses sujets lui sont soumis ; aussi le
sérail où il vit est-il aussi superbe qu’il convient à un tel maître.
Si ses sujets ne lui étaient pas soumis, ce trop beau palais ne
serait qu’un caprice de milliardaire.
Dans l’ensemble confus qu’on appelle idéologie ou apparat,
distinguons deux sortes de faits ; les uns sont propres à mettre
en condition les esprits, mais d’autres ne sont que la suite du
conditionnement. C’est ainsi que (l°) l’apparat par lequel le
souverain s’éternise dans l’histoire ou laisse voir sa majesté à
ses sujets ne fait guère que découler des rapports établis ; de
même que (2°) l’idéologie au sens propre, ou besoin de croire
que ce qui est a sa justification ; on en dira de même de (3°) la
fête patriotique, du culte monarchique, tant que les sujets y
expriment l’amour qu’ils sont induits par ailleurs à éprouver
636 Le Pain et le Cirque
pour le prince ou l’admiration sélective qu’ils ont pour un sau-
veur. On imagine mal une paisible monarchie sans apparat et
sans vénération pour la personne royale ; contester ces appen-
dices serait une manière indirecte de s’en prendre dans la
polémique à l’édifice principal.
En revanche, d’autres conduites servaient à renforcer la sujé-
tion et, en les empêchant, on priverait le régime d’un soutien
supplémentaire. Ces conduites impliquaient une menace de
violence réelle qui jouait le rôle de l’encaisse-or derrière
diverses espèces de violence symbolique. Était symbole d’une
éventuelle violence réelle (4°) l’expression obligatoire des sen-
timents, quand le souverain exigeait comme un dû des hom-
mages, un culte ou l’étude de sa pensée ; non que ces gestes
d’hommages parviennent à plier la machine et à induire les
sentiments correspondants (seul le fidèle qui veut déjà croire
parvient à croire à force de gestes) : mais l’exigence d’hom-
mages plonge les sujets dans une passivité ahurie, leur fait
sentir leur impuissance politique. Un autre moyen de mettre au
pas est de (5°) faire de la discipline, d’imposer une religion
d’État, moins pour la religion elle-même que pour marquer aux
sujets qu’ils doivent confondre jusqu’à leur pensée avec celle
du maître. Toutefois, le moyen le plus apolitique et par consé-
quent le plus efficace de mettre l’opinion en condition est de
(6°) faire apercevoir l’omniprésence de l’autorité publique
dans toutes les avenues de la vie, depuis les réjouissances
populaires jusqu’à la littérature ; non que le pouvoir les oriente
nécessairement dans un sens déterminé : mais il est là. Il est
au Cirque, il est auprès de Virgile ; il n’est pas assez sot pour
donner à Virgile le sujet des Géorgiques, mais, en approuvant
l’intention du poète, quelle qu’elle soit, il n’en marque pas
moins que cet événement littéraire ne se déroule pas sans lui.
On sait l’importance qu’attachent à l’apparat expressif les
sociétés anciennes ; la dignité royale, mais aussi les « offices »
d’intérêt collectif, y sont chargés de symboles et de solennité370.
Parce que tout « officier » y est propriétaire (parfois littérale-
ment) de son office et parce que la société est hiérarchisée en
ordres : commander est une supériorité plutôt qu’une mission
ou un job.
La supériorité personnelle qu’exprime l’apparat s’étend à
tout puisque le maître commande de par le droit de commander
qu’a une espèce supérieure ; les membres de cette espèce man-
L’empereur et sa capitale 637
gent mieux et vivent plus richement. Le luxe et les plaisirs font
partie de l’apparat. Il en est des princes comme des riches,
quand l’opinion admet la supériorité de leur richesse : ils doi-
vent se distinguer de l’humanité moyenne en réalisant toutes
les potentialités de celle-ci. Quelles potentialités ? C’est une
affaire de bon goût ; tel roi se fera cocher ou gladiateur, tel
autre boira. Le roi doit être l’homme le plus heureux de son
royaume. Aristote constatait avec étonnement que « des tyrans
voulaient que tout le monde fût au courant de leurs débauches,
pour qu’on tombât en admiration devant leur chance et leur
bonheur371 ». On faisait un mérite aux rois hellénistiques de
mener la bonne vie, la tryphè 372 ; « ceux qui portent des vête-
ments d’apparat et qui vivent dans la tryphè habitent les palais
des rois », dit l’Évangile selon saint Luc373. Aux banquets de
Démétrios Poliorcète l’ivrognerie était une pièce de l’apparat ;
le Preneur de villes s’enivrait pour la même raison qu’il refu-
sait avec hauteur le placet que lui tendait une pauvre femme,
malgré la tradition patriarcale de la monarchie macédo-
nienne374 : il voulait se placer au-dessus des autres hommes.
Une autre excellence est l’oisiveté ; la foule ne se demande pas
si le roi travaille ; l’apparat de son bonheur exige qu’il échappe
à cette servitude ; sa providence ne rassure que si elle est, mais
ne fait rien, ne prend pas de décision politique concrète qui
ferait reparaître l’image du gouvernant réel qui gouverne bien
ou mal ; enfin le roi ne fait rien : il exprime la monarchie,
c’est-à-dire lui-même.
Seulement l’empereur romain a moins de facilités que d’autres
potentats à se distinguer ainsi ; il ne boira pas et se fera plutôt
évergète. Il est magistrat autant que prince ; or Cicéron le dit :
le peuple romain déteste le luxe privé, mais approuve le luxe dont
on fait bénéficier le public. Le luxe impérial ne sera pas seule-
ment consommation égoïste ; ce sera aussi celui d’un évergète
qui donne des spectacles à sa capitale. L’égoïsme du potentat qui
boit tout seul passait, du reste à tort, pour une conduite
de tyran ; par un geste de propagande, au sens véritable du
mot, Vespasien fit raser le palais d’or que Néron s’était fait
construire375 et il édifia sur l’emplacement l’amphithéâtre du
Colisée, destiné à recevoir le peuple romain.
638 Le Pain et le Cirque

La Ville éternelle tient lieu de cour.

Le peuple romain au sens étroit du mot : la population de


la ville de Rome ; elle seule reçoit de l’empereur le pain et le
Cirque, qui ne sont pas un moyen de régner sur l’immensité de
l’Empire.
Tant que l’évergétisme consiste à appeler bontés les actes
publics du souverain, son rayon d’action s’étend évidemment à
l’Empire tout entier ; mais, quand il est l’apparat qui entoure
la personne du souverain, il se déplace avec elle et son rayon
d’action est à l’échelle d’un individu : une demeure, une ville,
une Cour ou une capitale. Seulement l’Antiquité est l’ère des
cités et non des Cours ; la cité de Rome, la Ville par excel-
lence, tiendra lieu de Cour pour les empereurs, qui lui donne-
ront le pain et le Cirque comme ils auraient nourri leurs
courtisans et leur auraient donné des ballets. Car les empereurs
n’avaient pas de courtisans ; ils vivaient en compagnie de
quelques amis d’élection, compagnons habituels de leurs ban-
quets et des déplacements du prince376. Ne nous étonnons pas
que Suétone parle si longuement des spectacles donnés à Rome
par les empereurs ; sous notre Ancien Régime, on parlait non
moins longuement de ce qui se passait à la Cour.
Jusqu’à la fin de l’Empire d’Occident, Rome gardera le
prestige et quelques-uns des privilèges de la vieille capitale his-
torique qu’elle avait été pendant de longs siècles. Par survivance
cérémonielle de l’ère des cités-États, la population de Rome était
censée être le peuple-roi, la race conquérante, et le pain et le
Cirque étaient leur droit seigneurial. Seulement, depuis Auguste,
ces loqueteux seigneurs sont aussi des espèces de courtisans, car
Rome, de cité-État, est devenue la capitale (plus exactement une
capitale de type préindustriel, comme on va voir). Il arrive que
les deux fonctions se disjoignent ; quand l’empereur voyage, il
emporte son évergétisme avec lui et donne des spectacles par-
tout où il passe377. Trois bons siècles après Auguste, Constan-
tin, par un royal caprice, changera de capitale et fera de
Constantinople la rivale de Rome ; la nouvelle ville impériale
aura, comme Rome, son palais, son forum, son Sénat, son Cirque
et son pain d’État378.
Dans les conseils apocryphes que Dion Cassius fait donner à
Auguste par Mécène, on lit : « Tu orneras Rome avec toute la
L’empereur et sa capitale 639
magnificence possible, tu en rehausseras la splendeur par des
fêtes publiques, des panégyries, de toute espèce379.» Rome,
capitale de type préindustriel d’une monarchie de droit subjectif,
est une « vitrine », comme Versailles ou le Paris de Napoléon
encore. Dans l’Empire turc, écrit Volney, la seule ville « pour qui
le sultan se donnât des soins qu’en effet on ne prenait pas
ailleurs » était sa capitale380. Sur le théâtre de l’apparat souve-
rain se concentrent tous les efforts et les ressources d’une société
qui n’en a pas beaucoup. L’empereur a avec Rome une relation
toute spéciale ; deux expressions que parfois on interprète
inexactement le disent : Rome, urbs sacra, est la ville sacrée,
c’est-à-dire impériale ; elle est l’urbs sua, la ville qui lui est
toute dévouée, qui est toute à lui381.
D’où la structure urbaine très particulière de la Ville. Ce n’est
plus une cité de l’Antiquité classique et hellénistique, bâtie
autour de son forum et de son acropole : c’est une résidence
royale, comme mainte cité orientale. La Rome augustéenne
est gouvernée par des préfets au nom du monarque, comme
Alexandrie et Pergame d’une certaine manière382. Ne pensons
plus aux sept collines ; représentons-nous une accumulation
humaine, attirée là par la seule présence de l’appareil monar-
chique et de ses dépenses colossales ; cette population est
dominée par la masse élevée du palais impérial, au centre, et elle
est surveillée de l’extérieur par l’énorme caserne de la garde,
bâtie sur un point de sa périphérie, à la manière de la Bastille, de
la Tour de Londres ou de la Tour Antonia à Jérusalem.
Rome est capitale royale et n’est plus cité-État : c’est au fond
le sens du panem et Circenses de Juvénal. Le dernier lien a été
tranché quand Auguste a supprimé l’élection des magistrats par
le peuple de Rome ; réduit à ses tribuns de la plèbe et à quelques
figurants, ce peuple ne jouera désormais qu’un rôle cérémoniel
dans certaines pompes officielles383.
Mais le régime impérial y a perdu, lui aussi. La coexistence
de cette population locale et de l’empereur, l’obsession de la
capitale-vitrine, ont municipalisé l’optique gouvernementale ;
Rome, comme la Cour de Versailles, a pris une importance
disproportionnée dans les préoccupations du pouvoir. A lire Sué-
tone, on croirait que la moitié de la politique impériale se réduit
au pain et au Cirque et les Res gestae confirment que l’impres-
sion n’est que trop exacte.
Cette disproportion n’est pas l’effet d’un calcul machiavé-
640 Le Pain et le Cirque
lique, mais d’une hypersensibilité à la popularité et à l’apparat.
Rome n’était pas une ville à barricades et, depuis la création de
la garde prétorienne, seules comptaient politiquement les épées
des prétoriens384. Voici Agrippine qui, après la mort de Britan-
nicus, voit son crédit ruiné : quels appuis a-t-elle encore ? Elle
pense aux prétoriens, elle pense aux sénateurs (ceux-ci avaient
un tel prestige que, si l’empereur s’en prenait à eux, il choisis-
sait là une ligne politique fondamentale, ce qui ne se fait pas
à la légère ; les sénateurs tenaient provinces et armées ; en
outre ils entretenaient un vieux rêve, plus vengeur que réaliste :
armer leurs clients et leurs affranchis et faire pièce à la garde
impériale385) ; elle ne pense pas un seul instant à la population
romaine. Si les empereurs avaient pu se contenter de gouver-
ner et n’avaient pas eu à s’exprimer, ils n’auraient attaché
aucune importance à la ville-capitale. Trajan proclamait que
son pouvoir reposait sur les divertissements et les spectacles
autant que sur des choses sérieuses (seria), mais il avouait
qu’à négliger ces dernières on courait à la catastrophe, tandis
qu’à négliger les futilités on encourait seulement l’impopularité
(invidia) ; que ceux qui se moquent d’être impopulaires
lui jettent la première pierre. Dans le bestiaire politique, à côté
des animaux de Machiavel, le lion et le renard, il y a place pour
le paon386.
La proximité de la Ville et l’obsession des spectacles sont les
causes d’un fait pittoresque : le cabotinage de quelques « mau-
vais » empereurs qui se produisent en personne devant le
peuple comme cochers ou gladiateurs : puisque les puissants
parmi les hommes doivent actualiser les potentialités
humaines, pourquoi pas ces potentialités-là ? Néron montra au
moins une fois son talent de conducteur de char devant le
public romain, avant de concourir victorieusement comme
artiste dans les concours grecs ; Commode, comme gladiateur,
combattit des bêtes sauvages dans le Colisée387. Les activités
sportives étaient fort cultivées et beaucoup d’empereurs
tâtaient en privé de l’art du gladiateur, c’est-à-dire de l’es-
crime388. De là à se produire devant ses peuples assemblés, il y
a un abîme, qui fut moins souvent franchi qu’on ne le croit389 ;
il y a même deux abîmes : un empereur peut-il se soumettre au
jugement du vulgaire ? Peut-il se livrer à des sports vulgaires ?
Car il y a sport et sport : la chasse était distinguée, l’escrime et
les chars ne l’étaient pas ; plus précisément, il fallait décider
L’empereur et sa capitale 641
s’il était convenable de se donner en spectacle (c’était l’avis
des Grecs) ou si c’était déroger (c’était celui des Romains) ; il
fallait décider si l’activité sportive ou artistique était une noble
profession ou un métier de baladins. Dans la culture gréco-
romaine, les deux estimations s’affrontaient ; la plupart des séna-
teurs tenaient l’escrime pour un jeu bas et pour le dernier des
métiers, mais quelques membres de la meilleure société n’en
descendirent pas moins combattre dans l’arène ; un ou deux
empereurs aussi390.
Quand on est tout-puissant, seules une rare sûreté de goût ou
une tradition protocolaire peuvent empêcher de tirer avantage
de sa position pour faire admirer ses talents, si l’on a un point
d’honneur sportif ou artistique. Les rois chrétiens ne furent
retenus que par l’étiquette, au sens véritable du mot391, et par
l’étroitesse de leur Cour ; Louis XIII, roi que l’esthétisme
conduisit à de détestables écarts, avait un joli talent pour
composer des ballets de Cour ; il n’y invitait pas la ville. De nos
jours, les mass media font mieux que la ville ; les principaux
dirigeants chinois imposent leurs poèmes à l’admiration des
masses et le roi du Cambodge avait fondé à Phnom Penh, quand
Phnom Penh il y avait encore, un festival international du film où
il recevait chaque année le grand prix, si bien que la presse célé-
brait en lui le meilleur cinéaste du Cambodge et un musicien et
acteur hors de pair392.

Monopole de l’évergétisme impérial sur Rome.


Après le Cirque, le pain. Tous les empereurs ont pour leur
capitale des soins qu’ils ne pouvaient avoir pour tout l’Empire.
Aucune cité ne peut se comparer à Rome en cela ; argument de
taille en ces temps où les moindres bourgades rivalisaient entre
elles comme de petites nations393. Seule Rome a du pain gratuit,
des congiaires, une annone : le panem de Juvénal n’est pas le
pain gratuit, mais celui que l’annone se débrouille pour faire
arriver sur le marché de Rome au titre de l’impôt ou en organi-
sant l’activité des négociants.
Pourquoi tant d’efforts ? Pour la bonne police : il en va du
prestige du prince, qui doit être plus libéral envers « sa ville »
que les évergètes privés envers leurs cités respectives. Et par
apparat : le souverain a avec la plèbe urbaine les relations per-
sonnelles d’un roi d’Ancien Régime avec ses courtisans. Mais
642 Le Pain et le Cirque
pour que Rome soit l’écrin où brille la splendeur souveraine,
il faut que le souverain soit seul à y briller et que sénateurs
et évergètes ne rivalisent pas de munificence avec lui. Le surin-
tendant Fouquet apprit à ses dépens que, dans les monarchies,
la bienséance interdit à quiconque d’éclipser le roi, ce qui n’est
pas sans freiner les initiatives individuelles394.
Or il y avait à Rome un héritage républicain qui gênait
l’exclusivité impériale et qu’il fallut supprimer ou limiter. Ce fut
l’œuvre d’Auguste ; il mit fin aux évergésies républicaines, par-
tagea avec les magistrats le droit de donner les spectacles, se
réserva presque le monopole des constructions publiques
et embellit Rome pour qu’elle fût digne d’être capitale de sa
monarchie. Cette histoire semble peu connue et nous allons la
raconter avec quelque détail ; ce détail est compliqué : avant de
réserver à son mécénat le monopole de l’évergétisme à Rome,
Auguste commença par encourager le mécénat de ses propres
lieutenants ; si bien que la disparition de l’évergétisme privé à
Rome succède sans transition à son apogée. Ce qui s’explique :
Auguste fut à la fois chef de parti et chef d’État ; le chef de parti
encourageait ses partisans à gagner au bon parti les cœurs de la
plèbe, le souverain tendait à se réserver ce monopole. Or le sou-
verain ne se dégagea pas tout de suite du chef de parti, d’où la
péripétie initiale.
Aux yeux de Tacite, il va de soi que la munificence privée
est exclue de la Ville et que les princes s’en réservent l’exer-
cice. L’historien sénatorial raconte mélancoliquement l’ultime
succès de l’évergétisme républicain, vers le début du règne de
Tibère : « A cette époque, Aemilius Lépidus demanda au Sénat
l’autorisation395 de consolider et de décorer à ses propres frais
la basilique de Paullus, monument qui perpétuait le souvenir
des Aemilius ; car la munificence au service du public était
alors encore dans les mœurs. Auguste non plus n’avait pas
empêché un Taurus, un Philippus, un Balbus de faire contribuer
à l’ornement de Rome ou à leur renommée auprès de la posté-
rité les dépouilles de l’ennemi ou le trop-plein de leur richesse.
Imitant leur exemple, Lépidus renouvela l’illustration de sa
race, malgré sa médiocre fortune. Mais comme le théâtre de
Pompée avait été ravagé accidentellement par un incendie, le
prince fit la pollicitation de le rebâtir : les membres de la
famille n’étaient pas assez riches pour le faire, paraît-il, et le
monument n’en conserverait pas moins le nom de Pompée396.»
L’empereur et sa capitale 643
Philippus, Balbus et Taurus, trois triomphateurs qu’Auguste
avait laissés embellir Rome, avaient respectivement restauré un
temple d’Hercule, un temple de Diane et élevé le premier
amphithéâtre de pierre qu’ait possédé l’Urbs ; on pourrait aisé-
ment allonger la liste des constructions d’époque augustéenne
qui sont l’œuvre de triomphateurs, de viri triumphales, et qui
ont été élevées sur les butins, les manubiae, selon la tradi-
tion397.
Cet apogée est suivi d’une chute assez rapide. Comment des
triomphateurs pourraient-ils encore bâtir, quand il n’y a plus de
triomphateurs et que l’empereur se réserve l’exclusive du
triomphe398 ? Le même monopole impérial s’étend à Rome sur
l’évergétisme et, dans l’Empire, sur bien d’autres choses : on
cesse, dans l’Urbs 399 comme ailleurs, de dédicacer des opera
publica à d’autres qu’au souverain ou aux membres de la
famille régnante400 ; les Grecs doivent renoncer à décerner des
temples, des concours ou des honneurs divins aux gouverneurs
de leurs provinces401. L’évolution est lente et se déroule dans
les faits, plus qu’elle ne s’inscrit dans le droit, mais tout est
terminé à la fin du règne de Tibère, au plus tard. Pour l’évergé-
tisme, Auguste lui-même avait pu constater ses dangers poli-
tiques lors de l’affaire Egnatius Rufus402 : cet édile s’était rendu
populaire en organisant, à titre privé, un corps de pompiers ; le
peuple l’élit préteur et se cotise pour lui rembourser les frais de
cet honneur ; l’homme se laisse griser par sa popularité et se pré-
sente au consulat ; arrêté sous l’inculpation de conspiration, il
fut exécuté et l’empereur créa un corps public de pompiers. Le
dernier combat eut lieu sous Vespasien, par l’action d’un
attardé403. Quand il fallut rebâtir le Capitole, Helvidius Priscus
proposa que le temple fût restauré aux frais de l’aerarium et par
les soins du Sénat, le prince se bornant à contribuer à la
dépense ; « les esprits modérés firent passer cette proposition
sous silence, puis dans l’oubli ». L’empereur ne pouvait tolérer,
dans sa capitale, des évergètes à côté de lui.
Alors s’établit un partage qui durera jusqu’au Bas-Empire,
où Rome, municipalisée, redevenant une cité ordinaire, vit
sous l’autorité de son préfet comme les autres villes sous celle
de leurs curateurs, et où elle aura comme celles-ci des
évergètes, le monopole impérial sur Rome ayant pris fin404.
Avant cette époque et pendant tout le Haut-Empire, le partage
s’établit de la manière suivante : à Rome, l’empereur seul a le
644 Le Pain et le Cirque
droit d’élever des monuments publics ; aucun évergète ne peut
le faire. En principe, le Sénat a lui aussi le droit de bâtir, mais
il n’élève en fait que des statues honorifiques d’empereurs et
de magistrats, ou des monuments à la gloire des empereurs405.
Seul encore, l’empereur a le droit de donner à Rome des jeux
extraordinaires et des munera extraordinaires ; en revanche, les
jeux et munera ordinaires continuent à être donnés par les
magistrats406. En bonne logique, l’empereur aurait dû se réser-
ver intégralement le monopole des spectacles : mais les insti-
tutions républicaines demeuraient, avec lesquelles le prince a
dû pactiser. Il va sans dire que, hors de Rome, dans les villes
municipales et dans les cités pérégrines, spectacles et construc-
tions demeurent libres407. Enfin les largesses publiques de
toute espèce, qui demeurent licites hors de Rome, sont
réservées à l’empereur dans la capitale ; lui seul, désormais,
accordera à la plèbe des distributions d’argent, des banquets
ou epulae et des congiaires, et lui seul sera honoré par la
plèbe : il va sans dire que la ville de Rome n’avait point
d’autre patronus que l’empereur, « père de la patrie ». Le der-
nier à distribuer de l’argent au peuple romain à titre privé fut,
sauf erreur, le roi Hérode le Grand, lors d’un séjour à Rome408.
L’empereur est le seul évergète et le seul patronus de sa ville.
Et même, tandis que les legs aux autres cités se multiplieront,
il devient inusité de faire des legs à la plèbe romaine, comme
l’avaient fait César ou Balbus, sans parler d’Acca Larentia :
désormais seuls les empereurs léguèrent de l’argent au peuple
romain ; quant aux simples particuliers, sans doute légueront-
ils à l’empereur lui-même ce qu’en d’autres temps ils auraient
laissé au peuple409. Il faut ajouter, pour être juste, que toutes
ces limitations ont leur compensation logique : Rome est la
seule ville de l’Empire où aucune charge collective ne retombe
sur la population et où les munera municipalia soient chose
inconnue410. Il est vrai qu’elle n’a pas davantage d’autonomie
municipale.
Un passage de Dion Cassius411 fait vivement sentir comment
Auguste éteignit l’éclat des spectacles et des largesses que don-
naient d’autres que le prince : « Auguste supprima certains
banquets publics412 et en ramena d’autres à plus de fruga-
lité413. Il confia tous les jeux publics aux préteurs en leur
faisant attribuer des fonds publics pour cela, avec défense faite à
un préteur de dépenser plus qu’un autre de sa bourse et de don-
L’empereur et sa capitale 645
ner des combats de gladiateurs ou quelque autre plaisir sans
décret du Sénat, d’en donner plus de deux fois par an et avec
plus de cent vingt combattants414.»
Pendant que l’empereur offre seul des spectacles extraor-
dinaires, qui sont les plus beaux, fait bâtir tous les édifices
publics (à l’exception des monuments que le Sénat et le peuple
romains élèvent en son honneur) et distribue seul des largesses
au peuple de Rome, les membres de l’aristocratie sénatoriale
organisent les spectacles de routine et entretiennent à leurs frais
les routes et les aqueducs de Rome, qui ne portent pas leur nom.
Au Bas-Empire, avec la municipalisation de Rome, les grandes
magistratures sénatoriales seront, elles aussi, municipalisées ;
la fortune des sénateurs sera immobilisée en gage au Sénat,
comme celle d’un décurion municipal sera en gage à sa
curie415 ; les jeux que donnent les consuls et les préteurs
devront être supérieurs à un minimum fixé par la loi, comme
dans les municipes, à moins que les préteurs et les consuls, au
lieu de spectacles et de sparsio, ne soient tenus de réparer les
aqueducs416. Mais cette municipalisation commence dès le
Haut-Empire, encore que les faits soient mal connus et l’évolu-
tion, hésitante417. La première tendance fut pour limiter les
frais des sénateurs et la splendeur de leurs spectacles ; les pré-
teurs ne pourront dépenser trois fois plus que le montant versé
par le Trésor418. Claude limite à un seul jour l’instauratio des
jeux du Cirque419. Comme dans les villes municipales, on passa
ensuite, de la dépense pour les jeux, à des dépenses pro ludis ;
déjà Auguste avait demandé aux viri triumphales de consacrer
leurs manubiae à la réparation des routes420. Agrippa, lui, fut
chargé de la dédicace des Saepta Julia, « car », dit Dion Cas-
sius, « il ne s’était engagé à réparer aucune route421 » ; tradui-
sons ce « car » dans la langue de l’épigraphie municipale :
Agrippa dédia les Saepta pro pollicitatione straturae, en guise
de pollicitation de voirie. Suétone nous apprend aussi que
Claude imposa aux questeurs, pro stratura viarum (ce sont ses
mots), un spectacle de gladiateurs422 : il faut en conclure
qu’avant lui les questeurs de Rome, comme de vulgaires magis-
trats municipaux, étaient tenus de faire les frais de l’entretien
des routes. Enfin, dans son opuscule sur les aqueducs, Fron-
tin423 dit que les bassins où était reçue l’eau s’appelaient, soit
opera publica, soit munera, et que ces derniers étaient les plus
beaux : le lecteur ne doutera pas que ces munera, comme le
646 Le Pain et le Cirque
nom l’indique, n’aient été construits à leurs frais par les cura-
teurs des aqueducs, ou peut-être par les questeurs, à la place de
leurs spectacles de gladiateurs. Injure suprême, à l’époque de
Claude déjà les prêtres romains versaient au Trésor une somme
pro introitu 424.

La plèbe, « cliente » du prince.


Les évergésies des aristocrates se perdent ainsi dans l’ano-
nymat d’une réparation ou dans les caisses du Trésor. Celles de
l’empereur sont personnalisées : spectacles, constructions, dis-
tributions sont l’œuvre de ses décisions personnelles. Car le
prince a avec la plèbe de sa capitale des relations particulières :
il la traite comme sa famille, il lui fait des legs ; quand Octave
Auguste coupe sa première barbe ou célèbre son anniversaire,
il invite tout le monde au festin et, dans son testament425, il
lèguera un million à chacune des tribus ; les citoyens, de leur
côté, offrent des étrennes au prince ; au IIIe siècle, quand Ela-
gabal se mariera, tout le peuple de Rome en liesse, invité aux
noces, noiera sa joie dans les pots426. L’empereur est remercié
de ses largesses comme un évergète ; par exemple, les trente-
cinq tribus élèvent une statue à Trajan qui leur a donné des
places supplémentaires au Cirque427. Entre l’empereur, d’une
part, le Sénat et le peuple de Rome, de l’autre, les échanges
de cadeaux et d’honneurs sont en effet incessants ; « Lorsque
Caligula eut une fille, il se plaignit », par édit, comme on
devine, « de sa pauvreté et des charges familiales qui venaient
maintenant s’ajouter à ses charges d’empereur : il accepta donc
des collectes pour son entretien et pour la dot de sa fille ; il fit
savoir aussi, par édit, qu’il accepterait des étrennes pour
le Nouvel An et se tint dans le vestibule du palais, le premier
janvier, pour les recevoir de la foule très mêlée qui les déposait
devant lui à pleines mains 428 ». La bizarrerie de Caligula n’est
pas dans la conduite elle-même (Auguste aussi recevait
les étrennes de la plèbe de Rome), mais dans le manque de tact
et de désintéressement ; Auguste avait agi autrement : « Le
Sénat et le peuple s’étant de nouveau cotisés pour lui élever des
statues, il n’en éleva aucune de lui-même, mais de la Santé
publique, de la Concorde et de la Paix. Il faut dire que des
contributions de ce genre revenaient sans cesse et à chaque
occasion : finalement, pour le premier janvier, les collectes ne
L’empereur et sa capitale 647
se faisaient plus à titre privé : on venait les apporter à l’empe-
reur même. Mais le prince y répondait par des cadeaux d’égale
valeur ou de valeur supérieure qu’il faisait aux sénateurs
et aussi à ceux qui n’étaient pas sénateurs429 ». Les relations de
l’empereur et du peuple de Rome sont plus familiales que
civiques.
Comparables aux donativa qui mettent la garde impériale à
part des simples citoyens, les congiaires indiquent qu’il y a une
relation privilégiée entre le souverain et sa capitale. Ces distri-
butions d’argent à la plèbe ont lieu à des intervalles irréguliers,
en particulier à l’avènement de tout nouvel empereur430 ; on
ignore si toute la population libre y avait droit, ou seulement
les citoyens qui bénéficiaient aussi des distributions de blé gra-
tuit. Le montant de ces libéralités était de quelques centaines
de sesterces, selon les cas : de quoi vivre chichement pendant
quelques mois ; il en coûtait aux contribuables des dizaines
de millions. L’empereur s’étant réservé le monopole de cette
largesse d’origine privée, la plèbe devient sa cliente, ou le
deviendrait, si elle pouvait tenir le prince pour un simple parti-
culier et si elle ne savait pas que son successeur, quel qu’il fût,
lui ferait les mêmes largesses. A ces distributions d’argent
s’ajoutaient le pain, l’huile et la viande que les services de
l’Annone distribuaient de plus en plus souvent et qui devien-
dront réguliers au IIIe siècle ; versons au dossier un texte de
cette époque, qui montre que les privilèges de la capitale frap-
paient les esprits : le Grec Philostrate compare ces largesses à
l’économie cyclopique ; « Les Cyclopes, dit-on, étaient nourris
par la Terre sans rien faire, sans cultiver ni semer ; la propriété et
l’échange n’existaient pas, tout poussait sans avoir de prix
et sans appartenir à personne : c’était comme au Forum Boa-
rium431 », où s’élevait la Station de l’Annone.
Quant au blé gratuit, c’était une survivance pittoresque que le
style monarchique attribuera bien entendu à la libéralité du
prince. Par la transformation de Rome en ville impériale, l’insti-
tution gracchienne se chargera d’un sens nouveau : la plèbe fru-
mentaire sera considérée expressément comme la cliente du
prince : quand les textes parlent de clients de l’empereur, ils ne
veulent rien dire de plus432.
648 Le Pain et le Cirque

Fainéantise urbaine et morale du travail.

Matériellement, il n’y a guère de différence entre l’éver-


gétisme des empereurs et celui des simples particuliers. Les
princes distribuent des congiaires aux habitants de Rome,
comme avaient fait les oligarques de la République ; les Ali-
menta de Trajan sont extérieurement comparables à certaines
fondations privées ; Nerva assura à la plèbe de la capitale, pour
un temps, la gratuité des funérailles, à l’exemple d’évergètes
privés433. Rome a ses spectacles et d’énormes établissements de
bain public (le bain était alors aussi sacré qu’aujourd’hui
le hammam en pays islamique ; c’était un rite de socialité) ; or
bains et spectacles étaient les avantages (commoda) que toute
cité devait procurer à son corps civique et que des mécènes
payaient quand le trésor de la ville était vide434. L’évergétisme
impérial n’est pas plus de l’assistance que celui des particuliers ;
il ne procure pas aux indigents ce qui leur manque, mais fait par-
ticiper les habitants de Rome, concitoyens de l’empereur, aux
avantages de fortune des riches435.
Pain gratuit, distributions d’argent, édifices somptueux, fêtes
publiques : l’évergétisme, impérial ou pas, est synonyme de luxe
et d’oisiveté ; ce qui choque notre morale du travail : Rome, ville
de paresseux que les empereurs gâtaient pour des raisons de
décorum et que les papes feront vivre d’aumônes…
Mais précisément les Anciens n’avaient pas ce que nous
appelons la morale du travail et c’est pourquoi l’empereur
pouvait trouver décoratif de permettre à toute une ville de
fainéanter, chose qui aurait paru étrange de la part d’un roi très
chrétien, qui a des sujets plutôt que des concitoyens. Tant qu’il
s’agit de sa cour, un roi chrétien n’hésite pas à lui procurer une
oisiveté dorée, qui convient à des seigneurs et n’est refusée
qu’au peuple ; aux yeux des Anciens, tout citoyen est un
seigneur et l’oisiveté n’est refusée qu’aux esclaves. Dans le fait,
beaucoup de citoyens étaient plus misérables et écrasés
de travail que beaucoup d’esclaves ; mais, par solidarité de caste,
on ne s’avisait pas de magnifier la nécessité où ils étaient de tra-
vailler sous le nom de morale du travail ; quant aux esclaves, on
leur donnait des ordres.
A vrai dire, la solidarité de tous les hommes libres ne pesait
pas lourd devant certaines supériorités. Des oligarques comme
L’empereur et sa capitale 649
Salluste ou Cicéron n’hésitent pas à traiter le peuple romain
de ramassis de fainéants et l’idéal civique n’a pas empêché
César de laisser discrètement mourir de faim une partie de la
plèbe frumentaire, car l’intérêt supérieur du Trésor était en jeu.
Mais, quand aucun intérêt ne s’y opposait et qu’il ne s’agissait
que de décorum, le principe était respecté : telle était la marge.
Cette marge de solidarité dédaigneuse subsistait pour la
raison que voici : on ne connaissait pas encore la possibilité de
faire travailler la plèbe romaine, parce que mettre au travail une
population urbaine est une idée de très haute culture que les
Anciens ne pouvaient encore avoir. Ils trouvaient répugnante,
mais inévitable, la fainéantise de la plèbe ; ils auraient laissé
sans scrupule les pauvres mourir de faim, mais ils n’auraient pas
songé à leur vanter le travail, puisqu’ils ne pouvaient les forcer à
travailler ; ils n’avaient pas les plébéiens à leurs ordres, chez
eux, comme leurs esclaves436. Le seul remède à la paresse
urbaine était de donner un patrimoine aux plébéiens, d’en faire
des agriculteurs et de les envoyer dans des colonies.
Car il y a une grosse différence entre le travail urbain et l’agri-
culture. Si un homme libre a un patrimoine, s’il possède un petit
champ, de lui-même il le travaillera ; son intérêt et les saisons
suffiront à lui dicter ses tâches. En revanche, le travail urbain
suppose contrainte ou éducation séculaire ; l’initiative, en effet,
ne vient pas des choses : le travailleur urbain doit prendre sur lui
de respecter un emploi du temps abstrait.
La terre est concrète et il est inutile de forcer des pro-
priétaires à travailler ; l’oisiveté urbaine, en revanche, a été un
fléau millénaire dont les lazzaroni de la vieille Naples sont un
exemple extrême. Le langage de l’empereur Julien montre qu’à
ses yeux il va de soi qu’on paresse dans les villes : « L’empe-
reur ne souffrira pas que la population des cités soit oisive et
arrogante, et en compensation il ne la laissera pas manquer du
nécessaire ; il veillera à ce que, dans les campagnes, la classe
des cultivateurs qui laboure ou plante paie ses impôts437.»
Qu’on lise les pages saisissantes de Sombart438 sur les efforts
que fit Colbert contre la paresse des villes : le ministre traite
les populations urbaines comme des écoliers qu’il faut mettre à
leur travail, ce qui signifiait à peu près : travail forcé ; cela
s’appelait l’apprentissage du travail. Le nom de Colbert peut
symboliser le début de l’ère des manufactures et des horaires.
Dans une royauté d’Ancien Régime, un pauvre n’a pas de
650 Le Pain et le Cirque
dignité civique ; si la raison d’État l’exige et si l’autorité du roi
ou l’état des techniques le permet, on n’hésitera pas à le forcer
à travailler, la morale régnante permettant de considérer qu’en
arrachant le pauvre à la paresse on lui fait faire son salut ; plus
tard une morale du travail ne dira plus que l’obligation qu’on
fait aux pauvres de travailler est un devoir, mais plutôt que la
nécessité où tout le monde est maintenant de travailler est une
dignité.
Un pauvre de l’Antiquité païenne, lui, avait théoriquement
droit à un patrimoine, s’il était citoyen ; or quiconque a un patri-
moine est un membre autonome de la collectivité : il est seul
juge de son intérêt et, s’il ne veut pas travailler, c’est son affaire.
Or la morale que professe l’Antiquité (évidemment différente
de la « morale » qu’impliquent à nos yeux ses conduites) sort de
la bouche du citoyen ; elle ne proclamera donc pas que, pour
tout agent moral, il est indispensable ou honorable de travailler :
le travail, c’est pour les autres. Une morale professée du travail
n’apparaîtra que le jour où ces autres, les gens du peuple,
parleront par la bouche d’une nouvelle morale professée : la
morale chrétienne, qui reprend la morale populaire contre
la morale civique et oligarchique, fera travailler les petites gens en
leur empruntant leur propre langage.
Schématisons, en effet, les différentes attitudes païennes
devant le travail :
1. L’Antiquité se souvenait de l’époque lointaine où elle était
si pauvre que, tel Cincinnatus, tout le monde labourait au lieu
de laisser cela aux esclaves. En pleine époque hellénistique,
dans la rude population montagnarde de l’Arcadie, travailler de
ses mains (autourgia) était encore le lot de tous439. Aux
époques plus prospères, faire quelque chose de ses mains
pourra être une règle de vie que des riches s’imposeront
délibérément pour se former le caractère (ainsi faisait Caton
l’Ancien) ou bien par ascétisme, puis par piété (ainsi fera saint
Martin de Tours, qui partagera les tâches domestiques avec son
unique esclave440) ; le travail en question consiste, à vrai dire,
à s’habiller tout seul et à des traits de simplicité de ce genre. Le
néo-platonicien Porphyre conseille à sa femme de ne pas lais-
ser toutes les tâches aux domestiques, car elle s’exposerait
ainsi aux tentations de la colère et de la mollesse ; j’imagine
que l’épouse en question devra se contenter d’une seule femme
de chambre441.
L’empereur et sa capitale 651
2. La règle n’en demeure pas moins que le travail au vrai
sens du mot, celui qui fatigue et qu’on ne fait que sous la pres-
sion de la nécessité et de la contrainte, avilit le caractère442.
Cependant, il est recommandé à tout citoyen de se livrer à
l’activité inessentielle qui lui procurera des ressources, plutôt
que de vivre dans la gueuserie noble ; ainsi s’explique une page
curieuse de Xénophon, où l’on aurait tort de voir de la morale
du travail ; le vicomte de Bonald, peu suspect de gauchisme,
donnait bien le même conseil à la noblesse de son époque. Rien
à voir avec la « montée d’une bourgeoisie443 ».
Les modernes attribuent volontiers aux stoïciens, qui n’ont
pas mérité cela, une morale du travail444. A vrai dire, les stoï-
ciens n’ont pas tellement traité du travail ; quand ils en traitent
ils appliquent leur philosophie à la morale professée ou impli-
cite de leur époque, c’est tout. Primo, comme tout notable, le
sage devra choisir une activité inessentielle qui lui procurera
des revenus ; laquelle doit-il préférer, compte tenu de sa pro-
fession philosophique ? C’est le problème classique du choix
des moyens de vivre (bios) et des ressources (porismos) auquel
Chrysippe consacra un traité445. Dans une fade utopie, Muso-
nius rêve que le sage se fera berger, de préférence à agriculteur
même, car cela laisse davantage de loisirs446 ! De toute façon,
les choses extérieures étant indifférentes, maladie et torture
comprises, et le travail étant extérieur, le sage ne se refusera à
aucune espèce de travail : à cela se réduit la morale du travail
que l’on prête à Épictète, lequel ne dit pas que tous les métiers
sont honorables, mais que tous sont indifférents. Secundo, cha-
cun devant faire l’office que lui a assigné la providentielle
nécessité et collaborer avec la destinée qui l’entraîne, le sage
mettra son zèle (philoponia) à faire son devoir d’homme, de
citoyen ou d’empereur447 ; c’est une morale du devoir et non
du travail : elle ordonne d’être appliquée à des gens qui ne sont
pas forcés de l’être, elle ne magnifie pas la nécessité de tra-
vailler dans laquelle se trouvent certains.
3. Certes, personne ne niait l’évidence : laboureurs et arti-
sans, c’est-à-dire les autres, étaient indispensables à l’État ;
il faut tenir ces gens en main et les mettre à leur tâche. Ainsi
faisait le vieux Caton, et le Siracide, qui fut son contemporain
ou presque, n’en jugeait pas autrement448 : « au mauvais servi-
teur conviennent la torture et la question ; envoie ton serviteur
au labeur et qu’il ne reste pas oisif, car l’oisiveté est la mère
652 Le Pain et le Cirque
des vices ; mais il ne faut pas dépasser la mesure : tu as un ser-
viteur ? Guide-le comme un frère, puisque tu as besoin de lui ».
4. Mais qu’en pensait le serviteur lui-même ? Un dicton dont
saint Paul s’est fait l’écho nous l’apprend : « Que celui qui ne
travaille pas ne mange pas ! » ; la collectivité des pauvres ne
veut pas être parasitée par un d’entre eux qui se fait nourrir à ne
rien faire449. Ce paresseux mourra de faim : c’est le sort qu’on
lui prédit, le châtiment dont on le menace et le malheur qu’on
lui souhaite ; la morale populaire intériorise la nécessité de tra-
vailler en une contrainte qu’elle fait peser sur ceux qui essaient
de rejeter le fardeau sur les autres ou sur les aveugles qui se ris-
quent dans l’aventure de la paresse, où ils mourront de faim.
Ainsi fut inventé le péché de paresse.
Seulement on n’a pas fait grand bruit de ce péché avant l’âge
mercantiliste, puis industriel ; ce que saint Thomas ou Dante
appelaient paresse était l’acedia, sorte de délectation morose, ou
encore la nonchalance, mollesse de caractère ou dilettantisme.
Devenue éthique professée, la morale populaire remplace celle
du libre citoyen, homme de loisir. Seulement une éthique pro-
fessée n’a qu’un rapport lointain à la réalité ; elle trouve des
accommodements avec l’exigence d’oisiveté seigneuriale ;
ailleurs, elle est superfétatoire : prêcher le travail, sainte loi du
monde, ferait double emploi avec les contraintes de fait ou bien
serait inapplicable.
Il demeure que le devoir de travailler et de gagner son pain à
la sueur de son front était inscrit dans l’Écriture ; il demeure
aussi que la morale chrétienne n’était pas une recette de bon-
heur, comme la morale antique, mais un devoir d’obéissance
joyeuse. Ce qui donnera bonne conscience aux États, lorsque
ceux-ci se sentiront assez de force pour ériger en maximes
de gouvernement les règles de vie monastique et lutter dans
les manufactures contre la paresse naturelle aux populations
urbaines. Devenue morale professée, l’éthique populaire, intério-
risation de la contrainte, a servi de prétexte à contraindre les
autres pour leur bien.

Sociologie urbaine de Rome.


Rome impériale : une population composée de ceux qui vivent
directement des dépenses des grands et du palais, et de ceux qui
en vivent indirectement en parasitant les premiers ou en tra-
L’empereur et sa capitale 653
vaillant pour eux. Cette plèbe a des réactions inconnues des
foules industrielles : la passion des spectacles et une relation très
originale avec la politique ou plutôt le palais.
Le contraste est grand avec les foules étonnamment auto-
disciplinées des pays industriels de notre siècle, où l’on ne se
fait plus écraser les jours de grande presse (comme cela se
produisait pour le couronnement des tsars et encore pour
les funérailles de Nasser et de Staline). La plèbe romaine, où
les lazzaroni étaient légions, se passionnait pour les vedettes
du théâtre et de l’arène ou pour les équipes de cochers, les
« factions » du Cirque450. Des bagarres, du reste apolitiques,
opposaient les clans de supporters réunis en clubs451. Aussi
la police des spectacles était-elle une grosse affaire ; les his-
toriens anciens ont retenu les noms des vedettes mises à
mort ou exilées à cause des troubles qu’elles avaient occa-
sionnés ou provoqués452. Optique d’un État policier qui se
méfie de tout ce qui bouge ? Pas seulement ; les querelles pour
les sports ou les « pantomimes » (ce mélange d’opéra et de
ballet) étaient réellement incontrôlables, car elles pouvaient
amorcer des mouvements de foule plus sérieux453. Toute l’An-
tiquité a attendu ou redouté l’émeute générale qui a fini par
arriver et qui, débutant au Cirque, a failli coûter son trône à
Justinien454. Non moins redoutables ou policièrement suspects
étaient les clubs ou collegia de toute espèce, professionnels ou
religieux.
Ce qui aggravait les choses était qu’à Rome les factions du
Cirque passaient, semble-t-il, pour inégalement distinguées455 :
elles n’avaient pas de couleur politique, elles ne déguisaient
pas des tendances politiques (Rome n’est pas Byzance ; et
encore, à Byzance, faut-il distinguer les époques). Seulement
il semble que les personnes de bon goût et les « bons » empe-
reurs étaient plutôt pour la faction des Bleus, tandis que le goût
populaire allait aux Verts ; cependant c’était plus une affaire de
tempérament personnel que de lignes politico-sociales bien
définies : rien n’était plus Vert au fond que des gens qui se
croyaient Bleus et des gens qui auraient dû être Bleus avaient
le cœur du côté Vert. L’ennui est que l’empereur lui-même
avait ses préférences et ses vedettes ; du coup, huer ses gladia-
teurs favoris pouvait passer pour de l’opposition ou en être.
Caligula fit exécuter des personnes honorables « pour avoir cri-
tiqué un de ses spectacles de gladiateurs456 » et Vitellius « fit
654 Le Pain et le Cirque
mettre à mort des plébéiens qui avaient crié : à bas les Bleus !
estimant qu’ils ne l’avaient fait que pour marquer leur mépris à
l’empereur et dans l’espoir d’une révolution457 ».
Les Anciens étaient les premiers à s’étonner de tout cela,
mais ils savaient une chose : la folie des spectacles était une
maladie de leurs très grandes villes, Rome, Alexandrie ou
Antioche. Il est malaisé de faire de la psycho-sociologie
urbaine avec deux millénaires de retard ou presque ; la socio-
logie de Rome est presque inconnue et, malgré une foule de
textes et des dizaines de milliers d’inscriptions, inconnaissable.
Restent les vraisemblances, appelées aussi « lois de l’his-
toire », et une phrase de Tacite où j’ai cru trouver mon fil
d’Ariane ; à la mort de Néron, écrit l’historien458, « la partie
saine de la population romaine, qui était rattachée (annexa) aux
grandes familles, les clients et les affranchis des condamnés et
des exilés, reprenaient confiance ; mais la plèbe sordide, l’ha-
bituée du Cirque et des théâtres, et avec elle la lie des esclaves,
étaient dans l’abattement ».
La difficulté de ce texte est qu’il emploie comme grille les
rapports de clientèle, alors que nous recourrions à une grille
différente ; nous nous demanderions si la plèbe romaine comp-
tait beaucoup de chômeurs, disoccupati ou lazzaroni, si elle
vivait de son travail ou des aumônes de ses protecteurs. Mais
Tacite ne méprise pas la « plèbe sordide » pour sa paresse ; il
vit dans un monde où le travail n’est pas la bonne façon de
gagner sa vie et où le service personnel est honorable ; il
méprise la plèbe sordide parce que, n’étant à personne, elle n’est
rien : aucune fidélité ne lui donne quelque consistance. Elle
est le bas du genre humain qui s’écroule en poussière ; comme
elle n’a pas de discipline sociale, il n’y a rien de sérieux en
elle et elle consacre tout son temps à ses loisirs. Comment
passer de la grille clients-non clients, à la grille travailleurs-
oisifs ?
La plèbe romaine travaillait459 ; cette même plèbe était, pour
une part et de diverses manières, dans la dépendance des
grands (la clientèle au sens étroit du mot, celle qui nourrissait
son homme, étant la moindre de ces manières) ; enfin Rome
avait ses oisifs, ses lazzaroni, ses « classes dangereuses » ;
quand on réfléchit à l’économie des villes antiques, qui
consomment sans beaucoup produire, on est tenté de se repré-
senter les grandes villes de l’Empire sur le modèle de villes
L’empereur et sa capitale 655
actuelles de l’Amérique latine, immenses agglomérations où
des centaines de milliers d’anciens paysans vivent de misère
dans des bidonvilles. Il n’y a, en dépit des légendes, aucune
relation régulière à établir entre cette classe oisive et les distri-
butions de pain gratuit auxquelles on impute toutes les démora-
lisations ; le pain gratuit nourrissait mal son homme, on ne vit
pas seulement de pain, ce pain était un privilège honorable que
l’on achetait ou que l’on obtenait grâce à la protection d’un
patron ; enfin il n’était distribué qu’à 150 000 privilégiés dans
une ville qui pouvait compter un million d’habitants ; le pain
gratuit n’était pas l’aumône. Quant au service de l’Annone
impériale, qui importait bien plus que le vieux privilège du
pain gratuit, il assurait le pain au prix normal : encore fallait-il
travailler pour l’acheter. La plèbe romaine ne cherchait pas des
aumônes, mais du travail : Vespasien refusa d’utiliser une
machine pour le transport d’une colonne, afin de ne pas priver
de son pain le pauvre peuple460. Le Colisée a sans doute été
construit avec les bras de la plèbe. On peut imaginer quatre
catégories dans la population pauvre de Rome : l’énorme
domesticité des grandes familles, composée d’esclaves et d’af-
franchis ; les boutiquiers et artisans qui, ingénus ou affranchis,
fournissaient les riches et le reste de la population, et que nous
connaissons assez bien grâce à leurs épitaphes ; une masse de
demi-chômeurs en quête de travail ; enfin des lazzaroni, qui
étaient nombreux parce que, dans la pire misère, on trouve plus
de moyens de survivre dans une grande ville, au contact des
riches et dans l’anonymat d’une foule inorganique, qu’on n’en
trouve à la campagne. Et les clients ? Nous y arrivons.
Quand Tacite dit que la partie saine du peuple est « attachée »
ou « rattachée » aux grands, il n’entend probablement pas que
la plèbe avait de l’affection pour la vieille oligarchie en géné-
ral et lui était politiquement favorable ; mais plutôt que les
différents plébéiens dépendaient de quelque manière de telle ou
telle vieille famille. Ils formaient trois espèces, j’imagine : les
affranchis, les protégés, les clients au sens étroit du mot.
Les grandes familles s’entouraient d’un cercle de dépendants
qui était nécessaire à leur éclat : « clients et affranchis fidèles
et travailleurs leur rendaient leurs devoirs461 ». Ces affranchis
laborieux étaient d’anciens esclaves de la maison qui étaient
restés sous le toit de leur ancien maître et le servaient comme
avant ; c’étaient aussi des affranchis qui s’étaient établis
656 Le Pain et le Cirque
comme artisans ou boutiquiers et qui étaient juridiquement
tenus de payer à leur maître des prestations en espèces ou en
nature et de venir lui faire hommage.
Quant aux protégés, je suppose qu’ils existaient plus que je
ne peux le prouver. On peut croire que le petit peuple comptait
sur la protection de telle ou telle grande famille, travaillait pour
elle, l’aimait, et que les relations de voisinage étaient décisives
pour le choix d’un protecteur. Montesquieu écrit dans ses sou-
venirs de voyage : « Le peuple de Venise est le meilleur du
monde. Ils souffriront patiemment qu’un grand ne les paye
point et, s’ils vont trois fois chez un créancier et qu’il leur dise
que, s’ils reviennent, il leur fera donner des coups de bâton, ils
prennent patience et ne reviennent plus. Il est vrai que, si un
grand a promis sa protection, il l’accordera, quelque chose
qu’il en arrive.»
Enfin les clients, au sens particulier que le mot a pris sous
l’Empire. C’est une institution d’apparat462 : les grandes maisons
ont besoin de gens qui viennent remplir leurs salons le matin et
qui leur fassent cortège dans la rue, car un seigneur romain n’est
jamais seul, y compris dans les moments les plus intimes463. En
échange de ce service bien précis, le client reçoit un salaire non
moins formel, la « sportule464 », qu’il touche lors de sa visite ;
elle est de 6 sesterces par jour, soit un bon salaire pour un ouvrier
au temps de Balzac. C’est beaucoup pour un homme du peuple,
c’est trop peu pour la classe élevée : les clients sont des privilé-
giés qui enragent de leur sort, car, loin d’être des gens du peuple,
ce sont de pauvres diables munis de recommandation ou des
poètes faméliques465.
Laissons de côté ce qui forme, sous l’Empire, la véritable
clientèle : les salons des grands recevaient aussi la visite des
« amis » (qui, parfois, se nommaient eux-mêmes « clients » pour
protester de leur déférence466) ; c’étaient des jeunes gens et des
moins jeunes, chevaliers ou sénateurs, qui cultivaient leurs rela-
tions pour leur carrière politique, puisque tout se faisait par
cooptation et recommandations.
Ces réseaux de dépendance aux familles sénatoriales n’en-
serrent pas toute la plèbe. De nombreux affranchis se mettaient
à leur compte, envoyaient promener leur patron et ne lui ren-
daient plus hommage : cette infidélité était une des calamités
proverbiales que déplorait l’époque. Les nombreux affranchis
impériaux étaient encore autre chose : fonctionnaires en acti-
L’empereur et sa capitale 657
vité ou à la retraite, ils tenaient le haut du pavé plébéien ; eux-
mêmes avaient des clients, « beaucoup de clients » peut-
être467, car tout le monde se faisait un point d’honneur de
protéger quelqu’un et tout pauvre diable en trouvait un plus
pauvre. Restaient : les chômeurs qui attendaient du travail de
l’empereur ou des grands ; les lazzaroni qui n’en attendaient
pas et avaient assez de force de caractère pour vivre sans s’an-
goisser à l’idée du lendemain (n’est pas lazzarone qui veut) ;
enfin la « lie des esclaves », qu’on peut se représenter sur le
modèle des « laquais effrontés » de notre XVIIIe siècle, chapar-
deurs et chahuteurs ; ils tenaient leur partie dans les désordres
des spectacles468.

Disponibilité affective et attitude de courtisan.


Toute cette population, saine ou non, allait peu ou prou aux
spectacles, en effet, et les sénateurs y allaient bons premiers, par
devoir469 et par goût (dans les salons, on discutait pour ou contre
l’intérêt du Cirque, comme on a fait chez nous pour la télévi-
sion470). Seulement Tacite ne fait un grief des spectacles qu’à la
partie de la plèbe qui ne dépendait pas des grandes maisons et ce
grief est politique ; alors que la plèbe dépendante est socialement
et politiquement encadrée par l’oligarchie sénatoriale, la plèbe
inorganique, dans l’incurie politique qui est la sienne, n’éprouve
de sentiments que pour le souverain, donneur de jeux et prince
visible qui se laisse aimer sans tenir en retour cette plèbe sous sa
dépendance.
Le grief d’amour excessif pour les spectacles est doublement
mythologique. La plèbe inorganique fréquente peut-être davan-
tage le Cirque que l’autre ; seulement, dans son cas, ce trait de
mœurs passe pour caractéristique : la disponibilité affective
qu’elle a pour les spectacles et pour leurs vedettes est prise pour
symbole de sa disponibilité sociale. Cette plèbe est une poussière
humaine qui flotte à tous les vents de l’occasion ou de l’actualité.
En outre, il existait réellement une catégorie d’individus pour qui
le Cirque était la grande affaire : les lazzaroni, qui se recrutaient
sur des critères plus caractériels que socio-économiques.
Comme les notables des cités, ces gueux étaient des hommes de
loisir qui s’intéressaient à la culture, à leur culture. Dans une
intention polémique, Tacite identifie à ceux-ci toute la plèbe
inorganique.
658 Le Pain et le Cirque
Les lazzaroni ont valu à Rome sa réputation de cité qui ne vit
que pour les spectacles, parce qu’ils laissent voir sous un gros-
sissement caricatural un trait commun à toute la plèbe de Rome
et à beaucoup de populations urbaines avant l’ère des Colberts et
des usines : la disponibilité affective.
Au siècle dernier encore, les lazzaroni de Naples étaient les
plus nombreux à assister au miracle de saint Janvier et les plus
enthousiastes ; ils n’avaient guère d’autre intérêt dans la vie. Ce
genre de disponibilité n’a pas à être expliqué : seule l’autocen-
sure fait problème, qui peut emprunter bien des voies : horaires
de travail, dépendance à un protecteur envers qui on se sent des
devoirs moraux, vie dévote ou puritaine, encadrement militant.
La même disponibilité affective a été celle des classes élevées,
tant que les oisifs n’ont pas cédé la place aux professionnels de
l’économie ; une partie de notre noblesse professait la morale
sévère de la mère de la princesse de Clèves, l’autre partie se
consacrait à la galanterie. Les Romains, eux aussi, savaient que,
lorsqu’un membre de la classe élevée ne s’imposait pas les soins
d’une carrière politique et vivait en oisif, il était la proie dési-
gnée des tempêtes de la vie amoureuse471. La plèbe qui ne se
censure pas est désignée de son côté pour l’amour des spectacles
et de leurs vedettes, acteurs ou cochers ; au lieu d’avoir besoin
d’ordre et de sécurité du lendemain, elle savoure la plénitude de
la vie quotidienne, qui est si riche et diverse dans les plaisirs
d’une « ville royale ».
Car Rome a bien changé depuis la fin de la République : de
cité qu’elle était, elle est devenue une capitale où le travail n’est
pas le souci principal de tous et qui sert de cour au souverain ;
bref, une « ville royale ». Sa population est inapte à la vie
civique, comme autrefois celle d’Alexandrie472 ; elle ne se sent
plus maîtresse et citoyenne de la ville, mais domestique du
monarque. A lire Tacite, elle a un état d’esprit comparable à
celui qu’on connaît aux courtisans de Versailles. La plèbe
regarde exister le souverain, dont l’image trop grande devient
obsessionnelle (on ne parle que de cela) ; elle court les plaisirs
que lui donne le prince et qui composent les choses de sa vie à
côté du pain quotidien.
Les modernes n’ont pas l’habitude de voir ce type de relation
étendu à toute une cité. A la différence de la foule immense des
gouvernés, sujets de l’empereur, Rome n’a pas avec le souve-
rain un rapport impersonnel et unilatéral ; comme un courtisan,
L’empereur et sa capitale 659
elle peut affecter, dissimuler et flatter le prince. D’une façon
générale, elle se sent intérieure au sérail. Elle traîne les vaincus
aux gémonies, insulte les puissants déchus ; elle n’essaie pas
de faire pression sur le maître du jour, mais se tient à ses côtés
pour partager et répercuter ses sentiments, à la manière d’un
chœur de tragédie ; elle l’acclame. Car la manifestation poli-
tique, genre inconnu à Pompéi (qui ne se souciait que des acti-
vités publiques des notables locaux et de ses querelles de clocher
avec les cités du voisinage), est cultivée à Rome comme à
Alexandrie, où la foule acclame ou hue, affiche des brocards
moins revendicatifs qu’insultants, pour blesser le maître et dila-
ter les rates, et peint des pasquinades sur les murs pendant la
nuit473. Par cette agitation, elle n’essayait pas d’imposer ses
revendications au gouvernement : elle tenait sa partie dans les
querelles du sérail ; d’où l’apparente versatilité de cette foule,
qui participe par les sentiments et en faisant chorus, mais n’a
qu’un rôle d’accompagnement.
Si bien que, finalement, l’attitude de la capitale envers
le maître de l’Empire, qui est très différente de l’attitude des
habitants de l’Empire envers leur souverain, est assez compa-
rable à celle de ces mêmes habitants envers les notables locaux
de leurs cités respectives.
Lisons les inscriptions grecques : on y voit qu’aux yeux
des gouvernés le gouvernement s’incarnait en deux espèces très
différentes. Tout près, il y avait des maîtres familiers, les
notables, qui étaient des concitoyens ; mais, au-dessus de tout le
monde, très haut et très loin, il y avait « les autorités », enten-
dons les autorités romaines, l’empereur et le gouverneur de la
province. Ces « autorités » par excellence, les inscriptions les
appellent hoi hêgoumenoi, et Dion de Pruse (se méfier de cer-
tains de ses traducteurs) fait de même ; ce sont elles, les puis-
sances auxquelles saint Paul veut qu’on obéisse, et, dans la
traduction de la Bible par Luther, elles devaient devenir la triste-
ment fameuse Obrigkeit 474.
Sous les autorités impériales, les foules des cités baissent la
tête et subissent une relation politique impersonnelle et uni-
latérale ; mais, avec les notables, la relation est familière et va
dans les deux sens : la foule prend parti dans les querelles
internes au Conseil de la cité, fait chorus dans les rivalités de
notables locaux et compose en toutes circonstances un chœur qui
acclame, hue ou « amène » un évergète à ouvrir sa bourse.
660 Le Pain et le Cirque
Ce qui amène à réexaminer la question de la dépolitisation de
la ville de Rome par le Cirque.

9. Le Cirque et la politisation

L’amour ne se réduit pas à une relation dissymétrique, sinon


inégale, et à des satisfactions personnelles ; il est aussi « désir du
désir de l’autre » ; la politique n’est pas non plus pouvoir
et intérêts matériels seulement. Entre l’empereur, la plèbe et un
terzo incomodo, le Sénat, se jouait un drame sentimental dont les
spectacles étaient le théâtre ou le symbole. Donnés par le prince
ou en sa présence, les spectacles sont une satisfaction matérielle,
mais ils permettent aussi au souverain de prouver à sa capitale
qu’il a des sentiments populaires (popularis esse) ; ils sont aussi
une cérémonie où le prince se fait acclamer. On pourra donc par-
ler de dépolitisation : les satisfactions matérielles et symboliques
du Cirque soumettent la plèbe à son maître ; on pourra estimer
aussi qu’il y a quelque chose de démocratique dans cette lar-
gesse et cet hommage que l’empereur rend à la cité la plus repré-
sentative de son empire.
Peu importent les mots. Démocratie ? Mais, si l’empereur règne
pour le peuple, il ne règne pas par lui. Dépolitisation ? Au fond de
cette notion confuse se trouve l’idée vague d’un échange de satis-
factions ; mais la politique n’est pas échange, même inégal, de
quantités homogènes, elle est accommodation à des situations
hétérogènes475. Présentons d’abord le pittoresque tableau des
spectacles et de l’année romaine avec ses nombreux loisirs, puis
nous essaierons de préciser ces nuances476.

Les spectacles : quatre mois de vacances.


Les spectacles à Rome, sous l’Empire, sont donnés exclusi-
vement par les magistrats et l’empereur ; les simples particu-
liers ont perdu le droit de donner des munera de gladiateurs.
Les magistrats reçoivent une somme du Trésor, mais ils dépas-
sent très largement leurs crédits et le coût des jeux se chiffre
par centaines de milliers de sesterces ou plutôt par millions. Ils
donnent les ludi réguliers, c’est-à-dire des spectacles théâtraux
et des courses de chars dans le Cirque ; l’empereur, lui, se
L’empereur et sa capitale 661
réserve tous les spectacles extraordinaires, qui sont fréquents
et qui sont principalement des spectacles de l’arène, des com-
bats de gladiateurs dans l’amphithéâtre (mais aussi des vena-
tiones, des chasses aux fauves) ; c’était là qu’on décapitait les
condamnés, qu’on les brûlait ou qu’on les livrait aux bêtes et
c’était un spectacle de plus. Comme on voit, la vieille distinc-
tion subsiste entre les ludi, jeux solennels et publics du Cirque
et du théâtre, et les munera de gladiateurs qui se battent ou
combattent des bêtes ; ces munera demeurent extraordinaires
et n’ont cessé d’être privés que pour devenir impériaux : l’ex-
pression moderne de « jeux de gladiateurs » est une absurdité
que le latin n’a pas commise avant le IIIe siècle477. Cependant,
outre les gladiateurs impériaux, tout magistrat peut ajouter une
exhibition de gladiateurs au programme normal de ses jeux ; et
surtout il y a sous l’Empire un munus devenu à Rome public et
obligatoire : il est édité par les questeurs, qui ont cessé de don-
ner à Préneste les jeux que Sylla avait voués à la Fortune de
cette ville, au nom de l’État romain, comme je tenterai ailleurs
de le montrer.
Le munus ordinaire des questeurs et les jeux ordinaires, qui
sont édités par les édiles, les préteurs et les consuls, font
chaque année un total de jours fériés qui est de deux mois au
début de l’Empire, de trois mois sous Tibère, de quatre mois à
la fin du IIe siècle et de six mois au Bas-Empire478 ; s’y ajou-
tent les jeux extraordinaires et les munera, donnés par le
prince. En 112, Trajan revêt le consulat et donne « le 30 janvier
le signal de quinze jours de jeux dans les trois théâtres, avec
trois jours de distributions de cadeaux et de billets de loterie au
public ; le 1er mars, il donne le signal du Cirque, avec trente
courses » ; quatre ans plus tôt, il avait donné un munus avec
plus de quatre mille couples de gladiateurs, qui s’était étendu
sur 117 jours, compris entre le 4 juin 108, où débutèrent les
spectacles, et le 1er novembre 109 : car il avait fallu sauter
les jours où les tribunaux fonctionnaient et ceux qui étaient
occupés par les festivités ordinaires479.
L’empereur assiste en personne à quelques-uns de ces spec-
tacles : à ceux dont il est lui-même l’éditeur, à ceux qu’on
donne pour sa bonne santé et sa prospérité, ou pour son anni-
versaire, et même à certains jeux qui ont un magistrat pour édi-
teur et président (car les deux vont ensemble) : l’empereur
honore le magistrat président et rehausse ses jeux en y assis-
662 Le Pain et le Cirque
tant à la place d’honneur (tel est le vrai sens du verbe praesi-
dere)480. De Tibère, qui fit beaucoup de choses au rebours de
ses successeurs (car la monarchie impériale était encore en ges-
tation sous son règne), Suétone relève une singularité : il
n’édita absolument aucun spectacle et il n’assista que très rare-
ment à ceux qui étaient édités par d’autres481 ; Suétone force
la note : en réalité, au début de son règne, Tibère faisait montre
de ses sentiments pro-sénatoriaux en allant « présider » aux
jeux des magistrats pour honorer ceux-ci. En somme, tant au
Cirque ou au théâtre qu’à l’amphithéâtre, le souverain est
souvent là, au premier rang, ou dans sa loge du Cirque (qui, à
mon avis, n’était pas primitivement un sanctuaire de la personne
impériale)482. Même donné par un autre que lui, le spectacle où
il « préside » devient une cérémonie en son honneur.
Tout cela veut dire que la ville de Rome vivait une vie
de fêtes, plusieurs mois de fêtes par an, égrenés par séries de
quelques jours au gré du calendrier religieux ; ces mois de
loisir qu’avait le public, il les passait en compagnie du prince :
il coexistait avec le prince presque autant que des courtisans
avec leur roi. Prince et spectateurs passaient le tiers ou le quart
de leurs journées ensemble aux spectacles. Même si l’empereur
est absent, les jeux commencent par un hommage public à
l’empereur : ils sont l’équivalent de fêtes de Cour où la per-
sonne du prince ne peut pas ne pas être en vedette. On lit, chez
le fabuliste Phèdre483, le récit authentique d’un de ces spec-
tacles : un magistrat, un noble, donnait des jeux au théâtre ; le
rideau se lève (ou plutôt « tombe ») sur une tragédie ou une
« pantomime » et les chœurs entonnent une cantate : « Réjouis-
toi, Rome, tu n’as rien à craindre, car le prince se porte
bien ! » ; tout le public se lève respectueusement à ces mots.
Souhaiter bonne santé au prince était en effet la formule conve-
nue des hommages qu’on lui rendait au spectacle484 : le Sénat,
l’ordre équestre et la plèbe y acclamaient le souverain et leurs
acclamations rythmées furent peu à peu codifiées, accompa-
gnées de musique, et aboutirent au cérémonial byzantin du
Cirque485. La victoire d’une des factions de cochers au Cirque
était une belle occasion de saluer, en un rituel symbolique, la
victoire perpétuelle du souverain et de transformer les cérémo-
nies du Cirque en une sorte de triomphe486. Du reste, les spec-
tacles ne sont pas la seule circonstance publique où la
population de Rome voit de ses yeux son empereur : elle le
L’empereur et sa capitale 663
voyait aussi rendre personnellement la justice sur le Forum
(l’attitude des princes en cette circonstance est un morceau
essentiel de leur caractérologie chez Suétone), distribuer de sa
main les congiaires (les reliefs officiels et les revers de mon-
naies font voir la scène487), jeter de sa main, au peuple, des
cadeaux ou des billets de loterie (Caligula prenait plaisir à voir
le peuple se battre pour se les disputer488), présider aux sacri-
fices solennels, sans parler des entrées solennelles du prince
dans sa capitale. Ainsi « la plus grande partie de l’année était
dépensée en sacrifices et en fêtes489 ».
Il s’ensuit que, de plusieurs manières, les spectacles devien-
nent une arène politique, parce que la plèbe et son souverain y
sont face à face : la foule romaine y honore son prince, lui
réclame des plaisirs, lui fait connaître ses revendications poli-
tiques, enfin acclame ou attaque le prince sous couleur d’ap-
plaudir ou de siffler les spectacles. C’est ainsi que le Cirque
et l’amphithéâtre ont pris une importance disproportionnée
dans la vie politique romaine. Même quand l’empereur n’assis-
tait pas en personne à quelque spectacle (Commode lui-même
s’absentait quelquefois490), les insignes impériaux étaient tou-
jours, semble-t-il, déposés sur son siège et visibles à tous491 : le
spectacle était une cérémonie officielle. Or la foule sait que le
spectacle est fait pour elle, qu’elle est la reine de la fête et que
les autorités veulent lui plaire492 ; la foule se sent chez elle au
Cirque et aux théâtres (aussi bien, les jours d’agitation poli-
tique, c’est là qu’elle court pour se rassembler et manifes-
ter493). Les spectacles étant sa fête, l’éditeur des jeux, quand il
serait l’empereur, se met ces jours-là à son service et s’humilie
devant elle494 : Claude appelait les spectateurs « Messieurs »
ou « Maîtres » (domini) – lui que, comme souverain, la foule
appelait normalement « notre maître » (dominus noster) ;
quand Auguste s’absentait des spectacles (il lui arrivait de le
faire « pendant de longues heures, parfois pendant des journées
entières »), il demandait d’abord pardon au public et lui recom-
mandait le président effectif qu’il chargeait de le remplacer495.
Les souverains mettent leur complaisance à accorder au public
les suppléments de plaisir qu’il demande ; Domitien assistait
très régulièrement aux combats de gladiateurs édités par les
questeurs, de manière à permettre au peuple de lui demander
d’y produire quelques-uns de ses gladiateurs impériaux, qui se
produisaient devant le peuple en leur costume de Cour496. Le
664 Le Pain et le Cirque
prince se rend particulièrement populaire en acceptant de
récompenser les acteurs ou les champions que le public
préfère. Quand les spectateurs désiraient que l’empereur
récompensât une de leurs vedettes en envoyant une bourse sur
la piste, ils s’y prenaient, semble-t-il, de la manière suivante :
ils criaient à la vedette elle-même, en guise de souhait :
« Puisse l’empereur t’être propice ! » (habeas propitium Cae-
sarem 497). Mais la foule profite aussi de l’occasion pour mani-
fester politiquement, et les spectacles sont le lieu de troubles
politiques498. C’est au spectacle que la foule arrache à Galba
l’exécution de Tigellin499, qu’elle se plaint de la cherté du
blé500, qu’elle « demande avec instance à Caligula de réduire le
poids des impôts501 », qu’elle réclame la paix sur l’air des lam-
pions502. Les spectacles sont un cérémonial de cour et un tête-
à-tête du prince et de sa cour de citoyens.
Les empereurs qui aimaient travailler étaient gênés par la
tyrannie des spectacles ; César avait déplu au peuple en lisant
des dépêches ou des placets pendant les jeux503 (chez nous, au
contraire, un ministre qui prend l’avion Paris-Nice doit se mon-
trer travaillant pendant le vol). Auguste se garda de faire
comme César ; « il ne dédaignait pas de s’intéresser aux spec-
tacles et il pensait que participer aux plaisirs de la population
(vulgus) était conforme à l’esprit des institutions (civile)504 ».
Marc Aurèle, lui, n’aimait pas les pompes officielles ; au début
de son journal intime, il note que son professeur, Rusticus, lui
avait enseigné à ne pas vivre en robe d’apparat dans son
palais ; les dieux et son père et prédécesseur lui avaient appris
qu’au palais point n’est besoin de gardes, de vêtements d’appa-
rat, de torches et de statues. Les spectacles l’ennuyaient, car les
cris de la foule l’empêchaient de se concentrer sur ses dos-
siers505, et puis rien n’était plus monotone que l’amphithéâtre :
on y voit, dit-il, toujours la même chose506. N’empêche qu’il
dut rester dans un juste milieu, pour les mêmes raisons qu’au-
trefois Cicéron ; Antonin lui avait enseigné à n’en faire ni trop,
ni trop peu en matière d’évergésies impériales507. Lui-même se
flattait « de n’être pas avide de popularité, de ne pas vouloir
plaire, de ne pas rechercher les bonnes grâces de la plèbe, mais
d’être réservé et responsable, en demeurant de bon ton, mais
sans vouloir innover508 » : ce sont autant d’allusions au pro-
blème des spectacles, où l’empereur philosophe se piquait de
ne pas donner dans le cabotinage, mais en respectant la tradi-
L’empereur et sa capitale 665
tion qui exigeait qu’un prince ne dédaignât pas ce qui plaisait
au peuple. Julien l’Apostat, au contraire, savait voir grand ; il
s’attira donc l’animosité de la population d’Antioche parce
qu’il n’allait pas assez souvent au théâtre et qu’il ne consacrait
aux spectacles que ses heures perdues ; aussi la foule l’ac-
cueillait-elle avec des cris hostiles509. Mais la majorité des
empereurs ne détestaient pas les spectacles, où ils faisaient
acclamer leur majesté, montraient leur amour pour leurs conci-
toyens et savouraient leur popularité. Marc Aurèle, qui n’ai-
mait pas les jeux, n’aimait pas davantage « les acclamations
et les flatteries510 », c’est-à-dire la liturgie de Cour et les accla-
mations réglées.

Les options hétérogènes et leurs paradoxes.


Un demi-million de courtisans qui partagent leur temps entre
leur travail, leurs protecteurs, l’accompagnement des querelles
du sérail et les fêtes données par le souverain. La noblesse de
Versailles avait renoncé à son rôle politique pour se disputer des
satisfactions « symboliques », qui, pour sembler platoniques,
n’en comptent pas moins. Le dicton sur le Cirque et la dépoliti-
sation est placé ainsi sous son vrai éclairage. Nous savons
quelles erreurs implique l’idée de dépolitisation : que l’intérêt
pour la politique est plus essentiel que d’autres, que la récipro-
cité de l’État et du citoyen est la réalité normale, si bien que la
dissymétrie serait le produit d’une action gouvernementale et
serait la même chose que la mise en condition d’une population.
Mais ce n’est pas encore là le fond du problème : le dicton a
aussi le tort de présenter comme un échange de satisfactions la
plasticité des hommes à s’accommoder de situations hété-
rogènes, c’est-à-dire toutes insatisfaisantes, mais inégalement et
différemment. L’empereur n’a pas donné à Rome (sur quel mar-
ché ?) une quantité de Cirque équivalente au droit de vote
estimé dans la même monnaie ; mais l’histoire a placé Rome
dans des conditions hétérogènes (une ville royale n’est pas une
cité) auxquelles la plèbe s’est pliée en refoulant chaque fois des
frustrations différentes et en recevant des satisfactions diffé-
rentes et évidemment inégales. De ce que la population romaine
a sous l’Empire la passion des jeux, il ne faut pas conclure
qu’elle l’avait d’abord et aurait tout vendu pour la satisfaire.
Or rien n’est moins rare, en histoire et en sociologie, que les
666 Le Pain et le Cirque
rapports dialectiques entre des intérêts et des alternatives qui ne
sont pas taillées sur mesure pour eux, mais sont discontinues ou
hétérogènes ; c’est le type de causalité le plus courant dans le
domaine humain et les paradoxes qu’il engendre se retrouvent
partout. Disons quelques mots de ces corsets de Procruste, que
dis-je, de ce problème arachnéen.
Partons de faits malicieusement minuscules de la vie privée.
Quand une chose ou un être nous plaisent, ses défauts devien-
nent pour nous autant de qualités, mais, quand il cesse de
plaire, nos yeux s’ouvrent sur certains griefs qu’auparavant,
croyons-nous, nous nous dissimulions. La raison en est que
toutes les options ne nous avaient pas été données. Supposons
que mon lecteur hésite entre la brune et la blonde (ou, s’il
s’agit d’une lectrice, entre le brun et le blond) ; les deux êtres
ont des mérites différents, sinon inégaux, et apporteraient cha-
cun des satisfactions partielles et différentes. Un être châtain
aurait peut-être été la solution idéale, mais la possibilité de
choisir dans le continuum des couleurs ne nous a pas été
donnée. Après quelques hésitations, le blond se trouve choisi et
ce choix est la résultante de motivations nombreuses, hété-
rogènes elles aussi, souvent opposées, qui se sont arrangées
entre elles comme elles ont pu et qui sont, bien entendu,
inconscientes ou implicites dans la plupart des cas. Le choix
fait, ma lectrice se laissera aller à savourer pleinement les bons
côtés de l’être choisi et à refouler ses propres intérêts insatis-
faits ; elle ira jusqu’à s’imaginer que ces bons côtés, dont la
saveur exceptionnelle est l’effet de son choix, sont la raison de
ce choix. La désillusion ne commencera que le jour de la rup-
ture et semblera faussement cause de la rupture511.
Est-ce à dire que nos motifs ne sont que de fausses rationali-
sations, des couvertures idéologiques, ou que notre esprit trie
des raisons propres à justifier ses choix, qui seraient arbi-
traires ? Éternelle illusion dualiste ! Il n’y a pas déguisement
ni sélection, mais plasticité ; quand la seule solution que nous
puissions choisir est partielle, nous devenons partiaux et ne
voyons que les sujets de contentement ; si nous avions des
motifs de préférer en définitive une autre option, le poids relatif
de nos différents motifs changerait, car les satisfactions à épa-
nouir ne seraient pas les mêmes. Tout semble se passer comme
si la future option déterminait rétroactivement le poids relatif
de ses motifs.
L’empereur et sa capitale 667
En trois mots comme en cent : (1°) Le plus souvent, les
options qui nous sont offertes sont autant d’îlots égrenés sur
l’océan du possible : il y a beaucoup de vide entre eux. Il en est
ainsi parce que les biens sont rares, parce qu’ils se présentent
parfois « en nombres entiers » (on peut opter entre un super-
sonique et un paquebot, mais pas un demi-paquebot), parce que
les autres nous empêchent de faire à notre guise, parce que nos
propres intérêts s’entr’empêchent, parce que leur hétérogénéité
défie l’agrégation (en quelle monnaie commune les convertir,
en effet ?), ou encore parce que certaines étrangetés psycholo-
giques semblent interdire des partages qui seraient optimaux,
mais trop délicats (« les gens ont tendance à exagérer, on ne
peut leur faire confiance, mieux vaut aller jusqu’au bout des
précautions à prendre ; et puis ce partage qui paraît idéal crée-
rait une gêne qui glacerait tout »). Naturellement, tantôt tout
cela est vrai, tantôt ce n’est qu’un « mensonge » idéologique
utile : mais de quoi n’en dirait-on pas autant ? (2°) Il en résulte
que souvent les mouvements historiques sont violents ou dis-
continus parce qu’ils ne peuvent que sauter d’un îlot à l’autre.
Il en résulte aussi que toute solution a tendance à dépasser son
but, à occuper tout l’îlot et à ne pas correspondre à la juste
mesure : quand on se met à « faire de la discipline », on va trop
souvent jusqu’au bout. (3°) Une fois sur l’îlot, nous nous adap-
tons aux avantages qu’il offre et, pour ceux qu’il n’offre pas,
nous disons : « Ils sont trop verts.» C’est pourquoi le socio-
logue et l’historien sont à plaindre : quand ils ont à déchiffrer
les motivations de nos options, ils sont en présence d’un texte
doublement brouillé ; la solution que nous avons choisie ne
coïncide jamais avec la rationalité qu’on pourrait lui supposer
et le poids de nos différentes motivations semble modifié par
les contraintes de la solution.
Les motifs de nos choix changent d’importance relative selon
les futures options que nous passons en revue, parce qu’ils
devront entrer de force dans des cadres hétérogènes qui n’ont
pas les mêmes saillants et les mêmes rentrants. Posons-nous par
exemple la question du nationalisme : qu’est-ce qui fait l’unité
d’un peuple ? Dans telle nation, l’unité linguistique semble
avoir été le facteur décisif, mais elle ne l’a pas été en Suisse ;
l’absence d’unification religieuse ou économique est tantôt réd-
hibitoire, tantôt ne l’est pas. Déterminer « le » fondement du
sentiment national semble une entreprise désespérée, tant la
668 Le Pain et le Cirque
diversité est grande ; la solution désespérée est de dire qu’une
nation est une volonté de vivre ensemble ; il semble si facile, en
effet, d’attribuer la diversité des conduites humaines à l’hu-
maine liberté de décision ! Cette diversité s’explique plus sim-
plement : aucun découpage national ne pourrait être entièrement
satisfaisant (les extensions géographiques de nos différents
intérêts ne sont, en effet, pas superposables et varient de la rue
ou de notre quartier à l’humanité tout entière). Pourtant il faut
bien faire un choix, qui fera au moins mal l’agrégation
d’intérêts hétérogènes, sans parler des réalités politiques inter-
nationales. Le choix fait ou accepté, les intérêts qu’il se trouve
satisfaire prendront une importance plus que proportionnelle ;
rien de plus divers que les fondements du sentiment national,
parce que chaque nationalité se développe sur des intérêts
partiels et partiaux. Les hommes ayant la capacité de ruser avec
eux-mêmes, leur conduite ne s’explique pas toujours par des
causes antécédentes qui iraient du passé vers l’avenir sans retour
en arrière.
Bref, Juvénal nous dit que la plèbe romaine s’était résignée
au régime impérial et savourait les avantages qu’il pouvait
offrir. De son côté, le souverain respectait la tradition et se fai-
sait voir pendant les spectacles pour témoigner de ses senti-
ments populaires. Quand un gouvernant ne passe pas pour le
mandataire des gouvernés, il multiplie, en effet, les témoignages
qui attestent qu’il règne du moins pour eux. Démocratie ? Non,
et aussi bien les spectacles étaient-ils également une liturgie du
pouvoir par droit subjectif. Le vieux mot de popularité, sous
notre Ancien Régime, exprimait les deux faces de la médaille ;
« que le roi se rende populaire ! », s’écrie Montesquieu512 : « le
peuple demande si peu d’égards qu’il est juste de les lui accor-
der. L’infinie distance qui est entre le souverain et lui empêche
bien qu’il ne le gêne ».
En assistant souvent aux spectacles ou, à défaut, en en don-
nant souvent, un prince prouve qu’il ne dédaigne pas la plèbe.
En sa présence, les spectateurs ne se comportent pas comme
un public qui est là pour son plaisir propre et qui se borne à
regarder curieusement le grand homme ; ils se composent une
attitude de familiarité déférente. Même le roi de Constance, de
qui on pouvait tout craindre, sut discerner la nuance : « En
éditant les jeux du Cirque, il prit plus d’une fois plaisir aux
saillies du public, qui ne se montrait pas outrecuidant, sans se
L’empereur et sa capitale 669
départir pour autant de son franc-parler national ; et Constance,
de son côté, sut demeurer dans le juste milieu », comme Marc
Aurèle513. Ce franc-parler ou libertas cherchait à se prouver à
lui-même que l’empereur était un maître familier, complaisant,
aimant.

Les conceptions anciennes de la liberté.


La plèbe romaine ne voulait pas voter ; elle ne se contentait
pas non plus d’exiger son pain sous peine d’émeute : elle vou-
lait être aimée. N’en concluons pas que les spectacles étaient
du symbolisme politique ; ils n’illustraient pas certains prin-
cipes abstraits, ils ne servaient pas non plus à inférer, de l’atti-
tude du prince au Cirque, quelle devait être son attitude en des
domaines plus importants, par exemple la politique étrangère :
l’attitude complaisante du prince est en elle-même une satis-
faction pour les spectateurs, qui attachent la plus grande impor-
tance à l’idée que le souverain se fait du peuple et de son propre
pouvoir ; ils sont sensibles à ce qu’il pense d’eux. Telle était, dans
l’Antiquité comme de nos jours, l’importance de la modalité
d’obéissance ; le prince ne doit pas se considérer en son
royaume comme en pays conquis. Tout pouvoir politique doit
s’exprimer, faire des gestes, pour deux objectifs ; l’un est d’in-
former, d’annoncer des satisfactions, et il est clair que la vie col-
lective ne peut fonctionner sans que des informations circulent ;
l’autre objectif est interne : pour l’auditeur, l’expression est une
satisfaction par elle-même, comme quand on s’entend dire « je
vous aime », et le pouvoir doit lui procurer périodiquement cette
satisfaction, comme celle de manger. Il n’y a rien de très mysté-
rieux dans la nécessité où est l’État de se manifester de temps à
autre ; il peut du reste faire coïncider ses manifestations avec les
fêtes périodiques où les gens satisfont d’un coup des intérêts
différés au fil des mois. Il n’est pas très mystérieux qu’il existe
des fêtes patriotiques à la Rousseau514.
Car l’exercice du pouvoir s’accompagne de sentiments chez
les deux partenaires et ces sentiments comptent autant que la
possession du pouvoir et les enjeux matériels ; si on l’oubliait,
on ne comprendrait pas grand-chose aux guerres de libération
des colonies ou à la mystique républicaine vers 1875 : question
de fierté. L’importance des spectacles à Rome tenait à cette
dialectique interne des consciences politiques. S’il fallait écrire
670 Le Pain et le Cirque
un livre sur la notion hellénistico-romaine de liberté, on pour-
rait prendre pour épigraphe une phrase de Polybe : « Les
hommes sont intraitables quand il s’agit du droit de parler
d’égal à égal, du franc-parler, de ce que tout le monde appelle
la liberté515.»
Somme toute, il y a eu trois conceptions antiques de la liberté,
car la politique a trois enjeux. L’une est celle de la cité clas-
sique : est libre un citoyen qui, possédant le pouvoir à son tour
de rôle, ne se donne d’ordres qu’à lui-même. L’autre concep-
tion est bien moins attestée, dans le naufrage presque général
de l’historiographie antique qu’un Français dirait de gauche ; en
voici pourtant un échantillon : « Le démagogue Hippon excita
le peuple de Syracuse à redistribuer la propriété foncière, en
disant que l’égalité était le fondement de la liberté et la pau-
vreté, celui de l’esclavage pour ceux qui ne possédaient
rien516.» Plutarque, qui rapporte ce propos, oppose cette exé-
crable liberté à la vraie, qu’il appelle aussi parrêsia : pouvoir
parler sans crainte au souverain, lui parler d’égal à égal (isêgo-
ria), voilà la libertas, le franc-parler ; voilà la liberté sous l’Em-
pire. Celle que Marc Aurèle était heureux d’accorder à ses
sujets : « Je me représente un État où la loi est la même pour
tous, gouverné d’égal à égal et dans le franc-parler ; une monar-
chie respectueuse, sur toutes choses, de la liberté des gou-
vernés517 » ; pratiquement, cela signifie que Marc Aurèle sera
un « bon » empereur, respectueux du Sénat, dont il sollicitera
les conseils (du point de vue de la modalité d’obéissance, il est
plus important de faire aux gens l’honneur de leur demander
leur avis que de le suivre : le pouvoir doit « dialoguer ») ; cela
veut dire aussi que Marc Aurèle écoutera réellement les avis
divergents de ses conseillers privés. La libertas impériale est le
bien des agents politiques que sont le Sénat et le Conseil, et de
ceux-ci seulement (rien à voir avec les droits de l’homme et du
citoyen) ; tandis que les plébéiens ont droit à l’amour
du prince, le Sénat a le droit de se faire écouter ; en extension,
sa liberté ressemble faussement à celle de la cité classique, qui
s’étendait aussi aux agents politiques seulement ; mais ces
agents, dans la cité, étaient le corps civique souverain ; sous
l’Empire, ce sont les conseillers du souverain. La notion de
conseil, un peu oubliée des modernes518, a eu pendant des mil-
lénaires une importance égale à celle de démocratie représenta-
tive chez nous ; si Marc Aurèle écoute ses conseillers, il ne le
L’empereur et sa capitale 671
fait pas seulement par une authentique générosité : il sait que
son intérêt politique est de les écouter.

Pluralisme, conseil et despotisme.


Son intérêt est de « ne pas se césariser519 » ; car l’orgueil
empêche de supporter les avis trop sincères, d’écouter ceux qui
ont à dire quelque chose d’utile à l’État, de se laisser contre-
dire520. Cela semble avoir exigé quelque effort de la part d’em-
pereurs tout-puissants et presque adorés ; en ces temps
lointains, il n’existait pas de régime pluraliste, où plusieurs
groupes se partagent et se disputent la possession du pouvoir.
Ce qui en tenait lieu dans une certaine mesure était le Conseil :
le souverain exclusif devait exercer le pouvoir selon une moda-
lité qui le fît sortir de son solipsisme ; il devait voir avec
d’autres yeux que les siens, en faisant parler des conseillers qui
résumeraient pour lui, sinon les gouvernés et leurs intérêts, du
moins l’horizon des êtres raisonnables : les conseillers ne repré-
sentent pas le peuple, ils permettent au souverain de faire le tour
de ses problèmes princiers.
Il suffit d’une fois : que le souverain fasse une seule colère
contre un de ses conseillers, et tous les autres auront compris la
leçon ; ils se tairont à jamais et le prince n’aura plus que des
« flatteurs », ce qui ne veut pas dire ici des adorateurs, mais
des gens qui ne voient plus que par ses yeux ; il se sera mis des
œillères à lui-même. Ce qui est catastrophique, quelque génie
que puisse avoir un prince. S’il suffisait, en effet, de poser les
problèmes pour les résoudre, à la seule condition d’être assez
intelligent pour cela, un souverain génial n’aurait pas besoin de
conseillers ; mais la connaissance humaine est ainsi faite qu’elle
doit encore penser aux données ou aux solutions possibles aux-
quelles elle n’a peut-être pas pensé. Or aucun génie au monde
ne peut penser à penser. Aussi les conseillers doivent-ils être
irresponsables ; on ne doit jamais faire comme les Athéniens et
leur tenir rigueur de leurs mauvais conseils. Pas seulement
parce que ce serait injuste, les conseilleurs n’étant pas les déci-
deurs, mais parce que ce serait non fonctionnel : un conseiller
doit pouvoir tout dire, et même des sottises, car souvent l’erreur
fait trouver la vérité, ne serait-ce que par contraste ; la moitié
du conseil disait rouge, l’autre disait vert, personne ne songeait
à d’autres couleurs, un sot dit noir et tout le monde songe à
672 Le Pain et le Cirque
penser à la solution : le blanc. Le conseiller est par définition
désintéressé ; il ne parle pas en son propre nom ou au nom
d’intérêts qui auront à répondre d’eux-mêmes : c’est l’infinité
des possibles qui emprunte sa bouche et parle à travers lui ; il
est outil heuristique.
Un despote qui ne tolère autour de lui que des flatteurs et châ-
tie les porteurs de mauvaises nouvelles (l’exemple classique en
était Tigrane d’Arménie, dans le Lucullus de Plutarque) se fait
tort de bien des manières ; il ne recevra plus que de bonnes nou-
velles et sera comme aveugle ; il heurtera la fierté de ses sujets
en leur donnant des ordres sans leur avoir demandé leur avis ; il
ne tiendra plus compte des intérêts des différents groupes de
gouvernés ; enfin, il se privera d’un instrument heuristique qui
s’appelle la topique. Chaque délibération, en effet, doit résoudre
deux problèmes : trouver la bonne clé parmi celles qui ont été
posées sur la table du conseil, s’assurer qu’on a pensé à toutes
les clés possibles. Seul un esprit trop cartésien prétendra avoir
une méthode pour faire le tour complet des problèmes ; les
esprits moins mégalomanes savent, eux, que, dès qu’il ne s’agit
plus de dérouler à partir d’un primum verum ces longues
chaînes de raisons qu’aiment les géomètres, à la méthode fait
place la topique521, qui a pour but d’essayer de faire penser à
tout, sans être sûre d’y parvenir. La topique est une énuméra-
tion préparée d’avance de toutes les données et solutions pos-
sibles dans un type de problème déterminé. Si l’on n’a pas de
topique sous la main, ou si le problème est d’un type à part, on
essaie de remplacer la topique par du brain storming : à cela
servent les conseillers. On fait parler les conseillers en toute
liberté, en espérant que, dans le flot de sottises et d’avis déplai-
sants qu’ils dégorgeront, se trouvera la bonne solution.
La notion de conseil implique donc qu’il est aussi important
d’avoir des idées que d’acquérir des connaissances et que la
valeur suprême de connaissance est la conscience plutôt que
la vérité. Entendre, par « connaissance », la connaissance de la
vérité est prendre le mot « en un sens plus étroit », écrit Leibniz
dans une page étonnante où il dit ce qu’est la topique : « celui
qui aura lu plus de romans ingénieux, entendu plus de narrations
curieuses, celui-là, dis-je, aura plus de connaissance qu’un autre,
quand il n’y aurait pas un mot de vérité en tout ce qu’on lui a
dépeint ou raconté ; car l’usage qu’il a de se représenter dans
l’esprit beaucoup de conceptions le rend plus propre à concevoir
L’empereur et sa capitale 673
ce qu’on lui propose522 ». La notion de conseil implique aussi
qu’il ne suffit pas de poser les problèmes pour les résoudre, car
on n’est jamais sûr d’avance qu’on les a entièrement posés, et
c’est pourquoi la connaissance a un caractère dialectique (je
veux dire que les différentes consciences se complètent) et histo-
rique ; un dialogue de Platon qui n’est pas parmi les plus
célèbres, Le Charmide, dit pourquoi : parce qu’il n’y a pas de
savoir du savoir, qu’il n’y a pas de pensée purement formelle, si
bien qu’on ne peut reconnaître d’avance ce qui sera vrai ni
exclure d’avance les idées qu’on n’a pas encore eues. Ainsi, au
fil des jours, roulent dans la vallée de l’oubli les éboulis de nos
rationalismes523.
Le conseil étant un maître-mot de l’ancienne politique,
l’amour ayant son prix et la liberté se disant en plusieurs sens, la
notion antique de tyrannie s’éclaire ; la relation de l’empereur au
Sénat s’éclairera également.
Dans l’abondante littérature antique sur le tyran, deux défini-
tions reviennent sans cesse : le despotisme est un régime arbi-
traire qui ne connaît pas de loi, le despote gouverne égoïstement,
dans son seul intérêt. Mais pourquoi la loi ne pourrait-elle pas
être tyrannique ? Qu’est-ce qui empêche un despote de traduire
l’oppression en corps de lois ? On disait bien que Tibère avait
été un tyran légaliste524. Et comment un tyran pourrait-il être
égoïste ? En utilisant l’appareil d’État comme un rackett qui lui
permet de s’enrichir ? Dans l’intérêt de ce rackett, il doit alors
exercer le pouvoir, cesser pendant quelques heures de s’occuper
seulement de son compte en banque ; or il ne pourra gouverner
sans « assurer l’ordre public » et sans faire une certaine poli-
tique. Il sera donc racketteur, mais aussi chef d’État ; cela ne
veut pas dire qu’il faudra lui obéir, mais qu’il ne sera pas
un bandit comme les autres : tout bandit n’est pas au pouvoir. Et
la politique qu’il fera favorisera fatalement certains intérêts
matériels, quels qu’ils soient, qui ne sont pas seulement les
siens ; elle favorisera aussi, il est vrai, l’intérêt qu’il a à rester au
pouvoir. Mais alors la notion d’intérêt, on le voit, doit elle aussi
se prendre en plusieurs sens, les mêmes que celle de liberté et
que les trois enjeux de la politique.
Un tyran peut d’abord être un homme dont la politique est
contraire aux intérêts matériels d’une partie grande ou petite de
ses sujets ; les défavorisés se sentiront opprimés, privés de
liberté matérielle, et ils diront que le tyran est égoïste en ce
674 Le Pain et le Cirque
qu’il ne fait pas leur politique, même s’il ne fait pas non plus la
sienne seulement. Pour imposer sa politique, le tyran recourra
peut-être à la violence, qui demeurera arbitraire ou bien sera
légalisée.
La violence peut aussi être utilisée par un tyran pour se main-
tenir au pouvoir : voilà un appareil d’État qui fait prisonnière la
collectivité dont il est idéalement l’organe. Ce cas interfère tou-
jours avec le précédent, car cet appareil politique continue
nécessairement à faire une certaine politique. Néanmoins, il
s’en distingue conceptuellement et par des nuances : des prosé-
lytes qui imposent une religion d’État parce que matériellement
la religion les intéresse n’ont pas tout à fait la même tête que
des brutes qui n’ont d’autre intérêt dans la vie que le pouvoir et
qui n’imposent de religion d’État que pour barrer le pouvoir à
des concurrents.
Enfin le tyran peut être un homme qui ne savoure, dans l’exer-
cice du pouvoir, que la modalité de servitude qu’il fait peser sur
certains de ses sujets ; il veut être obéi au doigt et à l’œil, ou bien
adoré ; il boira et étalera sa dolce vita. Tantôt il se moquera
d’être populaire et ne se fera pas aimer de la plèbe, tantôt il exi-
gera des grands une flatterie mensongère qui exclut la dignité
des caractères ; il n’écoutera plus aucun conseil.
Autant de groupes sociaux et, pour chaque groupe, autant
d’espèces d’intérêts, autant de tyrans différents. Il me semble
que le despotisme chez Montesquieu réunit la première défini-
tion et la troisième : arbitraire et humiliation. Pour voir com-
bien la notion de tyran est confuse, il suffit de songer à Néron,
tyran du Sénat, populaire auprès de la plèbe de la seule ville de
Rome, cherchant moins le pouvoir qu’à se faire adorer, mais
recourant à la violence pour se maintenir au pouvoir qu’à se
faire adorer, mais recourant à la violence pour se maintenir au
pouvoir contre ses sujets qui veulent renverser celui qui les
humilie pour rien. En rasant son palais d’or, Vespasien essaya
de faire croire que Néron avait été « égoïste » comme tous les
tyrans ; il est vrai que Néron voulait se faire adorer et menait
conséquemment une vie privée très divine, ce qui hérissait les
grands et probablement aussi l’ensemble de ses sujets ; mais
cette vie le faisait admirer de la plèbe de Rome, sa courtisane ;
peu égoïste, Néron fut le premier empereur à construire des
bains publics pour ses Romains. Mais là était précisément, aux
yeux de certains, son tort le plus grave : l’altruisme de Néron
L’empereur et sa capitale 675
avait pour bénéficiaire la plèbe et non le Sénat. Or Sénat et
plèbe se jalousent : c’est là que se noue, autour du Cirque, le
conflit triangulaire des consciences politiques.

Le sultan, les mandarins et la plèbe.


Car, au Cirque ou à l’amphithéâtre, il y avait un troisième
personnage dont la susceptibilité était aussi chatouilleuse que
celle de la plèbe ; c’était le Sénat. La plèbe veut être aimée de
l’empereur, le Sénat entend en être respecté ; chaque clan ne
défendait que sa propre liberté, et la dignité supérieure que
revendiquait le Sénat n’était nullement le rempart de la liberté
de tous.
Malheureusement le Sénat se fait, de sa dignité, une concep-
tion exclusive de celle de la plèbe. A ses yeux, un prince
conforme à son idéal politique se contentera de se rendre popu-
laire ; seul un tyran fera sa cour à la plèbe en la comblant de
réjouissances publiques. Il est utile que les princes fassent
aimer le régime en leur personne, afin que le peuple obéisse
plus volontiers à tous ses dirigeants ; il est vrai que ce peuple
est celui de Rome seulement, soit 1 % de la population de
l’Empire. Il n’en est pas moins rassurant qu’en se rendant
populaire, et rien de plus, l’empereur laisse apparaître qu’il
conçoit son pouvoir comme celui d’un magistrat : le Sénat
n’aime pas les tyrans, qui lui préfèrent la plèbe. Magistrat
populaire ou tyran, la nuance est dans l’intention ; un bon
empereur, comme Trajan, pourra donner cent jours de spec-
tacles, car le Sénat sait reconnaître que les soins de sa popu-
larité l’exigent et surtout que l’empereur est pro-sénatorial au
fond du cœur.
Mais ce n’est pas tout : aux spectacles, les empereurs se font
acclamer par le peuple, ce qui est bien, sauf quand trop est trop.
Quand ils forcent la nuance, ils trahissent l’idée tyrannique
qu’ils ont de leur pouvoir et cette idée est plus intolérable au
Sénat qu’à la plèbe. Le comble est que certains prétendent se
faire acclamer par le Sénat lui-même ; ce sont généralement
les même princes qui déciment le groupe dirigeant en acculant
des sénateurs au suicide, en leur faisant intenter les accusations
de haute trahison ou, comme on disait, de lèse-majesté.
Sous de pareils règnes, les sénateurs regardent l’empereur
comme l’idole, rouge de leur propre sang, qu’on les force à
676 Le Pain et le Cirque
adorer. Le texte étonnant qu’on va lire est concret comme un
tête-à-tête ; le sénateur Dion Cassius nous y raconte une scène
dont il fut spectateur et acteur525. La scène est à l’amphi-
théâtre526 et le tyrannique empereur Commode est en train de
combattre en personne des bêtes dans l’arène. Les sénateurs
l’ont acclamé, « comme on le leur avait ordonné », car les
acclamations n’étaient pas abandonnées à leur improvisation,
mais réglées comme des slogans officiels : « Tu es le maître,
tu es le premier, tu es vainqueur à jamais.» Le prince vient de
tuer une autruche ; « il lui coupe la tête », raconte l’historien,
« il s’avance vers la partie de l’amphithéâtre où nous autres
sénateurs avions pris place et il tend vers nous la tête de l’au-
truche de sa main gauche, sans un mot, avec un hochement
de tête et un mauvais sourire ». Dans l’hommage qu’il leur
fait là des dépouilles, les sénateurs reconnaissent ou croient
reconnaître une menace silencieuse sur leur propre tête ; mais,
sur le moment, la difficulté fut pour eux de ne pas rire : « Nous
avions tous plus envie de rire que de pleurer, mais il nous aurait
tous massacrés avec son épée si nous avions ri. Alors je pris le
parti de mordiller les feuilles de laurier de ma couronne et je
suggérai à mes voisins de faire comme moi, pour que
le mouvement incessant de nos lèvres déguisât notre envie de
rire.»
Le Sénat veut être respecté parce qu’il veut obéir aux princes
selon une modalité qui soit convenable à sa puissance politique
et à sa richesse matérielle ; or un tyran préférera une plèbe dont
il saura se faire aimer à des sénateurs qui lui font ombrage.
Car un prince jaloux de son autorité veut que sous lui tout
soit peuple ; alors, s’il manque de sens politique, ou tout simple-
ment de patience, s’il ignore qu’il y a plusieurs manières de se
faire obéir, sa maladresse ou son orgueil l’emporteront sur le cal-
cul des forces : au lieu de ménager la dignité du Sénat, il se sen-
tira plus à l’aise au milieu de la plèbe de sa capitale.
Dans la vieille Chine, il y avait, comme à Rome, de bons et
de mauvais empereurs, à en croire les mandarins qui ont écrit
leur histoire. Non que la politique des uns ait été matérielle-
ment très différente de celle des autres ; mais les bons empe-
reurs témoignaient beaucoup de respect à la caste des
mandarins, tandis que les mauvais persécutaient et humiliaient
les mandarins et ne gouvernaient qu’avec leur entourage d’eu-
nuques. On peut appeler, avec Weber, sultanisme la conduite
L’empereur et sa capitale 677
des mauvais empereurs527 : ils se refusent à marquer du respect
à la caste qui s’élève plus haut que les têtes de tous leurs
sujets528.
Les uns et les autres ont leurs analogues à Rome, où le Sénat
tient la place des mandarins, tandis que les eunuques sont rem-
placés par les affranchis du prince, par ses préfets, par le
Conseil ; les premiers peuvent être de véritables grands vizirs
et le Conseil est le vrai organe de gouvernement, le vrai souve-
rain informel529. Seulement un troisième acteur vient compli-
quer la tragédie : la tradition républicaine interdisait au prince
de vivre enfermé dans une Cité interdite, comme à Pékin, si
bien que le peuple de la capitale se met parfois à compter
autant, pour certains empereurs et pour les historiens anciens,
que tout le reste de la population de l’Empire.
Sultanisme ou non : le dilemme n’était pas nouveau ; il décou-
lait de la logique des choses politiques, et non d’une certaine tra-
dition de despotisme oriental. En 222 avant notre ère, Ptolémée
Philopator était devenu roi d’Égypte et pouvait se croire à l’abri
des rivalités (préfigurant Néron ou plutôt bon nombre d’empe-
reurs romains, il avait fait des coupes sombres dans sa propre
famille : il s’était débarrassé de son frère et de la reine mère) ;
« dès lors il se conduisit en souverain pompeux, refusa de prêter
attention et de se rendre accessible aux gens du palais, aux hauts
fonctionnaires » ; il négligea les affaires « pour de honteuses
amours et de continuels excès de boisson530 ».
Or Polybe dessine ailleurs l’idéaltype d’un pareil potentat :
« Vinrent des rois qui, par droit de naissance, avaient succédé à
leur père et avaient matériellement tout le nécessaire et même
plus. Voyant cette abondance, ils cédèrent à leurs appétits et
estimèrent que les gouvernants devaient se distinguer de leurs
sujets par le vêtement, que leurs festins devaient être dressés
tout autrement… La royauté se changeait en tyrannie, cepen-
dant que le régime commençait à être ébranlé par des conspira-
tions.» Polybe souligne que ces complots sont dus à la fierté
des couches dirigeantes : « Ce n’étaient pas les gens du plus
bas peuple qui conspiraient ainsi, mais les hommes les mieux
nés, les plus fiers et les plus hardis, car eux supportaient plus
mal que tout le monde les abus de leur maître531.» Le grand
historien grec semble prédire les nombreuses conspirations
sénatoriales contre le sultanisme impérial. A la morgue des rois
grecs d’Égypte s’opposait la royauté de Macédoine, où les
678 Le Pain et le Cirque
nobles avaient leur franc-parler avec leur roi ; ce franc-parler
préfigure la libertas chère au Sénat romain.

« Césars fous », purges et procès de Moscou.


Comparé à l’idéaltype, le cas des Césars est individualisé par
les spectacles et la présence de la plèbe et par la nature très par-
ticulière du Sénat ; les sénateurs sont des êtres beaucoup plus
compliqués que les officiers d’un roi hellénistique ou que des
nobles macédoniens : ils voudraient gouverner ou du moins diri-
ger, et en même temps ils ne le veulent pas. Ce déchirement
intime, et lui seul, est cause de l’illustre conflit entre le Sénat et
le pouvoir impérial, qui ne se supportent l’un l’autre qu’au prix
d’hypocrisies, sauf quand le second massacre le premier. Et le
Sénat en veut aux empereurs de son propre non-vouloir.
Le régime des Césars, la dyarchie dont parle Mommsen, jux-
taposait la monarchie à la République, résumée par le Sénat.
Le conflit séculaire entre les deux instances n’a pas eu pour
enjeu le partage du pouvoir, en dépit des apparences : le Sénat
est en position fausse par rapport à son rôle gouvernant, qui est
trop ou trop peu pour lui ; au fond, les sénateurs ont renoncé
à gouverner et sont soulagés que le prince les décharge de ce
soin. Mais, du coup, le conflit prend un enjeu « symbolique »
considérable : le respect du prince pour le Sénat devient la
grande affaire. Or un prince qui a besoin des acclamations de la
plèbe pourra-t-il en même temps respecter le Sénat ?
Dévidons rapidement la logique des choses qui explique tout
cela. Les rois chrétiens étaient héréditaires, comme les rois de la
Macédoine antique, et ils avaient, comme ceux-ci, une noblesse
à respecter ; lorsque ces deux particularités sont présentes, il en
sort une monarchie patriarcale, sans arbitraire et sans morgue.
En revanche, si l’une ou l’autre fait défaut, la tentation du
sultanisme est proche : ou bien le potentat traitera avec morgue
les hauts fonctionnaires qui dépendent de lui, ou bien la peur de
perdre son trône lui fera voir en chaque noble un prétendant pos-
sible ; dans le premier cas, on aura Ptolémée Philopator et, dans
le second, les « Césars fous », massacreurs de sénateurs.
Car le césarisme reposait sur une absurdité : l’empereur,
quoique souverain par droit subjectif, était créé par ses sujets ;
ceux-ci pouvaient-ils respecter inconditionnellement leur créa-
ture ? Hésiteraient-ils à reprendre la couronne qu’ils avaient
L’empereur et sa capitale 679
donnée ? Aussi comptait-on encore plus de tentatives d’usur-
pation que d’empereurs réussis. Il aurait fallu que les Césars
fussent créés en vertu d’une règle mécanique, l’hérédité, imita-
tion terrestre des règles transcendantes : quand personne ne
peut faire de rois, personne n’a à les jalouser et les amateurs
d’usurpation hésiteront, s’il leur faut, non prendre la place d’un
prince transitoire, mais remplacer une dynastie ; Hauriou disait
qu’il n’existait que trois pouvoirs légitimes, l’investiture
divine, l’hérédité et le mandat populaire532. Les empereurs sen-
taient l’absurdité de leur statut ; lorsqu’ils recevaient leur pou-
voir des mains du Sénat, ils feignaient donc d’hésiter un peu et
se livraient traditionnellement à la comédie du refus du pou-
voir, qu’on retrouve dans mainte société533 : ils affectaient de
n’accepter la couronne que sur l’insistance du Sénat ; en
feignant de reconnaître par là qu’ils la tenaient de leurs pairs et
qu’ils n’en étaient pas plus dignes que n’importe quel autre séna-
teur, ils faisaient avouer à ces pairs que le Sénat, en insistant
pour leur faire accepter la couronne, s’était ôté le droit
de la leur reprendre.
Le type du César fou se retrouve partout où une souveraineté
non déléguée n’a pas de légitimité assurée534. Faisons une
expérience de pensée : au lieu d’une monarchie par droit sub-
jectif, donnons-nous une souveraineté de par la nature des
choses ; le secrétaire général du Parti s’accroche au pouvoir au
nom de son génie, et pourtant, au nom du « centralisme démo-
cratique » de Lénine, il n’est que le mandataire du Parti, qui
pourrait lui donner un successeur. Il lui faudra alors frapper au
hasard, ce qui est bon pour l’exemple ; il ne cherchera pas à
frapper des opposants précis, mais la contestation permanente
de sa légitimité que représente l’existence même du Parti. Et
puis la folie prend bientôt la suite de la logique ; le danger est
partout, donc il est insaisissable ; le maître perd la tête et croit
le premier aux crimes qu’il prête à ses victimes ; quand nous
avons peur des autres, nous croyons qu’ils nous haïssent et
nous en avons peur quand nous doutons de notre propre légiti-
mité. Contre de pareils doutes, rien ne fera preuve à nos yeux,
même la soumission totale et l’adoration, parce que ces doutes
naissent de nous-mêmes : Staline était le premier à se tenir
pour un usurpateur.
Le type du César fou est symétriquement opposé à celui-ci.
Rome a eu l’équivalent des purges et procès à grand spectacle,
680 Le Pain et le Cirque
et de la maladie du soupçon ; tout sénateur était soupçonnable,
et il en fut ainsi jusqu’à la fin de l’Empire. « Selon une sorte de
coutume reçue de toute antiquité », écrit Ammien Marcellin,
« les accusations mensongères de lèse-majesté battaient son
plein » ; l’empereur régnant, Constance, n’était ni meilleur ni
pire qu’un autre ; « seulement, pour peu qu’il fût sur la piste
d’une accusation d’aspirer au trône, même mensongère ou peu
fondée, il la suivait jusqu’au bout, perdait le sens du bien et
du mal et dépassait en atrocité un Caligula, un Domitien ou
un Commode535 ». Les purges du Sénat sont le contraire des
purges staliniennes ; Staline était un mandataire qui prétendait
que son inamovibilité fût légitime comme si elle découlait de la
nature des choses ; les Césars fous étaient des propriétaires dont
l’inamovibilité n’était pas beaucoup plus légitime, dans les
cœurs de leurs sujets, que s’ils avaient été de simples manda-
taires. Formellement, les deux terreurs se ressemblent : ce sont
des maladies de carence de légitimité, non des conflits matériels
ou d’autorité.

Le prince et le Sénat s’en veulent mutuellement


de leur propre déchirement.
Ce n’est pas tout : la dyarchie de l’empereur et du Sénat
reposait sur une autre absurdité. L’empereur devait gouverner
en collaboration avec un organe, le Sénat, qui existait trop
puissamment pour se comporter en simple Conseil irrespon-
sable, sans être pourtant assez puissant pour imposer parfois
un avis souverain. Aussi, dès le début de l’Empire, les séna-
teurs ont-ils pris le parti de ne pas gouverner et de se transfor-
mer en chambre d’enregistrement et assemblée honorifique, si
tant est que l’empereur régnant les honore ; ils sont à peu près
aussi impuissants sous les bons empereurs que sous les mau-
vais. Du moins les bons leur marquent-ils des égards et solli-
citent-ils leur avis, ou font-ils semblant. L’absurdité était de
réduire au rôle de simple conseil un organe dont les membres
existaient par eux-mêmes, alors que de vrais conseillers doi-
vent n’être rien.
Le Sénat est trop pour remplir la fonction d’un Conseil irres-
ponsable. Des conseillers ne peuvent se permettre la franchise
que s’ils ne sont rien par eux-mêmes ; les sénateurs, eux, n’ont
pas été créés par le prince pour cet office, mais sont entrés à
L’empereur et sa capitale 681
la haute Assemblée parce qu’ils étaient destinés à gouverner les
provinces et à commander les armées ; dans de pareilles
bouches, la moindre objection aurait l’air d’une révolte et la
moindre initiative semblerait nier l’initiative impériale. Ils ne
peuvent rien dire et ne le veulent pas non plus, car leur fierté leur
interdit de donner des avis qui risquent de n’être pas toujours
suivis. Ils ne peuvent rien : l’armée, le Fisc et la politique
étrangère sont le domaine du prince ; ils ont des morceaux
de souveraineté (l’administration de l’Italie, par exemple) et la
fonction de conseillers ; les morceaux sont trop peu pour eux et
eux sont trop pour la fonction. Ils se borneront d’eux-mêmes à
enregistrer les décisions impériales ; en souhaitant que le prince
ait assez de tact pour ne pas leur faire le douteux et redoutable
honneur de leur demander leur avis, et qu’il soit assez bon prince
pour attendre leurs acclamations sans les exiger : elles ne tarde-
ront jamais536.
Dès le début du principat, le Sénat a énergiquement renoncé à
gouverner ; en vain Tibère voulait-il le consulter sur toutes
choses et même sur l’armée et la guerre, qui étaient sa préroga-
tive537 : le Sénat n’y croyait pas et avait raison, car Tibère, non
moins déchiré que lui, « détestait la flatterie, mais craignait tout
autant le franc-parler538 ». Ces contradictions acculèrent le
prince à la neurasthénie et son règne se termina dans un bain de
sang ; il y a eu conflit entre le Sénat et le prince, non pas parce
que le Sénat voulait sa part de pouvoir, mais parce qu’il ne la
voulait pas.
On le comprend : faire de la grande politique lui demeurait
impossible, en faire de la petite aurait été aussi dangereux et plus
humiliant. L’anecdote que voici est significative539. Sous Néron,
le sénateur Thraséa, qui avait des principes, estimait qu’il était
nécessaire à l’État que le Sénat fît davantage usage de son franc-
parler (rem publicam egere libertate senatoria) ; passant aux
actes, il transforma en un débat animé la discussion d’un séna-
tus-consulte de routine portant sur un objet insignifiant (il s’agis-
sait d’autoriser une cité à faire combattre dans un spectacle un
plus grand nombre de gladiateurs que la loi ne l’autorisait). On
ironisa sur ce sénateur qui prétendait faire la leçon à ses
collègues : « Puisque Thraséa estimait qu’il gouvernait mieux
que ne faisait le prince, pourquoi n’avait-il pas plutôt fait mettre
à l’ordre du jour des sujets importants, tels que la politique
étrangère ou le Fisc ? » Et il est vrai que Thraséa s’en était bien
682 Le Pain et le Cirque
gardé ; il répondit qu’il avait voulu seulement sauver l’honneur
du Sénat et maintenir symboliquement le principe de la libertas,
sans ignorer que l’exercice en était impossible. Le jeu en valait-il
la chandelle ? L’écrasante majorité des sénateurs estimait proba-
blement que mieux valait ne pas s’abaisser à ergoter, mais, en
échange, exiger des égards honorifiques : que le prince com-
mande seul et qu’il commande ce qu’il veut, pourvu qu’il com-
mande d’une manière qui ménage la dignité de la haute
assemblée.
Douteuse légitimité des empereurs, répartition maladroite des
rôles entre le prince et le Sénat : le système impérial était dys-
fonctionnel, comme on dit ; aussi engendrait-il maladies de
carence et malaise mental. La santé psychique des Césars était
mise à rude épreuve par cette organisation boiteuse ; ils doivent
se mettre dans la peau de trop de rôles : dieu incarné, sénateur
modeste avec ses pairs, magistrat responsable (gravis), magistrat
populaire, bon roi, souverain majestueux, administrateur en son
Conseil… Étranges figures que ces princes du Haut-Empire, tor-
turés par leurs contradictions en deçà ou au-delà du seuil de la
folie, enclins au délire de persécution, versatiles, exhibition-
nistes, cultivés, passant d’une humanité simple à l’esthétisme ou
à une brutalité qui était à vrai dire traditionnelle dans la caste
dirigeante540.
L’attitude des sénateurs n’est pas moins déchirée. Ce sont de
hauts fonctionnaires : ils tiennent pour l’empereur ; ce sont des
sénateurs : le prince est leur rival heureux. Le souverain accule
par son existence le Sénat à laisser tomber sa part de souverai-
neté : c’est un tyran ; mais il honore le Sénat : c’est un bon
prince. La solution fut de proclamer que le césarisme était
mauvais et que le prince régnant était bon. Le jeune sénateur
Lucain, lié à Néron par la camaraderie littéraire, écrit une
épopée à la gloire des derniers défenseurs du régime républi-
cain, mais il y fait un éloge dithyrambique de son prince. On
s’est inutilement étonné de ce dithyrambe ; Pline le Jeune ou
Tacite, eux aussi, répètent que le césarisme est un mal néces-
saire, que tous les princes précédents ont été mauvais et que le
paradis du franc-parler sénatorial n’est revenu qu’avec la
montée sur le trône du bon prince qui règne aujourd’hui. Marc
Aurèle en personne admirait Brutus et Thraséa541 ; les empe-
reurs étaient eux-mêmes des sénateurs et, politiquement, le
Sénat était leur vraie famille, comme le Parti pour un leader
L’empereur et sa capitale 683
bolchevik ; leurs brouilles avec les sénateurs les déchirent
comme un drame de famille.

L’amour de la plèbe.
C’est pourquoi l’empereur, s’il est orgueilleux, ne peut souf-
frir le Sénat : ces gens ne peuvent être pour lui une simple
noblesse de service, un rouage de l’État, puisqu’ils existeraient
sans lui et ne sont pas ses créatures. Au cours du IIIe siècle, le
Sénat sera peu à peu supplanté par une nouvelle noblesse de
fonction ; durant le Haut-Empire, les empereurs brouillés avec
le Sénat lui préfèrent la plèbe de la capitale, avec laquelle leurs
rapports sont faciles et auprès de laquelle ils se sentent vrai-
ment régner. Ils la comblent de spectacles. Claude n’éditait
beaucoup de spectacles que parce qu’il était débonnaire ;
Trajan, par politique et par faste ; Lucius Vérus, parce que son
intelligence ne s’élevait pas plus haut. Mais tous les autres
princes qui, chez Suétone ou Dion Cassius, ont la réputation de
grands éditeurs de spectacles ont fait cela par système ; pour
Caligula, Néron, Domitien, Commode ou Caracalla, persécuter
le Sénat, se faire adorer et plaire à la plèbe vont ensemble. Néron
a laissé le souvenir d’un maudit dans la grande histoire ; sa
mémoire n’en était pas moins populaire dans la plèbe
de Rome trois siècles encore après sa fin tragique542. Pour
le prince comme pour le Sénat et le peuple, l’enjeu du conflit
était platonique (c’était un drame de la jalousie) et la splendeur
des spectacles était l’indice qui confirmait que le prince préférait
la plèbe à sa vraie famille.
La plèbe, elle, était heureuse de n’être plus Cendrillon ; en
outre, elle se méfiait, à juste raison, de la caste sénatoriale.
On le vit bien en l’année 41. Caligula vient d’être assassiné ;
« les sénateurs se voyaient affranchis d’un joug tyrannique et
voulaient profiter de l’occasion pour reprendre leur ancienne
autorité. Mais le peuple, qui leur enviait cet honneur et considé-
rait la puissance impériale comme un frein à leur prépotence et
un recours contre eux, se réjouissait » de voir que les soldats
voulaient faire un empereur, « car ils espéraient qu’un prince
leur épargnerait les guerres civiles dont Rome avait souffert au
temps de Pompée », les vendettas de l’oligarchie républicaine
enragée de dignitas 543.
Aussi la plèbe aimait-elle voir les mauvais empereurs humi-
684 Le Pain et le Cirque
lier les nobles544. Dans les procès de lèse-majesté par lesquels
les princes acculaient des sénateurs au suicide, un détail faisait
l’horreur des honnêtes gens : les dénonciations et les témoi-
gnages des esclaves contre leurs maîtres y étaient reçus545, ce
qui était senti par les uns, non comme un scandale social, mais
bien comme une « impiété », un renversement des rapports
familiaux, à la manière du parricide546 ; d’autres devaient y
voir une revanche où les derniers devenaient les premiers.
Caligula sentait ces nuances et, dans le théâtre improvisé qu’il
avait fait élever sous son balcon, « des places n’étaient pas
réservées aux sénateurs et aux chevaliers : les spectateurs s’as-
seyaient où ils voulaient, les hommes mêlés aux femmes et les
esclaves aux hommes libres548 » ; or, à Rome, la répartition
des places au spectacle était, dans la majorité des cas, très
stricte et elle offrait l’image de l’ordre social (en Allemagne,
jusqu’en 1848, le parterre des théâtres était réservé à la
noblesse). On imagine quel choc devait faire l’innovation de
Caligula, qui voulait que, sous lui, tout fût peuple à ces spec-
tacles auxquels il assistait de chez lui, comme chez lui, du
haut de son balcon, comme étant le maître de céans et non le
premier magistrat de l’État.
Ainsi donc les spectacles, à Rome du moins, avaient été poli-
tisés par le peuple, l’empereur et le Sénat, avec comme enjeu
ou signification la modalité de leurs relations ; ils avaient été
politisés parce qu’ils étaient publics dans tout l’Empire :
c’étaient des cérémonies officielles qui, théoriquement, appar-
tenaient à la religion de l’État (exception faite des munera de
gladiateurs, qui étaient ce que nous appellerions une coutume
folklorique). Politisation qui met en question ce que nous appe-
lons la vie privée, les loisirs, et qui amène à se demander ce
qu’est la politique : une certaine chose, de même que la reli-
gion ou les jeux et divertissements sont aussi des choses ? Ou
la façon d’être de choses ? Ou un tertium quid ? Qu’une cité,
au moyen de son appareil d’État, fasse de la politique étrangère
ou se donne un nouveau maître, voilà qui semble conforme à
l’ordre naturel : elle fait de la politique ; mais est-ce encore de
la politique, si elle s’avise de se mêler des réjouissances popu-
laires, les organise et les rend publiques ? Et si, par-dessus le
marché, elle les « politise », ne sort-elle pas de son rôle et
n’abuse-t-elle pas de ce qu’on nomme la politique ?
L’empereur et sa capitale 685

Conclusion : fête et folklore.

Quand l’évergétisme impérial ou privé n’élève pas de monu-


ments publics, c’est pour donner à une cité des fêtes, des spec-
tacles. C’était si conforme à l’esprit du temps que les
associations privées, qui décalquaient à plaisir les institutions
des cités, en faisaient autant ; elles avaient leurs évergètes. Par
exemple, les associations religieuses privées qu’étaient ce que
nous appelons les écoles de philosophes. Dans l’« école »
d’Aristote, au Péripatos, s’étaient conservés les goûts dispen-
dieux et corrompus du maître, dont l’Antiquité n’évoquait
qu’avec répugnance la chevelure et la vie privée, peu dignes
d’un philosophe549. L’école avait ses banquets, au nombre de
deux par mois, et son recteur était chargé de les organiser ; les
participants payaient un modeste écot et le recteur lui-même
donnait le reste de sa propre bourse. Il est vrai qu’on changeait
de recteur chaque mois, si bien que tous les membres de l’école y
passaient à tour de rôle : ce n’était pas vraiment de l’évergé-
tisme, mais plutôt une tontine. Il demeure que cela coûtait cher, si
bien que seuls des riches pouvaient devenir aristotéliciens et
prendre part aux recherches scientifiques du Péripatos ; « beau-
coup renonçaient à y adhérer, de même qu’on se tient à l’écart
d’une cité corrompue où il y a trop de chorégies et de litur-
gies550 ». Payer chacun à son tour ou faire payer les riches :
le Péripatos combinait les inconvénients des deux systèmes ;
là où les riches paient trop, la cité est décidément corrompue. Tel
est un premier problème politique de l’évergétisme : les intérêts
matériels, la question d’argent.
Que cette question douloureuse ait été aussi importante en ce
temps-là que de nos jours, on n’en saurait douter, sous peine de
douter de l’humaine quotidienneté. Il demeure que, politique-
ment, le grand problème de l’évergétisme a été, aux yeux des
Anciens, celui de la modalité d’obéissance plutôt que celui des
intérêts matériels : Polybe, Cicéron ou les sénateurs anti-
néroniens refusent d’approuver évergésies et spectacles moins
par répugnance à redistribuer le gâteau que par hargne de voir
des loqueteux croire qu’ils ont des droits, au lieu d’obéir en ser-
viteurs dévoués. On les comprend : ils sont riches, ils sont
notables ou sénateurs, voire empereurs ; les relations politiques
comptent plus pour eux que les intérêts économiques. Alors,
686 Le Pain et le Cirque
pourquoi ont-ils été évergètes quand même ? Parce que les spec-
tacles, en ce temps-là, étaient officiels, de même que les monu-
ments élevés par les évergètes étaient publics ; or notables ou
oligarques sont des hommes publics : les spectacles ont beau
être, aux yeux de certains d’entre eux, une politique corrompue,
ils n’en sont pas moins de la politique et, comme personnages
publics, ils doivent s’en mêler.
Autrement dit, entre la vie privée et la politique au sens étroit
du mot, les réjouissances populaires constituaient en ce temps-là
un troisième terme ; ce qui met en question nos notions de loisir
ou de folklore.
Les loisirs, de nos jours, sont non moins collectifs qu’autre-
fois (le cinéma, comme le soleil, partage la projection du film
entre tous les spectateurs, en demeurant entier ; et, à la fête
foraine, on s’ennuie si l’on n’est pas en foule) ; seulement nos
loisirs collectifs nous sont procurés par le marché (notre choix
est donc individuel), tandis que ceux de l’Antiquité sont
ramenés périodiquement à l’existence par la tradition, non par
la « libre entreprise ». Pourtant, quoique traditionnels, ils ne
sont pas folkloriques, puisqu’ils sont officiels ; l’État ou par-
fois une institution religieuse les organise. C’est parce que les
réjouissances étaient publiques que l’évergétisme en donnait ;
il était conduite politique et ne faisait pas la charité. Réservons
le nom de folklore, non pas à ce qui est ancien (il est des tradi-
tions ailleurs que dans le peuple) ni à ce qui est populaire (il y
a un folklore aristocratique, qui est souvent le même que le
folklore populaire), mais à ce qui est transmis par la coutume
plutôt que par la loi ou le livre551. Le critère du folklore n’est
pas l’origine ou l’agent, mais le mode de transmission. Les
activités qui naissent d’une rationalité, telles que les techniques
quand elles ne sont pas des superstitions, ne sont pas dites folk-
loriques, non plus que celles dont le mode de transmission est
savant ; les activités mises à la disposition du public par l’ini-
tiative privée, pour des raisons de profit, le cinéma, par
exemple, ne sont pas non plus considérées comme folkloriques.
Sera folklorique ce qu’une foule de gens se mettent à faire
d’eux-mêmes tous ensemble, sans école, sans initiative inté-
ressée qui le propose à leur choix individuel, sans pouvoirs
publics ou religieux qui l’organisent ; pour qu’un grand
nombre d’individus s’amusent spontanément à la même chose
en même temps, il faut qu’une « coutume » leur suggère de le
L’empereur et sa capitale 687
faire. Voilà le folklore. De nos jours, au folklore ont succédé
les plaisirs offerts sur le marché ; dans l’Antiquité, le folklore
était devenu affaire d’État.
Voilà pourquoi les Anciens distinguaient trois choses là où
nous n’en distinguons que deux ; nous opposons la vie publique
à la vie privée ou quotidienne ; eux distinguent les affaires de la
cité, la vie privée et les fêtes. Polybe évoque quelque part le
retour aux conditions normales, dans le Péloponnèse, quand prit
fin la Guerre des Alliés552 : « Débarrassés de la guerre, les
Achaïens élirent comme stratège Timoxénos et reprirent leurs
coutumes et leur genre de vie ; ils restaurèrent leurs patrimoines
personnels, s’occupèrent de leurs champs et rétablirent leurs
sacrifices et leurs fêtes traditionnels.» Même division en trois
dans le panem et Circenses de Juvénal : le peuple romain,
s’écrie le poète, ne veut plus voter, il a renoncé à la vie
publique ; seuls l’intéressent son pain et ses fêtes. « pain et
Cirque » réunis seraient pour nous la vie privée, avec son néces-
saire et son superflu, avec ses loisirs, par opposition à l’activité
politique, à la vie publique.

Qu’est-ce qui est politique ?


Mais pourquoi le folklore avait-il été érigé en affaire d’État ?
Pour deux raisons. Dans la mesure où la politique n’est pas une
chose, n’a pas de contenu, tout peut devenir politique : la collec-
tivité peut tout prendre sous son aile par l’organe de son appareil
d’État ; dans la mesure où la politique prend un paradoxal
contenu, qui est de maintenir son organe lui-même, le folklore
devient affaire d’État parce que les réjouissances sont, croit-on,
une menace contre le statu quo politique.
Quand nous disons que telle affaire ou tel problème sont de la
politique, nous pouvons l’entendre en deux sens. On appelle
d’abord problèmes politiques ceux qui sont relatifs à des
intérêts très divers dont se mêle la collectivité ; ces intérêts, à
voir les titres des journaux, vont, du désir de ne pas être égorgé
par un conquérant étranger, à l’organisation des réjouissances
populaires ou au zèle qui nous pousse à contraindre notre pro-
chain de se conformer à la vertu, à la vraie esthétique ou à la
vraie foi. Sur ces différents biens, les conceptions individuelles
différeront et s’affronteront ; il y aura politique en cela qu’il y
aura polémique autour de la conception du bien collectif. En ce
688 Le Pain et le Cirque
premier sens, la politique n’est rien : il n’existe que des intérêts
devenus publics ou encore des intérêts que nous déclarerons
« politisés » si nous blâmons leur prise en charge par le groupe
et son appareil. Sur ces intérêts l’attitude du groupe est a priori
indéterminée ; il peut décider ce qu’il veut, le meilleur comme
le pire. Voici une collectivité qui entreprend de régler elle-
même ses propres affaires ; peut-être décidera-t-elle de partager
équitablement la propriété du sol entre tous ses membres, peut-
être décidera-t-elle de brûler les hérétiques. A quel étalon mesu-
rerons-nous ses décisions ? Évidemment à celui auquel se
mesure le bien dans les rapports avec autrui, à la justice ; la
politique aura pour définition idéale de faire régner la justice
parmi les hommes. Si l’on qualifiait l’évergétisme de politique
en ce premier sens de l’adjectif, cela reviendrait à prétendre que
l’évergétisme avait été de la redistribution. Peut-être cette redis-
tribution ou ce partage de la propriété foncière se feront-ils
polémiquement ou exigeront-ils la contrainte et la violence ; il
n’est cependant pas impossible a priori que la collectivité se
décide à passer le pas.
Certes, il est rare qu’un groupe fasse une politique conforme
à l’idéal de justice ; mais cela viendrait de la capture de l’appa-
reil d’État par une classe qui l’utilise à son profit. Si cette
classe est aussi rusée que dominatrice, elle redistribuera une
petite part du gâteau sous forme d’évergésies ou de Sécurité
sociale. Il demeure que deux termes seulement seraient à
considérer : le docile appareil d’État et ceux qui utilisent cet
organe, soit qu’ils forment la collectivité tout entière, soit
qu’ils se réduisent à la classe dominante. Telle est du moins la
conception marxiste.
Seulement l’adjectif « politique » se dit aussi en un autre sens
plus étroit. Si un pouvoir politique impose une religion d’État,
nous dirons qu’il « se mêle » de religion, pour l’en blâmer ou
l’en louer ; en revanche s’il conclut une alliance internationale
ou modifie la constitution, nous dirons qu’il prend des déci-
sions proprement politiques. Est donc politique ce qui se rap-
porte à l’appareil lui-même et, par voie de conséquence, à la
perpétuation du groupe qui utilise l’appareil ; l’organe veut se
conserver en état de marche et il ne marchera que si le groupe
lui-même reste en état de l’utiliser, s’il n’est pas absorbé par un
groupe étranger ou si des transformations révolutionnaires ne
le rendent pas impotent. On voit mal une société capitaliste
L’empereur et sa capitale 689
faire une politique qui ne le soit pas ; non pas parce qu’elle est
tenue par la classe possédante, mais parce que l’appareil d’État
n’est pas simple voile, reflet trompeur ou cruellement vrai. Il
existe par lui-même et veut maintenir toutes choses en état de
marche. A l’idéal de faire vivre ensemble les hommes selon la
justice se substitue alors celui de les faire vivre en paix entre
eux, de les faire se tenir tranquilles, et de faire survivre le
groupe utilisateur ; pour cela, on s’appuiera naturellement sur
les forts, contre les faibles : « ce qui est bon pour la General
Motors est bon pour les États-Unis » ; les choses étant ce
qu’elles sont, cette phrase ne relève pas d’une politique de
classe, mais de la politique tout court, ou plutôt d’un des deux
idéaux de la politique tout court, celui qui s’appuie sur le statu
quo.
La politique est prise en charge d’intérêts, collectifs ou non,
par la collectivité, et elle a pour idéal la justice ; la politique
est conservation en bon état de marche de la collectivité et de
l’État et elle a pour idéal que la machine continue à fonction-
ner. Ces deux idéaux ne se recouvrent que rarement ; pour
assurer l’ordre et faire se tenir les gens tranquilles, il est plus
indiqué de faire durer la domination d’une classe puissante
contre ceux qui la contestent, du moins tant que ces contesta-
taires sont faibles, que de tout casser pour faire régner la jus-
tice contre les puissants. Car l’agrégation d’une pluralité de
libertés et de matières est un problème sans solution parfaite ;
dès que des hommes vivent ensemble, il y a des intérêts et
des individus sacrifiés. C’est pourquoi tout État, en tant que tel,
est du côté de la classe dominante : ce n’est pas pour les rai-
sons qu’imaginent les marxistes ; même dans une société sans
classes, l’appareil d’État entreprendrait de se maintenir en bon
état de marche et de maintenir en cet état son utilisateur ; car
l’appareil d’État veut continuer à être utilisable et utilisé par
son possesseur attitré. L’État est du côté des puissants pour la
même raison qui fait que l’armée est du côté de l’ordre : pour
remplir son office. La politique se met alors à prendre un
contenu, à être une certaine chose ; l’État prend une certaine
épaisseur, une autonomie, il n’est plus propre à toutes fins (on
imagine mal qu’un appareil d’État devienne révolutionnaire).
Tout cela est tragique, c’est-à-dire insoluble en dernière ins-
tance ; aussi éprouvons-nous beaucoup d’animosité contre les
gens qui n’ont pas les mêmes opinions politiques que nous :
690 Le Pain et le Cirque
nous leur en voulons du malaise où la politique nous met nous-
mêmes, du conflit des deux idéaux politiques. Cela dit, le
conflit a beau ne pouvoir être résolu, il ne s’en règle pas moins
dans la réalité, par cotes plus ou moins mal taillées, et ce « plus
ou moins » laisse beaucoup de marge aux discussions ou luttes
(il est courant qu’à partir des mêmes principes abstraits deux
individus aboutissent à des conclusions pratiques diamétra-
lement opposées).
Pour voir combien les deux idéaux de la politique se mêlent
tout en restant distincts, considérons l’exemple le plus cin-
glant : la politique étrangère. Si quelque chose peut passer pour
spécifiquement politique, c’est bien elle ; s’il est un domaine
où la politique comme prise en charge des intérêts du groupe et
la politique comme conservation de l’État et du groupe utilisa-
teur semblent ne faire qu’une, c’est bien celui-là. Et pourtant…
Les combattants sont censés se faire tuer « pour défendre leur
femme et leurs enfants », ce qui est littéralement vrai quand ils
ont devant eux Hitler ou Gengis Khan ; mais ce n’est pas tou-
jours vrai. Au XVIIIe siècle, la conquête d’une province ne
changeait strictement rien au sort de ses habitants et aboutis-
sait simplement à substituer un souverain à un autre ; Montes-
quieu examine donc paisiblement le cas où il est de l’intérêt
d’un pays d’être conquis par une nation étrangère. Après tout,
un souverain étranger n’est guère plus étranger aux gouvernés.
C’est une chose que la défense de ce qui intéresse le groupe,
c’en est une autre que le zèle d’un appareil d’État qui se défend
lui-même contre les appareils étrangers. La fierté nationaliste
qui identifie bizarrement État et ethnie et qui exige que le sou-
verain soit un indigène est une exigence étrange et très récente
(il y a peu de siècles, les Anglais se sont donnés à une dynastie
de nation allemande).
L’épaisseur que prend l’appareil d’État, son autonomie, ont
enfin une autre conséquence : la possession même de cet appa-
reil, l’exercice du pouvoir, deviennent un enjeu, non plus seu-
lement parce que cet appareil est le moyen d’autres
satisfactions, mais parce qu’il a assez de consistance pour offrir
lui-même une satisfaction. Ce qui sera une autre source de ce
qu’on appelle le patriotisme : les gens qui ont le goût du pou-
voir n’aimeront pas que des étrangers le monopolisent (ce
détail peut sembler minuscule, mais, à certaines époques, il a
plus d’importance qu’on ne croirait). Or l’exercice du pouvoir
L’empereur et sa capitale 691
n’a pas seulement des conséquences réelles : il entraîne aussi
des effets « imaginaires » (au sens des psychanalystes). Effets
réels : l’agrégation des monades entre elles (et même d’une
seule monade avec elle-même à travers le temps) étant un pro-
blème insoluble, il se règle à coup d’hétéronomie. Effets ima-
ginaires : en politique aussi chaque conscience souffre de ce
qu’une autre conscience pense d’elle, si bien que la modalité
d’obéissance compte.
Pratiquement, la politique est (1°) une notion sans contenu
fixe : les fêtes peuvent être publiques, la religion peut être
d’État ; (2°) sera politique ce qui maintient en état de marche
le groupe et son appareil : si on croit, à tort ou à raison, que
l’évergétisme risque de donner des idées d’indiscipline à la
plèbe, le Cirque devient un problème politique ; (3°) l’appareil
d’État prenant une épaisseur propre, la foule des gouvernés
peut vouloir participer au pouvoir, ou encore elle prétend
n’obéir que d’une manière qui convienne à sa fierté ou à sa
sensibilité.

Résumé.
Le pain et le Cirque, l’évergétisme, étaient donc de la politique
à trois titres différents et inégaux, qui correspondent aux trois
enjeux dont parle un proverbe de sociologues : l’argent, le pou-
voir et le prestige.
Le premier titre, auquel les modernes pensent trop exclusive-
ment (parce qu’ils raisonnent en hommes qui vivent dans des
démocraties indirectes), est la redistribution, c’est-à-dire un à-
peu-près entre la justice et le statu quo, entre les deux buts de la
politique. L’explication n’est pas absurde et elle est certainement
vraie à d’autres époques de l’histoire ; mais, en ces temps loin-
tains où l’économie n’était pas encore une profession, la classe
politique ne considérait ses avantages économiques que comme
les moyens de ses supériorités politiques et sociales. L’évergé-
tisme comme redistribution, cela a existé, mais accessoirement ;
un texte lumineux qu’on a la surprise de lire chez Fronton553
suffit à dire pourquoi : « On tient le peuple romain par deux
choses : son pain (annona) et les spectacles ; on lui fait accepter
l’autorité (imperium) par des futilités autant que par des choses
sérieuses. Il y a plus de danger à négliger ce qui est sérieux, plus
d’impopularité à négliger ce qui est futile. Les distributions
692 Le Pain et le Cirque
d’argent, les « congiaires », sont moins âprement réclamées que
des spectacles ; car les congiaires n’apaisent qu’individuelle-
ment et nominativement (singillatim et nominatim) les plébéiens
en quête de pain, tandis que les spectacles plaisent au peuple col-
lectivement (universum).»
Le second titre était que l’appareil d’État se sentait ou se
croyait menacé par certains intérêts des gouvernés, qui vou-
laient des plaisirs et du pain. Nous savons, en effet, que, quand
le pouvoir choisit de faire de la discipline, c’est là une option
hétérogène qui, pour les raisons psychologiques, va au-delà du
nécessaire : « si on permet aux gens des fêtes, en elles-mêmes
innocents, ils se croiront tout permis et ils ne voudront plus
obéir ou se battre ». A ce problème, plusieurs solutions étaient
concevables. D’abord, la fête : on bloque les satisfactions en
certains moments limités ; c’est commode pour les gouver-
nants, qui peuvent décider que la fête sera patriotique ou reli-
gieuse ; le blocage en un jour procure aux gouvernés des effets
d’externalité, par focalisation des satisfactions et des moyens
matériels ; outre le plaisir de la variété : il est agréable que les
jours ne se ressemblent pas. Si la fête est offerte aux dieux, la
morale sera sauve (Aristippe, philosophe du plaisir, était décrié
pour ses doctrines dissolvantes ; « pourquoi le plaisir serait-il
mauvais ? » rétorquait-il : « on fait bien la fête en l’honneur
des dieux554 »). Bref, il est bon de donner de temps en temps
des récréations au peuple enfant, dans l’intérêt de l’autorité
elle-même.
Enfin, à cette époque où il n’existait guère de milieu entre la
démocratie directe et l’autorité par droit subjectif, la posses-
sion du pouvoir avait des effets irréels. Les gouvernants
devaient faire symboliquement la preuve qu’ils restaient au ser-
vice des gouvernés, car le pouvoir ne peut être ni un job,
ni une profession, ni une propriété comme les autres. Le
droit d’être obéi est une supériorité, or toute supériorité doit
s’exprimer, sous peine de faire douter d’elle-même ; car il n’y a
pas beaucoup de différence entre actualisation et expression
(quand on parle de « consommation ostentatoire », on rationa-
lise platement le phénomène de l’expression). Enfin la politique,
comme l’amour, est relation interne des consciences : un maître
n’est pas une chose, un aliud, c’est un homme comme moi, un
alter ego, et ce qu’il pense de moi me touche dans l’idée que j’ai
de moi-même. D’où des exigences qu’il est verbal d’appeler
L’empereur et sa capitale 693
« symboliques » (elles ne symbolisent rien, elles existent pour
elles-mêmes) et qu’il serait naïf de dédaigner comme par trop
platoniques555. Nous retrouvons les trois enjeux de la politique :
Qui commande ? Qu’est-ce qu’il commande ? Sur quel ton com-
mande-t-il ?
Aix-en-Provence, 2.74-10.75.
NOTES
Chapitre I

1. Voir par exemple A. Alföldi, Die Kontorniaten, p. 40 ; le ministre des


Finances de l’empereur s’appellera un jour comte des largesses. J. Michel,
La Gratuité en droit romain, Université libre de Bruxelles, 1962, oppose le
salaire à la gratuité et distingue une gratuité pure, qui demeure l’exception,
d’une gratuité lucrative, où le don fait attendre un contre-don ou une satis-
faction positive, un avantage social ; la sphère du salaire est celle du contrat
formel, du « marché », dirait Max Weber, et celle de la gratuité lucrative est
celle de la convention et de la clientèle. –Renvoyons en général à un vieux
classique : R. von Jhering, Der Zweck im Recht, réimpr. 1970, Olms, vol. 1,
p. 76-88, sur la gratuité et la bienfaisance à Rome ; p. 214-226, sur le don et
la pollicitation ; p. 365-370, sur les fondations.
2. Ces reliqua colonorum sont mentionnés comme allant de soi et sem-
blent une règle (Digeste, Tables alimentaires de Trajan, Agronomes latins).
Comparer Khieu Samphân, L’Économie du Cambodge et ses problèmes d’in-
dustrialisation, thèse de droit, Paris, 1959, p. 48 : les paysans du Cambodge
sont perpétuellement endettés, sans que l’usurier réclame jamais sa dette :
seulement le paysan ne travaille plus que pour l’usurier. A Rome, l’usurier
était le propriétaire lui-même (car c’étaient les nobles qui tenaient le rôle
d’usuriers). Le propriétaire ne pouvait renvoyer son métayer, auquel l’unis-
sait un lien personnel : les arrérages s’accumulaient donc. Nous sommes
dans une société où les liens sociaux ont plus de force que la loi du marché.
De plus, en des temps où le problème était de placer son argent, mieux vaut
un paysan qui travaille qu’une somme d’argent qu’on ne pourra que thésau-
riser ; cf. G. Roupnel, La Ville et la Campagne au XVIIe siècle, réimpr. 1955,
A. Colin, p. 231 : « C’était une fort fâcheuse aventure que d’être remboursé
par son débiteur » ; P. Goubert, Cent mille provinciaux au XVIIe siècle, p. 205,
214 et 378. Un compte est perpétuellement ouvert entre le propriétaire et le
métayer, qu’on ne règle jamais.
3. Nous reviendrons longuement ailleurs sur ces cadeaux de rigueur, qui
existent encore de nos jours ; signalons seulement qu’il faut interpréter
ainsi les scènes de paiement des redevances dans l’art funéraire romain ;
qu’il y est fait allusion dans la neuvième Bucolique de Virgile, au vers 6
(hos illi, quod nec vertat bene, mittimus haedos : ces chevreaux seront
sacrifiés pour devenir viande de boucherie, cf. Buc. 1, 33) ; qu’une admi-
rable description moderne de la scène se trouve dans un roman italien,
698 Chapitre I (notes 4 à 6)
Les Barons de G. P. Callegari, p. 160 : c’est le meilleur commentaire
des reliefs funéraires romains ; voir S. Eitrem, « Extra payments », dans
Symbolae Osloenses, XVI, 1937, p. 26-48 ; J. Dölger, dans Antike und Chris-
tentum, VI, 4, 1950, p. 300.
4. Éthique, IV, 1, 30 (1121 A 20).
5. C’est le grand point : on ne peut comparer la valeur de la monnaie, c’est-
à-dire les satisfactions qu’elle apporte, que dans deux sociétés qui ont des
intérêts comparables et qui les satisfont par les mêmes moyens. Un voyage en
chemin de fer coûte moins d’argent et prend moins de temps qu’un voyage en
diligence ; on voyagera donc davantage, on aimera davantage voyager et on
renoncera pour cela à d’autres plaisirs ; en revanche, les pèlerinages tombe-
ront en désuétude : or ils satisfaisaient le goût du tourisme autant que la piété.
Les besoins changent, leurs modes de satisfaction se remplacent et sont diver-
sement coûteux. Sur ces apories bien connues, voir Simon Kuznets, Modern
Economic Growth, Yale University Press, 1966, p. 21-23 ; J. Marczewski,
Comptabilité nationale, Dalloz, 1965, p. 504. 1 sesterce valait 12 sous du
franc de Germinal, c’est-à-dire environ 1 demi-franc Balzac ; enfin, 1 franc
Balzac vaut 3 ou 4 francs 1973 ; théoriquement, 1 sesterce vaudrait donc
2 francs. En fait, disons une fois pour toutes que ces comparaisons n’ont pas
de sens : l’écart des revenus, entre riches et pauvres, était encore bien plus
grand que de nos jours, et les prix relatifs des biens étaient différents : la nour-
riture et le logement étaient beaucoup moins chers qu’aujourd’hui (il est vrai
que les pauvres se nourrissaient beaucoup plus mal), mais les produits manu-
facturés, à commencer par les vêtements, étaient beaucoup plus coûteux (aussi
y avait-il un important commerce de vêtements d’occasion, ce qui rend la
comparaison difficile).
6. S. Dill. Roman Society from Nero to Marcus Aurelius, Meridian
Books, 1957, p. 231. – Citons encore deux textes du IIe siècle, qui mon-
trent bien le rôle du don dans la vie, à cette époque. D’abord Fronton, Ad
Verum, II, 7 (p. 127, Van den Hout) : Fronton a pour client un jeune séna-
teur et leur amitié est particulièrement étroite ; « si ma fortune était plus
importante, ma bourse serait à sa disposition pour qu’il ne lui manque rien
et qu’il puisse remplir facilement ses devoirs (munia) de sénateur ; je ne le
laisserais certes pas partir au-delà des mers pour affaires. Malheureuse-
ment, la médiocrité de mon patrimoine, ainsi que sa pauvreté (paupertas
artior) m’ont amené à l’envoyer à regret en Syrie, pour y recueillir des
legs qui lui viennent du testament d’une personne qui avait pour lui une
très grande amitié » (on sait qu’en latin « amitié » est une litote pour
« clientèle »). Citons aussi Apulée, Apologie, 23 : « Je déclare que mon
père nous a laissé, à mon frère et à moi, près de 2 millions de sesterces, et
que ce patrimoine a été quelque peu écorné par mes longs voyages, mes
études prolongées et mes libéralités fréquentes. Car j’ai secouru un très
grand nombre d’amis, prouvé ma reconnaissance à mes nombreux
maîtres, et même j’ai doté la fille de certains d’entre eux. » Le père
d’Apulée était un notable de Madaure et Apulée lui-même était décurion
de cette cité (Apologie, 24, 9). On voit que le cens décurional, qui était, au
moins dans certaines cités, de 100 000 sesterces, était souvent (mais non
toujours) dépassé ; en fait, le père d’Apulée avait un patrimoine qui était le
double du cens d’un sénateur. Il est vrai qu’un million de sesterces ne suffi-
sait pas pour parcourir la carrière sénatoriale, qui exigeait qu’on pût dépenser
des sommes considérables afin de donner à la plèbe de Rome les spectacles
Chapitre I (notes 7 à 13) 699
que donnait tout magistrat ; on comptait, pour les donner, soit sur son patri-
moine, soit sur les dons et legs de ses protecteurs. – Sur Pline le Jeune, voir
R. Duncan-Jones, « The finances of the younger Pliny », dans Papers of the
British School at Rome, 32, 1965, p. 177-188.
7. A. Boulanger, Aelius Aristide et la sophistique dans la province d’Asie,
De Boccard, 1923, p. 25 ; H-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Anti-
quité, Seuil (depuis 1948), index des notabilia et p. 405. En grec moderne,
l’emploi d’« évergète » au sens de bienfaiteur public, de mécène, est cou-
rant : de fait, c’est du grec moderne que vient le mot évergétisme, au sens de
mécénat, sous la plume de Boulanger, qui fut membre de l’École française
d’Athènes : on appelait évergètes, vers 1900, les riches négociants grecs qui,
d’Égypte ou d’Anatolie, fondaient des écoles ou des édifices publics dans
leur mère patrie.
8. En latin, « religion » se dira « les dieux et les cérémonies sacrées », de
même que l’étude de l’« acoustique » se dit étude des « sons » et que le titre
du poème de Lucrèce signifie très précisément « Sur la physique ». – On
verra plus loin qu’un mot commode, pour évergétisme, serait megalopre-
peia, « magnificence » ou « munificence » : c’est désigner le fait total de
l’évergétisme par la vertu qui inspire les évergètes. Malheureusement mega-
loprepeia n’est pas sorti du langage philosophique : la langue parlée disait
plutôt megalopsychia, en restreignant à la magnificence le sens de ce mot
qui signifie plus largement « magnanimité, générosité, fierté, force et gran-
deur de l’âme et du caractère » ; nous reviendrons sur megalopsychia au
chapitre II.
9. L’exposé le plus détaillé est sans doute celui d’U. Kahrstedt, Kultur-
geschichte der römischen Kaiserzeit, 2e éd., Berne, 1958, p. 63-68 et 223-
230 ; et ceux de H. Last dans Cambridge Ancient History, vol. XI,
p. 462-467 ; de J. Gagé, Les Classes sociales dans l’Empire romain, 2e éd.,
Payot, 1971, p. 165-169 ; et déjà ceux de L. Friedländer, Petronii Cena
Trimalchionis, 2e éd., réimpr. 1960, p. 50-59, et d’O. Seeck, Geschichte des
Untergangs der antiken Welt, 2e éd., réimpr. 1966, p. 157-160 du second
volume.
10. H. Bolkestein, Wohltätigkeit und Armenpflege im vorchristlichen Alter-
tum, Utrecht, 1939.
11. Cf. Max Weber, Le Savant et le Politique, trad. Freund, p. 104-108 ;
Religionssoziologie, vol. 1, p. 271.
12. Sur les biens et services collectifs et sur la difficulté d’atteindre en ce
domaine un optimum de Pareto, du moins par les mécanismes de marché,
voir Guy Terny, Économie des services collectifs et de la dépense publique,
Dunod, 1971, p. 96-99 et passim ; nous avons lu aussi Les Biens collectifs
d’A. Wolfelsperger, PUF, 1969, et Welfare Economics and the Theory of the
State de W. J. Baumol, London School of Economics, 1965.
13. C’est une chose que d’admettre qu’il est une essence du politique,
c’en est une autre de croire que l’État est une essence. Nominalisme néces-
saire aux ethnographes ou aux historiens : peut-on parler d’un État nuer ou
azandé ? D’un État féodal ? Déjà il est conventionnel de prendre pour
critère de l’État le monopole de la violence légale, comme le fait Max
Weber. Pour une critique de la notion d’État, voit J. Schumpeter, Impéria-
lisme, classes sociales, éd. J.-C. Passeron, Éditions de Minuit, 1971, p. 236
et 249-252 ; Max Weber, Économie et Société, vol. 1, p. 58 ; S. Landshut,
Kritik der Soziologie, Luchterhand, 1969, p. 261.
700 Chapitre I (notes 14 à 26)
14. Max Weber, Économie et Société, vol. 1, p. 205 et 364.
15. Marshall, « Social Possibilities of Economic Chivalry », dans Memo-
rials of A. Marshall, edited by A. C. Pigou, 1956, p. 323 ; je connais le
mémoire de Wicksell à travers Schumpeter et ne l’ai jamais eu en main ;
M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, p. 258 ; Le Play, cité plus loin, cha-
pitre II, n. 158.
16. A. Métraux, Religion et Magie indiennes, Gallimard, 1966, p. 240
et 267 ; F. Cancian, Economics and Prestige in a Maya Community, Stanford
University Press, 1965.
17. La Vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mélanésie, Payot,
1930, p. 133.
18. J. Tricot, note à sa trad. de l’Éthique à Nicomaque, Vrin, 1967, p. 133.
L’idéal de munificence n’est donc pas du tout la même chose que le vieil
idéal aristocratique, malgré W. Jaeger, Paideia, vol. 1, p. 29.
19. J. Aubenque, La Prudence chez Aristote, PUF, 1963, p. 37.
20. Éthique à Nicomaque, trad. Tricot (parfois modifiée), IV, 4-6 (1220 A
20 et suiv.), d’où proviennent toutes nos citations ; cf. 1107 B 15.
21. Ibid., 1122 A 30.
22. Somme théologique, Secunda secundae, qu. 134, cf. 129 : « Les
caractéristiques du magnanime ne sont pas blâmables, mais extrêmement
louables (superexcedenter laudabiles)… Le magnanime se montre dédai-
gneux envers ceux qui sont dans les honneurs et la prospérité, mais modeste
avec les gens de condition moyenne ; il élude par une feinte humilité (ironia)
le vulgaire, afin de jeter un voile sur sa fierté ; il ne veut vivre avec personne,
en ce sens qu’il n’est familier qu’avec ses amis. » Tout ce passage, qui inter-
prète Aristote dans le sens le plus indulgent qu’il soit possible, est selon
toute apparence un autoportrait ; on sait que, dans le thomisme, la vertu
d’humilité a une importance beaucoup plus humble que dans la tradition
augustinienne. Sur la magnanimité, nous avons parcouru U. Knoche, Magni-
tudo animi, Philologus, Supplementband XXVII, 5, 1935, et R.-A. Gauthier,
Magnanimité : l’idéal de grandeur, Bibliothèque thomiste, XXVIII, Vrin,
1951.
23. Ibid., Secunda secundae, qu. 129, art. 3, cf. art. 6.
24. Sur l’inconscient chez saint Thomas, voir F. Brentano, Psychologie du
point de vue empirique, trad. Gandillac, Aubier, 1944, p. 135, n. 2. Chez
saint Augustin déjà, l’inconscient est reconnu dans les souvenirs latents :
« L’âme est trop étroite pour se posséder elle-même, si bien qu’on se
demande où réside la partie d’elle-même qu’elle ne contient pas » (Confes-
sions, X, 8) ; cf. E. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 86,
n. 1 ; p. 135, n. 2 et p. 293. Pour provenir du refoulement, l’inconscient des
psychanalystes n’est pas une autre notion de l’inconscient : le refoulement
est seulement un autre parmi les mécanismes de l’inconscient. Voilà long-
temps que les philosophes ont reconnu que l’inconscient ne se contentait pas
de faire ce que la conscience ne fait pas (automatisme psychique) : il fait
aussi ce qu’elle croit faire ; on voulait simplement espérer qu’il faisait des
choses aussi raisonnables qu’elle et qu’il se bornait à faire à sa place, en
silence, une partie de sa tâche, comme une servante qui aide sa maîtresse et
n’est pas une maîtresse-servante.
25. Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, 3.
26. Éthique, I, 10, 3-5 (1100 A 15) ; I, 11 (1101 A 20) ; I, 7, 6 (1097 B
10) ; IX, 9, 3 (1169 B 15).
Chapitre I (notes 27 à 44) 701
27. Digeste, 50, 16, 203 et 50, 17, 1.
28. Max Weber, Le Judaïsme antique, trad. Raphaël, Plon, 1971, p. 80-84,
346-355, 484-485.
29. Exode, XXII, 20 et XXIII, 9.
30. Ecclésiastique, XIII, 22 ; cf. VIII, 2 ; XIII, 18 et 21.
31. Eschyle, Agamemnon, 914 ; voir R. Hirzel, Themis, Dike und Ver-
wandtes, p. 272-273 ; cf. saint Paul, Aux Colossiens, IV, 1.
32. Dessau, Inscriptiones latinae selectae, n° 7602 ; Buecheler, Carmina
epigraphica, n° 74. Inscriptions latines de l’Algérie, vol. 2 (Pflaum) 820.
Voir les commentaires de Bolkestein, Wohltätigkeit und Armenpflege,
p. 473, et de M. Mac Guire, « Epigraphical Evidences for social charity in
the Roman West », dans American Journal of Philology, 1946, p. 126-150.
Cet accent, qui contraste avec la dureté civique, se retrouve ailleurs : on sait
combien la mansuétude de l’Ancien Testament est proche de celle de l’É-
gypte, où, dès les années 2000 avant J.-C., un noble défunt dit de lui-même,
dans son épitaphe : « J’étais un père pour l’orphelin, je prenais soin des
veuves » ; voir par exemple E. Suys, Vie de Petosiris, prêtre de Thot
à Hermoupolis-la-Grande, Bruxelles, Fondation égyptologique Reine
Élisabeth, 1927, p. 127, 134, 144.
33. Outre Épictète, voir Musonius, 19, sur le luxe, p. 108, Hense.
34. Sur l’épisode de la Cananéenne, nous suivons Harnack, Mission und
Ausbreitung, vol. I, p. 39-48 ; A. D. Nock, Essays, vol. I, p. 69, n. 72, parle
de « l’universalisme qui est implicite dans les conduites de Jésus ».
35. Tertullien, Apologétique, 39, 7 ; Épître à Diognète, I ; Minucius Félix,
9, 2, cf. 31, 8.
36. Évangile selon saint Jean, XIII, 34-35, et XV, 12 et 17 ; cf. Première
Épître de Jean, II, 7 ; Première de Pierre, II, 17 : « ayez du respect pour tout
le monde, aimez la confrérie, craignez Dieu, vénérez l’empereur ». Sur le
Quatrième Évangile, outre l’appendice de La Vie de Jésus de Renan, nous
avons lu des travaux de Loisy, Bultmann, H. Odeberg, O. Cullmann,
C. H. Dodd et J. Blinzler. Il y a cercle herméneutique entre l’historicité qu’on
prêtera à l’Évangile de Jean et l’idée qu’on se fait de Jésus.
37. A. Dupont-Sommer, Les Écrits esséniens découverts près de la mer
Morte, 3e éd., Payot, 1968, p. 75 ; cf. J. Daniélou, Philon d’Alexandrie,
Fayard, 1958, p. 49.
38. Harnack, Mission und Ausbreitung, vol. I, p. 178-183. Deux textes
caractéristiques : la lettre de Denys de Corinthe au pape Soter chez Eusèbe,
Histoire ecclésiastique, 4, 23, 10 ; Aristide, Apologie, XV, 6-7 (C. Vona,
L’Apologia di Aristide, Lateranum, XVI, 1950, p. 108 et 116).
39. Symmaque, Epistulae, I, 3 : « Deos magna pars veneratur ; privatam
pecuniam pro civitatis ornatu certatim fatigant. »
40. Louis Robert, Hellenica, XI-XII, p. 569 sqq. ; sur l’évergétisme tant
païen que chrétien dans l’Afrique du IVe siècle, voir P.-A. Février dans Bulle-
tin d’archéologie algérienne, I, 1962-1965, p. 212.
41. Saint Ambroise, De officiis ministrorum, III, 36-44 ; cf. J.-R. Palanque,
Saint Ambroise et l’Empire, p. 340, n. 80.
42. Saint Augustin, Cité de Dieu, 2, 20 cf. 5, 15 ; ces textes sont saisis-
sants.
43. Saint Cyprien, De opere et eleemosynis, 21-22.
44. W. Weismann, Kirche und Schauspiele : Die Schauspiele im Urteil der
lateinischen Kirchenväter, p. 164.
702 Chapitre I (notes 45 à 61)
45. Cypriani opera, éd. Hartel, vol. 3 (Corpus de Vienne), Vita, p. XCIV :
« contemptis dispendiis rei familiaris » ; sur les constructions d’églises par
des évêques, voir l’épitaphe du notable M. Julius Eugenius, évêque de Lao-
dicée Combusta dans la seconde moitié du IIIe siècle, citée par Harnack, Mis-
sion und Ausbreitung, vol. 2, p. 616 et 774 (meilleur texte publié par W.
M. Calder dans Klio, 1910, p. 233). – Notons à cette occasion que les tituli
de Rome sont des fondations privées : Harnack, vol. 2, p. 855.
46. Commenté par L. Robert, Hellenica, XI-XII, p. 13, n. 1 ; voir aussi
Hellenica, X, p. 200.
47. G. Le Bras, Études de sociologie religieuse, PUF, 1955, vol. 2,
p. 564.
48. Id., ibid., p. 573.
49. Id., ibid., p. 574. Sur les legs à l’Église, outre ces deux pages très
denses de Le Bras, voir J. Gaudement, L’Église dans l’Empire romain,
Sirey, 1958, p. 294-298 ; cf. 167-168, et E. F. Bruck, Kirchenväter und
soziales Erbrecht, Springer-Verlag, 1956. Nous parlerons du Totenteil plus
loin.
50. Voir n. 10. Voir comment les empereurs chrétiens transforment les
libéralités impériales traditionnelles en œuvres de charité : H. Kloft, Libera-
litas principis, 1970, p. 171-175 (sur Constantin) ; D. Van Berchem,
Les Distributions de blé et d’argent à la plèbe romaine, p. 103 (le panis gra-
dilis du Bas-Empire est une œuvre de charité).
51. Digeste, 30, 122 pr.
52. Par exemple Dessau, Inscriptiones latinae, n° 6271 : « sine distinc-
tione libertatis ». Cf. L. Robert, Études anatoliennes, p. 388, n. 2.
53. Sénèque, De la clémence, 8 ; cf. Pohlenz, La Stoa (trad. italienne),
vol. 2, p. 82 ; d’autres textes sont cités par H. Pétré, Caritas, étude sur le
vocabulaire latin de la charité chrétienne, Louvain, 1948, p. 223.
54. Voir plus loin, chapitre II, n. 162. La société étant échange de « bien-
faits », les pauvres restent à l’extérieur du circuit, car ils ne peuvent rendre
les bienfaits ; voir J. Kabiersch, Untersuchungen zum Begriff der Philanthro-
pia bei Kaiser Julian, Harrassowitz, 1960, p. 31.
55. Max Weber, Religionssoziologie, vol. I, p. 495. Toute la page oppose
la dureté civique à la charité populaire.
56. Saint Justin, Première Apologie, 67 ; Tertullien, Apologétique, 39 :
« Nemo compellitur, sed sponte confert. » Il était important pour les apo-
logètes d’insister sur cette liberté : les aumônes ne devaient pas ressembler
aux cotisations des membres d’un collegium, obligatoires pour les
membres de ce collège, car tout collège devait être autorisé par le pouvoir
impérial.
57. Épître aux Hébreux, XIII, 16, citée par Harnack, Lehrbuch der Dog-
mengeschichte, vol. I, p. 227, 231, 465.
58. De opere et eleemosynis, 1, citée par Harnack.
59. Clément d’Alexandrie, Pédagogue, 2, 12, 5 (éd. Harl-Marrou-Matray-
Mondésert, vol. 2, p. 229).
60. Bruck, Kirchenväter und soziales Erbrecht, p. 69.
61. B. Groethuysen, Origines de l’esprit bourgeois en France : l’Église
et la bourgeoisie, Gallimard, 1956, p. 167. Contre ce que ce livre a d’in-
juste théologiquement (sinon historiquement) et contre la fausse opposi-
tion de la justice et de la charité, voir E. Gilson, Introduction à l’étude de
saint Augustin, p. 179. L’attitude authentique de Jésus à l’égard de la pau-
Chapitre I (notes 62 à 66) 703
vreté est expliquée par E. Troeltsch, Gesammelte Schriften, réimpr. 1966,
Scientia Verlag, vol. 4, p. 122.
62. L’exemple devenu classique est celui que donne François Jacob au
début de La Logique du vivant : les découvertes microscopiques n’ont pas
bouleversé la biologie ancienne, comme on pourrait le croire ; il a fallu au
contraire une transformation autonome de cette biologie pour que les
données du microscope, connues depuis un siècle, puissent être intégrées à la
science. Il ne faut donc pas être plus royaliste que le roi : la biologie subissait
sa propre étroitesse et l’ignorait ; elle n’en faisait pas son projet et il ne faut
pas la lui imputer comme valeur. De même, une âme chrétienne qui reçoit la
grâce coopérante ou subit la grâce opérante ne doit pas s’imputer les effets
de cette grâce, qui ne sont pas d’elle, mais de Dieu. Il ne faut pas non plus
attribuer de force aux Anciens leurs propres conduites, leur propre rhéto-
rique, leurs propres doctrines, etc., qu’ils subissaient peut-être plus qu’ils ne
les choisissaient. D’un célèbre arabisant, dont la générosité et le courage
méritent un profond respect et qui, chrétien fervent, prit la défense de l’Islam
contre le colonialisme français, on disait méchamment que, n’ayant pu
convertir les Arabes au christianisme, il voulait les convertir à l’islamisme et
qu’ils étaient peut-être moins musulmans que lui.
63. M. Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, 1971, p. 54 : « Qu’il y
ait des systèmes de raréfaction ne veut pas dire qu’au-dessous d’eux ou au-
delà d’eux régnerait un grand discours illimité, continu et silencieux qui se
trouverait, par eux, réprimé ou refoulé, et que nous aurions pour tâche de
faire lever en lui restituant enfin la parole. Il ne faut pas imaginer, parcourant
le monde et s’entrelaçant avec toutes ses formes, tous ses événements, un
non-dit ou un impensé, qu’il s’agirait d’articuler ou de penser enfin. » Fou-
cault semble combattre ici une sorte de malebranchisme : les vérités que
nous disons ne sont pas aperçues dans les choses, elles sont pré-dites dans
l’infinité de Dieu.
64. Toute l’œuvre de Wölfflin est la progressive découverte de cette auto-
nomie de la vision, depuis sa dissertation de 1887 (trad. chez Gallimard :
Renaissance et Baroque) jusqu’aux Principes fondamentaux de l’histoire de
l’art de 1915 (trad. sous ce titre chez Plon en 1952), en passant par les der-
nières pages de L’Art classique (trad. chez Stock, 1970).
65. E. Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, Éditions de
Minuit, 1975, p. 183-196 : « Le problème du style dans les arts plastiques » ;
dans cet article, paru en 1915, Panofsky, me semble-t-il, se reporte, non aux
Principes fondamentaux, mais à un mémoire de Wölfflin qui avait paru la
même année et qui a été repris depuis dans les Gedanken zur Kunstges-
chichte de Wölfflin, Bâle, Schwabe and Co., 1947.
66. Marc Aurèle, VI, 46. Les spectacles de l’arène comprenaient
des combats de gladiateurs (ou des chasses aux fauves, par des espèces
de gladiateurs chasseurs), d’une part, et, de l’autre, des exécutions de
condamnés, qui étaient suppliciés diversement, livrés aux fauves ou déca-
pités par les gladiateurs, qui jouaient alors le rôle de bourreaux et ne se
battaient plus entre eux. De plus, certains criminels pouvaient être
condamnés, comme à une sorte de travail forcé, à devenir gladiateurs et à
combattre comme tels, s’ils avaient les qualités requises pour cet art. Voir
Mommsen, Strafrecht, p. 925, n. 3, et p. 953-954 ; Friedländer, Sittenges-
chichte Roms, vol. 2, p. 89-92. A Marc Aurèle, opposer saint Augustin,
Confessions, VI, 8.
704 Chapitre I (notes 67 à 90)
67. Saint Augustin, De doctrina christiana, I, 30, (29). Cf. E. Troeltsch,
Augustin : Die christliche Antike und das Mittelalter, réimpr. 1963, Scientia-
Verlag, p. 86.
68. Psaume 40 (41), 2.
69. Saint Augustin, Commentaire de la Première Épître de saint Jean, éd.
Agaësse (Sources chrétiennes), VII, 8, et intr. p. 80.
70. Saint Thomas, Somme théologique, Secunda secundae, qu. 23.
71. Première Épître de saint Jean, 3, 17.
72. Somme théologique, Secunda secundae, qu. 32, article 2 : donner à
manger à boire, vêtir ceux qui sont nus, être hospitalier, visiter les malades,
racheter les captifs, ensevelir les morts.
73. Épître à Diognète, X, 6, commentée par A. D. Nock, Essays, vol. 1,
p. 145, n. 51 ; sur le thème « être un dieu pour quelqu’un », voir notre chap.
IV, n. 62.
74. « Xenodochium, orphanotrophium, ptochotrophium, gerontocomium,
brephtotrophium » : il suffit de parcourir le titre I, 2 du Code Justinien, rela-
tif aux églises et à leurs privilèges. Sur l’importance de ces innovations dans
l’histoire de la civilisation, voir J. Daniélou et H.-I. Marrou dans Nouvelle
Histoire de l’Église, Seuil, 1963, vol. I, p. 369.
75. Julien, Lettres, éd. Bidez, n° 89, 305 BC ; n° 84, 430 C.
76. En Angleterre, en 1688, dans la fameuse statistique de Gregory King,
ancêtre des comptables nationaux, plus d’un million de pauvres, sur une
population totale de cinq millions, touchaient occasionnellement la poor
tax. A Beauvais, au XVIIe siècle, dans les bonnes années, le Bureau des
Pauvres secourait 6 % de la population de la ville (la charité ignore la cam-
pagne) ; voir P. Goubert, Cent mille provinciaux au XVIIe siècle, p. 339.
77. Souvenirs d’un voyage dans la Chine, éd. Ardenne de Tizac, vol. 2,
p. 228.
78. Waltzing, Étude historique sur les corporations romaines, vol. I,
p. 32 ; G. Boissier, La Religion romaine d’Auguste aux Antonins, vol. 2,
p. 334.
79. K. Polanyi, Primitive, Archaic and Modern Economy, essays edited by
G. Dalton, Beacon Press, 1968.
80. Id., ibid., p. 18 et 148.
81. Id., ibid., p. 13.
82. Richesse des nations, 3, 4 et 5, I ; nous citons la trad. Blanqui.
83. B. Constant, De l’esprit de conquête, I, 2.
84. Polanyi, op. cit., p. 156 et 308.
85. Max Gluckman, Politics, Law and Ritual in Tribal Society, Blackwell,
1965, p. 119-121.
86. Monnaie, espace, incertitude, Dunod, 1972.
87. M. Saint-Marc, op. cit., p. 31-32.
88. Il existe un bon livre sur L’Amitié d’affaires : essai de sociologie éco-
nomique sur la corrélation des affinités et des intérêts dans les échanges, par
Edmond Rogivue, Marcel Rivière, 1939.
89. Nous faisons allusion à la théorie des énoncés performatifs par J.-L.
Austin (cf. E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, p. 269) et à la
théorie de la « réduction de la dissonance » par Festinger (voir plus loin, cha-
pitre II, n. 396 et 397).
90. J. Marczewski, Comptabilité nationale, Dalloz, 1965, p. 309. Sur la
« marge charitable » dans la redistribution du revenu national, voir J. Mar-
Chapitre I (notes 91 à 112) 705
chal et J. Lecaillon, La Répartition du revenu national, vol. 2, Génin, 1958,
p. 367-379.
91. Marczewski, ibid., p. 164, 168, 260, 270, 300.
92. A. Barrère, Théorie économique et Impulsion keynésienne, Dalloz,
1952, p. 342.
93. Joan Robinson, Hérésies économiques, trad. Grellet, Calmann-Lévy,
1972, p. 159.
94. Juvénal, 10, 81.
95. D. Riesmann, The Lonely Crowd, trad. allemande, Rowohlt, p. 166.
96. H. Mac Closky, cité dans les Textes de sociologie politique de P. Birn-
baum et F. Chazel, A. Colin, 1971, vol. 2, p. 223.
97. Dion Cassius, 54, 17, 5 ; Macrobe, Saturnales, 2, 7, 19.
98. G. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, 4e éd., 1922, p. 221.
99. E. Bickermann, « Utilitas crucis », dans Revue de l’histoire des reli-
gions, CXII, 1935, partic. p. 209. Dans les récits de procès de martyrs, c’est
souvent la foule, furieuse, qui arrache la condamnation à un gouverneur visi-
blement désireux de gracier le pauvre diable.
100. Raymond Aron, Études politiques, Gallimard, 1972, p. 335-341.
101. Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, p. 750.
102. Richesse des nations, 2, 3 ; trad. Garnier et Blanqui, vol. 1, p. 434
et 437.
103. Th. Veblen, Théorie de la classe de loisirs, trad. Evrard, Gallimard,
1970.
104. Id., ibid., p. 51.
105. Marc Bloch, La Société féodale, vol. 2, p. 44.
106. De l’effet Veblen, on distinguera un effet dont les motivations sont
différentes : certains produits coûteux (téléviseurs, réfrigérateurs…) peu-
vent être préférés à des produits moins chers, parce qu’on prend leur bas
prix pour une présomption de mauvaise qualité. Sur l’effet Veblen, voir par
exemple P. A. Samuelson, Fondements de l’analyse économique, p. 168 ;
W. J. Baumol, Théorie économique et Analyse opérationnelle, Dunod, 1963,
p. 148, 176, n. 1, et 179 ; il s’ensuit que la fonction de demande d’un
consommateur n’est pas indépendante des fonctions de demande des
autres : W. J. Baumol, Welfare Economics and the Theory of the State,
p. 128 ; d’où effet d’externalité qui empêche l’optimum de Pareto (Hender-
son et Quandt, Microéconomie : formulation mathématique élémentaire,
p. 212 et 223).
107. R. Ruyer, « La nutrition psychique et l’économie », dans Cahiers de
l’Institut de science économique appliquée, n° 55, mai-décembre 1957, p. 7.
Dans L’Éthique à Nicomaque, la consommation ostentatoire s’appelle
banausia : elle pousse à faire de grosses dépenses, « non pour un motif
élevé, mais pour étaler sa richesse, pensant exciter ainsi l’admiration » (IV, 6,
1123 A 25).
108. Veblen, op. cit., p. 27.
109. Somme théologique, Secunda secundae, qu. 129, art. 8, ad primum.
110. Éthique à Nicomaque, I, 9 (1099 A 30).
111. Traité de la nature humaine, trad. Leroy, Aubier-Montaigne, vol. 2,
p. 461-470 et 744, cf. 702 et 741 ; Hume y voit l’effet d’une identification du
spectateur avec le possesseur de ces avantages ; même explication chez Max
Scheler, si ma mémoire ne m’abuse.
112. Cf. à propos du droit d’aînesse, une page vivante de Sismondi,
706 Chapitre I (notes 113 à 118)
Nouveaux Principes d’économie politique, éd. Weiller et Dupuigrenet-
Desroussilles, Calmann-Lévy, 1971, p. 220 : « Un frère aîné, dans un pays
où il hérite de tous les biens,… regarde ses plus jeunes frères comme seuls
faits pour embrasser les carrières actives et profitables. Mais lui, il croira
avoir assez rempli sa tâche s’il soigne le patrimoine que lui ont laissé ses
pères… On lui fait comprendre que, pendant que ses frères chercheront
par divers moyens à monter leur fortune, c’est à lui qu’appartient l’hon-
neur de soutenir la splendeur antique de sa maison… Les valets, les arti-
sans qui dépendent de lui, les parasites qui s’attachent à lui s’empressent
de lui raconter par quel luxe son père, son aïeul s’étaient rendus dignes,
dans leur jeunesse, de la considération qu’ils lui ont transmise ; quelle
était la magnificence de leurs fêtes, quels étaient l’élégance et le goût de
leur ameublement, de leur table, de leur vie domestique. Aucune autre
espèce de gloire n’est proposée à l’héritier d’une grande fortune, aucune
autre réputation ne paraît à sa portée, hors celle qu’il acquerra par des
dépenses extravagantes. »
113. R. Ruyer, cité ici, n. 107.
114. Une firme est tellement une personne qu’elle cherche à se perpétuer
dans son être plus qu’à faire des bénéfices. Sinon, les firmes les moins
prospères devraient, au nom de la rationalité économique, cesser toute acti-
vité et placer tous leurs fonds dans l’acquisition d’actions des firmes plus
prospères. Cf. Joan Robinson, Hérésies économiques, p. 179.
115. Dans La Chartreuse de Parme, un marquis fait à son souverain la
déclaration que voici : « Votre Altesse accorde 30 000 francs à son envoyé
à la cour de Vienne, lequel, avec cette somme, est obligé d’économiser et
fait médiocre figure. Si elle daigne me donner cette place, j’accepterai
6 000 francs d’appointements. Ma dépense à la cour de Vienne ne sera
jamais au-dessous de 100 000 francs par an. Mon but est de donner de l’é-
clat à ma maison, nouvelle encore, et de l’illustrer par une des grandes
charges du pays. » Voici au contraire une réaction de bourgeois ; Goldoni
vient d’être nommé consul de Gênes à Venise : « Je ne pensai d’abord qu’à
me rendre digne de la bienveillance de la République qui m’honorait de sa
confiance ; j’augmentai mon domestique, ma table, mon train : je crus ne
pouvoir faire autrement. En écrivant au bout de quelque temps au secré-
taire d’État, je lui motivai l’article de mon traitement. Voici à peu près
ce qu’il me fit l’honneur de me mander : mon prédécesseur le comte
Tuo, avait servi la République pendant vingt années sans émoluments ; le
Gouvernement trouvait juste que je fusse récompensé, mais la guerre de
Corse mettait la République hors d’état de se charger d’une dépense
à laquelle elle avait depuis longtemps cessé de songer » (Mémoires, première
partie, chap. 43).
116. Sur la géographie de la ville et des lieux centraux, nous avons lu l’ar-
ticle de Paul Claval, « La théorie des villes », dans Revue géographique de
l’Est, VIII, 1968, p. 3-56, qui est d’une rare richesse ; et de Cl. Ponsard, His-
toire des théories économiques spatiales, A. Colin, 1958.
117. Der isolierte Staat, de J. H. von Thünen, a été réimprimé en 1966 par
la Wissenschaftliche Buchgesellschaft ; les publications et rééditions sur la
théorie spatiale se multiplient en ce moment et nous en avons feuilleté
quelques-unes.
118. Sur la noblesse de villes, Sombart, Der Moderne Kapitalismus,
vol. 1, part. I, p. 151.
Chapitre I (notes 119 à 139) 707
119. Gideon Sjoberg, The Preindustrial City : past and present, Free Press
Paperbacks, 1965.
120. H. Pirenne, « L’origine des constitutions urbaines », dans Revue his-
torique, vol. LVII, p. 70. L’œuvre de Sombart est rarement citée dans les
études historiques de langue française.
121. Sombart, Der Moderne Kapitalismus, vol. 1, part. I, partic. p. 131,
142, 156, 160, 168, 173, 175, 230. Comparer, par exemple, J. Weulersse,
Paysans de Syrie et du Proche-Orient, Gallimard, 1946, p. 88.
122. Essai sur la nature du commerce en général, 1re partie, chap. 5.
123. Religionssoziologie, vol. 1, p. 291-295, 380-385 ; Weber est confirmé
par un sinologue, E. Balazs, La Bureaucratie céleste, Gallimard, 1968,
p. 210.
124. Fustel de Coulanges, L’Alleu et le Domaine rural, p. 38-42.
125. Id., La Gaule romaine, p. 238.
126. Digeste, 50, 10, 3.
127. Mommsen, Römisches Staatsrecht, vol. 2, p. 887.
128. Le plus grand bien pour une cité est que tous les citoyens se connais-
sent et que le groupe soit concret : Platon, Lois, 738 E ; Aristote, Politique,
IV, 4 (1326 A 25) et III, 3 (1276 A 25) ; cf. J. Moreau, « Les théories démo-
graphiques dans l’Antiquité grecque », dans Population, 1949, partic.
p. 604 ; voir aussi Isocrate, Antidosis, 172. L’idée était non moins répandue
dans les républiques italiennes du Moyen Age.
129. H. Rehm, Geschichte der Staatsrechtswissenschaft, réimpr. 1970,
Wiss. Buchgesellschaft, p. 91 ; G. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, p. 436.
130. Sur cet énorme sujet, nous renvoyons seulement à D. Nörr, Impe-
rium und Polis in der hohen Prinzipatszeit, C. H. Beck, 1966 ; et, pour les
villes municipales romaines, à Marquardt, Römische Staatsverwaltung,
vol. 1, p. 52-53 et 88 ; Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, partie I, p. 811, n. 2.
L’étude de C. B. Welles a paru dans les Studi in onore di Calderini e
Paribeni.
131. Notons enfin qu’on peut imaginer deux types de self-government ;
dans l’un, l’administration locale est un devoir, rempli par des fonction-
naires ; dans l’autre, c’est un droit des gouvernés ; pratiquement, la « partici-
pation » devient en ce cas le privilège de notables.
132. Weber, Économie et Société, vol. 1, p. 298 ; la page est d’une rare
densité.
133. Sur les rapports entre le Conseil et les magistrats annuels, Mommsen,
Juristische Schriften, vol. 1, p. 226 et 254 ; Marquardt, Staatsverwaltung,
vol. 1, p. 193 ; voir par exemple, dans le Corpus des inscriptions latines,
vol. 2, le n° 5221, et vol. 10, le n° 4842, lignes 37 et suiv. (édit d’Auguste
pour l’aqueduc de Vénafre).
134. Histoire de la littérature anglaise, vol. 4, p. 422.
135. Novelles de Justinien, 4, 17.
136. D. Twitchett, « Some remarks on irrigation under the T’ang », dans
T’oung Pao, XLVIII, 1960, partic. p. 193.
137. L. S. Yang, Les Aspects économiques des travaux publics dans la
Chine impériale, Collège de France, 1964, p. 7-13.
138. R. Dahl, L’Analyse politique contemporaine, R. Laffont, 1973,
p. 163-166 ; Après la révolution : l’autorité dans une société modèle,
Calmann-Lévy, 1973, p. 159.
139. Vicomte d’Avenel, Découvertes d’histoire sociale, 1910, p. 236.
708 Chapitre I (notes140 à 148)
140. W. Sombart, Le Bourgeois : contribution à l’histoire morale et intel-
lectuelle de l’homme économique moderne, Payot, 1928, p. 192. Mais voir
une protestation de Wilamowitz contre l’idée que la mentalité économique
grecque ait été différente de la nôtre, dans Staat und Gesellschaft der Grie-
chen und Römer, p. 193.
141. G. Salvioli, Le Capitalisme dans le monde antique, p. 246.
142. Platon. Lois, 806 DE (cf. 881 C, 832 D, 846 D) ; il est en effet néces-
saire de distinguer maîtres et esclaves (777 B). Le but de cette utopie est de
« produire le plus de loisir possible » (832 D).
143. Aristote, Éthique à Eudème, I, 4, 2 (1215 A 25) ; voir R.-A. Gauthier
et J. Y. Jolif, L’Éthique à Nicomaque, vol. 2, Commentaire, partie I, p. 34,
avec d’autres références.
144. Aristote, Politique, III, 5, 5 (1278 A 20). Dans L’Ecclésiastique,
la même déclaration se retrouve, mais avec tristesse, dans la bouche
du Siracide (XXXVIII, 24-34). Les paroles de Platon, République, 590 C,
sont encore plus dédaigneuses ; car il y a de l’aristocrate chez Platon, et
même du snob (Théétète, 175 E-176 A ; mais comment ne trouvait-on pas
aussi de cela chez Platon ? La « monade la plus complète qui ait jamais
existé », ce n’est pas Goethe, sûrement pas, mais bien lui).
145. Machiavel, Discorsi, I, 54 ; G. Lebrun, Kant et la fin de la métaphy-
sique, A. Colin, p. 394 ; Hegel, Sur les méthodes scientifiques dans le droit
naturel, trad. Kaan, Gallimard, 1972, p. 125. Denys d’Halicarnasse prête les
mêmes idées à Romulus (Antiquités romaines, 2, 28).
146. O. Neurath dans son étude sur le travail selon Cicéron, dans
Jahrbücher für Nationalökonomie, XXXII, 1906, p. 600. La noblesse sup-
pose la richesse et ne lui survit pas longtemps ; Julien, Constance ou de la
royauté, 25 : « Qu’un homme, descendant d’aïeux bien nés, tombe dans
une condition opposée à son genre de vie, et il n’aurait plus le droit de se
réclamer de ses aïeux ? » ; Julien s’indigne de cette absurdité régnante. – Je
n’ai pas besoin de dire que la noblesse n’est ni le reflet ni le masque de
la richesse : les rapports de ces deux entités sont moins simples que ce dua-
lisme (le qualifierait-on de « dialectique »). Quand il s’agit d’une
aristocratie, la richesse compte surtout par l’apparat qu’elle permet ; la
richesse est moyen et signe plutôt que prouesse qui qualifie. Par conséquent
un noble peut préférer la gueuserie noble à la dérogeance ; seulement la
gueuserie noble n’est qu’un expédient provisoire ; au bout d’une génération
ou deux, la noblesse ruinée se perd obscurément dans la roture, car le
manque de moyens économiques l’empêche de conserver les traits de mœurs
et de caractère des nobles, l’empêche d’exprimer sa noblesse par de l’apparat
(or toute supériorité qui ne s’exprime pas rend suspecte son authenticité),
l’empêche enfin de déployer, entre autres excellences, la richesse (or les
hommes attendent d’un homme élevé qu’il déploie toutes les excellences
possibles, et la richesse est une excellence).
147. Travailler pour autrui : Aristote, Métaphysique, A, 2 (982 B 25) ;
Politique, VIII, 2 (1337 B 15) ; Rhétorique, I, 9, 27. Les textes sur le travail
en Grèce et à Rome sont réunis par G. Kühn, De opificum Romanorum
condicione, p. 5-14.
148. La meilleure illustration de cet idéal d’indépendance est la théorie
de la chrématistique chez Aristote, Politique, I, 8-11, qui est plus idéo-
logique que philosophique : Aristote rationalise les préjugés de son temps.
L’activité économique doit se limiter aux besoins, qui ne sont pas infinis,
Chapitre I (notes 149 à 153) 709
si du moins on veut « bien vivre » et non « vivre » tout court (1256 B 30 et
1257 B 25 et 40). Mais quelle est la limite des besoins et où commence la
chrématistique ? Un gros agriculteur vit certainement au-dessus de ses
besoins, puisqu’il vit plus richement que la masse de la population, qui survit
à moindres frais : or Aristote ne l’accuse pas de chrématistique et
se garde bien de poser la question de la taille juste d’un patrimoine ;
en revanche, il qualifie de chrématistiques les activités besogneuses et
serviles, celle de négociant et les métiers manuels (1258 B 20-25).
149. Sur le commerce occasionnel, l’entreprise occasionnelle, voir l’in-
dex du Moderne Kapitalismus de Sombart, s. v. « Gelegenheitshandel »
et « Gelegenheitsunternehmung ». On en trouvera des exemples dans le pré-
sent livre, chap. II, n. 30 et 40 ; chap. III, n. 190 et 443 ; chap. IV, n. 443.
150. Sur le « style de vie », Weber, The City, trad. Martindale, Free Press,
1958, p. 155.
151. Cicéron, Des devoirs, I, 42, 150 ; texte commenté par Mommsen,
Römische Geschichte, vol. 3, p. 520 ; par Pöhlmann, Soziale Frage, vol. 2,
p. 359 ; par Bolkestein, Wohltätigkeit, p. 322. Cicéron rapporte, non une
doctrine philosophique, mais l’opinion courante à Rome (tel est le sens du
terme « hoc fere accepimus », qui correspond à l’hellénistique paralamba-
nein ; cf. W. Spoerri, Späthellenistische Berichte, p. 34 ; n. 1 et p. 163,
n. 15).
152. Paul Petit, Libanius et la Vie municipale à Antioche, Geuthner,
1955, p. 33 et 330 ; discuté par J. H. W. G. Liebeschuetz, Antioch : city
and imperial administration in the Later Roman Empire, Oxford, 1972,
p. 38. Libanius évite soigneusement de dire que ses pairs sont com-
merçants et industriels ; il l’avoue dans un seul cas, où il a plus de raisons
de le dire que de se taire : son secrétaire, Thalassius, qui était fabricant
d’armes (et gros fabricant, ajoute Libanius, qui le compare noblement au
père de Démosthène ; disc. XLII, 21, cité par P. Petit, p. 31 et 37) était
menacé d’être mis de force au Sénat d’Antioche et essayait d’y échapper
en fuyant vers le haut ; il cherchait à entrer au Sénat de Constantinople,
d’où il fut repoussé sous le prétexte que son activité était industrielle, ce
qui chagrine Libanius. – Les historiens du Bas-Empire citent le cas d’un
duumvir d’Aptungi, Caecilianus, qui avait une fabrique de fil de lin (Optat
de Milev, App. 2, dans le Corpus script. eccl. latin., vol. 26). – Dans les
quelques travaux relatifs à Julien ou à Antioche que j’ai parcourus, je n’ai
trouvé aucune allusion à une phrase du Misopogon, 20 (350 AB), qui dit
que « les conseillers d’Antioche jouissaient d’un double revenu, comme
propriétaires terriens et comme commerçants ». Julien se vante de les avoir
empêchés d’avoir plus longtemps un double revenu ; on pourrait com-
prendre par là qu’il les a assujettis à la collatio lustralis ; je crois plutôt
que Julien a fait défense aux curiales de tenir boutique, ce qu’il faut
rapprocher d’une loi plus tardive (Code Justinien, IV, 63, 3) : Julien veut les
forcer à se conformer à leur propre idéologie. Citons enfin une loi de Julien,
Code Théodosien, XII, 1, 50 et XIII, 1, 4 : « nisi forte decurionem aliquid
mercari constiterit ».
153. Digeste, 33, 7, 25, 1 : « Quelqu’un avait sur son domaine des
fabriques de poterie et employait les potiers à travailler la terre pendant
la plus grande partie de l’année. » Sur les mines, carrières et ateliers
de potiers comme annexes du domaine rural, voir Digeste, 8, 3, 6 pr. et 1 :
Si on a des ateliers de potiers où se fabriquent les récipients qui servent à
710 Chapitre I (notes 154 à 162)
expédier la production du domaine, comme il arrive assez souvent pour les
amphores qui servent à expédier le vin du domaine… » ; Digeste, 18, 1,
77 ; D., 23, 5, 18 pr. ; D., 7, 1, 9, 2-3 ; D., 23, 3, 32, D., 24, 3, 7, 13-14 ; D.,
24, 3, 8 pr. Voir plus loin, n. 187 et plus haut, n. 149.
154. Anthologie palatine, XIV, 72 : « Oracle donné à Rufinus qui
demandait comment faire prêter serment à son patron de navire » ; or ce
Rufinus a été identifié par Louis Robert comme un consulaire, évergète
d’Éphèse au IIe siècle (Comptes rendus de l’Académie des inscriptions,
1968, p. 599 : « nous apprenons que le très riche Rufinus avait notamment
une entreprise de commerce maritime »). Dans le recueil d’histoires plai-
santes intitulé Philogelôs (éd. Thierfelder : Philogelôs, Der Lachfreund,
Tusculum-Bücherei), que L. Robert a daté du IIIe siècle de notre ère, le
héros de ces historiettes, un notable, homme de culture distrait et ridicule,
prête de l’argent à un patron de navire (n° 50 ; je ne résiste pas à la tenta-
tion de citer le n° 57 : « Le Distrait a un enfant d’une esclave ; son père lui
conseille de tuer l’enfant » ; suit un bon mot). Cf. Diogène Laërce, VI, 99
et VII, 13.
155. Philostrate, Vies des sophistes, 2, 21, p. 603 Olearius.
156. P. Collart, « Quelques aspects de la vie économique à Palmyre à la
lumière de découvertes récentes », dans Mélanges d’histoire économique et
sociale, et A. Babel, Genève, 1963, vol. 1, p. 37-46.
157. Dittenberger, Sylloge inscriptionum Graecarum, 3e éd., n° 838 ; Cor-
pus des inscriptions latines, vol. VI, n° 33887 (un omnibus honoribus et
muneribus functus de Misène, qui est negotiator) ; vol. XIV, n° 4142 (Des-
sau, n° 6140) : « decurio adlectus, … mercator frumentarius ». Cf. aussi Cor-
pus, vol. V, n° 785 (Dessau, n° 7592).
158. Pline le Jeune, Lettres, 8, 2.
159. Un témoignage impressionnant est le chapitre 6 des Principes de
politique de Benjamin Constant (Œuvres choisies, Bibl. de la Pléiade,
p. 1115-1118) : à la veille de la révolution industrielle, on voit Constant,
dans ce traité qui est un texte d’une rare lucidité, déployer en toute bonne foi
les arguments les plus sophistiques pour réserver les droits politiques aux
propriétaires fonciers et les refuser aux « industriels » (ce mot étant pris au
sens de négociant aussi bien que d’industriel) : peu de textes, j’entends de
textes raisonnables, montrent aussi bien quelle est sur nous la force des
stéréotypes et la croyance aux « vérités éternelles ».
160. Lois, 918 B. Mais Platon dit ailleurs que, dans les cités maritimes,
les hommes deviennent cupides et lâches : Lois, 704 B-707 B, cf. 842 D.
161. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1095 B 15.
162. Sur la notion de justum pretium (qui, même dans le Digeste, est
éthique et non juridique), voir E. Albertario, Studi di diritto romano, vol. 3,
Milan, 1936, p. 403 ; P. de Franciscis dans Studi Paoli, p. 211. Sur le rôle
de l’espace et du temps sur le prix des biens, P. Œrtmann, Die Volkswirt-
schaftslehre des Corpus juris civilis, réimpr. 1971, Scientia Verlag, p. 110.
La notion de juste prix n’aurait de sens que si les prix, au lieu de fluctuer
selon le marché où les biens aboutissent, étaient, comme le croit
la représentation naïve des choses, déterminés au départ par les coûts et le
travail incorporé ; A. Sauvy, Histoire économique de la France entre les
deux guerres, vol. 2, Fayard, 1967 : « Le prix final résulte de son propre
marché et c’est lui qui commande les prix en amont ; l’ordre des opéra-
tions de fabrication semble faussement commander la formation des prix :
Chapitre I (notes 163 à 170) 711
c’est une classique illusion d’optique sociale » ; cf. J. A. Schumpeter,
The Theory of Economic Development, p. 142, 204, 207. La théorie de la
valeur-travail est normative et non descriptive : on ne peut juger sans absur-
dité qu’un prix de marché est injuste, mais on peut légitimement juger
injuste que le prix soit fait par le marché.
163. Der Moderne Kapitalismus, vol. 1, partie I, p. 310 : « Gewinnstreben
im Zusammenhang mit ökonomischem Rationalismus » ; cf. p. 319, 329 ;
vol. 2, partie I, p. 102.
164. Aristote, Politique, 1255 B 30.
165. J. H. Schumpeter, Classes sociales, impérialisme, p. 208 ; Max
Weber, Économie et Société, vol. I, p. 408, sur l’évolution de l’oikos.
166. G. Roupnel, La Ville et la Campagne au XVIIe siècle : étude sur les
populations du pays dijonnais, réimpr. 1955, A. Colin, p. 306-315.
167. A. Marshall, Principles of Economics, 8e éd., p. 730 ; réimpr. 1966,
MacMillan Papermacs, p. 607.
168. Je pastiche Weber, Religionssoziologie, vol. I, p. 4 : « La recherche
du gain le plus élevé n’a absolument rien à faire avec le capitalisme ; cette
recherche se trouve chez les cafetiers, les médecins, les cochers, les artistes,
les cocottes, les fonctionnaires corruptibles, les soldats, les brigands, les
Croisés, les piliers de cercles de jeu et les mendiants. »
169. R. H. Tawney, La Religion et l’Essor du capitalisme, trad. française,
Marcel Rivière, 1951, partic. p. 197-211, 218, 226.
170. Au temps de Max Weber et de Sombart, on se représentait au moins
clairement qu’aujourd’hui quelle a été l’ampleur, unique dans l’histoire, de
la croissance économique depuis les années 1820, avec son taux moyen de
33 % par an ; on pouvait donc voir surtout les aspects mentaux du phé-
nomène. La méconnaissance de l’ampleur du bouleversement explique
l’illusion rétrospective par laquelle nous projetons encore, avant le
XIXe siècle, la multiséculaire « montée d’une bourgeoisie » (Balzac passe
pour peindre le triomphe du capitalisme !); elle explique aussi que nous
croyons à un privilège immémorial de l’Occident et de son rationalisme.
En fait, au XVIIe siècle, le revenu national de l’Inde et de l’Angleterre, ou
de la Chine et de la France, était selon toute apparence du même ordre de
grandeur. Ce qui fait l’originalité unique de l’Occident, par rapport à l’An-
tiquité et par rapport au reste du monde, est l’accident historique que fut la
croissance du siècle dernier. Le rationalisme a été, bien entendu, un des
facteurs de cette croissance ; mais les facteurs décisifs ont été des décou-
vertes déterminées et imprévisibles (les assolements, la fumure, la
vapeur…), et sans doute aussi le fait qu’une « masse critique » a été
atteinte, si bien que brusquement tout a conspiré avec tout et que la
conjoncture de croissance « a pris » (quand on interroge les hommes d’af-
faires sur les phénomènes de croissance, tels que la croissance française
depuis 1953 ou la croissance espagnole depuis 1960, ils parlent toujours
d’une conjoncture où tout se met tout à coup à marcher et où tout conspire
avec tout). On peut comparer ce phénomène avec la naissance de la phy-
sique au XVIIe siècle et depuis. La physique n’est pas fille du seul rationa-
lisme, car les Grecs n’étaient pas dépourvus de rationalisme : le facteur
décisif a été la découverte d’un trésor, à savoir le calcul différentiel. Si
ce calcul n’avait été inventé qu’au XXe siècle et qu’en revanche le
XVII e invente les prodiges de l’algèbre « abstraite » et de la topologie,
le XVIIe aurait été un siècle de rationalisme triomphant : seulement, nous
712 Chapitre I (note 171)
n’aurions pas encore de science physique, car, rationalisme ou pas, il ne peut
y avoir de physique sans calcul différentiel et intégral.
171. En d’autres termes, la simple rationalisation des moyens suffit à
déclencher un développement indéfini de l’entreprise, où l’amour du gain
n’est pour rien. Laissons donc là l’amour du gain : Aristote et Sombart ont
attribué à un trait individuel, vertu ou vice, ce qui est en réalité une struc-
ture collective, portée par les autres ou par la nature des choses, à savoir
l’autonomie des conduites rationnelles, d’une part, et les nécessités de la
concurrence, de l’autre. L’amour du gain n’existe que chez quelques
avares. Un riche a les désirs qui découlent de la fortune qu’il a déjà ; s’il se
met à gagner davantage, c’est toujours bon à prendre ; s’il veut gagner
plus, c’est pour maintenir son rang, distancer ses rivaux, assurer la sécurité
ou la grandeur de sa maison. Quant au négociant, il fait le métier qui se
trouve être le sien et qui comporte, non le goût subjectif du gain, mais la
nécessité objective de la rentabilité et d’une position assurée sur le mar-
ché. Précisément Max Weber n’a cessé de s’opposer à Sombart (sans trop
le nommer) et à caractériser le capitalisme, non par l’amour du gain, mais
par ce rationalisme qui serait selon lui la caractéristique de l’Occident et
la cause du triomphe économique du XIXe siècle (voir l’avant-propos
du tome I de la Religionssoziologie). Weber récuse donc l’opposition que
fait Sombart entre l’économie de suffisance et l’économie de gain. En
revanche Weber fait une autre distinction fort intéressante, car il oppose
deux attitudes économiques, non à partir des besoins, mais à partir des
stratégies : d’une part « l’administration d’un patrimoine, qui vise à la
consolidation et à l’augmentation du patrimoine et des recettes » ; d’autre
part, « l’entreprise capitaliste à but lucratif, qui vise à la consolidation et à
l’augmentation de la rentabilité et de la position de force sur le marché ».
Cette distinction serait « indispensable à la compréhension de l’évolution
économique dans l’Antiquité et des limites du capitalisme tel qu’il existait
à cette époque » (Économie et Société, vol. 1, p. 98-99). Voilà qui mérite
discussion. Weber reconnaît lui-même que, d’une attitude à l’autre, le
passage est fréquent et que la distinction est souvent évanescente. Disons
d’abord que la gestion patrimoniale n’est pas caractéristique de l’Antiquité,
qui a connu les deux attitudes : comme l’a montré Rostowtzeff, les grands
domaines hellénistiques étaient des entreprises à but lucratif, et non des
patrimoines de sécurité. Allons plus loin : nous venons de constater qu’il
est impossible de rationaliser une gestion sans développer ses affaires ; la
distinction des deux attitudes ou, si l’on préfère, celle du patrimoine et du
capital, s’efface complètement dès qu’il y a rationalisation de la gestion.
Autrement dit, la vraie question serait : « Y a-t-il routine ou rationalisa-
tion ? » D’un côté, un capital ou une entreprise lucrative doivent être gérés
« en bon père de famille » et la rationalité interdit qu’on prenne trop de
risques, car une entreprise veut d’abord se conserver elle-même (voir n.
114). De l’autre côté, on gère mal un patrimoine quand on néglige les
occasions de gain et de placements : même les esclaves dont parle
l’Évangile ont le devoir de prêter à intérêt les sommes que leur maître leur
confie en son absence (voir n. 172). Un patrimoine bien géré doit rapporter
comme un capital et un capital bien géré doit être aussi en sécurité qu’un
patrimoine. Car, dans les deux cas, la rationalité exige qu’on gagne le plus
d’argent possible : ce n’est ni le besoin, ni l’amour du gain qui prescrivent de
maximiser, mais la rationalité, en effet. Le fait que le propriétaire d’un
Chapitre I (note 172) 713
patrimoine peut s’intéresser avant tout à ses ambitions politiques ou
sociales ne l’empêchera jamais de maximiser ses gains économiques, pour
une simple raison : jamais un gain économique supplémentaire ne se paiera
par un coût social ou politique ; loin de « limiter ses profits économiques à
ses ambitions sociales », le propriétaire rationnel sait qu’il n’a rien à perdre
et tout à gagner à être le plus riche possible. Quant au besoin qu’Aristote
veut lui imposer comme limite, c’est une notion insaisissable, sauf vers le
bas : quand on ne ressent plus de besoin, c’est qu’on est déjà au-delà du
besoin, vers l’infinitude du désir, et qu’on a dépassé la limite chère à Aris-
tote, qui d’ailleurs la dépassait lui-même, puisqu’il ne vivait pas dans la
misère à la manière d’un paysan de l’Inde. Une fois qu’on a cessé de souf-
frir de la faim, il n’y a pas de raison de n’être pas très riche plutôt que
riche, car c’est déjà trop d’être riche, ou bien ce n’est pas assez : il n’y a
plus de repère. Finalement, il apparaît que la distinction que fait Weber
entre patrimoine et capital n’est pas celle de deux attitudes alternatives,
mais celle de deux espèces différentes d’institutions économiques et
même celle de deux époques historiques. L’entreprise lucrative, c’est l’en-
treprise commerciale et c’est la banque moderne ; le patrimoine, c’est
l’entreprise agricole, qui n’a pas à défendre sa position de force sur le mar-
ché contre les concurrents. L’entreprise lucrative a un caractère tout
moderne : c’est la banque et la société par actions. Il y a plus : Weber écrit
que, « lorsque le patrimoine du chef d’entreprise coïncide avec son droit de
disposer librement des moyens de production et que les recettes s’identi-
fient aux bénéfices, il est difficile d’apercevoir la moindre différence »
entre patrimoine et entreprise. C’est dire que l’entreprise a pour caracté-
ristique la séparation de la personnalité morale de l’entreprise et de la per-
sonne de son propriétaire ou de ses managers : la caisse d’une entreprise
digne de ce nom appartient à l’entreprise elle-même et non aux hommes
qui la possèdent ou la gèrent. Précisément cette séparation est comme le
symbole de ce que nous avons appelé l’autonomie de l’économie, consé-
quence de la rationalisation. Concluons que la notion d’entreprise chez
Weber se ramène à deux faits : la rationalisation en question, qui est de
tous les temps, et le développement économique du XIXe siècle, qui a dimi-
nué l’importance relative des entreprises agricoles et multiplié en revanche
des institutions économiques nouvelles. Le seul fait vraiment nouveau
est ce développement, avec ses conséquences institutionnelles et sociales ;
en revanche, rationalisme, « esprit capitaliste », entreprise lucrative sont des
possibilités de tous les temps et de tous les lieux.
172. Il s’ensuit qu’un tuteur est porté à maximiser les gains de son
pupille, qui serait personnellement moins âpre au gain, peut-être : c’est
un devoir que de faire fructifier l’argent d’autrui ; avec le trustee apparaît
à tous coups la mentalité capitaliste. En droit romain, le tuteur ne doit
pas garder improductives les valeurs de son pupille ; on le punit, s’il refuse
de les prêter à intérêt sous prétexte de les conserver pour attendre une
bonne occasion de les placer dans l’achat d’une terre (Digeste, 26, 10, 3,
16). De même, les esclaves de l’Évangile ont le devoir de placer l’argent de
leur maître (Matthieu, XXV, 27 ; Luc, XIX, 23). C’est une règle constante
en matière de trustee et aussi de leadership ; voir P. H. Wicksteed, The
Common Sense of Political Economy, ed. Robbins, vol. 1, p. 175 ; W.
H. Riker, The Theory of Political Coalitions, Yale University Press, 1962,
p. 24-27.
714 Chapitre I (notes 173 à 186)
173. La Civilisation de l’Afrique romaine, Plon, 1959, p. 98-99.
174. S. Kuznets, Modern Economic Growth : Rate, Structure and Spread,
Yale University Press, 1966, p. 21.
175. Denis-Clair Lambert, Les Économies du Tiers Monde, A. Colin,
1974, p. 297.
176. R. Badouin, Économie rurale, A. Colin, 1971, p. 305.
177. Id., ibid., p. 302 et 367.
178. J. D. Gould, Economic Growth in History : survey and analysis,
Methuen, 1972, p. 295-298, 319, 363-365.
179. R. Nurkse, Problems of Capital Formation in Underdeveloped Coun-
tries, Blackwell, 1966, p. 33 ssq.
180. Nouveaux Principes d’économie politique, réimpr. 1971, Calmann-
Lévy, p. 360.
181. Schumpeter, The Theory of Economic Development, p. 138-140 ;
Sombart Le Bourgeois…, p. 63. Sur les investissements non monétaires,
Gould, Economic Growth…, p. 124 et 153.
182. Cantillon, Commerce en général, chap. 10 de la seconde partie :
comme la propriété des terres donne un rang dans l’État, le prix de la terre
sera plus élevé que la capitalisation du taux de l’intérêt ; par exemple
l’intérêt sera au denier vingt et la terre au denier vingt-cinq. Cf. Wicksell,
Lectures on Political Economy, vol. 1, p. 132 et 145, cf. 120 ; Marshall, Prin-
ciples, p. 237-238 (Papermacs, p. 197) ; à vrai dire, la méthode de capitalisa-
tion est inadéquate : le propriétaire foncier est comme un propriétaire
d’esclaves, il vend le travail des esclaves et de la terre, et non les esclaves
eux-mêmes ou la terre ; si demain une loi interdisait de vendre et d’acheter
de la terre, la rente foncière n’en subsisterait pas moins ; cf. Schumpeter,
Economic Development, p. 166-167.
183. Suétone, Auguste, 41 : quand le trésor des Lagides fut transporté à
Rome, il y eut telle abondance de numéraire que le taux de l’intérêt dimi-
nua, si bien que celui de la terre s’accrut ; Tibère, 48 : il faut comprendre, en
ce texte difficile et célèbre, que Tibère force les prêteurs à acquérir des
biens-fonds, espérant par là que le taux des prêts décroîtrait ; Swift, Bref
Exposé sur l’état de l’Irlande : « Le faible taux de l’intérêt, signe de prospé-
rité en tout autre pays, est en Irlande une preuve de misère, le prêteur
n’ayant aucun autre négoce en vue ; ce faible taux, et lui seul, provoque la
cherté des terres, qui sont pour l’épargne l’unique investissement pos-
sible » ; Père Huc, Souvenirs d’un voyage en Chine, vol. 2, p. 83 : « On sera
peut-être curieux de savoir quel but s’est proposé le gouvernement chinois
en portant à 30 % l’intérêt de l’argent ; selon Tchao-yng, écrivain distingué
du Céleste Empire, l’État a voulu empêcher que la valeur des biens-fonds
n’augmentât et que celle de l’argent ne diminuât par la médiocrité de
l’intérêt. En le portant à un taux considérable, il essaie de rendre
la distribution des biens-fonds proportionnelle au nombre de familles, et la
circulation de l’argent plus active et plus uniforme. » – Citons encore Bacon,
Essays, XLI : Of Usurie.
184. Voir par exemple Cantillon, 1re partie, chap. 5.
185. Cité par Keynes, Théorie générale, p. 372 et 375.
186. Suétone, Vespasien, 18 et 19 (Vespasien refuse d’employer des
machines, pour ne pas ôter le pain de la bouche du peuple) ; Plutarque, Péri-
clès, 12, 5. Le texte de Plutarque est caractéristique des idées de cet auteur ;
l’authenticité des intentions qu’il prête à Périclès est une tout autre affaire.
Chapitre I (notes 187 à 197) 715
187. « Demand for commodities is demand for labour » ; sur ce principe
sibyllin, voir Marshall, Principles, appendice J ; F. A. Hayek, Pure Theory of
Capital, Routledge and Kegan Paul, 1962, p. 433-439 ; Wicksell, Lectures,
vol. 1, p. 100 et 191 ; Schumpeter, History of the Economic Analysis, p. 643-
644. – Pour le développement du luxe et en tout cas de l’artisanat, et pour
l’emploi en polyvalence des revenus du sol par le propriétaire foncier (voir
plus haut, n. 153), voir une remarque capitale que Paul Bairoch a faite dans
son excellent livre paru sous le titre trompeur de Le Tiers Monde dans l’im-
passe, Gallimard, 1971, p. 56 : dans les sociétés préindustrielles le capital
nécessaire pour mettre un actif au travail dans l’agriculture est très supérieur
à celui qu’il faut pour employer le même homme dans l’industrie ; il est
moins coûteux de faire construire un four de potier que de défricher des
terres vierges.
188. Considérations sur les richesses et le luxe, Amsterdam, 1789. Le rai-
sonnement de Sénac de Meilhan paraît juste ; en fait, il déguise des idées
morales : si l’on supprimait les faux besoins, les dépenses inutiles, la cor-
ruption, si tout le monde travaillait la terre, tout le monde aurait à manger.
C’est une vieille idée : « travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds qui
manque le moins » ; l’agriculture manque de bras, elle ne manque pas de
fonds, de sol à cultiver. Historiquement, Sénac doit avoir raison : il ne devait
pas manquer, au XVIIIe siècle, de nobles propriétaires absentéistes qui lais-
saient leurs terres en friche et affamaient par là les paysans du canton. Mais il
a raison par hasard : il ne s’est pas demandé si le sol ne viendrait pas à man-
quer, il ne s’est pas demandé non plus si les rendements du sol ne décroî-
traient pas. Il est caractéristique des théories édifiantes en économie
d’oublier la notion de rareté au profit de la seule notion de travail.
189. Cf. Bernard Schmitt, L’Analyse macroéconomique des revenus : révi-
sion des multiplicateurs keynésiens, Dalloz, 1971, p. 167-172 et 307-308 ;
J. Marchal et J. Lecaillon, Les Flux monétaires : histoire des théories moné-
taires, Éditions Cujas, 1967, p. 33 ; Schumpeter, History, p. 615-625.
190. Wicksell, Lectures, vol. 2, p. 11.
191. P.-M. Pradel, L’Épargne et l’Investissement, PUF, 1959, p. 19-22.
192. Voir par exemple Henderson et Quandt, Microéconomie : exposé
mathématique élémentaire, p. 140-145.
193. Keynes réagit contre l’affirmation unilatérale d’Adam Smith : « Par-
simony, and not industry, is the immediate cause of the increase of capital » ;
cf. Schumpeter, History, p. 324.
194. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie,
trad. française, Payot, 1942, p. 146-149 et 236.
195. L’Analyse macroéconomique des revenus, p. 1-4 et 232. J’ai eu
l’avantage de correspondre avec B. Schmitt sur le problème du multiplica-
teur keynésien, dont ce n’est pas ici le lieu de parler, et l’en remercie vive-
ment.
196. Sur la demande dérivée, F. A. Hayek, The Pure Theory of Capital,
p. 433-439.
197. Sur le multiplicateur, voir le livre de Bernard Schmitt cité plus
haut ; G. Haberler, « Mr. Keyne’s theory of the multiplier : a methodologi-
cal criticism », dans Readings in Business Cycle Theory, American Econo-
mic Association, The Blakiston Company, 1944, p. 193. L’exposé classique
de Samuelson, L’Économique, éd. de 1972, vol. I, p. 329-335, laisse des
doutes dans l’esprit du lecteur candide et ignorant. Une dépense initiale
716 Chapitre I (notes 198 à 201)
d’investissement de 1 000 dollars, dit Samuelson, se traduira par 666 dollars
de biens de consommation et 334 d’épargne, si la propension marginale à
épargner est d’un tiers ; à leur tour, ces 666 dollars, aux mains des produc-
teurs de biens de consommation, se partageront en 444 et 222 dollars, cette
dernière somme étant l’épargne, et ainsi de suite ; il nous faut donc, comme
le sait tout étudiant de première année, calculer le résultat de la chaîne « un,
plus deux tiers, plus deux tiers des deux tiers, plus deux tiers des deux tiers
de deux tiers », dont la somme est 3, car, heureusement pour la théorie, la
série est convergente. On démontre alors élégamment que le multiplicateur
est égal à 3 ; 1 000 dollars de dépenses supplémentaires se traduisent finale-
ment par 3 000 dollars de dépenses. Il n’y a qu’un ennui pour la théorie : si
les prolétaires qui reçoivent les 1 000 dollars n’ont pas la bonté d’épargner,
s’ils mangent tout leur salaire (ce qui est l’hypothèse la plus probable), alors
la série ne sera plus convergente et le multiplicateur… aura une valeur infi-
nie : il engendrera 1 000, plus 1 000, plus 1 000, et ainsi à l’infini. Le
soupçon effleure l’esprit du lecteur que, sous le nom de multiplicateur, on
désigne sans le savoir la chaîne des transactions, qui va à l’infini, tous les
biens et tous les revenus s’échangeant contre tous les biens et tous les reve-
nus jusqu’au Jugement Dernier.
198. André Piettre, Les Trois Ages de l’économie, Fayard, 1964, p. 170
et 383 ; l’auteur critique, selon toute apparence, l’article de R. S. Lopez,
« Économie et architecture médiévale : ceci aurait-il tué cela ? », dans
Annales, Économies, Sociétés, 1952, p. 533 : pour M. Lopez, la construction
d’églises géantes à l’époque du style flamboyant avait détourné les capitaux
du commerce et de l’industrie.
199. Cf. Quesnay, Tableau économique, éd. Lutfalla, Calmann-Lévy,
1969, préface de Lutfalla, p. 32 et 38.
200. C’est le cas le plus fréquent au Moyen Age : Sombart, Kapitalis-
mus, vol. I, partie I, p. 223-225 ; Th. Rogers, Interprétation économique de
l’histoire, trad. française, 1892, p. 31 : « Il y a cinq ou six siècles, en Angle-
terre, les employeurs fournissaient à leurs frais aux artisans les matières pre-
mières, le fer, l’acier, la chaux, le plomb, la pierre et le bois de construction,
comme dans l’Inde moderne. » C’est pourquoi, en droit romain, on dis-
tingue soigneusement la locatio operis faciendi et l’achat des matériaux : si
un maçon ne bâtit pas la maison qu’il devait construire en fournissant lui-
même les matériaux, il faudra intenter contre lui deux actions différentes,
l’une pour le travail non fait (où le contrat de location n’a pas été respecté)
et l’autre pour les matériaux non fournis (où l’objet vendu n’a pas été cédé à
l’acheteur).
201. C’est la distinction que fait Max Weber (Économie et Société, vol. I,
p. 98-99) entre la gestion d’un patrimoine (où l’on se propose de conserver
ce qu’on a et d’en tirer le meilleur parti) et l’exploitation d’un capital (entre-
prise à but lucratif) ; Weber, sans le dire, oppose cette distinction à celle de
Sombart, qui est intenable : Sombart distinguait l’économie qui ne vise qu’à
couvrir les besoins d’un individu (celle d’un modeste artisan dans son
échoppe) et celle qui vise à gagner de l’argent : à la « Bedarfsdeckung »
s’opposerait le « Gewinnstreben », qui serait exclusivement capitaliste ;
l’amour de la théorie a même poussé Sombart à nier que les profits et le
volume de grand commerce médiéval aient pu être grands (voir les protesta-
tions de H. Pirenne, Histoire économique de l’Occident médiéval, Desclée
de Brouwer, 1951, p. 304).
Chapitre I (notes 202 à 204) 717
202. H. A. Simon, « Rational choice and the structure of the environ-
ment », dans Psychological Review, LXIII, 1956, partic. p. 129-132.
203. Reproduisons ici de larges extraits d’une étude où Kaldor s’élève
contre le préjugé de l’industrialisation prioritaire, qui, il y a vingt ans, domi-
nait les plans de développement du Tiers Monde ; ces pages sont capitales
pour comprendre l’économie antique : « Les trois traits principaux du déve-
loppement économique sont la croissance de la population, le progrès de la
technique et l’accumulation du capital. Les tentatives récentes qu’on a faites
pour formuler une théorie dynamique de la croissance se contentent d’analy-
ser quelles relations il doit y avoir entre les mouvements de ces différents
facteurs pour qu’ils soient compatibles entre eux » (Kaldor pense visible-
ment au « sentier critique » du modèle d’Harrod-Domar). « Mais des
considérations de cette espèce ne nous permettent pas de répondre à une
question fondamentale : pourquoi certaines sociétés, à certaines périodes,
ont-elles un taux de croissance plus rapide qu’à d’autres périodes et que
d’autres sociétés à la même période ? Ni l’accumulation du capital, ni les
innovations techniques ne peuvent être considérées comme des variables
indépendantes. A mon avis, le développement économique accéléré des deux
derniers siècles ne peut s’expliquer que par un changement des attitudes
humaines devant le risque et le profit ; il a été le résultat du remplacement
d’unités économiques gouvernées dans une perspective routinière par des
business enterprises dirigées par des hommes qui avaient pour principal
intérêt dans la vie de prendre des risques et de faire de l’argent. » Voilà qui
va fort bien, mais la suite importe plus encore : « Cette explication par les
mentalités est toutefois insuffisante, je crois, puisque de nos jours l’entre-
prise à but lucratif s’est répandue sur toute la surface du globe. Il nous faut
donc introduire une seconde considération, capitale pour le problème du
développement, à savoir que la croissance exige une expansion équilibrée
des différents secteurs de l’économie. Je pense ici au partage entre l’agricul-
ture et l’industrie, qui est décisif. La croissance de la production industrielle
suppose nécessairement la croissance de la production agricole ; elle suppose
la capacité de chaque travailleur agricole de produire assez pour nourrir dix
familles, au lieu d’une famille et quart » ( N. Kaldor, Essays in Economic
Stability and Growth, Duckworth, 1960, p. 233-242).
204. Bacon, Essays : Of Expence.
Chapitre II

1. Xénophon, Économique, 2, 5-6, trad. Chantraine.


2. Le sacrifice est aussi un don aux mortels : nous verrons plus loin que,
tout sacrifice étant suivi d’un banquet où l’on mangeait la viande des vic-
times, donner aux dieux, c’était aussi donner aux hommes ; cette piété se dis-
tingue mal de la vertu de largesse.
3. De même, chez Aristote, la vertu de magnificence (megaloprepeia)
pousse à faire splendidement les choses « pour la réception ou le départ
d’hôtes étrangers » (Éthique à Nicomaque, IV, 5, 1123 A 3) ; c’est une allu-
sion à la proxénie.
4. Allusion à l’hestiasis, où un liturge faisait banqueter sa tribu ;
cf. Éthique à Nicomaque, IV, 5, 1122 B 20.
5. Une note de Chantraine précise que prostateia veut dire ici « haute
charge » en général, comme dans les Mémorables, III, 6.
6. Sur l’hippotrophie, liturgie mal connue, voir A. Bœckh, Staatshaltung
der Athener, éd. Fraenkel, 1886 ; réimpr. 1967, De Gruyter, vol. 1, p. 318,
n. d ; vol. 2, n. 755, vol. 1, p. 585, n. d.
7. Aristote, Constitution d’Athènes, LXII, 1.
8. Bœckh, vol. 1, p. 554 ; vol. 2, n. 756 et 779 ; A. M. Andreades, Storia
delle finanze greche, Padova, CEDAM, 1961, p. 348.
9. Tel est en effet le sens du mot dans les Économiques du Pseudo-
Aristote, II, 2, 4 ; voir Bœckh, vol. 1, p. 534, 585 ; vol. 2, n. 810. B.
A. Van Groningen, Aristote, le second livre de l’Économique, Sijthoff, 1933,
p. 73. Voir aussi Théophraste, Caractères, X, 11 : hestiasis des membres du
dème ; XXX, 16, des membres d’une phratrie.
10. Voir par exemple Louis Molet, « La cérémonie d’intronisation à Mada-
gascar et ses implications économiques », dans Cahiers internationaux de
sociologie, XXIV, 1958, p. 80-87.
11. Mancur Olson, The Logic of Collective Action ; public goods and the
theory of groups, Harvard University Press (épuisé) ; trad. Die Logik des kol-
lektiven Handelns, Tübingen, Mohr, 1968, p. 60.
12. Caractères, XXIII, 5-6.
13. Antiphane, dans les Comicorum Atticorum fragmenta de Kock,
vol. 2, p. 111, n° 228. On distinguera le « tapeur » du parasite : Sur ce der-
nier, voir une page de K. Beloch, Griechische Geschichte, 2e éd., vol. IV, 1,
p. 411.
720 Chapitre II (notes 14 à 19)
14. Aristote, Constitution d’Athènes, XXVII, 3 ; Plutarque, Vie de Cimon,
10, dépend d’Aristote, qu’il cite expressément.
15. Cf. L. Gernet, « Les nobles dans la Grèce antique », dans Annales
d’histoire économique et sociale, 1938, p. 39.
16. D’autres festins célèbres étaient ceux du Lacédémonien Lichas, qui
tenait table ouverte pour les étrangers qui séjournaient à Lacédémone pour
assister aux Gymnopédies (Xénophon, Mémorables, 1, 2, 61 ; Helléniques,
3, 2, 11 ; cf. Thucydide, 5, 51).
17. Euripide, Suppliantes, 404-407 ; cf. P. Lévêque et P. Vidal-Naquet,
Clisthène l’Athénien, Les Belles Lettres, 1964, p. 27-32 ; R. Goossens, Euri-
pide et Athènes, 1962, p. 423 et 435.
18. Politique, VII, 9 (1329 A 1) et 14 (1332 B 10) ; mais les livres VII
et VIII de la Politique sont une utopie à la manière de Platon ; on sait que,
quand il veut parler d’un régime politique réalisable et convenant à la plupart
des peuples, Aristote recommande une république gouvernée par la classe
moyenne et où le cens ne soit pas trop élevé.
19. Politique, VI 5 (1319 B 40), trad. Tricot, qui cite en note Michel d’É-
phèse : « Les lois non écrites sont probablement les coutumes communes à
toute une société. » Ne pensons pas ici aux « lois non écrites » d’Antigone
et des philosophes, et pas davantage à un droit coutumier qui, à Athènes,
n’a jamais eu force de loi : en réalité, Aristote veut parler des cités qui,
comme Sparte, avaient un droit qui reposait essentiellement sur une tradi-
tion orale ; cf. H. J. Wolff, « Gewohneitsrecht und Gesetzrecht in der grie-
chischen Rechtsauffassung », dans Zur griechischen Rechtsgeschichte,
E. Berneker, éditeur ; Wiss. Buchgesellschaft, 1968, partic. p. 101 ; pour le
rôle des anagrapheis à la fin du Ve siècle (Andocide, I, 82-87), U. Kahrs-
tedt dans Klio, 31, 1938, p. 31. Sur les deux sens de « loi non écrite » chez
Aristote (droit naturel ou droit oral), E. Weiss, Griechisches Privatrecht
auf rechtsvergleichender Grundlage, réimpr. 1965, Scientia Verlag, vol. 1,
p. 73-77. Les Grecs ont, avec les Romains, la particularité d’être un
peuple qui a un droit, ce qui les distingue de la plupart des peuples ; ils
vivent sous des lois, qui ressortissent aussi bien à ce que nous appelons le
droit public que le droit privé (pour une cité grecque, l’indépendance
consistait à vivre « selon ses propres lois » ou « ses lois ancestrales », et
l’on entendait également par là le droit privé : très bel exemple chez Cicé-
ron, Lettres à Atticus, 6, 1, 15). Il est rare qu’un peuple ait un droit : sous
le nom de droit, beaucoup de sociétés anciennes ou non occidentales cul-
tivent en réalité des spéculations sur la coutume, qui sont l’œuvre de let-
trés et qui ne reçoivent pas d’application pratique : les tribunaux les
ignorent ; ces spéculations sont des activités intellectuelles tout à fait
comparables à la philosophie ou à la sagesse et elles ont parfois un
caractère utopique ou de « messianisme révolutionnaire » (Le Deutéro-
nome). Quant aux tribunaux, ils se contentent d’appliquer la coutume et
d’exercer une « justice de Salomon », ou, comme disent les sociologues
du droit, une « justice du cadi ». Cela est vrai, d’une certaine manière (il
n’est pas question d’entrer dans les détails, qu’on trouve dans n’importe
quel traité de droit comparé), du droit islamique et aussi du dharma
indien : ce dernier n’est qu’une spéculation développée gratuitement par
des spécialistes du sacré (spéculation inspirée moins par le désir de justi-
fier la coutume par couverture idéologique que par pédantisme de spécia-
listes, par piété et aussi par une curiosité sincère de s’expliquer la
Chapitre II (notes 20 à 21) 721
coutume). La plupart des pays orientaux présentent ou présentaient le trip-
tyque suivant : la majeure partie de la vie est abandonnée à la coutume ; le
droit public se réduit à des règles répressives qui sont appliquées plus ou
moins arbitrairement (la coercitio du magistrat romain en est encore un
exemple) et à des règles d’administration ; enfin les doctes élaborent pour
leur plaisir un droit théorique que les tribunaux ignorent et qui n’est pas
autre chose que des spéculations sur la coutume. On voit le contraste avec
la Grèce aussi bien qu’avec Rome. Entre la Grèce et Rome, la seule diffé-
rence, qui est secondaire, est que les Romains ont en outre une « juris-
prudence » : un corps de spécialistes a pris le parti de spéculer sur les
précédents et de raffiner sur les règles, et par ailleurs leurs spéculations ont
effectivement influé, d’abord en fait, puis en droit, sur la conduite des
juges. Ces spéculations étaient inspirées par un pédantisme de spécialistes
et aussi par le sentiment qu’une vraie justice doit être cohérente avec elle-
même et ne pas contredire les sentences qu’elle a précédemment rendues ;
mais ce sentiment a abouti à enclencher un processus cumulatif dans l’éla-
boration du droit, qui a abouti à la conception « scientifique » du droit qui
est celle de la civilisation occidentale. Toutefois l’élaboration systématique
du droit romain date seulement des XIIe et XIIIe siècles : le droit romain
comme origine du droit scientifique occidental est une œuvre du Moyen
Age… Le droit romain classique demeure beaucoup plus proche qu’on ne
croirait d’une spéculation académique privée, et il demeure une casuistique
sans système ; il se construit à côté de la loi, et non pour interpréter la loi.
Voir Max Kaser, « Zur Methode der rö M. Rechtsfindung », dans
Nachrichten der Akad. in Göttingen, phil.-hist. Klasse, 1962, n° 2, p. 72-
78. Dès lors l’opposition trop tranchée entre l’esprit grec et l’esprit romain
s’efface : le droit romain est un phénomène archaïque et on ne peut même
pas dire que les Romains ont inventé la jurisprudence au sens anglo-saxon
et moderne du mot.
20. Thucydide, I, 136, 1 ; voir E. Skard, Zwei religiös-politische Begriffe :
Euergetes, Concordia, Oslo, 1931 ; cette étude ne traite pas de la période
hellénistique. Dans la bouche des démagogues ou des ambitieux, « faire du
bien à la cité » est en revanche une formule courante ; ainsi dans la bouche
de Cléon (Aristophane, Cavaliers, 741 et 1153).
21. Hérodote, 3, 57 ; Aristophane, Guêpes, 706. Cf., d’une manière
générale, G. Cardinali, Il regno di Pergamo, ricerche di storia e di diritto
publico, réimpr. 1968, Bretschneider, p. 259 : au fondement de la cité-État
se trouve l’idée que « la personne et la félicité du citoyen supposent, pour
le développement auquel elles ont droit, la liberté, entendue au sens de la
participation de tous au gouvernement » ; mais, de l’autre côté, « les Grecs
ne parvinrent pas à l’idée de l’État comme d’une chose supérieure à la
société (c’est-à-dire à la résultante de la simple juxtaposition des diverses
unités que sont les individus), c’est-à-dire comme d’une chose dont les
intérêts devraient être plus élevés et plus impérieux que les intérêts privés
des individus. Au contraire, les Grecs identifièrent toujours, ou plutôt ne
distinguèrent pas, les intérêts universels de l’État et ceux des individus. Et
c’est précisément cet aspect de leur conception politique, dans ce fait
qu’ils considéraient l’État comme instrument d’utilité privée, qui est le
noyau de tout le développement constitutionnel de leurs différents peuples
et qui est la raison qui favorisa constamment, au sein de l’idée démocra-
tique, le développement du principe aristocratique ». On sait que cet aris-
722 Chapitre II (notes 22 à 25)
tocratisme s’incarnait dans la prédominance du Conseil, même dans
Athènes démocratique. Sur ce problème de l’État, et sur la sociologie de
l’impôt, on ne saurait trop recommander « La crise de l’État fiscal », dans
Impérialisme et Classes sociales de J. Schumpeter, éd. J.-C. Passeron, Édi-
tions de Minuit. 1972, p. 229.
22. Pour le sens propre du mot « liturgie », on notera son emploi chez
Aristote, Politique, 1272 A 19, où le mot est employé au sens de « service
public » qui, en l’espèce, se trouve assuré sur des fonds publics. Ajoutons
que le liturge touche de l’argent de l’État (Démosthène, Philippique, I, 36) ;
on peut supposer que la genèse des liturgies a été celle-ci : les riches ont été
moralement tenus d’ajouter une somme de leur bourse aux crédits publics ;
en particulier, il arrivait aux triérarques de payer à la place de
l’État la solde de leurs matelots (Thucydide, VI, 31, 3 ; Isocrate, XVIII,
Contre Callimaque, 60).
23. Démosthène, XXI, Contre Midias, 13 et 156 ; « volontairement »
θελοντς : ce mot appartiendra au vocabulaire de l’évergétisme. Sur la
psychologie des liturgies, il y a de bonnes pages chez P. Guiraud, La Pro-
priété foncière en Grèce, 1893, p. 531, et Études économiques sur l’Anti-
quité, 1905, p. 112 ; chez Wilamowitz (Kromayer – Heisenberg), Staat und
Gesellschaft der Griechen und Römer, p. 114.
24. Lysias, XVI, 1-5.
25. Sur ce goût de la gloire, on peut lire de belles pages dans le vieux livre
de Burckhardt sur la civilisation grecque, vol. 2, p. 353 et vol. 4, p. 32 ;
voir aussi H. W. Pleket, « Griekse Ethiek en de “competitive society” »
dans Lampas, 1971, n° 4. Il faut prendre très au sérieux ce trait du
caractère grec – autant que l’on prend au sérieux l’économie et l’applica-
tion puritaines, ou l’esprit d’entreprise ; le secret du miracle grec est là
pour une part, comme le secret de la révolution économique est dans
d’autres attitudes. La clé de ce goût de rivaliser tient dans l’union de trois
idées : avoir une qualité, une excellence ; la prouver en battant ses rivaux
sous les yeux de la collectivité et à son profit ; gagner en conséquence de
la gloire ou des honneurs : c’est une mentalité de champion, de héros ou
d’évergète ; c’est la philotimia (sur ce mot, voir les références de Pleket,
p. 372). Il suffit de citer Thucydide, VI, 31, 4, ou de feuilleter les Mémo-
rables de Xénophon, texte que sa médiocrité rend caractéristique, pour y
trouver de beaux exemples de ce goût de la compétition. Socrate y fait-il
l’éloge de l’éducation physique ? Ce sera pour préciser que ceux qui sont
vigoureux à la guerre peuvent par là aider leurs amis, faire du bien à leur
cité et obtenir en conséquence de la renommée et des honneurs (III, 12, 4).
Un général veut-il discerner, parmi ses troupes, quels sont les bons
soldats ? Socrate répond : « S’il fallait ramasser de l’argent, il faudrait
donner la palme à ceux qui aiment le plus l’argent ; quand il s’agit d’af-
fronter le danger, il faut donner la palme à ceux qui aiment le plus la
gloire et qui sont prêts à courir au danger, afin d’être loués » (III, 1, 8). Un
jeune homme entre dans la carrière politique et rêve d’être à la tête de l’É-
tat : « Si tu y parviens tu seras renommé partout, tu attireras tous les
regards » mais « si tu veux être ainsi honoré, il faut que tu te rendes utile à
la cité » (III, 6, 2). Nous citerons plus loin un passage dans lequel c’est un
marchand qui fait montre d’esprit de compétition liturgique (III, 4, 1).
Finissons sur cette citation : « Lorsqu’on forme un chœur qu’on envoie à
Délos, aucun chœur d’aucune cité ne peut rivaliser avec celui d’Athènes.
Chapitre II (notes 26 à 39) 723
Si les Athéniens l’emportent ainsi, c’est moins par la beauté de la voix que
par leur amour de la gloire, leur philotimia », leur envie de gagner (III, 3,
13). On rêve d’écrire une histoire-fiction où la Grèce antique, mise en
contact avec une société industrielle, s’industrialiserait, comme le Japon de
Meiji, grâce à son sens agonistique ; qu’on lise, en effet, l’étonnant cha-
pitre IX du Hiéron, où Xénophon propose de développer l’agriculture et le
commerce en y introduisant l’esprit agonistique, en fondant des prix et des
honneurs pour les meilleurs cultivateurs et les meilleurs négociants. Ce
caractère compétitif de la culture grecque est en rapport avec d’autres
caractères qui lui donnent aussi l’air de liberté qu’on y sent circuler : par
exemple, l’absence de peur des trépassés (peu de religions sont plus
étrangères aux peurs nocturnes que la grecque) ; le peu d’importance du
thème père-fils dans cette société qui ignorait aussi la clientèle à la romaine
(Zeus, quoique « père des dieux et des hommes », est un dieu fort peu pater-
naliste et la peur que peut inspirer sa foudre n’est pas celle du surmoi).
26. Louis Robert, Les Gladiateurs en Orient grec, p. 257.
27. Platon, République, 544 C à 576 B.
28. Id., ibid., 551 A.
29. Id., Lois, 831 C ; République, 555 A.
30. Xénophon, Mémorables, II, 7, 6.
31. Les mots si heureux de « luxe de pauvres », de « pauvre luxe », sont
dus à une étudiante dont le nom m’est inconnu et qui avait fait vers 1943
un mémoire sur le luxe dans les inscriptions romaines sous la direction
d’André Piganiol (lequel m’a cité cette expression qui l’avait frappé).
Cette étudiante fut arrêtée par la police allemande, en compagnie d’une
amie, parce que cette amie avait sifflé les actualités allemandes dans un
cinéma de Paris ; au policier qui lui demandait si elle-même avait sifflé,
elle répondit : « Non, car je ne sais pas siffler. » Elle est morte en déporta-
tion.
32. Mémorables, III, 4, 1-5.
33. Théophraste, Caractères, 26, 6.
34. Aristote, Politique, V, 5 (1305 A 5). Les plaintes contre les charges qui
écrasent les riches ne manquent pas : Isocrate, Sur la paix, 128. De même,
l’Oligarque dont Théophraste dessine le caractère déclare (XXVI, 6) que les
liturgies et les triérarchies ruinent les gens de bien.
35. Je paraphrase le Pseudo-Xénophon, République des Athéniens, I, 13
et 3.
36. Politique, V, 12 (1316 B 10).
37. Économie et Société, vol. 1, p. 298. Sur la liaison entre la gratuité des
fonctions et l’oligarchie, voir aussi Tocqueville, Démocratie en Amérique,
éd. des Œuvres complètes, Gallimard, 1961, vol. 1, p. 211.
38. Rome, la Grèce et les monarchies hellénistiques au IIIe siècle, p. 221 ;
cf. Études d’épigraphie et d’histoire grecques, éd. Louis Robert, vol. 5,
p. 376, 384-385, 398. J. Deininger, Der politische Widerstand gegen Rom in
Griechenland, De Gruyter, 1971, p. 17.
39. Un témoignage célèbre de Pausanias dit que partout Rome mit
fin aux démocraties et établit des régimes censitaires (7, 16, 9) ; mais J.
Touloumakos, Der Einfluss Roms auf die Staatsform der Stadtstaaten des
Festlandes und der Inseln im ersten und zweiten Jhdt. v. Chr., Diss. Göt-
tingen, 1967, p. 11 et 150-154, a montré que la réalité était beaucoup
plus nuancée et l’évolution plus continue ; pour le renforcement de l’exé-
724 Chapitre II (notes 40 à 49)
cutif, voir p. 151, et I. Lévy, « Études sur la vie municipale de l’Asie
Mineure », dans Revue des études grecques, XII, 1899, partic. p. 266.
40. Strabon, XIV, 24, p. 659 C, texte que L. Robert a bien voulu me signa-
ler. Hybréas n’est nullement un homme du peuple : il appartient à une
famille où l’éducation, la culture, et évidemment les manières sont de tradi-
tion, mais qui était modeste ou s’était ruinée ; un simple paysan n’aurait pas
eu l’idée d’apprendre la rhétorique, pas plus qu’un paysan français du
XIXe siècle encore n’aurait songé un instant à préparer une « grande école ».
Hybréas établit ou rétablit sa fortune par une de ces entreprises d’occasion
(Gelegenheitshandel) caractéristiques de la classe élevée, comme on l’a vu
au chap. I. Pour les entreprises de transport à dos de mulet, voir chap. III,
n. 190. Je comprends mal ce qu’il a fait dans l’édifice des agoranomes (ago-
ranomion) : métier d’avocat pour les petits procès au tribunal des agora-
nomes ? Office (hyperesia), rétribué ou affermé, dans les services des
agoranomes ? Hybréas a pu être fermier de la taxe du marché, greffier ou
vendeur aux enchères. En tout cas, « agoranomion » ne peut absolument pas
signifier « dignité d’agoranome », puisque le texte dit qu’Hybréas n’entra
qu’ensuite dans les fonctions publiques. Entreprise d’occasion, accès à la
culture, enrichissement par les petits offices publics ou judiciaires, c’est une
histoire de « petit bourgeois » de talent dans le monde de Furetière ou encore
de Balzac. Le mulet a été jusqu’au XIXe siècle l’outil par excellence des
transports terrestres.
41. Louis Robert dans Annuaire du Collège de France, 1971, p. 541. Et
dans Opuscula minora selecta, Hakkert, 1969, vol. 2, p. 841 : « De plus en
plus l’évolution de la société enlève les affaires des cités à l’action souve-
raine de l’assemblée du peuple et de la démocratie et les met aux mains
d’une minorité plus ou moins héréditaire de notables qui assurent de leur
fortune bien des services essentiels de l’État et reçoivent en retour des hon-
neurs de plus en plus nombreux et éclatants. » Pour l’aristocratie athé-
nienne, par exemple. voir P. MacKendrick, The Athenian Aristocracy,
339-31 B. C., Harvard University Press, 1969. Sur la constitution des cités
hellénistiques, il n’existe pas de bon exposé d’ensemble ; voir les études
rapides de Wilamowitz dans Staat und Gesellschaft der Griechen und
Römer, 1910, p. 172-179 ; d’A. H. M. Jones, The Greek City from Alexan-
der to Justinian, Oxford, 1940 et 1966 et surtout de Claire Préaux, « Les
villes hellénistiques », dans Recueils de la Société Jean-Bodin, VI :
La Ville, vol. 1, 1953. Pour la « bourgeoisie » des notables, voir aussi M.
Rostovtzeff, The Social and Economic History of the Hellenistic World,
p. 897. Pour l’époque romaine, voir les excellentes études d’Isidore Lévy et
de Touloumakos, citées n. 39. Nous avons parcouru aussi H. Swoboda, Die
griechischen Volksbeschlüsse, réimpr. 1971, Hakkert. Voir également plus
bas, n. 198.
42. Politique, IV, 3 (1289 B 25).
43. Ibid., IV, 13 (1297 B 5) ; V, 8 (1308 B 34) ; VI, 4 (1318 B 14).
44. Sur la politique comme trustee, voir par exemple W. Hennis, Politik
als praktische Wissenschaft, R. Piper, 1968, p. 48.
45. Politique, VI, 5 (1320 A 15) ; cf. 1319 B 1.
46. Gorgias, 515 D.
47. Ibid., 520 E ; cf. Hippias majeur, 282 C, etc.
48. Gorgias, 520 D-521 A.
49. Politique, VI, 5 (1320 A 20) ; cf. Aristophane, Guêpes, 655.
Chapitre II (notes 50 à 66) 725
50. M. Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Seuil, 1963, p. 269.
51. Id., ibid.
52. Aristote, Constitution d’Athènes, XXIX, 5.
53. E. Bayer, Demetrios Phalereus der Athener, 1942, p. 21-24, qui
montre que ce régime censitaire n’est pas l’œuvre de Démétrios lui-même
et que par conséquent il ne doit rien aux doctrines du Péripatos (p. 23,
n. 1).
54. Aristote, Politique, III, 1 (1275 A 3) ; cf. 1275 B 4.
55. Id., ibid., III, 1.
56. Cette lettre (Dittenberger, Sylloge, n° 543) se lit maintenant dans les
Inscriptiones Graecae, IX, 2, 517 ; cf. J.-M. Hannick, « Remarques sur
les lettres de Philippe V à Larissa », dans Antidorum W. Peremans (Studia
Hellenistica, 16), Publications universitaires de Louvain, 1968, partic.
p. 103 ; E. Szanto, Das griechische Bürgerrecht, 1892, p. 36.
57. Tocqueville, Souvenirs, éd. de 1942, p. 220.
58. Politique, V, 8 (1308 B 30). Piller les fonds publics était le péché d’ha-
bitude des Grecs, à en croire Polybe, X, 22, 5 et VI, 56, 13. Cf. Cicéron, A
Atticus, VI, 2, 5.
59. Pour la date, E. F. Bruck, Totenteil und Seelgerät im griechischen
Recht, 2e éd., C. H. Beck, 1970, p. 167, n. 1.
60. Hérodote, V, 62.
61. Inscriptiones Graecae, editio minor, vol. 1, n° 348, lignes 65-66 et
n° 354, ligne 8 ; cf. E. Cavaignac, Études sur l’histoire financière d’Athènes
au Ve siècle, 1908, p. XLIX et LXVII.
62. Par des épimélètes ; voir, sur tout ceci, Aristote, Constitution
d’Athènes, 56, 4 et Démosthène, XXI, Contre Midias, 15-18.
63. Les concours sont également une des origines des largesses évergé-
tiques ; ainsi le poète Ion de Chios, vainqueur à un concours tragique à
Athènes, offrit du vin aux Athéniens après sa victoire (Athénée, I, 3, cité par
L. Robert dans Arkhaiologiké Ephemeris, 1969, p. 38, n. 4).
64. Isée, V, 41 ; il faut en rapprocher un passage très semblable du
Gorgias, 472 AB (où la mention du Pythion est une correction de Bœckh,
vol. 2, p. 515).
65. Anthologie palatine, IX, 147 ; les principaux documents épigraphiques
relatifs à Xénoclès sont dans la Sylloge de Dittenberger, n° 334, ligne 8 ;
n° 962, ligne 299 ; n° 1089, cf. n. 3. Pour l’épigramme, voir maintenant A. S.
F. Gow et D. L. Page, The Greek Anthology, première partie : Hellenistic
Epigrams, Cambridge, 1967, vol. 2, p. 29-30. Dans les manuscrits, elle est
attribuée à Antagoras de Rhodes : Xénoclès a dû demander à ce poète connu
de lui composer une inscription en vers pour son pont. Je n’entre pas dans le
détail des difficultés chronologiques et des corrections de texte (l’origine
rhodienne du poète a fait attribuer à Xénoclès, dans les manuscrits, une ori-
gine lindienne). Les références épigraphiques sont réunies dans les Inscrip-
tiones Graecae, II-III 2, n° 2840 ; pour un document nouveau, J. et L.
Robert, « Bulletin épigraphique », dans Revue des études grecques, 1961,
n° 264.
66. Athènes est la « démocratie tory » dont parle W. S. Ferguson, Helle-
nistic Athens, 1911, p. 287 ; cf. P. MacKendrick, The Athenian Aristocracy,
399 to 31 B. C., Harvard, 1969 ; à l’époque hellénistique, « démocratie » ne
s’oppose pas à « oligarchie », mais au terme péjoratif de « monarchie » :
qu’Athènes soit démocratique veut dire qu’elle n’est pas soumise à un roi,
726 Chapitre II (notes 67 à 82)
que ce roi soit athénien ou étranger ; elle est une cité indépendante et non
monarchique. Nous revenons sur ce sens du mot dans une étude sous presse
sur l’impérialisme romain.
67. Dittenberger, Sylloge, n° 1048. Le verbe au présent « il fait bâtir »
montre que le pont était en construction quand le décret fut voté.
68. Démosthène, Contre Stéphanos, 85. D’autres libéralités, comme celle
du Contre Phormion, 38, sont plutôt des epidoseis.
69. Lysias, Pour la fortune d’Aristophanès, 43.
70. Diodore de Sicile, XIII, 83, 2, qui cite Timée. Le fait est antérieur à la
prise d’Agrigente par Hamilcar en 406, dans laquelle Gellias joua un rôle
(Diodore, XIII, 90, 2). Ici se pose un curieux problème de recherche des
sources. C’est au moyen de la notice de Diodore que Jacoby a reconstitué le
récit de Timée (Frag M. griech. Hist., 3. Teil, Band B, p. 605, n° 566). Mais
il existe un autre auteur qui, sans mentionner sa source, nous parle de
Gellias avec les plus grands détails : c’est Valère-Maxime, IV, 8, 2, qui
énumère les évergésies de Gellias. Or ce texte de Valère-Maxime ne peut
être une fantaisie de cet auteur : la description des évergésies de Gellias a un
ton d’authenticité hellénistique (sinon hellénique) indéniable ; un détail
comme « tout ce que possédait Gellias était comme le patrimoine commun
de tous » a de nombreux parallèles dans les décrets hellénistiques en
faveur des évergètes, à Priène en particulier. A vrai dire, la page de Valère-
Maxime semble la traduction latine d’un décret hellénistique, assez pour faire
un beau sujet d’exercice pour un séminaire d’épigraphie grecque. Dès lors,
trois choses sont claires : la source de Valère-Maxime, comme celle de Dio-
dore, est Timée ; c’est Valère-Maxime qui, bien mieux que Diodore, nous
rend le texte de Timée ; enfin Timée avait fabulé et prêté à Gellias des évergé-
sies qui sont anachroniques pour le Ve siècle, mais qu’il a inventées
à partir des décrets honorifiques de la haute époque hellénistique.
71. Andocide, II, 11.
72. Nombreux exemples, ainsi à Amorgos en 357 déjà (Sylloge, n° 193).
Cf. Bœckh, vol. 1, p. 688.
73. A. Kuenzi, Epidosis, Sammlung freiwilliger Beiträge zur Zeit des Not
in Athen, Diss. Berne, 1923, qui n’aborde pas l’époque hellénistique.
74. Inscriptiones Graecae, II-III (2), n° 835 et 351 (Sylloge, n° 288). Le
texte dit : « pour la fabrication du stade et du théâtre panathénaïque(s) » ; on
peut, soit supposer que l’ordre des mots a été brouillé et qu’il faut com-
prendre « du stade panathénaïque et du théâtre », soit plutôt penser que thea-
tron désigne, non le théâtre de Dionysos, mais les gradins du stade. Pour une
epidosis pour la construction du théâtre du Pirée, voir Inscriptiones Grae-
cae, II-III (2), n° 2334.
75. Démosthène, Contre Midias, 161.
76. Entre plusieurs exemples, voir Sylloge, n° 304, ou Inscriptiones Grae-
cae, II-III (2), 1628, 1. 384.
77. Cf. Sylloge, n° 491, ligne 15.
78. Démosthène, Contre Midias, 161.
79. Isée, V, 37.
80. Démosthène, Sur la couronne, 312 (329).
81. L’epidosis avec pollicitation non tenue, dont parle Isée, V, 37-38, se
place en 393.
82. Sylloge, n° 288, ligne 14. Finalement la guerre n’eut lieu que plusieurs
années après, lors de la mort du conquérant.
Chapitre II (notes 83 à 94) 727
83. Plutarque, Alcibiade, 10 ; Démosthène, Contre Midias, 161 ; du décret
Sylloge, 491, ligne 15, il ressort que les citoyens qui, absents de l’Assem-
blée, n’avaient pu apporter leur souscription au Conseil, pouvaient aussi
souscrire auprès des stratèges. La coutume était de fixer aux pollicitations un
plafond inférieur mais aussi, parfois, un plafond supérieur, pour ne pas
décourager les petits souscripteurs, quand on misait sur un grand nombre de
petites contributions plutôt que sur une générosité isolée. Il en est des
exemples à Athènes ; citons-en un à Tanagra, pour une epidosis destinée à la
construction d’un temple de Déméter (Dareste-Haussoulier-Reinach, Recueil
des inscriptions juridiques grecques, réimpr. 1965, Bretschneider, vol. 2,
p. 354 ; Sylloge, n° 1185) : « Il sera loisible à toute femme qui le voudra de
promettre et de verser dans les vingt jours, entre les mains des commissaires,
une somme de 5 drachmes au plus par tête. »
84. Isée, V, 37 : « Lors de la prise de Léchaion (en 393), à l’appel
(κληθες) d’un autre citoyen, mon adversaire a souscrit, par-devant l’As-
semblée, pour la somme de 300 drachmes. »
85. Isée, V, 38 ; « volontairement », θελοτα : voir, sur ce mot, notre n.
23. – Je ne crois pas que, du moins dans nos documents, il ait été
fait usage, contre les pollicitateurs récalcitrants, de la procédure appelée
προβολ qui permettait en particulier d’attaquer en justice ceux qui ne
tenaient pas les promesses qu’ils avaient faites au peuple ; cf. J. H. Lipsius,
Das attische Recht und Rechtsverfahren, réimpr. 1966, Olms, p. 213.
86. Démosthène, Chersonèse, 70.
87. Id., Sur la couronne, 257.
88. Le dossier de l’affaire comprend le Sur la couronne, 110-119, et le
Contre Ctésiphon d’Eschine, 17-31.
89. Sur la couronne, 114 ; Nausiclès a été stratège en 334-333.
90. Sur la couronne, 112. Dans tout le passage, les versements que
Démosthène fait de sa bourse et qui s’ajoutent aux crédits publics qui lui ont
été ouverts sont désignés par le verbe πιδιδνται, pris en un sens vague
(donner à la collectivité) qui est aussi fréquent que son emploi au sens précis
de souscrire : voir par exemple Lysias, 30, 26.
91. Sur la couronne, 171.
92. Sylloge, n° 491, 1. 56. Il est le petit-fils ou l’arrière-petit-fils de Xéno-
clès. Sur l’évergésie, pure distinction honorifique, n’impliquant aucun avan-
tage réel, voir H. Francotte, Mélanges de droit public grec, réimpr. 1964,
Bretschneider, p. 194-197. – Dans les textes littéraires, « évergète » se disait
depuis longtemps d’un concitoyen ; outre un passage d’Aristophane que
nous avons allégué plus haut, citons les Revenus de Xénophon, 3, 11 : qu’on
ouvre une souscription pour améliorer le commerce maritime d’Athènes et
que les souscripteurs « soient inscrits comme bienfaiteurs à jamais » sur la
liste des évergètes d’Athènes (cette expression fait songer aux « évergètes
perpétuels » de la basse époque hellénistique : un « gymnasiarque éternel »
sera un gymnasiarque qui a fait une fondation perpétuelle en faveur de la
gymnasiarchie et qui a donné par là un exemple impérissable de magnifi-
cence).
93. Politique, VI, 7 (1321 A 30).
94. Nous reviendrons plus loin sur les officiels qui font les frais de leur
charge et sur les banquets d’intronisation. Pour les eisitêria, il faut distin-
guer, car ce mot a, sauf erreur, trois sens bien différents, dont seul le
premier nous intéresse : (1°) Sacrifice public au début de l’année civile
728 Chapitre II (note 95)
(Démosthène, Ambassade, 190 ; Contre Midias, 114 ; cf. G. Busolt, Grie-
chische Staatskunde, vol. 1, p. 518 et n. 1 ; P. Stengel, Griech. Kultusaltertü-
mer, 3e éd., 1920, p. 249 ; L. Deubner, Attische Feste, p. 175) ; il ne semble
pas qu’à Athènes les eisitêria aient donné lieu à de grands festins publics,
mais d’autres sacrifices procuraient à manger au peuple (Pseudo-Xénophon,
République des Athéniens, 2, 9). (2°) Fête anniversaire de l’installation d’une
divinité en son sanctuaire, où l’on installe la statue de culte : ainsi à Magné-
sie du Méandre ( O. Kern, Die Inschriften von Magnesia, n° 100 = Ditten-
berger, Sylloge, n° 695, ligne a 25 ; M. Nilsson, Griechische Feste, p. 248 ;
Geschichte der griech. Religion, vol. 2, p. 87, 388, 392 ; cf. P. Herrmann,
« Antiochos der Grosse und Teos », dans Anadolu (Anatolia), IX, 1965, p. 66
et n. 33). (3°) Droit d’entrée dans une fonction publique ou dans une asso-
ciation (voir plus loin, n. 276). Pour les banquets des magistrats à leur sortie
de charge, Xénophon, Helléniques, V, 4, 4 (sur ce texte, voir la note sui-
vante). Voir aussi n. 296.
95. Les dédicaces de phiales ou de statuettes ou statues après une prê-
trise ou une fonction publique sont bien connues dans le monde grec ; voir
W. Rouse, Greek Votive Offerings, 1902, p. 260 ; M. Holleaux, Études d’é-
pigraphie et d’histoire grecques, vol. 2, p. 182 ; Ad. Wilhelm, Neue Bei-
träge, 5, Akad. der Wiss. in Wien, Sitzungsb., 214, n° 4, 1932, p. 9-10 ;
F. Sokolowski, Lois sacrées de l’Asie Mineure, De Boccard, 1955, p. 155 ;
L. Robert, Hellenica, XI-XII, p. 268-269 ; Bernard et Salviat, dans Bulletin
de correspondance hellénique, 1962, p. 589. Voir aussi plus loin, n. 226,
sur un décret de Sestos, et n. 319. Citons comme exemples Platon, Critias,
120 B ; Inscriptiones Graecae, editio minor, I, n° 1215 ; II-III, n° 2891-
2931 ; Hiller von Gärtringen, Inschriften von Priene, n° 113, ligne 92. A
Paros, au IIe siècle avant notre ère (Inscriptiones Graecae, XII, 5, 129,
ligne 44), un ancien agoranome reçoit le droit, pour s’être bien acquitté de
sa charge, d’installer sa statue de marbre dans l’agoranomion (Salviat,
dans Bulletin de correspondance, 1958, p. 328, n. 4). La coutume existe à
Rome : dans la Table de Narbonne (Dessau, n° 6964), le flamine sortant de
charge reçoit l’autorisation de s’élever une statue de lui-même dans l’en-
ceinte sacrée, et on a retrouvé la trace d’une même disposition pour le
prêtre provincial de l’Afrique (D. Fishwick dans Hermes, 1964, p. 342
sqq. ; pour la Tarraconaise, voir au contraire P. Veyne, dans Les Empereurs
romains d’Espagne, Colloques du CNRS, 1965, p. 121) ; pour la coutume
grecque par laquelle un prêtre consacre sa propre statue dans le sanctuaire,
cf. Latomus, XXI, 1962, p. 86, n. 3. F. Salviat a mis en rapport les festins
de sortie de charge de certains magistrats, en l’honneur d’Aphrodite
(Xénophon, Helléniques, V, 4, 4, cité à la notre précédente), et des dédi-
caces à Aphrodite de gynéconomes sortant de charge (Bulletin de corres-
pondance, 1966, p. 460). A Rome, le jus imaginis ad posteritatem
prodendae des magistrats est bien connu (Pline, Histoire naturelle,
XXXIV, 14, 30 ; Cicéron, Des supplices, XIV, 36 ; Mommsen, Staatsrecht,
index s. v. « Bildnisrecht » ; ajouter vol. 2, p. 437, n. 4) ; à Pompéi, les
ministres de la Fortune Auguste sont tenus par la loi de consacrer une sta-
tue de la Fortune (Corpus des inscriptions latines, vol. X, n° 825-827) ; on
en dirait autant des magistri Campani, des magistri de Minturnes et
d’innombrables statues humaines et divines élevées en Italie et dans tout
l’Empire par des prêtres et des magistrats au titre de leur charge : dès
l’époque républicaine, les exemples abondent et mériteraient une étude
Chapitre II (notes 96 à 110) 729
systématique. Parfois la série est exceptionnellement abondante ; à Syros
(Inscriptiones Graecae, XII, 5, n° 659 sqq.), les stéphanéphores annuels
offrent au peuple un sacrifice et un banquet avec une largitio et élèvent aussi
une dédicace à l’empereur pour sa santé : « sur quoi », concluent les dédi-
caces, « il y a une bonne récolte, une bonne année et une année saine ». On
pourrait multiplier les exemples de ces largesses et dédicaces d’intronisation
ou de sortie de charge. Dans la Table de Tarente (Dessau, n° 6086, ligne 37),
les magistrats peuvent, à leur choix, utiliser l’argent des amendes pour leurs
jeux ou « pour leur monument » (seive ad monumentum suom in publico
consumere volet).
96. Polybe, XXI, 6, 2 (Phocée, 190 avant notre ère).
97. Id., XV, 21 ; on pourrait citer aussi IV, 17 ; VII, 10 ; XIII, 1.
98. Id., XX, 6-7, cf. 4-5 ; nous citons la trad. de M. Feyel, Polybe et l’his-
toire de Béotie au IIIe siècle avant notre ère, De Boccard, 1942, p. 16, en
modifiant un détail, la traduction « léguer la commune possession » ; nous
croyons en effet que dietithento désigne un legs, une fondation perpétuelle,
que le texte de Polybe est une allusion à la vogue des fondations à la
mémoire d’un défunt, et nous suivons sur ce point E. F. Bruck, Totenteil und
Seelgerät im griech. Recht, p. 276 et n. 1.
99. Feyel, p. 280-283 ; comparer par exemple Polybe, XXIV, 7, 4.
100. Polybe, XXII, 4, 1 ; la distinction des « collaborateurs » et des
« résistants » en Grèce ne coïncidait du reste nullement avec celle des
notables et des gens du peuple : les partis antiromains avaient à leur
tête des notables « résistants » ; voir sur tout cela et sur les affaires de
Béotie le beau livre de J. Deininger, cité à la n. 38.
101. Comparer Polybe, XXXVIII, 11, 10.
102. L. Robert, dans Annuaire du Collège de France, 1971, p. 514 ; Feyel,
p. 274-279.
103. L. Robert, « Les juges étrangers dans les cités grecques », dans
Xenion : Festschrift für P. J. Zepos, Ch. Katsikalis Verlag, 1973, vol. 1,
p. 775.
104. Plutarque, Phocion, 9 ; Conseils politiques, 31 (Moralia, 822 D) ;
Apophtegmes des rois et des généraux, Moralia, 188 A ; De la mauvaise
honte, 10 (533 A).
105. En 480, quand l’Attique fut évacuée avant la victoire de Salamine,
chaque émigrant reçut 8 drachmes. Nous n’entrons pas dans le détail des
faits, qui sont trop connus.
106. A. M. Andreades, Storia delle finanze greche, p. 306-310 ; bibliogra-
phie chez A. R. Hands, Charities and Social Aid in Greece and Rome,
Thames and Hudson, 1968, p. 165, n. 116 et 117. Après Démétrios de
Phalère, nos textes ne font plus mention du théorique ; peut-être avait-il été
supprimé.
107. Les métèques n’ont pas droit au théorique, qui était distribué sur la
foi des registres de citoyenneté (Bœckh, Staatshaushaltung, vol. 1, p. 279).
D’une manière générale, les métèques ne reçoivent aucun misthos de l’État
(Xénophon ou Pseudo-Xénophon, Revenus, II, 1). L’idée que l’assistance
antique est civique et ne possède pas la catégorie du pauvre est l’idée
centrale du beau livre de H. Bolkestein sur l’assistance antique.
108. Pseudo-Démosthène, Quatrième Philippique, 38, p. 141.
109. Démosthène, Couronne, 107 (262) ou 311 (329).
110. Rappelons que les liturges recevaient des fonds de l’État ; mais ces
730 Chapitre II (notes 111 à 121)
fonds étaient très insuffisants ; de plus, les liturges étaient tenus de les dépas-
ser, par sens agonistique. Enfin, les riches payaient une lourde eisphora.
111. Selon un mot fameux de l’orateur Démade, cité par Plutarque,
Quaest. Plat., IV, 4, p. 1011 b : la colle de la démocratie.
112. Xénophon, Banquet, IV, 30-33.
113. Id., Revenus, VI, 1 (ou le Pseudo-Xénophon).
114. C’est l’image que développe la Quatrième Philippique, 40-41 ;
l’orateur est gêné par la connotation paternaliste de l’image de la famille ;
aussi dit-il maladroitement que le « père » de cette famille est le corps
civique.
115. Quatrième Philippique, 35 sqq.
116. Aristote, Politique, V, 5 (1304 B 25) ; cf. 1305 A 5.
117. Id., ibid. V, 8 (1309 A 15).
118. Une eisphora : nous venons de paraphraser le Politique, VI, 5 (1320
A 15). Le mot eisphora désigne toujours une contribution extraordinaire (au
moins en théorie).
119. Politique, VI, 5 (1320 B 1) ; pour les liturgies inutiles, voir V, 8 (1309
A 15). A vrai dire, Aristote aborde ici un autre problème : la multiplication
des liturgies qui servaient à donner des fêtes au peuple ; en cette époque de
loisirs collectifs, les plaisirs populaires étaient collectifs et ces fêtes équiva-
laient un peu aux prestations sociales de notre époque, ou aux congés payés.
Les oligarques et les moralistes les blâmaient comme étant un gaspillage
démagogique. Athènes, au Ve siècle, avait fait vivre largement ses citoyens
grâce au tribut que lui versaient ses « alliés » (cf. Aristophane, Guêpes,
655) : cette ressource étant tarie au IVe siècle, ce sont désormais les riches qui
doivent contribuer à la nourriture et aux loisirs des pauvres. – Pour la réorga-
nisation financière d’Athènes par Démétrios, voir E. Bayer, Demetrios Pha-
lereus der Athener, p. 46-47 et 70-71, qui prouve que la transformation du
régime des liturgies par Démétrios n’a rien de particulièrement péripatéti-
cien ; Aristote et Démétrios traduisent simplement les conditions et les diffi-
cultés de leur époque et les expriment dans le style de l’oligarchie modérée ;
du reste, Démétrios célébrait somptueusement les fêtes publiques (Plutarque,
Préceptes pour les hommes d’État, 24, p. 818 D). Sur le véritable esprit des
mesures d’austérité de Démétrios, voir Bayer, p. 47, n. 1, à propos de Cicé-
ron, De officiis, II, 60.
120. Strabon, XIV, 2, 5, p. 653, à propos de Rhodes ; Wiegand et Wila-
mowitz, « Ein Gesetz von Samos über die Beschaffung von Brotkorn aus
offentlichen Mitteln », dans Sitzungsberichte der Akad. Berlin, 1904,
p. 917-931 (non recueilli dans les Kleine Schriften de Wilamowitz). Le
texte est reproduit en entier chez J. Pouilloux, Choix d’inscriptions
grecques, Les Belles Lettres, 1960, n° 34 ; en partie chez Dittenberger,
Sylloge inscriptionum graecarum, 3e éd., n° 976. L’institution était per-
pétuelle puisque le fonds demeurait et que seuls les intérêts servaient à
l’achat du blé. Voir aussi G. Busolt, Griechische Staatskunde, p. 434.
121. Hiller von Gärtringen, Inschriften von Priene, 1906, réimpr. 1968,
De Gruyter, n° 108, lignes 42, 57 et 68. Voir, plus généralement, H. Fran-
cotte, « Le pain à bon marché et le pain gratuit dans les cités grecques »,
dans Mélanges Nicole (1905), p. 143-154 (repris dans Mélanges de droit
public grec, de Francotte, 1910, p. 291) ; Ad. Wilhelm, « Sitometria »,
dans Mélanges Glotz, vol. 2, p. 899-908 ; pour la fourniture du blé pendant
les années normales, voir L. Robert, Bulletin de correspondance hellé-
Chapitre II (notes 122 à 129) 731
nique, LII, 1928, p. 426-432 (repris dans ses Opuscula minora selecta,
vol. 1, p. 108).
122. Dans les économies préindustrielles, les propriétaires fonciers stoc-
kent du blé dans leurs greniers afin, soit de spéculer (ils attendent la hausse),
soit d’assurer tout simplement leur survie ; ces stocks sont conservés dans la
maison de ville, et non à la campagne. Nous étudierons ailleurs les textes du
Digeste sur le stockage du blé ; citons aussi, dans l’Ancien Testament, Pro-
verbes, XI, 26 : « Celui qui garde son blé » pour le vendre lors d’une famine,
« le peuple l’exècre, mais celui qui le vend est béni ». Pour paraprasis,
L. Robert, Études anatoliennes, p. 346, 347 et n. 3, 547 ; J. et L. Robert, La
Carie, vol. 2, p. 322 ; J. Triantaphyllopoulos dans Acts of the 5th Internatio-
nal Congress of Greek and Latin Epigraphy, Oxford, 1971, p. 65. Comparer
une inscription d’Afrique romaine (Corpus, VIII, 26121) : « exigente
annona, frumenta quantacumq(ue) habuit populo, multo minore pretio quam
tunc erat, benignissime praestitit ».
123. Claire Préaux, L’Économie royale des Lagides, p. 41 et 294, d’après
un papyrus de Zénon (Edgar et Hunt, Select Papyri, public documents,
n° 410).
124. Polybe, XXXVIII, 15, 6 et 11.
125. Feyel, Polybe et l’histoire de Béotie, p. 256-262.
126. L’étude fondamentale est celle de G. Busolt, Griechische Staats-
kunde, vol. 1, partic. p. 612.
127. Sur l’impôt direct réel, avant tout Busolt, p. 609-611, qui montre que
cet impôt n’avait rien d’extraordinaire ; voir aussi H. Francotte,
Les Finances des cités grecques, p. 49 ; Ad. Wilhelm, dans Akad. der Wiss.
in Wien, phil.-hist. Klasse, Sitzungsberichte, 224, 4, 1947 : Zu den Inschrif-
ten aus dem Heiligtum des Gottes Sinuri, p. 17 ; B. A. Van Groningen, Aris-
tote, Second livre de l’Économique, p. 143 ; H. W. Pleket dans Bulletin of
the American Society of Papyrology, 1972, p. 46.
128. R. Thomsen, Eisphora, a study of direct taxation in ancient Athens,
1964.
129. Dans la langue parlée et tardive, en effet, megalopsychia, la gran-
deur d’âme, la magnanimité, avait fini par désigner la libéralité et même
une libéralité ; il en va de même de magnanimitas en latin. Ainsi s’ex-
plique une phrase du Satiricon, 45, 5, où l’on dit, d’un évergète, magnum
animum habet, ce qui ne veut pas dire « il voit grand », mais « il a le geste
large ». Pour megalopsychia, on ajoutera, aux références déjà signalées,
Ptolémée, Tétrabible, IV, 3, 177 ; les astres de Jupiter et de Vénus prédis-
posent π χρισι κα δωρεα ς κα τιμα ς κα μεγαλοψυχαις. Le sens
du mot a été établi lors de discussions autour d’une mosaïque célèbre
d’Antioche : voir Gl. Downey, « Pagan virtue of megalopsychia », dans
Proceedings of the American Philological Association, 76, 1945, p. 279-
286 (qui voit dans la megalopsychia le courage), et E. Weigand, dans
Byzantinische Zeitschrift, 35, 1935, p. 428 (qui y a reconnu la générosité
de l’évergète) ; de là Doro Levi, Antioch Mosaic Pavements, vol. 1, p. 339,
et P. Petit, Libanius et la Vie municipale à Antioche, 1955, p. 142, n. 5, et
p. 382, n. 5 et 10. Pour magnanimitas et magnitudo animi en latin, voir J.
Aymard, « La mégalopsychia de Yakto et la magnanimitas de Marc
Aurèle », dans Revue des études anciennes, 55, 1953, p. 301-306, à propos
d’un passage de l’Histoire Auguste ; Aymard donne d’autres références
(Symmaque, Code Justinien). Signalons-en une d’un grand intérêt : la
732 Chapitre II (notes 130 à 136)
Seconde Lettre de Salluste à César, 5, 5, référence relevée par R.-A. Gau-
thier, Magnanimitas, l’idéal de grandeur dans la philosophie païenne et
dans la théologie chrétienne, Bibliothèque thomiste, XXVIII, Paris, Vrin,
1951, p. 167, n. 4, et p. 170, n. 4. Sur magnitudo animi chez Tacite, voir R.
Syme, Tacitus, p. 417, n. 2. On pourrait multiplier les références (le Thesau-
rus linguae latinae n’étant ici d’aucun secours) ; ainsi l’inscription CIL,
VIII, 27382, où majore animo équivaut à ampliata pecunia ou ampliata libe-
ralitate ; Pline, Histoire naturelle, VII, 26 : César magnanimitatis perhibuit
exemplum par ses spectacles et ses distributions ; chez Pline le Jeune, Lettres,
IV, 13, 9, où l’évergète essaie d’inspirer à ses pairs les mêmes sentiments de
libéralité que ceux qui l’inspirent, il faut probablement traduire : « ayez le
geste large, d’après mon propre geste », majorem animum ex meo (animo)
sumite.
130. Par exemple Théocrite, Éloge de Ptolémée, 106 : loin de garder ses
richesses, Ptolémée les distribue aux dieux, aux dynastes, aux cités et à ses
courtisans.
131. L’étude des largesses des rois hellénistiques exigerait un volume à
elle seule ; voir les références réunies par C. Préaux, « Les villes hellénis-
tiques », dans Recueils de la Société Jean-Bodin, VI : La Ville, vol. 1,
1953, p. 119, n. 1, et p. 122, n. 1. Renvoyons seulement à Polybe, V, II,
88-90 (dons des rois et dynastes à Rhodes après le tremblement de terre),
et à Tite-Live, XLI, 20 (d’après Polybe : les magnificences d’Antiochos
Épiphane). Le texte de Tite-Live est intéressant ; « Sur deux points, hono-
rables et éclatants, Antiochos », dit-il, « avait l’âme vraiment royale :
les dons aux cités et le culte des dieux » ; intéressant témoignage sur les
contacts entre les offrandes religieuses et les cadeaux évergétiques. Du reste,
les dons aux temples se distinguaient mal des dons aux cités, puisque les
cités disposaient des trésors des temples : donner à Athéna, c’était
donner à Athènes ; une statue ou un édifice sacré est à la fois une offrande à
un dieu et l’ornement d’une ville ; fêtes, concours et sacrifices sont des hom-
mages aux dieux tout en nourrissant et en distrayant les hommes. Les dédi-
caces des édifices publics montrent bien l’équivoque. Par exemple,
la salle du Conseil de Milet, élevée par deux courtisans d’Antiochos
Épiphane (Roehm, Milet, I, 2, Das Rathaus, inscr. 1 et 2, et p. 95), est consa-
crée « à Apollon, à Hestia Conseillère et au Peuple (de Milet) » : offrande
sacrée aux dieux et cadeau à la cité. – Sur la coutume de consacrer maint
édifice sacré ou profane (et jusqu’à des cadrans solaires) au dieu de la cité, à
la cité elle-même (ou à son peuple) et aussi, plus tard, à l’empereur, cf.
P. Veyne dans Latomus, 1962, p. 66 et 82 ; G. F. Maier, Griech. Mauerbauin-
schriften, vol. 2, Quelle und Meyer, 1961, p. 26.
132. Polybe, IV, 65, 6-7 et IX, 30, 7 ; E. V. Hansen, The Attalids of
Pergamon, 2e éd., Cornell University, 1971, p. 46 et 292 ; R. B. Mac Shane,
The Foreign Policy of the Attalids of Pergamon, University of Illinois, 1964,
p. 101 et 109.
133. Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique, vol. I,
Annales de l’Est, 1966, p. 162, n. 1.
134. Voir entre autres Will, vol. 1, p. 289, 290, 329, 363 ; on a cherché des
indices de ces dons dans la circulation monétaire : T. Hackens, dans Antido-
rum W. Peremans, Studia hellenistica, 16, partic. p. 82-90.
135. Holleaux, Études, vol. 1, p. 1-40.
136. Polybe, VII, 8, 6.
Chapitre II (notes 137 à 144) 733
137. Pour Rhodes, voir n. 131 ; pour Athènes, H. H. Thompson, « Athens
and the Hellenistic princes », dans Proceedings of the American Philosophi-
cal Society, 97, 1953, p. 254-261 ; pour les grands sanctuaires, Will, vol. 1,
p. 14 et n. 1, 206-207, 218, 292, 364 ; vol. 2, p. 242.
138. Polybe, XXII, 8, 7 ; cf. XX, 12, 5-7.
139. Plutarque, Phocion, 18.
140. Polybe, IV, 49 (comparer XXVII, 18, 1).
141. Id., V, 88, 4, et 90, 5.
142. Saint Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire et l’éducation des
enfants, éd. Malingrey (Sources chrétiennes, n° 188), p. 75-83 ; cf. Louis
Robert dans Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 1968, p. 585.
Les philosophes païens condamnent non moins nettement la vaine gloire ;
pour les Épicuriens, statues et honneurs sont le type du plaisir qui n’est ni
naturel, ni nécessaire (scholie à la Kyria Doxa 30 dans les Epicurea d’Use-
ner ; comparer Lucrèce, 3, 78) ; pour les Stoïciens ou les Cyniques, citons
Dion de Pruse, LXVI, 1-3 : « Quand on cherche la gloire et qu’on est muni-
ficent, on veut que tout le monde le sache. Dans la foule, chacun bénit ce
genre de maladie et se dit qu’elle est tout profit ; et, officiellement, presque
toutes les cités ont inventé des pièges de tout genre pour les sots : couronnes,
préséances, proclamations (des honneurs par le héraut). On arrive ainsi à
mettre sur la paille des gens sans leur promettre rien d’extraordinaire, mais
en les faisant marcher avec un rameau de feuillage, comme les bestiaux, ou
en leur jetant une couronne ou des bandelettes sacerdotales. Et l’intéressé,
qui aurait pu, s’il avait voulu, avoir à ce prix des milliers de couronnes d’oli-
vier ou de chêne, a souvent vendu sa maison et ses terres ; après quoi il n’est
plus qu’un chemineau en petit manteau (de mendiant) » ; comme on voit,
Dion, selon la tradition de la diatribe cynique, attaque les mœurs de ses
contemporains : l’évergétisme et, ailleurs, la pédérastie et les concours athlé-
tiques ; ce qui ne l’empêchait pas, comme notable de Pruse, de se conduire
en évergète. Sur cette contradiction entre le philosophe et le notable,
H. von Arnim, Dio von Prusa, p. 340.
143. Thucydide, VI, 16, 2-5.
144. P. Herrmann, « Neue Urkunden zur Geschichte von Milet », dans
Istanbuler Mitteilungen, XV, 1965, p. 71-117 ; pour le décret Didyma
n° 142 (cité par Herrmann, p. 77), voir L. Robert dans Gnomon, 31, 1959,
p. 663, maintenant dans Opuscula minora selecta, vol. 3, p. 1628 : Irénias
a « amené » le roi à donner son blé : προτρεψμενος : voir, sur ce mot,
notre n. 265 ; nous y revenons plus loin ; pour le roi qui prend à son compte
le coût des honneurs qui lui sont décernés, voir n. 215 (et, pour l’époque
romaine, un décret de Pagai : cf. P. Veyne dans Latomus, 1962, p. 65, n. 1).
Les 160 000 médimnes font 6 000 ou 7 000 tonnes de blé ; comme l’ex-
plique l’éditeur, qui cite Polybe, XXXI, 31, 1, ce blé était destiné à être
vendu et le produit de la vente serait prêté à intérêt par la cité : le gymnase
serait édifié au moyen de ces intérêts et la cité resterait propriétaire du
capital produit par la vente du blé. Un roi, disent les Économiques
du Pseudo-Aristote, doit se demander « s’il lui faut régler ses dépenses en
numéraire ou en marchandises de valeur équivalente ». Pour un autre bel
exemple de grand évergète, qui aide sa patrie au moyen de ses relations,
voir le décret n° 4 chez Dittenberger, Orientis Graeci inscriptiones selec-
tae ; pour les évergètes qui aident leur patrie grâce à leurs relations, non
plus avec les rois hellénistiques, mais avec les Romains, voir L. Robert,
734 Chapitre II (notes 145 à 152)
dans L’Antiquité classique, XXXV, 1966, p. 420, et dans Comptes rendus de
l’Académie des inscriptions, 1969, p. 43 ; pour les services rendus aux cités
par les financiers, L. Robert, dans Revue des études grecques, 70, 1957,
p. 374, maintenant dans Opuscula minora selecta, vol. 3, p. 1491.
145. F. Hiller von Gärtringen, Inschriften von Priene, 1906 ; réimpr. 1968,
De Gruyter, n° 108, 1. 91.
146. On notera cet emploi du mot πατρς qui, dans les inscriptions,
appartient plutôt à la basse époque hellénistique ; cf. B. Laum, Stiftungen in
der griechischen und römischen Antike, 1914, réimpr. 1964, Scientia Ver-
lag, p. 44 et 162. Cette phraséologie, comme nous avons entendu Louis
Robert l’enseigner aux Hautes Études, applique à la cité un vocabulaire
familial : une formule qui sera très fréquente est « ma très douce patrie »,
semblable à « ma très douce femme » qu’on lit sur les épitaphes ; un
évergète dira par exemple : « Je donne et offre tel bien-fonds à ma très
douce patrie » ; on dira aussi τ
κυρ πατρδι, « à Madame ma patrie »
(ainsi dans des inscriptions de Lycie). Le plus impressionnant exemple de
γλυκυττη πατρς est dans les Actes des Alexandrins : le gymnasiarque
Appianos, condamné à mort, entend ses compagnons lui dire que sa gloire
sera d’être mort pour sa très douce patrie (H. A. Musurillo, The Acts of the
Pagan Martyrs, Oxford, 1954, p. 66). De même le vocabulaire de l’agapé
est appliqué à la cité (Dion de Pruse, XLIV, 6) ; voir A. D. Nock, « A Vision
of Mandulis Aion », dans Harvard Theological Review, 1934, p. 67 (Essays,
vol. 1, p. 368). Ce vocabulaire familial a été décalqué par les Romains :
« Donne à ta cara patria un peu de ton or », dit Horace à un riche avare
(Satires, 2, 2, 105).
147. Ligne 66, restituée par Wilamowitz.
148. Un γλυκισμς. Sur le sens de ce mot, voir, en dernier lieu, L. Robert,
dans Studi Clasice, X, 1968, p. 84, et Arkhaiologiké Ephemeris, 1969, p. 35,
n. 4. Les Romains imiteront cet usage : leurs évergètes distribueront du mul-
sum. – Le jour où le stéphanéphore entre en fonctions est en même temps le
premier jour de l’année ; le γλυκισμς offert par Moschion rappelle donc
ces largesses qu’au dire d’Aristote les magistrats offraient lors de leur entrée
en fonctions ; en même temps, il équivaut à des eisiteria, à des sacrifices
offerts pour le début de l’année.
149. Ce qui implique qu’il achetait, évidemment de sa poche, un
nombre important de victimes. Comparer le décret n° 113, à Priène même,
1. 61, où il faut restituer [πνδ]ημον ε ωχα[ν] ; cf. L. Robert, dans
Hermes, 1930, p. 115, maintenant dans Opuscula minora selecta, vol. 1,
p. 663.
150. Ainsi Inschriften von Priene, n° 108, 1. 43, 48, 70 ; Sylloge, n° 570,
1. 12 ; n° 569, 1. 5., Supplementum epigraphicum graecum, vol. 1, n° 336 (J.
Pouilloux, Choix, n° 3), 1. 37 ; Dittenberger, Orientis Graeci inscriptiones
selectae, n° 339, 1. 24 et 54.
151. Dittenberger, Orientis Graeci inscriptiones selectae, n° 339 ; cf.
A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, vol. 2, Le Dieu
cosmique, p. 305, n. 2. J’ai eu la chance d’entendre L. Robert expliquer ce
décret aux Hautes Études.
152. Il était fréquent de voir un personnage honoré décharger la cité du
coût des honneurs et cet usage passera à Rome, où d’innombrables bases
honorifiques porteront la formule honore contentus impensam remisit ;
voir B. Laum, Stiftungen, vol. 2, p. 35, n. 5 ; W. Liebenam, Städteverwal-
Chapitre II (notes 153 à 161) 735
tung im römischen Kaiserreiche, réimpr. 1967, Bretschneider, p. 128, n. 1.
Voir n. 144 et 215.
153. Nous aurions pu citer aussi le décret d’Istros pour Aristagoras (Syl-
loge n° 708), celui de Mantinée pour un couple d’évergètes, mari et femme
(n° 783), celui de Samos pour Boulagoras (Pouilloux, Choix, n° 3).
154. Sur le style des inscriptions, voir E. Norden, Die antike Kunstprosa,
p. 140 et 443 ; L. Robert, dans Revue des études anciennes, LXII, 1960,
p. 325, maintenant dans Opuscula minora selecta, vol. 2, p. 841.
155. Sylloge, n° 495 ; voir E. H. Minns, Scythians and Greeks, réimpr.
1965, Biblo and Tannen, vol. 2, p. 462 sqq.
156. On voit par le décret que ce tribut consistait en cadeaux plus ou
moins somptueux : quand le roi avait envie ou besoin de ces cadeaux, il
venait visiter la cité, qui les lui offrait à l’occasion de cette visite ; si le roi
estimait les cadeaux insuffisants, il menaçait de se juger fâché et de donner
l’ordre de repartir : brouille qui présageait de redoutables représailles de sa
part.
157. Voir aussi D. M. Pippidi, Epigraphische Beiträge zur Geschichte
Histrias in hellenistischer und röm. Zeit, Akademie-Verlag, Berlin, 1962,
p. 29.
158. Frédéric Le Play, Le Manœuvre-Agriculteur du Morvan, dans son
enquête sur les ouvriers européens, 1868. La suite du texte (qu’on peut rap-
procher d’un chapitre de Tocqueville, Démocratie en Amérique, vol. 2, sur
l’évolution des baux et fermages dans les sociétés démocratiques) s’exprime
ainsi : « L’auteur de ces subventions conserve donc à cette localité le bienfait
des anciennes habitudes de protection et d’assistance. Ce régime, entretenu
jusqu’à ce jour par la tradition, impose au patron des charges qui, dans notre
droit, restent sans compensation positive » ; c’est-à-dire que l’égalitarisme
du Code Napoléon est passé par là ; « il assure, il est vrai, à ce dernier, des
jouissances morales qui sont d’un grand prix pour les natures d’élite ; mais
cette satisfaction est chaque jour moins appréciée en France. Elle y devient,
du moins, plus difficile à obtenir, au milieu des sentiments d’antagonisme
que développe incessamment l’opposition des intérêts. Au point de vue
matériel, cette organisation se résume en une diminution considérable du
produit qu’obtiendrait un propriétaire qui administrerait en réclamant tous
les avantages que lui assure le droit commun. Il n’y a donc pas lieu de s’é-
tonner que ces derniers vestiges de l’esprit d’un autre âge deviennent chaque
jour plus rares dans notre société ».
159. Nous parlerons plus loin des fondations évergétiques hellénistiques et
romaines au profit de l’enseignement.
160. L’idée que les travaux publics donnaient du travail à la plèbe était
familière aux Anciens ; voir Suétone, Vespasien, 18 : Vespasien refusa d’uti-
liser des machines pour la mise en place des colonnes du Capitole, car il vou-
lait « que le petit peuple pût gagner sa vie » (plebiculam pascere) ; Plutarque,
Périclès, 12, 4-5 : Périclès aurait fait construire les monuments de l’Acro-
pole pour donner du travail aux Athéniens et pour faire prospérer des indus-
tries de toute sorte.
161. Tocqueville, Démocratie en Amérique, vol. 2, p. 195 : « Un homme
qui a pour propriété tout un canton et possède cent métairies comprend qu’il
s’agit de gagner à la fois le cœur de plusieurs milliers d’hommes ; cela lui
paraît mériter qu’on s’y applique. Pour atteindre un si grand objet, il fait
aisément des sacrifices. »
736 Chapitre II (notes 162 à 177)
162. Aristote, A Nicomaque, IV, 4 (1122 A 25), citant l’Odyssée, XVII,
420, et Cicéron, Des devoirs, II, 57 ; cités par E. F. Bruck, Ueber römisches
Recht im Rahmen der Kulturgeschichte, Springer-Verlag, 1954, p. 124 :
« Liberalitas und Animus donandi ».
163. Thucydide, II, 13, 1. Sur les fondations en Grèce, voir E. F. Bruck,
Totenteil und Seelgerät im griech. Recht ; B. Laum, Stiftungen in der griech.
und römischen Antike, réimpr. 1964, Scientia-Verlag ; M. Nilsson, Ges-
chichte der griech. Religion, 2e éd., vol. 2, p. 113-119 ; H. Bolkestein,
Wohltätigkeit und Armenpflege im vorchristlichen Altertum, 1939, p. 232-
235.
164. Laum, Stiftungen…, vol. 2, p. 3, n° 1 ; cf. vol. 1, p. 90, et p. 24, n. 1.
Il arrive qu’une fondation en l’honneur d’un dieu soit confiée à une cité qui
reçoit et gère le fonds (Laum, vol. 1, p. 156) ; d’autre part, quand un évergète
institue un fonds pour des sacrifices, il procure par là un festin aux habitants
de la cité (ainsi Laum, vol. 2, n° 21 ; cf. Nilsson, p. 114).
165. Laum, ibid., vol. 2, n° 46.
166. Id., ibid., vol. 1, p. 89 et 105 ; vol. 2, n° 68 et 62. Marrou, Histoire de
l’éducation dans l’Antiquité, p. 178 et 500. Je n’ai pu lire, de Ziebarth, Aus
dem griech. Schulwesen, 1914.
167. Laum, ibid., vol. 1, p. 105 ; vol. 2, n° 90 ; Marrou, ibid., p. 161.
168. Laum, ibid., vol. 1, p. 40-45.
169. Id., ibid., vol. 2, n° 129. Le désir de s’immortaliser, voilà, en dernière
analyse, la grande raison des fondations, écrit A. D. Nock, Conversion : the
Old and the New in religion from Alexander to Augustine, Oxford, 1933,
p. 229.
170. Laum, ibid., vol. 1, p. 47, et vol. 2, n° 151. En 182, un certain Alké-
sippos fonde en l’honneur d’Apollon et de la cité de Delphes un sacrifice
qui s’appellera Alkésippeia (Laum, vol. 2, n° 27). Pour les fondations des-
tinées à couvrir les frais d’une liturgie ou d’une prêtrise, Laum, vol. 1, p. 97,
et vol. 2, n° 162 par exemple : pour assurer perpétuellement l’exercice de la
gymnasiarchie, un gymnasiarque institue un fonds qui couvrira les frais de
cette fonction ; mais, si un futur gymnasiarque veut faire lui-même ces frais,
les revenus du fonds, inutilisés, reviendront à la cité qui les emploiera à
acquérir des terres à blé. Celui qui rend ainsi une fonction perpétuelle,
« éternelle », donne par là un exemple non moins éternel de générosité et
devient gymnasiarque « éternel » ; voir Heberdey et Wilhelm, Reisen in
Kilikien, p. 153 ; Laum, ibid., vol. 1, p. 46 et 97 ; L. Robert, dans Revue des
études anciennes, LXII. 1960, p. 294, et dans Revue de philologie, XLI,
1967, p. 42-43.
171. Laum, ibid., vol. 1, p. 133 et n. 3.
172. Bruck, Totenteil, p. 166 ; E. Rohde, Psyché, le culte de l’âme chez
les Grecs, p. 178-209.
173. Bruck, op. cit., p. 119-145.
174. Réception ou dexiôsis : Laum, ibid., vol. 1, p. 70, et vol. 2, n° 45,
dont le texte est à consulter plutôt chez Dittenberger, Sylloge, n° 1106 avec la
n. 23.
175. Banquet ou hestiasis : Laum, ibid., vol. 1, p. 72, et vol. 2, n° 50.
176. Les trois plus anciennes fondations (Posidonios à Halicarnasse,
Diomédon à Cos et Épictéta à Théra) sont familiales (Laum, ibid., vol. 2,
n° 117, 45 et 43).
177. Laum, ibid., vol. 1, p. 160-161 et 248-249.
Chapitre II (notes 178 à 195) 737
178. Id., ibid., vol. 1, p. 160 et 249.
179. Id., ibid., vol. 1, p. 72, et vol. 2, n° 50 ; pour l’équivoque entre le
culte des morts et celui des dieux, Nilsson, ibid., vol. 2, p. 116-117.
180. Diogène Laërce, V, 71 (Laum, ibid., vol. 2, n° 16) ; cf. Bruck, ibid.,
p. 159, n. 8. Pour l’immortalité « culturelle » des philosophes et pour le culte
des Muses, nous renvoyons une fois pour toutes à P. Boyancé,
Le Culte des muses chez les philosophes grecs, De Boccard, 1937.
181. Laum, ibid., vol. 1, p. 74, 98, 103.
182. Bruck, Totenteil, p. 157-276 ; cf. Ueber römisches Recht, p. 57.
183. Id., ibid., p. 173, 179, 181 : « L’origine des fondations funéraires est
le culte périodique des morts. »
184. Id., ibid., p. 194, 200, 201-212.
185. Laum, ibid., vol. 2, n° 43 ; cf. Inscriptiones Graecae…, vol. XII, Sup-
plementum, p. 85. L’étude fondamentale sur la fondation d’Épictéta est due à
P. Boyancé, Le Culte des muses…, p. 330 sqq.
186. Laum, ibid., vol. 2, n° 45 ; mais voir de préférence Dittenberger, Syl-
loge, n° 1106.
187. Plutarque, Nicias, 3, 7, trad. Flacelière.
188. Xénophon, Anabase, V, 3, 9 ; cf. Laum, ibid., vol. 2, n° 12 et 3.
189. Sur le désir d’immortalité, rappelons le passage célèbre de Platon,
Lois, 720 BC. Pour les Stoïciens, Sénèque, A Lucilius, lettre 102.
190. Bruck, ibid., p. 201 et 204.
191. Reason in Religion, p. 52, cité par Raymond Ruyer, Dieu des reli-
gions, dieu de la science.
192. L. Robert, dans Revue des études anciennes, LXII, 1960, p. 324.
193. Préceptes, 6 (Littré, Œuvres complètes d’Hippocrate, vol. 9, p. 259).
194. Bertrand de Jouvenel, De la politique pure, p. 195. Citons à ce sujet
le portrait que fait de son père, notable de Damas, l’historien et philosophe
Nicolas de Damas ; s’y mêlent des traits « sémitiques » (la douceur
biblique, l’éloge de la bienveillance et de la justice) et des expressions
hellénistiques : « La famille était illustre à Damas par sa modération et son
grand éclat ; bien qu’exceptionnellement riches, ils n’en tiraient en effet
pas le moindre orgueil, mais n’étaient inférieurs à personne en bonne répu-
tation et n’attachaient pas la moindre importance à leur richesse. En parti-
culier, Antipatros, père de l’historien, qui était en outre éminent par son
éloquence, ne fit jamais de mal à qui que ce fût, rendit au contraire d’in-
nombrables services, grâce à son éloquence, non seulement à la collec-
tivité, mais encore à beaucoup de ses concitoyens en particulier. Car,
honorant la justice si jamais homme l’a honorée, il apaisa par son arbitrage
d’innombrables querelles entre ses concitoyens et aussi entre sa patrie et
les dynastes du voisinage, et tous l’honoraient. Il se vit confier aussi d’in-
nombrables ambassades et curatèles et revêtit successivement toutes les
dignités de son pays » (Jacoby, Fragmente der griech. Historiker, 2. Teil,
A, p. 420, n° 90, fr. 131).
195. Eschine (qui, de toute évidence, a raison sur ce point, aux yeux des
rationalistes que nous sommes) doit faire des efforts désespérés pour faire
comprendre au peuple athénien qu’il ne suffit pas qu’un fonctionnaire ait
promis d’ajouter quelque chose de sa poche aux fonds publics pour que la
cité n’ait plus le droit de vérifier les comptes qu’il lui doit (Contre Ctési-
phon, 17-23) : encore faudrait-il qu’il soit d’abord établi, dit Eschine, que
cet évergète a réellement dépensé une somme supérieure à celle qu’il a
738 Chapitre II (notes 196 à 199)
reçue ; et même si le fonctionnaire avait refusé tout crédit public, la reddition
de comptes aurait encore une raison d’être : le fonctionnaire devrait attester
par écrit qu’il n’a rien reçu ni dépensé des fonds publics (Contre Ctésiphon,
22).
196. Polybe, XXVIII, 7, 7.
197. Xénophon, Helléniques, VI, 1, 2 ; G. Busolt, Griechische Staats-
kunde, vol. 1, p. 360 ; comparer le pouvoir de Protogénès à Olbia (Busolt,
p. 484, n. 1).
198. A l’époque hellénistique et même romaine, la politique des cités
continue d’être faite par des orateurs, comme au temps de Démosthène
(Dion de Pruse est une sorte de conseiller panhellénique) ; « c’est la parole
et les adjurations politiques qui comptent », écrit L. Robert dans Laodicée
du Lycos, le Nymphée, De Boccard, 1969, p. 306 ; voir aussi L. Robert,
Monnaies grecques, Droz, 1967, p. 25 ; « Les juges étrangers dans la cité
grecque », dans Festschrift für P. J. Zepos, vol. 1, p. 778 ; « Théophane
de Mytilène à Constantinople », dans Comptes rendus de l’Académie
des inscriptions, 1969, p. 42 : « La cité grecque n’est pas morte à Ché-
ronée ».
199. L’évergétisme n’est pas redistribution sociale, compensation poli-
tique, conséquence des rivalités politiques ou sociales, mais contre-affect
d’une dynamique de groupe pour des fonctions politiquement non déci-
sives ; il est du domaine des human relations et des gestes symboliques. Et
c’est pourquoi il existe aussi dans des associations privées, les collèges
cultuels hellénistiques ou les collèges cultuels et professionnels du monde
romain (et de l’Égypte romaine) ; voir F. Poland, Geschichte des griech.
Vereinswesen, réimpr. 1967, Leipzig, p. 495-498 ; M. San Nicolo, Aegyp-
tisches Vereinswesen zur Zeit der Ptolemäer und Römer, 2e éd., C. H. Beck,
1972, p. 156. C’est ainsi que la somme honoraire des cités romaines et
aussi des cités grecques (voir plus loin) ressemble au droit d’entrée des
collèges : elle est une sorte de droit d’entrée au Conseil ; les magistrats des
collèges remplissent souvent leurs fonctions à leurs propres frais, comme
les magistrats des cités (voir par exemple Dittenberger, Sylloge, n° 1101,
ligne 14) ; et des mécènes font du bien aux collèges comme aux cités ou
instituent des fondations à leur mémoire auprès de cités comme auprès de
collèges. En un mot, l’évergétisme n’est pas un phénomène politique, mais
plus largement un phénomène organisationnel. Comme la cité, le collège
procure un public auprès duquel le mécène peut se mettre en valeur ; il
constitue une organisation que des leaders feront marcher à leurs propres
frais pour y avoir le plaisir de diriger et d’organiser ; il est le lieu d’une
dynamique de groupe où chacun se sent des devoirs envers ses confrères
et a quelque pudeur à ne pas s’immoler lui-même lorsque les autres s’im-
molent ; enfin, comme la cité, le collège poursuit des valeurs qui peuvent
intéresser un mécène. Pour les mêmes raisons, l’évergétisme se retrouve
dans ces associations très particulières que sont les synagogues juives :
l’archonte ou le géronte de la synagogue fait des libéralités ou verse une
somme honoraire (J. Juster, Les Juifs dans l’Empire romain, vol. 1, p. 441 ;
L. Robert dans Revue de philologie, 1958, p. 41), et c’est pourquoi le titre
de géronte peut être décerné à une femme, de même que les dignités des
cités grecques pouvaient être décernées à des femmes, si elles payaient
(voir plus loin, n. 261 ; Juster, vol. 1, p. 441, n. 8 ; cf. E. Schürer, Ges-
chichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, 1909, vol. 3, p. 95).
Chapitre II (notes 200 à 209) 739
Chez les chrétiens, on sait par exemple que le futur hérésiarque Marcion,
notable et riche armateur de Sinope, se rend à Rome, y entre dans la
communauté chrétienne et lui fait don d’une somme importante, qui lui fut
rendue quand il en fut exclu (Tertullien, Ad Marcionem, IV, 4 ; De praes-
criptione, 30 ; cf. Harnack, Mission und Ausbreitung des Christentums,
vol. 1, p. 177, n. 1 et p. 180). Comme on voit, le système évergétique se
retrouve partout dans le monde hellénistico-romain, tant en Orient grec
qu’en Occident latin ou dans la Diaspora, tant dans les cités que dans les
associations privées ; sa diffusion s’explique donc par deux espèces de
causes : ses causes propres, et l’imitation : il est devenu un système
de financement, une recette technique, que l’on imite partout parce qu’on
en a partout l’exemple sous les yeux et qu’on n’imagine pas d’autre
recette.
200. Éthique à Nicomaque, VIII, 16 (1163 B 3) ; ici « évergésie » désigne
la bienfaisance en général, envers un individu ou une collectivité.
201. Aristote, Rhétorique, I, 5, 9 et I, 9, 6 (1361 A 27 ; 1366 B 4).
202. Les privilèges ou gera sont attachés à une fonction ; les enclos sacrés
renferment des tombeaux de morts illustres et honorés, tombés à Marathon
ou aux Thermopyles ; on y lit une épitaphe en vers.
203. Sur le culte proprement dit des grands évergètes et fondateurs
auxquels la cité offrait des sacrifices et qui étaient ensevelis, non pas hors
de la ville, mais sur l’agora ou au gymnase, voir, ici même, chapitre III,
n. 4 ; L. Robert, Études anatoliennes, p. 45 ; et dans Bulletin de correspon-
dance hellénique, 1926, p. 499 ; dans L’Antiquité classique, 1966, p. 420-
422 ; dans Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 1969, p. 60,
n. 1.
204. J. et L. Robert, La Carie, vol. 2, p. 109, n° 11. En général, sur les
honneurs à l’époque romaine, W. Liebenam, Städteverwaltung im römischen
Kaiserreiche, réimpr. 1967, Bretschneider, p. 121-133.
205. Par opposition à l’Assemblée, réservée aux seuls citoyens, les spec-
tacles avaient pour spectateurs « tous les Grecs » (Eschine, Contre Ctési-
phon, 43).
206. P. Veyne, « Les dédicaces grecques et latines », dans Latomus,
XXI, 1962, p. 84-94. D’une manière générale, il semble qu’en Grèce les
honneurs aux hommes dérivent des honneurs aux dieux ; la plus ancienne
espèce d’honneur public semble avoir été celle-ci : la cité fait don à un
citoyen méritant d’une somme déterminée et le charge de remercier les
dieux en leur offrant avec cette somme des sacrifices ou des anathemata ;
le citoyen qui a le mérite d’avoir fait réussir une entreprise est par là
chargé de remercier lui-même les dieux de cette réussite publique, et la
cité lui donne l’argent qu’il faut pour cela. De même, quand une cité
consacre aux dieux la statue d’un général, elle honore ce général en
remerciant les dieux de sa victoire. Voir sur tout cela Eschine, Contre Cté-
siphon, 187 et 46.
207. Platon, Hippias majeur, 281 BC.
208. Eschine, Contre Ctésiphon, 187 ; cf. Busolt et Swoboda, Griech.
Staatskunde, vol. 2, p. 953-954.
209. Eschine, op. cit. Les honneurs finissent par être stéréotypés et hié-
rarchisés : on décernera à un citoyen ou à un étranger méritants les « pre-
miers honneurs », les « seconds honneurs », les « premiers et les seconds »,
et ainsi de suite jusqu’aux sixièmes (Liebenam, Städteverwaltung, p. 132).
740 Chapitre II (notes 210 à 215)
Pour la gravure des décrets (à distinguer de leur publication par affichage sur
tableau), voir Wilhelm, Beiträge, p. 259.
210. Ce sont les statues de Conon (Pausanias, I, 3, 2 ; Démosthène, XX,
69), de Chabrias, de Timothée et d’Iphicrate (Eschine, Contre Ctésiphon,
243).
211. Strabon, IX, p. 398 C ; Pline, Histoire naturelle, XXXIV, 27 ;
Diogène Laërce, V, 75, 77, 82.
212. Friedländer, Sittengeschichte Roms, vol. 3, p. 65-69.
213. Sur cette pensée par types ou essences, G. Jellinek, Allgemeine
Staatslehre, 3e éd., 1922, p. 36 ; Husserl, Expérience et Jugement, trad.
Souche, PUF, 1970, p. 233.
214. « A l’endroit le plus fréquenté » : voir par exemple Dittenberger,
Sylloge, n° 711 L 40 ; « où il veut » : par exemple Wilhelm, Neue Beiträge,
IV (Akad. Wiss. in Wien, Sitzungsberichte, 179, 6, 1915), p. 44, et dans
Jahreshefte der österreich. Akad., X, 1907, p. 17 ; dans le grand décret du
koinon d’Asie en l’honneur de Ménogénès qui a été découvert à Sardes,
Ménogénès reçoit le droit d’élever son portrait dans la cité d’Asie qu’il
voudra. C’était un honneur supplémentaire que de laisser ainsi le choix de
l’emplacement au personnage honoré (Pline, Lettres, X, 8, 2). On lit, chez
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 11, 25, que la vestale Gaia
Taracia (héroïne d’une légende qui est le doublet de celle d’Acca Larentia)
« se vit décerner une statue avec le droit de l’élever où elle voudrait, ut
poneretur ubi vellet » : ce libellé suffit à dénoncer l’invention d’un histo-
rien hellénistique. Comme les honneurs publics romains, dès le dernier
siècle de la République, sont le décalque très fidèle des honneurs hellénis-
tiques, il est souvent question dans les textes romains de statues élevées
celebri loco ou ubi vellet ; ainsi Cicéron, Contre Pison, XXXVIII, 93 ;
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 2 ; Pline, Lettres, VIII, 6, 14 ;
Apulée, Floride, XVI, 36 (signalons le grand intérêt de ce texte pour le
mécanisme des honneurs publics : il mériterait tout un commentaire épi-
graphique).
215. Le fait est familier aux épigraphistes latins, qui connaissent du
reste le libellé honore contentus impensam remisit ; mais, comme la majo-
rité des faits en épigraphie latine, il est d’origine hellénistique : nous
avons cité plus haut (n. 144 et 152) le cas d’Irénias et du roi Eumène ;
citons aussi un décret de Pagai (Wilhelm, dans Jahreshefte der österr.
Akad., X, 1907, p. 17), un décret de Pergame (Hepding, dans Mitteilungen
des deutschen archäol. Instituts, Athen. Abteil., XXXII, 1907, p. 264 et 271),
le décret de Sestos en l’honneur de Ménas (Dittenberger, Orientis Graeci
inscriptiones, n° 339, ligne 42). L’intéressé pouvait, soit prendre à ses frais
sa statue, soit dispenser la cité de lui dresser la statue et ne pas se l’élever lui-
même non plus, mais se contenter du décret qui la lui décerne et qui
témoigne de ses mérites (comparer, chez Pline, Lettres, VII, 29, 2, la
conduite de l’affranchi Pallas : il se voit décerner par le Sénat une récom-
pense de 15 millions de sesterces et refuse la somme, se contentant de
l’honneur qu’était le sénatus-consulte qui la lui décernait). Voir Dion de
Pruse, Discours rhodien, XXXI, 114-115. Une cité peut, soit décerner elle-
même une statue et prévoir des crédits pour cela, soit simplement autoriser
par décret un personnage à s’élever lui-même la statue : dans l’un et l’autre
cas, le personnage honoré peut se contenter de l’honneur du décret, c’est-à-
dire, soit dispenser la cité d’élever la statue sans l’élever lui-même, soit
Chapitre II (notes 216 à 219) 741
faire à la place de la cité la dépense de la statue, soit ne pas s’élever lui-
même la statue qu’il est autorisé à s’élever. Quand une cité décerne une sta-
tue et est décidée à la payer elle-même, elle peut remettre l’argent à
l’intéressé, qui pourra, soit l’employer à se dresser une statue, soit conserver
l’argent ou en faire un autre usage : l’empereur Vespasien, apprenant qu’une
cité venait de lui décerner une statue d’un prix considérable, tendit la main
ouverte aux ambassadeurs et leur dit : « Voici la base : élevez-la tout de
suite » (Suétone, Vespasien, 23). Il arrivait parfois qu’un notable prît sur lui
la dépense d’une statue décernée à un tiers (L. Robert, Hellenica, IV, p. 141,
n. 2) ; il arrivait aussi que le personnage honoré employât l’argent à élever,
non pas sa propre statue, mais celle d’un dieu (d’où une épigramme de l’An-
thologie, XVI, appendice de Planude, 267 ; comparer Dion Cassius, LIV,
35 : Auguste, sur l’argent d’une collecte, ne s’élève pas de statues, mais en
élève à la Concorde et à la Paix). Un cas très différent est celui de statues
élevées par souscription ; par exemple, à Rhodes, la statue d’un gymna-
siarque est élevée par plus de 500 personnes (Inscriptiones Graecae, XII, 1,
n° 46) ; dans le domaine romain, le plus bel exemple est sans doute la base
de Sulpicius Félix à Sala, élevée par ses amici (J. Carcopino, Le Maroc
antique, p. 200).
216. Voir derechef le décret de Pagai, cité aux n. 214 et 215 (Wilhelm,
Jahreshefte des österr. Inst., X, 1907, p. 28-29).
217. Nous avons vu des évergètes acclamés au théâtre ou à leur entrée
dans la ville par toute la population (n. 142 et 218) et nous verrons la
population acclamer un notable pour l’amener à faire largesse (n. 303).
Chez Apulée, Métamorphoses, X, 19, un cortège accueille un notable à
son entrée dans la ville. Pline écrit qu’une cité dont il est le patron
« célèbre ses arrivées, adventus celebrat » (Lettres, IV, 1, 4). Une inscrip-
tion de Marathon fait connaître une entrée solennelle d’Hérode Atticus
(Svenson dans Bulletin de correspondance hellénique, 1926, p. 527). Cela
donnait lieu à un décret « de réception » (magnifique exemple : Sylloge,
n° 798, lignes 15-fin).
218. Voir n. 274 ; comparer Dessau, Inscriptiones latinae selectae,
n° 5062 : un notable de Minturnes prend à sa charge un spectacle de gladia-
teurs « que le peuple lui avait demandé lors de la célébration de son
cortège », postul(ante) populo q(uando) process(us) editio celebrata est (il
s’agit du cortège ou processus des nouveaux magistrats municipaux ou
duumviri, qui est comparable au processus des nouveaux consuls, sur lequel
voir H. Stern, Le Calendrier de 354, p. 158).
219. Sur le vocabulaire affectif familial qui est appliqué à la cité, voir ici
n. 146. Pour les titres des évergètes, en particulier celui de « nourricier »,
L. Robert, Hellenica, XI-XII, p. 569-576. Le nom d’évergète est lui-même
un titre officiellement décerné (voir par exemple la liste des évergètes de
Pergame dressée par Chr. Habicht dans Istanbuler Mitteilungen, IX-X,
1959-1960, p. 118, n. 2). Pour le titre de « fils de la ville », voir maintenant
L. Robert dans Laodicée du Lycos, le Nymphée, p. 317, n. 4 (filius publi-
cus, traduit Apulée, Métamorphoses, IV, 26) ; on connaît aussi des titres
tels que « mère de la métropole » ou, à Sparte, « Hestia de la cité ». Pour
« nourricier », L. Robert, Monnaies grecques, Droz, 1967, p. 66. « Nourri-
cier et fondateur », lit-on dans la colonie de Parlais (L. Robert, Hellenica,
VII, p. 78) ; un fondateur, sous l’Empire, est un évergète qui a attiré sur la
cité la protection ou la grâce de l’empereur (J. et L. Robert, La Carie,
742 Chapitre II (notes 220 à 221)
vol. 2, p. 163) ou qui a fait construire des édifices publics (Hellenica, XI-
XII, p. 575) ; on trouve dans la colonie de Sinope la traduction latine de ce
titre, conditori patriae (L’Année épigraphique, 1916, p. 339, n° 120). Un
« fondateur » est un homme qui « orne sa cité », un kosmopolis (L. Robert,
Études anatoliennes, p. 349), ce qui a un équivalent en Tripolitaine, où des
évergètes portent le titre d’ornator patriae (ces inscriptions sont des
bilingues latines et néo-puniques, si bien que le titre latin est accompagné
de sa traduction néo-punique ; voir J. M. Reynolds and J. B. Ward Perkins,
The Inscriptions of Roman Tripolitania, index p. 264 ; on voit que, quoi
qu’on ait dit, le titre d’ornator patriae n’a pas une origine punique : il a
une origine grecque ; le néo-punique est une traduction du latin, lequel est
une traduction du grec). Pour l’exclamation « Océan ! » ou « Nil ! », J. et
L. Robert, « Bulletin épigraphique », dans Revue des études grecques,
1958, p. 207, n° 105 ; dans La Clé des songes d’Artémidore de Daldis, qui
rêve d’un fleuve sera évergète (p. 147 2-7 Pack) et sera en même temps
le chef de sa cité. Précisément un autre titre d’honneur est « premier de la
cité », ou « premier de l’île » (à Malte, dans Inscriptiones Graecae, XIV,
601, avec un rapprochement avec Les Actes des apôtres, 28, 7) ainsi que
« premier de la province » ou (en Asie) « premier des Grecs » (Dittenber-
ger, Orientis Graeci inscriptiones, n° 528 ; L. Robert dans Annuaire des
Hautes Études, 1964-1965, p. 180 ; cf. P. Veyne dans Bulletin de corresp.
hellénique, 1966, p. 150, n. 2). Disons à ce sujet que l’étude du patronat de
cité dans le monde romain est à reprendre : le patronat n’est pas une fonc-
tion obligeant à des activités définies, c’est un titre, celui de patronus,
qui est décerné à des bienfaiteurs pour les remercier ; c’est un mot (et non
une chose) comparable à « fils de la ville » ou à « fondateur » ; le titre de
patronus peut être décerné pour les mérites les plus divers, et l’étude de ces
mérites n’est pas celle du « patronat de cité », mais celle des bienfaits que
l’on pouvait rendre aux cités romaines ; de même, étudier chez nous les
décorations ou la Légion d’honneur n’est pas la même chose qu’étudier les
raisons très diverses pour lesquelles un homme peut être décoré, ce qui
reviendrait à étudier une bonne partie du fonctionnement de la société
française.
220. L. Robert, « Sur une liste de Courètes à Éphèse », dans Arkhaiologikè
Ephemeris, 1967, p. 131 ; un patroboulos est un fils de membre du Conseil,
successeur désigné par son père et comme tel associé dès l’adolescence aux
travaux du Conseil. Cf. J. Declareuil, Quelques Problèmes d’histoire des ins-
titutions municipales, 1911, p. 188.
221. Sur les décrets de consolation, E. Norden, Die antike Kunstprosa,
vol. 1, p. 448 ; L. Robert, Hellenica, III, p. 15 ; et dans Laodicée du Lycos,
p. 324, ainsi que dans L’Antiquité classique, XXXVII, 1968, p. 407, n. 6 ;
je n’ai pu lire O. Gottwald, « Zu den griech. Trostbeschlüssen », dans
Commentationes Vindobonenses, 3, 1938, p. 5-19. Ce topos, dont
Ménandre le Rhéteur a fait la théorie, est résumé chez Pline, Lettres, II, 7,
5 : il sert à la mémoire du mort, à la consolation des parents et à donner
l’exemple ; c’est une variante du décret de témoignage honorifique,
comme il ressort de la XIV e Philippique de Cicéron, XI, 31. Comme
exemples, citons, en grec, le décret Sylloge, n° 889, et en latin un décret
de Sicca, Corpus, VIII, n° 15880. Pour les funérailles publiques, voir
un décret de Capoue, Corpus, X, n° 3903, et de nombreux exemples
grecs (Athènes, Épidaure, Amorgos, Aphrodisias, Olbia, Odessos…) ;
Chapitre II (notes 222 à 226) 743
cf. J. et L. Robert, La Carie, vol. 2, p. 176, sur un type d’inscription hybride,
à la fois funéraire et honorifique.
222. Par exemple dans deux décrets honorifiques de Magnésie du
Méandre ( O. Kern, Inschriften von Magnesia, n° 92 A et B et n° 94). Sur
l’indication du nombre des voix à la fin des décrets, voir Wilhelm, Neue Bei-
träge, VI, Akad. Wiss. in Wien, Sitzungsberichte, 183, n° 3, 1921, p. 5 ;
L. Robert dans Revue des études anciennes, 1963, p. 304 et dans Annuaire
du Collège de France, 1963-1964, p. 365.
223. Sylloge, n° 898. Dans la partie latine de l’Empire, les choses se pas-
saient de la même manière que dans ce document grec : pour les décrets
honorifiques, et pour ceux-ci seulement, le peuple était associé au Conseil et
son vote avait lieu par acclamations ; ce que l’épigraphie latine, toujours
plus chiche de précisions (et soucieuse d’épargner la dépense de graver des
textes longs), exprime par les simples mots decreto Ordinis et populi (ou
parfois Ordo censuit consentiente populo, Dessau n° 6530 ; succlamante
populo, n° 6113). Sur le vote des décrets honorifiques par acclamation
populaire, voir Isidore Lévy, « Études sur la vie municipale de l’Asie
Mineure », dans Revue des études grecques, VIII, 1895, p. 208, 212, 214.
C’est l’occasion de dire que la fameuse formule S. P. Q. R., « le Sénat et
le peuple romain » (ou plutôt « romains », car l’adjectif qualifie les deux
substantifs, puisqu’on lit chez Salluste populus senatusque Romanus) n’a pas
un sens très différent : elle fait son apparition en épigraphie vers le début de
l’Empire, pas avant, c’est-à-dire à une époque où le peuple vient d’être
dépouillé de tout rôle politique, si ce n’est que des représentants
des tribus urbaines jouent à Rome le rôle de brigade des acclamations ; la
formule S. P. Q. R. signifie que désormais le Sénat suffira à représenter le
peuple et que ses décrets seront censés représenter la volonté populaire ; cf.
Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 1258, n. 4.
224. Louis Robert « Épigraphie », dans Encyclopédie de la Pléiade :
L’histoire et ses méthodes, p. 8-10 du tiré à part ; L. Wenger, Die Quellen
des römischen Rechts, 1953, p. 61, n. 1. C’est l’occasion de redire tout ce
que nous devons à l’enseignement de Louis Robert aux Hautes Études.
225. Lire à voix basse, s’entend, et non pas lire des yeux ; dans l’Anti-
quité, on ne lisait jamais des yeux, ou plutôt lire des yeux était considéré
comme un exploit, accessible seulement à des esprits supérieurs. D’où la
portée de la formule qu’on lit sur tant de tombeaux antiques : « Voyageur,
arrête-toi et lis » ; la lecture à voix basse ranimait l’épitaphe, et c’était bien
de vive voix que le lecteur prononçait l’adieu que l’épitaphe lui demandait
aussi de prononcer ; de plus, le lecteur prononçait également le nom du
défunt et le faisait revivre par sa voix ; cf. A. D. Nock, Essays on Religion
and the Ancient World, vol. I, p. 359 ; C. Jullian, Histoire de la Gaule,
vol. 6, p. 253, n. 6 ; E. Norden, Die antike Kunstprosa, vol. 2, p. 451 ;
H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, p. 124, 215, 270.
D’où Dion de Pruse, XVIII, 6 : « Mieux vaut se faire lire que de lire
soi-même, car le plaisir est plus grand quand on est débarrassé de la tâche de
la lecture. »
226. L’emploi de martyria au sujet d’un texte épigraphique se lit chez
Démosthène, Contre Leptine, 149 : les décrets gravés dans les sanctuaires
sont autant de « témoignages » des faveurs du peuple. Un décret honori-
fique fait deux choses : il témoigne des mérites d’un homme (martyria) et
il décerne un honneur (timê) à cet homme ; le témoignage, en lui-même,
744 Chapitre II (note 227)
est au fond un premier degré de récompense, d’honneur ; il est même le
seul honneur qu’on puisse recevoir des autorités suprêmes, de l’empereur
et du gouverneur de la province, qui n’en décernent pas d’autres et se
contentent de délivrer par lettres des espèces de certificats : les inscriptions
du tombeau d’Opramoas, dont on parlera plus loin, et, en Occident latin, le
Marbre de Thorigny en sont des exemples. Il y a une seconde espèce de
quasi-honneur : le fait de faire graver le témoignage, au lieu de le laisser
dormir dans les archives de la cité. Bien entendu, tout personnage honoré
peut faire graver, s’il lui plaît, un décret qui l’honore et dont la cité n’a pas
manqué de lui communiquer le texte : il le fera graver par exemple sur son
tombeau ; mais le quasi-honneur consiste en ce qu’une cité peut décider de
le faire graver elle-même, dans un emplacement public (tandis qu’un parti-
culier, serait-il honoré, n’a évidemment pas le droit de faire graver un texte
dans un emplacement public) ; la cité peut aussi faire graver le texte sur
une table de bronze qu’elle fera remettre à l’intéressé (Sylloge n° 889, ligne
36). Cela s’appelle epigraphè : ce mot désigne toute inscription en tant
qu’honorant un homme (il peut s’agir d’un décret que la cité fait graver ;
ou du droit qu’elle accorde à un évergète de faire figurer son nom dans
l’inscription monumentale d’un édifice public qu’il a fait construire
à ses frais, cf. n. 319 ; ou enfin du droit qu’elle accorde à un magistrat
ou liturge méritant de mentionner son nom sur les anathemata, phiales ou
statue, qu’il est autorisé par elle, après reddition des comptes, à consacrer
aux dieux pour les remercier de son heureuse et loyale gestion, cf. n. 95 :
par exemple, dans le décret de Sestos, Sylloge n° 339, lignes 40 et 94 avec
la n. 20, l’évergète Ménas pourra faire graver son nom sur les imagines cli-
peatae qu’il consacrera aux dieux à sa sortie de charge). Donnons un
exemple, pris au hasard, du quasi-honneur de la gravure ; ce sera le décret
Sylloge n° 721 : la cité crétoise de Cnossos décerne des honneurs et des
privilèges à un étranger, à un littérateur de Tarse qui avait écrit un livre à la
gloire de Cnossos ; elle décide aussi de faire graver le texte du décret dans
le sanctuaire du grand dieu de Cnossos, Apollon Delphidios, et aussi de
demander aux Athéniens de Délos de bien vouloir faire afficher le même
décret dans leur sanctuaire de Délos ; de plus, elle communique une copie
du décret à la cité de Tarse, afin que les compatriotes du littérateur sachent
quelle gloire est la sienne. – Bien entendu, les Romains ont imité tous ces
usages ; par exemple, le Sénat romain pouvait décider l’affichage sur
bronze d’un sénatus-consulte honorifique (Pline, Lettres, VIII, 6, 13-14) ;
le Sénat avait évidemment connu tous ces usages hellénistiques à travers
les décrets grecs dont la copie lui avait été communiquée, ou encore pour
avoir vu faire les provinciaux : Cicéron n’ignore pas que, dans la province
de Sicile, les cités honorent un évergète en lui envoyant une copie sur
bronze du décret en son honneur (De signis, LXV, 145) ou encore en affi-
chant une copie du décret sur le mur de la salle du Conseil (De praetura
Siciliensi, XLVI, 112). Ce sont autant de manières de témoigner des
mérites du personnage honoré : le latin testimonium est la traduction
consacrée de martyria chez Cicéron et ce mot désigne un décret ou un
sénatus-consulte honorifiques. – Outre martyria et epigraphè, un autre mot
à étudier serait hypomnêma.
227. Sur les décrets de témoignage, L. Robert, Opuscula minora selecta,
vol. 1, p. 617 ; Hellenica, III, p. 123, et XIII, p. 207 ; et dans L’Antiquité
classique, XXXVII, 1968, p. 409. Pour Opramoas, voir plus loin, n. 353.
Chapitre II (notes 228 à 235) 745
228. Démosthène, Sur la couronne, 120 (267) ; Eschine, Contre Ctési-
phon, 246.
229. Sur la clause hortative, L. Robert, Annuaire de l’école des Hautes
Études, 1968-1969, p. 165 ; les Romains n’ont pas manqué de décalquer
cette clause dans leurs sénatus-consultes (ainsi Pline, Lettres, VIII, 6, 13) et
leurs décrets municipaux.
230. Ces inscriptions sont des décrets honorifiques ou plutôt des copies
de décrets ; des bases de statues élevées à des dignitaires en vertu d’un
décret honorifique (à l’époque romaine, ces bases deviennent plus nom-
breuses que les copies de décrets) ; des épitaphes de notables qui se préva-
lent de leurs évergésies (surtout à l’époque romaine) ; des dédicaces
d’édifices ou d’œuvres d’art offerts à la cité par un magistrat à titre d’é-
vergésie. Les formules varient : κ τν δων, ξ οκεων ναλωμτων
ou δαπανημτων, ou encore οκοθεν (Inscriptiones Graecae, editio
minor, II-III, n° 3592, 3687, 3669 et référ. ; Ad. Wilhelm, Beiträge, p. 101-
102 ; L. Robert dans Revue des études anciennes, LXII, 1960, p. 321 ;
maintenant dans Opuscula minora selecta, vol. 2, p. 321 ; voir un magni-
fique exemple du mot chez Lydus Magister, opposant le consulat, qui oblige
à des largesses, et la préfecture urbaine, qui est gratuite : De magistratibus,
2, 8, p. 173, Bekker) ; ou α τθεν(Inscriptiones Graecae, V, 1, n° 536).
Voir en général Ad. Wilhelm, Attische Urkunden, 5. Teil, p. 115. – Même
phénomène dans les associations privées, dont les dignitaires remplissent
les fonctions à leurs frais ; voir F. Poland, Griech. Vereinswesen, 1909,
p. 496.
231. Innombrables exemples. Quand un ambassadeur renonce ainsi à ses
indemnités (διον ou, moins souvent μεθδιον), l’ambassade est faite
προ κα ou δωρεν, gratuitement ; c’est la legatio gratuita de l’évergétisme
romain ; pour un exemple grec précoce d’ambassade gratuite, citons le décret
de Samos pour Boulagoras (Pouilloux, Choix, n° 3) et celui d’Araxa pour
Orthagoras (n° 4).
232. Wilhelm, Attische Urkunden, 5. Teil, p. 116. On connaît dans la Pérée
de Rhodes, un « gouverneur sans émoluments », hâgemôn amisthos (Samm-
lung der griech. Dialektinschriften, n° 4275).
233. Exposé d’ensemble par H. Francotte, Les Finances des cités
grecques, réimpr. 1964, Bretschneider, p. 129-156, qui souligne les diffé-
rences avec le système budgétaire des modernes : la loi budgétaire grecque
n’est pas annuelle ; le principe d’unité budgétaire n’existe pas et le budget se
compose de plusieurs petits budgets séparés ; le principe d’unité de caisse et
de non-affectation des dépenses à des recettes déterminées n’existe pas
davantage. – Nous avons étudié à cette occasion Les Finances publiques de
L. Trotabas, Dalloz, et Le Traité de la science des finances de Leroy-Baulieu,
1879. Sur les dépenses extraordinaires, E. Szanto, Ausgewählte Abhandlun-
gen, p. 112. Sur τ γυμνασιαρχικν, Ad. Wilhelm, Neue Beiträge, V,
p. 44 ; sur la διοκησις et les avances de fonds, Neue Beiträge, VI p. 69 ; sur
l ’ξαιρομενον Attische Urkunden, V, p. 110-114.
234. L. Robert dans Arkhaiologiké Ephemeris, 1969, p. 28 ; Monumenta
Asiae Minoris, vol. VI, p. 87, n° 180.
235. Cette somme représente donc peut-être 120 000 francs – à supposer
que les rapports des prix et des utilités soient les mêmes dans l’Antiquité
et à notre époque et que la taille d’un « budget » grec soit comparable à l’é-
normité des budgets modernes, même municipaux.
746 Chapitre II (notes 236 à 246)
236. προσαναλσκειν ou προσδαπαναν. Ainsi Sylloge, n° 691, 5 :
avant 130 avant notre ère, un gymnasiarque « fit, pour distribuer de l’huile,
un supplément de dépense, de sa propre bourse, en plus de la somme qui lui
avait été impartie, (πρς τ μερισθν) ». Pour μερζειν, Francotte,
Finances, p. 236.
237. L. Robert dans Laodicée du Lycos, le Nymphée, Université Laval,
Recherches archéologiques, De Boccard, 1969, p. 314.
238. Citons par exemple, à Attaleia de Lydie, l’inscription Athenische Mit-
teilungen, XXIV, 1899, p. 221, n° 55 : un homme « aimant sa patrie, et
évergète », a « exercé fastueusement et honorablement, à ses propres frais, la
stratégie, l’hipparchie, la nomophylacie, l’agoranomie et la sitonie ».
239. Voir un passage très net d’Énée le Tacticien, XIII, 1-4. Pour les prêts
sans intérêts, voir par exemple Orientis Graeci Inscriptiones, n° 46, et Ch.
Michel, Recueil d’inscriptions grecques, n° 456 : à la haute époque hellénis-
tique, ce sont des prêts sans intérêts qui permettent à Halicarnasse d’élever un
portique et un gymnase. Plus généralement, voir E. Szanto, Ausgewählte
Abhandlungen, 1906, p. 11-73 : Anleihen griechischer Staaten.
240. Ainsi, vers 274, à Érythrée, les stratèges versent κ τν δν des
sommes nécessaires pour l’entretien de mercenaires qui venaient d’occuper
la ville (Sylloge, n° 410).
241. L. Robert dans Laodicée du Lycos, p. 359.
242. Sur les sébastophantes, qui s’occupent du culte impérial (le mot est
formé sur le modèle d’Hiérophante), voir L. Robert dans Revue des études
anciennes, 1960, p. 321, maintenant dans Opuscula minora selecta, vol. 2,
p. 837 ; H. W. Pleket, « An aspect of the Emperor cult : imperial mysteries »,
dans Harvard Theological Review, 58, 1965, p. 338.
243. L. Robert dans Laodicée du Lycos, p. 314, n. 10. De même, à
Athènes, sous l’Empire, il n’est pas rare qu’au lieu d’organiser et de finan-
cer les fêtes qui comportaient un concours, comme c’était leur office, les
agonothètes réparassent les routes ou équipassent un navire (D. J. Geagan,
The Athenian Constitution after Sulla, Princeton, 1967, p. 133). Mêmes
transferts de libéralités dans l’évergétisme romain. Voir notre chap. IV,
n. 416-422.
244. A quoi s’ajoute une autre évolution : les magistrats offrent avec
prédilection un édifice ou un élément d’édifice, pour qu’il soit le monu-
ment de leur fonction ; par exemple les agoranomes font cadeau de quelque
objet qui sert à l’équipement du marché ou à sa décoration : banc, tables,
portique, boutiques, mesures de capacité, statues de divinités telles que la
Justice ou l’Abondance (L. Robert dans Laodicée du Lycos, p. 259). La rai-
son d’être de ces offrandes était surtout de porter le nom du magistrat : le
désir d’inscrire son nom aboutissait ainsi à multiplier constructions et sta-
tues. Il en sera de même en Afrique romaine, où la statue devient une sorte
de manie.
245. Porter la libéralité à son comble, μηδεμαν περβολν καταλιπε ν
ou πολιπε ν : voir Dunant et Pouilloux, Thasos, vol. 2, p. 105, n. 1.
Chez Philostrate, Sophistes, la formule est employée pour les générosités
d’Hérode Atticus (p. 552, début) et d’un prostate des concours pythiques (II,
27, p. 616).
246. L. Robert, Monnaies antiques en Troade, Droz, 1966, p. 26. « Four-
nir » traduit χορηγε ν (Ad. Wilhelm, Neue Beiträge, V, p. 46 ; L. Robert,
Hellenica, XI-XII, p. 123, n. 2).
Chapitre II (notes 247 à 254) 747
247. L. Robert dans Laodicée du Lycos, p. 268.
248. Parmi de nombreux exemples, citons le décret de Pagai en l’honneur
de Sotélès, commenté par Ad. Wilhelm dans Jahreshefte des österr. arch.
Instituts, X, 1907, p. 28-29.
249. L. Robert dans Revue de philologie, XLI, 1967, p. 43.
250. Voir par exemple le tableau des magistratures et des liturgies
d’Athènes, sous l’Empire, et des prestations correspondantes, chez D.
J. Geagan, The Athenian Constitution after Sulla, p. 128.
251. Les inscriptions qualifient la gymnasiarchie, tantôt de liturgie, tantôt
de magistrature ; voir le grand article « gymnasiarchos » de l’Encyclopédie de
Pauly et Wissowa, par J. Oehler, col. 1975-1976 et 1981 ; on la qualifie aussi
de philotimia (1985), c’est-à-dire de munificence. – Pour la transformation
des magistratures en liturgies, voir par exemple U. Wilcken, Einführung in
die Papyruskunde, vol. 1, p. 342 et 350 ; Isidore Lévy, « Études sur la vie
municipale en Asie Mineure », dans Revue des études grecques, 1899,
p. 256 ; E. P. Wegener, « The Boule and the nomination to the Arkhai in the
Metropoleis of Roman Egypt », dans Mnemosyne, 1948, p. 15 et 297 : « Au
second siècle déjà, les ρχα n’étaient plus que des honores, en ce sens que,
l’élite sociale des métropoles étant forcée de se sacrifier de bon ou de mauvais
gré, la différence entre ρχα et λειτουργαι s’évanouit. »
252. Philostrate. Vies des Sophistes, II, 20, p. 600, écrit : « Les liturgies
qu’on estime les plus grandes à Athènes, l’archontat éponyme et la stratégie
des hoplites… » ; c’étaient les deux magistratures suprêmes. De même, II, 1,
p. 550 : Hérode Atticus exerce la liturgie d’archonte éponyme. Nous revien-
drons sur la question en étudiant, à Rome, la distinction entre honores,
menera et munera sordida.
253. Sur la transformation des liturgies par Démétrios, ou à l’époque de
Démétrios, voir W. S. Ferguson, Hellenistic Athens, 1911, p. 55, 99, 290,
473 ; E. Bayer, Demetrios Phalereus der Athener, 1942, p. 47, 70-71 ;
P. Roussel dans l’Histoire grecque de la collection Glotz, vol. 4, 1re partie,
p. 327. Athènes hellénistique a une autre liturgie, qui est monétaire : des
liturges ont assuré le monnayage « stéphanéphore » (« du nouveau style »),
comme l’a brillamment établi Margaret Thompson, The New Style Silver
Coinage of Athens, The American Numismatic Society, New York, 1961.
254. Pour l’agonothésie, le document est l’inscription Sylloge, n° 1809.
L’agonothète se mit à faire les frais des chorégies, dit Beloch, Griechische
Geschichte, vol. 4, 1re partie, p. 148, n. 3. Par exemple, Euryclidès, tout-
puissant à Athènes au temps de la Guerre Démétriaque, dépensa 7 talents
pour son agonothésie (Sylloge, n° 497). Mais déjà, à Athènes classique, on
attendait, des commissaires aux fêtes, qu’ils contribuassent, par piété, à la
splendeur de la fête (Bœckh, Staatshaushaltung, p. 273). Ainsi, à Athènes
des deux vieilles grandes liturgies, l’une, la chorégie, ressuscite sous la
forme hellénistique d’agonothésie, l’autre, la triérarchie, disparaît obscuré-
ment ; enfin l’évolution des mœurs rend très importante une vieille liturgie
secondaire, la gymnasiarchie (voir plus loin). Pour les générosités person-
nelles d’un agonothète, citons une inscription de Lébadée où, au IIe siècle
avant notre ère, un agonothète d’un concours fédéral institué en l’honneur
de Zeus déclare : « J’ai fait remise aux cités de la totalité de la contribution
qu’elles devaient verser pour le concours ; j’ai payé personnellement toutes
les dépenses pour les sacrifices et pour le concours ; je n’ai porté en
compte ni les sommes versées au personnel et au sous-secrétaire, ni la pré-
748 Chapitre II (notes 255 à 256)
paration de la stèle, ni la transcription des vainqueurs, ni la gravure des
comptes, des décrets et des autres textes ; la recette que j’ai encaissée
(…), je l’ai transmise à l’agonothète qui me succède, après y avoir prélevé
de quoi faire une phiale que j’ai consacrée à Zeus » (Nouveau Choix
d’inscriptions grecques par l’Institut Fernand-Courby, Les Belles Lettres,
1971, n° 22).
255. Une seconde raison, plus grave encore, de dégradation de la vie
publique, est que les notables sont également démoralisés par la responsa-
bilité collective qui pèse sur eux en ce qui concerne l’impôt impérial : les
fonctions publiques ne sont plus qu’un prétexte à évergésies et à impôts, ce
qui, moralement encore plus que financièrement, vide le système de la cité
de son sens. – Sur l’évergétisme comme ruinant la vie publique, il suffira
de citer une page d’un orateur itinérant de la Seconde Sophistique, qui se
passe de commentaire et dont le langage vigoureux s’explique par la tradi-
tion des harangues politiques et de la diatribe cynique (Dion de Pruse,
XXXIV, Second Tarsique, 28-32) : « Mais quoi, me direz-vous, nos conci-
toyens ne sont-ils pas capables de voir ce que tu crois nous apprendre et de
donner conseil ? – Comment le croire ? Si, dans les cités, l’élite qui gou-
verne était capable de découvrir la bonne solution, tout finirait bien pour
tout le monde et il n’arriverait rien de mauvais, mis à part le cas de mal-
heurs absolument (λλως) imprévisibles. En réalité, me semble-t-il,
aujourd’hui comme depuis toujours, on compterait plus de malheurs
arrivés aux cités par ignorance de ce qui était bon et par la faute des chefs
qu’envoyés par la divinité ou dus au hasard. Car les uns sont incapables
d’apercevoir la bonne solution et ne seraient pas seulement aptes à veiller
sur eux-mêmes – je ne dis même pas de gouverner convenablement un vil-
lage ; c’est purement et simplement (λλως) leur richesse ou leur noblesse
qui leur sert de recommandation pour aller se mêler de politique. D’autres
s’imaginent que, pour être un administrateur, il suffit d’avoir pour seule
supériorité de savoir mettre des phrases bout à bout et les dévider un peu
plus vite que la moyenne. Ce qui est le comble, c’est que, s’ils recherchent
des couronnes (de stéphanéphores), des préséances et des robes de pourpre
(de prêtres des empereurs), ce n’est pas pour le bien public et par amour
pour leur cité, mais pour leur renommée, leurs honneurs, pour être plus
puissants que les autres : comme c’est cela qui les intéresse, que c’est à
cela qu’ils s’attachent, ils ne font et ne disent que ce qui leur donnera l’air
de n’être pas n’importe qui. On peut donc en voir beaucoup, dans les diffé-
rentes cités, qui portent la couronne, offrent des sacrifices en public ou se
présentent en robe de pourpre. Mais un caractère noble et avisé, qui se sou-
cie authentiquement de sa patrie, qui pense et dit la vérité et qui fera
qu’une cité qui l’en croit sera mieux gouvernée ou obtiendra quelque avan-
tage : voilà qui ne se rencontre pas tous les jours. En un sens, c’est inévi-
table : quand on s’imagine que, parce qu’un homme a été liturge ou doit
l’être, il doit aussi vous donner des conseils politiques et qu’il faut donner
la parole exclusivement à ceux qui sont gymnasiarques ou démiurges ou
encore, grands dieux !, à ceux qu’on appelle “orateurs”, c’est comme si on
faisait venir seulement les crieurs publics, les musiciens ou les changeurs :
on ne voit venir à la tribune que des individus à la tête à l’évent, avides de
renommée, qui s’épanouissent au brouhaha populaire. »
256. F. K. Dörner, Der Erlass des Statthalters von Asia Paullus Fabius
Persicus, Dissert. Greisfwald, 1935, p. 8, texte IV, ligne 14. Les ventes de
Chapitre II (notes 257 à 258) 749
prêtrises, à l’époque hellénistique, sont tout autre chose : les prêtrises des
empereurs étaient des fonctions glorieuses et ruineuses, tandis que les prê-
trises des dieux étaient pour leurs détenteurs une source de bénéfices,
puisque les fidèles laissaient au prêtre, en guise de taxe, une partie de la vic-
time sacrifiée. Sur les ventes de prêtrises, voir M. Nilsson, Geschichte der
griech. Religion, 2e éd., vol. 2, p. 77 et 99. – Pour la vente du droit de cité,
voir L. Robert dans Revue de philologie, 1967, p. 29 ; il y aura, en Grèce
comme à Rome, des évergésies exécutées comme prix du droit
de cité : L. Robert dans Bulletin de correspondance hellénique, 1936, p. 196,
maintenant dans Opuscula minora selecta, vol. 2, p. 903.
257. « Sur distribution », π’πιδσει χρημτων (à l’époque hellénis-
tique tardive et à l’époque impériale, πδοσις désigne couramment une dis-
tribution, une divisio nummorum) ; pour cet emploi du datif de condition,
citons une inscription d’Athènes, Inscriptiones Graecae, editio minor, II-III,
3546 ; le même personnage a été héraut du Conseil et du peuple π δηναρ−
οις δυσ au prix d’une distribution de deux deniers par tête. Voir Ad. Wil-
helm, « Inschrift aus Pagai », dans Jahreshefte des österr. arch. Instituts, X,
1907, p. 29 ; « Zu neuen Inschriften aus Pergamon », dans Sitzungsberichte
preuss. Akad. Berlin, 1933, p. 854 ; Louis Robert, dans Anatolian Studies
Buckler, p. 237, maintenant dans Opuscula, vol. 1, p. 621 ; dans Revue de
philologie, 1959, p. 204 ; Études anatoliennes, 1937, p. 340, n. 8. On
emploie aussi le datif sans préposition : γυμνασιρχος  λαου θσει.
Une évergésie est faite « pour rien », ντ’οδενς, sans recevoir en retour
quelque dignité : L. Robert dans Bulletin de correspondance hellénique, 60,
1936, p. 197, maintenant dans Opuscula, vol. 2, p. 904 (Wilhelm, Jahre-
shefte, 1907, p. 25, comprenait : « en l’absence d’autre candidat à la fonc-
tion », dans une autre inscription). Autres formules : l’évergésie a été faite
« au titre de la charge », πρ γορανομας (L. Robert, Hellenica, I,
p. 49 ; dans Revue de philologie, 1958, p. 41 ; dans Revue des études
grecques, 1957, p. 363, n. 1 et dans Gnomon, 1959, p. 662 ; maintenant dans
Opuscula, vol. 3, p. 1480 et 1627) ; « en vue de la charge », γωνοθεσας
Iνεκεν(J. Vanseveren, « Inscriptions d’Amorgos et de Chios », dans Revue
de philologie, 1937, p. 335) ; « en échange de la charge », ντ τ
ς ρχ

ς (L. Robert dans Bulletin de correspondance hellénique, 1936, p. 196,


maintenant dans Opuscula, vol. 2, p. 903 ; dans Laodicée du Lycos, p. 264,
n. 3 et p. 359, n. 2 ; Études anatoliennes, p. 414, n. 7) ; le génitif seul a la
même valeur : γυμνασου, « au titre de la gymnasiarchie » (L. Robert,
Études anatoliennes, p. 414, n. 7 ; Hellenica, XI-XII, p. 479, n. 5). Ou bien
on dira seulement que l’évergète a fait son bienfait au cours de son année de
charge (I. Lévy, « L’honorarium municipal à Palmyre », dans Revue archéo-
logique, 1900, vol. 1, p. 128). – Les adverbes qui expriment le fait qu’une
fonction a été remplie « avec munificence » sont πολυτελς, μεγαλοψυ−
χς, ϕιλοδξωζ, ϕιλοτμωζ, λαμπρς, etc.
258. Pour une epidemia de l’empereur, voir Orientis Graeci inscrip-
tiones, n° 516-517 ; Keil et Premerstein, Zweite Reise in Lydien (Denk-
schriften Wiener Akad., LIV, 1911), n° 116 ; cf. L. Robert dans Revue de
philologie, LX, 1934, p. 278, maintenant dans Opuscula, vol. 2, p. 1177
(de là C. B. Welles dans Gerasa, City of the Decapolis, p. 425, n. 144).
Autre très bel exemple à Éphèse : Jahreshefte, XLIV, 1959, Beiblatt,
p. 258, n° 3. Pour le passage des troupes et le conventus juridicus,
L. Robert dans Laodicée du Lycos, p. 314. Dès le IIIe siècle avant notre ère,
750 Chapitre II (notes 259 à 263)
il est spécifié qu’un notable d’Athènes a été stratège l’année des Grandes
Éleusinies, qui entraînaient un gros rassemblement d’étrangers, et qu’il a
offert à cette occasion de beaux sacrifices (Sylloge, n° 457).
259. L. Robert dans Laodicée du Lycos, p. 262 ; D. J. Geagan, The Athe-
nian Constitution after Sulla, p. 129. – En Égypte, une fonction à vrai dire
très particulière, la gymnasiarchie, qui ne consistait plus qu’à assurer le
chauffage des bains publics et à fournir l’huile, finit par être assurée à la
journée : les gymnasiarques se répartissent les différents jours du mois (G.
Méautis, Hermoupolis-la-Grande, diss. Neuchâtel, 1918, p. 103). A Chalcis,
en des circonstances financières difficiles, on nomme des gymnasiarques
mensuels : Wilhelm, Neue Beiträge, IV, 1915, p. 52.
260. Il était si important d’avoir son nom inscrit dans les fastes ou sur les
monuments officiels que, dans la « loi » d’Ilion contre la tyrannie (Orientis
Graeci inscriptiones, n° 218, 1. 120), il est décidé que, parmi les mesures
d’épuration qui suivront une tyrannie, les noms des sectateurs
du tyran seront effacés des monuments publics et que la ville vendra l’em-
placement où étaient gravés ces noms, que l’acheteur fera remplacer par le
nom qu’il voudra. Voir aussi n. 319.
261. Magistratures des femmes : O. Braunstein, Die politische Wirksam-
keit der griechischen Frau, Diss. Leipzig, 1911, n’a pas toujours compris
que les magistratures féminines s’expliquaient toujours par des raisons d’ar-
gent (par exemple, pour les femmes gymnasiarques en Égypte, voir G.
Méautis, Hermoupolis, p. 100-103); un exemple à Priène, avant ou peu
après notre ère : une dame « a été la première femme » (à Priène, s’entend)
« à être stéphanéphore » et offre à la cité un bassin de fontaine et des cana-
lisations d’eau (Inschriften von Priene, n° 208) ; autre exemple : à Pogla, un
père laisse en mourant de l’argent à sa fille pour procéder à des distribu-
tions publiques d’argent ; pour ces distributions, la fille est nommée
démiurge (V. Bérard dans Bulletin de correspondance hellénique, XVI,
1892, p. 425). Pour les enfants magistrats, voir L. Robert, Hellenica, XI-
XII, p. 560, n. 6. Pour les défunts (les « héros » : le mot ne signifiait rien
de plus) qui étaient magistrats, L. Robert, Hellenica, XIII, p. 207 (le
défunt avait fait une fondation pour couvrir les frais de la stéphanépho-
rie) ; dans L’Antiquité classique, 35, 1966, p. 389, n. 4 ; dans Comptes
rendus de l’Académie des inscriptions, 1968, p. 581, n. 4. Pour les dieux
magistrats éponymes, J. et L. Robert, La Carie, vol. 2, p. 210, n. 1 ; à
Sparte, sous l’Empire, Lycurgue est éponyme à l’occasion (Inscriptiones
Graecae, vol. 5, 1, n° 45). Pour les rois hellénistiques qui sont magistrats
éponymes d’une cité, L. Robert, Études épigraphiques et philologiques,
p. 143-150.
262. P. Graindor, Athènes de Tibère à Trajan, Le Caire, 1931, p. 73 :
« Autrefois, ces années sans archonte étaient la conséquence de troubles
extérieurs » ; sous l’Empire, « elles sont des causes économiques : aucun
candidat ne s’était présenté à l’élection » (car les archontes n’étaient plus
tirés au sort), car aucun n’avait consenti à « affronter les lourdes dépenses de
joyeuse entrée, imposées par la tradition ». – Quand les cités n’avaient pu
trouver de gymnasiarques ou d’agonothètes, il leur arrivait de les remplacer
par des commissaires qui consacraient à la cité leur activité, et de faire les
frais du gymnase et des concours sur les fonds publics.
263. Wilamowitz (Kromayer-Heisenberg), Staat und Gesellschaft der
Griechen und Römer, p. 182. Exemple : le décret pour Aristagoras (Syl-
Chapitre II (notes 264 à 267) 751
loge, n° 708), où l’on voit comment, par évergétisme, ce citoyen d’Istros
coiffe à plusieurs reprises « la couronne du dieu » et multiplie à cette occa-
sion les largesses : le texte serait à citer en entier. La multiplication des fonc-
tions coûteuses aboutit, à partir de la basse époque hellénistique, à de
doubles éponymies : L. Robert dans Revue des études anciennes, 1960,
p. 344, maintenant dans Opuscula, vol. 2, p. 860.
264. Et non à prix fixe, sous le nom de « somme légitime » ou « somme
honoraire ».
265. Pour le mot protrepein, voir L. Robert dans Anatolian Studies Buck-
ler, p. 237, maintenant dans Opuscula, vol. 1, p. 621 : « L’exhortation devait
être fort pressante, sans doute peu agréable pour les intéressés. » Dans une
inscription du sanctuaire de Zeus Panamaros, il est dit qu’une statue a été
élevée par les deux curateurs « amenés à cela par la ville » – ce qui veut
dire, je suppose, qu’ils ne sont pas proposés spontanément pour cette
curatèle : le Conseil, qui dicte souverainement le texte de l’inscription, n’a
pas voulu que le lecteur puisse croire que les curateurs avaient fait preuve
d’une générosité exceptionnelle (Le Bas et Waddington, n° 743 ; cf. Ad.
Wilhelm, Neue Beiträge, VI, 1921, p. 74). Dans le papyrus d’Oxyrrhynque,
n° 1416, 1. 5, qui résume les sujets sur lesquels le Conseil a délibéré, nous
apprenons qu’il a délibéré notamment « pour amener l’un de ceux qui ont
été nommés aux magistratures à revêtir l’agonothésie » : la liste des vic-
times est déjà dressée, mais on ne sait pas encore à quelle sauce sera
mangée chacune. Cf. A. K. Bowman, The Town Councils of Roman Egypt,
Hakkert, 1971, p. 103, 106, 110. A Lindos (Sokolowski, Lois sacrées des
cités grecques, Supplément, n° 90, p. 157), les épistates du culte sont
chargés d’amener les sacrificateurs à exercer leurs fonctions gratuitement. –
Signalons enfin l’emploi du verbe protrepein au sujet des honneurs rendus
aux évergètes : les statues honorifiques servent à « amener » à l’évergétisme
ceux qui voient que la cité honore ainsi les évergètes (Latyschev, Inscrip-
tiones Ponti Euxini, vol. 1, n° 22) ; de même le mot protrepein est employé
par Démosthène, Couronne, 120, p. 267, à propos de la « clause hortative »
des décrets honorifiques.
266. Fonds pour la distribution d’huile : Inschriften von Magnesia, n° 116,
1. 6-8. On ne peut refuser d’être exégète sous un règne aussi prospère : papy-
rus Rylands, II, 77, 1. 35. Voir aussi le pap. Oxy., XII, 1413. « Je suis pauvre,
je risque de devenir un errant » : pétition d’Apollinarion, pap. Oxy., VI, 899.
Ce qui explique que ce thème ait pu servir à des allusions perfides, mais
courtoises, est qu’il était traditionnel : les empereurs et les hauts fonction-
naires ne manquaient jamais de célébrer la prospérité de l’Empire sous le
présent règne ; voir par exemple l’édit de Ti. Julius Alexander (Orientis
Graeci inscriptiones, n° 669, 1. 4), le sénatus-consulte d’Herculanum (Cor-
pus des inscriptions latines, vol. X, n° 1401), ou l’édit de Nerva cité par
Pline le Jeune (Lettres, X, 58).
267. R. von Jhering, Das Zweck im Recht, réimpr. 1970, Olms, vol. 1,
p. 141. – L’évergète peut encore, avec l’autorisation de la ville, se préva-
loir de sa spontanéité dans la dédicace gravée sur l’édifice qu’il fait élever
à ses frais. – Pour les fonctions revêtues par un « volontaire » (voir n. 23)
ou α θαρετος (L. Robert dans Bulletin de correspondance hellénique,
LIX, 1935, p. 447, n. 2, maintenant dans Opuscula, vol. 1, p. 288), les
exemples sont innombrables ; on les désignait à l’occasion par des expres-
sions toutes faites telles que « gymnasiarque spontané » (Orientis Graeci
752 Chapitre II (notes 268 à 276)
inscriptiones, n° 583). Citons aussi le papyrus d’Oxyrrhynchus III, n° 473, 1.
3 : « gymnasiarchie volontaire. »
268. Voir les inscriptions publiées par G. Cousin dans le Bulletin de cor-
respondance hellénique, 1904 ; L. Robert, Études anatoliennes, p. 549.
269. Nous verrons ailleurs que le droit romain a tenté de mettre une sanc-
tion publique aux pollicitations.
270. Inschriften von Priene, n° 113, 1. 37 ; L. Robert, Études anato-
liennes, p. 378, qui commente ainsi : « On aperçoit que les négociations
entre (le pollicitateur) et sa patrie furent laborieuses ; pour une fois, nous
devinons les réalités et les marchandages que cachent tant d’inscriptions
honorifiques ». – En général, sur les pollicitations grecques, voir B. Laum,
Stiftungen, p. 118-120 et 244.
271. L’acte écrit avait servi à leur soutirer l’exécution de la promesse, avec
ou sans l’intervention du gouverneur romain de la province. Voir par
exemple Inscriptiones Graecae, IV, n° 593 ; O. Kern, Inschriften von Magne-
sia, n° 92 ; L. Robert, « Inscription d’Adalia », dans Revue de philologie, 55,
1929, p. 122 et n. 4, maintenant dans Opuscula, vol. 2, p. 1088. Du roi
Antiochos Épiphane, Tite-Live écrit, XLI, 20 : « La grande brièveté de son
règne l’empêcha d’exécuter beaucoup de ses pollicitations. »
272. L. Robert, Études anatoliennes, p. 549.
273. Pour les promesses suivies d’effet immédiat, Ad. Wilhelm dans
Jahreshefte des österr. archäol. Instituts, 10, 1907, p. 28 ; B. Laum, Stif-
tungen, p. 119 ; J. Robert, « Inscriptions de Carie », dans Revue de philolo-
gie, 66, 1940, p. 243. Protogène, dans le grand décret d’Olbia que nous
avons résumé plus haut, apporta et versa tout de suite l’argent qu’il avait
promis pour des achats de blé. – Pour les pollicitations faites et exécutées,
non seulement tout de suite, mais à l’improviste, L. Robert, Études anato-
liennes, p. 343.
274. Papyrus Rylands, II, 77 (reproduit dans les Select Papyri de Hunt et
Edgar, vol. 2, n° 241) ; cf. G. Méautis, Hermoupolis-la-Grande, p. 117-125 ;
A. K. Bowman, The Town Councils of Roman Egypt, p. 16, 43, 122.
275. Deux talents représentent peut-être 25 000 francs Balzac ou
100 000 nouveaux francs. La responsabilité des terres publiques (impé-
riales ou municipales ?) devait être, il est vrai, ruineuse, car leur respon-
sable était sûrement tenu de payer de sa bourse pour les loyers qui ne
rentraient pas. La préférence pour l’exégétie peut s’expliquer encore autre-
ment : Achille est prêt à payer gros pour une fonction qui représente une
fin de carrière et après laquelle on ne peut décemment plus lui demander
de revêtir une autre charge. Il était en effet entendu, à cette époque, qu’un
notable pouvait être appelé à revêtir successivement toutes les dignités
(omnibus honoribus et muneribus fungi, dit l’épigraphie latine en une
formule dont la traduction littérale n’est pas rare non plus en épigraphie
grecque). Comparer Dessau, n° 6821 (ob honorem aedilitatis intermissae) et
n° 6570 (aedilitate intermissa duumvir) ; le Digeste fait allusion au cas de
notables qui promettaient une évergésie pour être dispensés de remplir un
honneur public, ce qui revenait à sauter un des degrés de la carrière (50, 4, 16
pr. et 50, 12, 12, 1).
276. Le droit d’entrée, eisitêrion (sur deux autres sens de ce mot, voir la n.
94) : le mot est attesté au sens de « taxe d’entrée » dans les associations
privées (H. Hepding dans Athenische Mitteilungen, XXXIII, 1907, p. 301 ;
F. Poland, Geschichte des griech. Vereinswesens, p. 547). Pour le sens du
Chapitre II (notes 277 à 279) 753
mot dans notre papyrus, voir S. Le Roy Wallace, Taxation in Egypt, Prince-
ton, 1938, p. 278 : « apparemment une taxe payée par l’exégète qui entre en
fonction, pour un sacrifice » ; A. K. Bowman, The Town Councils of Roman
Egypt, p. 26, 41, 171.
277. Sur la somme honoraire en Grèce, voir Ad. Wilhelm, « Zu einer
Stiftungsurkunde aus Iasos », dans ses Neue Beiträge, IV, 1915, partic.
p. 43 et 49-52 (il peut être utile de signaler au lecteur que le résumé de
cette étude de Wilhelm que fait D. Magie dans une note sur la somme
honoraire, Roman Rule in Asia Minor, vol. 1, p. 650 et vol. 2, p. 1519,
n. 52, est très inexact) ; I. Lévy, « La vie municipale de l’Asie Mineure »,
dans Revue des études grecques, XII, 1899, partic, p. 259-262 ; du même
auteur, « L’honorarium municipal à Palmyre », dans Revue archéologique,
1900, I, p. 128, et l’article « honorarium (dans les cités grecques) » du
Dictionnaire des antiquités de Daremberg, Saglio et Pottier (toutes ces
études sont citées par L. Robert dans Bulletin de correspondance hellé-
nique, LX, 1936, p. 196). T. R. S. Broughton, « Roman Asia Minor », dans
Tenney Frank, An Economic Survey of Ancient Rome, vol. IV, p. 802-803 ;
A. H. M. Jones, The Greek City from Alexander to Justinian, Oxford, 1940,
p. 247. Pour timêma, voir une inscription lydienne citée par Wilhelm,
p. 49 ; ce sens de timêma est attesté aussi dans un papyrus publié par N.
Lewis, « Leitourgia papyri : documents on compulsory public service in
Egypt under Roman Rule », dans Transactions of the American Philoso-
phical Society, LIII, 9, 1963, p. 19, n. 8, où l’éditeur comprend par
ce mot « les dépenses de l’exégétie » (une pétition est adressée au préfet d’É-
gypte en faveur d’un orphelin mineur, riche héritier, à qui le préfet
a fait revêtir l’exégétie ; l’éditeur dresse à cette occasion une liste d’exemples
d’enfants désignés à des fonctions municipales en Égypte). On notera que,
dans le Digeste (50, 4, 16 pr. : « aestimationem honoris aut muneris in pecu-
nia »), le mot d’aestimatio, traduction du grec timêma, désigne une somme
honoraire. Pour taxatio, Wilhelm, p. 50 ; le mot figure dans plusieurs ins-
criptions africaines qui ont été discutées en dernier lieu par A. Beschaouch,
Mustitana : recueil de nouvelles inscriptions de Mustis, Klincksieck, 1968,
p. 38-42 ; on notera que, dans les glossaires, taxatio est glosé par nominatio,
designatio (Corpus glossariorum latinorum, vol. VII, Groetz, Thesaurus
glossarum emendatarum, s. v. « taxatio »).
278. Décret cité par J. et L. Robert, « Bulletin épigraphique », dans Revue
des études grecques, LXXV, 1962, n° 239.
279. A Sébastopolis de Carie, un notable, avant de devenir argyrotamias
pour 4 000 deniers, a été trois fois apodocheus pour 11 200 deniers : or ce
chiffre n’est pas divisible par trois (J. et L. Robert, La Carie, vol. 2, p. 317,
n° 168). A Telmessos, un notable donne « au titre du gymnase »,
56 058 drachmes : il ne peut s’agir d’une somme fixée d’avance, mais d’un
montant des frais réels (Tituli Asiae Minoris, vol. 2, l, n° 15 ; pour les
« drachmes de menue monnaie » dont parle ce document et qui valent le
sixième de la drachme normale et du denier, comparer Sylloge, n° 1109,
n. 48 ; Orientis Graeci inscriptiones, n° 484, n. 14 ; Inscriptiones Graecae,
vol. II-III, editio minor, n° 2776, commentaire, ad finem. Cf. John Day, An
Economic History of Athens under Roman Domination, p. 221). En
revanche, quand, pour une même fonction, le même chiffre rond est attesté
dans deux cités voisines, on peut penser qu’il représente une somme hono-
raire, une des cités ayant imité l’autre dans la détermination du montant de
754 Chapitre II (notes 280 à 285)
la somme ; c’est ainsi que la somme honoraire de la dèmiourgis est la
même, soit 1 000 deniers, dans deux cités de Cilicie, Olba (Monumenta
Asiae Minoris Antiqua, vol. 3, n° 103) et Cestros (d’après J. et L. Robert,
« Bulletin épigraphique », dans Revue des études grecques, LXXVIII, 1965,
n° 428).
280. L’une de ces bourgades de la vallée du Caÿstre est Apateira, qui
relevait d’Éphèse. En 206-207, les logistes, nommés « au prix d’une seule
libéralité », furent « amenés à verser en outre » 250 deniers pour la répara-
tion du bain (Keil et von Premerstein, Bericht über eine dritte Reise in
Lydien, p. 86, n. 116 ; cf. L. Robert dans Anatolian Studies Buckler, p. 237,
n. 6. La date de 206-207, et non 170, s’explique par l’ère de Pharsale,
employée dans la région à côté de celles de Sylla et d’Actium ; cf. P. Herr-
mann, Neue Inschriften zur histor. Landeskunde von Lydien, p. 9 ; « en
outre » se dit ici exôthen : cf. Robert, Hellenica, XIII, p. 205) ; vers la
même époque, un autre logiste verse la même somme de 250 deniers, qui
est affectée à payer l’aurum tironicum (Keil et Premerstein, p. 87 ; pour
l’aurum tironicum, Rostovseff dans Journal of Roman Studies, 1918,
p. 26 ; J. et L. Robert dans Revue des études grecques, LXIII, 1960, p. 170,
n° 230, à propos des Inscriptiones Graecae in Bulgaria de Mihailov, vol. 2,
n° 517). On a à Apateira une troisième inscription de logiste, mais le
chiffre de la summa honoraria n’y est pas lisible (références chez Robert,
Hellenica, XI-XII, p. 18, n. 4 et 5). – Dans la même vallée, une bourgade
d’Hypaipa a à sa tête des comarques. Voir Keil et Premerstein, p. 66 et 78-
79 ; Fontrier dans le Mouseion kai Bibliothèkè de Smyrne, 1885-1886,
p. 88 (à la Bibliothèque nationale de Paris). Les comarques versent une
somme honoraire à la bourgade, « traditionnellement » et « selon le décret
de la communauté » ; cinq inscriptions nous montrent l’augmentation du
montant de la somme honoraire au cours du IIIe siècle, par bonds de
250 deniers qui évoquent à la fois l’inflation et la fixation autoritaire d’un
tarif en chiffres ronds. En 213-214, la somme est de 250 deniers (Fontrier ;
la date d’après l’ère de Pharsale ; l’évergète a pour gentilice M. Aure-
lius : en 213-214, la Constitutio Antoniniana a déjà produit ses effets
onomastiques ; auparavant l’évergète avait versé 50 deniers pour la répa-
ration de bains ; sur tacheion, « auparavant », dans cette inscription et
dans l’inscription de 272-273, voir Robert, Hellenica, XI-XII, p. 18). En
225-226, la somme est de 500 deniers (Keil et Premerstein, p. 78,
n° 109) ; à une date inconnue, de 750 deniers (p. 79, n° 110) ; en 272-
273, de 1 000 deniers (p. 79) ; à une date inconnue, elle est de
1 000 deniers (Fontrier). Cf. aussi H. V. Pleket, « Nine Greek inscriptions
of the Cayster-valley, a republication », dans Talanta, 2, 1970, p. 80.
281. Papyrus Amherst, 2, n° 70, chez U. Wilcken et L. Mitteis, Grundzüge
und Chrestomathie der Papyruskunde, vol. 1, 2, p. 175, n° 149.
282. Dion de Pruse, Discours, XLV, 8.
283. Inscription de Laodicée sur mer, aujourd’hui au musée de Toulon :
L. Robert, dans Bulletin de correspondance hellénique, LX, 1936, p. 192.
284. Dittenberger, Sylloge, n° 838.
285. Un « conseiller gratuitement » est mentionné dans une inscription
bilingue de Galatie, en l’année 145 (Corpus inscriptionum latinarum, III,
282, ligne 49) : il faut y voir un fait d’influence romaine (les decuriones gra-
tuiti ne sont pas rares dans les inscriptions latines). Je n’en connais pas
d’autre cas.
Chapitre II (notes 286 à 287) 755
286. Sur la summa honoraria des bouleutes, L. Robert, dans Bulletin de
correspondance hellénique, LX, 1936, p. 197, n. 6. Sur les cotisations et
les taxes d’entrée dans les associations, F. Poland, Vereinswesen, p. 492 (le
plus bel exemple est le règlement des hymnodes de Pergame chez M. Frän-
kel, Inschriften von Pergamon, vol. 2, n° 374, par exemple face D, ligne 13,
à la page 262 ; reproduit chez L. Ziehen et I. von Prott, Leges Graecorum
sacrae e titulis collectae, vol. I, n° 27). – Un autre document, malheureu-
sement obscur, sur la somme honoraire des bouleutes est le papyrus
d’Oxyrrhynchus, XII, n° 1413 : lors de débats au Conseil d’Oxyrrhynque
en 270-275, il est question d’une taxe appelée steptika que paient bouleutes
et exégètes ; cette taxe, inconnue par ailleurs, semble une somme honoraire
(A. H. M. Jones, The Greek City from Alexander to Justinian, p. 247,
n. 70 ; A. C. Johnson, « Roman Egypt », dans An Economic Survey, vol. 2,
p. 576 ; S. Le Roy Wallace, Taxation in Egypt from Augustus
to Diocletian, Princeton, 1938, p. 281) ; mais on ignore s’il s’agissait de
nommer des bouleutes à l’exégétie et si la somme honoraire est celle
des exégètes (ainsi P. Jouguet, « Les boulai égyptiennes à la fin du
IIIe siècle », dans Revue égyptologique, I, 1919, partic. p. 67), ou s’il s’agis-
sait de nommer de nouveaux bouleutes dont le Sénat paierait la somme
honoraire (E. P. Wegener, « The Boulè and the nomination to the archai
in the metropoleis of Roman Egypt », dans Mnemosyne, I, 1948, partic.
p. 21).
287. Pline le Jeune, Lettres, 10, 112, 2 : en Bithynie, de par la loi de
Pompée, les conseillers ne payaient pas de somme honoraire et ils étaient
nommés, à la manière romaine, par des censeurs ou timêtai (voir sur eux L.
Robert dans Bulletin de correspondance hellénique, LII, 1928, p. 411 ; F.
K. Dörner, Bericht über eine Reise in Bithynien, Denkschriften Akad.
Wien, LXXV, 1, 1952, p. 13, n° 5 ; et « Vorbericht über eine Reise in
Bithynien », dans Anzeiger der Akad. Wien, 1963, p. 137 ; L. Vidman,
Étude sur la correspondance de Pline avec Trajan, Rozpravy Ceskoslo-
venské Akademie ved, 1960, 14, p. 66-69 ; A. N. Sherwin-White, The Let-
ters of Pliny, a historical and social commentary, Oxford, 1966, p. 669) ;
mais, par la suite, les lettres de Pline nous apprennent que les cités furent
autorisées, pour se procurer des revenus, à nommer des conseillers en sur-
nombre ; ces surnuméraires étaient élus, et non nommés par les censeurs,
et ils versaient une somme honoraire : certains édifices publics étaient
construits par les cités grâce à ces revenus, et Pline, gouverneur de la pro-
vince, se sentait tenu de veiller à ce que les sommes honoraires soient
effectivement versées, dans l’intérêt des finances des cités (Pline, Lettres,
10, 39) ; ici encore, les nouveaux bouleutes étaient les vaches à lait des
cités. A ce sujet, on ne manquera pas de noter que ces bouleutes surnumé-
raires sont également mentionnés dans les discours bithyniens de Dion de
Pruse, ce qui repose la question de la date véritable de ces discours : Dion
procura à Pruse le droit d’avoir, semble-t-il, jusqu’à cent bouleutes payant
une somme honoraire (H. von Arnim, Leben und Werke des Dio von Prusa,
p. 327 et 334-339 ; cf. Discours, XLV, 7, rapproché de XL, 14 ; XLVIII,
11). Or des élections eurent lieu à cette occasion et les nouveaux bouleutes
ne furent pas nommés par les censeurs (Dion, XLV, 7-10) ; donc les dis-
cours en question doivent être antérieurs au gouverneur dont parle Pline, et
qui se contenta d’étendre aux bouleutes normaux, nommés par les cen-
seurs, l’obligation de verser une somme honoraire qui avait d’abord été
756 Chapitre II (notes 288 à 294)
imposée aux seuls surnuméraires ; ce gouverneur se nommait Anicius
Maximus ; malheureusement la date de sa légation est, sauf erreur, encore
inconnue. – Sur la loi de Pompée en Bithynie, voir surtout G. Vitucci, « Gli
ordinamenti costituvi di Pompeo in terra d’Asia », dans Rendiconti dell’Ac-
cademia nazionale dei Lincei, 1947, vol. 2, p. 248. La loi de Pompée était
toujours en vigueur au IIIe siècle (Dion Cassius, XXXVII, 20, 2) et le
Digeste (50, 2, 3, 2 et 50, 2, 11) ainsi que le Code Théodosien (12, 1, 5,
avec la note de Godefroy) en parlent, et aussi Gaius, Institutes, I, 193.
288. Inscription de Sveti Vrac, dans la vallée du Strymon : D. Detschew,
« Ein neuer Brief des Kaisers Antoninus Pius », dans Jahreshefte des
österr. arch. Inst., XLI, 1954, p. 110 ; cf. J. et L. Robert, « Bulletin épigra-
phique », dans Revue des études grecques, 1956, n° 159 ; J. H. Oliver, « A
new letter of Antoninus Pius », dans American Journal of Philology,
LXXIX, 1958, p. 52 : « Qu’il y ait chez vous 80 conseillers », écrit le sou-
verain, « et que chacun d’eux verse 500 (drachmes) attiques, afin que l’im-
portance du Conseil vous attire de la réputation et que les sommes que les
conseillers verseront soient une source de revenu pour vous. » Sur l’identi-
fication de la cité, qui est sans doute Parthicopolis, L. Robert, Hellenica,
XI-XII, p. 253, et F. Papazoglou, dans Bulletin de correspondance hellé-
nique, 1963, p. 535-544.
289. A preuve, un certain nombre de lettres impériales relatives à des
fondations ou à des refondations de cités, où le souverain fait en sorte que
le nombre de décurions soit assez élevé pour que la cité ait des ressources
suffisantes ; ainsi la lettre relative à Tymandus (Dessau, n° 6090 ; Monu-
menta Asiae Minoris antiqua, vol. 4, n° 236, lignes 14 et 35), la lettre de
Constantin relative à Orcistus (Dessau, n° 6091, ligne 11) et la lettre
d’Antonin sur Parthicopolis (note précédente) ; citons aussi un décret de
Trieste (Dessau, n° 6680, section 2, ligne 8). Voir aussi Julien, Misopogon,
40, p. 367 d ; Pline, Lettres, X, 39, 5.
290. Cité par Wilhelm, Neue Beiträge, IV, p. 43, d’après Th. Reinach,
dans Revue des études grecques, 1893, p. 159. Pour le nom propre Synallas-
son, cf. L. Robert dans Revue des études grecques, 1957, p. 362, n. 2.
291. G. Cousin, dans Bulletin de correspondance hellénique, XXVIII,
1904, p. 45 ; pour les incrustations, L. Robert, Nouvelles Inscriptions de
Sardes, p. 50.
292. Lucien, Le Navire ou les Souhaits, 24 ; 1 drachme valait environ
2 francs Balzac.
293. Sur les assemblées provinciales, J. Deininger, Die Provinziallandtage
der römischen Kaiserzeit, C. H. Beck, 1966 ; sur les spectacles. L. Robert,
Les Gladiateurs dans l’Orient grec. Sur l’identité du grand prêtre et de
l’asiarque, voir quelques références dans Bulletin de correspondance hellé-
nique, 1966, p. 151, n. 3 ; et surtout Deininger, p. 41-50.
294. Sur les distributions d’huile, J. et L. Robert, La Carie, vol. 2, p. 320 ;
L. Robert, Hellenica, VI, p. 127. L’huile pour le bain et le banquet vont
ensemble quand on énumère des réjouissances ; voir par exemple le
papyrus 3 de Giessen relatif à une fête publique qui célébrait la « bonne nou-
velle » de la montée d’Hadrien sur le trône ( O. Weinreich, Ausgewählte
Schriften, vol. 1, Grüner, 1969, p. 282) ; sur les « evangelia » qu’étaient les
bonnes nouvelles, victoires ou avènements, et sur les réjouissances
publiques, voir une page vivante de L. Robert, dans Laodicée du Lycos,
le Nymphée, p. 274 : « Le peuple était prêt à voter l’institution d’un jour de
Chapitre II (notes 295 à 301) 757
fête, puisque ce serait le signal de la générosité des riches citoyens pour
accroître l’euphorie. »
295. Cette évergésie n’est pas rare de la part des dignitaires les plus
divers ; voir Dittenberger, Orientis Graeci inscriptiones, n° 764, n. 61 ;
L. Robert, Hellenica, XI-XII, p. 120 : dans la procession qui se rend au
sacrifice, « chacun marche avec la victime qu’il offre personnellement
à titre de magistrat » ; cf. M. Holleaux, Études, vol. 2, p. 101. A titre de
document, voici la traduction d’un décret d’Amorgos, au IIIe siècle avant
notre ère (Inscriptiones Graecae, XII, 7, n° 241) : « Attendu qu’Épino-
midès, fils de Théogénès, ayant rempli la dignité la plus élevée pour la fête
des Ithonia, a déployé tout le zèle désirable pour que la déesse eût le sacri-
fice et la procession les plus beaux qu’il fût possible et qu’il s’est occupé
d’une manière belle et généreuse de ceux qui venaient assister à la fête (cf.
Ad. Wilhelm, Griechische Königsbriefe, Klio, Beiheft 48, 1943, p. 37
et 61) ; qu’après avoir fait don au collège des démiurges, pour les construc-
tions du sanctuaire, des intérêts qui lui revenaient sur les taxes (pelanoi)
payées à la déesse et qui, jusqu’alors, finançaient les sacrifices ; et qu’après
avoir payé de sa bourse le coût de la vache du sacrifice et toutes les autres
dépenses, il n’a perçu aucune contribution sur ceux qui étaient venus assis-
ter à la fête et qui n’étaient pas moins de cinq cents (…), estimant que rien
n’était plus grand ni plus beau que d’observer toujours le dévouement
dû au peuple et la piété due aux dieux », etc.
296. Sotélès de Pagai, dans le décret déjà cité plusieurs fois (réédition
et commentaire par Wilhelm dans les Jahreshefte des österr. arch. Inst.,
1907), offre des réjouissances pour sa première apparition publique comme
dignitaire. Au sanctuaire de Zeus Panamaros, une série de quatre jours de fête
marquait l’entrée en fonctions du prêtre de Zeus (Jeanne Robert, dans Revue
de philologie, 1940, p. 239). Voir aussi plus haut, n. 94.
297. Diodore, XIII, 84 ; Hiller von Gärtringen, Inschriften von Priene,
n° 109, lignes 162-168 ; Pline, Lettres, 10, 116.
298. Pline, Lettres, 10, 116 ; la mention de la toge virile, qui a surpris des
commentateurs, s’explique : une forte minorité de notables bithyniens
avaient la citoyenneté romaine.
299. L. Robert, Décrets d’Acraiphia, maintenant dans Opuscula, vol. 1,
p. 279 ; Hellenica, XI-XII, p. 569 ; Hellenica, XIII, p. 244 ; pour un exemple
tardif, en 251 de notre ère, Dittenberger, Sylloge, n° 851. Il est révélateur que
le mot grec philothytês (littéralement : celui qui sacrifie volontiers) ne
désigne pas un dévot, mais un amphitryon. Pour une comparaison avec les
mœurs romaines en matière de consommation de viande et de sacrifices, voir
les pages lumineuses d’E. Fraenkel, Elementi plautini in Plauto,
La Nuova Italia, 1960, p. 124, 239, 408-413. L. Robert, Hellenica, XIII,
p. 224 : « L’essentiel dans le sacrifice est le banquet qui le suit. » Aussi por-
tait-on du pain dans les processions sacrificielles (Athénée, 111 B) ; on ne
laissait aux dieux que les parties non comestibles de l’animal (Tertullien, Ad
nationes, I, 10, 35).
300. La chose et le mot sont inconnus par ailleurs.
301. Lancements de friandises ou de pièces de monnaie dans la foule des
spectateurs, ou ρ́μματα : ce mot, déchiffré sur la pierre par M. Feyel, a été
interprété par L. Robert dans Arkhaiologiké Ephemeris, 1969, p. 34-39. Au
temps d’Aristophane, déjà, on lançait des friandises aux spectateurs : la
mode des missilia romains est d’origine grecque.
758 Chapitre II (notes 302 à 308)
302. Soit une vingtaine de francs Balzac pour trois personnes. – C’était
une magnificence de plus que de faire dresser des lits de repas pour les
banquets publics ; c’était faire manger les pauvres dans des meubles de
riches.
303. Inscriptiones Graecae, VII, n° 2712 (lignes 22-27 : voir M. Holleaux
dans Bulletin de correspondance hellénique, 1935, p. 446, cf. 443, 1. 48 ;
Ad. Wilhelm, dans Neue Beiträge, III, p. 45). Pour le contexte historique,
voir L. Robert dans Bulletin de correspondance hellénique, 1935, p. 447,
maintenant dans Opuscula, vol. 1, p. 288 : « On voit combien est restreint le
cercle des riches évergètes qui peuvent être les vaches à lait de la répu-
blique ; les mêmes doivent assumer à la fois toutes les magistratures essen-
tielles… Misère générale d’où émergent quelques rares fortunes dont les
possesseurs sont seuls à soutenir les charges de l’administration de la cité. »
Cf. U. Kahrstedt, Das wirtschaftliche Gesicht Griechenlands in der Kaizer-
zeit, Dissertationes Bernenses, VII, 1954, p. 82. Néron essaiera très louable-
ment et raisonnablement de soulager cette Grèce si pauvre en l’exemptant
de l’impôt d’État. – Sur quelques mots difficiles du texte, comme διδομα,
voir L. Robert, Hellenica, XI-XII, p. 472 ; pour θεωρα, Études anato-
liennes, p. 318 ; pour ς φιλπατρις, H. Seyrig, Antiquités syriennes, vol. 1,
p. 119 ; cf. L. Robert, Hellenica, XIII, p. 215.
304. Est-il besoin de rappeler qu’une religion n’existe pas en soi, mais
dans l’âme de ses fidèles, que ce qui existe dans les âmes est fatalement indi-
viduel et que l’attitude de deux individus n’est pas la même ? Que, par
ailleurs, les religiosités de rite sont des religiosités de fête, de liesse popu-
laire, et qu’il ne faut pas les regarder avec des yeux puritains (Nilsson, Ges-
chichte der griech. Religion, vol. 1, p. 827) ? Enfin, que le plaisir des
hommes et l’honneur des dieux font bon ménage, la piété consistant à se
réjouir à la fête, dont les dieux tirent la même espèce de plaisir que les
hommes, dont ils sont au surplus, littéralement, les invités ? La piété consis-
tera donc à passer une bonne journée en compagnie de ces invités.
305. D’après R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, p. 177.
306. Le paganisme, écrit un historien des religions, « unissait dans un
même sentiment toutes les émotions qui dépassaient la monotonie de la vie
journalière » (B. Groethuysen, Origines de l’esprit bourgeois en France,
p. 23). Une religion ritualiste est le contraire d’une religion vide de senti-
ments : elle combine plutôt des sentiments hétérogènes et ne brise pas, par
rationalisme ou par ferveur, la pluralité de satisfactions. Citons, pour preuves
de cette synthèse, le décret traduit n. 295, les décrets Sylloge, n° 783,
ligne 40 et n° 900, ligne 13 (« il a exercé sa prêtrise, tout au long de l’année,
avec piété envers les dieux et avec munificence envers les hommes »); le
décret du Ptoion, Inscriptiones Graecae, VII, n° 4148 (« il a procuré conti-
nuellement et brillamment leurs sacrifices aux dieux et leurs festins aux
citoyens »). Aux banquets peuvent s’ajouter des distributions d’argent : à
Syros, l’archonte stéphanéphore et sa femme offrent un sacrifice avec festin
public et distribution de pièces de monnaie (Inscriptiones Graecae, XII, 5,
n° 659-668).
307. Lucien, La Mort de Pérégrinos, 15, avec les remarques de Louis
Robert, Hellenica, XIII, p. 215, n. 4. – Pérégrinos se présente devant l’as-
semblée pour annoncer solennellement sa pollicitation : ainsi avait-on cou-
tume de faire, pour s’engager ; nous y reviendrons au chapitre IV.
308. Le grand mot de ces décrets est eutaxia, discipline.
Chapitre II (notes 309 à 316) 759
309. H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, p. 180 ; voir,
dans le même volume, les excellentes pages sur le financement évergétique
des gymnases, p. 160-164. Je suppose que l’évolution s’explique de la
manière suivante : d’une part, les gymnases comportaient des bains pour
les élèves, auxquels le gymnasiarque fournissait souvent l’huile néces-
saire ; d’autre part, les gymnases n’étaient pas fermés sur eux-mêmes
comme nos lycées et collèges : ils jouaient le rôle de « seconde agora »,
selon un mot de Louis Robert ; du reste, la population venait au gymnase
assister aux concours des éphèbes, au sacrifice, au banquet, au couronne-
ment des vainqueurs ; le bain du gymnase finit par devenir bain public de
la cité ; enfin d’autres bains, sous le nom de gymnasion, s’élevèrent, hors
de tout gymnase, pour la population civique, et le liturge qui faisait les
distributions d’huile (les gymnasia) pouvait porter aussi le nom de gymna-
siarque.
310. Un gymnasiarque honoré par les clérouques à Salamine « a
dépensé de l’argent de sa bourse en plus des crédits qui lui avaient été
ouverts pour l’huile » (Inscriptiones Graecae, editio minor, II-III,
n° 1227, 1. 8). Τ νλωμα πεπλρωκα, écrit un autre (pap. Oxy., XII,
n° 1418, ligne 21).
311. Les inscriptions d’époque impériale fournissent assez de renseigne-
ments précis sur ces points pour donner matière à tout un livre ; voir L.
Robert, Hellenica, VI, p. 128-130 ; J. Robert, dans Revue de philologie,
1940, p. 241 ; L. Robert, ibid., 1943, p. 115 (« le bain public est considéré
comme un besoin de première nécessité »); J. et L. Robert, La Carie, vol. 2,
p. 320.
312. Cf. P. Veyne, dans Latomus, 1967, p. 744.
313. Le fait avait déjà été reconnu par Isidore Lévy. Revue des études
grecques, XIV, 1901, p. 371. Le mot latin gymnasium, « distribution
d’huile », figure dans une inscription d’Aïn Nechma publiée par S. Lancel
dans Libyca, VI, 1958, p. 143 (L’Année épigraphique, 1960, n° 214). – Le
bain, le hammam, était aussi traditionnel, en ces pays-là, dans l’Antiquité
que de nos jours ; on me met sous les yeux la traduction d’un article publié
en 1974 par le journal turc Yuruyus ; on y lit que, pour arrêter l’exode rural,
le leader du parti du Salut national envisage de faire construire un hammam
dans chaque village. Ce qui fait difficulté est le manque d’eau,
le manque de combustible aussi (par suite du déboisement, ce sont des
bouses séchées qui servent de combustible, comme en Asie centrale et
en Chine), enfin le manque de crédits ; faudra-t-il faire construire les
hammams de villages par l’État et en confier la gestion au secteur privé ? Il
n’est pas un de ces trois points (l’adduction d’eau, le chauffage avec du bois,
car l’Antiquité manquait moins de bois que les modernes, enfin l’origine des
crédits), qui ne soit illustrable par les inscriptions grecques.
314. B. A. Van Groningen, Le Gymnasiarque des métropoles de l’Égypte
romaine, Groningue, 1924 ; J. G. Milne dans Journal of Roman Studies,
XVI, 1926, p. 132 ; id., « Pap. Oxy. 1416 and the history of the gymnasiar-
chy », dans les Actes du cinquième Congrès international de papyrologie,
1937, p. 505. – Par ailleurs, les activités anciennes du gymnase continuent et
les éphèbes, à Oxyrrhynchus, s’y adonnent encore en l’an 323. Ils sont
dirigés par des cosmètes.
315. Fabulae Aesopicae, n° 37, Halm, cité par Van Groningen.
316. Décret d’Olbia (Latyschev, vol. I, n° 42) : « Callisthène, issu d’aïeux
760 Chapitre II (notes 317 à 322)
illustres, connus et estimés des empereurs et qui ont fondé la cité » (ils ont
dû profiter de leurs relations avec les souverains pour rendre à leur ville un
service exceptionnel ; sur ces « fondateurs », voir L. Robert dans L’Anti-
quité classique, 1966, p. 420) « et lui ont fait beaucoup de bien en des
circonstances pressantes ; de tels aïeux issu, ayant hérité de leur fortune et
aussi de leur excellence… ». Décret d’Istros (Sylloge, n° 708) : « Aristago-
ras, né d’un père estimable et d’aïeux évergètes qui furent prêtres de tous les
différents dieux, voulant lui-même les imiter et marcher sur leurs traces… ».
Décret de Mantinée (Sylloge, n° 783) : « Euphrosynos, notre concitoyen, qui
a pris la suite du dévouement de ses aïeux envers la patrie… ». Citons enfin
le décret d’une cité de Lycie (Tituli Asiae Minoris, vol. III, n° 838) : Ctésiclès,
« notre concitoyen, qui est au premier rang de notre cité par sa naissance et
sa dignité, distingué également parmi la nation (lycienne), d’une famille
brillante, distinguée et qui est au premier rang de notre cité, issu d’ancêtres
brillants et distingués qui ont fait beaucoup de bien à la cité » est lui-même
« un ornement de plus pour les qualités et la renommée de ses aïeux, et les
surpasse ».
317. Je pastiche Ménandre le Rhéteur (Rhetores Graeci, vol. 3, p. 413,
Spengel) : si l’on fait l’éloge d’une personne trop jeune et qui est riche, on
pourra toujours prédire « qu’elle sera munificente envers les cités, qu’elle
établira des concours, qu’elle ornera (de monuments) de grands sanctuaires
(πανηγρεις) et ainsi de suite ».
318. Sur ργον au sens d’opus, édifice ou partie d’édifice, voir L. Robert,
Hellenica, IV, p. 12, n. 1 ; pour ργοις δ∂οις τε κα προψονικο ς,
J. et L. Robert, « Bulletin épigraphique », dans Revue des études grecques,
1958, n° 476, (cf. Hellenica, XI-XII, p. 478, n. 6). Le doublet latin d’ργα
προγονικ se lit à Thugga : Corpus inscriptionum latinarum, VIII,
n° 26602 : avita opera ; cf. VIII, 26616 et Cagnat-Merlin, Inscriptions
latines d’Afrique, 538 : avita et paterna o (pera). Nous étudierons longue-
ment, dans un autre livre, ces superpositions sémantiques entre le grec
impérial et le latin : on peut dire que, dans l’Empire romain, il existe une
« langue impériale » en deux versions, la grecque et la latine. – Pour
l’idéologie des monuments ancestraux, Cicéron, De signis, XXXVI, 79 :
« C’est chez nous une tradition ancestrale que chacun défende les monu-
ments de ses aïeux autant que les siens et ne les laisse même pas décorer au
nom d’un tiers. »
319. Pour le droit d’inscrire son nom sur un monument, voir par exemple
Dittenberger, Sylloge, n° 277 (Alexandre le Grand) et 756 ; Plutarque, Péri-
clès, 14 (à expliquer par Orientis Graeci inscriptiones, n° 339, n. 20 ; cf. ici
même, n. 226). Cette casuistique passera à Rome. Elle trouvera sa formula-
tion définitive dans le Digeste, 50, 10, 3, 2 : « Il est interdit d’inscrire sur un
édifice public un autre nom que celui du prince ou de celui qui a fait bâtir
l’édifice à ses frais » ; cf. 50, 10, 2 pr. ; 50, 8, 6 (4) fin.
320. A lui seul, Védius Antoninus mériterait tout un mémoire ; cf. F. Milt-
ner, Ephesos, Vienne, 1958, p. 42, 60, 68, 74. Éphèse lui avait décerné le titre
honorifique de « fondateur », κτστης.
321. J. Keil dans Jahreshefte, XXVII, 1932, Beiblatt, p. 25 ; et XXVIII,
1933, Beiblatt, p. 6.
322. Voir leur énumération et le portrait de Damien que trace Philostrate,
Sophistes, II, 23, p. 605, avec des détails sur son éloquence et sur ses pro-
priétés foncières.
Chapitre II (notes 323 à 334) 761
323. Orientis Graeci inscriptiones, n° 510, n. 8 : κ τν δων L’explica-
tion est que, dès la langue hellénistique, διος équivaut au possessif ; l’ex-
pression veut dire « la ville, sur ses fonds », et non « sur fonds privés ».
324. Sur κοσμπολις et sur κοσμε ν, voir L. Robert, Études anato-
liennes, p. 349, n. 1. On parlait aussi d’α ξλυειυ une cité (ce qui est par
exemple le fait d’un gouverneur romain qui lui accorde une faveur) : sur ce
verbe, voir Ad. Wilhelm dans Mélanges Glotz, vol. 2, p. 902. – Pour la flo-
raison monumentale de l’Orient grec à l’époque impériale, on peut parcou-
rir les listes d’édifices dressées par T. R. S. Broughton (« buildings, gifts
and foundations, wealthy families ») dans An Economic Survey de Tenney
Frank, vol. 4, p. 715-734 et 746-797 ; cf. aussi D. Magie, Roman Rule in
Asia Minor, vol. 1, p. 582. Sur le rôle important des gymnasiarques dans
cette activité constructrice, L. Robert, Études anatoliennes, p. 77.
325. De Démétrios de Phalère, Diogène Laërce dit qu’il augmenta la
dignité d’Athènes par ses constructions, « bien qu’il fût d’humble nais-
sance » (5, 75). Il va de soi que, quand le mécénat devient un devoir de
classe, ceux qui n’appartiennent pas à cette classe n’ont plus moralement le
droit d’être mécènes : à Rome, Martial ironise sur les petites gens qui
s’avisent de donner des spectacles de gladiateurs (3, 16 et 59 ; cf. Juvénal,
3, 36).
326. La femme d’Antiochos le Grand, la reine Laodice, promet à Issos un
don de blé pour servir à fournir des dots à des filles de familles indigentes :
L. Robert dans Annuaire du Collège de France, 1971, p. 516.
327. Pline, Lettres, I, 8, 10.
328. Plutarque, Qu’il ne faut pas emprunter à usure, 7 (Moralia 830 F) :
« Nous donnons en gage des terres, des esclaves, des mulets, des lits, des
tables, et nous sommes prodigues de libéralités en faveur de cités, cherchant
à acquérir une bonne réputation par des largesses (philotimiai) qui ne nous
rapporteront ni profits ni reconnaissance. »
329. Plutarque, Conseils politiques, 29 (Moralia 822 A).
330. Lucien, Le Songe ou le Coq, 22.
331. Pline, Lettres, 6, 34, 1-2. Comparer par exemple Corpus inscriptio-
num latinarum, X, 6012 ; L’Année épigraphique, 1927, n° 124.
332. Suétone, Tibère, 37. Sur la justice populaire du charivari en Italie
antique, voir l’étude célèbre d’Usener, « Italische Volksjustiz », dans
Rheinisches Museum, LXI, 1900, p. 1 (repris dans ses Kleine Schriften, vol.
4, p. 356) ; cf. J. M. Kelly, Roman Litigation, Oxford, 1966, p. 20 ; A.
W. Lintott, Violence in Republican Rome, Oxford, 1968, p. 8 ; E. Fraenkel,
« Two poems of Catullus », dans Journal of Roman Studies, LI, 1961, p. 51.
Scène de charivari chez Tacite, Histoires, IV, 45 : un sénateur, dans une
petite ville, est malmené par ordre des magistrats locaux ; il est entouré, tout
vivant qu’il est, de lamentations funèbres et de tout l’appareil des funé-
railles, avec des invectives et des outrages. Peut-être lui réclamait-on des
gladiateurs pour les funérailles d’un de ses proches ? Chez Plutarque,
Pompée, 48, la scène a aussi un air de charivari. En Grèce, Fraenkel a
reconnu des scènes de charivari chez Aristophane, Nuées, 909 et 1328 (Ele-
menti plautini in Plauto, p. 380, n. 1) et on a une espèce de charivari chez
Polybe, XXX, 29.
333. Une émeute éclate à Pouzzoles contre l’avarice des magistrats et de la
classe élevée : Tacite, Annales, XIII, 48.
334. Apulée, Apologie, 87.
762 Chapitre II (notes 335 à 344)
335. Dion Cassius, LII, 37, cf. 30, qui songe ici à ce qui se passait dans
sa patrie grecque, car il fait aussi allusion aux rivalités des cités pour
la possession de titres pompeux tels que celui de métropole (37) et à la
dispense d’impôts locaux faite aux vainqueurs stéphanites (30). Dans le
passage cité, Dion Cassius fait allusion aussi à un autre problème du
temps : ceux qui possédaient des terres sur le territoire d’une cité, sans
pour autant être citoyens de cette cité (beaucoup de propriétaires fonciers
avaient des possessions dispersées dans des régions très éloignées) se
voyaient trop souvent contraints de prendre part aux charges et liturgies de
la cité où ils possédaient des terres, alors qu’ils prenaient déjà leur part
des charges de leur cité d’origine ; le Digeste a soin de préciser qu’il ne
suffit pas de posséder une terre ou une maison sur le territoire d’une cité
pour être obligé de prendre part aux charges locales (50, 1, 17, 5 et 13) ;
mais sans doute les cités essayaient-elles de traiter tous les possessores
comme des liturges (d’où une rapide allusion de Plutarque, Conseils poli-
tiques, 24, Moralia 818 C : un bon magistrat doit empêcher le peuple de
« confisquer les biens étrangers »). Dioclétien précise que la simple pos-
session ne crée pas le devoir de prendre part aux charges locales (Code
Justinien, X, 40 (38), 4 ; cf. Code Théodosien, XII, 1, 52) ; voir aussi J.
Declareuil, Quelques Problèmes d’histoire des institutions municipales,
p. 165, n. 5.
336. Digeste, 48, 6, 10 pr. ; voir aussi 4, 2, 9, 3 (pollicitation arrachée par
des menaces).
337. Ainsi peut-on comprendre la phrase 8 du discours XLVI : « Mais (me
reproche-t-on), alors que je fais des prêts d’argent, je refuse de fournir de
l’argent pour l’achat de blé. » Le Digeste ne veut pas que les décurions
soient contraints de vendre du blé au-dessous du cours (50, 1, 8).
338. Sur la plurifonctionnalité des associations, rappelons que le livre de
base est la célèbre étude de Thomas et Znaniecki sur les paysans polonais
émigrés aux États-Unis. Pour l’aspect politique des associations, les textes
classiques sont les chapitres 4 et 135-137 de l’In Flaccum de Philon
d’Alexandrie.
339. Sur les fondations funéraires romaines, voir notre chapitre III, fin de
la n. 43. Pour leur absence en Grèce, A. D. Nock dans Classical Weekly,
XXXVII, 1944, p. 65.
340. R. Davidsohn, Storia di Firenze, vol. 7, p. 182 et 192 sq. En Grèce,
que l’on lise la loi sacrée du collège des Iobacchoi (Sylloge, n°1109);
le prêtre commençait par réciter une « théologie » (ligne 115), mais les
lignes 72-90 contiennent des prescriptions de bonne tenue qui font plus son-
ger à une réunion d’ivrognes qu’à un conventicule de dévots.
341. D’où il suit qu’aucun groupe qui se recrute par libre adhésion ne
fera le plein d’adhésions ou de suffrages ; et qu’un groupe qui réunit tout
le monde (la nation) comporte au moins une part de contrainte ou de pas-
sivité.
342. De plus, il s’y mêlait une affaire compliquée de pollicitation ; voir H.
von Arnim, Leben und Werke des Dio von Prusa, p. 340-358.
343. Dittenberger, Sylloge, n° 850.
344. Voir par exemple L. Robert, Études anatoliennes, p. 315. A Cibyra,
l’auteur d’une fondation prévoit que, si le gymnasiarque fait lui-même les
frais de sa charge, les revenus de la fondation serviront à acheter du blé
(Laum, Stiftungen, vol. 2, n° 162). A Ancyre, un sébastophante investit
Chapitre II (notes 345 à 352) 763
dans un édifice les crédits de sa fonction (Orientis Graeci inscriptiones,
n° 544, ligne 20). A Pergame, un liturge emploie d’autres crédits à la répara-
tion d’un édifice (H. Hepding dans Athenische Mitteilungen, XXXII, 1907,
p. 360, n° 116). En pareil cas le dignitaire faisait évidemment de sa poche les
dépenses de sa fonction. D’autres fois, le dignitaire investit la somme qu’il
devait dépenser au titre de sa charge dans un autre objet que celui que lui
imposait la tradition ; un prophète de Didymes fait décorer un « gymnase »,
c’est-à-dire un bain, pour les frais de sa dignité de prophète et fait en outre
les frais normaux de sa dignité : il a donc payé deux fois (A. Rehm et R.
Harder, Didyma, die Inschriften, n° 84). Un autre cas encore est celui où la
cité prend sur elle de consacrer à un autre emploi les revenus d’une fonda-
tion, en dépit de la destination que le fondateur ou le pollicitateur leur avait
donnée ; voir Ed. Cuq, « Une fondation en faveur de la ville de Delphes
en 315 », dans Revue de philologie, XXXV, 1911, p. 183 ; cf. Digeste, 50, 8,
6 (4) ; Suétone, Tibère, 31.
345. J. et L. Robert, La Carie, vol. 2, p. 175 ; L. Robert, Documents de
l’Asie Mineure méridionale, p. 52, n. 3. Un évergète paie ce que la
cité devait « au très sacré fisc », c’est-à-dire au fisc impérial (Le Bas et
Waddington, n° 1637) ; un autre paie l’annone militaire (Supplementum
epigraphicum graecum, vol. 1, n° 276) ou l’aurum tironicum (Rostovseff
dans Journal of Roman Studies, VIII, 1918, p. 26 ; cf. J. et L. Robert
dans Revue des études grecques, LXIII, 1906, p. 170, n° 230). Dans le
Pro Flacco de Cicéron, XV, 35, un évergète paie à la place de sa cité
206 000 drachmes au gouverneur romain. – Un autre type d’évergésie est de
faire de sa bourse une émission de monnaie pour la cité (L. Robert, Mon-
naies antiques en Troade, p. 85-86).
346. Sur les fondations dont les revenus permettent l’exercice d’une
magistrature ou d’une liturgie, voir B. Laum, Stiftungen, p. 97. A Nysse, un
évergète lègue de l’argent pour la stéphanéphorie, « afin que, quand aucun
des citoyens qui doivent revêtir cette fonction ne se trouve dans la possibilité
de le faire, cette liturgie ne cesse pourtant pas » ( M. Clerc, dans Bulletin de
correspondance hellénique, IX, 1885, p. 128).
347. Je choisis un exemple entre cent de pareilles carrières (Le Bas et
Waddington, n° 647) : la cité honore d’une statue un « ancien boularque
et stratège, ayant versé (40 000 sesterces) au titre de l’agoranomie et
(20 000 sesterces) au titre d’une collation de vin cuit » (si tel est le sens du
mot πψις, inconnu par ailleurs) « de quinze jours, ancien hipparque, sito-
neus, panégyriarque et nomophylacte, ayant versé pour la construction de
l’entrée monumentale de la basilique, au titre de la grande-prêtrise
(200 000 sesterces) ayant aussi versé de sa bourse ce qui restait dû au Très
Sacré Fisc ».
348. I. Lévy, dans Revue des études grecques, 1899, p. 262.
349. A. Aymard, chez Aymard et Auboyer, Rome et son empire, PUF,
1954, p. 344.
350. Dion, XLVI, 3-6 ; cf. von Armin, Dio, p. 122.
351. En Occident latin, l’exemple à citer serait celui de Gamala d’Ostie,
que nous plaçons au IIe siècle de notre ère. Les astrologues connaissent ce
type de professionnel : Firmicus Maternus, Mathesis, 3, 4, I.
352. Sur Hérode Atticus, P. Graindor, Un milliardaire antique : Hérode
Atticus et sa famille, Le Caire, 1930 ; John Day, An Economic History of
Athens under Roman Domination, réimpr. 1973, Arno Press, index s. v.
764 Chapitre II (notes 353 à 379)
353. Tituli Asiae Minoris, vol. 2, fasc. 3, n° 905.
354. Marc Aurèle, I, 7, 2. Voir plus loin, chap. IV, n. 315.
355. Tous les chrétiens sans exception doivent tendre à la sainteté, écrit
Pie XI dans une encyclique du 26 janvier 1923 sur saint François de Sales.
356. Voir n. 255.
357. Littéralement « des hestiaseis et des chorégies » (Conseils politiques,
31, dans Moralia, 822 F).
358. Conseils politiques, 5 (802 D) et 29 (821 F).
359. Ibid., 31 (822 F).
360. Ibid., 31 (823 DE).
361. Max Weber, Essais sur la théorie de la science, trad. Freund,
p. 443.
362. Conseils politiques, 24 (818 B).
363. Ibid., 24 (818 CD).
364. Ibid., 30 (822 B).
365. Ibid., 24 (818 C). Même langage chez Cicéron.
366. Plutarque, Vie de Périclès, 11 et 12, trad. Flacelière.
367. A. Wardman, Plutarch’s Lives, Paul Elek, 1974, p. 138 : Plutarque a
pu imaginer ce changement de caractère ou plutôt de politique chez Périclès,
parce qu’il avait sous les yeux deux images peu conciliables de l’homme
d’État athénien, celle d’un démagogue, qui lui venait de Platon, et celle d’un
roi sans couronne, qui lui venait de Thucydide.
368. Vie de Périclès, 15, 1.
369. Polybe, VI, 56 ; X, 2 ; XVI, 12.
370. Carnéade a trouvé un défenseur et illustrateur enthousiaste en
Victor Brochard, Les Sceptiques grecs, réimpr. 1959, Vrin ; néanmoins Bro-
chard passe presque sous silence la théorie de la justice, qui semble le gêner.
Mais cette théorie a été étudiée par Jeanne Croissant dans sa très belle étude
sur « La morale de Carnéade », dans Revue internationale de philosophie, I,
1939, p. 545-570.
371. Victor Brochard, Études de philosophie ancienne et moderne, réimpr.
1954, Vrin, p. 491 sq.
372. R. von Jhering, Geist des römischen Rechts, réimpr. 1968, Scientia
Verlag, vol. 2, Abt. 1, p. 250.
373. Artémidore, Onirocritique, 22, 27, p. 149, 2 Pack.
374. Dion de Pruse, XXXVIII, à Nicomédie, 2. Voir aussi Firmicus Mater-
nus, Mathesis, 3, 2, 10 (p. 99, 25 Kroll-Skutsch).
375. Dion Cassius, LII, 6 (discours de « Mécène » à « Auguste ») et LIV,
29 : Agrippa était « monarchiste » en tant qu’il servait Auguste et « démo-
crate » en tant qu’évergète de Rome ; ce vocabulaire continue la vieille oppo-
sition hellénistique des royaumes et des cités (Polybe, XXI, 22-23), des
« monarchies » et des « démocraties » (ce dernier mot désignant, non pas les
cités non oligarchiques, mais plus généralement les cités indépendantes, qui
appartiennent à leur propre peuple et non à un monarque étranger ; voir M.
Holleaux, Études, vol. 3, p. 153, n. 1).
376. Dion de Pruse, XXXIV, Second Tarsique, 1.
377. Id., XII, Euboïque, 28.
378. Plutarque, Conseils politiques, 30 (Moralia 822 A).
379. Si tous les hommes se décidaient à être égoïstes, sans se laisser mys-
tifier et sans être non plus les fanatiques de leurs propres intérêts, un véri-
table équilibre et une société juste s’établiraient : Max Stirner indique
Chapitre II (notes 380 396) 765
nettement cette partie positive de sa doctrine (Œuvres complètes, trad. Gal-
lissaire, Lausanne, L’Age d’homme, 1972, p. 230, 254, 275, 290);
toutefois, comme me le fait amicalement remarquer Gérard Lebrun, il ne la
développe pas et n’essaie même pas de prévoir quel serait cet équilibre :
comporterait-il encore l’autorité, la contrainte, l’État, ou serait-il une
anarchie ? Il ne le dit pas et c’est la partie critique qui seule l’intéresse
vraiment.
380. Sur l’égalitarisme, l’envie, la némésis, voir R. Hirzel, Themis, Dike
und Verwandtes, réimpr. 1966, Olms, p. 299-308.
381. Sur cette espèce de « volontés », Bergson, Les Deux Sources de la
morale et de la religion, p. 130 et 152 ; H. Usener, Götternamen, Versuch
einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung, réimpr. 1948, Schulte-
Bulmke, p. 366-372.
382. Démosthène, Contre Midias, 158.
383. Comparer Isée, 5, 43.
384. Plutarque, Conseils politiques, 31 (Moralia, 823 B).
385. Isocrate, Sur l’échange, 158.
386. Cicéron, Pour Muréna, XXXVI, 76.
387. Aristophane, Ploutos, 1191, cité par Édouard Will, Le Monde grec et
l’Orient, vol. 1 : Le Ve Siècle, PUF, 1972, p. 677. Voir aussi le fragment 255
de Démocrite (Diels, Vorsokratiker, vol. 2, p. 196, cité par Will, p. 674) et un
fragment d’Archytas (Diels, vol. 2, p. 196 ; cf. H. Bolkestein, Wohltätigkeit
und Armenpflege, p. 130, 170, 460).
388. Pour le problème de l’envie, qui subsisterait dans une société idéa-
lement juste, voir le livre déjà célèbre de John Rawls, A Theory of Justice,
Oxford, 1971, p. 144 et 530-541. L’idée du privilège mérité est chez
Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, fin du premier chapitre de
la deuxième partie, ou chez B. de Jouvenel, The Ethics of Redistribution,
Cambridge, 1951, p. 78, et De la politique pure, Calmann-Lévy,
1963, p. 100.
389. W. G. Runciman, Relative Deprivation and Social Justice, Pelican
Books, 1972.
390. Voir par exemple G. de Beaumont, L’Irlande sociale, politique et
religieuse, éd. de 1842, vol. 2, p. 141.
391. M. Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Seuil.
392. Commodien, Instructiones, 2, 20 (24), p. 59 de l’édition du Corpus
Christianorum.
393. Thucydide, VI, 16.
394. Je paraphrase Tocqueville, Démocratie en Amérique, vol. 2, p. 111.
395. Pétrone, 45, 12 ; pour le proverbe « une main lave l’autre », comparer
le Pseudo-Platon, Axiochos, 366 C. Un bel exemple d’animosité contre un
évergète se voit dans une inscription latine (Corpus, V, 5049, mais mieux
vaut se reférer à Bücheler, Anthologia latina, Teubner, 2, Carmina epigra-
phica, n° 417). Un patron de cité donne un spectacle de gladiateurs et du
pain à bon marché une année de disette ; la plèbe le remercie en
lui décernant par avance des funérailles publiques (ce qui ne semble pas
avoir enchanté le futur défunt) et en se cotisant pour lui élever une statue de
bronze doré ; statue fatale : elle suscita une violente envie contre lui,
si bien que ses concitoyens tentèrent de l’expulser. La fin du texte manque et
beaucoup de détails sont douteux ou obscurs.
396. Comparer Festinger et Aronson, Éveil et Réduction de la disso-
766 Chapitre II (notes 397 à 407)
nance dans les contextes sociaux, chez Cl. Faucheux et S. Moscovici,
Psychologie sociale théorique et expérimentale, Mouton, 1971, p. 119,
137, 148.
397. Nous avons lu, de cet auteur, A Theory of Cognitive Dissonance,
Stanford University Press, 1957, et ses articles et ceux de ses élèves qui ont
été réunis et traduits par Faucheux et Moscovici, Psychologie sociale théo-
rique et expérimentale, p. 107-204.
398. Libanius, Discours, XI, 150-152, cité par P. Petit, Libanius et la
vie municipale à Antioche, p. 220, n. 1, et par J. H. Liebeschuetz, Antioch :
city and imperial administration in the Later Roman Empire, Oxford, 1972,
p. 102 ; cf. Veyne dans Mélanges d’archéologie et d’histoire de
l’École de Rome, 1961, p. 264.
399. Sur cette attitude paternaliste, voir une belle page de Stuart Mill,
Principles of Political Economy, éd. de 1848, vol. 2, p. 319.
400. Voir le discours XLVI de Dion de Pruse : Dion se sait menacé, est
réduit à ruser et à se justifier, mais ne doute pas de son droit.
401. Sur la mentalité des sociétés à ordre et sur le thème rebattu de
l’absence de ressentiment, voir Max Scheler, L’Homme du ressentiment,
trad. nouvelle, Gallimard, 1970, p. 31 ; L. von Mises, cité par Bourdieu, Pas-
seron et Chamboredon, Le Métier de sociologue, Mouton, 1968, p. 186 ;
P. Laslett, Le Monde que nous avons perdu, Flammarion, 1970, p. 191 ; cf.
Veyne dans Annales, Economies, Sociétés, 1961, p. 243.
402. La concentration du droit de proposition, du jus agendi cum populo,
aux mains des seuls magistrats date de l’époque impériale seulement :
H. Swoboda, Die griech. Volksbeschlüsse, p. 185 sq.
403. H. Braunert, « Griechische und römische Komponenten im Stad-
trecht von Antinoopolis », dans Journal of Juristic Papyrology, XIV, 1962,
p. 73.
404. Mitteis, Reichsrecht und Volksrecht, p. 165 sq. ; F. Vittinghoff,
« Zur Verfassung der spätantike Stadt », dans Studien zu den Anfangen des
europäischen Städtewesen, Vorträge und Forschungen hrsgb. v. Institut f.
gesch. Landesforschung des Bodenseegebietes in Konstanz, IV, 1958,
p. 15-17.
405. Dans les antiques poleis oligarchiques, où l’accès au Conseil et
aux fonctions publiques était réservé à un ordre héréditaire qui se distin-
guait de la classe populaire, cet ordre privilégié deviendra celui des
curiales ; ainsi les nobles de Delphes, les eugeneis : Cf. Vatin, « Ordres et
classes dans les institutions delphiques », dans Recherches sur les struc-
tures sociales dans l’Antiquité classique, colloque de Caen, 1969, CNRS,
1970, 263
406. Code Théodosien, XII, 1, lois 13, 33, 53, 72, 96, 133, 140. Sur
la fierté dynastique des curiales, P. Petit, Libanius et la vie municipale
à Antioche, p. 28 : l’État « conçoit l’ordre des curiales comme un instru-
ment commode de servitude ; Libanius le conçoit comme l’origine d’une
légitime et noble fierté » ; cf. aussi p. 325. Le traité Pour la noblesse du
Pseudo-Plutarque est un témoin de cet état d’esprit : à la différence des
simples riches, les nobles forment une caste qui a la vocation du service
public.
407. Dion de Pruse, XLVI, 14 ; cf. aussi Plutarque, Conseils politiques, 32
(Moralia, 824 A ad finem). Pour un exemple de répression sanglante
de troubles municipaux, Suétone, Tibère, 37. Sur la police, voir O. Hirsch-
Chapitre II (notes 408 à 417) 767
feld, Kleine Schriften, p. 576 : Die Sicherheitspolizei im röm. Kaiserreich.
408. Pour les querelles de frontières ou de préséance, R. Mac Mullen,
Enemies of the Roman Order, Harvard, 1966, p. 163-191 et 336-350 ; pour
les grèves et leur répression, voir une inscription d’Éphèse publiée parmi
celles de Magnésie du Méandre (Kern, Inschriften von Magnesia, n° 114) et
commentée par Buckler dans les Anatolian Studies Ramsay, p. 30. Pour les
luttes de clans, Plutarque, Conseils politiques, 32 (Moralia, 824
F-825 D) et 19 (815 D). Pour les potentats locaux, les textes classiques sont
ceux de Tacite, Annales, XV, 20 (cf. Syme, Tacitus, p. 467 et 556) et ceux
que cite J. H. Oliver, « The ruling power : the Roman oratio of Aelius Aris-
tides », dans Transactions of the American Philosophical Society, XLIII,
1953, p. 929 et 954.
409. Plutarque, Conseils politiques, 13 (809 A).
410. Au temps de Cicéron, en Sicile, « pour les gens très riches, le taux du
cens avait été réduit et il avait été augmenté pour les citoyens les plus
pauvres » (De la préture de Sicile, LIII, 131). Une loi de 313 dit : « Les tabu-
larii des cités, par collusion avec les puissants, transfèrent le fardeau fiscal
sur les petites gens » (Code Justinien, XI, 58 (57), 1). Cf. le
commentaire de Godefroy à la loi XIII, 10, 1 du Code Théodosien. En vain la
loi ordonnait-elle que les defensores civitatis, chargés de « défendre la plèbe
contre les injustices des puissants », ne fussent pas créés parmi les décurions
(Code Théodosien, I, 29, 1 et 3). Sur la superindicta, E. Stein, Histoire du
Bas-Empire, éd. Palanque, vol. 1, p. 76 et 346.
411. Libanius et la vie municipale à Antioche, p. 163.
412. Le problème de l’intérêt comme objectif ou subjectif est posé par R.
Dahrendorf, Classes et Conflits de classes dans la société industrielle, Mou-
ton, 1972, p. 176.
413. Marx et Engels, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1968,
p. 60.
414. R. Aron, Histoire et Dialectique de la violence, p. 127.
415. Talcott Parsons, Éléments pour une sociologie de l’action, trad. Bour-
ricaud, Plon, 1955, p. 245 : « On attend du médecin qu’il place le bien-être
du malade au-dessus de son propre avantage… Ainsi le médecin se voit-il
privé de toute une série d’occasions de gagner de l’argent… Mais serait-il
réellement de l’intérêt du médecin d’ignorer le code de la profession et d’en-
tasser les avantages financiers ? Une telle conduite… se heurterait à la fois
aux intérêts et aux sentiments de ses confrères ; la conséquence serait une
perte de prestige professionnel qui ne manquerait pas de produire des effets
tout à fait tangibles pour l’intéressé… La conscience professionnelle s’est
constituée comme un ensemble d’anticipations quant au comportement et
quant aux attitudes institutionnalisées. Ainsi se trouve résolu l’apparent para-
doxe qui veut qu’il soit de l’intérêt du médecin d’agir contrairement à son
propre intérêt, du moins dans l’immédiat, sinon dans la longue période. »
416. Apulée, Métamorphoses, IV, 9. La fuite des décurions à la campagne,
sur leurs terres, ou anachôrêsis, est déjà mentionnée chez Dion de Pruse,
XX, 1.
417. Apulée, ibid., IV, 13.
Chapitre III

1. Pratiquement, les sénateurs se recrutent exclusivement parmi les cheva-


liers, puisque ceux-ci seuls ont des chances d’être élus à une magistrature ;
les fils de sénateurs, avant leur éventuelle entrée au Sénat, sont chevaliers ;
les chevaliers aspirent à entrer au Sénat ; les familles autrefois sénatoriales,
dont aucun membre n’appartient plus au Sénat, tombent au rang équestre :
elles peuvent de nouveau s’élever au Sénat si un de leurs membres est élu
magistrat (c’est l’histoire de la famille de Sulla). Les chevaliers sont un
ordre, les sénateurs sont les anciens magistrats, d’origine équestre, qui for-
ment le Conseil de gouvernement. Mais une chose a fait du Sénat un ordre,
opposé à l’ordre équestre : « la fermeture du Conseil », le fait que l’apparte-
nance au Sénat devient pratiquement héréditaire ; on parlera alors de familles
sénatoriales, dont un membre au moins, pour avoir revêtu une magistrature,
appartient au Sénat, les autres membres étant chevaliers. Voir Mommsen,
Staatsrecht, vol. 3, p. 501 et 508 ; C. Nicolet, L’Ordre équestre à l’époque
républicaine, vol. 1, p. 253 ; P.-A. Brunt dans Annales, Économies, Sociétés,
1967, p. 1095-1096.
2. Matthias Gelzer, Kleine Schriften, Franz Steiner, 1962, vol. 1,
p. 134.
3. G. Wissowa, Religion und Kultus der Römer, réimpr. 1971, C. H. Beck,
p. 233 et 283 ; la source peut être Timée ou une phlyaque ; la légende se
lisait déjà chez Caton. Sur ce legs mythique à une universitas, renvoyons
seulement à Max Kaser, Römisches Privatrecht, vol. 1, Beck, 1962, p. 577,
n. 26. Macrobe, Saturnales, I, 10, 16 ; Aulu-Gelle, VII, 7 : « Elle fit le
peuple romain héritier de ses biens ; en raison de ce mérite, le prêtre de
Quirinus lui offre un sacrifice au nom de l’État et un jour portant son nom
a été ajouté aux Fastes. » Cicéron, Ad Brutum, I, 15, 8, considère le culte
d’Acca comme un culte héroïque et réclame les mêmes honneurs pour Bru-
tus. Le tombeau d’Acca, au Vélabre, était à l’intérieur du pomérium
(Mommsen, Römische Forschungen, vol. 2, p. 4, n. 7). Les Romains
avaient adopté la coutume grecque de l’ensevelissement héroïque en pleine
ville : Sulpicius Rufus tenta de faire ensevelir Claudius Marcellus dans
Athènes (Cicéron, Ad familiares, IV, 12) et Caton enterre son frère Cépion
sur l’agora d’Ainos (Plutarque, Caton le Jeune, 11) : une constitution
impériale interdira cette coutume (Digeste, 47, 12, 3, 5 ; cf. L. Mitteis,
Reichsrecht und Volksrecht, réimpr. 1963, p. 120, n. 2). Sur le prétendu
770 Chapitre III (notes 4 à 10)
ensevelissement des triomphateurs dans Rome, Mommsen, Staatsrecht,
vol. 1, p. 441.
4. Sur l’ensevelissement des fondateurs sur l’agora, R. Martin,
Recherches sur l’agora grecque, 1951, p. 194 sqq. Sur les évergètes ense-
velis sur l’agora ou au gymnase, E. Rhode, Psyché, trad. française, p. 542,
n. 2 et L. Robert, Études anatoliennes, p. 49-50 ; à Thasos, au Ier siècle de
notre ère, deux frères sont ensevelis aux frais de l’État à l’intérieur d’un
portique qu’ils avaient construit et reçoivent les mêmes sacrifices que
Thasos offre à ses héros (C. Dunant et J. Pouilloux, Recherches sur… Tha-
sos, vol. 2, 1958, p. 93-98). Sur le culte des évergètes, voir Ad. Wilhelm,
Neue Beiträge V (Sitzungsber. Akad. Wiss. Wien, 214, 1932), p. 9 et M. Nils-
son, Gesch. griech. Religion, vol. 2, p. 183, n. 1, d’après une étude inédite
d’H. Hepding. En général, sur le contexte religieux, Chr. Habicht, Gott-
menschentum und griechische Städte (Zetemata, XIV ; Munich, 1956),
p. 200-213 et L. Robert, L’Antiquité classique, XXXV, 1966, p. 422, n. 7,
421, n. 2 ; 420, n. 2.
5. Lactance, Institutions divines, I, 20 (dans un chapitre où il cite par
ailleurs Verrius Flaccus) ; le texte de Lactance décalque le formulaire des
fondations testamentaires : « certam pecuniam reliquit, cujus ex annuo
fenore suus natalis dies celebraretur editione ludorum quos appellant Flora-
lia ». Lactance cite un fragment de Cicéron où l’orateur explique le culte des
tombeaux des évergètes par la reconnaissance : les dieux et les héros sont
d’anciens bienfaiteurs divinisés ; sur cet évhémerisme (déjà préfiguré chez
Aristote, Politique, 1285 B 5, cf. 1286 B 10), voir Robert, cité n. 4.
6. Elle s’appelait Caia Tarratia et donna de son vivant le Champ de Mars
au peuple romain (Aulu-Gelle, VII, 7, 1 d’après Valerius Antias ; Pline, His-
toire naturelle, 34, 11, 25).
7. Tite-Live, IV, 13. Denys d’Halicarnasse, XII, 1, invente des détails
très hellénistiques : Maelius accusait les patriciens de ne rien donner à la
collectivité de leur bourse (κ τν δν ναλσκειν) et que lui-même
vendit son blé à prix réduit (παφαπρσεις) : notre lecteur se souvient
des parapraseis hellénistiques. Pourtant Münzer, dans l’article « Maelius »
du Pauly-Wissowa, vol. XIV, col. 2395, persiste à croire à l’authenticité de
ces distributions.
8. Ernst Meyer « Vom griechischen und römischen Staatsgedanken », dans
Eumusia : Festgabe für E. Howald, Zürich, Rentsch Verlag, 1947, p. 33-34,
dont nous modifions, à vrai dire, les conclusions. Cf. F. Hampl. « Poleis ohne
Territorium », dans Klio, 32, 1939, partic. p. 58 : « En Grèce, il n’existait
pas de territoire national au sens moderne de l’expression : il y avait seule-
ment des terres de la cité comme telle et des terres qui étaient la propriété des
différents citoyens. »
9. Sur les munera, Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 9, 176, 468 ; vol. 3,
p. 224-239 et 803 ; sur les corvées, vol. 3, p. 230, n. 1, cf. vol. 2, p. 478, n. 2.
10. Sur munus, munera, munia, voir E. Benvéniste, « Don et échange
dans le vocabulaire indo-européen », dans L’Année sociologique, 1948-
1949, p. 7-20, repris dans ses Problèmes de linguistique générale, Galli-
mard, 1966, p. 315-326 ; L. R. Palmer, « The concept of social obligation
in Indo-European », dans Hommages à M. Niedermann, collection Lato-
mus, XXIII, 1956, p. 258-269 ; cf. J. Manessy-Guitton, « Facinus et les
substantifs latins en nus », dans Revue de philologie, 38, 1964, partic.
p. 55 ; sur la conservation de la diphtongue, en face de munire et mutare,
Chapitre III (note 11) 771
M. Lejeune, « Effets d’i-Umlaut en latin », dans Revue des études latines,
29, 1951, partic. p. 98-99 ; les deux racines *mei « échanger » et « dimi-
nuer » n’en feraient qu’une (cf. le français « aliéner ») selon G. Dumézil
dans Revue des études anciennes, 1954, p. 142, n. 1. Nous voudrions dire
un mot sur l’étymologie de moenia, « remparts », à partir de la même
racine *mei qui est celle de munus, mutare, munire. A notre avis, une sug-
gestion de Mommsen, qui expliquait que les moenia sont des munia et
doivent leur nom au fait qu’ils étaient élevés au moyen de corvées (Gesam-
melte Schriften, Jurist. Schr., vol. 1, p. 215, cf. p. 236) est parfaitement
juste, si on la rectifie sur un point, et on a eu tort d’y renoncer. Mommsen
partait de Festus, p. 129 Lindsay : moenia et muri et officia ; il alléguait la
lex Genetivae, XCVIII, où la munitio est une prestation exécutée par les
habitants. Le mur servien a été aussi bâti au moyen de corvées, puisqu’il
porte le nom de moenia (Staatsrecht, vol. 3, p. 227, cf. vol. 2, p. 478, n. 2) ;
ajoutons que le plus ancien Capitole de Rome avait été bâti sans frais pour
l’aerarium ; car publice coactis fabris operisque imperatis, gratis aedifi-
cari atque effici potuit (Cicéron, De suppliciis, XIX, 48) ; Mommsen cite
Cicéron, Pro Fonteio, 8 : coacti sunt munire omnes (viam Domitiam) ; en
effet, munire se dit, non seulement de remparts (duovir urbis moeniendae,
Dessau n° 2227), mais de routes (c’est la formule stéréotypée qui définit
les devoirs des édiles : vias munire verrere reficere) : or, nous dit par
exemple Siculus Flaccus, cité par Mommsen, les chemins vicinaux
muniuntur per… magistros pagorum qui operas a possessoribus ad eas
tuendas exigere soliti sunt. Le verbe munire se dit donc de corvées, par les-
quelles on construisait les routes et les remparts, ces derniers étant propre-
ment des « prestations » (moenia, munia, qui est à peu près synonyme de
munera). Si l’on a renoncé à cette explication excellente, c’est d’abord que
le rapport entre les remparts et les corvées n’a pas paru exclusif (bien
d’autres choses ont pu être faites au moyen de corvées), ensuite qu’on a
voulu expliquer à la fois moenia et muri (moiri) : on a donc rapproché les
deux mots d’une autre racine *mei signifiant « affermir » et qui est repré-
sentée en védique par sumeka-, « bien fondé » ou minoti, « il fortifie » ;
ainsi Walde-Hofmann, Latein. etymol. Wörterbuch, 3e éd., s. v. communis,
I, 255 et moene, II, 100. A notre avis, il y a intérêt à distinguer muri, dont
l’étymologie est obscure (le sanscrit ne présente pas la suffixation- ro- à la
racine *mei « fonder ») et moenia, dont l’étymologie au sens de « corvée »,
nous semble assurée par une particularité : munire, « faire à titre de
corvée », fait couple d’opposition avec pugnare, « combattre », dans la
langue militaire : pugnare, munire, toute la vie du soldat est là. Voir en
effet Tite-Live, XXI, 11, 11, summa vi muniunt et pugnant ; César, B. G., I,
49, 2 ; in armis esse… castra munire ; Tite-Live, VII, 7, 5 : immunes
quoque operum militarium erant ut, in unum pugnae laborem reservati… ;
or, ce qu’un soldat exécute comme corvée, ce sont surtout des fortifica-
tions, munimentum.
11. Voir par exemple Ch. Wirszubski, Libertas als politische Idee in
Rom, Wiss. Buchgesellschaft, 1967 p. 24, n. 48, cf. p. 16-17 ; L. Duguit,
Traité de droit constitutionnel, vol. 1, p. 372, 543, 595 ; vol. 2, p. 19 et 35.
Pour l’affirmation théorique de la souveraineté populaire sous l’Empire,
voir notre chap. IV, n. 36. Pour le conflit, jamais résolu ni réglé sous la
République, entre la souveraineté de fait du Sénat et la souveraineté théo-
rique du peuple, références chez M. Gelzer, Cicero, ein biographischer
772 Chapitre III (notes 12 à 20)
Versuch, Franz Steiner, 1969, p. 64, n. 40 ; E. F. Bruck, Ueber römisches
Recht im Rahmen der Kulturgeschichte, Springer-Verlag, 1954, p. 5-7 ; Chr.
Meier, Res publica amissa, p. 116-127. Sur le rôle législatif réduit du
peuple, C. Nicolet, « Le Sénat et les amendements aux lois à la fin de la
République », dans Revue historique du droit, 1958, p. 274. – Auctoritas n’a
pas plus d’équivalent en grec qu’imperium (Mommsen, Staatsrecht, vol. 3,
p. 952, n. 4).
12. Cicéron, République, I, 43, cité par Ernst Meyer, Römischer Staat und
Staatsgedanke, Artemis-Verlag, 1963, p. 263-264. Comparer Pline, Lettres,
9, 5, 3. L’égalité n’a jamais été un slogan de la politique romaine ; R. Hirzel,
Themis, Dike und Verwandtes, réimpr. 1966, Olms, p. 231, insiste sur le
contraste entre l’esprit grec et l’esprit romain et le compare au contraste
entre les Français et les Anglais. « Aussi longtemps qu’il y a eu une société
romaine, elle a été aristocratique », écrit Gelzer, Kleine Schriften, vol., 1,
p. 157 et on pourrait citer des affirmations comparables de Ronald Syme ou
de Chr. Meier. Cicéron, République, I, 47, oppose deux ordres de citoyens :
ceux qui votent et ne gouvernent pas, ceux qui gouvernent (cité par Gelzer,
Cicero, p. 13, n. 100).
13. A Alföldi, « Zur Struktur des Römerstaates im 5. Jahrh. », dans Entre-
tiens sur l’Antiquité classique, Fondation Hardt, vol. 13 : Les Origines de la
République romaine, 1967, partic. p. 237.
14. Énéide, I, 148.
15. F. Hampl a eu le mérite de désencombrer l’histoire de la République
de son cant : « Römische Politik in republikanischer Zeit und das Problem
des Sittenverfalls », dans Historische Zeitschrift, 188, 1959, partic. p. 510-
511.
16. M. Gelzer, Kleine Schriften, vol. 1, p. 202. L’absence de salaire pour
l’exercice des fonctions publiques réservait la politique à une oligarchie de
notables : M. Gelzer, « Die Nobilität der römischen Republik » (étude fon-
damentale), dans ses Kleine Schriften, vol. 1, p. 17-135, partic. p. 38 (lire
« das Claudische Gesetz » au lieu de « das Flaminische Gesetz »).
17. Voir les articles « optimates » (Strasburger) et « populares » (Chr.
Meier) du Pauly-Wissowa, vol. XVIII, 783 et Supplément X, 555 ; R. Syme,
Sallust, University of California Press, 1964, p. 17-18 ; M. Gelzer, Kleine
Schriften, vol. 1, p. 170 et 199 ; L. Ross Taylor, Party Politics in the Age of
Caesar, University of California Press, 1971, p. 13 ; et les nuances apportées
par P. A. Brunt, Social Conflicts in the Roman Republic, Chatto and Windus,
1971, p. 95.
18. Sur dignitas, P. Boyancé, « Cum dignitate otium », dans ses Études
sur l’humanisme cicéronien, collection Latomus, 1970, partic. p. 114-123 :
« prééminence dans la cité », « prestige » ; H. Drexler, « Dignitas », dans
Das Staatsdenken der Römer, R. Klein éditeur, Wiss. Buchgesell., 1966,
p. 231-254 ; Ch. Wirszubski, « Cicero’s cum dignitate otium’ : a reconside-
ration », dans Journal of Roman Studies, 44, 1954, partic. p. 12.
19. H. Drexler, « Die moralische Geschichtsauffassung der Römer », dans
Gymnasium, 61, 1954, p. 174. Sur la carrière politique de Cicéron, triom-
phale jusqu’à son exil, H. Strasburger, Concordia ordinum, réimpr. 1956,
Hakkert, p. 38.
20. César, Guerre civile, I, 9, 3 : « Sibi semper primam fuisse dignitatem
vitaque potiorem » (opposer les mots dignitas patriae dans la Lettre à
Atticus, X, 4, de Cicéron). Catilina justifiait lui aussi sa conspiration par le
Chapitre III (notes 21 à 28) 773
souci de sa dignitas : Salluste, Catilina, 35, 3 ; cf. D. C. Earl, The Political
Thought of Sallust, réimpr. 1966, Hakkert, p. 95. Pour le caractère stricte-
ment privé, personnel, de la guerre civile de César, le problème est vigoureu-
sement posé par Christian Meier, Entstehung des Begriffs Demokratie,
Suhrkamp, 1970, p. 70-75 et 121.
21. M. Gelzer, Kleine Schriften, vol. 3, p. 23 ; Caesar Politician and
Statesman, Harvard, 1968, p. 5. D’où l’aspect étonnamment chaotique de
la vie politique romaine, qui surprend les modernes, habitués à un rythme
plus lent et à une succession de périodes plus cohérentes (succession
de constitutions, présidences, ministères…). Avec ses magistrats et ses
tribuns qui sont autant de petits souverains, la politique romaine ressemble à
un pays où des bandes rivales ou alliées font la guérilla : une bande remporte
un succès local aux comices tributes, une bande rivale remporte un autre
succès de son côté aux comices centuriates ou au Sénat ; en moins de dix-
huit mois, Cicéron est exilé, puis rappelé d’exil : ce sont deux coups
de main en des sens opposés et non la conséquence d’un renversement de la
politique ; on peut même dire que Rome n’avait pas de politique, au sens de
l’anglais policy ; cf. Gelzer, Kleine Schriften, vol. 2, p. 15. Seul le Sénat
représentait la continuité.
22. H. Strasburger, « Der Einzelne und die Gemeinschaft im Denken der
Griechen », dans Historische Zeitschrift, 177, 1954, partic. p. 247 ; Caton,
fr. 107 et 249 Malcovati. Le droit de venger sa dignitas était reconnu à tout
homme politique et cette vendetta était un devoir : A. W. Lintott, Violence in
Republican Rome, Oxford, 1968, p. 49-50 ; les guerres civiles de César
contre Pompée et d’Octave contre Antoine étaient des guerres privées,
contre des inimici et non contre des hostes : A. von Premerstein, Vom
Werden und Wesen des Prinzipats, p. 37, n. 1.
23. Kleine Schriften, C. H. Beck, 1968, p. 294-312 : Kollektivbesitz und
Staatsschatz in Griechenland.
24. Hérodote, 3, 57, cité par Latte.
25. Aristote, Politique, 2, 10 (1270 A 15) (Tricot), cité par Latte. L’épigra-
phie crétoise montre qu’en pleine époque impériale la coutume de ces ban-
quets survivait, grâce à l’évergétisme il est vrai.
26. Latte, Kleine Schriften, p. 311.
27. Tite-Live, I, 43, 9 ; Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 256, n. 4 et
p. 257, n. 1.
28. C. Nicolet, L’Ordre équestre à l’époque républicaine, De Boccard,
1966, vol. I, p. 36-45 ; A. Alföldi, « Zur Struktur des Römerstaates im 5.
Jahrh. », dans Entretiens sur l’Antiquité classique, Fondation Hardt, vol. 13,
p. 249, et dans Historia, 17, 1968, p. 455. Par la suite, les traces de liturgies
sont très rares et s’expliquent par des circonstances exceptionnelles ; à la
fin de la première guerre punique, Rome arma une flotte grâce aux riches,
qui, soit individuellement, soit en se groupant par deux ou trois, équipèrent
à leurs frais des quinquérèmes, à condition que les sommes ainsi avancées
leur seraient remboursées après la victoire (Polybe, I, 59) ; pendant la
deuxième guerre punique, les marchands furent soumis à des prestations
analogues (voir le bel article de C. Nicolet, « Techniques financières et
manipulations monétaires pendant la 2e guerre punique », dans Annales,
Économies, Sociétés, 18, 1963, p. 417-436) ; tout changera, quand Rome
disposera de cet Eldorado que fut, pour son impérialisme, l’Espagne avec
ses mines d’argent.
774 Chapitre III (note 29)
29. Latte, Kleine Schriften, p. 359-366 : « The origin of the Roman quaes-
torship ». Le début d’un monnayage peut être un événement culturel, poli-
tique, administratif ou fiscal : ce n’est pas nécessairement un virage
économique. D’abord, il ne faut jamais oublier qu’une cité qui n’a pas de
monnayage propre se sert des monnaies des cités voisines que les relations
économiques ou politiques font affluer chez elle : toute monnaie circule
partout et même les cités qui frappent monnaie ne se réservent pas le
monopole de la monnaie sur leur territoire (les exceptions sont rares et
s’expliquent par la politique fiscale : Pergame, Égypte lagide ou la cité
d’Olbia. Dittenberger, Sylloge, n° 218) ; la question est moins de savoir
quand a commencé le monnayage romain que de savoir de quelles mon-
naies étrangères se servaient les Romains avant d’avoir un monnayage à
eux. Deuxièmement, la période de la monnaie monnayée est souvent
précédée d’une période d’« autométallisme », et c’est le cas à Rome : un
métal choisi conventionnellement (en ce sens, ce métal est déjà monnaie, et
non marchandise) sert de moyen d’échange, voire de simple mesure de la
valeur, sans que ce métal lui-même se présente sous la forme d’espèces
monétaires, voire de lingots, dont la forme soit conventionnelle : il faut
donc peser chaque fois le métal (pour l’autométallisme, renvoyons au livre
admirable et un peu négligé de G. F. Knapp, Staatliche Theorie des
Geldes, 1905, p. 1-20). A Rome, le denier et même l’aes signatum
(Alföldi, « Die Anfänge der Geldprägung in Rom », dans Römische Mit-
teilungen, 68, 1961, p. 64-79) sont encore plus tardifs qu’on ne croyait
récemment ; mais, dès le Ve siècle, des paiements se font en bronze non
monnayé, ou encore les marchandises échangées sont estimées en leur
valeur en bronze (un bœuf, échangé contre du blé ou donné en guise
d’amende, sera estimé en livres de bronze, et le montant de l’amende est
spécifié en poids de métal) ; voir Alföldi, loc. cit., p. 78, et Zur Struktur
des Römerstaates (cité n. 28), p. 268. Que signifie l’apparition d’espèces
monnayées ? Ce peut être un simple fait culturel ; la cité considérée a suivi
l’exemple d’autres cités. Ce peut être un fait de politique symbolique :
pour des raisons de prestige, une cité veut avoir sa monnaie à elle et y
mettre son blason (charaktêr) ; un décret célèbre de Sestos le montre bien
(Dittenberger, Orientis Graeci inscriptiones, n° 339, lignes 44 et suiv.). Ce
peut être également un fait financier : le même décret montre que la cité
entend aussi tirer un revenu de son monnayage. Enfin ce peut être un fait
administratif ; je me souviens d’avoir lu, sous la plume de Jean Marchal,
que la monnaie était, non seulement un pouvoir d’achat conféré aux agents
économiques, mais aussi un instrument de politique gouvernementale. Elle
est souvent cela dans l’Antiquité : la cité qui frappe monnaie a l’instrument
nécessaire pour louer les services de mercenaires ou pour envoyer ses
troupes faire campagne loin du sol national. Ce que Sparte pouvait diffici-
lement faire avant d’avoir un monnayage digne de ce nom, c’est-à-dire
avant qu’Areus Ier, pour des raisons peut-être surtout culturelles, ne la dotât
d’un monnayage d’argent. Comme dit Polybe (6, 49), « tant que les Lacédé-
moniens ne visèrent qu’à régner sur leurs voisins, ils purent se contenter des
ressources de leur sol ; mais lorsqu’ils entreprirent de faire campagne hors
du Péloponnèse, leur monnaie de fer et le système de troc par lequel ils
échangeaient les produits de leur sol ne leur suffirent plus : il leur fallut
désormais avoir un numéraire qui fût reçu partout ». Une cité frappe
d’abord du numéraire pour les besoins publics et en particulier militaires :
Chapitre III (notes 30 à 41) 775
les particuliers s’en servent secondairement pour leur propre usage. Il serait
important de savoir si les cités acceptaient de monnayer tout le métal que les
particuliers apportaient à l’atelier monétaire (« hylolepsisme » dans la
conceptualisation de Knapp, p. 77) ou si elles ne monnayaient le métal que
dans la mesure où l’État en avait besoin : le monnayage était-il un service
public ou un simple instrument de gouvernement, les particuliers ne bénéfi-
ciant que des « retombées » (de même, par exemple, que les postes et télé-
graphes ont été instrument de gouvernement avant d’être service public) ?
Voir K. Helfferich, Das Geld, 6e éd., 1923, p. 430-433.
30. Tite-Live, 5, 20 et 22.
31. Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 241, et vol. 3, p. 1109.
32. Id. ibid., vol. 2, p. 424, et vol. 3, p. 228. L’impôt foncier n’est levé
qu’en cas de nécessité et il aurait paru scandaleux qu’il fût une ressource
ordinaire ; un texte aussi net qu’on peut le souhaiter se lit chez Cicéron, Des
devoirs, 2, XXI, 74.
33. Sur cet impôt, P. Guiraud, Études économiques sur l’Antiquité, réimpr.
1967, Hakkert, p. 160-203.
34. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 998.
35. La libéralité « doit être laissée à la libre décision du pupille » (qui en
fera quand il sera grand, s’il veut en faire) : le tuteur ne doit pas décider pour
lui (Digeste, 26, 7, 12, 3).
36. Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 240. Pour la mainmise sénatoriale
sur le Trésor, vol. 3, p. 1143.
37. Gelzer, Kleine Schriften, vol. 1, p. 132 : « Les magistrats romains se
considéraient beaucoup moins comme les gérants que comme les proprié-
taires d’une souveraineté » ; Chr. Meier, Res publica amissa, eine Studie
zu Verfassung und Geschichte der späten römischen Republik, Franz
Steiner, 1966, p. 154-155.
38. Pour les institutions, Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 517-522 ;
Friedländer chez Marquardt, Staatsverwaltung, vol. 3, p. 482-489 ; G. Wis-
sowa, Religion und Kultus der Römer, réimpr. 1971, C. H. Beck, p. 449-467 ;
Habel, article « ludi publici » du Pauly-Wissowa, Supplement, Band 5, col.
608-630.
39. Mommsen n’a pas développé sa théorie dans le volume 1 du Staats-
recht, p. 241 ou 295, ni au volume 2, p. 517, mais plus tard, dans le
volume 2, p. 999, p. 1 000, n. 2 et p. 1129 (ces références ne figurent pas à
l’index du Staatsrecht) ; c’est en polémiquant avec Hirschfeld sur le statut
juridique du fiscus impérial, assimilé au mutuum du droit privé, qu’il a
englobé les jeux républicains dans cette assimilation, sur laquelle nous
reviendrons dans notre chap. IV, section 5, n. 127 et 134 ; cf. Hirschfeld, Die
kaiserlichen Verwaltungsbeamten, réimpr. 1963, Weidmann, p. 12, n. 2, qui
met en doute la théorie de Mommsen.
40. Références chez Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 509, n. 2 :
« redemptos ab aerario vectigales quadrigas » (Asconius) ; on ne peut dire
quel magistrat a été chargé de les affermer pour le Trésor (Staatsrecht, vol. 2,
p. 426, 447, 555). – En dernier lieu, E. Badian, Publicans and Sinners : pri-
vate enterprise in the service of the Roman Republic, Blackwell, 1972,
p. 16 ; C. Nicolet, L’Ordre équestre, p. 330.
41. Inscription gamalienne d’Ostie (Corpus, XIV, 375 ; Dessau, n° 6147) :
« in ludos cum accepisset public(e) lucar, remisit et de suo erogationem
fecit ».
776 Chapitre III (notes 42 à 48)
42. Dion Cassius, 56, 47, dit qu’un comédien qui refusa de jouer « au prix
du salaire fixé » vit les spectateurs prendre son parti et les tribuns de la plèbe
obligés de demander au Sénat l’autorisation de dépenser pour leurs jeux plus
que ne le leur permettait la loi (on sait qu’Auguste avait fixé un maximum
aux dépenses que les magistrats pouvaient faire de leur bourse pour leurs
jeux) ; Suétone, Tibère, 34, dit de son côté que le Sénat se vit obligé de reci-
dere mercedes scaenicorum ; enfin Tacite, Annales, l, 77, dit que le Sénat
prit des mesures de modo lucaris et adversus lasciviam fautorum. Le lucar
est-il le maximum que les magistrats peuvent dépenser ? Est-il synonyme de
mercedes scaenicorum ?
43. Pour l’interprétation classique de lucar, Mommsen, Staatsrecht, vol.
2, p. 61 et 66, n. 1 ; Wissowa, Religion und Kultus, p. 451, n. 6. Le mot
apparaît dans le sénatus-consulte relatif aux jeux séculaires de Claude ou
de Domitien (Corpus, VI, 32324 : de lucari ludorum). Le sens de « salaire
des acteurs » ressort des gloses (G. Goetz, « Thesaurus glossarum emenda-
tarum », dans Corpus glossarum latinarum, vol. 6, p. 656), qui expliquent
lucar par μισθς θεατρικς ou μισθς π φσκου (bien des jeux, sous
l’Empire, relèvent de l’empereur et de son fisc) et de Tertullien, Scorpiace,
8, 3 : saint Jean Baptiste eut la tête tranchée en guise de lucar pour la dan-
seuse Salomé. Ce qui a tout compliqué est qu’il existe un autre mot lucar,
apparenté à lucus, qui veut dire « bois » ou « bois sacré » (Corpus, I, 2e éd.,
1730 et 401, cf. p. 720 ; Degrassi, Inscriptiones liberae rei publicae, n° 504
et 556). On a donc supposé que le lucar des jeux était un impôt ou une
ferme que l’on payait pour l’exploitation des bois sacrés et dont le
produit était affecté à la dépense des jeux publics ; déjà les étymologistes
antiques rattachaient lucar à lucus : « Pourquoi appelle-t-on lucar l’argent
versé pour les spectacles ? N’est-ce pas parce que le revenu des lucus était
affecté aux spectacles ? » (Plutarque, Questions romaines, 88) ; autres
textes chez I. B. Pighi, De ludis saecularibus populi Romani, réimpr. 1965,
p. 63. Le Trésor devait traiter en bloc avec un imprésario, locator scaenico-
rum (Dessau, n° 5207). Citons enfin l’inscription Corpus, V, 5128 = Des-
sau, n° 6726 : un évergète de Bergame procure à ses concitoyens des
funérailles gratuites en payant à leur place le lucar Libitinae que le Trésor
municipal avait pris à ferme ; ce lucar ne doit pas être autre chose que le
salaire dû aux croque-morts et aux pleureuses. Comparer une évergésie
de l’empereur Nerva qui offrit des funérailles gratuites à la plèbe de
Rome (voir ici même, chap. IV, n. 433) ; l’explication est due à Liebenam,
Römisches Vereinswesen, p. 251, et à B. Laum, Stiftungen, vol. 1, p. 114.
44. Pour les chiffres, Marquardt, Staatsverwaltung, vol. 2, p. 85 et vol. 3,
p. 488 ; Wissowa, p. 451, n. 7.
45. Tite-Live, 22, 10 (cf. Plutarque, Vies, éd. Flacelière, vol. 3, p. 237,
note), et les rapprochements que fait Wilhelm, « Neue Beiträge VI », dans
Sitzungsberichte Akad. Wien, n° 183, 1921, p. 48 ; voir aussi Corpus, III,
14195, 5 et 7.
46. G. Dumézil, La Religion romaine archaïque, Payot, 1966, p. 545 ; sur
le caractère généralement non magique des jeux, même à date très ancienne,
H. Le Bonniec, Le Culte de Cérès à Rome, p. 330.
47. Tite-Live, 38, 35 ; sur l’instauration, Wissowa, Religion und Kultus,
p. 393, 423, 454 ; Friedländer dans Marquardt, Staatsverwaltung, vol. 3,
p. 485 ; cf. Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 1061 et p. 1062, n. 3.
48. Comparer le maniement politique des rites : un magistrat qui pré-
Chapitre III (notes 49 à 53) 777
sidait des assemblées électorales et qui craignait que le résultat du vote ne
fût pas conforme à ses désirs utilisait le moindre prétexte religieux pour
suspendre le déroulement du vote ; voir L. Ross Taylor, Party Politics
in the Age of Caesar, chap. IV : « La manipulation de la religion d’État ».
Même chose dans la religion grecque (« La Pythie médise » ou « philip-
pise »).
49. On ne la trouve jamais « à l’état sauvage ».
50. Voici un exemple de la psychologie très particulière de la sécuri-
sation. Max Weber appelle charisme (ce mot a chez lui plusieurs sens)
l’habitude qu’ont certains peuples de faire appel à des confirmations reli-
gieuses (à un oracle, à un prophète) quand ils prennent une décision poli-
tique ou juridique ; un Grec qui va fonder une colonie consulte l’oracle
de Delphes. Nous retrouvons là le besoin de se donner des assurances psy-
chologiques contre les intervalles d’incertitudes ; nous sommes à demi
conscients de notre ruse : aussi, selon que la chose nous convient, profes-
sons-nous que l’oracle a bien prédit ou qu’il est vendu aux Mèdes. Mais le
plus simple est encore de truquer soi-même l’oracle. Dans La Mort Sara,
Plon, 1971, Robert Jaulin montre comment les Sara, qui ont décidé de
l’adopter, « donnent un coup de pouce » à l’oracle magique qu’il convient en
ce cas de consulter : la réponse de l’oracle « n’est déchiffrée normalement
qu’au bout de cinq minutes au minimum et peut souvent demander des
heures de lecture : or l’oracle n’était pas achevé depuis une minute que les
consultants se redressaient et déclaraient la cause entendue et gagnée : il
n’y avait aucune contre-indication » à mon adoption (p. 86). Je sais un
médecin qui, persuadé d’avoir affaire à un malade imaginaire, consultait le
thermomètre médical au bout de cinq secondes, pour donner au patient
confirmation du fait qu’il n’avait pas de fièvre, puisqu’il n’était pas
malade. De même, quand un chef d’entreprise suit les indices mensuels du
PNB ou de Fortune et pilote ses affaires en conséquence, le fait-il parce
que les indices d’évolution de ces agrégats sont inattaquables (ce dont on
peut a priori douter, car on ne saurait trop douter de tout), ou parce qu’il
« faut bien » se guider sur quelque chose et que ce quelque chose « est
mieux que rien » ? Si ce chef d’entreprise, un mois où cela lui convient,
envoie Fortune aux orties ou au contraire se fonde sur les chiffres pour
refuser une décision que pour d’autres raisons il ne souhaite pas, est-il plus
hypocrite que quand il croit candidement aux indices ? Il ne l’est pas plus
qu’un général romain qui accepte ou refuse un augure ou qui jette à l’eau
les poulets divinatoires.
51. Voir surtout Tite-Live, 25, 12, et Macrobe, Saturnales, I, 17, 25. Je ne
dresserai pas l’importante bibliographie de ces jeux, du rite grec, de la pro-
phétie de Marcius.
52. Inscriptiones Graecae, XII, 7, 241 (cf. XII, 7, 22). A Rome, même
recours à une stips pour un lectisterne (Macrobe, I, 16, 13 : Wissowa,
op. cit., p. 428, n. 4 et 5). Voir aussi la n. 171.
53. Par exemple, il n’est pas évident qu’on institue une course à pied en
l’honneur des dieux parce que « la course et le piétinement rapide du sol
ont magiquement puissance d’évoquer les forces souterraines de dessous
terre et que la compétition dégage les efficacités les plus absolues et
permet la meilleure revigoration du divin » (J. Bayet, Histoire politique
et psychologique de la religion romaine, p. 135) : c’est plutôt parce que les
dieux, comme les hommes, aiment regarder des coureurs et se passionnent
778 Chapitre III (notes 54 à 58)
pour la compétition ; dans une religiosité éthique, cette idée serait dégradée
et laïque ; pour une religion de rite, elle est la piété même.
54. Comme exemple de cet esprit de sérieux, on pourrait citer Plutarque
(On ne peut vivre agréablement selon Épicure, 21), Cicéron (Des lois, II, 9),
ou encore les topoi de la rhétorique ; ainsi l’intelligent Quintilien, 3, 8 :
« Quelques rhétoriciens prétendent que, dans certains cas, la délibération
porte seulement sur l’agrément ; ainsi quand on délibère sur la construction
d’un théâtre ou l’institution de jeux ; mais il serait relâché et frivole de
réduire la question à une affaire d’agrément : le plaisir ne peut pas ne
pas tirer autre chose avec lui ; par exemple, en ce qui concerne les jeux, il
s’agit d’honorer les dieux ; pour les théâtres, il s’agit de se procurer des
divertissements qui sont eux-mêmes utiles, car ils nous reposent de nos
fatigues ; il faudra aussi mettre en avant que ce théâtre est une espèce de
temple consacré au dieu en l’honneur de qui les spectacles sont donnés. »
55. Car les jeux dont parle l’anecdote sont présidés par le préteur urbain ;
sur l’ensemble de l’épisode, Jean Gagé, Apollon romain, De Boccard, 1955,
p. 286-293.
56. Sur l’élément scénique des Jeux Apollinaires, Wissowa dans Mar-
quardt, Staatsverwaltung, vol. 3, p. 385 ; Wissowa, Religion und Kultus der
Römer, p. 295.
57. C’est l’épisode d’Hannibal ad portas ; voir Tite-Live, 26-9-11, et le
« miracle des flèches » chez Macrobe, Saturnales, I, 17, 25.
58. Festus, p. 326 Marx, 436 Lindsay. – L’attitude du mime, qui conti-
nue à jouer, par piété envers le dieu dont il est le serviteur, fait songer au
fragment 36 du De superstitione de Sénèque, cité par saint Augustin, Cité
de Dieu, 6, 10 : « Le chef décrépit d’une troupe d’histrions joue chaque
jour au Capitole, comme si les dieux goûtaient un acteur que les hommes
ne goûtent plus. » Il s’agit là, à mon avis, d’une historiette, ou plutôt d’un
trait authentique, comparable chez nous à l’historiette du jongleur de
Notre-Dame : le comédien a voué à Jupiter Capitolin, par piété personnelle
envers ce dieu, une ou plusieurs exhibitions de ses talents ; il fait par piété
personnelle ce que le mime de 211 faisait par piété professionnelle : les
deux anecdotes ont en commun l’idée que jouer pour les dieux est une
conduite pieuse. Wissowa, Religion und Kultus, p. 423, n. 3, veut rapporter
tout le passage à une théoxénie, l’epulum Jovis. Le texte est difficile :
« Monte au Capitole et tu rougiras des extravagances qui s’y commet-
tent… ; l’un nomme à Jupiter les dieux qui viennent le saluer et l’autre lui
annonce l’heure qu’il est… ; Junon et Minerve ont des coiffeuses qui, bien
qu’éloignées de la statue et même du temple, remuent les doigts comme si
elles tressaient la chevelure des déesses… ; celles-là prient les dieux d’as-
sister à leur procès, ceux-ci leur présentent des placets… ». Il s’agit évi-
demment de fidèles à la foi naïve ; nous savons par ailleurs qu’on scellait
sur les statues des dieux des feuillets portant des requêtes (Veyne dans
Latomus 1967, p. 738, n. 2). Quant aux coiffeuses de notre texte, ou bien
ce sont des fidèles qui, comme le vieil histrion, ont consacré de leur plein
gré une journée de leur travail en exécution d’un vœu, ou bien il s’agit d’un
culte officiel rendu aux déesses et ces coiffeuses sont des servantes du
temple ; de même, l’homme qui annonce l’heure à Jupiter (Trimalcion
aussi avait son esclave qui lui servait d’horloge vivante), peut-être est-il lui
aussi un serviteur du dieu, comparable à l’horologos des temples d’Égypte
(Porphyre, De abstinentia, IV, 8, p. 241, 1 Nauck). Pour le fidèle qui
Chapitre III (notes 59 à 72) 779
consacre aux dieux une « démonstration » de ses talents, comparer les epi-
deixeis produites dans les concours grecs (L. Robert, Études épigraphiques
et philologiques, p. 38-45). Pour le jongleur de Notre-Dame, A.-J. Festu-
gière, Personal Religion among the Greeks, p. 166, n. 56.
59. G. De Sanctis, Storia dei Romani, vol. 4, 1, p. 493 ; W. Kroll, Die
Kultur der ciceronischen Zeit, réimpr. 1963, Wiss. Buchgesellschaft, vol.
1, p. 98. On sait que Sulla fut battu à la préture pour avoir voulu sauter
l’édilité.
60. Cicéron, Pro domo, XLIII, 110 : muneris splendore.
61. Il faut le signaler, car parfois les textes désignent les ludi sous
le nom de munus – en dépit de l’opposition très nette entre les jeux, ludi, et
les munera – le mot étant pris cette fois au sens très particulier de « spec-
tacles de gladiateurs » ; quand les textes qualifient des ludi de munus, ils
prennent ce dernier mot en un autre sens, celui de « cadeau », on disait
aussi largitio (Tite-Live, 25, 2). Pour munus, « cadeau », dit des jeux
publics, voir Cicéron, Pro domo, XLIII, 110 ; Tite-Live, VI, 42, 12 ; Cicé-
ron, Pro Murena, chap. XVIII passim et XXVI, 53 : praetura probata in jure,
grata in munere ( sc. in ludis) ; De officiis, II, chap. XVI-XVII (munere…
sumptus aedilitatis) ; Cicéron pastiche ce style, I Verr., XII, 36 : hoc munus
aedilitatis meae populo Romano amplissimum polliceor (pour cet emploi
de polliceri, voir Asconius, in toga candida, p. 88 Clark). Cf. plus bas,
n. 283.
62. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 519, n. 1 ; Suétone, César, 10 : ludos
et cum collega et separatim editit ; Plutarque, Caton le Jeune, 46. On redou-
tait d’être édile en même temps qu’un collègue plus riche dont les jeux
éclipseraient tout (Caelius chez Cicéron, Lettres familières, VIII, 3). Pour
éviter la surenchère entre collègues, Auguste décida qu’un préteur
ne pourrait verser plus que l’autre pour ses jeux (Dion Cassius, 53, 2).
63. Scaurus et Hypsaeus avaient été triumvirs monétaires ensemble ; la
monnaie dont parle Mommsen (cité note ci-dessus) se rapporte à leur com-
mun triumvirat, non à leur édilité : E. Sydenham, The Coinage of the Roman
Republic, Spiuk and Son, 1952, p. 151, n° 912.
64. Liste sommaire des édilités fastueuses chez Marquardt, Staatsverwal-
tung, vol. 2, p. 86 et vol. 3, p. 488 ; Cicéron, De officiis, 2, XVI, 57. Cf. au
contraire Plutarque, Caton le Jeune, 46.
65. E. Sydenham, The Coinage of the Roman Republic, p. 146, n° 885 ;
p. 147, n° 890 ; p. 153, n° 921.
66. P. Veyne dans Bulletin de correspondance hellénique, 90, 1966,
p. 146-147 ; on pourrait multiplier les exemples ; ajoutons seulement Aris-
tote, Rhétorique, I, IX, VI, 38 : ες πρτον γκμιον ποηθ.
67. Tria patrimonia, Cicéron, Pro Milone, XXXV, 95 ; Asconius,
In Milonianam, p. 31, Clark.
68. Sénèque, Des bienfaits, 2, 21.
69. Friedländer chez Marquardt, Staatsverw., vol. 3, p. 488, n. 6.
70. Cicéron, A son frère Quintus, I, 1 ; IX, 26. Cf. aussi Tite-Live, 40,
44.
71. Dion Cassius, 48, 53 : « Tous recherchaient les honneurs, moins pour
les exercer à Rome que pour devenir promagistrats et jouir par là des hon-
neurs et des commandements dans les provinces » ; Cicéron, De la préture
de Sicile, LV, 138.
72. Cicéron, Des supplices, XVI, 36 : « A présent, je suis désigné pour
780 Chapitre III (notes 73 à 79)
être édile ; je me rends compte de ce que le peuple romain m’a conféré :
je dois célébrer avec soin et solennité des jeux très vénérables…, j’ai la res-
ponsabilité des édifices publics et de la police de Rome ; toutes ces peines
rapportent les avantages que voici : le droit de voter au Sénat avant la foule
des sénateurs, le droit de porter une toge brodée, la chaise curule, le droit de
laisser mon portrait en souvenir à la postérité. » Sur l’édilité de Cicéron,
H. Le Bonniec, Le Culte de Cérès à Rome, p. 350.
73. Sur favor populi, voir le Thesaurus linguae latinae, vol. 6, 386, 40, s.
v. « favor » ; J. Hellgouarc’h, Le Vocabulaire latin des relations et des partis
politiques, 1963, p. 220 ; la « faveur » s’acquiert par de beaux spectacles ou
encore par des congiaires et autres largesses : Tite-Live, 38, 45, 12 ; Florus,
I, 47 (III, 12).
74. Sur plausus, voir en particulier Plutarque, Sertorius, 4 ; Cicéron,
Pro Sestio, LIV, 115 ; cf. L, 106 : « L’estime et l’inclination du peuple
romain se manifestent particulièrement en trois endroits : dans les comices
tributes, dans les comices centuriates, aux jeux et aux spectacles de gladia-
teurs » ; Philippiques, I, XV, 36 ; A Atticus, IV, 1, 5. Au lieu d’applaudisse-
ments, le public envoyait des pommes à la tête du munéraire qui lui offrait un
spectacle médiocre (Macrobe, Saturnales, 2, 6, 1).
75. Correspondance de Cicéron, mai-juillet 44, en particulier les lettres à
Atticus, XVI, 2 ; 4 ; 5 ; Plutarque, Brutus, 21. Dans la lettre XVI, 2 de Cicé-
ron, une phrase fait songer au panem et circenses de Juvénal : « Le peuple
romain s’use les mains, non à défendre la République, mais à applaudir au
théâtre » ; Cicéron est injuste : les manifestations au théâtre étaient
consciemment politiques ; il est vrai que le peuple applaudissait plus Octave
et les césariens que Brutus ; voir R. Syme, The Roman Revolution, p. 116-
117 ; Nicolas de Damas, Vie de César, raconte que les Jeux de Vénus victo-
rieuse, institués par César, donnèrent à la foule l’occasion d’applaudir
frénétiquement Octave.
76. Cicéron, Lettres à Atticus, II, 19, 3 : « Aux Jeux Apollinaires, quand
César se montra, les applaudissements furent maigres ; Curion, en revanche,
fut très applaudi. César a été très sensible à ce coup : Pompée
et lui en veulent personnellement aux chevaliers, qui se sont levés pour
applaudir Curion. » Les chevaliers, dans le théâtre, occupaient les places
d’honneur.
77. Louis Robert, « Épigrammes satiriques de Lucilius », dans L’Épi-
gramme grecque : entretiens sur l’Antiquité classique, Fondation Hardt,
tome XIV, 1969, p. 201 : « Ces spectacles ont dans l’Antiquité une plus large
pénétration dans toute la société que chez nous la boxe ou même le football
et le cyclisme » ; Cicéron, Pour Muréna, XIX, 38-40.
78. Sur la distinction entre l’obrigkeitliche et la soziale Tatigkeit de l’É-
tat, G. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, 3e éd. 1922, p. 400 et 622 ; c’est à
Jellinek aussi qu’est due, p. 301, la formule moins heureuse : « l’État
antique est aussi Église » (sur la notion d’Église, p. 235). L’idée que les
plaisirs publics l’emportaient sur la quantité des divertissements privés
est de R. Mac Mullen, Enemies of the Roman order : treason, unrest and
alienation in the Empire, Harvard, 1966, p. 168. Relevons pourtant l’impor-
tance des clubs masculins, des associations à prétexte religieux ou
professionnel dont la grande affaire était, outre les funérailles de leurs
membres, de banqueter et de se retrouver ensemble, sans les femmes.
79. Friedländer, Sittengeschichte Roms, vol. 2, p. 9.
Chapitre III (notes 80 à 84) 781
80. A son frère Quintus, 2, 3, 1-2.
81. Plutarque, Cicéron, 22 ; Appien, Guerres civiles, 2, 6, 22. Il y a chez
Cicéron une indéniable part de dureté, un tempérament de fanatique ;
l’exécution des catiliniens, loin de l’empêcher de dormir, était pour lui un
grand souvenir ; ce qui répugnait à Brutus, tyrannoctone qui n’avait pas
le goût du sang et qui sentait le contraste entre la jactance de Cicéron et le
souvenir douteux que lui-même avait gardé du meurtre de César ; il sentait
aussi qu’il y avait un rapport entre la jactance sanglante de Cicéron et la
naïveté politique du même Cicéron : voir l’admirable lettre 17 de Brutus.
Cicéron n’est que trop porté au terrorisme. La Deuxième Philippique se
termine par un appel à peine déguisé au meurtre d’Antoine : c’était donner
le signal des proscriptions ; voir aussi le pénible épisode relaté par Syme,
The Roman Revolution, p. 183. Sur cette dureté de Cicéron, lire les pages
fines et nuancées d’A. W. Lintott, Violence in Republican Rome, p. 57 sqq.
Le cas de Cicéron est, je suppose, celui d’un intellectuel peu fait pour l’ac-
tion et qui a plus le goût de la politique qu’il n’en a le talent. Toute sa vie,
il a hésité entre trois rêves d’intellectuel qui a la nostalgie de l’action :
conseiller le prince, ou le princeps Pompée, apercevoir un homme d’État
quand il se regarde dans son miroir, pouvoir se dire sur son lit de mort que
du moins il avait gouverné une fois en sa vie. Il faut dire à son éloge qu’il
manquait, sinon d’habileté et de flair parfois divinatoire, mais de volonté
de puissance ; ce qui le rendit naïf ou maladroit dans les rapports de force
et lui ôtait tout sang-froid, lui faisait prendre la politique pour un appen-
dice de la métaphysique ou de la morale ; dès lors, l’ennemi politique n’est
plus un simple adversaire, c’est un infâme que l’on hait et dont l’existence
souille l’humanité ; Cicéron ne veut pas gagner, quitte à oublier l’adver-
saire une fois qu’il aura gagné : il veut extirper le mal ; de ce désintéresse-
ment noble au terrorisme, le passage n’est que trop aisé. Et puis, il faut
compter avec un bovarysme d’intellectuel qui a forcé sa vocation : Cicéron,
devenu homme politique, veut se prouver que l’action ne lui fait pas peur,
car il n’en est pas absolument convaincu lui-même ; quelle meilleure
preuve que d’avoir du sang sur les mains ? C’est pourquoi il s’est vanté
sans mesure et sans fin de sa victoire sur Catilina : car il s’était étonné lui-
même en cette circonstance et avait forcé son tempérament. Dès lors, il
compte bien que cet exploit qu’il a réussi une fois soit porté indéfiniment à
son compte et que la preuve qu’il a donnée en 63 vaille une fois pour
toutes. De fait, il s’en est contenté longtemps. Mais la vieillesse est venue,
et avec elle la rage de gouverner un bon coup avant de mourir : il a cru le
moment arrivé en 44 et c’est pourquoi il a prêté foi à Octave, pour
l’exaspération de Brutus, accablé de tant d’aveuglement. On comprend
aussi la bien innocente vanité de Cicéron ; c’est celle d’un idéaliste qui
rêve d’une chose, la politique, et qui n’a pas vraiment les dons qu’il faut
pour son idéal : il essaie de se persuader lui-même qu’il les a.
82. Ajoutons que les relations face à face entre le peuple et ses magistrats,
puis entre le peuple et l’empereur (en particulier à l’occasion des spectacles)
sont une tradition à Rome ; ainsi Plutarque, Sulla, 6.
83. Thucydide, 2, 38 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, 8, 9, 6 (1160 A
20) ; Sénèque, Tranquillité de l’âme, 17 ; Quintilien, cité n. 54.
84. Machiavel, Le Prince, 21 : « Le prince doit, en certain temps de
l’année, ébattre et détenir son peuple en fêtes et jeux. Et comme chaque ville
est divisée en métiers ou en tribus, le prince doit faire cas de ces groupe-
782 Chapitre III (notes 85 à 92)
ments, être quelquefois dans leurs assemblées, donner de soi exemple d’hu-
manité et de magnificence. »
85. Plutarque, Conseils politiques, 24 (Moralia, 818 A-E).
86. Tacite, Annales, I, 54 : civile rebatur misceri voluptatibus vulgi ;
on dit aussi populare, démocratique, démagogique au sens grec (Histoires,
2, 91).
87. Tacite, Annales, XIV, 14.
88. Anecdote célèbre qui se lit en particulier chez Valère-Maxime, 2, 10,
8 ; cf. Wissowa, Religion und Kultus, p. 197, n. 9. Caton célébrait les Jeux
floraux de son ami Favonius, édile (Plutarque, Caton le Jeune, 46). Sur
un bas-relief de Castel Sant’Elia qui a dû orner le tombeau d’un sévir
et représente des jeux scéniques, figure une danseuse nue : E. Ciotti dans
Bollettino d’Arte, 1950, p. 1 ; C. Anti, « Rilievo teatrale romano », dans Fest-
schrift Egger, vol. 1, p. 189 ; on en rapprochera un bas-relief perdu de Brixel-
lum, que je ne connais que par une mauvaise description reproduite dans le
Corpus, XI, 1030 : le nouveau relief de Castel Sant’Elia permet maintenant
de comprendre cette description.
89. Tacite, Annales, XIV, 21 ; Cicéron, Pour Muréna, XXXVI, 77 ; cf.
Pline, Histoire naturelle, 36, 2 : indulserint publicis voluptatibus. Pour
l’idée qu’il faut des liesses pour le peuple, citons le Pseudo-Dicéarque, I,
2 : « A Athènes, la fréquence des spectacles et des fêtes supplée à la pénu-
rie de vivres pour la classe pauvre, qui oublie sa faim en assistant aux
concours et aux processions » (F. Pfister, « Die Reisebilder des Herak-
leides », dans Oesterr. Akad. Wien, Sitzungsber. n° 227, 1951). Sur les
monnaies impériales, hilaritas et laetitia commémorent les spectacles
impériaux à Rome (de là laetitia avec valeur concrète : « une fête » ; lae-
titia theatralis veut dire ludi scaenici dans Corpus, XI, 5283 ; ob
utramque laetitiam epulatus est (c’est-à-dire epulum dedit) dans Corpus,
VIII, 25935, cf. 15381. En 409, le Code Théodosien ordonne de donner
des fêtes « pour que ce plaisir détourne le peuple de la tristesse » (XII, 1,
169), « pour ne pas engendrer la tristesse » (XV, 6, 2) ; à Bénévent, le
consulaire de Campanie « apaise les longs ennuis du peuple », c’est-à-dire
qu’il donne des jeux après une longue interruption, due au manque d’ar-
gent (Corpus, IX, 1589).
90. Sur la liaison entre les jeux et la carrière des honneurs, Mommsen,
Staatsrecht, vol. 2, p. 137 ; cf. surtout Plutarque, Sulla, 5.
91. La tradition annalistique raconte que l’édilité curule fut créée pour
assurer l’édition des Grands Jeux, que le Sénat venait d’instaurer : les
édiles de la plèbe ayant refusé la liturgie (munus, dit Tite-Live, 6, 42) de
ces jeux, des patriciens acceptèrent de s’en charger, si était créée pour
eux une édilité curule. Dion Cassius (48, 53) raconte l’histoire d’Oppius,
fils de proscrit, qui « voulait, à cause de sa pauvreté, renoncer à être
édile » : mais la plèbe se cotisa pour lui fournir les moyens de remplir les
devoirs de sa charge et l’empêcher d’abdiquer, après son élection, avant
le mois où il devait donner ses jeux. A la fin de la République, on aura
quelque difficulté à remplir le Sénat : la carrière des honneurs effraie, tant
elle coûte cher (Dion Cassius, 54, 26 et 60, 27 ; Horace, Satires, 2, 3, 180-
186). Sous l’Empire, Martial prétendra qu’une femme de sénateur voulait
divorcer parce que son mari avait été nommé préteur (10, 41). Cf. Gelzer,
Kleine Schriften, vol. 1, p. 110-112.
92. On sent que Weber hésite (Religionssoziologie, vol. 1, p. 408-410) :
Chapitre III (notes 92 à 101) 783
le rapport entre la culture littéraire des mandarins et ce que réclame
une saine administration demeurant obscur à des yeux modernes, Weber a
tendance à supposer que les Chinois ne se faisaient pas de l’administration
la même conception que nous ; de même, l’exposé d’E. Balazs, La Bureau-
cratie céleste, p. 21, est nuancé et l’on sent que l’historien a tendance à
supposer d’abord que le rapport de la culture des mandarins à leurs fonc-
tions est un rapport de moyen à fin, comme il semblerait naturel de le pen-
ser ; simplement, les Chinois se représenteraient ces fins autrement que
nous… Et s’il n’en était rien ? Si la bonne explication était une idée,
presque universellement répandue, qui a conditionné des millénaires d’en-
seignement, à savoir l’idée que les degrés du connaître sont les mêmes que
ceux de l’objet connu ? Que connaître des objets élevés, littéraires, c’est
s’élever l’esprit ? Du coup, tout se tient : un homme qui commande,
un mandarin, doit être socialement élevé, il doit avoir l’esprit élevé et, pour
cela, connaître des choses élevées. Les Chinois n’ont pas une idée exotique
et surprenante de la fonctionnalité administrative : ils n’en ont aucune idée
du tout ; ils n’envisagent que la dignité sociale qui doit être celle de tout
homme qui commande.
93. Plutarque, Brutus, 15 ; Polybe, 31, 28 (Scipion paie la moitié des gla-
diateurs de Fabius Maximus) ; Sénèque, De beneficiis, 2, 21 ; Friedländer,
Sittengeschichte, vol. 1, p. 134.
94. Par exemple, les associations professionnelles ou cultuelles étaient
soumises à autorisation et surveillées de près ; l’affaire des Bacchanales
illustre trop bien cette mentalité policière.
95. Ajoutons qu’ordinairement ce sont des dilettantes qui n’entendent
rien aux affaires et les apprennent, s’ils les apprennent, de la bouche de
leurs subordonnés. « Les greffiers du Trésor public, qui avaient entre les
mains les registres et le texte des lois, tiraient parti de l’inexpérience et
de l’ignorance des jeunes questeurs, qui avaient besoin de maîtres pour
savoir ce qu’ils devaient faire ; ils ne leur laissaient aucune autorité et
étaient eux-mêmes les véritables questeurs » (Plutarque, Caton le Jeune,
16) ; cf. Eduard Meyer, Caesars Monarchie und das Prinzipat des Pompe-
jus, p. 331, n. 1.
96. Diptyque de Bœthius : R. Delbrück, Die Consulardiptychen, De Gruy-
ter, 1929, n° 7, p. 103 et pl. 7 ; W. F. Vollbach, Elfenbeinarbeiten der Spä-
tantike und des frühen Mittelalters, Mayence, 1952, n° 6, p. 24 et pl. 2 ; cf.
aussi H. Stern, Le Calendrier de 354, Geuthner, 1953, p. 157.
97. Jean Lydus, De magistratibus, 2, 8 (p. 173 Bekker) : « La Préfecture
gouverne toute la Cité, sans rien payer de sa bourse (οκοθεν) et adminis-
trant au contraire le Trésor ; le consulat, lui, fait pleuvoir comme grêle, sur
les citoyens, une profonde richesse qu’il tire de sa bourse. »
98. Sur le coût, Friedländer, Sittengeschichte, vol. 2, p. 12 ; E. Kuhn, Städ-
tische und bürgerliche Verfassung, 1864, vol. 1, p. 204, sqq.
99. Plutarque, Brutus, 22.
100. César légua au peuple de Rome 300 sesterces par tête et ses jardins
au-delà du Tibre (Suétone, César, 83 ; Res gestae, 15, 1 ; Fastes d’Ostie,
année 44 ; sur les jardins, P. Grimal, Les Jardins romains, p. 121 et 196, et le
fragment des fastes de Cupra Maritima étudié par G. V. Gentili dans Epigra-
phica, X, 1948, p. 136-142).
101. On trouvera des exemples du fait chez Marquardt, Staatsverwaltung,
vol. 2, p. 294 ; Hirschfeld, Verwaltungsbeamten, p. 110 ; Friedländer,
784 Chapitre III (notes 102 à 109)
Sittengeschichte, vol. 1, p. 135. Antoine reproche à Cicéron, mensongère-
ment, d’être si peu aimable que personne ne lui a jamais fait de legs (Cicé-
ron, Philippiques, 2, 16, 40) ; Cinna, le conspirateur gracié, léguera à
Auguste tous ses biens (Sénèque, La Clémence, 16) ; ce fut une gifle que
Sulla donna à Pompée, à titre posthume, en ne lui léguant rien (Plutarque,
Sulla, 38 ; Pompée, 15). D’où le thème des chasseurs de testaments dans la
satire et la diatribe. Parfois ces legs étaient faits à la condition que le léga-
taire prît le nom du testateur (A Atticus, VII, 8), ce qui explique sans doute
certaines particularités du système onomastique romain sous l’Empire. La
conscience collective blâmait très fort l’ingratitude d’un défunt qui n’avait
rien légué à ceux auxquels il devait de la reconnaissance : les chapitres 8 et 9
du livre VII de Valère-Maxime sont éclairants à cet égard. On sait comment
le droit fiscal exigeait des officiers primipiles qu’ils fissent un legs à l’empe-
reur, au « bienfait » duquel ils devaient leur avancement, sous peine de voir
leur testament cassé pour « ingratitude » : lire précisément l’histoire de
Marius d’Urbino chez Valère-Maxime, VII, 8, 6 (9, 2) ; le personnage est
connu (Corpus, XI, 6058 ; A. von Premerstein, Vom Werden und Wesen des
Prinzipats, p. 105). Sur les testaments ingrats envers l’empereur, Marquardt,
Staatsverwaltung, vol. 2, p. 294 (ajouter Pétrone, 76, 2) ; Hirschfeld, Ver-
waltungsbeamten, p. 110, et Kleine Schriften, p. 516 ; J. Gaudemet, « Testa-
menta ingrata et pietas Augusti », dans Studi in onore di Arangio-Ruiz, vol.
3, p. 115 ; R. S. Rogers dans Transactions of the American Philological
Association, 1947, p. 140.
102. Cicéron, Pro Cluentio, 150 ; Pro Plancio, 12 ; Sur la loi agraire, 2,
2 ; Salluste, Jugurtha, 85, 3.
103. Sauf lorsqu’un oligarque, se désintéressant de la politique qui se fait
au Sénat et sur le Forum de Rome, va chercher aventure dans l’Empire pour
y trouver une arène et se tailler une espèce de royaume : la politique phil-
hellène de Lucullus serait à étudier de ce point de vue. Les empereurs
romains, qui sont beaucoup moins liés que les oligarques à Rome et au
Sénat, attacheront un intérêt beaucoup plus direct qu’eux aux provinces : la
politique de Lucullus en est la préfiguration.
104. Plutarque, César, 8 ; Caton le Jeune, 26 ; Conseils politiques, 24.
105. J. Lambert, Amérique latine : structures sociales et institutions poli-
tiques, PUF, 1963, p. 211-213.
106. Plutarque, Caton l’Ancien, 3.
107. Id., Brutus, 46.
108. Id., Lucullus, 35 ; Pompée, 3. La discipline militaire du temps
ne ressemblait pas du tout à la nôtre et n’avait rien de réglementaire ; les
soldats dialoguent avec leur général et le supplient à grands cris (Pompée,
41). Les chefs supplient leurs hommes, leur distribuent des cadeaux
et n’hésitent pas non plus à les faire décimer (Suétone, César, 65-70 ;
Auguste, 24), car qui aime bien châtie bien : pour une autorité plus pater-
nelle que réglementaire, se faire respecter, c’est se faire aimer. Il en sera
de même, sous l’Empire, des rapports de Corbulon et de ses troupes
(Tacite, Annales). Il est caractéristique qu’un chef militaire romain puisse
supplier ses troupes ou se laisser supplier par elles (Corbulon) sans perdre
son autorité ; si cela se produisait dans une armée moderne, ce serait
le signe que cette armée est en pleine décomposition ; à Rome, il n’en allait
pas de même : l’obéissance avait toujours quelque chose de familial.
109. Plutarque, Lucullus, 33 ; sur l’évolution des donativa, de la récom-
Chapitre III (notes 110 à 111) 785
pense militaire à une largesse faite à des soldats-clients, J. Harmand,
L’Armée et le Soldat à Rome de 107 à 50, Paris, Picard, 1967, p. 468 ; cf.
H. Delbrück, Geschichte der Kriegskunst, 3e éd., réimpr. 1964, De Gruyter,
vol. 1, p. 389.
110. Lorsque la technique est fruste et que la production est insuffisante,
le producteur le plus mal placé est encore nécessaire à la subsistance de la
collectivité, même si son rendement est faible ; l’équilibre ne se fixe pas à
la marge inférieure et le producteur sous-productif est nourri sur d’autres
ressources que les siennes ; voir K. Wicksell, Lectures on Political
Economy, éd. Robbins, vol. 1, p. 143 ; N. Georgescu-Roegen, La Science
économique, Dunod, 1970, p. 262 et 268 ; J. Ullmo, « Recherches sur l’équi-
libre économique », dans Annales de l’Institut Henri-Poincaré, vol. 8,
fasc. 1, p. 6-7 et 39-40.
111. Nous préférons parler de relations interpersonnelles, ou non
réglementaires plutôt que de clientèle. L’étude fondamentale est celle de
M. Gelzer, « Die Nobilität der römischen Republik », dans ses Kleine
Schriften, vol. 1, p. 17-135, dont il existe une traduction anglaise, The
Roman Nobility, 1969. Sur l’amitié, voir l’analyse très nuancée de
P. A. Brunt, « Amicitia in the late Roman Republic », dans Proceedings of
the Cambridge Philological Society, XI, 1965, p. 1-20. Peu d’études sont
aussi difficiles que celles des relations interpersonnelles à Rome, parce
que : 1° les sentiments induits et les sentiments d’élection s’y mêlent d’une
manière aussi peu hygiénique qu’inextricable pour les intéressés eux-
mêmes : « amitié » veut dire à la fois, ou selon les circonstances, amitié et
clientèle ; 2° outre les relations interpersonnelles, il y avait aussi des
conflits à enjeux politiques et sociaux : les partis ou factions n’étaient pas
seulement des ligues d’intérêts personnels. D’où une situation où le pire et
le meilleur vont ensemble : de nobles prétextes étatiques cachent des cal-
culs personnels et inversement des fins désintéressées doivent, sous peine
d’inefficacité, entrer dans les combinaisons les plus louches. Et toute prise
de position politique s’accompagne d’exceptions personnelles : on est opti-
mate, mais on fait exception pour tel membre du parti opposé, soit parce
qu’il est un ami, soit parce qu’on a besoin de lui pour sa carrière. A la fin,
les intéressés eux-mêmes ne s’y reconnaissent plus. Quiconque a la
moindre expérience des luttes de clans et des relations de clientèle dans un
milieu, quel qu’il soit, dont l’activité vise un but supra-individuel, sans
qu’un règlement y organise les relations interindividuelles et les promo-
tions, le comprendra très bien (il n’est pas dit d’ailleurs que ce système
de promotion, où l’on fait carrière par la ruse ou l’épée à la main, soit
toujours le pire : il peut arriver, en effet, que les qualités qui permettent de
triompher dans cette lutte soient les mêmes que celles qui permettent de
servir la fin idéale). En tout cas, en ce domaine, tout est vrai à la fois, tout
est dans les nuances et aucun dilemme (« ligues d’individus » ou « partis
politiques ») n’est dirimant ; et pour cause : Rome avait autant de centres
d’intérêt différents (intérêts privés, lutte des classes, options politiques,
etc.) que les autres sociétés ; seulement tous ces intérêts empruntaient un
seul et même véhicule, les relations interindividuelles, qui se trouvaient
fatalement marquées par une extraordinaire plurifonctionnalité ; même la
vie économique était absorbée en partie par les liens interindividuels
(comme c’était encore le cas à Naples récemment ; quiconque y a vécu sait
que, si l’on avait besoin d’un matelas, des œuvres de Croce ou d’un taxi,
786 Chapitre III (notes 112 à 136)
on pouvait se le procurer de deux manières : s’adresser au commerçant
compétent ou faire appel à ses propres relations, cette seconde manière étant
la plus coûteuse et la plus distinguée).
112. Cicéron, Lettres familières, I, 9 et XI, 28.
113. Plutarque, Pompée, 55.
114. Polybe, 10, 5, 6.
115. Plutarque, Crassus, 15.
116. Id., Caton le Jeune, 50.
117. Cicéron, Pour Muréna, XXXV, 74 sqq.
118. Plutarque, Caton le Jeune, 49-50 et 8.
119. Id., ibid., 15 et 11.
120. Voir par exemple Plutarque, Lucullus, 3. Ces cadeaux aux ambassa-
deurs sont les xenia (Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 553, n. 3 ; vol. 3,
p. 1153, n. 2).
121. Plutarque, Caton le Jeune, 12 et 16 ; il ne négligeait pas les exercices
physiques : 5.
122. Id., ibid., 18.
123. Id., ibid., 18 et 19 ; cf. J. Stroux, « Die Versaümnisbüsse der Sena-
tores », dans Philologus, 1938, p. 85-101.
124. Plutarque, Caton le Jeune, 40.
125. Id., ibid., 18 et 38. Au contraire, Scipion l’Africain refusa de laisser
le Sénat vérifier ses livres de comptes et les déchira (Polybe, 23, 14).
126. Id., ibid., 18, 36 et 38.
127. Dans le monde grec, la corruption (δεκασμς, δωροδοκα) s’at-
taque à l’intégrité des juges et des ambassadeurs, mais non des électeurs, là
où élections il y avait : Mommsen, Strafrecht, p. 869, n. 1 ; Ch. Baron, « La
candidature politique chez les Athéniens », dans Revue des études grecques,
14, 1901, p. 377 ; E. S. Stavely, Greek and Roman Voting, Thames and
Hudson, 1972, p. 109.
128. Cicéron, Pro Cluentio, LX, 166.
129. M. Mauss, Anthropologie et Sociologie : essai sur le don, p. 200-209.
130. Diodore de Sicile, 13, 84.
131. Hiller von Gaertringen, Die Inschriften von Priene, n° 109, 1. 162-
168.
132. Cicéron, Philippiques, 2, 45, 116 : «(Caesar) muneribus, monumen-
tis, congiariis, epulis multitudinem imperitam delenierat. »
133. Voir plus haut, n. 25.
134. Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 894-895.
135. Id., ibid., p. 894, n. 2 ; Wissowa, Religion und Kultus, p. 500, n. 2 ;
Marquardt, Privatleben, p. 208-209, et Staatsverwaltung, vol. 3, p. 349-350.
136. Wissowa, Religion und Kultus, p. 419-420. La viande des victimes
publiques était revendue par les questeurs au bénéfice du Trésor (Momm-
sen, Staatsrecht, vol. 2, p. XII, n. 1). – Les festins auxquels prenait part
toute la population étaient ceux qu’offraient des particuliers pour des funé-
railles ou comme dîme à Hercule ; ceux que l’éditeur offrait, au même titre
que des missilia, pendant certains jeux publics (Friedländer, Sittenges-
chichte, vol. 2, p. 16 ; Friedländer chez Marquardt, Staatsverwaltung, vol.
3, p. 495) ; enfin les vieilles frairies populaires comme le Septimontium
(Wissowa, p. 439, n. 4 ; Marquardt, Privatleben, p. 208, n. 4 ; Staats-
verwaltung, vol. 3, p. 190). J’étudierai ailleurs, dans un travail sur l’ode
Nunc est bibendum, les festins célébrés par les particuliers à l’occasion
Chapitre III (notes 137 à 151) 787
d’une solennité publique ou d’une fête nationale, et aussi les festins où, dans
les mêmes circonstances, les sénateurs invitaient la plèbe à leur table.
137. Dion Cassius, 48, 34.
138. Varron, De la vie rustique, 3, 2, 16 ; les oiseaux figuraient au menu
de tout banquet digne de ce nom : Sénèque, A Lucilius, 122, 4. – Pour
les funérailles et leur caractère public, voir une page fameuse de Polybe,
6, 53.
139. Cicéron, Contre Vatinius, 12, 30 ; Horace, Satires, 2, 3, 86 : epulum
arbitrio Arri.
140. Cicéron, Contre Vatinius, 13, 31. L’explication de cette règle de
convenance est probablement que les festins funéraires étaient plus dynas-
tiques que funèbres : c’étaient des fêtes en l’honneur de l’heres factus qui
succède au chef de famille.
141. Tite-Live, 39, 46 : « funeris causa… toto foro strata triclinia » ;
pour les sénateurs, références chez Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 894,
n. 3.
142. Tite-Live, 8, 22.
143. Id., 38, 55 ; le mulsum et crustum équivaut au γλυκισμς dont nous
avons dit un mot au chapitre précédent.
144. Id., 41, 28 : « mortis causa patris sui ».
145. Sénèque, La Brièveté de la vie, 20, 6 : « operum publicorum
dedicationes et ad rogum munera » ; comparer Digeste, 31, 49, 4.
146. Dion Cassius, 37, 51 (en 60 avant notre ère).
147. Cicéron, Pour Sulla, XIX, 54 : « gladiatores quos testamento patris
videmus deberi » (en 62) ; cf. Contre Vatinius, XV, 37 : « cum mea lex
vetet gladiatores dare nisi ex testamento ». Agrippa léguera au peuple,
outre ses jardins (P. Grimal, Les Jardins romains, p. 193), des bains gra-
tuits (Dion Cassius, 54, 29). Comparer, dans les villes municipales,
Corpus, I, 2e éd., 1903 A (Dessau, n° 5671 ; Degrassi, n° 617) : lavationem
in perpetuom ; Digeste, 32, 35, 3 ; voir aussi Dion Cassius, 49, 43.
148. Dion Cassius, 48, 32.
149. Les legs à une collectivité (universitas) ou à une foule, homme par
homme (viritim) ont deux origines, je crois : l’une est due à l’influence hellé-
nistique ; nous étudierons ailleurs une inscription osque qui commémore le
legs d’un édifice public à Pompéi ; l’autre origine est celle que nous décri-
vons ici : elle dérive des coutumes funéraires. A Rome même, les legs au
peuple prendront bientôt fin, car l’empereur se réservera le monopole de l’é-
vergétisme dans sa capitale ; mais, dans les cités, ils seront très fréquents et
en cette affaire le fait précédera et dépassera le droit ; n’oublions pas que le
jus civile ratiocine sur les pratiques effectives et les fait entrer tant bien que
mal dans ses concepts (cf. chap. IV, n. 135), plus souvent qu’il ne fixe la
règle du jeu. Sur les legs aux cités, le meilleur exposé est sans doute celui de
L. Mitteis, Römisches Privatrecht, vol. 1, Leipzig, 1908, p. 377-380, qui écrit
que la capacité de recevoir des legs avait sans doute toujours été reconnue en
fait aux cités.
150. G. Ville, « Les jeux de gladiateurs dans l’Empire chrétien », dans
Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École française de Rome, 1960,
p. 307 ; E. F. Bruck, Ueber römisches Recht im Rahmen der Kulturges-
chichte, p. 64-67.
151. Max Weber oppose les concours grecs, auxquels prend part l’aris-
tocratie, et les jeux et spectacles romains, dans les deux dernières pages
788 Chapitre III (notes 152 à 163)
de son étude sur la Cité ; la fierté des oligarques romains leur interdisait de
rivaliser sous les yeux de la foule.
152. Voir n. 145 (ludi scaenici en guise de ludi funebres) ; autres men-
tions de gladiateurs funéraires : Tite-Live, periocha 16 (cf. Valère-
Maxime, 2, 4, 7) ; 23, 30 ; 28, 21 ; 31, 50 ; 39, 46 ; 41, 28. Les Adelphes
de Térence ont été joués pour les jeux funèbres de Paul-Émile (Marquardt,
Staatsverwaltung, vol. 3, p. 529, n. 8).
153. F. Münzer, Römische Adelsparteien und Adelsfamilien, réimpr. 1963,
p. 168, n. 1.
154. Cicéron, Lettres familières, 2, 3, 1 : declarandorum munerum ; Des
lois, 2, XXIV, 61 : funus indicatur ; cf., chez Varron, De la langue latine, les
expressions indictivum funus et indicere funus.
155. Cicéron, Des lois, 2, XXIV, 61 : « dominus funeris utatur accenso ac
lictoribus » ; Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 391, n. 6 ; sur les bas-reliefs
funéraires d’époque impériale qui commémorent les gladiateurs donnés par
quelque évergète municipal, serait-il sévir et simple affranchi, des licteurs
accompagnent l’évergète : I. Scott Ryberg, Rites of the State Religion in
Roman Art, American Academy in Rome, 1955, p. 99-101.
156. On a dit d’abord un munus gladiatorium, un « cadeau consistant en
gladiateurs », expression qui a dû faire son apparition dans quelque
annonce publique de funérailles, rédigée en style « publicitaire » ; compa-
rer le style emphatique du pastiche qu’en fait Cicéron, I Verrines, XII, 36,
cité plus haut, n. 61. – Le vocabulaire de l’évergétisme romain est très
composite : munus est d’origine indo-européenne, mais liberalitas
décalque le grec eleutheriôtès et largitio est d’origine étrusque (J. Heur-
gon, « Lars, largus et Lare Aineia », dans Mélanges André Piganiol, 1966,
p. 656) ; quant à sportula, c’est le grec σφυρς (L. Robert, Hellenica, XI-
XII, p. 479).
157. Comme l’a montré G. Ville (Mélanges… de l’École française de
Rome, 1960, p. 306), il est erroné de croire qu’en 105 le munus gladiatorium
était devenu un spectacle public régulier, comme l’a dit Buecheler dans ses
Kleine Schriften, réimpr. 1965, vol. 3, p. 497.
158. Cf. P. Veyne dans Latomus, 1967, p. 735.
159. Références chez M. Gelzer, Caesar, Politician and Statesman,
p. 37-38.
160. Ci-dessus, n. 113 ; Cicéron, l’année de son consulat, fait adopter une
loi contre la brigue et prend la défense d’un accusé, Muréna, coupable de
brigue. Faut-il accabler Cicéron sous le grief de « copinage » politique ? Le
louer d’avoir su tenir compte d’impératifs supérieurs de haute politique (si
Muréna était condamné la porte était ouverte aux catiliniens) ? Le dilemme
ne se pose pas et les deux explications sont vraies en même temps (ci-dessus,
n. 112).
161. Mommsen, Strafrecht, p. 865-872.
162. Sub titulo « patri se id dare », écrit Asconius, p. 88, Clark ; la loi de
Cicéron contre la brigue interdisait de donner des gladiateurs quand on
était candidat, sauf en exécution d’un fidéicommis (Contre Vatinius, XV,
37 ; Pour Sestius, 133). – Pour pouvoir donner un autre munus, César prit
le prétexte de célébrer la mémoire de sa fille, ce qui ne s’était encore
jamais fait (Suétone, César, 26) : on honorait la mémoire de son père et de
sa mère seulement.
163. Mommsen, Gesammelte Schriften, Jurist. Schriften, vol. 1, p. 229 ;
Chapitre III (notes 163 à 174) 789
Strafrecht, p. 868, n. 1 et p. 875 ; Lex Genetivae, article 132 ; Cicéron, Pour
Muréna, XXXII, XXXIV et XXXV, 73 ; pour les invitations à toute une tribu
(tributim), XXXII, 67. Pour la corruption électorale sous l’Empire, Momm-
sen, Strafrecht, p. 867, n. 8, et p. 869, n. 3 ; dans les villes municipales,
Digeste, 48, 14.
164. Au II e siècle un beau munus coûtait plus de 700 000 sesterces
(Polybe, 31, 28), c’est-à-dire la solde annuelle de mille cinq cents soldats
à la même époque (P. A. Brunt, Italian Manpower, p. 411). Sur l’impor-
tance de la richesse dans la vie politique, Gelzer, Kleine Schriften, vol. 1,
p. 110-121.
165. Références et discussion des chiffres chez Gelzer, p. 118, n. 463.
« Promettre » de l’argent aux électeurs sous condition d’être élu se disait
pronuntiare : Cicéron, Pour Plancius, XVIII, 45 ; Sénèque, A Lucilius,
118, 3.
166. Les deux frères Lucullus, qui s’aimaient beaucoup, sont candidats en
même temps à l’édilité ; le peuple, qui sait que l’aîné a attendu, pour être
candidat, que son cadet ait l’âge requis, est touché et les élit tous les deux :
Plutarque, Lucullus, 1.
167. Voir l’anecdote relative à Mamercus chez Cicéron, Des devoirs, 2,
XVII, 58 ; cf. plus bas, n. 273.
168. Plutarque, Sulla, 5 (d’après les mémoires de Sulla), qui ajoute :
« Mais Sulla paraît avoir déguisé la vraie raison de son échec, et de fait
il parvint à la préture l’année suivante, en ralliant les suffrages au moyen de
flatteries et de pourboires. »
169. Tite-Live, 8, 22 et 37, 57, 11 : congiaria habuerat.
170. Cicéron, Pour Muréna, XVIII, 37.
171. Il y en a trois exemples : L. Scipion (Pline, Histoire naturelle, 33,
48), M. Oppius qui s’était rendu célèbre parce que, lors des prescriptions
des triumvirs, il avait sauvé son père en le portant, nouvel Énée, sur ses
épaules (Dion Cassius, 48, 53 ; Appien, Guerres civiles, 4, 41), et Egnatius
Rufus qui avait, par évergétisme, organisé un corps de pompiers privés à
Rome (Dion, 53, 24). Ces collectes faites au théâtre même (Dion, 48, 53)
sont évidemment la continuation de l’antique prescription du devin Mar-
cius (voir plus haut, n. 51). Le produit de ces quêtes devait représenter
un total minime qui ne remboursait le magistrat que symboliquement, il va
sans dire.
172. Plutarque, Brutus, 10 ; cf. l’Auctor de viris illustribus, 82, 4 : un édile
pauvre « juri reddendo magis quam muneri edendo studuit ».
173. Cicéron, Lettres familières, 2, 2 et 3 ; sur l’éclat du munus de Curion
(car Curion, malgré les conseils de Cicéron, donna un munus), Pline, His-
toire naturelle, 36, 116-120 ; deux ans plus tard, Curion fut élu tribun de la
plèbe. En conseillant à Curion de faire carrière grâce à des mérites plus
relevés, Cicéron pensait à lui-même, qui s’était distingué par son courage en
face des protégés de Sulla et qui avait été fait consul malgré l’éclat tout rela-
tif de son édilité (De officiis, 2, XVII, 59).
174. Cicéron, A Atticus, IV, 18, 2 (IV, 16, 6) ; sur l’édilité de Scaurus,
voir plus haut, n. 63 et 64. Il faudrait citer les Lettres familières, XI, 16
et 17, et surtout la lettre II, 6, 3, où apparaissent les différents facteurs
d’une élection : les positions politiques (qui comptaient plus que ne
le feraient croire des analyses modernes qui insistent trop sur la seule
clientèle), les spectacles (munera), les recommandations des consulaires.
790 Chapitre III (notes 175 à 189)
175. Cicéron, Contre Pison, I, 2 ; sur l’existimatio, Meier, Res publica
amissa, p. 8.
176. Pour la clientèle et la recommandation, il suffit de renvoyer à
Gelzer, Kleine Schriften, vol. 1, p. 62-132. Pour les cortèges, auxquels les
électeurs n’étaient pas insensibles, voir Gelzer, p. 63, 66, 67, 99 et n. 313.
Cette brigade des acclamations comptait beaucoup de plébéiens qui ne
venaient que pour faire de la figuration, car « à supposer qu’ils votent, ils
ne peuvent contrebalancer le vote des autres » (Pour Muréna, XXXIV,
71) ; les cortèges de figurants qui, dans la rue ou au Forum, permettaient
de distinguer un seigneur d’un simple mortel auront pour continuation une
forme très particulière de clientèle qui fleurira sous l’Empire (voir plus
bas, chap. IV, n. 462). De plus, ces cortèges servaient à assurer la protec-
tion physique des candidats, la violence ayant toujours fait partie des
mœurs politiques à Rome : A. W. Lintott, Violence in Republican Rome,
p. 74.
177. Chr. Meier, Res publica amissa, p. 194.
178. Pour Sestius, IX, 21.
179. Voir plus haut, n. 172, et plus bas, n. 188 ; cf. aussi Valère-Maxime,
4, 5, 3.
180. Meier, p. 191 ; cf. plus haut, n. 166.
181. L. R. Taylor, Party Politics, p. 56, et surtout Meier, Res publica
amissa, p. 311, cf. p. 196 et p. 8, n. 12. Sur le déroulement des votes,
U. Hall, « Voting procedure in Roman assemblies », dans Historia, 1964,
p. 267-306. Je n’aborderai pas la question de la loi Valeria Cornelia et de la
destinatio.
182. Cicéron, De la divination, 1, 103 et 2, 83, avec le commentaire de
Pease, réimpr. 1963, Wissensch. Buchg. ; Pour Muréna, XVIII, 38 : omen
praerogativum.
183. Meier, p. 311.
184. Cicéron, Pour Sestius, LIII, 114, à propos d’un tribun point trop
démagogue : tulerat nihil (sc. nullam legem).
185. Chr. Meier, article « populares » du Pauly-Wissowa, Supplement-
band 10, col. 561 (ce remarquable article serait le point de départ obligé de
toute sociologie des partis politiques à Rome). Les réélections de Marius
au consulat, les élections de 71, de 55, de 52 (Asconius, in Milonianam,
p. 314 Clark) et de 50 ont été politisées ; mais, en 60, les clivages poli-
tiques n’ont pu l’emporter sur les liens de clientèle (Meier, Res publica
amissa, p. 197-199). L’élection de Cicéron en 64 a-t-elle été politisée ?
Tout dépend de la date à laquelle s’est précisée la menace catilinienne, que
la légende semble avoir antidatée (Meier, p. 18, n. 67 ; R. Syme, Sallust,
1964, p. 66, 75, 89 ; R. Seager, « The first catilinian conspiracy », dans
Historia, 1964, p. 338-347).
186. Sur les facteurs des élections, M. Gelzer, Kleine Schriften, vol. 1,
p. 62 sqq., Chr. Meier, Res publica amissa, p. 8 et index s. v. « Wahlen »,
p. 330.
187. Références chez Meier, p. 194, n. 199 ; Gelzer, vol. 1, p. 113 ; sur les
divisores, Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 196, n. 2 ; Strafrecht, p. 869,
n. 4 ; T. P. Wiseman, New Men in the Roman Senate, 139 B. C. – 14 A. D.,
Oxford, 1971, p. 83 et p. 134, n. 1.
188. Plutarque, Caton le Jeune, 42.
189. Cicéron, I Verrines, VIII, 22-23 ; sur la Romilia, tribu de Verrès,
Chapitre III (notes 190 à 195) 791
L. R. Taylor, The Voting Districts of the Roman Republic, American
Academy in Rome, 1960, p. 264, cf. 294. Il était honteux de n’avoir pas les
voix de sa propre tribu (Cicéron, Pour Sestius, LIII, 114 ; cf. Pour sa
maison, XIX, 49 : tribum suam non tulit ; Suétone, César, 13). Muréna
distribue de l’argent à ses contribules (Pour Muréna, XXXIV, 72).
Plancius qui, comme on verra au troisième paragraphe, tenait bien en main
sa ville d’Atina et sa tribu, distribue de l’argent à cette tribu, non pour
l’acheter, mais parce que le lien de clientèle lui faisait un devoir de faire lar-
gesse à ses contribules (Cicéron, Pour Plancius, XIX, 46-47). Sur le rôle
électoral des tribus, Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 197-198 ; sur
le poids des votes municipaux aux comices, L. R. Taylor, Roman Voting
Assemblies, Ann Arbor, 1966 ; p. 67 ; T. P. Wiseman, New Men in the Roman
Senate, p. 137-142.
190. Chaque membre de l’ordre équestre (et chaque sénateur : il n’y a
pas à distinguer entre les deux ordres en ce domaine) s’invente son moyen
de s’enrichir ; le père d’Aemilius Scaurus, patricien, faisait le commerce
du charbon (Auctor de viris illustribus, 82, 1) et Atticus, comme on sait,
celui des livres ; pour l’entreprise de transports à dos de mulet, à laquelle
s’adonnera quelque temps le futur empereur Vespasien, voir Wiseman,
New Men, p. 84, 88, 104. Outre les entreprises durables, différentes d’une
famille à l’autre et qui sont comme des spéculations prolongées, il faut
sans aucun doute supposer aussi que les spéculations réduites à un seul
coup fleurissaient : Pétrone ne peindra pas autrement les affaires de
Trimalcion et les affaires d’Atticus n’étaient pas très différentes (G. Bois-
sier, Cicéron et ses amis, p. 134-135). Deux anecdotes modernes illustre-
ront ce climat improvisé, ingénieux, affairiste, qu’il faut bien comprendre
avant d’employer les mots d’« entreprise », d’attitude devant le « travail »
et de « capitalisme » ; d’abord Samuel Pepys, Journal, 26 septembre 1666,
après le grand incendie de Londres ; Pepys est un haut fonctionnaire de la
Marine : « Je suis sorti avec sir William Pen (vice-amiral de la Flotte) et
nous sommes allés nous promener dans le jardin au clair de lune ; il m’a
proposé de faire venir du bois d’Écosse, car il va en falloir beaucoup pour
reconstruire la City. Son idée me plaît : sans aucun doute nous pourrions en
tirer du profit. » Ensuite Tallemant des Réaux, Historiettes, vol. 2, p. 733
Adam : l’humaniste Peirarède « est un pédant huguenot, natif de Bergerac
et d’assez bon lieu. Il a une métairie près de Bergerac. Il ouït
dire qu’à Bordeaux, où se faisaient des provisions pour un embarquement,
on vendait fort cher le bœuf salé. Il coupe la gorge à ses bœufs, les sale
et les met dans un bateau où il s’embarque aussi lui-même. Une autre
fois, il avait remarqué que les arbres de pressoir se vendaient fort bien à
Bordeaux. Il fait abattre un petit bois de haute futaie. Il vit qu’en faisant les
arbres de pressoir un demi-pied plus petits qu’à l’ordinaire il y trouverait
du profit : il les fait donc plus petits et les fait porter à Bordeaux ». Les acti-
vités économiques de la noblesse romaine mériteraient une étude
systématique.
191. Cicéron, Des devoirs, 2, XVII, 88 ; Pour Muréna, XIX, 38.
192. Mommsen, Strafrecht, p. 868 ; Cicéron, Pour Muréna, XXXII, 67
193. Suétone, Auguste, 40, 2.
194. Auguste songea à instituer le vote par correspondance : Suétone,
Auguste, 46, 3.
195. Plutarque, Pompée, 66.
792 Chapitre III (notes 196 à 209)
196. E. S. Stavely, Greek and Roman Voting, Thames and Hudson, 1972,
p. 221.
197. Cornelius Nepos, Vie d’Atticus, 4, 3 ; cf. Taylor, Party Politics, p. 57 ;
Meier, Res publica amissa, p. 193.
198. Cicéron, Pour Sestius, 109 ; Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 408 ;
Taylor, Party Politics, p. 60.
199. Cicéron, Pour Muréna, XVIII, 37-39 et XXXIII, 69. Lucullus devait
célébrer son triomphe depuis trois ans, et la coïncidence entre le triomphe et
la candidature de son lieutenant Muréna était évidemment intentionnelle.
Après une guerre, les soldats rentraient chez eux, puis revenaient à Rome
pour le triomphe : Plutarque, Pompée, 43.
200. Plutarque, Crassus, 14 ; Pompée, 51 et 58.
201. Cicéron, I Verrines, 54 ; Meier, op. cit., p. 193, n. 191 et 192.
202. Taylor, Party Politics, p. 59-61. Les comices tributes qui ont exilé
Cicéron sont un ramassis de bandits, c’est-à-dire de plébéiens romains ; les
comices centuriates qui l’ont rappelé d’exil sont la fleur de toute l’Italie,
cuncta Italia : les notables italiens ont fait le voyage de Rome pour voter et
ont été appelés à Rome par Pompée (procédure exceptionnelle : Marquardt,
Staatsverwaltung, vol. 1, p. 65) ; cf. aussi P. Grenade, Essai sur les origines
du principat, De Boccard, 1960, p. 231.
203. Taylor, Party Politics, p. 60 et p. 206, n. 59.
204. Cicéron, Pour Muréna, XXIII, 47 : les « homines honesti atque in
suis civitatibus et municipiis gratiosi » sont hostiles à la confusio suffra-
giorum. Cicéron lui-même souhaitait une lex tabellaria qui mît fin au
secret du vote : la plèbe « voterait librement, mais sous les yeux des opti-
mates » (Des lois, 3, 10, cf. 33-39) ; sur leges tabellariae, cf. J. A. O. Larsen,
« The origin of the counting of votes », dans Classical Philology, 44, 1949,
partic. p. 180.
205. Cicéron, Lettres familières, XIII, 11. De son côté, Cicéron cultivait
l’amitié de Réate (A Atticus, IV, 15, 5 ; Pour Scaurus, 27, p. 481 Schoell :
« Reatini qui essent in fide mea » ; cf. Nissen, Italische Landeskunde, réimpr.
1967, vol. 1, p. 313 ; sur Axius, notable local et sénateur, Syme, Sallust,
p. 9).
206. Pour Muréna, XL, 86.
207. L. R. Taylor, The Voting Districts, p. 273.
208. Id., ibid., p. 257.
209. Pour Muréna, XX, 42 ; cf. W. V. Harris, Rome in Etruria and
Umbria, Oxford, 1971, p. 241-245 ; T. P. Wiseman, New Men in the Roman
Senate, p. 139. – La compréhension, liberalitas (ce mot a plusieurs sens),
est ici la qualité dont fait preuve un magistrat qui, dans le cadre de
la légalité, applique le règlement avec humanité ; même sens dans Ver-
rines : Sur les blés, LXXXII, 189 : « ex liberalitate atque accommodatione
magistratuum » ; Berve, article « liberalitas » du Pauly-Wissowa, XIII, col.
82. – Pour les levées de troupes, on n’oubliera pas que, même après
Marius, tous les légionnaires n’étaient pas des soldats de métier et que
nombre d’entre eux étaient mobilisés malgré eux ou malgré leur patron ;
Muréna s’est peut-être attaché des notables et latifundiaires ombriens en
ne leur prenant pas leurs paysans pour l’armée ; la légende selon laquelle
Marius a mis fin à la conscription a été ruinée par P. A. Brunt, Italian
Manpower, Oxford, 1971, p. 408 sqq. et par R. E. Smith, Service in the
Post-Marian Roman Army, University of Manchester, 1958, p. 46-50.
Chapitre III (notes 210 à 225) 793
210. Car, si la tribu est le cadre électoral, la bourgade était la base électo-
rale réelle : Stavely, Greek and Roman Voting, p. 198 et n. 372.
211. Voting Districts, p. 184-294, avec les notes critiques de R. Syme,
« Senators, tribes and towns », dans Historia, 1964, p. 105-124. Sept séna-
teurs, descendants d’antiques gentes majores, sont inscrits dans la Palatina,
mêlés aux affranchis de Rome et de l’Italie.
212. Quintus Cicéron, La Candidature au consulat, VIII. Sur les relations
constantes des sénateurs avec les villes italiennes et leurs notables, T.
P. Wiseman, New Men in the Roman Senate, p. 47 sqq. et 136 sqq. ;
E. Fraenkel, Horace, p. 305.
213. Asconius, In Milonianam, p. 31 Clark, cf. p. 53 ; sur les sénateurs qui
assument des charges municipales, Wiseman, p. 45 et 87 ; sur les chevaliers,
Nicolet, Ordre équestre, p. 420.
214. Pour Plancius, XXII, 54 ; Taylor, Voting Districts, p. 243 ;
T. P. Wiseman, New Men in the Roman Senate, p. 141 et 252, n. 324.
Sur l’origine de la famille Plautia, on discute : K. Beloch, Römische
Geschichte bis zum Beginn der punischen Kriege, De Gruyter, 1926,
p. 338.
215. En général, sur les relations des homines novi avec leur cité d’origine
et leur tribu, Wiseman, p. 137 sqq.
216. Sur Juventius Lateranensis, F. Münzer, Römische Adelsparteien
und Adelsfamilien, p. 48, n. 1 ; sur sa tribu Papiria et Tusculum, sa patrie,
Taylor, Voting Districts, p. 222 et 273 (cf. Syme dans Historia, 1964,
p. 125).
217. Pour Plancius, VIII, 19-20 ; sur Atina, Taylor, p. 243 et 275, cf.
290.
218. J. Lambert, Amérique latine, structures sociales et institutions
publiques, p. 211-213.
219. A. Degrassi, Inscriptiones latinae liberae rei publicae, La Nuova Ita-
lia, 1963, vol. 1, n° 430 et vol. 2, add. p. 386.
220. Degrassi, n° 438 (Corpus, I, 2e éd., 2515).
221. Corpus, I, 1745 ; IX, 2174 et add. p. 673 (Degrassi, n° 568 ; Dessau,
n° 5528).
222. Corpus, I, 1686 ; X, 291 et add. p. 1004 (Degrassi, n° 395 ; Dessau,
n° 5321).
223. Corpus, X, 5055 (Dessau, n° 5349).
224. Guerre civile, I, 15, 2 : oppidum constituerat suaque pecunia exaedi-
ficaverat ; cf. R. Syme, Roman Revolution, p. 31, n. 6.
225. Corpus, I, 1341 ; XI, 3583 (Dessau, n° 5515). Cf. Prosopographia
imperii Romani, vol. 1, p. 260, n° 1279 (Ateius Capito). Un théâtre : scae-
narium, subsellarium ; comparer les actes des jeux séculaires d’Auguste
(Dessau, n° 5050, 100) : « ludi… sunt commissi in scaena quod theatrum
adjectum non fuit, nullis positis sedilibus ». Des préaux à étages : porticus,
cenacula ; une taberna est une boutique située au rez-de-chaussée (et qui
sert aussi d’habitation à l’artisan) ; un cenaculum est une pièce ou un
appartement à l’étage ; « tabernae et cenacula » équivalait à : « le rez-de-
chaussée et le premier étage » ; peut-être le portique comportait-il des
tabernae au rez-de-chaussée ; cf. en grec τν στον κα τ οκματα
(Wilhelm, Attische Urkunden, vol. 5, p. 67) ; τς στος…κα ν α τα ς
ργαστν οκητρια. (L. Robert dans Revue de philologie, 1929, p. 136,
n. 2) ; voir aussi Nouveau Choix d’inscriptions grecques par l’Institut
794 Chapitre III (notes 226 à 243)
Fernand-Courby, Les Belles Lettres, 1971, p. 100. Les cités donnaient en
location les tabernae des portiques (Liebenam, Städteverwaltung, p. 20 ;
nous y reviendrons à propos d’une inscription inédite d’Utique). Les
ργαστρια d’un portique sont également des tabernae (Dion de Pruse,
XLVI, 9).
226. « Nulla est res in qua propius ad deorum numen virtus accedat », dit
Cicéron, République, I, 12 ; cf. A. D. Nock, Essays on Religion and the
Ancient World, Oxford, 1972, vol. 1, p. 141, n. 31.
227. Tacite, Histoires, 3, 43 ; H. G. Pflaum, Les Carrières procurato-
riennes équestres, vol. 1, p. 95.
228. Tacite, Histoires, 2, 72 ; Wiseman, New Men, p. 40 ; A. von Premer-
stein, Vom Werden und Wesen des Prinzipats, réimpr. 1964, Johnson Reprints,
p. 17.
229. Exception faite du petit amphithéâtre de Statilius Taurus.
230. Annales, 3, 55.
231. Sur ce patronage de cités romaines ou pérégrines, Gelzer, Kleine
Schriften, vol. 1, p. 89-102 ; Wiseman, New Men, p. 38-46 ; E. Badian,
Foreign Clientelae, p. 160.
232. Sur la richesse des hôtels (domus), Cicéron, De officiis, I, XXXIX,
138 : un candidat au consulat se fit construire « un très bel hôtel de très noble
apparence : la foule venait le voir » ; le candidat fut élu.
233. Pour l’attitude envers les clients, voir plus bas, n. 236, et Syme,
Roman Revolution, p. 70, sur l’attitude plus étriquée des « hommes nou-
veaux » : « Les homines novi étaient trop anxieusement occupés à oublier
leur origine, à élargir leurs perspectives d’avenir et à gagner les bonnes
grâces de la noblesse pour trouver le temps d’élever des amis qui les avaient
servis à la hauteur qu’ils avaient eux-mêmes si laborieusement atteinte. »
234. Polybe, 22, 12 ; Salluste, Catilina, 7, 6.
235. Cf. Syme, Roman Revolution, p. 57, n. 4.
236. R. Knapowski, Der Staatshaushalt der römischen Republik, V. Klos-
termann, 1961.
237. M. Gelzer, Caesar Politician and Statesman, p. 209 ; P. A. Brunt, Ita-
lian Manpower, p. 549.
238. Plutarque, Pompée, 45, selon l’interprétation d’E. Badian, Roman
Imperialism in the Late Republic, Oxford, 1968, p. 78.
239. P. A. Brunt, Social Conflicts in the Roman Republic, Chatto and Win-
dus, 1971, p. 39, à qui sont dues les estimations qui précèdent.
240. Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 240 et vol. 3, p. 1126-1140.
241. Id., ibid., vol. 2, p. 452.
242. Nous y reviendrons au chapitre suivant.
243. Par exemple, il faudra attendre l’Empire pour qu’un aerarium mili-
tare procure régulièrement aux vétérans leur retraite : la République laisse
chaque imperator obtenir une loi spéciale pour établir ses vétérans sur des
terres et, par là, se faire une clientèle de ses vétérans ; cf. J. Harmand,
L’Armée et le Soldat à Rome de 107 à 50, p. 474. Chez un Cicéron,
homme politique plutôt qu’homme d’État, connaissant mal les affaires, ne
voyant rien au-delà des murs du Sénat et d’une optique « parlementaire »
étroite, plus porté à avoir des convictions élevées qu’à apercevoir les
problèmes réels, à proposer des solutions concrètes et à prévoir l’issue
des événements, un patriotisme romain très vif tourne à un amour conserva-
teur, romantique, du passé idéalisé.
Chapitre III (notes 244 à 252) 795
244. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 453.
245. Outre la cura annonae de Pompée en 55, voici un préteur qui est
absent de son tribunal : il était avocatus propter publici frumenti curam
(Asconius, In Cornelianam, p. 59 Clark), à titre extraordinaire assurément
(Staatsrecht, vol. 2, p. 238 et 671).
246. Je suppose que Q. Marcius Rex, préteur, chargé par le Sénat (Pline,
Histoire naturelle, 36, 15, 121) de réparer la vieille aqua Marcia, l’a été à
titre extraordinaire : peut-être parce que l’édifice était un édifice de ses
ancêtres (argument qui comptait beaucoup : voir par exemple Cicéron,
Des statues, XXXVI-XXXVII) ; une monnaie représente la statue qui lui fut
élevée : Sydenham, p. 153, n° 919. Sur les curateurs d’édifices publics,
Staatsrecht, vol. 2, p. 670. Marcius reçut 180 millions de sesterces (Frontin,
Aqueducs, VII, 4).
247. T. Didius, qui triompha des Celtibères en 93 (Fasti Capitolini, edidit
Degrassi, Paravia, 1954, p. 107), d’après la monnaie Sydenham, p. 149,
n° 901 : T DIDI IMP VIL PVB ; pas d’autre témoignage.
248. Plutarque, César, 5 ; cf. H. Strasburger, Caesars Eintritt in die
Geschichte, 1938, p. 13 et 86.
249. Restaurée en 78 par sénatus-consulte (Sydenham, p. 147, n° 833 :
AIMILIA REF S C M LEPIDVS ), elle est rebâtie par Aemilius Paullus, à qui
César a fait cadeau de 36 millions de sesterces (Plutarque, César, 29 ;
Pompée, 58, etc.) par calcul politique (M. Gelzer, Caesar Politician and
Statesman, p. 178). Un cas douteux est celui d’inscriptions telles que
Corpus, VI, 31602 : « P. Barronius Barba aed. cur. grados refecit », ou
que l’inscription du préteur Naevius Surdinus sur le pavement du
Forum (P. Romanelli, « L’iscrizione di Nevio Surdino nel lastricato del
Foro Romano », dans Gli archeologi italiani, in onore di A. Maiuri, 1965,
p. 381-389) : édile et préteur ont-ils fait les frais du travail ou reçu une
somme du Trésor ? Je suppose que, s’ils avaient payé de leur bourse, ils le
diraient ; le rôle constructeur des édiles s’explique aisément (Mommsen,
Staatsrecht, vol. 2, p. 507) ; quant au préteur, il peut avoir agi comme cura-
feur ou comme responsable de ce quartier de la ville (vol. 2, p. 238
et 516) ; comparer le libellé différent des inscriptions citées vol. 3, p. 1136,
n. 3. On sait que de 74 à 22 il n’y a pas eu de censeurs et que consuls, pré-
teurs et édiles les avaient remplacés dans une partie de leurs attributions. –
Je ne vois pas d’autre exemple d’édifices publics élevés ou réparés par
des particuliers. La basilique Porcia a été construite sur des fonds publics
(Plutarque, Caton l’Ancien, 19) ; la basilique Sempronia aussi (Tite-Live,
44, 16) ; le temple d’Hercule et des Muses l’a été ex pecunia censoria
(Panégyriques latins, VII, 3) ; le Tabularium l’a été de senatu sententia
(Dessau, n° 35 et 35 A ; Degrassi, Inscriptiones liberae rei publicae, n° 367
et 368) ; le Capitole a été restauré sur fonds publics, puisque César pressait
Catulus de rendre des comptes (Dion Cassius, 43, 14 ; Appien, Guerres
civiles, 2, 26, 101, etc.). Voir une liste d’autres monuments chez T. Frank,
An Economic Survey of Ancient Rome, vol. 1, p. 183-187, 286-287, 331-
333, 369-371.
250. Voir plus haut, n. 39.
251. Vogel, article « praeda » du Pauly-Wissowa, XXII, col. 1201 et 1206.
Le général consacre le butin aux dieux ou en donne au Trésor une part, celle
qu’il veut bien lui donner.
252. Cicéron, De la loi agraire, 1, 4, 12 et 2, 22, 59.
796 Chapitre III (notes 253 à 268)
253. D’où l’éloge de Pompée par Lucain, 9, 197 : « immodicas possedit
opes, sed plura retentis intulit ».
254. Par exemple, Valère-Maxime parle de la dépense personnelle que fit
Marcellus pour le temple de l’Honneur et de la Valeur (1, 1, 8) ; les
Propylées, par analogie, seront une libéralité personnelle de Périclès
(Cicéron, De officiis, 2, 60), ainsi que le butin de Mycale (Cornelius Nepos,
Cimon, 2) ; voir aussi Velleius Paterculus, 1, 11 et 2, 1.
255. Après le triomphe par lequel Scipion célébra sa victoire de Zama, il y
eut plusieurs jours de jeux, dont Scipion, dans sa générosité, assuma tous les
frais (Polybe, 16, 23).
256. Sur les trophées et fornices (arc des Fabii, de Scipion, de Dolabella et
Silanus, de Stertinius…), M. Nilsson, « Les bases votives à double
colonne », dans ses Opuscula selecta, vol. 2, p. 992, et « The Origin of the
Triumphal Arch », vol. 2, p. 1012.
257. Le portique de Metellus rehaussait les temples de Jupiter Stator et de
Junon Reine (Wissowa, Religion und Kultus, p. 123) ; le porticus Minucia
était en rapport avec le temple des Lares permarini (le 22 décembre se
plaçait le natalis des Lares permarini in porticu Minucia).
258. Tiron, cité par Aulu-Gelle, 10, 1 : « cujus gradus vicem theatri
essent » ; sur theatrum, « partie du théâtre où prennent place les specta-
teurs », voir plus haut, n. 225.
259. Tertullien, Des spectacles, 10, 5 : « non theatrum, sed Veneris tem-
plum nuncupavit ».
260. On trouvera les faits, sinon leur bonne interprétation, chez J. A. Han-
sen, Roman theater-temples, Princeton, 1959, p. 43-55. L’explication qu’on
donne souvent est que Pompée a voulu « échapper à l’interdiction d’élever
un théâtre permanent » (Platner-Ashby, p. 516 ; J. Van Ooteghem, Pompée le
Grand, bâtisseur d’empire, 1954, p. 407).
261. J’étudierai ailleurs ces théoxénies romaines ; citons seulement Des-
sau, n° 154, ligne 10 sqq. et renvoyons au Thesaurus linguae latinae, s.
v. « invitare », qui consacre une section à invitare deos.
262. Wissowa, Religion und Kultus, p. 277 ; J. Bayet, Les Origines de
l’Hercule romain, p. 326. Le mot technique est pollucere (Dessau,
n° 3411, Degrassi, n° 136 : decuma facta, poloucta ; cf. l’admirable
correction de Godefroy au texte de l’Agobardinus dans Tertullien, Ad
nationes, 2, 7, 17).
263. Plaute, Trinummus, 468 ; E. Fraenkel, Elementi plautini in Plauto,
p. 22. Un simple négociant n’invitait que sa famille et ses amis (Dessau,
n° 3428, en 184 de notre ère encore) ; après Auguste, quand les empereurs se
réserveront le monopole de l’évergétisme à Rome, comme on verra au chap.
IV, section 8, les dîmes à Hercule où tout le monde est invité disparaîtront à
Rome.
264. Dessau, n° 3413.
265. D. van Berchem, Les Distributions de blé et d’argent à la plèbe
romaine sous l’Empire, 1939, p. 120.
266. Plutarque, Sulla, 35. On jeta au Tibre la viande non consommée :
détail sûrement rituel ; il était impie, en Grèce, de laisser les convives l’em-
porter.
267. Plutarque, Crassus, 2 et 12 ; Athénée, 5, 65.
268. Plutarque, Lucullus, 37 ; Suétone, César, 38 ; Dion Cassius, 43, 21 ;
Appien, Guerres civiles, 2, 102.
Chapitre III (notes 269 à 276) 797
269. Voir n. 169. Tite-Live, XXXVII, 46. – Les triomphateurs ne sont pas
les seuls à payer la dîme à Hercule : voir dans les Devoirs de Cicéron, 2,
XVII, 58, la description du festin donné par Aufidius Orestes.
270. Cicéron, Des devoirs, 2, XVI-XVII, 55-60. Sur ce texte, l’homélie
que M. Pohlenz a publiée en 1934 sous le titre d’Antikes Führertum (réimpr.
par Hakkert en 1967) est moins utile que L’Éthique stoïcienne chez Cicéron,
de P. Milton Valente, 1956.
271. P. Boyancé, Études sur le songe de Scipion, p. 158. Il devait y avoir
quelque chose d’étrange, pour les contemporains plus que pour nous, à voir
un philosophe se permettre de trancher de questions de haute politique,
parler de Pompée comme de pair à compagnon et féliciter ou blâmer le
Sénat, comme va le faire Cicéron à propos de l’évergétisme : dans l’op-
tique romaine, un homme du commun serait outrecuidant s’il s’avisait, fût-
il philosophe, de trancher de questions de haute politique, au lieu de se
cantonner dans une attitude déférente et patriotique : seul un sénateur peut
se le permettre ; quand Cicéron, dans un livre de philosophie, tranche de
l’évergétisme, c’est parce qu’il est sénateur, et non parce qu’un penseur
peut raisonner de tout. Comparons le statut de l’histoire à Rome. Un histo-
rien romain, s’il est homme du commun, écrira une histoire patriotique,
déférente et distrayante (Tite-Live) ; s’il s’avise de juger et de prendre le
ton de la grande politique, c’est qu’il écrit l’histoire en tant que sénateur
(Salluste, Tacite). D’où une difficulté. Écrire l’histoire scientifiquement,
comme font nos historiens universitaires, nos professionnels de l’histoire,
était à Rome un privilège pratiquement réservé aux sénateurs, puisque cette
histoire scientifique, « pragmatique » au sens de Polybe, explique et par là
juge les décisions des hommes d’État et qu’elle voit les événements avec
les yeux des hommes politiques ou en tout cas avec les connaissances de
l’homme d’État, avec les sciences morales et politiques. A Rome, ces
nobles matières sont au-dessus des hommes du commun. Alors, un histo-
rien de vocation, qui n’est malheureusement pas sénateur, mais qui ne se
soucie pas non plus de narrations déférentes et patriotiques, se réfugie dans
l’érudition : c’est le cas de Suétone, qui recourt au genre de la biographie,
lequel était un genre d’érudition, où des « philologues » déversaient les
résultats de leurs recherches, et n’était pas senti comme une variété du
genre historique. Je suppose que, pour la philosophie, la problématique
était la même et que Cicéron n’aurait pas parlé sans outrecuidance des pro-
blèmes politiques du jour dans un livre de philosophie, s’il n’avait pas été
sénateur.
272. 2, 60 : « Tota igitur ratio talium largitionum genere vitiosa est, tem-
poribus necessaria. »
273. 2, 58 ; cf. plus haut, n. 167-168.
274. 2, 88 : « Causa largitionis est si aut necesse est aut utile. »
275. 2, 88 : « Vitanda tamen est suspicio avaritiae. »
276. Voir par exemple Nicolas de Damas, fr. 138 Jacoby (Fragmente der
griechischen Historiker, vol. 2 A, p. 426) ; Quintilien, 12, 8, 11 : « Il faut
calculer ce qu’on fait (tenendus est modus) et il est capital de savoir de qui
on reçoit, combien, pendant combien de temps » ; et surtout Digeste, I, 16,
6, 3 (Ulpien) : un avocat, un gouverneur, ont-ils le droit d’accepter des
cadeaux de leurs clients ou administrés ? « Les empereurs Sévère et
Caracalla ont réglé ce point avec une extrême élégance ; voici les termes
mêmes de leur lettre : en ce qui concerne ces cadeaux (xenia), apprends
798 Chapitre III (notes 277 à 284)
quel est notre avis : un vieux proverbe dit : “Pas tout, pas toujours, pas de
tout le monde”. »
277. 2, XVI, 55. Comparer, entre autres, Musonius, XIX, p. 108 Hense,
qui oppose, à la différence de Cicéron, les dépenses de luxe, que l’on fait
égoïstement pour soi, à la bienfaisance.
278. Distributions de viande : cf. plus haut, n. 142. Pour les chasses, qui
étaient données dans les ludi comme plaisirs supplémentaires, voir J.
Aymard, Essai sur les chasses romaines, p. 80-82.
279. Doter les filles était un des devoirs de la bienfaisance grecque ;
Scipion non plus, au témoignage de Polybe, n’y manquait pas (Pohlenz,
Führertum, p. 109, n. 1) ; mais il faut ajouter que c’était aussi un devoir
à Rome, où le Sénat récompensait de bons citoyens en dotant leur fille
(Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 1121, n. 4). Cicéron parle ici en sénateur :
en 2, XVIII, 63, il vantera les œuvres d’assistance du Sénat romain.
280. L’exemplification cicéronienne de la vraie libéralité le confirme :
« La bienfaisance devra être particulièrement portée vers ceux à qui
un malheur est arrivé, sauf s’ils ont précisément mérité ce malheur »
(2, XVIII, 62); « Il est hautement convenable que les hôtels des person-
nages illustres soient ouverts aux hôtes illustres » (2, XVIII, 64); il faut
aider, non seulement ceux qui ont eu des malheurs et ont perdu leur for-
tune, mais ceux qui veulent accroître la leur (2, XVIII, 62) ; cf. P. Milton
Valente, L’Éthique stoïcienne chez Cicéron, p. 229. Si la vie sociale est
échange de bienfaits, les pauvres risquent de rester hors du circuit de la
bienfaisance païenne, puisqu’ils ne peuvent rendre les bienfaits :
J. Kabiersch, Untersuchungen zum Begriff der Philanthropia bei dem
Kaiser Julian, Harrassowitz, 1960, p. 31. Saint Augustin dira qu’il vaut
mieux donner aux pauvres l’argent destiné aux jeux : W. Weismann,
Kirche und Schauspiele : Die Schauspiele im Urteil der lateinischen Kir-
chenvater, J. J. Augustin, 1972, p. 164. – Pour inciter aux devoirs de cha-
rité, Musonius ou Sénèque auront un accent beaucoup plus chaleureux
et convaincu que Cicéron.
281. Des devoirs, 2, XVIII, 63. Le mot de memoria est sans cesse associé
à celui de beneficium : ainsi Cornelius Nepos, Atticus, XI, fin ; E. Norden,
Aeneis Buch VI, réimpr. 1957, Teubner, p. 36, n. 2.
282. Des devoirs, 2, XVI, 56. Je crois retrouver un écho de ce fragment
dans l’Éloge de la patrie, 7, attribué à Lucien : « Si l’on amasse des
richesses, c’est pour être évergète (mot à mot : à des fins de philotimia) et
pour pourvoir aux dépenses collectives de sa patrie. »
283. « Splendeur », apparatione, même sens qu’apparatus quelques
lignes plus haut ; comparer le sens d’apparatus et de ludi apparatissimi dans
la Lettre familière, VII, 1. Munera devait traduire χορηγαι chez Théo-
phraste et signifier « liturgies, évergésies en général » plutôt que « spec-
tacles » (pour munus au sens d’« évergésie », de « largesse », voir plus haut,
n. 61). Popularis, mot consacré quand il s’agit de spectacles et de largesses
(occidunt populariter, Juvénal, 3, 37), est pris tantôt en bonne part (n. 86)
tantôt péjorativement, comme ici.
284. Fructus, qui traduit sans doute χρ
σις : cf. E. Norden, Aeneis
Buch VI, p. 288 ; Nicolas de Damas, cité n. 276, et la citation de Théo-
phraste chez Plutarque, Éloge de la richesse (Moralia, 527 B) ; la richesse,
dit Théophraste, n’est vraiment la richesse que si on l’emploie pour sa vraie
fin ; mais Cicéron, par ce mot, entend plutôt l’utilité que peut en tirer le
Chapitre III (notes 285 à 301) 799
bienfaiteur, à savoir la reconnaissance de l’obligé (2, XVI, 56 : fructus
major et certior).
285. 2, XX, 69.
286. M. Pohlenz, La Stoa, trad. italienne, 1967, vol. 2, p. 82.
287. 2, XVIII, 63 ; sur levitas, voir ce mot à l’index de Plebs and Princeps
de Z. Yavetz, Oxford, 1969, où le sens du mot est étudié.
288. 2, XVI, 56 ; c’est le fragment reproduit p. 57 par W. D. Ross, Aristo-
telis Fragmenta Selecta, Oxford, 1955, et commenté par P. Thillet dans Aris-
tote : cinq œuvres perdues, fragments et témoignages édités sous la direction
de P. M. Schuhl, PUF, 1968, p. 13 sqq.
289. Protreptique, B 44 Dühring (« Quellen der Philosophie », Kloster-
mann, 1969), d’après Jamblique, Protreptique, IX, p. 53, 19 Pistelli ; cf.
Cicéron, Tusculanes, 5, III, 8.
290. Comparer son mépris pour l’activité économique : « Ceux qui ont la
possibilité de s’épargner les tracas domestiques prennent un régisseur et eux-
mêmes se consacrent à la politique ou à la philosophie » (Politique, I, 7 ;
1255 B 35). Sur le dédain aristotélicien du jeu, voir tout le chapitre x, 6 de
l’Éthique à Nicomaque.
291. Cicéron, Pour Plancius, XXVII, 67 ; à Atticus, 2, 1, 1. Il décide
une fois d’aller voir des jeux à Antium pour y mener sa fille, Tullia, qui
désirait les voir, puis ne peut s’y résoudre : A Atticus, 2, 8, 2 et 2, 10. Je
suppose que le Sénat ne pouvait se réunir les jours des jeux et des fêtes de
Rome (ludis et feriis), quand les tribunaux et les comices chômaient ;
encore que, pour le Sénat, la règle ne soit pas attestée (Mommsen, Staats-
recht, vol. 3, p. 373, 921 et 1055 ; mais aussi Wissowa, Religion und
Kultus, p. 451) : Cicéron n’était donc pas occupé au Forum ni au Sénat pen-
dant les jeux. Si, pendant les ludi de Pompée en 55, il plaide pour Caninius
(Lettres familières, VII, 1, 4), c’étaient des ludi extraordinaires, pour l’inau-
guration du théâtre.
292. Éthique à Nicomaque, X, 7 (1177 B 25).
293. Politique, V, 8 (1309 A 15) ; cf. 1320 B 1.
294. Aristote chez Cicéron, Des devoirs, 2 XVI, 56.
295. Dittenberger, Sylloge, n° 850, : το[παρ]α χρ
μ[α ε δοκιμ]ε ν
χ[ρ]ιν.
296. Aristote, Politique, VIII, 7 (1342 A 15).
297. Éthique à Nicomaque, IV, 6 (1123 A 25).
298. Cf. E. Gilson, Les Idées et les Lettres, Vrin, 1955, p. 191.
299. Éthique, IX, 7 (1167 B 15) ; cf. aussi 1175 A 10. Cf. J. Rawls,
A Theory of Justice, Oxford, 1972, p. 426 : toutes choses étant égales
d’ailleurs, de deux activités qui actualisent nos capacités, la plus difficile et
la plus compliquée donne davantage de plaisir ; l’évergétisme était plus
amusant que l’impôt, nous l’avons dit au second chapitre, car il se jouait
coup par coup et était plus compliqué. Le bonheur n’est pas comblement
d’un manque, retour à l’équilibre, mais déploiement de nos facultés et,
en ce sens, son contraire est l’ennui (ou un des états que l’on confond sous le
nom d’ennui). Sur la gratuité, l’amusement et la connaissance désintéressée,
ne résistons pas au plaisir de citer également Hume, A Treatise of Human
Nature, 2, 10.
300. Des devoirs, 2, XVII, 58 : « In his autem ipsis mediocritatis regula
optima est. »
301. Ibid., 2, XVII, 60.
800 Chapitre III (notes 302 à 312)
302. Tacite, Vie d’Agricola, 6 : Agricola « pourvut aux jeux, aux vaines
obligations de sa charge, en gardant le milieu entre l’économie et la profu-
sion » ; Marc Aurèle, I, 16, 25.
303. Distinction esquissée chez D. J. Allan, Aristote le philosophe,
Nauwelaerts, 1962, p. 179 : « Tout d’abord, le juste milieu est relatif : loin
d’être une moyenne arithmétique, il suppose une saisie concrète des sujets et
des circonstances. De plus, selon Aristote, l’éloignement des extrêmes régit
plutôt nos dispositions (l’égalité d’humeur, la tempérance, le courage, etc.)
que les actions particulières qui dépendent de nos divers choix. »
304. Saint Thomas, Contre les Gentils, 3, 134 : « Le juste milieu ne
s’entend pas d’après la quantité de biens extérieurs qu’on met en usage,
mais d’après la règle de la raison. Aussi arrive-t-il que ce qui est extrême
selon la quantité des biens extérieurs soit cependant le milieu selon la règle
de la raison. De fait, personne ne tend vers des objectifs plus vastes que le
magnanime, ni ne dépasse en grandeur les dépenses du magnifique : ils
tiennent donc le milieu, non d’après la quantité de la dépense ou d’après
des considérations du même genre, mais en tant qu’ils ne sont pas en
deçà ou au-delà de la règle de la raison. Cette règle tient compte, non
seulement de la quantité de la dépense, mais de la condition du donateur, de
son intention, des opportunités de temps et de lieu et de toutes autres
considérations que requièrent les actions vertueuses » ; 3, 136 : « Le milieu
de la vertu ne s’entend pas selon la quantité de la chose que la raison
ordonne à sa fin, mais selon la règle de la raison qui permet d’atteindre la fin
légitime, et elle se mesure selon les convenances des circonstances » ;
Somme théologique, Secunda secundae, qu. 129, art. 3, ad I : « Le magni-
fique est dans l’extrême par sa grandeur même, mais il est dans le juste
milieu, parce qu’il est comme il doit être » ; voir aussi qu. 135, art. 2, sed
contra.
305. Des devoirs, 1, XXXIX, 141.
306. Ibid., 1, XXXIX, 138-140.
307. Ibid., 2, XVII, 59.
308. Ibid., 2, XVII, 60 ; Cicéron oppose les largesses agréables et les lar-
gesses constructives, dont l’intérêt croît avec le temps (in posterum gra-
tiora).
309. Pour Panaitios, cf. M. M. van Straaten, Panaetii Rhodii fragmenta,
2e éd., Brill, 1962, p. 47, fr. 122. Pour Démétrios, on ne sait si Cicéron l’avait
lu ou relu pour écrire les Devoirs, ou s’il ne le connaissait qu’à
travers Panaitios ; cf. E. Bayer, Demetrios Phalereus der Athener, 1942,
p. 173, n. 1 et 2, et p. 47, n. 1 ; P. Boyancé, « Le stoïcisme à Rome », dans
Association Guillaume-Budé, VIIe Congrès, Aix-en-Provence, 1963, Actes,
p. 228 ; pour la citation de Démétrios dans notre passage de Cicéron (frag-
ment 8 Jacoby), Bayer, p. 159.
310. Des devoirs, 2, XVII, 59 ; A Atticus, VI, I, 26.
311. P. Boyancé, Le Culte des muses chez les philosophes grecs, De Boc-
card, 1937, p. 201-227. Cf. Politique, I, 13 (1260 A 5) et VII, 14 (1333 A
15), avec la note de Tricot à sa traduction de la Politique, p. 76, n. 2, sur la
chronologie.
312. Cicéron, Pour Sestius, XLVIII, 103. Voir l’étude pleine de finesse de
J. Béranger, « Les jugements de Cicéron sur les Gracques », dans
Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, H. Temporini, édit. ; De
Gruyter, 1972, vol. 1, p. 732.
Chapitre III (notes 313 à 320) 801
313. La bibliographie est considérable, mais le corpus des sources est
très limité ; on en fait le tour en étudiant de préférence : Marquardt, Staats-
verwaltung, vol. 2, p. 114-135 ; G. Cardinali, article « frumentatio » du
Dizionario epigrafico de De Ruggiero, réimpr. 1961, Bretschneider ;
D. van Berchem, Les Distributions de blé et d’argent à la plèbe de Rome
sous l’Empire, thèse de Genève, 1939 ; P. A. Brunt, Italian Manpower, 225
B. C.-A. D. 14, Oxford, 1971, p. 376-382.
314. Van Berchem, Distributions, p. 18 ; Chr. Meier, Res publica amissa,
p. 110, n. 277.
315. Ce qui nous donne l’occasion de revoir la notion de biens et
services collectifs, qui fait présentement l’objet de discussions entre les pro-
fessionnels. Nous avons vu, au chap. I, que ces biens sont ceux qui ne font
pas l’objet de concurrence, chaque individu en ayant sa part et tous les
ayant tout entiers ; le soleil, ou un phare au bord de la mer, sont des biens
collectifs : la société n’a aucun frais supplémentaire à couvrir pour laisser
un navire de plus profiter de la lumière du phare, qui est bien collectif parce
qu’il produit des effets d’externalité. Mais, si nous définissons ainsi les
biens collectifs, avons-nous mis la main sur une notion précieuse pour la
pensée politique ou seulement sur une curiosité piquante ? L’éducation
nationale est un bien collectif, sauf si l’on se bat pour entrer dans des
amphithéâtres devenus trop petits ; elle le redeviendra, si l’enseignement est
radiodiffusé. Peut-être serait-il plus intéressant de prendre la notion de biens
collectifs en un sens volontariste : ceux que la collectivité entend assurer à
tous sans restriction. Sinon, nous retombons dans les difficultés du libéra-
lisme classique : l’État ne devrait prendre à charge que les biens qui sont
collectifs par nature : la sécurité des routes, les phares, les poids
et mesures, la législation commerciale. Il faudrait poser alors que l’État lais-
sera les écoles à l’initiative privée, mais prendra en revanche à sa charge
l’enseignement radiodiffusé.
316. Aristote, Constitution d’Athènes, 43, 4, cité par J. Hasebroek, Staat
und Handel im alten Griechenland, réimpr. 1966, Olms, p. 118 sqq. et 158
sqq. ; H. Michell, The Economics of Ancient Greece, Cambridge, 1957,
p. 270 sqq. Sur la politique frumentaire des cités grecques, voir la mise au
point de Ph. Gauthier, Symbola : les étrangers et la justice dans les cités
grecques, p. 91, n. 72-74.
317. Cicéron, Des devoirs, 2, XXI, 74.
318. Sur le poids économique des armées impériales, E. Gren, Kleinasien
und der Ostbalken in der wirtschaftlichen Entwicklung der römischen Kai-
serzeit, Harrassowitz, 1941, chap. IV, p. 89-155.
319. Voir une page remarquable de P. A. Brunt, Social Conflicts in the
Roman Republic, p. 26-27. – Chacun sait que l’agriculture italienne, à la
fin de la République, connaît un développement spéculatif, « capitaliste »,
les latifundia passant à une économie de profit. A partir de ce fait,
Rostowzew et Toynbee ont supposé comme allant de soi que les cultures
arbustives avaient entièrement remplacé le blé, culture de subsistance ; mais
pareille transformation est invraisemblable avant le XIXe siècle : elle suppose
des rendements élevés à l’hectare (engrais) et une révolution des transports ;
si ces deux conditions ne sont pas réunies, une spécialisation régionale des
productions céréalières est impossible.
320. Sur ces deux difficultés dans l’Antiquité grecque, A. Jardé,
Les Céréales dans l’Antiquité grecque : la production, p. 192-200. Pour
802 Chapitre III (notes 321 à 330)
l’énorme question de la difficulté des transports, renvoyons seulement à
P. A. Brunt dans Journal of Roman Studies, 1972, p. 156.
321. A. Dopsch, Naturalwirtschaft und Geldwirtschaft in der Weltges-
chichte, 1930, partic. p. 254-255 ; pour l’annone militaire du IIIe siècle et les
livraisons de blé à l’armée, qui ne sont nullement le symptôme d’un recul de
l’économie monétaire, voir p. 244 ; pour la lettre de Pline, IX, 37, 3, voir
p. 87. Déjà F. Preisigke, Girowesen im griechischen Aegypten, réimpr. 1971,
Olms, p. 5, avait analysé exactement le phénomène.
322. Un texte clé nous semble être Cicéron, Verrines : Des blés, LXXXII,
189, qui a, pour les premiers siècles de notre ère, autant d’importance que,
pour le Bas-Empire, ceux qu’a mis en lumière S. Mazzarino dans ses Aspetti
sociali del quarto secolo : quand l’État romain réquisitionnait du blé à un
cultivateur ou à une cité de Sicile, l’intéressé « lui demandait, comme un
bienfait et une faveur, la permission de donner la valeur du blé en argent, au
lieu du blé lui-même ; soit qu’il préférât garder le blé, soit qu’il ne voulût pas
en assurer le transport jusqu’au lieu où se faisait la réquisition ». L’intérêt de
l’État romain était évidemment opposé.
323. Cicéron, Pour sa maison, V, 9.
324. Id., Pour Plancius, XXVI, 64.
325. Id., A Atticus, V, 21, 8 ;
326. Tite-Live, 2, 34 ; voir aussi 4, 52. Sur les frumentatores et merca-
tores, 2, 34 et 30, 38 ; l’État ne fait pas le commerce lui-même : il ouvre
la voie aux marchands et peut donc surveiller le bénéfice des frumenta-
tores (s’il faut interpréter ainsi le petit roman de Tite-Live, 2, 34, 7). Il est
exceptionnel qu’il se réserve le monopole d’un produit (le sel, en 2, 9 ;
mais cela est dû à la gravité de la situation : Porsenna marche sur Rome).
En 169, Rome autorise Rhodes à acheter du blé en Sicile (Polybe, 28, 2 et
16).
327. Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, 7, 1. En 210, une
ambassade romaine obtient du blé de Ptolémée Philopator (Polybe, 9, 11
A).
328. Le petit roman que raconte Tite-Live, 2, 34, 7, peut en effet s’expli-
quer par une inconséquence de l’auteur ou de sa source, qui aura transposé
au Ve siècle une fixation autoritaire du prix des blés que la République, bien
plus tard, recevra de sa province de Sicile à titre d’impôt ou de réquisition.
Quand un censeur fixe le prix maximum d’un vin (Pline, XIV, 14, 95), c’est
dans le cadre de sa censure des bonnes mœurs (Mommsen, Staatsrecht, vol.
2, p. 382).
329. Cicéron, Verrines : Des blés, CXII, 215, Tite-Live, 31, 4 : « Scipion
avait envoyé d’Afrique une immense quantité de blé, que les édiles distri-
buèrent au peuple, au prix de quatre as le boisseau » ; 30, 26 ; 31, 50 ; 33,
42 : « Les édiles curules distribuèrent au peuple un million de boisseaux de
blé, au prix de deux as, que les Siciliens avaient fait transporter à Rome en
l’honneur de Flaminius » (cf. E. Badian, Foreign Clientelae, p. 158 et 161).
On peut supposer que l’huile que César fit distribuer en 46 à titre de
congiaire (Suétone, César, 38 ; Dion Cassius, 43, 21) était fournie par
l’Afrique au titre de l’impôt (Plutarque, César, 55).
330. Pour sa cura annonae de 57, Pompée reçoit 40 millions de sesterces
(Cicéron, A son frère Quintus, II, 5, 1). De même, la loi Terentia Cassia
de 73 et le sénatus-consulte (Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 1130) ouvrent
un crédit annuel de près de 3 millions de sesterces pour des achats de blé en
Chapitre III (notes 331 à 340) 803
Sicile : Cicéron, Des blés, LXX, 163-164 et LXXV, 173 ; Des supplices,
XXI, 52-56 ; cf. J. Carcopino, La Loi de Hiéron et les Romains, 1914,
p. 178-180 et 273 ; l’année 75 avait été troublée à cause de la disette (Sal-
luste, Histoires, 2, 45, Maurenbrecher) et Hortensius avait été obligé, comme
édile, de distribuer du blé (Des blés, CXII, 215).
331. Les revers monétaires commémorent des édiles de jadis qui avaient
distribué du blé à bas prix : Sydenham, The Coinage of the Roman Republic,
p. 54, n° 463, et p. 60, n° 494 (Pline, Histoire naturelle, XVIII, 4, et XXXIV,
11) ; p. 61, n° 500 (Pline, XVIII, 3).
332. Liste des largesses des édiles chez Marquardt, Staatsverwaltung,
vol. 2, p. 114 et 136 ; Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 503, n. 1, qui
conclut : « Dans la plupart de ces cas, on ne peut dire si les édiles ont été les
organes de la libéralité publique ou ont fait leurs largesses à leurs propres
dépens. »
333. Cicéron, Des blés, CXII, 215.
334. Les largesses édilitaires sont toujours un geste unique (n. 330) et
quand Séius distribue de l’huile per totum annum, Pline le dit expressé-
ment.
335. Le plus célèbre fut l’édile Séius, qui vendit à bas prix un boisseau au
peuple et, toute l’année, de l’huile : Cicéron, Des devoirs, 2, XVII, 58 ;
Pline, Histoire naturelle, XV, 2 et XVIII, 16 : Séius a fait lui-même la
dépense ; Cicéron ajoute que cela ne pouvait le ruiner (« nec turpi jactura,
nec maxima »).
336. Cicéron, Des devoirs, 2, XVI, 57 : « Je vois bien que, dans notre
société, par un usage consacré aux plus beaux temps de la République, les
meilleurs citoyens veulent que les édiles s’acquittent de leur charge avec
splendeur. »
337. Tite-Live, 25, 2, commenté par F. Münzer, Adelsparteien und Adels-
familien, p. 188.
338. Cf. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 672 ; E. Meyer, Caesars
Monarchie, p. 118. En juin 44, Brutus et Cassius se voient nommés com-
missaires aux blés et sont chargés d’aller en acheter en Asie et en Sicile
(Cicéron, A Atticus, XV, 9 et 12) : ils avaient bien besoin de quitter Rome,
en effet. – Sur les commissaires extraordinaires au blé, voir n. 245 et
Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 671, 238, 571-572.
339. F. Heichelheim, Wirtschaftliche Schwankungen der Zeit von Alexan-
der bis Augustus, 1930, p. 74.
340. P. A. Brunt, Italian Manpower, p. 376 (dans la loi de Caïus, le grain
était vendu un peu plus d’un sesterce et demi le boisseau, c’est-à-dire,
semble-t-il, moins de la moitié du prix normal). – Durant tout le Haut-
Empire, le « juste prix » du boisseau de grain (huit litres) était, aux yeux de
tous, 4 sesterces (soit 1 denier) ; par exemple, au IIe siècle, des plébéiens
remercient un évergète de leur avoir vendu le grain 1 denier le boisseau en
pleine période de disette (Corpus, XI, 6117) ; à Antioche de Pisidie, pen-
dant une disette, le gouverneur de la province taxe le boisseau à 1 denier
(D. M. Robinson, « A new Latin economic edict from Pisidian Antioch »,
dans Transactions of the American Philological Association, LV, 1924,
p. 7) ; en Sicile, sous Verrès déjà, le frumentum aestimatum était estimé à
1 denier le boisseau (Cicéron, Verrines, 3, Des blés, passim) ; dans les Res
gestae (15, 2 et 4), Auguste cesse de compter en sesterces pour compter en
deniers lorsqu’il s’agit de distributions de blé, car il a dans l’esprit l’équi-
804 Chapitre III (notes 341 à 348)
valence du boisseau et du denier (U. Wilcken, Berliner Akademieschriften,
vol. 2, p. 6, n. 1). A vrai dire, il faudrait d’abord se demander si le
problème du prix du blé a seulement un sens. Voici comment, à mon avis,
il convient de se représenter les choses. La plus grande partie du blé
consommé ne faisait pas l’objet de transactions monétaires : beaucoup de
paysans utilisaient leur blé en autoconsommation et la plupart des salariés
étaient payés en blé, qu’ils mangeaient et ne revendaient pas. Par ailleurs,
la monnaie étant à Rome mesure de la valeur, on avait proverbialement
coutume de mesurer à un denier le boisseau la valeur du blé : tel était le
justum pretium. Ce qui était verbal et irréfutable, puisque ce blé n’était pas
acquis sur le marché et n’était pas échangé ; simplement, on pouvait enga-
ger un ouvrier pour un salaire nominal de tant de deniers, qu’on lui payait
en blé : jamais le blé n’était confronté à d’autres marchandises faisant
l’objet de transactions réellement monétaires. Ce prix verbal du blé
pouvait demeurer fixe et proverbial pendant des décennies, tout comme le
taux des salaires. Mais que survienne une disette, alors l’autoconsommation
et le paiement en blé des services ne nourrissent plus les gens
du peuple ; il leur faut acheter leur blé sur le marché, où naturellement le blé
vaut bien plus qu’un denier le boisseau. Il y a donc deux circuits
du blé ; dans l’un le blé n’a pas de prix, sauf verbalement ; dans l’autre, il a
son prix de marché. En cas de disette, les autorités entreprennent de faire
vendre le blé à son justum pretium, à son prix verbal, ce qui a des effets nuls
ou catastrophiques. Une conséquence corollaire est que les couches sociales
payées en blé étaient favorisées par rapport à celles qui étaient payées en
numéraire.
341. On vit un ancien consul aller acheter son blé d’État (Cicéron,
Tusculanes, 3, XX, 48).
342. Les lois frumentaires ultérieures fixent une quantité maximum de
cinq boisseaux par mois (Brunt, p. 378). Caton donnait à ses esclaves quatre
boisseaux par mois (De l’agriculture, 56).
343. G. E. Rickman, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge,
1971, p. 173.
344. P. A. Brunt, op. cit., p. 240 ; dans le même sens, E. Badian, Roman
Imperialism in the Late Republic, Blackwell, 1968, p. 49. Sur l’ensemble
de l’action de Caïus, P. A. Brunt, « The army and the land in Roman revolu-
tion », dans Journal of Roman Studies, 1962, p. 70 ; « The Roman mob »,
dans Past and Present, 1966, p. 18.
345. E. Badian, Roman Imperialism in the Late Republic, p. 47-48 ; en
revanche, l’organisation des impôts de l’Asie par Caïus Gracchus était, dans
l’intention de son auteur, aussi favorable aux provinciaux eux-mêmes qu’au
Trésor : cf. E. Badian, Foreign Clientelae, 264-70 B. C., Oxford, 1958,
p. 184 et 287.
346. Florus, 2, 1, qui transmet sans doute un écho authentique des polé-
miques de l’époque gracchienne.
347. L’idée était répandue d’un partage trop inégal des bénéfices de la
conquête : « Une poignée d’individus, sous prétexte de commandement
militaire, a mis la main sur le Trésor, les armées, les royaumes, les pro-
vinces… On ne combat et ne vainc que pour quelques-uns » (Salluste,
Histoires, discours de Licinius Macer, 6 et 28).
348. Des devoirs, 2, XXI, 72 (loi frumentaire de M. Octavius, qui fut
en fait l’abrogation de celle de Caïus : Cicéron, Brutus, 222).
Chapitre III (notes 349 à 361) 805
349. Dion Cassius, 38, 13 : προ κα. Cicéron, Pour Sestius, XXV, 55,
implique que Clodius est bien le premier auteur de la gratuité du grain ; de
même Asconius, p. 8, Clark. Sur l’état des finances romaines après la loi de
58, P. A. Brunt, « Porcius Cato and the annexation of Cyprus », dans Journal
of Roman Studies, 55, 1965, partic. p. 117.
350. Cité par Cicéron, De la loi agraire, 2, 70 ; Cicéron ajoute démagogi-
quement « vider cette sentine », car il essaie de brouiller Rullus et la plèbe ;
mais, trois ans plus tard, il reprendra le mot à son compte, comme on va
voir ; cf. Gelzer, Cicero, p. 74-75. Les Conseils politiques à César, de Sal-
luste, 2, 6, 1, semblent pasticher une réplique aux objections démagogiques
de ce discours de Cicéron. Dès 187, douze mille Latins établis à Rome furent
expulsés (Tite-Live, 39, 3) et en 65 une loi interdit le séjour de Rome à qui-
conque n’était pas italien (Cicéron, Des devoirs, 3, XI, 47) ; cf. R. von Pöhl-
mann, Die Uebervölkerung der antiken Grossstädte, p. 164.
351. Cicéron, A Atticus, I, 19, 4 (cf. I, 18, 6).
352. Salluste, Catilina, 37. D’après E. Badian, Publicans and Sinners,
p. 46, on s’exagère la gravité de la crise agraire du temps des Gracques :
comme, à la même époque, il y avait un important développement urbain en
Italie, ces paysans déracinés ont sûrement trouvé dans les métiers du bâti-
ment un ready employment. Avant de transformer aussi idylliquement, sur le
papier, « les » paysans en maçons, je me demande si tous les paysans ruinés
ont pu être absorbés par les métiers du bâtiment où l’on employait du reste
certainement des esclaves ; ces choses-là se discutent avec des vraisem-
blances chiffrées, non avec des substantifs.
353. Denys d’Halicarnasse, Antiquités, 4, 24, 5. Sur les conditions
de vie de la plèbe urbaine sous la République, R. von Pöhlmann, Die
Uebervölkerung der antiken Grossstädte, 1884 ; réimpr. Leipzig, 1967,
passim ; P. A. Brunt, « The Roman mob », dans Past and Present, n° 35,
décembre 1966, p. 3-27 ; Z. Yavetz, « The living conditions of the urban
plebs », dans Latomus, 1958, p. 500-517 (concerne surtout les conditions de
logement) ; J. Le Gall, « La “nouvelle plèbe” et la sportule quotidienne »,
dans Mélanges A. Piganiol, 1966, vol. 3, p. 1449-1453.
354. H. Bolkestein, Wohltätigkeit und Armenpflege, p. 376-377.
355. Caesar Politician and Statesman, p. 83 et 287. Même interprétation
chez E. Meyer, Caesars Monarchie und das Prinzipat des Pompejus, p. 417
et 495.
356 P. A. Brunt, Italian Manpower ; p. 257 et 319.
357. Voir plus loin, chap. IV, section 8.
358. Tacite, Histoires, 4, 38.
359. Sur les services impériaux de l’annone, voir les Verwaltungsbeam-
ten d’O. Hirschfeld ; sur les corporations, naviculaires et marchands,
J. P. Waltzing, Étude historique sur les corporations professionnelles chez
les Romains, vol. 2, p. 19-115 passim ; en général Marquardt, Staatsverwal-
tung, vol. 2, p. 125-135 ; cf. aussi P. Baldacci, «“Negotiatores” e “mercatores
frumentarii” nel periodo imperiale », dans Istituto Lombardo, Rendiconti
(Classe di Lettere), vol. 101, 1967, p. 273-291, que j’ai pu lire grâce à l’ami-
tié d’André Tchernia.
360. Tacite, Annales, 2, 87 ; le prix du grain, à Rome, était, selon les esti-
mations ou les années, de 2, 3 ou 4 sesterces le boisseau (Baldacci, p. 279-
282).
361. Marquardt, vol. 2, p. 125-127.
806 Chapitre III (notes 362 à 379)
362. Suétone, Claude, 18.
363. Le préfet de l’annone avait des agents dans les différentes provinces :
Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 1043, n. 4.
364. Pline loue Trajan de n’avoir jamais extorqué du blé sous couleur d’en
acheter (Panégyrique, 29, 5).
365. Suétone, Auguste, 41 : « Pendant les périodes de ravitaillement
difficile, Auguste distribua des rations individuelles de blé, très souvent à
très bas prix, parfois gratuitement, et doubla les tickets payants (tesserae
nummariae) » : ainsi des privilégiés ont droit d’acheter en tout temps une
certaine quantité de blé à l’empereur, évidemment à un prix avantageux, et
la tessera nummaria est le signe de ce droit. En cas de disette, l’empereur
double le nombre de tickets dont chaque privilégié dispose (celui-ci pourra
donc se ravitailler entièrement auprès de l’annone, sans devoir acheter
un complément de blé sur le marché privé) ; de plus, l’empereur fait vendre
à très bas prix du blé à tous les plébéiens en temps de disette.
Il semble bien que les prétoriens, avant d’avoir droit à une ration de blé gra-
tuite, commencèrent par faire partie des privilégiés qui avaient le droit per-
manent d’acheter leur blé à l’empereur (Tacite, Annales, 15, 72 ; Suétone,
Néron, 10 ; cf. Rostowzew dans Pauly-Wissowa, VII, s. v. « frumentum »,
partic. col. 181 ; M. Durry, Les Cohortes prétoriennes, réimpr. 1968, De
Boccard, p. 269).
366. Pour ces épitaphes, Dessau, n° 6063-6070 ; L’Année épigraphique,
1928, n° 70 ; D. van Berchem, Les Distributions de blé et d’argent, p. 36-
43.
367. Dion Cassius, 53, 2 et 55, 26.
368. Id., 62, 18 ; cf. Van Berchem, p. 75. Mesure énergique où – comme
souvent sous Néron – on peut reconnaître l’action d’un Conseil du prince qui
semble avoir été particulièrement talentueux au début de ce règne.
369. Suétone, César, 41.
370. Voir n. 365, à la fin.
371. J. P. Waltzing, Étude historique sur les corporations, vol. 1,
Addenda, p. 519.
372. Van Berchem, Distributions, p. 49.
373. Digeste, 31, 49, 1 ; 5, 1, 52, 1 : « Si un testateur charge son fidéi-
commissaire d’acheter à ses affranchis des tessères frumentaires… » ; 31,
87 pr.
374. Digeste, 31, 87 pr., qui est très proche des Institutes de Justinien, 2,
20, 6 ; sur la causa lucrativa dans ce texte, Jacques Michel, Gratuité en droit
romain, Université libre de Bruxelles, Institut Solvay, 1962, p. 419. Voir
aussi B. Biondi, Successione testamentaria e donazioni, 2e éd., Milan, Giuf-
frè, 1955, p. 394.
375. Fragmenta Vaticana, 272, et Digeste, 32, 35 pr. ; Mommsen, Staats-
recht, vol. 2, p. 447, n. 4.
376. Digeste, 32, 35 pr.
377. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 447, n. 4 ; p. 461 ; cf. p. 472.
378. Même solution dans Digeste, 31, 87 pr. (cité n. 374), dans 32, 11, 16
(une militia est léguée par erreur à un esclave, lequel, comme esclave, ne
peut occuper cet emploi : le patron de l’esclave recevra la valeur de la mili-
tia), et dans 31, 49, 1 (cité n. 380).
379. Puisqu’un esclave ne pouvait occuper l’emploi. Sur la vente des
militiae et leur legs, Code Justinien, 8, 13, 27 ; Digeste, 4, 4, 3, 7 ; 31, 22
Chapitre III (notes 380 à 384) 807
(« une militia ou la somme qu’on peut en tirer en la vendant »); 32, 11, 16 ;
32, 102, 3 (si vous léguez une militia, votre héritier doit payer aussi au léga-
taire le pourboire ou introitus que le nouveau fonctionnaire devra verser à
ses supérieurs ou à ses collègues en entrant en fonctions) ; 34, 1, 18. 2 (un
affranchi ne peut remplir une militia qu’on lui a léguée). Pour la vente des
decuriae, voir Fragmenta Vaticana, 272, et le fait que certains appariteurs
étaient immunes (voir chap. IV, n. 424). Je n’ai pu lire G. Kolias, Aemter-und
Würdenkauf im frühbyzantinischen Reich, 1939.
380. Digeste, 31, 49, 1. Tous ces textes où les postes de fonctionnaires
sont assimilés à des offices militaires (militiae) se rapportent évidemment à
l’administration romaine, telle qu’elle était au IVe siècle (ou vers la fin du
IIIe) et peuvent être des interpolations tardives au Digeste.
381. Conseils à César, I, 7, 2 et I, 8, 6. Il faut prendre position sur un
texte aussi discuté. 1° En vertu du « cercle herméneutique », tous les
critères internes peuvent être retournés. Une grande ressemblance littérale
entre les Conseils à César et les œuvres authentiques de Salluste prouve,
ou bien l’authenticité, ou bien le talent et la servilité d’un pasticheur. 2° Le
cercle se brise, quand Ronald Syme, dans son Sallust, apporte deux argu-
ments dont au moins le second prouve avec certitude que les Conseils sont
l’œuvre d’un faussaire ; primo, Salluste n’a créé son style caractéristique,
thucydidéen, que sous Octave (Salluste est un écrivain du siècle d’Au-
guste) : le voir écrire au père d’Octave en style sallustéen est aussi invrai-
semblable que si Mallarmé, dès sa jeunesse baudelairisante, avait écrit des
bouts rimés dans le style hermétique de son apogée. Mais précisément un
pasticheur verrait, non pas Salluste ou Mallarmé dans leur évolution réelle,
mais Salluste ou Mallarmé tels que la postérité les retiendra. Secundo, en 2,
4, 2, la mention de quarante sénateurs massacrés par les Pompéiens est une
énorme confusion avec les quarante sénateurs tués par Sylla : notre pasti-
cheur a confondu ; c’est là l’argument massue de Syme et, à mon sens, il
règle la question d’inauthenticité. 3° Reste à savoir de quand date le pas-
tiche et s’il est un jeu littéraire ou si c’est un pamphlet politique sous forme
de pastiche (à la manière du discours du Pseudo-Mécène à Auguste chez
Dion Cassius). Certes, il est parfaitement croyable que notre pastiche ne soit
qu’un jeu. Supposons pourtant qu’il ne le soit pas : à quelle époque de l’his-
toire de Rome le rapporter alors ? Notons que notre pasticheur est un
homme très intelligent et je crois même que son sens historique et son habi-
leté politique sont supérieurs… à ceux de Salluste en personne ! Si vraiment
le texte recèle des intentions et n’est pas un jeu, ne pourrait-on le situer au
début du IVe siècle ? Les attaques contre le Sénat (2, 11) iraient bien avec la
transformation du titre de clarissime sous Constantin (voir plus loin la n.
263 de notre chap. IV).
382. L’auteur s’intéresse aussi à la conscription et à l’inégalité de l’impôt
du sang (I, 8, 6).
383. Voir n. 1 ; l’auteur des Conseils a un sens aigu des problèmes de
l’Empire et voit les choses avec beaucoup de hauteur et fort peu de cant : lire
1, 5, 2 et 2, 13, 6.
384. Quand Pompée propose en 60 une loi agraire, Cicéron, dont ce
genre de problème est généralement le moindre souci, mais qui veut
complaire à Pompée (il rêve de devenir le conseiller de ce princeps, le
Platon de ce Denys), découvre opportunément que le problème existe et
que Pompée a raison : il faut faire quelque chose (A Atticus, I, 19). Les
808 Chapitre III (notes 385 à 395)
colonisations inquiétaient toujours les optimates pour les raisons que dit la
deuxième Catilinaire, IX, 20.
385. Des devoirs, 2, XXIV, 85, et tout le contexte, qui est très senti.
386. Il y a donc deux racines de la sociabilité, l’instinct naturel et le
calcul praxéologique, φσις et χρ
σις ; or cette idée des deux sources se
retrouve dans un texte péripatétisant, cité chez Stobée, vol. 2, p. 152, Wachs-
muth : texte souvent attribué à Antiochos d’Ascalon. Laissons de plus
savants que nous dire ce qu’il faut penser de tout cela.
387. Des devoirs, 2, XXI, 73. Pour Cicéron comme pour Locke, la
conservation de la propriété privée est l’objet le plus important de la vie
politique.
388. Ibid., 1, XVI, 52.
389. Fides : Cicéron, Pour Sestius, XLVI, 98. Comparer la conduite de
Tibère en 33 (chap IV, n. 322) et celle de Cicéron lui-même en 63.
390. Politique traditionnelle de l’État romain : César « défendit aux
éleveurs d’avoir moins d’un tiers d’hommes libres parmi leurs bergers »
(Suétone, César, 42) ; Vespasien refusa de se servir de machines pour
la reconstruction du Capitole, afin de ne pas ôter le pain de la bouche de la
plèbe (Suétone, Vespasien, 18) ; de même, il donnait des festins à la plèbe
pour faire gagner les commerçants (Suétone, ibid., 19) ; Auguste « s’arran-
geait de manière à ménager autant les intérêts des cultivateurs et des négo-
ciants que ceux de la plèbe » (Suétone, Auguste, 42). En 408 encore,
Honorius interdit aux décurions de faire du commerce (Code Justinien, 4,
63, 3). Il n’est pas impossible que la phrase fameuse de l’inscription
de Popillius Laenas (Degrassi, n° 454), « J’ai été le premier à faire en sorte
que, sur le domaine public, les pasteurs cèdent devant les laboureurs », signi-
fie, non que Popillius promouvait une politique en faveur des sédentaires et
au détriment des nomades, mais qu’il rétablissait dans leurs droits les séden-
taires dont les nomades usurpaient le terrain pour y faire paître ou passer
leurs bêtes.
391. C. Nicolet, L’Ordre équestre à l’époque républicaine, p. 642-644.
392. Voir plus haut, n. 317.
393. Pour Sestius, XLVIII, 103.
394. En revanche, l’époque ne se posait pas de question sur l’esclavage,
institution plus familiale que politique ; dans son Enfer, Virgile condamne
au supplice, entre autres scélérats, « ceux qui se sont ralliés à des armées
impies et n’ont pas craint de faillir à la foi qu’ils devaient à leurs maîtres »
(Énéide, VI, 612 ; éd. Norden, p. 289) : ce sont les esclaves qui ont pris
part aux guerres serviles. Leur révolte est l’abomination de la désolation,
mais soulevait beaucoup moins d’indignations et faisait couler beaucoup
moins d’encre idéologique que les Gracques : de même, dans la Russie
de Pouchkine, la grande jacquerie de Pougatchev avait beaucoup moins
troublé et indigné les nobles et l’intelligentsia que la Terreur de 1793 : les
terroristes étaient des gens de leur monde, et ils argumentaient. – Après les
guerres d’esclaves, le second degré d’abomination est le partage du sol et
l’abolition des dettes : c’est Catilina ; voir Des devoirs, 2, XXII, 78, et le
serment d’Itanos (Dittenberger, Sylloge, n° 526) : « Je jure de ne pas trahir
ma cité, de ne pas conspirer et de ne pas faire de partage des terres et d’abo-
lition des dettes. »
395. Plutarque, Tiberius Gracchus, 9 ; cf. J. Geffcken, « Ein Wort des
Tiberius Gracchus », dans Klio, 23, 1930, p. 453-456.
Chapitre III (notes 396 à 413) 809
396. Cicéron, A Atticus, I, 19, 4 : « noster exercitus locupletium ».
397. Treizième Philippique, VIII, 16-17 : « Je ne crains pas qu’un homme
qui possède d’immenses richesses et ne peut en jouir que si les bons citoyens
l’emportent aille nous trahir et se trahir lui-même ; la nature d’abord fait les
bons citoyens, puis la richesse contribue à l’œuvre ; si tous les bons citoyens
désirent la conservation de l’État, ce désir se manifeste encore davantage
chez les riches. »
398. Tel est le vrai sens des lignes fameuses du Pour Sestius, XLV, 97 : les
bons citoyens sont ceux « qui ne sont ni malfaiteurs, ni malhonnêtes, ni
enragés, ni dans une situation de fortune malsaine », non malis domesticis
impediti ; ces derniers mots ne veulent pas dire « les riches, ceux qui ne sont
pas dans une situation de fortune indigente », mais « ceux qui, riches ou
pauvres, ne sont pas endettés », et il faut les rapprocher de la Seconde Catili-
naire, VIII, 18 : les riches étaient souvent les premiers à s’endetter (ainsi Sal-
luste, Conseils à César, I, 5, 5-8), ce qui faisait d’eux des catiliniens virtuels.
Un petit artisan, pauvre, mais honnête, et qui n’a rien à gagner au désordre
(Catilinaires, 4, VIII, 17), est un bon citoyen.
399. Voir n. 312.
400. Des devoirs, 2, XXI, 72.
401. Pour Sestius, XLVIII, 103. Multitudo n’est pas péjoratif, non plus que
le grec πλ
θος.
402. Voir n. 348.
403. Des devoirs, 2, XXI, 72.
404. Tusculanes, 2, XX, 48.
405. Par exemple Rhétorique à Hérennius, I, XII, 21 : quand Saturninus
proposa sa loi agraire, le questeur prévint le Sénat que le Trésor ne pouvait
supporter une pareille largesse.
406. Seconde Philippique, XXXVIII, 97 ; sur cette politique, R. Syme,
Roman Revolution, p. 272.
407. Seconde Philippique, XXXIX, 101 ; P. A. Brunt, Italian Manpower,
p. 324.
408. P. A. Brunt, Social Conflicts, p. 39 ; Italian Manpower, p. 379.
409. Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 295.
410. Le poète Catulle revint de Bithynie la bourse vide et fit connaître à la
postérité l’avarice de son gouverneur, qui avait gardé tout l’argent pour lui :
tel est le sens de ses poèmes 10 et 28 ; quand il affecte de croire qu’il est
revenu de Bithynie la bourse vide parce que cette province est pauvre, il iro-
nise : il répète ce qu’a prétendu le gouverneur pour n’avoir rien à distribuer
aux gens de sa suite. – Il faut distinguer soigneusement ce pillage des fonds
publics du pillage des provinciaux à la manière de Verrès.
411. Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 298, n. 1 ; E. Badian, Publicans
and Sinners, p. 77 ; etc. Ces 2 millions sont ce qui lui reste de ses frais de
mission : Cicéron ne pillait pas ses administrés.
412. Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 296, n. 1 et 4 et p. 300, n. 4. – Les
sénateurs pillaient le Trésor à qui mieux mieux, exhibaient de fausses
créances et les jeunes questeurs, qui y risquaient leur carrière, n’osaient refu-
ser de les payer : Plutarque, Caton le Jeune, 18.
413. Cicéron, A Atticus, I, 16, 11. Je suppose que ce ton de seigneur dédai-
gneux était courant à l’époque ; mais, à lire Sénèque, il semble qu’un siècle
plus tard les convenances de langage avaient changé et que le ton
de Cicéron aurait fait scandale à cette date. Certes, Juvénal ricane sur le
810 Chapitre III (notes 414 à 431)
peuple qui ne souhaite plus que le pain et le Cirque ; mais il ne faut pas
oublier que lui-même appartient à ce peuple et qu’en écrivant cela il ricane
sur lui-même, non sans quelque délectation morose.
414. Polybe, 2, 21, trad. Roussel ; pour la Béotie, Polybe, 2, 20, 4-6.
415. Cicéron, Pour Sestius, XLVIII, 103.
416. Plutarque, Grassus, 2 ; il faut comprendre « une armée » et non
« une légion » (comme le propose J. Harmand, L’Armée et le Soldat
à Rome, p. 171, n. 170), car Cicéron rapporte aussi le mot (Des devoirs, I,
VIII, 25) et écrit « exercitum alere » ; cf. aussi Pline, Histoire naturelle, 33,
134. Pour l’interprétation de princeps dans cette phrase, Gelzer,
Caesar, p. 40, n. 2 ; mais on notera que princeps peut signifier « chef de
parti » (César, Guerre des Gaules, 6, 11 : chaque faction celte a son prin-
ceps) et il me semble que c’est ici le sens.
417. Salluste, Histoires, Lettre de Pompée, 2 et 9 (2, 98 Maurenbrecher) ;
cf. Plutarque, Sertorius, 21 ; Pompée, 20.
418. Velleius Paterculus, 2, 29 : « ex agro Piceno, qui totus paternis ejus
clientelis refertus erat » ; Plutarque, Pompée, 6. Cf. C. Cichorius, Römische
Studien, réimpr. 1961, Wissensch. Buchgesell., p. 158 ; M. Gelzer, Kleine
Schriften, vol. 1, p. 95 ; Syme, Roman Revolution, p. 28 et 92 ; Wiseman,
New Men in the Senate, p. 41 ; E. Badian, Foreign Clientelae, p. 228 ; J. Har-
mand, L’Armée et le Soldat à Rome, p. 446 ; M. Gelzer, Pompeius, Bruck-
mann, 1949, p. 36.
419. L’histoire « fait apparaître l’administration provinciale de cette
époque sous un jour étrange », écrit M. Gelzer, Caesar Politician and
Statesman, p. 24 ; sur les faits, H. Strasburger, Caesars Eintritt in die
Geschichte, 1938, p. 84.
420. D. Timpe, « Caesars gallischer Krieg und das Problem des römischen
Imperialismus », dans Historia, 1965, p. 189.
421. M. Gelzer, Caesar, p. 167-168.
422. Guerre des Gaules, 1, 10, 3 et 2, 1, 1 ; Suétone, César, 24 ; M. Gel-
zer, Caesar, p. 124, n. 1 ; P. A. Brunt, Italian Manpower, p. 467 ; J. Har-
mand, L’Armée et le Soldat, p. 171.
423. Dion Cassius, 46, 29.
424. R. Syme, The Roman Revolution, p. 130-131 ; E. Gabba, Appiano e
la storia delle guerre civili, La Nuova Italia, 1956, p. 194, n. 1 ; ainsi Dion
Cassius, 46, 46 et 53, 22 ; Appien, Guerres civiles, 3, 94, 387.
425. République, 372 E sqq. ; 422 A sqq. ; Lois, 677 B-679 D.
426. Polybe, 6, 57, trad. Roussel.
427. Cité de Dieu, 1, 30-33 ; 2, 18-21.
428. Inferno, 16, 73 ; cf. Paradiso, 15, 97 ; 16, 49.
429. Gulliver, 3, 9 fin. Voir aussi N. Nassar, La Pensée réaliste d’Ibn Khal-
dun, PUF, 1967, p. 169, 178, 205.
430. Polybe, 6, 9, trad. Roussel. Le thème des largesses des démagogues,
largesses faites aux dépens du Trésor, est bien connu chez Cicéron et vient de
Polybe, 20, 6 et 24, 7. Polybe soupçonne ces démagogues de vouloir établir
leur tyrannie (ainsi fit Chairon à Sparte, Polybe, 24, 7 ; Molpagoras, à Cios,
15, 21, rendit son pouvoir populaire par les mêmes voies).
431. Elle s’est effacée quand le développement de l’analyse écono-
mique a permis à la pensée sociologique d’être plus exigeante en matière
de causalité et que l’idée de luxe a cessé d’être morale pour devenir éco-
nomique : on s’en convaincra en lisant un petit auteur qui sait déjà mieux
Chapitre III (notes 432 à 444) 811
analyser le problème que ne le savaient un Platon ou un Montesquieu :
Joseph Gorani, Recherches sur la science du gouvernement, 1792, chap.
62. A cet égard, Montchrestien, en 1615, était oiseau-prophète : « Ceux-là
se trompent qui mesurent la félicité d’un État par sa seule vertu… Nous ne
sommes plus au temps où l’on se nourrissait du gland tombé des chênes
secoués » (Traité d’économie politique, éd. Funck-Brentano, p. 21 et 138).
Sans oublier, bien sûr, l’apologie du luxe chez Mandeville, citons au
moins, sur le thème de la nature et du luxe, le mot de Tertullien : « Le
diable est l’interpolateur de la nature » (De la parure des femmes, I, 8, 2
Turcan-Déléani).
432. Polybe, 11, 25.
433. R. Aron, Paix et Guerre entre les nations, p. 44, 74, 258-260.
434. Dante, Inferno, 16, 73 : « La noblesse récente et les enrichis-
sements subits t’ont rendue, ô Florence, enceinte de l’orgueil et de
la démesure, et tu en pleures déjà » ; cf. Paradiso, 16, 67. Théophraste,
Caractères, 26, 1. Salluste, Catilina, 10 sqq. ; Jugurtha, 41 sqq. ; Salluste ou
Pseudo-Salluste, Lettres à César, 1, 5 ; 1, 7-8 ; 2, 5 ; 2, 10. Cicéron, Des
devoirs, 2, XXI, 75 à XXII, 78 ; XXIII, 84 à XXIV, 85.
435. Polybe, 6, 13-15.
436. L’explication par la lutte des classes est parfaitement développée
chez Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne
France, vol. 4 : Les Origines du système féodal, p. 94. Octave a pour parti-
sans les vétérans de son père ; et les figurants des guerres civiles ne sont pas
tous des fils ou petits-fils de paysans ruinés. Sans crise agraire, l’histoire des
guerres civiles resterait compréhensible.
437. E. Meyer, Caesars Monarchie, p. 500.
438. Voir n. 421. A la mort de César, il y avait dans son hôtel une
centaine de millions de sesterces d’argent liquide : Plutarque, Cicéron, 43 ;
Antoine, 15 ; cf. E. Meyer, Caesars Monarchie, p. 504, n. 2.
439. Ainsi le pourcentage que Verrès reverse à son scribe sur ses
malversations : Cicéron, Verrines : Des blés, LXXVIII, 181.
440. Sur les proscriptions (des citoyens romains sont condamnés à mort,
sans jugement et en leur absence, en vertu d’une loi qui les désigne nomi-
nalement et les condamne pour perduellio ; chacun a le droit de les tuer ;
leurs biens sont vendus aux enchères au profit du Trésor), voir les indica-
tions institutionnelles dispersées chez Mommsen, Staatsrecht, vol. 2,
p. 725, n. 1, et p. 736, n. 2 ; vol. 3, p. 336, n. 1 ; Strafrecht, p. 256, n. 4 ;
p. 934-935 ; p. 938 et n. 1 ; p. 1006 ; p. 1024. Sur les mobiles financiers
des proscriptions triumvirales, Syme, Roman Revolution, p. 190 sqq. ; Sal-
lust, p. 42. Pour les domaines des empereurs, Pauly-Wissowa, Supplement-
band, IV, s. v. « Domänen », col. 240-261.
441. César fit vendre à l’encan les biens de Pompée, Antoine les acheta et
fut surpris quand on lui demanda de payer (Plutarque, Antoine, 10 ;
Gelzer, Caesar, p. 262 ; Meyer, Caesars Monarchie, p. 382 et 399).
442. Ainsi Crassus misant sur César : Meyer, Caesars Monarchie,
p. 56, n. 1 ; Gelzer, Kleine Schriften, vol. 1, p. 112. Cf. M. W. Frederiksen,
« Caesar, Cicero and the problem of debt », dans Journal of Roman
Studies, 66, 1966, p. 128-141.
443. Voir n. 190.
444. Sur le sans-gêne avec lequel Octave puisait dans les coffres de
ses affranchis, Macrobe, Saturnales, 2, 4, 24. Sur Démétrius de Gadara,
812 Chapitre III (notes 445 à 456)
affranchi de Pompée et banquier, qui aida Pompée à élever son théâtre,
Syme, Roman Revolution, p. 76 ; les affranchis de César aident le jeune
Octave : Appien, Guerres civiles, 3, 94, 391. Pour les legs à Auguste,
Suétone, Auguste, 101.
445. E. Meyer, Caesars Monarchie, p. 500-504 ; cf. Dion Cassius, 42,
50.
446. Syme, Roman Revolution, p. 381.
447. M. Reinhold, Marcus Agrippa, a biography, réimpr. 1965, Bretsch-
neider, p. 42, n. 100 ; p. 61, n. 54 ; p. 109 et 129.
448. Cicéron, Pour Cécina, IV, 11 sqq. ; l’anecdote du Pour Tullius est
non moins pittoresque ; P. A. Brunt, Italian Manpower, append. p. 551-557 :
« Violence in the Italian countryside ».
449. Istorie Fiorentine, 7, 4.
450. Cicéron, Pour Muréna, XXXVI, 76 : « Odit populus Romanus
privatam luxuriam, publicam magnificentiam diligit. »
451. Plutarque, Pompée, 40.
452. Suétone, Auguste, 72, cf. 57 ; G. Lugli, Roma antica : il centro monu-
mentale, Rome, Bardi, 1946, p. 409 sqq.
453. Suétone, Auguste, 29. En revanche, il n’y avait pas, dans le parc de la
maison d’Auguste, de temple de Vesta, rival de celui du Forum romain, mais
seulement un autel, comme l’a montré A. Degrassi, Scritti varî di antichità,
vol. 1, p. 451-465. Pour un autre signe de la modestie d’Auguste, le refus
d’avoir une entrée monumentale avec fronton (le fastigium étant réservé aux
temples), voir A. Alföldi, Die zwei Lorbeerbäume des Augustus, Habelt, 1973,
p. 14.
454. Seconde Philippique, XLV, 116 ; Syme, Sallust, p. 119 ; Salluste,
Jugurtha, 33, 4. – A un tout autre point de vue, M. Treu, « Zur clementia
Caesaris », dans Museum Helveticum, 5, 1948, p. 187.
455. Entre César et les différents principes qui l’ont précédé (voir leur
liste dans l’article « princeps » du Pauly-Wissowa, vol. XXII, col. 2014-
2029, par Wickert), il y a une rupture ; Scipion invente un nouveau style
de relations politiques : comme général, comme candidat, il fait largesse ; ni
Marius, ni Sulla ne furent particulièrement munificents.
456. Cicéron, A Atticus, IV, 16, 14 (IV, 17, 7) ; Suétone, César, 26 ;
Pline, Histoire naturelle, 36, 103 (l’achat du terrain pour le Forum de
César coûta à lui seul cent millions de sesterces) ; Meyer, Caesars Monar-
chie, p. 200 ; Gelzer, Caesar Politician and Statesman, p. 140, 168, 177.
César fut évidemment autorisé par une loi à faire bâtir sur le terrain. Pour
la basilique Aemilia, on notera que la coutume était de confier la curatèle
de reconstruire un édifice public à un descendant du magistrat qui (sur
fonds publics, il va sans dire) l’avait construit (n. 246 et 249) ; la Curia
Hostilia, rebâtie par Sulla, fut reconstruite par son fils Faustus Sulla). On
considérait, en effet, que les descendants des grandes familles avaient
un droit et un devoir moral sur les monuments qui perpétuaient les noms de
leurs aïeux (n. 246). Délicatement, César a respecté ce sentiment ; prati-
quement, qu’il ai confié la reconstruction de l’édifice à Aemilius Paullus
veut dire qu’il a laissé à l’édifice le nom d’Aemilius et que la basilique
reconstruite n’a pas pris le nom de basilica Julia (comme les Grecs, les
Romains attachaient la plus grande importance au droit pour le construc-
teur de donner son nom à son monument : voir Mommsen, Staatsrecht,
index s. v. « Bauwesen »). – César avait aussi de bonnes raisons politiques
Chapitre III (notes 457 à 463) 813
de se concilier Paullus : voir Suétone, César, 29, qui écrit brutalement que
« César acheta à grand prix l’appui du consul Paullus » pour qu’il ne fût pas
mis fin à son proconsulat en Gaule.
457. Gelzer, p. 314 ; Meyer, p. 388, 427, 497. Ces constructions faisaient
l’objet de lois que César faisait voter (Cicéron, A Atticus, 13, 33, A 2).
458. Strabon, 5, 3, 8, p. 236 : « Les Romains d’autrefois ne s’occupaient
guère d’embellir leur ville, car ils avaient des soucis plus élevés et plus
urgents ; mais, plus récemment et tout particulièrement de nos jours, ils
n’ont plus voulu rester en arrière sur ce point et ont consacré dans leur ville
une foule de beaux monuments. » Nous étudierons au chap. IV les édifices
triomphaux bâtis par les viri triumphales sous Auguste. Le prince incitait
son parti et tous les riches à embellir Rome : Suétone, Auguste, 29 : « prin-
cipes viros saepe hortatus est » ; Agrippa, de son côté, invita les riches à
faire cadeau au public des œuvres d’art qu’ils possédaient (Pline, Histoire
naturelle, 35, 26). Cf. chap. IV, n. 397. – Quand Tigrane fonda Tigrano-
certes, sa capitale, « tous les habitants, les simples particuliers comme les
grands, imitaient le zèle du roi pour agrandir la ville et y faire bâtir » (Plu-
tarque, Lucullus, 26).
459. Dion Cassius, 53, 27 ; de même Agrippa fait construire les Saepta
Julia « parce qu’il ne s’était engagé à réparer aucune route » (53, 23) : or
nous savons qu’Auguste fit réparer les routes par des triomphateurs en
guise de monument triomphal (chap. IV, n. 420 et 422). Pour le Panthéon,
J. Beaujeu, La Religion romaine à l’apogée de l’Empire : la politique reli-
gieuse des Antonins, Les Belles Lettres, 1955, p. 118-123. Je n’ignore pas
que l’adjonction « et à tous les autres dieux » est fréquente dans les prières
ou les hymnes (G. Boissier, La Religion romaine d’Auguste aux Antonins,
vol. 1, p. 101, n. 5) et destinée à apaiser la jalousie de ces autres dieux :
mais précisément cette adjonction est rare dans les inscriptions (Veyne
dans Latomus, 1965, p. 936, n. 1) et tout temple n’était pas un Panthéon.
Pour les libellés du type « à Zeus, à Heraclès, à Poséidon et à tous les
autres dieux », voir Dittenberger, Sylloge, n° 1122 ; Servius, Ad Georgica,
1, 21 ; note de l’éd. Kiessling-Heinze d’Horace, Carmen saeculare, 73 ;
G. Appel, De Romanorum precationibus, Religionsgesch. Vers und
Vorarb., VII, 1909, p. 83, n. 3 ; et surtout E. Fraenkel, Aeschylus : Aga-
memnon, a commentary, vol. 2, p. 262. Pour les monumenta Agrippae au
Champ de Mars, il suffira de renvoyer à M. Reinhold, Marcus Agrippa, a
biography, réimpr. 1965, Bretschneider, p. 74-75 et 96 ; pour ses construc-
tions à Nîmes (Maison Carrée, en particulier ; l’Enceinte de Nîmes était un
cadeau d’Octave lui-même) et à Emerita (théâtre), voir Reinhold, p. 90
et 94 ; pour la signification des remparts de Nîmes, P. A. Février,
« Enceinte et colonie de Nîmes à Vérone, Toulouse et Tipasa », dans Revue
d’études ligures, 35, 1969, p. 277.
460. Meyer, Caesars Monarchie, p. 385-387 ; Gelzer, Caesar, p. 284-286 ;
D. van Berchem, Distributions de blé et d’argent, p. 120. Velléius Paterculus,
2, 56, mon 5re quel souvenir le peuple en garda.
461. Pour les faits, voir M. Reinhold, Marcus Agrippa, a biography,
réimpr. 1965, Bretschneider, p. 46-52 ; voir surtout Dion Cassius, 49, 43.
462. Sur cette aedilitas post consulatum, Mommsen, Staatsrecht, vol. 1,
p. 537, n. 1 : on ne connaît pas d’autre exemple d’édile consulaire.
463. Syme, Roman Revolution, p. 276-280 ; cf. Mommsen, Staatsrecht,
vol. 2, p. 719. Pour une interprétation différente, U. Wilcken, Berliner
814 Chapitre III (notes 464 à 467)
Akademieschriften zur alten Geschichte, Leipzig, 1970, vol. 1, p. 208-227 :
Das angebliche Staatsstreich Octavians in Jahre 32 (les pouvoirs d’Octave
duraient jusqu’au 31 décembre 32 et non jusqu’au 31 décembre 33). Voir
maintenant P. Herrmann, Der römische Kaisereid, Vandenhoeck et Ruprecht,
1968, p. 87.
464. Volontairement, κν : Dion Cassius parle la langue de l’évergé-
tisme municipal grec ; il est vrai qu’à l’époque dont il parle, on avait de
plus en plus de peine à trouver des édiles, car l’honneur était ruineux (Dion
Cassius, 49, 16 et 53, 2). Dion a dans l’esprit l’image d’un évergète géné-
reux qui « ne se fait pas prier » pour assumer une fonction et qui fait lar-
gesse ; Agrippa ayant fait largesse, Dion suppose qu’il ne s’est pas
fait prier pour accepter l’édilité.
465. Dion Cassius, 49, 43 ; cf. Pline, Histoire naturelle, 36, 121.
466. M. Nilsson, dans un article paru en suédois en 1912 et republié en
traduction dans ses Opuscula selecta, Lund, Gleerup, 1952, vol. 2, p. 930-
937 : « The economic basis of the principate of Augustus » ; découverte
faite indépendamment par U. Wilcken en 1931 : voir maintenant ses
Berliner Akademieschriften zur alten Geschichte und Papyruskunde,
Zentralantiquariat der Deutschen Demokratischen Republik, 1970, vol. 1,
p. 342-355 : Zu den impensae der Res gestae divi Augusti, avec une correc-
tion de détail au tome 2, p. 8, n. 1 : Zur Genesis der Res gestae. Voir ensuite
T. Frank, « On Augustus and the aerarium », dans Journal of Roman Studies,
23, 1933, p. 143 ; W. Ensslin dans Rheinisches Museum, 81, 1932, p. 335 ;
Garzetti dans Athenaeum, 41, 1953, p. 321.
467. Voici quelles sont mes présomptions en cette matière. On sait qu’il
est très difficile, à n’importe quelle époque, de supputer la masse de métal
monnayé en circulation (pour les essais d’estimation au XXe siècle, voir
Jacques Rueff, Théorie des phénomènes monétaires : statique, Payot, 1922,
p. 104). Les estimations vont du 1 / 5e au 1 / 13e du produit national annuel,
chaque auteur essayant de se représenter quelle masse de métal est néces-
saire pour assurer les transactions ; voir Alfred Marshall, Money, Credit
and Commerce, Macmillan, 1924, p. 45, n. 7. Par exemple, Galiani esti-
mait que les 18 millions de ducats existant dans le royaume de Naples suf-
fisaient à y faire annuellement 144 millions de transactions (Ch. Rist,
Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie, p. 98). Notre
ignorance de la masse et de la vitesse de circulation est, à dire vrai, à peu
près totale (W. S. Jevons, La Monnaie et le Mécanisme de l’échange, 1876,
p. 275). Les essais d’estimation du nombre de pièces qui ont été frappées,
eux-mêmes très hypothétiques (R. Turcan, « Pour une étude quantitative
de la frappe du bronze sous le Haut-Empire », dans Congresso interna-
zionale di numismatica, 1965, p. 353-361 ; P. R. Franke, et M. Hirmer,
La Monnaie grecque, Flammarion, 1966, p. 29 et bibl. p. 146) ne permet-
tent pas de dire quel nombre total de pièces circulaient en un instant
donné. Cependant, on peut connaître l’ordre de grandeur de ce nombre ;
nous savons par exemple que Tibère laissa dans le Trésor 2 milliards
700 millions de sesterces (Suétone, Caligula, 37) et qu’un fonds de crédit
public de 100 millions suffit à rétablir la circulation de l’argent (Tacite,
Annales, 6, 17 ; Suétone, Tibère, 48). On peut donc supposer que sous le
Haut-Empire la masse métallique pouvait s’élever à un nombre de mil-
liards de sesterces se comptant au maximum sur les doigts des deux mains.
Quel a pu être l’effet des 600 millions d’Auguste, dans ces conditions ?
Chapitre III (notes 468 à 470) 815
Sans parler des effets non quantitativistes, une injection de nouvelle mon-
naie peut élever les prix, mais elle peut aussi être absorbée par une augmen-
tation de la population, ou par une diversification des stades de la
production et de la vente (le volume des transactions intermédiaires aug-
mentant par rapport au produit final inchangé), ou par un ralentissement de
la vitesse de circulation (en particulier, si des biens coûteux comme les
biens-fonds font plus souvent l’objet de transactions, il faudra thésauriser
pour se procurer les liquidités nécessaires pour l’acquisition de ces biens) ;
mais l’effet le plus probable est que de plus nombreux échanges se feront au
moyen de monnaie, et non plus par troc. N’oublions pas qu’à Rome
une partie des fermages et la plupart des salaires se payaient en nature : l’ou-
vrier recevait sa nourriture, sous la forme d’une quantité déterminée de blé ;
une anecdote relative à Auguste, chez Macrobe, Saturnales, 2, 4, 28, est
éclairante. Comparer Cantillon, Essai sur la nature du commerce, réimpr.
1952, Institut national d’études démographiques, p. 70 et 98 ; J. Marchal et J.
Lecaillon, Théorie des flux monétaires, Cujas, 1967, p. 27 et 31. J. M. Kelly
a bien discerné le problème, dans un livre dont le sujet est tout différent :
Roman Litigation, Oxford, 1966, p. 76-79.
468. J. Béranger, « Fortune privée impériale et État », dans Mélanges
offerts à Georges Bonnard, Genève, Droz, 1966, p. 151-160, commentant
Tacite, Annales, I, 8. M. Béranger écrit : « C’est par la voie du droit succes-
soral privé qu’Auguste assura sa succession politique, le principat étant une
conquête gagnée d’avance grâce aux moyens que le prince laissait à ses héri-
tiers. Faute de règlement constitutionnel (impensable parce qu’incompatible
avec la fiction de la res publica, dogme intangible), ce sont les opes qui don-
naient, transmettaient et perpétuaient le principat. »
469. Tacite, Annales, 15, 18 : « se annuum sescenties sestertium rei
publicae largiri ». La difficulté est celle-ci : quand les empereurs parlent de
leurs largesses ce mot désigne parfois (et sans doute surtout au début
de l’Empire) une largesse que le prince fait par mécénat sur sa fortune
privée : le mot de largesse est à prendre alors au pied de la lettre. Mais,
bien plus souvent, et presque constamment à partir de Vespasien, les
« largesses » des princes sont des dépenses faites sur les fonds publics (sur
le Fisc, le Patrimoine, voire le Trésor), mais que l’on attribue verbalement
à la largesse du prince, par ce que nous appellerons un effet de style
monarchique, de même qu’on attribue à la « bonté du roi » l’acte adminis-
tratif le plus banal. Néron a-t-il employé le style monarchique ? En ce cas,
il faudra entendre, soit qu’il a fait verser dans la caisse du Trésor (gérée
par le Sénat) 60 millions puisés dans la caisse du Fisc (gérée par l’admi-
nistration impériale), soit, plus simplement encore, qu’il a décidé… d’éle-
ver de 60 millions le total ordinaire des dépenses publiques, de quelque
caisse publique qu’elles proviennent. Néron a-t-il au contraire employé un
langage à prendre au pied de la lettre ? En ce cas, en bon mécène, il donne
à l’État 60 millions pris sur ses revenus privés et les verse au Fisc (ou au
Trésor, peu importe). Ce qui me fait pencher pour la seconde interprétation
est que Néron entend, par sa largesse, combler le vide du Fisc, épuisé par
les princes précédents : il ne s’agit donc pas d’un versement du Fisc au
Trésor ni d’un supplément de dépense, mais d’un versement de la bourse
privée de Néron au Fisc.
470. O. Hirschfeld, Die kaiserlichen Verwaltungsbeamte, p. 9 et 19. Voir
chap. IV, n. 125.
816 Chapitre III (note 471)
471. Et parfois les idées des historiens anciens ; ainsi Dion Cassius, 53,
22 : « La voie Flaminienne fut réparée aux frais du Trésor, à moins qu’on
ne préfère dire que ce fut aux frais d’Auguste : je n’arrive pas en effet à
distinguer ces deux caisses ; encore qu’Auguste ait fait briser, pour être
converties en monnaies, plusieurs statues d’argent qui lui avaient été
érigées par ses amis et par certains peuples, afin de faire considérer comme
provenant de ses propres deniers toutes les sommes que, disait-il, il dépen-
sait : aussi n’ai-je pas l’intention de dire si les empereurs successifs ont
parfois pris sur les deniers publics ou s’ils ont parfois donné par eux-
mêmes : l’un et l’autre, en effet, ont souvent eu lieu ; pourquoi appeler
d’ailleurs cela prêts ou dons, puisque le peuple et les empereurs se servent
en commun de ces ressources ? » Voici comment il faut comprendre ce
passage : Dion Cassius, qui écrit deux siècles après Auguste, ignore qu’il
a existé un mécénat impérial, tout au début de l’Empire, où l’empereur
faisait largesse sur sa bourse privée. Là où Auguste faisait une distinction
entre sa fortune privée et l’ensemble des caisses publiques, Dion Cassius
croit que l’empereur ergote sur la distinction des deux grandes caisses
publiques, le Trésor et le Fisc. Or Dion connaît bien la distinction, clas-
sique à son époque, entre la première caisse publique, le Trésor (gérée par
le Sénat et appelée aussi caisse du « peuple » : d’où le mot de « peuple » à
la fin du texte que nous venons de citer) et les deux autres caisses
publiques, le Fisc et le Patrimoine (administrées par l’empereur et tenues
stylistiquement pour caisses de l’empereur). Or Dion Cassius sait : 1° que
cette distinction n’a de valeur que gestionnaire et stylistique : on ne suit
pas la même procédure pour ordonnancer les dépenses sur l’une et l’autre
caisse et on prononce le mot de « peuple » quand une dépense est
ordonnancée sur le Trésor. Mais, pour l’essentiel, ce sont deux caisses
publiques ; et puisque l’empereur est le maître absolu, il peut puiser dans les
deux caisses également : quitte à faire des phrases sur le « peuple » quand il
puise dans le Trésor. Mieux encore, selon les circonstances, les mêmes
postes budgétaires seront alimentés tantôt sur une caisse, tantôt sur l’autre
(comme on est obligé fatalement de le faire quand, par suite de la pluralité
des caisses, certaines caisses sont vides avant d’autres) ; autrement dit, les
mêmes dépenses n’étaient pas toujours affectées aux mêmes caisses, ce qui
rendait encore plus illusoire la distinction du Trésor et du Fisc ; Dion peut
donc écrire en toute justice : « Le peuple et les empereurs se servent en
commun de ces ressources. » Il n’ignore pas que la distinction des caisses
était plus une « colle » pour les étudiants en sciences politiques de son
temps, qu’une chose vraiment importante. 2° Dion sait aussi que de son
temps les empereurs, par style monarchique, appelaient « largesses sur leurs
propres ressources » les largesses qu’ils faisaient sur les revenus de l’État
(puisqu’en paroles, l’État, c’était eux) ; il sait même que cette phrase
pouvait avoir deux sens : tantôt l’empereur joue sur la distinction du
Trésor, géré par l’administration sénatoriale, et du Fisc, géré par l’admi-
nistration impériale, et considère qu’il a fait une libéralité sur « son »
argent quand la dépense a été imputée au Fisc plutôt qu’au Trésor ; tantôt il
va plus loin encore : puisque l’État, c’est lui et que c’est lui qui ordonne les
largesses, toute largesse, même imputée au Trésor, sera libéralité impériale,
puisque voulue par l’empereur. 3° Voilà ce que savait fort bien Dion
Cassius. Mais ce qu’il ignorait, c’est ce qu’ont ignoré aussi les historiens
modernes jusqu’à Nilsson, Wilcken et Béranger : que d’Auguste à Néron,
Chapitre III (notes 472 à 477) 817
il y a eu de vraies largesses des empereurs, en ce sens qu’elles étaient faites
sur la fortune privée de la famille julio-claudienne. En particulier, les répara-
tions de routes dont parle Dion Cassius furent exécutées par Auguste sur ses
revenus privés : et précisément les Res gestae (20, 5) nous apprennent
qu’Auguste avait fait réparer la voie Flaminienne, comme le dit Dion Cas-
sius. Puisque les Res gestae nous l’apprennent, cela implique qu’Auguste a
fait réparer la voie Flaminienne sur ses propres ressources ou (ce qui était la
même chose) sur le butin qu’il avait conquis en Égypte.
472. Voir chap. IV, n. 346.
473. Sur Suétone et les Res gestae, J. Gagé, Res gestae divi Augusti, p. 40-
42 ; W. Seidle, Sueton und die antike Biographie, C. H. Beck, 1951, appen-
dice p. 178-183
474. Sur les Res gestae comme elogium et non comme testament poli-
tique, Dessau, dans Klio, 22, 1929, p. 266 ; E. Hohl, dans Klio, 30, 1937,
p. 323 ; sur l’emploi de la première personne, J. Gagé, Res gestae divi
Augusti, 2e éd., Les Belles Lettres, 1950, p. 28 ; H. H. Armstrong, « Auto-
biographic elements in Latin inscriptions », dans University of Michigan
Studies, Humanistic Series, vol. 3 : Latin Philology, edited by C. L. Meader,
Macmillan, 1910 ; réimpr. 1967, Johnson Reprint, p. 261 : « autobiographic
record » (dont le caractère funéraire, sépulcral, n’est pas essentiel) ;
G. Misch, Geschichte der Autobiographie, Berne, Francke, 1949, vol. 1,
p. 230, sur l’emploi de la première personne en épigraphie grecque et
romaine.
475. L’autoglorification, à la première ou à la troisième personne, sépul-
crale ou non sépulcrale, était étrangère aux notables hellénistiques : ils se
glorifiaient en faisant graver les décrets par lesquels leur cité leur avait
décerné des honneurs publics. « Sous l’Empire, les épitaphes romaines en
viennent à un luxe de détails personnels qui a peu de parallèles dans les épi-
taphes grecques ; dès l’époque républicaine, les grandes familles se com-
plaisaient à des elogia », écrit A. D. Nock, Essays on Religion and the
Ancien World, Oxford, 1972, p. 778 du vol. 2. Opposons aux Res gestae une
épitaphe de type authentiquement hellénique, celle de Virgile : « Mantoue
m’a enfanté, la Calabre » (nous dirions : les Pouilles) « m’a enlevé la vie,
maintenant Naples me possède ; j’ai chanté les pâturages, les cultures, les
héros ». Cette épitaphe ne dit pas ou dit à peine ce qu’un homme a été ou a
fait (elle semble supposer que toutes les vies humaines se ressemblent au
sein de la commune humaine condition) : les seules variantes individuelles
sont le lieu où l’on naît et celui où l’on meurt ; on est homme : on ne fait
pas d’exploits individuels ; comparer Énéide, 12, 546 : « Voilà donc les
bornes de ta carrière mortelle : une fière demeure au pied de l’Ida, à Lyr-
nesse, une fière demeure, et sur le sol des Laurentes un tombeau. » Cette
épitaphe peut être dite étiologique à la manière des historiographies qui,
pour raconter l’histoire d’une cité, se bornaient à raconter sa fondation :
toutes les cités se ressemblent et leur vie est faite plus ou moins des mêmes
espèces d’événements ; elles ont toutes la même essence et il leur arrive les
mêmes choses ; le seul point qu’il reste à savoir est leur existence : comment
ont-elles commencé à exister ? – Pour ce genre d’épitaphes, comparer
N. I. Herescu dans Ovidiana, 1958, p. 422.
476. Corpus, vol. 1, n° 638 (et p. 725) et n° 833 ; Degrassi, n° 454.
477. G. Misch, Geschichte der Autobiographie, Berne, Francke, 1949, vol.
1 partic. p. 288 ; Seidle, Sueton und die antike Biographie, p. 179.
Chapitre IV

1. Dion Cassius, 54, 25, 1 ; cf. Dessau, n° 5671-5673 et 6256.


2. Saint Luc, 22, 25.
3. M. Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, p. 33.
4. Baillet, Le Régime pharaonique dans ses rapports avec l’évolution de
la morale en Égypte, passim.
5. « De la divinité du pharaon », dans Cahiers de la Société asiatique, XV,
1960, p. 2 et 12.
6. W. Schmitthenner, « Ueber eine Formänderung der Monarchie seit
Alexander », dans Saeculum, 19, 1968, p. 31. En général, W. Schubart,
« Das hellenistische Königsideal », dans Archiv für Papyrusforschung, 12,
1936, p. 1 ; A. J. Festugière, « Les inscriptions d’Asoka et l’idéal du roi
hellénistique », dans Mélanges J. Lebreton, 1951, vol. 1, p. 31. Sur l’em-
pereur auteur et garant de la loi et protecteur des faibles, W. Schubart,
« Das Gesetz und der Kaiser in griechischen Urkunden », dans Klio, 30,
1937, p. 54. Cf. A. von Premerstein, Vom Werden und Wesen des Prinzipats,
p. 174.
7. Voir plus loin. Les soldats de Lambèse mettent sur le même plan leur
solde et les libéralités de l’empereur : Dessau, n° 2445, 9099, 9100.
8. L’Antinoos d’Hadrien a pour prédécesseur Thémison, mignon d’Antio-
chos Théos, divinisé (Athénée, 289 F).
9. Fronton, Epist. ad. Caes., IV, 12 ; Tertullien, Apol., 35 ; De idolola-
tria, 15 (Friedländer, Sittengeschichte, vol. 1, p. 166 et vol. 3, p. 62). L’é-
tude de l’imagerie populaire des empereurs, sur laquelle il existe
d’innombrables monographies et aucune synthèse, exigerait un volume ;
citons seulement, avec piété, l’étude d’A. Alföldi sur les moules à gâteaux
des provinces danubiennes, publiée dans les Laureae Aquincenses V. Kuz-
sinsky dicatae, Budapest, 1938, vol. 1, p. 312-341. Lors des « bonnes nou-
velles » impériales (cf. Inscriptiones Graecae in Bulgaria, vol. 2, n° 659),
apportées par des messagers (voir les cenotaphia Pisana, dans Corpus
inscriptiones latinarum (CIL), XI, 1421), les particuliers couronnaient
leur porte : quod januam ejus, subito adnuntiatis gaudiis publicis, servi
coronassent, écrit Tertullien, De idololatria, 15, 7-8 (cf. Code Justinien,
XII, 63 et Théodosien, VIII, 11, 1 : publicae laetitiae nuntii). Les portraits
des souverains étaient considérés comme des porte-bonheur : H. Stern, Le
Calendrier de 354, Geuthner, 1953, p. 89 ; ce qui explique probablement
820 Chapitre IV (notes 10 à 14)
leur fréquence parmi les pierres gravées de peu de prix et les pâtes de
verre ; cf. aussi G. Picard, Les Trophées romains, De Boccard, 1957,
p. 336. Sur l’art impérial servant de modèle à l’iconographie cultuelle,
E. Will, Le Relief cultuel gréco-romain, De Boccard, 1955, p. 350. Notons,
à Chiusi, l’épitaphe d’un pinctor Augustorum sive omnium bonorum viro-
rum (CIL, XI, 7126).
C’est un vaste sujet d’étude que celui des rituels de la vie quotidienne qui
exaltaient les empereurs : toasts pour saluer le nom du souverain (Pétrone,
60, 7) ; habitude de consacrer tout édifice public, serait-ce un cadran solaire,
à un grand dieu, à l’empereur et à la cité (nous y reviendrons plus loin) ;
habitude d’associer l’empereur au dieu que l’on remercie dans les ex-voto
(ce sont les inscriptions du type Augusto sacrum, Apollini v. s. l. m. ); en
tête des actes publics et privés, habitude de saluer l’empereur (ainsi dans le
règlement d’un collège de Lanuvium, CIL, XIV, 2112, col. 1, 14 : quod
faustum felix salutareque sit imp. Caesari Trajano Hadriano Aug…, nobis,
nostris collegioque nostro) : on avait, chez nous, l’habitude de saluer le nom
du roi en tête des testaments – ainsi fait Villon dans son Grand Testament,
56. Dans les fondations funéraires, on choisissait souvent un anniversaire
impérial pour les distributions de sportules (E. F. Bruck, Ueber römisches
Recht im Rahmen der Kulturgeschichte, 1954, p. 98 ; ainsi CIL, VI, 10234 et
33885 ; un banquet fondé pour le salut de l’empereur aura lieu pour son
anniversaire : CIL, X, 444 ; à toute occasion, on proclame « Vive l’empe-
reur ! » (Augusto feliciter, felix Augustus ; ou propitium habeas Augustum) ;
une fondation perpétuelle sera protégée par le nom de l’empereur : ne pas la
respecter serait une impiété envers les Augustes (Dunant et Pouilloux, Tha-
sos, vol. 2, p. 78).
10. Outre les évangiles, voir Dion de Pruse, 4, 98 et 14, 14.
11. Corpus des inscriptions latines, vol. IV, n° 2338 ; cf. Carcopino dans
Bulletin de la Société nationale des antiquaires, 1960, p. 155.
12. R. Syme, The Roman Revolution, chap. XI ; cf. F. G. Bailey, Stra-
tagems and Spoils, a Social Anthropology of Politics, Blackwell, 1969, p. 89.
En général, voir R. Mac Mullen, Enemies of the Roman Order : treason,
unrest and alienation in the Empire, Harvard, 1966, p. 40.
13. Suétone, Vespasien, 19 ; cf. M. Nilsson, « Der Ursprung der Tra-
gödie », dans Opuscula minora selecta, vol. 1, p. 104. Sur l’injure qui
désarme la malchance et la vengeance du mauvais sort, Frazer, The Golden
Bough (abridged edition), Macmillan, 1971, p. 750 ; Enid Welsford, The
Fool, Faber and Faber, 1935, p. 66.
14. Il y aurait trop à dire sur le messianisme révolutionnaire à Rome. La
révolte ne se fait pas contre le tsar, mais en son nom : ce n’est qu’au
XIXe siècle que le prolétariat entreprend de s’emparer des leviers de l’État
pour une révolution sociale (Lorenz von Stein, Geschichte der sozialen
Bewegung in Frankreich, préface, voit là l’originalité du XIXe siècle). Avant
cette époque, les soulèvements sont le fait d’illuminés ou de révoltés qui
ont conçu le projet, apparemment délirant, mais qui réussit parfois, de
devenir empereur : car ce délire d’ambition est un trait des vieilles
sociétés ; voir Tacite, Annales, 2, 39 et 4, 27, et en rapprocher une page
curieuse de Sun Yat-sen chez Simon Leys, Les Habits neufs du président
Mao, p. 75 : en plein début du XXe siècle, le fondateur du parti révolution-
naire chinois qui devait mettre fin à ce vieil empire tomba sur un certain
nombre de délirants de cette espèce, qui s’inscrivaient au parti à cette fin.
Chapitre IV (notes 15 à 30) 821
15. Plutarque, Apophtegmes des rois, article « Antiochos » (Moralia,
184 E) ; cf. E. Bikerman, Institutions des Séleucides, p. 50, n. 2.
16. J.-L. van Regemorter, Le Déclin du servage, Hatier, 1971, p. 39-40.
Le couple du bon roi et du méchant vizir (du bon commandant de navire et
de son méchant second) est connu en dynamique de groupe.
17. Saint Paul, Épître aux Romains, 13, 1.
18. Prima Petri, 2, 13.
19. Pline le Jeune, Lettres, 10, 96, 3 ; Mommsen, Strafrecht, p. 80.
La question est très discutée ; cf. Sherwin-White, The Letters of Pliny, Com-
mentary, p. 699 ; le texte semble clair : la coercition est une chose, le droit
pénal (au sens strict du mot « droit ») en est une autre.
20. Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 1186.
21. La chose est indiquée rapidement par Mommsen, Staatsrecht, vol. 2,
p. 905, n. 1 : « A la différence de la loi, l’édit ne contient pas nécessairement
un ordre, mais aussi de simples communications, des conseils, des avertisse-
ments » ; cf. vol. 1, p. 202 et 208.
22. Suétone, Auguste, 28, 31 fin, 56.
23. Id., Caligula, 30, 54.
24. Id., Auguste, 89 ; Dion Cassius, LX, 26.
25. Suétone, Tibère, 34.
26. La graphie vos au lieu de-vus, courante à l’époque républicaine, repa-
raît au cours du IIe siècle de l’Empire et il semble que cette mode commence
sous Hadrien.
27. Suétone, Auguste, 53 et 42 ; cf. Velléius Paterculus, 2, 81, 3. Exemples
de pollicitations impériales : Tibère promet au Sénat de réparer le théâtre de
Pompée (Tacite, Annales, III, 72). Auguste avait promis de réparer à ses frais
les aqueducs de Rome (Frontin, De aquae ductu, 125) ; Néron promet de
contribuer à la reconstruction des demeures privées, après l’incendie de
Rome (Tacite, Annales, XV, 43) ; Titus promettait plus qu’il ne pouvait don-
ner (Suétone, Titus, 8). Nous connaissons des pollicitations d’Antonin à
Ostie, (C., XIV, 98 ; Dessau, n° 334) et Pouzzoles (C., X, 1640 ; Dessau,
n° 336). On se souviendra que le roi Antiochos Épiphane, en bon évergète,
faisait, lui aussi, des pollicitations aux poleis (Tite-Live, XLI, 20). – Voir
aussi Panégyriques latins, XII, 19, 1.
28. La lettre de Claude se lit dans les Select Papyri de Hunt et Edgar,
vol. 2, n° 212.
29. Favoritisme et corruption : suffragium ; voir G. E. M. De Sainte-
Croix, « Suffragium », dans British Journal of Sociology, 5, 1954, p. 33 ;
A. H. M. Jones, The Late Roman Empire, vol. 1, p. 391. En fait, tantôt les
puissants refusent de s’incliner devant la loi, tantôt tout le monde se
retrouve d’accord pour préférer le favoritisme au fair play, car chacun
espère individuellement y gagner ; voir Ammien Marcellin, 20, 5 : Les
troupes de Julien obtiennent du nouvel Auguste que les promotions se
feront exclusivement selon le mérite ; aussitôt après un des corps de troupe
réclame à son profit une faveur contraire au règlement. Nous savons qu’il
en est, de Rome, comme de la Corse ou de la Calabre aujourd’hui : rela-
tions réglementaires et relations de clientèles coexistent et ont des rapports
compliqués entre elles.
30. Papyrus d’Alexandre-Sévère sur l’or coronaire : Grenfell et Hunt,
Fayum Papyri, n° 20 ; Hunt et Edgar, Select Papyri, vol. 2, n° 216 ;
cf. W. Schubart dans Archiv für Papyrusforschung, 14, 1941, p. 58 ; Sh.
822 Chapitre IV (notes 31 à 35)
L. Wallace, Taxation in Egypt, Princeton, 1938, p. 282 et 351 ; J. Moreau,
Scripta minora, Carl Winter, 1964, p. 34. Sur le thème de la prospérité du
présent règne, voir la note 266 de notre chap. II et ajouter : Pline, Lettres, 10,
23 et 37 ; Pseudo-Sénèque, Octavie, 834 (saeculi nostri bonis corrupta
turba) ; Panégyriques latins, V, 18, 1. Voir A. Alföldi, Studien zur Ges-
chichte der Weltkrise des dritten Jahrhunderts, Darmstadt, 1967, p. 41 ; sur
un moule à gâteau du Danube, produit de l’art populaire et témoignage du
sentiment monarchique, on lit « L’empereur se portant bien, nous assistons à
un siècle d’or » (Alföldi dans Laureae Aquincenses, vol. 1, p. 319). Pourtant
chaque règne avait ses détracteurs, ses obtrectatores temporum : une loi de
393 ordonne d’en faire fi et de les châtier (Code Théodosien, IX, 4 : si quis
imperatori male dixerit, 1). Voir plus loin, n. 287.
31. Code Théodosien, I, 29, 3 : « Nous avons mis toute notre application à
établir des institutions dans l’intérêt du petit peuple » ; ibid., 5 : la paysanne-
rie inoffensive et paisible ne doit pas subir de vexations ; ibid., I, 16, 7 :
« Cessent rapaces officialium manus, cessent, inquam » ; ibid., X,
4, 1 : l’empereur prend la défense des petits contre ses propres régisseurs.
32. Dessau, n° 642.
33. Voir l’édit de Nerva cité par Pline, Lettres, 10, 58, 7 ; je retraduis le
début, qui n’est pas d’un style plus clair que celui du Code Théodosien :
« Romains, sans aucun doute certains édits sont l’œuvre de la Félicité
actuelle en personne, sans qu’on doive pour autant admirer en ces édits la
bonté du prince (il suffit de l’y apercevoir), puisque mes concitoyens sont
persuadés, sans qu’il faille seulement leur suggérer de l’être, qu’ils peuvent
se promettre que je n’aurai préféré la tranquillité de tous à ma propre
retraite (quieti ; sur ce sens du mot, Wissowa, Religion und Kultus, p. 333)
qu’à la seule fin de leur conférer de nouveaux bienfaits ou de maintenir les
bienfaits accordés par mes prédécesseurs. » On a tort d’opposer le style de
chancellerie du Bas-Empire à celui du Haut-Empire ; le vrai contraste est
entre la précision de pensée (mais non de vocabulaire : voir plus loin) du
droit privé et la confondante imprécision de langage du droit public à toutes
les époques. Le Digeste est un chaos d’idées claires, le Code est un empire
de rhétorique confuse. L’imprécision du vocabulaire et l’enflure du style
sont telles qu’il est impossible que certaines de ces constitutions aient été
compréhensibles, y compris dans des domaines tels que la fiscalité, où l’em-
pereur avait bien l’intention de voir ses lois appliquées : des questions
comme l’assiette de l’impôt foncier ou les différentes caisses publiques sont
à peu près insolubles. La raison en est double : le Digeste est fait d’extraits
de jurisconsultes qui parlent en leur nom propre et qui forment une secte
fière de sa tradition de rigueur et de clarté ; tandis que la formation rhéto-
rique du personnel de la chancellerie, véritable mandarinat humaniste, le
rend incapable de précision, mais très désireux en revanche de s’exprimer
avec une pompe majestueuse.
34. Suétone, Auguste, 65 ; Caligula, 25 ; Tacite, Annales, 13, 17. Compa-
rer les nombreux édits des empereurs de Chine traduits par E. Backhouse et
J. O. P. Bland, Les Empereurs mandchous, mémoires de la cour de Pékin,
1934.
35. A. Alföldi, Die monarchische Repräsentation im römischen Kaiser-
reiche, Darmstadt, 1970. La seconde image éclipse complètement la
première au cours du IIIe siècle, et c’est ce qu’on appelle passage du prin-
cipat au dominat (Alföldi, Studien zur… Weltkrise, p. 374). La raison en
Chapitre IV (notes 36 à 47) 823
est l’effacement de la noblesse sénatoriale devant la nouvelle noblesse de
service.
36. Ulpien, Digeste, I, 4, 1 pr. ; cf. Léon Duguit, Traité de droit constitu-
tionnel, vol. 2, p. 640 et vol. 1, p. 595.
37. Même dédoublement dans la conscience des empereurs. Marc Aurèle
refusait les acclamations officielles (Pensées, I, 16, 13), mais n’en laissa pas
moins décerner l’apothéose à sa femme (Julien, Banquet, 9 et 35). Julien, qui
le lui reproche, affichait son propre dédain des formes extérieures du pres-
tige, ce dont ses sujets ne lui surent aucun gré (E. Stein, Histoire du Bas-
Empire, éd. Palanque, vol. 1, 2, p. 504, n. 44).
38. P. Goubert, Cent mille provinciaux au XVIIIe siècle, Flammarion, 1968,
p. 387 et 392. Casanova, Mémoires, vol. 2, p. 16, Pléiade : « Dans
ce temps-là les Parisiens s’imaginaient aimer leur roi ; ils en faisaient de
bonne foi et par habitude toutes les grimaces. »
39. Sur l’opinion, S. Landshut, Kritik der Soziologie und andere Schrif-
ten zur Politik, Luchterhand, 1969, p. 325 ; W. Hennis, Politik als prak-
tische Wissenschaft, Aufsätze zur politischen Theorie, R. Piper, 1968,
p. 125.
40. J. Piaget, Le Jugement moral chez l’enfant, passim.
41. R. Aron, Études politiques, Gallimard, 1972, p. 79.
42. G. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, éd. de 1922, p. 145 et 147 ; peu de
livres sont aussi utiles à un historien que ce traité de Jellinek, qui n’est pas
l’œuvre d’un juriste, mais d’un « politologue ».
43. Ammien Marcellin, 28, 5, 14 : « Chez les Burgondes, la coutume est
de déposer le roi si la fortune de la guerre chancelle ou si les moissons ne
sont pas abondantes ; les Égyptiens, eux aussi, attribuent les mêmes hasards
à leurs souverains. »
44. Horace, Odes, 4, 5, 13 ; comparer P. Margouliès, Anthologie de la
littérature chinoise, p. 147.
45. R. Aron, Études politiques, p. 119.
46. L’Évangile selon saint Jean, 9, 1-2, peut être cité comme locus
classicus sur ce point. Peste et famine sont envoyées pour punir les crimes
de la terre (Jérémie, XIV) ou ceux de l’empereur : ainsi en Chine (Max
Weber, Religionssoziologie, vol. 1, p. 298, 311 et n. 2, 397, cf. 426 ;
Économie et Société, vol. 1, p. 472 ; Le Judaïsme antique, p. 28). Gardons-
nous de supposer cependant que la « mentalité primitive » y croyait
dur comme fer : un texte étonnant traduit par Margouliès, Anthologie chi-
noise, p. 177, cf. 145 et 208, ouvre des abîmes sur la complication de la
« croyance ».
47. Ce n’est pas une idée absurde de juger un chef sur sa chance plutôt
que sur son mérite ; car, les concaténations causales nous étant cachées en
grande partie, il y a quelque probabilité que cette chance soit due en réalité
au mérite du chef, nous dit un théoricien des probabilités, Georgescu-Roe-
gen, La Science économique, ses problèmes, ses difficultés, Dunod, 1970,
p. 200. Voir aussi F. Bailey, Stratagems and Spoils, a social anthropology of
Politics, Blackwell, 1969, p. 131 et 148 ; M. Nilsson, « Natural Catas-
trophes », dans ses Opuscula minora selecta, vol. 3, p. 427 ; sur le thème de
l’annus felix, voir le Thesaurus linguae latinae, II, 118, s. v. annus ; cf.
Alföldi dans Jahrbuch für Antike und Christentum, VIII-IX, 1965-1966,
p. 68. Voici quelques références : Néron, prononçant l’éloge funèbre de
l’empereur Claude, loue l’empereur défunt de la chance de son règne
824 Chapitre IV (notes 48 à 49)
(Tacite, Annales, XIII, 3). Rome rejette sur Commode la responsabilité de
la peste, de la famine et de l’incendie (Hérodien, I, 14, 7 ; p. 28-29 Stav.).
La disette est toujours considérée comme un prodige, un signe (Tacite,
Annales, XII, 43). Plus tard, en cas de mauvaises récoltes, on accusera les
chrétiens (Tertullien, Apol., 40). Dans son dernier effort contre le christia-
nisme, le paganisme attribuera la disette à la colère des dieux abandonnés
(Symmaque, Relatio, 16). Le thème, comme on voit, est voisin de plu-
sieurs autres : que la chance d’un chef d’État est un mérite (Cicéron, Pro
lege Manilia) ; que le mauvais temps prouve la colère des dieux (Iliade,
XVI, 385-388 : un orage prouve la colère de Zeus contre les juges
injustes) ; que le bon roi procure à ses sujets de bonnes récoltes (Odyssée,
XIX, 111). Polybe concède dédaigneusement au vulgaire cette croyance
que le mauvais temps est signe de la colère des dieux (XXXVI, 17).
On n’est pas étonné de voir qu’à Tibur des édiles élèvent une dédicace (sans
doute à leur sortie de charge) à la déesse des bonnes récoltes, Felicitati
(Corpus des inscriptions latines, I, 1481, XIV, 3538, Dessau 3700,
Degrassi 89). Voir aussi un texte étrange, mais mal établi, de Sénèque,
Questions naturelles, IV, 7 ; cf. Mommsen, Strafrecht, p. 122, n. 2. – Voir
aussi Pétrone, 44, 10.
48. Dans son discours De felicitate lustri sui. On reprochait à Scipion
que sa censure avait été infelix (Lucilius, 394 Marx) : comprenons que les
récoltes avaient été mauvaises (opposer lustrum felix dans le Panégyrique
VIII, Remerciement à Constantin, 13, 3). C’est une idée courante que les
heureux événements d’une année sont dus au mérite du magistrat éponyme
de cette année (L. Robert, Hellenica, I, p. 11 et XI-XII, p. 547) ; Velléius
Paterculus (2, 36) félicite Cicéron d’avoir été consul l’année où naquit
Auguste ; Virgile félicite Pollion d’être consul l’année où naît l’Enfant
messianique (il est bien inutile de supposer que Pollion doit être le propre
père de l’enfant, pour être félicité ainsi). Le mauvais temps prouve la
colère des dieux contre Catilina (Catilinaire, III, 8) ; depuis que l’exil de
Cicéron a pris fin, les récoltes sont bonnes (Post reditum in senatu, XIV ;
Ad Quirites, VIII ; Pro domo, V-VIII ; cf. au contraire la Lettre à Atticus,
IV, 1). Sur la responsabilité du roi en cas de mauvais temps, l’essentiel a
été dit par B. de Jouvenel, De la souveraineté, Librairie de Médicis, 1955,
p. 52, 55, 63. – Quand les fléaux publics ne sont pas attribués au roi, ils le
sont à des « marginaux », Juifs, lépreux, etc., ou mendiants (Philostrate,
Vie d’Apollonios, 4, 10).
49. F. Taeger, Charisma, Studien zur Geschichte des antiken Herrscher-
kultes, 2 vol., Kohlhammer, 1957 et 1960 ; cf. L. Cerfaux et J. Tondriau,
Un concurrent du christianisme : le culte des souverains dans la civili-
sation gréco-romaine, Desclée, 1957. L’exposé le plus pénétrant est
celui de Nilsson, Geschichte der griech. Religion, vol. 2, p. 132-185
et 385-393. L’opinion vulgaire se lit chez G. Gurvitch, La Vocation
actuelle de la sociologie, vol. 1, p. 446 (qui concède ailleurs qu’il n’est
pas certain que les rois du Dahomey et du Soudan – retenus d’abord par
lui comme ultimes exemples de rois pris vraiment pour des dieux – aient
été en définitive vraiment pris pour des dieux). Je n’ai pas lu Le Culte des
souverains dans l’Empire romain, Fondation Hardt, Entretiens sur l’Anti-
quité classique, vol. XIX, 1974. Enfin les Essays on Religion and the
Ancient World d’A. D. Nock, Oxford, 1972, contiennent des pages hors
de pair.
Chapitre IV (notes 50 à 59) 825
50. Cette lumineuse remarque est due à A. D. Nock, Essays on Religion,
p. 833, cf. 780 ; et dans Gnomon, 8, 1932, p. 518 et 27, 1955, p. 245.
51. J. Stoetzel, Jeunesse sans chrysanthème ni sabre, p. 91. R. Guillain,
Le Peuple japonais et la guerre, choses vues, 1948, p. 40 : « Faire de l’em-
pereur un dieu vivant est faux ; pour les Japonais, il n’est qu’un être supé-
rieur, exceptionnel, mais non pas un dieu, et il faudrait d’ailleurs, pour
qu’il le soit, que l’esprit nippon soit assez métaphysicien pour comprendre
le sens même que nous attachons au mot de “dieu”. La vérité est probable-
ment que l’empereur est l’homme qui n’a pas le droit d’être homme : il est
l’Autorité. » Un livre exceptionnel est celui de L. Bréhier et P. Batiffol, Les
Survivances du culte impérial romain, à propos des cultes shintoïstes,
1920, qui étudient le culte impérial au temps des empereurs chrétiens, pour
décider s’il était possible d’autoriser les Japonais convertis au christia-
nisme de célébrer les rites d’adoration du Mikado qui étaient exigés des
fonctionnaires.
52. Dittenberger, Sylloge, n° 390, ligne 25 et n° 624, lemme ; Wendland,
dans Zeitschrift für neutestam. Wissenschaft, vol. 5, p. 339 ; A. D. Nock,
Essays, p. 724, n. 23 ; Chr. Habicht, Gottmenschentum, p. 196, n. 23 et
p. 212. Dans un édit de Germanicus (Edgar et Hunt, Select Papyri, vol. 2,
n° 211), le prince refuse les « acclamations qui l’égalent aux dieux » par les-
quelles l’accueillent les Alexandrins.
53. Contra E. Bikerman, Institutions des Séleucides, p. 257.
54. L’analogie entre le culte impérial et le culte romain des enseignes est
précisément soulignée par Nock, Essays, p. 657 et 780.
55. Cf. Veyne dans Bulletin de correspondance hellénique, 90, 1966,
p. 146, où j’ai oublié la référence capitale : Mommsen, Hermes, 17, p. 640 ;
cf. Staatsrecht, vol. 3, p. 803.
56. Nock, Essays, p. 202-251 ; L. Robert, Études anatoliennes, p. 64.
57. Voir par exemple la lettre de Caligula au koinon des Béotiens (Inscrip-
tiones Graecae, vol. VII, n° 2711, col. 3, ligne 29), les lettres de Tibère à
Gytheion (L. Wenger dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung, Roman. Abt., 49,
1929, p. 300) ou la lettre de Claude aux Alexandrins (Select Papyri, vol. 2,
n° 212).
58. Chr. Habicht, Gottmenschentum und griechische Städte, C. H. Beck,
1970, p. 173 : « La divinité du personnage honoré est la condition de l’éta-
blissement de ce culte, et non son résultat. » Ce qui peut s’entendre en
deux sens. D’abord, les cités grecques ne divinisent pas les rois et plus tard
les gouverneurs romains automatiquement, parce qu’ils sont l’Autorité ;
elles les divinisent pour reconnaître en eux un mérite personnel de « sau-
veur » ou d’« évergète », c’est-à-dire d’exploit héroïque, ou de « fonda-
teur » (or elles rendaient un culte aux fondateurs) ; sur cette divinisation
non automatique, cf. aussi C. Werhli, Antigone et Démétrios, p. 94. Héros,
fondateurs et bienfaiteurs sont reconnus dieux à travers leurs exploits
personnels. Mais, en un sens plus général, personne ne décide qu’un homme
ou un lieu sont divins : on découvre qu’ils l’étaient déjà et on
y conforme sa conduite ; le résultat en est que les décrets de fondations de
culte disent plus souvent : « le dieu Untel recevra un culte de la cité » que
« Untel sera dieu et recevra un culte » : en ce domaine, dire c’est faire et on
salue au passage Untel du titre de dieu, sans dire qu’on le lui décerne
expressément ; cf. Veyne dans Latomus, 21, 1961, p. 61, n. 1.
59. Traité de droit constitutionnel, vol 1, p. 552, cf. 688.
826 Chapitre IV (notes 60 à 73)
60. Démosthène, Contre Aristogiton, p. 774, cité par… le Digeste, I, 3, 2.
61. Cité par Baillet, De la divinité du pharaon, p. 7 ; pour Posener, p. 21
et 102, la dualité de la couronne et de l’individu est la clé du problème du
culte pharaonique.
62. Virgile, Bucoliques, 1, 6 ; sur l’énoncé « c’est un dieu ! » ou « ce
sera un dieu pour moi », voir Usener, Götternamen, p. 291 et n. 17, et A.
D. Nock, Essays, vol. 1, p. 145, n. 51. Nous ne pouvons suivre O. Weinreich,
Ausgewählte Schriften, vol. 2, B. R. Grüner, 1973, p. 171-197 : « Antikes
Gottmenschentum », qui rapproche la divinisation des empereurs et les
hommes divins tels qu’Épicure (voir ici n. 65) ; on préférera suivre L. Bieler,
cité ici, n. 67.
63. H. Usener, Götternamen : Versuch einer Lehre von der religiösen
Begriffsbildung, réimpr. 1948, Francf. ort, Schulte-Bulmke ; ce très grand
livre, qui n’a pas eu de postérité, est encore aujourd’hui un des livres les plus
prometteurs d’une science des religions ; sur l’usage qu’on peut en faire et
sur le don qu’il a de dissoudre les lieux communs sur le mana et autres dur-
kheimeries (recouvertes depuis, par Wagenvoort, d’un voile phénoménolo-
gique qui n’a de phénoménologique qu’une certaine virtuosité de plume pour
établir une nuit où tous les chats soient gris), voir P. Boyancé, Études sur la
religion romaine, p. 4-7.
64. Nous ne parlons pas du culte spontané des cités grecques pour les rois,
les gouverneurs et même, avec des nuances, pour les empereurs.
65. Voir Polybe, 12, 23, 3 ; « Épicure est un dieu, oui, un dieu », s’écrie à
deux reprises Lucrèce sous l’effet de l’émotion.
66. Pour « héros » au sens d’« écrivain de génie », Du sublime, 4, 4 ; 14,
2 ; 36, 2.
67. Sur les demi-dieux ou plutôt les « hommes divins », tels que
Socrate, Homère, Apollonios de Tyane, Jésus aussi, voir L. Bieler, Theios
Aner, das Bild des göttlichen Menschen in Spätantike und Frühchristen-
tum, Wissenschaftl, Buchgesellschaft, 1967, partic. p. 12 à propos des
empereurs.
68. A. D. Nock dans Gnonom, 8, 1932, p. 518.
69. Outre Habicht, Gottmenschentum, voir Nock, Essays, p. 249, et L.
Robert dans Bulletin de correspondance hellénique, 1926, p. 499,
et dans Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 1969, p. 60, n. 1.
70. République, 540 BC. Ce qui pose, hélas, le très gros problème des
dieux chez Platon et du Dieu de Platon ; l’ennui est que Platon ne parle
jamais de son Dieu, sauf si l’on pose que le Bien est Dieu pour lui. Il est vrai
que, si Dieu a existé pour Platon, il ne pouvait être autre que le Bien. Mais
Platon n’en parle pas.
71. W. Mühlmann, Messianismes révolutionnaires du Tiers Monde,
Gallimard, 1968, p. 291.
72. Sénèque, Thyeste, 204-215 ; voir aussi une page explicite de Plu-
tarque, Démétrios, 30.
73. Philon d’Alexandrie, Ambassade à Caligula, XI, 76 Smallwood : « Au
début de sa folie, Caligula se tint le raisonnement que voici : les
pasteurs d’animaux, bouviers, chevriers et bergers, ne sont pas eux-mêmes
bœufs, chèvres et moutons ; ce sont des hommes, supérieurs aux animaux ;
de la même manière, moi qui suis le pasteur de cette espèce supérieure,
je dois appartenir à une autre espèce encore plus supérieure, c’est-à-dire
divine et non humaine. »
Chapitre IV (notes74 à 86) 827
74. Polybe, 5, 27, 6.
75. Taeger, Charisma, vol. 1, p. 353 ; W. W. Tarn, Antigonos Gonatas,
p. 250. Nous ne parlons pas du culte décidé par des cités, mais d’un culte
exigé par le roi lui-même.
76. D. Nörr, Imperium und Polis in der hohen Prinzipatszeit, partic.
p. 115-123.
77. Sur les Romains, évergètes de l’univers ou évergètes de tous les Grecs,
L. Robert, dans Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 1969, p. 57 ;
H. Volkmann, « Griechische Rhetorik oder römische Politik ? », dans
Hermes, 82, 1954, p. 467 ; plus tard le thème sera étendu à tous les sujets de
l’empereur, lequel sera dit pacificateur de l’univers ou fondateur de la paix
(Alföldi, Monarchische Repräsentation, p. 217 ; F. Schulz, Principles of
Roman Law, p. 112). – Sur ce thème, voir aussi Habicht dans Athenische
Mitteilungen, 72, 1957, p. 248.
78. Sur l’entêtement chrétien, Marc Aurèle, XI, 3, 2, qui dénie aux martyrs
tout courage de sage : ce ne sont que des opposants caractériels.
79. Martyrium Polycarpi, 10. Sur la persécution de Dèce et l’exigence de
sacrifier aux dieux comme gage de loyalisme, Alföldi dans Klio, 31, 1938,
p. 323.
80. P. Boyancé, La Religion de Virgile, p. 73. Sur le fait que les autorités
exigeaient des chrétiens, non une foi (religio), mais des rites (cerimoniae),
voir L. Koep dans Jahrbuch für Antike und Christentum, 1961, p. 58-76.
81. Wissowa, Religion und Kultus, p. 425. Il est généralement impossible
de dire où cessent les honneurs humains et où commence l’adoration. L’em-
pereur peut avoir sa statue dans le temple d’un dieu, soit comme statue de
culte, soit comme statue offerte à la divinité comme une sorte d’ex-voto ; il
peut décider que toute insulte à ses « images sacrées » sera un sacrilège ; il
peut être assimilé par apposition à une divinité (« Néron Dionysos ») ou être
tenu pour la deuxième édition d’une divinité (« Néron nouveau Dionysos »).
Il arrive même que l’empereur ou l’impératrice soient assimilés à une abs-
traction elle-même personnifiée ou divinisée (« Sabine Concorde »). Ce qui
complique encore les choses est que les véritables dieux eux-mêmes perdaient
leur personnalité au profit de concepts ou de forces (Nock, Essays, p. 34). On
peut assimiler l’empereur à une… déesse : Démétrios à Déméter (Nilsson,
Geschichte, vol. 2, p. 151) ; Caligula se costumait en Vénus (Suétone, Cali-
gula, 52) ; autres exemples chez Alföldi, Studien zur Geschichte des 3. Jah-
rhunderts, p. 46 ; cf. Veyne dans Latomus, 1962, p. 52 et 83. Voir plus loin ce
que nous disons du culte des vertus impériales.
82. Ainsi à Pompéi ; à ma connaissance, le seul exemple de munus funé-
raire en pleine époque impériale est chez Pline, Lettres, 6, 34 ; cf. Suétone,
Tibère, 37.
83. Voir le livre de L. Robert sur les gladiateurs en Orient grec.
84. Veyne dans Latomus, 21, 1962, p. 65 et 82 ; 26, 1967, p. 746-748 ;
ajouter Corpus des inscriptions latines, XIII, n° 1449 : temple d’un Pluton
celtique, dédié à la divinité des empereurs.
85. Rhétorique admirablement analysée par E. Auerbach, Mimésis, sur des
exemples d’Ammien Marcellin et de saint Jérôme.
86. Code Théodosien, XI, 21, 3 ; sur « adnotatio » (j’ai traduit par « pri-
vilège »), cf. I, 2, 1 et VIII, 5, 14 : c’est un décret signé de la main même du
prince. Ce n’est qu’en 425 que le même empereur interdira définitivement le
culte des images impériales (XV, 4).
828 Chapitre IV (notes 87 à 95)
87. Le texte classique est le serment des soldats, connu par Végèce, 2, 5 :
« Sitôt enrôlés et marqués, les nouveaux légionnaires jurent par Dieu, par le
Christ, par l’Esprit saint et par la majesté de l’empereur que le genre
humain doit aimer et vénérer immédiatement après Dieu ; car, quand l’em-
pereur a reçu le titre d’Auguste, on lui doit un loyal dévouement comme à
(un) Dieu présent parmi les hommes et corporel » (nous revenons plus loin,
en appendice, sur cette remarquable expression, très païenne, de « dieu pré-
sent parmi les hommes »). – Je n’ai pu lire une étude de W. Ensslin, « Gott-
kaiser und Kaiser von Gottes Gnaden », dans Sitzungsberichte der bayer.
Akad., 1943, 6.
88. Corpus des inscr. latines, VIII, n° 450, 10516 (en l’année 525),
23045 A, à compléter par Diehl, Inscriptiones latinae christianae, n° 126
et 387-389. Mgr Duchesne, « Le concile d’Elvire et les flamines chrétiens »,
dans Mélanges Louis Renier, p. 159.
89. Inscription de Valentine publiée par Le Blant, Inscriptions chré-
tiennes de Gaule, vol. 1, p. XCV et n° 595 A ; Diehl, n° 391. Il doit s’agir
d’un prêtre impérial de Novempopulanie qui a donné une venatio dans
l’amphithéâtre (à moins que cuneos ne soit qu’une réminiscence de Géor-
giques, 2, 509) et qui, comme représentant sa cité, a transmis un décret
municipal à l’assemblée de la Novempopulanie. Cf. par ailleurs A. Bigel-
mair, Die Beteilung der Christen am öffentlichen Leben in vorkonstantini-
scher Zeit, p. 114-119 ; sur les devoirs de l’évergète et magistrat chrétien,
voir chez Hefele les canons 2, 3, 55 et 56 du concile d’Elvire et le canon 7
du concile d’Arles.
90. Ammien Marcellin, 27, 3, 5.
91. Weber, Religionssoziologie, vol. 1, p. 268.
92. Les faits antiques sont réunis par Marc Bloch, Les Rois thaumaturges,
p. 59-63. Je ne sais comment il convient d’interpréter le fait que les rois
hellénistiques étaient invoqués dans les mystères (Nilsson, Opuscula
minora selecta, vol. 3, p. 326) et qu’il y avait des mystères impériaux en
Asie romaine (H. W. Pleket, « An aspect of the Emperor’s cult : imperial
mysteries », dans Harvard Theological Review, 58, 1965, p. 331). Parmi les
superstitions que soulevait la personne du souverain, en voici une qui n’a
pas été remarquée : la plèbe de Rome croyait que Domitien avait une baraka
qui faisait que sa faction préférée au Cirque, les Verts, gagnait toujours : il
faut expliquer par là l’épigramme XI, 33 de Martial. Dans le protocole
byzantin, en revanche, l’empereur sera réputé vainqueur en la faction, quelle
qu’elle soit, qui gagne la course de chars : A. Grabar, L’Empereur dans l’art
byzantin, p. 65.
93. Économie et Société, vol. 1, p. 253 ; cette banalisation a été remarqua-
blement discernée dans le monde romain par Nilsson, Geschichte der griech.
Religion, vol. 2, p. 392.
94. A. Alföldi, Der Vater des Vaterlandes im römischen Denken, Wissen-
schaftl. Buchgesellschaft, 1971, p. 70. Nous reviendrons sur l’auctoritas
dans la section suivante. – Il ne faut pas tout mêler : le culte de De Gaulle
n’était pas celui de Pétain, le culte de De Gaulle de 1944 n’était pas celui de
chef du RPF et Colombey n’est pas le Kremlin.
95. On est en train d’en étudier la rationalité, ou les rationalités, y
compris celles qui sont irrationnelles (car l’irrationnel peut être cohérent
avec lui-même, avec ses axiomes implicites) ; les économistes étudient la
rationalité de l’incertitude, les mathématiciens étudient le critère de Bayes,
Chapitre IV (notes 96 à 102) 829
les probabilités subjectives ; dans le colloque du CNRS de 1960 sur la
« décision », on lit une savoureuse étude de Jenssen sur le principe « is est
pater quem nuptiae demonstrant » : il est plus sûr de supposer que l’enfant
est du mari, soit pour maximiser l’avantage de cette solution si l’enfant est
bien de lui, soit pour minimiser la perte si cela n’est pas, soit pour avoir « le
regret minimum », le plus petit manque à gagner possible ; car mieux vaut
absoudre une coupable que condamner une innocente. Pour les aspects psy-
chologiques, je me souviens d’avoir lu un livre amusant de John Cohen sur la
psychologie des jeux de hasard.
96. Voir le livre classique et prophétique de Robert Michels, Les Partis
politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, réimpr.
1971, Flammarion.
97. Et non d’un prophétisme, si les mots ont un sens : « Quand vous
avez un prophète, moi, Iahwé, je me fais connaître à lui dans une vision, je
parle avec lui dans un songe ; il n’en va pas de même de mon serviteur
Moïse : lui est l’homme de confiance de toute ma maison et je parle avec
lui bouche à bouche et en vision, non par énigmes » (Nombres, XII, 6-7).
Moïse n’est prophète qu’en un sens plus large du mot (et plus tardif :
Deutéronome, XVIII, 15 et 18 ; XXXIV, 10).
98. Roy Medvedev, Le Stalinisme, Seuil, 1972, p. 415, 454 ; voir une
page étonnante de W. Leonhard, Die Revolution entlässt ihre Kinder,
Ullstein Bücher, 1955, p. 58.
99. Medvedev, ibid.
100. Lehrbuch der Dogmengeschichte, vol. 1, p. 138.
101. Boyancé, Études sur la religion romaine, p. 5. – On sait que le statut
des plantes, parmi les êtres vivants, a été longtemps douteux (G. Lebrun,
Kant et la Fin de la métaphysique, p. 247).
102. Pausanias, 8, 2, 5 ; les empereurs sont des dieux présents parmi
nous : Végèce, 2, 5 ; Panégyriques latins, X, 14, 1 ; Valère-Maxime, pré-
face ; hymne des Athéniens à Démétrios Poliorcète (Collectanea Alexan-
drina, Powell, p. 160) ; l’empereur est praesens deus (Panég., II, 2. 1),
praesentissimus deus (VII, 22. 1). Sans oublier Horace, Odes, I, 2, 45 et
Virgile, Énéide, VI, 871 (sur Marcellus), avec la note de Norden. Aujour-
d’hui les dieux se cachent aux hommes, mais pendant l’Age d’or et dans
le monde des contes de fées ils vivaient avec eux : le thème se suit
d’Hésiode, fragment 82 Rzach, à la Quatrième Bucolique et à Plotin, 5, 8,
1, ligne 38 : « Zeus, s’il condescendait à se montrer à nos regards… ». Le
texte fondamental pourrait être Xénophon, Mémorables, 4, 3, 13. Le plus
beau passage où s’exprime un tourment de ne pas voir les dieux, sauf en
des « épiphanies » trop rapides, doit être le vera incessu patuit dea du
chant 1 de l’Énéide ; voir aussi Lucain, 5, 88. Platon parodie le thème :
les Anciens, dit-il, valaient mieux que nous et ils habitaient plus près des
dieux (Philèbe, 16 C). Pour les contes de fées, il faudrait commenter en
détail la pièce 64 de Catulle, vers 385 sqq., avec les notes de Kroll, et la
légende d’Amour et Psyché chez Apulée joue sur le thème des dieux qui se
cachent aux hommes ; Psyché, elle, est une nouvelle Vénus, une nea
Aphrodite, comme aurait dit un Ancien (Crispine, si ma mémoire est
bonne, a été divinisée sous ce nom – et en tout cas aurait pu l’être) ; et cette
nouvelle Vénus ne se cache pas aux mortels. – Mais ne pas oublier que le
mot d’« épiphanie » avait plusieurs sens et pouvait désigner, non seule-
ment la présence visible d’un dieu, pour longtemps ou pour un instant,
830 Chapitre IV (notes 103 à 108)
mais aussi la manifestation de la puissance d’un dieu par ailleurs invisible,
bref, un miracle : P. Roussel dans Bulletin de correspondance hellénique,
1931, p. 37.
103. Husserl, Expérience et Jugement, trad. Souche, p. 206.
104. Id., ibid.
105. Hérodote, 6, 105-106.
106. Veyne dans Mélanges d’archéologie de l’École de Rome, 1961,
p. 270.
107. Iliade, 22, 394.
108. Nous faisons allusion à l’admirable phénoménologie du divin
et du « numineux », due à Rudolf Otto, Das Heilige, 1917 (trad. Jundt, Le
Sacré, Payot) ; le divin est une intuition d’essence, « ineffable » en ce sens
que c’est une qualité (au sens vague de ce mot : un irréductible dont on ne
peut donner l’équivalent) et qui est faite d’une tension entre un moment
terrifiant, le tremendum, et un moment fascinant de suavité (le livre d’Otto
est en somme un commentaire du contremui amore et horrore de saint
Augustin dans l’admirable chap. VII, 10 des Confessions). – Il va sans
dire qu’une intuition d’essence ne signifie pas qu’il existe un objet réel
qui la remplisse : la phénoménologie n’est pas aussi « idéaliste » que le
croient les bien-pensants de plus d’un bord. Seule l’intuition d’essence
relève de la phénoménologie : les objets intramondains, eux, relèvent de la
connaissance positive et des sciences ; l’essence du tremendum peut être
remplie par les fantômes, mais cela n’implique pas que les fantômes exis-
tent et en tout cas ce n’est pas la phénoménologie qui établira ou réfutera
leur existence. Voir Husserl, Recherches logiques, trad. PUF, 1969, vol. 2,
1re partie, p. 19. La phénoménologie dit simplement que nous ne visons pas
de la même manière un objet corporel, un être surnaturel ou encore un
théorème : on ne croit pas à Dieu comme on croit à l’existence d’une table
ou à l’existence d’une ville qu’on n’a jamais vue et qu’on ne connaît que
sur la foi d’autrui ; pas seulement parce que les raisons de ces croyances
sont d’espèces différentes, mais encore parce que ces objets tombent sous
des horizons différents. Il faudrait tenir le plus grand compte de cela dans
une psychologie de la croyance religieuse : c’est précisément ce que l’em-
pirisme de Hume, auquel rien n’est plus étranger que l’idée que des
essences puissent être intuitionnées, a été incapable de faire, et c’est
pourquoi la critique humienne de la religion ne va pas jusqu’au bout
d’elle-même. La place d’Otto dans la philosophie religieuse actuelle n’est
comparable qu’à celle de Schleiermacher au siècle dernier ; on s’en
convaincra en parcourant le manuel de J. Hessen, Religionsphilosophie,
Reinhardt, 1955, vol. 1, p. 269-296 et vol. 2, p. 111-119. – Pour com-
prendre la liaison entre le divin et le sentiment monarchique, il faut
voir : 1° que le tremendum comporte un élément représentatif : la toute-
puissance divine ; un dieu est maître de l’avenir, des vents ou des cœurs.
Un roi, lui aussi, est puissant, d’une puissance qui, assurément, n’a rien de
surnaturel : en cela, elle est complémentaire de la puissance divine, plutôt
que semblable à elle. Il demeure que, métonymiquement, la puissance des
dieux peut être assimilée à celle des rois ; 2° que l’adorandum ressemble
abstraitement à l’hétéronomie politique : on approuve en son cœur la supé-
riorité d’autrui ; peu importe, pour la métaphore, que cette supériorité
soit politique en un cas et religieuse dans l’autre. – On voit, en tout cas,
quel abîme sépare le charisme monarchique du culte d’un dictateur et
Chapitre IV (notes 109 à 120) 831
des délires de Nuremberg : à Nuremberg, une collectivité décidée à tout
écraser sous elle s’adore elle-même, à la Durkheim, et s’enivre du senti-
ment de sa force, de son nombre, de sa résolution ; dans le culte monar-
chique, comme dans le culte des dieux, sujets ou fidèles éprouvent le
sentiment de leur insignifiance devant la puissance surnaturelle et
« inquiétante » des dieux ou devant la puissance naturelle des rois. – Pré-
cisons que, si l’intuition du divin est « ineffable », elle n’est pas inintelli-
gible pour autant : on ne peut pas expliquer en paroles ce qu’est le bleu à
un aveugle-né, ni inventer et décrire, dans un roman de science-fiction,
une qualité imaginaire que révélerait aux Martiens un sixième sens qu’ils
auraient et que nous n’avons pas. En revanche, on distingue fort bien
le bleu du vert et les couleurs des sons ; de même, semble-t-il, l’intuition du
divin est très différente des sentiments mystiques de fusion.
109. A. von Premerstein, Vom Wesen und Werden des Prinzipats, réimpr.
1964, Johnson Reprint Corporation ; Weber, Économie et Société, vol. 1,
p. 234 ; Religions soziologie, vol. 2, p. 69 et 253 ; Rechtssoziologie, p. 262
et 306 Winckelmann. Voir encore l’article « Princeps » du Pauly-Wissowa,
par Wickert, XXII, 2, col. 2500-2508.
110. G. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, éd. de 1922, p. 199-201.
111. Platon, République, 369 B.
112. Cicéron, Des devoirs, 2, 21, 73. Même idée chez Locke.
113. Voir Édouard Will, Le Monde grec et l’Orient, I : Le Ve siècle, p. 511
et 674.
114. Sur le serment à l’empereur, il faut suivre maintenant, non plus Pre-
merstein, mais P. Herrmann, Der römische Kaisereid, Göttingen, 1968. Sur
le serment de l’Italie à Octave en 32, qui fut une sorte de plébiscite, suivre
Syme, The Roman Revolution, p. 284.
115. Sur les procurateurs impériaux, O. Hirschfeld, Die kaiserlichen Ver-
waltungsbeamten bis auf Diokletian, 1905, réimpr. 1963, Weidmann ; H.
G. Pflaum, Les Procurateurs équestres sous le Haut-Empire romain, Mai-
sonneuve, 1950, et Les Carrières procuratoriennes équestres, 3 vol., 1960-
1961 ; voir aussi son article « Procurator » dans l’Encyclopédie de Pauly.
Wissowa, vol. XXIII, 1, 1957, col. 1240-1279.
116. Trois études qui se complètent : H. Chantraine, Freigelassene und
Sklaven im Dienst der römischen Kaiser, Studien zu ihren Nomenklatur,
Franz Steiner, 1967 ; G. Boulvert, Esclaves et Affranchis impériaux sous
le Haut-Empire : rôle politique et administratif, Naples, Jovene, 1970 ; R. P.
C. Weaver, Familia Caesaris, a social study of the Emperor’s freedmen and
slaves, Cambridge, 1972.
117. Boulvert, Esclaves et Affranchis impériaux, p. 447. Weaver, Familia
Caesaris, p. 6 Il en était de même des « amis » de l’empereur : leur rôle était
plus officiel que leur titre ne le laisserait penser ; « ils ne perdaient pas leur
position à la mort du prince dont ils avaient été les amis » (Friedländer, Sit-
tengeschichte, vol. 1, p. 84) ; « c’étaient eux qui assuraient essentiellement la
continuité de la politique impériale » (J. Crook, Consilium principis : impe-
rial councils and counsellors, p. 29 et 115).
118. M. Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Seuil 1963, p. 243.
119. Pflaum, Les Procurateurs équestres, p. 8.
120. Le Fisc pose des problèmes difficiles et embrouillés, très discutés
en ce moment. Énumérons-les, en précisant d’abord que la question du
caractère public du Fisc est une chose et que celle de sa personnalité
832 Chapitre IV (notes 121 à 122)
morale en est une autre : 1° Le mot fiscus, avant de désigner le Fisc, a dési-
gné « une caisse », celle du particulier, ou une caisse provinciale de l’aera-
rium dans une province sénatoriale, ou encore une caisse de ce qui sera un
jour le Fisc ; c’est là une chose maintenant éclaircie. 2° A partir de Vespa-
sien peut-être, les différentes caisses (fisci) des impôts qui dépendaient de
l’empereur sont réellement réunies sous un service central palatin, le Fisc.
3° Ou du moins c’est vers le milieu du Ier siècle que le singulier Fiscus
devient peu à peu usuel pour désigner l’ensemble de ces caisses, c’est-à-
dire le Fisc ; cet emploi nous semble attesté dès Sénèque, Benef., 4, 39, 3.
4° C’est une question de savoir si le Fisc, ou un fisc, avait la « personnalité
morale » et si, quand un procurateur faisait s’exécuter un contribuable indo-
cile, il agissait en son nom ou au nom du Fisc comme personne : simple
question de technique juridique. 5° C’est une tout autre question que de
savoir si le Fisc était une entité au service de l’État ou s’il était
littéralement la propriété du prince, qui, comme le pensait Mommsen,
pouvait léguer à un simple particulier le contenu des caisses du Fisc. 6° C’est
encore une autre question que de savoir s’il existait un droit fiscal, différent
du droit privé et du droit public. 7° Enfin les textes littéraires disent que le
contenu des caisses du fisc appartient au prince, est à lui ; simple façon de
parler, il n’y a rien à tirer, à notre avis, du passage de Sénèque, Benef., 7, 6,
3. Pour une autre interprétation des deux passages de Sénèque, voir l’article
de notre collègue G. Boulvert, « Le fiscus chez Sénèque », dans Labeo, 18,
1972, p. 201.
Sur le Fisc, l’essentiel se lit chez Hirschfeld, Verwaltungsbeamten, p. 1-
29 ; C. H. V. Sutherland, « Aerarium and fiscus during the early Empire »,
dans American Journal of Philology, 66, 1945, p. 151 ; A. H. M. Jones,
« The Aerarium and the fiscus », dans Journal of Roman Studies, 40,
1950, p. 22. La discussion, reprise par F. Millar (Journal of Roman Stu-
dies, 53, 1963, p. 29), a suscité une étude de P. A. Brunt qui semble déci-
sive, « The Fiscus and its development », même revue, 56, 1966, p. 75).
Voir l’article « Fiscus » du Dizionario epigrafico de Ruggiero, vol. 3,
p. 96, par Rostowzew et les articles « Fiscus » du Pauly-Wissowa, vol. VI,
2. 385 (Rostowzew) et Supplementband X, col. 222 (Uerödgi). Le mot fis-
cus vient d’apparaître dans une inscription d’Asie : Herrmann et Polatkan,
« Das Testament des Epikrates », dans Sitzungsberichte der Akad. Wien,
phil.-hist. Klasse, 265, 1, 1969. Sur les « privilèges du Fisc », exposé
détaillé de Mitteis, Römisches Privatrecht, vol. 1, p. 366-375, et résumé
frappant par Sohm, Mitteis et Wenger, Institutionen, Geschichte und
System des römischen Privatrechts, éd. de 1926, p. 199, n. 5. Par exemple, le
Fisc peut hériter (alors qu’à Rome les personnes non physiques peuvent seu-
lement recevoir des legs).
121. Dès Claude, on parle du Patrimoine des Césars, au pluriel ; il s’agit
donc, sinon des prédécesseurs de Claude, du moins de tous les membres
(Caesares) de la famille régnante : Dessau n° 1447 ; Pflaum, Carrières pro-
curatoriennes équestres, vol. 1, p. 88 ; Corpus des inscr. latines, XI, 3885 et
5028. Voir l’article « Patrimonium » du Pauly-Wissowa, Supplementband X,
par A. Kärnzlein.
122. Sur la date, voir maintenant Pflaum, Carrières procuratoriennes,
vol. 2, p. 598, 811 et surtout vol. 3, p. 1005 ; cf. H. Nesselhauf, « Patrimo-
nium und res privata », dans Historia Augusta, Colloquium, Bonn, 1963,
p. 73.
Chapitre IV (notes 123 à 132) 833
123. R. Orestano, Problema delle persone giuridiche in diritto romano,
Turin, Giappichelli, 1968, p. 252 : « L’opposition se résout en une pure dis-
tinction comptable, en une répartition entre différents chapitres du bilan. »
124. F. Preisigke, Girowesen im griechischen Aegypten, réimpr. 1971,
Olms, p. 188.
125. Verwaltungsbeamten, p. 18 ; suivi sans nouveaux arguments par A.
Masi, Ricerche sulla res privata del princeps, Milan, Giuffrè, 1971.
126. L. Mitteis, Römisches Privatrecht bis auf die Zeit Diokletians, 1908,
p. 361 ; suivi par E. Stein, Histoire du Bas-Empire, éd. Palanque, vol. 1, I,
p. 45 et n. 131 ; et par Max Kaser dans son admirable Römisches Privatrecht,
vol. 2, Beck, 1959, p. 103, n. 2. C’était déjà la thèse de Karlowa, mais pour de
très mauvaises raisons, que Hirschfeld avait réfutées.
127. Staatsrecht, vol. 2, p. 998, 1003, 1007 et 1135.
128. Ibid., vol. 2, p. 999, n. 1 : « Der formell dem Kaiser, reell dem Staate
gehörige Fiscus. »
129. C’est d’abord un droit non systématique : il procède par topique et
l’aspect systématique n’est le plus souvent que « vaguement senti » (P.
Koschaker, L’Europa e il diritto romano, Sansoni, 1962, p. 160, n. 2, 289,
328). Encore fait-il des concepts un usage plus traditionnel que rigoureux
(F. Wieacker, Vom römischen Recht, Leipzig, 1944, p. 28) ; ce droit à
topique s’oppose au Code civil, droit axiomatique (Th. Viehweg, Topik
und Jurisprudenz, 1953) ; sur l’analogie, cf. U. Wesel, Rhetorische Sta-
tuslehre der römischen Juristen, Heymanns, 1967, p. 89. L’étude fonda-
mentale est probablement celle de Max Kaser, « Zur Methode der
römischen Rechtsfindung », dans Narchrichten der Akademie in Göttin-
gen, 1962, n° 2.
130. Par exemple Pline, Panégyrique, 27, 3 et 41-42 ; cf. Mommsen,
Staatsrecht, vol. 2, p. 998, n. 2. Certes, au Digeste, les empereurs répètent
Fiscus meus ou Fiscus noster ; mais cela signifie « le Fisc qui est sous mon
autorité », et non pas « le Fisc qui m’appartient ». Ils disent pareillement
« mon procurateur » (Code Justinien, 1, 54, 2 et 10, 8, 1), « notre procu-
rateur » (3, 3, 1 ; 3, 13, 1 ; 3, 26, 1 et 2), « mon ami et comte » (Dessau,
n° 206), « mon ami et procurateur » (Corpus, X, 8038), « notre légat et ami »
(Dessau, n° 423), « nos soldats » (Table de Brigétio). Mais ils n’auraient pas
dit, j’imagine, « mon proconsul », car un proconsul dépend du Sénat et non
de l’empereur.
131. Staatsrecht, vol. 2, p. 1135, cf. 1007.
132. Il serait important de savoir si, dès le début, le vol de l’argent du
fisc a été tenu pour un péculat et non pour un furtum ; or on a des textes
anciens sur la question, puisqu’ils sont de Labéon : malheureusement, pour
une fois, l’interpolation semble certaine, car le mot aerarium y est absur-
dement repris par fiscus quelques lignes plus bas (Digeste, 48, 13, 11, 6) :
donc Labéon traitait du péculat du Trésor et non de celui du Fisc. Labéon
était du reste le dernier homme à aller penser que le Fisc pouvait être
public, à en juger sur son attitude en matière de villes municipales, aux-
quelles il dénie le caractère public (voir plus loin). Même interpolation cer-
taine du mot fiscus au lieu d’aerarium dans un autre passage de Labéon
(49, 14, 1, 1) : que doit faire le fisc si un héritage grevé de dettes lui revient
par vacance ? Or on sait que primitivement les biens vacants revenaient au
Trésor et non au Fisc (Ulpien, Règles, 28, 7 ; Gaius, 2, 150) ; donc Labéon
avait écrit aerarium, fiscus n’étant qu’une interpolation. – Autre texte de
834 Chapitre IV (notes 133 à 143)
Labéon, en 48, 13, 11 (9), 3 : suspect lui aussi d’interpolation, puisque les
autres le sont ; de même 48, 13, 14(12). Voir sur le péculat, en outre,
les Sentences de Paul, 5, 27 ; Mommsen, Strafrecht, p. 766, n. 3 et 768,
n. 3.
133. Celui de Dion Cassius, 74, 7, 3. Les autres témoignages sont dans
l’Histoire Auguste, Antonin, 7, 9 et 12, 8 (cf. 4, 7 et peut-être 4, 8), et Didius
Julianus, 8, 9. Nous proposerons n. 163 une autre interprétation de ces témoi-
gnages.
134. En vertu du même raisonnement, Mommsen aurait dû conclure que
tout triomphateur qui gardait la propriété de ses manubiae et tout magistrat
qui devenait propriétaire du lucar de ses jeux perdaient du coup le patri-
moine qu’ils possédaient et devaient l’engloutir tout entier dans leurs jeux
ou leur monument triomphal, si du moins ils n’avaient pas pris la précaution
de le faire passer sur la tête de leurs enfants la veille de leur triomphe ou de
leurs jeux ! En effet, Mommsen assimile le cas du Fisc à celui du lucar et du
butin ; voir Staatsrecht, vol. 3, p. 1129, et vol. 1, p. 241 ; vol. 2, p. 1 000,
n. 2.
135. F. Schulz, Principles of Roman Law, p. 44. Rappelons que le droit
romain multiplie les distinctions et les règles, mais a une incapacité congéni-
tale à poser un principe ou à construire un concept. Les fragments des juris-
consultes, au Digeste, quand ils sont un peu longs, et qu’ils rendent la vraie
physionomie des traités juridiques d’où ils sont extraits, sont bien révéla-
teurs : ils se présentent comme une succession de cas particuliers, discutés
un par un, sans jamais une règle générale ; on croirait lire le détail des règles
d’accord du participe dans une grammaire française normative : tous les
détails y sont, toutes les exceptions, mais aucun principe.
136. Hérodien, 2, 4, 7.
137. Digeste, 43, 8, 2, 4. Il est fort peu question de cet interdit ne quid in
loco publico vel itinere fiat dans nos manuels de droit civil romain, parce
qu’à nos yeux de modernes ce n’est pas du droit civil. C’en était aux yeux
des Romains, pour qui le droit civil est tout ce qui se rapporte à l’intérêt des
particuliers (Digeste, 1, 1, 1, 2) ; ce simple détail montre combien l’étude du
droit romain est encore peu historique et faite en fonction des idées
modernes.
138. Digeste, 43, 8, 2, 2.
139. Dans la Table alimentaire des Ligures Bébiens, les propriétaires dont
les biens-fonds sont limitrophes d’une voie publique sont dits avoir
le peuple pour voisin (adfinis populus), tandis que ceux dont les terres
sont contiguës à un domaine impérial ont pour voisin l’empereur (adfinis
Caesar noster).
140. P. A. Brunt, « Procuratorial jurisdiction », dans Latomus, 25, 1966,
p. 461.
141. F. Schulz, Principles of Roman Law, p. 177.
142. Mitteis, Privatrecht, p. 364 ; Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 203,
226, 964, 1007, 1021-1025. Pour la situation avant Claude et sous Claude,
Tacite, Annales, 4, 6 et 4, 15 ; 12, 60 ; Suétone, Claude, 12 ; Dion Cassius,
57, 23, 5.
143. Sur cette tripartition, Code Justinien, 7, 49, 1 : « causa sive privata
sive publica sive fiscalis » ; Mommsen traite ce texte d’une étrange
manière et parvient à trouver là une bipartition : publica d’un côté, privata
et fiscalis de l’autre (Staatsrecht, vol. 2, p. 999, n. 1) ; pourtant les textes
Chapitre IV (notes 144 à 157) 835
opposent à l’occasion privatus à fiscalis (ainsi Code Justinien, 8, 40, 11 et 7,
75, 3).
144. Das römische Privatrecht, vol. 1, éd. de 1971, p. 303.
145. Sur la personnalité morale, Mitteis, Privatrecht, p. 339-416 ; Max
Kaser, Privatrecht, vol. 1, éd. de 1971, p. 302-310. L’ouvrage de R. Ores-
tano, Problema delle persone giuridiche in diritto romano, 1968, témoigne
lui aussi de l’esprit nouveau qui souffle sur l’étude du droit romain.
146. Digeste, 50, 16, 15 ; Ulpien ne prétend pas refuser à la cité ses droits
souverains, écrit H. Siber, Römisches Recht, p. 50 : mais il est pointilleux sur
la lettre du droit.
147. Digeste, 22, 1 30.
148. Ibid., 48, 13, 4, 7 (5, 4) : péculat ; « et hoc jure utimur » ; 47, 2, 31,
1 : vol, selon Labéon ; 47, 2, 82 : vol, selon Papinien. Voir A. Pernice,
Labeo, réimpr. 1963, Scientia Verlag, vol. 1, p. 285 ; Mommsen, Strafrecht,
p. 767.
149. Ainsi, sur la personnalité d’une cité, sur la différence entre la cité
et l’ensemble des citoyens, lire Digeste, 2, 4, 10, 4 et 1, 8, 6, 1 (Institutes
de Justinien, 2, 1, 6). On voit le jurisconsulte face à une situation réelle :
une cité a une réalité qui dure, tandis que ses membres passent et se
remplacent sans cesse. Il doit commencer par conceptualiser tant bien
que mal cette différence et appelle la cité universitas. Il dispose par
ailleurs de règles juridiques, qu’il doit appliquer et interpréter. Enfin
il conçoit ces règles comme sûrement conformes au Bon Usage, à la
Raison : elles ne peuvent errer, il suffit de les comprendre, l’interprétation la
plus intelligente qu’on en donnera sera aussi la plus authentique.
150. Même F. Schulz le croit : Principles, p. 177, n. 6. Il est curieux qu’il
ne semble pas frappé de l’impossibilité historique de l’hypothèse : monarque
sournois et précaire, dictateur aux apparences de magistrat, Auguste était
aussi peu en situation que possible de traiter l’argent des impôts comme son
bien propre.
151. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, p. 385, 400-401, 622.
152. Gaius, Institutes, 2, 7, cf. 2, 21. Mommsen, Staatsrecht, vol. 3,
p. 731, n. 3. Bibliographie récente dans l’excellent livre d’A. Cérati,
Caractère annonaire et assiette de l’impôt foncier au Bas-Empire, Librairie
générale de droit et de jurisprudence, 1975, p. 4, n. 11. Voir surtout les
articles de Tenney Frank et d’A. H. M. Jones dans le Journal of Roman Stu-
dies de 1927 et 1941. La doctrine de Mommsen est passée dans presque
tous les manuels : mais je me souviens d’avoir entendu Sir Ronald Syme la
bousculer d’un mot et refuser de s’y arrêter. Dans La Gaule romaine,
p. 275, n. 1, Fustel de Coulanges écrivait : « Je sais bien que cette opinion
s’appuie sur un texte formel de Gaius ; mais je la vois démentie par tous les
faits ; j’incline donc à penser qu’il n’y a là qu’une théorie d’école. » Mais,
dans Les Origines du système féodal, p. 66, n. 5, Fustel, sans doute impres-
sionné par l’autorité de Mommsen, a changé de doctrine et accepte l’affir-
mation de Gaius.
153. Wissowa, Religion und Kultus der Römer, p. 408 ; cf. Mommsen,
Staatsrecht, vol. 3, p. 735, n. 2.
154. Pline, Panégyrique, 50 ; « multa ex patrimonio », 50, 2.
155. Panégyrique, 50, 6 : « nunquam nisi Caesaris suburbanum ».
156. Hirschfeld, Verwaltungsbeamten, p. 19, n. 4 et p. 18, n. 2.
157. Id., ibid., p. 19.
836 Chapitre IV (notes 158 à 167)
158. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 770.
159. Id., ibid., vol. 2, p. 1135.
160. Dion Cassius, 78, 11, 3.
161. Staatsrecht, vol. 2, p. 1007 et 1135 ; l’héritier du prince n’est généra-
lement autre que son successeur. Rappelons que, dans le droit privé romain,
tout testament est essentiellement l’institution d’un ou plusieurs héritiers (le
testament consiste moins à transmettre des biens qu’à désigner le continua-
teur moral du testateur ; par voie de conséquence, ce ou ces continuateurs
reçoivent les biens du défunt ou une fraction de ces biens) ; on institue héri-
tier qui l’on veut : rien de plus simple que de déshériter ses enfants ou son
aîné. Le père de famille ne transmet pas seulement ses biens, il règle du
même coup l’avenir de sa maison. Avec le régime dotal, rien n’a plus puis-
samment modelé la société romaine, son paternalisme et son apparent res-
pect de la femme (le mariage romain est un état de fait, à la manière du
concubinage ou de la possession matérielle d’un objet, mais ce fait a des
conséquences de droit ; ce qui le distingue du concubinage est la dot : on ne
peut renvoyer une épouse sans lui rendre sa dot).
162. H. Nesselhauf dans Historia Augusta Colloquium, Bonn, 1963,
Habelt, 1964, p. 79 ; « sans cette solide base financière, le principat aurait
été beaucoup plus fragile sur sa base, qui était le règlement de succession ;
hériter de ce patrimoine géant prédisposait l’héritier à sa succession au
trône ». Sur les rapports entre legs du Patrimoine et succession au trône,
Suétone, Caligula, 14, est très clair : le Sénat et le peuple proclament d’en-
thousiasme Caligula empereur, « en dépit des intentions (voluntas) de
Tibère, qui, dans son testament, avait fait son autre neveu cohéritier
de Caligula ».
163. Voir n. 133.
164. Dion Cassius, 74, 7, 3.
165. Histoire Auguste, Didius Julianus, 8, 9.
166. Dans quelle caisse tombaient les legs à l’empereur ? Le seul texte est
le Digeste, 31, 56 et 57 (cf. Dion Cassius, 69, 15, 1). Il y a sous Claude un
procurateur du Patrimoine et des héritages (Dessau, n° 1447) et sous Sévère
un procurateur des héritages du Patrimoine privé (Pflaum, Carrières procu-
ratoriennes, vol. 2, p. 599, n° 225), mais, comme le souligne notre maître H.
G. Pflaum, son cursus est à réinterpréter (vol. 3, p. 1006) depuis qu’on sait
que la Ratio privata existait déjà sous Antonin.
167. Digeste, 30, 39, 7-10 et 30, 40. Karlowa ayant mal expliqué ce
texte, Hirschfeld, en le réfutant, est tombé dans l’erreur opposée (Verwalt.,
p. 21-25); pourtant Karlowa avait raison : le Patrimoine est bien la
richesse privée du prince. Autre commentaire de ce passage d’Ulpien chez
F. De Martino, Storia della costituzione romana, vol. 4, éd. de 1965,
Naples, Jovene, p. 819. Voici comment, pour ma part, je suis tenté de
comprendre ce texte. En droit romain, l’héritier qui est le continuateur
moral du défunt et exécute ses legs peut être chargé par le défunt d’acheter
un bien déterminé que le défunt destine à un de ses légataires. Il peut arriver
que ce bien ne soit pas achetable, si bien que sur ce point le testament n’est
pas exécutable à la lettre. Les juristes se demandent alors dans quels cas
l’héritier doit remettre au légataire, à défaut du bien en question, la valeur
(aestimatio) en espèces de ce bien. Sur cette question, Ulpien fait une
remarque : si un testateur lègue des biens qui n’ont à peu près aucune
chance d’être achetables, il faut en conclure qu’il n’était pas dans son
Chapitre IV (notes 168 à 170) 837
bon sens ; l’héritier ne versera pas la contrepartie en espèces, non pas
parce que le principe qu’on peut léguer des biens dont on n’est pas pos-
sesseur ne vaudrait pas, mais tout simplement parce que visiblement le
testateur n’avait pas ses esprits à lui. Et Ulpien donne des exemples. Théo-
riquement, dirions-nous, Louis XIV aurait pu mettre Versailles en vente,
mais il était peu probable qu’il le fît et qu’un de ses sujets chargeât son
héritier d’en faire l’achat pour un tiers. Ulpien dit qu’on ne saurait acheter
la « villa » impériale d’Albano (qui fut le Versailles de Domitien), car elle
sert de résidence aux empereurs (usibus Caesaris deservit : on saluera
ici une expression qui était sûrement technique, car on la retrouve chez
Dessau, n° 9024 et 9025). Allant plus loin, Ulpien envisage le cas d’un
domaine privé, absolument privé, mais dont le propriétaire privé se trouve
être l’empereur, qui l’a dans son Patrimoine (il ne parle évidemment pas
des domaines du Fisc, qui sont le domaine public de l’État romain) ;
Ulpien rappelle alors une vérité de bon sens : un héritier peut difficilement
aller trouver l’empereur (ou plutôt son procurateur du Patrimoine) pour
lui offrir de lui acheter sa terre. Certes, nous le savons, il arrivait qu’un
empereur mette en vente aux enchères sa richesse privée, et nous avons vu
Trajan le faire (je dis que Trajan a dû vendre son patrimoine aux enchères
parce que c’était la manière normale de vendre quelque chose : voir Momm-
sen, Juristische Schriften, vol. 3, p. 225). Mais c’est là une grande décision
« historique » et qui a fait date ; en temps normal, un procurateur du Patri-
moine ne vend rien sans l’ordre exprès du prince, et il n’est pas question
pour l’héritier d’aller demander au prince, en guise de service,
de lui vendre une terre pour qu’un legs soit exécutable… Ce sont là
des considérations de bon sens et il ne faut pas y voir une théorie et des
concepts « juridiques ». Il demeure que le texte d’Ulpien prouve bien que
le Patrimoine était la richesse privée des princes : sinon, Ulpien n’aurait
pas pris comme exemple ce cas particulier de biens privés que pourtant
aucun testateur de bon sens ne tiendra pour facilement achetables. Je
traduis en français moderne : « si un testateur me charge d’acheter la place
de la Concorde » Ulpien dit : le Forum et le Champ de Mars), « l’Élysée ou
la Boisserie à Colombey-les-Deux-Églises…» ; chacun conviendra que
la Boisserie est considérée ici comme propriété privée d’un chef d’État ;
sinon, pourquoi la prendre comme exemple ?
168. Contre l’opinion la plus répandue, c’est la conviction d’E. Beau-
douin, Les Grands Domaines dans l’Empire romain, 1899, p. 31 ; de
L. Mitteis, Privatrecht, p. 361 ; de M. Kaser, Privatrecht, vol. 2, éd.
de 1959, p. 103, n. 2 ; de Tenney Frank, An Economic Survey, vol. 5, p. 78.
169. Digeste, 49, 14, 6, 4 : « Tout ce qui ressortit au statut privilégié du
Fisc appartient aussi à la Fortune privée de César et de l’Augusta » ; ce qui
semble indiquer une distinction entre la Fortune de l’empereur et celle de
l’impératrice.
170. Code Justinien, 2, 7, 1 (ce texte laisserait supposer que la Fortune
privée était une subdivision du Fisc plutôt qu’une quatrième caisse ; de
fait, Mitteis et E. Stein, Histoire du Bas-Empire, vol. 1, p. 115, supposent
que les biens confisqués et les biens en déshérence étaient recueillis par le
Fisc qui transmettait la gestion de ces terres à la Fortune privée). Deux
autres arguments, venus du Bas-Empire, tendent à confirmer que la Ratio
privata était publique. D’abord, on sait que les terres de la Ratio privata
(ou Res privata comme on disait aussi) étaient soumises à l’emphytéose,
838 Chapitre IV (notes 171 à 177)
tandis que les fundi patrimoniales étaient « vendus » à perpétuité, salvo
canone : or ce dernier régime était aussi celui qui l’emportait dans les
domaines des simples particuliers ; voir Mitteis, Privatrecht, p. 361. Deuxiè-
mement, la loi Code Théodosien, XI, 1 6, 2, montre qu’en 323 encore les
fundi patrimoniales de l’empereur payaient l’impôt, tandis qu’à l’origine
ceux de la Res privata ne le payaient pas ; voir Beaudouin, Grands
Domaines, p. 151-155.
171. Digeste, 49, 14, 3, 10 (rescrit de Marc et Vérus, semble-t-il). Le
résumé des Institutes de Justinien, 2, 1, 39, est si laconique qu’on voit mal si
déjà Hadrien avait réglé le cas des trésors trouvés sur les possessions de
César : il serait important de le savoir pour déterminer la date de naissance
de la Ratio privata (on sait seulement qu’elle existait déjà sous Antonin) ; je
ne crois pas qu’Hadrien l’ait réglé : dans les Institutes, le mot convenienter,
« avec cohérence », semble indiquer qu’il s’agit d’une conséquence logique
du rescrit de Marc, plutôt que d’une mesure d’Hadrien.
172. Mommsen Staatsrecht, vol. 2, p. 953-957 ; cf. vol. 3, p. 1158
et 1173.
173. C’était par un honneur exceptionnel qu’une troupe victorieuse était
autorisée à nommer elle-même ses officiers (Tacite, Histoires, 3, 49) ou à
décerner elle-même des décorations (Dessau, n° 2313). Du fait que l’em-
pereur nommait à tous les grades, Caligula avait tiré la conséquence que
tout testament d’officier, jusqu’au grade de primipile inclus, où le défunt
n’aurait pas remercié l’empereur de sa promotion en lui faisant un legs,
serait cassé comme « testament ingrat » (Suétone, Caligula, 38) ; car la
coutume était de remercier par un legs l’empereur de toute carrière civile
ou militaire et, si l’on était sénateur, de lui faire un legs (car l’empereur est
lui-même un sénateur, or les sénateurs redistribuaient en legs une partie
de leur patrimoine à leurs collègues préférés). Caligula avait raison sur le
principe : aux yeux des Romains, son seul ridicule était de descendre
jusqu’au grade de primipile ; voir Hirschfeld, Kleine Schriften, p. 516 ; Ver-
waltungsbeamten, p. 110 ; Marquardt ; Staatsverwaltung, vol. 2, p. 294 ;
J. Gaudemet, « Testamenta ingrata et pietas Augusti, contribution à l’étude
du sentiment impérial », dans Studi in onore di Arangio-Ruiz, vol. 3, p. 115-
137 ; je n’ai pas lu R. S. Rogers dans Transactions of the American Philolo-
gical Association, 1947, p. 140. Cinna (le conspirateur) légua tous ses biens
à Auguste (Sénèque, Clémence, 16). Il faut expliquer par les legs à l’empe-
reur Pétrone, 76, 2 : « mon maître m’a fait cohéritier de l’empereur ». Pour
les officiers, voir une anecdote révélatrice de Valère-Maxime, 7, 8, 6 (7, 9,
2), et noter que le personnage, T. Marius Urbinas, a existé et qu’on a
retrouvé son épitaphe (Groag dans Klio, XIV, p. 51, sur Corpus des inscr.
latines, XI, n° 6058 ; Premerstein, Vom Wesen und Werden des Prinzipats,
p. 105).
174. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 847-854.
175. Sur le serment militaire et le culte des images impériales dans
l’armée, Premerstein, p. 73-99. Noter que, jusqu’aux Sévères, il n’y a cepen-
dant pas de véritable culte de l’empereur vivant ni même de son Génie dans
les armées.
176. Par exemple Germanicus (Suétone, Tibère, 25), Corbulon ou Lusius
Quiétus.
177. En général, sur le donativum, l’étude fondamentale demeure celle
de Fiebiger dans le Pauly-Wissowa, col. 1543-1544 du tome 5, qui a le
Chapitre IV (notes 178 à 185) 839
mérite de réunir toutes les références, du moins pour le Haut-Empire.
L’institution a été peu étudiée ; voir cependant E. Sander, « Das Recht der
römischen Soldaten », dans Rheinisches Museum, 101, 1958, p. 187, et H.
Kloft, Liberalitas principis, Böhlau, 1970, p. 104-110. Le donativum est
étrangement absent des revers monétaires (il est gratuit de voir dans les
légendes MONETA AVG une allusion à un donativum, comme font Mattingly
et Sydenham).
178. Ainsi Tacite, Histoires, I, chap. 5, 25, 37 et 41.
179. Les légionnaires avaient-ils droit au donativum, comme les préto-
riens ? Les sources l’attestent pour les legs d’Auguste à l’armée, ainsi que
pour ceux de Tibère, distribués par Caligula ; pour le premier donativum
proprement dit, distribué par Claude à son avènement, Josèphe dit que
les légions y eurent part (Antiquités judaïques, XIX, 247) ; le donativum
dont parle Tacite, Histoires, 4, 36 et 58, doit être plutôt une récompense
militaire et n’a pas à être rapproché de Dion Cassius, 65, 22. Les ailes
et cohortes ont-elles droit au donavitum ? Les sources sont muettes, car
Tacite, Histoires, 4, 19, parle plutôt d’une récompense militaire. Domas-
zewski pense que les auxiliaires n’avaient pas droit au donativum (Neue
Heidelberger Jahrbücher, 9, 1899, p. 218) ; Sander, qu’ils y ont droit depuis
les Sévères ; pour le IIIe siècle, J.-P. Callu, Politique monétaire des empe-
reurs, p. 311.
180. Dion Cassius, 73, 11 ; on impute aux donativa de 193 une responsa-
bilité partielle dans la dévaluation du denier : J. Guey, dans Bulletin
de la Société nationale des antiquaires, 1952-1953, p. 89 ; Th. Pekary, « Stu-
dien zur röm. Wahrungspolitik », dans Historia, 8, 1959, p. 456.
181. Dion Cassius, 73, 1, 5 et 8.
182. Tacite, Histoires, 1, 5 et 18.
183. Ammien Marcellin, 20, 4 ; C. Jullian, Histoire de la Gaule, vol. 7,
p. 222.
184. Ammien, 17, 9, 6 et 22, 3, 7 (voir cependant, sur un donativum
que Julien César distribua en Gaule, Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, 4 ;
éd. Fontaine, vol. 2, p. 597. Noter que donativum et butin font deux : voir
plus bas, n. 218). Julien s’en plaint dans sa lettre 17 Bidez.
185. Les soldats ont d’abord droit à des « annones » en blé et à des vête-
ments (ou à leur valeur en espèces, le canon vestium), ensuite ils touchent
chaque année des gages en espèces, appelés stipendium (c’est l’annuum
stipendium dont parle Julien, lettre 17, 8 Bidez ; il est versé à titre ordi-
naire, more solito, dit Ammien, 17, 9, 6) ; decennalia impériaux (E. Seeck,
Untergang der antiken Welt, vol. 2, Anhang, p. 545, n. 27, et, avec des
documents nouveaux, A. H. M. Jones, The Later Roman Empire, vol. 2,
p. 623, et vol. 3, p. 187, n. 31). Mais stipendium et donativum sont sentis
l’un et l’autre comme des dons plutôt que comme un dû et les deux mots,
après avoir longtemps fait couple (Code Justinien, 12, 35, 1 ; Histoire
Auguste, Tacite, 9, 1 ; Dioclétien, édit du maximum, préambule ; Ammien
Marcellin, 17, 9, 6 ; Paul dans Digeste, 49, 16, 10, 1 en face de 49, 16, 15),
sont chez Ammien Marcellin à peu près synonymes (il suffit de lire le long
chapitre 28, 6). Stipendium et donativum sont sentis l’un et l’autre comme
la part de la solde qui était en espèces. Cela s’oppose à la part en nature, à
savoir nourriture et vêtement : car ces deux mots, eux aussi, font couple ; le
soldat « veste et annona publica pascebatur » (Végèce, 2, 19), sauf s’il y a
adaeratio pour le vêtement (sur le canon vestium, voir Code Théodosien,
840 Chapitre IV (notes 186 à 190)
7, 6, 5 = Justinien, 12, 39, 4). Dans les textes « idéologiques », le soldat est
nourri et vêtu (Julien, Éloge de Constance, 32 ; Lettre 109 Bidez : les élèves
de l’école impériale de musique sacrée seront, eux aussi, nourris et vêtus
pour tout salaire). Ce qui est versement de métal précieux apparaît par
contraste comme un cadeau ; « il est à peine question de monnaie dans le
Code Théodosien à propos de la solde », écrit Godefroy dans son
paratitlon au livre VII du Code. Et pourtant, à lire Végèce, 2, 20, qui rend
l’atmosphère du IIIe siècle, on sent que le donativum était devenu une sorte
de gratification ordinaire : mais cette évolution a été « doublée » par l’autre
évolution, qui fait considérer tout versement en métal précieux comme un
cadeau (R. MacMullen, « The emperor’s largesses », dans Latomus, 21,
1962, p. 159). Le stipendium est senti plus comme une dette morale que le
pouvoir a envers l’armée que comme un paiement nécessaire pour que
le soldat puisse vivre : n’est-il pas nourri et vêtu par ailleurs, en effet ? Du
coup le soldat est reconnaissant quand il le reçoit et le stipendium apparaît
comme une récompense, d’autant plus qu’on le distribue par exemple lors
d’un avènement (Ammien, 22, 9, 2). C’est pourquoi stipendium et donati-
vum deviennent synonymes ; l’étude de ces mots dans l’Histoire Auguste
mène à la conclusion attendue, et qu’il suffit de résumer ici en une phrase,
que ce texte emploie ces mots dans leur sens du IVe siècle et n’est pas
utilisable pour le IIe et le IIIe. Pour stipendium au sens de donativum, voir His-
toire Auguste, Caracalla, 2, 8 ; Maximini duo, 18, 4 ; Max. et Balb., 12, 8 ;
Albinus, 2. Sur l’évolution de la solde au IIIe siècle, J.-P. Callu, La
Politique monétaire des empereurs romains de 238 à 311, De Boccard, 1969,
p. 295-300. Sur l’adaeratio, voir le remarquable compte rendu de Santo-
Mazzarino par Marrou, dans Gnomon, 25, 1953, p. 187 ; Callu, p. 290-294 ;
document nouveau : W. L. Westermann et A. A. Schiller, Apokrimata, Deci-
sions of Septimius Severus on legal matters, 1954, discuté par Pekary dans
Historia, 1959, p. 468. Seulement l’étude de l’adaeratio vient d’être renou-
velée par A. Cérati, Caractère annonaire et Assiette de l’impôt, 1975, p. 153-
180, qui est maintenant fondamental. – Sur le phénomène dans les armées
hellénistiques, comparer les Recherches sur les armées hellénistiques de
Launey, vol. 2, p. 779.
186. E. Stein, Histoire du Bas-Empire, vol. 1, p. 429, n. 209.
187. Julien, Au conseil et au peuple d’Athènes, 11. Ammien Marcellin lui-
même accuse l’usurpateur Procope, qu’il n’aime pas et qui échoua, d’avoir
acheté ses troupes, qui n’étaient que des soldats à vendre (vendibiles milites,
26, 6, 14) ; mais on voit, à le lire, que les partisans de cet usurpateur, le seul
peut-être que se soit donné l’Orient en ce siècle, respectaient en lui le sang
de Constantin qui coulait dans ses veines. En revanche, Ammien n’a pas un
mot de blâme quand Valentinien promet de l’argent aux soldats pour son
élection après une assemblée houleuse (26, 2, 1) : Ammien est un partisan de
la légalité.
188. Références dans l’article « Donativum » du Pauly-Wissowa par Fie-
biger, vol. 5, col. 1543.
189. Texte caractéristique, César, Guerre civile, 1, 39, 3 : « largitione mili-
tum voluntates redemit ». Nous insistons sur le fait que le mot de donativum
ne date que de l’Empire.
190. Guerre d’Alexandrie, 48 et 52. On distinguera toutes ces largesses
de celles dont nous avons parlé au chapitre précédent : la coutume ordon-
nait aux généraux d’abandonner aux soldats une partie du butin (Tite-Live,
Chapitre IV (notes 191 à 209) 841
30, 45, 3 ; de là Suétone, César, 38 : « praedae nomine », et Res gestae, 3,
18 : « ex manubiis »). Dans le monde hellénistique, on promettait une
gratification aux troupes en cas de victoire.
191. Lettre à Atticus, 18, 6, 2.
192. Appien, Guerres civiles, 3, 42 ; la page est d’une grande qualité par
ses nuances et sa précision : Appien doit ici suivre sa source de très près.
193. Par exemple Tacite, Annales, 12, 41 et 14, 11 ; Suétone, Néron, 7 ;
Pline, Panégyrique, 25, 2 ; Hérodien, 7, 6, 4 et 3, 8, 4 ; Dion Cassius, 73, 1, 5
et 8, 76, 1.
194. Julien, Sur la royauté, 28.
195. Sur les provinces à armées : Staatsrecht, vol. 2, p. 840 ; cf. p. 847
et 869.
196. Ibid., vol. 2, p. 1032.
197. Tacite, Annales, 1, 8 ; Dion Cassius, 56, 32, cf. 57, 5 et 6 ; Suétone,
Auguste, 101.
198. Dion Cassius, 55, 6.
199. Id., 59, 2 et 3 ; Suétone, Tibère, 76.
200. Suétone, Claude, 10 : « Claude fut le premier des Césars à s’attacher
la loyauté des soldats même à prix d’argent. » Claude renouvela son donati-
vum un an après : Dion Cassius, 60, 12.
201. Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XIX, 247.
202. Tacite, Annales, 12, 69 ; cf. Dion Cassius, 61, 3.
203. Références dans l’article de Fiebiger au Pauly-Wissowa.
204. Tacite, Annales, 12, 41 ; Suétone, Néron, 7.
205. Histoire Auguste, Hadrien, 23, 12 et 14 ; Dion Cassius, 78, 19 et 34.
Quand Galba adopta Pison, il fit scandale en ne promettant pas de donativum
(Tacite, Histoires, 1, 18 ; Suétone, Galba, 17).
206. Tibère après la chute de Séjan (Suétone, Tibère, 48) ou Néron après
la conspiration de Pison (Tacite, Annales, 15, 72 ; Dion Cassius, 62, 27).
207. Nous avons vu que c’est aussi un régime charismatique, mais en un
autre sens que celui de Weber : la croyance en la divinité du prince et
l’amour du prince ne sont pas le fondement de la légitimité et du fait qu’on
obéit sans être contraint ni convaincu coup par coup, mais sont un senti-
ment induit par l’existence reconnue (légitimée) du pouvoir, par son
caractère traditionnel (voir note suivante) ; le père est adoré parce qu’il est
père et n’est pas père parce qu’il est adoré. Rien à voir avec le chef génial
à titre individuel ou avec le dictateur qu’on veut croire génial en des
circonstances exceptionnelles.
208. Voir la très fine critique de la notion confuse d’action traditionnelle
chez Max Weber que fait Alfred Schutz, Phenomenology of the Social
World, trad. anglaise, Heinemann, 1972, p. 91 n. et 197-198. Réagissant
contre le nominalisme expéditif et volontairement un peu court de Weber,
Schulz montre que l’inertie, l’habitude, ne saurait être une explication ultime
et que par conséquent la fameuse théorie des trois fondements du pouvoir
chez Weber n’est pas tenable.
209. Sur le régime impérial, voir les excellentes pages de R. Orestano,
Problema delle persone giuridiche, p. 217-232, sur le caractère non institu-
tionnel du pouvoir impérial : « Le prince n’est, ni un magistrat, ni un priva-
tus », de même que le Fisc, qui dépend de lui, n’est ni public ni privé. On
lui a bien décerné la puissance tribunicienne et l’imperium proconsulaire,
mais ce n’est là qu’un langage analogique, car « ces pouvoirs furent désor-
842 Chapitre IV (notes 210 à 216)
mais distincts de l’exercice effectif des magistratures correspondantes ». Et
pour cause : ils étaient à vie et non limités géographiquement. Le principat
n’a rien à voir avec les vieilles magistratures républicaines et la « constitu-
tion ». Toutefois, on constate qu’il n’est pas non plus un simple état de fait,
un rapport de force, ou, en termes nobles, l’auctoritas personnelle d’un
individu, puisqu’à la mort de cet individu c’est un nouveau prince que l’on
crée, ayant la même puissance sous les mêmes oripeaux constitutionnels.
On a fondé donc un régime à fondement traditionnel, dirait Weber. Rien de
plus fréquent à Rome, avouons-le, que ces états de fait informels et légi-
times : les rapports de l’empereur et du Sénat, ceux de la Grèce et de Rome
entre 190 et 60 environ, ceux d’un gouverneur avec les cités romaines ou
grecques de sa province, en sont des exemples. Sage empirisme, qui dis-
cerne partout les raisons cachées ? Je n’en crois pas un mot ; constitution
non écrite et respect de règles traditionnelles ? Justement pas ; ni l’empe-
reur, ni Rome en face des Grecs, ni les gouverneurs ne sont fair play : ils
prennent tout le pouvoir qu’ils peuvent prendre. La vérité est que Rome n’a
aucunement l’esprit bureaucratique ni organisateur (on aurait tort de
confondre « hégémonie » et « organisation », « superstition de la norme et
des précédents » et « esprit juridique ») et qu’elle n’a pas davantage l’idée
d’une règle du jeu à respecter entre pairs : elle a le sens de l’hégémonie
et, sous le nom de fides, exige en outre qu’on lui soit fidèle par sens moral.
– Sur la notion peu utilement scrutée d’auctoritas, qui fait partie de ces
oripeaux dont Rome recouvre les rapports de force érigés en soumission
fidèle et hautement morale, voir Alföldi, Monarchische Repräsentation,
p. 192-195, et les pages définitives de J. Béranger, Recherches sur l’aspect
idéologique du principat, Bâle, Reinhardt, 1953, p. 114-131. Autre concep-
tualisation, d’un autre point de vue, chez Karl Loewenstein, Beiträge zur
Staatssoziologie, Mohr, 1961, p. 3-33 : « La monocratie constitutionnelle
d’Auguste, pour une morphologie des types de régime ». Pour les aspects
dits charismatiques du pouvoir impérial (au sens le plus vague de ce mot),
F. Schulz, Principles of Roman Law, p. 180-183.
210. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 843, n. 3.
211. Tacite, Histoires, 3, 79-80.
212. Il est déjà question d’un donativum pour des quinquennalia chez
Dion Cassius, 76, 1. Pour le donativum quinquennal, A. H. M. Jones, The
Late Roman Empire, vol. 3, p. 187, n. 31 ; E. Stein, Histoire du Bas-Empire,
éd. Palanque, vol. 1, p. 116 ; Mattingly et Sydenham, The Roman Imperial
Coinage, vol. 7, par Bruun, p. 57. Sur l’importance des cadeaux en métaux,
en plus de la solde, Alföldi, Studien zur… Welkrise des 3. Jahrhunderts,
p. 415. Sur les rapports entre l’impôt foncier et l’annone militaire, la ques-
tion vient d’être renouvelée par A. Cérati, Caractère annonaire et Assiette de
l’impôt, p. 103-151.
213. Ammien Marcellin, 15, 6, 3.
214. Id., 22, 9, 2.
215. Id., 29, 5, 37 ; 31, 11, 1.
216. Jullian, Histoire de la Gaule, vol. 8, p. 120 : « Le véritable culte
du soldat est l’argent ; entre les soldats et leurs chefs, c’est un perpétuel
marchandage. » Les domestiques, chez Molière, nourris et vêtus par leur
maître, lui demeurent fidèles même lorsqu’ils ne sont pas payés ; ils
n’en réclament pas moins leurs gages à grands cris : non pas parce qu’ils
sont cupides, mais parce que le maître ne les paie pas régulièrement.
Chapitre IV (notes 217 à 227) 843
217. Ammien Marcellin, 24, 3, 3 ; « les soldats, souvent bernés dans
le passé, réclament au comptant leur stipendium », écrit le Panégyrique, XI,
1, 4. Aussi, sous sa forme vague, y a-t-il une allusion fort précise chez Clau-
dien, Éloge de Stilicon, 2, 148 : « Tu ne négliges pas en temps de paix les
cohortes, pour les enrichir quand la guerre fait rage ; tu sais que les cadeaux
n’ont rien d’agréable, que l’on offre trop tard, par peur, à ceux qu’on avait
méprisés. »
218. Ammien, 24, 3, 3 ; en revanche, en 17, 13, 31, Constance dit à ses
troupes que le butin sera une récompense suffisante. Donc le donativum, qui
est en métaux précieux, s’oppose au butin, en nature.
219. Déjà, sous les Sévères, les troupes qui font un pronunciamento récla-
ment en gage une distribution d’argent : Dion Cassius, 46, 46 (cf. Hérodien,
3, 6, 8) et 79, 1. Julien dispose ses soldats à obéir à son pouvoir tout neuf en
leur faisant un don : Ammien, 22, 9, 2.
220. Ammien, 14, 10 ou 24, 7.
221. Quand les gens influents de la Cour ou de l’armée se sont réunis et
ont fait choix d’un empereur, reste la partie délicate : le faire acclamer par
l’armée (Ammien, 26, 1). Parfois celle-ci approuve « d’un consentement
général, parce que personne n’ose protester » (26, 4, 3); mais, d’autres fois,
des cris se font entendre : si l’orateur sait prendre un ton d’autorité, tout ren-
trera peut-être dans l’ordre (26, 2, 11). Même chose pour la proclamation
d’un prince héritier (27, 6).
222. Dion de Pruse, I, 22 : le Bon Roi appelle ses soldats compagnons
d’armes, ceux qui vivent avec lui, amis, et la foule des gouvernés sont
ses fils. Julien, Éloge de Constance, 6 : la foule des sujets regarde le
roi comme son souverain, mais les soldats attendent de lui davantage : des
présents et des faveurs.
223. L’exemple classique est le testament de Ptolémée VIII Évergète II,
Supplementum Epigraphicum Graecum, vol. 9, n° 7. Voir U. Wilcken, Aka-
demische Schriften, vol. 2, p. 23 ; E. Will, Histoire… hellénistique, vol. 2,
p. 305 ; pour le testament d’Attale de Pergame, ibid., p. 351. Quoi qu’on ait
dit récemment, le testament de Ptolémée VIII est bel et bien un testament : ce
ne sont pas des conseils politiques. – Contre l’idée répandue que l’Égypte
était le domaine particulier des empereurs romains, voir Arthur Stein, Aegyp-
ten unter römischer Herrschaft, p. 98, et M. Gelzer, Kleine Schriften, vol. 2,
p. 368-370.
224. Justin, 37, 4, 5 (cf. Will, Histoire… hellénistique, vol. 2, p. 392) ; 38,
7, 10 : Mithridate a hérité de royaumes étrangers, qui lui ont été légués pour
sa magnificence. Polybe, 25, 2, 7 : Eumène de Pergame, par pure bonté, fait
cadeau à Prusias de la cité de Tios.
225. Histoire Auguste, Antonin, 8, 1 ; Suétone, Domitien, 12 : « Ruiné par
ses édifices, ses spectacles et l’augmentation de la paie des soldats… » Texte
discuté par R. Syme, « The imperial finances under Domitian,
Nerva and Trajan », dans Journal of Roman Studies, 20, 1930, p. 55, et C. H.
V. Sutherland, « The state of the imperial treasury », même revue, 25, 1935,
p. 150.
226. Sur « beneficium » comme équivalent d’« évergésie », voir par
exemple une inscription bilingue de Délos, Degrassi, Inscriptiones liberae
rei publicae, n° 363 ; ou les Grammatici latini, éd. Keil, vol. 4, p. 567 en
haut.
227. Le païen Zosime (2, 38) blâme les largesses de Constantin (A.
844 Chapitre IV (notes 228 à 234)
Chastagnol, dans Historia Augusta, Colloquium 1964-1965, Habelt, 1966,
p. 34), mais la Vie de Constantin (I, 43, 1) du chrétien Eusèbe les approuve
grandement.
228. Par exemple Hygin dans les Gromatici veteres, p. 121, 9 ; Rudorff-
Lachmann : « agros veteranis ex voluntate et liberalitate imperatoris…
assignavit ».
229. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 890, cf. vol. 3, p. 134. La citoyen-
neté est due au « bienfait » impérial, Corpus des inscr. latines, vol. 2, n° 1610
et 2096 ; Ulpien, Règles, 3, 2 ; Pline, Panég., 37, 3 ; Dessau, n° 9059, 2 fin.
Elle est due aussi à la « complaisance » (indulgentia) impériale : Seston et
Euzénnat dans Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 1971, p. 470
et 480.
230. Dion Cassius, 55, 13 ; Sénèque, Bienfaits, 3, 9, 2 : « beneficium
vocas dedisse civitatem, in quattuordecim deduxisse » ; cf. A. Stein, Der
römische Ritterstand, p. 23 et 73.
231. Frontin, Aqueducs, 99, 3. Tel que je le comprends, ce texte montre
bien que beneficium équivaut à « décision » : Auguste, en effet, se réserve le
droit de décider qui recevrait le privilège de prendre de l’eau à un aqueduc,
dirions-nous ; en latin et en style monarchique, on dit qu’il « mit la totalité
de ce genre de choses au nombre de ses bienfaits », « tota re in sua beneficia
translata ». Ce qui implique en outre que la concession d’eau était une
faveur qu’on avait le droit de solliciter de lui : car on n’avait pas le droit de
lui demander n’importe quoi (voir n. 237). Même idée chez Suétone,
Claude, 23 : l’empereur décide que les autorisations de congé, qu’on
demandait jusqu’alors au Sénat, relèveraient désormais de ses bienfaits.
Nous expliquerions de la même manière Digeste 1, 2, 2, 49, sur le jus
publice respondendi.
232. Sur le droit de grâce, Mommsen, Strafrecht, p. 262, n. 1 (vérifier
les références, car les fiches de Mommsen se sont embrouillées) ; cf. Sué-
tone, Tibère, 35 ; Claude, 14 ; Tacite, Annales, 3, 24), p. 483 et p. 1042.
Code Théodosien, titres IX, 37 (De abolitionibus) et IX, 38 (De indul-
gentiis criminum) ; Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 884 ; vol. 3, p. 358
et 1069. Sur l’individualisation de la peine et ce que nous appellerions les
circonstances atténuantes, Strafrecht, p. 1039 ; sur l’amnistie, l’interces-
sion et la provocation, Strafrecht, p. 452. Une étude théorique du droit de
grâce est celle de W. Grewe, Gnade und Recht, 1936 : ce droit « suppose
que l’on tient l’État pour un être transcendant » (p. 51) et appartient à une
monarchie de droit divin ou à un roi divinisé ; il coïncide chronologique-
ment avec le droit divin et le thème de la bonté royale (p. 59). – Mais ce
n’est pas, je crois, la seule justification ou rationalisation possible du droit
de grâce.
233. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 1126. En général, sur le « bienfait »
royal, Thesaurus linguae latinae, vol. 2, s. v., col. 1886, ligne 66 ; Dizionario
epigrafico, vol. 2, s. v., p. 996. Sur les origines hellénistiques, M.-Th. Len-
ger, « La notion de bienfait (philanthropon) royal et les ordonnances des rois
lagides », dans les Studi in onore di V. Arangio-Ruiz, 1952, vol. 1, p. 483 : les
philanthropa ne sont pas une espèce particulière d’actes de droit et ce mot
n’est pas un terme technique ; c’est le nom de certaines ordonnances, de cer-
tains prostagmata.
234. A. D’Ors, Epigrafia juridica de la España romana, Madrid, 1953,
p. 20 ; j’ai entendu le grand juriste espagnol expliquer que le bienfait s’ap-
Chapitre IV (notes 235 à 237) 845
pelait ainsi parce qu’il n’était pas un acte spontané de l’empereur : il
fallait le solliciter du prince ; il pouvait être accordé automatiquement et c’é-
tait souvent le plus banal des droits : mais il fallait « faire la demande ». –
Certains bienfaits se demandaient (petere) ; pour d’autres, vous deviez
attendre qu’ils vous soient éventuellement accordés (praestari) sans faire de
demande : Digeste, 1, 2, 2, 49.
235. Un autre mot qui, comme beneficium, n’est pas un terme technique,
est judicium, dont nous avons préparé une étude détaillée ; judicium n’est
pas un « jugement », mais la bonne opinion que l’on a de quelqu’un, le fait
qu’on le « juge bien », c’est aussi une « décision », par décalque du grec
krima ou krisis, qui, dans la langue hellénistique, a pris ce sens. Prati-
quement, beneficium et judicium se complètent : le premier passe pour
une faveur de la bonté, le second pour une décision fondée sur l’estime per-
sonnelle qu’on a de quelqu’un, si bien que judicium, en latin impérial, veut
dire « nomination à un poste » (et ce sens du mot se retrouve dans… La
Chanson de Roland, vers 262).
236. Voir n. 231. – Répondons à une objection possible : les « bienfaits »
n’étaient-ils pas une espèce déterminée d’actes de droit, puisqu’on sollici-
tait de chaque prince, au début de son règne, la confirmation des bienfaits
accordés par son prédécesseur (Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 1127, sur
Suétone, Titus, 8 ; Sherwin-White, The Letters of Pliny, a commentary,
p. 644) ? Entendons-nous bien : l’État romain est très peu formaliste et
les agents du prince ont tendance à abuser ; certains bienfaits sont des
concessions fiscales, des immunités d’impôt, des concessions de terres
publiques : la tendance des agents du prince est de les reprendre ou de les
ignorer ; alors les malheureux bénéficiaires multiplient les précautions
pour échapper à ces chicanes (calumniae) ; ils demandent la confirmation
au nouveau prince, non parce que c’est formellement nécessaire pour telle
ou telle espèce d’actes juridiques, mais parce que cela peut toujours être
utile, car contre la rapacité des agents de l’État il n’est guère de recours. Le
jour où l’on cessera enfin de croire que l’Empire romain était organisé,
formaliste et juridique, on ouvrira les yeux sur la perpétuelle tendance de
tout le monde à multiplier les précautions, comme si les règles formelles
n’assuraient aucune protection. Bref, un bienfait qui était un privilège ris-
quait d’être rogné par le Fisc à chaque changement de règne ; alors on
« rechargeait » sa valeur juridique en le faisant confirmer, comme on
« recharge » une batterie de voiture. Cela ne veut pas dire que le bienfait
était un acte de droit déterminé et qu’il devait en droit être renouvelé par
tout nouveau prince. – Une autre précaution possible était de faire graver
dans la pierre ou le bronze le texte du bienfait et de l’exposer aux yeux de
tous ; les épigraphistes y doivent les nombreuses « inscriptions juri-
diques », qui sont autant de précautions contre la chicane (il ne va jamais
de soi qu’un document juridique soit gravé, et il faut toujours se demander
pourquoi il l’a été).
237. Dans le discours de « Mécène » à « Auguste » chez Dion Cassius
(52, 37 ; cf. 54, 24), Mécène conseille à Auguste de ne plus autoriser les
cités à se donner des titres pompeux qui suscitaient la jalousie des cités
rivales et il ajoute : « Tu seras aisément obéi en cela, si tu ne fais d’excep-
tion en faveur de personne ; tu ne dois même pas permettre qu’on te
demande une autorisation que tu n’accorderas pas. » Une constitution de
338 (Code Théodosien, 15, 1, 5) interdit aux gouverneurs de province
846 Chapitre IV (notes 238 à 240)
d’accorder une certaine immunité : « Désormais pareilles demandes ne
seront plus recevables, in posterum aditus similia cupientibus obstruatur » ;
cet aditus est ce que la Novelle 4 de Majorien appelle la licentia competendi,
le droit de solliciter un bienfait déterminé. Cet aditus traduit le grec hellénis-
tique enteuxis (ainsi dans la Vulgate en face des Septante : P. Collomb,
Recherches sur la chancellerie et la diplomatique des Lagides, 1926, p. 52) ;
c’est une requête adressée nominalement au roi ou directement à un fonc-
tionnaire et ayant ou non pour objet d’introduire une instance (cf. le latin
adire praetorem, adire judicem) ; pour l’enteuxis introductrice d’instance,
voir E. Seidl, Ptolemäische Rechtsgeschichte, J. J. Augustin, 1962, p. 65
et 89. Le latin dirait que, par une requête écrite ou orale (aditus, aditio), on
obtient un beneficium ; le grec hellénistique, que, par une enteuxis, on
obtient un philanthropon.
238. Sur cette énorme question, voir, à titre d’échantillon, Digeste, 11, 6, 1
pr. et 50, 13, 1 ; Max Kaser, Röm. Privatrecht, vol. 1, éd. de 1971, p. 569.
239. Dion de Pruse, I, 23-24 et 3, 110 ; cf. plus haut, n. 222. Pour Dion,
qui par rhétorique pousse à l’extrême le thème du Bon Roi par droit sub-
jectif, le roi est vraiment conçu comme un riche particulier qui possède la
royauté ; ce riche propriétaire a sa vie privée, comme nous tous, et il a ses
amis, ce qui est son droit ; il leur fait des largesses, ce qui est à son hon-
neur ; ceux qui le connaissent bien peuvent raconter aux autres ces traits
de générosité de lui, qui inspirent une idée favorable de son caractère. Par
ailleurs, comme nous l’expliquerons à la fin de la présente section, ce roi
est essentiellement bon : c’est la façon qu’a Dion de dire que ce riche pro-
priétaire privé n’en exerce pas moins, par sa propriété, une fonction
publique, qu’il est « au service du public », lequel public « bénéficie » de
l’office qu’il remplit. Il règne par lui-même et il règne pour nous, en quoi
il est bon. On considère volontiers que, quand Dion exalte la bonté du
prince, il veut rappeler le prince au sentiment de ses devoirs et que cela
annonce l’« âge d’or » du siècle des Antonins. Mais on pourrait considérer
tout aussi bien qu’en réduisant la fonction souveraine à une bonté privée,
quoique essentielle, Dion est un théoricien de la monarchie absolue, le
thème de la bonté du roi qui règne pour nous servant seulement à « couvrir
idéologiquement » le fait qu’il règne par lui-même et non au nom des gou-
vernés. Et, objectivement, les discours de Dion ont ces deux significations
à la fois. Reste à savoir seulement quelles furent en leur temps les inten-
tions subjectives de Dion : n’insistait-il sur le droit subjectif que pour rap-
peler au prince son devoir de bonté ? ou, au contraire, insistait-il sur la
bonté à seule fin d’affirmer le droit subjectif et l’absolutisme monar-
chique ? J’étudierai cela ailleurs.
240. Ce confucianisme s’oppose à la rationalité moderne du droit, qui
seule rend les décisions judiciaires prévisibles, ce qui permet les contrats et
une activité normale, laquelle exige que l’avenir soit quelque peu prévi-
sible : la rationalité du droit a donc les mêmes avantages et les mêmes
désavantages que la fixité du sens des mots, des conventions et de la mon-
naie. On peut attribuer cette rationalité au capitalisme, qui avait besoin de
prévisibilité pour ses contrats ; il est cependant douteux que cette cause ait
beaucoup joué, car les marchands sont très capables de se donner à eux-
mêmes une règle du jeu et de la respecter, sans se soucier des tribunaux
(aussi bien le « droit romain », ou ce qu’on appelle ainsi et qui fut autant
une fiction académique qu’un droit vraiment appliqué, car souvent les
Chapitre IV (notes 241 à 244) 847
rescrits impériaux relevaient d’une « justice du cadi » étrangère à tout
pédantisme académique – aussi bien le droit romain, dis-je, ignore-t-il le
droit commercial et le dédaigne-t-il sans doute). Pour la rationalisation du
droit, mieux vaut penser à la tendance générale de tous les professionnels à
rationaliser leur propre activité : les juges sont des professionnels, à notre
époque, et tout est rationnel autour d’eux ; ils ne veulent pas faire moins
bien que le voisin. Un juge confucianiste, lui, n’avait pas ce zèle, au
contraire : son idéal était ce que nous appellerions la justice du Cadi ou de
Salomon. Il n’hésitait pas à accorder des délais à un emprunteur dans le
dénuement, si le créancier était riche ou n’avait pas besoin d’argent pour
l’instant ; voir René David, Les Grands Systèmes de droit contemporain,
p. 542, 547, 563.
241. Cicéron, Devoirs, 2, 64 : la libéralité consiste à « de suo jure
cedere ».
242. Sur le double sens de ces brocards, voir en général J. Stroux,
Römische Rechtswissenschaft und Rhetorik, Postdam, 1949, p. 12-19 et
40 : 1° Nul ne doit réclamer tout son droit ; 2° La loi est injuste en cela
qu’elle ne peut prévoir tous les cas d’espèce. Voir aussi F. Wiaecker, « Vul-
garismus und Klassizismus im Recht der Spätantike », dans Sitzungsbe-
richte der Akademie in Heidelberg, 1955 ; sur le « droit équitable » de
Justinien, au sens évangélique de l’expression, voir F. Pringsheim, Gesam-
melte Abhandlungen, Carl Winter, 1961, p. 131-246. Nous retrouvons ici le
terrible problème du droit du Bas-Empire : est-il vulgaire ou est-il
influencé par l’éthique chrétienne ? On notera d’abord qu’en partie la
morale chrétienne reprend la morale populaire contre la morale aristocra-
tique ; or l’effacement de l’aristocratie sénatoriale et la montée d’une nou-
velle noblesse de service laissent l’empereur en tête-à-tête avec son
peuple ; l’empereur veut faire ce qui plaît au peuple, et de plus il est chré-
tien ; le peuple est chrétien, mais il a aussi des idées populaires, ce qui est
souvent, mais pas toujours, la même chose ; dès lors il n’y aura que des
cas d’espèce dans ce problème historique. Par exemple, préférer l’adoucis-
sement de la loi à la rationalité du droit est conforme à l’idée populaire de
la justice et c’est aussi une idée chrétienne ; malheureusement une autre
idée populaire, qui, elle, n’est pas chrétienne du tout, est que la règle d’or
en matière de justice est le talion ; voir A. Dihle, Die goldene Regel, eine
Einführung in die Geschichte der antiken und frühchristlichen Vulgärethik,
Vandenhoeck und Ruprecht, 1962, p. 29 ; cf. aussi J. Straub, Heidnische
Geschichtapologetik in der christlichen Antike, Habelt, 1963, p. 106-124.
Quand Constantin réprime atrocement les délits sexuels, se mêlent là un
élément populaire non chrétien (l’atrocité) et un élément populaire et chré-
tien (en matière sexuelle, la morale populaire ne plaisantait pas, cocuages
et filles-mères étaient de grosses affaires, avortement et homosexualité
aussi ; en témoignent les Pythagoriciens, qui reprennent la morale popu-
laire par rigorisme de secte, les lois sacrées des temples grecs et parfois
même les romans grecs).
243. Platon, Politique, 293 E-298 E ; texte commenté par Hegel, Sur les
méthodes scientifiques dans le droit naturel, trad. Kaan, Gallimard, 1972,
p. 121.
244. Tel est bien le sens de cet article 4, comme il ressort de l’Analyse
raisonnée de la discussion du Code civil au Conseil d’État de J. de Male-
ville, éd. de 1807, vol. 1, p. 13. Papinien écrivait : « Les juges doivent se
848 Chapitre IV (notes 245 à 255)
faire un devoir de ne pas omettre ce que la loi a omis de dire » (Digeste,
22, 5, 13). De même, à Athènes, les héliastes juraient de juger conformé-
ment aux lois écrites et, en cas de lacune de la loi, d’après la maxime la
plus équitable (Démosthène, Contre Leptine, 118 ; Dittenberger, Sylloge,
n° 145 début) ; de même en droit hellénistique : voir H. J. Wolff dans le
recueil collectif Zur griechischen Rechtsgeschichte publié en 1968, par
E. Berneker à la Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 101, 117, 119,
492. Sur les éloges « évangéliques » de la bienveillance et de l’équité en
Grèce, voir J. Stroux, Römische Rechtswiss. und Rhetorik, p. 14-19, et H.
Meyer-Laurin, Gesetz und Billigkeit im attischen Prozess, Böhlau, 1965,
p. 28-31.
245. M. Crozier, Le Phénomène bureaucratique, p. 220.
246. Par exemple Jehring, Der Zweck im Recht, vol. 1, p. 333.
247. A Nicomaque, 5, 14 (1137 B 10), trad. Tricot ; voir H. Coing,
« Zum Einfluss der Philosophie des Aristoteles auf die Entwicklung des
römischen Rechts », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung, 69, 1952, partic.
p. 43. Le roi hellénistique, à qui on adresse un placet (enteuxis), jugera
lui-même une affaire au lieu de laisser juger les tribunaux ordinaires et
il lui sera possible de juger selon l’équité (ou la justice du Cadi ?) : Meyer-
Laurin, p. 31.
248. Ainsi Traute Adam, Clementia principis, der Einfluss hellenistischer
Fürstenspiegel auf den Versuch einer rechtlichen Fundierung des Prinzipats
durch Seneca, Stuttgart, Klett, 1970.
249. Nous sommes d’accord pour l’essentiel avec M. Fuhrmann, « Die
Alleinherrschaft und das Problem der Gerechtigkeit : Seneca, De
Clementia », dans Gymnasium, 70, 1963, p. 481-514. Mais peut-être éclai-
rons-nous les faits un peu différemment.
250. Voir le beau livre de I. Hadot, Seneca und die griechisch-römische
Tradition der Seelenleitung, De Gruyter, 1969. Même rapport entre l’élé-
ment conceptuel et l’élément parénétique dans le De beneficiis, même léger
coup de pouce destiné à rendre les concepts plus persuasifs : au lieu d’ex-
poser les idées en leur impartiale précision, Sénèque insiste sur le côté que
les hommes auraient tendance à négliger ou à oublier (le chap. I, 4 est très
net à cet égard). Ayant posé que les bienfaits doivent être rendus
et que la libéralité ne doit être ni déficiente, ni débordante, il insiste sur
le fait qu’elle ne doit pas être déficiente : « Il faut apprendre aux uns à ne pas
se tenir pour créanciers, aux autres à se croire plus débiteurs qu’ils
ne sont » ; ce n’est pas une morale « évangélique », c’est seulement de la
parénèse, de la pédagogie : les gens ont plus besoin d’apprendre la largesse
que l’exactitude. Et, pour les convaincre, il faudra expliquer et répéter lon-
guement : le De beneficiis est un peu long, en effet.
251. Jellineck, Allgemeine Staatslehre, p. 180 et 622.
252. Polybe, 32, 8.
253. Pour le détail des références nous renvoyons une fois pour toutes à H.
Kloft, Liberalitas principis : Herkunft und Bedeutung ; Studien zur Prinzi-
patsideologie, Böhlau, 1970.
254. L’existence de libéralités privées du prince me semble expressément
attestée dans un édit de Nerva cité par Pline, Lettres, 10, 58, 9 : « quod alio
principe vel privatim vel publice consecutus sit ».
255. La filiation de mot et la différence de sens sont indiquées par Fustel
de Coulanges, Origines du système féodal, p. 179, n. 1.
Chapitre IV (notes 256 à 262) 849
256. Code Théodosien, V, 12, 3 et 16, 31 ; X, 1, 1 et 2 et 8 ; X, 8, 8
passim ; X 9, 2 et 3 ; X, 10, passim ; XI, 20, passim ; XI, 28, 13 et 15, XII,
11, 1.
257. Godefroy, paratitlon à Code, X, 8, et notes à X, 1, 2 ; X, 10, 6 ; XI,
20, 5 et 6. Ce sont des biens caducs (X, 8, passim) qui appartiennent au Fisc
(loi de Constantin, X, 1, 2) ou à la Fortune privée (X, 10, 6). Or, selon les
époques, les biens vacants et caducs reviennent à l’une ou l’autre de ces
caisses ; je n’ai pu lire R. His, Die Domänen der römischen Kaiserzeit, 1896,
p. 33.
258. C. Pharr, The Theodosian Code and Novels, Princeton, 1952, note à
X, 1, 2.
259. Code, X, 8, 4.
260. Code, X, 1, 1 : « pro meritis obsequiisque » ; X, 8, 3 : « pro laboribus
suis et meritis » ; XI, 20, 4 : « in bene meritos de re publica ».
261. Cicéron, De la loi agraire, II, 2, 11, 12. Pourquoi était-elle consa-
crée ? Pour la même raison qui faisait reconnaître au général victorieux un
droit de propriété sur une part au moins du butin, ou qui autorisait les gou-
verneurs de province à garder pour eux ou à distribuer aux membres de
leur cohorte d’amis les revenants-bons et épargnes qu’ils pouvaient faire
sur leurs crédits et qui étaient, nous l’avons vu au chapitre précédent,
considérables : parce que ce sont de grands seigneurs et non des serviteurs
de l’État. Cela n’a rien à voir avec le droit et Mommsen s’est donné une
peine inutile, historiquement caractéristique du juridisme du siècle dernier,
en fondant le droit de propriété du général sur une distinction entre le prêt
et le dépôt : le pillage des fonds publics est le fait le plus universel de l’his-
toire universelle et les pilleurs se sont rarement embarrassés de fictions
juridiques. L’appareil d’État existe par lui-même, comme une confrérie, et
il existe pour le bien public, comme un organe : la confrérie traite les fonds
publics comme son bien propre et se fait de petites faveurs, avec autant de
simplicité que les employées d’un grand magasin achètent au magasin
des marchandises à un prix de faveur que la direction ne fait pas aux simples
clients. Seulement, par ailleurs, l’appareil doit aussi jouer quelque peu son
rôle d’organe : il doit au moins « faire un geste ». Alors le général qui garde
le butin pour lui sent que cet argent lui brûle les doigts et le dépense en partie
à faire construire un monument public. Ce n’est sûrement pas parce que le
butin ne lui avait été attribué qu’à titre de dépôt ! Et puis le général a le butin
dans ses griffes : qui ira le lui disputer les armes à la main ? De même, l’im-
perator qui distribue des terres est sur place et pourrait faire ce qu’il veut :
cela rend trop compréhensible qu’il cède à la tentation, sa faiblesse est natu-
relle et mieux vaut la légitimer, puisqu’on ne peut ni ne veut l’empêcher.
Seulement, l’état étant organe du bien public, il devra « faire un geste » :
proclamer que les biens-fonds qu’il a distribués par favoritisme sont la
récompense du mérite.
262. Références dans Gromatici veteres, Schriften der römischen Feld-
messer, Lachmann-Rudorff, vol. 2, p. 387-389 ; vol. 1, p. 197, 10 : « Excepti
sunt fundi bene meritorum ». Reste à savoir si les concessions de terres à
des individus méritants étaient inscrites dans certain Liber Beneficiorum
où étaient consignées au moins les concessions impériales de terres
publiques à des cités (Gromatici, vol. 1, p. 203, 1 ; 295, 12 ; 400, 12). Diffi-
cile à dire, le seul texte est Gromatici, 295, 13, où le mot « alicui » est bien
vague : il peut désigner aussi bien un vétéran qui a obtenu très normale-
850 Chapitre IV (notes 263 à 271)
ment une terre pour sa retraite régulière ! Que contenait donc ce mysté-
rieux Livre des Bienfaits ? Tout ce que nous savons est que dès Trajan au
moins un fonctionnaire était responsable des Bienfaits (Dessau, n°1792,
et 9030) ; Corpus, vol. VI, n° 8626 et 8627) ; au Bas-Empire existera le
« scrinium beneficiorum » (Notitia dignitatum, Occident, XII, 32).
263. Il faudrait évoquer longuement la double politique de Constantin :
primo, gagner l’appui de la nouvelle caste dirigeante, de la nouvelle
noblesse de service, du « clarissimat » au sens que ce mot a au Bas-Empire
(un clarissime du IVe siècle est aussi différent d’un clarissime du IIe siècle
qu’un baron de Napoléon d’un baron tout court ; au Bas-Empire, l’ordre
équestre disparaît pratiquement et tout haut fonctionnaire est au moins
clarissime). Cette nouvelle caste dirigeante est issue, non pas d’une révolu-
tion politique ou sociale, mais de la transformation des institutions et de
l’armée entre 260 et 310 : le personnel politique du temps de Constantin
est aussi différent à tous les points de vue (y compris par la culture litté-
raire) du personnel du Haut-Empire que celui du XIXe siècle de celui
d’avant la Révolution française. Ainsi finit la période hellénistico-romaine
de l’histoire antique. Constantin entend combler de faveurs cette nouvelle
caste, tel Napoléon créant des barons et des comtes et les enrichissant.
Mais, secundo, Constantin veut aussi se réconcilier avec le Sénat propre-
ment dit, avec le clarissimat au vieux sens du mot (tel Napoléon tentant de
se réconcilier avec la noblesse d’Ancien Régime et de la prendre à son ser-
vice). Or Constantin savait enrichir ses amis (Europe, 10, 7 ; Eusèbe, Vie
de Constantin, I, 43, 1). Sur les ouvertures que fait Constantin au vieux
clarissimat de Rome, Alföldi, The Conversion of Constantine and Pagan
Rome, p. 118-122.
264. L’empereur paie les dettes : Kloft, Liberalitas, p. 77-78 et 101-104 ;
l’empereur paie les jeux : Suétone, Auguste, 43 ; Histoire Auguste, Hadrien,
3, 8 et 7, 10. Beaucoup de riches fuyaient le ruineux ordre sénatorial (Dion
Cassius, 54, 26 ; cf. 48, 53 et 60, 27) ou préféraient le service du prince et les
procuratèles (Tacite, Histoires, 2, 86) ; cf. A. Stein, Der römische Ritters-
tand, p. 189-200.
265. A. Chastagnol dans Mélanges Pierre Boyancé, p. 165.
266. Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 498 et vol. 3, p. 466. Sur la
relation entre l’ordre sénatorial, c’est-à-dire les personnes qui siègent au
Sénat, et le rang sénatorial au sens large (c’est-à-dire les femmes des séna-
teurs et leurs agnats jusqu’au troisième degré), voir Mommsen, Staatsrecht,
vol. 3, p. 468, et ajouter Code Justinien, XII, 1, 1.
267. Pline, Lettres, I, 19 ; Martial, 4, 67.
268. F. Millar, « Herennius Dexippus : the Greek world and the third-cen-
tury invasions », dans Journal of Roman Studies, 1969, p. 21.
269. Des bienfaits, 2, 7-8.
270. Sur les soulagements fiscaux, Mommsen, Staatsrecht, vol. 2,
p. 1015 ; Marquardt, Staatsverwaltung, vol. 2, p. 217 ; Kloft, Liberalitas,
p. 120-124 ; index de l’édition Godefroy du Code Théodosien, aux mots
« indulgentia » et « reliqua ». Les remises d’impôt sont une liberalitas : ce
mot est employé par Ammien Marcellin, 25, 4, 15, et par le Panégyrique
latin, VIII, 14, I. Nombreux documents papyrologiques, par exemple un édit
d’Hadrien en 135, chez Preisigke-Bilabel, Sammelbuch griech. Urkunden
aus Aegypten, vol. 3, 1, n° 6944.
271. Dion Cassius, 69, 8 ; sur ces reliefs, W. Seston dans Mélanges d’ar-
Chapitre IV (notes 272 à 284) 851
chéologie… de l’École française de Rome, 44, 1927, p. 154, qui a montré
qu’ils se rapportaient à Hadrien et non à Trajan ; cf. M. Hammond dans
Memoirs of the American Academy in Rome, 21, 1953, p. 127 ; R. Brilliant,
Gesture and Rank in Roman Art, Memoirs of the Connecticut Academy, 14,
1963, p. 108 et 128.
272. Voir Charles Wilson, Economic History and the Historian, collected
Essays, Weidenfeld and Nicolson, 1969, p. 114 : « Taxation and the decline
of Empires, an unfashionable theme ».
273. Sulpice Sévère, Dialogues, I, 3 (il s’agit du désert de la côte de Cyré-
naïque ou de Trypolitaine).
274. Dittenberger, Sylloge, n° 814 ; Néron eut une autre fois l’intention de
supprimer les droits de douane (Tacite, Annales, 13, 50-51), ce qui n’avait
rien d’absurde ; cf. B. H. Warmington, Nero : Reality and Legend, Chatto
and Windus, 1969, p. 65 et 118.
275. U. Kahrstedt, Das wirtschaftliche Gesicht Griechenlands in der Kai-
serzeit : Kleinstadt, Villa und Domäne, Dissertationes Bernenses, 1954.
276. Ammien Marcellin, 16, 5, 14.
277. Devenu Auguste, Julien « s’interdisait de nuire à la fortune publique
pour accorder à une province des faveurs particulières » (Lettres, n° 73
Bidez) ; il refusait de remettre les arriérés d’impôts (reliqua), car cela
profitait surtout aux riches, qui seuls avaient pu obtenir des délais : les pauvres
étaient contraints de payer tout de suite (Ammien, 16, 5, 15).
278. Proportionner l’impôt à la situation économique de chaque région :
deux exemples éclatants sont l’édit d’Hadrien, cité note 270, et le Panégy-
rique latin, VIII, commenté par A. Cérati, Caractère annonaire et assiette
de l’impôt foncier, p. 315.
279. Panégyrique latin, XI, 11, 2.
280. Sombart, Der Moderne Kapitalismus, I, 2, p. 664.
281. Sur l’ordre de grandeur des revenus publics, Marquardt, Staatsver-
waltung, vol. 2, p. 296-298 ; Fustel de Coulanges, L’Invasion germanique,
p. 52-53 ; Tenney Frank, An Economic Survey of Ancient Rome, vol. 5,
p. 53 ; cf. E. Cavaignac, Population et Capital dans le monde méditerranéen
antique, 1923, p. 158. Un « budget » archaïque se mesure à la dizaine de
millions de francs Balzac ; un budget d’Ancien Régime, à la centaine ; un
budget du XIXe siècle, au milliard ; un budget du milieu du XXe siècle, à la
centaine de milliards (dont la moitié pour les traitements des fonction-
naires).
282. J. Beloch, Die Bevölkerung der griechisch-römischen Welt, réimpr.
1968, Bretschneider, p. 502 ; cf. H. Delbrück, Geschichte der Kriegskunst,
vol. 2 : Die Germanen, réimpr. 1966, De Gruyter, p. 273 et 311.
283. Dion Cassius, 73, 8, 3 : à la mort d’Antonin, les caisses publiques
contenaient 2 milliards 700 millions de sesterces. Néron et Domitien, princes
prodigues, épuisèrent le Trésor, au dire de Suétone.
284. Julien, Lettres 73 Bidez ; dans un édit auquel nous avons déjà fait
allusion (n. 30), Alexandre-Sévère écrit : « Je ne m’intéresse pas à l’argent,
je veux plutôt promouvoir l’Empire par ma philanthropie et mes évergé-
sies ; si bien que les gouverneurs et les procurateurs envoyés par moi, que
j’ai triés avec le plus grand soin, doivent s’inspirer de mon exemple et
montrer la plus grande modération possible ; car les gouverneurs de pro-
vince apprendront chaque jour un peu plus qu’ils doivent mettre tout leur
zèle à épargner les nations auxquelles ils sont préposés, s’ils peuvent voir
852 Chapitre IV (notes 285 à 292)
le souverain lui-même gouverner l’Empire avec autant de respect de lui-
même, de modération, de retenue. »
285. Mattingly, Coins of the Roman Empire in the British Museum, vol. 3,
p. XLVII : FISCI IVDAICI CALVMNIA SVBLATA ; cf. Suétone, Domitien, 12.
286. Panégyrique latin, XI, 4, 2.
287. Aux références citées plus haut, chap. IV, n. 30, ajouter Tertullien, De
pallio, I, 1 et 2, 7 ; Symmaque, Relatio, 1.
288. Il n’existe pas d’étude d’ensemble ; le livre d’E. De Ruggiero,
Lo Stato et le opere pubbliche in Roma antica, Turin, 1925, p. 78-111,
ne porte que sur la ville de Rome. Les grandes lignes peuvent se tirer de
Marquardt, Staatsverwaltung, vol. 2, p. 90-92 ; Hirschfeld, Verwaltung-
sbeamten, p. 266 ; Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 1100, n. 2 (par « caisse
privée de l’empereur », Mommsen, conformément à sa théorie, entend
le fiscus) et vol. 3, p. 1145 ; Friedländer, Sittengeschichte, vol. 3, p. 28-32.
Quelques monographies : F. C. Bourne, Public Works of the Julio-
Claudians and the Flavians, Princeton, 1946 ; R. Mac Mullen, « Roman
imperial building in the provinces » dans Harvard Studies in Classical Phi-
lology, 64, 1959, p. 207-235 (étudie particulièrement les constructions faites
par les armées) ; D. Tudor, « Les constructions publiques de la
Dacie romaine d’après les inscriptions », dans Latomus, 1964, p. 271 ;
C. E. Van Sickle, « Public works in Africa in the reign of Diocletian », dans
Classical Philology, 1930, p. 173. Parfois l’empereur et un évergète colla-
borent : Hérode Atticus écrivit à Hadrien qu’Alexandrie de Troade man-
quait d’eau et lui demanda 12 millions de sesterces pour amener
de l’eau dans la ville ; comme la dépense fut supérieure, Hérode paya la
différence ou plutôt la fit payer nominalement par son fils, à qui il donna
la somme nécessaire (Philostrate, Vies des sophistes, I, 26, p. 537 init. Olea-
rius et II, 1, p. 548 fin).
289. Les constructions faites hors de Rome par le Sénat et le peuple
romains (sur la valeur de la formule S. P. Q. R., Mommsen, Staatsrecht, vol.
3, p. 1258) sont élevées le plus souvent en l’honneur de l’empereur ; ainsi
Suétone, Tibère, 5 (Fundi) ; Dion Cassius, 51, 19 (Actium). Citons l’arc de
Rimini et l’arc de Bénévent. Le temple de Vénus Erycine fut
restauré par le Trésor sur l’initiative de Claude (Suétone, Claude, 25 ;
Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 1145, n. 1) ; sur des opera publica en Asie
et en Bithynie, voir le Corpus, V, 977 et Hirschfeld, Verwaltungsbeamten,
p. 266, n. 1. Plus généralement, voir F. J. Hassel, Der Trajansbogen in
Benevent : ein Bauwerk des römischen Senates, Verlag Philipp von Zabern,
1966, p. 2-9.
290. Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 249 ; Marquardt, Staatsverwaltung,
vol. 2, p. 88 ; D. Kienast, Cato der Zensor, seine Persönlichkeit und seine
Zeit, Heidelberg, 1954, étudie les constructions des censeurs de 174 à Pisau-
rum, Fundi et Potentia.
291. Corpus, V, 54 ; Degrassi, Inscriptiones liberae rei publicae, n° 639 ;
Inscriptiones Italiae, X, 1, n° 81, cf. A Degrassi, Scritti varî, vol. 2, p. 913 ;
R. Syme, The Roman Revolution, p. 465, n. 1 : « From his father, Cassius
inherited a connexion with the Transpadani » ; Tacite, Histoires, II, 72 :
« L’Istrie, où autrefois la famille de Crassus avait eu des clientèles, des terres
et une popularité qui s’attachait encore à son nom. »
292. Corpus, XI, 6219 (Dessau, n° 104 : murum dedit) ; V, 525 et add.
p. 1022 (Dessau, n° 77 : murum turresque fecit) ; XII, 3151 (portas mu-
Chapitre IV (notes 293 à 296) 853
rosque coloniae dat) ; III, 13264 (parens coloniae, murum et turris dedit) ;
X, 4842 (Dessau, n° 5743), avec les nouvelles lectures dans L’Année épigra-
phique, 1962, n° 92.
293. Quand un gouverneur fait réparer un pont en imposant une contri-
bution et des corvées à la ville voisine, c’est l’empereur qui pontem resti-
tuit (Corpus, III, 3202 ; Dessau, n° 393) : l’empereur l’a autorisé à ce faire.
Il est vrai que cet empereur est Commode, dont les tendances égocen-
triques étaient sans doute connues de son personnel politique. Les empe-
reurs, en général, avaient tendance à subordonner toute construction
publique à leur autorisation : Pline, Lettres, 10, 37-42, et Macer, Digeste,
50, 10, 3, 1.
294. Pline, Lettres, 10, 58, 5, expliqué par Otto Hiltbrunner, « Miszellen »,
dans Hermes, 77, 1942, p. 381. Quand une construction est due à l’indulgen-
tia du prince, on peut comprendre, au total, que l’empereur a autorisé la
construction, ou bien qu’il a autorisé le gouverneur à imposer des contribu-
tions extraordinaires pour la faire, ou bien qu’il a envoyé de l’argent, ou bien
qu’il a permis d’affecter à la construction une partie des impôts de la pro-
vince (voir par exemple Corpus, III, 7409 ; P.-A. Février dans Mélanges
André Piganiol, p. 223). Un cas particulier est celui où l’empereur affecte à
des constructions les revenus d’un temple : il faut en conclure que ces reve-
nus avaient été attribués au Fisc (Corpus, III, 7118, Dessau, n° 97 ; Corpus,
III, 14120 ; cf. Inscriptiones Creticae, vol. 2, p. 139, n° 6 et vol. 4, p. 356,
n° 333 : l’empereur restaure des édifices ex reditu Dianae ou ex sacris pecu-
niis Dictynnae).
295. Panégyrique latin, V, discours d’Eumène à Autun.
296. Sur ces annonces publiques que fait par lettre ou discours l’évergète
pollicitateur de sa future évergésie, qui n’est encore que promesse, voir
Pline, Lettres, I, 8 : le discours de Pline à ses concitoyens de Côme est le
parallèle obvie à notre Panégyrique, V. Un très bel exemple imaginaire de
pareil discours se lit dans un roman latin traduit du grec (J. P. Enk dans
Mnemosyne, 1948, p. 231), l’Histoire d’Apollonius roi de Tyr, chap. XLVII
Riese (tout ce roman, qu’il faudrait analyser en détail, est capital pour l’é-
vergétisme grec impérial ; voir les chap. IX, X aussi). Un exemple réel est
Apulée, Florides, XVI, 35-39 ; ou Lucien, Mort de Pérégrinos, 15.
Les exemples ne sont pas rares en épigraphie latine et surtout grecque ;
voir surtout, dans le Corpus latin, vol. X, n° 4643, à Calès. En général voir
Waltzing, Corporations professionnelles chez les Romains, vol. 2, p. 454,
et L. Robert, Études anatoliennes, p. 379. Ce discours ou cette lettre que
l’évergète adresse à sa cité ont une grosse importance, parce qu’ils consti-
tuent un engagements public d’exécuter la promesse ; aussi, à Narbonne,
un évergète dit à la fin de sa lettre : « Vous considérerez la présente lettre
comme l’équivalent d’un acte juridique en bonne et due forme », epistu-
lam pro perfecto instrumento retinebitis (Corpus, XII, n° 4393). L’é-
vergète ferait-il son discours devant le peuple assemblé ou devant le seul
Conseil ? Eumène d’Autun a choisi la première solution, Pline le Jeune
n’est pas peu fier d’avoir choisi la seconde (Lettres, I, 8, 16). En tout cas,
il était nécessaire de faire connaître à la cité l’intention d’évergésie qu’on
avait formée, car la cité devait accepter ou refuser la promesse (Gaius, Ins-
titutes, 2, 195, à propos d’un legs ; mais il faut généraliser : comme l’é-
vergésie sera un monument sur sol public, la cité doit décider si elle autorise
l’évergète à occuper pour son édifice une partie du sol public). Pour remer-
854 Chapitre IV (notes 297 à 301)
cier l’évergète de sa lettre ou de son discours, la cité lui envoie un décret
d’honneurs ou de « témoignage » qui a l’avantage de l’engager un peu plus
encore à exécuter réellement sa promesse ; exemples de tels décrets :
Degrassi, Inscriptiones liberae rei publicae, n° 558 ; Dessau, n° 154 (« ut
gratiae agerentur munificentiae ejus »). Restait la grosse question : la pro-
messe par lettre ou discours public engageait-elle en droit l’évergète ? Son
discours permettait-il à la cité d’exiger devant le tribunal du gouverneur que
la promesse soit remplie ? C’est la grosse question des pollicitations en droit
« privé » romain : il suffit de lire Digeste, 50, 12. Bref, le discours d’Eumène
à Autun « entre en série » à tous points de vue.
297. Sur les « décrets ambitieux », Digeste, 50, 9, 4 pr. Le gouverneur
veille sur les édifices publics des cités et en réfère à l’empereur (Pline,
Lettres, 10, 37-42 ; Digeste, 50, 10, 3. I, 16, 7, 1. I, 18, 7). Sur les rapports
entre le gouverneur et la cité autonome, voir D. Nörr, Imperium und polis
in der hohen Prinzipatszeit, p. 36 ; Olivier, « The Roman governor’s per-
mission for a decree », dans Hesperia, 23, 1954, p. 163. Un très bel
exemple se lit dans Tituli Asiae minoris, vol. 2, n° 175 : la cité de Sidyma
demande par décret au gouverneur de Lycie l’autorisation de faire
construire une gérousie.
298. Rôle central du curator rei publicae au Bas-Empire, où il dirige réel-
lement la cité (les magistrats ne sont plus que des liturges), fait les dédi-
caces, etc. : voir par exemple Corpus, XIV, n° 2071, 2124, 2806, 3593,
3900, 3902, 3933… Avant de concéder à un évergète un lieu public où
il élèvera un édifice, on demande la permission au curateur : Corpus, XI,
3614 ou X, 1814. Sur le rôle du curateur en matière de constructions
publiques, Année épigraphique, 1960, n° 202. Dans les inscriptions, on lit
qu’un édifice, voire une statue, est élevé « avec confirmation du curateur
de la cité et sous l’autorité du gouverneur » (ainsi Corpus, VIII, n° 5357,
cf. 1296). D’une manière générale, voir L. Robert, Hellenica, I, p. 43 ;
H. Seyrig, Antiquités syriennes, vol. 3, p. 188 (repris de Syria, 1941,
p. 188) ; Jouget, Vie municipale de l’Égypte romaine, p. 463 ; H. Seyrig
dans Bulletin de correspondance hellénique, 51, 1927, p. 139 ; S. Cassario,
« Il curator rei publicae nella storia dell’impero romano », dans Annali del
seminario giuridico, Unisersità di Catania, 2, 1947-1948, p. 338-359
(Paris, à la bibliothèque de la Faculté de Droit). Rappelons d’un mot
la différence entre le curator rei publicae du Haut-Empire, qui est étran-
ger à la cité, nommé par lettres impériales et se contente de prendre la cité
en tutelle ; et le curator rei publicae tel qu’il devient au cours du
III e siècle, où il est pris parmi les notables locaux, nommé pour une
période indéterminée, élu par le Conseil lui-même et chargé de diriger
réellement la cité et son budget ; de plus, il ne fait pas d’évergésies (tandis
que les magistrats ont perdu la direction effective de la cité et ne sont plus
que des vaches à lait).
299. Panégyrique, V, 3, 4 ; 11, 1 ; 16, 5. – Nous avons étudié plus haut,
n. 84, la coutume de dédier les édifices à l’empereur régnant ; il arrive aussi
qu’un édifice porte le nom de l’empereur sans avoir été construit par lui : à
Thugga, l’aqueduc Commodien a été construit par la ville (Poinssot dans
Mélanges Carcopino, p. 775) et, à Apamée, le Bain d’Hadrien a été élevé ex
pecunia publica (Corpus III, n° 6992).
300. Vitruve, I, 1, 2.
301. Antiquités judaïques, 19, 2, 5.
Chapitre IV (notes 302 à 304) 855
302. Ce n’est pas tout : les besoins et désirs varient en nature selon les
ressources ; le peuple, à cette époque, pouvait attacher aux édifices publics,
c’est-à-dire au cadre de la vie, une beaucoup plus grande importance que
de nos jours, où le cadre de la vie est le domicile privé et le réseau de trans-
ports. Or le peuple de ce temps-là vit dans des tabernae, dans une pièce
unique qui sert à la fois de logis et d’atelier ou boutique ; il n’y a presque
pas de meubles (avoir du mobilier plutôt que de n’en pas avoir est un début
de luxe) ; les seuls biens mobiliers répandus sont les vêtements, qui sont
coûteux (on mettait ses vêtements en gage, quand on empruntait aux usu-
riers, comme l’ouvrier du XIXe siècle mettra en gage son matelas au mont-
de-piété). Autrement dit, la plus grande partie du cadre de la vie privée est
publique : vivre au milieu de beaux édifices publics inutiles était comme de
vivre dans un bel appartement, au milieu de beaux meubles ; c’était une
satisfaction réelle et individuelle ; voici comment Pausanias décrit une
pauvre bourgade de Phocide : « Peut-on appeler ville ce lieu qui n’a, ni
édifices publics, ni gymnase, ni théâtre, ni place publique, ni adduction
d’eau à aucune fontaine, et où les gens vivent dans des cabanes pareilles
à des gourbis perchés au rebord d’un ravin » (10, 4, 1); je traduis très
délibérément kalybai par gourbis, car, dans les bilingues, kalybè tradui-
sait le latin mappalia : il en est ainsi des fragments de la traduction
grecque de l’Énéide dans le Papyrus Rylands 478 B (Cavenaile, p. 11)
et dans les Grammatici Latini, vol. 4, p. 583 Keil : « magalia, kalybè ».
Personne n’aimerait vivre dans le lieu décrit par Pausanias et les pauvres
gens de l’endroit devaient rêver d’« exode rural » et d’émigrer dans une
vraie ville.
303. Sur ce problème et sur l’intégrale de l’utilité future, R. M. Solow,
Théorie de la croissance économique, trad. française, A. Colin, 1972,
p. 117.
304. Sur l’attitude des Anciens devant le temps (le monde est achevé,
adulte, désormais il ne peut plus que vieillir), cf. Veyne, Comment on écrit
l’histoire, p. 91, n. 4, à propos du thème du déclin et du prétendu progrès
chez Lucrèce. Voilà pourquoi, dans le papyrus cité n. 30, Alexandre-Sévère
parle du déclin de l’Empire sous son règne ; le regretté Jacques Moreau
s’en est étonné (Scripta minora, p. 34) ; mais l’empereur ne veut pas dire
que, de son fait, l’Empire décline : il désigne ce fait connu de tous que le
monde en est au temps de sa vieillesse ; il n’y est pour rien ; comme
l’année, l’histoire a ses saisons, et notre empereur a le malheur de vivre,
comme tous ses sujets, pendant l’hiver de l’univers. Il suffit de citer, outre
Lucrèce, Lucain ; comment ce stoïcien peut-il à la fois croire à la Provi-
dence et estimer que, depuis la victoire de César, l’humanité actuelle est
entrée dans la saison la plus sombre de son histoire ? Parce que la Provi-
dence n’empêche pas les lois naturelles de fonctionner et les saisons de se
succéder ; elle n’empêche pas non plus les êtres vivants de vieillir. C’est un
malheur, au moins apparent, pour des générations entières, que de venir au
monde à l’âge du déclin de l’univers. Ni les empereurs ni le dieu cosmique
n’en sont plus responsables que de la mort thermique de notre univers ou
de la prochaine ekpyrosis (ce mélange d’incendie et d’illumination a
giorno qui, selon les Stoïciens, détruit cycliquement le cosmos). Il est vrai
que la Providence stoïcienne se soucie du destin des individus, non des
peuples : elle a fait son office si elle a permis au Sage, par exemple à
Caton, d’être un Sage, car le bien intérieur est le seul qui ne soit pas pure-
856 Chapitre IV (notes 305 à 308)
ment apparent. De même, devant l’hiver cosmique, Alexandre-Sévère fait ce
qu’il peut et doit. Bref, pour les Anciens, l’histoire est une partie
de l’histoire naturelle, cosmique. Chez nous, où l’histoire est humaine, un
chef d’État qui parlerait du déclin de l’État sous son administration serait
admirable de franchise ou d’irresponsabilité.
305. Sur les évergésies durables, Aristote, A Nicomaque, IV, 5 (1123
A 5) ; Cicéron, Devoirs, II, XVI, 55 et XVII, 60.
306. Sur auxanein, Ad. Wilhelm dans Mélanges Gustave Glotz, vol. 2,
p. 902.
307. Hadrien comble de bienfaits Italica, sa cité d’origine : R. Syme,
« Hadrian and Italica », dans Journal of Roman Studies, 54, 1964, p. 144 ;
en quoi il imitait son père, un notable d’Italica dont, par le plus grand des
hasards, l’horoscope nous est parvenu : la Lune, Saturne et Jupiter avaient
fait de lui « un homme fortuné, très riche, donneur de beaucoup de cadeaux
et de largesses à sa patrie » (F. H. Cramer, Astrology in Roman Law and
Politics, American Philosophical Society, 1954, p. 163. Il serait trop long
de parler des bienfaits des Sévères à leur cité d’origine, Leptis Magna.
Julien embellit Constantinople parce que, écrit-il, il était né là-bas (W.
Ensslin dans Klio, 18, 1923, p. 164). – D’autres fois il ne s’agit pas d’un
royal caprice, mais d’une politique partisane ; prenons comme exemple
Nîmes, comblée de faveurs par Auguste et Agrippa, qui y construisent une
immense enceinte, une adduction d’eau et le temple de la Maison Carrée.
Certes, le Sud de la Gaule avait besoin d’une immense enceinte-refuge, où
pût se jeter toute une armée, et, puisqu’il en fallait une, autant la placer à
Nîmes qu’ailleurs ; toutefois le choix de Nîmes a eu une raison positive
aussi. Mon ami Christian Goudineau a attiré mon attention sur un passage
de la Guerre civile de César, I, 35, 4, où il est dit que Pompée, patron
de Marseille, attribua à Marseille le territoire des Volques Arécomiques,
c’est-à-dire le territoire du bourg celtique de Nîmes. Tout s’explique alors ;
les guerres civiles de la fin de la République ont vu, en Gaule et ailleurs,
la même chose qui est bien connue en Grèce et en Asie parce que nous
avons les témoignages de Strabon, de Plutarque, etc. : les différentes cités
indigènes prennent parti pour l’un ou l’autre des magnats romains aux
prises, en fonction des bienfaits qu’elles attendent de l’un ou de l’autre, en
fonction aussi de leurs inimitiés entre cités voisines. Nîmes a été privée par
Pompée d’une partie de son territoire au profit de Marseille : donc, quand
César assiège Marseille, elle se déclare pour César et restera fidèle au fils
adoptif de César, Octave Auguste. Nîmes est cité césarienne, base césa-
rienne en Gaule ; après sa victoire, César a rendu à Nîmes les Volques
(ainsi s’est reformé le vaste territoire que Nîmes a sous l’Empire), de
même qu’il a considérablement réduit le territoire marseillais au profit
d’Arles et d’Aix-en-Provence (voir les ouvrages de M. Clerc). Citons un
seul parallèle : pour avoir été fidèle à Octavien César contre Cassius, la cité
de Tarse reçut l’autonomie, un vaste territoire, le contrôle de la mer
et du fleuve, etc. (de même, le territoire de Nîmes impériale s’étend jusqu’au
Rhône, ce qui était capital en une époque où les seuls bons moyens de trans-
ports étaient fluviaux) ; voir Dion de Pruse, 34, 8 ; Dion Cassius, 57, 31 et
Appien, Guerres civiles, 5, 7.
308. Sur la basilique de Plotine et ses sculptures, références réunies
par E. Linckenheld dans son excellent article « Nemausus » du Pauly-
Wissowa, vol. XVI, col. 2297-2298. Pour l’Hermès et l’Aphrodite d’Ita-
Chapitre IV (notes 309 à 311) 857
lica, au musée de Séville, Garcia y Bellido, dans Les Empereurs romains
d’Espagne, colloque du CNRS, 1965, p. 20-21. Pour les sculptures de
la villa d’Hadrien à Tibur, voir Fasti archaeologici, vol. IX, n° 5028, et
vol. X, n° 3682 sq., 4441 sq.
309. L. Robert, Études épigraphiques et philologiques, p. 139 (« la somme
honoraire payée par un roi ne devait-elle pas être particulièrement
splendide ? » ; quand un roi devient éponyme d’une cité, il lui fait un beau
cadeau) et 143-150.
310. Sur les empereurs, magistrats de cités, voir Mommsen, Staatsrecht,
vol. 2, p. 813 et 828 ; Id., Juristische Schriften, vol. 1, p. 304, 308 et 324 ;
Marquardt, Staatsverwaltung, vol. 1, p. 169 ; W. Liebenam, Städtever-
waltung im römischen Kaiserreiche, réimpr. 1967, Bretschneider, p. 261 ;
L. Robert, Hellenica, VIII, p. 75.
311. En revanche, il est sans exemple, passé le règne d’Auguste, qu’un
empereur devienne patron d’une cité (disons plus exactement : « reçoive le
titre honorifique de patron d’une cité » ; car le patronat n’est pas une
chose, une fonction formelle ou informelle ; c’est un titre honorifique, un
mot : on n’est pas évergète parce qu’on a été choisi comme patron de la
cité, mais on reçoit le titre de patron pour les évergésies qu’on a faites ou
qu’on fera. La prétendue « institution » du patronat de cité est à rappro-
cher des titres honorifiques que les cités grecques décernent à leurs bien-
faiteurs : un titre d’évergète, de nourricier de la ville, de fils ou de père de
la cité. L’étude du patronat de cité est à reprendre entièrement). L’empereur
ne veut plus du titre de patron de cité, bon pour de simples particuliers ;
passé Auguste, aucun empereur régnant n’est patronus (L. Harmand, Le
Patronat sur les collectivités publiques, p. 155-166 ; la seule prétendue
exception, p. 164, n’existe pas : le Nerva en question n’est pas l’empereur,
mais un de ses ancêtres, qui fut gouverneur d’Asie au temps des triumvirs.
Dans Latomus, 1962, p. 68, n. 4, j’ai moi-même commis la même confu-
sion, qui avait été plusieurs fois dénoncée, dans la 2e éd. de la Prosco-
pographia imperii Romani, lettre C, n° 1224, s. v. « Cocceius » ; par Syme,
Roman Revolution, p. 266, n. 3 ; par J. et L. Robert, La Carie, vol. 2,
p. 103, n. 7). Le titre de patron est « taboué » pour l’empereur ; de même,
parmi les titres que les cités grecques décernent à leurs évergètes, celui de
« père de la patrie » disparaît sous l’Empire, parce qu’il rappelait trop le
titre impérial de pater patriae ; il est remplacé par un modeste « père de la
cité » (L. Robert dans Antiquité classique, 1966, p. 421, n. 5). Il arrive que
des sénateurs soient magistrats d’une cité, comme l’empereur ; il arrive
aussi qu’un magistrat local soit absent et se fasse remplacer par un préfet.
Mais alors on établit une nuance protocolaire entre eux et un empereur
remplacé par son préfet : Le sénateur ne se fait pas remplacer par un préfet
(il y a donc deux duumvirs en exercice, dont l’un est sénateur de Rome) et
le magistrat absent a un collègue (il y a donc deux magistrats à la tête de la
cité ; l’un est duumvir et l’autre est le préfet du duumvir absent). En
revanche, quand un empereur est magistrat de cité, un seul personnage est
à la tête de la cité, à savoir le préfet qui le représente et qui n’a pas de
collègue. Cela s’établit après Auguste : sous Auguste encore, on connaît
de nombreux cas où un sénateur duumvir se fait remplacer par un préfet ;
ainsi fait Statilius Taurus à Dyrrhachium, Corpus, vol. III, n° 605. Voir là-
dessus G. L. Cheesman, « The family of the Caristanii at Antioch in Pisi-
dia », dans Journal of Roman Studies, 3, 1913, p. 256. Comme les faits
858 Chapitre IV (notes 312 à 322)
signalés à la note précédente et comme ceux que nous décrirons à propos du
monopole de l’empereur sur les évergésies à Rome même, ce sont là des
détails de protocole qui donnent à l’empereur une place de souverain unique,
et non de magistrat parmi ses pairs. Voir n. 400-402.
312. C’est du moins mon hypothèse ; mais, sauf deux exemples relevés
ci-dessous, les sources font connaître, ou bien des évergésies impériales à
des cités, ou bien des empereurs magistrats de cités, mais jamais les deux à
la fois ; c’est là un fâcheux hasard qui tient à la nature de la documenta-
tion. – Notons par ailleurs que l’institution a évolué avant et après Auguste
et Tibère. Sous Auguste, l’institution a encore un caractère républicain et
hellénistique ; la ville élit l’empereur duumvir comme elle aurait élu un
sénateur et comme les cités grecques autonomes élisaient un roi : comme
une sorte de noble et puissant étranger ; c’est presque une relation poli-
tique internationale ; la cité élit aussi des princes du sang (ainsi Germani-
cus) qui sont remplacés par des préfets. Ces préfets qui remplacent
l’empereur ou le prince du sang sont désignés par la cité elle-même
(Dessau, n° 2689). Voilà des relations sentimentales entre puissances iné-
gales, mais indépendantes ou du moins autonomes : c’est l’époque où le
pouvoir impérial est magistrature et charisme personnel. Passé Tibère, il
devient donc sans exemple qu’un prince du sang, quand il est magistrat
d’une cité (ce qu’il peut continuer à être, comme tout sénateur) ose s’y
faire remplacer par un préfet, unique ou non. Par ailleurs, le préfet unique
qui remplace l’empereur, et lui seul, n’est plus nommé par la cité, mais
bien par l’empereur lui-même (voir la Table de Salpensa, Dessau n° 6088,
article XXIV : « si Domitien Auguste accepte le duumvirat et nomme un
préfet…»).
313. Histoire Auguste, Hadrien, 19, 1-3.
314. Julien, Éloge de Constance, 6.
315. Marc Aurèle le laisse entendre, I, 7, 2. Cf. Ptolémée, Tétrabible, 3,
13, p. 158, 159-160 et 163.
316. Suétone, Vespasien, 17-19 ; cf. Marrou, Histoire de l’éducation dans
l’Antiquité, p. 403.
317. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, p. 264, cf. 490.
318. Troisième Letter on a Regicide Peace, 1797.
319. Ainsi les dons des rois à Rhodes après le séisme, ou les dons
d’Opramoas aux villes de Lycie après un autre séisme (Tituli Asiae minoris,
III, n° 905, XVII B, cap. 59). Ajoutons une autre forme de libéralité : quand
le blé manquait dans une province ou une cité de province et que c’était la
disette, les empereurs y envoyaient du blé (Rostowzew, article « Frumen-
tum » du Pauly-Wissowa, VII, 1, col. 184-185) ; cette libéralité est parfois
attestée sur les monnaies impériales grecques.
320. Pour les faits, Kloft, Liberalitas, p. 118 ; Liebenam, Städteverwal-
tung, p. 172 ; Friedländer, Sittengeschichte, vol. 3, p. 28. Sur la munificen-
tia de Tibère après l’incendie du Célius, Suétone, Tibère, 48. En revanche,
Laodicée, détruite par un séisme, « se releva toute seule » (Tacite, Annales,
15, 27).
321. Tacite, Histoires, 3, 34 : c’est un appel public à l’évergétisme ; il
n’est pas sans exemple : Pline, Lettres, 10, 8 (24), 1 (Nerva).
322. C’est la fameuse crise de 33, due à des mesures maladroites
(Tacite, Annales, 6, 16-17 ; Suétone, Tibère, 48 ; cf. Dion Cassius, 58, 21).
Elle a été plus d’une fois commentée, de Cantillon (Essai sur la nature du
Chapitre IV (notes 323 à 331) 859
commerce en général, réimpr. 1952, Institut national d’études démogra-
phiques, p. 168) à H. Crawford (« Le problème des liquidités dans l’Anti-
quité classique », dans Annales, Économies, Sociétés, 1971, p. 1229) et
surtout à J. M. Kelly, Roman Litigation, Oxford, 1966, p. 76-79.
323. Le mot de munificentia se lit chez Suétone, Tibère, 48. Pour la
conception moderne (la nation comme société de secours mutuels), voir
Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, vol. 2, p. 73 et vol. 3, p. 469.
324. Dessau, n° 6675, début.
325. Sur les Alimenta, bibliographie chez Veyne, « Les alimenta », dans
Les Empereurs romains d’Espagne, colloques du CNRS, 1965, p. 163-179 et
appendice ; ajouter maintenant P. Garnsey, « Trajan’s alimenta : some pro-
blems », dans Historia, 17, 1968, p. 381 ; M. Pfeffer, Einrichtungen der
sozialen Sicherung in der griechischen und römischen Antike, Duncker
et Humblot, 1969, p. 122-127 et 175. – Nous évitons ici de reproduire
les conclusions d’études que nous avons publiées antérieurement sur les ali-
menta.
326. Références chez H. Kloft, Liberalitas principis, p. 97 ; un relief de
Terracine se rapporte à ce thème ; ce bas-relief est étudié par P. Strack,
Reichsprägung, Traian, p. 47, et reproduit par G. Lugli dans le volume, mal-
heureusement peu répandu dans les bibliothèques françaises, qu’il a publié
sur « Anxur-Tarracina » dans la Forma Italiae, en 1927.
327. Dessau, n° 6106 : Trajan « a eu en vue l’éternité de l’Italie » ; Pline,
Panégyrique, 26 : les enfants assistés « peupleront les casernes et les
tribus ». On prendra garde toutefois de ne pas commettre une erreur que j’ai
commise il y a vingt ans et de ne pas attacher de sens trop précis à cette
éternité de l’Italie : ce n’est pas l’éternité de la race italienne, condition de
la durée de l’État. Nous sommes dans du style monarchique et non dans
de l’idéologie : toute décision impériale, à quelque objet qu’elle se rapporte,
assure l’éternité de l’État en cela qu’elle est bonne et salvatrice ; par
exemple, si le prince se soucie de freiner la spéculation foncière et d’empê-
cher les cités de se remplir de maisons en ruine, il veillera aussi par là
à l’éternité de l’Italie (Dessau, n° 6043, début).
328. Sur indulgentia, J. Gaudemet, Indulgentia principis, Università di
Trieste, Conferenze romanistiche, 1962 ; autres références chez P. Veyne
dans Les Empereurs romains d’Espagne, colloques du CNRS, 1965,
p. 166, n. 20 ; W. Waldestein, Untersuchungen zum römischen Begnadi-
gungsrecht : abolitio, indulgentia, venia, Dissertationes Aenipontanae,
XVIII, Innsbrück, 1964 ; Dizionario epigrafico, vol. IV, p. 50, s. v. indul-
gentia. Un exemple très ancien du mot serait une monnaie de Patras dont
parle M. Grant, From imperium to auctoritas, p. 295, si elle datait vrai-
ment de Tibère. Sur l’indulgentia en matière de combats de gladiateurs,
Mommsen, Epigraphische Schriften, vol. 1, p. 513 ; Louis Robert, Gla-
diateurs en Orient grec, p. 274. – L’inscription Corpus, XI, n° 5375, à
Assise, offre un exemple d’indulgentia employé pour parler d’autres per-
sonnes que de l’empereur : ex indulgentia dominorum ; mais c’est un
esclave qui parle.
329. Histoire Auguste, Antonin le Pieux, 8, 1 ; Alexandre-Sévère, 57, 7 ;
Antonin le Philosophe, 25, 6. Un relief de la collection Albani se rapporte à
ces charités (S. Reinach, Répertoire des reliefs, vol. 3, p. 147).
330. Pline, Lettres, 10, 54-55.
331. Les Empereurs romains d’Espagne, p. 173.
860 Chapitre IV (notes 332 à 339)
332. Cf. Digeste, 34, 1, 14, 1.
333. Voir par exemple les recensements d’Auguste chez P. A. Brunt,
Italian Manpower, Oxford, 1971, p. 121-130. On sait que le brusque accrois-
sement apparent du nombre des citoyens romains entre le dernier recense-
ment républicain et les cens augustéens ne tient aucunement à un
accroissement massif et rapide de la population civique, comme l’imaginait
étrangement Tenney Frank, mais tout simplement à un changement de
méthode : les cens républicains relèvent seulement les citoyens mâles d’âge
militaire, les cens impériaux, tous les citoyens de tout âge et de tout sexe :
Beloch l’avait deviné, car il avait le sens des grands nombres, et Brunt a le
mérite de le suivre. Je me demande si on n’a pas des extraits des registres du
cens dans une liste de vieillards centenaires compilée, ville d’Italie par ville
d’Italie, par Phlégon de Tralles, et où il y a des femmes aussi bien que des
hommes (Fragmenta historicorum Graecorum Müller, vol. 3, p. 608-610 ;
Jacoby, Fragmente der griechischen Historiker, 2 B, 1185, n° 37 ; cf. Pline,
Histoire naturelle, 7, 163).
334. Un passage de César me semble donner une idée des méthodes de la
démographie antique. Dans la Guerre des Gaules, I, 29, César écrit :
« Parmi les Helvètes,il y avait 92 000 combattants ; la population totale s’é-
levait à 368 000 têtes. » Or le premier chiffre est exactement le quart
du second. Par ailleurs, on sait la tendance des Anciens à surestimer le
nombre des combattants ennemis (renvoyons d’un mot à ce que Delbrück,
dans sa Geschichte der Kriegskunst, a montré à propos des effectifs perses
dans les guerres médiques et lors de la conquête d’Alexandre) ; on sait
aussi la légende qui veut que, chez les Barbares, il y ait eu autant de
guerriers que d’hommes libres et adultes. César ne serait pas mécontent de
faire croire qu’avec six légions il a vaincu trois fois plus d’ennemis. Alors
il a fait ceci : il savait qu’en gros le nombre de citoyens, femmes et enfants
compris, est le quadruple du nombre de citoyens mâles d’âge militaire (on
a vu à la note précédente que, sous la République, seuls ces derniers
étaient recensés, ce qui avait dû inciter des esprits curieux à se demander
quelle fraction ils étaient de la population civique totale ; on avait dû se
mettre d’accord proverbialement sur un chiffre rond, celui du quart).
Or César trouve par écrit, dans les archives des Helvètes, comme il nous
le dit, que ce peuple comprenait 392 000 personnes ; il a divisé ce chiffre par
4 et a affirmé hardiment que tous les mâles d’âge militaire étaient des com-
battants.
335. Polybe, 36, 17. Voir en revanche, en 2, 62, la très remarquable
discussion que fait Polybe de la richesse nationale du Péloponnèse.
336. Pour Pharsale, Lucain, 7, 387 sqq. ; pour Mursa, Eutrope, 10, 12. Le
thème est éternel : au Moyen Age, on expliquera l’impuissance franque
devant les invasions normandes par les pertes en vies humaines des années
850-853.
337. Pline, Panégyrique, 26.
338. Panégyriques latins, VI, 2, 4 ; Defoe cité par Sombart, Der Moderne
Kapitalmus, vol. I, 2, p. 810.
339. Code Théodosien, XI, 27, 1-2 ; pour les reflets iconographiques et
épigraphiques des alimenta du IVe siècle, voir Veyne dans Les Empereurs
romains d’Espagne, p. 169, n. 35, et L. Robert dans Revue de philologie, 41,
1967, p. 82. Il faut prouver qu’on est intéressé, il ne suffit pas de le pré-
tendre. Jules Ferry ou Lyautey prétendaient conquérir l’Indochine et le
Chapitre IV (notes 340 à 350) 861
Maroc pour ouvrir des marchés « à nos négociants, à nos banquiers » (les-
quels n’y ont cru qu’à moitié) : il fallait bien qu’ils fassent sérieux, en effet.
Leur vrai motif était de venger la défaite de 1871 en faisant « rayonner la
présence française » aux quatre coins du monde. Je me suis toujours
demandé pourquoi les gens, afin de détester l’impérialisme et le colonia-
lisme, veulent absolument qu’ils soient toujours économiques ; on ne voit
pas en quoi ils seraient moins détestables s’ils ne l’étaient pas.
340. Les Empereurs romains d’Espagne, 1971, p. 516.
341. L. Robert dans Annuaire du Collège de France, 1971, p. 516.
342. C’est le thème « patrimonialiste » (voir plus haut, n. 113) selon
lequel prêts entre citoyens, secours mutuels ou liturgies entretiennent ou
même établissent le lien civique. Dans le cadre du corps civique et dans
l’idéologie égalitaire de la cité grecque, évergétisme et bienfaisance entre
citoyens relèvent des mêmes motivations et diffèrent en grandeur, non en
nature : un bon citoyen fera du bien à tous ses pairs et à chacun, il sera à la
fois évergète et philanthrope ; son évergétisme ne sera, ni ostentation de
supériorité, ni pourboire payant le monopole des droits politiques : il sera
fait d’égal à égal. Les inscriptions municipales romaines, à l’époque impé-
riale, diront de même que tel ou tel évergète était libéral « envers la totalité
des citoyens et envers chacun d’entre eux », universis et singulis. Dans
son Discours sur la Chersonnèse, 107 (70), Démosthène énumère côte à côte
évergésies et bienfaisances : « Si l’on me demandait quel bien j’ai
fait à Athènes, je pourrais répondre que j’ai été plusieurs fois triérarque,
chorège, que j’ai versé des eisphorai, que j’ai payé des rançons de prison-
niers et fait d’autres actions philanthropiques. » On en dirait autant de l’é-
vergétisme américain.
343. Les Empereurs romains d’Espagne, p. 167.
344. Digeste, 23, 3, 2.
345. Polybe, 4, 38, 10.
346. H. Kloft, Liberalitas principis, p. 129-133 ; P. Strack, Reichsprägung,
Traian, p. 143.
347. Polybe, 5, 11, 6 (et le développement qui précède).
348. Sur le titre de roi évergète, sur le thème du souverain bienfaiteur, phi-
lanthrope et aussi sauveur, A. D. Nock, « Soter and Euergetes », dans ses
Essays on Religion and the Ancient World, Oxford, 1972, p. 720-735 ;
B. Kötting dans le Reallexicon für Antike und Christentum, vol. VI, 1966,
p. 849-856 ; autres références chez W. Spoerri, Späthellenistische Berichte
über Welt, Kultur und Götter, diss. Bâle, 1959, p. 194. n. 30 ; sur la philan-
thropie royale, références chez J. H. Oliver, The Ruling Power, a study
of the Roman Empire through the Roman Oration of Aelius Aristides, Tran-
sactions of the American Philosophical Society, 43, 4, 1953, p. 930. Sur
l’origine non philosophique de cette idée, A.-J. Festugière, La Révélation
d’Hermès Trismégiste, vol. 2, p. 303-309. – Chez Julien l’Apostat, l’idéal de
philanthropie porte l’empreinte chrétienne : J. Kabiersch, Untersuchungen
zum Begriff der Philanthropia bei Julian, Harrassowitz, 1960.
349. Placet à Ptolémée Philopator en 220 avant notre ère (papyrus
Enteuxeis n° 82) chez Edgar et Hunt, Select Papyri, vol. 2, n° 211.
350. Sur les vertus, G.-Ch. Picard, Les Trophées romains, De Boccard,
1957, p. 371-464 ; Syme, Tacitus, vol. 2, p. 754. Les limites sont flottantes
entre le jeu allégorique (où on parle de la Libéralité impériale comme
Zola, pendant l’affaire Dreyfus, invoquait la Vérité et la Justice), la divini-
862 Chapitre IV (notes 351 à 354)
sation (car on a pu élever des autels à la Libéralité et lui offrir des sacri-
fices) et le nom concret (car « une » libéralité, c’est un congiaire) ; voir L.
Robert, Hellenica, IX, p. 55, n. 2. Pour les personnifications sur les mon-
naies, les trois livres de Strack remplacent les anciennes études de W. Koeh-
ler, Personifikationen abstrakter Begriffe auf römischen Münzen, Diss.
Königsberg, 1910, et de Gnecchi, « Personificazioni allegoriche sulle
monete imperiali », dans Rivista italiana di numismatica, XVIII, 1905. On
trouve beaucoup de références dans une riche étude de G. Manganaro, « La
dea della casa e la Euphrosyne nel Basso Impero », dans Archaeologia
Classica, XII, 1960, p. 189. Sur la limite flottante entre personnifications et
génies, P. Veyne, « Ordo et Populus, génies et chefs de file », dans
Mélanges de l’École française de Rome, 1961, p. 264-274. Pour les person-
nifications divinisées dans la religion hellénique et hellénistique, voir la
2e éd. de la Geschichte der griech. Religion de Nilsson, vol. 1, p. 812 ; vol.
2, p. 198, 206, 282, 296 et 378. Sur les prêtresses des Vertus impériales
divinisées dans le monde grec, cf. Veyne dans Latomus, XXI, 1962, p. 55,
n. 1. Pour le culte de Pistis, c’est-à-dire de Fides, voir L. Robert, Laodicée
du Lycos, p. 321, n. 7. Sur une statue de l’Educatio impériale, L. Robert
dans Revue de philologie, XLI, 1967, p. 82. Sur les bas-reliefs historiques,
les personnifications sont souvent difficiles à identifier : la clé de cette ico-
nographie est souvent perdue ; on n’oubliera pas que ces reliefs portaient
souvent des inscriptions peintes (et exceptionnellement gravées) qui don-
naient les noms des personnifications ; cf. Mélanges de l’École de Rome,
1960, p. 198, n. 1.
351. Code Théodosien, X, 10, 12 : ex consensu Nostrae Liberalitatis ; cf.
R. M. Honig, Humanitas und Rhetorik in spätrömischen Kaisergesetzen,
Göttingen, O. Schwartz, 1960, p. 71-73 ; cette étude est consacrée au pathos
moralisant et à la « rhétorisation » de la législation au Bas-Empire ; c’est par
là une contribution à l’étude de l’idéologie des vertus impériales. Cf. aussi,
pour le Haut-Empire, R. Frei-Stolba ; « Inoffizielle Kaisertitulaturen », dans
le Museum Helveticum, 1969, p. 18-39.
352. Marc Aurèle, I, 14.
353. Sur le port de vêtements d’apparat par Marc Aurèle (qui se refusait à
les porter au palais, en dehors des cérémonies), voir Marc Aurèle, I, 7, 4,
bien expliqué par A. S. L. Farquharson, The Meditations of Marcus Antoni-
nus. Oxford, 1968, vol. 2, p. 445.
354. Non que l’Antiquité ignore la propagande, loin de là ! Il n’y a pro-
pagande que si l’on entreprend de convaincre (par de bonnes ou mauvaises
raisons, il n’importe) et on ne convainc que des gens qui ont gardé quelque
autonomie ; la propagande se distingue de l’expression (du rituel, si l’on
préfère) et aussi de la « violence symbolique », c’est-à-dire d’une menace
d’éventuelle violence effective. Ces aspects se mêlent dans la réalité : un
bon propagandiste s’entoure des insignes officiels du pouvoir, pour inspirer,
à ceux qu’il essaie par ailleurs de convaincre, un vertueux respect de l’auto-
rité légitime ; par ailleurs, l’intensité d’une propagande ou la passion qu’y
mettent les autorités sont une menace voilée, symbolisée : si le pouvoir est
assez fort pour mettre des haut-parleurs dans toutes les rues, ou s’il attache
une passion religieuse à l’idéologie officielle, cela annonce à chaque
citoyen que le même pouvoir ne supportera pas le moindre blasphème
contre le dogme officiel et qu’il disposera d’autant de tanks qu’il a de
haut-parleurs. Cela étant entendu, propagande, apparat officiel et menace
Chapitre IV (notes 355 à 358) 863
symbolisée se distinguent conceptuellement et se distinguent dans la réa-
lité aussi : un parti qui n’est pas au pouvoir fera uniquement de la pro-
pagande (ou de l’expression de lui-même). Ces critères étant posés, il
y a de la propagande dans l’Antiquité ; pendant les guerres civiles de la fin
de la République, les magnats essayaient de gagner des partisans par une
guerre de pamphlets ; pendant les guerres des Diadoques, les successeurs
d’Alexandre essayent de gagner à leur cause les cités grecques indépen-
dantes ou autonomes. En revanche, quand Virgile ou Horace chantent les
louanges d’Octave Auguste au pouvoir, ils ne font pas de la propagande : ils
expriment un sentiment d’amour du sauveur national dont leur cœur
déborde (il y a expression quand on parle pour soi-même et non à l’usage
d’autrui) ; secundo, ils retransmettent ainsi, consciemment ou non, la « vio-
lence symbolique » que constitue le conformisme moralisateur et monar-
chiste instauré par le parti augustéen au pouvoir : le lecteur d’Horace sent
qu’on ne saurait s’opposer au conformisme en question sans encourir le
ridicule et les risques réels de jouer les esprits frondeurs. Cela dit, Horace
ou Virgile n’entreprennent pas de convaincre leurs lecteurs : tout au plus
essaient-ils de l’impressionner, de lui faire violence, en présentant le dogme
monarchiste comme une évidence qui « va de soi » et que personne ne
saurait mettre en question, ils « témoignent », comme on dit, et, quand un
témoin a tout un appareil d’État derrière lui, son témoignage fait violence.
355. Sur la valeur de la prétendue « propagande » impériale, L. Wickert a
fait des remarques significatives (« Der Prinzipat und die Freiheit », dans
Symbola Coloniensia : Festschrift für Joseph Kroll, partic. p. 123) : Antonin
le Pieux fait célébrer la LIBERTAS sur ses médaillons ; au contraire son suc-
cesseur Marc Aurèle, qui s’était donné pour idéal un règne qui assurât à
tous les sujets de l’Empire la liberté (Pensées pour moi-même, 1, 14), n’a
jamais fait célébrer la LIBERTAS ; en revanche, le tyran Commode fait célé-
brer la LIBERTAS dans le monnayage d’or, d’argent et de bronze. Wickert
écrit donc : « Ce n’est pas en première ligne une propagande qui essaierait
d’influencer l’opinion publique, mais plutôt la constatation solennelle d’un
idéal… Ce n’est pas exactement une propagande qui, pour tromper l’opinion,
insiste sur les maximes de gouvernement qui sont justement les moins appli-
quées, mais un hommage, passablement platonique, rendu à l’idéal
du principat…» – En revanche, on prendra beaucoup plus au tragique le
monopole de l’information par l’empereur : W. Riepl, Nachrichtenwesen des
Altertums, p. 408, 435.
356. Philon d’Alexandrie, Ambassade à Caligula, VII, 50.
357. Saint Augustin, Confessions, X, 23 : « J’ai vu bien des gens vouloir
tromper ; mais personne qui consente à se tromper ; les hommes aiment tel-
lement la vérité que, quoi qu’ils aiment, ils veulent que ce soit la vérité. »
358. La vie quotidienne est pleine de jugements sur indices : pour vivre,
on ne peut pas ne pas juger et on le fait sur ce dont on dispose ; d’où le
phénomène moderne de la publicité : si une firme est assez puissante pour
financer une campagne publicitaire coûteuse et assez habile pour choisir
de belles affiches, c’est l’indice qu’elle sera aussi éclairée et puissante dans
la fabrication des produits qu’elle annonce au public. Plus généralement,
la publicité est expression de la firme et de ce qu’elle est : la firme est à la
fois causation (ou force) et donne de l’information (ou indice). De même,
on juge les hommes politiques sur indices, sur la présentation, la vie
privée, la physionomie, la mine, etc., et seul un rationalisme borné mécon-
864 Chapitre IV (notes 359 à 365)
naîtra qu’il en fait lui-même autant dans tous les domaines. Le bon para-
digme serait la façon dont, en l’absence de toute érudition en matière médi-
cale, on fait choix d’un médecin de famille. L’idée de mystification
idéologique et celle de conspicuous consumption ont en commun la même
platitude rationaliste, qui fait méconnaître le phénomène beaucoup plus
ample de l’expression.
359. Alfred Schutz, Der sinnliche Aufbau der sozialen Welt, 1932 ;
trad. The Phenomenology of the Social World, Heinemann, 1972 ; je dois à
Raymond Aron la connaissance de Schutz.
360. J. Piaget, Le Jugement et le Raisonnement chez l’enfant, Delachaux et
Niestlé, 1924, p. 217 et 325.
361. Renvoyons au livre instructif de G. Durandin. Les Fondements du
mensonge, Flammarion, 1972.
362. Bref, il n’est pas en notre volonté de trouver que le roi est bon :
nous sommes « conditionnés » à le trouver tel. Voir Leibniz, Réflexions sur
la partie générale des Principes de M. Descartes, chap. 6, 31-35 et 39.
A vrai dire, la plupart des psychologues (Gomperz, Jerusalem, Brentano)
attribuent la croyance à un acte de volonté ; mais, si je ne m’abuse, le
Willensakt dont ils parlent n’a que le nom de commun avec la liberté carté-
sienne ; ils constatent seulement qu’aucune preuve n’est contraignante
pour tous les esprits, que la conviction n’est pas automatiquement déclen-
chée par des arguments, qu’elle dépend des individus ; ce qui contraint
certains esprits trouvera d’autres esprits irréductibles. Ce qui ne veut pas dire
que chacun accorde ou refuse délibérément son assentiment ; tout
au plus peut-on constater qu’un homme ne ressemble pas à un autre (sans
être libre pour autant d’avoir un autre caractère que le sien ni de se laisser
« convaincre à volonté »).
363. Sur la croyance asséritive, cette croyance immédiate, antérieure à la
distinction du certain et du douteux et liée à la simple présentation d’une réa-
lité quelconque à la pensée, voir Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, vol. I,
p. 244-332.
364. Éthique à Nicomaque, 7, 5 (1146 A 25-B 5).
365. Je suis d’accord avec J. Molino, « Critique sémiologique de l’idéo-
logie », dans Sociologie et Sociétés, vol. 5, n° 2, 1973, p. 17-44, qui fait
l’étude détaillée des textes de Marx. La même critique vaudrait pour
Pareto. Rien n’est plus confus, de nos jours, que l’étude des faits de menta-
lité, et la situation ne s’améliorera pas, tant que le dualisme régnera et
qu’on ne se décidera pas à analyser des espèces, au lieu de parler idéologie,
mentalité ou symbolique. Dans l’usage courant, « idéologie » n’est guère
que le synonyme de « préjugé » et prend des sens si nombreux qu’il serait
naïf de les étudier pour se demander quel est « le vrai ». Mais voici deux
emplois qui sont plus intéressants : 1° L’idéologie désignera les préjugés
explicites, par opposition à leurs implications qui « vont de soi » et demeu-
rent préconceptuelles : Vidal-Naquet oppose utilement « l’idéologie, c’est-
à-dire un choix orientant la description, à ce qui va de soi et constitue par
là même le témoignage le plus révélateur » qu’une société puisse laisser
sur elle-même, parce qu’il est le moins délibéré. 2° « Idéologie » désigne
les idées reçues qui sont objets de passions prosélytes, soit comme « -
symboles » (au sens où le Credo s’appelle « symbole de la foi ») de non-
refus d’appartenance à la société humaine (ainsi si l’on refusait de se dire
déiste au siècle des Philosophes), soit comme enjeux dans la lutte pour le
Chapitre IV (notes 366 à 380) 865
partage et la domination de l’empire des idées. « Idéologie » nous rappelle
alors que les idées, comme les marchandises, sont objets de communion, de
communication, de convention et de domination. Étant enjeux ou symboles
de groupes, les idées prennent un aspect éthique : il y a idéologie quand on
« pense bien » ou mal, et non vrai ou faux.
366. Cf. R. Aron, La Sociologie allemande contemporaine, p. 74-94. Il
serait trop long de se demander pourquoi la sociologie de la connaissance,
toute légitime qu’elle est, n’a abouti, de Max Scheler à Lukacs et à ses
épigones, qu’à des résultats aussi médiocres et surfaits.
367. La distinction de l’information, de l’action et de l’expression, deve-
nue classique, remonte à K. Bühler, « Die Axiomatik der Sprachwissen-
schaften », dans les Kant-Studien, 38, 1933, p. 74-90, article dont je dois la
connaissance à J. Molino. – Sur la Colonne trajane comme instrument d’in-
formation en images, voir par exemple W. Riepl, Das Nachrichtenwesen des
Altertums, p. 366.
368. Sur l’expressivité dans la perception, Cassirer, The Philosophy of
Symbolic Forms, vol. 3, p. 58-91 ; R. Ruyer, « L’expressivité », dans Revue
de métaphysique et de morale, 1955, n° 1-2. Sur la place de l’expression
dans une théorie des signes, Husserl, Recherches logiques, trad. Élie, PUF,
1961, vol. 2, 1re partie, p. 37.
369. Le problème est remarquablement posé par E. Fraenkel, Horace,
Oxford, 1958, p. 62.
370. Everett Hughes, Men and their Work, Glencoe, Free Press, 1958,
p. 62.
371. Politique, 1314 B 30.
372. J. Tondriau, « La tryphé, philosophie royale ptolémaïque », dans
Revue des études anciennes, 50, 1948, p. 49 ; Doro Levi, Antioch Mosaic
Pavements, Princeton, 1947, vol. 1, p. 206, n. 41 ; L. Robert, Hellenica, XI-
XII, p. 344.
373. Saint Luc, 7, 25.
374. Voir La Vie de Démétrios par Plutarque.
375. A. Boethius, The Golden House of Nero, Ann Arbor, 1960, partic.
p. 108 et 127.
376. J. Gagé, Les Classes sociales dans l’Empire romain, p. 197 : « Il n’y
a pas eu de cour impériale proprement dite » ; Fustel de Coulanges, Origines
du système féodal, p. 229 : l’empereur n’a pas de courtisans, mais des com-
pagnons de banquet et de voyage, qui partagent sa société. Telle était en effet
la coutume des grands seigneurs : ils avaient leur entourage attitré de convic-
tores (voir K. Meister dans Gymnasium, 57, 1960, p. 6). Sur les devoirs de
ces compagnons et convives, Marc Aurèle, I, 16, 8 ; cf. Friedländer, Sitten-
geschichte, vol. 1, p. 85.
377. Dion Cassius, 77, 9 et 19 ; Tacite, Histoires, 2, 61 ; Suétone, Cali-
gula, 20 ; Histoire Auguste, Hadrien, 18. A Trèves, devenue capitale, on édi-
fia un Grand Cirque qui pouvait rivaliser avec celui de Rome : Panégyriques
latins, VII, 22, 5.
378. Voir par exemple Alföldi, The Conversion of Constantine and Pagan
Rome, p. 112-114 ; E. Stein, Histoire du Bas-Empire, éd. Palanque, vol. 1,
p. 127 ; sur le pain d’État à Constantinople, voir l’article « Frumentatio » du
Dizionario epigrafico de De Ruggiero, vol. 3, col. 282-287.
379. Dion Cassius, 52, 30.
380. Voyage en Syrie, chap. XII.
866 Chapitre IV (notes 381 à 390)
381. Sur cet emploi de meus, tuus, suus, j’ai relevé une trentaine
d’exemples dans Latomus, 1967, p. 742-744 ; ajouter Dessau, n° 396, 487,
5592 (urbis suae) ; Code Théodosien, VIII, 5, 32 (populi Romani nostri) ;
Symmaque, Relatio, 1 (senatus amplissimus semperque vester) ; Dittenber-
ger, Sylloge, n° 835 A (« sa Grèce ») ; L. Robert dans Comptes rendus de
l’Académie des inscriptions, 1970, p. 14 (« son univers », en parlant
du pouvoir de l’empereur sur l’Empire universel) ; Dessau, n° 6090 (per
universum orbem nostrum).
382. Alexandrie : Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 1032, n. 2. Pergame :
Dittenberger, Orientis Graeci inscriptiones, n° 217, n. 12.
383. Sur ce rôle cérémoniel de la plèbe, Syme, « Seianus on the Aventine »,
dans Hermes, 84, 1956, p. 260 ; cf., pour l’iconographie, P. Veyne dans
Mélanges de l’École de Rome, 1961, p. 256, à son entrée solennelle à Rome,
l’impératrice Eusébie fait distribuer de l’argent « aux présidents des tribus et
aux centurions de la plèbe » (Julien, Panégyrique d’Eusébie, 19).
384. La plèbe ne peut résister à des soldats de métier : Tacite, Annales,
14, 61. Ce que Rome connaît, ce sont des émeutes de la faim où la plèbe
s’en prend aux préfets de la Ville ou de l’Annone (par exemple Tacite,
Annales, 6, 13 ; Ammien Marcellin, 19, 10 ; Symmaque, Lettres, éd. Seeck,
dans les « Auctores antiquissimi » des Monumenta Germaniae, réimpr.
1961, préface p. LXX.
385. Tacite, Annales, 13, 18.
386. Fronton, p. 199 Van den Hout ; cf. Syme, Tacitus, p. 41. Dans Plebs
and Princeps, p. 136, Yavetz estime que les empereurs cultivaient leur popu-
larité auprès de la plèbe pour l’appui que celle-ci pouvait leur donner ; les
choses me semblent moins rationnelles.
387. On a exagéré l’exhibitionnisme des « Césars fous » eux-mêmes. Le
plus souvent, les empereurs ne s’exhibent comme cochers, gladiateurs
ou chasseurs, acteurs, qu’à l’intérieur de leur palais, sur leur théâtre privé
ou dans l’amphithéâtre de la Cour (amphitheatrum castrense ; voir Hirsch-
feld, Verwaltungsbeamten, p. 314, rectifiant un contresens traditionnel sur
les ludi castrenses de Suétone, Tibère, 72). Ces spectacles n’étaient pas
ouverts au public ; y assistaient des gardes et des sénateurs qui étaient les
invités du prince (« privato spectaculo », dit l’Histoire Auguste, Élagabal,
22). Néron commença par faire le cocher et l’acteur en privé. De Com-
mode, Dion Cassius, 72, 17, dit expressément qu’il ne conduisit jamais de
char en public, qu’il ne s’exhiba comme gladiateur que dans son palais et
qu’en revanche il se produisit comme chasseur en privé et en public (sur ce
point voir plus loin, n. 526). Caracalla et Élagabal n’ont conduit de char
qu’en privé (77, 10 et 79). Seul Néron s’exhiba comme cocher dans le
Grand Cirque à Rome (Suétone, Néron, 22).
388. Par exemple Histoire Auguste, Didius Julianus, 9 (« armis gladiato-
riis exerceri »). Distinguons l’exhibition en public et le grief de s’intéresser
en privé à des sports vulgaires ; tout est ici dans les nuances. Il était noble,
en Grèce, de faire courir des chars à Olympie et les Inschriften von Olym-
pia de Dittenberger montrent que plus d’un prince du sang l’a fait, par
exemple Tibère avant sa montée sur le trône ; mais s’exhiber en public
comme acteur était, même en Grèce, une autre affaire : c’était plus que
de faire courir un char dont on n’est pas le cocher.
389. Friedländer chez Marquardt, Staatsverwaltung, vol. 3, p. 490 et 491.
390. Les combats de gladiateurs auraient pu devenir aussi nobles que
Chapitre IV (notes 391 à 394) 867
plus tard les tournois ; déjà des chevaliers y prenaient part, mais l’opinion
n’arrivait pas à se décider à savoir si c’était un spectacle infamant (c’est,
par vocation, l’avis des poètes satiriques) ou un noble sport ; voir Dion
Cassius, 56, 25 et 57, 14 ; le problème était que ce sport était pratiqué par
métier par des gens de la plus basse extraction (c’est le problème de la
condition des baladins et acteurs à travers l’histoire). L’opposition est nette
entre la Grèce, où les concours ont pour participants les citoyens, et Rome,
où les « jeux » sont pratiqués par des baladins (la condition des acteurs du
théâtre faisant problème). Opposition bien marquée par Tacite, Annales,
14, 20, et par Cornélius Népos, préface à Atticus. Restent les sports pro-
prement dits, qui ne supposent pas un public, ainsi la chasse, qui était le
sport noble par excellence ; mais il était commode de s’y livrer dans une
arène, lieu de spectacle, et par ailleurs, à l’usage du public populaire, les
empereurs organisaient des spectacles publics de chasse dans l’arène : c’est
ainsi que Commode a pu glisser vers une exhibition publique de
ses talents de chasseur dans l’arène (sous Domitien, l’empereur et les séna-
teurs qu’il invitait se bornaient à chasser dans l’amphithéâtre privé du palais
de Domitien à Albano : Juvénal, 4, 99).
391. « En parlant ici d’étiquette, je ne veux pas désigner cet ordre majes-
tueux établi dans toutes les cours pour les jours de cérémonie ; je parle de
cette règle minutieuse qui poursuivait nos rois dans leur intérieur le plus
secret, dans leurs heures de souffrance, dans celles de leurs plaisirs et jusque
dans leurs infirmités humaines les plus rebutantes » (Mme Campan). L’éti-
quette défend le grand homme contre lui-même autant que contre les sou-
rires de ses valets de chambre.
392. Simon Leys, Ombres chinoises, 1975 ; J. C. Pomonti et S. Thion,
Des courtisans aux partisans, essai sur la crise cambodgienne, 1971, p. 37
et 64.
393. Pendant la guerre civile de 69, Plaisance fut mise à sac parce que
son magnifique amphithéâtre avait suscité la jalousie des autres cités ;
nombreux faits de ce genre réunis par R. Mac Mullen, Enemies of the
Roman Order, p. 168 et 185. Il était interdit d’élever des édifices publics
sans autorisation impériale, surtout si une cité n’en élève un que pour riva-
liser avec une cité voisine, ad aemulationem alterius civitatis, dit le
Digeste, 50, 10, 3. Un gouverneur écrit à une cité grecque qu’elle était
« une ville noble et ancienne, et en même temps, par ses constructions
récentes, inférieure en rien à celles qui se montrent florissantes » (L.
Robert, Études anatoliennes, p. 302 ; cf. Digeste, 1, 16, 7 pr. : « Si un gou-
verneur » vient dans une cité qui n’est ni importante, ni capitale de la pro-
vince, il doit souffrir qu’on la lui vante et il ne se refusera pas à en écouter
un éloge public, car c’est là un point d’honneur pour les provinciaux » :
notre gouverneur, dans sa lettre à la cité, ne fait que reprendre les termes de
l’éloge que des habitants ont fait devant lui de leur propre cité). Un
évergète d’Oxyrrhynchus fait un don à la cité « pour que cette ville ne soit
en rien inférieure aux autres » Oxyrr. Papyri, vol. 4, n° 705). Cf. aussi An
Economic Survey of Ancient Rome, vol. 4, p. 809. Il était donc nécessaire
qu’aucune autre cité ne pût rivaliser avec Rome : l’âge des capitales
« fonctionnelles », installées dans des villes secondaires, n’était pas encore
arrivé.
394. Tacite, Annales, 13, 53 : « quo plerumque cohibentur conatus ho-
nesti ».
868 Chapitre IV (notes 395 à 404)
395. Il doit demander l’autorisation parce que la basilique, élevée par un
évergète, n’en est pas moins devenue monument public ; nul n’y peut tou-
cher sans l’autorisation du Sénat qui avait encore la responsabilité des édi-
fices publics (Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 1136, n. 3 ; vol. 2, p. 1044 ;
p. 1046, n. 1 et p. 1051).
396. Tacite, Annales, 3, 72.
397. Auguste encourage les viri triumphales à embellir Rome (cf. plus
haut, n. 321), nous dit Velleius Paterculus, 2, 89, repris presque textuelle-
ment par Suétone, Auguste, 29. Sosius répare ou élève le temple d’Apollon,
Ahenobarbus celui de Neptune, Munatius Plancus celui de Saturne, Domitius
Calvinus la Régia, Cornificius le temple de Diane. Voir Platner-Ashby, ou
Rome et l’Urbanisme dans l’Antiquité de L. Homo, p. 339 ; R. Syme, The
Roman Revolution, p. 141 et 402. Sous l’Empire, les constructions des géné-
raux victorieux cessent pour une excellente raison : le butin n’appartient plus
aux généraux, mais au seul empereur (E. Sander dans Rheinisches Museum,
101, 1985, p. 184).
398. Mommsen, Staatsrecht, vol. 1 p. 135 ; vol. 2, p. 854 et 885 ; vol. 3,
p. 1234.
399. Seule exception possible : Trajan aurait laissé le Kingmaker Licinius
Sura construire les Thermae Suranae sur l’Aventin sous son nom : Aurelius
Victor, Epitome, 13, 6 ; Dion Cassius, 68, 15 ; cf. R. Syme, Tacitus, p. 35,
n. 5 et p. 231.
400. On peut dédier un monument à un individu, comme nous dédicaçons
un livre : les Grecs dédiaient des édifices aux imperatores et gouverneurs
romains, au lieu de les dédier aux dieux, selon la coutume. Sous l’Empire, on
constate que les opera publica ne se dédient plus qu’à la dynastie régnante
ou aux empereurs en général (Dessau, n° 3976 : Numinibus Augustis, fanum
Plutonis posuerunt) et nous avons interprété en ce sens un texte du Digeste
(Latomus, 1967, p. 746, n. 1) ; voir Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 950.
Quand on voit à Rome, sous l’Empire, une chapelle consacrée au clarissime
qui l’a bâtie (Dessau, n° 1203), on peut en conclure à coup sûr que c’était un
sanctuaire privé. Relevons le cas presque exceptionnel de la bibliothèque
d’Éphèse, dédiée au consulaire Ti. Julius Celsus Polemianos : son nom
figure à l’accusatif dans l’inscription de l’édifice, qui abritait sa statue et
celles de ses Vertus et qui était « comme un vaste monument en son hon-
neur » ; J. Keil dans Forschungen in Ephesos, vol. 5 1 (2e., Oesterr. Archäol.
institut, 1953), p. 62.
401. Syracuse avait célébré des Marcellia et des Verria : elle ne pourrait
plus le faire sous l’Empire ; voir Nilsson, Gesch. griech. Religion, 2e éd., vol.
2, p. 38 ; L. Robert, Hellenica, II, p. 38 ; Syme, The Roman Revolution,
p. 405 et 473 ; Tacitus, p. 513. Voir aussi n. 311.
402. Dion Cassius, 53, 24 ; Velleius Paterculus, 2, 92 ; R. Syme, The
Roman Revolution, p. 371 et 402.
403. Tacite, Histoires, 4, 9 (Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 950, n. 1 et
vol. 3 3, p. 1145, n. 2).
404. Au Bas-Empire, Rome est municipalisée ; le Sénat n’est plus que
l’équivalent d’un conseil des décurions et les rapports du préfet de la Ville
avec le Sénat sont ceux d’un curator civitatis avec la curie locale.
Voir E. Stein, Histoire du Bas-Empire, vol. 1, p. 121 ; A. H. M. Jones, The
Later Roman Empire, vol. 2, p. 687 et, pour les spectacles, p. 537. Au
IVe siècle, les édifices publics de Rome portent le nom du préfet de la Ville,
Chapitre IV (notes 405 à 412) 869
le nom de l’empereur et du Sénat ne venant s’y ajouter que s’ils ont contri-
bué à la dépense (A. Chastagnol, La Préfecture urbaine à Rome au
Bas-Empire, p. 353) : de même, dans les villes municipales, les opera
publica mentionnent le curator civitatis. De plus, le préfet de la Ville se
met à porter souvent le titre honorifique de patronus : pour la première
fois, Rome a des patroni comme les autres cités. Enfin de simples parti-
culiers acquièrent au IVe siècle le droit de bâtir à Rome : Chastagnol
(Fastes des préfets de la Ville, p. 16) cite une liste de sénateurs qui ont
souscrit pour la construction d’un édifice ; le Code Théodosien, 15, 1, 11,
concède à tous le droit de réparer les édifices de Rome. Quant aux bains de
Neratius Cerialis (Dessau, n° 1254-1246), j’ignore s’ils étaient publics ou
privés.
405. Le dernier édifice élevé à Rome, avant le IVe siècle, par un autre
que l’empereur ou le Sénat, fut sans doute le théâtre de Balbus ou bien le
porticus Vipsaniae, bâti par la sœur d’Agrippa. En vertu de la dyarchie, le
Sénat, au nom du peuple et du sien (d’où la formule S. P. Q. R., qui fait son
apparition… sous l’Empire : Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 1257), fait
bâtir à Rome des monuments à la gloire des princes : temples de Vespasien
et de Titus (Corpus, VI, 938), arc de Constantin (VI, 1139) : comme si une
règle de pudeur empêchait les empereurs de s’honorer eux-mêmes. En
dehors des monuments de ce genre, l’autorité du Sénat se réduit à élever
des statues sur le sol public (Staatsrecht, vol. 3 p. 1185), même sur celui
des forums impériaux (Staatsrecht, vol. 1, p. 450 ; ajouter Tacite, Annales,
15, 72 ; cf. Dessau, n° 273 ; Suétone, Vitellius, 3, 1) et à les faire ôter
(Staatsrecht, vol. 3, p. 1190). Sur la dualité du curator operum publicorum
et du procurator operum publicorum, voir Hirschfeld, Verwaltungsbeam-
ten, p. 265-272 et Pflaum, Carrières procuratoriennes équestres, vol. 2,
p. 600.
406. Friedländer, chez Marquardt, Staatsrwaltung, vol. 3, p. 490.
407. En respectant la loi qui interdit à un affranchi de donner des
munera sans autorisation spéciale et les règlements qui fixent un maximum
aux dépenses pour les gladiateurs. De plus, les gouverneurs de province,
sénatoriaux ou équestres, n’ont pas le droit de donner de munera (Tacite,
Annales, XIII, 31 ; cf. Mommsen, Epigraphische Schriften, vol. 1, p. 523) :
ils auraient ruiné leurs administrés en donnant des spectacles aux frais de
ceux-ci et en se faisant pardonner, grâce à ces spectacles, de piller leurs
administrés.
408. Josèphe, Antiquités judaïques, XVI, 128 : sauf à comprendre qu’Hé-
rode les donna à Auguste pour qu’il les distribuât lui-même.
409. Aussi bien, quand le Digeste évoque les legs aux cités, n’évoque-
t-il jamais le cas d’un legs au peuple romain.
410. Abstraction faite des prestations des corporati, il n’existe pas d’autres
munera civilia à Rome que les tutelae. Par conséquent, lorsque l’Histoire
Auguste présente comme un munus les légations du Sénat à l’empereur (qui
seul pouvait en recevoir : Staatsrecht, vol. 2 p. 680), nous en conclurons
qu’une fois de plus l’Histoire Auguste transpose au IIIe siècle les institutions du
IVe (Gordiani tres, 32). Sur l’immunitas sénatoriale, E. Kuhn, Die städtische
und bürgerliche Verfassung des römischen Reichs, 1864, réimpr. 1968, Aalen,
Scientia Verlag, vol. 1, p. 223-224.
411. Dion Cassius, 54, 2 : cf. Hirschfeld, Verwaltungsbeanmten, p. 286.
412. Sur ces banquets que, pendant certaines fêtes, les sénateurs don-
870 Chapitre IV (notes 413 à 426)
naient à la plèbe ou à leurs clients, voir par exemple Marquardt, Privatleben,
p. 208.
413. Sans doute le festin (recta cena) fut-il remplacé par une distribu-
tion de sportules (cf. Suétone, Néron, 16 : publicae cenae ad sportulas
redactae).
414. Claude renouvela cette interdiction (Dion Cassius, 60, 5).
415. Au Bas-Empire, le patrimoine des curiales, comme celui des décu-
rions, ne peut sortir de la curie : inscrit sur les registres publics, il est immo-
bilisé (Code Théodosien, 6, 2, 8) et est en gage à la curie (Ch. Lécrivain, Le
Sénat romain depuis Dioclétien, p. 86).
416. Sur les dépenses et sommes honoraires des préteurs et consuls
du Bas-Empire pour leurs jeux (à moins que, pro ludis, ils ne réparent
les aqueducs), voir Code Théodosien, VI, 4, passim ; Code Justinien, XII, 3,
2 (cf. R. Delbrück, Consulardiptychen, Textband, p. 68). En général,
E. Kuhn, Die stadtische und bürgerliche Verfassung, vol. 1, p. 206-207. Pour
les somptuosités du fils de Symmaque lors de ses spectacles (Symmaque,
Lettres, 4, 8, 3 ; Olympiodore, fragment 44), A. Chastagnol dans Historia-
Augusta Colloquium 1964-1965, p. 62 ; Friedländer, Sittengeschichte, vol. 2,
p. 41 ; Alföldi, Kontorniaten, p. 40.
417. Mommsen, Staatrecht, vol. 3, p. 900, nie en général l’existence d’une
somme honoraire pour les magistratures à Rome même sous le Haut-
Empire ; quant à la vente aux enchères de prêtrises par Caligula (Suétone,
Caligula, 22 ; cf. Dion Cassius, 59, 28), elle rappelle les ventes de prêtrises
de l’époque hellénistique dont nous avons parlé au chap. II.
418. Dion Cassius, 54, 17, mais cf. 55, 31.
419. Id., 60, 6.
420. Voir surtout Suétone, Auguste, 30, et Tibulle, 1, 7, 57-62 ; R. Syme,
Roman Revol., p. 402. L’empereur fit aussi réparer les routes lui-même :
Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 1146, n. 1.
421. Dion Cassius, 53, 23.
422. Suétone, Claude, 24 ; Mommsen, Staatsrecht, vol. 2, p. 534 ; cf.
Tacite, Annales, XI, 22 et XIII, 5 ; Suétone, Domitien, 4 ; Vita Lucani,
2, 10 ; Friedländer chez Marquardt, Staatsverwaltung, vol. 3, p. 487. Cf.
Veyne dans Revue de philologie, 1975, p. 92, n. 1.
423. De aquae ductu, 3, 2.
424. Suétone, Claude, 9. – Pour passer à de simples fonctionnaires d’un
rang extrêmement inférieur, l’inscription Corpus, XIV, 4012 (Dessau,
n° 5387) fait difficulté ; un accensus velatus y est dit immunis ; faut-il croire,
avec Mommsen (Staatsrecht, vol. 3, p. p. 289, n. 3), qu’il était
dispensé de somme honoraire pour l’entrée dans sa décurie ? Ou qu’il s’agit
d’une immunité des munera d’Ostie ou des corporati de Rome (Fragmenta
Vaticana, 138, cité par Dessau) ?
425. Suétone, Auguste, 57 ; Caligula, 42 ; Dessau, 92, 93, 99 ; Dion
Cassius, 48, 34 ; 54, 30 ; 55, 26. Pour le testament d’Auguste, voir surtout
Suétone, Auguste, 101 ; comparer les autres testaments impériaux connus (je
ne parle pas ici de ceux qu’on trouve dans l’Histoire Auguste) ; celui
de Tibère (Suétone, Tibère, 76), de Caligula (Caligula, 24), de Claude
(Claude, 44). Sur les étrennes du peuple à son empereur, voir les rapproche-
ments ethnographiques de M. Nilsson, Opuscula minora selecta, vol. 1,
p. 274.
426. Dion Cassius, 79, 9.
Chapitre IV (notes 427 à 434) 871
427. Dessau, n° 286 : liberalitate optimi principis.
428. Suétone, Caligula, 42. Friedländer, Sittengeschichte, vol. I, p. 90. Cf.
Dion Cassius, 72, 16 (Mommsen, Staatsrecht, vol. 3, p. 900).
429. Dion Cassius, 54, 30 et 35. – Un évergète qu’on honore d’une
statue fait preuve de tact s’il emploie les crédits publics destinés à sa statue
à élever l’image d’un dieu ou du prince, plutôt que sa propre effigie ; ainsi
s’explique l’épigramme de l’Anthologie grecque, XVI, 267, que les édi-
teurs rapprochent de Pline, Lettres, I, 17. Plus généralement, il faut tou-
jours faire des contre-dons et ne pas être de reste. En voici un exemple tiré
de cette Histoire d’Appolonios de Tyr, chap. 10 dont nous avons parlé à la
n. 296. Fuyant le roi d’Antioche dont il a séduit la fille, Apollonios fait
escale à Tarse, qui souffre de la disette ; Apollonios fait à la cité un
discours public de pollicitation : il donnera à la cité 100 000 boisseaux de
blé, si elle protège sa fuite, à 8 as (octo aeris) le boisseau. La cité accepte et
achète le blé à ce faible prix (le grec dirait qu’Apollonios a fait une parapra-
sis) ; « mais Apollonios, ne voulant se dépouiller de sa dignité royale et
mériter le nom de marchand plutôt que de donneur, le rendit à la cité, pour
ses usages (utilitati ; cf. Dessau, n° 6252 : “voluptatibus et utilitatibus populi
plurima contulit”. » seulement la cité ne veut être en reste de cadeaux : elle
utilise l’argent de l’évergète à élever sur le forum une statue d’Apollonios
sur un char.
430. L’étude de D. van Berchem, Les Distributions de blé et d’argent à la
plèbe romaine sous l’Empire, thèse de Genève, 1939 p. 119-176, dispense
de s’étendre sur les congiaires.
431. Philostrate, Heroïkos, 664, p. 248 (Opera, Kayser, vol. 2, p. 129).
432. Sur le blé gratuit et sur l’annone, voir plus haut, section 6 du chap. III.
Sur le blé comme libéralité, Kloft, Liberalitas principis, p. 88-95. Sur le pro-
blème discuté des clients de la plèbe romaine, voir D. van Berchem dans
Rendiconti della Pontificia Accademia, 18, 1941-1942, p. 183-190, sur l’ins-
cription Corpus, VI, 32098 F. Ou tout simplement Mommsen, Staatsrecht,
vol. 3, p. 444, n. 4 ; cf. p. 173, n. 4 et p. 461.
433. A. Degrassi, Scritti varî di antichità, vol. I, p. 697 : « Nerva funerati-
cium plebi urbanae instituit » ; un évergète de Bergame paie à ses conci-
toyens la taxe sur les pompes funèbres (Dessau, n° 6726, bien expliqué
par B. Laum, Stiftungen, vol. 1, p. 114, cf. vol. 2, p. 184, n° 84 A). En
revanche, il est faux que Septime-Sévère ait assuré un service gratuit de
médicaments à la plèbe romaine : le passage de Galien, De theriacis ad Piso-
nem, 1, 2 (vol. 14, p. 217 Kühn) s’explique bien plus platement : ce sont pla-
titudes de style monarchique qui fait de toutes choses un platement : ce sont
platitudes de style monarchique qui fait de toutes choses un mérite à l’empe-
reur ; A. Birley a repoussé l’interprétation en une phrase dans son Septimius
Severus, Eyre and Spottiswoode, 1971, p. 287.
434. Une cité procure à ses citoyens un certain nombre d’avantages :
jouissance des établissements publics, participation aux évergésies, etc ;
ce sont les commoda, et ils sont réservés aux citoyens (ou, pour certains
avantages, à une catégorie de citoyens, par exemple aux décurions). Je me
demande si la citoyenneté honorifique donnait droit a ces commoda (il
arrivait qu’une cité accordât son droit de bourgeoisie à un étranger qu’elle
voulait honorer : le cas est fréquent en Espagne, où on voit des gens
citoyens de plusieurs cités à la fois ; voir une intéressante hypothèse de
D. Julia, Les Stèles funéraires de Vigo, Heidelberg, Kerle, 1971, p. 22).
872 Chapitre IV (notes 435 à 445)
Pour le mot commoda, citons Digeste, 50, 1, 271 ; la lex métalli vipascensis
(Dessau, n° 6891) ; cf. Digeste, 50, 1, 35 ; Corpus, IX, n° 5899 et XI,
n° 1944 (il s’agit de la caisse municipale destinée aux commoda) : Fronton
(lettre Ad amicos, 2, 7) : commoda decurionatus.
435. Quand l’empereur s’adresse aux Romains (ainsi chez Tacite,
Annales, 15, 36, et en cent autres lieux), il les appelle cives, ce qui, dans
l’Antiquité, ne voulait pas dire « citoyens ! », mais « mes concitoyens » (le
mot concivis n’existait pas ; en revanche, un général disait commilitones à
ses soldats) ; de même fratres doit être interprété par « mes chers
confrères ». Ne pas oublier qu’un empereur est sénateur et que tout sénateur
est réputé avoir Rome même pour cité (sinon, comment pourrait-il
y devenir magistrat ? Autres indications chez Mommsen, Staatsrecht, vol. 3,
p. 473-474).
436. Aussi leur politique en matière de travail en restait-elle aux vœux
pieux (ou au travail forcé, pour les condamnés aux mines impériales et
pour les ouvriers des manufactures impériales) ; « honore ceux qui tra-
vaillent et n’aie que haine pour les paresseux et pour ceux qui ont des
occupations viles », dit le faux Mécène au faux Auguste chez Dion Cas-
sius, 52, 37 ; les occupations viles doivent être les métiers d’athlète et de
cocher, dont il a été question en 52, 30, où « Mécène » se plaint que les
spectacles multiplient les métiers inutiles. C’est du moralisme et non du
productivisme.
437. Julien, Éloge de Constance (Sur la royauté), 32. Varron, Agriculture,
2, 1 : les mains qui cultivaient jadis le froment et la vigne ne sont plus
occupées qu’à applaudir au théâtre et au Cirque.
438. Sombart, Der Moderne Kapitalismus, vol. 1, 2, p. 802 et 823.
439. Polybe, 4, 21, 1.
440. Caton : Plutarque, Caton l’Ancien, 1. Sur l’autourgia voir aussi Marc
Aurèle, 1, 5, 2 ; cf. 3, 5, 3. Sulpice-Sévère, Vie de saint Martin, 4. Dans le
Pédagogue, 3, 4, 26, 1, Clément d’Alexandrie conseille de se servir de ses
mains (autourgia) et de ne pas recourir exclusivement aux domestiques pour
les soins personnels.
441. Porphyre, Lettre à Marcella, 35. Cela permettra à Marcella d’être
« indépendante », c’est-à-dire de ne pas dépendre de ses domestiques pour
les moindres choses de la vie quotidienne et de ne pas se croire perdue si ses
femmes de chambre ne sont pas à ses côtés. On conviendra qu’ici « travail »
et « auto-suffisance » n’ont pas le même contenu que dans la Première Épître
aux Thessaloniciens de saint Paul, 4, 11 et 12, où il s’agit pour de pauvres
gens de travailler afin de n’être à la charge de personne.
442. Un très beau texte est l’Éloge de Constance, 10, de Julien ; avoir un
métier, c’est-à-dire être cupide, rechercher le gain par une activité mercan-
tile, corrompt l’âme des enfants. Bidez renvoie au chapitre de Stobée, 5, 789
Wachsmuth-Hense, intitulé « blâme de la pauvreté ».
443. Ni avec le thème, d’origine anglaise, d’une noblesse commerçante,
d’une gentry ; il s’agit du vieux thème, étudié au premier chapitre, de la spé-
culation occasionnelle (Gelegenheitsunternehmung), forme normale d’enri-
chissement des classes élevées de jadis. Xénophon, Mémorables, 2, 7.
444. Par exemple A. Bonhöffer, Die Ethik des Stoikers Epiktet, 1894, p. 73
et 233 ; article « Arbeit » du Reallexicon für Antike und Christentum, avec
les références à Épictète.
445. Diogène Laërce, 7, 188.
Chapitre IV (notes 446 à 452) 873
446. Musonius, p. 57 Hercher (Stobée, vol. 4, p. 380 Wachsmuth-Hense).
Quand les Stoïciens conseillent au Sage de se procurer des ressources pour
être indépendant, ils songent à l’intérêt du Sage lui-même, qui doit « se
suffire », être indépendant, invulnérable aux choses extérieures. Quand
saint Paul prescrit à chaque fidèle de travailler, il songe aux autres fidèles,
auxquels le paresseux ne doit pas être à charge. Ce qui « va de soi » dans
ces deux perspectives, ce qui y est implicite ou inconscient ou idéologi-
quement passé sous silence, est que les Stoïciens, sans y penser, se mettent
dans la peau de notables qui aviseront à se procurer des ressources, serait-
ce par « spéculation occasionnelle » ; tandis que saint Paul se met dans
la peau de pauvres gens à qui leurs proches reprochent de se faire nourrir à
ne rien faire.
447. Sur la philoponia, Marc Aurèle, I, 16 début et 6, 30 ; ce mot désigne
la persévérance et fait couple, dans les textes, avec « persévérance ». Là
encore, ce qui « va de soi » est un point de vue de notable, de riche : il n’est
pas question de travailler pour manger, il est question de bien vouloir s’oc-
cuper avec sérieux et persévérance du rôle social dans lequel on est né, que
ce soit celui de propriétaire foncier (Xénophon, Économique, 20, 25 ;
Mémorables, 3, 4, 9) ou celui d’empereur. On comprend que ce thème ait
beaucoup d’importance : rien ne forçait les notables à s’occuper sérieuse-
ment de leurs terres ou des fonctions publiques ; ils auraient toujours assez
de ressources pour vivre et leur pente naturelle aurait été le farniente ; par
ailleurs, à la différence du commerce, l’agriculture ne s’exerce pas contre
des concurrents et l’on peut y mettre peu d’application sans être pour autant
acculé à la faillite ; enfin les institutions et professions économiques étaient
assez peu articulées pour ne pas constituer, comme chez nous, une
contrainte à l’application. Quant aux fonctions publiques, on imagine mal
l’aristocratie romaine se souciant beaucoup de savoir si l’empereur ou les
gouverneurs de province sont à leur bureau huit heures par jour. Du coup, la
contrainte au travail pouvait être uniquement d’origine morale : c’était une
question d’éducation, de style de vie, exactement comme le puritanisme
selon Weber.
448. Ecclésiastique, 33, 27 sqq.
449. Le dicton est cité par saint Paul dans sa Seconde Épître aux
Thessaloniciens, 3, 10. Voir les parallèles juifs cités par Strack et Billerbeck,
Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, réimpr. 1969,
C. H. Beck, vol. 3, p. 641. Sur l’attitude de saint Paul lui-même, voir le
tome 2 de l’Histoire du droit et des institutions de l’Église par J. Dauvillier :
Les Temps apostoliques, Sirey, 1970, p. 609-615.
450. Le mot factio désignait les couleurs ou équipes de cochers, les « écu-
ries », et aussi les troupes théâtrales : et non pas les clubs populaires des sup-
porters, de fans de ces factions ; ces clubs, eux, s’appelaient populus ou
pars ; c’est ce qu’a établi A. Maricq, « Factions du cirque et partis popu-
laires », dans Académie royale de Belgique, Bulletin de la classe des Lettres,
36, 1950, partic. p. 400-402.
451. Le même prosélytisme de lazzaroni les faisait se passionner pour les
révolutions de palais (Tacite, Histoires, I, 35 et 36) ; on aurait tort d’assimiler
cette passion de foules hétéronomiques, pour et contre les grands person-
nages, avec la passion révolutionnaire des foules modernes ; Tacite, Annales,
XIV, 61, parle plutôt de clientèle.
452. Par exemple un pantomime, le premier Pylade, exilé par Auguste
874 Chapitre IV (notes 453 à 455)
(Dion Cassius, 54, 17 ; Suétone, Tibère, 37) ; le biographe d’Hadrien signale
comme une curiosité que cet empereur n’ait jamais exilé de pantomime ou
de cocher. Pour le IVe siècle, Ammien Marcellin, XV, 7, 2.
453. Tacite, Annales, 13, 25 : gravioris motus terrore.
454. Outre la sédition Nika, la guerre civile de 609-610, dit-on, est une
guerre des Bleus et des Verts ; mais cela est dû à l’organisation très particu-
lière de l’Hippodrome à Byzance et il n’en faut rien conclure pour les fac-
tiones ni les clubs du Haut-Empire.
455. Tel nous paraît être le juste point de la question ; en pareille affaire,
les nuances sont tout. Les factions ne sont pas des partis politiques
déguisés, ni des sociétés partiellement politiques (en vertu de la plurifonc-
tionnalité habituelle des sociétés) : simplement elles ont des coefficients
de snobisme inégaux. Préférer le polo au football ou l’achat d’un électro-
phone à celui d’un téléviseur n’est pas non plus une opinion politique
travestie. On serait même presque tenté de nier que les factions, sous le
Haut-Empire, aient eu la moindre coloration permanente. Simplement,
quand un empereur, dirait-on, était partisan des Verts, l’opposition criait :
« A bas les Verts » et inversement, de même qu’elle sifflait un acteur si
l’empereur accordait à cet acteur sa préférence. Ce qui vient à l’appui de ce
scepticisme est que Vitellius et Caracalla, qu’on aurait crus a priori
partisans des Verts, faction populaire, tenaient pour les Bleus. Il me semble
néanmoins que les Bleus et les Verts avaient une coloration de snobisme
permanente, les Bleus étant l’écurie favorite de l’élite, et ne prenaient pas
indifféremment une couleur d’équipe officielle et d’équipe de l’opposition
selon qu’un empereur était partisan des uns ou des autres ; ce qui le ferait
croire est que, dans Le Satiricon, 70, 10, Trimalcion, homme de toutes les
élégances, tient pour les Bleus et reproche à ses convives, hommes moins
huppés que lui, de tenir pour les Verts (ce ne doit pas être un hasard, mais,
sous la plume de Pétrone, un ethos, un trait caractéristique). Concluons :
deux options inégalement relevées, sans aucune implication politico-
sociale ; mieux encore, la classe élevée et les empereurs se partageaient
entre ces deux options inégales : le choix était davantage une affaire de
tempérament individuel que de standing de classe (il fut un temps où foot-
ball et tennis, bourbon et whisky, télévision et électrophone, étaient inéga-
lement relevés en eux-mêmes : n’empêche que, à l’intérieur de la classe
élevée elle-même, les choix en la matière demeuraient largement indivi-
duels). A la façon dont Marc Aurèle, I, 5, parle des Verts et des Bleus, on
croirait bien qu’il aurait pu être partisan des uns aussi bien que des autres.
Voir sur tout cela les prises de position fort différentes de R. Mac Mullen,
Enemies of the Roman Order, p. 170, et de R. Goossens dans le Byzantion
de 1939 (qui me semble exagérer gravement les choses). – Pour les fac-
tions du Cirque à Byzance même, à propos de la thèse fameuse de Manij-
lovic sur leur portée politico-sociale, il faut consulter maintenant A.
Cameron, Porphyrius the Charioteer, Oxford, 1973, p. 232-239, qui
suggère que le problème est à peine plus compliqué et subtil que celui des
causes de la révolution de mai 1968 en France, soulève à peine davantage
de passions personnelles chez les historiens et fait écrire à peine plus de
sottises. Mais l’important pour nous est que Rome, même au IVe siècle,
n’est pas Byzance ; les bagarres n’avaient pas pour seul objet les Bleus et
les Verts (mais aussi bien un gladiateur ou un pantomime) ; outre le prosé-
lytisme sportif ou artistique qui demeure leur grande explication, elles ne
Chapitre IV (notes 456 à 463) 875
prenaient de coloration politique qu’occasionnellement et accessoirement
(voir les deux notes suivantes). On en dirait autant de la claque au théâtre et à
l’Opéra, au XVIIIe siècle ou sous l’Empire : le zèle pour l’art suffisait à faire
donner des coups de canne, mais, de plus, parfois, des passions politiques
s’en mêlaient.
456. Suétone, Caligula, 27.
457. Id., Vitellius, 14, qui cite le trait et celui de Caligula comme des
bizarreries de tyrans. Ce qui veut dire ceci : la passion partisane poussait
parfois des gens à critiquer un acteur ou tout un spectacle pour des raisons
purement politiques ; mais cela demeurait assez accessoire pour que le pou-
voir puisse se permettre de fermer les yeux sur ces marges partisanes. La
politisation des spectacles n’est pas assez poussée pour que l’empereur
doive sacrifier au maintien de l’ordre deux principes sacro-saints : l’un est
que l’empereur se met au service des citoyens quand il leur donne des jeux
(il les appelle « messieurs » ou « mes maîtres », comme nous verrons) ; il
est leur fournisseur et chacun a le droit d’être mécontent d’un fournisseur
(comparer Pétrone, 45, 13). L’autre principe est que le peuple romain, au
Cirque et aux spectacles, a droit à son franc-parler (libertas, Ammien
Marcellin, 16, 10, 13) et que c’est lui qui juge chaque artiste ou chaque
champion : le président n’a qu’à s’incliner. D’une manière générale, les
spectacles sont une fête, un loisir : le « Cirque » est le contraire de la poli-
tique. Caligula et Vitellius sont doublement odieux : ils ont « politisé »
le Cirque et ils ont refusé au public le droit qu’a tout public de n’être pas
content de ce qu’on lui montre.
458. Tacite, Histoires, 1, 4 ; sur cette phrase, Friedländer, Sittenges-
chichte, vol. 1, p. 223 ; R. Syme, The Roman Revolution, p. 404, n. 5 ;
Z. Yavetz, Plebs and Princeps, p. 152, et le remarquable article de
R. Marache, « La revendication sociale chez Martial et Juvénal », dans
Rivista di cultura classica e medioevale, 3, 1961, partic. p. 41. Même
coupure de la plèbe en deux parts quand les Flaviens attaquent Vitellius : tan-
dis qu’une partie de la plèbe s’arme pour défendre Vitellius (Tacite, His-
toires, 3, 58, 69, 79-80 ; cf. Suétone, Néron, 44), les Grands arment leurs
hommes contre lui (Histoires, 3, 64). De même, la foule prenant le parti
d’Octavie contre Poppée, les partisans de Poppée déclarent que cette foule
n’est pas la plèbe, mais seulement la clientèle privée de l’impératrice (Tacite,
Annales, 14, 61).
459. On trouvera une vue originale des choses chez I. Hahn, « Zur poli-
tischen Rolle der städtrömischen Plebs unter dem Prinzipat », dans Die
Rolle der Plebs im spätrömischen Reich, Akademie-Verlag, Berlin, 1969,
p. 49. Dans la synthèse que nous allons tenter, nous nous appuyons moins
sur les documents (ils sont rares et peu propres à satisfaire aux exigences
de l’économie et de la géographie) que sur les vraisemblances et la
comparaison ; à vrai dire, ce serait aussi le cas de toute autre synthèse qu’on
proposerait sur cette question.
460. Suétone, Vespasien, 18.
461. Fronton, p. 127, Van den Hout.
462. Marquardt, Privatleben, vol. 1, p. 204-212 ; Friedländer, Sittenges-
chichte, vol. 1, p. 223-232. Il arrive que le patron loge gratuitement ces
clients (Digeste, 9, 3, 5, 1 et 33, 9, 3, 6).
463. Tacite, Annales, 13, 44, cité par Paul Lacombe, La Famille dans
la société romaine, Paris, Bibliothèque anthropologique, tome VII, 1889,
876 Chapitre IV (notes 463 à 482)
p. 308 ; c’est l’occasion de recommander chaudement cet admirable livre,
qui est venu beaucoup trop tôt, a été méconnu, puis était oublié quand son
heure arrivait.
464. Sur son tarif, Marquardt, Privatleben, vol. 1, p. 211, n. 7.
465. Sur les poètes, voir l’article de Marache, cité à la n. 458.
466. Par exemple Tacite, Histoires, 3, 66 (Vespasien ancien client d’un
Vitellius).
467. Le trésorier-payeur de Trimalcion parle d’un vêtement qu’un de ses
propres clients lui a donné pour son anniversaire (Satiricon, 30, 11) ; une
affranchie dit dans son épitaphe : « J’ai eu beaucoup de clientes » (Corpus,
VI, n° 21975).
468. Digeste, 11, 3, 1, 5 : Un esclave « in spectaculis nimius vel seditio-
sus ».
469. Quand Commode combat des bêtes dans l’arène, mieux vaut pour les
sénateurs ne pas bouder le spectacle : Dion Cassius, 72, 20-21.
470. Pline, Lettres, 9, 6.
471. Catulle, 51, 13 : « Otium, Catulle, tibi molestumst. »
472. Sur Alexandrie, Polybe, 34, 14.
473. Polybe, 15, 27, 3 et les chapitres qui suivent (querelle de sérail).
474. Sur « les autorités romaines » dans les inscriptions grecques,
L. Robert, Études anatoliennes, p. 51 et n. 2.
475. R. Aron, Études politiques, Gallimard, 1972, p. 156.
476. Pour ces grandes lignes, se complètent : Friedländer chez Marquardt,
Staatsverwaltung, vol. 3, p. 482-487 et 503 ; Hirschfeld, Verwaltungsbeam-
ten, p. 285-287 ; Mommsen, Staatsrecht, index, s. v. « Spiele » et Epigra-
phische Schriften, vol. 1, p. 509. – On ne confondra pas les jeux et munera
publics avec les spectacles de cour que l’empereur organise en son palais :
quand Caligula et Néron jouèrent le rôle de cochers, ce fut sans doute à
l’intérieur de leur cour (Marquardt, vol. 3, p. 490).
477. Le plus ancien exemple est chez Minucius Felix, 37, 11 ; dans la vie
d’Hadrien de l’Histoire Auguste, on trouve à la fois gladiatorium munus (7,
12) et ludi gladiatorii (9, 9) : c’est la trace d’une réfection tardive ; dans la
vie de Trébonien Galle, 3, 7, on lit ludos gladiatorios. En revanche, en 357,
le Code Théodosien dit encore gladiatorium munus (15, 12, 2). Voir Wis-
sowa, Religion und Kultus, p. 465, n. 9.
478. Sur la durée des jeux, Friedländer, Sittengeschichte, vol. 2, p. 13 ;
H. Stern, Le Calendrier de 354, Geuthner, 1953, p. 70.
479. L. Vidman, « Fasti Ostienses », dans Rozpravy Ceskoslovenske Aka-
demie Ved, 67, 1957, fasc. 6, années 108 et 112.
480. Sur praesidere, Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 402 et 407 ; vol. 2,
p. 824. Il est clair que l’éditeur des jeux, qui les organise (edere) y a la
préséance (praesidere), quand l’empereur est absent (cf. Suétone, Auguste,
45 : suam vicem… praesidendo) ; aussi edere et praesidere sont-ils syno-
nymes chez Tacite, Annales, 3, 64.
481. Suétone, Tibère, 47 ; mais cf. Dion Cassius, 57, 11 ; comparer His-
toire Auguste, Hadrien, 8, 2.
482. Question brûlante ; voir Alföldi, Monarchische Repräsentation,
p. 160 et J. Gagé, Les Classes sociales dans l’Empire romain, 2e éd. Payot,
1971, p. 203. Beaucoup de faits sont réunis par Tr. Bollinger, Theatralis
licentia, die Publikums demonstrationen an den öffentlichen Spielen, Win-
terthur, Schellenberg, 1969, p. 74-77. Notons seulement trois problèmes :
Chapitre IV (notes 483 à 491) 877
1° Il s’agit de savoir si le pulvinar d’Auguste au Cirque (Res gestae, 19, 1,
et append., 2) est le sanctuaire où l’on déposait les images portées dans les
pompa circensis ou s’il se confond avec la loge impériale ; il est pourtant
certain que, sous le Haut-Empire, cette loge est une simple loge ; l’empe-
reur se montre à ses sujets en prenant place en avant, ou bien se retire au
fond de sa loge, à l’abri de rideaux. Ne pourrait-on distinguer le pulvinar ad
Circum, sanctuaire ainsi nommé à cause du divan où l’on déposait les
images de la pompa, d’une part ; et, de l’autre, un pulvinar ou divan d’hon-
neur sur lequel prenaient place l’empereur et sa famille (Suétone, Claude, 4)
et qui était installé dans la loge impériale au Cirque, laquelle n’était pas un
sanctuaire ? 2° La loge du Cirque de Constantinople est-elle la reproduc-
tion de la loge impériale à Rome ? Voir A. Piganiol dans Byzantion, 1936,
p. 383. 3° Où était la loge de l’éditeur des jeux ? Notons que la place d’hon-
neur était en face de l’éditeur, contra munerarium, aux termes d’un décret
honorifique de Cumes étudié par A. Degrassi, Scritti varî, vol. 1, p. 480. On
en rapprochera un trait d’orgueil du tribun Amphilochus qui, au cirque
d’Antioche, prenait place en face de la loge impériale, ex adverso imperato-
ris (Ammien Marcellin, 21, 6, 3).
483. Phèdre, Fables, 5, 5 (fable 100) : « Erat facturus ludos quidam nobi-
lis. »
484. « Laetare, incolumis Roma salvo principe », chez Phèdre. Le héros
de cette anecdote est connu : on a retrouvé son épitaphe (Dessau, n° 5239).
C’est à tort que Bücheler a cru qu’il s’agissait de ludi extraordinaires
donnés pour la santé d’Auguste : à tous les spectacles, le public souhaitait
immanquablement bonne santé au prince (Dion Cassius, 72, 2). Comparer,
dans les Actes des Arvales, les acclamations du type imperator Augustus, ex
cujus incolumitate omnium salus constat ; Dessau, n° 451 : te salvo, salvi et
securi sumus ; Corpus, IV, 1074 (graffito de Pompéi) : vobis salvis, felices
sumus perpetuo.
485. Alföldi, Monarchische Repräsentation, p. 79-84.
486. L’Empereur dans l’art byzantin, p. 144-147.
487. Kloft, Liberalitas principis, p. 99-101 ; R. Brilliant, Gesture and Rank
in Roman Art, p. 170-173. D’où parfois des discussions, lors de la
distribution d’un congiaire, entre un des bénéficiaires et le prince lui-même :
« Hermeneumata pseudodositheana », dans le Corpus des glossaires latins de
Goetz, vol. 3, p. 36.
488. Josèphe, Antiquités judaïques, XIX, 1, 13. Sur les missilia et spar-
siones, Friedländer, Sittengeschichte, vol. 2, p. 17 ; Regling dans le Pauly-
Wissowa, vol. V, 1, col. 852, s. v. « missilia » ; H. Stern, Le Calendrier de
354, p. 152.
489. Dion Cassius, 60, 17.
490. Id., 72, 13.
491. Id., 72, 17 : « Que Commode fût présent ou absent, (c’étaient) sa
peau de lion et sa massue (qui) étaient déposés dans les (amphi)théâtres sur
son siège d’or » ; la nouveauté me semble être, non que les insignes impé-
riaux soient déposés sur le trône vide (rien n’était plus normal), mais que
ces insignes soient une massue et une peau de lion qui font de l’empereur
vivant un nouvel Hercule. Rien de plus banal que l’usage cérémoniel et
l’iconographie du trône vide où sont déposés les insignes du pouvoir : J.
W. Salomonson, Chair, scepter and wreath : historical aspects of their
Representation, thèse de Groningue, 1956 ; il n’y a là aucun « symbolisme
878 Chapitre IV (notes 492 à 509)
funéraire », sauf secondairement, mais bien une réalité du cérémonial.
492. On considérait comme habile et louable, de la part d’un grand per-
sonnage, d’affecter de partager les passions populaires pour les spectacles ;
pareille conduite était popularis (Tacite, Histoires, 2, 91).
493. Tacite, Histoires, 1, 72 ; dans les villes d’Asie Mineure, à l’époque
impériale, le théâtre joue le même rôle.
494. Alföldi, Monarchische Repräsentation, p. 64-65 ; autres références
chez Z. Yavetz, Plebs and Princeps, Oxford, 1969, p. 98 ; cf. Suétone,
Claude, 21.
495. Suétone, Auguste, 45.
496. Id., Domitien, 4 ; cf. Histoire Auguste, Hadrien, 19, 6 : histriones
aulicos publicavit.
497. Cela ressort de Pline, Lettres, 6, 5, 5 : propitium Caesarem, ut in ludi-
cro, precabantur ; la formule est connue dans les inscriptions : Dessau,
n° 5084 A (habeas propitium Caesarem) et n° 2610 ; Corpus, VI, 632 et
9223 ; XI, 8 ; XIV, 2163.
498. Sur les manifestations politiques lors des spectacles, Friedländer, Sit-
tengeschichte, vol. 2, p. 7 ; R. Mac Mullen, Enemies of the Roman Order,
Harvard, 1967, avec beaucoup de références et un exposé très nuancé ;
Yavetz, Plebs and Princeps, p. 18-24 ; Tr. Bollinger, Theatralis licentia (cité
ici, n. 482) ; ajouter Digeste, 11, 3, 1, 5 : un esclave in spectaculis nimius vel
seditiosus.
499. Plutarque, Galba, 17.
500. Tacite, Annales, 6, 13.
501. Josèphe, Antiquités judaïques, XIX, 1, 4.
502. Dion Cassius, 75, 4 ; l’historien s’étonne du fait toujours un peu sur-
prenant qu’une foule de manifestants finisse par s’accorder à crier la même
chose en même temps ; aussi est-il souvent difficile de distinguer, dans les
textes anciens qui rapportent quelles acclamations saluèrent tel grand per-
sonnage et combien de fois elles furent répétées, s’il s’agissait d’acclama-
tions spontanées (ainsi compterait-on le nombre de « rappels » d’un
chanteur qu’on applaudit) ou de slogans dictés par le pouvoir ; les acclama-
tions sont dictées chez Dion Cassius, 72, 20. Voir Alföldi, Monarchische
Repräsentation, p. 79-87 ; E. Peterson, Heis Theos : epigraphische, form-
geschichtliche und religionsgeschichtliche Untersuchungen, Göttingen,
1926, p. 141-145. Même le public étudiant applaudissait ses rhéteurs en
acclamations stéréotypées : Philostrate, Vies des sophistes, 2, 24, p. 270,
282 et 286 de l’éd. Wright (Loeb). Tacite, Annales, 16, 4 : certis modis
plausuque composito.
503. Suétone, Auguste, 45.
504. Tacite, Annales, I, 54.
505. S’il faut en croire l’Histoire Auguste, Marc Aurèle, 4, 1 ; cf. Fried-
länder, Sittengeschichte, vol. 2, p. 4-5.
506. Marc Aurèle, 6, 46.
507. Id., I, 16, 25 ; sur la tripartition spectacles-édifices-congiaires, cf.
Syme, Tacitus, p. 226.
508. Marc Aurèle, I, 16, 15 ; l’allusion aux spectacles nous semble précise
et le passage devrait être commenté en ce sens.
509. Zosime, 3, 11, 4-5 ; Julien s’en vengea en écrivant le Misopogon
(voir surtout les chap. 4, 5 et 9 de ce texte). Julien avait dû renoncer à réfor-
mer les spectacles (Lettres, n° 89 Bidez, 304 BC).
Chapitre IV (notes 510 à 526) 879
510. Marc Aurèle, I, 16, 13, cf. I, 17, 5 et I, 7, 4.
511. D’où le célèbre « effet Tocqueville » (Ancien Régime, p. 99 de l’éd.
des Œuvres complètes) : un régime dur n’est jamais aussi menacé que le jour
où il commence à se libéraliser, parce que, alors seulement, les gens peuvent
le voir tel qu’il était vraiment.
512. Esprit des lois, 12, 27.
513. Ammien Marcellin, 16, 10, 13. Ammien, qui parle grec en latin, car
le latin est pour lui une langue étrangère (Norden, Kunstprosa, p. 647), parle
de « ludi equestres » parce qu’il pense en grec (âgon hippikos) ; il s’agit des
Circenses.
514. On me dit que P. M. Blau, Exchange and Power in Social Life,
J. Wiley, 1964, distingue satisfactions externes et satisfactions internes dans
les manifestations de l’autorité publique ; mais je n’ai pu encore me procurer
ce livre.
515. Polybe, 4, 31, 4 ; cf. 2, 38, 6 ; 5, 27, 6 ; 6, 9, 4 ; 7, 10, 1. Sur la liberté
comme franc-parler, Syme, Tacitus, p. 558 ; Ch. Wirszubski, Libertas als
politische Idee im Rom des frühen Prinzipats, Wiss. Buchgesellschaft, 1967,
p. 201 ; MacMullen, Enemies of the Roman Order, p. 63. Suétone, Tibère,
28 : « Dans un État libre, la langue et l’opinion (mentem) doivent être
libres » ; 29 « comme sénateur, je ne manquerai pas de m’exprimer avec
quelque libertas ».
516. Plutarque, Dion, 37 ; cf. les chap. 4 ; 6 ; 28 fin ; 29 ; 34. Marc Aurèle
avait appris à admirer Dion (I, 14, 2).
517. Marc Aurèle, I, 14, 2. Liberté, au premier sens du mot, désigne
donc la démocratie directe, par opposition à une non-réciprocité des gou-
vernants et des gouvernés. Mais, sous l’Empire, on dit de cette liberté,
comme des raisins, « ils sont trop verts » : les hommes sont trop corrom-
pus, le corps de l’Empire est trop vaste, il faut un souverain, car les
hommes sont devenus incapables d’autodiscipline ; c’est la grande idée
de Tacite, mais elle se retrouve partout, par exemple dans le Du sublime, 44,
10 (ne pas alléguer en revanche 44, 5, où l’auteur parle en réalité de l’« équi-
table » hégémonie romaine sur la Grèce).
518. W. Hennis, Politik als praktische Wissenschaft, Piper, 1968, p. 65 :
« Rat und Beratung im modernen Staat. »
519. Marc Aurèle, 6, 30, 1.
520. Id., I, 6, 4 ; I, 16, 4 ; 6, 30, 13.
521. W. Hennis, Politik und praktische Philosophie, Luchterhand, 1963,
p. 89 : « Topik und Politik ». En général, sur la topique, W. Krauss, Opera-
tions research, ein Instrument der Unternehmensführung, Verlag Moderne
Industrie, 1970, p. 160 : « Les deux grandes méthodes des sciences de la
nature, la topique et le cartésianisme. »
522. Leibniz, Nouveaux Essais, début du livre IV, qui précisément traite de
la topique dans cette étonnante page.
523. Si la condition humaine est historique, c’est parce qu’il n’y a pas de
savoir du savoir et parce qu’on ne peut pas vouloir vouloir.
524. Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, 7, 14.
525. Dion Cassius, 72, 20-21. Sur Commode chasseur, cf. J. Aymard,
Essai sur les chasses romaines, De Boccard, 1951, p. 537-556 ; sur les accla-
mations, L. Robert, Études épigraphiques et philologiques, p. 111, n. 2.
Caracalla aussi tua des bêtes dans l’arène : Dion Cassius, 77, 6.
526. Où se passe la scène ? Je crois que c’est vraiment à Rome, dans un
880 Chapitre IV (notes 527 à 542)
spectacle public (le peuple est sur les gradins). Dion parle d’amphithéâtre,
sans autre précision ; il pourrait s’agir de l’amphiteatrum castrense, arène
privée de l’empereur (voir plus haut, n. 387) ou bien de l’arène de Lanuvium
(car Commode combattit dans cet amphithéâtre, selon l’Histoire Auguste,
Commode, 8, 5 ; Commode avait une résidence à Lanuvium, où il était né ;
s’agissait-il encore d’une arène privée ?). Mais, si l’« amphithéâtre » dont
parle notre historien n’était pas celui de Rome, Dion Cassius l’aurait sans
doute précisé ; et puis le peuple était là.
527. Max Weber, Économie et Société, vol. 1, p. 237.
528. Sur la lutte entre eunuques et mandarins, Weber, Religionssoziologie,
vol. 1, p. 427.
529. J. Crook, Consilium principis, Cambridge, 1955. Deux documents
récents : Seston et Euzénnat dans Comptes rendus de l’Académie des ins-
criptions, 1971, p. 468 ; J. H. Oliver, « The sacred gerusia and the emperor’s
Consilium », dans Hesperia, 36, 1967, p. 331.
530. Polybe, 5, 34.
531. Id., 6, 7 ; sur le franc-parler macédonien, 5, 27, 6.
532. Hauriou, Traité de droit administratif, éd. de 1919, p. 25.
533. J. Béranger, Recherches sur l’aspect idéologique du principat,
p. 137-169. Cela se retrouve en Russie (A. Besançon, Le Tsarévitch immolé,
p. 103), chez les tyrans de Sicile (Polybe, 7, 8, 5), ailleurs encore (Veyne
dans Latomus, 21, 1962, p. 62).
534. Sur l’absence de règle de succession héréditaire à Rome au nom de
l’idéologie du « choix du meilleur », L. Wickert, « Princeps und Basileus »,
dans Klio, 18, 1943, p. 10.
535. Ammien, 19, 12, 7 et 21, 16, 8 ; sur l’emploi de la torture à propos de
ce passage, Mommsen, Strafrecht, p. 407, n. 4.
536. Car les bons empereurs, et même les meilleurs, sont non moins
rituellement acclamés que les mauvais : il suffit de lire Pline, Panégyrique,
2, 7-8.
537. Suétone, Tibère, 30 ; jamais, même sous la République, le Sénat n’a
été théoriquement aussi puissant que sous Tibère.
538. Tacite, Annales, 2, 87 ; cf. I, 72 ; cf. la page de Syme, Tacitus,
p. 427.
539. Tacite, Annales, 13, 49.
540. Des anecdotes rapportées par Sénèque, De la colère, 1, 18, ou 2, 6,
donnent à réfléchir, ainsi que le récit d’une colère sanglante d’Hadrien chez
Galien, De animi affectuum curatione, vol. 5, p. 17 Kühn.
541. Marc Aurèle, 1, 14, 2.
542. On a la surprise de trouver l’effigie de Néron sur un de ces médaillons
contorniates sur lesquels l’aristocratie sénatoriale affichait des idéaux qui se
voulaient populaires, qu’elle-même fût païenne ou chrétienne (selon l’heu-
reux coup de pouce donné par Santo Mazzarino à la thèse exposée dans le
grand livre d’Alföldi ; voir Mazzarino, « La propaganda senatoriale nel tardo
impero », dans Doxa, 4, 1951, p. 140. Un empereur n’est pas aimé parce qu’il
donne des jeux, mais dans la mesure où ces jeux sont indice de son penchant
pour la plèbe ; « une sorte de sixième sens que Tacite appelle vaine popularité
(inanis favor) faisait que la plèbe préférait un donneur de largesses à un autre
donneur de largesses », écrit Z. Yavetz, Plebs and Princeps, p. 43. De fait,
Trajan, « bon empereur », pro-sénatorial, n’a pas laissé de souvenir populaire,
malgré ses jeux splendides.
Chapitre IV (notes 543 à 554) 881
543. Josèphe, Antiquités judaïques, XIX, 3, (2), 3.
544. Yavetz, Plebs and Princeps, p. 114-116, a deviné qu’elle aimait
cela, encore que les textes auxquels il renvoie ne le disent guère. – Pline,
Lettres, 9, 13, 21 : « Nous autres sénateurs sommes impopulaires, nous
avons la réputation d’être sévères à l’égard de tous les citoyens et de ne
ménager que nos collègues, en fermant mutuellement les yeux sur nos
fautes. »
545. Mommsen, Strafrecht, p. 350, n. 2, et p. 414, n. 6 et 8. Josèphe, XIX,
1, 2 (cf. XIX, 1, 16) parle de « doulocratie », de règne des esclaves. L’accu-
sation par l’esclave, dans les procès de majesté, est non moins recevable que
son témoignage.
546. Virgile, Énéide, 6, 613 (« dominorum fallere dextras », avec la note
de Norden) ; une révolte d’esclaves attente à une relation personnelle, non à
l’ordre social. Quatre vers plus haut, Virgile a parlé de ceux qui ont frappé
leur père, trompé leur client, haï leur frère ou été adultères.
547. Aux enfers, dit Lucien, les riches porteront les fardeaux des pauvres
pendant 25 000 ans ; sur le thème du monde social renversé,
Bolkestein, Wohltätigkeit und Armenpflege, p. 475 ; S. Luria, « Die Ersten
werden die Lezten sein : zur « sozialen Revolution » im Altertum », dans
Klio, 22, 1929, p. 405.
548. Josèphe, XIX, 1, 13 ; Suétone, Caligula, 26 ; sur la gratuité des
spectacles établie par Caligula, Bollinger, Theatralis licentia, p. 18.
D. van Berchem, Distributions de blé et d’argent, p. 62 : « Le public des
jeux devait offrir l’image systématiquement ordonnée de la société
romaine. » Le second Africain s’était rendu impopulaire en assignant
des places réservées au Sénat (Valère-Maxime, 4, 5, 1 et 2, 4, 3). Pour
les places réservées, Mommsen, Staatsrecht, vol. 1, p. 406 ; vol. 3, p. 519
et 893.
549. Cette tradition antiaristotélicienne est connue à travers mainte anec-
dote rapportée par Elien, et par Polybe, 1, 28, 4 ; 12, 24, 2.
550. Athénée, XII, 547 E ; Wilamowitz, Antigonos von Karystos, réimpr.
1967, Wiss. Buchgesellschaft, p. 263, cf. 83 ; Boyancé, Culte des muses,
p. 319.
551. A. Varagnac, Civilisation traditionnelle et Genre de vie, préface.
552. Polybe, 5, 106, 2.
553. Trois passages sont le meilleur commentaire du panem et Circenses
de Juvénal : Cicéron, Lettre à Atticus, XVI, 2 : « Je suis triste et peiné de
voir que le peuple romain n’a pas de bras pour défendre l’État et n’en a
plus que pour applaudir au théâtre. » Plutarque, Conseils politiques, 29 :
« Les évergètes, en achetant leur renommée à grands frais, rendent
la foule puissante et insolente, en lui faisant croire que la renommée est une
grande chose que la foule peut leur donner ou leur ôter. » Fronton, p. 210
Naber, 200 Van den Hout (Principia historiae, 17), que nous venons de citer.
Les congiaires ne semblent pas avoir été réservés à la plèbe frumentaire au
sens technique du mot, celle qui avait droit au pain d’État ; nous avons donc
interprété largement les mots frumentariam plebem : le peuple pour qui le
pain quotidien fait problème.
554. Diogène Laërce, 2, 68. Pour illustrer par un exemple l’idée que,
pour raisons psychologiques, les solutions hétérogènes ou discontinues
ont tendance à aller au-delà de ce qui est rationnellement nécessaire, rap-
pelons que la théologie ascétique chrétienne enseigne qu’il ne suffit pas de
882 Chapitre IV (note 555)
renoncer aux plaisirs mauvais ni même de sacrifier aussi les plaisirs dange-
reux : il faut en outre se priver de quelques-uns des plaisirs licites, car qui-
conque savoure sans restriction toutes les délectations permises est bien
près de glisser en celles qui ne le sont pas. Or le fin mot de l’idée de dépoli-
tisation est probablement d’ordre ascétique, lui aussi : quiconque savoure
les plaisirs non politiques sera un mauvais militant ; il est théoriquement
possible, mais psychologiquement difficile, de s’intéresser à la fois à l’acti-
vité politique et à la « presse du cœur ». Ce qui rappelle un peu l’idée chré-
tienne que la sensualité est ennemie implacable de l’amour divin.
L’historien doit avouer que ces exclusives mutuelles ne sont pas psycho-
logiquement, caractériellement, infondées. La parole est aux psychanalystes
(l’auteur a ses raisons personnelles, qui ne sont nullement des raisons de
dédain scientifique, au contraire, de ne pas s’approcher de trop près de la
psychanalyse). Le mythe de la dépolitisation projette, sur le plan des
concepts politiques, une vérité caractérologique : ceux qui se passionnent
pour la politique se passionnent moins pour le pain et le Cirque, car per-
sonne ne se passionne pour deux choses à la fois. De même, « l’attachement
à Dieu et à la créature sont deux contraires : aussi ne peuvent-
ils se trouver dans un même cœur » (saint Jean de la Croix, Montée au
Carmel, I, 6).
555. Nous songeons à la distinction que font certains psychanalystes (si je
les comprends bien) entre le réel, le symbolique et l’imaginaire.
Index historique1

Acclamations, 235, 274, 275, 288, Catulle, 809, 876.


298, 330, 484, 663, 665, 676, 878. Centurie prérogative, 398.
Aditus, 846. César, 411, 434, 462.
Agriculture, 133, 137, 139, 154, Charité, 48, 92, 224, 241, 302, 518,
159, 166, 176, 427, 440, 601, 649, 574, 577, 605.
697, 717, 801. Cicéron, 353, 408, 414, 439, 443,
Agrippa, 465. 448, 781, 794.
Aristote, 18, 33, 120, 133, 270, 418, Cité, 113, 117, 120, 206, 264, 332,
424, 685, 708, 713. 333, 349, 511, 590, 659, 738.
Assistance, 59, 73, 224, 241, 301, Clientèle, 75, 77, 188, 324, 381,
416, 600, 606, 608, 648, 753, 385, 387, 407, 536, 561, 568,
754. 583, 647, 654, 655, 656, 785,
Associations, 27, 72, 119, 250, 303, 794, 821.
305, 685, 738, 745, 780. Commerce, 134, 137, 139, 572, 710.
Auguste, 459, 463, 519, 564, 590, Voir « occasionnel ».
642. Res gestae, 467, 470. Compétition, surenchère, agonis-
Autun, 591. tique, 195, 196, 283, 294, 366,
Bains, 294, 298, 466, 477, 648, 674, 367, 402, 722, 779.
759. Consolation (décret), 742.
Banquets, 56, 186, 218, 219, 222, Constantin, 605, 850.
238, 248, 249, 251, 286, 294, 296, Contrainte et spontanéité dans l’é-
297, 356, 391, 392, 413, 644, 685, vergétisme, 30, 32, 190, 234, 272,
757, 758, 759, 786. 286, 289, 301, 751, 762, 766,
Beneficium, 571. 814 ; « amener à payer », 214,
Blé, 220, 225, 237, 240, 284, 302, 277, 286, 411, 751.
349, 425, 426, 433, 435, 499, 647, Corruption électorale, 189, 375, 390,
731, 733, 824. 786, 789.
Butin, 356, 412, 463. Curiales, bouleutes : voir « notables,
Carnéade, 313. familles, patroboulos ». Somme
Carrière des honneurs, 366, 372, honoraire, 283, 292.
398, 752, 763. Décrets, 239, 271, 274, 276, 283,
Caton d’Utique, 388. 330, 743, 744.

1. Voir aussi à l’index sociologique mes mots « capitaliste », « charivari »,


« fête », « luxe ».
884 Le Pain et le Cirque
Dédicace d’édifice, 220, 294, 299, 407, 430, 452, 472, 569, 579, 586,
592, 732, 760, 854, 868. 599, 611.
Démographie, 603, 707. Évergétisme, 9, 20, 23, 30, 44, 59,
Démosthène, 215, 261, 262. 64, 92, 114, 128, 183, 186, 188,
Dignitas, 353, 378, 398. 209, 220, 226, 229, 233, 236, 257,
Dion de Pruse, 120, 302, 305, 307, 261, 265, 300, 306, 334, 343, 758.
309, 328, 486, 573, 609, 748, 755, Empereur, 469, 481, 493, 569,
846. 570, 580, 602, 606, 611, 612, 638,
Divinisation, 249, 251, 481, 500, 641, 644, 647. Incidence écono-
509, 820, 824, 825, 827, 828. mique, 179. Rome, 347, 409, 411,
Don, 15, 88, 185, 232, 240, 375, 473, 478.
386, 474, 559, 567, 572, 581, Factions aux spectacles, 653, 662,
646. 828.
Donativum, 382, 557, 560, 565. Familles d’évergètes, 237, 299, 307.
Droit, 487, 488, 490, 540, 542, 545, Enfants magistrats, 286. Hérédité,
546, 549, 573, 574, 578, 720, 787, 274. Vocabulaire familial, 274,
822. 734.
Économie, 132, 134, 144, 151, 156, Femmes magistrats, 285, 750. Parti-
198, 427, 435, 586, 587-588, 651, cipent aux largesses, 296, 606,
785, 808.Voir « agriculture, blé, 610.
commerce, industrie, occa- Finances, cités, 227, 237, 238, 239,
sionnel ». 262, 274, 282, 286, 293, 355, 745.
Édifices, 156, 158, 172, 174, 212, Rome, 356, 360, 409, 442, 459.
218, 238, 299, 305, 406, 408, 411, Empire, 538, 542, 549, 551, 568,
412, 423, 461, 463, 589, 645, 760, 588, 590, 816. Piller les fonds
761, 794, 795. publics, 209, 316, 333, 411, 443,
Édit, 488. 587, 725, 849,
Eisitêria, intronisation, 218, 219, Fiscalité, 189, 192, 226, 306, 316,
727, 752, 757. 333, 357, 426, 539, 540, 543, 545,
Élections, votes, nominations, 274, 585, 763, 767, 831, 833.
286, 287, 309, 330, 395, 401, 403, Fondations, 56, 221, 246, 248, 300,
484, 743, 750. 304, 306, 606, 736, 763, 770, 820.
Empereur. Double personnalité, Évergète « éternel », 247, 275,
478, 490. Bon roi, 462, 493, 611 736.
(voir « pour moi »). Magistrat, Frais d’une fonction, 211, 215, 238,
491, 568, 637, 675, 676. Indi- 281, 282, 285, 291, 294, 295, 749,
vidu, 478, 495, 595, 634, 637, 763. A Rome, 357, 363, 366, 452.
641. « Césars fous », 640, 676, Frontin, 572, 645, 844.
678, 682. Richesse privée, 467, Funérailles, 303, 392, 648.
468, 552, 554, 568. Monopole de Gellias d’Agrigente, 726.
l’évergétisme, 464, 606, 641. Gladiateurs, 294, 301, 393, 660,
Magistrats de cités, 286, 596. 684, 703, 761.
Entrée solennelle, 274, 296, 741. Gracques, 425, 430, 441, 449.
Envie, 242, 305, 316, 318, 462. Gymnasia, 298.
Épidoseis, 213, 217, 221, 227, 232. Gymnasiarque, 239, 281, 283, 284,
Épigraphie, gravure, 239, 275, 276, 292, 298, 750, 759.
471. Hadrien, 607, 856.
Évergésies, 21, 55, 218, 220, 225, Historioraphie à Rome, 797.
227, 235, 280, 283, 294, 302, 391, Honneurs aux évergètes, 239, 247,
Index historique 885
268, 277, 487, 733. Culte des Notables, 122, 199, 217, 236, 241,
évergètes, 349, 739, 769. Voir 268, 274, 279, 329, 345.
« acclamations, décrets, dédi- Occasionnel (commerce), « Gele-
caces, entrées, fondations, nom, genheitshandel », 134, 137, 197,
patronat, statues, témoignages, 202, 401, 460, 651, 791, 872.
titres ». Panégyrique d’Eumène, 591, 853.
Hortative (formule), 277. Paraprasis, 226, 770.
Huile, 295, 298, 466, 756. Patroboulos, 274.
Industrie, 709, 715, 717.Voir « occa- Patronat de cité, 644, 742, 857, 869.
sionnel ». Périclès, 310, 764.
Jeux, 358, 368, 393, 638, 640, 644, Phèdre (fabuliste), 662, 877.
653, 657, 660, 663, 669, 684, 780, Platon, 133, 139, 195, 207, 271, 312,
866. Voir « gladiateurs ». 576, 673.
Julien l’Apostat, 559, 566, 709. Plutarque, 309, 312, 670.
Juvénal, 93, 456, 639, 641, 668, 687, Politique (institutions, réalités, acti-
780, 809. vité), 123, 130, 134, 204, 208,
Largesses « démagogiques », 188, 257, 258, 260, 263, 307, 603. A
205, 226, 227, 315, 357, 411, Rome, 330, 349, 370, 372, 376,
416, 418, 425, 429, 442, 454, 386, 395, 399, 403, 411, 430, 452,
468, 730, 810, Impériales, 561, 461, 773, 785. Empire, 484, 486,
563, 589, 591, 592, 612, 647, 563, 588, 619, 639, 658, 659, 661,
815. 664, 665, 670, 671, 678, 841. En
Legs, 562, 646, 784, 787, 838. Grèce, 202, 215, 237, 263, 269,
Liberté, 190, 669, 689. Trois 275, 278, 284, 330, 332, 659, 738,
conceptions, 670. 748.
Libertés, 193. Pollicitations, 214, 226, 227, 247,
Liturgies, 185, 189, 194, 199, 218, 288, 299, 306, 488, 591, 642, 726,
225, 228, 284, 356, 357, 730, 727, 752, 853.
773. Polybe, 221, 445, 454, 456, 604,
Loisir, 131, 133, 637, 657, 658. 670, 677.
Lucar, 361, 775. Pompée (théâtre), 413, 463.
Marc Aurèle, 308, 613, 664, 670. Popularité au spectacle, 379, 668,
Martial, 782. 780. Empire, 660, 664, 668, 675.
Mécénat, 303, 596. Mécénat d’État, République, 367, 371, 379, 402.
453, 459, 462, 467, 469, 552, 568, Prix, 20, 697, 710, Blé, 802, Terre,
589, 816. 164.
Megalopsychia, magnanimité, 699, Pulvinar au Cirque, 662, 877.
731. Réglementation impériale de l’é-
Militia, vénalité des offices, 438. vergétisme, 291, 302, 331, 342,
Missilia « rimmata », 757, 786. 402.
Monnaie, 356, 467, 746, 754, 763, Religion, 210, 249, 297, 312, 362,
774, 814. 365, 369, 413, 501, 502, 514, 523,
Munus, moenia, munera, 82, 350, 528, 758, 776, 777, 778, 825, 826,
357, 394, 661, 770, 779, 788, 829, 830.
876. Rome (ville), urbanisme, 408, 410,
Nîmes, 465, 596, 856. 412, 462, 463, 465, 638, 639,
Nom de l’évergète, 212, 247, 276, 643, 645, Sociologie, 433, 638,
299, 750, 760, 854. Voir « dédi- 646, 647, 649, 652, 658, 665,
cace ». 675.
886 Le Pain et le Cirque
Sacrifices, 392, 757, 786, Voir Témoignages, 277, 487.
« banquet ». Coût des victimes, Théoxénies, 251, 413.
786, 787. Viande, 786. Tibère, 585, 681.
Salluste (Pseudo), 438, 807. Titres honorifiques, 191, 217, 273,
Sénat, 345, 352, 517, 564, 582, 670, 741. Voir « acclamations, fonda-
682, 769, 771, 797, 850, Conflits tions, honneurs, patronat ».
avec l’empereur, 585, 660, 675, Travail, 131, 132, 134, 141, 162,
678, 681. 310, 425, 573, 648, 650, 654, 655,
Sénèque, 574, 577. 735, 873.
Sociaux (conflits), 220, 224, 235, Tribu (à Rome), 400, 402, 404, 790,
300, 301, 305, 328, 425, 484, 669. 793.
Somme légitime ou honoraire, 224, Triomphateurs, 412, 423, 462, 465,
290, 403, 646, 753, 755, 870. 473, 643.
Statues, 220, 233, 239, 270, 272, Tyran, 637, 673, 677.
273, 284, 487, 728, 740, 871. Villes, urbanisation, 115, 406, 427,
Stoïciens, 651, 855. 433, 464, 649, 654, 855. Voir
Suétone, 638, 797, 865. « édifices, Rome ». Fonder, orner
Tacite, 468, 654. une ville, 274, 299, 407, 761.
Index sociologique1

Apolitisme, 93, 94, 95, 97, 100, 201, Croyance (modalités, inconséquen-
204, 484, 493, 510, 636. ces), 58, 250, 253, 254, 255, 479,
Armée, 383, 566, 784. 501, 510, 512, 514, 532, 533, 613,
Autorité, 97, 325. Ses trois fonde- 616, 619, 620, 622, 623, 627, 777,
ments (droit subjectif, délégation, 864.
nature des choses), 128, 201, 474, Dépolitisation, mise en conditions,
491, 492, 500, 519, 522, 615, 93, 97, 258, 335, 339, 340, 390,
678, 679. Voir « droit subjectif » 475, 615, 635, 660, 665, 767, 881.
et « pour moi ». Refus du pou- Devoir d’état (contrainte mutuelle,
voir, 678. Modalités de la disci- intérêt collectif), 289, 335, 339,
pline, 98, 101, 310, 311, 312, 340, 341, 767.
447, 510, 636, 669, 674, 676, « Dissonance » (réduire la disso-
684, 685. Voir « politique (enjeu nance, faire de nécessité vertu),
symbolique)». Hétéronomie, 480, 97, 98, 317, 325, 326, 329, 341,
493, 520, 691. Personnalisation 466, 668.
du pouvoir, 495. Autorité sociale, Don, 31, 47, 71, 73, 77, 81, 105,
124, 242. 154, 183, 259, 267, 377, 389, 475,
Barrière et cooptation, 373, 582, 78. 560, 567, 572, 581. Voir « symbo-
Capitaliste (mentalité), 132, 138, lique ».
141, 145, 149, 151, 154, 155, 163, Droit. Voir index historique. Ratio-
178, 198, 712. Voir « occasionnel, nalisme juridique, 187, 574, 846,
profession ». 847. Voir « équité ».
Charisme, 129, 479, 500, 518, 777, Droit subjectif (autorité par), 128,
858. 257, 328, 351, 475, 480, 506, 519,
Charivari, 223, 301, 761. 522, 523, 534, 612, 636, 678, 692,
Collectifs (biens et services), 23, 775. Voir « autorité » et « pour
186, 229, 242, 300, 306, 440, 441, moi ».
687, 801. Dualisme, parallélisme, théorie du
Conseil, 670, 680. reflet, 44, 59, 65, 88, 514, 560,
Contrat historique, 104, 320, 342. 608, 610, 626, 627, 628, 629, 666,
Croissance, 143, 144, 150, 154, 159, 689. Voir « idéologie » et « sym-
171, 174, 177, 178, 711, 717. bole.»

1.Voir aussi, à l’index historique, les mots « loisir », « occasionnel, « travail »,


« ville », etc.
888 Le Pain et le Cirque
Économie. Sens du mot, 78, 149. Matériels (biens et intérêts), 106,
Autonomie de l’économie profes- 108, 125, 129, 199, 201, 328, 332,
sionnalisée par rapport aux fins, 334, 335, 337, 441, 444, 451, 618,
144, 145, 150, 151, 712. Voir 685, 692.
« capitaliste, profession ». Mécénat, 110, 127, 145, 154, 300.
Équité comme individualisation de Mobilité sociale, 327, 584.
la loi, 574, 576. Comme indul- Monnaie, 169, 174, 176, 698.
gence, 574, 792, 846, 847. Mort (attitude devant la), 45, 247,
Essentialisme, stéréotypes (par 252, 253.
opposition à la quotidienneté), Multiplicateur keynésien, 175, 176,
132, 133, 134, 136, 138, 140, 152, 715, 716.
273, 572, 621, 650. Opinion publique, 482, 658.
État, 24, 496, 549, 579, 586, 597, Ordres (« Stände »), 30, 327, 329,
673, 687, 688, 689, 780. 331, 766 ; (organes), 583.
Expression, actualisation, gratuité, Ostentation, narcissisme, 105, 107,
par opposition à ostentation, pro- 108, 110, 319, 420, 632, 692. Voir
pagande, idéologie, 44, 63, 110, « expression ».
148, 183, 232, 236, 242, 300, Participation (transparence des
420, 461, 472, 592, 614, 669, apports individuels), 30, 187, 203,
692, 799, 863. Apparat, 107, 109, 205, 244.
635, 630. Patrimonialisme, 470, 474, 535, 556,
Fête (détente, gratuité, loisirs), 99, 568.
103, 186, 295, 297, 301, 302, Plurifonctionnalité des associations,
312, 361, 364, 365, 370, 373, 303, 305 ; de la religion, 363, 365,
392, 395, 418, 424, 462, 516, 515.
635, 669, 686, 692, 758, 780, Politique, ses trois enjeux (pouvoir,
782. matériel ou social, « symbo-
Fiscalité, 25, 29, 187, 229, 230, 585. lique »), 102, 565, 669, 673, 674,
Folklore, 686. 676, 690, 692. L’enjeu symbo-
Hétérogène et discontinu (options, lique (platonique, imaginaire, la
causalité), 660, 665, 692, 881. modalité de discipline, la relation
Idéologie, 101, 449, 608, 610, 614, des conscience), 86, 127, 380,
624, 626, 635, 864. 466, 475, 510, 565, 606, 691, 692.
Inconscient (par opposition à pré- Double définition de la politique,
conceptuel), 38, 39, 623. 684, 687. Société comme « ans-
Induits (sentiments, par opposition talt » monopoliste, 96, 328, 616.
aux sentiments d’élection, 324, Tragique (insoluble), 616, 617,
483, 499, 504, 510, 519, 521, 616, 689, 690.
618, 785. Pour moi (le roi par droit sujectif
Intérêts, 84, 146, 248, 254, 312, règne par lui-même et règne pour
332, 333, 336, 337, 338, 449, moi), 475, 481, 495, 616, 618.
628, 668, Intérêt collectif, 335, Profession, 122, 130, 133, 135, 144,
338. Voir « matériels » et « devoir 146, 149, 181, 257, 258, 383, 384,
d’état ». 573.
Investissement, 156, 159, 161, 175. Propagande, 232, 472, 614, 631,
Ludique, 14. 863.
Luxe, 104, 105, 107, 157, 164, 166, Quotidienneté (par opposition à
171, 176, 253, 319, 458, 462, 636, stéréotype), 96, 103, 152, 621,
810. Luxe et décadence, 45. 622, 685.
Index sociologique 889
Redistribution (Polanyi), 47, 73, imaginaire, qui se rapporte à
(transferts), 47, 89, 97, 220, 223, la relation des consciences et
300, 315, 316, 318, 431, 474, à la modalité d’obéissance »,
691. 85, 669. Relatif à la relation des
Régimes politiques (classement), consciences ou à la modalité
101. d’obéissance, 87, 107, 380, 466,
Religion, 57, 70, 253, 362, 364, 501, 475, 510, 660, 665, 669, 678,
514, 529, 758, 776, 826. 691, 692. Voir « autorité » et
Ritualisation, 512, 514, 515. « politique ». Dons symboliques
Surplus économique, 156, 158, 177, ou indiciels, 183, 233, 265, 375,
717. 377, 381, 465, 565. « Symbo-
Symbolique. Symbole et indice, 85. lique » ou erroné ? 496, « Vio-
Le symbole a son épaisseur, 87, lence symbolique », 97, 98, 512,
(voir « dualisme »). Double sens 636.
du mot, « qui symbolise autre Temporel (horizon), 59.
chose » et « qui est platonique, Thésaurisation, 166, 168.
Table

Sujet de ce livre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

I. LES AGENTS ET LES CONDUITES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

1. Le don dans la société romaine : un peu d’histoire


narrative, 15 – Les conduites de don, 15 – Le don
comme valeur, 17.
2. Qu’est-ce que l’évergétisme ? 20 – Les deux variétés
d’évergétisme, 21 – La notion de biens collectifs, 23 –
Une utopie : ressusciter l’évergétisme, 27.
3. La magnificence, 31 – La question ethnographique,
31 – Aristote : le concept de magnificence, 33 – Les
choses et le voile des mots, 38 – La grammaire est-elle
inconsciente ou implicite ? 39.
4. Invariants et modifications, 44.
5. Évergétisme et charité chrétienne, 47 – Morale
populaire et morale sectaire, 48 – Éthique professée et
éthique pratiquée, 53 – Libéralités et legs à l’Église, 55 –
L’aumône comme compromis, 59 – La marge charitable,
62 – Viscosité de la pensée : Wölfflin et Foucault contre
Panofsky, 64 – La charité : faux concept et religiosité
réelle, 68 – Effets historiques de la charité, 71.
6. « Redistribution », 73 – Marché ou dons, 73 – Cri-
tique de Polanyi, 76 – Les trois sens du mot « écono-
mie », 78.
7. Sociologie du don , 81 – Don ou échange, mais pas
les deux, 82 – Cadeaux symboliques et indices. Double-
sens du mot « symbolique », 85 – Les transferts, 89.
8. « Panem et Circenses », 93 – Dépolitisation, 93 –
Apolitisme, 96 – Deux modalités de la discipline, 98 –
Ces modalités sont contingentes, 101.
9. « Conspicuous consumption », 104 – Ostentation et
narcissisme, 105 – Excellence de la richesse et apparat,
107 – Le mécénat, 110.
10. La cité hellénistique et romaine, 114 – La ville pré-
industrielle, 115 – La cité, 117 – Souveraineté ou autar-
cie, 120.
11. Le régime des notables, 122 – Pouvoir politique des
notables, 122 – Autorité sociale et mécénat, 124 – Les
trois origines du pouvoir, 128 – Cumul des supériorités
ou spécialisation, 129.
12. Travail, loisir, 131 – Essence, activité, dignité, pro-
fession, 132 – « Style de vie », classement, stéréotype,
135 – Le dédain du négoce, 138.
13. L’évergétisme et l’esprit du capitalisme, 141 – Le
capitalisme n’a pas d’âge, 141 – Rationalisme et autono-
mie, 144 – Intérêt, volonté de puissance, ascèse ou jeu,
146 – La mutation : l’économie comme profession, 149 –
Seigneur, bourgeois et mécène, 152.
14. Analyse économique des dépenses somptuaires,
155 – Le gaspillage et la focalisation, 156 – Subsistance,
surplus, croissance, 159 – Un paradoxe : croître sans
investir, 152 – L’ancien éloge du luxe, 164 – L’écono-
mie classique et le luxe, 167 – L’économie classique et le
temps, 169 – Keynes et les pyramides, 171 – Les
« retombées » de la construction des cathédrales, 173 –
Sociologie de l’investissement, 176 – Optimiser ou satis-
faire, 178 – Incidence de l’évergétisme, 179.
II. L’ÉVERGÉTISME GREC. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183
1. Avant l’évergétisme : Athènes classique, 184 – Lar-
gesses archaïques, 186 – Les liturgies et les libertés, 189 –
Sociologie des liturgies : Platon, 194 – Les oligarques, 198.
2. L’oligarchie des notables, 201 – Les notables, 201 –
Pas de participation, 203 – Pas d’universalisme, 206 – La
politique comme « trustee », 208.
3. Les origines de l’évergétisme, 210 – Naissance du
mécénat, 210 – Largesses politiques, 213 – Largesses
« ob honorem », 215 – L’évergétisme n’est pas redistri-
bution, 221 – La redistribution, 223 – L’évergétisme
n’est pas un impôt, 226 – Origines de l’impôt, 229.
4. L’évergétisme hellénistique : vue générale, 231 –
Les dons des rois, 232 – Les notables et la contrainte de
donner, 234 – Le mécénat des notables, 236 – Raison
de ce mécénat, 240 – Patriotisme ? 242 – L’évergétisme
funéraire, 246 – Les attitudes devant la mort, 250 –
L’évergétisme « ob honorem », 257 – La politique
comme profession et entreprise, 260 – La politique
comme privilège honorifique, 263 – L’évergétisme
comme contre-affect symbolique, 265 – Les honneurs
aux évergètes, 268 – L’hypertrophie des honneurs, 272
– La vraie raison de tant d’honneurs, 278.
5. Le détail des faits, 280 – Des frais de la charge au prix
de l’honneur, 281 – « Amener » à payer, 286 – La
« somme légitime », 290 – Liesses publiques, 294 – Édi-
fices publics, 299 – Peut-on revendiquer collectivement
des biens individuels ? 300 – Rôle, sélection et « perfec-
tion », 306.
6. Envie, légitimation, distance sociale, 311 – Les
intérêts des individus, 312 – La société n’est pas un marché
parfait, 316 – Analyse de l’envie, 318 – Légitimation et
rapports matériels, 324 – Société à ordres et mobilité
sociale, 327 – Intérêt de classe ou distance sociale ? 331
– L’intérêt de classe est-il objectif ou collectif ? 335 –
Intérêt collectif, devoir d’état, 339 – Le pacte historique,
342.

III. L’OLIGARCHIE RÉPUBLICAINE À ROME . . . . . . . . . . . . . . 345


1. Le gouvernement de l’oligarchie, 348 – La cité et
l’oligarchie, 349 – Le point d’honneur des oligarques,
353 – Les oligarques et le Trésor public, 355.
2. Pourquoi les magistrats donnent des jeux, 359 –
Qui paiera les jeux ? 359 – Fête ou « religion » ? 362 –
Évergétisme, 366 – Ethnologie des jeux, 368.
3. Cadeaux symboliques, 375 – On n’achète pas les
consciences, 375 – Ce que symbolisent les cadeaux, 378
– Le « donativum », 382 – Double fonctionnement de la
société romaine, 385.
4. La « corruption » électorale, 390 – Origines folklo-
riques, 391 – Sociologie électorale, 395 – Évergétisme à
travers l’Italie, 403.
5. Évergétisme politique et non social, 407 – Le
« budget », 409 – Les triomphateurs, 412 – Cicéron sur
l’évergétisme, 414 – Le sénateur et la plèbe, 418 – Éver-
gète malgré lui, 421
6. Le pain d’État et l’ordre moral, 425 – Le problème
du blé, 426 – Du juste prix au blé gratuit, 430 – L’insti-
tution fossilisée, 435 – Cicéron et le blé, 439 – L’ordre
moral contre le blé public, 443 – Les intérêts de Cicé-
ron, 449.
7. Le mécénat d’État, 451 – La politique devenue entre-
prise privée, 452 – Une grande théorie : « luxe » et
« décadence », 454 – Les ressources des magnats, 459 –
Métamorphose de l’évergétisme : exprimer la souverai-
neté, 461 – Rome capitale : César et Auguste, 463 –
Fêtes nationales, 465 – Mécénat, et non patrimonia-
lisme : Auguste, 467 – Auguste magistrat et évergète,
470 – Conclusions de l’analyse, 472.

IV. L’EMPEREUR ET SA CAPITALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 477

1. Autonomie et hétéronomie, 478 – « Les deux corps


du roi », 478 – Hétéronomie, droit sujectif, opinion,
480.
2. Soumission ou opinion publique, 482 – L’époque
où l’on ne parlait pas de politique, 482 – La soumission
dans la révolte, 484 – Les rapports de droit, 487.
3. Le souverain par droit subjectif, 492 – Maître, bon
maître, seul maître, 492 – Auteur du bien et irrespon-
sable du mal, ,498.
4. La divinisation des empereurs et la notion du cha-
risme, 500 – Croyait-on vraiment que le roi était dieu ?
501 – L’amour du roi, sentiment induit, 504 – Mieux vaut
être dit dieu que pris pour un demi-dieu, 506 – Les
nuances de la divinisation, 509 – Les signes extérieurs
du respect, 512 – Plurifonctionnalité du culte impérial,
515 – Charismes : le roi, de Gaulle, Hitler, Staline, 518
Appendice : Les dieux : histoire naturelle ou phénomé-
nologie ? 523.
5. L’empereur est-il propriétaire et patron ? 534 –
L’Empire est-il une entreprise privée ? 534 – Les quatre
trésors de l’Empire, 538 – La théorie de Mommsen,
540 – Exotisme du droit romain : un droit sans
concepts, 542 – Le droit romain et le « bon usage »
selon Vaugelas, 546 – A qui appartient le territoire
national ? 549 – La richesse privée du prince, instru-
ment de règne, 552 – L’empereur et l’armée : soldats à
vendre ? 556 – Les largesses aux soldats, 559 – Nature
du pouvoir impérial, 563 – Au Bas-Empire : « gages »
et pourboires, 535 – Modification romaine de l’idéal-
type, 567.
6. Les bienfaits du prince, 569 – Le bénéfice de la loi,
571 – Le roi, la clémence et la charité, 574 – Classe-
ment des tâches de l’État, 579 – Le Sénat : ordre ou
organe ? 582 – Une fiscalité d’autrefois, 585 – Faire
bâtir était de la politique, 589 – Le temps, le progrès et
les choix, 593 – Du royal caprice à l’étatisation, 596 –
Assistance, démographie et rationalité des conduites,
599 – La démographie d’autrefois, 603 – Natalisme et
colonialisme, 605 – Les équivoques de la bienfaisance,
608 – Le bon roi règne par lui-même et il règne pour
moi, 611.
7. A quoi sert l’idéologie, et comment on y croit, 613 –
Le bon roi : propagande ou idéologie ? 614 – Les
manières de croire, 618 – L’idéologie n’est pas une
chose, 624 – Ni masque, ni miroir, 628.
8. L’expression de la majesté, 630 – Action, informa-
tion, expression, expressivité, 631 – L’apparat monar-
chique et la violence symbolique, 635 – La Ville éternelle
tient lieu de cour, 638 – Monopole de l’évergétisme
impérial sur Rome, 641 – La plèbe, « cliente » du prince,
646 – Fainéantise urbaine et morale du travail, 648 –
Sociologie urbaine de Rome, 652 – Disponibilité affec-
tive et attitude de courtisan, 657.
9. Le Cirque et la politisation, 660 – Les spectacles :
quatre mois de vacances, 660 – Les options hétérogènes
et leurs paradoxes, 665 – Les conceptions anciennes de
la liberté, 669 – Pluralisme, conseil et despotisme, 671
– Le sultan, les mandarins et la plèbe, 675 – « Césars
fous », purges et procès de Mouscou, 678 – Le prince et
le Sénat s’en veulent mutuellement de leur propre
déchirement, 680 – L’amour de la plèbe, 683 – Conclu-
sion : fête et folklore, 685 – Qu’est-ce qui est politique ?
687 – Résumé, 691.

NOTES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 697

Index historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 883


Index sociologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 887
RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION : MAURY-EUROLIVRES S.A. À MANCHECOURT
DÉPÔT LÉGAL : SEPTEMBRE 1995. N° 2 5767 (XXXXXX)

Vous aimerez peut-être aussi