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PIERRE-FRANÇOIS SOUYRI

MODERNE SANS ÊTRE OCCIDENTAL


AUX ORIGINES DU JAPON D’AUJOURD’HUI

GALLIMARD
Bibliothèque des histoires
AVERTISSEMENT

Nous avons conservé ici l’usage japonais pour la


présentation des noms propres : le nom familial vient en
premier, et le nom personnel en second. Pour des
raisons de clarté, nous n’utilisons ici que les noms par
lesquels les personnages cités nous sont restés connus,
certains d’entre eux ayant en e et changé, parfois
plusieurs fois, de nom personnel ou de nom familial au
cours de leur vie.
À la n du XIXe siècle, de nombreux auteurs utilisaient
des pseudonymes, des noms de plume sous lesquels ils
sont souvent connus et désignés. Ainsi, le journaliste
Tokutomi Iichirô signait ses textes Tokutomi Sohô. Il
peut donc arriver ici, comme c’est l’habitude au Japon,
qu’il soit simplement appelé Sohô.
Sauf mention contraire, les traductions en français
sont de l’auteur, et les ouvrages en langue japonaise sont
édités à Tokyo.
Introduction
Dans Le Livre du thé, un délicieux petit ouvrage publié
en 1906, le critique d’art Okakura Tenshin rappelait que
le drame des relations entre l’Asie et l’Occident
provenait des quiproquos et des mensonges que chacun
des deux mondes entretenait sur l’autre. Pourtant,
écrivait-il,
ces idées fausses commencent à se dissiper chez nous. […] Les jeunes
Asiatiques a uent vers les collèges occidentaux pour acquérir
l’éducation moderne. Si nous n’approfondissons pas encore votre
culture, du moins avons-nous la volonté de la connaître.

Il ajoutait :
Malheureusement, l’attitude occidentale est peu favorable à la
compréhension de l’Orient. Le missionnaire chrétien vient chez nous
pour enseigner et non pour apprendre. Ses informations sont fondées
sur quelques pauvres traductions de notre immense littérature, quand
ce n’est pas sur les anecdotes, peu dignes de foi, de voyageurs qui
passent.

Et de conclure :
Quand donc l’Occident comprendra-t-il ou essaiera-t-il de
1
comprendre l’Orient ?

Il est vrai que nous peinons en Occident à tenir


compte de l’histoire des sociétés dont la culture est
éloignée de la nôtre. Obstacle des langues, dira-t-on.
Derrière cette fausse raison se cache en réalité un
eurocentrisme qui a frappé de cécité nombre de nos
chercheurs, même les plus talentueux. Notre monde a
pris l’habitude de voir les non-Européens assimiler la
culture européenne en plus de la leur. Mais il n’est pas
pour autant convaincu de la nécessité d’une réciprocité.
Comme l’écrivait Okakura :
Qui à Oxford ou Heidelberg peut tenir la comparaison avec un sastri de
seconde classe dans sa connaissance des traditions brahmaniques ? Qui
à Berlin ou à la Sorbonne peut comprendre les Classiques confucéens
2
mieux qu’un mandarin de troisième rang ?

A ectée par deux siècles de triomphalisme historique


et de colonialisme intellectuel, l’Europe a longtemps
ignoré ou tenu pour négligeables les autres civilisations.
3
Connaître l’Europe, c’était connaître le monde . Patrick
O’Brien, fondateur en 2006 du Journal of Global History,
rappelle qu’Ernest Lavisse et Alfred Rambaud avaient
publié en 1893-1901 une Histoire générale dont la part
non européenne n’équivalait qu’à un dixième du nombre
total de pages 4. La magni que collection « Évolution de
l’Humanité » lancée en 1913 par Henri Berr ne comptait
encore, en 2000, qu’un seul ouvrage — sur environ
quatre-vingts publiés — traitant d’un monde extra-
européen, celui de Marcel Granet sur La Pensée chinoise.
Dans les années 1950, Maurice Crouzet lançait aux PUF
une Histoire générale des civilisations, novatrice pour son
temps, mais dont aucun des sept volumes n’était
consacré à un univers extra-européen. Plus récemment,
dans les années 1980, les Éditions du Seuil ont lancé,
sous la direction de Philippe Ariès et de Georges Duby,
une Histoire de la vie privée, au demeurant excellente,
mais qui laisse croire, par les sujets traités, que seuls les
Occidentaux en ont une. De ce point de vue, les grandes
séries de la Cambridge History apparaissent moins
provinciales. C’est que l’on ne se départit pas facilement
d’une pareille posture. Quand l’Occident se trouvait
contraint d’admettre l’altérité, celle-ci ne se présentait
bien souvent dans son imaginaire que tout d’un bloc et
gée. Les sociétés orientales relevaient du monde de
l’immanence quand les nôtres se guraient elles-mêmes
comme transcendantales. Depuis Hegel, pour qui seuls
les peuples qui avaient atteint un certain degré de
développement spirituel avaient une histoire, les
Européens admirent décidément que l’histoire des
autres, quand ils en avaient une, était intemporelle,
immobile, invariante ou cyclique, dans tous les cas
anhistorique. On oppose ainsi les sociétés
« organiques », fondées sur la Gemeinschaft (l’Orient), et
les sociétés « ré échies », fondées sur la Gesellschaft
(l’Occident), soit des sociétés stables et
« traditionnelles », et des sociétés mobiles et
dynamiques, des sociétés en dé nitive homogènes et
simples, et des sociétés hétérogènes et complexes. Ces
dernières reconnaissent la primauté de l’individu là où
les autres sont fondamentalement communautaristes et
5
holistes . L’autre est alors « réduit à l’état d’arguments
dans un débat qui concern[e] d’abord les intellectuels
6
occidentaux ».
Le problème n’est donc pas seulement cognitif. Il ne
découle pas d’une incapacité à maîtriser des histoires
complexes et di érentes de celles de l’Occident. Il tient
plutôt à une forme de domination culturelle confortable,
que l’on peut repérer dans la résistance à intégrer dans
nos ré exions et nos modes de compréhension, voire
dans nos comportements, la réalité historique de ces
sociétés. Comme le disait Karl Marx des paysans dans
une phrase que rappelle Edward Saïd à propos des
Orientaux : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ;
ils doivent être représentés 7. » Leurs sociétés ne nous
intéressent trop souvent que pour autant qu’elles
correspondent à nos modes passagères, nos lubies ou nos
angoisses. Pourra-t-on un jour dépasser
l’« impressionnisme », l’exotisme, la super cialité,
parfois l’ignorance condescendante du monde extérieur,
et se confronter à la réalité démysti ée de mondes ni
plus ni moins complexes que les nôtres, bref aller voir
de près cet angle mort de nos connaissances ?
Depuis les dernières années du XXe siècle, cependant,
cette tendance s’estompe sous la force combinée de
plusieurs facteurs : la décolonisation, qui a sapé la
puissance des vieilles nations européennes, la crise de
l’État-nation, qui n’est plus désormais l’horizon
indépassable de notre avenir, la globalisation, qui nous
oblige à penser le monde comme un tout, et surtout la
montée en puissance des économies et des États
autrefois considérés comme « périphériques ». En
Occident, certains historiens multiplient les appels pour
décloisonner leur discipline et réinventer une global
8
history qui permettrait en n d’explorer les réalités
historiques au-delà des frontières nationales, des unités
spatiales et des limitations de la géographie. L’Histoire
du monde au XVe siècle est sans doute une des premières
tentatives françaises d’histoire générale qui se présente
elle-même consciemment comme un essai non
9
eurocentré . Ce mouvement s’accompagne d’un
foisonnement de propositions pour produire des
histoires croisées, connectées, métissées, qui incitent à
repenser les manières habituelles de pratiquer la
généralisation et la comparaison 10. À rebours des
pesanteurs des historiographies nationales, sont
proposées des histoires multiples, plurielles, minuscules,
11
parfois « communicantes ». Et pourtant ! Comme en
témoigne la rareté des références autres qu’en langue
anglaise dans des publications, le courant de la global
history laisse à penser qu’il incarne parfois
l’occidentalisation anglo-saxonne qui gagne le monde
plutôt que sa « désoccidentalisation ». Admettons
néanmoins que l’immense majorité des tenants de ces
courants historiques — multiples et moins homogènes
qu’il n’y paraît — s’e orcent de repenser la comparaison
et évitent d’écrire une histoire du seul point de vue
12
occidental .
On ne peut bien entendu que se féliciter de la volonté
d’en nir avec « le vol de l’histoire » opéré par les
Européens, selon la formule provocatrice de Jack Goody,
pour qui, et à juste titre, l’histoire de la modernité ne
saurait se résumer à la montée en puissance de l’Europe
13
et à l’occidentalisation du reste du monde . De même
que l’Europe ne paraît plus désormais au cœur du
dispositif productif mondial, les systèmes conceptuels
élaborés selon sa seule expérience n’ont plus guère de
fonction heuristique et ne permettent pas d’expliquer le
monde dans son ensemble. On sent la n d’une
séquence, celle de The West and the Rest. Comme l’écrit
Maurice Aymard, « l’Europe a cessé d’être la mesure de
toutes choses 14 ». L’Occident n’occupe plus une position
productrice de normes dans le processus de construction
des savoirs. Il est donc temps d’aller voir comment les
« autres » se représentent leur propre passé, y compris
ceux qui l’ont pensé dans des langues peu familières,
15
non pas pour une « histoire à parts égales », mais pour
une histoire volontairement, consciemment « vue
d’ailleurs » et « de l’intérieur » en quelque sorte.

Le cas japonais est plus problématique que les autres.


D’une certaine façon, malgré l’éloignement du
mainstream européen, le Japon ne peut et n’a jamais
vraiment pu se penser dans les termes que dénonçait
Edward Saïd, c’est-à-dire comme un tout que
l’Occidental aurait pour mission de connaître et de
décrypter. Les Japonais n’ont jamais cessé de se
représenter eux-mêmes. Du fait de la précocité du
mouvement de modernisation, d’une part, mouvement
sur lequel je reviendrai, et d’une tradition
d’indépendance intellectuelle jalousement préservée,
d’autre part, le Japon a pu produire une puissante
historiographie dans sa propre langue, et un savoir sur
lui-même et les pays proches, qui laissent parfois
l’historien occidental démuni.
Un bon exemple de cela pour l’histoire de la période
qui nous intéresse plus spéci quement ici est celui du
courant dit minshûshi (« Les gens dans l’Histoire »). Ce
courant avançait dès les années 1960 des thèses (en
japonais) qui rappellent celles des subaltern studies
indiennes des années 1980, dont l’avantage sur la
minshûshi est qu’elles étaient pensées et rédigées en
langue anglaise (et non en hindi ou en bengali…), et
donc immédiatement connues en Occident. Elles y
furent d’ailleurs relayées par les intellectuels indiens de
la diaspora, conséquence inattendue et positive de la
colonisation. Les historiens japonais, issus d’un pays non
colonisé, restèrent pour leur part isolés dans leur pays.
Sous l’in uence des divers mouvements des années
1960, le courant de la minshûshi rompit avec
l’historiographie traditionnelle — y compris marxiste —
en avançant que l’État ne pouvait être le principal acteur
de l’Histoire et qu’il fallait prendre en compte la
dynamique des mouvements sociaux, des marges
sociales et géographiques, des phénomènes de
discrimination, considérer de plus près l’histoire
régionale et locale, la culture quotidienne des gens
ordinaires, jusqu’à leurs lectures ou leurs sensibilités
religieuses, et plus généralement intégrer « ceux qui
subissent » dans les représentations générales pour une
meilleure compréhension des sociétés modernes. Si l’on
ajoute que ces chercheurs faisaient de personnages
inconnus, dont les sources locales racontaient une partie
de l’histoire, les prétextes pour une description plus
générale des « courants en profondeur » de la société
japonaise des années 1880, on trouvera d’étranges
résonances avec la micro storia italienne. En revisitant la
n du XIXe siècle japonais, ce courant a pu, mieux que
tout autre, éclairer l’Histoire « vue d’en bas » et mettre
un terme aux querelles de plus en plus stériles sur le
caractère semi-féodal ou absolutiste de l’État de Meiji.
Alors qu’il était contemporain des cultural studies
anglaises des années 1960, le courant pourtant très riche
de la minshûshi japonaise est resté con né dans
16
l’archipel et n’en sortira sans doute jamais .
L’historiographie japonaise n’est généralement guère
prise en compte en Occident et reste déconnectée, ou du
17
moins insu samment en contact avec la nôtre ,
victime d’un véritable blocage, même si les chercheurs
américains ont quand même, de ce point de vue,
quelques longueurs d’avance sur les Européens. Les
Japonais sont d’ailleurs partiellement responsables de
cette situation, trop souvent persuadés que la production
locale de discours en sciences sociales n’a pas pour
vocation d’être « exportée », faisant la preuve au passage
que l’ethnocentrisme n’est pas une maladie uniquement
européenne.
Au Japon, la modernité devance en quelque sorte le
chercheur occidental. Pour se faire passeur dans la
transmission des savoirs, ce dernier doit d’abord
apprendre la langue, non seulement pour lire les sources
ou comprendre les récits, mais aussi pour tenir compte
de tous les discours japonais produits sur la question
étudiée, les historiciser et les intégrer dans sa propre
grille d’analyse. Cela renvoie à une forme d’humilité
dans le travail qui oblige spontanément l’historien
occidental japonisant à considérer l’altérité sous un
autre point de vue. Ici, c’est bien l’observateur étranger
qui, cherchant à s’insérer dans les réseaux de recherche
locaux, fait gure d’intrus.

D’une certaine façon, l’histoire de l’archipel japonais


au cours de la période de transition de la n du XIXe et
du début du XXe siècle, qui correspond à peu près à
l’époque Meiji (1868-1912), peut être perçue comme un
moment de l’expansion territoriale des « grandes
puissances » correspondant à une nouvelle poussée de la
mondialisation. Et le mouvement interne de la société
japonaise relève sans doute des conséquences directes de
la connexion accélérée du Japon au reste du monde à
18
partir des années 1850 . Celle-ci s’est opérée dans le
cadre d’une logique qui n’est pas neutre, sur la base d’un
rapport de forces, que de nombreux historiens japonais
expriment en évoquant, à propos du Japon des années
1850-1900, un « sentiment d’urgence », une « conscience
de crise » qui obligèrent à des recompositions politiques
ou à des réaménagements sociaux rapides au cours de la
période. La modernité japonaise a été représentée, ou
s’est longtemps elle-même représentée, tant l’idée
semblait forte, « comme rattrapant, imitant, traduisant,
s’opposant à, dépassant ou renversant la modernité
19
occidentale » , mais cette dernière restait la seule
valable, l’incarnation même de la Modernité avec une
majuscule. On prenait l’histoire de l’Europe, on
considérait tout ce qui a été un succès au Japon comme
20
en Europe, le reste représentant des « mauvais choix ».
L’historiographie japonaise au XXe siècle, toutes
tendances confondues, a en e et longtemps cherché à
penser l’écart qui séparait le Japon du modèle, faisant,
consciemment ou pas, du « comparatisme eurocentré »,
de la lack history, montrant tout ce qui avait fait défaut,
ce qui avait « manqué » 21. La vision européenne de la
modernité, y compris celle provenant des interrogations
comparatives de Weber sur les succès européens et les
retards chinois, imprégnait les discours japonais, au
point que certains y voient présente comme une
« colonisation spirituelle de l’intérieur » qui aurait
pollué leur imaginaire historique pendant plus d’un
22
siècle .
Depuis une vingtaine d’années, on a en e et
beaucoup revisité au Japon cette manière de voir les
choses, au point que l’histoire de la modernisation
japonaise se conçoit désormais à un rythme identique à
celui des « grandes puissances », avec des décalages
souvent moins pertinents que l’on n’a voulu le penser.
Katô Shûichi, l’un des premiers à avoir développé ce
point de vue, a ainsi pu soutenir, tout en maintenant
une vision historiciste, qu’il fallait cesser d’envisager le
développement de la modernité japonaise en termes
d’occidentalisation, ou en termes d’insu sances, de
gauchissements, mais comprendre comment l’archipel
avait pu se moderniser selon des rythmes identiques à
23
ceux de l’Occident . Pour le dire trivialement, on cesse
désormais de se demander ce qui a échoué, et l’on pense
que, tout compte fait, la modernisation s’est e ectuée,
au Japon comme ailleurs, ni mieux ni moins bien, mais
pas tout à fait de la même manière. En 1970, le grand
historien Irokawa Daikichi commençait son livre sur la
culture à l’époque Meiji par l’a rmation selon laquelle
« le Japon est un bien étrange pays ». Les historiens
d’aujourd’hui lui répondent en écho : Faux ! Le Japon
est un pays ordinaire. C’est le processus de
modernisation en tant que tel qui est étrange, c’est la
24
construction d’un État-nation qui pose problème . Le
Japon a connu un processus de modernisation parmi
d’autres, dans lequel les e ets particuliers et locaux
peuvent être lus comme des éléments d’une « grammaire
commune 25 », dont les principaux, les fondements en
quelque sorte, restent la création d’un État-nation,
l’industrialisation, la naissance d’une société et d’une
culture de masse. Énumérons également la construction
d’une langue nationale uni ée, d’une littérature
nationale, d’une histoire nationale, d’une géographie et
donc d’un espace national, d’un peuple, que l’on
s’évertue à présenter comme homogène, de rituels
étatiques particuliers, etc. Ce sont autant de facteurs qui
obligent l’historien à reconsidérer les genres, les classes,
les communautés, les colonisés à travers ces catégories
qui, dans le cas japonais, ont émergé dans les années
1880-1890, c’est-à-dire, à peu de chose près, dans le
même temps que partout ailleurs.
En délaissant l’idée — défendue par les marxistes
26
comme par les « modernistes » (kindaishugisha) —
d’un développement du Japon longtemps entravé ou
freiné par son passé, on abandonne l’historicisme, qui a
dominé la pensée aux XIXe et XXe siècles. Selon celui-ci,
qu’il soit ou non mâtiné de darwinisme social, l’Histoire
fait passer l’humanité par di érents stades, catégories
(primitif/civilisé, enchanté/désenchanté,
irrationnel/rationnel, féodalité/capitalisme,
centre/périphérie, Occident/Orient, développé/sous-
développé, etc.) et sous-catégories (semi-civilisé, semi-
féodal, semi-périphérique, en voie de développement,
émergent, etc.). Cet historicisme, nous le verrons plus
loin en détail, s’est imposé dans les années 1870 et est
resté le paradigme historique dominant jusqu’aux
années 1980, avant d’être recouvert, comme partout
ailleurs dans le monde ou à peu près, par les vagues du
postmodernisme et de la déconstruction. Peut-être n’est-
ce encore qu’un e et de cette grammaire commune. Il
n’en reste pas moins que la conscience qu’il existe au
Japon une « modernité boiteuse » participe d’une vision
critique de la société. Dans les années 1970, à l’inverse,
les discours culturalistes japonais relevant du genre des
japonologies (nihonjin ron) faisaient des particularités
nationales, qu’elles soient anthropologiques, sociales ou
culturelles, les principales raisons de la réussite
japonaise d’après guerre. Tout ce qui aurait « manqué »
au Japon, pour les marxistes comme pour les
« modernistes », devenait, chez les chantres de cet
essentialisme culturel, le « secret » du miracle
économique. Ainsi les « spéci cités » japonaises étaient-
elles la cause du succès du pays, et non plus celle de son
27
retard . Ce paradigme semble désormais reculer : la
modernité japonaise n’est pas déformée, gauchie ou
boiteuse, elle est la forme prise au Japon par le
processus lui-même. Les contradictions du Japon
moderne ne sont plus les conséquences de « restes de
féodalisme », mais le fait de la modernité en tant que
telle. Celle-ci n’est plus comprise à la lumière d’un
jugement de valeur, mais se retrouve à son tour
historicisée.
Comment la perception de la modernisation japonaise
— de l’intérieur en quelque sorte — nous conduit-elle à
réévaluer certains de nos schémas sur les sociétés
occidentales, ces dernières étant trop souvent
considérées comme une norme à laquelle les « autres »
seraient sommées de se soumettre ? En resituant
l’expérience japonaise de la modernisation aux XIXe et
XXe siècles comme partie prenante de l’ensemble et en
l’intégrant dans nos propres représentations, nous
pouvons considérer le monde comme un tout, et penser
à son échelle. L’histoire nous invite en e et à voir que
des formes spéci ques de la modernité sont nées au
Japon, avec leurs dimensions propres, hybrides et
hétérogènes, et qu’elles peuvent aussi parfois s’exporter.
Elle nous oblige à assimiler dans nos schémas mentaux
cette idée simple : nous ne sommes pas les dépositaires
uniques de la modernité. Celle-ci n’a pas été inventée
une fois pour toutes par les Européens, et la modernité
européenne n’est peut-être pas un phénomène
exceptionnel et quasi miraculeux. D’autres formes de
modernité se sont manifestées ailleurs en Asie, et
singulièrement au Japon. Pour le comprendre, il faut
accepter de changer d’échelle. Comme le dit Paul
Ricœur, « ce ne sont pas les mêmes enchaînements qui
sont visibles quand on change d’échelle, mais des
connexions restées inaperçues à l’échelle macro-
28
historique ». Plus précisément, il faut surtout, dans le
cas japonais, déplacer le curseur dans l’espace pour
décentrer nos approches, repérer les « connexions
inaperçues », non pas voir en plus grand ou en plus
petit, mais voir autre chose. Serge Latouche, qui parle
29
de « décoloniser notre imaginaire », ou Dipesh
30
Chakrabarty, qui veut « provincialiser l’Europe », ne
disent pas autre chose.

*
À la n du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle,
l’archipel japonais était confronté à des phénomènes de
natures diverses qui ont progressivement dessiné de
nouvelles con gurations sociales : agriculture
commerciale, développement d’une industrie rurale,
spécialisation régionale, production artisanale cédant le
pas à une industrie domestique, débouchés extérieurs
liés à l’existence de métropoles, hausse de la production,
travail intensif sur les parcelles agricoles, tout concourt
à indiquer que nous sommes bien là dans le cadre d’un
phénomène que les historiens désignent sous le terme de
proto-industrialisation et qui précède la révolution
31
industrielle proprement dite . Le démographe Hayami
Akira évoque pour le Japon de l’époque d’Edo (1603-
1867) la naissance d’une « société économique », avec
une « révolution industrieuse » (kinben kakumei) —
32
terme qui sera plus tard popularisé par Jan De Vries
—, précédant la révolution industrielle proprement dite,
et un artisanat de pointe à l’origine d’une éthique du
33
travail (kinrô etosu) . Comme en Occident, cette proto-
industrialisation s’est accompagnée d’une prolétarisation
progressive de la paysannerie. Dès les années 1820-
1830, sont apparues à Ôsaka les premières manufactures
textiles, des ateliers où les patrons propriétaires des
machines employaient des ouvriers-paysans. En soi, ces
phénomènes économiques n’auraient pas été
nécessairement porteurs d’une grande signi cation
historique s’ils ne s’étaient accompagnés d’une montée
du niveau moyen d’éducation, d’une circulation des
idées sans commune mesure avec tout ce qui avait été
connu jusque-là, de l’importance croissante des courants
intellectuels critiques et d’une curiosité scienti que dans
des domaines variés.
Face à eux, le régime se raidissait sans cesse dans un
conservatisme de plus en plus aveugle et ne savait trop
comment gérer la montée des tensions sociales et
internationales. Le processus de désintégration de
l’ancien régime des Tokugawa apparaît ainsi comme le
fruit d’une incapacité à se réformer de l’intérieur alors
que les changements économiques s’accompagnèrent de
violentes tensions sociales dès les années 1830. L’arrivée
de la otte de guerre américaine, en 1853-1854, et les
traités que le régime du shôgun fut contraint de signer
avec les Occidentaux peuvent être dès lors compris
comme les révélateurs et les accélérateurs d’une crise
déjà profonde. C’était la position défendue par les
tenants du marxisme o ciel de l’école Kôza, formulée
au début des années 1930 et reprise en 1951 dans le
détail par Tôyama Shigeki dans son livre Meiji ishin (La
rénovation Meiji). Tôyama, qui était alors chercheur aux
Archives nationales (Shiryô hensanjo), mit en place un
récit historique de la modernisation qui t longtemps
autorité. Pour lui, la crise des « infrastructures
économiques » reste l’élément essentiel.
Pour d’autres, les canonnières occidentales
constituent l’élément déterminant qui mit en branle le
processus d’e ondrement du régime. La peur de voir le
pays envahi, dépecé ou colonisé par les Occidentaux (le
« sentiment d’urgence » ou « de crise » souvent
perceptible dans le Japon de la seconde moitié du
XIXe siècle) aurait été à l’origine d’un processus de prise

de conscience nationale qui conduisit à la refonte de


l’État centralisateur. Ainsi, dès les années 1950, Inoue
Kiyoshi, lui-même in uencé par l’école Kôza, critiqua les
34
thèses de Tôyama Shigeki . Pour Inoue, Meiji résultait
d’un processus qui s’apparentait à une lutte de libération
nationale. Tôyama et Inoue étaient tous deux proches du
parti communiste japonais. D’autres insistaient sur le
35
rôle joué par la « pression étrangère » (gaiatsu) et
comprenaient la période de transition (1853-1868)
comme une lutte désespérée du pays pour son
indépendance. Des travaux plus récents montrent
qu’Inoue ou Shibaura avaient largement dramatisé les
enjeux internationaux, et mettent en avant la relative
modération des appétits impérialistes occidentaux dans
36
la période 1850-1885 .
La « découverte » de l’altérité et le sentiment de crise
qui l’accompagne auraient ainsi fonctionné comme des
éléments désintégrateurs de l’ordre shôgunal tel qu’il
s’était établi depuis plus de deux siècles. Le régime
Tokugawa cessait de faire gure d’horizon politique
indépassable, ce qui obligeait les samouraïs, acteurs
déterminants de la période, à reconsidérer le sentiment
de loyauté qu’ils éprouvaient vis-à-vis de leur seigneur.
Pour la première fois, des hommes ré échissaient en
termes politiques sur leur situation et cherchaient des
solutions concrètes aux problèmes réels que rencontrait
leur pays. Taguchi Ukichi l’explique ainsi :
A olés par les événements et frémissant de colère, les guerriers de
l’Empire disaient partout : le clan Tokugawa veut faire de nous les
esclaves de l’étranger. Il trahit les ordres de l’empereur et veut mettre
37
le Japon au tombeau .

Durant ces années, nombreux furent les jeunes


guerriers à couper les liens avec leur ef pour aller
étudier à leur gré dans telle ou telle école, ou encore
pour se mettre au service d’une cause. Ils devinrent des
rônin, ou « guerriers sans maître », les militants d’une
nouvelle cause (les shishi) qui allait bien au-delà de
l’attachement au seigneur et au ef, pour devenir celle
du salut du pays entier. En même temps qu’ils
proclamaient leur xénophobie et menaçaient leurs
ennemis de tous les châtiments du ciel, ils se livraient à
un travail propagandiste, faisant même parfois appel au
peuple dans des déclarations qu’ils placardaient
èrement. L’unité du Japon et le sentiment national se
constituèrent ainsi peu à peu dans le dépassement de la
notion de vassalité féodale et d’attachement à la
personne du seigneur.
Taguchi Ukichi note que, vers 1860, on entendait dire
que,
quand le système féodal est prospère, le peuple a en tête l’amour du
seigneur et ignore l’amour de la patrie. Mais quand la pression de nos
ennemis extérieurs se fait forte, on aime son pays et on en oublie la
38
délité à son seigneur .
Les guerriers furent rejoints à leur tour par des gens
issus de la paysannerie aisée ou des classes marchandes
urbaines. On désigne ces « militants » d’un nouveau
genre sous l’appellation d’« activistes de base » (sômô no
shishi), des gens somme toute plus proches du peuple,
sans liens directs avec le pouvoir. C’est nalement par
leur action organisée que s’est e ondré le pouvoir
central.
La crise provoquée par l’arrivée des Occidentaux
donna conscience à ces « activistes » que les statuts
sociaux gés, tels qu’ils existaient dans le Japon des
Tokugawa, n’avaient plus grand sens à l’heure des
canonnières occidentales. L’idée que ce système, où
chacun se voyait maintenu à son rang par une foule de
prescriptions, était devenu obsolète t rapidement son
chemin.
Fukuzawa Yukichi s’est souvenu de cette organisation
sociale qui prévalait dans sa jeunesse et qui lui
paraissait insupportable :
L’ordre établi voulait que les choses fussent bien tassées à l’intérieur
de boîtes, ainsi des centaines d’années pouvaient s’écouler, rien ne
changeait. Né dans la famille d’un conseiller, on devenait conseiller. Né
dans la famille d’un fantassin, on devenait fantassin. Les générations se
suivaient, les conseillers succédaient aux conseillers, les fantassins aux
fantassins. Il en allait de même pour ceux qui se trouvaient entre eux.
39
Les années passaient sans que la moindre transformation survînt .

Un pareil système aboutissait à se priver des talents


et des énergies en même temps qu’il bridait la mobilité
sociale à un moment de grande confusion économique
liée à l’ouverture des ports. Pour les samouraïs militants
de la cause nationale, eux-mêmes parfois en délicatesse
avec leur ancien seigneur, mais persuadés de la justesse
de leur cause, la marginalisation sociale était
intolérable. L’abolition des statuts y remédierait. Ils
seraient en n reconnus pour ce qu’ils étaient. Non pas
de pauvres samouraïs de rang médiocre, mais des talents
au service du pays. Cette abolition favoriserait aussi la
prospérité.
Peu à peu, le sentiment de crise, né de l’infériorité
militaire des samouraïs vis-à-vis des étrangers, aboutit à
une crise des idéaux politiques. À la délité au ef et au
seigneur se substituait l’idéal national. À rebours d’une
société raidie par ses statuts sociaux intangibles, fruits
d’une conception confucianiste de l’ordre, émergeait
l’idée de promotion des talents, c’est-à-dire la
reconnaissance des vertus de la mobilité sociale et de la
n des privilèges liés à la naissance. Deux appareils
idéologiques centraux de la société des Tokugawa, la
loyauté au seigneur (idéologie féodale) et le respect des
hiérarchies sociales (idéologie confucianiste) étaient dès
lors remis en question.
La période dite Bakumatsu (1853-1867), celle de la
crise nale du régime shôgunal, fut un moment décisif
pour l’élaboration de la pensée japonaise moderne. Le
régime shôgunal, tel qu’il s’était établi depuis le début
du XVIIe siècle, reposait sur deux fondements : les
Tokugawa avaient expulsé les « ennemis » étrangers, et
maintenaient l’équilibre dans un archipel en n paci é.
Avec l’arrivée de l’amiral Perry, les ennemis n’étaient
plus tenus à distance, tandis que la discorde s’installait
dans le pays. L’année 1853 marqua la n d’un ordre
légitimé. La clé du processus était l’apparition de ce qu’il
faut bien appeler une opinion publique, et le point
crucial de cette évolution, la découverte de l’altérité,
celle de l’Occident bien sûr, mais aussi la naissance de la
conscience d’appartenance à une communauté
nationale, le Japon. L’arrivée des Occidentaux avait
produit un mouvement considérable d’étude de leurs
savoirs, dont « les études hollandaises » constituèrent la
première étape sous les Tokugawa. Mais elle avait aussi
provoqué une mé ance, puis une résistance à la
domination. En contrepoint, elle avait en outre
déclenché une révision des jugements sur la Chine, non
seulement sur la Chine contemporaine vaincue, mais
aussi, parfois, sur la Chine historique, c’est-à-dire sur la
civilisation chinoise elle-même.
Inversement, la « découverte » du Japon déclencha un
mouvement parmi les guerriers en faveur de
l’indépendance — c’est le sens profond du mouvement
« xénophobe » — et de l’unité nationale. Ces samouraïs
militants étaient, pour reprendre les termes de Gramsci,
les « intellectuels organiques » de la révolution
japonaise. La naissance de ce nouvel État-nation passait,
après 1868, par la destruction du système féodal des
seigneuries et des efs, l’abrogation des anciens statuts
sociaux et la promotion des talents. Vers 1867-1868, la
plupart des anciens partisans de l’« expulsion des
barbares » étaient convaincus que la seule politique
possible pour le pays consistait en son ouverture
maîtrisée et en l’assimilation rapide des technologies
occidentales. On comprend dès lors pourquoi les
samouraïs hostiles aux étrangers et partisans de leur
expulsion vers 1860 furent, moins de dix ans plus tard,
ceux qui portèrent à bout de bras la modernisation
accélérée du pays.

*
En contestant notre monopole de la modernité, en se
construisant nalement très tôt comme une modernité
non occidentale, le Japon nous conduit inévitablement à
nous repositionner, à reformuler nos questionnements, à
déplacer nos catégories de pensée, à désenclaver nos
univers. Comme l’a écrit Claude Lévi-Strauss en pensant
au Japon ancien, aborder l’Histoire « par la face cachée
de la lune » nous permet de penser une histoire « qui
devient aussi stratégique que l’autre histoire, celle du
40
monde antique et de l’Europe archaïque ». La
remarque vaudrait tout autant pour le Japon moderne.
Le processus identi é comme modernisation a toujours
joué au Japon sur des in uences multiples, empruntant
tour à tour à l’Occident, mais aussi — c’est moins connu
— à la Chine ou à des savoirs de nature endogène. Ces
in uences furent réinterprétées, réinventées, modulées
selon des agencements singuliers. Voir l’histoire du
dernier siècle depuis le Japon, par exemple, met en
lumière le caractère contingent de notre modernité.
D’autant que cette expérience japonaise, que l’on pensait
encore il y a une trentaine d’années en termes d’unicité,
d’exception, apparaît au début du XXIe siècle pour ce
qu’elle est sans doute : l’avant-garde — certes précoce —
d’un processus de développement qui ne toucherait pas
seulement l’archipel, mais la plus grande partie de l’Asie
orientale.
Dans le cas japonais, on a cherché, depuis la seconde
moitié du XIXe siècle, à s’inspirer de la civilisation
occidentale pour moderniser et industrialiser le pays, et
les Japonais ont tenté en partie de s’identi er aux
Occidentaux, tout en refusant l’assimilation à l’Occident.
Cette « révolte contre l’Occident » a pu prendre la forme
du nationalisme culturel, le nipponisme, mais on verra
qu’elle s’est exprimée aussi dans bien d’autres gures,
dont quelques-unes ne sont pas nécessairement
attendues. Qui imaginerait que la lutte pour les droits
du peuple, au Japon, vers 1880, s’inspirait autant des
Classiques chinois que de la pensée rousseauiste, que le
combat contre la destruction de la nature par le système
industriel, qui commença dès les années 1890, c’est-à-
dire bien avant les débuts d’une prise de conscience
écologique en Occident, pût puiser ses références dans
une cosmologie de l’harmonie entre la nature et
l’homme, tout droit sortie des Classiques chinois, que le
féminisme qui émergea dans les années 1910 pût
trouver certaines de ses inspirations dans le shintô ou le
mouvement autochtoniste, ou encore que le premier
socialisme pût s’inspirer de formes de pensée clairement
confucéennes ? Mais « s’inspirer de » implique, ici
comme ailleurs, un bricolage idéologique permanent et
parfois confus, lié à des pratiques qui cherchent à
trouver leur légitimation dans des discours dont certains
viennent de loin. La pensée japonaise, comme la pensée
d’origine chinoise, ne s’inscrit jamais dans on ne sait
41
quelle immobilité ou intangibilité , mais fait l’objet de
réappropriations multiples à usages divers. Pour le
comprendre, il faut mettre l’accent sur les originalités,
les réappropriations, les réinterprétations des apports
extérieurs et relativiser la valeur exemplaire de
l’expérience européenne, ce qui, bien sûr, ne signi e pas
la nier.
Par quels cheminements de la pensée la société
japonaise s’est-elle interrogée sur elle-même, durant la
période de construction d’un État moderne ? Comment,
pourquoi, depuis quand sont nées dans ce pays des
formes et des pratiques de la modernité ? Et qu’est-ce
que la modernité ? Les dé nitions objectives paraissent
vaines, car toujours liées à la représentation que l’on
s’en faisait à un certain moment historique, en fonction
de l’évolution du rapport des forces au niveau
42
international . Même sa datation occidentale
(XVIe siècle ? XVIIIe siècle ? XIXe siècle ?) reste nalement
incertaine. D’ailleurs, les termes ont des signi cations
di érentes d’une langue européenne à l’autre. Pour les
uns la Raison et les Lumières, pour les autres la critique
43
du « progrès » . Nipperdey voit la modernisation dans
le cas allemand comme « une révolte contre le
Moyen Âge », qui constitue « l’horizon critique de la
conscience malheureuse des Modernes », et ce serait la
coupure, vécue comme libératrice ou douloureuse, qui
44
en marquerait la naissance . Disons que la
modernisation se construit comme un processus continu
fait de bonds irréguliers. Finalement, nous suivrons
résolument Christopher A. Bayly quand il conclut
provisoirement que la modernité tient à la conviction
que l’on est moderne, qu’elle est d’abord et surtout une
45
aspiration . Mais qu’elle correspond aussi au moment
46
où l’on devient le meilleur pour tuer . Ce qu’avait déjà
bien compris Okakura quand il faisait cette remarque
terrible, dans Le Livre du thé :
L’Occidental s’était habitué à considérer le Japon comme un pays
barbare tant que l’on n’y pratiquait que les arts aimables de la paix ; il
tient le Japon pour civilisé depuis qu’il s’est mis à pratiquer l’assassinat
47
en grand sur les champs de bataille de Mandchourie .

Nous n’évoquerons ici que quelques balises qui


paraissent jalonner le cheminement de ce pays, des
thèmes qui semblent appartenir au mouvement général
de nos sociétés occidentales, mais aussi de la société
japonaise à la même époque. Comment les Japonais ont-
ils été contraints de se situer par rapport à l’Occident et
à l’Asie ? Comment se sont-ils « débrouillés » avec
quelques grandes idées apparemment universelles,
comme la liberté, la démocratie, la justice ou la nation ?
Ces idées abstraites sont volontiers associées à la
modernité, ou du moins aux « valeurs » modernes. Or
elles peuvent apparaître, dans d’autres contextes
historiques, sous d’autres formes que celles qui nous
sont familières. Serions-nous dès lors en présence de
cette grammaire commune qui dessinerait les contours
parfois inattendus d’une société complexe et
contradictoire, qui s’inscrirait dans une trajectoire, une
dynamique à la fois proche et di érente de celle des
sociétés occidentales d’alors ? Comme le dit Dipesh
Chakrabarty : il s’agit de toujours rattacher la pensée à
48
son lieu . Comment s’est construit au Japon le lien
entre pratiques sociales et tentatives de rationalisation
politique ? Comment, et dans quel sens, des idées que
l’on imagine en Occident universelles sont-elles nées
également et simultanément de traditions intellectuelles
et historiques particulières ?
La modernité est, croit-on en Occident, la forme
spéci que prise par le développement des sociétés
occidentales depuis le XVIe siècle. Or l’histoire récente
montre qu’elle est, au contraire, l’aspect singulier d’un
phénomène mondial, global. Il faut donc prendre très au
sérieux l’idée de S. N. Eisenstadt quand il évoque la
49
possibilité de modernités multiples . Le développement
de la société suggère que, très tôt dans l’histoire
japonaise, des mécanismes, des dynamiques étaient à
l’œuvre qui structuraient les formes politiques ou
sociales au-delà des di érences culturelles, mettant en
jeu une similitude de comportements ou d’attitudes.
Mais on peut aussi repérer dans le processus
historique une tradition, obstinée et souvent minoritaire,
de résistance, de rébellion, de refus des objectifs dé nis
par un État qui disposait, dès la n du XIXe siècle,
d’appareils idéologiques et juridiques de plus en plus
sophistiqués. En d’autres termes, la trajectoire historique
met clairement en évidence une opinion publique
naissante et grandissante, un espace public critique, et
donc une société civile dont on sait, au moins depuis
50
Habermas, tout ce que la modernité lui doit . Mais ce
mouvement est issu des profondeurs de la société
japonaise elle-même. Il n’est pas un objet d’importation.
Il parcourt toute la période historique récente et
contribue manifestement aussi à la construire.

1. OKAKURA, K. [1906], 2004, pp. 12-14. Okakura Tenshin est le nom de


plume par lequel cet auteur est connu au Japon, et Okakura Kakuzô son
nom personnel. Les ouvrages qu’il publia en anglais, comme The Book of
Tea ou The Ideals of the East, sont donnés avec son nom personnel.
2. ID. [1904], 1984, p. 145.
3. RAO, SHULMAN et SUBRAHMANYAM, 2004, préface de Sanjay
Subrahmanyam, p. 7.
4. O’BRIEN, 2006, p. 13.
5. TÖNNIS [1912], 2005. Cette idée a été formulée pour la première fois en
1887. Cf. aussi DUMONT, 1971.
6. AUGÉ, 1978.
7. Karl Marx, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, citation en épigraphe de
SAÏD, 1980. BENEDICT, 1946, constitue un bel et e cace exemple de cette
tentative de l’anthropologie culturaliste américaine de « représenter les
autres », en l’occurrence les Japonais.
8. CURTIN, 2000 ; POMERANZ, 2000 ; MANNING, 2003.
9. BOUCHERON (dir.), 2009.
10. STRAYER (dir.), 1989 ; SUBRAHMANYAM, 1999, pp. 289-316 ;
GRUDZINSKI, 1999 ; WERNER et ZIMMERMANN, 2003.
11. GRUDZINSKI, 2001.
12. BROOK [2008], 2010.
13. GOODY [2006], 2010.
14. AYMARD, 2001, p. 44.
15. BERTRAND, 2011.
16. Cf., par exemple, IROKAWA [1969], 1985, l’une des rares traductions
en anglais d’un ouvrage issu de ce courant ; GLUCK, 1978.
17. Il existe bien sûr quelques tentatives de présentation critique de
certains courants de l’histoire japonaise. La revue de langue anglaise
publiée à Tokyo Acta Asiatica propose régulièrement des points
historiographiques sur une question de l’histoire du Japon ou plus
généralement de l’Asie orientale. Pour une présentation de l’histoire
anthropologique du Japon médiéval, qui a marqué l’historiographie
japonaise de la n du XXe siècle, cf. NINOMIYA, H., et SOUYRI, 1995 ;
cf. aussi Histoire en débat (L’), 1997, ou encore CARRÉ, 2011, qui rend
compte de certaines tendances récentes de l’historiographie de l’époque
d’Edo. Sur l’historiographie des révoltes populaires au Japon, cf. SOUYRI,
2011 (b).
18. En fait, le Japon a fait l’objet, dans la seconde moitié du XVIe siècle,
avec l’arrivée des Portugais, d’une première connexion au reste du monde.
À la n du XVIe siècle, Toyotomi Hideyoshi envoyait des lettres à plusieurs
souverains européens, et le deuxième shôgun, Tokugawa Hidetada, pouvait
envoyer en cadeau à Louis XIII de magni ques armures de samouraïs. Mais
en décrétant, au début du XVIIe siècle, « l’interdiction des mers », le Japon
s’est partiellement coupé de l’Occident jusqu’à l’arrivée des Américains, en
1853-1854.
19. MONNET (dir.), 2001, p. 23.
20. BIN WONG, 2001.
21. SOUYRI, 2009.
22. NISHIKAWA, 2006.
23. KATÔ, S., 1975 (b) ; repris dans ID. [1976], 2009, p. 74.
24. IROKAWA [1969], 1985, p. 3 ; NARITA, 2002, p. 4.
25. « Kindai no bunpô », 1994.
26. On désigne ainsi le courant libéral progressiste de l’après-guerre,
dominé par des historiens de premier plan, tels que Maruyama Masao (les
idées politiques), Kawashima Takeyoshi (les systèmes familiaux), Ôtsuka
Hisao (l’économie occidentale et la pensée wébérienne), courant auquel on
peut adjoindre, par exemple, Katô Shûichi (l’histoire de la littérature). Cela
n’a rien à voir avec les travaux des historiens américains de l’école dite de
la modernisation (kindaikaron), qui se réclament des travaux de
W. W. Rostow (1916-2003). Les premiers comprennent la modernisation
plutôt comme une démocratisation de la société, et les seconds comme son
industrialisation à partir des transferts de technologie des pays avancés vers
les pays plus pauvres.
27. MIURA, N., 2010, pp. 157-181.
28. RICŒUR, 2000, p. 270.
29. LATOUCHE [1989], 2005, p. 8, note 2.
30. CHAKRABARTY [2000], 2009.
31. SAITÔ, O., 1985.
32. DE VRIES, 1994.
33. HAYAMI et MIYAMOTO (dir.), 1988, notamment pp. 25-37.
34. Cf. INOUE, K., 1951. Inoue deviendra plus tard professeur à l’Université
de Kyôto.
35. SHIBAURA, 1977.
36. KATÔ, Y., 1985. Sur ces questions historiographiques, cf. NARITA,
2012.
37. TAGUCHI [1877], 1981, p. 248.
38. Ibid., p. 255.
39. FUKUZAWA [1899], 2007, p. 43.
40. LÉVI-STRAUSS, 2011, p. 77.
41. BILLETER, 2006.
42. SOUYRI, 2009.
43. COMPAGNON, 1990.
44. NIPPERDEY, 1992, p. 29.
45. BAYLY [2004], 2007, p. 32.
46. Ibid., p. 108.
47. OKAKURA, K. [1906], 2004, pp. 11-12.
48. CHAKRABARTY [2000], 2009.
49. EISENSTADT, 1998 ; ID., 2000, pp. 1-162.
50. HABERMAS [1962], 1992. La notion d’opinion publique, yoron, existe
en sino-japonais depuis au moins le XVe siècle. En chinois, sous les Ming,
l’expression signi ait l’« opinion des gens ». Une revue éphémère, intitulée
Yoron shinshi (La nouvelle opinion publique), fut même publiée en 1877-
1878. En japonais contemporain, le terme yoron, désormais archaïque, a été
remplacé par seron (cf. ACKERER, 2012, pp. 30-33).
1
La tentation de l’Occident
Les Japonais du XIXe siècle n’utilisaient guère les
notions de modernisation ou de modernité, qui sont des
concepts passés dans l’usage courant au XXe siècle. Au
XIXe siècle, aussi bien en Occident qu’au Japon, on

évoquait plus facilement l’ouverture, les Lumières, la


civilisation, le progrès. Les Japonais de l’époque Meiji
voulaient construire un pays « civilisé », plutôt qu’un
pays « moderne ». L’historien doit être conscient qu’en
parlant parfois de « modernisation », il renvoie à un
concept tardif, non pas inexistant en ce temps-là, mais
guère employé. De la même manière, on ne renvoie plus
trop aujourd’hui à l’idée de modernisation pour désigner
l’évolution inéluctable du processus historique actuel, et
l’on préfère se référer à la mondialisation ou à la
globalisation. Il n’est pas anodin de noter qu’au Japon le
terme de civilisation, qui décrit ce processus tel qu’il a
été vécu par les contemporains au XIXe siècle, est associé
à des néologismes d’origine chinoise (bunmei kaika). Au
XXe siècle, on parle plus facilement de modernisation ou
de modernité, termes qui sont rendus en japonais par les
mots kindai ou kindaika, qui évoquent la notion de
proximité temporelle 1. Inversement, pour désigner la
mondialisation actuelle à l’anglo-saxonne, les Japonais
ont abandonné tout concept d’origine chinoise et parlent
de gurobaru-ka.
Cette évolution sémantique des termes de
« civilisation » (kaika), de « modernisation » (kindaika)
ou de « mondialisation » (gurobaru-ka) est très nette
dans la langue japonaise et correspond grosso modo à
trois étapes (XIXe, XXe et XXIe siècles). C’est sans doute
pourquoi, de nos jours encore, la plupart des livres
japonais d’histoire décrivent les premières années de
Meiji après la restauration impériale de 1868, non
comme celles de la « modernisation », mais comme
l’époque « de la civilisation et des Lumières » (bunmei
kaika).
DES LUMIÈRES À LA JAPONAISE

On entend par bunmei kaika l’essor de certaines


pratiques occidentales dans la vie quotidienne des
Japonais avec notamment la mise en place d’institutions
scolaires, d’une presse multiforme, d’une volonté
d’encourager les sciences et les techniques, qui se
conjuguent à l’adoption partielle de coi ures, de
costumes et d’uniformes à l’occidentale, à l’apparition
des premiers becs de gaz, du chemin de fer et du
télégraphe, mais aussi à l’ouverture des premiers
restaurants permettant de déguster des mets « préparés à
l’occidentale », etc. Comme l’écrira plus tard Fukuzawa
Yukichi dans un texte resté célèbre, « le sou e de la
civilisation occidentale progresse vers l’Orient et,
partout, herbes et arbres s’y plient 2 ». Il s’agit donc à la
fois d’un profond mouvement de modernisation fondé
sur l’adoption de certaines techniques, d’une ouverture
aux idées occidentales, ou du moins à certaines d’entre
elles, et de la di usion de modes venues d’Occident. Ici,
modernisation et occidentalisation ont tendance à se
confondre. Dans le premier numéro de la Meiroku zasshi
(Revue de l’an VI), Nishi Amane explique : « Nous
traversons une période d’introduction massive des
usages européens. C’est un véritable raz de marée :
l’habillement, la cuisine, l’habitat, le droit, la politique,
les mœurs, mais aussi l’ensemble des techniques, tous
les domaines sont concernés… Nous avons goûté au
3
sucre, et nous ne pouvons plus nous en passer . »
Le raz de marée en question ne fut toutefois pas
toujours aussi spontané. Des dispositifs réglementaires
(ishiki kaii jôrei) durent être mis en place en 1872 à
Tokyo, par exemple, pour « civiliser les mœurs » de
manière autoritaire. Il en alla ainsi de l’interdiction faite
aux hommes de déambuler à moitié nus ou
complètement nus dans la rue (pratique courante l’été
au Japon jusqu’alors), d’uriner dans l’espace public au
vu de tous, d’arborer des tatouages, de transporter dans
des seaux des excréments humains (utilisés comme
engrais et vendus comme tels) ou encore de faire,
ouvertement, commerce d’estampes licencieuses. De
même, les bains publics mixtes furent soumis à des
réglementations plus strictes. Au nom de la civilisation,
l’État enseigna aux Japonais à avoir honte de toute
forme de nudité exposée, car — c’est la raison invoquée
— la nudité apparaissait aux Occidentaux comme une
4
pratique de sauvages . Il fallait éviter que les Japonais
ne soient considérés comme un peuple lascif, dépourvu
de la moindre vertu. La civilisation se présentait
d’emblée comme une contrainte sur les corps sous le
regard des étrangers. Le port de souliers en cuir
constitua, par exemple, une véritable torture pour les
conscrits de la nouvelle armée impériale habitués aux
sandales de paille. Comme le note l’historien anglais
Eric Hobsbawm à propos du XIXe siècle en général, la
« modernité » fut, au sens propre comme au guré,
5
transmise au monde dans des habits occidentaux .
La modernité s’en prenait aussi aux repères
temporels : le 3 décembre de l’an V de Meiji (1872) fut
adopté le calendrier solaire utilisé en Europe
occidentale, et l’on passa ce jour-là au 1er janvier de
l’an VI (1873). En même temps, l’on adopta le
découpage du temps en heures, minutes et secondes, ce
6
qui t entrer le pays dans l’ère du chronomètre , mais
aussi en journées, semaines, mois, passant d’un rythme
fondé sur la décade à un rythme fondé sur la semaine de
sept jours. La même année, on décréta que les fêtes
seraient « nationales », avec des jours de congé o ciels
dans les administrations. Bref, on cherchait à faire vivre
à l’ensemble des habitants de l’archipel une conception
du temps partagée, ce qui, évidemment, renforcerait
leur impression de faire partie d’une communauté
(imaginée) unique ; tous, hommes et femmes, citadins et
paysans, Tokyoïtes et provinciaux, y seraient intégrés.
Au début, les résistances furent nombreuses, et c’est
nalement les rythmes des trains, des sirènes des usines,
des cloches des écoles, des horaires des casernes, de
parution des journaux (quotidiens, hebdomadaires,
mensuels), c’est-à-dire des éléments liés à la modernité
en marche, qui permirent peu à peu aux Japonais
d’intégrer ces nouvelles notions de temporalité, mais
guère avant les années 1890, semble-t-il. Le temps
devint un système global, synonyme d’ajustement aux
réalités du monde nouveau 7.
La notion de bunmei kaika (Lumières, Enlightment,
Aufklärung) était associée au Japon à l’idée de grande
ville, de culture urbaine, dont elle était le produit, en
référence à ce qui se développait dans certains ports
ouverts au commerce international depuis la n des
années 1850, à commencer par Yokohama, Kôbe et
Nagasaki. Mais cette culture matérielle d’un nouveau
genre prenait aussi place dans la ville basse de Tokyo, sa
partie active et commerçante, avec l’émergence des
8
quartiers de Ginza, de Nihonbashi et de Shinbashi , tous
éclairés — phénomène nouveau — après la tombée du
jour. Les premiers becs de gaz furent installés à
Yokohama en 1872 et à Tokyo, dans le quartier de
Ginza, en 1874. Chaque soir, les gens se rassemblaient
pour assister à l’allumage des réverbères. Le jeu de mots
sur les « lumières » (représentées par l’idéogramme mei
de bunmei ou mei de Meiji) était donc facile. Ces
« lumières », qui éclairaient à la fois les villes et les
esprits, étaient donc très particulières, renvoyant à un
phénomène d’adaptation exotique des choses
occidentales au goût japonais.
Dans les transports urbains, l’arrivée des « lumières »
fut suivie d’une petite révolution. À Edo, on circulait
pour l’essentiel en palanquin, en barque ou à pied, plus
rarement à cheval. L’arrivée des Occidentaux
s’accompagna d’une nouveauté dans l’archipel : celle du
9
pousse-pousse , qui bientôt se répandit dans tout
l’Extrême-Orient et se ra na au XXe siècle pour se muer
en cyclo-pousse. Les premiers pousse-pousse apparurent
dans la capitale japonaise vers 1868. En 1874, on en
10
comptait déjà soixante mille à Tokyo, au point que
des règles durent être édictées pour faciliter la
circulation ! Ils remplaçaient avantageusement les
inconfortables palanquins autrefois empruntés par les
seigneurs de haut rang. Les pousse-pousse étaient
désormais utilisés par les gens aisés. Très vite
apparurent aussi dans les grandes villes du Japon des
trams tirés par des chevaux, qui parcouraient une ligne
régulière dans la ville. Pour les longs trajets, ils
revenaient moins cher que les pousse-pousse. Une
première ligne fut inaugurée en 1872 à Tokyo entre
11
Kaminari (Asakusa) et Nihonbashi . L’occidentalisation
s’a rmait donc par des innovations dans le décor
urbain, mais le pousse-pousse, un des symboles de cette
modernité, non seulement était inconnu en Occident,
mais y symbolisait même l’exotisme de l’Extrême-
Orient !
L’expression bunmei kaika, assemblage de mots
chinois, apparut au Japon au cours des années 1860.
Bunmei se retrouve dans les Classiques chinois pour
12
désigner un univers où brillent la vertu et les Lettres .
Kaika est plus rare ; on retrouve ce terme chez Gu
13
Kaizhi , par exemple, dans le sens d’un progrès dans la
course des événements. Bunmei kaika renvoie donc à
l’arrivée massive de choses occidentales dans le Japon
des années 1860-1870. Elle apparaît, semble-t-il, pour la
première fois dans un essai, Seiyô jijô (Situation de
l’Occident), de Fukuzawa Yukichi comme traduction de
14
Civilization and Enlightment . Très vite, l’expression
connut un certain succès pour désigner les progrès
généraux de la période liés à l’importation des nouvelles
techniques et à l’adoption des idées occidentales. Si
bunmei est passé dé nitivement dans le japonais
15
contemporain pour traduire l’idée de civilisation (et
par ricochet du japonais vers d’autres langues asiatiques,
comme c’est le cas de wenming en chinois, munmyeong en
coréen, van minh en vietnamien), le terme kaika, qui
décrit le processus d’ouverture et de modernisation en
tant que tel, est resté associé à cette période et n’est
guère passé à la postérité.
En fait, ce mouvement d’« ouverture à la civilisation »
a débuté bien avant le changement de régime de 1868.
On ne peut plus aujourd’hui considérer sérieusement
qu’il existât, d’une part, un shôgunat empêtré dans un
immobilisme complet, incapable de se réformer, et un
nouveau régime tourné d’emblée vers les Lumières. En
réalité, le gouvernement du shôgun n’est pas resté inerte
au moment de l’arrivée des Occidentaux. En même
temps qu’il négociait les traités de commerce avec les
puissances étrangères, le shôgunat multiplia les
occasions de contact avec l’Occident et décréta la
création de deux institutions qui devaient marquer leur
temps.
Dès 1855, le régime Tokugawa décida la création à
Nagasaki d’un Centre d’instruction de la marine
militaire (Kaigun denshûjo) après avoir obtenu des Pays-
Bas que lui soit livré un navire-école. Le shôgunat
recruta une vingtaine d’instructeurs néerlandais qui
enseignaient à leurs élèves japonais l’art de la
navigation en haute mer, le génie maritime, la
balistique, le calcul nautique, etc. Deux ans plus tard, un
Centre d’enseignement des navires de guerre (Gunkan
kyôjujo) s’ouvrit à Edo, dans lequel les anciens élèves de
Nagasaki furent nommés à leur tour instructeurs. En
1859, le centre de Nagasaki fut transféré à Edo, et, en
1860, un équipage japonais se montra en mesure de
traverser l’océan Paci que sur un navire, le Kanrin-maru,
depuis Edo jusqu’à San Francisco. La marine japonaise
moderne est bien le fruit des e orts accomplis dans les
dernières années de l’ancien régime.
Le régime shôgunal décréta aussi, en 1856, la
création du Bansho shirabesho, ou Institut
d’investigation des ouvrages barbares. Il s’agissait d’un
organisme o ciel en charge de sélectionner les livres
occidentaux à traduire d’urgence, et de former de jeunes
spécialistes des études et des langues étrangères. On s’y
passionnait surtout, dans l’ancienne tradition des
« études hollandaises », pour les savoirs pratiques, la
médecine, l’astronomie et la géographie. Le rôle de la
géographie était à cette époque essentiel, car, par la
traduction des ouvrages occidentaux, cette discipline
nouvelle permettrait de construire un autre Japon, un
Japon qui deviendrait un pays parmi les autres dans le
monde, ni le plus vaste ni le plus puissant, un Japon
relativisé en quelque sorte. Dans ce contexte, la
géographie fournit une aide certaine pour penser
16
l’altérité .
Le mouvement des Lumières à la japonaise
commença timidement au sein de ces deux institutions.
La construction d’une marine autonome, comprise
comme un objectif nécessaire à l’ouverture du pays,
s’accompagna d’un mouvement en direction de
l’étranger. Le voyage devenait une des modalités de la
nouvelle politique d’acquisition des savoirs. La création
de l’Institut d’investigation des ouvrages barbares initia
et favorisa un mouvement de traductions des ouvrages
occidentaux en japonais, et pas seulement des traités
scienti ques et techniques. En n, conséquence de ces
voyages comme de ces traductions, le pays commença à
discuter, à débattre. À l’agression verbale et parfois
physique qui caractérisait la n de l’ancien régime
succéda une période plus apaisée, où l’on découvrit,
dans une atmosphère de relative liberté d’expression,
l’importance du débat comme premier moment
nécessaire à l’émergence d’une opinion publique.
Voyager à l’étranger, traduire des langues occidentales
vers le japonais, débattre, tels sont les trois grandes
pratiques nouvelles autour desquelles s’est a rmé le
mouvement des Lumières à la japonaise. Ce mouvement
apparaît ainsi sous la forme d’une recon guration, un
Neuzeit en quelque sorte.
VOIR DE SES PROPRES YEUX

Dès 1860, le shôgunat décida d’envoyer des


délégations à l’étranger. Il reprenait en fait la très
ancienne tradition des ambassades japonaises en Chine
ou dans les États voisins de la péninsule coréenne à
l’époque ancienne. Ce fut le cas dès les premières années
du VIIe siècle, quand il s’agit de s’enquérir de la
civilisation chinoise et du bouddhisme. En 1860, une
première ambassade se rendit aux États-Unis pour
rati er le traité d’amitié et de commerce. Elle fut suivie
de sept missions diplomatiques aux États-Unis et en
17
Europe et de quatre délégations o cielles d’étudiants .
De leur côté, les principautés dépêchaient parfois des
missions. En 1863, la principauté de Chôshû envoya —
sans autorisation du shôgun — cinq jeunes en
Angleterre, imitée en 1865 par Satsuma avec dix-neuf
18
étudiants . On estime qu’avant 1868 trois cents
19
Japonais s’étaient ainsi rendus en Occident . Dans
chacune de ces ambassades, on trouvait certes de hauts
fonctionnaires du régime, mais une place était
systématiquement accordée à des jeunes gens
déterminés et motivés, placés hiérarchiquement dans
une position secondaire, et capables de retirer un très
grand pro t de leur séjour. Ainsi le jeune Fukuzawa
Yukichi, qui n’était pas même issu d’une famille vassale
du shôgun, t-il partie de la première ambassade de
1860. Il avait alors vingt-cinq ans. Fukuzawa et ses
semblables étaient d’abord motivés par la possibilité qui
leur était o erte de voir l’Occident « de leurs propres
20
yeux ». Cette expérience du voyage aux États-Unis ou
en Europe constitua un élément déterminant de leur
formation et de leur vision ultérieure du monde.
On dispose de très nombreuses chroniques tenues par
ces jeunes témoins privilégiés. Ils voulaient tout voir et
s’enquéraient de tout. Borné au départ aux questions
militaires, leur intérêt s’étendit vite aux problèmes
techniques, à la pensée, aux mœurs, aux institutions et
même à la culture. Ils partaient souvent avec l’idée de
mener une enquête, une investigation, mais l’esprit de
curiosité et d’étude prenait vite le dessus. Les
ambassadeurs du shôgun qui se rendirent à Paris en
1864 évoquent avec étonnement la puissance de la
presse qui les frappait déjà par sa capacité d’in uencer
« le cœur des gens » (l’opinion publique ?). L’un d’entre
eux constate, sans que l’on sache bien si cela l’e rayait
ou le stimulait, qu’« une page tirée à des milliers
21
d’exemplaires peut l’emporter sur cent mille soldats ».
En ce qui concerne les sciences, Fukuzawa avoue ne pas
éprouver de grande surprise. Pour lui, il ne servait à rien
de mesurer la largeur des rails de chemin de fer ou de
connaître précisément la vitesse d’un train : ces choses
pouvaient s’apprendre dans les livres. Ce qu’il fallait
plutôt comprendre, c’est comment fonctionnaient les
compagnies de chemin de fer, quels liens elles
entretenaient avec les banques ou comment les Français
et les Britanniques, unis, avaient pu prendre si
22
facilement le contrôle des chemins de fer égyptiens .
Fukuzawa Yukichi raconta qu’il avait demandé à ses
premiers interlocuteurs américains ce qu’étaient devenus
les descendants actuels du premier président des États-
Unis. Il avait en tête la maison Tokugawa, dont un
descendant régnait encore sur le pays deux siècles et
demi après l’établissement du régime. Il rapporta avec
étonnement l’indi érence de ses interlocuteurs devant
pareille question et confessa : « Pour ce qui était de la
23
société, je n’avais aucun point de repère .»
Ceux qui partaient vers l’Amérique abordaient le
Nouveau Monde, après un voyage interminable à travers
l’océan Paci que et une halte à Hawaï, par San
Francisco. Après quelques jours de relâche, ils
descendaient le long des côtes jusqu’à Panama, où ils
franchissaient l’isthme par la route avant d’embarquer
sur un nouveau navire les menant vers la côte Est des
États-Unis. Ceux qui allaient en Europe, à la recherche
d’un Occident souvent mythi é, ont décrit une
expérience originale, presque oubliée de nos jours. Le
bateau s’arrêtait à Shanghai ou à Hong Kong, « où ne
vivent que des gens de mœurs vulgaires au service des
Anglais 24 » : la quête de l’Occident par les voyageurs
japonais commençait par un contact obligé avec la
Chine ! Une escale à Singapour puis à Colombo leur
permettait de mesurer l’étendue de l’Empire
britannique. On y entrevoyait aussi la dureté de la
domination coloniale : « Les Indiens n’y ont décidément
25
pas les mêmes droits que les Anglais . » Puis ils
débarquaient à Suez, en terre égyptienne, où ils
découvraient le chemin de fer qui longeait le canal
encore en construction (il sera inauguré en 1869). C’est
donc le monde arabe et l’Égypte que voyaient d’abord
les voyageurs japonais. Quelques clichés pris par le
photographe italien Antonio Beato (1832-1909)
immortalisent nos samouraïs portant chignon et kimono,
sabre au côté, devant le sphinx de Gizeh ! On les sent
impatients de poursuivre le voyage et les commentaires
qu’ils laissent sur l’Égypte ne cachent rien de leur quête.
Les maisons égyptiennes sont « laides », et Le Caire est
une ville tombée en ruine qui ne saurait retenir
26
l’attention (Fukuzawa) . Marseille, première ville
européenne qu’ils visitent, ne leur laisse pas un souvenir
impérissable. Ils ont hâte de découvrir l’Europe
industrialisée, moderne, dynamique. C’est en train qu’ils
gagnent Lyon, Paris, puis l’Angleterre, la Belgique, les
Pays-Bas, la vallée du Rhin et la Prusse, nalement
Vienne, la Suède et Saint-Pétersbourg. L’Europe
méridionale ne les intéresse guère. Fukuzawa est le seul
à trouver quelque intérêt à une escale à Lisbonne lors du
voyage retour : curiosité d’intellectuel pour le pays des
premiers Européens à s’être rendus au Japon, au
e 27
XVI siècle !
Après un bref séjour en Californie, en 1860,
Fukuzawa Yukichi se rendit en Europe en 1862-1863
puis, en 1867, de nouveau aux États-Unis. Il est sans
doute le seul Japonais de ce temps à être allé trois fois
en Occident. Ses observations lui permirent de rédiger,
entre 1866 et 1870, Seiyô jijô (La situation de
l’Occident), un texte dont la première édition fut tirée à
cent cinquante mille exemplaires et qui allait connaître
un succès extraordinaire ! Des copies circulèrent avant
même la sortie du livre, et des éditions pirates en mirent
en circulation quelque deux cent mille à deux cent
28
cinquante mille exemplaires (on dit d’ailleurs que
c’est de cette expérience que naquit au Japon l’idée de
protection du droit d’auteur…). Ce texte rendit célèbre
Fukuzawa tout en lui valant de tenaces inimitiés parmi
les partisans de l’expulsion des « Barbares ». Dans son
autobiographie, il raconte comment il vécut pendant
plusieurs années dans la terreur de se faire sabrer par
des xénophobes « incultes » : « Je sursautais au bruit du
vent, au cri de la grue », écrit-il. Ce n’était pas qu’un
fantasme, puisqu’il échappa de peu à plusieurs tentatives
d’assassinat et expliqua avoir craint pour sa vie jusqu’en
29
1872-1873 .
Au lendemain de la restauration impériale de 1868,
les dirigeants du nouveau régime voulurent renégocier
les traités inégaux signés une dizaine d’années plus tôt
par le précédent. Mais comment persuader les
Occidentaux de revenir sur des accords pour eux si
favorables ? Une fois les premières réformes
institutionnelles mises en route et la stabilité politique
revenue, les responsables japonais se convainquirent
qu’il leur fallait « voir de leurs propres yeux » les pays
occidentaux et rencontrer leurs homologues étrangers.
Iwakura Tomomi, un noble de la cour de Kyôto, qui
avait beaucoup œuvré pour la restauration impériale et
était devenu le numéro deux dans la hiérarchie du
nouveau régime, fut placé à la tête d’une mission
diplomatique de conséquence, qui porterait nalement
son nom, la mission Iwakura. Celle-ci comportait des
personnalités de premier plan, dont Ôkubo Toshimichi,
un ancien samouraï de la principauté de Satsuma, le
principal dirigeant du nouveau régime dans les années
suivantes. Les voyageurs, tous membres du
gouvernement, hauts fonctionnaires ou étudiants,
s’embarquèrent n 1871 pour un voyage qui leur ferait
faire, en deux ans, le tour du monde !
On mesure mal aujourd’hui, quand le Japon n’est
qu’à une dizaine d’heures de vol de l’Europe ou de
l’Amérique, la singularité d’une telle démarche. Il n’était
guère courant à l’époque, même en Europe, de se rendre
en voyage diplomatique chez ses voisins. La visite
politique que Bismarck avait faite à Napoléon III, à
Biarritz, en 1865, était encore dans les mémoires, et les
grandes tournées d’État n’étaient pas encore une
pratique répandue. De ce point de vue, la mission
Iwakura prend un tour d’une extraordinaire modernité.
La moitié du gouvernement japonais fut du circuit
o ciel, de Washington à Londres, puis Paris, Berlin et la
plupart des grandes capitales européennes ! Par la
personnalité exceptionnelle de ceux qui composaient la
délégation autant que par le nombre et la durée du
voyage, on pourrait décrire la mission Iwakura comme
l’entreprise héroïque d’un jeune État parti à la
découverte du monde. Ses membres reviendraient au
Japon transformés par l’expérience. Iwakura et ses
principaux accompagnateurs furent reçus par des chefs
d’État. Tous purent mesurer l’hostilité de leurs
interlocuteurs à la renégociation des traités. Le message
des dirigeants occidentaux à ce sujet était clair :
Réformez vos institutions, devenez un pays « civilisé »,
et nous envisagerons de négocier.
Les jeunes membres de la mission purent se
renseigner sur les systèmes institutionnels américains et
européens et s’enquérir des dernières nouveautés,
technologiques ou intellectuelles. Iwakura aurait lui-
même insisté sur la nécessité d’investiguer sur le droit,
les institutions, l’industrie, l’armée et les problèmes
touchant à la société. Les chefs de la mission estimaient
le retard du Japon sur l’Occident à une quarantaine
30
d’années, ce qui, convenons-en, était plutôt bien jugé .
Au total, la mission Iwakura se rendit dans douze
pays avant de regagner Tokyo en 1873. Les délégués
visitèrent les États-Unis (pendant deux cent cinq jours,
notamment San Francisco, Washington et Boston), la
Grande-Bretagne (cent vingt-deux jours), la France
(soixante-sept), la Belgique (huit), les Pays-Bas (onze),
l’Allemagne (trente-trois), la Russie (dix-huit), le
Danemark (cinq), la Suède (huit), l’Italie (vingt-six),
l’Autriche (seize), la Suisse (vingt-sept) avant le retour
via Lyon, Marseille, Alexandrie, Aden, Ceylan,
Singapour, Saïgon, Hong Kong, Shanghai, Nagasaki,
Kôbe et Yokohama.
La mission Iwakura parcourut l’Occident en 1871-
1873 en délaissant l’Europe du Sud. En Italie, ils
s’intéressèrent plus au Risorgimento qu’aux ruines
romaines. Kume Kunitake, chroniqueur o ciel de la
mission et futur professeur à l’Université de Tokyo,
publia en 1878 un Récit véritable des choses vues en
31
Occident , dans lequel étaient consignés non seulement
ses notes de voyage, mais aussi de nombreuses
considérations sur la politique, l’économie, les mœurs,
les paysages… On a pu présenter ce travail comme le
premier reportage scienti que moderne du Japon. Kume
séjourna brièvement à Naples, qu’il décrit comme « une
ville pauvre de peu d’apparence, ville d’ignorants et
d’oisifs », « aussi sale que Shanghai » ! Les Japonais ne
pensaient pas avoir grand-chose à apprendre du
Mezzogiorno… Mais Kume avoua quand même qu’il
32
avait senti en Italie « le poids de l’Histoire » .
Dans son ouvrage, on trouve des observations
comparatives entre les di érents pays visités, ainsi que
des illustrations et une véritable invitation au voyage ! Il
inaugurait ainsi une tradition encore fortement ancrée
parmi les jeunes Japonais d’aujourd’hui : le séjour
d’études en Occident, partie intégrante du bagage
culturel de la future élite. L’ambassade Iwakura était
composée de personnalités diverses, dont pas moins de
cinquante-neuf étudiants. Parmi eux, Nakae Chômin, le
futur traducteur de Rousseau, l’une des grandes gures
intellectuelles de la n du siècle, à la pointe du
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple dans
les années 1880, ou encore Tsuda Umeko, qui serait la
première Japonaise à faire des études à l’étranger. Fille
de Tsuda Sen, un spécialiste des études occidentales, elle
rejoignit la mission, avec quatre autres jeunes lles,
alors qu’elle n’avait que sept ans. Elle fut con ée à une
famille de Georgetown et acheva sa scolarité aux États-
Unis avant de rentrer au Japon en 1882, à l’âge de dix-
huit ans. Elle enseigna plus tard l’anglais dans des lycées
de jeunes lles et consacra sa vie à l’amélioration de
l’éducation des lles avant de fonder, en 1900, la
première grande école féminine privée du Japon, le
Tsuda College, qui deviendra une université (Tsuda juku
daigaku). L’idée d’envoyer une toute jeune lle se
former à l’étranger pour devenir interprète ou
enseignante aurait été inimaginable quelques années
33
plus tôt .
Kido Takayoshi, l’un des chefs de la mission Iwakura,
mesura quant à lui toutes les di cultés à venir pour le
Japon. Il revint au pays persuadé que l’e ort conduisant
aux Lumières serait long et passerait par la mise en
place d’un système éducatif performant et la
multiplication des écoles, y compris pour jeunes lles.
« Rien n’est plus important que les écoles pour améliorer
34
les conditions sociales », écrit-il dans son Journal .
Mais il put aussi mesurer les limites du modèle
occidental : « Dans les pays civilisés, il y a aussi de la
laideur », con a-t-il en découvrant les slums de l’East
End, à Londres, la pauvreté loqueteuse des ouvriers
parisiens au lendemain de la Commune ou la misère
noire dans laquelle étaient plongés les paysans russes 35.
Si les voyageurs japonais de ce temps revinrent
d’Occident pour la plupart persuadés qu’un e ort était à
accomplir pour faire surgir une nation uni ée, certains
paraissaient moins convaincus que d’autres. Leur
enthousiasme pour l’Occident t place à un scepticisme
virant parfois à l’exacerbation de leur sentiment
d’appartenance à une « japonité ». Cette impression de
gêne puis d’inquiétude devant la toute-puissance
apparente de la civilisation occidentale nourrirait plus
tard certaines formes de nationalisme.

TRADUIRE

À l’occasion de la création de l’Institut d’investigation


des ouvrages barbares, le gouvernement d’Edo recruta
de jeunes samouraïs lettrés, qu’il choisit en fonction de
leur culture et de leurs compétences, non de leur rapport
familial de vassalité au shôgun. C’était déjà en soi une
petite révolution. La langue de travail était le
néerlandais. Fukuzawa Yukichi, qui l’avait appris à
Ôsaka et à Nagasaki, s’aperçut lui-même en 1859 que,
dans le comptoir de Yokohama, ouvert quelques
semaines plus tôt, la lingua franca commerciale entre
Occidentaux n’était pas le néerlandais, mais l’anglais. Il
écrivit qu’il se sentait « anéanti » : « L’anglais était
couramment utilisé de par le monde et je ne le savais
36
pas ! » La plupart des néerlandophones d’alors se
lancèrent dans l’acquisition d’une seconde langue
étrangère. L’anglais, en 1860, puis le français,
l’allemand et le russe devinrent les langues de travail de
l’Institut d’investigation des ouvrages barbares. En 1862,
celui-ci fut rebaptisé Yôsho shirabesho (Insitut
d’investigation des ouvrages occidentaux), puis, l’année
suivante, Kaiseijo (Institut pour le développement des
sciences). Il était une des institutions qui, par fusion
avec d’autres, notamment l’École de médecine
occidentale fondée en 1868, donnerait naissance, en
1877, à l’Université impériale de Tokyo. On donne pour
traduction commune Institut pour les sciences, mais
kaisei est la contraction d’une ancienne expression
chinoise que l’on retrouve dans le Yi King, le Livre des
mutations, que l’on peut traduire par « défricher de
nouveaux savoirs, les di user et les mettre en pratique ».
En plus des nouvelles langues, on y enseignait désormais
la physique, la chimie et les mathématiques. Les
traductions techniques, scienti ques, juridiques ou
économiques se multiplièrent dans les dernières années
de l’ancien régime et plus encore dans les années 1870
et 1880, avec des textes qui relevaient de la science
politique, des relations internationales, de l’esthétique
comme de la littérature.
Les intellectuels japonais des Lumières in uencèrent
de manière décisive l’environnement intellectuel de leur
pays dans les années 1870. Ils béné cièrent pour cela
des résultats de l’immense mouvement de traduction des
œuvres occidentales, dont ils étaient eux-mêmes partie
prenante. Plus encore que les voyages en Occident, ce
sont les traductions qui jouèrent, semble-t-il, le rôle
déterminant. Il ne s’agissait pas seulement de lecture
solitaire d’ouvrages traduits ou adaptés. Dès la n des
années 1860, se développa la pratique des conférences
ou lectures publiques dans lesquelles un spécialiste lisait
le texte en langue étrangère et tentait une traduction
devant le public. Cet exercice en vogue permettait aux
traducteurs de tester valeurs et concepts et de les faire
adopter en quelque sorte « en direct » par les
participants. De nouveaux mots étaient inventés qui
nissaient par s’imposer comme équivalents des mots
occidentaux. Aujourd’hui encore, les Japonais ne
pourraient penser ni agir sans ce corpus de termes, qui
37
passa ensuite en Chine, en Corée et jusqu’au Vietnam .
Dans l’archipel, le processus d’adoption des idées
provenant de civilisations étrangères ne se t pas de
manière orale, mais toujours comme un processus lié à
la lecture, et ce depuis l’adoption des modèles
continentaux sino-coréens entre les VIe et VIIIe siècles. Il
en alla ainsi des Classiques chinois, qui, par la suite,
seraient lus grâce à l’invention de plusieurs systèmes de
signes en marge du texte — furigana, yomikudashi,
kaeriten… Ceux-ci permettaient de lire le chinois « à la
japonaise ». Cette manière d’adapter le chinois classique
en introduisant des signes spéci ques en marge du texte
pour pouvoir le lire à la japonaise (kanbun) était
enseignée dans la plupart des écoles japonaises de
l’époque d’Edo. C’était un système de lecture complexe,
mais qui permettait aux Japonais d’écrire et de lire le
chinois — fût-ce au prix de quelques distorsions —, et
aux Chinois de lire des textes écrits ainsi par des
Japonais.
À l’époque d’Edo, le médecin Sugita Genpaku avait
joué un rôle pionnier dans l’exercice de la traduction en
donnant pour la première fois, en 1774, une version en
chinois classique du Kaitai shinsho (Nouveau traité
d’anatomie), à partir de la version néerlandaise (Tafel
Anatomia) d’un ouvrage allemand, Anatomische Tabellen.
Vers la n de sa vie, Sugita laissa un ouvrage intitulé
Rangaku kotohajime (Premiers pas dans le domaine des
études hollandaises), sorte de vade-mecum du jeune
lettré en quête de nouveautés occidentales. Les études
hollandaises commencèrent par la médecine, mais
gagnèrent rapidement d’autres savoirs. En 1788, Ôtsuki
Gentaku publia un ouvrage sur la science hollandaise
intitulé Rangaku kaitei. En 1797, parut le premier
dictionnaire néerlandais-japonais suivi, en 1802, d’un
premier lexique anglais-japonais de six cents mots.
Copernic puis Newton furent traduits dès la n du
XVIIIe siècle. En 1811, une équipe fut mise sur pied pour

traduire, dans sa version néerlandaise, le Dictionnaire


œconomique de Noël Chomel. Tous ces ouvrages
ouvrirent le chemin du ot de traductions des années
1860-1880.
On le voit, la pratique de la traduction s’inscrivait
donc dans une histoire longue. Cette conscience latente
de la nécessité de traduire a même pu être présentée
comme une di érence psychologique radicale avec la
Chine, qui, empêtrée dans son sino-centrisme, n’aurait
pas été capable de réagir aussi vite que le Japon au dé
occidental. Pourtant, pendant toute l’époque d’Edo, tout
ce que l’on savait de la civilisation occidentale fut
traduit par les Japonais en chinois classique et beaucoup
plus rarement en langue japonaise vernaculaire. C’est
donc via le chinois qu’était connue, au compte-gouttes,
la culture européenne. La traduction des termes
scienti ques et techniques était certes possible, mais dès
que l’on abordait les vocabulaires politique, économique
ou social, celle-ci devenait périlleuse.
Dans la pratique de la traduction, le Japon se
distinguait des autres pays non européens. Dans son
contact avec les langues sources de l’Occident, le Japon,
qui était monolingue de réception (le néerlandais),
apprit dès 1860 le multilinguisme. Son statut de pays
indépendant lui permettait de maîtriser ses choix
linguistiques. Il ne se trouvait pas dans une situation où
le colonisé n’apprend la civilisation occidentale que par
le biais de la langue du colonisateur. À une époque où la
traduction s’e ectuait toujours dans le sens des langues
européennes vers les langues « exotiques », le Japon
joua un rôle de pivot, puisque le savoir occidental fut
souvent transféré en chinois ou en coréen par son
intermédiaire, ou, plus exactement, par le biais du
chinois classique. Il n’existait en e et pas d’autre
possibilité que de traduire en chinois classique les
nouveaux concepts occidentaux, à la façon dont le latin
constituait la lingua franca des clercs au Moyen Âge en
Occident. Vers 1860-1880, le chinois (classique) était en
Asie orientale la langue d’écriture universelle dans
laquelle les idées occidentales pouvaient être à peu près
38
rendues compréhensibles . La première traduction du
Contrat social de Rousseau fut ainsi rédigée en chinois
classique, ce qui la rendait parfaitement lisible pour un
lettré cultivé d’Extrême-Orient. De même, plus tard, le
Discours à la nation allemande de Fichte passa en Corée
via la version japonaise. Paradoxalement, ce texte
en ammera d’ailleurs les esprits nationalistes coréens
contre le Japon…
L’archipel joua ainsi un rôle particulier dans la
transmission des connaissances occidentales dans cette
partie du monde, position spéci que due au statut lui-
même particulier d’un pays ni envahi ni colonisé avant
de devenir à son tour le seul colonisateur non occidental
de la région. Dès que la langue japonaise écrite
supplanta le chinois classique, au début du XXe siècle, les
traductions des langues occidentales en langue nationale
perdirent tout intérêt pour des lecteurs non japonisants.
On voit que, dans ce cas précis, la langue nationale,
celle de l’État-nation en construction, s’opposait au
chinois classique au nom de la modernisation. Certains
en étaient conscients, tel Tarui Tôkichi, qui rédigea son
Dai Tô gappôron (Sur l’union du grand Orient) en
japonais puis le réécrivit en kanbun, le chinois classique,
39
a n que le texte soit lisible en Corée et en Chine . Cela
revenait à substituer à une langue régionale universelle
une langue nationale de moindre portée. Les Japonais y
gagneraient certes en capacité de lecture — et
pourraient ainsi développer une littérature moderne en
langue japonaise —, mais l’abandon de la langue écrite
chinoise allait les couper de certaines formes de pensée
et de sensibilité qui étaient notamment l’apanage des
40
classes lettrées dans le Japon d’autrefois . Ajoutons
que cette rupture avec les anciennes formes d’écriture
fut encore plus brutale dans d’autres pays d’Asie, comme
lorsque les Vietnamiens, en 1954, délaissèrent
dé nitivement les idéogrammes chinois pour les
caractères latins ou quand les Coréens abandonnèrent
l’écriture chinoise dans les années 1950-1960 pour
adopter exclusivement l’alphabet hangul, ou encore
quand Pékin adopta vers la même époque des formes
extrêmes de simpli cation des sinogrammes. La
« nationalisation » de l’écriture aura marqué en Asie une
rupture d’avec l’univers culturel jusqu’alors partagé par
les élites lettrées.
Par ailleurs, l’enseignement des langues étrangères se
développa comme un enseignement pratique visant la
formation d’interprètes et surtout la traduction des
œuvres étrangères. Aujourd’hui encore, les professeurs
japonais de langues étrangères à l’Université sont
d’abord les spécialistes d’un auteur et se font connaître
comme tels : on devient ainsi un spécialiste de Rousseau,
de Fichte ou de Tolstoï, et l’on se fait fort de traduire, ou
parfois de retraduire, les œuvres du grand homme.
Si ces traductions ont été possibles pendant tout le
XIXe siècle, écrit Katô Shûichi, il ne s’agit en aucun cas
41
d’un miracle . Les traducteurs existaient, ils avaient été
formés, ils étaient intellectuellement capables de
comprendre les textes qu’ils avaient à faire passer dans
leur langue. Ces traductions étaient nécessaires parce
qu’il existait un considérable besoin d’informations sur
l’Occident. Celui-ci apparaissait comme modèle pour
toute réforme institutionnelle et comme interlocuteur
dans les négociations. Les Japonais avaient pris
l’habitude, depuis les temps les plus anciens, d’importer
les concepts chinois dans le vocabulaire japonais, et ils
avaient l’expérience des traductions du néerlandais
e ectuées par leurs prédécesseurs des « études
hollandaises ».
Pour traduire les nouveaux concepts, les traducteurs
japonais rent feu de tout bois : soit ils ils reprirent les
traductions proposées par les interprètes de Nagasaki,
soit ils utilisèrent les traductions chinoises de mots
occidentaux (il en existait aussi). Ils modi èrent les
concepts chinois classiques pour les faire coïncider avec
les termes occidentaux, ou parfois encore forgèrent de
nouveaux mots. Mitsukuri Rinshô, l’un des membres de
la Société de l’an VI, inventa kenri (privilège) dans le
vocabulaire juridique au sens d’« avoir le droit de… ».
Fukuzawa Yukichi proposa comme traduction du mot
philosophie le terme de rigaku (étude de la logique).
Sans grand succès. Nishi Amane inventa le mot
tetsugaku, formule issue du chinois (mot à mot, l’étude
des choses qui relèvent de la raison) mais inconnue en
42
langue chinoise . Il fut très vite adopté au Japon mais
aussi plus tard en Chine, en Corée et dans la langue
vietnamienne où ce type de mots nouveaux fut importé
du japonais via le chinois (et non depuis la langue du
colonisateur français). Nishi Amane à lui seul aurait
ainsi « inventé » plus d’une centaine de termes sino-
43
japonais passés aujourd’hui dans la langue courante .
En 1866, Fukuzawa publia l’ouvrage qui t de lui un
homme célèbre, Seiyô jijô (Situation de l’Occident). Il s’y
attardait sur les pays qu’il considérait comme les plus
puissants en son temps et, dans son livre, il était surtout
question des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la
France, des Pays-Bas et de la Russie. Un coup d’œil sur
la table des matières montre que Seiyô jijô est une sorte
de petite encyclopédie qui traite aussi bien des di érents
systèmes politiques que des écoles, des hôpitaux, des
journaux, des musées ou des machines à vapeur. Une
section étudie systématiquement la scalité, les
obligations d’État ou la monnaie. Dans le premier
chapitre, consacré aux systèmes politiques, Fukuzawa
analyse les systèmes monarchiques (qu’il divise en
monarchie despotique et monarchie constitutionnelle),
les gouvernements aristocratiques et les républiques. Il
est souvent embarrassé pour rendre certains concepts
occidentaux de droit politique et tâtonne pour trouver
44
des équivalents japonais qui n’existent pas toujours .
Dans le passage consacré à la politique dans les pays
civilisés, Fukuzawa insiste sur la liberté (la liberté
religieuse notamment l’impressionne beaucoup), sur la
di usion de l’éducation, sur l’État de droit, toutes choses
qui évidemment sont inexistantes dans le Japon de son
temps mais dont il a tendance à exagérer l’importance
dans les pays qu’il a visités, voire à en faire un tableau
idyllique. Il commence par évoquer ce qu’il appelle « le
choix d’être son propre maître » (jishu nin.i) et cherche à
faire comprendre le fonctionnement des sociétés
occidentales en partant de l’expérience de son lecteur
japonais. Il écrit :
Les gens [en Occident] ne se sentent guère entravés par des lois
généreuses et agissent selon leurs inclinations. Ceux qui aiment les
armes deviennent des guerriers, ceux qui aiment l’agriculture se font
paysans, et il n’existe guère de di érences entre guerriers, agriculteurs,
artisans et commerçants. Il n’existe pas d’aristocrates à proprement
parler et ceux qui ont une fonction de cour ne méprisent pas pour
autant les autres, et chacun à sa place, grands et petits, nobles et vils,
n’empiètent pas pour autant sur la liberté d’autrui. Chacun cherche à
étendre les talents qu’il a eus de naissance. La di érence entre noble et
vil ne concerne que l’accession aux fonctions publiques ou aux rangs
occupés à la cour. Il n’existe pas d’autres di érences entre les quatre
45
statuts . Celui qui connaît l’écriture, prône la raison et fait des e orts
sera considéré comme un prince, celui qui est ignorant accomplira des
travaux de force et sera considéré comme un petit. C’est tout.

Pour évoquer la liberté, Fukuzawa utilise l’expression


jiyû, qui, dans son acception ancienne, signi e « agir de
manière égoïste », « sans tenir compte des autres » (mot
à mot : être soi-même la cause de). Il est contraint
d’ajouter une note en petits caractères à la n de son
développement dans laquelle il explique :
Ici dans ce passage sur la volonté d’autonomie, j’ai utilisé les
idéogrammes jiyû. Il ne s’agit pas d’évoquer l’égoïsme ou la licence qui
provoquent le mépris des lois. Mais le fait d’entrer en relation avec les
autres selon son humeur et, sans contrainte aucune, compter d’abord
pleinement sur ses propres forces. Cela correspond à ce que l’on désigne
en anglais par les mots de freedom ou de liberty. Il n’existe pas encore
46
de traduction appropriée .

En e et, c’était le cas en 1866. C’est pourtant bien ce


mot-là qui passa en japonais pour traduire la notion de
liberté. Katô Hiroyuki avait autrefois proposé jishu no
ken (le droit d’être son propre maître) pour traduire le
néerlandais Vrijheid, et ce fut sans doute la première
tentative 47. Puis, dans un texte de 1870, Shinsei taii (Les
grandes orientations d’une vraie politique), Katô
Hiroyuki proposa comme traduction de freedom une
expression qu’il inventa fukijiritsu (« être soi-même sans
48
contraintes »). Sans grand succès . En 1874, dans
Kokutai shinron, il abandonna le mot qu’il avait lui-
même inventé et utilisa celui de jiyû. Entre-temps,
Nakamura Masanao avait publié en 1872 sa traduction
d’On Liberty de J. S. Mill (en japonais Jiyû no ri), et le
mot jiyû était dé nitivement passé en japonais comme
équivalent de liberté. Comme bien d’autres, il sera repris
en chinois (ziyou), en coréen (chayu), et en vietnamien
(tu do). Lorsqu’il traduisit On Liberty, il utilisa tour à
tour trois termes di érents pour « société ». C’est
nalement Fukuzawa Yukichi qui trouva la solution en
inventant le terme de shakai, à son tour reproduit dans
49
les autres langues asiatiques .
Pour ces partisans des Lumières, attachés à la lutte
contre les mentalités passives, soumises, dociles, le
concept d’individu ou d’individualisme insu ait une
bou ée d’air frais. À vrai dire, personne ne comprenait
très bien de quoi il s’agissait. Nishi Amane tenta de
l’expliquer en le traduisant par « les gens en particulier »
(koko hitobito), Nakamura Masanao proposa « chacun
soi-même » (dokuji ikko ou kakuji ikko), Fukuzawa
Yukichi traduisit par « tempérament où chacun est
50
indépendant » (dokuristu kojin no kishô) . Les lecteurs
s’interrogeaient sur le sens de tout cela, mais, peu à peu,
les contours se dessinaient et nalement le terme devint
un mot clé pour comprendre l’Occident. Fukuzawa
rappela que l’indépendance d’un pays, c’est d’abord
l’indépendance des individus qui en sont les citoyens.
Être civilisé et moderne, c’est mettre en avant les droits
de l’individu, cesser de se comporter de manière passive
face aux directives qui viennent d’en haut.
Mais la conséquence d’un tel travail, en si peu
d’années, c’est la naissance d’une véritable
schizophrénie linguistique, l’apparition d’un double
univers, avec une culture de la vie quotidienne
japonaise, d’une part, et une culture de mots traduits,
d’autre part, s’accompagnant, bien entendu, de toutes
les variations et décalages possibles entre le terme
occidental et sa traduction japonaise :
À l’origine, les caractères chinois ne sont que des symboles d’idées,
et chercher un caractère qui projette une idée alors que celle-ci n’existe
pas est tout aussi inutile que de demander à un Indien qui n’a jamais vu
51
la neige de rédiger un poème sur la neige .

Fukuzawa donna ainsi des conseils aux traducteurs,


leur enjoignant de ne pas embellir leurs traductions en
utilisant des idéogrammes chinois rares et compliqués,
c’est-à-dire quasi illisibles, d’éviter la pompeuse
verbosité chinoise comme s’ils avaient honte d’employer
des termes plus prosaïques, et il leur recommanda de
52
privilégier la simplicité , « quitte à violer les terres
sacrées de la société des spécialistes des lettres
chinoises 53 ». Fukuzawa Yukichi s’amuse parfois de ses
propres contorsions :
Par exemple, expliquer que quelque chose est mou en traduisant
mot à mot « cela ressemble à du beurre », ce n’est pas faux du point de
vue de la traduction, mais pour des Japonais qui ne connaissent pas le
beurre, c’est incompréhensible. Quant à moi, j’ai ignoré le texte original
54
et j’ai remplacé le beurre par le tôfu (la pâte de soja fermenté) .

Il n’empêche que les traducteurs japonais du milieu


du XIXe siècle rent, souvent dans la sou rance, œuvre
de précurseurs. Et les langues de l’Asie de l’Est
aujourd’hui, à commencer par la langue japonaise de
notre temps, leur doivent beaucoup. Dans les années
1870, les mots gardaient encore une partie de leur
uidité. Vers 1900, les catégories furent à peu près
xées, la langue se cristallisa, les concepts étaient
55
acquis .
LE RALLIEMENT
L’e ondrement du régime shôgunal, à la n de
l’année 1867, et la restauration impériale proclamée en
janvier 1868 sonnent aujourd’hui comme les moments
d’un grand changement historique. En japonais, le
nouveau régime de 1868 est désigné sous le terme de
Meiji ishin. Meiji est le nom de la nouvelle ère décrétée
par la cour impériale de Kyôto au nom du jeune
56
empereur, le 25 janvier 1868 (premier jour du
premier mois lunaire de l’ancien calendrier). En fait,
Meiji est une ancienne expression chinoise utilisée sans
aucun rapport avec la notion européenne de
« gouvernement éclairé ». Quand ils décidèrent du
nouveau nom de l’ère impériale, les experts du
calendrier traditionnel à Kyôto ignoraient tout des
Lumières ! Comme pour les noms d’ère précédents, ils
rent appel aux Classiques chinois pour y trouver une
expression à leur goût. En l’occurrence, le Livre des
mutations où il est écrit que « le sage gouverne tourné
vers la lumière ». Mais le nom de Meiji pour désigner la
période nouvelle tombait à pic et désigna par un jeu de
mots le « gouvernement éclairé » au sens occidental du
terme. Ishin correspond à une ancienne expression
chinoise qui évoque un renouvellement, une
régénération, une recon guration à l’occasion d’un
changement dynastique. On la trouve par exemple dans
le Shi Jing, le Classique des vers à propos de l’ancienne
dynastie des Zhou qui succéda aux Ying. Traduire Meiji
ishin par « restauration de Meiji » est donc un
contresens. Ishin renvoie bel et bien à l’idée de
rénovation. Le terme de « révolution » (kakumei) fut
écarté, car il évoquait par trop l’idée d’un mouvement
radical qui vient du bas, alors que Meiji se voulait un
mouvement de changement radical « venant d’en haut ».
Meiji ishin devrait donc être traduit par « le
gouvernement renouvelé tourné vers la lumière ». C’est
pourquoi, je préfère employer la formule « rénovation
Meiji ».
L’expression est néanmoins postérieure à 1869 et
succède à une autre, bien plus péremptoire, couramment
utilisée alors : go isshin. C’est cette dernière que l’on
trouve n 1867 dans la proclamation de la restauration
de la monarchie ou dans la Charte des cinq articles que
l’on t lire à l’empereur Meiji au printemps 1868. Go
isshin renvoie à l’idée de réformer, de balayer (isshin) les
maux qui sévissaient jusqu’alors. Cette expression paraît
très liée aux révoltes millénaristes (yonaoshi ikki) et aux
manifestations de nature festive (eejanaika) qui
touchèrent une grande partie du pays pendant l’année
1867. La particule honori que go signi e implicitement
que ces changements ont été accomplis selon la volonté
57
des divinités .
Dans son Abrégé de la civilisation, Fukuzawa Yukichi,
qui s’était pourtant tenu à l’écart du mouvement menant
à l’abolition du shôgunat, écrivit à propos du grand
bouleversement de go isshin :
Au bout du compte, tous étaient d’accord pour faire tomber l’ancien
gouvernement Tokugawa. Toutes les intelligences convergeaient vers
cet objectif et, vers la n de l’ère Keiô (vers 1867-1868), a été
58
accomplie au Japon une véritable révolution .

Fukuzawa signi ait par là que ce qui avait mis n au


shôgunat, ce n’était pas seulement les forces rassemblées
par les grandes principautés du Sud-Ouest, notamment
celles de Satsuma et Chôshû, mais aussi l’opinion
publique, les intelligences, c’est-à-dire quelque chose de
national qui dépassait l’antagonisme entre pro-
impériaux et pro-Tokugawa. Cette idée que Meiji n’était
pas qu’un coup d’État mais bien une révolution fut
reprise ensuite par les partisans du Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple vers 1880 puis, plus tard,
par les historiens.
Fukuzawa évoque aussi une « restauration
révolutionnaire » (kakumei fukko) qui fortuitement
rejoint l’expression de conservative revolution utilisée par
certains historiens américains dans les années 1950
et 1960. Le terme fukko (restauration des choses
anciennes) était aussi fréquemment utilisé, comme dans
l’expression ôsei fukko (restauration de la monarchie).
Mais, là encore, le mot a une connotation particulière,
car la rénovation des choses était alors souvent
présentée comme un retour à leur ordre ancien, comme
si le temps avait dégradé la situation d’origine perçue
comme idéale. Pour modi er l’ordre des choses,
invoquer ainsi leur restauration permettait de légitimer
le changement. Le terme n’avait donc pas
nécessairement un tour réactionnaire.
Pourtant, rien ne semblait si clair dans les premiers
mois du nouveau gouvernement impérial. Les hommes
des principautés du Sud-Ouest, c’est-à-dire les samouraïs
à l’origine du coup d’État qui mena à la restauration,
étaient aux commandes. Derrière Sanjô Sanetomi et
Iwakura Tomomi, qui étaient des nobles de la cour de
Kyôto, les hommes forts du nouveau régime étaient des
samouraïs talentueux mais d’extraction modeste, tels
Ôkubo Toshimichi et Saigô Takamori de la principauté
de Satsuma, Kido Takayoshi, Itô Hirobumi et Inoue
Kaoru de celle de Chôshû (leur leader Takasugi Shinsaku
était mort de maladie en 1867), Itagaki Taisuke de Tosa
(Sakamoto Ryôma avait été assassiné en 1867), Etô
Shimpei de Saga, etc. Ces hommes occupaient les postes
clés de la nouvelle administration. Pour bien des
observateurs de ce temps, les guerriers vassaux du
shôgun, pour la plupart établis dans l’est de l’archipel,
avaient perdu le pouvoir au pro t d’une coalition de
samouraïs issus des principautés du Sud-Ouest, les
descendants de ceux-là mêmes qui avaient été vaincus
en 1600 par Tokugawa Ieyasu (1543-1616), le fondateur
de la dynastie shôgunale. Nombreux furent ceux qui
comprirent alors cette restauration de Meiji comme la
revanche des seigneurs vaincus par les Tokugawa deux
siècles et demi plus tôt. En 1877, au n fond de
l’archipel d’Amakusa, un pêcheur pouvait encore
s’écrier : « Il paraît que l’empereur a pris la place du
shôgun, mais je me demande bien quelle tête il a cet
empereur… J’imagine que maintenant qu’il commande,
le monde sera di érent et que chaque maisonnée sera
59
taxée jusqu’au moindre bout de coton !»
À Edo, où l’opinion défendait le régime Tokugawa,
les troupes impériales étaient vues comme les troupes
alliées de Satsuma et de Chôshû, l’armée de l’Ouest
comme on disait alors, qui cherchaient à créer un
nouveau régime shôgunal. Une clique guerrière
succédait à une autre en quelque sorte. Dans ses
Mémoires, le journaliste Fukuchi Ôchi explique que
« Satsuma et Chôshû avaient renversé le bakufu pour
60
constituer un autre bakufu ». Ainsi Nishi Amane, l’un
des professeurs du Kaiseijo, l’Institut pour la science,
resta persuadé longtemps après le coup d’État de Meiji
que les xénophobes du Sud-Ouest avaient pris le pouvoir
61
et que l’on allait l’assassiner . On remarquera qu’un
Fukuzawa Yukichi, qui n’était lié ni aux Tokugawa ni
aux principautés du Sud-Ouest, avait observé dans les
combats qui menèrent à la restauration impériale une
neutralité typique de bien de ses contemporains. Pour
lui, ces con its opposaient des samouraïs entre eux, et
personne d’autre. Il ne s’agissait là que de luttes de
pouvoir entre des cliques. Il raconta même — et le
témoignage est con rmé par d’autres sources — qu’il
continuait d’enseigner alors que les combats faisaient
rage à Edo entre troupes shôgunales et troupes
impériales. En pleine bataille dans le quartier d’Ueno,
« je donnais juste à ce moment-là une leçon d’économie
tirée d’un livre anglais… je crois que la bataille dura du
milieu du jour jusqu’à la tombée de la nuit. Toutefois,
62
cela ne nous concernait pas ». Dans son
autobiographie, Fukuzawa Yukichi analyse encore ce
con it comme celui opposant « les xénophobes du
Kantô » (les partisans du shôgun, sabaku jôi) aux
« xénophobes du Kansai » (les partisans de l’empereur,
kamigata no kinnô jôi). Les gens de Sat-chô, comme on
disait en ce temps, c’est-à-dire de Satsuma et Chôshû,
étaient des « agitateurs incultes, illettrés, insensés » qui
ne rêvaient que de mettre le pays à feu et à sang. Quant
aux samouraïs qui défendaient le shôgun, ils étaient en
63
réalité encore plus xénophobes que les autres ! Pour
Fukuzawa, nulle raison de prendre parti pour les uns
plutôt que pour les autres, car la marche du pays vers la
civilisation était dans l’impasse. Comme Nishi Amane, il
restait persuadé qu’il n’y avait guère à attendre du
nouveau régime en voie de constitution.
En 1868, les troupes impériales occupèrent Edo, et le
Kaiseijo (Institut pour les sciences) fut placé sous le
contrôle du nouveau régime. Dans la réalité, la plupart
de ceux qui y enseignaient, craignant pour leur liberté
d’expression, voire pour leur vie, tel Nishi Amane, se
dispersèrent avec leurs étudiants. En fait, la plupart des
enseignants de l’Institut pour les sciences n’étaient pas
des guerriers liés aux Tokugawa mais des samouraïs
issus de efs divers qui avaient été recrutés pour leurs
hautes quali cations et non pour leurs loyautés
vassaliques. Aussi quand le régime shôgunal avait
disparu, ils avaient abandonné l’institution pour
reprendre leur liberté et aller chercher fortune ailleurs.
Nishi Amane, par exemple quitta Edo pour se rendre en
province à Numazu enseigner dans une académie
64
militaire privée .
Ce n’est qu’au vu des premières réformes décrétées
vers 1871 par le régime naissant que ces lettrés
occidentalistes commencèrent à évoluer dans leur
jugement. Ces réformes sonnaient la n d’un régime
féodal que ces savants abhorraient et la radicalité des
changements étonna les contemporains, qu’ils fussent ou
non d’accord avec elles. Les mesures prises en faveur du
démantèlement des efs féodaux, de la centralisation
administrative et l’intérêt marqué par les hommes du
gouvernement pour les choses étrangères les rent
changer. Fukuzawa t part de son bonheur de voir le
nouveau gouvernement prendre une option clairement
65
antiféodale . Les lettrés « occidentalistes » se dirent
désormais prêts à collaborer avec un gouvernement qui
correspondait mieux à leurs anciennes aspirations.
Presque tous acceptèrent alors des postes de hauts
fonctionnaires dans les organes du nouveau régime.
C’est le cas de Nishi Amane lui-même qui entra, dès
1871, au Département des a aires militaires (Hyôbushô)
et entraîna avec lui nombre de ses anciens étudiants de
Numazu, ou de Tsuda Mamichi qui devint juge, ou
encore de Katô Hiroyuki qui se t diplomate, et de
quelques autres. Tous regagnèrent Tokyo, la nouvelle
66
capitale . Seul, Fukuzawa Yukichi se tint à l’écart de la
fonction publique. Pour lui, les savants devaient rester
des hommes libres, mais il est vrai qu’il était le directeur
d’une école privée, plutôt orissante et de haut niveau,
le Keiô gijuku, le Collège de Keiô situé à Mita (Tokyo).
De son côté, Ôkubo Toshimichi, l’homme fort du
nouveau régime issu de la restauration impériale, était
un partisan de la marche forcée vers la modernisation et
l’industrialisation du Japon qu’il comprenait comme une
entreprise d’occidentalisation inéluctable. Son
programme était parfaitement résumé dans le slogan
fukoku kyôhei, « un pays riche, une armée forte » qu’il
entendait comme « un État autoritaire et centralisé doté
d’une armée puissante ». Revenu de son voyage en
Occident dans le cadre de la mission Iwakura en 1873, il
était convaincu que le Japon n’avait pas une minute à
perdre s’il voulait un jour pouvoir résister à une guerre
contre une puissance étrangère. Les progrès de la
civilisation semblaient désormais entre les mains des
dirigeants du nouveau régime. Après la « découverte »
de l’Occident, mouvement qui caractérisa les dernières
années du shôgunat, l’idée désormais ancrée partout
dans les années 1870, c’était qu’il fallait le « rattraper ».
L’ouverture du pays aux « Lumières » et l’amitié avec les
puissances occidentales étaient certes devenues depuis
1868 les principes de la politique o cielle du nouveau
régime. Mais que faire de ce « nouvel ami » qu’il fallait
séduire et auquel on devait savoir aussi résister ? Telle
fut l’obsession des élites jusqu’au milieu du XXe siècle.
L’Occident devint un modèle en même temps qu’un
rival. Et du même coup, la Chine perdit dans
l’imaginaire japonais la position privilégiée qu’elle avait
occupée jusqu’alors.
Ôkubo Toshimichi ne s’embarrassait guère des
oppositions qu’il rencontrait, pourvu que la politique
d’encouragement aux réformes progressât. Le caractère
autoritaire du régime n’indisposait pas les savants
occidentalistes outre mesure tant qu’ils pensaient que
celui-ci était sur la bonne voie. Ils en attendaient
beaucoup et c’est pourquoi ils le rallièrent. D’ailleurs,
Fukuzawa expliquait lui-même que la plupart des
dirigeants du nouveau régime qui étaient des gens « vifs
et futés » lurent son livre Situation de l’Occident, et il
ajoutait non sans forfanterie :
Cet ouvrage était comme une chauve-souris dans un pays sans
oiseau, il était la boussole d’une société inculte et peut-être que des
décrets du nouveau gouvernement sont même nés de ces petits
67
volumes .

RÉFORMER LES ESPRITS

Construire un nouvel État centralisé : tel était donc


l’objectif xé par les politiques dans les années 1870.
Mais certains intellectuels expliquaient que cela ne
su rait pas. La « civilisation » devait gagner, disaient-
ils, tous les aspects de la société. Autrement dit, ils
étaient déjà en désaccord avec ceux qui, à l’instar de
Sakuma Shôzan, évoquaient une vingtaine d’années plus
tôt « les vertus de l’Orient et les techniques de
l’Occident » ou « l’âme japonaise, les talents
d’Occident » (wakon yôsai). Pour eux les choses de
l’Occident ne se réduisaient pas à la technique ou à la
science. Elles incluaient aussi les systèmes politiques,
sociaux, juridiques, etc. Développer le pays pour
l’enrichir et renforcer sa puissance militaire pour résister
à toute tentative d’agression occidentale était nécessaire,
mais on devait aussi faire naître des hommes civilisés,
des Japonais qui pensaient di éremment, avec leur
siècle. Pour cela, il fallait les éduquer, élever leur niveau
de conscience, en faire des individus autonomes dans le
nouvel État-nation, pensait, en substance, Fukuzawa
Yukichi, qui écrivait en 1874 :
Désormais, il nous faut jeter nos forces dans la durée. Jusqu’à
présent, nous avons béné cié d’un concours extraordinaire de
circonstances favorables, nous avons balayé les vieilles coutumes dont
nous nous étions entichés, introduit du neuf mais il nous faut nous
engager maintenant dans une réforme des esprits (minshin no
68
kaikaku) .

Ceux qui étaient en charge de cette « réforme des


esprits », de ce changement de mentalités, furent appelés
keimôsha, « vulgarisateurs » (de la pensée des Lumières),
et rent œuvre de pédagogie nationale. Mais pour eux,
la réforme, c’était adopter la « tendance mondiale » qui
émanait de l’Occident, et donc « rejoindre » les pays
occidentaux. En même temps, il s’agissait d’éduquer le
peuple de façon à lui inculquer l’idée de l’autonomie du
jugement individuel, sans quoi il n’était pas
d’indépendance du pays.
La tâche était lourde pour tous ces intellectuels
animés d’une passion d’occidentalisation. Non seulement
il fallait introduire de nouveaux modes de pensée dans
les systèmes, les institutions, les démarches
scienti ques, mais il fallait modi er les mentalités et les
attitudes des Japonais vis-à-vis des connaissances
nouvelles. C’est pour faire évoluer les manières de
penser qu’au retour des États-Unis un jeune diplomate,
Mori Arinori, eut l’idée de créer un club organisé sur le
modèle des sociétés savantes américaines. Fondée en
1874, cette association d’un genre nouveau prit le nom
de Meirokusha, « la Société de l’an VI » (de l’ère Meiji).
Mori Arinori en était non seulement le fondateur mais il
en devint aussi le président. Il avait déjà séjourné
plusieurs années en Occident, deux fois aux États-Unis et
une fois en Grande-Bretagne, et il s’était rendu en
Russie. Issu d’une famille de samouraïs de la principauté
de Satsuma, c’était un esprit ouvert, de formation
scienti que, qui s’intéressait aux systèmes éducatifs et
aux institutions sociales. En 1875, il fonda à Tokyo la
première école de commerce du Japon qui devint plus
69
tard l’Université Hitotsubashi . Nommé haut
fonctionnaire au ministère de l’Éducation puis ministre,
il lança en 1886 plusieurs réformes essentielles qui
visaient à constituer un ensemble cohérent d’institutions
scolaires sur les modèles français et britannique,
notamment un cycle primaire de six ans, tandis qu’il
chercha à instaurer une discipline sévère empruntée au
modèle prussien, fondée sur une morale confucianiste
remise au goût du jour. Peu convaincu par la nécessité
d’un culte shintô d’État, il mourut assassiné en
février 1889 sous les coups d’un activiste shintoïste.
Bien que fondateur et président de la Société de
l’an VI, Mori Arinori en était le plus jeune membre. Il
avait alors vingt-six ans. Parmi les fondateurs, on
trouvait une dizaine de personnalités éminentes, des
hommes plus âgés que Mori, nés pour la plupart à la n
des années 1820 et dans les années 1830. Ils avaient été
le plus souvent des samouraïs de condition plutôt
modeste, en rupture de ban avec leur ancien seigneur.
Plusieurs d’entre eux étaient venus aux études
occidentales après avoir reçu une solide formation
classique en études chinoises. Ils ressentaient la pression
que faisaient peser les grandes puissances sur
l’indépendance du pays et se lancèrent à fond dans les
études occidentales parce qu’ils suivaient le précepte de
Confucius : « Connais l’autre comme tu te connais toi-
70
même . » Leur intérêt pour l’Occident les t d’abord
s’intéresser aux choses militaires. Ils étaient souvent
d’anciens spécialistes des études hollandaises. Puis ils
évoluèrent au cours des années 1860 et les anciens
« hollandistes » se mirent à l’étude d’une ou de plusieurs
langues étrangères, en général l’anglais, le français ou
l’allemand. Tous avaient fait un séjour en Occident. Un
grand nombre d’entre eux avaient étudié ou enseigné à
l’Institut d’investigation des ouvrages barbares ou, plus
tard, à l’Institut pour les sciences. Ils constituaient
comme un réseau informel. Dispersés en province depuis
la chute de l’ancien régime, ces hommes qui
entretenaient des liens d’amitié se retrouvaient parfois à
71
Tokyo autour d’un repas de cuisine occidentale et
nalement acceptèrent de formaliser leurs liens en
adhérant à l’association de Mori Arinori.
En fait, il ne s’agissait pas à proprement parler d’une
société scienti que ou académique mais plutôt d’un club
réunissant « des gens déterminés à faire progresser
l’éducation du pays et à discuter des moyens pour y
parvenir 72 ». Ici éducation est à comprendre comme
vulgarisation des connaissances et des Lumières, et les
membres fondateurs du club se présentaient bien comme
tels. En fait, leur objet, c’était d’arracher le pays à ce
qu’ils considéraient comme une immobilité, une
permanence ; Edward Saïd aurait dit un « Orient ».
Cette Société de l’an VI était très moderne par son
mode d’organisation lui-même. Elle réunissait des gens
lettrés — fonctionnaires ou non — qui discutaient
librement des sujets choisis et des contenus, sans tenir
compte de leurs positions sociales respectives ou de leur
âge. Il s’agissait de bien autre chose que d’un simple
salon, car les membres de la Société avaient pour
objectif de rendre publics leurs débats et d’y associer le
plus grand nombre. On était comme en présence de la
naissance d’une république des lettres et des arts qui,
d’une manière évidente, participait à l’institution d’une
73
société civile .
Au milieu des années 1870, les promoteurs des
Lumières étaient donc, pour la plupart, des hommes qui
avaient travaillé une dizaine d’années plus tôt pour l’une
des institutions les plus nouvelles (modernes ?) de
l’ancien régime Tokugawa, l’Institut d’investigation des
ouvrages barbares, et s’étaient reconvertis au service du
nouveau gouvernement : Mori Arinori donna ainsi
l’occasion à ses aînés, qui représentaient dans l’ancienne
Edo ce qui se faisait de mieux dans la connaissance de
l’Occident, de revenir sur le devant de la scène pour
mettre en avant la nouvelle culture importée.
La Société ne compta jamais plus qu’une trentaine de
membres formellement enregistrés. Nishi Amane était
l’un de ces « vulgarisateurs des Lumières ». Issu d’une
famille de guerriers exerçant la médecine, il t des
études confucianistes mais rompit avec son ef d’origine
pour se rendre à Edo étudier « les sciences
hollandaises ». Il entra à l’Institut d’investigation des
ouvrages barbares puis fut choisi pour se rendre aux
Pays-Bas, étudier à Leyde le droit, les sciences politiques
et l’économie dans le cadre d’une mission d’étudiants
organisée et nancée par le gouvernement shôgunal. Il
devint l’un des premiers Japonais à avoir sérieusement
étudié les « sciences humaines et sociales » occidentales
et en revint avec un ouvrage consacré au droit public
international. Il fut aussi l’auteur, dès 1867, de Gidai
sôan (Propositions pour une représentation délibérative),
texte adressé au shôgun mais où il se faisait déjà l’avocat
d’un gouvernement par délibération publique.
Autre membre important de la Société, Nakamura
Masanao : issu d’une famille de petits vassaux du
shôgun, il grandit dans une pauvreté certaine, son père
ayant été contraint de vendre son titre de guerrier.
Après être devenu un maître dans les études classiques
74
chinoises , il s’intéressa en secret aux études
occidentales et partit en Angleterre en 1866. Il y
séjourna deux ans et publia en 1871 à Shizuoka, où il
s’était réfugié après la chute de l’ancien régime, sa
traduction du Self Help de Samuel Smiles (qu’il avait lu
sur le bateau de retour au Japon) ainsi qu’On Liberty de
John Stuart Mill. Il chercha à créer à Tokyo une école
privée à l’instar de Fukuzawa Yukichi, se passionna pour
le christianisme et il aurait même pensé baptiser
l’empereur… ce qui, selon Nakamura, aurait permis au
75
souverain de devenir le chef de l’Église japonaise !
De son côté, Katô Hiroyuki, après des études
militaires puis juridiques, introduisit le concept d’État de
droit et explicita l’idée des « droits naturels de
l’homme » dans un essai très précoce (1863) encore
tru é de mots néerlandais (Tonarigusa, « L’herbe du
voisin »), qui circulait alors plus ou moins
clandestinement. Il y expliquait que, pour résister aux
Occidentaux, il ne su rait pas d’employer la force
militaire mais qu’il faudrait aussi parvenir à établir au
Japon une « coïncidence des esprits » (jinshin no itchi),
qu’il dénomma « la paix du peuple » (jinwa ou jinmin
jinwa) : le mot « nation » n’existe pas encore en
76
japonais … Par la suite, Katô apprit l’allemand se
faisant le précurseur des études germaniques au Japon.
Il devint aussi plus tard recteur de l’Université impériale
77
de Tokyo, o ciellement fondée en 1877 .
Les membres les plus en vue de la Société de l’an VI
étaient des partisans d’une évolution progressive de la
société, en aucun cas des radicaux. Ils se concevaient
comme une avant-garde chargée d’éclairer le peuple et
de lui faire prendre conscience de l’ampleur de la tâche
avant que le pays n’accédât lui-même à la civilisation.
Quand certains politiques oppositionnels parlèrent, dès
1875, en faveur d’une assemblée élue par les citoyens,
ils estimèrent pour la plupart la chose prématurée et
appuyèrent le refus du gouvernement d’entrer en débat
sur cette question.
DÉBATTRE

La Société de l’an VI avait notamment pour objet


d’échanger des avis de manière contradictoire et de les
faire connaître. Elle se réunissait deux fois par mois
pour des conférences-débats dont le contenu était pris
en note et publié dans la Meiroku zasshi (Revue de
l’an VI), qui sortit quarante-trois numéros à plusieurs
milliers d’exemplaires. Il s’agissait là de la toute
première tentative de créer une revue au Japon (le
78
premier numéro parut en avril 1874) . Sa naissance
marqua de manière symbolique les débuts d’un réel
mouvement en faveur des Lumières à l’occidentale.
Signe de sa modernité, elle pouvait être livrée à
domicile par la poste — qui venait juste d’être créée —
grâce à une formule d’abonnement indiquant qu’il fallait
79
payer d’avance… tant la pratique était nouvelle !
À l’origine, les réunions étaient réservées aux
membres du club et avaient lieu dans un restaurant de
cuisine occidentale, le Mikawa. Mais elles devinrent vite
publiques. On s’y exerçait à faire des discours. Prendre
la parole devant une assemblée, débattre, convaincre
par l’argument et user de sa force de conviction étaient
des pratiques inconnues dans l’ancien Japon. D’ailleurs,
Fukuzawa Yukichi adopta aussi dans son collège de Mita
le principe des conférences-débats et créa un « club
d’entraînement au discours » où l’on se réunissait une
fois par semaine 80. On connaissait la palabre ou la
discussion informelle en petit groupe, mais le débat
con ictuel n’était guère en usage. Il aurait même été
choquant. Quand plus de trois personnes se réunissaient,
on appelait cela un « parti » (totô), et le mot avait une
nuance de mé ance, voire désignait une conduite
81
répréhensible . Nombreux furent alors les Japonais en
mission à l’étranger qui revinrent profondément étonnés
par les polémiques lors des séances parlementaires
auxquelles ils avaient parfois assisté. Muragaki
Norimasa (1813-1880), chef adjoint de la délégation
japonaise qui se rendit à Washington en 1860, nota dans
son journal de voyage que les représentants américains
vociféraient au parlement, comme des poissonniers de
82
Nihonbashi ! Tel ministre pris à parti par un député
répondait calmement, là où le samouraï aurait dégainé
le sabre ! Fukuzawa nota : il « nous paraissait
mystérieux que l’on puisse maintenir la sécurité
intérieure dans un tel désordre et nous n’y comprenions
83
rien ». Dans L’Appel à l’étude, il fut obligé d’expliquer
de quoi il s’agissait :
Le mot enzetsu correspond à l’anglais speech : ceci désigne une
réunion de plusieurs personnes que l’on fait asseoir pour leur expliquer
ses idées. Cette pratique n’a jamais existé au Japon même si les prêches
dans les temples bouddhistes y ressemblent. En Occident, la pratique
est fort répandue dans les conseils gouvernementaux, les réunions de
personnes savantes, les sociétés de marchands, les assemblées de
citoyens mais aussi dans des occasions particulières comme les noces,
les funérailles ou les cérémonies pour l’ouverture d’un magasin. Quand
une dizaine au moins de personnes sont rassemblées, alors il y a
toujours quelqu’un pour faire un discours 84.

S’exercer à discuter en public devint une pratique


nouvelle qu’a ectionnaient journalistes, avocats,
enseignants, voire hauts fonctionnaires. Ces conférences,
suivies de discussions parfois animées, devinrent des
événements à la mode dans le Tokyo du milieu des
années 1870 et plusieurs salles furent d’ailleurs
85
construites à cet e et, dont celle de Kandabashi .
Parmi les nombreux spectateurs qui se pressaient
(certaines réunions rassemblaient plusieurs centaines de
personnes), on retrouvait des jeunes comme Ueki Emori
qui devint quelques années plus tard l’un des leaders du
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple.
Dans la Société de l’an VI, le débat porta surtout sur
les institutions, les sciences et les idées occidentales.
Comment changer la société japonaise en fonction des
nouveaux modèles ? Toutes les sphères du politique
furent touchées. On s’interrogea sur la liberté
d’expression et la répression, l’économie (avec des
débats sur la nature de la monnaie), la morale et la
question des relations homme/femme avec le problème
du mariage, des concubines et de la prostitution, la
religion (avec la question de la liberté de pratiquer et
celle de la mise en place d’une religion nationale autour
du shintô d’État), l’écriture, l’histoire, les sciences
naturelles et les superstitions, etc. Les débats étaient
parfois houleux. Que faire des rebelles et des
comploteurs ? Devaient-ils être considérés comme des
ennemis de la cause impériale et punis comme tels, ou
au contraire leur existence même ne témoignait-elle pas
de la nature profondément despotique du régime ? Ceux
qui critiquaient la violence de l’État étaient-ils des
« rebelles », des « ennemis de l’empereur » ? Nishimura
Shigeki déclara, lors d’une conférence, que c’était
proprement « se comporter de manière fanatique de
considérer comme un traître celui qui s’oppose à la cour
impériale et de continuer à désigner les Occidentaux
86
sous le nom de barbares ». Nakamura Masanao
expliqua que résister ou créer un parti
antigouvernemental ne relevait pas du crime, mais de la
pratique normale des a aires politiques ; c’était même le
propre de la « civilisation » que d’avoir cette capacité à
remettre en question le despotisme d’État. Car la
tyrannie ou le despotisme étaient des formes politiques
qui renvoyaient à la barbarie — ou au sous-
développement, pour employer un néologisme. Le Japon
devait à tout prix s’arracher au despotisme : plus que de
réformes politiques ou institutionnelles, c’était bien le
changement des mentalités qui était au cœur du
problème.
Tous les registres y passèrent. In uencé par le
christianisme, Tsuda Mamichi, qui avait rendu un
mémorandum en 1869 proposant l’interdiction de la
vente des llettes, lança le débat sur la torture qu’il
critiquait vertement. L’abolition de la torture
permettrait, selon lui, de ranger dé nitivement le Japon
87
du côté des pays civilisés occidentaux . Il écrivit même
un texte contre la peine de mort dans lequel il expliquait
que la loi de l’État ne pouvait être la loi du talion : on ne
devait pas répondre à la violence par la violence et à la
88
mort par la mort . Mori Arinori se t de son côté
l’ardent défenseur d’une liberté religieuse qui serait
garantie par l’État. Il évoqua par ailleurs à plusieurs
reprises la question des concubines (mekake), des
« jouets pour les hommes 89 », « dont la situation n’est
90
guère di érente de celle d’une esclave », alors que
« les relations entre mari et femme sont pourtant le
91
fondement principal de la morale humaine ». Il
s’insurgea contre les violences faites par les maris à leurs
femmes ou à leurs concubines. Parfois, ajoutait-il, « les
hommes ont des pratiques de bête qui contredisent la
92
raison ». Vu par les Occidentaux, le Japon était un
pays qui passait pour « avoir les mœurs les plus
93
licencieuses du monde », déclara-t-il . Il en concluait
que ces pratiques entravaient la marche à la
civilisation 94, et appelait à l’urgence de rétablir dans le
pays des pratiques plus conformes à la morale (surtout
celle, o cielle et empreinte de puritanisme, des
étrangers). Les concubines qui, d’après la loi de 1872,
étaient o ciellement inscrites sur le registre d’état civil,
furent nalement rejetées hors de la famille o cielle
par la loi de 1883, qui marqua la n de la polygamie.
Dans ce cas précis, le regard dépréciatif des Occidentaux
porté sur l’existence des concubines « o cielles » a joué
au moins autant que le regard critique de Mori et de ses
amis.
Nishi Amane lança le débat sur le changement des
mentalités avec son article Kokumin kifû ron (Des
mentalités nationales). Réformer les esprits, penser
autrement deviennent des nécessités nationales, écrivit-
il, et il s’en prit violemment aux comportements
habituels de ses compatriotes, avec parfois des formules
d’une radicalité surprenante : « Le fait que le Japon
connaisse une continuité dynastique depuis deux mille
cinq cent trente-cinq ans, c’est-à-dire depuis la fondation
de l’Empire par Jimmu, montre l’enracinement profond
des mentalités d’esclave parmi les Japonais. C’est encore
95
pire qu’en Chine . » Ou encore : « La docilité est une
qualité importante pour les Japonais. Dans un régime
96
despotique, c’est en e et une qualité fort prisée . » Car
« ce que l’on désigne comme moral en politique, c’est
quand le despotisme rassure et que l’on nit par soi-
même se considérer comme un esclave 97 ». Mais,
« quand il faut négocier avec les étrangers, il faut
manifester de l’intelligence, de l’autorité. Être docile
98
signi e être faible ».
Fukuzawa Yukichi, de son côté, enfonça le clou et
expliqua qu’en perdant tout esprit d’indépendance, le
peuple renforce sa dépendance à l’État, alors que le
gouvernement ne peut prendre en charge à lui seul le
processus de civilisation et d’indépendance. « Le
gouvernement a une tendance naturelle à se comporter
de manière autoritaire, le peuple a une tendance
99
naturelle à rester inerte et sans énergie . » Or, ajouta-t-
il, il faut qu’il existe un équilibre entre le gouvernement
et le peuple si l’on veut préserver l’indépendance du
100
pays . Cet équilibre, c’est aux « savants » (gakusha) de
le garantir par leur activité intellectuelle d’avant-
garde 101.
Pour remédier à ces attitudes mentales soumises,
Nakamura Masanao défendit des arguments qui allaient
dans le même sens. En 1875, il expliqua :
Que signi e donc cette idée de nouveauté que nous retrouvons dans
l’expression bouleversement de Meiji (go isshin) après les événements de
Boshin [c’est-à-dire la guerre civile de 1868-1869 entre forces pro-
impériales et les défenseurs du régime Tokugawa] ? Il fallait se débarrasser
des vieilles coutumes du régime du shôgun et adopter les nouvelles
manières de faire du régime impérial. Et pourtant, changer de régime
politique ne signi e pas pour autant changer les choses pour le peuple.
Un régime politique, c’est comme un récipient rempli d’eau. Le peuple
c’est l’eau. Si le récipient est rond, le contenu est rond, s’il est carré, le
contenu est carré. On peut changer la présentation mais le contenu ne
change pas de nature. Après Boshin, le récipient qui contient le peuple
a changé de forme et c’est tant mieux, mais le peuple, lui, n’a pas
changé pour autant. C’est toujours un peuple d’esclaves, où ceux qui
sont en haut font les ers et ceux qui sont en bas font les atteurs, un
peuple d’une inculture crasse, qui passe son temps à boire et s’amuser,
qui déteste lire… Pour changer la nature du peuple, pour améliorer ses
manières de penser, pour le policer et le ra ner, un simple changement
de régime ne su ra jamais… Il faut en nir avec ces mentalités
102
d’esclave et promouvoir les gens talentueux …

Il proposa de créer des assemblées et des conseils élus


par le peuple. Un régime d’assemblées serait à ses yeux
une manière d’entraîner tous les Japonais à décider de
leur avenir. La plupart de ses amis de la Société de
l’an VI ne le suivirent pas sur ce terrain. Mais ses
arguments seront entendus par les militants du futur
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, si
dynamique au début des années 1880.
Pour les membres de la Société de l’an VI, l’Occident
est devenu un modèle. Être civilisé, c’est adopter ce
modèle, puisque l’Occident incarne la civilisation.
Certains, d’ailleurs, allèrent un peu loin dans leur zèle,
comme Nishi Amane qui proposa l’abandon des
caractères chinois et l’adoption des lettres latines, ou
Mori Arinori qui voulait faire de l’anglais la langue
nationale du Japon. Pourtant, le programme de ces
intellectuels, ce n’était pas simplement s’occidentaliser.
Car l’Amérique et l’Europe restaient toujours des rivaux.
Les penseurs japonais étaient conscients de la duplicité
des Occidentaux. Il s’agissait donc aussi pour eux de
faire naître, croître, stimuler ce qui était « national ». La
civilisation et la nation allaient de pair. Transformer les
habitants de l’archipel en une nation japonaise était bien
l’objectif.
Ceci explique d’ailleurs le destin fort divers de tous
ces hommes qui se dispersèrent dès la n des années
1870. Après la parution, en janvier 1874, du manifeste
pour la mise en place d’une représentation
parlementaire, la question des droits du peuple fut en
débat dans la revue au point qu’en janvier 1875, le
Tokyo Nichinichi shinbun publia un article accusant la
Société de l’an VI d’être devenue un « club
103
politique ». Et le club en question nit par se
dissoudre lui-même au printemps 1876. La Société de
l’an VI était d’ailleurs l’objet de pressions policières
grandissantes et les di érends entre membres
devenaient de plus en plus vifs. Ceux parmi ces
intellectuels qui étaient des fonctionnaires de l’État se
sentaient parfois mal à l’aise dans leur activité critique.
D’autant qu’au moins deux d’entre eux, Katô Hiroyuki et
Nishimura Shigeki, furent chargés de donner des
conférences à l’empereur Meiji lui-même sur les choses
d’Occident, autrement dit, devinrent des savants
occidentalistes o ciels. Katô Hiroyuki se t plus tard,
dans les années 1880-1890, le chantre d’un darwinisme
social conservateur en même temps que le critique du
christianisme. Il alla même jusqu’à refuser de rééditer
ses anciennes œuvres et s’opposa de front aux idées du
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple. De
son côté, Nishimura Shigeki se t l’avocat d’un
moralisme confucianiste modernisé et réinterprété au
service de la cause impériale. Nishi Amane, qui venait
de traduire le traité sur l’utilitarisme de J. S. Mill, fut,
lui, le rédacteur des versions de travail pour le
gouvernement de l’admonestation aux soldats (gunjin
kunkai) de 1878 et du rescrit impérial aux marins et aux
soldats (gunjin chokuyu) de 1882. Pour Nishi, la loyauté,
le courage et l’obéissance du soldat conscrit n’avaient
rien à voir avec la délité du vassal au suzerain, ou la
soumission de l’inférieur au supérieur, telle que le
comprenait le confucianisme. Il s’agissait d’une loyauté
à la nation entière, à l’État, qui s’exprimait par
104
l’intermédiaire de la loyauté au souverain . Tout en
restant distant vis-à-vis des gouvernements du Japon,
Fukuzawa Yukichi se lança de son côté dans une critique
acérée des valeurs asiatiques et contribua à jeter les
bases d’une idéologie qui nalement a pu justi er le
colonialisme. Si certains membres de la Société de
l’an VI se reconvertirent en idéologues d’État, Nakamura
Masanao fut le seul à devenir une référence
intellectuelle pour le mouvement démocratique
oppositionnel des années 1880.
De tous les intellectuels des Lumières, Fukuzawa
Yukichi fut sans doute celui dont le rôle et l’in uence
furent les plus grands dans l’introduction de la pensée
occidentale et le changement des mentalités. Fukuzawa
n’était pas seulement un auteur proli que mais aussi un
pédagogue, un directeur d’école, un éditeur et un
journaliste. Dans les années qui suivirent Meiji, il publia
deux ouvrages fondamentaux, Gakumon no susume
(Appel à l’étude), publié entre 1872 et 1876, et
Bunmeiron no gairyaku (Abrégé de la civilisation), paru
en 1875. L’originalité de Fukuzawa est qu’il invoque à la
fois la nécessité de l’autonomie des individus face à
l’État, et celle de l’indépendance de l’État face aux
grandes puissances. Son Appel à l’étude repose sur deux
idées. D’abord, l’égalité entre les hommes qu’il
comprend surtout comme une autonomie de l’individu ;
il ouvre d’ailleurs son essai par une formule restée
célèbre :
Le Ciel ne crée aucun homme supérieur ni aucun homme inférieur
aux autres hommes. Cela signi e qu’étant tous engendrés par le Ciel,
les hommes sont égaux entre eux et qu’il n’existe pas à la naissance de
105
distinctions de rang ou de classe .

Les formules de Fukuzawa sont une adaptation de la


Déclaration d’indépendance américaine qui commence
par All men are created equal. Ici Fukuzawa n’utilise pas
le terme « égal » dont le concept en ce temps est encore
di cile au Japon. Il écrit « tous ont le même titre »
(minna onaji kurai ni shite). De même plus loin, il ne
parle pas de rangs et de classes, termes sans doute
abstraits et n’ayant pas encore leur équivalent en
japonais, mais reprend l’expression issue du chinois
classique « que les gens soient nobles ou vils, supérieurs
ou inférieurs » (kisen jôge no sabetsu naku). Cette phrase,
qui bouleversa nombre de lecteurs, fut lue, recopiée,
commentée à l’in ni dans les années qui suivirent.
Personne n’avait jamais a rmé avec autant de vigueur
le principe de l’égalité fondamentale des êtres humains,
à commencer par les nouveaux dirigeants du pays qui se
gardaient bien d’aller si loin. Par ailleurs, Fukuzawa
évoque le principe de l’indépendance comprise comme
une égalité entre pays. « La liberté et l’indépendance
106
concernent autant les nations que les individus . » Et
il unit les deux principes. Son objectif, c’est la naissance
de personnes autonomes mues par une énergie (kiryoku)
qui est, elle-même, le produit de leur éducation, et qui
construisent une nation civilisée et autonome, capable
de faire face aux dé s extérieurs.
Dans son Abrégé de la civilisation, il évoque de
nouveau deux principes. Le premier, c’est la nécessité de
promouvoir la « civilisation » pour le pays, terme qu’il
comprend comme le progrès de la sagesse et de la vertu
dans le peuple. Le second, c’est celui de l’indépendance
vis-à-vis des autres pays. Et pour lui, « si l’objectif est
l’indépendance du pays, la civilisation de la nation est le
moyen d’y parvenir ». Fukuzawa compose ainsi une
œuvre monumentale qui dessine les contours des
questionnements fondamentaux de son temps, le débat
sur les institutions politiques et la nature même de la
politique, sur l’éducation et ses objectifs, sur les
relations entre hommes et femmes, etc. La réforme des
esprits est une de ses idées maîtresses. Indépendance et
respect de l’individu (dokuritsu jison) caractérisent, selon
ses propres disciples, le fond de sa pensée. Indépendance
nationale mais aussi indépendance de la personne, droits
de l’individu et liberté de pensée sont des concepts qui
traversent son œuvre. En proclamant, dès le début, que
le peuple devait s’émanciper et se rendre indépendant,
Fukuzawa mettait le doigt sur une des faiblesses de ce
nouveau pouvoir. Dans son Appel à l’étude, il insista sur
« l’indépendance de la personne », d’où l’importance de
consacrer des forces à l’apprentissage, l’éducation pour
faire apparaître les individus autonomes et les talents
dont le pays avait besoin. Le Japon devait être conscient
face au monde entier qu’un haut niveau d’éducation
populaire était le meilleur garant de l’indépendance
nationale :
Tous les pays sont égaux entre eux mais quand il n’existe pas dans
le peuple d’un pays donné cette volonté d’indépendance, il devient
impossible pour ledit pays de prétendre faire respecter ses droits et son
107
indépendance .

La passion de Fukuzawa Yukichi pour l’indépendance


et la nécessaire réforme des esprits se développa chez lui
en discours sur l’édi cation d’une société de classes
moyennes cultivées capables de construire cette nation
émancipée qu’il appelait de ses vœux. L’historien
Irokawa Daikichi relata cette anecdote savoureuse mais
si éclairante sur la nature de la société japonaise dans
les années 1870. Un ancien samouraï de Himeji, un
certain Ogasawara Tôyô, ouvrit en 1872 une école dans
un village près de Fujisawa sur la route du Tôkaidô. Il
emmenait régulièrement les enfants sur la plage toute
proche pour leur faire chanter les passages d’un livre de
Fukuzawa consacré aux di érents pays dans le monde
(Sekai kunizukushi) face à la mer. Les villageois étaient
ravis, croyant que le samouraï devenu instituteur faisait
réciter à leurs enfants des sutras bouddhiques ! Or on
sait par ailleurs que plusieurs élèves de ce maître d’école
devinrent des partisans du Mouvement pour la liberté et
108
les droits du peuple une dizaine d’années plus tard .
D’ailleurs, dans les écoles des années 1880, les écrits de
Fukuzawa, L’Appel à l’étude par exemple, étaient
couramment utilisés comme manuels scolaires !
UNE HISTOIRE D’UN NOUVEAU GENRE

En ce temps-là, certains Japonais pensaient que leur


pays devait « se civiliser ». Car il ne l’était pas
su samment. Et, du coup, ils se mirent à ré échir sur
l’Histoire avec des catégories entièrement nouvelles.
Dans son Abrégé de la civilisation, Fukuzawa
s’interrogea ainsi sur l’histoire japonaise d’un point de
vue radicalement nouveau. À partir de ses lectures,
109
Buckle et Guizot pour l’essentiel , il considéra les
particularités de la civilisation dans son pays et créa le
concept de bunmeishi, « histoire de la civilisation », une
nouvelle manière de concevoir l’histoire japonaise. Pour
lui, l’accès à la civilisation était compris comme un
combat et, faute d’y parvenir, le pays retournerait à la
barbarie. Il reprenait en cela l’idée déjà présente chez
Kant pour qui les Lumières, c’était « l’arrachement de
110
l’humanité à son immaturité congénitale ». Fukuzawa
livra une vision du monde qui s’inspirait de celle alors la
plus courante chez les Européens. Ces derniers
répartissaient peu ou prou la population de la planète en
deux catégories, les sauvages et les civilisés. Buckle
divisait quant à lui l’humanité en deux parts : l’Europe,
où l’homme est plus fort que la nature, et le reste du
monde, où l’homme est dominé par la nature. Il existait
donc pour Fukuzawa des peuples non civilisés (mikai),
c’est-à-dire sauvages, primitifs, barbares, les Africains
par exemple. Puis des peuples civilisés (kaika).
Fukuzawa ajoutait une troisième catégorie (et il insistait
sur ce point). Entre les deux, il existait des sociétés semi-
civilisées (hankai), comme les Chinois ou les Japonais,
les Indiens ou encore les Turcs. L’Occident avait atteint
le niveau de la civilisation mais pas le Japon et c’est
pourquoi le pays devait apprendre de l’Occident. Pour
cela, il n’avait d’autre voie que de se convaincre
d’étudier, d’apprendre pour changer. Le combat du pays
pour mieux comprendre l’Occident était entendu comme
un combat que devait livrer chaque individu japonais.
Quelques années plus tard, Fukuzawa Yukichi était déjà
plus con ant. Il put écrire dans un article sur les
relations avec la Corée : « Le Japon est grand et fort, la
Corée est petite et faible. Le Japon s’avance vers la
111
civilisation. La Corée est encore barbare . »
L’adoption d’un tel dispositif discursif par Fukuzawa
correspond à une forme d’autocolonisation, une
colonisation de l’intérieur qui fait du Japon à la fois un
« objet regardé » par les Occidentaux et un « sujet
112
regardant » le reste de l’Asie .
Fukuzawa introduit donc dans l’archipel cette notion
de « progrès de l’humanité » comprise comme une
histoire des stades de développement. En insistant sur le
caractère encore inachevé du passage à la civilisation et
en plaçant délibérément le Japon dans la catégorie
« semi-civilisé », Fukuzawa va, sans le savoir, fournir
une clé d’analyse de la société japonaise et de son
histoire qui va dominer l’histoire intellectuelle du
XXe siècle. Si le Japon est « semi-civilisé » (traduire en
termes marxistes par « société capitaliste avec des traits
semi-féodaux » ou en termes libéraux par « société
imparfaitement démocratique »), comment faire pour
passer au stade supérieur ?
Fukuzawa donne déjà une réponse : le fondement de
la civilisation réside dans le progrès de la culture et du
113
savoir, et dans la pratique de la morale . Chaque
individu doit donc s’élever personnellement pour que la
nation entière s’élève à son tour, sous la conduite d’une
élite lettrée. Mais plus encore que la morale, le savoir
114
est essentiel . Comment l’Occident est-il parvenu à
s’élever ? Parce que, répond Fukuzawa, les Occidentaux
ont pu formuler di érentes philosophies et des opinions
diverses qui ont pu coexister alors que les Japonais ne
parvenaient pas à s’arracher à leur fascination pour
l’autorité. Se rendre autonome vis-à-vis des di érents
pouvoirs pour l’individu, c’est en n de compte
permettre à la nation elle-même de progresser dans la
voie de la civilisation, c’est-à-dire de l’indépendance. Et
pour être indépendant, le Japon doit être aussi
« civilisé » que l’Occident 115.
Le fondateur de la future Université Keiô prend
l’exemple de la bataille d’Okehazama (1560), au cours
de laquelle Oda Nobunaga mit en déroute l’armée
d’Imagawa Yoshimoto, un grand seigneur dont la famille
contrôlait la route du Tôkaidô depuis plusieurs
générations. Le pouvoir des seigneurs Imagawa
s’e ondra en une journée dans l’indi érence générale
des habitants de leur domaine. Fukuzawa en conclut que
le régime politique des sengoku daimyô, les seigneurs de
la guerre du XVIe siècle, relevait de ce qu’il était convenu
d’appeler le « despotisme ». Il opposa ce type de régime
à celui des pays civilisés dans lesquels le peuple
participe au pouvoir politique et s’en sent donc
solidaire. Habitués à la soumission, à l’obéissance, à la
passivité, les habitants de l’archipel, victimes des
anciennes pratiques, étaient voués à rester sur les bas-
côtés du chemin de l’Histoire, s’ils ne savaient réagir et
assimiler au plus vite les savoirs occidentaux mais aussi
116
en adopter les manières de penser . Dans son Abrégé
de la civilisation, Fukuzawa, dans un chapitre intitulé
« Les origines de la civilisation japonaise », insista sur
« cette fâcheuse habitude de l’autorité » (kenryoku no
henchô). Ce poids, écrivit-il en substance, apparaît dans
toutes les sphères de la vie sociale et non pas seulement
dans la sphère politique :
Dans les relations entre les sexes, on ressent fortement le poids de
l’autorité. On le ressent partout dans les familles entre parents et
enfants, entre aînés et cadets. En dehors de la famille, dans le monde
extérieur, c’est pareil. Les relations entre professeur et disciple, entre
riches et pauvres, entre nobles et vils, entre anciens et nouveaux, entre
lignage principal et branche cadette au sein d’une parentèle, sont
117
partout biaisées par le poids de l’autorité .

De là viennent au Japon les mentalités d’esclave,


comme l’expliquent Nishi Amane ou Nakamura
Masanao, en reprenant l’expression de mental
slavery chère à J. S. Mill. « Le Japon a un gouvernement
mais pas de nation 118 », explique d’ailleurs Fukuzawa
dans une formule qui fut, par la suite, souvent citée. Le
problème du Japon, c’est de passer d’un peuple à
mentalité d’esclave à une véritable nation et, pour cela,
il faut une profonde réforme des mentalités. Dans une
étude sur l’Abrégé de la civilisation de Fukuzawa,
Maruyama Masao explique que ce dernier se
représentait l’idée de soumission comme une sorte de
pathologie à laquelle s’adonnent les peuples et qu’il faut
donc s’en a ranchir par l’éducation, celle-ci étant
presque conçue chez Fukuzawa comme une
119
désintoxication . Car, fait remarquer encore
Maruyama, Fukuzawa se représente ce poids de
l’autorité, cette soumission aux puissants comme une
sorte d’infrastructure lourde qui peut ensuite se décliner
sur le terrain politique, social, économique ou sur celui
120
des mœurs .
Dans le chapitre à propos des origines de la
civilisation japonaise, le directeur du collège de Mita se
livre à un réquisitoire particulièrement féroce contre les
historiens traditionnels japonais, en particulier Arai
Hakuseki, ce lettré d’inspiration néoconfucianiste,
ministre du shôgun, qui rédigea au début du XVIIIe siècle
un traité historique, le Dokushiyoron (Discours personnel
sur la lecture de l’histoire) dans lequel, selon Fukuzawa,
Hakuseki « ne s’intéresse exclusivement qu’au groupe
dominant ». Il ne s’agit pas d’une histoire du Japon, écrit
Fukuzawa, « mais d’une histoire des gouvernements du
Japon ». Arai Hakuseki divisait l’Histoire en neuf stades
et cinq étapes depuis les origines, et Fukuzawa écrit : « Il
ne fait là que nous représenter quatorze fois la même
pièce de théâtre 121. » Fukuzawa a appris chez Guizot le
concept de classe sociale : « Le glissement du pouvoir
entre les mains des guerriers [à la n du XIIe siècle] ne
représente qu’un glissement de pouvoir au sein de la
classe dirigeante. Les relations entre dirigeants et dirigés
continuent comme par le passé sans changement…
L’ascension ou la chute de tel ou tel clan guerrier n’avait
pas plus de signi cation pour le peuple que les
122
changements de saison . » La société féodale est une
société barbare, écrit-il, et le Japon confronté aux
seigneurs de la guerre du XVIe siècle n’est guère di érent
de l’Occident au moment des grandes invasions à la n
de l’Empire romain.
La question du pouvoir et du poids de l’autorité est
donc bien au centre du problème. Fukuzawa se
représente l’histoire japonaise comme celle d’une
stagnation. Face à l’évolution rapide des sociétés
occidentales, la société japonaise est restée inerte. Il
adopte ici tel quel le point de vue général des historiens
occidentaux du milieu du XIXe siècle qui, à la suite de
Hegel, voyaient dans les sociétés orientales des sociétés
despotiques et stagnantes. Il enrage que la nation n’ait
pas encore pris vraiment conscience de la nécessité de
réagir au plus vite. Comment faire pour éviter le sort de
l’Inde ou de la Chine ? Il voit dans l’hypertrophie de
l’autorité un obstacle à la di usion de la culture qui,
pour lui, représente le critère même de la civilisation
dans un pays. Son antiféodalisme absolu l’aveugle
parfois, l’empêchant de distinguer des singularités et des
évolutions signi catives dans l’histoire japonaise, depuis
la période ancienne, le Moyen Âge ou l’époque des
Tokugawa. L’essentiel, pour lui, c’est de bloquer toute
tentative de retour à ce passé étou ant dont l’Occident
est parvenu à se défaire, et d’imiter en tout point
l’Europe en ce domaine. Grâce à l’étude et au savoir,
l’individu s’a ranchit du poids de l’autorité, s’émancipe
et devient libre. Sinon, la civilisation ne pourra
123
progresser .
Fukuzawa n’est pourtant pas si naïf et reconnaît que
le progrès de la civilisation peut aussi avoir des e ets
pernicieux parce qu’il induit de nouvelles inégalités
sociales qui projettent certains dans l’insécurité ou la
misère. Ainsi, dit-il, l’introduction de machines plus
performantes ou la modi cation des règles du commerce
peut avoir pour résultat de faire stagner les artisans et
les marchands d’autrefois, voire les faire décliner. Les
conséquences de l’introduction de nouvelles méthodes
plus e caces peuvent néanmoins être contrecarrées par
leur étude et un e ort pour s’y adapter. Elles ne peuvent
en aucun cas servir de prétexte à leur rejet ou leur
abandon, car elles sont inéluctables et mènent la nation
entière sur la voie du progrès. En revanche, il regrette
que le progrès de la civilisation ne s’accompagne en
rien, pour l’instant du moins, d’un arrêt des guerres et
de la compétition internationale. Si la loi peut aider à
paci er les con its internes à chaque pays, elle ne peut
néanmoins s’imposer entre les États malgré
l’intervention des diplomates. « Car dans chaque pays
européen, nombreux encore sont ceux qui aiment la
guerre. Et malgré la erté qu’ils éprouvent pour leur
culture, ils ne pourront par eux-mêmes stopper les
con its. » Et il ajoute, se faisant prophétique : « Le
jardin d’Éden de la civilisation qu’est l’Europe peut
demain se transformer en sanglant champ de
124
bataille . » Le seul espoir, pense-t-il, réside dans
l’expansion du commerce, car la guerre nuit
fondamentalement à ce dernier. Nombreux seront ceux
qui voudront l’éviter, car le commerce est la source de la
prospérité des nations.
Même si Fukuzawa n’en est pas dupe, il magni e
pourtant la civilisation qui reste un but à atteindre, un
objectif, un idéal. Il la considère comme quelque chose
de bien, de juste, de fort. Il l’assimile au progrès. Et il
pense que le progrès va peu à peu toucher tous les
continents. C’est le sens même de l’Histoire telle qu’elle
est désormais engagée. Si choc il doit y avoir entre
civilisation et barbarie, la civilisation sera toujours dans
son bon droit, car elle s’inscrit dans une nécessité
historique.
Avec Fukuzawa Yukichi, les penseurs japonais des
Lumières renversent toute la vision habituelle de
l’Histoire qui, jusque-là, se fondait sur les notions de
légitimité et de vertu, et n’étudiait que les faits et gestes
des souverains, des dirigeants, des héros. Le critère
central, c’est désormais l’étude de la di usion des
formes culturelles dans le peuple, c’est-à-dire l’étude de
la civilisation en tant que telle. Du coup, l’Histoire
devient autre. On est là dans un premier changement
majeur de régime d’historicité. Le renversement des
concepts renverse toute la perspective historique.
Pourtant Fukuzawa n’alla pas au bout de sa pensée.
Le travail fut accompli par un jeune économiste qui
écrivait dans des journaux d’opposition au
gouvernement. Taguchi Ukichi n’avait que vingt-deux
ans en 1877 lorsqu’il publia la première version de sa
Nihon kaika shoshi (Brève histoire de la civilisation au
Japon). Taguchi n’était pas plus historien que
125
Fukuzawa mais il se lança dans un travail de
synthèse qui t date. Il faisait partie de ces esprits
précoces et brillants qui dominèrent cette étonnante
génération de Meiji.
Dans l’introduction de sa Brève histoire de la
civilisation au Japon, il écrivit :
Les historiens sont les commentateurs critiques du passé… La tâche
de l’historien, ce n’est pas seulement de collecter les faits du passé dans
leur ordre chronologique mais aussi de rechercher les causes des
126
événements .
Pour Taguchi, il ne s’agit pas d’être exhaustif et
pointilleux mais d’essayer de saisir les caractères
particuliers du passé en fonction des problèmes que l’on
se pose aujourd’hui. Reprenant Fukuzawa, Taguchi
explique que la civilisation est le point culminant de la
nature humaine :
Civilisation et barbarie sont dans la nature humaine. Mais elles sont
inséparables de la facilité ou non que les peuples ont à accumuler des
richesses. Il n’existe aucun exemple de pays barbare quand les gens du
peuple y sont riches. Il n’existe pas de pays civilisé là où les gens du
127
peuple sont acculés à la misère .

La richesse matérielle est bien un objectif, et


l’humanité n’a de cesse de la rechercher, et c’est
pourquoi l’histoire est celle d’un progrès. Le régime de
Meiji représente de ce point de vue l’apogée de l’histoire
japonaise et c’est dans cette perspective du progrès vers
la civilisation que doit être comprise l’évolution du pays
dans tous ses aspects depuis le politique et l’économique
jusqu’à la vie quotidienne et aux changements dans les
mœurs. Les hommes sont à la recherche du bonheur ; tel
est le fondement principiel de la civilisation et le thème
sous-jacent de cette histoire du Japon. C’est là, dit-il,
que réside la source de la dynamique de l’Histoire.
Taguchi examine alors toutes les époques historiques à
travers ce prisme. Du coup, l’Histoire cesse d’être un
discours sur les origines pour devenir une ré exion plus
globale sur l’ensemble de l’évolution historique.
L’ouvrage de Taguchi innove non seulement par le
contenu mais aussi par la forme. L’histoire japonaise est
découpée en siècles et non plus en ères impériales. Il
rompt entièrement avec les visions traditionnelles de
l’Histoire qui, toutes, se fondaient sur les règles de
l’historiographie chinoise revisitée par les Japonais :
l’Histoire devait en e et servir à l’édi cation des futurs
dirigeants qui y trouvaient des exemples à méditer,
exemples de grandeur morale ou de trahison des grands
principes. Les grands principes, ce sont ceux du taigi
meibun, c’est-à-dire ceux qui doivent fonder les actions
et les comportements des ministres, des serviteurs zélés
et des gens du peuple. Tous doivent en e et être guidés
par leur sentiment indéfectible de loyauté à leur
suzerain et à leur empereur.
Taguchi est le premier à élaborer une thèse
complètement originale du développement de l’histoire
de la civilisation japonaise qui sera reprise par la suite
par bien des historiens. Il introduit ainsi un nouveau
discours narratif de l’histoire japonaise qui va
concurrencer la vision traditionnelle confucianiste. Il
conçoit l’histoire de l’archipel comme celle d’un
« progrès de la civilisation » parce qu’à chaque stade du
développement historique, la culture se di use dans
128
l’espace et dans les di érentes couches sociales .
Malgré les insu sances d’un ouvrage directement
inspiré pour ses sources par les travaux des historiens
confucianistes — comment aurait-il pu en être
autrement en ce temps ? — et d’une lecture de Guizot
probablement conseillée par Fukuzawa, Taguchi
inaugure un nouveau point de vue sur l’histoire
japonaise qui fera date.

GANG DES MOUSTACHES ET SALLES DE BAL

Dans un curieux essai sur l’inadaptation des Japonais


aux changements en cours dans leur propre société,
l’écrivain Kaneko Mitsuharu décrit en 1965 l’époque
Meiji comme celle de « l’in uence des hommes à
129
moustache ». Il se moque des hauts fonctionnaires et
des politiciens japonais qui, notamment après le retour
de la mission Iwakura, imitèrent alors la mode en
vigueur en Occident. « Les fonctionnaires se rent
pousser d’épaisses moustaches et, tout en en tortillant de
la main les extrémités pour former des vrilles, […] ils
ânaient nonchalamment la canne en l’air, toisant de
haut les temps modernes. »
Kaneko t remarquer que cette mode était d’autant
plus étonnante que, pendant des siècles, « les hommes
de l’époque d’Edo, toujours à réclamer un rasoir,
n’étaient pas tranquilles tant qu’il restait… un seul poil
à leur moustache ». Or, dit Kaneko, les employés du
gouvernement comme les militaires avaient désormais
fait des moustaches « un précieux adjuvant pour
accroître leur autorité », leur permettant d’« exercer tout
leur ascendant sur leurs subordonnés, voire sur le bas
peuple ». Et il se moqua des « ci-devants samouraïs de
campagne qui portaient une attention exclusive à
l’entretien de leur superbe moustache ». « Une vie sous
la moustache, c’était une vie près du soleil… »
Derrière cette charge tout en ironie mordante,
Kaneko évoquait le caractère factice d’une mode
occidentale qui s’empara de la société japonaise dans la
foulée des vulgarisateurs des Lumières, lorsque les
dirigeants du régime Meiji se mirent en tête de montrer
aux Occidentaux que, eux aussi, étaient civilisés
puisqu’ils étaient capables d’être, au moins sur le plan
extérieur et visible, « comme » des Occidentaux et de se
tenir à leur manière. Et l’empereur lui-même donna
l’exemple, se faisant pousser une moustache qui
ressemblait fort à celle du Kaiser. Kaneko notait
d’ailleurs que refuser de se faire pousser la moustache et
garder le visage rasé était alors une marque
d’attachement à la sensibilité d’Edo, comme la « erté
d’une humanité sans moustache »…
Tsuda Mamichi, l’un des fondateurs de la Société,
s’amusait des e ets de cette vague d’occidentalisation.
« De nos jours, les gens n’ont que ce mot à la bouche,
130
kaika, kaika (Lumières, Lumières) . » Et selon une
chanson comique de l’époque, « quand on cogne une
tête coi ée à l’occidentale, ça répond automatiquement
131
bunmei kaika (Lumières et civilisation) » . D’ailleurs,
une sorte de sous-littérature eurit alors, les kaikamono,
c’est-à-dire des écrits consacrés à l’explication de la
civilisation, rédigés parfois par des anonymes, publiés à
Tokyo ou à Ôsaka. Ce genre de textes, qui d’ailleurs
n’étaient pas toujours favorables aux Lumières, les
dévoyaient ou parfois même les critiquaient, participa
néanmoins d’une « mode intellectuelle » qui atteignit un
pic sans doute vers 1874 et qui, malgré tout, contribua à
cette éducation populaire voulue par les « vulgarisateurs
des Lumières » eux-mêmes 132.
La presse naissante prit part elle aussi à cette
aventure intellectuelle et commenta certaines
contributions publiées dans la revue. Nombreux furent
les journaux qui évoquèrent les articles des « maîtres »
de la « fameuse » Revue de l’an VI et rapportèrent de
manière admirative les riches débats qui agitaient
133
parfois ses réunions . Ogawa Tameji publia en 1874
Kaika mondô (La civilisation nouvelle : questions et
réponses) dans lequel il faisait débattre M. Lumières
134
(Kaijirô) et M. Vieilles Manières (Kyûhei) . Des
journaux se faisant volontiers pédagogues évoquèrent
par exemple la nécessité de manger de la viande rouge
et de boire du lait pour renforcer la persévérance d’un
135
peuple trop indolent .
Certains s’inquiétaient de cette « mode » comme ce
correspondant du Yokohama Mainichi Shinbun qui
déplorait en 1875 que les maîtres ne fassent même plus
appel aux principes confucianistes de bienveillance,
justice, loyauté et piété liale pour analyser le monde,
et pensait que c’était là sans aucun doute l’une des
136
causes des désordres sociaux . Des conservateurs
héritiers de l’ancien mouvement xénophobe des années
1860 dénoncèrent les dirigeants de Meiji qui prônaient
les « études barbares », les accusant de mysti er
l’empereur, de « vendre le pays des dieux » et exigeant
qu’ils soient « exécutés promptement 137 ». On reprit des
propos de Satô Issai, le maître du confucianisme au
milieu du XIXe siècle, pour qui les lettrés devaient se
mé er de la pensée occidentale qui n’avait que « la
138
beauté d’une femme sans vertu ». Des groupes
d’anciens guerriers tels ceux regroupés dans
l’Association du vent divin (Shinpûren) continuaient par
pure provocation à se promener dans les rues le sabre au
fourreau malgré les édits le leur interdisant, refusaient
de se couper le chignon et, quand ils passaient sous un
poteau télégraphique, ouvraient leur éventail pour
signi er que la vue de ces poteaux pourrait les
139
« souiller » . Fukuzawa Yukichi les railla : « Dans un
pays ouvert et civilisé, ceux qui ont besoin d’avoir une
arme à la ceinture sont des imbéciles, et leur imbécillité
se mesure à la longueur de leur sabre. Le sabre des
guerriers serait mieux nommé si on l’appelait “la toise
140
des imbéciles” [baka mêtoro] .»
Car pour bien des esprits d’alors, la civilisation, la
vraie, c’est justement la capacité du corps social à
maintenir et développer les valeurs du taigi meibun,
expression que, par commodité, je traduis par
141
« confucianistes » . On se mit à réinstiller dans les
mémoires collectives des idées simples. « Avant », le
corps social tenait. « Maintenant », le lien social est
menacé. Il est d’autant plus menacé que la
« civilisation » en marche bouscule, déstabilise, fait
perdre ses repères. Aborder les problèmes d’un point de
vue radicalement nouveau fascinait ou, au contraire,
a olait les commentateurs mais, quoi qu’il en soit, les
idées avancées furent l’objet de fortes réactions qui
expliquent la relative popularité de la Revue de l’an VI.
Le bouleversement de la société entrepris alors ne
serait-il que factice ?
Vers 1885, la question se pose de manière encore plus
aiguë. Yamakawa Kikue fait parler sa mère qui vécut
cette époque :
Nombreux étaient les bureaucrates issus des cliques du Sud-Ouest
qui faisaient habiller leurs femmes ou leurs lles de vêtements à
l’occidentale, leur faisaient donner une éducation scolaire et apprendre
la danse ou les langues étrangères. Mais ce n’était là qu’un passe-temps
agréable pour les jeunes femmes de bonne famille, semblable à l’art du
thé ou celui des eurs, ce n’était en aucune manière un moyen
d’acquérir une conscience et une force de caractère 142.

L’occidentalisation super cielle des mœurs imposée


par les pouvoirs publics était symbolisée par le
Rokumeikan. Il s’agissait d’un palais des fêtes avec salle
de bal et de concerts à l’occidentale qui était fréquenté
par la bonne société et les membres du corps
diplomatique étranger. Ce bâtiment de deux niveaux
construit à Tokyo en 1883 par l’architecte britannique
Josiah Conder avait été conçu par certains membres du
gouvernement pour permettre aux jeunes gens et jeunes
femmes de bonne famille de s’initier au savoir-vivre et
aux danses d’Occident, de s’y socialiser à la manière
occidentale. Il s’agissait en pleine renégociation des
traités inégaux de montrer aux diplomates occidentaux
que les Japonais aussi étaient « civilisés » et que leurs
femmes, celles de la bonne société du moins, savaient
danser… Surtout ne pas être perçus par les Blancs
comme des barbares sous-développés !
La mère de Yamakawa Kikue expliqua :
Les négociations pour la révision des traités piétinaient et pour cette
raison, on faisait la promotion o cielle d’une occidentalisation frelatée
à la mode du Rokumeikan et de manière irré échie, on encourageait les
vêtements à l’occidentale, les bâtiments à l’occidentale, la nourriture à
l’occidentale, les danses et les langues étrangères… Cette année-là
[1885], pendant les vacances d’été, même à l’école normale, on
demanda aux jeunes lles promues de participer à des stages pour
apprendre à se nouer les cheveux correctement et à s’habiller de tenues
occidentales…

Personne n’avait pourtant remarqué que ce fameux


bâtiment censé donner le la d’une occidentalisation
frelatée portait un nom étonnant. Rokumeikan signi e
en e et « pavillon du cerf qui brame », une expression
sortie tout droit d’un Classique chinois, le Shi Jing (Livre
des odes) et vantant la nécessité de bien traiter ses
hôtes ! Tel un lapsus, elle rappelait la puissance de la
culture chinoise au sein de l’élite cultivée.
Vers 1885, Pierre Loti, de passage à Yokohama, fut
invité à une soirée au « Rokou-Meïkan », une « immense
farce o cielle » qu’il décrivit dans « Un bal à Yeddo »,
nouvelle insérée dans Japoneries d’automne :
Eh bien, il n’est pas beau, le Rokou-Meïkan. Bâti à l’européenne,
tout frais, tout blanc, il ressemble, mon Dieu, au casino d’une de nos
villes de bains quelconque, et vraiment on pourrait se croire n’importe
où, à Yeddo excepté…

Plus tard dans la soirée, le bal commence et Loti


considère d’un air condescendant les jeunes Japonaises :
Elles dansent assez correctement, mes Nipponnes en robe
parisienne. Mais on sent que c’est une chose apprise ; qu’elles font cela
comme des automates, sans la moindre initiative personnelle… Leurs
petites mains sont adorables sous leurs longs gants clairs. C’est que ce
ne sont point là des sauvagesses qu’on a déguisées : bien au contraire,
ces femmes appartiennent à une civilisation beaucoup plus ancienne
que la nôtre et d’un ra nement excessif. Leurs pieds, par exemple, sont
moins réussis. D’eux-mêmes, ils se retournent en dedans, à la vieille
mode élégante du Japon…
[L’une d’entre elles] est tout à fait habillée comme une jeune lle de
notre pays (un peu provinciale, il est vrai, de Carpentras ou de
Landerneau) et elle sait manger proprement les glaces avec une cuiller,
du bout de ses doigts bien gantés. — Tout à l’heure pourtant, en
rentrant chez elle, dans quelque maison à châssis de papier, elle va,
comme toutes les autres femmes, quitter son corset en pointe, prendre
une robe brodée de cigognes ou d’autres oiseaux quelconques,
s’accroupir par terre, dire une prière shintoïste ou bouddhiste et souper
avec du riz dans des bols à l’aide de baguettes.

Loti repart pour Yokohama par le dernier train de


Shinbashi :
En somme, une fête très gaie et très jolie que les Japonais nous ont
o erte là… Quand je songe même que ces costumes, ces manières, ce
cérémonial, ces danses étaient des choses apprises, apprises très vite,
apprises par ordre impérial et peut-être à contrecœur, je me dis que ces
gens sont de bien merveilleux imitateurs et une telle soirée me semble
un des plus intéressants tours de force de ce peuple, unique pour les
jongleries.

Bref, la tentative de séduction des étrangers par les


mœurs, selon les vœux des classes dirigeantes japonaises
capables de s’occidentaliser, ne fut pas d’une grande
e cacité si on en juge par la manière dont Loti vit la
chose, lui qui évoqua une « farce » ou des « jongleries ».
Et pour le caricaturiste français Georges Bigot, alors
présent au Japon, il ne s’agit là que de « singeries ».
Sous le feu des journalistes critiques qui dénoncèrent
une ridicule et humiliante imitation des mœurs
occidentales, le Rokumeikan fut fermé dès 1890 puis
a ecté à d’autres usages. Tokutomi Sohô, alors partisan
d’une occidentalisation du Japon « par le bas », écrivit
qu’il « détestait les bals à l’occidentale du Rokumeikan,
l’a chage excessif et ostentatoire de la civilisation
étrangère, et surtout l’idolâtrie de la culture et des
143
institutions étrangères ». Mais toujours dans sa
volonté de s’intégrer à une modernité comprise comme
l’adoption des mœurs occidentales, une ordonnance
obligea en 1894 les fonctionnaires japonais à venir
travailler dans les bureaux en costume occidental.
Quelques années plus tôt, à son retour de la mission
Iwakura en 1873, Kido Takayoshi, l’un des principaux
dirigeants du régime, s’inquiétait déjà devant ce qu’il
considérait comme une occidentalisation factice des
esprits :
Les esprits sont tournés de manière perverse dans une seule
direction et, au lieu d’exercer leurs droits, nombreux sont ceux qui
imitent oisivement les arts de la civilisation ; au lieu de s’engager de
manière responsable envers l’État, ils versent dans les Lumières avec
une prétention de mauvais escient. La conséquence de tout cela, c’est
qu’ils acquièrent peu à peu l’apparence du ra nement et que leur
engoncement dans les vieilles manières anciennes s’e rite mais que leur
144
esprit n’en est pas éclairé pour autant .

Bien entendu, cette occidentalisation apparut vite


pour ce qu’elle était : un revêtement super ciel, un
ravalement extérieur, « le barbouillage de la façade »,
comme l’écrivit Shiga Shigetaka dans le manifeste de la
145
nouvelle revue Nihonjin (avril 1888) . Okakura
Tenshin a pu écrire, en 1904, dans Le Réveil de l’Orient,
que « l’imitation et la vénération de l’Europe sont
nalement devenues notre régime naturel. Les jeunesses
dorées de Calcutta et de Tokyo qui font étalage des
dernières modes londoniennes avec toute la tristesse du
ridicule, ne sont que l’expression d’une idée
146
pervertie ».
Le romancier Natsume Sôseki résuma bien la chose
quand il déclara en 1911 que « la civilisation moderne
du Japon ne présente qu’une surface lisse que l’on peut
simplement e eurer, sans la pénétrer en profondeur ».
Pour Natsume Sôseki, il aurait fallu que le Japon puisse
« engendrer cette civilisation de l’intérieur, ce qui nous
147
ferait éviter de sombrer dans la neurasthénie ». Rien
n’aurait été en e et pire qu’une tentation de l’Occident
qui ne reposât nalement que sur des bases trompeuses,
super cielles, de façade. La réaction aurait été alors
d’autant plus dangereuse. Elle le fut.

*
La modernisation des structures devait certes passer
par une modernisation des catégories de pensée. Le
travail des lettrés des « études hollandaises », puis des
« vulgarisateurs des Lumières » fut, de ce point de vue,
tout à fait considérable, et contribua sans aucun doute à
aider le Japon à se projeter plus rapidement dans une
modernité plus ou moins maîtrisée. Même si sa durée de
vie fut brève, la Société de l’an VI exerça au milieu des
années 1870 une in uence notoire sur la pensée dans le
pays. Car cette occidentalisation des modes de pensée ne
fut pas vaine. Elle accompagna aussi la naissance
d’institutions, par exemple le système scolaire, qui, tout
en s’appuyant sur l’acquis formidable accumulé pendant
148
l’époque d’Edo , s’inspira dans ses structures des
systèmes occidentaux. C’est parce que la « réforme des
esprits » dans le Japon des années 1870 s’inscrivit aussi
dans une série de réformes administratives qui allaient
dans le sens d’une adaptation des institutions
occidentales aux réalités locales et leur permettait de
vivre et de prospérer, que nous pouvons dire aujourd’hui
que les Lumières japonaises, c’est-à-dire les premières
vagues d’ouverture et d’occidentalisation, furent en
dé nitive plutôt un succès.
L’exemple japonais montre bien que la naissance du
monde moderne ne fut pas simplement imposée de
l’étranger. Certes, elle se produisit dans le cadre de
l’hégémonie conceptuelle produite par les Européens et
décrit un processus complexe où les in uences
extérieures — on le voit ici dans le domaine de la
pensée abstraite — permirent de faire évoluer les idées.
Mais c’était sans doute la seule manière de résister à
cette même hégémonie. Ces nouveaux modèles, incarnés
par les penseurs des Lumières produisirent
incontestablement une attention nouvelle à certaines
formes démocratiques prenant en compte les « droits du
peuple », comme on le verra dans le chapitre suivant.
Elles sont aussi à l’origine d’un individualisme naissant,
une conscience de soi qui va se répandre notamment
parmi les élites lettrées et les anciens samouraïs, mais
aussi parmi les couches moyennes, chez les paysans
riches, remettant en question les anciennes manières de
penser, d’autant qu’elles se mêlent à un nouvel intérêt
pour les valeurs matérialistes et les savoirs pratiques.
Vue d’aujourd’hui, la modernisation japonaise ne se
résume pourtant pas à l’occidentalisation du pays, nous
le verrons plus loin. Mais la construction de cette
modernité (même désignée sous le terme de
« civilisation ») fut sans aucun doute le questionnement
principal qui domina les débats politiques dans
l’archipel depuis Meiji jusqu’au milieu du XXe siècle.

1. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’on a commencé à évoquer les
temps intermédiaires » (chûsei), le Moyen Âge, puis une « période proche »
(kinsei), qui, de fait, correspond à l’époque d’Edo, sorte de moment proto-
moderne ou early modern. Kindai désigne une époque proche (le
contemporain), opposée à kodai, l’Antiquité. Ce n’est qu’après guerre que
kindai en est venu à désigner au Japon la période qui court de Meiji à la
défaite de 1945, et donc « les temps modernes », l’après-guerre devenant
pour sa part le « contemporain ».
2. FUKUZAWA [1885], 2002, pp. 139-141.
3. NISHI [1873], 1999-2010, t. I, pp. 32-33, trad. dans GRIOLET, 1985,
pp. 52-53.
4. Cf. MOMOSE, 2008, notamment pp. 28 et 40-42.
5. Dans sa préface à BAYLY [2004], 2007, p. 12.
6. La journée était auparavant divisée en douze séquences indiquées par les
animaux du calendrier (heure du rat, du bœuf, du tigre, etc.), dont la durée
de deux heures approximatives était variable selon les saisons.
7. LANDES [1983], 1987.
8. Nihonbashi était à l’époque le centre commercial de la ville, et l’on
évoquait alors volontiers « les lumières et la civilisation autour de
Nihonbashi ». Shinbashi était le terminus de la première ligne de chemin de
fer du Japon. Inaugurée en 1872, celle-ci reliait Yokohama à Tokyo.
9. « Petite voiture légère à deux roues tirée par un homme pour le transport
des personnes » (Larousse). Le terme japonais rikisha (voiture à roues) a
donné rickshaw en anglais. Les inventeurs seraient des artisans japonais,
mais des précédents semblent avoir été expérimentés en Chine et en
Occident. Quoi qu’il en soit, c’est bien au Japon que le pousse-pousse s’est
développé, et de manière assez foudroyante. Dans Japoneries d’automne,
Pierre Loti les appelle « brouettes ».
10. OBINATA, 2012, pp. 161 sqq.
11. Ibid., p. 166.
12. L’expression se retrouve dans le Livre des mutations ou encore dans le
Classique des documents. Bunmei est aussi le nom d’une ère impériale (1469-
1487) dans le Japon de l’époque Muromachi.
13. Lettré chinois du IVe siècle de notre ère, célèbre peintre et calligraphe
(ÔKUBO [1976], 2007, p. 272).
14. HAVENS, 1970, p. 83.
15. On notera qu’en Occident l’emploi du mot « civilisation » n’est pas si
ancien puisqu’il n’apparaît que dans les années 1760, même s’il se répand
très vite ensuite et est d’usage courant sous la Révolution. L’adjectif
« civilisé » date du XVIe siècle au sens de « rendre sociable ». Pour traduire
un concept récent d’origine occidentale, les Japonais ont donc utilisé un
mot chinois très ancien.
16. Cf. PELLETIER, 2011.
17. Aux Pays-Bas en 1862, en Russie en 1865, en Angleterre en 1866, en
France en 1867.
18. Cf. INADA, 2009, pp. 49-52.
19. HIRAKAWA, 1998.
20. En 1854, un jeune samouraï, Yoshida Shôin, accosta l’un des bateaux
américains au mouillage à Shimoda et tenta de convaincre l’amiral Perry de
le laisser se rendre en Occident. Perry le t débarquer, et les autorités
japonaises l’arrêtèrent et l’emprisonnèrent « pour avoir cherché à con er
aux étrangers des secrets d’État ». Yoshida Shôin déclarait pour sa part
avoir voulu s’embarquer pour voir l’Occident « de ses propres yeux »
(cf. EARL, 1964, pp. 123-126).
21. INADA, 2009, p. 47.
22. HIRAKAWA, 1998, p. 59.
23. FUKUZAWA [1899], 2007, p. 161.
24. Cité par MATSUNAGA, 2001, p. 118.
25. Ibid.
26. TAYARA, 2004.
27. KOIZUMI, 1966, p. 60.
28. FUKUZAWA [1898], 2008, p. 63.
29. ID. [1899], 2007, p. 277.
30. SONODA, 2006, pp. 91-104.
31. KUME [1878], 1982.
32. Cité dans TANAKA, M., 1977, pp. 172 sqq.
33. YAMAZAKI, 1962 ; cf. aussi ROSE, 1992.
34. KIDO, T. [1872], 1985, p. 54. Kido Takayoshi signe ce Journal de son
nom personnel, et non de son nom de plume Kido Kôin.
35. Ibid., cité dans MATSUO, M., 2007, p. 153.
36. FUKUZAWA [1899], 2007, p. 140.
37. Sur ces questions, on lira, par exemple, ISHIDA [2005], 2008, ou
BUTEL, 2007.
38. ISHIDA [2005], 2008, p. 48.
39. LÉVY, 2011 (c), p. 27.
40. C’est la thèse défendue dans SAITÔ, M., 2007.
41. KATÔ, S., 1991 ; repris dans ID., 2009-2010, t. VIII, pp. 207-252.
42. ISHIDA [2005], 2008, p. 52.
43. GRIOLET, 1985, p. 69.
44. Pour traduire « représentant du peuple », il fabrique le mot myôdaijin,
qui évoque plus un prévôt qu’un député… (FUKUZAWA [1866], in NAGAI
[dir.] 1984 [b], p. 357).
45. Les quatre statuts font allusion aux statuts o ciels de la société
Tokugawa, guerriers, paysans, artisans et marchands, qui évidemment
n’existent pas, sous cette forme du moins, en Occident.
46. FUKUZAWA [1866], in NAGAI (dir.), 1984 (b), p. 358. On notera
quand même que, pour une grande partie de l’opinion européenne à la n
du XIXe siècle, la liberté restait synonyme de libertinage ou de licence.
47. Dans son premier ouvrage, Tonarigusa (KATÔ, Hiroyuki [1861], 1992) ;
cf. aussi UETE (dir.), 1984, p. 34.
48. KOBORI, 2010, p. 297.
49. Notons qu’en Chine, un certain nombre de lettrés traditionalistes
résistèrent à ces mots fabriqués venus du Japon et refusèrent de les utiliser.
Mais d’une manière générale, les concepts occidentaux traduits avec des
idéogrammes chinois par les Japonais de cette époque furent néanmoins
adoptés sans trop de di cultés sur le continent.
50. KANO, 1999, p. 45.
51. FUKUZAWA [1898], 2008, p. 36.
52. Ibid., pp. 29-30.
53. Ibid., p. 31.
54. Cité et traduit dans ACKERER, 2012, p. 56 ; cf. aussi FUKUZAWA
[1898], 2008, p. 78.
55. GLUCK, 1999, p. 26.
56. Mais les décrets d’application de cette réforme calendaire n’entrèrent
en vigueur que le 23 octobre 1868. C’est pourquoi les mesures prises
jusque-là sont datées du nom de l’ancienne ère, l’an 4 de Keiô.
57. MAEDA, 1978, pp. 8-16.
58. FUKUZAWA [1875], 1984, p. 95 ; cf. aussi ID., 2009.
59. TSURUMI, S. [1964], 1985, p. 254.
60. FUKUCHI [1894], 2014, p. 101. Bakufu, ou « gouvernement de la tente
(du général en campagne) », désigne le gouvernement du shôgun.
61. JANSEN, 2000, p. 322.
62. FUKUZAWA [1899], 2007, p. 261.
63. Ibid., p. 242.
64. ÔKUBO [1976], 2007, p. 18.
65. KOIZUMI, 1966, p. 6.
66. En 1869, Edo prit le nom de Tôkyô, « la capitale de l’est ». L’empereur
dut quitter Kyôto et s’installer dans l’ancien palais du shôgun, devenu le
nouveau palais impérial.
67. FUKUZAWA [1898], 2008, p. 69.
68. Lettre à Baba Tatsui, 12 octobre 1874, in FUKUZAWA, 1975, p. 522
(citée dans KANO, 1999, p. 39).
69. Il s’agit du Shôhô Kôshûjo, « l’Institut pour l’enseignement et
l’apprentissage des lois du commerce », une école privée qui accédera au
statut d’Université en 1920.
70. UETE (dir.), 1984, p. 19.
71. D’après le journal personnel de Katô Hiroyuki, cité dans ÔKUBO
[1976], 2007, p. 16.
72. Article 1 des statuts de l’association, in YAMAMURO et NAKANOME
(dir.), 1999-2010, t. III, p. 422.
73. YAMAMURO, 1999-2010, t. III, p. 456.
74. Il avait étudié puis enseigné au Shôheikô, le collège o ciel du
shôgunat où l’on di usait la pensée orthodoxe confucianiste.
75. ÔKUBO [1976], 2007, p. 252.
76. Tonarigusa, repris dans UETE (dir.), 1984, pp. 307-327.
77. Le recteur de l’Université impériale était alors un personnage à
l’in uence considérable, à la fois comme personnalité intellectuelle et
comme haut personnage de l’État.
78. En fait, des tentatives de création de revues avaient déjà eu lieu : la
Seiyô zasshi (Revue de l’Occident), fondée à l’automne de 1867, à laquelle
participait Katô Hiroyuki, avait plus une vocation de magazine informatif,
alors que la Revue de l’an VI se concevait dès les origines comme un lieu du
débat public (cf. YAMAMURO, 1999-2010, t. III, pp. 469-470). Le terme de
zasshi (revue), « écrits de toutes sortes », est délibérément fabriqué alors
pour traduire le néerlandais magazien (cf. SÉGUY, 1993, pp. 86-89).
79. NAKANOME, 1999-2010, t. I, p. 459.
80. Sur ce point, cf. « Comment tenir une réunion ? » (FUKUZAWA [1898],
2008, pp. 117-124).
81. Fukuzawa Yukichi, cité dans YAMAMURO, 1999-2010, t. III, p. 452.
82. Cité dans INADA, 2009, pp. 39-40.
83. FUKUZAWA [1898], 2008, p. 66.
84. ID. [1872-1876], 1989, p. 105.
85. ACKERER, 2012, p. 52.
86. NISHIMURA [1875], 1999-2010, t. III, p. 134.
87. TSUDA [1874 (b)], 1999-2010, t. I, p. 262.
88. ID. [1875 (b)], 1999-2010, t. III, p. 322.
89. MORI [1874 (a)], 1999-2010, t. I, p. 278.
90. ID. [1874 (b)], 1999-2010, t. II, p. 53.
91. ID. [1874 (a)], 1999-2010, t. I, p. 276.
92. ID. [1874 (b)], 1999-2010, t. II, p. 54.
93. ID. [1874 (c)], 1999-2010, t. II, p. 190.
94. ID. [1874 (a)], 1999-2010, t. I, p. 278.
95. NISHI [1875], 1999-2010, t. III, p. 102.
96. Ibid., p. 106.
97. Ibid., p. 103.
98. Ibid., p. 106.
99. FUKUZAWA [1872-1876], 1989, p. 37.
100. Ibid., p. 43.
101. Ibid., p. 42.
102. NAKAMURA [1875], 1999-2010, t. III, pp. 66-67.
103. NAKANOME, 1999-2010, t. I, p. 464.
104. HAVENS, 1970, p. 207.
105. FUKUZAWA [1872-1876], 1989, p. 11. Le premier chapitre de cet
ouvrage a été traduit en français (cf. ID., 1996, p. 11). Pour une traduction
en anglais, cf. ID., 1969.
106. ID. [1872-1876], 1989, p. 14 (en français, ID., 1996, p. 13).
107. ID. [1872-1876], 1989, p. 29.
108. IROKAWA [1969], 1985, pp. 66-67.
109. Thomas Buckle (1821-1862) est l’auteur d’une History of Civilization in
England laissée inachevée. Quant à François Guizot (1787-1874), c’est
essentiellement son Histoire générale de la civilisation en Europe (1828) que
Fukuzawa Yukichi a utilisée.
110. Cité dans TANAKA, St., 2004, p. 2.
111. FUKUZAWA [1882], 1960, p. 28.
112. KOMORI, 2002.
113. FUKUZAWA [1875], 1984, p. 51.
114. Dans son ouvrage, Buckle explique notamment que le progrès d’une
civilisation est dû non seulement aux qualités morales des peuples, mais
surtout à leurs capacités intellectuelles.
115. La postface de Tsuda Sôkichi à Bunmeiron no gairyaku, publiée en
1951, éclaire parfaitement le propos de Fukuzawa Yukichi de ce point de
vue (cf. FUKUZAWA [1875], 1984, pp. 267-295). Pour une analyse
éclairante de l’œuvre de Fukuzawa, cf. aussi KATÔ, S., 1975 (a), pp. 99-
110.
116. FUKUZAWA [1875], 1984, pp. 30-31.
117. Ibid., p. 183.
118. Ibid., p. 41.
119. MARUYAMA [1986], 1996 (b), t. XIV, p. 128.
120. Ibid., p. 130.
121. FUKUZAWA [1875], 1984, pp. 189-190.
122. Ibid., pp. 188-189.
123. Ibid., p. 213.
124. Dans Seiji jijô, cité dans MATSUNAGA, 2001, p. 106.
125. Issu d’une famille de samouraïs de statut inférieur, vassaux des
Tokugawa, Taguchi Ukichi fut employé au département des émissions en
papier-monnaie du ministère des Finances comme traducteur, avant de
fonder, après avoir démissionné de ses fonctions en 1878, une revue
regroupant des économistes partisans du libre-échange et hostiles à la
politique interventionniste de l’État, la Tôkyô Keizai Zasshi (Revue
économique de Tokyo) qui se voulait une réplique japonaise de The
Economist de Londres. Le premier numéro de la revue sortit en 1879.
126. TAGUCHI [1877], 1981, p. 6.
127. Ibid., p. 20.
128. On retrouve ce discours général repris de manière subtile dans KATÔ,
S. [1975-1980], 1985-1986.
129. KANEKO [1965], 2009, pp. 33 sqq.
130. TSUDA [1874 (a)], 1999-2010, t. I, p. 117.
131. OHNUKI-TIERNEY, 2002, p. 63.
132. UETE (dir.), 1990, pp. 299-305.
133. NAKANOME, 1999-2010, t. I, pp. 434-435.
134. OGAWA, 1990, pp. 117-128.
135. MOMOSE, 2008, p. 23.
136. NAKANOME, 1999-2010, t. I, p. 436.
137. MAKIHARA, 2006, p. 6.
138. LÉVY, 2005.
139. IROKAWA [1964], 2008, t. I, pp. 13-14.
140. FUKUZAWA [1899], 2001, p. 230.
141. NISHIKAWA, 2009, p. 233.
142. YAMAKAWA K. [1956], 2001, pp. 72-73.
143. TOKUTOMI [1894], 2014, p. 207.
144. Sources of Japanese Tradition [1958], 1965, p. 143.
145. Cité et traduit dans PERRONCEL, 2008, p. 246.
146. OKAKURA, K. [1904], 1984, p. 142.
147. NATSUME [1911], 2013, pp. 248 et 253.
148. SOUYRI, 2010 (b), pp. 407-411.
2
Le goût de la liberté
Les transformations accélérées de la société japonaise,
à partir de 1868, peuvent apparaître aujourd’hui comme
un processus de modernisation quasi linéaire. Elles n’ont
bien sûr jamais été vécues comme telles par les
contemporains. Il s’agit plutôt d’un cheminement
chaotique où illusions, désirs et attentes se heurtèrent à
des réalités plus sombres et débouchèrent sur une
grande con ictualité politique et sociale. De graves
contradictions traversaient une société dans laquelle
représentations du passé et de l’avenir s’a rontaient
pour bâtir un futur encore incertain. Le critique d’art
Okakura Tenshin disait que l’époque Meiji avait sans
doute été la plus tumultueuse de l’histoire japonaise 1 ;
Nitobe Inazô voyait en elle un « ouragan », un
2
« tourbillon » . Le journaliste Tokutomi Sohô y
3
contemplait, quant à lui, un spectacle grandiose . Il
expliquait que « le Japon d’aujourd’hui était le champ
d’une bataille acharnée entre le Japon féodal d’avant et
le Japon d’aujourd’hui ». Et cette bataille, ajoutait-il,
touchait tous les aspects : « la politique, la religion, la
littérature, l’enseignement, les sciences, la vie
4
quotidienne, les sentiments, la pensée ». Laissons un
instant la parole à l’écrivain Kaneko Mitsuharu :
« C’était en somme un temps d’excitations fortes,
d’engouements tapageurs, de changement si brutal dans
la perception des couleurs que l’œil aveuglé ne pouvait
5
que cligner devant leur trop vif éclat . » Et il évoquait
l’e ondrement de la société ancienne comme un
« moment cruel » pour « ceux qui ne purent suivre ».
Pour l’historien Irokawa Daikichi, l’impact de ces
changements n’a ectait pas seulement ceux qui étaient
au pouvoir, mais ébranlait les couches moyennes de la
société, déstabilisant à leur tour les couches les plus
6
populaires . Il t aussi remarquer que, si les samouraïs
de rang inférieur et les membres des couches roturières
aisées mettaient une grande partie de leurs espoirs dans
la restauration impériale, celle-ci était souvent vécue au
n fond des campagnes comme un moment de doute et
d’angoisse 7. Pour Hirota Masaki, l’arrivée de la
civilisation des Lumières apparut souvent pour les gens
du peuple comme une négation de leur monde, de leurs
habitudes de vie, et les nombreuses révoltes populaires
qui parsemèrent l’histoire des débuts de l’ère Meiji
peuvent être aussi comprises comme des combats contre
la modernité.
Les réformes décrétées à partir de 1871 par les
nouveaux dirigeants du pays détruisirent les fondements
de l’ancien régime et abolirent les contraintes
ancestrales. Elles furent imposées par l’État mais sans
être le fruit d’une volonté populaire générale qui
fonderait la légitimité du nouveau pouvoir. La question
de la légitimité, de la nature du nouveau pouvoir se
posa très vite au lendemain de 1868 et le caractère sacré
de la personne impériale, qui ne cessa d’être mis en
avant par les autorités, t sans doute partie d’un
dispositif permettant aux nouvelles autorités de
s’autolégitimer.
Dès le début des années 1870, Ôkubo Toshimichi prit
l’ascendant au sein du gouvernement sur ses anciens
compagnons devenus ses rivaux. Il s’appuya sur les
samouraïs qui s’étaient reconvertis dans l’appareil
d’État, la plupart issus des efs du Sud-Ouest, et qui
occupaient des fonctions de direction au niveau national
ou plus local. Les nouveaux administrateurs nirent
même par apparaître comme les véritables béné ciaires
du régime, une sorte de nouvelle classe qui aurait
supplanté les anciens guerriers, un nouvel ordre
privilégié. Ils étaient déjà administrateurs de efs et de
seigneuries, les voilà administrateurs du nouvel État. La
vieille expression chinoise kanson minpi (« vénérer le
fonctionnaire, mépriser le peuple ») semble
particulièrement adaptée à ces con gurations sociales
sur lesquelles se construisit le nouveau régime. Mais
« les vénérables fonctionnaires » des premières années
Meiji, ce ne sont pas les lettrés de l’Empire du Milieu, ce
sont les anciens samouraïs des efs du Sud-Ouest,
devenus administrateurs au service d’un gouvernement
en quête de modernisation. Ils étaient xénophobes et
partisans de l’expulsion des étrangers à peine quelques
années plus tôt, les voici devenus modernistes par
pragmatisme. Ils étaient persuadés que la résistance à
l’Occident passait par la construction d’un État fort
capable de mettre en place une armée moderne. Comme
en Allemagne, l’État obligea donc la société à se
moderniser. Le raisonnement était simple : pour avoir
une meilleure armée, il fallait de meilleures armes et
savoir s’en servir ; pour avoir de meilleures armes, il
fallait des spécialistes, des ingénieurs et des usines ;
pour avoir de bons ingénieurs, il fallait de bonnes
écoles ; pour avoir de bonnes écoles, il fallait réformer
les institutions et les structures sociales. D’où le slogan
de l’époque : fukoku kyôhei (« un pays riche, une armée
forte »). Mais les modernisateurs n’étaient pas
particulièrement soucieux d’un peuple qu’ils avaient
toujours méprisé. Leur attitude même re était leur
conviction : ils savaient mieux que les autres ce qu’il
fallait faire de l’État. Kido Takayoshi, l’un des dirigeants
les plus éclairés du régime, s’en inquiétait quand il
écrivit dans ses notes à son retour de la mission Iwakura
en 1873 : « Il est important que nos fonctionnaires ne se
8
fassent pas trop oublieux de leurs responsabilités … »

LES DÉÇUS DE MEIJI

La restauration Meiji s’est opérée à travers des


épisodes con ictuels. D’abord la guerre en 1868-1869
contre les anciens vassaux des Tokugawa qui opposaient
une résistance parfois farouche à l’armée de l’Ouest. Il
s’agissait là d’une guerre à l’ancienne, entre samouraïs.
Le peuple la subissait de manière passive, attendant que
le sort des armes décidât du vainqueur. Mais depuis
1866, le pays était de nouveau traversé par des ambées
de révolte populaire, les ikki. Agités par des idéologies
millénaristes qui annonçaient la prochaine venue du
Bouddha Miroku, le Bouddha de l’avenir, les paysans
cherchaient à s’emparer des terres, et exigeaient la
9
baisse des redevances et l’annulation des dettes . D’une
certaine manière, ils jouèrent un rôle tout à fait central
dans l’a aiblissement de l’ancien régime et participèrent
de cette volonté générale de changement. Ils
accueillirent plutôt bien l’annonce de la restauration
impériale et les premières mesures antiféodales,
notamment les titres de propriété qu’on leur accorda sur
les terres qu’ils cultivaient, mais ils déchantèrent
rapidement sous le double e et des nouvelles taxes
exigées dans le cadre de la réforme foncière et de la
conscription militaire.
Les révoltes éclatèrent de plus belle entre 1873
et 1876, tournant à l’insurrection dans certaines
provinces. On compte plus de quatre-vingt-dix incidents
violents au cours de ces quatre années et onze d’entre
eux impliquèrent plus de dix mille révoltés. L’année
1873 constitua un pic de violence dans les campagnes
avec des mauvaises récoltes qui accentuèrent
arti ciellement la hausse du prix du riz. Cette année-là,
en juin, plus de trois cent mille révoltés tinrent les
campagnes autour de Fukuoka pendant neuf jours. On
démolit quatre mille maisons appartenant à des usuriers
divers, marchands de saké, de riz, notables de village,
on prit d’assaut les mairies voire les écoles, c’est-à-dire
les symboles du nouveau régime et nalement on
10
incendia la nouvelle préfecture . Les révoltes se
propagèrent et le gouvernement décida cette année-là
d’interdire en août les fêtes du Bon qui commémorent
les ancêtres, craignant qu’elles ne deviennent le prétexte
11
de débordements . Ces mouvements aussi sporadiques
que violents entretenaient un climat d’insécurité tout à
fait typique de l’ancien régime. Mais la paysannerie
révoltée ne parvint ni à s’organiser du point de vue
politique, ni à dépasser l’horizon local. Ses
revendications étaient d’ailleurs complexes comme le
montre la fameuse révolte dite « Hôjôken ikki » de 1873.
L’un de ses leaders déclara :
Les récentes mesures gouvernementales nous inspirent de
l’inquiétude, de la mé ance et du mécontentement. Les autorités sont
allées jusqu’à instituer la conscription militaire, les titres de rente sur
les terres, les écoles. Elles nous obligent à nous couper le toupet sur
l’arrière du crâne et on n’a plus le droit de parler de « bouchers » ou de
12 13
« souillés » . En vérité, nous n’obéirons pas .

Il s’agissait là d’un désaccord total quant à l’action du


nouveau gouvernement. Dans ce cas précis, les paysans
révoltés allèrent jusqu’à déclencher des pogroms contre
les communautés de parias. La conscription militaire
comme l’école désormais obligatoire furent des mesures
très mal accueillies dans les campagnes. Elles pesaient
lourdement sur le peuple, et celui-ci les considérait
comme de nouvelles corvées féodales. Il est vrai que
l’entretien de l’école et de son instituteur était alors aux
frais du village et que la conscription des jeunes
hommes était un manque à gagner pour les familles
pauvres. En 1881, un rapport de l’armée de terre
évoquait encore la di culté de l’institution à
réquisitionner les appelés. « À Nagasaki et dans tout le
département, pas un seul appelé ne s’est présenté pour
14
se faire enrôler . » D’ailleurs il semble bien que, dans
les campagnes, on attendait du Parlement qui sera élu
nalement en 1890 qu’il prenne pour première mesure
la suppression de la conscription ! Une grande partie de
ces mesures gouvernementales qui nous paraissent
aujourd’hui « modernes » fut comprise comme une
agression contre les modes de vie traditionnels et
déboucha sur des formes de résistance parfois violentes.
Alors qu’il était confronté à cette agitation
permanente des campagnes, le gouvernement dut aussi
faire face à un grave mécontentement des anciens
guerriers qui avaient souvent le sentiment d’avoir
beaucoup perdu dans les réformes du régime. En 1873,
il cessa de rétribuer les samouraïs « à l’ancienne ». Sous
les Tokugawa, l’État shôgunal ou les seigneurs dans leur
ef rétribuaient en e et leurs vassaux par
l’intermédiaire d’un revenu, un ef rente, calculé en
fonction des antécédents familiaux des guerriers, donc
de la noblesse de leur lignage, et non pas de leur
véritable talent. À cela s’ajoutaient d’éventuels subsides
liés aux fonctions réelles exercées dans le ef. L’État de
Meiji s’était substitué au gouvernement des Tokugawa et
aux anciens daimyô pour verser la rente annuelle. Celle-
ci, prélevée pour l’essentiel sur la paysannerie,
constituait une charge lourde et, une fois payée, ne
permettait plus guère au nouvel État d’investir dans ses
projets de modernisation institutionnelle ou
d’industrialisation. Désormais, à la place de leur ancien
ef rente, le gouvernement o rit en tout et pour tout
aux anciens guerriers des obligations publiques gagées
en or correspondant à de fortes sommes, en moyenne
cinq années de rente.
Ces sommes considérables permirent à ceux qui
disposaient de gros revenus d’acheter des terres, de se
transformer en propriétaires fonciers, voire d’investir
dans l’industrie ou les transports, et de devenir
actionnaires d’entreprises. D’autres entrèrent dans la
haute fonction publique. En 1877, les anciens samouraïs
occupaient 77,7 % des postes dans l’appareil d’État et
plus de 70 % dans les administrations locales, ce qui n’a
nalement rien d’étonnant si on compare avec le poids
des guerriers dans les administrations seigneuriales de
l’époque d’Edo. Nombreux furent aussi ceux qui
entrèrent dans la police où l’on recruta beaucoup au
cours des années 1870. À l’Université impériale de
Tokyo, quarante-huit des soixante-sept professeurs
étaient en 1882 d’anciens samouraïs. À un niveau plus
modeste, beaucoup d’entre eux se muaient en
enseignants (72 % des enseignants des écoles en 1882
étaient issus de l’ancien groupe des guerriers).
E. H. Norman évoque à ce propos un appareil d’État
15
entièrement « saturé » par les anciens samouraïs .
D’autres surent pro ter de l’aubaine qui leur était o erte
en investissant dans des entreprises commerciales ou en
ouvrant des cabinets de médecins, d’avocats, ou encore
en fondant des organes de presse… Mais tous étaient
désormais soumis à l’impôt.
Cependant, pour la plupart, ils ne surent comment
gérer leur nouveau bien, le dilapidèrent ou se
fourvoyèrent en investissant à mauvais escient. Une
partie importante de cette ancienne classe s’appauvrit.
En quelques années parfois, leur fortune disparut.
Désorientés, les anciens guerriers furent souvent
incapables de s’adapter à la nouvelle donne. Ils avaient
un passé mais n’avaient aucun avenir. Non seulement
leur patrimoine s’e ritait mais les anciens signes
distinctifs de leur puissance (le port du sabre) leur
étaient retirés ou passaient dans le domaine commun
(comme le droit de circuler à cheval), d’autant que les
réformes statutaires assimilaient les samouraïs de rang
16
inférieur aux autres catégories populaires . Toutes les
réformes des années 1870 s’attaquèrent les unes après
les autres à leur ancien statut : même le port du toupet
au-dessus du crâne (chonmage) leur fut interdit ! Plus
que tous les autres groupes sociaux qui, peu ou prou,
continuaient à vaquer à leurs activités, les samouraïs de
condition modeste, privés de leurs anciens privilèges et
de leur statut, n’avaient plus de fonction apparente 17.
De toute évidence, ils rent matériellement et
psychologiquement les frais de la modernisation du pays
18
dans les années 1870 . Nitobe Inazô décrivit « le triste
destin de nombreux nobles et honnêtes samouraïs qui se
19
perdirent sans rémission », et E. H. Norman évoque à
leur propos l’aigreur provoquée par leurs ambitions
contrariées et « le cancer de l’incertitude économique
qui les ronge 20 ». Maruyama Masao parle des
« nouveaux pauvres » qui se sentent victimes d’une
forme de trahison de la part des élites, trahison de
21
l’esprit de Meiji et sentiment d’une forme d’injustice .
Dans les années 1880, des témoignages montrent
d’anciens samouraïs, acculés à la misère, contraints de
travailler à l’usine. On rapporte que certaines de leurs
22
lles se livraient à la prostitution pour survivre .
Les dirigeants de Meiji s’inquiétèrent de ce
décrochage. Iwakura Tomomi, l’un des personnages
principaux du nouveau régime, lui-même membre de
l’ancienne aristocratie de cour, émit l’idée que les
samouraïs furent « une race d’hommes magni ques » et,
dans ses Mémoires, expliqua que :
Pendant trois cents ans, ils furent les chefs naturels de la société,
participèrent aux a aires du gouvernement, lui conférant pureté et
vertu. Du fait de ce qu’elle a accompli aussi bien dans le domaine des
armes que dans celui des lettres, cette classe est la seule à posséder des
vertus de noblesse et de fortes individualités. C’est pourquoi les quatre
cent mille samouraïs d’aujourd’hui sont le groupe le plus utile de la
23
société et devraient être considérés comme l’esprit même de l’État .

On peut déceler ici comme une gêne de la part des


gouvernants qui, d’un côté, avaient dépouillé les anciens
guerriers de leurs privilèges mais, en même temps,
estimaient qu’ils constituaient toujours l’élite de la
nation. Sans eux, rien n’était possible et le risque, si l’on
devait les ignorer, « c’est la décadence comme en Chine
ou en Corée ». Surtout ne pas se passer de leurs talents.
Mais leurs talents en tant qu’individus, pas en temps que
groupe social gé. On perçoit comme un double langage
quand Iwakura évoque à la fois « une noble race »
unique au Japon, et la capacité du pays à rejoindre
bientôt les pays les plus engagés dans le progrès.
Mais ces discours ne rent qu’exacerber le
mécontentement des samouraïs contre un gouvernement
qui semblait se désintéresser de leur sort. Devenus des
déçus de Meiji, certains d’entre eux se rangèrent dans
diverses cliques ou factions qui, parfois, rêvaient de
soulèvement, de « correction du monde » (yonaoshi). À
partir de 1873-1874, le mouvement de mécontentement
s’élargit. Certains prônèrent l’action armée contre le
nouveau régime.
Etô Shimpei, un ancien « guerrier plein de
24
résolution », artisan de la chute du shôgunat, fut
chargé de la Justice en 1872 et s’attela à une série de
réformes qui avaient pour objectif de séparer le pouvoir
judiciaire du pouvoir administratif. En clair, Shimpei
cherchait à moderniser le nouvel État. Pourtant, en
1873, avec Saigô Takamori et Itagaki Taisuke, il fut de
ceux qui voulaient « mettre la Corée à la raison »
(seikan). Il fut désavoué par les ministres qui rentraient
au pays avec la mission Iwakura, notamment Ôkubo
Toshimichi, et qui avaient peut-être mieux mesuré les
enjeux de la modernisation japonaise. Pas de guerre tant
que les fondements économiques, politiques et militaires
du Japon n’étaient pas consolidés. Fukuchi Ôchi
expliqua dans ses Mémoires que les perspectives d’une
action en Corée « étaient aussi maigres qu’un gâteau de
25
riz en peinture ». Désavoués, Etô Shimpei, Saigô
Takamori et Itagaki Taisuke démissionnèrent et se
retirèrent dans leur ef d’origine, les deux premiers à
Kyûshû (Saga et Satsuma) et le dernier à Shikoku (Tosa).
Telle est du moins la manière dont la querelle fut
rapportée. En fait, l’idée que les démissionnaires étaient
partisans d’une aventure militaire en Corée à laquelle la
faction adverse était hostile est une construction que
l’historiographie récente a mise en pièces. Les dirigeants
évincés ont plus probablement été les victimes d’un
règlement de comptes entre factions féodales. Une partie
des chefs de Satsuma incarnés par Ôkubo Toshimichi
alliés aux chefs de Chôshû écartèrent les dirigeants de
petits efs (Hizen et Tosa) qui, relégués dans
26
l’opposition, n’acceptèrent pas leur éviction .
Désormais les samouraïs issus de Satsuma et Chôshû (la
clique de Sat-chô) exerçaient le pouvoir au plus haut
niveau sans vraiment le partager. Pour eux, « celui qui
n’était pas de Chôshû ou de Satsuma n’était pas digne
27
d’être un homme ». Fukuzawa Yukichi analysa les
choses ainsi : « Depuis la scission au sein du
gouvernement en 1874, les prérogatives du
gouvernement n’ont cessé de s’a rmer, le régime et
bien entendu les décisions prises au niveau territorial se
sont concentrés à un point inouï entre les mains des
fonctionnaires. Voici qui est intolérable 28. »
En fait, Etô Shimpei reprochait au nouveau
gouvernement son caractère autoritaire. En 1874, il prit
la tête à Saga de samouraïs déçus et déclencha une
insurrection sans espoir regroupant plus de deux mille
guerriers. La révolte fut réprimée en quelques jours et
Etô Shimpei fut exécuté. Fukuzawa Yukichi,
l’intellectuel moderniste, était atterré. Pourquoi le
gouvernement s’était-il comporté de manière aussi
brutale ? Pourquoi n’avait-on pas écouté ce que Shimpei
29
cherchait à exprimer ? Des troubles éclatèrent
d’ailleurs à Kumamoto puis à Akizuki et à Hagi : rendus
furieux par les nouvelles mesures, des samouraïs prirent
les armes pour des tentatives sans lendemain. Victimes
de la répression, les chefs comploteurs se suicidèrent ou
furent exécutés. Il faut noter que les troubles éclatèrent
alors dans les régions qui s’étaient montrées les plus en
phase avec la restauration impériale en 1868. Les
guerriers issus de ces régions avaient cru plus qu’ailleurs
que leur sort s’améliorerait. Leur déception fut sans
doute d’autant plus grande. Quoi qu’il en soit, le
nouveau régime était en train de perdre une partie de
ses bases régionales.
Quelques années plus tard, en 1877, ce fut au tour de
Saigô Takamori de se lancer — à son corps défendant, il
est vrai — dans une folle entreprise militaire contre le
gouvernement. Saigô Takamori était avec Ôkubo
Toshimichi, le principal artisan à Satsuma de l’alliance
militaire entre les efs du Sud-Ouest qui mit à bas le
shôgunat en 1867 et organisa la restauration impériale
de 1868. Saigô était un des plus hauts personnages du
nouveau régime et, en 1873, il se heurta lui aussi à son
ancien ami Ôkubo Toshimichi qui l’accusait d’être un
aventurier irresponsable, un amateur qui voulait faire
une guerre en Corée sans préparation. Dépité, Saigô
démissionna et se retira à Kagoshima, la capitale de
l’ancien ef de Satsuma, loin de Tokyo, où il fonda une
académie pour enseigner l’art de la guerre. Certes, en
1868, Saigô Takamori avait dirigé de main de maître, et
sans trop d’e usion de sang, une campagne militaire qui
aurait pu être terrible entre partisans de l’empereur et
partisans du shôgun. Il béné ciait d’une réputation
extraordinaire et était certainement, dès cette époque, le
plus populaire des nouveaux dirigeants. « Un fou mais
un fou magni que », disait de lui Sakamoto Ryôma, une
30
dizaine d’années plus tôt .
Chau és à blanc par les mesures « antisamouraïs »
prises par Tokyo en 1876, mesures qui succédaient à des
dispositifs législatifs répressifs conçus par Ôkubo, en
particulier des lois sur la di amation ou sur la presse,
les élèves de Saigô Takamori décidèrent de se révolter et
de marcher sur la capitale depuis Satsuma, au sud de
Kyûshû. Ils n’avaient aucun plan sinon de rallier sur leur
passage tous les opposants du régime. Que feraient-ils
une fois parvenus à Tokyo ? Ils ne le savaient pas eux-
mêmes, sinon porter Saigô Takamori au pouvoir. Saigô,
qui avait certainement compris le caractère vain de la
tentative, accepta néanmoins de prendre la tête de
l’aventure. Nombreux furent ceux qui se rallièrent à
cette marche et bientôt la rébellion regroupa vingt mille
hommes en armes, exaltés, prêts à mourir pour leur
cause. Bien entraînées — beaucoup étaient de jeunes
samouraïs membres d’académies militaires privées —,
les troupes rebelles connurent quelques succès à
Kumamoto. Mais elles nirent par se retrouver
encerclées par les forces gouvernementales dont les
renforts commencèrent à se déployer. Les combats
furent extrêmement violents et les insurgés, à court de
munitions, a amés, comptant de nombreux blessés,
furent nalement écrasés. Blessé et en fuite, Saigô
Takamori nit par se suicider en septembre 1877, six
mois après le début de la révolte. Après sa mort, Saigô
se vit retirer toutes ses distinctions honori ques et fut
o ciellement quali é de « général rebelle ».
Cette guerre, qui prit le nom de « guerre du Sud-
Ouest », fut un sérieux coup de semonce pour le
nouveau régime. Elle marqua pourtant la n dé nitive
des samouraïs, vaincus par une armée moderne de
conscrits. L’armée du nouvel État-nation en construction
avait mis en déroute des samouraïs exaltés. Il n’y aura
pas au Japon de « parti des émigrés » ni de « retour en
arrière ». La victoire d’Ôkubo Toshimichi sonnait-elle le
glas de ceux qui ont pu penser un instant arrêter la
marche du pays vers la modernité ? Et pourtant,
Fukuzawa Yukichi, le chantre de l’ouverture aux
Lumières, était furieux : « Que le gouvernement ait
décidé de réprimer sans même entendre les raisons de
Saigô qui est un ancien homme d’État, voilà qui est
31
proprement injusti able .»
Plusieurs thèses ont été avancées pour expliquer ces
a rontements.
La première explication mise en avant par Ôkubo
Toshimichi lui-même est que les démissionnaires étaient
des irresponsables prêts à faire la guerre en Corée en
1873 alors que la consolidation du régime n’était pas
acquise et que les réformes étaient toujours à l’ordre du
32
jour .
Notre gouvernement a commencé à stimuler les industries, mais il
nous faudra plusieurs années avant d’en voir les résultats… Si nous
entamons maintenant une guerre qui n’est pas indispensable, dépensons
beaucoup d’argent pour la faire, versons le sang et aggravons la vie
quotidienne du peuple, tous les e orts du gouvernement éclateront
comme une bulle et nous mettrons plusieurs décennies avant de nous
en remettre… Pour la Corée, nous verrons plus tard 33.
Cette thèse ne tient pas pour plusieurs raisons, même
si elle est encore présentée parfois comme légitime.
D’abord, dans plusieurs de ses écrits, Saigô a rme lui-
même qu’il ne souhaite pas la guerre avec la Corée
même s’il s’attend à ce qu’elle éclate. Il serait plus
judicieux selon lui d’envoyer des troupes au nord face à
la Russie qui est en train de forti er Sakhaline. « Une
34
guerre, ajoute-t-il, le peuple ne la supporterait pas . »
Quelques mois après l’éviction de Saigô, le
gouvernement japonais envoya un corps expéditionnaire
35
à Taiwan et c’est Ôkubo Toshimichi en personne qui
alla négocier à Pékin des indemnités chinoises en
échange du retrait des troupes. Quelques mois plus tard,
l’incident de Kanghwa en 1875 (des batteries côtières
coréennes bombardées par des navires de guerre
japonais) aboutit à l’ouverture de négociations avec la
Corée et à la signature d’un traité l’année suivante.
L’agressivité vis-à-vis des voisins asiatiques était donc
tout à fait à l’ordre du jour dans le gouvernement
d’Ôkubo Toshimichi qui déjà imitait, à petite échelle,
l’impérialisme occidental. Pourquoi ce qui n’était pas
possible en 1873 l’aurait-il été un ou deux ans plus
tard ?
La seconde thèse évoque un con it entre ceux qui ont
vu l’Occident et ceux qui ne connaissent rien du monde
extérieur. Là encore, cette thèse ne tient pas compte du
fait que, par exemple, les deux principaux lieutenants
d’Etô Shimpei à Saga quand celui-ci déclencha sa fatale
rébellion avaient vécu pour l’un trois ans en Grande-
Bretagne, de 1870 à 1873, et pour l’autre deux années
en France, de 1871 à 1873. L’un et l’autre avaient vingt-
cinq ans et étaient les espoirs de la nouvelle génération.
Ils participèrent à la révolte et furent exécutés. L’un des
lieutenants de Saigô Takamori lors de la guerre de 1877,
Murata Shinpachi, avait lui aussi fait partie de la
mission Iwakura et, pourtant, il s’était glissé dans les
36
rangs des insurgés .
L’historiographie du XXe siècle, et singulièrement
l’historiographie marxiste, a analysé ces mouvements de
samouraïs en colère comme des mouvements
réactionnaires, des sortes de tentatives « vendéennes »
de révolte contre le jeune État progressiste. Certes, les
révoltés faisaient peu de cas des populations civiles
paysannes qui se trouvaient sur leur passage. Certes,
cette épopée avait un côté traditionaliste et romantique.
Les jeunes samouraïs de Saigô croyaient défendre les
intérêts spéci ques d’un groupe social voué à la
disparition. En 1874, la société Risshisha (un groupe de
samouraïs frondeurs originaires de Tosa) exprimait sa
erté de classe en expliquant que le gouvernement avait
voulu abaisser les samouraïs au niveau des gens du
commun alors qu’il aurait dû pousser ceux-ci à se mettre
37
au niveau des samouraïs …
Pour de nombreux historiens des années 1960, Saigô
et les siens, conscients de l’impopularité grandissante du
nouveau régime parmi les anciens samouraïs, auraient
imaginé en 1873 une campagne militaire dans la
péninsule pour détourner leur mécontentement vers un
ennemi extérieur, ce qui aurait peut-être permis aux
samouraïs remobilisés contre la Corée d’aller s’y tailler
de nouveaux efs. Après tout, personne dans les années
1860 n’avait imaginé que l’ancien ordre des guerriers
puisse être entièrement supprimé. En tout cas, aucune
source ne l’évoqua 38. Préoccupé au contraire par le
mécontentement populaire et persuadé que la
population ne supporterait pas le poids d’une guerre sur
le continent, Ôkubo aurait opté pour une politique
39
di érente et imposé l’arrêt des plans d’invasion . Ce
point de vue n’est guère partagé par l’historien Tanaka
Minoru qui s’ingénie à montrer comment ces di érentes
explications ne résistent guère à l’examen des faits. Il
analyse plutôt ce con it comme une simple lutte entre
anciennes factions claniques pour le pouvoir suprême,
40
nalement con squé par Ôkubo Toshimichi .
En réalité, historiens nationalistes et marxistes
avaient tous intérêt, mais pour des raisons di érentes, à
laisser croire au XXe siècle que Saigô Takamori avait
souhaité à toute force l’invasion de la Corée. Les
premiers font de Saigô le premier nationaliste asiatiste
qui aurait cherché à intervenir en Corée pour épargner à
celle-ci d’être envahie par des impérialistes occidentaux,
et pour l’aider à se moderniser en même temps que le
Japon. On convient certes du romantisme de Saigô mais
on admet le bien-fondé de sa cause, celle d’un
précurseur freiné par des politiciens plus réalistes. Pour
les historiens marxistes de l’après-guerre, Saigô, en
prenant la tête d’une révolte de samouraïs « vendéens »,
ne pouvait qu’être impérialiste et colonialiste, c’est-à-
dire qu’il incarnait déjà le Japon militariste d’avant
guerre, réactionnaire en politique intérieure et
expansionniste en politique extérieure. L’historiographie
récente a montré que l’accusation de bellicisme
anticoréen portée contre Saigô ne tenait guère. Celui-ci
ne souhaitait, semble-t-il, que prendre la tête d’une
délégation o cielle pour noti er au roi de Corée les
changements institutionnels intervenus au Japon depuis
1868 et en pro ter pour négocier des avantages pour
son pays. Certes, il savait que les Coréens risquaient de
le massacrer et que ceci pouvait déclencher un con it.
Mais pour des raisons diverses et souvent opposées, les
historiens ultérieurs n’ont pas cherché à en savoir plus,
41
jusqu’à ce qu’un historien vienne démonter le mythe .
L’a aire Saigô devint ainsi, comme dit Marc Ferro, un
« tabou de l’Histoire » au sujet duquel chacun, pour des
raisons di érentes, a intérêt à ne pas brouiller la
42
légende .
Mais quelle était nalement la nature de ces
révoltes ? Pourquoi donc Etô Shimpei, qui s’était lancé
dans une ré exion très « moderne » sur la séparation des
pouvoirs, c’est-à-dire sur la mise en place d’un État de
droit, basculerait-il en quelques mois dans la réaction la
plus radicale ? Pourquoi Itagaki Taisuke, limogé par
Ôkubo Toshimichi, rédigea-t-il un manifeste pour la
mise en place de représentations populaires élues ?
Pourquoi Saigô Takamori, qui soutenait en 1872 l’idée
d’une Chambre élue par le peuple, reste-t-il dans le cœur
de bien des Japonais le véritable « héros » de Meiji et un
objet de légende ?
Au-delà d’une lutte entre partisans de la
modernisation et partisans du retour en arrière, on voit
se dessiner un autre combat que les samouraïs de
Satsuma incarnèrent partiellement et sans doute
maladroitement, un combat contre l’autoritarisme du
nouvel État, pour une plus grande liberté. Pendant la
guerre de 1877, le petit peuple de Tokyo et d’Ôsaka
éprouvait une grande ferveur pour Saigô Takamori.
« Pourvu qu’il gagne la guerre ! S’il perd, qu’allons nous
devenir ? » pouvait-on entendre partout. « Et s’il gagne,
que fera-t-il ? Que sera son gouvernement ? » Personne
43
ne s’en souciait vraiment . On imprima des estampes
qui le représentaient, lui et son armée, en sauveurs. La
rumeur rapporta que Saigô, tant qu’il était vivant,
brillait, telle la planète Mars dans le ciel, au point que
l’on se mit à appeler celle-ci « étoile Saigô ». Des
estampes montraient des gens levant les yeux vers le
rmament et découvrant l’étoile au milieu de laquelle
Saigô était en méditation dans un halo de lumière. On
attendait que les temps changent, que le monde se
« recti ât », et Saigô et les siens étaient peut-être les
vecteurs de ce changement. En 1889, lors de la
proclamation de la Constitution, dans un geste de
réconciliation nationale, Saigô Takamori fut réhabilité et
ses distinctions lui furent restituées. En 1891 encore, des
rumeurs se répandirent soudain prétendant que Saigô
était toujours en vie, caché en Chine ou en Sibérie, prêt
44
à réapparaître .
Dans les forces qui rallièrent l’armée de Satsuma en
1877, on retrouve des personnalités issues de milieux
divers qui se sont senties concernées par le mouvement.
Le journaliste d’opposition Miyazaki Hachirô (1851-
1877) qui était un démocrate rousseauiste, disciple de
Nishi Amane, rallia Saigô Takamori et participa aux
45
combats, malgré les mises en garde de Nakae Chômin .
De même Masuda Sôtarô (1849-1877), qui fut l’un des
derniers à se battre aux côtés de Saigô Takamori, avait
inscrit sur sa bannière les quatre idéogrammes tenpu
jinken, ce qui pourrait se traduire par « Rétablissons
46
l’homme dans ses droits naturels » .
Tokutomi Sohô considérait lui aussi Saigô Takamori
comme un « super-progressiste » et, dans son Histoire de
la nation japonaise moderne (publié à partir de 1918), il
écrivit en substance que le résultat de la défaite de
Saigô, c’était que désormais, au Japon, l’opinion s’était
mise à compter sur la parole plus que sur la force armée
a n d’abattre les gouvernements. « En se sacri ant
personnellement, Saigô a donné naissance à une
génération de partisans de la liberté et des droits du
47
peuple . » Le chrétien paci ste Uchimura Kanzô
rédigea en 1895 un ensemble de biographies en anglais
consacrées à des Japonais admirables d’autrefois. Un
chapitre fut dévolu à Saigô Takamori avec, en guise de
sous-titre, rien de moins que « Le fondateur du Japon
48
moderne » : il est comparé à Cromwell . Pour
Uchimura, Saigô Takamori était admirable d’abord en
raison de son sens de la justice, le seul véritable critère
49
de la civilisation . En 1898, dans la revue Nihonjin (Les
Japonais), Miyake Setsurei pouvait le comparer à
Garibaldi. Vers 1905, le socialiste Kôtoku Shûsui
admirait Saigô Takamori en qui il voyait un adversaire
de l’État tout-puissant. Et comment oublier que c’est le
propre cousin de Saigô Takamori, Ôyama Iwao (1842-
1916), haut fonctionnaire du nouveau régime, qui,
séjournant à Genève, rencontra le Russe Léon
Metchniko , un narodnik (anarchiste nihiliste), et le
convainquit de venir travailler au Japon pour enseigner
la langue russe ? Ôyama qui avait activement milité
pour le renversement de l’ancien régime se sentait-il des
accointances avec un révolutionnaire russe réfugié en
50
Suisse ?
Mais Saigô Takamori avait aussi les faveurs des
o cines d’extrême droite avant guerre qui voyaient
dans l’académie militaire fondée à Kagoshima le modèle
de leurs organisations. Saigô béné ciait aussi de la
sympathie de l’historien ultranationaliste Hiraizumi
Kiyoshi avant guerre ou du romancier Mishima Yukio
après guerre. Même Mussolini vouait à Saigô une grande
51
admiration ! L’historien canadien E. H. Norman —
dans la lignée de l’historiographie marxisante — en
faisait au contraire une gure de la contre-révolution,
« avec en lui un mélange de brutalité fanfaronne et de
52
perversion à la Roehm ».
Etô Shimpei ou Saigô Takamori n’étaient pas que des
samouraïs épris de retour au passé. Leur combat était
plus complexe. La révolte des samouraïs portait une
ambiguïté certaine, à la fois nostalgie des temps anciens
et mouvement anti-autoritaire, à la fois regroupement
des samouraïs déçus de Meiji et révolte contre le
nouveau despotisme et la nouvelle bureaucratie toute-
puissante. Takeuchi Yoshimi écrivit au lendemain de la
guerre d’Asie-Paci que que « la victoire nale de la
révolution en 1877 la consacra bel et bien comme une
53
contre-révolution ».
Fukuzawa Yukichi défendit le vaincu : « Saigô n’a
jamais été un ennemi de la liberté et du progrès et il a
54
toujours sincèrement encouragé la civilisation . » Et il
résuma la question ainsi :
Le Saigô qui résiste au despotisme de l’ancien régime shôgunal, qui
se dresse contre lui et l’abat, et le Saigô qui résiste aux nouveaux
despotes de Meiji et qui est vaincu, c’est bel et bien un seul et même
homme. Il n’y a pas d’un côté le dèle vassal et de l’autre le traître,
55
d’un côté le bien et de l’autre le mal .
On ne saurait mieux dire l’ambiguïté du héros qui
56
inspira le lm d’Edward Zwick, Le Dernier Samouraï .
Dans le con it qui opposa Ôkubo Toshimichi et Saigô
Takamori, le vaincu apparaîtra clairement dans les
années qui suivirent comme un grand homme et son
adversaire comme un personnage retors et diabolique.
Saigô n’était pourtant qu’un romantique suicidaire
quand Ôkubo était sans doute un homme d’État.
L’Histoire fabrique ainsi ses mythes.

DROITS DE L’ÉTAT OU DROITS DU PEUPLE ?

Or, et de plus en plus de contemporains en avaient


conscience, la rénovation de Meiji resterait inachevée si
le Japon n’adoptait pas l’un des éléments fondamentaux
des doctrines politiques en vogue en Occident, le
gouvernement par assemblées.
À vrai dire, le débat existait depuis les dernières
années du shôgunat. Fukuzawa Yukichi se souvient
qu’« à l’époque [1869], l’idée d’assemblée commençait à
être débattue au sein des milieux gouvernementaux
japonais et les membres les plus progressistes poussaient
à son introduction, au point que ce devint un sujet à la
57
mode ». Les guerriers du ef de Tosa jouèrent là un
rôle essentiel. Peut-être parce que Tosa était un ef
moins puissant que Chôshû et Satsuma, les samouraïs de
cette principauté avaient toujours pensé que le débat et
le compromis étaient plus e caces que la violence et la
force militaire. Originaire de Tosa, Sakamoto Ryôma,
l’un des samouraïs les plus brillants de sa génération, se
t l’artisan vers 1866-1867 d’une alliance secrète des
efs du Sud-Ouest (qui n’entretenaient jusqu’alors entre
eux que des rapports de mé ance). Une fois le
rapprochement acquis, il incita le shôgun à abdiquer
pour rendre le pouvoir à l’empereur a n d’éviter toute
e usion inutile de sang. Ce que le shôgun nit par faire
à la n de l’automne 1867, quelques jours après que
Sakamoto Ryôma eut été assassiné par la police
shôgunale (il mourut à peine âgé de trente-deux ans).
Sakamoto Ryôma était un visionnaire politique en même
temps qu’il s’était fait l’ardent avocat de la création
d’une marine militaire moderne. Sa mort violente
l’empêcha sans doute de jouer un rôle historique plus
grand encore.
Un portrait que t de lui le photographe Ueno
Hikoma (1838-1904) à Nagasaki a rendu pourtant son
visage à jamais célèbre. Sakamoto Ryôma avait compris
qu’il fallait briser la rigidité des statuts sociaux que
maintenait arti ciellement le système féodal, qu’il fallait
éliminer les barrières entre les efs qui entravaient le
commerce et renoncer à la politique de fermeture du
shôgunat. Il était persuadé que la forte conscience de ses
origines familiales ainsi que le mépris qu’a chaient
certains à l’encontre des femmes (danson johi) relevaient
d’idéologies rétrogrades qui enfermaient le pays dans
l’impasse. Mais Sakamoto Ryôma se t aussi l’avocat
d’un programme en huit points aux origines du Serment
des cinq articles prononcé par l’empereur en 1868. Dans
ce texte, Sakamoto Ryôma propose pour le Japon un
système bicaméral doté d’une Chambre haute et d’une
58
Chambre basse . Dans le Serment des cinq articles, il
est explicitement écrit que le gouvernement devra
« tenir compte de l’opinion publique ». Formule vague,
on le concède, mais pourtant révolutionnaire dans le
59
contexte .
Le principe du gouvernement par délibération
publique fut adopté par le nouveau régime en 1868.
Mais les nouveaux dirigeants n’avaient pas cette
« culture du débat ». Plusieurs institutions éphémères se
succédèrent : un Conseil délibératif avec deux conseils,
celui d’en haut et celui d’en bas, fut supprimé après
quatre mois d’existence. On mit en place une Assemblée
des délibérations publiques (kôgisho) remplacée dès
1869 par une Chambre des réunions (shûgiin) absorbée à
60
son tour par une Chambre de gauche (sa’in) . Ces
institutions nouvelles furent très vite vidées de leur
contenu par les nouveaux dirigeants, Ôkubo Toshimichi
en tête. Pourtant, tous n’étaient pas de cet avis. En
1872, Kido Takayoshi, qui avait autrefois organisé
l’armée de la principauté de Chôshû qui constitua le
cœur même de l’armée impériale victorieuse des forces
shôgunales, pouvait écrire alors qu’il était en voyage en
Occident avec la mission Iwakura : « Il est grand temps
61
maintenant d’avoir une loi fondamentale solide », en
clair une Constitution.
Dès le milieu des années 1870, le débat politique
opposa de fait deux conceptions de la modernisation du
pays. Ceux qui prônaient le développement des
prérogatives de l’État (kokken), notamment dans le cadre
de la di cile question de la renégociation des traités
inégaux. Ils défendaient une forme de souverainisme
dont Maruyama Masao disait qu’il constituait « une
manifestation de l’instinct de survie que montre
nécessairement et par ré exe un corps politique lorsqu’il
fait face à une crise extérieure 62 ». Pour eux, l’État
devait se montrer ferme face aux Occidentaux (la
tradition xénophobe…) et bâtir au plus vite une armée
forte. Pour constituer cette armée, il fallait importer les
technologies de l’Occident sans pour autant
s’embarrasser de ses idées (wakon yôsai, « esprit
japonais, technique occidentale »). Et puis il y avait ceux
qui pensaient que la marche en avant du pays ne
pouvait faire l’économie d’une extension des
prérogatives du peuple (minken), ces dernières passant
par la liberté et la mise en place d’un régime
d’assemblées. Mais les deux courants apparurent de
manière simultanée et pas toujours contradictoire.
Nombreux furent en e et ceux qui pensaient qu’il était
nécessaire d’a rmer les droits de l’État face aux
étrangers et les droits du peuple à l’intérieur.
Pour la faction dominante incarnée par la politique
d’Ôkubo Toshimichi, il était urgent de renforcer les
pouvoirs de l’État de manière à accélérer les réformes et
l’industrialisation pour faire progresser le pays à marche
forcée vers la puissance économique et militaire, seul
moyen d’imposer aux étrangers la renégociation des
traités inégaux et de repousser toute tentative
63
occidentale d’invasion ou de colonisation . Toutes les
énergies du pays devaient être mobilisées en vue de cet
objectif qui subordonnait le reste. Persuadés d’avoir
mieux compris que les autres où étaient les véritables
intérêts du pays, ils adoptèrent une démarche autoritaire
qui négligeait la manifestation de toute opposition. La
construction d’un État centralisé moderne capable
d’industrialiser le pays et de développer un système
scolaire e cace passait par la création d’un système
politique despotique à la prussienne. Bismarck fut de
tous les chefs d’État occidentaux celui qui avait le plus
impressionné les membres de la mission Iwakura, et
Fukuzawa Yukichi lui-même paraphrasa le cynique
chancelier du Reich quand il écrivit en 1878 à propos de
la politique étrangère : « Quelques canons pèsent plus
qu’une centaine de traités de droit international et une
bonne caisse de munitions vaut mieux que tous les
64
traités d’amitié . » Pour certains historiens marxistes
du milieu du XXe siècle comme Tôyama Shigeki, l’État de
Meiji correspondait à une nouvelle forme de despotisme
65
éclairé plutôt qu’à un État capitaliste moderne .
Face au gouvernement de plus en plus autoritaire qui
professait l’importance des pouvoirs ou des droits de
l’État, un courant émergea dans ce que l’on pourrait déjà
appeler une société civile qui évoquait l’importance des
droits du peuple (minken). Ce courant prenait à partie le
gouvernement qui refusait de débattre, d’entendre, et
qui dirigeait le pays de manière de moins en moins
consensuelle. La liberté et les droits du peuple étaient
invoqués comme une nécessité consubstantielle à la
marche vers la civilisation et le progrès. Le Mouvement
pour la liberté et les droits du peuple était bien en
résonance avec le mouvement intellectuel pour
l’adoption des Lumières. Mais la nouveauté, c’était que
plusieurs anciens dirigeants de Meiji se rent les porte-
parole de ce courant de pensée qui, peu à peu, devint la
source d’une agitation générale. Yasumaru Yoshio
évoque à ce propos un « élargissement de l’espace
politique 66 » qu’il comprend à la fois comme la création
d’institutions encore modestes de participation à la vie
politique, ce qu’étaient notamment les assemblées
départementales, et comme un débat de fond. Ce
courant revendiqua la culture politique comme un des
éléments de la civilisation. Le débat politique entra de
plain-pied dans la société japonaise, donnant ainsi la
preuve de la maturité grandissante d’une opinion
publique.
Il faut rappeler ici que, dans les dernières années du
shôgunat, la censure avait dans les faits pratiquement
disparu. Et, dès les premières années de Meiji, on put
voir une prolifération d’écrits, de prises de parole, de
déclarations, à peine réglementés. Après des siècles de
dictature Tokugawa, la liberté d’expression était là,
réelle, palpable dans les articles des journaux et les
divers libelles. Les années 1866-1873 furent sans doute
67
un grand moment de liberté pour la société japonaise .
Certains journaux devinrent d’ailleurs les véritables
porte-voix de la « civilisation » par leur attitude critique
vis-à-vis des pouvoirs mais aussi parce qu’ils apportaient
68
des nouvelles de l’étranger . Ils contribuèrent à
produire ce « temps partagé », ce sens de la simultanéité
temporelle dont Benedict Anderson nous rappelle à quel
point il est nécessaire à la création de cette communauté
imaginaire qu’est la nation. Produits de la di usion
rapide dans les imprimeries des caractères mobiles en
bois vite remplacés par des caractères mobiles en plomb,
les premiers quotidiens naquirent au début des années
1870 et contribuèrent à di user les opinions dans leurs
colonnes. Fukuchi Ôchi publia, en 1874 le premier
éditorial politique dans le Tokyo Nichinichi shinbun, et le
Chôya shinbun pouvait écrire en mars 1879 :
Le Japon est un pays qui ne connut pendant des centaines d’années
rien d’autre que l’autocratie du côté des dirigeants et la soumission
aveugle du côté du peuple. Que dix années à peine après la toute-
puissance de ce système despotique, les habitants puissent jouir d’une
représentation populaire dans chaque district peut paraître étrange ; et
pourtant tels sont les e ets de l’esprit de progrès que si des hommes de
pouvoir cherchaient à s’y opposer, ce serait comme vouloir arrêter les
ots avec quelques grains de sable. Ce serait tout simplement
69
impossible .

Inoue Kowashi (1843-1895), l’un des futurs


rédacteurs de la Constitution impériale, regrettait pour
sa part en 1880 que la presse, qui aurait dû « guider
tous ceux qui ne sont plus des enfants », ne fasse
qu’« agiter l’âme du peuple » et ne soit devenue qu’« un
70
instrument qui empêche toute tranquillité sociale ». La
presse et les réunions publiques dans lesquelles des
orateurs prenaient la parole constituèrent sans doute des
éléments centraux de la di usion d’une pensée en faveur
des droits du peuple. Tous n’appréciaient pas. Le
journaliste conservateur Fukuchi Ôchi le dit à sa
manière dans ses Mémoires : « Je savais que des
réformes politiques trop brutales ne sauraient faire le
bonheur de la population. Et je savais que le mot
71
“liberté” avait le pouvoir d’entraîner la violence .»
En fait, le système fonctionnait mal, car les dirigeants
n’avaient pas en tête la constitution d’un régime
consensuel, notion encore étrangère à leurs pratiques
politiques. Du coup éclata vers 1873-1874 une première
crise, qui se traduisit par la démission de certains
ministres comme Saigô Takamori, Etô Shimpei ou
Itagaki Taisuke. On a vu ce qu’il était advenu des deux
premiers, morts dans des tentatives de révolte armée.
Itagaki Taisuke, lui, était originaire de Tosa. Après avoir
démissionné, il fut l’inspirateur, en janvier 1874, d’un
manifeste pour l’établissement d’une représentation élue
du peuple :
Nous sommes persuadés que le niveau de progrès atteint par notre
pays est su sant pour la mise en place d’une telle assemblée. Nous
sommes mus par le désir de voir, grâce à cette assemblée, les
discussions publiques se développer par le pays, les vérités
communément admises de par le monde et les droits du peuple être
respectés, et ainsi notre pays se portera bien. Ainsi, ceux qui sont en
haut et ceux qui sont en bas se connaîtront et se comprendront mieux,
le souverain et le peuple s’aimeront mutuellement d’autant. Notre
empire sera ainsi mieux soutenu et se développera d’autant. Et la paix
72
et le bonheur seront assurés pour tous .

Itagaki dénonçait la monopolisation du pouvoir par


les hauts fonctionnaires, revendiquait le droit pour les
contribuables de discuter du montant de l’impôt qu’ils
versaient à l’État par le biais de leurs représentants, et
demandait l’instauration d’une Assemblée élue, seule
institution capable de rétablir les liens entre la
bureaucratie et le peuple. Il penchait en faveur d’un
su rage censitaire qui n’octroierait le pouvoir de décider
qu’aux anciens samouraïs, aux marchands et aux
paysans riches. Peu de temps après la présentation de ce
projet, Itagaki rassembla autour de lui dans l’ancien ef
de Tosa des personnalités favorables à ses idées et fonda
une association, la Risshisha (Association des gens
résolus). Il ne s’agissait à l’origine que d’une association
limitée aux anciens samouraïs de Tosa inquiets pour leur
avenir. Mais le texte du projet d’établissement d’une
Assemblée élue circulait dans de nombreux milieux à
travers le pays et des sociétés patriotiques naquirent
puis se fédérèrent en 1875 en une Société des patriotes
(Aikokusha). Même si cette Société des patriotes
proclamait l’égalité des anciens ordres sociaux et le
rétablissement des « droits naturels de l’homme », elle
restait encore largement une fédération d’anciens
samouraïs. Des partisans de Saigô Takamori qui
participèrent à l’aventure militaire de 1877 en étaient
membres. Mais il est certain que les gens de Tosa et plus
particulièrement les petits samouraïs de ce ef jouèrent
un rôle central dans le développement de ces idées
nouvelles.
Les intellectuels partisans de l’ouverture et des
Lumières s’impliquèrent de leur côté dans le débat mais
de manière contradictoire. Personne ne s’opposait
frontalement à l’idée même d’une représentation élue du
peuple. Katô Hiroyuki, l’un des membres les plus actifs
de la Société de l’an VI, s’opposa pourtant aux
propositions développées par Itagaki et les ex-samouraïs
de Tosa. Il était d’accord avec le principe du
gouvernement par assemblées élues mais il pensait
— comme d’ailleurs la plupart des membres du
gouvernement Ôkubo — que c’était prématuré. Il fallait
plutôt, pensait-il, s’atteler au travail sur le long terme,
celui qui consiste à éduquer et di user la culture a n de
permettre au peuple de se donner des moyens de
jugement, et de mettre en place des assemblées
régionales qui permettront à leurs membres d’exercer
73
localement leur droit au débat . Tsuda Mamichi, au
contraire, proclama avec quelques autres que ce régime
d’assemblées, ce Parlement qu’il appelait de ses vœux,
était la condition même du développement d’une société
74
civilisée . Nakamura Masanao, qui apparut vite comme
l’un des penseurs du futur mouvement, écrivait de son
côté :
Nous devons accueillir favorablement tel un signe auspicieux les
récentes faveurs du public envers la mise en place d’un régime
d’assemblées élues par le peuple. Un tel régime, c’est certain,
contribuera à un renouveau de l’esprit public en rendant le pays au
peuple qui voudra ainsi le protéger, changera l’attitude de ceux qui s’en
remettent aux fonctionnaires du gouvernement, réduira ces
comportements d’esclaves perceptibles tous les jours, permettra aux
gens talentueux de se manifester partout et de mettre n au
recrutement de l’élite au sein d’un seul et même milieu 75.
Sous la pression, sentant l’impasse dans laquelle le
gouvernement s’engageait, Ôkubo Toshimichi fut
contraint d’accepter que le pays s’oriente vers une
séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif,
qu’un gouvernement constitutionnel soit
progressivement établi. Un conseil des Anciens
(Genrô’in) fut créé, avec pour vocation l’établissement
d’un pouvoir législatif, et une Haute Cour de Justice
(Dai shin’in) fut instituée, chargée de veiller à
l’indépendance du pouvoir judiciaire. On proclama dans
la foulée un décret impérial « pour la mise en place
progressive d’un pouvoir législatif ».
Or, dans le même temps, Ôkubo Toshimichi t
prendre par le gouvernement toute une série de
dispositions répressives qui, pour la première fois,
venaient limiter de manière drastique cette liberté
d’expression naissante. Un décret sur la di amation
entrava le droit d’expression journalistique tandis que
des règlements de police sur la presse mettaient la
pression sur les nouveaux organes d’information.
Plusieurs ministres libéraux démissionnèrent. Fukuzawa
Yukichi s’insurgea. Un journaliste, Suheiro Tetchô,
expliqua qu’avec ces nouvelles dispositions il avait
l’impression d’être « comme un oiseau pris en cage, un
76
cheval sauvage soudain enfermé dans un box ». Les
condamnations, parfois assorties de peines de prison, se
mirent à tomber.
La situation globale se tendait. Kido Takayoshi nota
en 1876 : « Maintenant, paysans, marchands et anciens
guerriers, toute la nation est mécontente et on s’attend à
77
des troubles . » Écrasés par la réforme de l’impôt, les
paysans s’agitaient de manière sporadique sans véritable
projet politique. Des soulèvements éclatèrent à Ise et
dans la région de Nagoya notamment. On parlait de
centaines de milliers de personnes impliquées dans les
troubles de ce qui fut peut-être la plus grande révolte
populaire de l’histoire japonaise. On t appel à la
troupe. La répression t une trentaine de victimes et le
gouvernement céda partiellement en baissant d’un demi-
point le taux de la taxe foncière. Certains samouraïs
passèrent à l’action, on a vu dans quelles conditions. En
1878, Ôkubo Toshimichi fut assassiné par des ex-
samouraïs d’Ishikawa, un ancien ef situé sur la mer du
Japon. Ils admiraient Saigô Takamori. Que reprochaient-
ils donc à Ôkubo ? D’« avoir fait de l’État sa chose
78
privée ». Quoi qu’il en soit, sa mort violente fut
accueillie dans une relative indi érence. Dans les bains
publics de Tokyo, des femmes se permettaient de
regretter le bon vieux temps des seigneurs Tokugawa en
79
espérant leur retour . Quelques mois après l’assassinat
d’Ôkubo, des soldats, entraînés par certains de leurs
camarades, se mutinèrent, tuèrent leurs o ciers et
allèrent même jusqu’à tirer au canon sur la résidence du
80
ministre des Finances, à deux pas du palais impérial !
Mais désormais ce n’était ni la menace de nouvelles
révoltes paysannes, ni celle d’actions armées menées par
des samouraïs qui a olaient le gouvernement mais celle
de l’agitation politique. Un vrai débat public s’engagea.
Il ne portait sur rien de moins que la Constitution elle-
même. Désormais deux logiques étaient à l’œuvre, la
logique de l’État puissant et celle du peuple disposant de
ses droits. L’opinion s’empara de la parole et inventa ce
que les historiens nomment le Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple (Jiyû minken undô).
UNE FLORAISON D’ASSOCIATIONS

Ce vaste mouvement débuta en fait comme un


mouvement pour l’étude, un mouvement de
vulgarisation des nouvelles connaissances. Une activité
inhabituelle saisit les campagnes à la n des années
1870. Pour faire reculer les coutumes et la routine, et
pour changer ce gouvernement autoritaire, les partisans
des droits du peuple sentaient nécessaire d’acquérir des
connaissances nouvelles, mais aussi de penser
di éremment. Dans tout le pays, apparurent de ces
associations : on en dénombre plus de deux mille au
81
cours de la période 1874-1884 . Rien que dans le
Kantô, on en compte plus de trois cents, au moins cent
vingt dans le Tôhoku, plusieurs centaines dans l’ouest du
pays. À Tokyo, on en identi e cent cinquante et une,
parmi lesquelles une quarantaine avaient pour vocation
d’« informer » et furent souvent à l’origine de la
82
naissance d’organes de presse .
Ces sociétés tenaient chaque mois plusieurs réunions
ouvertes et par l’intermédiaire de meetings, de débats
contradictoires, de lectures publiques, elles ont
contribué à la di usion d’un fervent mouvement
d’études. C’est ainsi qu’invités par ces associations, des
intellectuels des grandes villes, souvent des journalistes,
sillonnaient ces localités à cheval ou en pousse-pousse,
parfois à pied, et parlaient dans le cadre de conférences,
se livrant ainsi à de véritables tournées de propagande.
Habillés de capes noires et de chapeaux à larges bords
dans la tradition des ikki d’autrefois, ils donnaient à
83
leurs interventions un tour un peu théâtral . Certains
étaient infatigables : Ueki Emori aurait dirigé plus de
cinq cents de ces réunions en quelques années. D’autres
allèrent même jusqu’à s’organiser en associations —
c’est le cas de l’Ômeisha fondée, entre autres, par
l’économiste libéral Taguchi Ukichi ou le fonctionnaire
du ministère de la Justice Numa Morikazu, qui compta
jusqu’à une centaine de membres — dont l’objectif était
précisément de di user dans les campagnes la pensée
des Lumières et d’enseigner les fondements principiels
du droit moderne. Les réunions — l’Ômeisha par
exemple en tint quatre cent quatre-vingt-dix dans le
Kantô entre 1880 et 1884 — se tenaient dans des
bâtiments publics (écoles, sanctuaires, temples…) ou
privés (hangars à vers à soie, entrepôts…), là où la foule
84
pouvait se rassembler . Certaines de ces associations
ont laissé localement leur nom, comme l’académie du
Mutsu oriental (Tôô gijuku) basée à Hirosaki, la société
« à la recherche de soi-même » (Kyûgasha) de Morioka,
la société « qui éclaire Ishikawa » (Sekiyôsha) à
Ishikawa dans le département de Fukushima,
l’association de conférences et débats pour l’étude
(Gakugei kôdankai) d’Itsukaichi à Musashi, ou encore la
société pour l’étude pratique (Jitsugakusha) de Kogawa
à Kii, etc. L’académie du Mutsu oriental, composée pour
l’essentiel d’anciens samouraïs, avait été fondée avec
l’appui de l’ancien ef seigneurial et, dans les
orientations générales qui présidèrent à sa fondation, on
peut lire : « Notre association a pour objectif principal
d’une part la sécurité de l’empire japonais par
l’extension de l’autorité de l’État (kokken) et d’autre part
l’élargissement des droits du peuple (minken) pour
85
garantir à tous la vie et la prospérité . » Cette
association regroupait localement des anciens samouraïs
en faisant jouer les sociabilités guerrières. Ainsi se
retrouvaient les anciens élèves de l’école du ef où
avaient été « scolarisés » les enfants de samouraïs. Ces
associations jouaient aussi un rôle d’entraide pour les
anciens guerriers qui connaissaient des di cultés
nancières, suite aux réformes antiféodales.
D’autres associations nées plus tardivement après
1877-1878, comme la Dôshûsha d’Ibaragi, la Jiritsusha
de Niigata ou la Sekiyôsha d’Ishikawa, avaient
clairement pour objectif « la liberté », et furent créées
par des gens venus d’horizons sociaux plus divers. Dans
les statuts de la Sekiyôsha, on peut lire : « Quiconque est
autorisé à faire partie de l’association quelle que soit sa
fortune. Les nouveaux membres auront les mêmes droits
que les autres, ils ne seront ni trop estimés ni trop
86
méprisés . » Le principe de l’égalité est donc central.
Parmi les textes étudiés dans le cadre de l’association,
on trouve Du contrat social de Rousseau, Les Principes de
la liberté de Mill, le Discours sur l’égalité des droits de
Spencer. Les paysans les plus riches assuraient par des
dons l’entretien du local d’études. Il s’agissait là
d’associations ouvertes qui accueillaient volontiers des
personnes d’autres départements comme dans le cas de
la Gakugei kôdankai d’Itsuka’ichi. Cette dernière se
présentait comme une association pour l’organisation de
conférences et de débats (elle en organisait trois par
mois !) mais, d’une certaine façon, elle était assez
typique du mouvement, c’est-à-dire qu’elle était tout à la
fois un groupe politique et un groupe d’entraide. Les
leaders de cette association dont l’un assurait la fonction
d’adjoint au prêtre du sanctuaire shintô local lisaient
aussi bien les légendes des révoltés de l’ancien régime
comme celle de Sakura Sôgorô (Sakura Sôgorô shôden)
que L’Appel à l’étude de Fukuzawa Yukichi ou la
traduction, comme on l’a vu, par Nakae Chômin du
87
Contrat social de Rousseau . L’association en question
avait été fondée par le maire du bourg local et comptait
aussi parmi ses participants les plus ardents un moine
bouddhiste, le directeur de l’école, le médecin, plusieurs
propriétaires fonciers et même des petits paysans.
Certains d’entre eux étaient membres du parti de la
88
Liberté .
Les activités de ces associations étaient en e et assez
multiples. La Dôshûsha d’Ibaragi, par exemple, avait été
fondée à l’instigation d’un petit transporteur. Elle
rassemblait plus de trois cents membres et organisait
débats et conférences. Mais elle avait aussi mis en place
un dispensaire de soins où l’on accueillait tous les
habitants de la région. De même, la Sôaisha, installée
dans le district d’Aikô dans le département de
Kanagawa, s’était constituée d’abord comme association
agronomique pour développer les nouvelles techniques
agricoles et avait évolué en association pour les droits
du peuple et la liberté. Une autre association à
Yamagata promouvait les droits du peuple et… la
culture du safran. Une autre à Shizuoka favorisait la
création d’entreprises, la production du thé, l’élevage du
ver à soie, le transport par bateau… et la création d’un
Parlement. Les conférences se succédaient, vantant les
pro ts à tirer de la plantation de mûriers et de la récolte
des cocons… ou les avantages d’un gouvernement
constitutionnel ! Une association d’Okayama fondée
autour d’objectifs de type agricole se mua en
organisation d’entraide mutuelle lors des grandes
inondations de 1880. D’autres fondèrent des sociétés de
lecture et des bibliothèques. À Sendai apparut ainsi une
association de mal-voyants pour la liberté qui se
transforma en un parti des Aveugles (môjintô) (!), qui,
par la suite, essaima dans tout le nord-est du Japon,
posa pour la première fois la question du handicap
comme question sociale, et fut à l’origine de l’hôpital de
Sendai pour les mal voyants et d’une société pour les
89
soins aux aveugles .
À l’origine, les acteurs principaux du mouvement
étaient des ex-samouraïs relégués dans l’opposition et
partisans des droits du peuple, ainsi que de jeunes
fonctionnaires gagnés à l’ouverture et aux Lumières.
Mais, vers 1880, la paysannerie souvent menée par les
notables de village entra en scène à son tour. La
mobilisation fut particulièrement forte dans le nord du
Kantô, dans les départements d’Ibaragi, de Saitama, de
Fukushima. Des associations furent créées « pour la
liberté et les droits du peuple » et, en s’appuyant sur les
nouvelles sociabilités issues de ces associations, furent à
l’origine d’un mouvement d’une grande richesse de
contenu.
Arai Katsuhiro a pu montrer que les termes « liberté »
(jiyû), « autonomie » (jishu), « indépendance » (jiritsu)
étaient ceux qui revenaient le plus dans le nom même
que se donnèrent ces associations, or, en japonais, ils
commencent tous par le sinogramme ji, que l’on peut
traduire par « auto- » ou « par soi-même », comme si la
population ordinaire, privée sous les Tokugawa de tout
moyen d’expression autonome, revendiquait d’être le
sujet de la politique. Les autres mots qui reviennent
dans l’intitulé de ces associations sont édi ants : on
retrouve en grand nombre le sinogramme ken qui
évoque la notion de droit, les termes kai ou shin,
associés au concept de développement ou de progrès ;
en n celui de yû qui renvoie à la notion de solidarité,
voire de fraternité. Ainsi liberté, autonomie, droits,
égalité, progrès forment-ils les éléments centraux d’un
métalangage compris de tous. Ceci est d’autant plus
étonnant que ces mots renvoient souvent à des « mots de
traduction » forgés par les vulgarisateurs des Lumières à
peine quelques années auparavant. On mesure en cela le
succès de leur action.
Mais un autre vocabulaire émerge aussi dans les
noms que se donnent ces associations ou dans les textes
qu’elles produisent. On y retrouve des concepts sortis
tout droit de la culture chinoise confucianiste, comme
cette Keisetsusha (Société de la neige et de la luciole),
qui renvoie à l’e ort di cile de l’étude « à la pâle
lumière » que ré échit la neige ou qu’éclaire le ver
luisant… ou cette Hajinsha (Société pour s’améliorer par
la bienveillance), qui revendique une émulation par des
principes moraux compris de tous ou, sur un mode plus
léger, cette Sawakai, dont l’objectif est de « discuter en
buvant du thé ». Ces sociétés sont tout aussi nombreuses
que les précédentes et ne sauraient être passées sous
90
silence . Elles évoquent des expressions euries issues
du vocabulaire littéraire chinois que les habitants
comprenaient et avaient assimilé, mais ceci ne les
empêche pas de revendiquer plus de liberté ou de droits.
De même, la grande majorité d’entre elles s’approprient
le sinogramme sha qui signi e « société » ou
« association » en japonais d’aujourd’hui. Mais Arai
Katsuhiro fait remarquer que ce même caractère sha
signi e aussi le sanctuaire shintô, le siège de la divinité
(yashiro), et désigne le « lieu sacré où se tiennent les
palabres de la communauté villageoise », c’est-à-dire
l’association locale des habitants. Ces sociétés
« modernes » s’inspiraient donc des anciennes pratiques
associatives et, dans la mentalité des habitants des
années 1880, la confusion était possible, et même
91
probable .
Ainsi, partout dans le Japon, furent créées de
nouvelles formes associatives très vivantes et tournées
vers les préoccupations réelles des populations. On a pu
parler du tournant des années 1880 comme du grand
moment des associations. Les gens issus des classes
moyennes de province se retrouvaient en masse dans ces
« clubs » qui tantôt évoquaient les améliorations
techniques à apporter à telle ou telle pratique agricole,
tantôt apportaient une aide substantielle aux
populations locales, tantôt s’emparaient du débat
politique. En naissant de manière purement spontanée et
en transcendant les clivages de la société d’autrefois,
permettant aux habitants, sans distinction de statut ou
de niveau de richesse et d’éducation, de se retrouver en
fonction de leurs a nités politiques, ces associations
s’inscrivaient évidemment dans ce grand mouvement qui
portait la modernisation du pays. Elles constituèrent un
premier pas vers la naissance de partis politiques.
LE POUVOIR VACILLE

Regardez là, cette sou rance épouvantable,


Ce fut celle qu’endura Rousseau en prison [sic]
Pourquoi, pour qui ? Pour la liberté !
Autrefois la bannière déchirée des gueux,
C’était celle de ceux qui se battaient pour l’indépendance en Amérique
Ici s’il ne pleut pas du sang, jamais nous n’aurons la liberté.
Tel était l’un des chants héroïques, composé vers
1880 par les militants du Mouvement pour la liberté et
les droits du peuple, qui fut repris en chœur dans
di érents cortèges et réunions. Curieux mélange de
romantisme misérabiliste et d’internationalisme. Le
mouvement en tout cas s’inscrit, et c’est nouveau, dans
une culture mondiale. Les traducteurs des ouvrages
occidentaux ont réussi à faire passer cette idée que la
lutte pour la liberté est une lutte commune à tous les
92
peuples du monde .
L’objectif du mouvement, c’était la poursuite de la
révolution de Meiji. Avec, en premier lieu, « l’ouverture
d’une représentation nationale ». Mais, d’autres
revendications vinrent se mêler à l’exigence de la
participation du peuple à la vie politique (et d’abord la
reconnaissance de l’existence de partis) : la baisse des
taxes foncières ainsi que la révision des traités
« humiliants ». Régime constitutionnel, réforme agraire
et indépendance nationale ne sont-ils pas les objectifs de
la plupart des révolutions bourgeoises des XVIIIe et
XIXe siècles ?
À partir de 1879-1881, le débat politique prit
nettement le pas sur les autres activités associatives.
Ainsi, un membre d’une association qui regroupait les
habitants des villages autour de Chiba, lança
spontanément un manifeste « en faveur de l’ouverture
d’un Parlement » dans lequel il dénonçait l’échec de
l’oligarchie à instituer un gouvernement représentatif, et
il envoya ses propositions aux délégués de l’assemblée
préfectorale, ainsi qu’à tous les citoyens. Le Chôya
shinbun publia son appel et le relaya : il n’y eut pas
moins de trois cents réponses ! L’idée que le peuple
devait participer à l’élaboration collective de la
Constitution se répandit comme une traînée de poudre.
Le Tokyo Yokohama Mainichi Shinbun, qui avait été
racheté en 1879 par un intellectuel proche du courant
des Lumières, devint une sorte de forum pour le
mouvement. Projets de Constitution et pétitions en
faveur d’un régime d’assemblée se multiplièrent à la
barbe d’un gouvernement pris de court. Plus de
soixante-dix projets de Constitution circulèrent de par le
pays tandis que le nombre de signataires de ces pétitions
comptait plusieurs centaines de milliers de personnes.
Près de Tama, dans l’actuelle banlieue de Tokyo, un
certain Chiba Takusaburô, qui était un lettré en rupture
de ban originaire de Sendai, s’installa comme instituteur
dans une région où les partisans des droits du peuple
étaient nombreux ; il y participa à la société d’études et
de débat d’Itsukaichi (Itsukaichi gakujitsu tôronkai) où
il se lança en 1881, avec d’autres, dans la rédaction
d’une Constitution inspirée par Henry Brougham,
connue sous le nom de « Constitution d’Itsukaichi ». Le
texte, accompagné d’une autobiographie détaillée, fut
découvert en 1968 par Irokawa Daikichi et ses étudiants
dans un grenier abandonné près d’Itsukaichi. L’auteur
faisait partie de ces samouraïs de rang inférieur très
cultivés qui, appartenant à d’anciens efs favorables au
régime shôgunal, furent vaincus et déclassés au
lendemain de Meiji. Il insistait sur l’État de droit, la
préservation des droits des citoyens et prévoyait
l’interdiction de l’ingérence du pouvoir étatique dans la
sphère des droits de l’individu. Pour légitimer son
propos, le texte utilisait le concept de « voie royale »
(ôdô) qui proclamait l’égalité de tous les hommes sous le
Ciel, et s’appuyait donc sur les Classiques chinois pour
93
se faire l’avocat d’une Constitution à l’anglaise ! Il
proclamait que si le monarque mourait, le peuple, lui,
ne mourrait jamais. De son côté, Oda Tametsuna (1839-
1901), qui fut plus tard élu député, rédigea en 1880 un
projet qui incluait le droit du peuple à faire abdiquer
94
l’empereur, voire à abolir la monarchie !
Le succès de ce mouvement de pétitions et de projets
constitutionnels tint en grande partie au soutien qu’il
reçut parmi l’élite villageoise, chefs de village,
propriétaires, artisans… Tout se passait comme si l’État
avait monopolisé le côté public des choses, obligeant
« le peuple » à se réfugier dans la sphère privée. Pour
changer pareille situation, les dirigeants du Mouvement
pour la liberté et les droits du peuple eurent l’intuition
qu’il fallait s’emparer de cette légitimité que renfermait
la notion de « débat public ».
Ueki Emori, l’un des dirigeants du mouvement, joua
un rôle important dans la di usion et l’explicitation de
ces concepts en publiant, en 1880, Minken jiyû ron (Essai
sur les droits du peuple et la liberté). Il s’adressait au
« peuple uni » :
Vous les paysans du Japon, vous les commerçants du Japon, vous
les artisans du Japon et vous tous, vous les anciens samouraïs, les
médecins, les patrons de navire, les transporteurs de denrées à cheval,
les chasseurs, les vendeurs de mochi, les nourrices et les gens issus du
nouveau peuple [les parias], vous possédez, tous que vous êtes, un
immense trésor… De quoi s’agit-il ? D’argent, d’or ou de pierres
précieuses ? De diamants ? Ou alors de jolies lles ? D’enfants doués et
talentueux ? Non pas. Il s’agit de votre droit à la liberté 95.

L’ouvrage, fait de phrases courtes, relève d’un


langage direct parlé : « Hé, vous tous, ne vous
comportez pas en esclaves. La liberté nous a été donnée
par le Ciel. Proclamons bien fort les droits du peuple et
96
la liberté ! » Face au despotisme, à l’oppression, à la
contrainte, Ueki Emori évoque la liberté,
l’indépendance, les droits et considère que l’État « n’a
jamais été créé par le gouvernement ou le souverain
mais bien par le peuple. La preuve en est que l’on a pu
voir par le passé des pays avec un peuple mais sans roi,
et que l’on n’a jamais vu des pays avec un roi mais sans
97
peuple ». Il est aussi le premier à proclamer que le
peuple est libre et autonome et que c’est le rôle de l’État
de garantir l’autonomie des individus : « Si l’État était
fondé sur l’autonomie, la liberté et une constitution, ce
serait son devoir de défendre bec et ongles la liberté et
l’autonomie du peuple 98. »
Dans un article de journal, il écrivit :
Qu’est-ce que l’État ? Il ne peut exister sans le peuple. Qu’est-ce que
la Constitution de l’État ? Elle ne peut être faite que pour le droit à la
liberté du peuple. Le peuple doit passer d’abord. L’État passe ensuite.
Les droits du peuple sont essentiels, la Constitution est faite pour cela.
99
Elle a pour objectif de construire un État pour protéger le peuple .

Originaire de Tosa, Ueki Emori était issu d’une


famille de modestes samouraïs. Après avoir entendu un
discours d’Itagaki Taisuke, il décida de se consacrer à la
politique et de partir pour Tokyo. Il lut les ouvrages de
Fukuzawa Yukichi et de Nishi Amane, assista aux
conférences de la Société de l’an VI et du collège de
Mita, et fréquenta la bibliothèque impériale. Sorte
d’autodidacte, il n’avait que vingt-trois ans quand il
rédigea son Essai sur les droits du peuple et la liberté. On
voit encore là l’in uence considérable des intellectuels
des Lumières sur la jeune génération. Emprisonné
quelques mois pour ses écrits subversifs — il a publié un
pamphlet intitulé Un gouvernement de singes (Enjin seifu)
—, il rédigea en 1881 des Propositions pour une
Constitution japonaise qui reprenait des passages des
di érents projets de Constitution rédigés par certaines
sociétés locales de l’ex- ef de Tosa. « L’État japonais ne
doit pas fabriquer des règles qui n’auraient pour objectif
100
que d’étou er les droits du peuple . » Ueki parlait en
faveur du fédéralisme contre le centralisme de l’État de
Meiji, évoquait la souveraineté populaire et les droits
101
fondamentaux du peuple . Surtout, il prônait toutes
les libertés, la liberté de pensée, de croyance, de parole,
de réunion, de circulation, ainsi que la liberté de
changer de travail, et même celle de modi er
volontairement sa nationalité. Il mit en avant aussi —
s’inspirant en cela de la Constitution française de 1793
— le droit de résistance, et même de rébellion. Il se
montra partisan du su rage universel et de l’abolition
de la torture et de la peine de mort 102. Il fut aussi l’un
des premiers, vers 1880, à suggérer une égalité de droits
entre les hommes et les femmes : « Hommes et femmes,
que je sache, font partie de la même espèce. Ils doivent
103
pouvoir béné cier de droits identiques .»
Vers 1880, nombreux furent les essayistes qui
s’exercèrent à rédiger des projets personnels de
Constitution mais celui d’Ueki fut certainement le plus
abouti en même temps que l’un des plus radicaux. Il
était évidemment à mille lieues de la Constitution de
1889 qui sera celle du Japon impérial. On retrouve dans
son œuvre, qui laisse transparaître un point de vue
optimiste, l’in uence directe de ses maîtres, les
vulgarisateurs des Lumières.
Face à pareil enthousiasme, le gouvernement ne sut
que répondre par la répression. Mais celle-ci ne su sait
pas. Les dirigeants du régime furent contraints
d’accélérer les préparatifs en vue de la mise en place
d’un système constitutionnel. En juillet 1881, la vente
dans des conditions scandaleuses des biens de l’État
dans le Hokkaidô à des personnalités proches du
pouvoir aggrava encore la crise politique. Un rapport
gouvernemental de l’époque indiquait : « La situation
politique est dans l’impasse et nous traversons la plus
grave crise politique depuis la naissance du régime
104
Meiji .»
Les mesures coercitives se succédaient : interdiction
aux fonctionnaires de prendre la parole en public pour
tenir des propos politiques, y compris aux soldats,
policiers, enseignants et même aux étudiants ; mise en
place d’un système d’autorisation préalable pour les
réunions ; surveillance policière, création d’un corps de
gendarmerie, la kenpeitai, et de préfectures de police,
etc. En 1881, par cent trente et une fois fut décrétée la
dissolution complète d’associations organisant des
meetings politiques franchement oppositionnels tandis
que plus de quarante réunions publiques furent
interdites. En 1882, la répression fut encore plus dure.
Journaux suspendus ou interdits, journalistes arrêtés et
jetés en prison quelques semaines ou quelques mois
pour propos subversifs…
Mais le gouvernement ne pouvait réduire l’ardeur des
militants pour la liberté et les droits du peuple par la
seule répression. Dans les réunions publiques, la
dénonciation de la bureaucratie et de ses sbires armés
déclenchait à coup sûr des tonnerres
d’applaudissements. Le public était réactif, faisant corps
avec l’orateur. On rapporta d’innombrables cas où des
policiers en civil, cherchant à interdire une réunion,
déclenchèrent la colère et les chants des centaines de
participants, y compris les personnes les plus modestes,
fascinées par les discours des orateurs ridiculisant les
105
pandores . Les fonctionnaires de police, à qui était
laissée sur place la décision d’intervenir pour empêcher
la réunion, étaient d’ailleurs accusés d’être incultes,
incompétents, irresponsables et certains militants
réclamèrent que le pouvoir policier comme le pouvoir
judiciaire fût désormais indépendant du pouvoir
106
politique . Parfois, pour échapper à la répression, le
mouvement organisait des manifestations à caractère
ludique : les participants rassemblés dans l’enceinte d’un
sanctuaire ou sur les berges d’une rivière étaient divisés
en deux équipes, les rouges pour les droits du peuple et
les blancs pour les droits de l’État, et chaque camp
devait s’emparer du fanion de l’équipe adverse 107.
Les passions politiques entraînèrent des milliers de
jeunes gens jusqu’au n fond de chaque village. Un
membre de l’Association pour la fraternité nationale
raconta comment il participa à un meeting à Fuda (près
de Chôfu) devant deux cents personnes. Les discussions
continuèrent longtemps après son intervention : Est-ce
au peuple de rédiger la Constitution, et quelle
Constitution ? Le mouvement se présentait « comme de
l’eau jaillissant d’un tuyau », selon une expression
108
couramment utilisée alors par les orateurs . Pour la
première fois dans l’histoire du Japon, apparut une
organisation populaire uni ée en une fédération pour la
mise en place d’une représentation nationale (kokkai
kisei dômei), soutenue par la Société des patriotes
(Aikokusha). Fondée en 1875, reconstituée en 1878 sur
des bases plus larges, la Société des patriotes fut à
l’origine de la pétition qui réclamait l’instauration d’une
Constitution. L’Association en faveur d’un Parlement
regroupa de son côté le peuple des campagnes qui
restait parfois mé ant à l’égard des anciens samouraïs
du ef de Tosa dont tout le monde constatait qu’ils
cherchaient à garder la direction du mouvement. On
passait par-dessus le gouvernement jugé inapte à
comprendre les revendications populaires et on écrivait
directement à l’empereur, le suppliant de répondre aux
doléances de son peuple. Un représentant du
département d’Akita écrivit en 1880 dans une adresse :
« Pourquoi réprime-t-on l’espoir ardent du peuple ? La
pensée est souveraine alors que l’on nous traite en
esclaves. » Et il concluait que l’on pouvait bien réprimer,
109
on n’interdirait pas au peuple de penser .
La Société des patriotes se fondit nalement, en
1881, dans le Jiyûtô, ou parti de la Liberté, dont Itagaki
Taisuke était le principal leader. La liberté devint le mot
d’ordre central. Dix ans plus tôt, le mot lui-même
n’existait pas. Maintenant, il était partout. « La liberté
ou la mort ! » Tel était le cri de ralliement des jeunes
militants du mouvement et pas seulement cette fois des
jeunes ex-samouraïs. Et Ueki Emori renchérissait : « Le
bonheur et la paix sont impossibles sans liberté… La
110
liberté ne nous a-t-elle pas été donnée par le Ciel ?»
Le mot devint à la mode : on nomma tel bain public
« bain de la liberté », tel remède « médicament de la
liberté », telle auberge « auberge de la liberté ». Certains
toponymes portent d’ailleurs encore les traces de cet
engouement, tel Jiyû-ga-oka (Colline de la liberté),
aujourd’hui un quartier chic de Tokyo.
Il existait bien, dans le Japon des années 1870, des
centaines de « partis », mais il s’agissait d’associations
purement locales. Le parti de la Liberté devint la
première organisation politique à vocation nationale. En
ce sens, c’est bien le premier parti politique dans
l’histoire du Japon. Il avait pour objectif « l’extension
des libertés, la préservation des droits, la recherche du
111
bonheur et l’amélioration de la société ». Il disposait,
à sa création, de près de cent cinquante sections locales,
de dirigeants élus dans les assemblées locales, d’une
plateforme politique, d’un secrétariat permanent,
d’adhérents, et même de journaux, Jiyû no tomoshibi (La
lumière de la liberté), Jiyû shinbun (La liberté). Ce
dernier organe de presse fut fondé en juin 1882 et
comptait comme éditorialistes des plumes célèbres tels
l’économiste libéral Taguchi Ukichi ou l’intellectuel
rousseauiste Nakae Chômin. Dans un discours prononcé
en 1882, Itagaki Taisuke expliquait : « L’objectif de
notre parti est d’instituer une forme de gouvernement
où le peuple pourrait s’exprimer dans les a aires
publiques. L’opinion publique est l’axe autour duquel le
112
gouvernement devrait régler les a aires politiques . »
Pourtant les postes dirigeants dans le parti restaient
l’apanage des ex-samouraïs de Tosa.
La tension politique était de plus en plus vive et, en
décembre 1882, Iwakura Tomomi, celui qui, une dizaine
d’années plus tôt, avait conduit la fameuse ambassade
qui porta son nom, t part de sa nervosité : « La
situation actuelle est assez semblable à celle de la
France à la veille de la Révolution. Le gouvernement ne
peut compter que sur l’armée et la marine dans la
mesure où elles sont unies et sur une poignée d’hommes
du peuple, mais si la situation devait évoluer, nous
n’avons aucune certitude et les appelés et les soldats
113
pourraient bien retourner leurs armes . » Au sommet
de l’État, réunions et conciliabules se succédaient pour
trouver un moyen de calmer l’e ervescence populaire.
Sollicités, les ministres rent part les uns après les
autres de leur hostilité à toute tentative de mise en place
d’un régime d’assemblées. Ôkuma Shigenobu (1838-
1922) fut le seul, en mars 1881, à se prononcer en
faveur d’un régime de type britannique et se montra
partisan de l’installation immédiate d’une assemblée
parlementaire, ce qui lui valut d’être expulsé du
gouvernement peu après.
Désormais devenu l’un des ténors de l’opposition
pour quelques années, Ôkuma fonda à son tour, en
1882, un parti politique, le parti de la Constitution et du
Progrès, qui incarnait l’aile modérée et urbaine du
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple.
Ôkuma prônait la réforme politique et le progrès qui
devaient être obtenus par « des moyens sensés et
appropriés, étape par étape ». Il s’opposait à
« Rousseau » et à tous ceux qui voudraient « rejouer le
114
drame violent des Jacobins ». Il incarnait la tendance
modérée d’un mouvement multiforme et obtint le
soutien d’une partie des industriels, notamment celui de
l’entreprise Mitsubishi qui n’avait pas encore atteint, il
est vrai, l’importance économique qui sera la sienne plus
tard. Ôkuma Shigenobu adopta pour slogan de son
parti : « Souhaitons la prospérité de la maison impériale
et le bonheur du peuple. » Partisans d’Itagaki et
partisans d’Ôkuma étaient néanmoins d’accord pour
s’opposer au « despotisme gouvernemental des cliques
de Satsuma et Chôshû », et demandaient la réunion
rapide d’un Parlement ainsi que l’instauration d’un
système de cabinets ministériels responsables.
Sous la pression populaire, le gouvernement fut
néanmoins contraint, en octobre 1881, de faire
promettre par l’empereur Meiji la rédaction d’une
Constitution et la création d’un Parlement dans les dix
ans. Cette décision contribua sans aucun doute à
détacher du mouvement une partie de son aile modérée,
celle qui souhaitait une Constitution — quelle qu’elle
soit — et des élections. Itagaki Taisuke, le leader
incontesté mais non incontestable du parti de la Liberté,
adopta, dès l’été 1882, une attitude de plus en plus
ambiguë et opportuniste à l’égard des autorités. Sans
doute e rayé lui-même par l’ampleur prise par le
mouvement qu’il avait contribué à déclencher, et peut-
être par la tentative d’assassinat qu’il avait subie en
115
avril 1881 , il sembla se contenter de la promesse
o erte par le gouvernement. Sans doute poussé par son
second, le vice-président du parti, Gotô Shôjirô, Itagaki
abandonna le mouvement pour accepter une mission
116
semi-gouvernementale en Europe . Il quitta l’archipel
en novembre 1882 alors que l’agitation était à son
comble… Devant la « désertion » des chefs du parti de la
Liberté étant allés jouer les touristes en Europe,
l’admirateur de Gambetta, Baba Tatsui, tonna et,
écœuré, quitta l’organisation. Nakae Chômin
démissionna du journal du parti.
La rivalité ouverte après 1882 entre le parti de la
Liberté d’Itagaki Taisuke, dirigé par d’anciens samouraïs
du ef de Tosa et le parti de la Constitution et du
Progrès d’Ôkuma Shigenobu, rassemblant les nouvelles
élites modérées bourgeoises, constitua une aubaine pour
le pouvoir qui en pro ta pour accentuer la répression et
se lancer dans diverses provocations à l’encontre des
jeunes militants du mouvement parmi les plus radicaux.
Certains d’entre eux formèrent des courants au sein du
parti de la Liberté favorables à un renversement du
gouvernement par la force. Lors de l’a aire du mont
Kaba, en 1884, quelques dizaines de radicaux du parti
de la Liberté n’avaient-ils pas juré de « déclencher une
révolution pour mettre n à la tyrannie et instaurer un
117
régime constitutionnel » ? D’autres s’émancipèrent
du parti de la Liberté, tel Tarui Tôkichi qui fonda à
Shimabara, près de Nagasaki, en mai 1882, un parti
social de l’Orient (Tôyô shakaitô) (présenté parfois
comme le premier parti socialiste) qui prônait de suivre
« les règles de la morale », « le principe de l’égalité », et
dont l’objet était « le plus grand bonheur pour le plus
grand nombre ». Ce petit parti voulait notamment
organiser les paysans « pour rendre les terres à ceux qui
les cultivent ». Il fut dissous. Tarui t savoir alors qu’il
n’avait pas l’intention d’obéir aux injonctions du
ministère de l’Intérieur et fut nalement jeté en
118
prison .
Coincés entre l’aile radicale et un pouvoir répressif,
les courants principaux des partis politiques cherchèrent
à poursuivre le mouvement par les voies légales mais,
après 1884, les partis se dissolvèrent eux-mêmes les uns
après les autres. La majorité des notables qui appuyaient
le mouvement n’étaient guère portés à la violence et
voulaient aller au bout de leurs objectifs par des moyens
paci ques et légaux — tant que le gouvernement leur
laissait le droit légal de s’exprimer. Plusieurs incidents
éclatèrent à Akita ou à Takada, manifestement
déclenchés par des provocateurs payés par la police. Le
gouvernement s’engageait là dans une « stratégie de la
tension » aboutissant à de multiples arrestations.
La Constitution « octroyée » par l’empereur à son
peuple fut proclamée le 11 février 1889. Certes, l’État
japonais devint une monarchie constitutionnelle mais
c’était surtout le début du régime impérial, à l’origine de
bien des dérives ultérieures. De ce point de vue, le
mouvement se termina sur un échec. Il visait à
l’évidence un autre type d’État. Et pourtant, en 1890,
lors des premières élections parlementaires (au su rage
censitaire très restreint), les forces politiques organisées,
issues du mouvement, ra èrent plus de la moitié des
sièges…
Sur la question de la monarchie japonaise, les
dirigeants du mouvement surent toujours garder une
grande prudence. Le manifeste de 1874, qui évoqua
pour la première fois la réunion d’une assemblée élue,
restait ambigu sur le sort de l’empereur. Le pouvoir n’est
ni à l’empereur ni au peuple, y expliquait-on, mais a été
con squé par la bureaucratie qui s’est rendue autonome.
Comment concilier liberté et droits du peuple avec
l’existence de l’empereur ? Après la promesse faite en
1882 par le gouvernement de la mise en place « sous dix
ans » d’une Constitution et d’un Parlement, les débats au
sein du mouvement portèrent sur la nature de la
Constitution (autoritaire ? libérale ? radicale ?), mais
personne n’abordait de front le sujet de la monarchie en
tant que telle. Ueki Emori lui-même ne traita guère de
l’empereur mais professait, semble-t-il en privé, un
119
républicanisme appuyé . De ce point de vue, il était
très minoritaire. Dans la plupart des propositions
populaires de Constitution rédigées au cours de ces
années, on évoquait un système bicaméral sous l’autorité
d’un empereur qui serait un monarque constitutionnel
mais « dont la lignée remonte dans la nuit des
120
temps ».
De nombreux partisans du Mouvement pour la liberté
et les droits du peuple continuèrent à se servir de la
maison impériale pour dénoncer le gouvernement
despotique et la toute-puissance de l’administration. Et,
dans les réunions publiques, le peuple apprit vite à
distinguer le pays et le gouvernement, l’empereur et la
bureaucratie. On faisait des déclamations publiques de
la Charte des cinq articles de 1868, et l’on expliquait à
quel point l’empereur avait été trahi par le régime. Il
arrivait que l’on criât : « Vive l’empereur, vive la
liberté 121 ! » Dans une réunion en plein air tenue à
Miyazaki, les orateurs étaient entourés de drapeaux
japonais et, aux quatre coins du périmètre où se tenait
l’assistance, on avait planté des étendards sur lesquels
on pouvait lire les idéogrammes qui composent le mot
122
jiyû (liberté) . On déclarait que l’empereur était
fondamentalement l’ami du peuple. On cherchait
évidemment à élargir un coin entre la fonction impériale
et les dirigeants du pays. Le Mouvement pour la liberté
et les droits du peuple a sans doute ainsi joué un rôle
non négligeable pour implanter dans la nation l’amour
de son empereur.
Il est vrai que, dès qu’un orateur faisait un faux pas
sur la question impériale, la police procédait à son
interpellation. Ainsi en alla-t-il de Morita Umatarô qui,
lors d’une tournée impériale à Kochi, capitale de
l’ancien ef de Tosa, avait dit en public qu’un discours
d’Itagaki Taisuke donnerait plus de courage au peuple
que la venue du monarque. La police déclara aussitôt
illégale l’association qui avait organisé la réunion et
condamna l’orateur à quatre années de prison, cent yens
d’amende et une année sous liberté surveillée à sa sortie
123
de prison . Le caractère religieux et quasi tabou de la
personne impériale était déjà entré dans le dispositif
sécuritaire légal avant même que ne soit proclamée la
nouvelle Constitution.

ET LES FEMMES ?

Liberté et droits du peuple, certes, mais surtout pour


les hommes… Ce mouvement ne serait-il qu’un
mouvement purement masculin dans lequel les femmes
n’avaient pas vraiment leur place ? Sous l’in uence des
cultural studies anglo-saxonnes et des problématiques
liées aux gender studies, de nombreuses historiennes et
historiens se sont penchés, notamment depuis le début
des années 1990, sur la dimension masculin/féminin de
ce mouvement, à l’origine d’un renouvellement des
questionnements habituels.
« Ivre, je dors sur les genoux d’une jolie femme.
Réveillé de mon ivresse, me voici prêt à prendre le
pouvoir. » Voici comment se voyaient les samouraïs des
années 1860 engagés dans le combat politique contre le
124
shôgunat et pour la restauration . Dix ou quinze
années à peine plus tard, les partisans des droits du
peuple s’étaient-ils a ranchis de la posture des shishi, ces
« guerriers pleins de résolution » qui furent à l’origine
du nouveau régime Meiji ?
Ceux d’entre eux qui a rmèrent haut et fort l’égalité
fondamentale entre les sexes ne furent pas si nombreux.
Et si un grand nombre de femmes furent attirées par les
idéaux du mouvement, elles ne jouèrent pour l’essentiel
qu’un rôle de force d’appoint. On attendait surtout
d’elles qu’elles restent dans leur rôle de mère, d’épouse
125
ou de sœur .
Pourtant, la pensée en faveur d’une émancipation des
femmes au sein du couple avait émergé dans le Japon
des années 1880, suite à l’activité de certains
intellectuels des Lumières comme Fukuzawa Yukichi ou
Mori Arinori. Mais ces derniers étaient des hommes.
Aucune femme n’avait été sollicitée pour intervenir dans
les débats de la Société de l’an VI. Les intellectuels des
Lumières avaient certes plaidé pour la cessation des
mauvais traitements contre les femmes, la suppression
de l’esclavage sexuel, la monogamie, mais personne
n’imaginait pour les femmes un autre rôle que ceux
d’épouse et de mère ni n’évoqua clairement une égalité
126
juridique absolue des droits . En 1876, Ono Azusa, un
fonctionnaire du ministère de la Justice engagé en
faveur des droits du peuple, pouvait écrire en
commentant la traduction d’un traité de droit romain
que l’absence de droits politiques pour les femmes était
un reliquat de l’état barbare de la société, ce qui
n’empêchait d’ailleurs pas le même d’insister sur les
nécessaires prérogatives paternelles dans la vie de
famille 127.
Quand on évoque les principales gures féminines du
mouvement, quelques personnalités néanmoins
tranchent par leur charisme ou leur activisme. À
l’encontre du courant général de leur époque, elles
surent se faire connaître d’abord par leur talent
d’oratrices qui l’emportait sur celui de leurs camarades
masculins et, ainsi, purent évoquer le nécessaire
« réveil » des femmes pour l’égalité des droits.
Kusunose Kita était la veuve sans enfant d’un
samouraï de l’ancien ef de Tosa qui, héritière de son
bien, se battit a n d’obtenir les droits politiques pour les
femmes capables de payer les impôts. On lui refusa le
droit de vote lors des élections locales et, en
conséquence, elle décréta en 1878 la grève de l’impôt !
Son attitude déclencha toute une série de réactions dans
le pays. Elle fut sans doute la première femme à
revendiquer au Japon — certes sur la base de ses
origines sociales — le droit de vote (censitaire) pour les
femmes (riches). On a pu insister sur le fait que la
logique de sa démarche relevait plus de la proclamation
d’un statut à l’ancienne que de considérations liées aux
droits naturels ou au genre. En e et, dans la société
d’autrefois, il n’était pas rare que des femmes chefs de
famille siègent dans les assemblées locales au village et
exercent leur droit de parole. Kusunose Kita écrivait
aussi non sans ironie que, dans le Japon de son époque,
le seul moment où l’on reconnaissait son égalité avec les
hommes, c’était bien quand on exigeait d’elle qu’elle
128
payât l’impôt … Pour elle, droits et devoirs allaient
de pair. On la surnomma minken baasan, « la mamie des
droits du peuple » (elle n’avait pourtant que quarante-
129
cinq ans en 1878…) .
Kishida Toshiko connut de son côté un destin
improbable. Elle naquit sans doute en 1861 (d’autres
sources mentionnent 1863) à Kyôto et était la lle d’un
marchand d’éto es plutôt aisé. Après des études
brillantes, elle fut choisie en 1879 pour devenir dame de
cour et fut promue au service de l’impératrice comme
« assistante littéraire » ; elle enseigna alors la pensée de
130
Mencius . C’était déjà une nouveauté qu’une lle de
la bourgeoisie sans quartiers de noblesse puisse entrer
au palais. Rien dans son destin ne la prédisposait, après
avoir assisté à une réunion publique à Tosa en 1882, à
embrasser la cause de la liberté et des droits du peuple.
Mais cette expérience au palais lui t découvrir
l’inégalité profonde de traitement entre hommes et
femmes. Elle quitta cet univers « hors du monde réel » et
publia des articles au vitriol notamment sur l’éducation
des jeunes lles de bonne famille. Elle utilisait pour la
décrire l’expression hakoiri musume (« lle élevée dans
131
une boîte »), expression qui restera célèbre :
J’entends par là les lles qui ne peuvent agir, ne peuvent parler, ne
peuvent bouger leurs mains ou leurs pieds, comme si elles étaient
enfermées dans une boîte… Leurs parents peuvent bien dire : « Nous ne
faisons pas cela pour entraver ta liberté, mais pour te donner une
éducation morale et parce que nous t’aimons. » Ils ne mesurent
pourtant pas que leurs attitudes ont pour conséquence de limiter la
liberté de leur lle et d’augmenter ses sou rances 132.

Derrière les métaphores colorées, Kishida Toshiko


montrait la réalité pas toujours reluisante du monde des
« épouses et concubines ». Débordante d’énergie, elle
prononça à Ôsaka, en avril 1882, son premier discours
public, intitulé « Une voie pour les femmes », dans
lequel elle stupé a l’assistance par son habileté oratoire
et la dignité qu’elle manifestait. Vêtue d’élégants
kimonos de soie pris dans des ceintures magni ques, les
cheveux bien apprêtés, on la retrouva dès lors partout
dans le Japon parlant en faveur de la cause du
mouvement devant des auditoires combles (plutôt
masculins, mais des femmes étaient aussi présentes) qui
l’écoutaient, subjugués par sa jeunesse, sa beauté et son
charisme. C’était sans doute la première fois qu’ils
133
voyaient une femme prendre la parole en public . Le
Chôya shinbun du 6 décembre 1882 expliquait : les
femmes qui parlent en public sont si rares qu’une foule
s’est rendue en masse pour l’écouter à Hitoyoshi (une
petite ville près de Kumamoto à Kyûshû) ; plus de huit
cents personnes étaient présentes dans la salle. Les
autres orateurs masculins se sont décommandés,
prétextant des maux de ventre, pour ne pas risquer la
comparaison avec elle, et elle les a tournés en
134
ridicule . Elle parlait sans cesse en faveur de l’égalité
des droits entre femmes et hommes et aurait pris la
parole en public une quarantaine de fois. Elle s’en prit à
ceux qui justi aient la supériorité sociale des hommes
par leur force physique, une conception de barbares. Si
les hommes sont meilleurs que les femmes pour diriger
le monde parce qu’ils sont plus forts, alors pourquoi n’y
a-t-il pas de lutteurs de sumo au gouvernement ?
demanda-t-elle 135. Les femmes doivent être comme des
saules exibles tout en ayant la robustesse des pins,
136
expliquait-elle , utilisant souvent dans ses discours
des métaphores classiques, parfois di ciles et que tous
ne comprenaient pas. Après tout, disait-elle encore en
137
citant Sima Guang , le bonheur familial ne eurit-il
pas si et seulement si l’épouse est épanouie ? Elle s’en
prenait à l’ignorance, parlait en faveur de l’éducation
des lles et montrait que des mots comme
« civilisation », « société », « progrès » n’avaient aucun
sens s’ils excluaient les femmes en les empêchant d’avoir
138
les mêmes droits que les hommes .
En 1883, après être intervenue dans un meeting sur
le thème des « lles dans les boîtes », elle fut arrêtée et
jetée en prison pour quelques jours. Motif de
l’arrestation : a pris la parole en public pour exprimer
des idées politiques (ce qui était interdit en soi quand on
était femme), inappropriées (ce qui était interdit tout
court). Son arrestation lui valut de devenir célèbre, et
son discours sur « les lles dans les boîtes », repris dans
la presse, fut alors largement di usé dans le pays. En
1884, elle t la connaissance de Miyajima Nobuyuki
(1846-1899), vice-président du parti de la Liberté (issu
d’une famille de samouraïs de l’ancien ef de Tosa)
139
qu’elle épousa . L’un de ses discours fut repris dans
Jiyû no tomoshibi (La lumière de la liberté) en date du
17 juin 1884. Ce discours est souvent considéré au
Japon comme le premier texte féminin sur l’égalité des
droits ; il s’adressait aux jeunes hommes qui aimaient la
liberté et faisaient grand cas des droits du peuple :
Vous souhaitez améliorer la société, vous avez pour objectif les
progrès de l’humanité, vous n’avez que ces mots à la bouche, et
pourtant quand on parle de l’égalité des hommes et des femmes,
pourquoi ralliez-vous le parti des conservateurs bornés ?

Et elle terminait par :


Ô mes sœurs tant aimées, changeons les vieilles habitudes,
détruisons les coutumes néfastes, cessons de perdre la tête pour des
hommes sans cœur 140 !

Kishida Toshiko n’avait alors probablement aucune


idée de l’existence de timides mouvements prônant
l’émancipation des femmes en Occident. Dans ses
discours, ses références étaient purement classiques. Elle
critiquait l’interprétation habituelle du confucianisme
pour qui les femmes devraient obéir aux hommes. Pour
Kishida Toshiko, il s’agissait là d’un contresens. Les
femmes comme les hommes devaient d’abord se
comporter selon la voie de la vertu en fonction de leur
position et, pour elle, seule l’éducation des femmes
pourrait faire comprendre à celles-ci la véritable voie
qui devait être la leur, celle de leur a rmation et de
leur épanouissement. Ainsi le confucianisme réinterprété
devenait-il le creuset d’un discours sur l’émancipation
des femmes.
Plus jeune encore que Kishida Toshiko, Fukuda
Hideko fut, elle aussi, l’une de ces femmes pionnières du
141
mouvement . Fille d’un petit samouraï d’Okayama,
elle se destinait à une carrière de maîtresse d’école, mais
elle s’engagea dans le mouvement après avoir écouté un
discours en ammé de Kishida Toshiko en 1882. Elle
n’avait que dix-sept ans ! Elle aussi devint vite l’une des
meilleures oratrices du mouvement « bien qu’elle soit
une femme » (comme l’écrivit avec délicatesse un
journal de l’époque…). Elle fut arrêtée en 1885 dans le
142
cadre de l’a aire d’Ôsaka . Elle gagna dans cette
aventure une certaine renommée, « la seule femme
parmi tous ces hommes », et devint « la Jeanne d’Arc de
l’Orient 143 » ! Elle avait une liaison avec Ôi Kentarô, un
des dirigeants de l’aile radicale du mouvement, qui
écopa de quatre ans de prison. Elle en eut un enfant,
mais ses rapports se dégradèrent vite avec lui, qui était
marié, et ils se séparèrent. Elle perdit tout espoir dans ce
mouvement dont elle pensait qu’il n’avait aucun égard
144
pour la cause des femmes .
Malgré leur enthousiasme et leur charisme, ces deux
jeunes femmes ne rent jamais partie des cadres
dirigeants du mouvement. Certes, elles en étaient
proches, épousèrent des responsables politiques et furent
amenées à fréquenter les cercles étroits des leaders, mais
elles n’occupèrent pas de position institutionnelle dans
les partis. Elles restaient considérées avec une certaine
condescendance comme « des femmes d’une rare
intelligence », mais personne n’envisageait de leur
con er des responsabilités organisationnelles. Dans son
145
autobiographie parue en 1904 , Fukuda Hideko t
part de son dégoût pour certains de ses camarades du
parti de la Liberté qui discutaient à n’en plus nir de
l’État, du Japon, de l’avenir et qui, tout en pensant
préparer la révolution démocratique, déambulaient
chaque nuit dans les quartiers de plaisir où ils
dilapidaient l’argent précieux rassemblé pour la cause.
« Devant moi, c’était l’abjection », écrivit-elle. La
violence des termes qu’elle employa était à la mesure de
l’irresponsabilité des militants qu’elle fréquentait et de
la condescendance qu’ils a ectaient parfois à son égard.
Et pourtant, ce fut bien l’idéal des droits du peuple qui
mit en mouvement de nombreuses femmes, même si ce
fut parfois de manière indirecte.
Derrière ces personnalités exceptionnelles, d’autres
femmes prirent la parole dans le cadre des nombreuses
sociétés qui eurissaient au Japon au début des années
1880. Certaines allèrent même jusqu’à fonder des
associations de femmes pour la liberté et les droits du
peuple. Ce fut le cas à Okayama en 1882, à Kagoshima
en 1883. Cette même année fut fondée à Hamamatsu
« le parti féminin de la Liberté ». Un groupe du même
type naquit à Sendai tandis que, l’année suivante, en
1884, ce fut au tour des femmes de Kanagawa de créer
une association pour la liberté. On compte au moins
treize associations fondées par des femmes pour des
146
femmes . La plupart d’entre elles avaient été
organisées par des épouses ou des sœurs de militants du
mouvement. Chacune de ces associations avait une
autonomie relative et il était parfois précisé que les
femmes se réunissaient « avec l’accord de leur mari ».
Ainsi en allait-il du parti de la liberté des lles de la
province de Totômi (Enyô joshi jiyûtô), fondé par
l’épouse d’une gure locale du mouvement, qui
regroupait une quarantaine de femmes. Ces associations
avaient souvent pour objectif d’apporter un appui aux
militants masculins, notamment à ceux qui étaient
exposés à la répression. Elles se chargeaient en
particulier de recueillir des dons pour nourrir ceux qui
étaient emprisonnés.
Il ne faut pas bien entendu surestimer l’impact de ces
associations féminines mais ce fut quand même sous
leur in uence que le mouvement nit par intégrer à son
programme l’interdiction de l’esclavage sexuel dans les
quartiers de plaisir. Cet objectif était clairement
proclamé, par exemple, par l’association des femmes de
Kanagawa. De leur côté, les geishas de Tosa, l’ancien ef
dont était issu un grand nombre d’anciens samouraïs
épris de liberté, avaient inventé une chanson célèbre au
refrain évocateur :
Personne n’est au-dessus,
Personne n’est au-dessous,
N’avons-nous pas tous les mêmes droits ?

Allez, en avant pour nos droits 147 !

Certes, il s’agissait là d’une chansonnette entonnée


pour égayer leurs clients masculins et on peut penser
que la conscience politique de ces femmes était mue par
des pensées vénales. Ce n’est pourtant pas si simple : le
20 août 1881, elles organisèrent d’elles-mêmes sur une
plage de Kôchi un grand spectacle de danses « pour les
droits du peuple » sur le thème de la guerre
148
d’Indépendance américaine ! De leur côté, les geishas
de Kyôto créèrent à la même époque une sorte de
confrérie pour la liberté (Geiki jiyû kô, « Confrérie des
geishas pour la liberté ») et mirent en place des amicales
d’entraide, sortes de proto-syndicats où des débats
étaient organisés. Il en alla de même à Akita ou
Shizuoka.
On voit, par ces exemples, que les droits du peuple
n’étaient pas qu’un slogan et qu’ils touchaient de larges
catégories de population. En 1884, lorsque la situation à
Chichibu devint insurrectionnelle, les femmes de la
région se mobilisèrent pour assurer la logistique des
troupes (masculines) qui participaient à la révolte.
Parmi les insurgés arrêtés, de nombreuses femmes, des
paysannes, répondirent à leurs interrogateurs qu’elles ne
regrettaient rien et que, si c’était à refaire, elles le
referaient, manifestant face aux juges beaucoup de
courage et de détermination.
Pendant l’été 1885, le Tokyo Yokohama Mainichi
shinbun publia une série d’éditoriaux intitulés
« Comment faire pour élargir les droits des
149
femmes ? », signe même que l’intervention des
femmes avait ni par porter ses fruits et que le
questionnement devenait possible. Le journal commence
par expliquer que les droits du peuple ne peuvent se
résumer aux droits des hommes et qu’un pays qui traite
les femmes « comme du bétail » ne peut être qu’un pays
barbare. Le texte insiste sur l’idée qu’il n’existe pas de
vrais droits du peuple sans droits pour les femmes et que
l’expression « droits du peuple » doit se comprendre
comme « droits pour les hommes et pour les femmes »,
ce qui, aux yeux de nombreux militants du mouvement,
n’allait pourtant pas de soi. La série d’articles s’en prend
à l’argument du temps qui veut que les femmes n’aient
pas les mêmes droits que les hommes du fait qu’elles ne
paient ni l’impôt du sang ni l’impôt tout court. L’auteur
du texte considère la militarisation de la société comme
un poison qui se distille et réduit les droits du peuple en
imposant des dépenses scales toujours plus lourdes et
en créant des hommes soldats (danhei), tandis que les
femmes sont chargées d’élever les enfants. La solution,
ajoute l’auteur, ne peut venir que de la n de
l’expansion aberrante des dépenses militaires, de
l’amélioration du niveau d’éducation des femmes et de
leur accession à des activités professionnelles, c’est-à-
dire des activités qui s’accompagnent d’une promotion
sociale. Pour l’éditorialiste (la série n’est pas signée),
l’égalité dans l’éducation et le travail est donc la clé de
l’émancipation féminine.
Plus tard, en juillet 1888, Ueki Emori, un des
dirigeants du mouvement, publia un essai intitulé Pour
l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, dans
lequel il s’en prend au système patriarcal et se fait
l’avocat de l’extension des droits des femmes, ou plus
exactement de l’obtention pour les femmes des mêmes
droits que les hommes (danjo dôken). Il évoque aussi la
nécessité pour les femmes d’avoir des professions à part
150
entière . Mais le débat ne concernait alors que les
hommes entre eux : les femmes en étaient les sujets
passifs, et leur sort devait être nalement décidé par des
lois écrites par des hauts fonctionnaires de sexe
masculin et votées par des députés de sexe masculin. On
conviendra néanmoins de l’aspect avant-gardiste de
pareilles a rmations en ce temps. Ici encore, sur de
telles questions, on peut mesurer la lente évolution des
mentalités dans les discours tenus par des hommes,
remarquable si l’on se souvient de l’état féodal dans
lequel était plongé le pays peu de temps auparavant.
LE ROUSSEAU DE L’ASIE ET « LES TROIS IVROGNES »

À la di érence de Ueki Emori qui était un activiste


in uencé par la pensée des Lumières, Nakae Chômin fut
un théoricien qui chercha à approfondir la notion de
droits du peuple. Comme un grand nombre de partisans
de la liberté, il était originaire de l’ex- ef de Tosa, ls
d’un modeste samouraï. Très impressionné par une
rencontre avec Sakamoto Ryôma à Nagasaki peu de
temps avant l’assassinat de ce dernier, il n’avait que
vingt et un ans lors de la restauration impériale mais il
avait pris le temps, à côté du chinois classique, d’étudier
le français. Lorsqu’il apprit que l’ambassade Iwakura
était en train de se constituer, il t appel directement à
Ôkubo Toshimichi pour s’y joindre et il parvint à se faire
intégrer à la délégation comme étudiant francophone.
Nakae Chômin séjourna en France pendant trois ans, à
Lyon d’abord puis à Paris. À son retour au Japon, il
ouvrit une école privée d’enseignement du français qui
devint vite l’un des foyers de l’agitation en faveur des
droits du peuple. On sait qu’il avait lu et t lire
Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Victor Hugo et qu’il se
passionnait pour la Révolution française. Il se lança dans
la traduction du Contrat social de Rousseau qui, du coup,
devint en 1882 l’un des livres de référence du courant
démocratique au Japon. Cette traduction t connaître
Nakae Chômin parmi les leaders du mouvement.
Il rédigea alors des commentaires du Contrat social,
œuvre écrite en chinois classique dans une langue
di cile, qui fut néanmoins beaucoup lue et à son tour
commentée. Par ailleurs, il travaillait comme journaliste
dans des périodiques du mouvement, comme le Tôyô
jiyû shinbun (Journal de la liberté en Orient), qu’il avait
fondé avec Saionji Kinmochi, futur Premier ministre, et
dans lequel il rédigeait des contributions de
vulgarisation théorique ; ou comme le Jiyû shinbun (La
Liberté), le quotidien du mouvement. Les droits du
peuple sont la raison, la liberté et l’égalité sont les
principes, écrivait-il en substance, et le peuple n’a
151
aucune raison particulière de vénérer l’État . Nakae
Chômin devint sans aucun doute le premier philosophe
japonais moderne du politique, « le Rousseau de l’Asie ».
En 1887, alors que le mouvement était en plein
déclin, il publia un ouvrage qui acheva d’en faire un
personnage reconnu, Sansuijin keirin mondô (Dispute
entre trois ivrognes à propos de la conduite du
152
pays) ; il avait inventé trois personnages satiriques :
« Monsieur le Gentleman qui a fait des études
occidentales », une caricature de démocrate paci ste, se
rendait, une bouteille de cognac à la main, avec son ami
« Monsieur Grandeur d’Âme », un lettré japonais pétri de
culture chinoise et défenseur de la grandeur asiatique,
chez « Maître des mers du Sud », un professeur inactif,
bavard et quelque peu excentrique pour les départager
dans leur débat concernant l’avenir de la société
japonaise. Si le gentleman et le lettré avaient des
positions bien tranchées, le troisième personnage, le
professeur, était plus souple et se voulait l’avocat d’un
régime constitutionnel. Les trois ivrognes évoquaient
l’avenir mais Nakae Chômin écrivit lui-même que le
professeur se moquait un peu des deux autres.
Les Trois Ivrognes n’est pas un essai destiné à
convaincre, mais plutôt un travail de ré exion politique
dans lequel Nakae Chômin discute les principes
fondamentaux de plusieurs courants en lutte dans le
Japon de son temps. Au lecteur de se faire un point de
vue, car il présente chaque prise de position avec les
arguments les plus convaincants possibles. La méthode
qui consiste à discuter plusieurs points de vue était assez
fréquente dans la littérature classique chinoise, et Nakae
Chômin n’inaugure pas un nouveau genre d’essai, même
si son contenu peut paraître assez « moderne ». Au
Japon, le moine Kûkai, fondateur au IXe siècle de l’école
ésotérique Shingon, utilisait déjà cette méthode dans Le
Guide des Trois Enseignements pour discuter du Tao, du
Bouddha et de Confucius. Mentionnons également, à
l’époque d’Edo, les débats autour du shintô, du
confucianisme et du bouddhisme. Nakae Chômin innove
non pas en présentant de manière classique des courants
de nature religieuse, mais en exposant des idéologies
modernes aux éléments encore vagues et pas toujours
bien identi és. En faisant du gentleman un paci ste
absolu ou un partisan cosmopolite de la suppression
totale des armements, il dessine un personnage qui n’a
évidemment jamais existé dans le Mouvement pour la
153
liberté et les droits du peuple .
Le gentleman des Trois Ivrognes est un philosophe
alerte, habillé en tenue occidentale, adepte du progrès.
La liberté, le bien le plus précieux, ne peut que
s’épanouir dans la démocratie. Mais Nakae Chômin n’est
pas aveuglé par la civilisation occidentale, qu’il raille çà
et là, notamment lorsqu’il fait dire à son personnage :
Comment se fait-il que les pays occidentaux, bien que conscients
des trois grands principes de liberté, égalité et fraternité, soient si
nombreux à ne pas encore avoir adopté de système démocratique ?
Pourquoi, bafouant complètement les principes de la morale, tournant
catégoriquement le dos aux lois économiques, entretiennent-ils des
armées permanentes de millions et de millions d’hommes ? Entraînant
dans leur rivalité, pour une gloire super cielle et vaine, des peuples
154
innocents à s’entretuer, se massacrer ?

Le Japon devait viser l’établissement des principes de


base qui étaient ceux de la Révolution française : liberté,
égalité et fraternité. La course aux armements n’avait
aucun sens pour un « petit pays » qui devait négocier et
toujours faire valoir les principes du droit. Être né ici ou
ailleurs n’était après tout que le fruit du hasard et les
hommes pouvaient vivre n’importe où de par le monde.
Nakae Chômin faisait dire au gentleman qu’il y avait
une logique du progrès dans les régimes politiques :
ainsi on passait de la tyrannie monarchique à la
monarchie constitutionnelle et de la monarchie
constitutionnelle à la démocratie. La démocratie, c’est
quand « il n’y a que le Ciel au-dessus des hommes ». La
monarchie constitutionnelle, c’est « comme avoir des
vêtements légers et un chapeau en fer sur la tête, ça
155
provoque des migraines ». Mais Nakae Chômin prête
à son personnage le propos selon lequel la logique de
progrès évoquée plus haut est di cile à mettre en
œuvre. Pour lui, le progrès n’est pas inéluctable, et il
faut distinguer les objectifs à long terme et ce qu’il est
possible d’obtenir immédiatement. Plus tard, à la n de
sa vie, il écrit que les droits du peuple sont une nécessité
de la raison et qu’il faut toujours vénérer la morale tout
en respectant le souverain. Formulation certes ambiguë,
car, pour lui, la réalisation de la « morale » n’est autre
que le gouvernement du peuple par lui-même.
Le gentleman, pourtant, continue ainsi :
Le constitutionnalisme, c’est bien mais la démocratie, c’est encore
mieux. Le constitutionnalisme, c’est le printemps avec une légère
couche de gelée blanche ou de neige. La démocratie, c’est l’été sans
aucune trace de gel ou de neige. Un Chinois dirait que le
constitutionnalisme, c’est un homme sage, tandis que la démocratie,
c’est un saint homme. Un Indien dirait que le constitutionnalisme, c’est
un bodhisattva tandis que la démocratie c’est le Bouddha. On respecte
le constitutionnalisme, on aime la démocratie. Le constitutionnalisme,
c’est une auberge de laquelle nous devons partir tôt ou tard. Seuls ceux
qui ont mal aux jambes ou qui boitent ne peuvent la quitter. La
démocratie, c’est en n la maison. Le sentiment agréable d’être de
156
retour après un long voyage .

En verve, le gentleman précise que le Japon n’est


qu’un petit pays et qu’il ne pourra longtemps tenir tête
aux ambitions occidentales, qui bafouent les règles de la
morale : « À quoi bon lancer des œufs de poule contre
157
un rocher ? » Il faut donc « écarter les pierres et les
rochers de l’inégalité, tailler les ronces liberticides qui
entravent le chemin » pour faire de ce pays « un verger
de la morale », « un laboratoire de la démocratie, de
l’égalité, de la morale, des sciences » 158.
Vêtu en kimono, le lettré M. Grandeur d’Âme, très
digne, réagit au discours du gentleman, qu’il accuse de
n’être qu’un rêveur et un intellectuel en chambre. Il faut
partir des réalités, dit le lettré, et la réalité est cruelle.
Les Occidentaux sont en train de procéder à l’invasion
militaire de l’Asie et de l’Afrique et, quand ce n’est pas
le cas, ils oppriment ces peuples par des traités
commerciaux iniques. L’homme a en lui l’instinct du
combat, et la guerre entre les États est inévitable. Mieux
vaut s’y préparer. Le Japon doit devenir à son tour une
grande puissance sous peine d’être lui-même envahi.
Comme il ne dispose guère de ressources et de matières
premières, il est contraint de les chercher dans les pays
voisins. Le Japon doit donc s’étendre à l’extérieur de ses
frontières. Le Japon de Meiji est partagé sans cesse entre
« l’attrait pour la nouveauté » et « la nostalgie du
passé ». Cette opposition stérile peut être dépassée par
un grand projet de conquête.
Le gentleman et le lettré se tournent alors vers le
professeur, qui écoute en silence en sirotant son alcool.
Celui-ci commence par critiquer chacun de ses
interlocuteurs. L’un est accusé d’avoir des positions
théoriques, l’autre de se bercer des rêves de grandeur
passée. Le professeur explique en substance que le
progrès ne doit pas être mythi é, qu’il n’est jamais
linéaire, qu’il avance là où l’on croit qu’il recule et
inversement. C’est bien d’avoir un idéal, mais il faut
aussi être conscient des circonstances.
Le professeur oppose à plusieurs reprises les « droits
du peuple octroyés (par l’État) » (onshiteki no minken),
notion qu’il défend, mais que Nakae Chômin critique
ailleurs, et les « droits conquis par le peuple » (kaifuku
no minken). Dans le second cas, comme en France ou en
Angleterre, le peuple s’est révolté contre la tyrannie et a
repris les droits qui lui avaient été arrachés. Mais il peut
se trouver aussi que le souverain éclairé concède
spontanément des droits au peuple. Peu importe, car
leur essence est identique. Il faut veiller à ce que ces
droits soient protégés par une Constitution et qu’ils
puissent s’élargir. Nakae Chômin insiste aussi dans ses
articles sur le « droit d’inventaire » en quelque sorte,
c’est-à-dire sur la nécessaire inspection des articles de la
Constitution à venir. Mais, entre 1887 et 1889, le peuple
japonais n’est jamais convoqué pour s’exprimer et
approuver la Constitution que le gouvernement lui
prépare, ce qui, pour Nakae Chômin, signe l’échec le
plus grave du mouvement démocratique japonais.
Le professeur s’en prend alors au lettré : l’idée
d’envahir la Chine est stupide. Il faut tenter d’imposer la
paix dans le monde, car les relations internationales sont
désormais fondées sur la liberté du renard dans le
poulailler. Pourtant, rappelle le professeur, il existe des
forces démocratiques qui refusent les diktats des
puissants ; il faut qu’elles puissent s’allier pour imposer
ce nouvel ordre paci que. La course aux armements
conduit tout droit à la guerre, mais elle peut aussi
parfois l’éviter. Dans le cas du Japon, la guerre ne sera
acceptable que défensivement.
Quant à la question de ce qu’il faut faire
immédiatement, le professeur répond :
Mettre en place une Constitution. Renforcer la dignité et la
prospérité de l’empereur, le bonheur et la paix du peuple. Mettre en
place un Parlement avec deux chambres, une chambre haute composée
d’aristocrates de père en ls, une chambre basse élue. C’est tout…
Avoir toujours en tête l’amitié et la paix entre les peuples. Ne jamais
utiliser la force sauf si la erté nationale devait par trop en sou rir.
Laisser généreusement se déployer la liberté de parole et de
publication. Rendre prospères l’éducation, le commerce et
159
l’industrie .
Nakae Chômin montre la déception du lettré et du
gentleman devant le discours convenu du professeur.
Celui-ci est donné pour excentrique mais fait montre en
réalité du conformisme le plus plat. Ces propos
pourraient être ceux « d’un enfant ou d’un
domestique » ! Chacun repart vers son destin une
bouteille à la main… le gentleman pour New York, le
lettré pour Shanghai.
Kuwabara Takeo, critique littéraire francisant et bon
connaisseur de Rousseau, écrit que les trois personnages
inventés par Nakae Chômin se retrouvent dans toute
e 160
l’histoire du Japon au XX siècle . On peut en e et
voir une liation dans les propos du gentleman chez les
théoriciens de l’anarchisme ou du christianisme du
début du XXe siècle, puis chez les penseurs marxistes
d’avant et d’après guerre. Les propos du lettré sont
présents dans l’asiatisme d’avant guerre, celui d’un Kita
Ikki, par exemple, voire dans certains discours de
Mishima Yukio après guerre. Ceux du professeur font
écho à la pensée réformiste et à la réalité de la société
japonaise, faite d’avancées démocratiques dans les
années 1915-1925 puis dans les années qui suivent
1945. Nakae Chômin commet là tout en ironie un
ouvrage de visionnaire et, malgré une écriture di cile
et archaïsante, Les Trois Ivrognes restent lus, commentés
161
et cités au Japon aujourd’hui encore .
LA SIGNIFICATION DU MOUVEMENT POUR LA LIBERTÉ
ET LES DROITS DU PEUPLE

L’échec politique nal du Mouvement pour la liberté


et les droits du peuple est certainement le produit de la
répression qui nit par isoler et peser sur les choix de
militants parfois démoralisés. Mais, à elle seule, la
violence étatique n’explique pas tout. Le mouvement fut
victime de son propre succès en quelque sorte. D’abord,
mouvement d’anciens samouraïs de Tosa exclus du
pouvoir et « revanchards », les tenants des droits du
peuple furent rejoints très vite par les couches
marchandes et paysannes du Japon central et
septentrional. La multiplication des associations peut se
comprendre aussi comme la réaction de notables rendus
inquiets par l’extension d’un pouvoir central autoritaire
qui menaçait leur base locale de pouvoir. Poussés par la
misère, endettés par la politique dé ationniste du
gouvernement et l’e ondrement du prix de la soie grège,
les paysans de leur côté tendirent à se révolter comme
lors de « la commune de Chichibu », en 1884, quand les
insurgés du parti des Gueux (Konmintô) se rendirent
entièrement maîtres de la région pendant plusieurs
jours. Mais la violence des pauvres et la radicalité de
certains activistes comploteurs e rayèrent les leaders du
mouvement. Fukuzawa Yukichi, lui-même favorable aux
droits du peuple, prit très vite ses distances, et Itagaki
Taisuke nit par dissoudre le parti de la Liberté qu’il
avait lui-même fondé.
En fait, les partisans du mouvement se heurtaient à
une di culté, celle qui consiste à relier les concepts
politiques modernes à la vie quotidienne. Dans une
société qui subissait encore le poids de l’idéologie qui
exaltait le conformisme au nom de l’harmonie sociale et
de l’autodiscipline, où le sens de la réserve, la
modération, l’humilité, la courtoisie, la déférence eurent
vite tendance à évoluer dans le sens de l’obéissance et
de la passivité, où les habitants des campagnes étaient
162
« imprégnés jusqu’à la moelle d’une servilité têtue »,
la liberté se comprenait comme la licence, et le poids
accordé à l’individu comme une prime à l’égoïsme.
Inversement, les nouveaux concepts prônés par les
tenants des droits de l’État, comme la « loyauté vis-à-vis
du souverain » (chûkun) ou l’« amour du pays » (aikoku),
c’est-à-dire l’obéissance à l’État et le nationalisme,
correspondaient mieux aux valeurs de toujours et
nirent, dans les années 1890, par l’emporter. Malgré la
formidable énergie qu’il sut déployer, le mouvement,
sauf dans quelques régions comme Tosa ou le nord du
Kantô, resta minoritaire, et l’agitation se t nettement
plus sporadique après l’annonce par le gouvernement
qu’une Constitution allait nalement être mise en place.
Alors que le mouvement était à son apogée vers
1881-1882, Fukuzawa Yukichi put écrire avec un certain
mépris que, « quand on regarde les gens qui souhaitent
l’ouverture d’un Parlement, on en trouve des milliers qui
ont signé la pétition et des dizaines de milliers qui
participent au mouvement, mais en fait la majorité ne
sait même pas ce qu’est une représentation nationale et
ne se pose même pas la question des désagréments
éventuels que pourra leur causer cette assemblée.
D’autres signent la pétition parce que d’autres l’ont déjà
163
signée ». Au cours de son procès après l’incident
d’Ôsaka, alors que le mouvement était en pleine
décon ture, Ôi Kentarô avoua que « le sentiment
patriotique des Japonais est inexistant » et que, même si
quelques-uns avaient essayé de s’intéresser à la politique
et avaient éveillé l’attention de leurs concitoyens, celle-
ci était vite retombée. « Tout cela n’était qu’un
164
rêve », conclut-il amer. Le peuple s’était agité parce
que l’in ation avait fait monter le prix du riz. Mais la
seule chose que voulait vraiment le peuple, c’était
manger à sa faim trois fois par jour et peu importait qui
était au pouvoir, « que ce soit les enfants du poisson-
chat, les cheveux rouges (les Occidentaux) ou les gens
165
des Ryûkyû ». La déception des anciens samouraïs
devenus démocrates rejoignait nalement l’idée
générale des classes dirigeantes selon laquelle le peuple
ne pouvait être guidé que par une avant-garde
consciente des enjeux politiques dont le peuple dans le
fond n’aurait que faire. Pourtant l’ampleur du
mouvement dans les années 1880 prouve exactement le
contraire. Même si on se livre à une analyse très
pessimiste du mouvement et de son échec, on ne peut
pas non plus l’ignorer et croire qu’il n’eut aucune
descendance, même si la société japonaise évolua par la
suite vers des formes plus autoritaires.
On sait que la Constitution, inspirée de l’exemple
prussien, nalement « octroyée » par l’empereur à son
peuple en 1889 (la première Constitution moderne en
dehors d’un pays occidental), n’est pas d’inspiration
particulièrement démocratique. Quand il en découvrit le
contenu, Nakae Chômin aurait laissé otter sur ses traits
166
comme un « douloureux sourire » . Mais on ne saurait
oublier que ce texte fut adopté comme la conséquence
d’un vaste débat de dimension nationale, expérience
étonnante de confrontation d’idées si l’on songe qu’un
quart de siècle plus tôt le pays vivait sous un régime
féodal de guerriers. Une véritable culture populaire
critique avait surgi. On a déjà évoqué les chansons et les
pièces de théâtre 167. On pourrait ajouter une oraison
de revues toutes plus éphémères les unes que les autres
et même une presse satirique d’un nouveau style avec
des périodiques comme le Marumaru shinbun ou le Kibi
168
dango , lointains ancêtres nippons du Canard enchaîné.
Nombre de romans qui parurent à cette époque
campent, de manière parfois poétique, des personnages
souvent issus de milieux populaires et le mouvement
associatif décrit plus haut y est sans doute pour quelque
chose. Il en va ainsi d’un roman populaire de l’époque
considéré comme inaugurant un nouveau genre, celui du
roman politique, intitulé Inattendues rencontres avec des
belles (Kajin no kigû), de Tôkai Sanshi (1852-1922),
publié en feuilleton et vendu à plusieurs millions
d’exemplaires entre 1885 et 1897. Le principal
personnage du roman, un jeune homme aventurier, se
promène à travers le monde, notamment en Corée, en
Espagne, en Irlande, en Pologne, en Italie, en Turquie et
en Égypte et il y rencontre de jolies femmes qui, à
chaque fois, sont impliquées dans des mouvements
nationalistes révolutionnaires et qui l’aident à
comprendre les enjeux politiques locaux. Il n’est pas
inintéressant de remarquer que ce roman fut l’un des
premiers ouvrages à présenter des pays étrangers qui
n’étaient pas parmi les plus modernes de leur temps,
renversant ainsi l’image convenue d’une Europe
169
incarnée par l’Angleterre, la France ou l’Allemagne .
Même si ce mouvement en faveur de la liberté et des
droits du peuple a nalement échoué sur le plan
politique, il a néanmoins contribué, par sa dimension
autodidactique et démocratique, à implanter
profondément dans la société japonaise des pratiques et
des modes de pensée fondés sur le débat, la discussion,
la confrontation. Ces pratiques étaient le produit de
l’évolution propre, interne de la société japonaise qui
s’appropriait ainsi spontanément des savoirs exogènes
tout en remodelant ses propres discours. Elles
contribuèrent sans doute plus que toutes les réformes
institutionnelles à faire passer dans les faits le
programme des vulgarisateurs japonais des Lumières :
« changer les esprits », pour « en nir avec les mentalités
d’esclave ».
Disciples de W. W. Rostow, les historiens américains
de l’école de la modernisation ont, dans les années
1960, largement sous-estimé ce mouvement en insistant
sur la stabilité globale de la société japonaise après
Meiji, et donc sur le processus paci que du passage du
féodalisme au capitalisme. Au contraire, les historiens
marxistes japonais insistaient au même moment sur
l’échec nal d’un mouvement incapable de résister à
l’autoritarisme des nouvelles élites et mettaient en
évidence les structures semi-féodales oppressives qui
perduraient sous le contrôle d’une oligarchie dominant
le nouvel appareil d’État. Dans les années 1930, les
historiens marxistes de la tendance Kôza voyaient dans
ce mouvement une révolution bourgeoise avortée.
Hésitant en permanence entre le compromis et une
radicalité souvent de pure rhétorique, le mouvement
péchait nalement, selon les marxistes, par ses origines :
un mouvement de classes moyennes représentant les
anciens samouraïs déçus, les marchands et les couches
supérieures de la paysannerie, qui constituèrent
ultérieurement les principaux soutiens du régime
impérial, en aucun cas un mouvement populaire à
170
dynamique révolutionnaire . Le mouvement
xénophobe pro-impérial qui avait abattu l’ancien régime
Tokugawa pouvait aussi être compris pour l’essentiel
comme une alliance entre samouraïs de rang inférieur et
riches paysans et marchands qui formaient l’armature
administrative des villages et des quartiers des villes.
Cette alliance, qui formait désormais l’élite au niveau
local et régional, s’estima bafouée par le nouveau
régime qui ne prit guère en charge ses aspirations au
partage du pouvoir. Mécontents des taxes imposées par
le gouvernement sur l’alcool, les riches brasseurs de
saké, par exemple, rejoignirent le mouvement et
cherchèrent à manipuler les assemblées préfectorales
171
pour s’y assurer de l’in uence . Ces groupes sociaux
partiellement privilégiés se révoltèrent autour de 1880
au nom des droits du peuple et de la liberté, entraînant
dans leur sillage d’autres groupes sociaux
172
subordonnés .
C’est parce qu’il n’adhérait pas à cette vision des
choses qu’Irokawa Daikichi, l’un des meilleurs historiens
de cette période, partit dans une autre direction au
début des années 1960, celle de l’exploration de
« l’esprit » (on dirait aujourd’hui « les mentalités » ou,
mieux, « les représentations ») de ces intellectuels de
province, issus de la couche des paysans aisés ou des
commerçants, pour la plupart pétris d’études classiques
chinoises mais lisant aussi les vulgarisateurs des
Lumières. Ces lettrés campagnards se rent les porte-
parole des aspirations populaires pour « puiser en
profondeur l’eau qui court dans le sous-sol 173 » : nul
doute pour Irokawa que cette prise de parole populaire
des années 1878-1885 correspondait, après le coup
d’État politique modernisateur autoritaire de Meiji en
1868, à une seconde étape, celle d’une véritable
révolution culturelle démocratique. Le Mouvement pour
la liberté et les droits du peuple était un mouvement
d’une dimension jusqu’alors complètement inconnue au
Japon, qui se fondait sur une nouvelle culture politique.
Celle-ci puisait ses racines certes dans les discours des
vulgarisateurs des Lumières du milieu des années 1870,
mais pas seulement. La référence aux modèles chinois
était permanente car les notables locaux dans les
villages avaient été éduqués dans le cadre du
confucianisme. Ainsi les termes de « voie royale », de
« Ciel », de « bienveillance » (jin), de « vertu » revenaient
en permanence dans les discours à côté des nouvelles
références occidentales. Irokawa Daikichi note d’ailleurs
que, vers 1881-1882, la poésie chinoise n’avait jamais
été aussi populaire au Japon, comme si le pays
174
traversait une sorte de réaction anti-occidentale , y
compris dans les milieux les plus engagés dans le
mouvement. L’échec de ce dernier, après 1884-1885,
marqua la n d’un activisme à l’énergie jaillissante qui,
en endossant les objectifs de la modernisation, la rendit
d’une certaine manière possible. C’est parce que l’on
débattait à perdre haleine des manières d’améliorer
l’agriculture ou de gérer plus démocratiquement le pays
que ce dernier put transformer un coup d’État
centralisateur en une réussite économique.
Mais l’avortement de cette révolution culturelle
marque encore une nouvelle fois l’ambiguïté de
l’histoire du Japon moderne, oscillant entre la
construction autoritaire et brutale d’un État-nation et la
tentation de la liberté. Les paysans qui se révoltèrent
contre la conscription obligatoire, puis contre les
nouveaux impôts fonciers, les samouraïs aigris et exclus
de certaines charges qui déclenchèrent des insurrections,
les notables en colère qui exigèrent un gouvernement
représentatif, tous furent vaincus les uns après les
autres. Irokawa Daikichi livre de ce point de vue une
analyse originale de l’échec du mouvement quand il
analyse le destin ultérieur de ses protagonistes. Il
distingue plusieurs groupes.
D’abord celui mis en évidence par les travaux des
chercheurs sur les soulèvements ruraux de paysans
endettés : des leaders d’origine paysanne qui dirigèrent
par exemple le parti des Gueux (Konmintô) dans le
Kantô ou des factions radicales du parti de la Liberté
eurent conscience du mouvement comme d’une
formidable aspiration à des droits mais vécurent son
échec comme une défaite, pire un écrasement avec
l’e ondrement de leur organisation et leur nom associé
à l’infamie des vaincus. Déprimés, sombrant parfois dans
le néant, ils continuèrent pourtant à croire dans la
justesse de leur action passée et bien des gens du petit
peuple qui les avaient suivis pensèrent ainsi, sans pour
autant oser de nouveau se révolter contre le système.
Certains d’entre eux, condamnés à mort, disparurent
dans la clandestinité, changeant d’identité. Inoue Denzô
(1854-1918), un « o cier » de l’armée révolutionnaire
de Chichibu, passa ainsi plus de trente-trois ans sous un
faux nom dans un petit port du lointain Hokkaidô.
D’autres, se sentant écartés, exclus, cultivèrent le
ressentiment et, pour certains, furent même plus tard
attirés par des formes de pensée fascisante. À ce groupe,
on pourrait ajouter un certain nombre d’intellectuels
minoritaires qui, eux aussi, vécurent mal l’échec du
mouvement et eurent le sentiment de se retrouver dans
une impasse. Ils avaient intégré les objectifs du
mouvement et cherchaient à les mettre en application.
Pour eux, il fallait continuer à travailler à la
modernisation du pays et, dans l’ensemble, ils furent peu
convaincus par l’idéologie impériale. Beaucoup se
réfugièrent dans une activité littéraire ou artistique à
l’image du romancier Shimazaki Tôson ou du poète et
critique Kitamura Tôkoku qui, l’un comme l’autre,
cherchaient à dé nir les cadres nouveaux d’une
littérature critique moderne.
Un deuxième groupe très di érent est issu de couches
de notables ruraux. Ceux-ci avaient pour la plupart le
souhait de participer d’une manière ou d’une autre au
pouvoir : leur conscience politique et leur vision du
monde les poussèrent vite à devenir nationalistes, car ils
associaient droits de l’État et droits du peuple. La
révision des traités inégaux était à leurs yeux aussi
importante que les élections parlementaires et ils
accueillirent positivement la Constitution impériale. De
fait, ils furent vite absorbés par le régime, malgré leur
ancienne culture critique et en formèrent l’aile
réformiste, l’opposition o cielle de Sa Majesté comme
on dirait en Angleterre. Certains devinrent hommes
d’a aires, d’autres députés, d’autres se contentèrent de
consolider leur position de notables locaux. Leur
ancienne aspiration à la liberté cachait leur simple désir
de s’intégrer à la société et au fonctionnement de l’État,
et ils s’éloignèrent de leurs anciens idéaux dès qu’ils
eurent le sentiment, après 1890, que leurs aspirations
avaient été prises en compte dans le cadre du nouvel
État-nation. Leur glissement progressif vers des positions
conservatrices s’accompagna d’une adhésion au
nationalisme étatique du régime.
En n, un troisième groupe serait représenté par des
intellectuels de premier plan qui constituèrent l’épine
dorsale d’un mouvement de critique sociale et politique.
On y retrouve les anciens théoriciens du mouvement
comme Nakae Chômin ou Ueki Emori, mais d’autres
gures plus jeunes comme Kôtoku Shûsui ou Kinoshita
Naoe qui deviendront des leaders du jeune mouvement
socialiste. Ces personnalités ne sont pourtant pas tout à
fait isolées et trouveront un écho dans certains milieux
plus défavorisés, notamment dans la classe ouvrière
naissante, dans le cadre par exemple du mouvement
paci ste contre la guerre russo-japonaise. Elles forment
le lien permettant d’unir l’ancien Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple aux mouvements paci stes
e 175
ou socialistes du début du XX siècle .

En fait, on aurait plutôt tendance aujourd’hui à


insister sur la pluralité des acteurs sociaux et sur la
multiplicité des objectifs. La mise en place d’une
Constitution, l’ouverture d’un Parlement, qui restèrent
les objectifs généraux du mouvement, s’accompagnèrent
souvent d’une revendication en faveur d’une autonomie
locale et régionale, présentée comme une résistance au
centralisme et à l’arbitraire de la bureaucratie. Avec
l’aggravation de la crise liée à la politique dé ationniste,
les écarts sociaux se creusèrent et les paysans
rejoignirent le mouvement pour le radicaliser en
exigeant la baisse des impôts fonciers et l’annulation des
dettes. Quand le mouvement entra en phase descendante
vers 1885-1888, nombreux furent ceux qui associèrent
alors droits du peuple et droits de l’État, critiquèrent les
atermoiements des diplomates dans leurs relations avec
les étrangers, et poussèrent le gouvernement à se
montrer plus déterminé sur la question de la
renégociation des traités inégaux. Le Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple devint alors le terreau
d’un nationalisme nouveau qui s’a rma dès lors de plus
en plus fortement, notamment dans la presse. Mais le
mouvement lui-même se t de plus en plus hétérogène.
S’il eut pour principaux porte-parole des anciens
samouraïs acquis aux Lumières devenus enseignants,
journalistes ou avocats d’une part, et des notables
provinciaux issus des rangs de la paysannerie aisée
d’autre part, ils furent vite rejoints par des femmes, on
l’a déjà vu, mais aussi par des religieux, des parias, des
voituriers et des tireurs de pousse-pousse, des
saltimbanques ou des bateleurs (bakutô). Ces derniers
jouèrent d’ailleurs un rôle important en incitant les
paysans endettés à la révolte.
Vers 1880, le Japon connut ainsi des formes diverses
d’expérimentation qui, dans le con it parfois, donnèrent
naissance à de nouvelles con gurations politiques.
D’abord l’opinion publique, qui avait largement
commencé à s’émanciper à la n de l’ancien régime,
s’arrogeait désormais le droit de discuter de tout,
d’autant que la presse servait de relais avec la naissance
puis la multiplication des quotidiens nationaux et
locaux, dont certains franchement engagés. Ensuite on
assista à une politisation de la société à travers le débat
souveraineté de l’État/droits du peuple qui déboucha sur
la naissance de courants politiques nationaux plus ou
moins structurés, qui n’étaient pas le simple re et de
groupes de pression régionaux ou professionnels. En ce
sens, on peut parler de modernisation rapide de la vie
politique. En n la place des femmes dans la société et la
question de leurs droits devinrent l’objet d’un débat qui,
même limité, posa aussi très vite, et pour la première
fois, la question de l’éducation et de l’accès féminin à
des postes quali és. Au-delà de la question des femmes,
c’était aussi l’idée même des droits de la personne
176
humaine qui était en train de « s’inventer » au Japon .
Révolution culturelle ou pas, ce mouvement
contribua, par sa dynamique comme par sa thématique,
à accélérer le processus de modernisation de la société
japonaise. Et pourtant, malgré cette agitation, ceux qui
s’étaient emparés du pouvoir en 1868 le conservèrent
durant toute l’ère Meiji. Le Japon béné cia alors d’une
formidable stabilité entre les mains d’un groupe tout-
puissant, celui des bureaucrates à la fois modernistes et
conservateurs, dont beaucoup avaient appartenu aux
anciens efs de Chôshû et de Satsuma. Car c’est là que
gît l’apparente contradiction : ceux qui, parfois malgré
eux, allaient mettre en place l’État-nation moderne
furent souvent issus des factions les plus conservatrices
de l’appareil d’État.

1. OKAKURA, T. [1903], 1986, p. 179.


2. NITOBE [1898], 2000, p. 152.
3. TOKUTOMI [1886], 1964, p. 142.
4. Ibid., p. 252.
5. KANEKO [1965], 2009, p. 34.
6. IROKAWA [1969], 1985, p. 6.
7. ID. [1964], 2008, t. I, pp. 2-3.
8. KIDO, K. [1873], 1965, p. 144.
9. KATSUMATA, 2011, pp. 241-261.
10. ROY, 2013, pp. 37-45.
11. OHNUKI-TIERNEY, 2002, p. 133.
12. Mots discriminatoires évoquant les parias connus aujourd’hui sous le
nom de burakumin. O ciellement libérés en 1871, ils furent alors désignés
sous le nom de shinheimin (les « nouveaux roturiers »).
13. YASUMARU, 1994, p. 44.
14. INOUE, K. [1965], 1985, t. II, p. 176.
15. NORMAN, 1944, p. 262.
16. Les gens du peuple furent aussi informés que toutes les conduites de
déférence à l’égard des samouraïs, comme le salut le front à terre, n’étaient
désormais plus obligatoires.
17. HAROOTHUNIAN, 1959, p. 256.
18. VLASTOS, 1989, p. 382.
19. NITOBE [1898], 2000, p. 66.
20. NORMAN, 1944, p. 262.
21. MARUYAMA [1992], 2006.
22. Cf., par exemple, KANEKO [1965], 2009, p. 35.
23. IWAKURA [1927], cité dans HAROOTHUNIAN, 1959, pp. 258-259.
Iwakura évoque ici quatre cent mille personnes, mais il s’agit en fait de
leurs familles. Le nombre des samouraïs avoisinait les deux millions
d’individus.
24. En japonais shishi. C’est ainsi que se désignaient eux-mêmes les
samouraïs des années 1860, qui avaient volontairement rompu les liens
avec leur seigneur pour se lancer dans l’action politique, la plupart en
faveur de la restauration impériale et de l’expulsion des étrangers. Des
militants d’un nouveau type en quelque sorte.
25. FUKUCHI [1894], 2014, p. 105.
26. BERLINGUEZ-KONO, 2007.
27. YAMAKAWA [1956], 2001, p. 54.
28. FUKUZAWA [1877], 1975, p. 247.
29. Ibid., p. 248.
30. NORMAN, 1943, p. 477.
31. FUKUZAWA [1877], 1975, p. 248.
32. Ôkubo Toshimichi [1873], Ôkubo Toshimichi monjo, vol. V (Archives
d’Ôkubo Toshimichi), in Nihon shiseki kyôkai sôsho (Série publiée par la
société des archives historiques japonaises), cité et traduit dans Sources of
Japanese Tradition [1958], 1965, pp. 151-155.
33. Id., octobre 1873, cité et traduit dans LU, 1974, pp. 52-53.
34. SAIGÔ [1958], 1965, p. 149.
35. Suite à l’assassinat de marins des Ryûkyû par des aborigènes, et pour
faire admettre à la Chine la souveraineté de Tokyo sur l’archipel des
Ryûkyû.
36. HIRAIZUMI [1979], 2004, t. III, p. 162.
37. Cité par HANE, 1983, p. 95.
38. MITANI, 2012, p. 5.
39. INOUE, K. [1968], 2004, notamment pp. 95-104. C’est également le
point de vue de HARAGUCHI, 1968. Cf. aussi IKAI, 1992, pp. 158 sqq.
40. TANAKA, M., 1979.
41. MÔRI, 1978. Sa thèse ne fait pourtant pas l’unanimité. Les manuels
japonais d’histoire au début du XXIe siècle continuent à faire de Saigô
Takamori un belliciste, contre le point de vue désormais à peu près général
des chercheurs japonais sur la question (cf. BERLINGUEZ-KÔNO, 2007,
pp. 170-173).
42. FERRO, 2002.
43. YAMAKAWA, K. [1956], 2001, p. 55.
44. SASAKI, S., 1994, pp. 325-341.
45. IROKAWA [1969], 1985, p. 89 ; cf aussi LÉVY, 2008, p. 24, note 33.
46. UEDA, 1988, p. 303.
47. Cité dans ibid.
48. SAIGÔ [1908], 1995, p. 49.
49. Ibid., p. 32.
50. Metchniko a laissé un ouvrage de souvenirs et d’impressions sur le
Japon où il séjourna en 1874-1876 (METCHNIKOFF [1878], 2012, p. 3).
51. NORMAN, 1943, p. 477. D’après Norman, Mussolini aurait envoyé un
autographe au musée Saigô de Kagoshima.
52. ID., 1944, p. 264. Ernst Roehm fut le fondateur des Sections d’assaut
(SA) du parti nazi.
53. TAKEUCHI [1948], 1996, p. 173.
54. FUKUZAWA [1877], 1975, p. 235.
55. Ibid.
56. The Last Samurai, 2003.
57. FUKUZAWA [1898], 2008, p. 81.
58. SAKAMOTO [1867], 1997, p. 29.
59. Ce passage de la charte aurait été rédigé par Kido Takayoshi qui fut par
ailleurs le principal organisateur des réformes antiféodales du nouveau
régime. Kido garda toujours jusqu’à sa mort en 1877 une attitude prudente
et critique face à l’autoritarisme grandissant d’un gouvernement dont il
était pourtant l’une des personnalités éminentes.
60. La nomenclature reprend les anciennes dénominations de l’époque
ancienne (issues des pratiques de cour chinoises), où les ministères et
administrations étaient regroupés pour partie dans l’aile gauche du palais
impérial, pour partie dans son aile droite.
61. KIDO, T. [1872], 1985, p. 56.
62. MARUYAMA [1949], 2004, p. 90.
63. Rappelons que c’est alors que se produisit la grande expansion
coloniale de la plupart des puissances occidentales. Les dirigeants japonais
de l’époque avaient de quoi être inquiets… Pourtant, le Japon ne connut
aucun problème sérieux avec les Occidentaux au cours de la période.
Paradoxalement, c’est après la suppression des traités inégaux, à la n du
XIXe siècle, que les premières tensions sérieuses apparurent (triple
intervention franco-russo-allemande de 1895 pour obliger le Japon à
renoncer à Port-Arthur, tensions avec la Russie à partir de 1898, guerre
russo-japonaise en 1904-1905, tensions à propos de l’immigration en
Californie après 1905, etc.) et que s’aiguisa le ressentiment anti-occidental.
64. FUKUZAWA [1878], 1959, p. 637.
65. TÔYAMA [1951], 2000.
66. YASUMARU, 1994, p. 52.
67. Cette liberté n’est d’ailleurs pas seulement politique. Elle s’exprime
dans d’autres domaines plus visibles. Par exemple, les édits qui, à l’époque
d’Edo, réglementaient de manière très contraignante le costume, la coupe
de cheveux, notamment celle des femmes, sont supprimés. Les femmes
« modernes » délaissent aussitôt le chignon traditionnel pour des coupes
plus courtes et sobres — ce qui déclenche de nombreuses critiques —,
contraignant le gouvernement à interdire dès 1873 ces nouvelles coi ures
féminines, considérées comme contraires aux bonnes mœurs.
68. Sur ces questions, cf. SÉGUY, 1993.
69. Cité et traduit dans Sources of Japanese Tradition, 1600 to 2000, 2006,
p. 57.
70. Cité dans OBINATA, 2012, p. 38.
71. FUKUCHI [1894], 2014, p. 28.
72. ITAGAKI, Taisuke, Jiyûtô shi (Histoire du parti de la Liberté) [1910],
cité dans Shiryô ni yoru Nihon no ayumi [1958], 1997, p. 63.
73. KATÔ, Hiroyuki [1874], 2010, t. I, pp. 147-151.
74. TSUDA [1875 (a)], 1999-2010, t. III, p. 196.
75. NAKAMURA [1875], 1999-2010, t. III, p. 68.
76. SUEHIRO [1894], 2014, p. 141.
77. Cité dans UEDA, 1988, p. 297.
78. YASUMARU, 1994, pp. 55-56.
79. YAMAKAWA [1956], 2001, p. 55. Les bains publics étaient depuis
l’époque d’Edo un haut lieu de socialisation populaire dans les quartiers des
villes (cf. AOKI, 2003).
80. INOUE, K. [1965], 1985, t. II, pp. 170-171.
81. MAKIHARA, 2006, p. 13. Pour un tableau récapitulatif, cf. ARAI (dir.),
2004, p. 50.
82. OBINATA, 2012, p. 24.
83. VLASTOS, 1989, p. 410.
84. OBINATA, 2012, pp. 24-25.
85. Cité dans IROKAWA, 1988, p. 4.
86. Ibid., pp. 4-5.
87. ID. [1969], 1985, p. 48.
88. Ibid., p. 107.
89. ARAI (dir.), 2004, pp. 67-69.
90. Ibid., pp. 51-54.
91. Ibid., p. 56.
92. IROKAWA, 1988, p. 6.
93. IROKAWA [1969], 1985, pp. 103-105 et 113-122 ; CHIBA, dans IDE,
1991, pp. 147-151.
94. ANZAI, 2012, p. 49 ; ODA, cité dans IDE, 1991, pp. 121-147.
95. UEKI [1880], cité dans IDE, 1991, p. 10.
96. Ibid.
97. Ibid., p. 21.
98. Ibid., p. 22.
99. ID. [1958], 1997, p. 66.
100. Article 5 de la Constitution imaginée par Ueki Emori (UEKI [1881],
1991, p. 107).
101. Ibid., p. 110.
102. Quatrième partie de la Constitution, article 40 à 74, reprise dans
IENAGA [1974], 2007, pp. 93-95.
103. . Ueki Emori, cité dans HIROTA, 1982, p. 22.
104. Cité dans IROKAWA, 1988, p. 6.
105. MAKIHARA, 2006, p. 26.
106. OBINATA, 2012, pp. 98-100.
107. MAKIHARA, 2006, p. 28. Dans ce cas, le rouge et le blanc sont les
deux couleurs traditionnelles pour déterminer deux camps qui s’a rontent
(elles correspondent aussi accessoirement aux deux couleurs du drapeau
japonais) et n’ont rien à voir avec les couleurs politiques a chées en
Occident. Le rouge comme symbole de la lutte sociale n’apparaît au Japon
que dans les premières années du XXe siècle.
108. IROKAWA [1969], 1985, p. 237.
109. Cité dans MAKIHARA, 2006, p. 15.
110. UEKI [1880], in IDE, 1991, p. 18.
111. Shiryô ni yoru Nihon no ayumi [1958], 1997, p. 70.
112. ITAGAKI [1882], 2006, p. 67.
113. Cité dans INOUE, K. [1965], 1985, t. II, p. 177.
114. ÔKUMA [1882], 2006, p. 69.
115. À la suite de laquelle, il aurait déclaré : « Ils peuvent bien tuer
Iwasaki, ils ne tueront pas la liberté ! » Des commentaires ironiques
laissèrent entendre alors qu’« ils avaient bel et bien tué la liberté mais
Iwasaki avait survécu »…
116. Le voyage fut sans doute une idée d’Inoue Kowashi, alors chargé des
A aires étrangères au gouvernement, et fut payé par une donation spéciale
de l’entreprise Mitsui.
117. Cité dans INADA, 2009, p. 16.
118. INOUE, K. [1965], 1985, t. II, p. 176.
119. UEKI [1974], 2007, p. 315.
120. IROKAWA [1969], 1985, p. 256.
121. MAKIHARA, 2006, p. 28.
122. Ibid., p. 29.
123. ANZAI, 2012, p. 61.
124. UEKI [1974], 2007, postface d’Ienaga Saburô, p. 318.
125. HIROTA, 1982, pp. 22-23.
126. Ibid., p. 19.
127. OBINATA, 2012, p. 140.
128. ANDERSON, M. S., 2010, p. 29.
129. MACKIE, 2003, p. 19 ; cf. aussi TOMIDA, 2004, pp. 63-65.
130. SUGANO, 2010.
131. SIEVERS, 1983, p. 34. Il s’agissait en fait d’une expression
fréquemment utilisée dans la région de Kyôto pour désigner les jeunes lles
de l’aristocratie que Kishida Toshiko allait populariser dans le reste du
Japon (cf. SUGANO, 2010, p. 180).
132. Cité dans TOMIDA, 2004, p. 67.
133. Jiji shinpô, le quotidien de Fukuzawa Yukichi, note en 1882 que les
quolibets vulgaires à son encontre sont rares. Ailleurs, quelqu’un précise
qu’elle est fréquemment applaudie (cf. ANDERSON, M. S., 2010, pp. 114-
115).
134. Article cité dans SUGANO, 2010, p. 175.
135. SIEVERS, 1983, p. 39.
136. Cité dans SUGANO, 2010, p. 176.
137. Sima Guang (1019-1086), historien de l’époque Song.
138. Cité dans SUGANO, 2010, p. 176.
139. Après 1885, lorsque le mouvement déclina, elle devint enseignante et
donna de nombreux essais et poèmes dans Jogaku zasshi (Revue d’études
féminines), une revue vouée à l’amélioration du statut des femmes et de
leurs droits, qui devint l’une des meilleures revues littéraires de son temps.
Elle enseignait par ailleurs la culture classique. En 1892, Miyajima
Nobuyuki fut nommé ambassadeur du Japon à Rome. Kishida Toshiko le
suivit en Italie, où elle se t remarquer dans la bonne société romaine par
sa présence, son activité débordante et son enthousiasme, secondant avec
une grande e cacité son mari diplomate. Mais, atteints l’un comme l’autre
de tuberculose, ils rentrèrent au Japon. Il mourut en 1899, elle en 1901.
140. KISHIDA [1884], 1990, p. 12.
141. Fukuda Hideko est le nom sous lequel elle sera connue plus tard et
sous lequel elle est passée à la postérité. À l’époque, son nom était
Kageyama Hideko.
142. Projet de l’aile radicale du mouvement pour déclencher un coup d’État
réformiste, indépendantiste et antichinois en Corée pour « réveiller les
Japonais ». Les comploteurs levèrent des fonds pour équiper une armée. Le
projet fut éventé, et plus de cent personnes furent arrêtées et jugées à
Ôsaka.
143. SUZUKI, Y. (dir.), 1990, p. 17.
144. Par la suite, Hideko mena une existence di cile. Elle continua à
prendre parti en faveur de l’égalité économique et juridique des femmes et
vint en aide aux victimes de la pollution par le cuivre des mines d’Ashio
dans les années 1890. Tentée un temps par le christianisme, elle adhéra aux
idées socialistes au début des années 1900. Elle devint membre de la
Heiminsha (Société du peuple), un groupe socialisant hostile à la guerre
contre la Russie. Plus tard, en 1907, elle publia Sekai fujin (Femmes du
monde), la première revue socialiste pour les femmes.
145. FUKUDA [1904], 1958.
146. ARAI (dir.), 2004, p. 55.
147. Texte complet dans IDE, 1991, pp. 259-261. Sur les chants et les
danses « des droits du peuple », cf. MIURA, S., 2012, pp. 56-59.
148. Ibid., pp. 57-58.
149. Cité dans OBINATA, 2012, pp. 135 sqq.
150. UEKI [1888], 2007, pp. 147-186.
151. NAKAE [1882], 2010, p. 81.
152. ID. [1887], 2006.
153. MARUYAMA [1992], 2006, p. 311.
154. NAKAE [1887], 2008, pp. 51-52.
155. ID. [1887], 2006, p. 41.
156. Ibid., p. 42.
157. ID. [1887], 2008, pp. 52-53.
158. Ibid., pp. 86-87.
159. ID. [1887], 2006, pp. 108-109.
160. Ibid., postface, pp. 265-266.
161. L’édition de poche citée dans les notes précédentes en était en 2006 à
son cinquante-troisième tirage.
162. KANEKO [1965], 2009, p. 61.
163. FUKUZAWA [v. 1881-1882], 1996 (b), p. 249.
164. Cité dans MAKIHARA, 2006, p. 19.
165. Ibid., p. 20.
166. IROKAWA [1964], 2008, t. II, p. 57.
167. Il semblerait que les enka, les chansons populaires japonaises
d’aujourd’hui, soient nées au cours de ces années-là. Sur les chansons de
cette époque, cf. MAEDA, 1978, pp. 53-64.
168. ANZAI, 2012, p. 27.
169. Cf. SASAKI, A., 2000. Par ailleurs, Tôkai Sanshi fut l’un des premiers
Japonais à évoquer des pays musulmans (cf. TAYARA, 2004).
170. C’est la vision notamment relayée par Tôyama Shigeki, qui « inventa »
le discours narratif dominant sur la question, encore puissant de nos jours.
Au lendemain de la guerre, cette idée d’une bourgeoisie japonaise
atrophiée incapable de réaliser la révolution démocratique rencontra un
fort écho. Cf. TÔYAMA [1951] 2000. Bien que lui-même marxiste, Inoue
critiqua cette thèse et insista au contraire sur l’aspect émancipateur du
mouvement. (Cf. INOUE, K. [1956], 2003, pp. 99 sqq).
171. HURTH, 2002.
172. HORIE, 1954 ; cf. aussi NARITA, 2012, p. 57.
173. IROKAWA [1964], 2008, t. I, p. 68.
174. ID. [1969], 1985, p. 125.
175. ID. [1964], 2008, notamment t. I, pp. 68-73.
176. HUNT, 2013.
3
Un peuple, une nation, une culture
Le débat qui mobilisa les énergies dans les vingt
premières années de Meiji portait principalement sur
l’élargissement des droits du peuple compris comme
l’accession des classes moyennes (anciens samouraïs de
rang inférieur, notables ruraux, nouvelles professions
urbaines…) à des formes de partage du pouvoir au
niveau local, régional ou national grâce à la mise en
relation, par le droit de vote, avec des organes de
représentation. Les partisans des droits du peuple
n’étaient par ailleurs pas tous hostiles au souverainisme
(les « droits de l’État »), si celui-ci signi ait la capacité
du pays à mieux résister aux pressions occidentales. Le
débat se conclut par la mise en place en 1889 d’une
Constitution autoritaire. Nombreux furent alors ceux qui
comprirent cette Constitution comme l’instauration tant
attendue d’un système de partis politiques nationaux
capable de mettre n au gouvernement factionnel aux
mains des anciens samouraïs issus des efs du Sud-
Ouest, les vainqueurs de 1868. Un nouveau type d’État
émergeait peu à peu et s’a rmait : l’État-nation.
Du coup, à partir des années 1887-1888 jusqu’au
lendemain de la victoire du Japon sur la Russie après
1905, les termes du débat évoluèrent et se cristallisèrent
désormais sur la question des identités à l’intérieur de la
nation avec un balancement entre trois éléments,
l’Occident et son in uence toujours fascinante et
menaçante, l’Orient (mais il s’agit surtout de la Chine)
qui devint une sorte de terre d’utopie ou d’expansion, et
le Japon en n, dont il fallait sans cesse redé nir
l’essence entre les deux pôles précédents.
Un grand nombre de penseurs des Lumières des
années 1870 étaient, en fait, de hauts fonctionnaires.
Pour la plupart, ils n’étaient pas de véritables décideurs,
mais ils avaient une capacité à orienter les décisions et,
pour le moins, pouvaient mettre en pratique les
connaissances spécialisées qu’ils avaient acquises. Ceux
qui s’étaient engagés à corps perdu dans le Mouvement
pour la liberté et les droits du peuple cherchaient à
mettre en pratique leurs principes. Après tout, les
dirigeants des partis favorables aux droits du peuple,
Itagaki Taisuke, Gotô Shôjirô ou Ôkuma Shigenobu,
pour ne citer qu’eux, des hommes politiques de premier
rang, avaient été ministres ou le devinrent. Ils
essayèrent de faire coïncider leurs valeurs avec leur
pratique du pouvoir. De ce point de vue d’ailleurs, ils
s’inscrivaient dans la lignée des penseurs critiques de
l’époque d’Edo qui cherchaient à agir sur le réel.
Mais le recul du Mouvement pour la liberté et les
droits du peuple et la mise en place d’un État plus
autoritaire et centralisé créèrent comme un fossé entre
politique et pensée. Désormais, à partir de la n des
années 1880, ceux qui agirent sur le plan politique et
ceux qui pensèrent le politique relevaient de cercles
di érents, les seconds n’étant plus à même de passer à
l’action. Militants et penseurs de la chose politique
devinrent impuissants, écartés des prises de décision. Ils
ne se bornaient désormais plus qu’à opérer comme
forces de légitimation des décisions prises en haut lieu
ou comme commentateurs critiques du politique, ou
encore, dans le meilleur des cas, comme forces de
proposition. Mais, du coup, la n des années 1880
1
marqua l’essor d’une activité idéologique débridée .
Une vingtaine d’années après le renversement du
shôgunat et l’ouverture o cielle du pays, la question de
l’occidentalisation du Japon était plus que jamais au
cœur des débats. La modernisation devait-elle se borner
à n’être que l’adoption aveugle des normes et des
valeurs occidentales ? Fallait-il négliger les traditions
japonaises ? N’y avait-il pas une forme de con it entre
une modernité occidentale et une modernité qui se
voudrait nationale ? La question, à vrai dire, s’était
posée partout hors d’Occident quand les pays non
occidentaux avaient réagi et cherché à ne pas subir
passivement le choc des grandes puissances. En se
modernisant, le Japon devenait-il occidental ? Ou
restait-il asiatique ? C’est, à la n des années 1880 et au
début des années 1890, au moment où se mit en place le
nouveau système constitutionnel, que le débat sur ces
questions fut le plus vif avec la naissance de deux
courants politiques nouveaux.
Le premier est un courant plébéien et démocrate
(heimin shugi). Heimin désigne le peuple des roturiers,
des gens du commun, le demos, en opposition à
l’« aristocratie » qui inclut anciens nobles de cour,
seigneurs et samouraïs. La logique voudrait que l’on
traduise heimin shugi par « populisme », mais le mot a
pris en français une connotation démagogique qui ne
convient pas ici. Il s’agit plutôt d’une vision plébéienne,
populaire, anti-aristocratique de la politique. Les Anglo-
Saxons traduisent par plebeianists (le mot n’est guère
élégant en français), voire par common people-ism. Nous
évitons le « roturianisme » et traduisons donc, faute de
mieux, par « démocrates » puisque ce courant veut
rendre le pouvoir au peuple.
Le second courant est de tendance clairement
nationaliste et prône la « doctrine de la quintessence du
pays » (kokusui shugi). Il faudrait, pour être exact,
traduire par « essentialisme » ou « purisme ». Kokusui
désigne ce qui fait le génie national en quelque sorte. On
trouve aussi le terme nihon shugi (« nipponisme » —
nous évitons japonisme) pour désigner ce courant dont
les principaux organes de presse s’intitulent Nihon (Le
Japon) et Nihonjin (Les Japonais). Le mot kokumin, qui
va nir par désigner la nation, ne s’imposa avec cette
signi cation précise guère avant les années 1910, et
kokumin shugi, « nationalisme », resta peu utilisé. Les
« nationalistes » japonais de ce temps préféraient se
désigner eux-mêmes comme des kokusui sha, des
« essentialistes » ou des nihon shugisha, des
« nipponistes ». Dans le vocabulaire courant des
dernières années du XIXe siècle, on avait coutume
d’opposer bunmei kaika (« la civilisation et les
Lumières ») et kokusui (« le génie national »).
Ces deux courants, démocrates et nipponistes, étaient
pourtant, l’un comme l’autre, les héritiers des
vulgarisateurs des Lumières et surtout du Mouvement
pour la liberté et les droits du peuple. Ils revendiquaient
une partie de l’héritage, et nombre de leurs ténors
avaient participé au Mouvement pour la liberté et les
droits du peuple. « Démocrates » et « nipponistes » se
tenaient eux-mêmes dans une posture d’opposants,
comme leurs illustres prédécesseurs. D’ailleurs leurs
écrits furent parfois censurés. Il est vrai que le système
impérial qui s’imposa au sommet de l’État après la
proclamation de la « Constitution impériale du Grand
Japon » posait des limites à la capacité de contestation
des esprits critiques. Ces derniers furent rejetés
irrémédiablement dans l’opposition ou simplement
cantonnés dans une posture de réformateurs. Ils se
comprirent aussi comme une « nouvelle génération »
capable de reprendre à leur compte les problématiques
2
de leurs aînés .
Ces courants critiques vont in uencer
considérablement la vie intellectuelle du Japon de la n
du XIXe et au début du XXe siècle. Ils partageaient cette
interrogation commune devant une modernisation
articulée autour de l’État. Ils s’inscrivaient surtout dans
un mouvement général de renouveau d’une culture
japonaise qui avait été comme tétanisée par l’impact de
la culture occidentale. Porté par une nouvelle
génération, celle née dans les années 1860, ce réveil
s’exprimait à bien des niveaux, notamment dans le
3
domaine de la pensée, de la littérature et des beaux-
arts, mais d’abord dans celui de la langue japonaise elle-
même, avec la volonté de rapprocher la langue écrite et
la langue parlée, de simpli er le système d’écriture, de
favoriser l’accès de la lecture pour tous. Ce réveil n’est
pas assimilable à un quelconque retour en arrière, à un
mouvement réactionnaire. Il est le produit d’une volonté
consciente de s’adapter à la réalité nouvelle a n
d’a rmer, face à une occidentalisation jugée souvent
factice, une culture japonaise réformée.
En même temps, ces mouvements rencontrent un
certain succès parce qu’ils entrent parfois en résonance
avec les discours conservateurs, confucianistes,
nativistes ou moralistes qui exhortent à « la défense des
traditions », et qui savent parfaitement se faire entendre
au sommet de l’État. Ils s’inscrivent par ailleurs dans le
processus d’émergence d’un nationalisme « d’en bas »,
spontané, qui va gagner une grande partie des couches
moyennes et populaires, et qui s’oppose aux tentatives
maladroites des pouvoirs d’imposer « d’en haut » une
occidentalisation super cielle des mœurs. Les
démocrates critiquent une « occidentalisation purement
aristocratique » et préconisent une vraie modernisation
comprise comme une « modernisation populaire ». Les
nipponistes brandissent face à l’occidentalisation la
nécessaire préservation de la pureté nationale et
réclament une politique qui ne soit pas « molle vis-à-vis
des étrangers et dure vis-à-vis du peuple » (gaijû naigô).
Très vite, les démocrates abandonnent les postures
radicales pour se faire, au sein du système, les
promoteurs du peuple des heimin, tandis que les
nipponistes passent de la défense des droits du peuple à
la défense de la nation sur la base d’un conservatisme
réformateur, fondé sur une supposée essence japonaise.
Dans les deux cas, on dénote une hostilité au
« gouvernement des cliques féodales », une volonté de
promouvoir des élites « issues du peuple », « patriotes »,
indépendantes, pour qui la démocratie et le progrès
passent par le développement de la production
économique et l’unité de la nation.

LES AMIS DE LA NATION

Le courant démocrate est apparu avec la naissance de


la Minyûsha (la Société des amis de la nation), une
association créée en 1887 par Tokutomi Sohô, un
journaliste, alors âgé de vingt-quatre ans. Ancien
partisan des droits du peuple, Sohô avait ouvert un
cours privé à Kumamoto où il enseignait les lettres et il
4
avait publié en 1886 un essai, Le Japon du futur , avant
de fonder à Tokyo une revue Kokumin no tomo (L’ami de
la nation) dont l’objet était « la critique politique,
sociale, économique et littéraire ». Cette revue devint le
creuset des idées du courant démocrate. Elle était
conçue par Sohô comme une réplique japonaise de
l’hebdomadaire américain The Nation à orientation
libérale. Sohô fonda d’ailleurs, en 1890, un journal,
5
Kokumin shinbun (La nation) .
Dans plusieurs essais publiés en 1885-1887, dont Le
Japon du futur et La Jeunesse du nouveau Japon,
Tokutomi Sohô explicita ses idées essentielles et t ainsi
ses premiers pas dans le monde des jeunes intellectuels
japonais comme éditorialiste de renom. Il est à noter
que le pays connut alors la parution de nombre
d’ouvrages de ction ou d’essais politiques qui se
projetaient dans l’avenir, ce qui était une nouveauté
dans la littérature japonaise, comme si la modernisation
faisait paraître plus facile un avenir dont on pouvait être
sûr qu’il serait di érent du temps actuel 6. Les ouvrages
de Tokutomi Sohô participaient de ce genre nouveau, ce
qui contribua à leur assurer un certain succès.
Issu d’un milieu de notables ruraux aisés, il se t
l’avocat du courant modéré au sein du Mouvement pour
7
la liberté et les droits du peuple . Il se concevait comme
le porte-parole des notables ruraux progressistes, « ceux
qui mettent en culture les champs et les rizières à la
sueur de leur front », et qu’il désignait comme les
country gentlemen (inaka shinshi) du nouveau Japon. En
même temps, il se voulait le défenseur des nouvelles
couches moyennes urbaines. Sa formation était le
produit d’un mélange de néoconfucianisme et de
pragmatisme moderne, semblable à celle de beaucoup
de ses jeunes contemporains éduqués dans les premières
années de Meiji. Il évoquait lui-même les inspirateurs de
sa pensée : Spencer, Mill, Cobden tout autant que Yokoi
Shonan et les Classiques chinois dont il possédait une
8
solide connaissance . Il fut aussi in uencé par le
christianisme auquel il se convertit d’ailleurs un bref
instant. Et l’on sait qu’il lut avec avidité L’Appel à l’étude
de Fukuzawa Yukichi dans sa maison familiale.
Démocratie, productivisme, paci sme, telles sont les
trois idées centrales de Tokutomi Sohô.
La « tendance mondiale » — expliquait-il — était aux
peuples et à la n des aristocraties. Les sociétés
guerrières étaient remplacées par des sociétés vouées à
la production, et la noblesse cédait le pas devant les
heimin, le demos japonais. Pour réaliser cette réforme
radicale, « cette seconde révolution de l’esprit »,
Tokutomi t allusion au nécessaire renouvellement
générationnel, à la jeunesse du « nouveau Japon » : il
fallait que « les vieux de l’ère Tenpô » cédassent la place
9
aux « jeunes de Meiji » , car les jeunes générations
comprenaient mieux le monde actuel que les anciennes
et étaient toujours à l’avant-garde des mutations
nécessaires, « menant à la victoire ». « Les vieux sont les
amis de l’ordre, les jeunes ceux du progrès 10 », écrivit-il.
Il critiqua le Rescrit de l’éducation di usé dans les écoles
à partir de 1891, un « tissu de conservatisme » qui allait
former des esprits « bigots ». Dans une société encore
largement dominée par les modèles confucéens de
respect aux anciens et aux maîtres, un pareil discours
pouvait paraître iconoclaste mais ralliait une partie de la
jeunesse déboussolée, avec le recul du Mouvement pour
la liberté et les droits du peuple :
Cette époque dite de déclin s’e ace peu à peu tandis que se bâtit
maintenant l’avenir, ce que nous avons d’oriental en nous disparaît
tandis que s’a rme maintenant l’Occident, les vieillards du Japon
d’autrefois roulent dans les charrettes d’hier et peu à peu s’e acent. Les
jeunes du nouveau Japon caracolent sur les chevaux de demain et
11
montent sur le devant de la scène .

Son paci sme s’exprima aussi par une lecture d’Adam


Smith qu’il admirait pour avoir découvert la « grande
vérité », ce pour quoi il le quali ait de « sauveur » : le
militarisme et le commerce reposent sur des principes
contradictoires. Le militarisme, expliquait Tokutomi
Sohô, ce sont des béné ces pour soi-même en blessant
l’autre ; le commerce, au contraire, béné cie aux deux
12
parties par l’échange paci que de marchandises . Sa
critique d’une société militarisée s’appuyait sur l’idée
que le militarisme tendait à imposer son mode de
fonctionnement sur l’ensemble des pratiques sociales et
créait une hiérarchie dans laquelle l’ordre imposé à ceux
qui obéissent était sacralisé. Il reprenait les Principes de
sociologie de Herbert Spencer (1882) qui distinguait les
sociétés de type militaire et les sociétés de type
industriel. Pour Tokutomi Sohô, le Japon de Meiji était
en train de sortir d’une société guerrière pour entrer
dans l’ère des sociétés productives : il fallait en tout cas
qu’il en construisît les bases, seul gage d’une future
prospérité. L’occidentalisation par le haut prônée par le
gouvernement n’était qu’un fard qui cachait son profond
conservatisme.
Tokutomi Sohô est par ailleurs l’un des premiers
intellectuels japonais à chercher à appliquer un schéma
historique universel pour comprendre l’histoire récente
de son pays. Il oppose le monde des guerriers à celui de
la production, la noblesse au peuple, le déclin à ce qui
se construit, l’Orient à l’Occident, les vieilles générations
aux nouvelles, le vieux Japon au nouveau Japon. Il
appelle de ses vœux l’avènement d’une jeunesse
passionnée et énergique. Il prône donc une
« occidentalisation populaire », capable de régénérer le
pays par le bas et de le replacer dans le mainstream du
monde, car, pour lui, les sociétés occidentales sont
fondées sur le peuple et il faut donc, sur ce plan-là du
moins, faire comme elles. Il souhaite l’avènement d’une
société industrielle qui pourra arracher le pays à la
misère. Ce faisant, il se fait l’avocat du productivisme et
le promoteur de la révolution industrielle à venir. Le
Japon n’est pas un continent perdu de l’espèce humaine,
écrit-il en substance, mais un pays qui connaît le
progrès, donc un pays capable de s’adapter, pour peu
que les anciennes élites cèdent le pas à une jeunesse
13
énergique issue des milieux populaires .
Dans l’appareil d’État, comme parmi les premiers élus
au Parlement ou même parmi les étudiants des
Universités, le nombre de shizoku, c’est-à-dire les
personnes originaires de l’ancien groupe des guerriers,
constituait encore l’écrasante majorité en 1900.
L’ancienne classe des samouraïs se perpétua au pouvoir
et dans les élites pendant toute l’époque Meiji. On
estimait à 5 % le nombre de shizoku dans la population :
en 1890, ils représentaient le tiers des élus au Parlement
et la quasi-totalité des ministres et très hauts
fonctionnaires ; les deux tiers des professeurs des
Universités et des hautes écoles et des diplômés de ces
institutions. Tokutomi en vint à soutenir une sorte de
darwinisme social étendu aux nations. Les pays
incapables d’évoluer ne pouvaient que rester sur le bord
de la route. La question de la survie devint le problème
numéro un, mais Tokutomi Sohô restait
14
fondamentalement optimiste . Ce fut d’ailleurs
probablement cet optimisme a rmé qui lui permit de
rencontrer le succès.
Le discours de Tokutomi et de ses proches de la revue
Kokumin no tomo (L’ami de la nation) connut alors un
retentissement considérable, au point que les
publications de la Minyûsha remportèrent un véritable
succès commercial. Malgré sa jeunesse, Tokutomi Sohô
devint l’un des « faiseurs d’opinion » de son temps. Il
oscillait entre progressisme démocratique, populisme
démagogique, « jeunisme », et nationalisme. Nakae
Chômin reconnut ses incontestables qualités mais
15
critiqua sa démarche qu’il jugeait pleine de confusion .
Selon Irokawa Daikichi, le personnage du gentleman
occidentalisé décrit dans Les Trois Ivrognes s’inspirerait
fortement de lui et de son Japon du futur. Pour Nakae
Chômin, les gentleman farmers de Tokutomi Sohô sont au
moins aussi empreints de conservatisme féodal qu’ils
sont des démocrates sincères : il y a parmi eux des
hommes valeureux capables de prendre la tête des
revendications populaires mais aussi de simples
collecteurs de taxes et de fermages, soucieux de leur
intérêt particulier. Comme le critique et romancier
Masamune Hakuchô l’écrivit plus tard, Tokutomi Sohô
« fascina les imaginations des jeunes lecteurs de
l’époque. Vues d’aujourd’hui, ses idées étaient simples et
super cielles mais elles donnèrent espoir dans le
16
nouveau Japon… elles nous ouvrirent au monde ».
Après la victoire contre la Chine, les Japonais qui
s’étaient emparés de la péninsule du Liaodong
cherchèrent à l’annexer mais se heurtèrent en avril 1895
à la triple intervention diplomatique de la Russie, de la
France et de l’Allemagne qui obligea le Japon à
tempérer ses appétits. Le recul japonais fut alors l’objet
de sévères critiques dans une certaine presse. Résumées
par le slogan gashin shôtan (« serrer les dents, préparer la
riposte »), elles annonçaient le déferlement de
nationalisme qui s’empara du pays dans les années
suivantes. De ce point de vue-là, le Japon connut des
phénomènes communs à la plupart des grands pays
européens de la même époque (c’est le moment où se
développèrent le « chauvinisme » en France et le jingoism
en Grande-Bretagne). Tokutomi Sohô qui avait évolué
vers l’expansionnisme se t alors l’avocat dans la presse
de la défense des positions japonaises et dénonça la
trahison des diplomates. Il bascula dans le nationalisme
agressif, devenant un partisan de « l’expansion du Grand
Japon » :
Comme celui de Wellington après Waterloo, le nom de Japon
signi e désormais honneur, gloire, courage, triomphe et victoire.
Avant, nous ne nous connaissions pas nous-mêmes et le monde ne nous
connaissait pas. Mais maintenant que nous avons pu tester notre force,
nous nous connaissons et nous sommes connus de par le monde. Plus
17
encore, nous savons que nous sommes connus de par le monde .

Il évolua parce qu’il pensait que le peuple japonais,


devenu une nation conquérante derrière son empereur,
constituait la négation de ce régime d’anciennes cliques
féodales qu’avait été le pays jusqu’alors. Le nouveau
culte impérial forçait le régime à accepter la montée des
couches populaires, devenues les soutiens actifs d’un
gouvernement centralisateur et national. Les victoires
militaires soudaient la nouvelle nation derrière son
armée. Tokutomi Sohô fut alors, à son tour, critiqué par
ses anciens camarades du Mouvement pour la liberté et
les droits du peuple qui s’opposaient au vote des crédits
militaires et à la course aux armements. À leurs yeux, les
idées défendues par Tokutomi Sohô quelques années
auparavant avaient été abandonnées par leur propre
promoteur. Ce dernier devint un renégat, un traître, un
18
vendu . Il n’était plus que le plumitif (goyôgakusha)
talentueux de l’aventurisme expansionniste des milieux
militaires japonais.
Il interrompit en 1899 la publication de L’Ami de la
nation. Ce reniement (hensetsu) re était la montée des
sentiments nationalistes, nettement perceptible dans les
dernières années du siècle aussi bien dans les pays
européens qu’au Japon. Tokutomi Sohô devint peu à peu
une sorte d’idéologue o ciel de l’État, plaidant dans ses
très nombreux essais en faveur de l’a rmation du Japon
« face aux Blancs », de la grandeur impériale et de
l’expansion japonaise. Pendant la guerre Asie-Paci que,
il devint le président d’un grand nombre d’associations
de propagande patriotique. Condamné comme criminel
de classe A par le tribunal international d’Extrême-
Orient, il n’écopa que de deux années d’assignation à
résidence en raison de son âge avancé. Il disparut en
1957 sans jamais avoir renié son ultranationalisme.
Après la guerre sino-japonaise, le courant démocrate
se dissout en tant que tel. Kôtoku Shûsui, l’un des
premiers intellectuels socialistes, écrivit que ce courant
avait largement inspiré le socialisme à ses débuts. Sakai
Toshihiko, socialiste et futur fondateur du premier parti
communiste japonais clandestin, expliqua dans ses
Mémoires que la lecture des publications démocrates
constituait une absolue nécessité pour les jeunes de sa
génération et qu’il vouait une admiration sans bornes
19
aux responsables de ce courant . La Société des amis
de la nation (Minyûsha) fut sans conteste à l’origine
d’une pensée nouvelle dans le Japon des années 20 de
Meiji (1887-1896). Pour certains historiens comme
Ienaga Saburô, il y aurait une sorte de liation entre
Fukuzawa et la Société de l’an VI dans les années 1870,
les démocrates de L’Ami de la nation à la n des années
20
1880, et les premiers socialistes des années 1900 .
C’est ainsi qu’un journaliste de la Minyûsha, Matsubara
Iwagorô, publia dans le Kokumin shinbun (La nation) une
première série de reportages sur la misère sociale dans
la capitale et contribua à attirer l’attention des pouvoirs
publics et de l’opinion sur l’extrême pauvreté qui régnait
dans les bas quartiers 21. Et c’est dans le Kokumin no
tomo que fut rapportée en 1890, pour la première fois au
Japon, l’existence du 1er Mai en tant que journée de
lutte des travailleurs. En fait, seuls quelques éléments du
courant démocrate rejoignirent les mouvements qui
s’inspirèrent du socialisme dans les années 1900-1910.
La plupart des intellectuels in uencés par ce mouvement
se dispersèrent après le tournant du siècle, certains
restant proches d’une logique des « droits du peuple »,
comme Yamaji Aizan, d’autres suivant Tokutomi Sohô
dans son soutien aux politiques impérialistes dans une
logique plus autoritaire et se rapprochant des courants
nationalistes.
LES PROMOTEURS DU GÉNIE NATIONAL

Le nationalisme, en tant que doctrine, apparut en


1888 à l’initiative d’un groupe, la Seikyôsha (Société de
la politique et de l’éducation) qui comptait une douzaine
de brillants jeunes intellectuels, passés par les meilleures
écoles, et tous dotés d’une formation classique chinoise
22
et occidentale. Très peu étaient allés en Occident . Le
groupe éditait une revue, Nihonjin (Les Japonais), qui
avait été fondée par Shiga Shigetaka, un diplômé de
l’École d’agriculture de Sapporo, et Miyake Setsurei, un
jeune philosophe diplômé de l’Université impériale de
Tokyo. Par ailleurs, Kuga Katsunan, principal rédacteur
d’un journal qu’il avait créé en 1889, Nihon (Le Japon),
soutenait des positions très proches de la Seikyôsha qui,
d’ailleurs, salua avec joie dans ses propres colonnes la
naissance de ce nouveau journal. Kuga, le plus
23
convaincant des nationalistes d’opposition , professait
une doctrine qu’il dénomma lui-même « nipponisme »
(Nihon shugi) et devint par ses éditoriaux, ses critiques et
sa force de conviction un des représentants les plus en
vue du monde de la presse de son temps, à l’instar de
24
Tokutomi Sohô . Sa dénonciation de la bureaucratie et
du gouvernement des anciennes cliques féodales t
souvent mouche. Préoccupé comme nombre de jeunes
gens de sa génération par l’in uence grandissante de
l’Occident, il cherchait dans une nouvelle conception de
la nation le salut de la société japonaise. Kuga Katsunan
qui n’avait que onze ans en 1868 faisait clairement
partie de la deuxième génération de Meiji. Sa formation
était hybride, à l’image du temps qu’il vivait : une solide
connaissance des Classiques chinois associée à la lecture
de nombreux ouvrages occidentaux. Dans sa jeunesse
passée à Hirosaki, dans le nord-est du Japon, il avait
subi l’in uence de l’un de ses professeurs qui lui-même
avait été un disciple de Fukuzawa Yukichi. Kuga fut le
premier à répandre dans le grand public ce concept de
kokumin (« le peuple comme nation ») qu’il entendait
comme un corps politique pour résister à
l’occidentalisation super cielle du pays. En même
temps, son idée de la nation lui permettait de critiquer
les dirigeants, tous issus des cliques féodales du Sud-
Ouest, incapables, selon lui, de comprendre les
aspirations profondes du peuple et de réaliser sa
véritable unité politique.
Dès la naissance de leur mouvement, les membres de
la Seikyôsha mirent en avant l’idée que le Japon était à
construire, ce qui ne devait pas les empêcher de
25
regarder « le monde froidement et posément ». Ils
a rmaient leur aversion pour un Japon dont l’avenir
serait celui d’un banal pays occidentalisé. Leur
préoccupation commune première, c’était l’extension
des « droits de l’État », c’est-à-dire l’indépendance du
pays qui ne pouvait se comprendre que par la défense de
l’intégrité nationale. Ils étaient des partisans a rmés de
l’expansion économique, idée qu’ils partageaient
d’ailleurs avec des démocrates comme Tokutomi Sohô.
Ils se voulaient les défenseurs et les promoteurs d’une
identité nationale pure, d’une forme de nationalisme
d’une nature nouvelle, d’un idéalisme national,
s’apparentant en cela aux mouvements nationalistes qui
émergeaient un peu partout en Europe vers la même
époque. Pour rendre le concept, Shiga Shigetaka utilisa,
le premier semble-t-il, le terme de kokusui, la
« quintessence du pays », le « génie national ». Cette
pureté japonaise forme l’essence de la nation et se
conçoit dans une hostilité radicale à la pensée chinoise.
Elle est, à cette époque du moins, vue comme le produit
de la pensée japonaise telle que la caractérisaient les
mythes et légendes fondateurs décrits dans les
chroniques impériales d’autrefois, des sensibilités
poétiques de l’époque de Heian ou de l’éthique des
guerriers telle qu’elle avait été codi ée dans le bushidô.
Shiga est d’ailleurs l’inventeur de la formule « peuple du
Yamato » (Yamato minzoku) pour désigner les
26
Japonais . Le personnage du lettré dans Les Trois
Ivrognes de Nakae Chômin serait une caricature de Shiga
27
Shigetaka . De ce point de vue, les apparences
pourraient laisser penser que le nipponisme de la
Seikyôsha se situe sur le plan idéologique dans la lignée
du courant nativiste du XVIIIe et du début du XIXe siècle.
Mais les tenants de « la pureté nationale »
revendiquaient aussi les arts ra nés des classes
bourgeoises de l’époque d’Edo ou le puritanisme austère
des néoconfucianistes. La quintessence japonaise reste
donc un concept bien vague qui, dès son invention, se
place en réaction contre la pensée des Lumières dont on
a vu le rôle au milieu des années 1870. D’ailleurs, le
nipponisme de 1890 peut se comprendre, dans la lignée
des grands mouvements romantiques européens, comme
un retour aux sources, un retour au Japon. Ce
romantisme à la japonaise (les promoteurs du
mouvement n’utilisent pas le mot) peut être compris
comme une phase (nécessaire ?) du processus de
développement de la modernité elle-même.
Parmi les leaders de ce courant, les conceptions de
cette pureté divergent. Shiga Shigetaka la comprend
comme une sorte de sens artistique particulier, inné aux
Japonais ; Miyake Setsurei, comme un ensemble de
compétences dans la recherche « du vrai, du bien et du
beau » ; Kuga Katsunan, qui n’emploie jamais le terme
de kokusui (« quintessence nationale »), préfère celui de
kokumin shugi (« nationalisme »), qu’il comprend comme
un concept historique, celui de l’unité de l’individu et de
la nation, l’a rmation (moderne) de l’individu dans une
communauté quasi mystique. Tous s’accordent
cependant sur le besoin de se trouver une identité dans
la tradition culturelle unique du pays. De ce point de
vue, leur pensée s’apparente à une forme de
nationalisme culturel qui ne s’articule pas
nécessairement sur des revendications politiques
immédiates. Ils sont plutôt partisans d’un système
constitutionnel à la britannique, mais dès que la
Constitution impériale est proclamée, ils adoptent tous
une attitude de critique mesurée, parlant en faveur
d’une amélioration du système. Shiga réa rma à de
nombreuses reprises qu’il n’était ni conservateur ni
xénophobe mais tout simplement patriote. Kuga, de son
côté, expliquait que la monarchie constitutionnelle était
sans doute le meilleur des systèmes politiques mais qu’il
ne pouvait être une n en soi : ce qui compte in ne,
c’est la capacité de la nation à s’unir et à préserver son
indépendance. Et ceci n’a de sens que si c’est pour
mener le pays dans la voie de l’enrichissement et du
28
progrès de la civilisation dans le monde .
Face à l’occidentalisation qui « détruit les anciens
éléments existant dans le pays et les remplace par de
nouveaux apportés d’Occident », « il faut en quelque
sorte que la pureté nationale mastique et nalement
digère ce qui a été importé avec l’ouverture aux idées
occidentales pour assimiler ces nouveaux éléments et se
29
les approprier » . À la di érence de ce que prône
Fukuzawa Yukichi, partisan de l’abandon des idées
asiatiques, les nationalistes pensent que la
modernisation japonaise ne passe pas par une
assimilation complète de l’Occident mais par un
processus d’assimilation choisie permettant de faire
japonaises les idées ou les techniques qui y ont été
introduites : saichô hotan, « prendre ce qu’il y a de mieux
et mettre de côté ce qui gêne ». Les nationalistes sont
ainsi dominés par un sentiment d’inquiétude, voire de
crise, face au déferlement des techniques et des idées
occidentales, et sont donc partisans de contrôler les ux
pour mieux les dominer. Le risque, c’est que le Japon y
perde son âme. Comme l’explique Carol Gluck, ils
construisent une sorte de syllogisme : la modernité, c’est
l’occidentalisation. Le Japon est désormais moderne. Il
est donc occidentalisé. Donc, le Japon n’est plus le
30
Japon .
Mais les tenants du nationalisme de la pureté ne sont
pas seulement obsédés par les risques d’une
occidentalisation à outrance. Ils sont aussi persuadés que
les valeurs japonaises doivent être connues partout et
que le Japon doit apporter sa propre contribution au
monde moderne en train d’émerger. Face à la toute-
puissance des Occidentaux, il ne faut pas hésiter à
a rmer ses propres valeurs. Shiga Shigetaka écrivit à ce
propos : « De même que chaque individu possède des
qualités particulières qu’il doit partager avec les autres,
le Japon possède des qualités en tant que nation tout à
fait particulières et il doit partager ces qualités avec les
31
autres . » L’une de ces qualités, c’est la capacité à
maîtriser les échanges internationaux en gardant
toujours à l’esprit cette nécessaire préservation de la
pureté nationale. C’est par l’épanouissement de ses
singularités qu’une nation peut contribuer à se faire
reconnaître par le reste du monde. Dans un essai de
1891 intitulé Ré exions sur les discours politiques
contemporains (Kinji seiron kô), Kuga Katsunan plaida, de
son côté, en faveur d’une politique qui, vis-à-vis de
l’étranger, défendrait les particularités nationales et, à
32
l’intérieur, garantirait l’unité de la nation .
Miyake Setsurei, l’un des intellectuels les plus
brillants de ce courant, spécialiste de philosophie
33
occidentale , développa, dès 1888, l’idée que
nationalisme et amour de la nation, internationalisme et
amour de l’humanité n’étaient pas contradictoires.
Miyake s’imposa vite — il avait trente ans à peine —
comme l’un de ces nouveaux intellectuels dont le rôle
deviendrait central dans le débat d’idées. Il indiquait le
chemin idéal à suivre pour la jeune nation en
construction. Il publia en 1891 deux essais, l’un en mars
Les Japonais : le vrai, le bien et le beau, l’autre en mai Les
Japonais : le mensonge, le mal et le laid. Dans le premier,
il écrivait : « Mettre son énergie à construire son pays,
c’est la mettre au service du monde. Proclamer les
particularités des droits du peuple ne peut qu’être utile à
34
l’éducation du genre humain », et il mettait en avant
ce qui lui paraissait positif dans la culture japonaise,
notamment la capacité des Japonais à absorber les
savoirs universels et leur ra nement dans les arts.
« Nous devons faire connaître nos particularités au
35
monde entier », écrivait-il en janvier 1891 . Il prêchait
pour « l’extension de nos particularités a n de les faire
connaître, suppléer aux carences des Blancs, pour un
monde où le bonheur serait le synonyme de vrai, de
36
bien et de beau ». En ce sens, son nationalisme se
construisait sur des bases di érentes de certains
mouvements de la n du XIXe siècle qui poussaient au
repli sur soi et adoptaient une attitude chauvine
volontiers belliciste. Dans le second texte, il évoquait les
défauts de ce peuple, notamment son engouement à
singer les Occidentaux, et les moyens d’y remédier.
Miyake appréciait la pensée de Wang Yangming, ce
lettré chinois hétérodoxe de l’époque Ming, et pensait
qu’il fallait intégrer la philosophie occidentale à la
pensée asiatique, en tout cas travailler à en assurer une
synthèse. Son hostilité quasi névrotique à la
bureaucratie et un certain sens de la justice lui rent
prendre des positions réformistes, sur la question sociale
en particulier.
En matière économique, les nipponistes prônaient le
protectionnisme (à la di érence des démocrates qui
étaient clairement en faveur du libre-échange et se
réclamaient ouvertement de l’école de Manchester) et,
dans le domaine diplomatique, la souveraineté de l’État
face aux puissances étrangères. Ils se prononçaient
contre la politique des petits pas du ministre Inoue
Kaoru qui pensait pouvoir, par des concessions
mineures, vider progressivement de leur substance les
traités inégaux signés sous le shôgunat, et ils devinrent
vite les fers de lance de l’opposition à tout compromis
sur cette question. Leur mise en avant des intérêts de
l’État-nation, sur une question aussi vitale, eut souvent
pour résultat de contraindre le gouvernement à prendre
des positions de plus en plus dures devant une
occidentalisation envahissante, et de distiller une
atmosphère de chauvinisme dans le pays. Kuga Katsunan
expliquait inlassablement que le Japon, pour être l’égal
des grandes puissances, ne devait pas s’adapter au style
et aux méthodes des Occidentaux qui imposaient les
règles du jeu, mais, au contraire, faire sentir que les
Japonais eux aussi avaient une capacité psychologique
de résistance et ne devaient pas laisser leur honneur
souillé. Il appelait de ses vœux des relations
internationales qui seraient fondées sur le respect des
37
egos des di érentes nations . Se voyant lui-même
comme un combattant de la cause nationale armé de son
pinceau, Kuga Katsunan devint un journaliste redoutable
publiant jusqu’à quatre éditoriaux par semaine. Il sut
faire partager son indignation à ses lecteurs et ne se
gênait guère pour pratiquer l’attaque ad hominem contre
38
ses adversaires . Ses campagnes de presse, pendant
l’été 1889, contre les « capitulations » des diplomates
japonais, qui seraient prêts à accepter que siègent des
représentants étrangers à la Cour suprême en échange
de l’abrogation des traités inégaux, aboutirent à faire en
sorte qu’un exalté nationaliste tentât d’assassiner Ôkuma
Shigenobu, alors ministre des A aires étrangères. Ce
dernier perdit une jambe dans la tentative d’assassinat
dont il fut l’objet à l’automne 1889, sans d’ailleurs que
Kuga Katsunan ne se fendît d’un mot de contrition à son
égard 39. Kuga Katsunan peut d’ailleurs être considéré
comme le premier journaliste à avoir lancé des
campagnes d’opinion contraignant, par la violence de sa
plume, et surtout par la violence physique de ceux qui le
suivirent, à faire parfois reculer le gouvernement. De ce
point de vue, il incarne certaines formes de continuité
40
dans la droite japonaise .
Pourtant, des tenants de ce nouveau nationalisme
étaient d’anciens militants de la cause de la liberté et
des droits du peuple, et leur sensibilité sociale était
réelle. Ils furent souvent les premiers à s’intéresser au
sort des « faibles » broyés par le système capitaliste en
plein essor. En 1888, la revue Nihonjin mena une
violente campagne contre les terribles conditions de
travail et les sévices dont étaient victimes les mineurs de
41
Takashima, « les trois mille esclaves », martyrisés par
des « contremaîtres aux allures de démons », dans les
mines gérées par Mitsubishi près de Nagasaki, relayant
d’ailleurs en cela les informations données par le journal
de la Gen’yôsha, une société secrète de tendance
42
asiatiste et favorable aux droits du peuple . Miyake
Setsurei appela de ses vœux « l’union des faibles ». De
son côté, en septembre 1890, Sakurada Bungo, membre
de la Seikyôsha, donna dans Nihon une série d’articles
sur les miséreux dans les grandes villes du Japon. Au
lendemain de la guerre sino-japonaise qu’il avait
fortement approuvée, Miyake Setsurei entra dans de
nombreux groupes de recherche sur la question sociale
où il croisa les futurs ténors du mouvement socialiste
comme Katayama Sen ou Kôtoku Shûsui à qui il ouvrit
d’ailleurs les colonnes de Nihonjin. On peut y trouver,
dès 1894, un article expliquant ce que sont les doctrines
43
socialistes . Miyake ne renonça jamais à se tenir aux
côtés de Tanaka Shôzô, engagé au même moment dans
une violente bataille pour le soutien aux paysans
44
empoisonnés par les mines de cuivre d’Ashio . Quant à
lui, Taoka Reiun, in uencé par le Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple, il participa, par
l’entremise de Miyake Setsurei, à la revue des
nipponistes. Célèbre introducteur de l’œuvre de Heinrich
Heine au Japon, il faisait partie de ceux qui dénonçaient
la civilisation comme une maladie et proclamaient « le
rejet du progrès » (hi bunmei ron) : « On parle de
civilisation, de Lumières mais pour le petit peuple à qui
on vole son travail en le remplaçant par des machines,
45
la civilisation c’est la faim et la mort . » Taoka
expliquait qu’il détestait « cette soi-disant civilisation ».
On le retrouve, vers 1905, écrivant dans le Heimin
shinbun d’engagement franchement paci ste, contre la
guerre russo-japonaise. De son côté, Miyake Setsurei
voyait dans l’extension du droit de vote un moyen
d’uni er la nation et de la rendre plus cohérente. Plus
tard, il participa aux conférences de la Société de l’aube
(Reimeikai), cette société démocrate qui réunissait des
universitaires libéraux vers 1919-1920, et écrivit dans
des revues socialisantes comme Kaihô (Libération). Mais
Miyake Setsurei restait de philosophie
fondamentalement conservatrice et applaudissait
toujours aux succès militaires du Japon.
L’extrême gauche japonaise a longtemps considéré
que le nipponisme (kokusui shugi) n’était qu’une doctrine
réactionnaire et t valoir les continuités entre le
romantisme nationaliste des nipponistes des années
1890 et l’ultranationalisme des années 1930. En
particulier, certaines méthodes des nipponistes, sans
doute héritées des pratiques radicales des samouraïs des
années 1860, étaient sujettes à caution comme la
dénonciation ad hominem des adversaires politiques,
pouvant parfois être interprétée comme un appel au
meurtre. Et pas seulement les méthodes. Tokutomi Sohô
expliqua dans ses Mémoires que le Journal de Kuga
Katsunan entretenait des liens « avec des groupes de
pression — pour ne pas dire ma eux — dont la seule
évocation du nom su sait à faire frémir la
46
population ».
Pourtant, Maruyama Masao, l’un des grands
intellectuels de l’après-guerre et le chef de le du
courant « moderniste » a rme, quant à lui, que les
nationalistes « nipponistes » de la n du XIXe siècle n’ont
intellectuellement rien à voir avec les nationalistes des
années 1930 et qu’ils incarnent une sorte de
47
« nationalisme sain et progressiste ». D’ailleurs, il voit
volontiers dans la pensée de Kuga Katsunan une habile
synthèse de la nation et de la démocratie 48. Il explique
notamment que Kuga Katsunan est, avec les défenseurs
des droits du peuple, pour l’extension du droit de vote
parce qu’il pense que c’est un moyen d’achever l’unité
nationale, et il montre la haine que Kuga éprouvait à
49
l’égard des badernes militaires . Maruyama se fait ici
l’avocat d’une thèse selon laquelle, à la di érence de ce
que proclament les marxistes japonais, il n’y aurait pas
de continuité systématique entre le nationalisme culturel
des années 1890 et le nationalisme belliciste fascisant
50
des années 1930 . Matsumoto Sannosuke, par exemple,
insiste sur le caractère logique, raisonnable et
méthodique du nipponisme des années 1890 face à
l’ultranationalisme des années 1930, englué dans des
formes de pensée égocentrées, exclusivistes,
51
irrationnelles, voire mystiques . Comme René Rémond
l’a montré pour la France, il existe bel et bien plusieurs
droites au Japon. Mais elles ne sont pas étanches et des
passerelles existent clairement entre leurs di érents
acteurs.
Les nationalistes des années 20 de Meiji (1887-1896)
inscrivaient leur nationalisme dans une perspective
internationale et Maruyama compare le nipponisme de
ce temps-là aux nationalismes européens nés en réaction
contre l’oppression française à l’époque napoléonienne
qui établissaient ainsi une sorte de synthèse entre le
nationalisme compris comme la défense de
l’indépendance nationale, le patriotisme en quelque
sorte, et la démocratie, c’est-à-dire la défense de la
52
liberté à l’échelle de la nation . L’éveil vigoureux du
nationalisme japonais autour de 1890 fut d’ailleurs
partie prenante d’un phénomène mondial qui a ecta
non seulement l’Europe mais une grande partie de
53
l’Asie, de l’Afrique et du continent américain . En
aucune manière, il ne peut être considéré comme le
résultat de l’exportation d’une idée européenne et ne se
réduisait pas à n’en être qu’un succédané. Il fut de toute
évidence le produit de l’évolution de la société japonaise
elle-même et manifestait, à sa manière, à quel point le
Japon, apparemment coupé du monde quarante années
plus tôt, s’insérait désormais à part entière dans le jeu
mondial des idéologies.
On peut d’ailleurs remarquer à ce propos, comme
l’écrivait Katô Hidetoshi dans un ouvrage pionnier, que
le nationalisme japonais s’impose comme mouvement
idéologique de masse autour des années 1890 à peu près
quand la nation japonaise s’uni e sous l’e et multiple et
simultané d’un système de conscription militaire en n
e cace et généralisé, de la mise en œuvre de nouveaux
moyens de communication à l’échelle du pays entier
(journaux, chemins de fer, système postal, liaisons
maritimes). Ces systèmes sont nés peu après la
rénovation de Meiji mais ne commencent guère à jouer
54
un rôle e cace avant la n des années 1880 .
Face à la pensée des Lumières qui, dans les années
1870, prônait l’adoption des valeurs occidentales et
rejetait la tradition asiatique, ou à celle des droits du
peuple qui, vers 1880, considérait la possibilité d’une
cohabitation entre valeurs occidentales et certaines
valeurs asiatiques repérables dans la tradition populaire
japonaise, le mouvement nipponiste pense, vers 1890,
que la modernisation implique une occidentalisation
oppressante, et cherche une issue dans une modernité
di érente, non occidentale, ou du moins veut contrôler
et maîtriser le processus d’occidentalisation. Pour
Miyake Setsurei, le problème n’est pas de s’opposer à
l’Occident de manière réactionnaire mais de critiquer
cette attitude qui consiste à vouloir tout absorber de
façon aveugle, qu’il s’agisse des systèmes de pensée ou
des objets. Miyake explique, notamment dans Les
Japonais : le vrai, le bien et le beau, que les Japonais ont
été élevés dans les principes confucianistes et que ces
derniers les poussent à la recherche d’une forme de
raison. Le devoir des Japonais, c’est d’adopter d’eux-
mêmes les concepts ou les méthodes de l’Occident de
manière à travailler à leur reformulation. Le discours
culturel de Miyake se teinte alors d’un positionnement
plus politique : mépris pour la politique étrangère du
gouvernement de Meiji qui, à la n des années 1880,
s’humiliait en permanence devant les Occidentaux qui
« préparent l’invasion de l’Asie », et passait son temps à
les copier. Dans le numéro de novembre 1890 de la
revue Nihonjin, il appela la nation japonaise à « exploser
de colère » contre les tentatives d’agression de la Corée
par les étrangers, et expliqua que l’heure avait sonné
pour le Japon d’avancer ses pions en Asie et d’en assurer
55
la direction (Nihonjin, articles en mars et avril 1891) .
Par ailleurs, les critiques portées au gouvernement par
la revue de la Seikyôsha furent su samment rudes pour
que celui-ci interdisît ou fît suspendre la revue à
plusieurs reprises. Elle changea alors de nom et s’intitula
Ajia (L’Asie), par sympathie pour l’asiatisme, certes,
mais aussi parce que l’on cherchait à replacer (comme le
t plus tard Okakura Tenshin) la culture japonaise au
sein d’une culture plus vaste. Le journal Nihon de Kuga
Katsunan fut interdit de publication à trente et une
reprises entre 1890 et 1905 pour une durée totale de
56
deux cent trente-trois jours , du fait de la violence des
critiques contre la politique gouvernementale.
Kuga Katsunan critiqua cette volonté du
gouvernement japonais de tout faire pour être reconnu
des grandes puissances et pouvoir ainsi entrer dans le
club très fermé des pays impérialistes et colonialistes. Il
expliqua que « les membres des gouvernements du
Japon parlent d’égalité dans les relations diplomatiques
et ne rêvent que d’imiter les Occidentaux. Ce n’est pas
ainsi qu’ils laveront la honte de l’Asie et des
57
Asiatiques ». Ce faisant, il répondait par avance au
ministre des A aires étrangères Mutsu Munemitsu qui
t, lors de la guerre sino-japonaise de 1894-1895, ce
commentaire célèbre : « Cette guerre, c’est le choc entre
la nouvelle civilisation occidentale (le Japon) et la
vieille civilisation asiatique (la Chine). » Contrairement
à Tokutomi Sohô qui « changea de point de vue » après
la guerre contre la Chine pour se rallier à
l’expansionnisme impérialiste, Kuga Katsunan maintint
fermement ses positions en faveur de la liberté
d’expression et de la monarchie constitutionnelle.
Le nipponisme qui prône la protection du génie
national n’exclut pas à cette époque le cosmopolitisme.
Maruyama Masao évoque même un certain
universalisme chez les nationalistes de la Seikyôsha. Ils
s’intéressent d’ailleurs au sort des peuples qui cherchent
à s’émanciper et à se réformer. Ce sont les nationalistes
japonais de cette époque qui font connaître au Japon le
mouvement indépendantiste indien, se font les vibrants
défenseurs des révolutionnaires chinois et les artisans de
la redécouverte en Chine d’un penseur hétérodoxe
58
comme Li Zhi .
Les catégories simples qui rangent les courants de
pensée selon un axe conservateur/progressiste,
droite/gauche ou défenseurs de la tradition/partisans de
la modernisation ne rendent pas compte de la diversité
des positions dans le Japon de la n du XIXe siècle.
Penseurs du courant démocrate et nipponistes partagent
cette interrogation sur la nature de la modernisation
japonaise. Conçue par certains comme un progrès,
l’occidentalisation est vécue par d’autres comme une
aliénation. Tous les courants de pensée qui surgirent
dans le Japon après 1890 ne purent faire l’économie de
cette question ; ils furent même contraints de se situer
par rapport à elle. Un grand nombre d’intellectuels du
début du XXe siècle, tels le romancier Natsume Sôseki ou
le philosophe Nishida Kitarô (1870-1945) avaient, dans
leur jeunesse, été fascinés par les mouvements
nationalistes. L’historien Tsuda Sôkichi nota par
exemple dans son journal personnel qu’il s’était abreuvé
dans sa jeunesse à la revue démocrate Kokumin no tomo
(L’ami de la nation), ainsi qu’à Nihonjin (Les
59
Japonais) . Tous ont dû à leur tour, et chacun à sa
manière, se poser la question de la nature de la
modernité. Ce questionnement a certainement joué un
rôle fondamental dans leur formation intellectuelle.
MEIJI COMME RÉVOLUTION INACHEVÉE

Mais plus que par l’originalité de leurs positions


politiques, démocrates et nipponistes ont surtout œuvré
à une nouvelle conscience de la culture, et
singulièrement de la culture japonaise.
La revue Kokumin no tomo de Tokutomi Sohô attira
de nombreux talents. Toutes les grandes gures
intellectuelles de l’époque y furent, à un moment ou à
un autre, publiées. Tokutomi Sohô déploya une énergie
infatigable et se constitua un étonnant réseau de
connivences intellectuelles. Les anciennes grandes
gures du Mouvement pour la liberté et les droits du
peuple comme Nakae Chômin, Ueki Emori ou Taguchi
Ukichi écrivirent dans la revue, de même que la
nouvelle génération d’intellectuels chrétiens comme
Uchimura Kanzô ou Nitobe Inazô. Katayama Sen, l’un
des futurs leaders du parti socialiste, y croisa des
écrivains talentueux comme Tsubouchi Shôyô, Futabatei
Shimei ou Mori Ôgai. Les textes publiés dans la revue
par les plus grands contributeurs de l’époque permettent
de penser que Kokumin no tomo contribua grandement à
l’émergence de la littérature japonaise moderne. Si les
tenants du courant démocrate réagirent aux
mouvements littéraires venus d’Occident et cherchèrent
à créer un nouveau concept de littérature, les
nationalistes de leur côté visèrent l’émergence d’une
littérature à travers le renouveau des textes
traditionnels. De ce point de vue, le mouvement de
réforme de la poésie haiku et waka par Masaoka Shiki
trouva une caisse de résonance dans le journal Nihon (Le
Japon) de Kuga Katsunan qui di usa largement les
60
manifestes réformateurs, et leur fournit une tribune .
Quand les démocrates rêvaient d’une
occidentalisation réelle qui ne serait pas imposée par en
haut, les nationalistes voulaient préserver la pureté
japonaise. Leurs positions apparemment diamétralement
opposées ne les empêchaient pas de soutenir souvent des
opinions proches. On a vu comment ils s’étaient
retrouvés dans leur combat commun contre une
occidentalisation super cielle. Ils développèrent aussi
un discours sur l’« histoire du temps présent », fondé sur
l’idée fondamentale que Meiji avait constitué un progrès
majeur dans l’histoire japonaise. Penseurs de la Société
des amis de la nation et nipponistes jouèrent ensemble
un rôle non négligeable dans l’émergence d’une autre
histoire moins académique et érudite que celle professée
par les historiens o ciels de l’époque, les honorables
lettrés de l’École des preuves, eux-mêmes héritiers d’une
61
historiographie positiviste à la chinoise . Kano
Masanao parle à propos de ces historiens non
professionnels de l’émergence d’un discours populaire à
prétentions scienti ques, une sorte de vulgate, qui
chercha à donner du sens aux événements qui s’étaient
produits dans l’archipel depuis un demi-siècle, et qui
connut plus de succès que les études des historiens dits
« professionnels », peu portés alors à s’intéresser à
62
l’histoire immédiate . Tokutomi Sohô d’ailleurs
« théorise » sa position en déclarant : « L’histoire, ce sont
les journaux d’hier, et le journal, c’est l’histoire de
63
demain .»
Une vingtaine d’années après la n du régime
Tokugawa, il devenait possible de revenir sur la
signi cation historique des changements politiques,
sociaux et idéologiques récents, probablement parce que
les contemporains sentaient confusément qu’une période
était en train de s’achever avec l’échec relatif du
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple et
l’instauration d’une Constitution clairement inspirée du
modèle prussien. D’un coup, l’État sembla soudain plus
solide, plus assuré, plus conquérant aussi.
Tokutomi Sohô t œuvre historique en publiant en
1893 un livre sur Yoshida Shôin. Lors de l’arrivée de
Perry au Japon en 1854, Yoshida Shôin s’était fait
connaître en tentant de monter à bord d’un navire
américain, sans autorisation, ce qui lui avait valu une
première arrestation. Par la suite, il s’était déclaré
partisan d’une réforme politique radicale qui
s’appuierait sur les révoltes paysannes. Hostile à la
signature des traités inégaux, il était fasciné par la
révolte des Taiping en Chine et complota pour assassiner
un ministre du shôgun. Arrêté, il fut exécuté. À travers
ce personnage qu’il quali e de « précurseur
révolutionnaire », Tokutomi Sohô met en scène, à
travers l’étude de la n du shôgunat, la « révolution » de
Meiji. Le terme de révolution appliqué au mouvement
de restauration impériale est répété à satiété dans cet
ouvrage qui fait de Yoshida Shôin un vrai héros. Déjà,
dans Le Japon du futur, Tokutomi Sohô avait expliqué
qu’avec Meiji, tout avait été bouleversé, la politique, la
société, les habitudes quotidiennes mais aussi la morale,
les croyances, les sociabilités, les réputations, la pensée,
au point que tout cela pouvait apparaître « comme un
64
rêve ». Tokutomi Sohô termine ainsi son étude sur
Yoshida Shôin :
Il se sacri a pour la cause qu’il défendait alors qu’il n’avait pas
trente ans. Or, la plus grande partie de l’œuvre de Meiji n’est qu’un
échec terrible. Le temps est venu d’un autre Meiji. Le temps est venu
65
que se dresse un nouveau Yoshida Shôin .

Dans ses ouvrages, Tokutomi cherche à faire passer


cette idée selon laquelle « l’occidentalisation
aristocratique » doit laisser place à une seconde
révolution Meiji, et il se situe dans une perspective
historique nouvelle, celle de la montée des classes
populaires qui sont en train de briser le monopole du
pouvoir jusque-là détenu par une partie des anciennes
élites guerrières. Tokutomi Sohô détestait l’ancien
régime Tokugawa et, pour lui, la principale qualité des
guerriers réformistes était non pas d’avoir « restauré »
l’empereur, mais d’avoir mis un terme à la société
féodale en permettant la naissance d’un Japon qui
fonctionnait comme un État uni é, un État-nation. Le
nouveau régime est composite, écrit-il dans sa revue :
c’est 30 % de retour en arrière et 70 % de marche en
avant. Au fond, il s’agit d’une sorte de « renaissance
révolutionnaire » 66, car l’arrivée de Perry et des
étrangers, en imposant une « pression extérieure », a
libéré l’expression de mentalités rétrogrades qui ont
conduit au mouvement xénophobe. Le caractère semi-
réactionnaire de la révolution Meiji a été camou é
jusque dans les années 1885 par les nécessaires
réformes, mais il est en train de resurgir depuis. Pour
Tokutomi Sohô, ce terrible échec tient surtout dans la
con scation de l’État par les anciennes cliques féodales
du Sud-Ouest qui tiennent toujours les rênes du pouvoir.
D’une certaine manière, Tokutomi Sohô fut l’un des
premiers penseurs japonais à introduire de la complexité
dans les phénomènes historiques : l’Histoire n’est pas
rectiligne, elle peut sinuer, voire repartir en arrière.
Pour en nir avec ce conservatisme pesant et archaïque,
Tokutomi Sohô fait con ance à la montée inexorable des
couches populaires, des plébéiens, qui permettront une
« deuxième victoire de la démocratie », comme il l’écrit
dans un éditorial de son journal en décembre 1891. Plus
tard, alors que Tokutomi Sohô était devenu un partisan
déterminé de « l’expansionnisme du Grand Japon », il
publia une édition révisée de son Yoshida Shôin qu’il
transforma alors en un partisan farouche de la
vénération du culte impérial et de l’impérialisme. Il bi a
également toutes les nombreuses mentions faisant de
Meiji une « révolution » dans la première édition pour
insister sur l’importance du mouvement en faveur de la
restauration impériale. Et il t des samouraïs partisans
de la restauration la source de « l’esprit du Yamato ».
Mais il est vrai que Tokutomi Sohô était alors devenu un
idéologue o ciel.
Yamaji Aizan entra, en 1889, dans le groupe de
Tokutomi Sohô et s’engagea comme journaliste, critique
et auteur d’essais historiques dans un travail ré exif sur
la restauration Meiji et le rôle des « vulgarisateurs des
Lumières » pour qui il éprouvait une admiration
critique. Dans une Histoire de la littérature de Meiji,
publiée en 1893 dans le Kokumin shinbun, qu’il faut
entendre plutôt comme une « histoire de la pensée à
67
l’époque Meiji », il explique comment le travail de
Taguchi Ukichi reste central et pour lui indépassé, avec
notamment cette idée selon laquelle la di usion de la
68
culture est à la source même du progrès . Mais Yamaji
critique Taguchi pour son aspect un peu trop « objectif »
et son incapacité à comprendre que l’Histoire façonne
les personnes certes, mais que, s’ils se dressent en tant
que peuple, les gens font aussi bouger l’Histoire. On
retrouve là le discours démocrate de la revue à laquelle
il collaborait. Yamaji montre également l’immense rôle
joué par Fukuzawa Yukichi dans le mouvement de la
société à l’époque qui suit la restauration, dans la prise
de conscience que ce mouvement ne peut se faire sans le
peuple, dans l’importance de l’éducation de celui-ci pour
mener à bien les objectifs de la civilisation. Yamaji va
même jusqu’à faire de Fukuzawa le premier penseur
démocrate. Si, dans les dix premières années, le régime
Meiji n’a pas versé dans la dictature la plus autoritaire,
c’est, écrit Yamaji en substance, parce que des hommes
comme Fukuzawa se sont dressés contre cela. Mais,
ajoute-t-il, depuis la n des années 1880, les objectifs de
Fukuzawa ont à peu près été atteints, ce qui rejette le
grand penseur du côté des conseillers du pouvoir : « Une
partie du pays a pratiquement été modi ée selon les
desiderata de Fukuzawa », et il est désormais nécessaire
de dépasser sa pensée. « Regardez ! Ses élèves ne font
que se laisser bercer de pensée purement positiviste et
ses meilleurs disciples, s’il en est, n’ont qu’une seule
chose en tête, pro ter de la vie 69. » Pour les penseurs du
courant démocrate des années 1890, l’ennemi, c’est
l’embourgeoisement, l’enrichissement qui est loin d’être
le synonyme de progrès. Si, à partir de la guerre sino-
japonaise, Tokutomi Sohô vira au nationalisme
belliciste, Yamaji Aizan resta dèle à son discours des
origines et in uença plus tard les jeunes intellectuels
socialistes.
Celui qui développa le discours le plus élaboré du
point de vue historique, ce fut néanmoins Takekoshi
Yosaburô, journaliste au Kokumin shinbun. Il publia en
1891-1892 (il n’avait que vingt-six ans) une Histoire du
nouveau Japon inachevée, qui est une analyse assez
poussée de l’histoire du Japon depuis l’arrivée de Perry,
un premier succès de circonstance, suivi en 1896 d’un
ouvrage intitulé Deux mille cinq cents ans d’histoire, qui
peut être considéré comme le livre d’histoire le plus
vendu dans le Japon du début du XXe siècle et, à vrai
dire, probablement la première tentative moderne
d’histoire générale du Japon. Ce dernier livre était
encore tenu dans les années 1960 comme l’une des
meilleures synthèses historiques générales de l’histoire
japonaise. Il faut souligner que l’Histoire du nouveau
Japon de Takekoshi parut à une époque où le travail de
compilation des sources o cielles de la période qu’il
étudiait, la seconde moitié du XIXe siècle, n’avait pas
encore été réalisé. Il lui fallut donc aller par lui-même
trouver la documentation nécessaire dans les
bibliothèques et il se livra parfois à des interviews des
70
personnalités qui avaient marqué leur temps . Sur le
fond comme dans la méthode, il s’y adonna à un travail
pionnier d’« histoire du temps présent » en quelque
sorte.
Takekoshi Yosaburô avait été dans les années 1880
un disciple de Nakamura Masanao, un ancien de la
Société de l’an VI proche du Mouvement pour la liberté
et les droits du peuple, et il avait suivi les cours que
donnait Fukuzawa Yukichi dans son école de Mita. Il
écrivit d’ailleurs quelque temps dans le Jiji shinbun, le
journal de ce dernier, et devint, au début des années
1890, l’une des plumes du courant démocrate, rédigeant
de nombreux éditoriaux dans les journaux et revues du
mouvement. Il y défendait des positions nettement
tranchées contre le conservatisme aristocratique du
71
gouvernement issu des cliques féodales du Sud-Ouest
qui « tend à oublier le peuple », et plaida en faveur d’un
élargissement du cens électoral. Par la suite, Takekoshi
Yosaburô devint un proche de Saionji Kinmochi, le futur
Premier ministre libéral, et se lança dans une carrière
politique, se faisant élire cinq fois député au Parlement.
Takekoshi devint même, en 1940, sur les conseils de son
mentor Saionji, juste avant la mort de ce dernier, l’un
des conseillers spéciaux auquel pouvait faire appel le
Conseil privé de l’empereur, ce qui en dit long sur les
liens qu’il a alors tissés — comme Tokutomi Sohô du
reste — avec le pouvoir. Pourtant, la même année, la
réédition de ses Deux mille cinq cents ans d’histoire —
ouvrage jugé sans doute trop engagé — fut frappée
d’interdiction.
Dans ses ouvrages, Takekoshi reprend et développe
l’idée chère au jeune Tokutomi Sohô de la nécessité
d’« un second Meiji ». Pour Takekoshi, Meiji n’est pas le
produit du mouvement xénophobe pro-impérial mais
plutôt celui d’un gigantesque mécontentement populaire
contre la société féodale. Le respect pour la gure
impériale est une reconstruction ultérieure, écrit-il à
juste titre. Takekoshi explique que la société féodale
s’autodissout en quelque sorte et que cette
autodissolution n’aurait jamais été possible sans
l’activité politique du peuple érigé en nation. Car c’est
bien le sens fondamental de la « Grande Révolution de
Meiji » que d’avoir donné l’occasion aux Japonais de se
muer « sans fard » en une « nation » (hitotsu no
72
kokumin) . Il rend hommage au régime Tokugawa qui
— à son corps défendant — a laissé se répandre
certaines formes de pensée démocratique chinoise (« le
ciel n’est jamais le ciel d’un seul homme ») et se
développer des formes de résistance contre les impôts
seigneuriaux parmi les classes moyennes des campagnes,
lesquelles accumulèrent ainsi une énergie
révolutionnaire. Cette énergie existe toujours, pense-t-
73
il .
Alors que le régime shôgunal était prêt à imploser, il
a été cependant remplacé, explique Takekoshi, par une
coalition de féodaux qui n’avaient qu’une seule idée en
tête : éteindre l’incendie. « Ils n’ont eu de cesse que de
vouloir diriger l’État par le haut. » C’est pourquoi, pense
Takekoshi et, avec lui, nombre de démocrates, la société
n’a guère changé et le régime en place a monopolisé le
pouvoir au lieu de le rendre au peuple. Comme
Tokutomi Sohô, Takekoshi Yosaburô s’intéresse aux
grands personnages et aux grands caractères mais plaide
pour le peuple contre les élites. De ce point de vue, il est
plus proche d’un Michelet que d’un Lavisse 74. Il fera
d’ailleurs l’objet d’un certain mépris de la part des
historiens o ciels de l’Université, alors engagés dans un
positivisme érudit qui lui reprochent de ne pas maîtriser
su samment ses sources et d’a rmer des choses sans
toujours en faire la preuve.
Cet intérêt pour l’histoire récente se retrouve chez les
nationalistes comme Miyake Setsurei qui publia en 1913
une Petite histoire de la pensée à l’époque Meiji (Meiji shisô
shôshi) puis (à partir de 1926) une Histoire de notre temps
(Dôjidaikan). Dans ces ouvrages, il construit une histoire
descriptive axée sur les personnages qui font l’Histoire
(mais pas nécessairement les hommes d’État) et s’en
prend notamment à l’idée de restauration monarchique
telle qu’elle fut défendue vers 1868 par les samouraïs de
Chôshû et Satsuma, notamment au sectarisme politique
des clans féodaux, qui ont « capté le progrès représenté
par le mouvement en faveur du changement ». Il
dénonce les anciens clans féodaux incapables de penser
l’intérêt général de la nation qui « quarante-cinq ans
après la restauration impériale ont renvoyé le pays
75
quatre cent cinquante ans en arrière ». Miyake
Setsurei invente, avec ses amis de la Seikyôsha, l’idée
d’une conscience de l’« opposition nationaliste » à des
gouvernements qui cèdent toujours aux étrangers, mais
76
jamais devant les revendications populaires .
Kuga Katsunan ne fut pas en reste avec la parution
d’une série d’articles regroupés en 1891 sous forme de
livre, Ré exions sur les discours politiques contemporains,
dans lequel il montre comment la transformation de
l’État à l’époque Meiji n’est pas qu’une simple
restauration, mais constitue pour le peuple japonais une
victoire qui lui a permis de s’arracher au despotisme et
d’acquérir plus de liberté. Kuga, qui a baigné depuis sa
prime jeunesse dans la liation du courant des Lumières,
conçoit la restauration monarchique comme un moment
essentiel de la lutte de la nation pour s’arracher à la
féodalité. Il est hostile à l’idéologie des droits naturels
de l’homme et à la démocratie incarnée par le
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, mais
est tout aussi hostile au despotisme étatique qui tend à
priver le peuple de sa liberté. Il montre comment
l’attitude du gouvernement devant les grandes
puissances a abouti à rebattre les cartes dans les
dernières années 1880 : à l’opposition
gouvernement/Mouvement pour la liberté et les droits
du peuple qui avait caractérisé les années précédentes,
Kuga montre que désormais le con it oppose « le parti
des Bureaucrates » (ritô) au « parti du Peuple » (mintô),
c’est-à-dire ceux qui, installés à la tête de l’État, cèdent
aux exigences occidentales, et ceux qui s’y opposent.
Mais l’ouverture du Parlement est un moment essentiel,
77
un « second Meiji », écrit-il .
UN NATIONALISME CULTUREL D’UN NOUVEAU TYPE

De son côté, Shiga Shigetaka avait, dès 1886, connu


une certaine célébrité en relatant son expérience de dix
mois de voyage à travers les mers du Sud à bord d’un
navire de la marine japonaise. Shiga Shigetaka s’était
rendu notamment en Nouvelle-Zélande, en Australie,
aux îles Samoa, Fidji et à Hawaï. Il livra là une
expérience originale jusqu’alors négligée et décrivit en
particulier la résistance des populations indigènes à la
mainmise sur les richesses par les colons blancs, surtout
en Nouvelle-Zélande. Fascinés par la supériorité
technologique des Britanniques, les Maoris se sont mis
eux-mêmes à dénigrer leur propre culture et à
abandonner leurs traditions, explique-t-il. Tel est le sort
78
qui guette le Japon s’il ne réagit pas . Ses descriptions
géographiques et naturalistes enchantèrent ses lecteurs.
Yoshino Sakuzô (1878-1933), le futur théoricien libéral
de la démocratie impériale dans les années 1920, se
souvint de son éblouissement quand il était lui-même
adolescent, et qu’il lisait les récits de voyage imagés,
79
pittoresques et riches en contenu de Shiga . Les régions
des « mers du Sud » entrèrent alors dans l’imaginaire des
Japonais comme paradis pour émigrants : climat
favorable, population indigène réduite. Mais Shiga
ressentait surtout l’injustice de la domination coloniale.
Face à la toute-puissance que manifestaient les
Occidentaux, il percevait la faiblesse du Japon et
bascula dans le nationalisme. À son retour, il vit
l’urgence : créer les conditions d’une accélération de la
croissance économique par le développement de
l’industrie et du commerce grâce à l’union du peuple
mobilisé derrière un objectif national. Mais cette union
du peuple ne pouvait se produire que si celui-ci avait
conscience de faire partie d’une nation.
En 1894, Shiga Shigetaka publia un ouvrage, Nihon
fûkei ron (Des paysages du Japon), sorte d’hymne à la
beauté de la nature japonaise. « Ah montagne du Fuji,
80
lac Biwa, que la terre du Japon est belle ! » écrivait-il
déjà en 1888 dans Nihonjin. C’est lui qui, le premier, eut
l’idée d’un nationalisme qui se fonderait sur l’amour de
la nature, une nature dont Shiga Shigetaka prétend
qu’elle est d’une beauté supérieure à celle des autres
pays, notamment ceux d’Occident. Dans son ouvrage,
qui se veut une sorte de manuel de géographie japonaise
(il enseignait d’ailleurs la géographie à l’École spéciale
de Tokyo, la future Université Waseda), Shiga fait le lien
entre un discours poétique et impressionniste, et un
discours naturaliste scienti que mais fondé sur la
comparaison, implicite ou non, avec le reste des pays. Il
explique, avec un talent certain, comment les poètes
occidentaux ont beau s’extasier sur la nature de leur
propre pays, leur poésie est faible et moins convaincante
que celle des poètes japonais, leur vocabulaire est moins
riche parce que leur nature est irrémédiablement plus
limitée. Ce discours tombait à pic au moment même où
la circulation des Japonais au sein de leur propre pays
prenait des proportions nouvelles, avec notamment le
développement d’un réseau ferré et maritime de
première importance. Lafcadio Hearn (1850-1904)
témoigna d’ailleurs de l’appétit des Japonais pour les
voyages au sein de l’archipel, à une échelle inconnue,
selon lui, en Occident, et on sait aujourd’hui le rôle de la
connaissance partagée de l’espace comme condition de
81
l’émergence d’un imaginaire national . Selon Shiga, les
Japonais devaient donc être ers de leur pays, de la
richesse de sa nature, de la diversité de son climat et des
mers qui baignent l’archipel. Et de décrire avec détails,
parfois s’appuyant sur des dessins, volcans, montagnes,
parois rocheuses, et d’inciter ses lecteurs à les escalader.
Ce faisant, il accomplit un travail d’éducateur en
quelque sorte, s’instaurant l’un des premiers promoteurs
de l’alpinisme moderne (à l’occidentale…), expliquant
comment se préparer, choisir ses vêtements, ses
chaussures, dormir à la belle étoile, ou mettant aussi en
garde ses lecteurs contre les dangers dus à l’imprudence,
82
etc. .
L’ouvrage de Shiga s’adressait à la nouvelle classe
moyenne urbaine et avait pour objectif de la
« décomplexer » vis-à-vis du discours de supériorité des
Occidentaux. Shiga utilisa les arguments modernes des
sciences naturelles pour justi er ses a rmations en
même temps qu’il développait un discours à but
éducatif. Son livre devint un des ouvrages les plus lus de
la n du XIXe siècle, à une époque où les livres de
géographie étaient rares, et fut même utilisé par certains
enseignants comme un manuel.
Si les Japonais sont capables de s’unir en une nation
solide, c’est parce qu’ils partagent leur amour pour une
nature luxuriante. Shiga « nationalise » en quelque sorte
le paysage japonais, c’est-à-dire une nature qui a
engendré, parmi le peuple du Yamato, un génie national
particulier que celui-ci doit travailler à préserver. On
constatera au passage que ce phénomène est commun à
l’Europe de la même époque, depuis la « douce France »
jusqu’aux paysages rhénans « si typiquement
allemands ». Dans une synchronie sans équivoque,
Péguy, le contemporain de Shiga et de Nitobe, ne vante-
t-il pas dans un hymne à la Beauce (« Notre-Dame de
Chartres ») « la profonde houle et l’océan des blés / Et la
mouvante écume et nos greniers comblés » ?
Pour Shiga et les nationalistes, le mouvement en
faveur des Lumières au Japon s’est e orcé d’imiter les
pays avancés d’Occident et a engagé une action de
réception de la culture européenne. Il faut donc
désormais travailler à la refondation d’une identité du
peuple japonais et pour cela, revenir aux fondamentaux
de l’histoire et de la culture du Japon. À l’encontre de
l’universalisme des Lumières, ils valorisent, comme dans
les mouvements nationalistes européens, ce qui est
83
singulier, particulier et individuel . Shiga et ses amis se
tiennent pourtant loin des anciens nativistes et des
xénophobes de la n de l’époque d’Edo qu’ils critiquent
ouvertement. Nulle trace chez eux d’une pensée repliée
sur elle-même et intolérante. Il s’agit plutôt d’une prise
de conscience de la nécessité de dé nir l’identité
japonaise par rapport au monde, à l’Occident comme à
l’Orient, d’en repérer les bons côtés et les mauvais, dans
une approche qui se veut objective, détachée et
pédagogique. Il faut « éveiller » les Japonais à leurs
réalités. Plus qu’une idéologie politique, c’est une pensée
à vocation culturelle.
C’est cependant dans le domaine artistique que le
mouvement « de protection du génie national » réussit le
mieux à défendre les valeurs particulières du Japon.
Avec la transplantation de la peinture occidentale sur le
sol japonais dans le cadre de l’ouverture à la civilisation
et aux Lumières, la peinture traditionnelle japonaise
avait cessé d’être considérée comme importante et
tendait à disparaître. Fukuzawa Yukichi trouvait
d’ailleurs « étrange » qu’en France, par exemple, le
mouvement impressionniste se mît à apprécier « des
84
vieilleries japonaises fort grossières ». Mais, à la n
des années 1880, les dirigeants japonais comprirent
l’importance qu’il y avait à reconsidérer les beaux-arts et
le patrimoine du Japon. En 1888 fut créée, sous l’égide
de la Maison impériale, une administration chargée de
recenser les trésors du pays a n de les protéger, et
surtout de les placer sous la sauvegarde de la famille
impériale. L’année suivante, le Museum de Tokyo devint
Musée impérial. On renforça ainsi le prestige de
l’empereur en le mettant au centre du dispositif de
sauvegarde du patrimoine et d’encouragement des arts,
et on renoua avec d’anciennes pratiques qui remontaient
aux temps les plus anciens, quand les anthologies
poétiques par exemple étaient compilées sur ordre
impérial et que la cour était au cœur du processus de
création de la culture.
Okakura Tenshin joua là un rôle essentiel. Il fut l’un
des premiers à avoir l’idée que l’État devait jouer dans le
domaine artistique un rôle déterminant, en créant des
musées, en protégeant et en valorisant le patrimoine, en
enseignant l’art. Pour Okakura Tenshin, il s’agissait
surtout de redécouvrir le patrimoine artistique japonais
et asiatique, de le réévaluer et, au bout du compte, de le
revitaliser. Dans l’éditorial du premier numéro de la
revue Kokka, en 1889, il écrivit que « les beaux-arts sont
85
la quintessence et la splendeur d’une nation ». Sa foi
dans l’art était d’ailleurs absolue et transcendait
certainement le simple nationalisme de son époque :
« En o rant la première guirlande de eurs à sa
compagne, l’homme primitif a dépassé la brute. Par ce
geste qui l’élevait au-dessus des nécessités grossières de
la nature, il est devenu humain. En percevant l’usage
subtil de l’inutile, il est entré dans le royaume de l’art »,
disait-il en 1906 dans Le Livre du thé.
En fait, celui qui redécouvrit la valeur de l’art
japonais ancien, ce fut Ernest Fenollosa (1853-1908),
l’un de ces professeurs étrangers employés par le
gouvernement japonais pour former des cadres.
Fenollosa enseignait à l’Université de Tokyo la
philosophie hégélienne et la sociologie de Spencer.
Okakura Tenshin fut son disciple avant de devenir son
collaborateur. À peine diplômé, ce dernier devint,
malgré son jeune âge, haut fonctionnaire au ministère
de l’Éducation, chargé de l’art, et il entreprit avec
Fenollosa une grande enquête sur les anciens temples et
sanctuaires du Japon, puis participa à la restauration du
Hôryû-ji, l’un des plus vieux temples de Nara. Okakura
Tenshin découvrit peu à peu les antiquités japonaises et
l’art ancien du Japon. Puis il partit avec Fenollosa une
année en mission aux États-Unis pour préparer
l’ouverture du Musée impérial et, en 1890, au moment
même où Fenollosa devint directeur du musée d’Art de
Boston, il fut nommé à vingt-neuf ans le directeur de
l’École des beaux-arts de Tokyo, à l’origine de la future
Université des arts de Tokyo (Tokyo geidai). Ses
conférences sur l’histoire de l’art japonais, prononcées
en 1890, puis éditées, constituèrent une première
tentative d’écrire une histoire de l’art du Japon. La tâche
qu’il s’assigna consistait à redécouvrir, faire connaître et
faire renaître la culture japonaise ancienne, laissée de
côté par la vague d’occidentalisation des années qui
suivirent Meiji. Il joua un rôle moteur dans la
redécouverte par les Japonais de leur propre tradition
artistique.
Okakura Tenshin travailla beaucoup à la rénovation
de ce que l’on commençait à appeler nihonga, c’est-à-dire
la « peinture japonaise » par rapport à « la peinture
occidentale ». Il se rapprocha alors des nipponistes de la
Seikyôsha et de Kuga Katsunan, sans jamais néanmoins
s’aligner entièrement sur eux. En 1889, il fonda, avec
Takahashi Kenzô (1855-1898), un haut fonctionnaire
proche de l’élite politique, une revue, Kokka (Fleurs de
la nation), dédiée à l’art. Le projet ne manquait pas
d’ambition. Il s’agissait de ré échir au fondement d’une
critique artistique capable de saisir d’un point de vue
théorique l’art japonais aussi bien que l’art moderne. La
revue s’intéressait à l’enseignement artistique et se
voulait impliquée dans le débat intellectuel général.
Kokka avait aussi pour objectif d’être la vitrine de la
création artistique aussi bien que le lieu privilégié de la
défense du patrimoine, et de faire connaître la tradition
artistique de l’art extrême-oriental. Ainsi Okakura
Tenshin put dire, en 1890 :
Si nous imitons nos ancêtres, nous sommes morts. C’est ce que nous
enseigne l’Histoire. Préserver la tradition, la faire progresser, étudier les
choses d’autrefois et nous e orcer d’avancer pas à pas. La peinture
86
occidentale peut nous être utile. Mais il nous faut rester nous-mêmes .

Okakura Tenshin considérait le Japon avec le large


regard d’un connaisseur de la civilisation occidentale,
mais sans illusion sur la vague de modernisation et
d’occidentalisation qui avait traversé le pays.
Suite à un scandale, Okakura Tenshin dut quitter la
direction de l’École des beaux-arts et fonda l’Institut des
beaux-arts du Japon, un lieu qui se voulait plus éloigné
de l’académisme o ciel. Il accomplit plusieurs missions
en Chine, en Inde puis en Europe, qui le conduisirent à
une ré exion plus générale sur la culture occidentale et
asiatique à partir d’une idéologie proche de celle des
nationalistes, mais non dénuée d’universalisme,
d’humanisme, de sensibilité à la diversité des cultures. Il
publia plusieurs essais dont The Ideals of the East en
1903, The Awakening of Japan en 1904, et surtout The
Book of Tea en 1906.
Pourquoi Okakura Tenshin a-t-il rédigé ces ouvrages
en anglais ? Il faut remarquer d’abord que ses liens avec
l’Occident étaient paradoxalement très forts. Il avait été
éduqué à Yokohama et avait appris l’anglais dans une
ambiance internationale, au sein d’une école tenue par
des missionnaires. En même temps qu’une parfaite
maîtrise de l’anglais, il avait acquis une solide
connaissance des Classiques chinois, du bouddhisme. Il
avait appris à jouer du koto et s’était initié à l’art du thé.
Quand Fenollosa t appel à lui en 1904 pour occuper un
poste de conseiller aux départements chinois et japonais
du musée des Beaux-Arts de Boston, c’est à un homme
bilingue qu’il s’adressa. Okakura Tenshin passa ainsi une
partie de sa vie aux États-Unis. Il a ectait de se
promener avec ses amis dans les rues de New York ou de
87
Boston en kimono . Mais il ne fut pas le seul
intellectuel japonais à écrire en anglais en ce temps-là.
Uchimura Kanzô rédigea en anglais en 1894 son
ouvrage, Representative Men of Japan, dans lequel il
chercha à montrer aux Occidentaux, à travers la
biographie de personnages célèbres, la contribution
japonaise à l’histoire de l’humanité. Nitobe Inazô publia
Bushidô, Soul of Japan en 1899 et, plus tard, Suzuki
Daisetsu t connaître le bouddhisme zen à travers
plusieurs livres écrits en anglais. D’autres choisirent
l’allemand comme l’historien de l’économie Fukuda
Tokuzô qui publia en 1900 un très sérieux travail : Die
Gesellschaftliche und Wirtschaftliche Entwicklung in Japan
(Le développement économique et social du Japon).
Le nationalisme qu’ils professaient tous est donc loin
d’être un retour à une pensée repliée sur l’archipel. Au
contraire, ces auteurs cherchaient à s’adresser au monde
pour faire connaître l’histoire du Japon, la morale
guerrière, le zen ou l’art du thé, via une langue
européenne. Okakura Tenshin voulait que la revue
Kokka fût connue dans le monde entier, et il initia
d’ailleurs, en 1902, une édition partielle en langue
anglaise, puis une version anglaise en 1905 augmentée
88
de notices en français . Tous évoquaient les
particularités d’une culture ou d’une Histoire dont ils
étaient ers et dont ils cherchèrent à faire comprendre
l’importance aux Occidentaux. Ils furent à l’origine de
cette image d’un Japon antimoderniste s’appuyant sur
89
une culture japonaise mystérieuse et ra née . Ils
créèrent alors leur propre exotisme à destination des
autres mais aussi d’eux-mêmes. Ce faisant, ils
contribuèrent — parfois à leur insu — à ger aux yeux
des lecteurs occidentaux les canons de la culture
japonaise dans une sorte d’invariance, le « Japon
éternel », fabriquant alors leur propre orientalisme. En
s’attachant aux traits qui dé nissent la spéci cité d’une
culture, ils adoptèrent une pensée fondamentalement
culturaliste, qui trop souvent élimine la question des
di érences internes, autorise toutes les idéalisations de
la société « d’avant », et s’interdit pour une large part de
90
penser à ses possibilités de transformation . Mais on
aura remarqué aussi dans tout ce qui précède un absent
de taille : la gure de l’empereur, le tennô, dont le nom
n’est à peu près jamais cité et qui ne joue aucun rôle
dans le dispositif intellectuel nouvellement mis en place.
On discerne la possibilité d’un nationalisme japonais
moderne qui ne serait ni mystique ni impérial. Ou, pour
le dire autrement, on remarque l’existence de deux
droites au Japon, l’une rationnelle, qui réagit aux
mouvements du monde en y cherchant une place pour le
pays, et une autre plus mystique et agressive qui
s’appuie sur une monarchie que l’on voudrait
charismatique et totalisante 91.

LE NATIONALISME CULTUREL DANS LA GUERRE

Comme a essayé de le montrer Maruyama Masao et


bien d’autres historiens des idées de l’après-guerre, le
mouvement culturel en faveur de la préservation du
génie national, tel que l’exprimèrent les théoriciens de la
Seikyôsha à la n du XIXe siècle, prônait certes « la
défense des valeurs nationales », mais se situait encore
très loin des dérives ultranationalistes et fascisantes du
Japon des années 1930, même si elles contribuèrent
« objectivement » à les préparer. Les courants
nipponistes ou essentialistes des années 1890 ont
évidemment posé les bases d’un nationalisme culturel
assez vivace dont les con gurations évolueront au cours
du XXe siècle sous des formes multiples. Certaines sont
repérables dans les « japonologies » ou « discours sur les
Japonais » (Nihonjin ron) qui eurent tant de succès au
Japon dans les années 1970 et 1980. Ces
« japonologies » tentèrent notamment d’expliquer
comment la croissance économique considérable du
Japon de la seconde moitié du XXe siècle ne pouvait
s’expliquer que par les particularités psychologiques ou
anthropologiques des Japonais qui auraient façonné une
« âme » japonaise admirable, fondée sur l’homogénéité
ethnique et culturelle non moins remarquable du
92
pays . Inversement, ce que l’on présenta alors un peu
vite comme « le déclin de l’empire américain » devait
trouver ses causes véritables dans une hétérogénéité
culturelle qui bridait toute possibilité de développement
sur le long terme, favorisait violence et con its, et
épuisait une société qui devait sans cesse s’e orcer de
travailler à l’intégration de ses groupes minoritaires. On
a pu mesurer, dès que la croissance japonaise se mit à
ralentir, combien ces discours japonais sur le Japon et le
monde fonctionnaient dans le vide… Ils ont néanmoins
marqué leur période et fait la gloire éphémère de
quelques « penseurs » locaux.
Mais plus intéressante et, sans aucun doute plus ne
et historiquement plus importante, fut la manière dont
le nationalisme culturel japonais put se réincarner dans
le courant « romantique japonais » (Nihon rôman ha) qui
fascina tant de jeunes esprits à la n des années 1930.
Ce courant se voulait « apolitique », cantonné aux
domaines de l’art et de la littérature mais, dans les faits,
constituait un cocktail détonnant, impliquait des liaisons
dangereuses entre la communauté artistique et
intellectuelle d’une part, et les milieux ultranationalistes
93
d’autre part . Il n’en façonna pas moins les mentalités
du temps et contribua à faire accepter parmi certains
intellectuels la politique belliciste du Japon impérial.
En février 1942, Kawakami Tetsutarô, le rédacteur en
chef de la revue Bungakukai (Le Monde des Lettres),
décida d’organiser une table ronde regroupant des
intellectuels de premier plan. « Cette réunion fut
organisée dans le frisson intellectuel que nous
éprouvions au cours de la première année de la
94
guerre . » Treize personnes participèrent à cette
entreprise dans la chaleur de juillet à Kyôto, pour la
plupart écrivains, critiques littéraires, philosophes. Leur
objectif ? Théoriser le « frisson ». Kawakami expliqua :
« Déchirés par le con it entre notre sang japonais qui,
depuis toujours, avait donné sa véritable impulsion à
notre activité intellectuelle et l’intellect formé à l’école
occidentale… nous ne savions pas encore nettement,
même sur le plan individuel, quelle attitude choisir 95. »
Kawakami continuait : « Je pensais que la formule
“dépasser la modernité” […] éveillerait en vous […] une
sensation commune tel un mot de passe. » Les actes du
colloque furent publiés en juillet 1943 sous le titre
96
fameux Dépasser la modernité . En fait la provenance
des participants était trop diverse, les questions mal
élaborées et les réponses souvent confuses, vagues et
parfois contradictoires pour que l’objectif du colloque
soit vraiment atteint. Parmi les participants, la forte
personnalité de l’essayiste Kobayashi Hideo domina
l’assistance mais il parla peu et n’évoqua jamais un
quelconque « dépassement de la modernité ». Au
contraire même, il réfuta les banalités sur le caractère
individualiste et rationaliste censé représenter la culture
occidentale qu’il quali a de « super cielles », et
concentra son propos sur l’histoire de la littérature.
« L’individualisme produirait une littérature
individualiste. L’histoire moderne de l’Occident est une
tragédie ; elle a donc vu naître d’admirables tragédiens.
Celle du Japon, qui s’est empressé de rattraper
97
l’Occident, n’est qu’une comédie .»
On a pu à ce propos évoquer un « colloque maudit »,
car il eut « un immense retentissement parmi les jeunes
intellectuels d’alors qui allaient s’engager un jour ou
l’autre dans l’armée : la plupart ne sont jamais
revenus 98 ». Maudit aussi, parce que ceux qui y
participèrent eurent toutes les peines du monde dans
l’après-guerre à justi er a posteriori leur enthousiasme.
Dans les années 1950 et 1960, les critiques contre ses
intervenants furent violentes. Odagiri Hideo expliqua en
1958 que « ce débat avait été organisé comme une
campagne idéologique ». Il visait à « soutenir et justi er
99
théoriquement l’État impérial militariste ». Takeuchi
Yoshimi qui avait consacré une étude à ce propos en
1959 insista sur la grande confusion des discours qui
n’apportèrent aucune réponse aux questions, mais cette
confusion fut peut-être l’explication du succès de
l’entreprise, car elle donnait « la vague impression de
100
comprendre sans vraiment comprendre » !
L’organisateur du colloque, Kawakami Tetsutarô,
expliqua : « Nous avons voulu dire comment être
japonais aujourd’hui. » Il s’agissait, dit-il, de « briser le
chœur à l’unisson de la propagande qui risque d’étou er
101
tout e ort », de « casser l’inertie » . Pourtant les
interventions se succédèrent dans une ambiguïté totale.
En reprenant les thèmes bien connus du vieux discours
nipponiste de la n du XIXe siècle, on évoqua une
modernité japonaise importée et super cielle ; on
réclama le retour aux sources de la tradition indigène
dans une veine très autochtoniste ; on dénonça la
colonisation du Japon par la pensée occidentale. Kamei
Katsuichirô, un ancien marxiste qui s’était renié, fut le
plus violent quand il dénonça « la civilisation japonaise,
gangrenée progressivement depuis le jour où les
Japonais ont accepté la modernité, produit de la
civilisation occidentale en déclin ». Il ajouta que « la
guerre entreprise par le Japon vise à anéantir les forces
anglo-saxonnes à l’extérieur et à éradiquer les maladies
mentales apportées par la civilisation moderne à
l’intérieur 102 ».
Kamei Katsuichirô fut très in uencé par un courant
qui s’était développé depuis la n des années 1930 sous
l’in uence de Yasuda Yojûrô. Ce dernier fut sans doute
le grand absent du « colloque maudit ». Invité pourtant à
y participer, il déclina l’invitation au dernier moment
sans explication, laissant la place de « star »
intellectuelle à Kobayashi Hideo. Chef de le de « l’école
romantique japonaise » malgré son jeune âge (il n’avait
que trente et un ans en 1941), Yasuda Yojûrô devint le
leader charismatique des artistes qui, dans la seconde
moitié des années 1930, s’opposaient aux courants
prolétariens et modernistes. Dans plusieurs essais, dont
notamment celui intitulé Kindai no shûen (La n de la
modernité), en 1941, Yasuda Yojûrô rejetait la
modernité née en Occident et propagée dans le monde
entier qui avait pris la forme au Japon du courant des
Lumières à l’époque de la Société de l’an VI. Il attaqua
les modernisateurs japonais avec une véhémence inouïe
traitant Ôkubo Toshimichi, le leader politique des
années 1870, ou Fukuzawa Yukichi, l’intellectuel des
Lumières, de « criminels », et chercha à réhabiliter Saigô
103
Takamori, le chef des insurgés de Satsuma en 1877 .
Face à la modernité destructrice, Yasuda Yojûrô
revint au vieux discours autochtoniste, dépoussiéré pour
l’occasion, et présenté comme « romantique ». Chine et
Occident s’étaient combinés dans l’histoire japonaise
pour introduire de la rationalité et de la modernité dans
une civilisation japonaise fragile et simple, naturelle et
spirituelle. Yasuda préconisait une vie plus en harmonie
104
avec la nature habitée par les divinités ancestrales et
alla chercher des renforts dans sa critique de la
modernité chez Goethe et Hölderlin. En s’appuyant sur
le shintô d’État, sur le nativisme antichinois, sur la
critique de la société industrielle au nom du retour à la
terre, en inventant un vague discours sur la n ou le
dépassement de la modernité au nom d’une harmonie
naturelle perdue ou d’une spiritualité intrinsèque de la
japonité, les intellectuels « romantiques » des années
1940 couraient après la propagande d’État et la
justi aient. Mais ils inventèrent en même temps un
patchwork idéologique national qui t mouche.
Vers 1940, Yasuda et les « romantiques » parvinrent à
séduire pêle-mêle les anciens marxistes revenus de la
critique sociale, aussi bien que les jeunes intellectuels
brillants en partance pour le front qui tâtonnaient dans
la recherche d’une légitimité de la guerre qui dépasserait
les simples slogans de la propagande. Certaines
féministes autrefois démocrates, voire anarchistes, et
devenues nationalistes, comme Ichikawa Fusae ou
105
Takamure Itsue , s’y retrouvèrent aussi. À cet égard, il
n’est pas anodin de constater que Yasuda t l’éloge de la
littérature féminine de l’époque de Heian, et ce, à
l’encontre des discours dominants de son temps qui
insistaient sur la qualité des œuvres de la littérature
guerrière. Il appréciait tout particulièrement la poétesse
Izumi Shikibu (v. 970-?) ou le Genji monogatari (Dit du
Genji) de la romancière Murasaki Shikibu (v. 978-
v. 1016). Pour lui, ces femmes écrivains revendiquaient
la liberté et la passion, et se rebellaient contre la morale
confucéenne. En ce sens, elles contribuaient à
106
l’élaboration d’une littérature nationale . Le
personnage de Yasuda est donc fort complexe ; celui qui
se t le chantre de la guerre « sainte », le combat contre
le Mal incarné par l’Occident, détestait les militaires et
éprouvait une sainte horreur à l’encontre de l’armée 107.
Au lendemain de la guerre, Yasuda Yojûrô évoqua « une
108
défaite splendide », car ce fut nalement le Japon
moderniste et progressiste qui avait été vaincu, un
Japon gangrené par les idées occidentales, même s’il
avait combattu l’Occident. La colonisation, comme la
guerre puis l’occupation, n’étaient en dé nitive que le
produit inévitable d’une modernisation qui avait fait
faillite, car cette dernière ne se concevait que comme
projet de domination de la nature et domination des
peuples. Peu ou prou, c’était un peu le positionnement
de l’écrivain Mishima Yukio. Plus tard, Yasuda Yojûrô
admira les gardes rouges de la révolution culturelle
maoïste. Il y voyait sans doute une forme de résistance
irrédentiste à la modernité occidentale, un refus du
développement économique et un retour à une forme de
109
spiritualité qui impliquait une indi érence à l’intérêt .
On mesure là l’impasse intellectuelle dans laquelle se
retrouvèrent les thuriféraires du romantisme japonais
après la défaite.
Que ce fût dans ses versions « nipponistes » autour de
1890 ou « romantiques » vers 1940, le nationalisme
culturel japonais fut un produit de la crise induite par la
modernisation et se donna comme une nostalgie
qu’inspirait la destruction des anciens modes de vie,
comme une déchirure qui avait coupé les hommes de
leur passé. Cette sou rance née de la modernité, à la
fois produit importé et produit du développement même
de la société japonaise, trouva une échappatoire dans les
doctrines essentialistes ou romantiques parce qu’elles
semblaient redonner du sens, de l’identité, de l’avenir ;
elles semblaient recomposer le tout. On comprit dès lors
que la nation n’était pas un concept européen, exporté et
adapté. C’était une donnée de l’histoire mondiale à
l’heure de la modernisation des sociétés.

1. GLUCK, 1985, p. 18.


2. PYLE, 1969.
3. Dans l’histoire de la littérature japonaise, il est commun de signaler la
rupture que représente la publication de deux ouvrages majeurs, un essai,
Shôsetsu shinzui (La quintessence du roman), de Tsubouchi Shôyô (1885), et
un recueil de nouvelles, Ukigumo (Nuages ottants), de Futabatei Shimei
(1887) : ces deux ouvrages annoncent la naissance d’une littérature
japonaise « moderne ».
4. TOKUTOMI [1886], 1964, publié initialement aux éditions Keizai zasshi
sha, dirigées par l’économiste libéral Taguchi Ukichi.
5. Le mot kokumin, qui signi e nation en japonais contemporain, n’est pas
encore xé dans son acception actuelle à la n du XIXe siècle. Il peut alors
être compris comme l’ensemble des habitants d’un pays qui forment un
peuple, c’est-à-dire les citoyens. D’où parfois les traductions « Société des
amis du peuple » ou des « amis des citoyens », qui sonnent bien mais qui
malheureusement sont fausses. Selon Christiane Séguy, Sohô donne lui-
même en anglais pour traduction The Nation’s Friends (SÉGUY, 2014,
p. 186). Sur l’utilisation au Japon, à la n des années 1880, de ces notions
complexes et encore en construction de peuple, nation, ethnie, État, race,
etc., je renvoie à PERRONCEL, 2008.
6. NARITA, 2002, p. 8.
7. Sa famille est en soi un bon exemple de ce groupe social et de son
évolution à la n du XIXe siècle. Son père comme sa mère étaient issus du
milieu des notables ruraux qui, à Kyûshû, constituaient les étages inférieurs
du groupe des guerriers. La sœur aînée de sa mère avait fondé une école
d’agriculture à Kumamoto. L’une de ses tantes avait épousé le fameux
samouraï réformiste Yokoi Shonan (cf. note suivante) tandis qu’une autre
était la directrice d’un institut de jeunes lles en même temps que la
fondatrice d’une association en faveur de la promotion des femmes, à
l’époque du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple. Le frère
cadet de Sohô, Tokutomi Roka, deviendra de son côté un écrivain de
premier plan. L’une de ses sœurs épousa Yuasa Jirô, le futur président de
l’assemblée du département de Gumma, promoteur du mouvement pour
l’abolition de la prostitution, qui deviendra député (cf. IROKAWA [1964],
2008, t. I, pp. 14-25).
8. TOKUTOMI [1894], 2014, p. 194. Yokoi Shonan (1809-1869), samouraï
réformiste originaire de Kumamoto, était partisan de l’ouverture du pays,
d’une politique mercantiliste et de la promotion sociale en faveur des petits
guerriers et des notables ruraux. Il professait le rationalisme pragmatique
et fut l’inventeur du slogan « Un pays riche, une armée forte ». Il fut
assassiné en 1869 par des samouraïs conservateurs. Yokoi Shonan avait
épousé une sœur cadette de la mère de Tokutomi Sohô. Celui-ci était,
semble-t-il, très er de son oncle, décédé quand il n’était encore lui-même
qu’un enfant (cf. IROKAWA [1964], 2008, t. I, pp. 26-30).
9. L’ère Tenpô correspond aux années 1830-1844. Sohô entend donc par là
les quinquagénaires de son temps, qui ont grandi sous les Tokugawa et qui
tiennent des positions de pouvoir dans les années 1885. Il s’agit aussi d’une
attaque contre les anciens de la Société de l’an VI, dont Sohô admirait
pourtant la pensée mais que, trop jeune, il ne put fréquenter (TOKUTOMI
[1887], 1978, p. 7).
10. Ibid., p. 16.
11. Cité dans KANO, 1999, p. 87.
12. PIERSON, 1980, p. 133.
13. Cf. PERRONCEL, 2008, p. 94.
14. PIERSON, 1980, p. 128.
15. IROKAWA [1964], 2008, t. II, p. 55.
16. Cité dans PIERSON, 1980, p. 196.
17. Sources of Japanese Tradition, 1600 to 2000, 2006, p. 133.
18. IMATANI et al. (dir.), 1997, t. I, p. 11. Sur les raisons exactes de son
changement d’opinion, Sohô a construit sa légende en a rmant dans ses
Mémoires que la triple intervention avait constitué pour lui « un choc ». Les
choses semblent néanmoins plus complexes, car Sohô avait déjà amorcé
depuis quelque temps un rapprochement avec certaines personnalités au
pouvoir (cf. SUMIYA [dir.], 1984, « Introduction », pp. 32-37).
19. Cité dans MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 115.
20. IROKAWA [1964], 2008, t. I, p. 24.
21. MATSUBARA [1892], 1988.
22. Cf. PERRONCEL, 2008, pp. 99-109.
23. Selon GLUCK, 1985, p. 114.
24. De formation juridique, Kuga Katsunan avait travaillé dans plusieurs
journaux du Japon septentrional avant d’entrer au Département des
archives du ministère des A aires suprêmes, où il s’occupait du Journal
o ciel.
25. Manifeste publié dans le no 1 de Nihonjin (3 avril 1888), cité et traduit
dans PERRONCEL, 2008, pp. 137-138.
26. Yamato était le nom du pays avant que le terme Japon n’apparaisse, à
la n du VIIe siècle (cf. SOUYRI, 2010 [b], pp. 117-121).
27. IROKAWA [1964], 2008, t. II, p. 55.
28. KUGA [1891], cité dans MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 132.
29. Propos de Kuga Katsunan cités dans KANO, 1999, p. 89.
30. GLUCK, 1998, p. 272.
31. Cité dans MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 125.
32. KUGA [1891] cité dans ibid., p. 31.
33. Grand lecteur de Spencer, Carlyle, Buckle et Guizot, Miyake Setsurei fut
lauréat en 1901 d’un doctorat d’État en lettres pour ses travaux sur la
philosophie hégélienne. Il enseigna à l’École spéciale de Tokyo (la future
Université Waseda) et à l’Institut de philosophie (la future Université
Tôyô). Ses cours portaient aussi bien sur la philosophie occidentale que sur
la pensée de Confucius ou de Wang Yangming. Il vécut, pour l’essentiel, de
ses écrits de journaliste, de critique et de ses nombreux essais.
34. KANO, 1984, p. 49.
35. Ibid., p. 50.
36. Ibid.
37. Ibid., p. 29.
38. ACKERER, 2012, pp. 132-133.
39. Ibid.
40. Kuga avait traduit en 1885 l’Étude sur la souveraineté de Joseph de
Maistre (1794), le penseur de la contre-révolution, et ce choix n’était
évidemment pas anodin.
41. L’expression est reprise par Miyake Setsurei dans Nihonjin, 3 août 1888
(cf. KANO [dir.], 1984, p. 441).
42. Ibid., pp. 48-49.
43. MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 178.
44. KANO (dir.), 1984, p. 56.
45. Dans Reiun yôei, 1899, cité dans KANO, 1999, p. 146. Sur ce
personnage, cf. LOFTUS, 1985, pp. 191-208.
46. TOKUTOMI [1894], 2014, p. 245. Le groupe de pression dont il est
question ici est la Gen’yôsha (cf. chap. IV).
47. MARUYAMA [1947], 1996 (b), t. III, p. 105 ; traduction française dans
PERRONCEL, 2013, pp. 319-338 ; cf. aussi MARUYAMA [1949], 2004.
Pour une critique du point de vue de Maruyama, cf. IROKAWA [1964],
2008, t. II, p. 345.
48. MARUYAMA [1947], 1996 (b), p. 105.
49. Maruyama Masao est le ls de Maruyama Kanji, qui lui-même était
proche de Kuga Katsunan et écrivit dans Nihon. Plus tard, Kanji sera proche
de Hasegawa Nyozekan et favorable à la démocratie en vogue vers 1920, ce
qui in uencera le jeune Maruyama Masao.
50. Cf. PERRONCEL, 2007.
51. MATSUMOTO, S. [1981], 2012, pp. 120-135.
52. MARUYAMA [1947], 1996 (b), pp. 95-96.
53. BAYLY [2004], 2007, p. 327.
54. KATÔ, Hidetoshi [1971], 1977. Katô se limite dans son ouvrage à
l’expérience japonaise, mais les conclusions qu’il tire le rapprochent tout à
fait de celles d’ANDERSON, B. [1983], 1996.
55. Cité dans MASUBUCHI, 1983, p. 57.
56. MARUYAMA [1947], 1996 (b), p. 100. Sans le soutien de son sponsor
Tani Tateki, jamais Kuga Katsunan n’aurait pu tenir nancièrement, car les
interdictions de publication constituaient évidemment un terrible manque à
gagner (cf. ACKERER, 2012).
57. KUGA [1893], 1984, p. 65.
58. Philosophe de l’époque Ming (1517-1602) connu pour son
indépendance d’esprit et ses attaques contre la morale o cielle. Issu d’une
famille de marchands perses de Quanzhou, Li Zhi (nom de plume Li
Zhuowu) dénonça l’hypocrisie de la pensée confucianiste. Accusé d’être
l’avocat de doctrines irresponsables et immorales, il fut arrêté et mourut en
prison. Oubliée sous les Qing, sa pensée, qui s’inscrit plus ou moins dans la
liation de Wang Yangming, fut redécouverte au Japon à la n du
XIXe siècle. On considère désormais Li Zhi, y compris en Chine, comme un
lettré prérévolutionnaire.
59. KANO, 1999, p. 93.
60. Sur l’émergence d’une nouvelle littérature et la création d’un corpus de
littérature nationale, cf. LOZERAND, 2005 ; cf. également MOLLARD,
2007.
61. SOUYRI, 2010 (a), pp. 33-47.
62. KANO, 1983.
63. Cité dans NAGAHARA et KANO (dir.), 1976, p. 28.
64. TOKUTOMI [1886], 1984, p. 68.
65. ID. [1893], 1984, p. 329.
66. ID. [1886], 1984, p. 69. Tokutomi parle aussi de « résurrection »
(fukkatsu saisei). Fukuzawa Yukichi avait quant à lui évoqué une
« révolution restaurationniste » (kakumei fukko).
67. En ce temps, on regroupait volontiers sous la rubrique bungaku (en
japonais contemporain, « littérature ») tout ce qui touchait aux écrits d’une
période ou d’un auteur. La di érenciation moderne entre « écrits » et
« littérature » intervient justement au cours des années 1890 et n’est pas
totalement admise lorsque Yamaji Aizan écrit (cf. LOZERAND, 2005,
pp. 23-27).
68. Cf. chap. I.
69. KUWABARA (dir.), 1962, p. 33.
70. TAKEKOSHI [1891-1892], 2005, t. II, p. 376.
71. Rappelons qu’en 1884 le gouvernement institua une nouvelle noblesse
o cielle sur le modèle des lords anglais, regroupant ainsi ancienne
aristocratie de cour, anciens seigneurs féodaux et personnalités politiques
éminentes. Ce système, avec ses ducs, comtes et barons, fut aboli au
lendemain de la guerre par la nouvelle Constitution, entrée en vigueur en
1947.
72. Cité dans NARITA, 2002, p. 16.
73. KUWABARA (dir.), 1965, p. 14.
74. ID., 1962, p. 57.
75. MIYAKE [1913], 1984, p. 399.
76. Dans les années 1920, Miyake Setsurei fut très proche des démocrates
libéraux, tels Fukuda Tokuzô ou Yoshino Sakuzô, qui, pour lui, incarnaient
la seconde vague des vrais nationalistes, après celle de la Seikyôsha vers
1890 (cf. KANO [dir.], 1984, p. 61).
77. KUGA [1891], 2008.
78. GAVIN, 2004.
79. MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 121.
80. Cité dans PERRONCEL, 2008, p. 248.
81. ANDERSON, B. [1983], 1996.
82. SHIGA [1894], 1995. Parcourir les montagnes est une pratique
commune au Japon depuis les temps les plus anciens. Les montagnes
étaient traversées par des ascètes divers, moines, pèlerins ou pratiquants du
shugendô qui y accomplissaient des rituels divers. À la di érence de la
passion pour les Alpes, qui naquit en Europe à la n du XVIIIe siècle avec
l’alpinisme, la montagne japonaise a toujours été l’objet d’un discours
géographique imaginé, et, de fait, les montagnes japonaises ont toujours été
très fréquentées par les hommes.
83. NIPPERDEY, 1992, pp. 156-177.
84. Cité dans LOZERAND, 2005, p. 161.
85. Cité dans MARQUET, 2005, p. 291.
86. OKAKURA, T., 1976 (b), p. 318. Pour une analyse de ce texte,
cf. MARQUET, 1999, pp. 149-151.
87. On raconte qu’Okakura fut interpellé un jour dans la rue aux États-Unis
par un passant : « Which -nese are you ? Chinese, Japanese ? » Okakura
répondit du tac au tac : « And you ? Which -key are you ? Yankee,
Donkey ? » (anecdote rapportée dans KUWABARA [dir.], 1962, p. 74).
88. MARQUET, 2005, p. 289.
89. LAVELLE, 1990, p. 48.
90. AUGÉ, 1978, p. 36.
91. Cf. chap. V.
92. Sur les « discours sur les Japonais », cf. PIGEOT, 1983, et BERQUE,
1994. Cf. aussi OGUMA, 1995.
93. OHNUKI-TIERNEY, 2002, p. 5.
94. Cité dans NINOMIYA, M., 1995, p. 34.
95. Cité dans ibid.
96. Aux éditions Sôgensha. Quelques communications données au colloque
furent publiées en septembre et octobre 1942 dans Bungakukai.
97. NINOMIYA, M., 1995, p. 51.
98. ARAKI, 1994, p. 76.
99. Cité dans GUEX, 2006, p. 152.
100. Ibid., p. 154.
101. Cité dans NINOMIYA, M., 1995, p. 35.
102. GUEX, 2006, p. 154.
103. Ninomiya Masayuki rappelle que Yoshimoto Takaaki (1924-2012),
l’un des maîtres à penser de la nouvelle gauche japonaise des années 1960,
a plusieurs fois évoqué sa fascination d’adolescent à l’égard de Yasuda.
Cf. aussi le débat entre YOSHIMOTO et AKASAKA, 2003, pp. 184 sqq.
Yoshimoto explique par ailleurs comment, après guerre, ne supportant plus
de voir les ouvrages de Yasuda sur les étagères de sa chambre, il partit les
vendre aux bouquinistes de Kanda (YOSHIMOTO [dir.], 1964, p. 45).
104. Sur Yasuda Yojûrô, cf., en français, NINOMIYA, M., 2006, pp. 463-
484.
105. Sur Takamure Itsue et son itinéraire intellectuel, cf. SOUYRI, 2014.
106. Cf. NINOMIYA, M., 2006, p. 472.
107. OGUMA, 2002, p. 49.
108. Cité dans NINOMIYA, M., 2006, p. 475.
109. KARATANI, 2005, p. 111.
4
Que faire de l’Asie ?
Chine, Corée et Japon étaient tous, à des degrés
divers, engagés dans une politique d’« interdiction de la
mer » quand les Européens revinrent en force en Asie
orientale au XIXe siècle. La Chine céda, en 1842, suite à
une guerre perdue contre la Grande-Bretagne. Le Japon
négocia au mieux, à partir de 1854, avec les États-Unis
puis les autres grandes puissances. La Corée, plus à
l’écart des grandes routes commerciales de l’époque,
s’ouvrit au monde en 1876, non pas sous la pression
occidentale mais sous la pression japonaise. De gré ou
de force, ces pays entrèrent en quelques années dans le
tourbillon des relations internationales. Dans ce contexte
inédit, le Japon sortit de manière dé nitive de l’ordre
traditionnel en Asie centré sur la prééminence chinoise à
partir de la rénovation Meiji et, en s’a rmant comme
puissance indépendante, y joua un rôle nouveau mais
grandissant, celui de leader régional.
Après la restauration monarchique de Meiji, le Japon
s’activa en e et pour obtenir de la Corée qu’elle acceptât
l’instauration de relations diplomatiques et nalement,
en 1875, des combats opposèrent des navires de guerre
japonais aux batteries de défense coréennes aux
alentours de l’île de Kanghwa. Suite à cet incident, le
gouvernement royal coréen fut contraint de céder et
d’accepter l’année suivante la signature d’un traité de
paix et d’amitié, en fait un traité inégal favorable au
Japon. Vingt ans après Perry, le Japon employait à son
tour la diplomatie de la canonnière, avec la bénédiction
des Européens qui se félicitèrent de l’ouverture de la
péninsule à peu de frais. Les clauses du traité
favorisaient tellement les commerçants japonais qu’en
juillet 1882, des émeutes antijaponaises éclatèrent en
Corée.
Or au même moment, des mouvements s’inspirant de
l’expérience japonaise, favorables à l’ouverture et aux
Lumières apparurent dans la péninsule. Vers 1880, les
réformistes coréens manifestaient des sentiments pro-
Japonais et se déclaraient hostiles à une monarchie
conservatrice qui, de son côté, se rapprochait de
l’Empire chinois avec lequel elle continuait d’entretenir
o ciellement des relations tributaires et qui lui
paraissait incarner le statu quo. Les libéraux, comme
Fukuzawa Yukichi ou les partisans du Mouvement pour
la liberté et les droits du peuple, se félicitèrent de cette
volonté de certains Coréens d’en nir avec l’ancien
régime local et de promouvoir des réformes qui auraient
pu aller dans un sens identique à celles entreprises au
Japon depuis le changement de régime une dizaine
d’années plus tôt. C’est ainsi qu’en 1881, une délégation
d’une soixantaine de personnalités coréennes, composée
d’une majorité de réformistes et de partisans des
Lumières, fut accueillie au Japon. Pour Fukuzawa, le
Japon devait peser de tout son poids pour favoriser les
réformes en Corée. Dans un éditorial du Jiji shinpô daté
du 11 mars 1882, il expliqua que ce serait une
catastrophe si la péninsule tombait entre les mains des
étrangers :
Quand la maison du voisin brûle, il y a de fortes chances de voir la
sienne brûler aussi. Or la progression de la menace occidentale en
Orient, c’est comme un incendie qui se propage. La maison du voisin
risque d’être réduite en cendres. Par conséquent, le Japon doit se
soucier de l’état de la Chine et intervenir dans les a aires coréennes,
qu’il en ait envie ou non. Il doit savoir que c’est le seul moyen
1
d’empêcher l’incendie de gagner le Japon .

Pour Fukuzawa Yukichi, l’échec des réformes en


Corée n’aurait que des conséquences néfastes sur le
Japon. Dans la péninsule, les partisans de l’ouverture
lancèrent, en 1883, un journal réformiste et, sous
l’impact du Mouvement japonais pour la liberté et les
droits du peuple, rent valoir que la force des pays
occidentaux résidait dans l’adoption d’un régime
constitutionnel et l’ouverture d’un Parlement. Ils
montraient l’urgence pour la Corée d’adopter des
mesures allant, comme au Japon, dans le sens des
Lumières. Le mouvement prit de l’ampleur à Séoul et les
réformistes s’engagèrent dans un coup d’État en
décembre 1884. Estimant que la Chine, empêtrée dans
une guerre au sud du pays avec les Français pour le
contrôle du Tonkin, ne pourrait intervenir dans la
péninsule, ils lancèrent imprudemment des actions pour
l’indépendance totale de la Corée et l’introduction de
mesures modernisatrices. Leur échec marqua non
seulement la défaite de leur mouvement mais aussi le
retour de l’in uence chinoise dans la péninsule coréenne
et le triomphe des éléments les plus conservateurs à
Séoul. O ciellement tributaire de l’Empire chinois, le
royaume coréen était dans les faits indépendant. Mais,
rendue inquiète par la pression étrangère et le
réformisme qui gagnait certains milieux, la monarchie se
rapprocha de Pékin qui, du coup, au nom du statut
tributaire de la Corée, pro ta de l’occasion pour
reprendre pied dans la péninsule et renforcer son
emprise. Le Japon se retrouva inversement a aibli. Or,
si cette a aire marqua un tournant dans l’histoire des
relations entre Corée et Japon, elle correspondit aussi à
un tournant dans les représentations que se faisaient
libéraux, démocrates et nationalistes japonais de leur
rapport avec le reste du continent asiatique.

LAISSER TOMBER L’ASIE

Si la pensée de Fukuzawa et de ses amis est certes


fondée au Japon sur une admiration des principes de la
civilisation occidentale, la négation ou le rejet des
valeurs asiatiques constitue pour eux le pendant
nécessaire de l’adoption de ces principes. Dans toute la
région située à l’est de l’Himalaya et que l’on commence
au Japon à désigner sous le terme d’Ajia (Asie), tous les
régimes en place sont fondés sur le despotisme et
l’ignorance des peuples. C’est du moins ce que pensent,
en substance, les intellectuels des Lumières. Il faut noter
cependant ici que la notion d’Asie ou d’Orient était
inexistante au Japon, en Chine ou ailleurs. Le découpage
de la planète en continents est une construction
culturelle occidentale, fruit elle-même d’une longue
maturation, et c’est l’arrivée des Occidentaux au
XIXe siècle qui introduisit cette idée dans l’archipel. Les
Européens contraignirent donc les Asiatiques à se penser
comme Asiatiques mais cette notion, vers 1880, était
somme toute très récente 2. Et très rares furent ceux au
Japon qui contestèrent l’idée elle-même. Elle apparut
nalement assez vite comme « naturelle », même si tous
n’étaient pas d’accord sur l’usage que l’on devait en
faire.
Vers le milieu des années 1880, naquit ainsi l’idée
que, pour acquérir « la civilisation », pour se constituer
en véritable nation moderne, le Japon devait couper les
ponts avec une telle Asie. Le travail de rapprochement
avec l’Occident était bien entamé mais « le vent de
Chine et de Corée qui apporte les vieilles coutumes »
sou ait encore trop fort. L’idée se dessina d’une rupture
de destin entre l’archipel et le reste du continent, idée
qui fut popularisée par Fukuzawa Yukichi dans un
article de trois pages publié le 16 mars 1885 dans le Jiji
shinpô sous le fameux titre « Datsu A ron » (« Laisser
tomber l’Asie », mot à mot, « ré exion pour s’extraire de
3
l’Asie ») . En fait l’article du Jiji shinpô, comme la
plupart des éditoriaux de ce journal, n’était pas signé.
On sait que Fukuzawa en a rédigé un bon nombre mais
pas tous. Un débat est né au début des années 2000 :
Fukuzawa Yukichi est-il vraiment l’auteur de ce texte ?
Il est vrai que, de son vivant, il n’a jamais fait allusion à
4
cet éditorial, mais il ne l’a jamais dénoncé non plus .
Cet article, assez bref et de circonstance, connut par
la suite un écho considérable. Rédigé au lendemain de
l’échec en Corée d’un coup d’État réformateur
projaponais, il sonnait d’ailleurs comme l’aveu que le
camp soutenu jusqu’alors par les partisans des Lumières
avait échoué en Corée, et Fukuzawa semblait tirer les
conséquences de la défaite. À vrai dire, c’est surtout
dans l’après-guerre que la formule « Laisser tomber
l’Asie », le titre de l’article de Fukuzawa, fut popularisée,
quand le Japon, sous occupation américaine, puis en
reconstruction, tourna le dos à l’Asie misérable pour
s’aligner sur les États-Unis, et coupa les ponts avec son
ancien empire colonial dont une partie virait au
communisme. C’est alors que le Japon vaincu mais
redevenu prospère t son entrée paradoxale dans le club
des pays « occidentaux ». D’ailleurs, à partir du
déclenchement de la guerre froide, l’Ouest ne désignait
plus l’Occident mais l’ensemble des pays alignés sur les
États-Unis.
Dans cet éditorial de 1885, Fukuzawa (s’il en est bien
l’auteur) développa un argumentaire nalement assez
spécieux. Puisque les réformes étaient impossibles en
Corée, alors le Japon devait poursuivre seul sa route.
D’abord, expliquait-il, même si on le voulait, il ne serait
pas possible de s’opposer au vent d’Ouest qui apportait
avec lui plus d’avantages que d’inconvénients. « La voie
de la sagesse consiste… à l’assister dans sa
progression », a n de prendre un nouveau départ. Face à
l’Occident qui dispensait en Asie une « énergie
nouvelle », les Chinois et les Coréens faisaient preuve
d’une « étroitesse d’esprit asiatique ». Alors que le Japon
avait commencé à adopter cette civilisation, Chine et
Corée « ignoraient la voie des réformes », « fermaient
leurs oreilles et se voilaient la face ». Fukuzawa
s’appuyait sur l’idée selon laquelle « le Japon ne peut
s’accorder ni le loisir d’attendre que ses voisins se
civilisent ni celui d’éveiller l’Asie, il doit plutôt se
dégager de leur compagnie et progresser avec les États
civilisés occidentaux ».
Cette idée est résumée dans les quatre idéogrammes
Datsu A nyû Ô (« Au revoir l’Asie, bonjour l’Europe »,
mot à mot « s’extraire de l’Asie, entrer en Europe »). Ici
Europe est à entendre comme Occident. L’expression n’a
pas été utilisée dans le fameux éditorial qui, lui, ne parle
que de « s’extraire de l’Asie » (Datsu A). Dans les années
1950, en choisissant l’alliance américaine et en se
désintéressant de la situation sur le continent asiatique,
les dirigeants japonais se situaient, de leur point de vue,
dans le droit l de la pensée de Fukuzawa. L’idée était
encore si puissante que les tenants de l’accroissement du
rôle régional du Japon et d’un renforcement des liens
entre Tokyo, la Chine et l’Asie du Sud-Est, utilisaient, à
la n des années 1990, l’expression de Fukuzawa en la
subvertissant en Datsu Ô, Nyû A (Au revoir l’Occident,
bonjour l’Asie). Plus récemment, l’anthropologue
Kawada Junzô, le traducteur de Lévi-Strauss en
japonais, pouvait appeler, dans un plaidoyer pour le
rapprochement avec les intellectuels asiatiques, à
5
« laisser tomber » l’idée de « laisser tomber l’Asie » .
Les adieux à l’Asie de Fukuzawa sont à entendre dans
leur sens abstrait. Intellectuellement, le Japon n’a plus
rien à attendre de la Chine ou de la Corée. Pis, ces deux
pays font de l’ombre au Japon en entretenant parmi les
Occidentaux l’idée que tous les Asiatiques sont
identiques et arriérés, et ceci retarde d’autant la remise
à plat des traités inégaux. Il faut donc s’abstenir
d’accorder un traitement spécial aux États voisins sous
prétexte qu’ils seraient proches du Japon culturellement,
et il faut même rompre avec eux, « refuser leur amitié
néfaste », va-t-il même jusqu’à écrire. « Les pays
incapables de se civiliser seront morts dans quelques
années et leur territoire sera partagé entre les grandes
puissances », prophétise Fukuzawa. Telle est la
6
« symphonie du nouveau monde » qu’il propose à ses
concitoyens.
La civilisation dont parle Fukuzawa en 1885 n’est
déjà plus une valeur à proprement parler. Le terme n’est
plus que le cache-misère du nationalisme grandissant,
un nationalisme fondé sur la conscience de sa propre
faiblesse, un nationalisme de survie en quelque sorte,
presque de désespoir. Dans cette bataille essentielle,
provoquée par la pression exercée par les grandes
puissances, la solidarité minimum entre Asiatiques n’est
plus de mise. Quelques mois plus tôt, Fukuzawa écrivait
déjà : « S’il devait y avoir une guerre entre le Japon et
l’empire des Qing et que le Japon la gagne, notre pays
7
serait, et pour longtemps, à la tête de l’Asie orientale . »
Parce que le Japon est fort et la Corée faible, parce que
le Japon est civilisé et la Corée encore barbare, « nous
devons considérer les relations que nous devons
entretenir avec la Corée comme celles que l’Amérique
8
eut autrefois avec nous ». On voit bien ici les dégâts du
darwinisme social sur la pensée autrefois libérale de
Fukuzawa. Pour ce dernier, le concept même de
civilisation est devenu un concept relatif. « Laisser
tomber l’Asie » marque le moment du ralliement des
intellectuels libéraux à une politique de grande
puissance, « à la manière des Occidentaux », et annonce
la future invasion de l’Asie. Ceci n’empêchait pas
Fukuzawa d’accueillir amicalement dans son collège de
Mita des étudiants coréens, car il souhaitait, sans doute
sincèrement, que la « civilisation » progresse —
spontanément ou avec l’aide du Japon — en Corée. Il y
croyait encore un peu vers 1885 mais plus du tout dix
ans plus tard. La Chine des Qing bloquait toute
évolution de la Corée vers les réformes, mais le Japon ne
devait pas craindre d’a ronter la Chine, y compris en
employant la force.
Par son appel à « quitter l’Asie », Fukuzawa se situe
très clairement du côté des intérêts de l’État japonais
pour lequel il prend fait et cause. Dans un éditorial du
6 janvier 1887, son journal expliqua que, « dans le
système de protection actuel de notre île, il ne fait
aucun doute que la ligne de défense rapprochée doit se
9
situer en Corée ». En substance, Fukuzawa Yukichi
pensait que la guerre était justi ée s’il s’agissait de
défendre l’indépendance nationale et l’accroissement des
pro ts nationaux. Quand l’intervention militaire en
Corée et la guerre contre la Chine semblaient évoluer
vers la victoire, un éditorial du journal qu’il dirigeait
expliquait : « Dans son intervention en Corée, le Japon
ne doit agir ni par héroïsme ni par gentillesse mais
uniquement en tenant compte de ses propres
10
intérêts . » Contraint de s’ouvrir sous la pression
occidentale, le pays n’avait donc d’autre choix que
d’intégrer le club des grandes puissances. Et Fukuzawa
fut encore plus explicite au lendemain de la victoire
japonaise de 1895 quand il écrivit que « la grande
œuvre de la rénovation de Meiji est désormais achevée.
Cette victoire n’est rien d’autre que celle de la
11
civilisation désormais incarnée par le Japon ». La
« civilisation » devint le prétexte de l’agression. Kume
Kunitake, l’ancien secrétaire de la mission Iwakura, vit
de son côté la victoire du Japon comme la défaite d’un
ordre philosophique et social centré sur la Chine auquel
le Japon avait appartenu jusqu’à Meiji. Pour Kume,
c’étaient les vertus confucéennes qui avaient été battues
en brèche par la modernité incarnée par les armées
12
impériales japonaises .
Pour le Fukuzawa des années 1880-1890, le Japon
restait sous la menace de la colonisation. Il était obsédé
par une indépendance nationale conçue comme un
moyen de survie. Se moderniser ou s’occidentaliser était
donc compris comme un choix inéluctable mais pas
nécessairement désiré. Dans ces conditions, le slogan
« Laisser tomber l’Asie » traçait une ligne politique dans
le domaine des relations internationales, celle du
compromis, de la recherche de bons rapports avec les
grandes puissances, mais, en même temps, impliquait
qu’il allait falloir leur tenir tête. Lors de l’incident d’Ôtsu
en 1891, au cours duquel le tsarévitch (le futur Nicolas
II), en visite o cielle au Japon, fut blessé lors d’une
tentative d’assassinat, la panique s’empara du
gouvernement qui, pendant quelques jours, fut persuadé
que la Russie allait déclencher la guerre. Certains esprits
s’inquiétèrent alors du manque de préparation militaire
du pays. S’intégrer à l’ordre imaginé par les grandes
puissances occidentales en ce temps-là impliquait donc
la construction d’un rapport de forces militaire (« une
armée forte »).
Il existe pourtant une forme de contradiction entre la
recherche de l’indépendance nationale (le maintien de
valeurs propres) et celle de la puissance
(l’occidentalisation de la société). Pour être
indépendant, il faut s’occidentaliser. Si on
s’occidentalise, on perd une forme d’indépendance.
Impossible de sortir de cette contradiction qui alimente
un ressentiment anti-occidental plus ou moins latent.
Car si certains Japonais de ce temps cherchèrent à
égaler l’Occident, ce n’était pas pour s’identi er à lui
mais, in ne, pour lui résister.
L’ORIENT FANTASMÉ

Les penseurs des Lumières des années 1870, comme


les philosophes de la liberté des années 1880,
s’inspirèrent de la pensée occidentale. On le voit bien
dans le rapport qu’entretint Nakae Chômin avec
Rousseau. Mais on aurait tort de croire que l’Occident
était considéré par les Japonais de ce temps comme
l’origine unique des nouvelles valeurs.
Lors de son retour d’Occident, Nakae Chômin
traversa quelques-unes des colonies occidentales et il fut
frappé par les attitudes et les préjugés colonialistes des
Anglais et des Français. Dans une série d’articles publiés
en août 1882 dans le Jiyû shinbun (La liberté), Nakae
Chômin rapportait que les Occidentaux traitaient les
Africains et les Asiatiques de « chiens » et de
13
« cochons » . Il en concluait que la civilisation
occidentale n’apportait en dehors d’elle que l’arrogance,
le mépris et la discrimination, qu’elle n’incarnait en
aucun cas des valeurs universelles. Il fallait donc
absolument relativiser la civilisation occidentale, ce que
ne faisaient pas su samment les membres de la Société
de l’an VI. Pour Nakae Chômin, des mouvements,
comme celui de la liberté et des droits du peuple, en
même temps qu’ils combattaient le despotisme des
puissants, résistaient aussi à l’Occident et travaillaient
pour le monde entier. C’était bien d’ailleurs en ce sens
qu’ils étaient modernes. Pour Nakae Chômin et ses
proches, la tentation de l’Occident n’aura duré que
quelques années.
Dans un article resté célèbre consacré à
l’indépendance des Ryûkyû, Ueki Emori, de son côté,
s’en prit violemment aux pratiques politiques des
Occidentaux accusés d’agir essentiellement par la
violence et la force de leurs armées. Il les traitait de
« vrais sauvages parfaitement imperméables à l’idée de
civilisation », de « bandits hostiles à l’égalité des
nations », et appelait les Asiatiques à « rester dèles à
leurs principes », en mettant tout en œuvre « pour
14
construire un monde in niment meilleur » .
On sent percer là un nouveau discours anti-occidental
au nom de l’anti-impérialisme (le mot évidemment
n’existe pas encore). D’ailleurs, à peine a-t-il achevé la
traduction du Contrat social que Nakae Chômin traduit
en 1883 le Discours sur les sciences et les arts devant
l’Académie de Dijon rédigé en 1750 par Rousseau dans
lequel on se souvient que le philosophe genevois
valorise la simplicité vertueuse contre le ra nement qui
camou e le joug des tyrans et fait oublier la servitude.
Nakae Chômin traduit le titre par Hi-kaika ron (« Traité
contre la civilisation », ou plutôt « Dire non à la
civilisation »). L’e et induit laisse entendre au lecteur
que Rousseau critique la civilisation occidentale de
l’intérieur en quelque sorte.
Nakae Chômin mit en cause les relations
internationales et la diplomatie qui ne fonctionnaient
jamais selon des schémas civilisés : « Une civilisation qui
est si ère d’elle-même mais qui méprise les autres pays,
15
ne peut être une vraie civilisation . » Les relations
entre pays sont caractérisées par la loi du plus fort. Dans
Les Trois Ivrognes, le Professeur paraphrasait la formule
de Bismarck : « Une grande puissance n’utilise le droit
international que pour autant qu’il lui est favorable.
16
Sinon, elle n’hésite pas à employer la force . » Nakae
Chômin proposa que les relations internationales fussent
désormais fondées sur la morale et le droit, et non pas
sur la force des armées. Le tournant sembla se
matérialiser lors des a rontements qui opposèrent
troupes chinoises et françaises pour le contrôle du
Tonkin et du Yunnan en 1884. Devant le spectacle o ert
par la faiblesse chinoise, nombreux furent ceux, y
compris parmi les libéraux, qui pensèrent que l’Empire
chinois était le principal obstacle à l’indépendance de la
Corée d’une part, et que celle-ci, d’autre part, ne
pourrait jamais se réformer en profondeur sans l’aide
17
japonaise . Nakae Chômin écrivit à ce propos que la
prospérité ou la décadence des États trouvait sa cause
dans leur capacité à se ménager une politique étrangère
intelligente.
Nakae Chômin ne se faisait aucune illusion sur
l’Europe. Inversement, sa critique acerbe de l’hypocrisie
de la civilisation occidentale favorisa une réhabilitation
partielle de l’Orient. Nakae Chômin possédait une
excellente connaissance des Classiques chinois et, dans
son école de français, il n’hésita pas à organiser des
18
cours d’études chinoises traditionnelles . D’ailleurs, au
début des années 1880, les études classiques chinoises
étaient de nouveau orissantes après la vogue des
intellectuels des Lumières. Dès 1879, Suehiro Tetchô
s’interrogeait à ce propos :
Depuis un ou deux ans, dans le monde des lettres, on assiste à une
évolution qui voit les études occidentales sombrer dans la régression
alors que les études chinoises sont de nouveau orissantes. À quoi cela
est-il dû 19 ?

On se souvient que Nakae Chômin a traduit Rousseau


en chinois classique. Son travail de traducteur s’inspire
20
souvent des auteurs chinois . Pour Nakae Chômin, il
existe une certaine tradition quasi libertaire dans la
21
pensée chinoise, chez Mencius par exemple, et bien
des historiens ou des poètes parmi les plus célèbres ont
payé cher leur hostilité déclarée au pouvoir, comme
22 23
Sima Qian ou Liu Zongyuan . En particulier, il
considère qu’il y a, dans Mencius, l’idée que l’éthique
doit l’emporter sur la politique, que la bonté humaine
est au fondement de la moralité, que l’homme doit se
démarquer de la bête. Cette con ance fondamentale en
la nature humaine évoque Rousseau. Et dans ses œuvres,
il cherche à développer une raison (ri) qui dépasse
l’Occident. Nakae Chômin se mit d’ailleurs en tête un
instant de fonder un institut d’études orientales à
Shanghai. Pour lui, l’Orient renvoyait donc à une
certaine forme d’universalisme.
De ce point de vue, il n’était pas isolé, car bien des
penseurs du Mouvement pour la liberté et les droits du
peuple s’appuyaient sur le corpus chinois classique pour
justi er leur engagement. Ueki Emori expliqua, par
exemple, que le Contrat social n’était pas l’invention du
seul Rousseau,, mais qu’un Mencius en Chine ou un Satô
24
Issai au Japon , avaient une démarche intellectuelle
assez proche. Et dans les campagnes, certains
animateurs locaux du Mouvement, tels Chiba
Takusaburô ou Fukusawa Gompachi, bien étudiés par
Irokawa Daikichi, étaient mus par une conception
radicale du confucianisme, la seule pensée qu’ils eurent
jamais étudiée. Ils faisaient appel aux concepts généraux
du confucianisme mais en faisaient un usage original en
convertissant cette pensée plutôt conservatrice en
idéologie du changement. « Ainsi le “Ciel”, la “véritable
voie royale”, la “bienveillance”, le limogeage des
“mauvais dirigeants”, le “changement de mandat du
Ciel” deviennent des notions que l’on arrache aux
classes dirigeantes et que l’on met en application d’une
manière plus large, plus universelle du point de vue des
intérêts du peuple, des dominés plutôt que des
25
dominants . » L’universalisme chinois est ici mobilisé
pour permettre une critique populaire du régime
japonais.
Face à l’Occident, Nakae Chômin utilisa le mot Tôyô
(l’Orient) et non Ajia (l’Asie). Il t de l’Orient un
concept culturel associé à une volonté d’indépendance et
de démocratie. Dans les années 1870, les vulgarisateurs
des Lumières employaient le mot Tôyô/Orient pour
désigner une opposition désuète à l’Occident. On
insistait sur le côté « oriental = vieillot » de tous les
tenants de l’ordre ancien, hostiles à la liberté et aux
Lumières. Chez Nakae Chômin, « l’Orient » apparut dans
une nouvelle acception, celle de l’espoir d’une
révolution dont la amme jaillirait à l’Est, en opposition
à l’Occident. C’est bien dans ce sens qu’il faut entendre
le nom de la librairie fondée à Tokyo par les militants
du Mouvement, la « Librairie de l’Orient » (Tôyôkan
shoten). Cette idée d’un Orient révolutionnaire, qui
conteste à un Occident conservateur la direction du
monde, se retrouvera plus tard chez les communistes, et
singulièrement les communistes chinois. L’hymne
national de la Chine populaire n’a-t-il pas pour titre
L’Orient est rouge ?
Cette nouvelle manière d’interpréter l’Orient surgit à
peu près au moment où Fukuzawa Yukichi rédige son
éditorial « Adieu l’Asie ». On est bien là en présence d’un
di érend profond entre le maître des Lumières
japonaises et le penseur des droits du peuple. Au monde
déjà hiérarchisé de Fukuzawa, qui distingue les pays
avancés et ceux qui restent sur le côté du chemin, Nakae
Chômin oppose un Orient utopique qui refuse d’être
absorbé par un Occident dominateur, et qui pourrait
bien donner le signal de la révolte au nom d’une
« vraie » civilisation débarrassée des rapports de forces
et de violence. On retrouve cette idée chez Sun Yat-sen
(1866-1925), le chef de la « révolution bourgeoise » en
Chine qui rêve d’un Orient uni derrière l’idée de justice,
capable d’imposer le règne du droit à celui de la force,
incarné par les grandes puissances occidentales, ouvrant
la voie à un « avenir radieux pour la civilisation
mondiale ».
Expulsé de Tokyo en 1887, Nakae Chômin s’installa à
Ôsaka où il fonda un nouveau journal, le Shinonome
shinbun (Journal des nuages venus d’Orient). Il fut élu
député lors des premières élections de 1890 dans un
quartier populaire d’Ôsaka où vivaient de nombreux
parias. Il t alors gure de personnage hors du commun
par son rayonnement et on le désigna par le surnom de
« député sacré ». Une partie des élus qu’il inspira
s’élevèrent contre la politique, menée par la diplomatie
japonaise, de désengagement en Asie et d’alignement
croissant sur la logique occidentale de puissance
militaire. Les nouveaux élus du Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple manifestèrent dans
l’Assemblée, dès 1891, en faveur d’un communautarisme
asiatique reposant sur un État moral et une sécurité
collective fondée sur « un gouvernement suprême
international », avec une loi internationale appliquée
par des tribunaux internationaux, prenant parti ainsi
pour une sorte de « wilsonisme » avant la lettre.
Nombreux parmi les députés furent ceux qui, dans les
années 1890, pensèrent qu’une armée entièrement
contrôlée par l’État était dangereuse pour le peuple. Ils
votèrent contre l’idée d’une armée d’active et se
montrèrent partisans de soldats recrutés régionalement
et de milices, idée défendue déjà par Nakae Chômin ou
Ueki Emori, tous deux élus députés.
Lorsqu’il fut acquis, au milieu des années 1880, que
le gouvernement japonais consentirait à mettre en place
un gouvernement constitutionnel, nombreux furent ceux
qui pensèrent qu’il fallait désormais concentrer leurs
forces sur les réformes en Chine et en Corée. Un
sentiment de solidarité naquit alors avec les peuples
d’Asie. En 1883, un journal de Kochi favorable aux
droits du peuple évoqua avec sympathie l’Annam en
lutte contre l’invasion de la France et proposa même
l’envoi de volontaires japonais pour lutter aux côtés des
26
Annamites contre le colonialisme français .
L’interventionnisme dans les a aires intérieures des
voisins asiatiques est donc, aux origines, bel et bien une
idée issue des rangs du Mouvement pour la liberté et les
droits du peuple. Pour Sugita Sada’ichi, ce devrait même
être une priorité du gouvernement japonais. Au milieu
des années 1880, certains, comme Ôi Kentarô, optèrent
pour les méthodes violentes et n’hésitèrent pas à
imaginer des coups d’État réformateurs pro-Japonais en
Corée. Tokutomi Sohô se souvint d’ailleurs à ce propos
que la majorité des partisans des droits du peuple
étaient « des impérialistes d’une forme un peu
27
particulière ». Tarui Tôkichi, lui, prônait une
fédération nippo-coréenne. « Pour accroître leur science
et progresser jusqu’au domaine de la civilisation, la
meilleure voie pour les deux pays est de conclure une
alliance faisant d’eux une fédération. L’harmonie est la
plus haute vertu de ce monde et il n’y a rien dans
28
l’univers qu’elle ne puisse atteindre . » Voilà qui va
complètement à l’opposé des thèses de Fukuzawa, dans
le vocabulaire comme dans le propos : de l’idéal
confucéen de l’harmonie comme vecteur d’une pensée
utopiste et quasi libertaire… Tarui Tôkichi, par ailleurs
grand admirateur de Saigô Takamori, fut d’ailleurs
considéré comme le fondateur d’une tradition anarchiste
japonaise largement ancrée dans la pensée classique
chinoise et qui dut, à ses débuts du moins, bien peu au
29
mouvement libertaire occidental .
Il y aurait, face à l’agressivité occidentale, une
tradition humaniste asiatique à reconstruire et à
développer. Pour s’opposer à l’impérialisme occidental
en Asie, mais aussi au conservatisme des gouvernements
d’Asie, il fallait résister et créer une association des pays
asiatiques. Cette association, fondée en 1881, la Tôhô
kyôkai (L’association Orient-Japon), à laquelle adhéra
Nakae Chômin, fut conçue comme le produit d’un
sentiment d’appartenance à une entité commune
(l’Orient) qui cherchait à se rendre indépendante du
30
joug occidental . Les leaders du Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple imaginèrent cette alliance
reposant sur un principe, celui de la liberté. Cette
résistance justi ée contre les Occidentaux devait être
conçue de manière solidaire et égalitaire. Ueki Emori,
par exemple, aboutit très tôt, en 1880, à la formulation
d’une vision utopique d’un gouvernement mondial fondé
31
sur la liberté et l’égalité (Mujô seihôron) . Pour
d’autres, l’idée d’une solidarité asiatique des penseurs de
la liberté et des droits du peuple impliquait de favoriser,
par tous les moyens, le progrès et la démocratisation des
sociétés extrême-orientales. Ainsi, un journaliste du
Yomiuri shinbun put-il proclamer sa joie presque naïve,
au lendemain de la victoire japonaise de 1895, de voir
qu’une lettre, qui lui avait été adressée à son journal
depuis Pusan en Corée, lui était parvenue en quelques
jours, « exactement comme si Pusan était une ville du
32
département de Nagasaki », écrivit-il.
En 1902, Miyazaki Tôten publia un ouvrage resté
célèbre, Un rêve de trente-trois ans, dans lequel il
évoquait, au nom de la liberté et des droits du peuple,
une entente fraternelle des nations asiatiques appuyée
sur une forme de romantisme, et sa foi dans la
33
révolution chinoise à venir . In uencé dans sa jeunesse
par le courant démocrate de Tokutomi Sohô, Miyazaki
Tôten ne supportait pas l’arrivisme et l’esprit
bureaucratique. Il se situait dans une sorte d’idéalisme
simple, voire simpliste, comme on pouvait en trouver au
début de l’époque Meiji, explique Kuwabara Takeo à son
propos 34. Miyazaki Tôten voyait le monde comme « une
civilisation de sauvages », dont l’Occident avait pris la
tête. L’Orient était quasi moribond, sauf le Japon qui
était parvenu à préserver son indépendance, mais c’était
pour se comporter à son tour « comme les autres
sauvages ». Pour Miyazaki Tôten, la clé du problème
résidait dans la Chine, et dans la révolution chinoise à
venir contre la dynastie oppressive des Qing. Il se rendit
sur le continent à plusieurs reprises, y vécut
d’expédients, croisa des militants des sociétés secrètes
japonaises, comme ceux de la Gen’yôsha, devenant ainsi
l’un de ces rônin (samouraïs sans maître) japonais qui
choisissaient de vivre en Chine. C’était du moins ainsi
qu’ils se désignaient eux-mêmes. Mais, à la di érence de
la plupart des rônin qui ne rêvaient que de s’enrichir et
qui travaillaient pour les intérêts japonais en Chine,
Miyazaki Tôten, qui était fondamentalement
désintéressé, était d’avis que le réveil de la Chine
provoquerait le soulèvement des autres pays d’Asie
contre les Occidentaux. Grâce à cette révolte, le monde
pourrait connaître l’avènement d’une civilisation
véritable. C’est du moins ce qu’il écrivit en substance
dans son Rêve de trente-trois ans.
Traduit en chinois, préfacé par Sun Yat-sen, dont
Miyazaki était un ami, l’ouvrage connaîtra en Chine un
35
grand succès avant la révolution de 1911 . Sun Yat-Sen
décrivit Miyazaki Tôten comme une sorte de chevalier
des temps modernes, un Robin des Bois qui courait au
secours des faibles, « un homme de grand discernement,
aux aspirations loin d’être médiocres, d’une morale
irréprochable, capable d’aller porter secours à quelqu’un
en situation périlleuse, qui se désespère du déclin de
36
l’Asie et compatit à la faiblesse de la Chine ». Après
l’échec de cette première révolution, Sun Yat-sen fut
contraint au compromis avec Yuan Shikai (1859-1916)
et ce dernier proposa de couvrir Miyazaki Tôten
d’honneurs. Celui-ci lui t savoir que « même mort de
37
soif, il ne boira pas l’eau d’un voleur ».
Après la Première Guerre mondiale, Miyazaki Tôten,
dont Sun Yat-sen disait que « restaurer la prospérité de
l’Asie était l’œuvre de sa vie », resta lucide, mais bien
seul, quand il continua d’a rmer que la politique
japonaise sur le continent rendait le Japon indigne de
devenir le leader de l’Asie, à moins de renoncer à ses
alliances équivoques avec des personnages corrompus,
et à ses colonies de Taiwan et de Corée.
L’« ASIE EST UNE »

Le célèbre critique d’art Okakura Tenshin fut lui aussi


l’un de ces intellectuels japonais qui disserta sur un
Orient fantasmé. Pour lui, la culture japonaise était
intrinsèquement liée à la culture asiatique en général.
En 1903, il publia Les Idéaux de l’Orient qui avait pour
38
sous-titre « Autour de l’art japonais » . L’ouvrage
commençait par cette formule restée célèbre : « L’Asie
est une. » L’année suivante, dans Le Réveil du Japon, il
compara les civilisations asiatiques et la civilisation
occidentale.
Selon Okakura Tenshin, l’Asie formait une unité sur
le plan culturel. L’histoire culturelle du Japon était
l’illustration de la capacité de ce pays à préserver,
transmettre et développer cette culture asiatique. Face
au danger que représentait une civilisation occidentale
s’appuyant sans vergogne sur la puissance militaire, la
culture de l’Orient, en s’arrachant à son
engourdissement, pouvait produire des valeurs
humanistes encore plus sublimes que celles que
l’Occident avait inventées. Face à une civilisation
occidentale « qui s’attache uniquement à l’aspect
particulier des choses », tous les peuples d’Asie
partageaient « l’amour pour les choses extrêmes et
universelles », et ceci formait « leur héritage intellectuel
commun ». Okakura Tenshin ne manqua pas de critiquer
l’habileté technique des classi cations universelles
inventées par l’Occident qui ne cessaient de rechercher
l’unité dans la diversité, alors que le Japon avait
successivement accumulé, au cours de son histoire, les
particularités asiatiques qui constituaient des unités
dans la complexité. C’est pourquoi, « chaque vague
successive de la pensée orientale est venue laisser ses
traces sur le sable de nos plages et s’est heurtée à la
conscience nationale japonaise », et c’est ainsi que « le
Japon est devenu un musée de la civilisation
39
asiatique » :
L’Himalaya ne divise que pour mieux souligner leur génie deux
puissantes civilisations, la civilisation chinoise fondée sur le
communisme de Confucius et la civilisation indienne fondée sur
l’individualisme des Védas. Mais les pentes enneigées ne peuvent
interrompre un instant même cette large expansion d’amour pour
l’Ultime et l’Universel, qui constitue l’héritage commun de pensée de
tous les peuples d’Asie… Cet héritage distingue ces derniers des peuples
méditerranéens ou baltes qui aiment s’interroger sur le particulier et
40
qui cherchent les moyens et non les objectifs de la vie .

Devant une pensée dominante occidentale qui mesure


tout à l’aune d’une énergie pratique, celle qui permet la
création de richesse, de dominer la technique, de
fabriquer des armements, il fallait se fonder sur d’autres
valeurs — les valeurs asiatiques — qui venaient
contrebalancer et relativiser celles imposées par les
Occidentaux. Émergea alors l’idée — qu’il emprunta
d’ailleurs aux penseurs indiens — que l’Asie avait formé
des personnalités de premier plan dans le domaine de la
spiritualité, là où l’Occident avait surtout formulé des
discours dans le domaine de la politique, de la science et
41
de la technique . Dans la préface du Livre du thé,
Okakura Tenshin écrivit d’ailleurs : « L’Occident
s’enorgueillit de s’être a ranchi des vieilles superstitions
médiévales mais ce n’est que pour mieux succomber au
culte de l’idole de la richesse. » L’asiatisme d’Okakura
Tenshin ne reposait pas sur une vision économique ou
politique. En fait, pensait-il, le Japon était en train de
trahir l’Asie à vouloir se comporter comme les
Occidentaux. Pourtant l’idée que l’unité de l’Asie, telle
qu’elle se manifestait dans l’art, serait un phénomène
qualitativement inférieur aux di érences fondées sur la
politique ou l’économie ne reposait sur rien, expliquait-
il. L’heure était proche, répéta-t-il à plusieurs reprises à
la n du Réveil de l’Orient. Par exemple, l’appel à la
solidarité anti-impérialiste de l’Asie lancé par Sun Yat-
sen et les dirigeants de la révolution chinoise de 1911
constituait, pour Okakura Tenshin, le fondement ultime
du réveil de la conscience asiatique qu’il appelait de ses
vœux. Son spiritualisme était en accord avec celui
préconisé par Rabindranath Tagore (1861-1941) dont il
devint l’ami. Tagore, dont certaines idées seront reprises
par Gandhi, cherchait à faire de l’énergie spirituelle
latente dans chaque culture particulière, et non de la
force militaire, le levier pour opérer une réforme
mondiale. Il se rendit cinq fois au Japon. Il en appréciait
notamment l’esthétique de la nature.
Selon Kano Masanao, ces louanges adressées aux
civilisations asiatiques étaient sans doute pétries
d’espoir et fonctionnaient comme un rempart face au
sentiment de honte et d’humiliation que procurait la
42
vision de l’Asie contemporaine . Pour Okakura
Tenshin, en e et, le mot même d’« Oriental » était
devenu synonyme d’e éminé, et indigène l’équivalent
43
d’esclave . « Face au choc des valeurs hypocrites
introduites par les Occidentaux, le renouveau de l’Asie
est nécessaire », écrivait-il. Plus cette humiliation était
profonde et plus montait cet espoir dans le renouveau de
l’Asie : après un séjour en Inde, il en découvrit « l’image
désolée » qui évoqua en lui une « inexprimable
tristesse ». Cette idée que les civilisations asiatiques
dominées par l’impérialisme développaient une
esthétique de la tristesse est d’ailleurs un lieu commun
que l’on retrouvera plus tard par exemple chez Yanagi
Muneyoshi qui, lui, évoquera souvent, dans les années
1920, la « beauté triste » des céramiques coréennes. Les
Japonais se conçoivent alors comme un peuple
dynamique et gai et voient de la détresse parmi les
44
autres peuples dominés d’Asie .
Okakura revient d’Inde plus combatif que jamais.
« Frères et sœurs d’Asie ! écrit-il au début des Idéaux de
l’Orient, la prospérité de l’Europe est une insulte jetée à
la face de l’Asie ». Okakura Tenshin parle en faveur de
contacts accrus entre Asiatiques. « Les Asiatiques se
connaissent si mal les uns les autres », déplore-t-il, et si
les Asiatiques ont « fait des e orts pour maîtriser l’une
ou l’autre des langues européennes, jamais, nous [les
Asiatiques] ne faisons l’e ort de parler une autre langue
asiatique que la nôtre ». La connaissance de l’Asie reste
fort super cielle et déjà biaisée au Japon par la vision
orientaliste développée en Occident : « Les impressions
que nous gardons des pays asiatiques qui sont nos
voisins, nous nous les sommes forgées lors d’une escale
en route pour une mission en Europe. Il s’agit de visions
complètement déformées par les visions que les
45
Occidentaux eux-mêmes ont fabriquées » . Mais, pour
Okakura Tenshin, le Japon est sans doute le meilleur
champion de la cause asiatique, celui qui est à même de
sonner le réveil de l’Asie. « Notre mission consiste non
seulement à retrouver notre ancien idéal mais aussi à
revivi er l’énergie endormie de la vieille unité
asiatique », proclame-t-il dans Les Idéaux de l’Orient 46. Il
se fait ainsi le porte-parole de ceux qui pensent que la
domination de la Corée par le Japon est nécessaire et
inéluctable.
Écrits juste avant ou après la guerre russo-japonaise
de 1904-1905, les ouvrages de Okakura Tenshin sont
évidemment porteurs d’une vision asiatiste dans l’air du
temps. Pourtant Okakura Tenshin reste inclassable. Il
disait de lui-même qu’il n’était qu’un excentrique.
Takeuchi Yoshimi écrivit qu’il était di cile à saisir, et
47
même dangereux par certains de ses propos , et
l’historien Irokawa Daikichi dit de lui qu’il apparaissait
48
comme « un démon de la contradiction ». Umehara
Takeshi en t un personnage chaotique, tour à tour
scandaleux et prophétique, à la fois éducateur de génie
et excentrique invétéré 49. Tout en étant traditionaliste,
il était progressiste. Tout en étant nationaliste, il était
50
cosmopolite . Mais il fut érigé en modèle pour sa
défense de l’art japonais, lui qui expliquait dans Le Livre
du thé : « En religion, l’avenir est derrière nous. En art,
le présent est éternel. »
Au cours des années 1930, plus d’un quart de siècle
après sa mort, les travaux de Okakura Tenshin furent
redécouverts par les idéologues du Japon conquérant, et
certains des textes qu’il avait rédigés directement en
anglais furent traduits en japonais, pour en faire des
exemples de loyalisme et de dévouement à la cause du
51
pays . La formule « L’Asie est une » fut comprise alors
comme le slogan de la sphère de coprospérité du Japon
conquérant de l’Asie. Les romantiques japonais, qui
développèrent pendant la guerre un discours
nationaliste, s’approprièrent Okakura Tenshin, dont ils
prétendaient qu’il incarnait « la quintessence de l’esprit
52
de Meiji », et ils en rent un de leurs propres
précurseurs. Fascinés par l’homme et son œuvre,
certains jeunes iront même jusqu’à trouver dans ses
textes de quoi approuver « la guerre sainte pour la
53
libération de l’Asie » du Japon contre les États-Unis .
Curieux destin pour ce personnage hors du commun que
de se faire ainsi récupérer par une idéologie politique
totalitaire, lui qui écrivait pourtant : « Oui, ce monde
avance à tâtons dans les ténèbres de l’égocentrisme et de
la vulgarité 54. »

LE « DÉSASTRE BLANC »

Dans son essai sur Le Japon du futur, le jeune


Tokutomi Sohô donnait en 1886 une vision très
pessimiste de l’environnement international. Pour lui,
les Européens abusaient de la violence et se fondaient
uniquement sur la force :
L’Inde hélas a déjà été détruite, de même l’Annam. Demain ce sera
le tour de la Birmanie. Les pays qui restent indépendants n’ont plus
d’indépendant que le nom… Quelles sont les perspectives de la Perse,
de la Chine, de la Corée et même du Japon ? L’avenir s’assombrit et
55
c’est insupportable .

Quelques années plus tard, on put lire des propos


identiques dans l’éditorial de la revue des nipponistes,
Ajia (L’Asie) :
Or, la politique coloniale des Blancs d’Europe les fait intervenir
partout et en permanence dans le sens d’une progression vers l’Orient…
La faiblesse des forces de l’Asie pousse les Blancs à étendre leurs
possessions et à progresser d’ouest en est sans que rien ne puisse les
arrêter. Ah, le temps presse, l’urgence est là ! Comment les pays
d’Orient peuvent-ils espérer se maintenir dans l’avenir 56 ?

Plus tard encore, Okakura Tenshin retrace en


quelques lignes l’histoire récente de l’Extrême-Orient
« prêt pour la vivisection », et nous fait partager son
désarroi.
Nous autres [les Asiatiques] avons ressenti, en Chine, le désastre
blanc de la guerre de l’opium de 1840, cette guerre de toutes les
guerres, quand la marchandise empoisonnée nous fut imposée au bout
du canon, et que Hong Kong nous fut arrachée pour former une base
pour les opérations anglaises. Dans l’a aire Arrow en 1857, sous un
prétexte insigni ant, les forces armées conjointes d’Angleterre et de
France envahirent Pékin et mirent à sac le Palais d’Été, dont les trésors
sont désormais la erté de leurs collections d’art. Deux ans plus tard, le
drapeau tricolore ottait sur Saigon. Il s’agissait en dé nitive d’imposer
le protectorat français sur l’Annam et le Tonkin, d’e rayer le Siam pour
qu’il recule au sud du Mékong. Protectorat ! Protection contre quoi ?
L’année suivante, l’ambassade armée d’un monde dirigé par les États-
Unis, cognait aux portes du Japon pour lui demander d’ouvrir ses ports
57
contre sa volonté .
58
En 1915, Nakano Seigô tint un journal de voyage
en se rendant en Europe, qu’il publia par extraits dans
Nihon oyobi Nihonjin, la revue des nipponistes ; il
réalisait l’ampleur de la domination britannique sur
l’Asie :
L’Union Jack otte partout à Shanghai, Hong Kong, Singapour,
Malacca, Penang, Colombo… Ceux qui montent dans les pousse-pousse
sont toujours des Blancs et ceux qui les tirent sont des Jaunes. La Chine
de Confucius, la paisible Malaisie à l’ombre de ses jungles, l’Inde de
Cakyamuni sont sous le joug des Blancs… Leurs crimes ? Être faibles !
La terre d’Asie n’est plus qu’un paysage désolé.

Dès lors, Nakano Seigô ne rêvera plus que d’une Asie


59
forte capable de chasser les Blancs .
Ces discours correspondent à peu près à la vision
générale qu’avaient les Japonais du rapport de forces
international à la n du XIXe et dans les premières
années du XXe siècle : « La gloire de l’Occident, c’est
l’humiliation de l’Orient », écrivait Okakura Tenshin.
L’Asie d’alors était plongée dans la barbarie et devenait
la proie des Occidentaux. Le Japon était en train de
s’arracher ou s’était déjà arraché à cette barbarie
(« Laisser tomber l’Asie »). Pour débarrasser l’Asie des
Occidentaux, il fallait donc que l’Orient s’a rmât contre
l’Occident (asiatisme) pour lui contester sa suprématie
et, pour cela, que le Japon y jouât un rôle central et
dirigeant (expansionnisme militaire). L’inquiétude était
réelle dans l’opinion dont la majorité adhérait à ce
constat. Des courants émergèrent donc, de manière
informelle, dès les années 1880, évoquant des formes de
solidarité asiatique face à l’agression impérialiste
occidentale. Ainsi, dès 1880, naquit la Kôakai, une
association « pour la prospérité de l’Asie ». Et pourtant
on eut beau évoquer une solidarité, la réalité était
autre : ce fut d’abord la légitimation d’une morale qui
avait pour principe premier la défense de
l’indépendance nationale.
Très vite intervint l’idée d’une primauté japonaise
parce que le Japon était « plus avancé » sur le plan
économique, comme sur celui des idées démocratiques
(Fukuzawa aurait dit « plus civilisé »). Les Japonais
devaient donc voler au secours des réformateurs et des
démocrates des autres pays d’Asie. De la solidarité entre
peuples d’Asie face au conservatisme des régimes en
place et à l’agressivité des puissances occidentales, on
passait progressivement à un interventionnisme
militaire. Ici se produisit un glissement perceptible dès
la seconde moitié des années 1880 qui annonçait
l’asiatisme comme idéologie légitimatrice de
l’impérialisme japonais. On vit alors le Japon créer son
propre discours « orientaliste » en même temps qu’il
devint une puissance moderne, en revendiquant un
discours hégémonique sur les autres nations d’Asie, à
commencer par la Chine et la Corée. Celles-ci étaient
volontiers décrites comme inertes, le Japon incarnant le
60
sens de l’initiative et du progrès . Ainsi put-on lire,
sous la plume du chrétien Uchimura Kanzô qui, par la
suite, deviendra farouchement paci ste, une ode à la
guerre juste : « Le choc entre la Chine et le Japon ne
peut être évité. Mais quand il aura lieu, alors la victoire
du Japon sera nécessaire, pour le plus grand pro t de
61
l’humanité, pour le progrès du monde . » Car, dans
cette guerre, le Japon était — pêle-mêle — du côté de
l’individu, de l’autonomie du politique, des beaux-arts,
de l’indépendance de la Corée et de la Chine. Telle était
la mission sacrée du Japon. La guerre était « juste » et ne
se faisait pas pour des intérêts égoïstes, mais avec des
objectifs moraux. Le Japon était du côté du progrès et de
la modernité quand la Chine n’incarnait plus que le
passé et l’immobilisme.
Jusqu’au début du XXe siècle, plutôt qu’« asiatisme »,
on évoquait souvent Ajia rentai (« la solidarité
asiatique ») ou Kô A (« rendre l’Asie prospère »).
L’éditorial du 1er février 1892 de la revue Ajia, publiée
par les nipponistes de la Seikyôsha, s’intitulait
« Ajiashugi to ha nanizo » (Qu’est-ce que l’asiatisme ?),
ce qui semble indiquer que le mot d’asiatisme était tout
récent et avait peut-être même été forgé à l’occasion. En
1916, l’expression « grand asiatisme » (ou
« panasiatisme ») devint également populaire, suite à la
publication d’un ouvrage d’un politicien japonais
intitulé Dai Ajiashugi ron (Traité de panasiatisme), terme
repris par le président chinois Sun Yat-sen dans une
visite au Japon en 1924 62.
L’asiatisme se présente donc comme une réaction
globale de l’Asie devant la menace occidentale, face à
une modernisation comprise comme une
occidentalisation. Il peut aussi se comprendre comme
l’une des multiples formes que peut revêtir le
nationalisme japonais moderne, à côté du nipponisme
par exemple. Mais l’asiatisme apparaît aussi comme une
pensée qui dépasse le cadre national et s’a rme à
l’échelle du continent entier. En ce sens, il possède une
dimension cosmopolite, en tout cas se donne comme un
nationalisme à l’échelle du continent. Il renvoie à des
mouvements identiques qui peuvent surgir ailleurs dans
les périphéries de l’Occident capitaliste : il en va ainsi
du panslavisme, du panturquisme ou du panarabisme
qui se propagent d’ailleurs, à peu de chose près, à la
même époque. Or, avec le recul du Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple après 1885, l’idée d’une
solidarité démocratique — si tant est qu’elle ait été
réelle — avec les autres peuples d’Asie cède le pas
devant celle de l’a rmation de la prééminence du
Japon pour mener le combat contre les avancées des
Occidentaux dans la région :
Le brillant empire insulaire situé sur la mer de l’Est parfait sa
civilisation avant les autres pays d’Asie. La tâche extrêmement lourde
lui revient, puisqu’il est le précurseur, de guider leur éveil. Il lui faut
reconnaître cette vocation que lui intime le Ciel, dans le gouvernement
de son État, dans son enseignement des sciences et des techniques. Il
faut se rendre à cet appel, il faut lui obéir. Il faut se recueillir au plus
vite pour le comprendre. S’e arouchera-t-on au mot d’asiatisme et n’y
entendra-t-on que boursou ure ? Seuls les idiots dénonceront là un
63
esprit borné .

Dans le cadre de l’idéologie du darwinisme social qui


se répandit dans l’archipel des années 1880 comme une
traînée de poudre, le fait que le Japon apparut comme le
premier engagé sur la voie de la civilisation lui conférait
des droits moraux, une responsabilité vis-à-vis des autres
pays moins avancés. Fukuzawa Yukichi d’ailleurs
évoqua à plusieurs reprises l’idée que le Japon était
comme un docteur au chevet de la Corée malade. Le
Japon savait « naturellement » comment composer avec
la Corée pour la remettre sur le droit chemin. L’idée
était simple. Les recettes qui avaient permis au Japon de
s’extraire de son état antérieur devaient fonctionner
aussi pour les autres. Au besoin par la force.
En 1881, un Tarui Tôkichi, parfois présenté comme
un précurseur du socialisme japonais, voire de
l’anarchisme, pouvait évoquer une solidarité avec Séoul
et rêver d’une fédération nippo-coréenne entre deux
États libres adhérant d’un commun désir à une entité
commune. Pourtant, ses arguments purent paraître
d’une grande ambiguïté quand il écrivait : « Des preuves
historiques de la volonté des Blancs de nous exterminer
existent bel et bien. Si nous, Jaunes, nous ne gagnons
pas contre les Blancs, nous ne pourrons que devenir leur
64
proie . » Insensiblement, on passa d’une lutte de
nations culturellement unies par une appartenance
commune à un continent, à une lutte de races. Le
racisme occidental, alors souvent évoqué comme une
théorie scienti que, débarqua à son tour dans l’archipel,
justi ant l’asiatisme au nom de la lutte à mort que les
Jaunes devaient mener contre les Blancs. Ainsi Konoe
Atsumaro (le père du futur Premier ministre Konoe
Fumimaro) put-il évoquer, en 1898, au lendemain de la
victoire japonaise sur la Chine, le futur de l’Asie comme
« une ultime compétition entre les races » et, même si
d’autres con its devaient surgir entre Chine et Japon,
les deux pays « devront se tenir ensemble contre leur
65
vrai ennemi, la race blanche ». L’argument a pu
alimenter tous les fantasmes occidentaux sur le péril
jaune.
Des groupes comme la Gen’yôsha abandonnèrent le
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple au
milieu des années 1880 et mirent la question des droits
souverains de l’État au cœur de leur discours, expliquant
que « pour résister aux Blancs, les peuples de couleur
doivent mettre en place des États disposant d’armées
66
puissantes … » et justi èrent in ne le militarisme.
Miyazaki Tôten lui-même put ainsi écrire : « Je pense
que la race jaune sera opprimée par la race blanche dans
toute la période à venir. Tout cela fait que le destin qui
scellera l’avenir se joue complètement par la montée ou
la chute de la Chine 67. » Takayama Chôgyû, le brillant
éditeur en chef de la revue Taiyô (Le Soleil), expliqua
sans sourciller que les di érences culturelles qui
existaient entre les peuples dépendaient
fondamentalement des di érences raciales. Il alla même
jusqu’à soutenir, dans le sillage des travaux du linguiste
et indologue allemand Max Müller (1823-1900), qu’un
peuple originel, celui des Tourans ou des Touranides,
qui regroupait à la fois les peuples jaunes, les Turcs, les
Magyars et les Finnois, s’opposait aux Aryens. Cette
théorie fumeuse, qui se présentait comme scienti que et
s’appuyait sur la linguistique historique de l’époque,
connut un certain succès au début du XXe siècle dans les
milieux nationalistes panturcs et hongrois. Mais, alors
que les promoteurs de cette thèse opposaient les peuples
agricoles aryens aux peuples nomades touranides (dont
la Chine de toute évidence ne faisait pas partie),
Takayama adjoignit l’ensemble des peuples jaunes qu’il
entendait comme une seule entité touranide. Pour
Takayama, l’alliance sino-japonaise reposait sur des
bases « scienti ques » car la lutte des races était une
68
lutte à mort . En novembre 1941, alors que l’on
discutait dans les hautes sphères du pouvoir d’une
éventuelle attaque contre les États-Unis, le président du
Conseil privé de l’empereur, Hara Yoshimichi (1867-
1944), se prononça contre toute guerre, car il était
persuadé que Hitler, qui avait toujours considéré les
Japonais comme des sous-hommes, se rallierait
immédiatement à l’Amérique « dans une haine commune
et partagée de la race jaune ». Le Japon serait alors
69
complètement encerclé par les Aryens . Cette réaction
montre à quel point le discours racialiste était puissant,
y compris dans les cercles dirigeants du pays.
Quoi qu’il en soit, pour résister à l’invasion de l’Asie
par les grandes puissances occidentales, les peuples
d’Asie devaient s’unir sous la direction de celui d’entre
eux qui était le seul capable de les mener à la victoire :
le Japon. Il y avait donc, dès les origines, une dualité ou
pour le moins une ambiguïté, entre un asiatisme de
solidarité et un asiatisme d’agression. Dans les années
1960, Takeuchi Yoshimi résumait bien la chose dans une
formule célèbre : « L’asiatisme n’est pas une pensée
limitée objectivement par un contenu formel, c’est
plutôt un tropisme 70. » La formule est belle, car, en
e et, l’asiatisme n’a jamais constitué un corps de
doctrine formalisé. Il faudrait d’ailleurs di érencier les
mentalités « asiatistes » et l’idéologie présentée comme
telle.
Certains asiatistes défendaient une pensée
romantique, voire utopique. À l’ordre occidental fondé
sur la puissance, on opposait un vague concept d’origine
confucianiste de « gouvernement par l’harmonie et la
vertu ». Sun Yat-sen, l’ancien président de la République
chinoise, reprit cette idée quand il expliqua que la
civilisation orientale relevait du droit, de la
bienveillance et de la vertu qui produisaient justice et
raison, quand la civilisation occidentale relevait de la
force, était intéressée, et opprimait les peuples par la
brutalité et l’occupation militaire. À la power politics des
Occidentaux, Sun Yat-sen voudrait opposer une moral
politics. Il éprouvait, il est vrai, une grande admiration
pour le Japon de Meiji : « Le jour où le Japon a aboli les
traités inégaux fut un jour de régénération pour tous les
71
peuples d’Asie . » Et il eut l’occasion d’évoquer sa
erté d’avoir été pris en Europe pour un Japonais au
lendemain de la victoire japonaise contre les Russes.
Nehru se souvint aussi de l’enthousiasme qui le gagna
72
alors . Les implications psychologiques des victoires
japonaises ne doivent pas être sous-estimées, nous
rappelle avec raison Christopher Bayly : « Dans les
villages indiens pourtant situés loin des champs de
bataille de Moukden et de Tsushima, où les Russes
avaient été vaincus, des nouveau-nés reçurent le nom
73
d’amiraux japonais ». Et, en Indochine, aux
Philippines et même en Abyssinie, on se mit alors à
« regarder vers l’Est ».
Le Japon a montré le chemin en quelque sorte en
imposant son indépendance aux puissances occidentales
et Sun Yat-sen pensait que Chine et Japon devaient
s’unir pour restaurer l’ancien statut de l’Asie : « Nous
nous sentons unis avec tous les peuples d’Asie et même
tous les peuples du monde qui sont opprimés, et nous
sommes bien décidés à résister aux grandes puissances
qui se fondent sur une culture de l’hégémonie par les
armes… » Sun Yat-sen n’était cependant pas si naïf et il
exposa clairement le dilemme d’un Japon qu’il voyait à
la croisée des chemins en conclusion de son discours.
« Le Japon va-t-il devenir le chien de garde de la volonté
hégémonique des Occidentaux vis-à-vis des cultures
dans le monde, ou bien veut-il devenir le rempart de la
voie de l’Orient ? » Telle est la contradiction
fondamentale d’une pensée qui, au début du XXe siècle,
apparaît de plus en plus en Asie pour ce qu’elle est : la
solidarité asiatique n’est bientôt plus que le camou age
maladroit de l’expansionnisme japonais. Rabindranath
Tagore avait lui aussi compris l’impasse du discours
asiatiste. Au lendemain des Vingt et Une demandes
exigées en 1915 par Tokyo auprès du gouvernement
chinois, il expliqua que le Japon était comme le fer de
lance de l’Asie et que les Asiatiques en attendaient
beaucoup, mais, écrivait-il, « si le Japon devait n’être
plus qu’une copie de l’Occident, alors l’immense espoir
74
qu’il a soulevé en Asie serait trahi ».
L’asiatisme japonais se heurta donc à beaucoup de
scepticisme en Asie, mais cette vision relativement
simpliste trouva cependant d’évidents relais dans la
société japonaise, y compris parmi des intellectuels
plutôt libéraux comme Nitobe Inazô, partisan d’une
démocratie internationale. Ce dernier, qui avait été
l’infatigable sous-secrétaire général de la Société des
nations à Genève pendant les années 1920, défendit la
politique japonaise en Mandchourie en 1931-1932 au
point de justi er le futur retrait japonais de la SDN. Au
lendemain de la décision japonaise de quitter la SDN en
1933, Tokutomi Sôho se t le chantre de cette idéologie
présentée comme une doctrine de libération :
Ainsi notre retrait n’a pas pour seul objectif de combler nos
aspirations, mais il enseigne aux Européens et aux Américains que le
monde n’est pas leur monopole et il montre aussi aux Asiatiques qu’ils
peuvent s’a ranchir de la domination occidentale. Notre objectif, c’est
75
l’indépendance de l’Asie, l’autonomie pour l’Asie .

Après Pearl Harbor, il expliqua que le destin du


Japon, c’était d’être le phare de la Grande Asie orientale
en se fondant sur la force, la bienveillance et la vertu. Et
il ajouta, de manière involontairement prémonitoire
que, si le Japon devait manquer de l’une de ces trois
qualités, il ne pourrait se maintenir longtemps en
76
position de leadership . Pour les asiatistes, il n’était
donc « pas question de nier l’impérialisme mais de le
sublimer 77 ». On comprend dès lors comment se mit en
place une nouvelle logique : par là, il faut entendre bien
entendu une Asie forte dominée par l’armée conquérante
du Japon impérial. Même si en 1941-1942, la guerre de
la Grande Asie orientale prit la forme d’une guerre
d’invasion de l’Asie par le Japon, d’une guerre pour
s’emparer des colonies anglo-saxonnes d’Asie, le but
ultime restait de bouter les Blancs hors d’Extrême-
Orient. Pour un Nakano Seigô, par exemple, cette guerre
était donc évidemment légitime. Mais une fois ces
objectifs atteints, le Japon devait s’arrêter et négocier le
retour de la paix. Personne n’avait l’intention, bien
entendu, de marcher sur Washington, Londres ou
Amsterdam.
L’asiatisme opéra donc comme une sorte d’idéologie
ambiguë qui souhaitait rallier à une cause (l’anti-
impérialisme contre les Occidentaux) des Japonais ou
des Asiatiques sceptiques devant une pratique qui les
laissait songeurs (l’invasion de la Chine par le Japon).
L’asiatisme forma alors un étrange cocktail de
nationalisme transnational, de naïveté anti-impérialiste
et de cynisme légitimant la dénomination nouvelle du
Japon. L’Orient ou l’Asie devinrent des concepts
culturels régionaux. L’asiatisme aurait pu constituer
pour le Japon impérial une forme de soft power
susceptible de rallier par le charme de sa cause les
Asiatiques excédés par les abus commis par les
puissances coloniales. Mais la méthode était tellement
brutale que, hors du Japon, très peu nalement se
laissèrent convaincre de la justesse d’une pareille cause.
DE L’ASIATISME À L’IMPÉRIALISME

Les premiers à professer clairement cette démarche


tournée vers l’invasion de l’Asie étaient issus d’un
groupe originaire de Fukuoka, la plus importante ville
de Kyûshû. Elle devint un foyer d’agitation
particulièrement actif en faveur de l’expansion sur le
continent. Fukuoka était, à l’époque coloniale, la
principale gare maritime entre le Japon et la Corée. En
1881, un ancien samouraï, Tôyama Mitsuru, y fonda,
avec Hiraoka Kotarô, une association, la Gen’yôsha 78,
regroupant d’anciens samouraïs qui se retrouvaient dans
les maisons de thé de la ville pour vitupérer contre le
gouvernement ou les étrangers.
Tôyama Mitsuru avait participé aux révoltes de
guerriers en 1875 et avait été arrêté. C’était un grand
admirateur de Saigô Takamori. Il écopa de deux ans de
prison. Libéré, il se lança à corps perdu dans le
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple. À
l’origine, la Gen’yôsha se donnait pour but le service de
l’empereur, la défense de la souveraineté de l’État à
l’extérieur et la défense des droits du peuple à
l’intérieur. Tôyama concevait la Gen’yôsha à l’image de
l’académie militaire de Kagoshima fondée par les
disciples de Saigô, qui fut à l’origine de la guerre du
Sud-Ouest de 1877. Mais Tôyama et son groupe avaient
aussi tiré les leçons de la défaite de Saigô : plutôt que
d’a ronter l’État, mieux valait l’in ltrer, s’y rendre
in uent, utiliser et détourner les institutions. La
Gen’yôsha chercha en particulier à développer son
action politique par le biais d’o cines, et se fabriqua
une mythologie de la clandestinité. Administrateur de
mines de son état, Tôyama s’enrichit en spéculant et
s’installa à Tokyo dans une belle résidence. Il mena
pourtant une existence en retrait et devint peu à peu une
sorte de gourou, entretenant des liens pas toujours très
clairs avec le monde politique et nancier dont il
79
sollicita les dons .
Très hostile à la politique prudente du gouvernement
concernant la révision des traités inégaux, la Gen’yôsha
prônait la politique du coup de force. Elle fut à l’origine
de l’attentat en 1889 contre le ministre des A aires
étrangères Ôkuma Shigenobu qui y perdit une jambe.
Plus tard, la Gen’yôsha se distingua au moment des
guerres contre la Chine et la Russie par sa haine de la
dynastie chinoise des Qing et de l’impérialisme
britannique, et son activisme antirusse. Tôyama Mitsuru
et les membres de son groupe, en e et, défendaient et
soutenaient les nationalistes réformistes coréens comme
Kim Ok-Gyun (assassiné en 1894 à Shanghai par des
sbires à la solde des Qing), philippins comme le chef
nationaliste Aguinaldo (1869-1964), chinois comme
Sun-Yat-sen, le futur président de la République chinoise
en 1911, alors réfugié au Japon, ou encore certains
indépendantistes indiens et musulmans de l’Empire
russe. Ce fut le cas de Rash Behari Bose (1886-1945), un
Indien musulman qui s’était réfugié à Tokyo en 1915,
suite à l’échec d’un attentat terroriste contre le vice-roi
des Indes. Bose fut aussitôt l’objet d’une demande
explicite d’expulsion du Japon par Londres, mais les
milieux asiatistes intervinrent, le protégèrent et
parvinrent à éviter son expulsion. Bose fut caché un
temps par le patron du restaurant Nakamura-ya, Soma
Aizô, un des leaders de la Gen’yôsha, et nit par épouser
80
sa lle . Les chefs de la Gen’yôsha pensèrent —
souvent à tort — que ces nationalistes asiatiques qu’ils
soutenaient demanderaient l’aide du Japon et
accepteraient son leadership en cas de prise du pouvoir
et, plus simplement, qu’ils serviraient d’agents à la solde
du Japon à leur retour d’exil dans leur pays. Ils
développèrent par ailleurs en Chine des activités
clandestines d’aide aux nationalistes chinois et
professèrent l’idée d’une Grande Asie qui serait unie
contre les Occidentaux et saurait leur résister. En Corée,
ils furent à l’origine d’une société paramilitaire, la
Tenyukyô, qui, en 1894, prépara l’intervention des
troupes japonaises. Hiraoka Kotarô, par exemple,
fréquenta dans les mois qui précédèrent la guerre russo-
japonaise de nombreux responsables chinois en
Mandchourie, territoire dans lequel il se rendit à
plusieurs reprises. Il cajola ceux qui lui paraissaient pro-
Japonais et menaça ceux qui prenaient des positions
trop favorables aux Russes. On le quali a alors
d’« ambassadeur non o ciel » du Japon en Chine et en
81
Corée .
L’un des disciples de Tôyama Mitsuru, Uchida
Ryôhei, également originaire de Fukuoka, fonda à son
82
tour, en 1901, la Kokuryûkai , qui avait clairement
pour objectif l’asiatisme conçu comme l’expansion de
l’empire japonais sur le continent. Uchida Ryôhei qui
était issu du milieu des samouraïs de rang inférieur et
dont le père était lui-même très proche de la Gen’yôsha,
était, depuis sa jeunesse, un fervent partisan de
l’empereur, fasciné par le continent asiatique. Il fut l’un
de ceux qui se rendirent en Corée en 1894 pour
noyauter le mouvement nationaliste anti-occidental du
Tonghak et tenter d’empêcher la Russie de tirer les
marrons du feu de la victoire japonaise contre la Chine.
La société fondée par Uchida Ryôhei se donnait pour
objectif, d’une part, d’aider le Japon à prendre le
contrôle du bassin de l’Amour (l’actuelle région entre
Khabarovsk et Vladivostok) pour empêcher les Russes de
s’y installer de manière dé nitive ; d’autre part, de leur
ravir le Kamchatka. La société agit ouvertement pour
qu’éclatât la guerre entre le Japon et la Russie. Cette
société devint antisoviétique après la prise du pouvoir
par les bolcheviks, au moins autant par détestation de
l’impérialisme traditionnel russe que par
anticommunisme. Dès la prise du pouvoir par les
bolcheviks, Uchida Ryôhei suggéra au gouvernement de
Tokyo d’envoyer des troupes en Sibérie.
Uchida Ryôhei professa ce qu’il appelait lui-même la
« doctrine du Grand Japon » (Dai Nihon shugi) qu’il
explicita dans un texte de 1912 intitulé « Les trois
grandes tâches urgentes du Japon ». La « tâche de
l’empereur », c’était d’assurer la vocation du Japon à
l’hégémonie sur l’Asie, prélude à l’hégémonie mondiale.
Le souverain devrait permettre la réalisation de réformes
radicales à l’intérieur et abonder les crédits militaires
a n de rendre possible « le développement de
l’humanité » sur le continent. Pour Uchida, « la
construction des fondements d’un Grand Japon garantira
la paix dans le monde ». L’expansionnisme japonais
devint ainsi un idéal noble, la « tâche de l’empereur ».
Plus tard, il l’assimilera à l’esprit hakkô ichiu (« huit
directions, un seul toit », rassembler le monde entier
sous la domination d’un seul souverain, l’empereur du
Japon), expression eurie sortie hors contexte des
mythologies impériales du VIIIe siècle et qui sera fort
prisée dans les années 1930-1940, pour désigner la
domination territoriale du Japon impérial sur les
contrées voisines, comprise comme un idéal moral.
L’expression avait été mise à la mode par un nationaliste
de la secte bouddhiste Nichiren et sera reprise très
o ciellement par le gouvernement en 1937 lorsque
commença la guerre en Chine. Pour Uchida Ryôhei, la
« doctrine du Grand Japon » devait s’appuyer sur un
« esprit national » incarné par des valeurs telles que le
patriotisme, la persévérance dans le travail et l’esprit des
samouraïs d’autrefois. Pour cela, la réalisation d’« un
pays riche, une armée forte », l’ancien slogan des débuts
de Meiji, permettra de se situer du côté des vainqueurs
dans la compétition mondiale qui ne manquera pas de se
83
renforcer dans les années à venir .
Comme la Gen’yôsha, la Société du dragon noir
s’inspira de la gure de Saigô Takamori auquel elle
consacra d’ailleurs des publications et une riche
documentation. Elle devint vite, dans les années 1920,
l’une des organisations anticommunistes les plus
virulentes. Elle se présenta comme une société
patriotique et béné cia du soutien actif des gures les
plus importantes de la bureaucratie, notamment du
ministère de l’Intérieur et de l’état-major de l’armée de
terre. Par l’intermédiaire de quelques hauts
fonctionnaires gagnés à leur cause, Tôyama et Uchida
purent s’entretenir directement avec les politiciens les
plus in uents du gouvernement, ce qui leur permit de
faire passer des messages appuyés et d’être informés des
décisions qui allaient être prises. On disait d’eux qu’ils
agissaient dans l’ombre comme des kuromaku, ces
manipulateurs de marionnettes du théâtre bunraku vêtus
de costumes noirs. Ils disposaient aussi de relais au
Parlement, certains de leurs membres étant parvenus à
se faire élire députés comme Shindô Kiheitai, l’une des
gures de la politique à Fukuoka.
Ces sociétés, dont les activités n’étaient pas toujours
déclarées, agissaient dans l’ombre, multipliaient les
intrigues, mais publiaient par ailleurs des histoires
o cielles de leur mouvement et des biographies de leurs
dirigeants. Au sens strict, il ne s’agissait donc pas de
sociétés secrètes. Elles regroupaient autour d’elles un
milieu interlope d’agitateurs, de comploteurs plus ou
moins espions pour le compte de l’armée, aux activités
louches (information, tra c d’armes, drogue,
pornographie, prostitution, etc.) qui servaient parfois
d’hommes de main ou d’indicateurs de police et qui
souvent se quali aient eux-mêmes de rônin, à l’instar de
leur chef Tôyama Mitsuru qui, sans nul doute, se prit
pour un grand homme. Ôkawa Shûmei raconta comment
il était fasciné par Tôyama Mitsuru, qu’il considérait
comme un personnage extraordinaire, celui qui
l’in uença le plus, le « maître par excellence » : « Si
j’avais une décision à prendre, j’allais m’en ouvrir
84
auprès du maître et j’écoutais ses enseignements » .
Plus tard, les chefs de la Gen’yôsha et d’autres
groupuscules du même type organisèrent de véritables
réseaux d’espionnage en envoyant des jeunes gens en
Chine centrale, au Xinjiang, au Tibet ou en Sibérie pour
réunir des renseignements sur des contrées pas toujours
très bien connues. Cette information était mise à
disposition de l’armée, de la diplomatie voire des
hommes d’a aires japonais. Certains commencèrent
même à imaginer une Weltpolitik et rêvèrent d’une
alliance entre le Japon et les musulmans d’Asie
centrale : le soulèvement massif de ces derniers,
soutenus en sous-main par le Japon, aurait pour
conséquence d’a aiblir à la fois les empires russe,
chinois et britannique ! Des o cines furent créées pour
couvrir ce genre d’activités, comme la pharmacie
Rakuzendô (le Pavillon des délices), installée dès 1886 à
Shanghai, où l’on combina avec un certain succès les
« a aires » (E. H. Norman évoque la vente de
médicaments mais aussi de livres, d’aphrodisiaques et
d’images obscènes) et les « activités patriotiques » de
renseignement. Un « Centre de recherches sur le
commerce sinojaponais » fut également fondé à Han Kou
qui regroupa cent cinquante jeunes Japonais qui se
formaient à la connaissance pratique de la Chine. Ces
aventuriers deviendront des Shina tsû (« spécialistes de
la Chine ») qui joueront dans les années 1930 un rôle
non négligeable dans la préparation de l’invasion
japonaise et relevaient de cet « empire informel japonais
85
en Chine ». Dans sa jeunesse, Miyazaki Tôten
fréquenta un temps cet Institut dirigé par Arao Sei
(1859-1896) : il ne voyait en lui et ses acolytes que des
« partisans de l’occupation de la Chine » avec lesquels il
86
convenait de garder ses distances , ce qui tendait à
montrer que, avant la première guerre sino-japonaise,
ces gens, même s’ils déclaraient vouloir travailler au
renouveau de l’Asie, ne faisaient guère mystère de leurs
véritables intentions.
Les actions violentes de ces sociétés semi-secrètes
purent aller jusqu’au chantage et à l’assassinat ciblé de
personnalités politiques, et elles mirent parfois le
gouvernement en di culté. Mais ces groupes aidèrent
en contrepartie les autorités de l’État en constituant
d’une certaine manière l’avant-garde de l’impérialisme
et en préparant l’opinion publique en vue de l’agression.
Par ailleurs, en s’en prenant physiquement aux
opposants, comme par exemple aux députés qui
s’opposaient au vote des crédits militaires en 1894 à
l’approche de la guerre sino-japonaise 87, ils formèrent
une structure paragouvernementale qui contribua à
museler l’opposition. La justice fut toujours clémente à
l’endroit de leurs hommes de main, souvent recrutés
parmi les gangsters et jamais les chefs ne furent
inquiétés. Une certaine presse les prit parfois pour des
héros.
Entre eux, les membres de ces organisations
entretenaient des liens personnels très forts et on
cultivait le goût du secret et des actions violentes. Leurs
organisations étaient constituées comme des « écoles »
avec un maître et ses disciples. Les disciples notaient les
pensées ou les souvenirs du maître. Ces « écoles »
n’avaient donc pas vocation à se transformer en partis
de masse. Au contraire, elles fonctionnaient en réseaux
et suscitaient à leur tour des organisations sœurs. Ainsi
en alla-t-il de la Rônin-kai (l’Association des rônin),
fondée en 1908 pour promouvoir les intérêts du Japon
en Mandchourie et en Mongolie (dont Tôyama Mitsuru
était aussi le leader caché). D’autres chefs émergèrent,
s’imposèrent à la tête de ces associations sœurs pour
assurer la continuité de la direction, élaborer la tactique
politique, choisir les lieutenants éventuels. Les
di érences dans leur programme étaient in mes et elles
relevaient toutes de cette logique du secret. Elles
étendirent considérablement leurs activités pendant les
années 1930 avec la montée du militarisme dans
l’archipel dont elles furent clairement l’une des
composantes semi-occultes. Elles constituaient, et plus
particulièrement la Société du dragon noir d’Uchida
Ryôhei, une sorte de relais idéologique entre le
nationalisme de l’époque Meiji et l’ultranationalisme
fascisant des années 1930.
Dans les premières années du XXe siècle, ceux qui
pensent que le processus de modernisation va permettre
au Japon de devenir lui-même un pays occidental et
qu’il a tout à y gagner d’une part, et ceux qui pensent
que l’essence nationale japonaise est à même de résister
au processus d’occidentalisation et de le contrer d’autre
part, sont nalement tous d’accord pour développer des
discours visant fort opportunément à la domination de
l’Asie par le Japon. La montée de l’asiatisme, et celle de
l’impérialisme japonais, sont, de ce point de vue,
concomitantes et ceci n’est pas le fruit du hasard, note
88
Inoue Kiyoshi . Ce dernier fait remarquer que, tant que
le Japon se comprend lui-même comme une nation
opprimée par les Occidentaux, l’asiatisme dominant est
un asiatisme de solidarité des Jaunes contre les Blancs.
Mais, après la victoire japonaise contre la Chine en
1895, puis celle contre la Russie en 1905, l’asiatisme se
mue bien vite en une pensée objectivement agressive à
89
l’égard des peuples du continent . L’impérialisme se
nourrit de l’asiatisme et ce dernier lui o re évidemment
une justi cation.
LA CRITIQUE DE KITA IKKI

L’un des idéologues les plus en vue de ces courants


est Kita Ikki. Proche des socialistes dans sa jeunesse,
Kita se rend lui-même en Chine au lendemain de la
révolution chinoise de 1911 où il devient l’un des
hommes de liaison de la Société du dragon noir et il
rédige en 1916 une Histoire non o cielle de la révolution
chinoise (Shina kakumei gaishi) publiée en 1921. Sa
description de la Chine en pleine révolution est assez
dèle, mais le livre tombe vite dans l’oubli du fait de
l’itinéraire ultérieur de son auteur (qui devient l’un des
théoriciens du fascisme japonais avant d’être condamné
à mort et exécuté en 1937). Dans cette étude, Kita Ikki
se montre très critique vis-à-vis de Sun Yat-sen, le
président de la nouvelle république qu’il accuse d’avoir
e ectué sa révolution « avec l’argent des Britanniques et
des Japonais ». Kita considère Sun Yat-sen et le « groupe
de Canton » comme des Chinois fascinés par la
modernisation à l’occidentale et un certain
internationalisme paci ste, incapables de garantir
l’équilibre entre l’Occident et l’Asie. Il se montre en
revanche plus proche des positions défendues par Song
Jiaoren (1882-1913) et le « groupe du Hunan » qui
incarne au contraire le nationalisme intransigeant des
Chinois modernistes mais anti-occidentaux. Kita est
enthousiasmé par la révolution nationaliste chinoise
qu’il comprend comme une saine réaction face aux
pressions impérialistes et comme la répétition chinoise
de la rénovation Meiji. Néanmoins, pour lui, l’échec de
cette première révolution provient de l’incapacité des
leaders chinois à établir un ordre politique centralisé. Ce
qui a constitué un avantage pour les Japonais de 1868,
c’est la gure impériale comme principe uni cateur,
gure monarchique inexistante dans le cas chinois
puisque la monarchie Qing était justement l’obstacle à
abattre.
Kita Ikki se montre partisan d’une « lutte des classes »
qu’il conçoit comme une sorte de lutte pour la vie, et il
invoque « le droit de légitime défense » des classes
dominées, qui passe par la grève, le terrorisme et le
coup d’État. Mais très vite, il se persuade, à la lumière
de la révolution chinoise, que ce sont les jeunes sous-
o ciers qui forment l’avant-garde du processus
révolutionnaire, et que c’est donc de l’armée que peut
venir le salut. En fait, la révolution qui éclate à
Wuchang en octobre 1911 a été préparée par une société
secrète animée par un ami de Kita Ikki qui a noyauté les
cadres locaux de l’armée. Mais l’assassinat, en 1913, de
Song Jiaoren, le leader de ce groupe, est pour Kita un
choc, car il perd là non seulement un proche, mais une
partie de son in uence.
Kita enjoint au gouvernement japonais de modi er sa
politique étrangère en créant une alliance stratégique
sino-japonaise capable de faire contrepoids à
l’Angleterre. Kita perçoit, en e et, les ambitions
britanniques comme les plus dangereuses. Il
recommande une alliance, si nécessaire avec la France,
et la dissociation de l’axe Londres-Washington en
laissant aux États-Unis une partie de la Mandchourie.
Inutile de dire que le gouvernement japonais agit tout
autrement et que la politique agressive de Tokyo aboutit
au contraire à dresser les nationalistes chinois contre les
Japonais. Il est d’ailleurs expulsé de Shanghai par le
consul du Japon en 1913. Après les Vingt et Une
demandes adressées par Tokyo à la Chine en 1915, Kita
Ikki tempête contre une diplomatie japonaise à courte
90
vue .
Le mouvement révolutionnaire et antijaponais du
4 mai 1919 surprend Kita et, pour lui qui pensait que le
nationalisme chinois pouvait agir comme un levier sur le
Japon, c’est une grave désillusion. « Ce qui a donné
naissance au mouvement antijaponais en Chine, écrit-il,
c’est la politique japonaise d’assistance à Yuan Shikai.
Construisons désormais un empire révolutionnaire qui
régénérera de fond en comble l’esprit japonais corrompu
91
et dévitalisé », écrit-il. Kita vire dès lors à
l’anticommunisme, car, pour lui, l’internationalisme
prolétarien mis en avant par Moscou n’est rien d’autre
que le bras idéologique de l’impérialisme russe, donc
blanc. Il développe désormais une vision romantico-
nihiliste du combat politique après son retour au Japon
où il se retrouve pendant un temps isolé et marginalisé.
Son asiatisme se teinte alors de mystique : grâce à une
réforme radicale au Japon, qui redonnera à l’empereur
tous les pouvoirs (plus tard, Kita évoquera une
rénovation Shôwa, Shôwa ishin), le Japon pourra
développer une politique de grande puissance pour
protéger l’Asie et bouter les Anglais hors de l’Extrême-
Orient. Ce faisant, le Japon s’imposera comme le leader
naturel de l’Asie. Peu après son retour au Japon, Kita
Ikki rejoint la Yûzonsha, société secrète créée en 1919
par Ôkawa Shûmei, lui-même un asiatiste fasciné par
l’islam et proche des indépendantistes indiens. Kita se
rapprochera des sociétés secrètes asiatistes et
ultranationalistes qui eurirent dans la foulée de la
Gen’yôsha.
En 1923, Kita Ikki publie dans l’indi érence Nihon
kaizô hôan taikô (Principes généraux et propositions de
loi pour une réforme du Japon). Redécouvert dans les
années 1930, ce livre deviendra la Bible — ou plutôt le
Mein Kampf — d’un certain nombre de jeunes o ciers
activistes de l’armée japonaise et d’étudiants extrémistes
des Universités de Tokyo ou de Waseda. Kita termine cet
ouvrage sur la nécessaire réforme du Japon par un
passage du sutra du Lotus, l’un des textes centraux du
92
bouddhisme de Nichiren , personnage auquel Kita
s’identi e volontiers. Nichiren avait pour mission de
sauver le Japon et l’Asie en aidant le peuple à s’extraire
du chaos et des passions pour le conduire vers la
lumière. Kita s’imagine en quelque sorte être un saint,
un cassandre qui a prévu la catastrophe nale mais qui,
comme Nichiren, croit avoir les moyens de sauver le
peuple du péril imminent.
Dans le domaine des relations internationales, le
Japon devrait adopter, selon Kita, une ligne
particulièrement dure à l’égard de la Grande-Bretagne,
principale puissance impérialiste. À partir des années
1920, les ultranationalistes parlent plus volontiers
d’impérialisme anglo-américain, considéré comme
l’archétype de la volonté de domination de l’Occident,
omniprésent et sans rival en Asie. Rien ne serait pire
pour le Japon qu’une diplomatie molle (nanjaku
93
gaikô) . Quant à l’URSS, elle associe tous les péchés en
quelque sorte : par la menace permanente qu’elle fait
peser sur les frontières nord de l’Empire, parce que son
discours anti-impérialiste n’est qu’un pare-feu qui
dissimule des ambitions expansionnistes, celles de la
Russie des tsars, parce que, devenue Union soviétique,
elle est le principal foyer de propagande communiste.
Par une politique sans faiblesse face aux ennemis
« blancs » (libéraux et communistes, Anglo-Saxons et
Soviétiques pêle-mêle), le Japon pourrait redevenir le
phare de l’Asie, le drapeau d’un nouvel asiatisme et
susciterait, à n’en pas douter, l’intérêt de la communauté
internationale.
En ce qui concerne les colonies japonaises, Kita Ikki
se montre partisan de leur assimilation complète, une loi
leur garantissant immédiatement les mêmes structures
administratives que la métropole, et les mêmes droits
que les citoyens japonais dans les vingt ans. Le seul pays
capable, dit-il, de supprimer les di érences ethniques et
raciales entre les peuples et d’assurer la symbiose des
civilisations orientales et occidentales, c’est le Japon. Ce
dernier, qui est un État prolétaire, doit s’emparer des
vastes territoires vides que constituent l’Australie, la
Sibérie et les mers du Sud, assurer l’indépendance
complète de l’Inde et de la Chine, travailler au
renouveau de la Turquie et préparer la guerre contre les
Anglo-Saxons et les Soviétiques. Il est très hostile aux
« richards » anglais et aux Soviétiques qui sont « les plus
grands propriétaires fonciers de l’hémisphère Nord ».
L’expansionnisme et le militarisme japonais pourront
ainsi mettre un terme brutal à l’inégalité fondamentale
d’un ordre international injuste. La victoire de l’empire
japonais mettra n à l’ordre actuel qui ressemble à
l’époque chinoise des Royaumes combattants ou à celle
des luttes entre seigneurs de la guerre japonais au
XVIe siècle. La paix internationale est au bout du chemin

et le drapeau du Soleil levant ottera partout sous les


94
hourras des peuples de la terre en n libérés .
L’ASIATISME ET LA GUERRE

Le coup de force en Mandchourie, en 1931, et la


rupture avec la SDN, en 1933, redonnent de la vigueur
aux partisans de l’asiatisme : pour preuve, dans les
années 1930, la multiplication des organes de presse et
des organisations s’en réclamant. La fondation, en 1933,
de la Dai Ajia Kyôkai (Fédération de la Grande Asie),
créée par des personnalités militaires et civiles de haut
rang, en témoigne : s’y croisent Konoe Fumimaro, futur
Premier ministre, le général Matsui Iwane, futur
commandant des troupes qui s’emparent de Nankin en
décembre 1937 et la mettent à sac, ou encore Ishiwara
Kanji, le « cerveau » de l’invasion de la Mandchourie en
1931. Cette association a pour objet de promouvoir
l’unité régionale de l’Asie orientale et la solidarité avec
les peuples d’Asie centrale et méridionale. Elle promeut
l’idée que le Japon doit désormais imposer une doctrine
Monroe asiatique excluant les Blancs du continent. Elle
donne la parole, dans ses publications, aux leaders
indépendantistes d’Asie. Elle se veut surtout
antibritannique et contribue à promouvoir un discours,
des « éléments de langage » comme on dit aujourd’hui,
qui se retrouve dans le manifeste du Premier ministre
Konoe en 1938 sur le « nouvel ordre asiatique », ou dans
la future sphère de coprospérité asiatique.
On invite, au Japon et en Mandchourie, des chefs
indépendantistes indonésiens comme Mohammed Hatta
(1902-1980) ou Ahmad Subardjo (1896-1978), des
nationalistes indochinois comme Phan Bôi Châu (1867-
1940), des leaders noirs américains comme W. E. B. Du
Bois (1868-1963) ; on soutient la résistance éthiopienne
à l’impérialisme italien ; on évoque la mission historique
actuelle du peuple japonais. D’anciens communistes
comme Sano Manabu et Nabeyama Sadachika, connus
pour avoir renié publiquement leur ancien engagement,
abandonnent l’internationalisme en 1933, et rejoignent
les courants asiatistes de leur temps en évoquant un
nouvel ordre mondial régénéré par un Orient prolétarien
s’opposant à l’Occident bourgeois, l’asiatisme permettant
la création d’une con guration assurant en n la paix
mondiale entre les peuples.
Ôkawa Shûmei, l’un des leaders intellectuels de ces
courants asiatistes, salue l’invasion de la Mandchourie et
la sortie de la SDN comme une double victoire, à
l’intérieur contre les cliques nancières et les partis
politiques, présentés comme veules et désorientés, et à
l’extérieur contre les intérêts des puissances
occidentales, y compris ceux de l’Union soviétique.
Ôkawa décrit la SDN comme l’instrument des puissances
coloniales blanches et le nouveau cours de la politique
japonaise est, pour lui, le prélude à la constitution d’une
nouvelle Ligue des nations asiatiques qu’il appelle de ses
vœux. Dès 1924, dans un petit livre intitulé Asie, Europe
et Japon, Ôkawa s’était fait le prophète d’un « choc des
civilisations » entre l’Orient et l’Occident, justi ant, à
ses yeux, un asiatisme de combat. Il entre comme
chercheur au bureau d’études économiques du chemin
de fer sud-mandchourien en 1918 où il fait toute sa
carrière. En 1938, il devient le directeur du bureau
d’études qui est entre-temps devenu une fondation
dépendant du chemin de fer sud-mandchourien. Il la
transforme en une sorte d’« école » dont il est le chef.
Le personnage historique japonais qu’il admire le
plus, c’est Toyotomi Hideyoshi qui, à la n du
XVIe siècle, « non seulement uni a le Japon mais, en
envoyant ses armées en Corée, chercha à uni er le
monde à partir du Japon ». Ôkawa professe la
supériorité de l’« esprit du Yamato » (Yamato damashii),
« à la fois capable de s’élever à un idéal moral
inégalable sans jamais oublier la réalité ». Pour lui, cet
esprit japonais est un esprit « synthétique, uni cateur,
englobant », qui, sans oublier le passé, adopte le présent.
Il symbolise la capacité de synthèse de l’Asie. L’esprit du
Yamato peut intégrer l’esprit indien et l’esprit chinois. Il
est « au cœur même de ce nouvel esprit oriental qui doit
constituer les fondements du nouvel ordre de la Grande
95
Asie ». Mais Ôkawa voit plus loin encore et se fait le
porte-parole d’un « esprit japonais » partant à la
conquête du monde, capable de s’imposer comme
synthèse entre la civilisation asiatique uni ée sous la
coupe du Japon et la civilisation occidentale. La
libération de l’Asie devenue japonaise créera les
conditions morales d’une harmonieuse uni cation du
monde. Il cherche alors à inventer l’idéologie
justi catrice d’un expansionnisme japonais qui ne se
pense pourtant encore lui-même qu’à l’échelle régionale.
Ôkawa Shûmei fonde un journal, Shin Ajia (Nouvelle
Asie) (1939-1944), qui plaide en faveur d’un « ordre
nouveau en Asie », sous direction japonaise. Ses
« étudiants » doivent tous apprendre des langues
asiatiques pour devenir à leur tour des « spécialistes »
des régions étudiées et les meilleurs informateurs
possibles du futur empire. L’idéologie enseignée reste
très ambiguë puisqu’elle prépare une éventuelle invasion
japonaise tout en a rmant la solidarité avec les
colonisés d’Asie grâce à un discours anticolonialiste et
96
anti-occidental . À travers les paroles et les pratiques
des groupuscules d’in uence et des « écoles » asiatistes,
on voit à l’œuvre une tentative japonaise encore mal
coordonnée pour faire pièce, du moins au niveau
régional, aux organisations internationales du
communisme.
D’ailleurs, devant l’invasion de la Chine par les
armées japonaises à partir de 1937, une minorité non
négligeable de la population japonaise reste sceptique.
Nombreux encore sont ceux qui doutent du bien-fondé
d’une guerre dont ils pensent qu’elle a été déclenchée
par le Japon dans des buts impérialistes ou colonialistes.
C’est le cas de l’éditeur libéral Iwanami Shigeo qui
défendait un asiatisme hostile à l’invasion japonaise et
refusait de faire des dons à l’armée en pleine guerre
sino-japonaise, au point d’être la cible des critiques des
milieux militaires. Bizarrement, l’asiatisme latent d’une
partie de la population japonaise constitue le refuge des
sceptiques, tandis que l’enlisement des armées dans le
bourbier chinois provoque une forme de dépression
générale. Et ce ne sont pas les déclarations
intempestives de quelques badernes militaires qui y
changent grand-chose. Ainsi en va-t-il du général Matsui
Iwane, commandant en chef des troupes japonaises
engagées en Chine en 1937 lors du sac de Nankin, qui
n’hésite pas à écrire : « La guerre entre la Chine et le
Japon ressemble à une bagarre entre frères au sein d’une
même famille, la famille asiatique. Nous ne faisons pas
cette guerre parce que nous haïssons les Chinois mais
97
parce que nous les aimons . » La logique asiatiste
devient alors franchement cynique quand elle justi e
froidement les massacres.
Inversement, la guerre qui commence en 1941 contre
les États-Unis à Pearl Harbor sonne le réveil, déclenche
une certaine frénésie, voire de l’enthousiasme, jusque
chez les sceptiques. Nombreux sont alors les attentistes
lors des a rontements avec la Chine, qui, désormais,
s’en amment pour une guerre, qui, en n, semble avoir
un sens, celui d’une lutte pour libérer l’Asie du joug
colonialiste occidental. Pour certains, comme Takeuchi
Yoshimi, on passe alors d’une guerre contre l’Asie à une
autre guerre, celle de l’Asie contre les grandes
puissances occidentales, comme si le combat nal, le
vrai, en n commençait. Le Japon avait osé le faire ! Se
dresser seul contre l’impérialisme blanc des Anglo-
Saxons pour la libération de l’Asie : voici qui changeait
tout. En envahissant la Chine, le Japon se comportait
comme une vulgaire puissance occidentale. Cette
attitude, qui consiste à attaquer le faible (la Chine) et
craindre le fort (les États-Unis), le dégoûtait, écrit
Takeuchi. Mais, en s’attaquant à l’Amérique, le Japon se
plaçait comme le chef de le d’une coalition asiatique
pour la libération de l’Asie du joug blanc. La nouvelle
guerre était donc d’une autre nature et méritait sans
98
doute qu’on la fasse . En ce sens, l’asiatisme constitua
aussi l’un des éléments idéologiques qui assura la
cohésion nationale d’une communauté plus divisée qu’il
n’y parut et qui galvanisa les esprits pour supporter
99
l’e ort de guerre .
Les victoires du début de 1942 font sauter les
dernières résistances. L’écrivain Tokuda Shûsei évoque
son « émotion » en apprenant « l’action fulgurante et
intrépide de notre marine » 100. Itô Sei parle d’« une
émotion venant du tréfonds de mon être comme si, en
101
un instant, j’étais devenu un homme nouveau ».
Après Pearl Harbor, l’éditeur Iwanami Shigeo déclare
publiquement qu’il est d’accord avec les principes de la
guerre menée contre les Anglo-Saxons. Quant à
Takeuchi Yoshimi, il écrit dans son manifeste sur la
guerre de la Grande Asie orientale, publié en
janvier 1942 :
L’histoire vient de s’écrire. En une nuit, la face du monde a changé.
Cela s’est passé sous nos yeux. Tremblant d’émotion, nous avons
contemplé le rayon lumineux traversant le ciel comme un arc-en-ciel.
Nous avons senti monter en nous une excitation indescriptible… Quelle
102
sensation de fraîcheur et de légèreté !

Pour Takeuchi Yoshimi, les caractères particuliers de


la modernité en Orient ne sont pas à rechercher dans la
quête des savoirs occidentaux, comme le pensait
Fukuzawa Yukichi par exemple, mais dans la résistance
que l’Orient est capable d’o rir à l’Occident, comme
l’exprimait plutôt Nakae Chômin. L’Orient serait donc
lui-même un concept né de la résistance à l’Occident.
Spécialiste de la littérature chinoise, Takeuchi Yoshimi
publie, en 1948, Modernité chinoise, modernité japonaise à
103
la lumière de Lu Xun :
Quelle que soit la manière dont on reçoit l’Occident, la résistance de
l’Orient est continuelle. C’est par cette résistance que l’Orient se
modernise lui-même. L’histoire de la résistance de l’Orient, c’est
l’histoire de sa modernisation. Il n’y a pas de voie vers la modernité
sans résistance.

Mais pour Takeuchi Yoshimi, si cette résistance


débouche souvent sur l’échec, elle doit être permanente,
car « la défaite nous éveille au sentiment de la défaite ».
Il y a deux types de résistance, explique Takeuchi
Yoshimi : « la résistance contre la défaite et, en même
temps, le refus de reconnaître la défaite, ou bien encore
la résistance par l’oubli de la défaite ». La réponse de
l’Orient à la volonté de domination absolue de l’Europe,
c’est de résister. Et le Japon, de ce point de vue, est sans
doute le moins « oriental », se plaint Takeuchi Yoshimi.
En Occident, la dialectique permet le dépassement, et
donc le progrès. Au Japon, les concepts s’entrechoquent,
explique-t-il, et, « pour progresser, on laisse tomber un
concept pour en adopter un nouveau. On le voit bien
dans l’histoire de la pensée ou de la littérature où on
jette de plus en plus les choses considérées comme
anciennes pour s’emparer sans discernement des
nouvelles. Et on pense que c’est ça, le progrès ».
Takeuchi parle de l’expérience japonaise comme
d’une « culture de bons élèves » à laquelle il oppose
l’esprit de résistance de l’écrivain chinois Lu Xun (1881-
1936). La résistance chinoise à l’Occident, à la n du
XIXe siècle, est certes rétrograde, mais la rapidité de la
modernisation japonaise se fait au prix de son
aliénation. Le Japon démissionne, ne résiste pas à
l’Occident, absorbe la culture occidentale là où la Chine
n’abdique pas, empêtrée dans son orgueil. Mais en
repoussant la modernité que voulait lui imposer
l’Europe, la Chine a pu entamer un processus de
modernisation en profondeur. En quoi alors le Japon
aurait-il pu dépasser la modernité occidentale ? Parce
qu’en 1941 il choisit de renoncer à son attitude de
premier de la classe. En déclenchant la guerre contre
l’Amérique, le Japon accomplit une sorte de sursaut
tardif. En choisissant de résister à son tour, le Japon
« dépasse la modernité » occidentale, acceptée autrefois
trop rapidement par Fukuzawa Yukichi. Avec l’après-
guerre, le Japon choisit donc de redevenir le premier de
la classe, se soumet totalement à l’Amérique en tournant
le dos à l’Asie, et c’est nalement ce que Takeuchi
Yoshimi peine à supporter.
La défaite de 1945 sonne, bien entendu, comme
l’e ondrement dé nitif du rêve de l’idéologie asiatiste.
La « résistance » de l’Asie aux prétentions hégémoniques
des Occidentaux n’était qu’une illusion. Si résistance il y
a, celle-ci se fera après guerre, dans le cadre des
mouvements indépendantistes de libération nationale,
mais pas dans le cadre d’une idéologie asiatiste
commune, sauf à considérer le communisme qui
s’impose en Chine, au Vietnam, ou en Corée dans
l’après-guerre comme la réincarnation de l’asiatisme. Au
procès de Tokyo au lendemain de la guerre, l’un des
théoriciens de l’asiatisme le plus en vue, le compagnon
de route de Kita Ikki, Ôkawa Shûmei, est traduit en
justice comme responsable de la guerre. Déclaré malade
mental, il échappe à la peine de mort. Sa déchéance,
néanmoins, symbolise une idéologie qui s’e ondre sous
le poids de ses propres contradictions.
Mais cet échec radical contribue, encore dans les
années 1980, à créer un obstacle sur la route d’une
politique japonaise en faveur de la constitution d’une
zone yen, ou, plus récemment, au début des années
2000, jette le soupçon sur la volonté japonaise de
favoriser une intégration régionale plus approfondie des
nations d’Extrême-Orient. Toute tentative diplomatique
japonaise pour se tourner vers l’Asie réveille les vieux
souvenirs asiatistes que les peuples d’Extrême-Orient ont
payés souvent durement. Elle est immédiatement l’objet
de soupçon et, en dé nitive, déconsidérée et invalidée
par ses partenaires. Le Japon paie là au prix fort le
tribut d’une idéologie à laquelle il t longtemps
semblant de croire.

1. FUKUZAWA [1882], 1960, p. 31.


2. PELLETIER, 2011.
3. Pour une traduction de ce texte en français, cf. BABICZ, 2002, pp. 139-
141. Les citations qui suivent sont extraites de cette traduction
4. Cf., notamment, HIRAYAMA, 2004. Une partie des éditoriaux du Jiji
shinpô non signés et attribués une fois pour toutes à Fukuzawa Yukichi
furent en réalité rédigés par ses épigones, qui, sans doute, caricaturèrent
parfois la pensée du maître. Une étude de la stylistique laisse des doutes sur
la paternité de cet article, attribué peut-être un peu vite à Fukuzawa. La
remarque vaut aussi pour les citations suivantes extraites du Jiji shinpô.
5. KAWADA, 2010, p. 95.
6. BABICZ, 2002, p. 142.
7. Jiji shinpô, 29 décembre 1884.
8. Ibid., mars 1882, cité dans HIROTA, 1985, p. 320.
9. Cité dans ACKERER, 2012, p. 87.
10. Jiji shinpô, 12 mars 1895.
11. Cité dans IROKAWA [1969], 1985, p. 213.
12. JANSEN (dir.) [1965], 1969, p. 75.
13. NAKAE [1993], 2010, p. 122.
14. UEKI [6 mars 1881], 2014, pp. 29-31.
15. Jiyû shinbun, août 1882 (cité dans NAKAE [1993], 2010, p. 123).
16. ID. [1887], 2008, pp. 136-137.
17. BABICZ, 2002, pp. 135-136.
18. MATSUNAGA, 2001, p. 63.
19. Cité dans LOZERAND, 2005, p. 201. Sur le renouveau des études
classiques au début des années 1880, cf. ibid., pp. 198-203.
20. Sur l’importance de la pensée taoïste chez Chômin, cf. NAKAE [1887],
2008, postface, pp. 162 sqq.
21. Mencius ou Mengzi (372-289). Pour Mencius, l’homme possède en lui
des germes de moralité qu’il doit entretenir et développer a n de
s’accomplir. D’où l’importance de l’éducation (cf. ZUFFEREY, 2008, p. 83).
22. Sima Qian (145-86), historien. En 99 av. J.-C., après avoir provoqué la
colère de l’empereur en plaidant pour un o cier accusé de trahison, il fut
condamné à être castré ou exécuté. À cette époque, beaucoup de Chinois
auraient préféré mourir plutôt que de vivre pareil déshonneur. Sima Qian
choisit cependant de devenir un eunuque et de rester en vie pour achever
son œuvre. Dans son testament, il dénonça les humiliations que l’autocratie
faisait subir à ses sujets et exposa le problème de la survie sous le
despotisme (cf. BALAZS, 1968, p. 34).
23. Liu Zongyuan (773-819) est un des « huit grands poètes » des époques
Tang et Song. Limogé, il mourut en exil du fait de ses prises de position
politiques contre le pouvoir.
24. Satô Issai (1772-1859) fut un des penseurs confucianistes du
gouvernement shôgunal. Malgré sa position de directeur de l’école
confucianiste o cielle, le Shôheikô, inspirée du néoconfucianisme
orthodoxe de Zhu Xi, il professait des vues assez peu orthodoxes inspirées
de l’école de Wang Yangming, au point qu’on le grati a du sobriquet de
« Zhu Xi au soleil, Wang Yangming à l’ombre ». La plupart des grands
lettrés oppositionnels et réformateurs du milieu du XIXe siècle, comme
Watanabe Kazan (1793-1841), Sakuma Shôzan (1811-1864) ou Yokoi
Shonan, avaient suivi ses enseignements et subi son in uence (LÉVY,
2005).
25. IROKAWA [1969], 1985, p. 181.
26. INOUE, K. [1953], 2004, p. 149.
27. Cité dans SÉGUY, 2014, p. 70.
28. TARUI [1881], 2002, pp. 156-157.
29. INOUE, K. [1956], 2003, p. 124. Tarui abandonna plus tard ses
anciennes convictions et vira au nationalisme asiatiste. Certains chercheurs
a rment cependant une continuité de pensée chez ce personnage original
(cf. Lévy, 2011 [c]).
30. C’est aussi au nom de cette idée (et pas uniquement celle de
l’internationalisme prolétarien) que la nouvelle Chine communiste intervint
aux côtés du régime nord-coréen contre les États-Unis en 1950 ou soutint le
Vietminh contre les Français en Indochine.
31. HIROTA, 1985, p. 332.
32. Cité dans KANO, 2002, p. 8.
33. MIYAZAKI [1902], 1993. Il s’agit d’une sorte d’autobiographie qui
décrit les trente-trois premières années de sa vie.
34. KUWABARA (dir.), 1962, p. 70.
35. La réédition japonaise de 1926 est préfacée par le démocrate Yoshino
Sakuzô.
36. KUWABARA (dir.), 1962, p. 66.
37. Ibid., p. 68.
38. L’ouvrage fut publié à Londres en anglais en 1903 et ne serait traduit
en japonais qu’en 1943 dans un contexte évidemment bien di érent
(Okakura mourut en 1913). La formule « L’Asie est une » devint alors un
slogan de la propagande en faveur de la « sphère de coprospérité
asiatique ».
39. OKAKURA, K. [1903], 1984, p. 16.
40. Ibid., p. 15.
41. HOTTA, 2007, p. 32.
42. KANO, 1999, p. 97.
43. OKAKURA, K. [1904], 1984, p. 135.
44. SOUYRI, 2011 (a).
45. OKAKURA, K. [1904], 1984, p. 145.
46. ID., Tenshin [1904], 1970, p. 223.
47. ID., 1976 (a), postface de Takeuchi Yoshimi (1962), p. 360.
48. Cité dans MATSUMOTO, K., 2011.
49. OKAKURA, T., 1976 (a), postface d’Umehara Takeshi, pp. 379-414.
50. ID. [1903], 1986, p. 218.
51. MARQUET, 2005, p. 288.
52. OKAKURA, T., 1976 (a), p. 370.
53. C’est le cas du critique Kamei Katsuichirô, un des participants du
« colloque maudit » de juillet 1942 sur le dépassement de la modernité,
gure intellectuelle conservatrice de l’après-guerre (texte cité et traduit
dans Sources of Japanese Tradition [1958], 1965, p. 397).
54. OKAKURA, K. [1906], 2004, p. 20.
55. TOKUTOMI [1886], 1984, pp. 94-95.
56. Ajia, numéro du 6 juillet 1891, texte japonais cité dans PERRONCEL,
2008, p. 421 (ici, ma traduction).
57. OKAKURA, K. [1904], 1984, p. 138. Okakura écrit visiblement de
mémoire, si bien que les dates qu’il donne ici sont quelque peu
approximatives. L’incident de l’Arrow date d’octobre 1856, le sac du Palais
d’Été eut lieu au cours de l’automne 1858 et Saïgon fut prise en 1859. Dans
un compte rendu très sévère de la traduction française de cet ouvrage qu’il
rédigea pour le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient (BEFEO), Noël
Péri, qui prend au sérieux les propos d’Okakura, montre à quel point ce
dernier multiplie les inexactitudes et « l’insu sance d’information à la
vérité stupé ante », y compris sur des notions relevant de l’histoire de
l’art… (BEFEO, t. XVII, 1917). Il est étonnant de voir qu’aujourd’hui les
commentateurs japonais d’Okakura ignorent souvent cet aspect, qui n’avait
pourtant pas échappé à Taki Seiichi (1873-1945), l’un des meilleurs
historiens de l’art des années qui suivirent la disparition d’Okakura
(cf. INAGA, 2001, pp. 338 sqq).
58. Un des futurs idéologues du fascisme japonais, grand admirateur de
Mussolini et de Hitler. Partisan d’une paix de compromis avec les
Américains pour sauver les conquêtes militaires, il fut placé en résidence
surveillée en 1943 et se suicida.
59. Cf. MATSUMOTO, K., 2000, pp. 100-103.
60. TANAKA, St., 1993.
61. UCHIMURA, 1975, p. 475.
62. SAALER, 2007, p. 7.
63. « Ajiashugi to ha nanizo » [1892], 2008, p. 454.
64. TARUI [1881], 2011 (c), p. 41.
65. Cité dans HOTTA, 2007, p. 39.
66. Cité dans TAKEUCHI, 1963, p. 9.
67. Cité dans TANKHA, 2006, p. 84.
68. HOTTA, 2007, p. 42.
69. Ibid., p. 184.
70. TAKEUCHI, 1963, p. 12.
71. SUN, Yat-sen [1924], 1989.
72. HOTTA, 2007, p. 38.
73. BAYLY [2004], 2007, p. 741.
74. Propos cités dans KANO, 2002, p. 10.
75. Ôsaka Mainichi shinbun, 25 février 1933, cité dans Sources of Japanese
Tradition, 1600 to 2000, 2006, p. 135.
76. Ibid., pp. 137-138.
77. VIÉ, 1995, p. 36.
78. Gen’yô signi e le « sombre océan », allusion à Genkai nada, la « mer
sombre », nom de la mer qui sépare, au large de Fukuoka, Corée et Japon,
ici comprise comme un trait d’union entre archipel et continent. La Corée,
et surtout la Chine, sont toujours présentes dans les préoccupations de la
Gen’yôsha.
79. PONS, 1999, pp. 308 sqq.
80. Cf. MATSUMOTO, K., 2011, pp. 123 sqq.
81. NORMAN, 1944, p. 275.
82. À partir d’un jeu de mots entre Kokuryû, le euve Amour (Heilong
Jiang) et son homonyme kokuryû, le « dragon noir ». La Kokuryûkai est
connue internationalement à l’époque sous le nom de Black Dragon
Society.
83. Pour une analyse de la pensée d’Uchida Ryôhei, cf. EIZAWA, 1981,
pp. 47-79.
84. ÔKAWA [1951], 1981, p. 84.
85. DUUS, MYERS et PEATTIE, 1989.
86. MIYAZAKI [1902], 1993, p. 85 (anecdote signalée par Takeuchi
Yoshimi ; cf. MATSUMOTO, K., 2000, p. 24).
87. NORMAN, 1944, pp. 276-277.
88. INOUE, K. [1953], 2004, p. 148.
89. Ibid., pp. 148-149.
90. MATSUMOTO, K., 2000, p. 118.
91. Cité dans IMAI [1974], 1998, p. 219.
92. Nichiren (1222-1282) est le moine bouddhiste qui fonda au XIIIe siècle
l’École de la eur du lotus (Hokke shû) et inspira l’une des branches de
cette école, la Sôka gakkai, créée en 1930.
93. VIÉ, 1995, p. 129.
94. EIZAWA, 1981, pp. 159-168.
95. Citations reprises dans ibid., pp. 126-128.
96. AYDIN, 2007, notamment pp. 161-189.
97. BAMBA et HOWES (dir.), 1978, p. 257.
98. TAKEUCHI, 1942, cité dans TSURUMI, S., 2010, pp. 94-105.
99. HOTTA, 2007, p. 7.
100. Cité dans GUEX, 2006, p. 135.
101. Ibid., p. 137.
102. Traduit dans ibid., p. 139.
103. TAKEUCHI [1948], 1996, pp. 131-182.
5
Le nationalisme mystique d’État
Sur la défensive face aux revendications populaires,
les milieux gouvernementaux et conservateurs passent à
l’o ensive et reprennent l’initiative sur le plan politique
dès la seconde moitié des années 1880 : mise en place
de cabinets ministériels en 1885, réorganisation du
système scolaire en 1886, proclamation de la
Constitution en 1889, publication d’un rescrit impérial
sur l’éducation en 1890 et ouverture d’un Parlement
doté de deux chambres en 1890 à la suite d’élections
nationales. En n, pour accélérer les négociations avec
les Occidentaux en vue de la révision des traités
inégaux, une réforme juridique modernise le Code du
commerce et le Code civil. Ce nouveau train de
réformes, le plus important depuis celles qui suivent la
rénovation de 1868, dessine, d’un coup, les contours de
ce qui va devenir « l’Empire du Grand Japon », avec à sa
tête le tennô.
Les désignations habituelles relatives au souverain
ont évolué grandement au cours des siècles, qu’il
s’agisse d’évoquer le souverain de Kyôto (l’empereur) ou
celui d’Edo (le shôgun). À l’époque des Tokugawa, on
désignait communément le second par l’appellation de
taikun (« grand seigneur », mot qui a donné tycoon en
anglais) ou encore celle de kubô (qui renvoie à l’idée de
puissance publique), et l’empereur était fréquemment
appelé mikado (la Porte du palais), terme commun vers
1860 et qui resta longtemps dans les langues
occidentales pour évoquer l’empereur du Japon. Il y
avait donc un couple taikun/mikado. À partir de 1868,
on se mit à appeler le nouveau souverain issu du
mouvement de rénovation kôtei, mais le terme avait
valeur générique. Ainsi désignait-on, par exemple,
Napoléon sous ce même vocable de kôtei (empereur). Le
kôtei est donc un empereur « comme un autre ». À partir
de 1889 et de la nouvelle Constitution, le nom o ciel
de l’empereur japonais devint tennô. Il l’est toujours. Le
tennô est désormais le nom spéci que de l’empereur du
Japon, comme on parlait de césar pour nommer
l’empereur à Rome, mot d’ailleurs qui, on le sait, s’est
conservé avec le « tsar » russe ou le « kaiser » allemand.
Le terme tennô est ancien, d’origine taoïste, utilisé
pendant la période antique, et désigne « un point xe
dans le ciel », une référence absolue en quelque sorte.
Devenu (ou redevenu) tennô, le souverain japonais
acquiert aux yeux de ses thuriféraires un statut nouveau,
particulier, inégalable, unique au monde. Voilà qui
rappelle à chaque instant que le monarque est d’abord le
descendant des dieux.
En 1868, les samouraïs des efs du Sud-Ouest, qui
avaient pris le pouvoir, ont exalté le jeune empereur,
mais se sont empressés de supprimer l’ancienne cour
impériale, vieille de plus d’un millénaire, et de dissoudre
de fait l’ancienne aristocratie de Kyôto. En transplantant
le jeune monarque de Kyôto à Edo, ils contribuèrent à
l’isoler de son milieu traditionnel. Dans le Japon des
Tokugawa, le mikado avait pour fonction principale
d’assurer un certain nombre de rituels religieux plus ou
moins considérés comme désuets vers 1868. Ses seuls
pouvoirs réels consistaient à promulguer le calendrier,
désigner le nom de l’ère nouvelle et conférer des titres
honori ques à certains de ses sujets. Or, dans les années
qui suivirent la restauration, on donna au souverain une
double mission : d’une part, incarner une nouvelle
gure, celle d’un monarque moderne qui inaugurerait
les expositions industrielles en grand uniforme
occidental, qui recevrait les diplomates étrangers, qui
1
visiterait son pays, qui verrait et se ferait voir quand
l’ancien mikado restait naguère invisible dans son palais.
En fait, on rompit avec la tradition. On chercha à en
faire un souverain national qui incarnerait la marche en
avant du pays tout en l’ancrant dans une histoire
immémoriale. Mais, d’autre part, on créa de toutes
pièces des cérémonies à l’ancienne, telles qu’elles étaient
censées avoir existé pendant la période antique, il y a
plus de mille ans. Murakami Shigeyoshi a pu démontrer
que la grande majorité des cultes, apparemment fort
archaïques, accomplis dans les arrière-salles du palais
impérial avaient été xés après 1868, parfois même sans
2
aucun précédent historique . Leur dé nition nouvelle
s’inspirait de l’idéologie autochtoniste du kokugaku et
avait pour objectif principal de faire du shintô une
religion débarrassée de ses in uences taoïstes et
bouddhistes, c’est-à-dire une utopie. On inventa alors
une tradition.
Mais la dissolution de la cour impériale de Kyôto, au
milieu de laquelle le jeune souverain avait grandi, son
arrachement à l’ancienne capitale pour venir s’installer
dans l’ancien palais du shôgun à Edo devenue Tokyo,
l’obligation qui lui fut faite de s’habiller en public tel un
roi européen, tout cela concourut à développer l’idée
dans le peuple que le tennô était seul, isolé, malheureux.
On aimait croire qu’il sou rait en silence, comme son
peuple, devant la modernisation du pays. Ce sentiment
contribua à faire accroire que le souverain était
fondamentalement bon, mais souvent mal conseillé.
Cette idée réapparaîtra en force au lendemain de la
défaite de 1945. L’empereur voulait la paix, mais on l’a
obligé à faire la guerre. Il n’était donc pour rien dans ce
qui s’était passé, comme la plupart des soldats japonais
d’ailleurs. Ce discours, entériné par les autorités
américaines qui ne poursuivirent pas Hirohito pour
crimes de guerre, contribua à faire de MacArthur un
héros local (« le shôgun aux yeux bleus »), et à instiller
dans la nation japonaise un sentiment d’irresponsabilité
totale qui pèse encore sur les relations internationales.
La Constitution de 1889 est le véritable texte
fondateur de ce qui, au Japon, est aujourd’hui désigné
comme le « système impérial » (tennô-sei), un système
« tennô-centré » en quelque sorte. Inventée par les
communistes à la n des années 1920 et devenue
quasiment taboue durant les années 1930, l’expression
tennô-sei est passée dans l’usage courant dans le Japon
de l’après-guerre et a perdu une grande part de sa
charge polémique. Il est vrai qu’avant guerre les
communistes étaient les seuls à proposer d’« abattre » le
système impérial. Ce dernier reposait en e et sur une
série de principes qui fondait véritablement un régime
nouveau. On notera au passage que la plupart des
nations asiatiques sont entrées dans la modernité en
détruisant leur gouvernement monarchique plutôt qu’en
3
le renforçant . Présentée au début des années 1870
comme le symbole de l’unité nationale, de la
détermination du pays à progresser à marche forcée vers
la modernité tout en s’assurant une place parmi les
nations les plus avancées, la monarchie s’appuya sur le
shintô pour qui la dynastie régnait sur le pays depuis la
nuit des temps et était issue d’ancêtres divins. Elle
assurait ainsi un continuum entre le passé et le futur.
Les idéologues du régime vont s’e orcer d’inculquer
cette idée par tous les moyens, de manière à accroître la
légitimité d’un empereur placé au centre du système par
un coup d’État. À partir de 1889, la souveraineté
s’exerce désormais à travers la personne impériale qui
est décrétée sacrée et inviolable. Bien peu
démocratiques en soi, ces principes sont pourtant ceux
du premier pays asiatique à se doter d’une Constitution
— si restrictive soit-elle — et d’une représentation
4
populaire — si limitée soit-elle . Le rescrit impérial sur
l’éducation a pour fonction de distiller cet esprit
nouveau par le biais de l’enseignement, et tout
particulièrement de l’enseignement primaire. L’ensemble
repose sur la notion de kokutai, terme vague qui renvoie
à une vision mystique de l’essence nationale.
Comme l’ont remarqué un grand nombre de
commentateurs, les années 20 de l’ère Meiji (les années
1887-1896) sont celles d’un revival des penseurs
traditionnels, d’un renouveau des études classiques.
Cette a rmation d’une « tradition » japonaise revisitée
et remise à l’honneur constitue en soi une réponse à
toute une série de dé s intérieurs et extérieurs. Mais
nulle question pour autant d’abandonner la technologie
venue d’Europe ou d’Amérique. Les penseurs
conservateurs ne cherchent jamais à entraver la marche
en avant du pays. Ils cherchent plutôt à la canaliser. De
ce point de vue, ils ne sont pas de simples idéologues
raidis sur leurs principes, mais font preuve au contraire
de pragmatisme. Il s’agit pour eux d’adapter les anciens
modes de pensée aux nouvelles réalités, et non de les
imposer pour entraver le développement économique.
Or, ces idéologues conservateurs ne sont ni isolés ni
con nés dans des cercles de lettrés esthètes. Au
contraire, ils sont présents au cœur même de l’appareil
d’État et en inspirent les discours et les pratiques.
Ainsi le pédagogue Motoda Eifu, le politicien Inoue
Kowashi, le moraliste Nishimura Shigeki jouent un rôle
central dans l’élaboration de textes fondateurs. Ces
hommes sont tous des proches de l’empereur.
Motoda Eifu est professeur de l’empereur Meiji à qui
il enseigne notamment la morale confucéenne. Dès
1879, dans Kyôgaku taishi (Les grands principes de
l’éducation), il explique :
Depuis quelque temps, les gens sont attirés par les extrêmes. Ils
adoptent une civilisation étrangère dont les seules valeurs sont la
collecte d’informations et la technique, et ainsi violent les règles des
bonnes manières, commettant du tort à nos coutumes. Bien que nous
ayons entrepris d’adopter ce qui se fait de mieux en Occident de
manière à réaliser les objectifs élevés de la rénovation de Meiji —
abandon des pratiques indésirables du passé et étude du monde
extérieur —, cette manière de faire a un réel défaut : elle relègue au
second plan la bienveillance, la justice, la loyauté et la piété liale.
Adopter de manière indiscriminée la voie de l’Occident est dangereux,
car notre peuple risque nalement d’oublier les grands principes
gouvernant les rapports entre le souverain et le sujet, entre le père et le
5
ls… Pour la morale, l’étude de Confucius est notre meilleur guide .

Motoda Eifu devient membre du Conseil privé en


1888, participe à la rédaction de la Constitution et du
Code de la maison impériale. Il cherche à faire du
confucianisme mâtiné de shintô une sorte de « morale
nationale », a n de créer une nation saine, capable de
résister à une occidentalisation excessive, tout en luttant
contre l’éventuel retour du factionnalisme
seigneurial. Inoue Kowashi joue aussi un rôle éminent
dans le projet de Constitution — il est le rédacteur du
rescrit sur l’éducation promulgué en 1890, et le
« penseur » de l’idéologie nouvelle et du système
éducatif centré sur le culte impérial.
Après un passage par la Société de l’an VI, Nishimura
Shigeki créa, de son côté, en 1876, à Tokyo, un Institut
d’enseignement de la morale pour lutter contre les idées
occidentales, institut qui devint très actif dans les années
1880. Nishimura n’était pas anti-occidental en soi : dans
une formule restée célèbre, il renvoya à l’idée d’un
cinquième de « Lumières » et quatre cinquièmes de
« pays riche et armée forte ». Il accepta l’idée de progrès
économique mais, pour lui, la morale restait essentielle,
car elle permettait de maintenir un objectif pour la
nation nouvelle. Le progrès ne pouvait se couper du
passé. Nishimura s’e orça de promouvoir une éducation
morale fondée sur l’esprit du confucianisme adapté à
tous les domaines de la pensée, bref une « morale
japonaise », car, selon lui, le confucianisme pouvait
accompagner la modernisation. Il donna aussi des
conférences devant l’empereur et devint, entre autres, le
6
président de l’Académie des sciences .
Quels sont les fondements de ces idéologies
conservatrices modernes qui s’imposent dans les années
1885-1890 à la tête de l’État japonais ? Et comment
celles-ci peuvent-elles également se comprendre comme
un moment important dans la structuration de l’espace
idéologique du nouvel État-nation ? Et d’abord, qu’est-ce
vraiment que le kokutai, ce concept qui a littéralement
ensorcelé les Japonais au début du XXe siècle ?

LE KOKUTAI ET LE TENNÔ

Fin juillet 1945, réunis à Potsdam, les Alliés


envoyèrent un ultimatum à Tokyo, intimant au
gouvernement japonais de capituler sans conditions.
Autour de l’empereur, on s’agita : qu’adviendrait-il en ce
cas du kokutai ? Rien n’était précisé à ce sujet par les
Alliés, et pour cause : Churchill, Staline et Truman
ignoraient probablement le sens même de ce mot. Faute
d’éclaircissements sur l’attitude des Alliés vis-à-vis du
kokutai, le gouvernement et l’état-major décidèrent de
continuer les combats. À la n d’une guerre pourtant
perdue depuis longtemps, le problème principal des
dirigeants japonais ne portait pas sur des garanties
concernant le traitement des populations japonaises ou
sur l’intégrité des territoires, mais bien sur la
préservation du kokutai 7.
Mais quel est donc le sens de ce mot magique ?
En e et, « que signi e le kokutai ? ». Telle est la
question que pose Itô Tasaburô dans un ouvrage sur la
philosophie de l’époque Meiji publié en 1936. Itô
explique qu’il est inutile d’en donner une dé nition
8
puisque chaque Japonais sait de quoi il s’agit ! Le mot
kokutai désigne en e et la particularité nationale que
constitue la dynastie impériale qui dirige le pays depuis
toujours et pour l’éternité. À l’origine, le mot signi ait la
forme générale prise par l’État, puis il se mit à dé nir la
forme particulière prise par l’État au Japon, et le mot fut
beaucoup utilisé à l’époque de la n du shôgunat dans
un contexte de crise internationale. Mais c’est, à
l’origine, dans le ef de Mito qu’a été « inventé » le
concept.
Dans le Japon de la n du XVIIIe et au début du
XIXe siècle, se développa, à côté des études occidentales,

un courant intellectuel parmi les lettrés japonais, que


l’on désigne aujourd’hui par le terme de kokugaku, ou
« études sur le pays ». Les historiens américains
appellent ce courant autochtoniste nativism. Le nativism
est sans doute l’une des principales sources théoriques
du futur nationalisme mais, en ré échissant sur les
origines anciennes du pays, les autochtonistes posèrent
9
les bases d’une ré exion sur le Japon en tant que tel .
Ils partirent dans une recherche sur ce qui faisait « le
cœur des Japonais d’autrefois », nous dirions
aujourd’hui les sensibilités, telles qu’elles peuvent
transparaître dans les anciennes chroniques impériales
ou dans les plus anciens recueils de poèmes comme le
Man’yoshû (compilé vers 760). Et ils regrettaient que ces
sensibilités, qu’ils se représentaient comme sobres et
pures, leur fussent devenues pour partie étranges ou
incompréhensibles. Ils étaient du coup critiques vis-à-vis
du néoconfucianisme o ciel qui régnait en maître dans
les études de l’époque, et s’étaient préoccupés de revenir
aux sources de la pensée japonaise avant que celle-ci ne
fût in uencée, voire pervertie, par la pensée venue de
Chine et, peut-être pire encore, par le bouddhisme. Pour
la première fois, confucianisme et bouddhisme sont
désignés comme des formes de pensée étrangères qui ont
corrompu une supposée essence japonaise.
Le grand lettré Motoori Norinaga redécouvre le
Kojiki, cette chronique compilée sur ordre impérial en
712, qui décrit notamment les origines mythiques du
Japon. Il rédige des commentaires publiés en 1798, au
terme de plus de trente années de recherche, une somme
considérable d’érudition et de qualité. Motoori Norinaga
classe et recense les di érents manuscrits, établit le
texte, le commente, en tire des ré exions de nature
philosophique, linguistique, politique. Di cile
aujourd’hui encore d’évoquer les mythes japonais sans
se référer à son travail. Il construit une représentation
« nationale » de l’histoire japonaise au sein de laquelle
les périodes mythiques et très anciennes jouent un rôle
central. Certains autochtonistes commencent à expliquer
que le « vrai » Japon, celui qui existait autrefois, n’est
pas à chercher dans les villes où sont pourtant installés
les centres de pouvoir, mais bien dans les campagnes
reculées où subsiste un fonds culturel encore intact. Ce
faisant, ils incitent pour la première fois les lettrés à
s’intéresser à la ruralité, aux fêtes locales que l’on ne dit
pas encore « traditionnelles », aux pratiques populaires.
Ils opèrent ainsi une véritable rupture épistémologique
avec les anciennes manières de penser — et notamment
le néoconfucianisme — pour lesquelles la civilisation
s’établit au centre, autour de la capitale, et se di use
vers les marges géographiques qui relèvent de la
barbarie. D’un point de vue intellectuel, ce courant
favorise des études portant sur la haute Antiquité, sur le
monde rural, sur la philologie, sur l’archéologie, sur les
origines ethniques des Japonais et sur celles des Aïnous.
Il n’est pas sans lien avec les études d’ethno-folklore qui
se mettront en place dans les années 1910-1920, sous la
houlette de Yanagita Kunio. Du point de vue politique,
les nouvelles études favorisent une critique de
l’idéologie du régime Tokugawa et contribuent à donner
un cadre théorique au respect pour la gure impériale
et, plus tard, à l’idée de restauration. Pour sa part,
Motoori Norinaga oppose la Chine qu’il désigne par le
terme de Kankoku (pays des Han) et le Japon qu’il
appelle Mikoku (« l’honorable pays », aurait sans doute
traduit Pierre Loti…).
Si le courant autochtoniste participe du processus de
désintégration intellectuelle des constructions
idéologiques qui légitiment le régime shôgunal des
guerriers, et constitue un élément déterminant à
l’origine de la restauration impériale de 1868, il s’est
néanmoins construit en résistance avec la toute-
puissance des études à la chinoise qui dominaient
l’univers culturel des lettrés japonais aux XVIIe et
XVIIIe siècles. Il est le produit en quelque sorte d’une

conscience endogène de retour aux sources mythi ées


d’une entité que personne ne dé nit encore par le terme
de nation. Mais il est à l’origine évidente d’un
mouvement qui, par la suite, va structurer la
construction de l’idéologie nationale à partir de la n du
XIXe siècle.

Le premier à avoir utilisé le terme de kokutai dans


son acception nouvelle, ce fut Aizawa Yasushi (ou
Seishisai), un lettré en charge de l’enseignement dans la
seigneurie de Mito, dans un ouvrage intitulé Shinron
10
(Nouvelles thèses), publié en 1825 . C’était l’époque où
les navires étrangers croisaient de plus en plus près des
côtes japonaises et, en 1824, un équipage anglais avait
débarqué sur une des plages du ef de Mito pour se
ravitailler en eau et en vivres. Aizawa avait alors été
chargé d’entrer en relation avec les étrangers. À
l’occasion de cette a aire, il avait ressenti un fort
sentiment d’urgence et avait donc rédigé un essai dans
ce sens pour son seigneur. Dans ce texte, Aizawa, dans
la meilleure tradition autochtoniste, reprit le discours
o ciel des chroniques impériales du VIIIe siècle et
évoqua les particularités du pays liées à la continuité de
la dynastie impériale puisque l’empereur était le
descendant de la déesse du Soleil. Cette spéci cité
donnait à ce pays, le « pays des divinités », une valeur
inégalée dans le monde. Cette supériorité intrinsèque
était néanmoins menacée par les barbares étrangers. Ce
fut en quelque sorte la profondeur du sentiment de crise
qui déclencha un discours particulier et nouveau.
L’ouvrage d’Aizawa est divisé en cinq chapitres : le
kokutai est le sujet du premier et du plus long.
Bizarrement aucune dé nition n’en est vraiment
proposée mais elle transparaît à la lecture : « Un pays
dans lequel le souverain règne sur les quatre mers,
assure la tranquillité et la paix de ses sujets qui tous unis
lui obéissent, tel est le souhait que l’on peut faire pour le
11
Japon . » Mais il ne s’agit là que d’un objectif.
L’Histoire nous prouve en e et que cet ordre est
rarement atteint. Le pays s’est éloigné de cette forme
idéale. La pression étrangère nouvelle doit conduire les
millions de sujets à se ressaisir et à reconnaître la
supériorité de leur propre territoire fondée sur le
caractère unique de la dynastie impériale depuis les
origines, sur la bonté immense qu’éprouve le souverain
pour son peuple, sur l’amour des sujets pour leur
empereur qui les conduit à le servir sans jamais faillir.
Aizawa, en 1825, n’entretenait sans doute aucune
suspicion à l’égard du régime shôgunal et, comme tous
les samouraïs de son temps, éprouvait probablement un
sentiment de condescendance à l’égard du peuple. Mais
l’urgence face aux étrangers le contraignit à repenser
l’idée même de peuple. Pour Aizawa, le peuple était
compris comme l’ensemble des sujets qui devaient être
e caces dans le service dû à leur souverain. Il n’était
pas encore question de mobilisation générale, mais on
s’en rapprochait. Et le message d’Aizawa sera retenu par
12
les guerriers un quart de siècle plus tard .
L’arrivée de Perry déclenche un sentiment de crise
qui, à son tour, est à l’origine de la naissance d’une
conviction nouvelle, celle d’appartenir à un pays d’une
essence particulière. Pour désigner le Japon, les termes
de mikuni ou de shinshû, termes qui lient le pays aux
divinités locales ou à la dynastie impériale, se
généralisent. Qu’est-ce qui donne au pays cette
particularité qui, au bout du compte, est une forme de
supériorité ? La réponse est dans le kokutai, et c’est la
gure du souverain qui en vient à incarner le nouveau
sentiment d’appartenance à un pays (on peut
commencer à dire « une nation »). À la vague notion de
tenka correspondant aux territoires sur lesquels s’étend
l’autorité de l’État se substitue la notion de mikuni
(« l’honorable pays des dieux »), tandis que les termes
ikoku ou gaikoku désignant les pays étrangers sont
remplacés par des mots plus agressifs et dépréciatifs
comme iteki, « les barbares ».
Au XIXe siècle, le processus de modernisation passe
souvent par la construction d’une identité nationale. Ses
prémices apparaissent déjà en pointillés au moment de
l’arrivée de Perry avec la conscience naissante d’un
« nous » et d’un « eux ». En désignant les étrangers
comme des « autres », on les di érencie évidemment de
ce qui relève de soi-même. Mais en les appelant
expressément des « barbares », on renforce la perception
de leur altérité radicale et dangereuse. Comme si le pays
se préparait à la guerre. La modernisation du Japon peut
se comprendre ainsi comme le processus de construction
d’une nation qui fourbit ses armes.
À la n des années 1850, des débats éclatent alors
entre les tenants d’une vision autochtoniste du kokutai ;
c’est le cas de Yoshida Shôin, pour qui le kokutai est par
nature spéci que au pays et constitue une source
d’inspiration pour la nation ; et d’autres comme
Yamagata Taika, un savant confucéen de la principauté
de Chôshû, pour qui la notion est tout simplement
étrangère à sa philosophie universaliste et n’est qu’un
« concept douteux ». Selon lui, chaque peuple peut au
contraire s’appuyer sur son propre kokutai, c’est-à-dire
sa tradition nationale pour parler comme aujourd’hui, et
donc il n’y a rien ici de particulier au Japon. On voit
comment le confucianisme peut alors s’expliciter dans
une logique antinationaliste, et donc être attaqué par les
tenants de la mystique impériale. Yoshida Shôin
comprend néanmoins le kokutai comme une tradition
nationale singulière sur laquelle s’appuyer. Il n’en fait
pas le principe même de la souveraineté, ce qui sera le
cas dans les années 1880, quand est rédigé le projet de
Constitution. D’ailleurs, à cette occasion, le débat va
resurgir dans les cercles du pouvoir. Motoda Eifu insiste
sur la nécessité pour l’État d’inculquer, sous la
responsabilité du gouvernement, un enseignement moral
autour des Classiques chinois et de ce qu’il nomme
kokkyô, la doctrine de l’État, dans laquelle la notion de
kokutai est centrale. Itô Hirobumi, alors l’une des
personnalités les plus éminentes du régime, ne croit pas
vraiment au caractère spéci quement japonais du
kokutai comme corps de l’État, mais il devra renoncer à
défendre ses positions sous les assauts de ceux qui en
font la structure fondamentale du régime japonais et
13
l’inscriront dans la Constitution .
Même si elle apparut dans la première moitié du
XIXe siècle, cette idéologie du kokutai — la structure
particulière du pays — se présentait en réalité comme
une pensée conservatrice certes, mais nationale et
antiféodale. Une pareille idéologie, qui mettait dans le
même sac le shôgun et les paysans, les guerriers et les
marchands, c’est-à-dire qui transcendait les statuts
sociaux et faisait de tous les habitants du pays, des
Japonais, c’est-à-dire de dèles et loyaux serviteurs de
l’empereur, n’était évidemment pas une idée bienvenue
pour les partisans du régime Tokugawa et ne pouvait
être entendue par les défenseurs de l’ordre ancien. Au
contraire, elle apparaissait comme une pensée unitaire
au moment de la construction de l’État-nation. L’égalité
des hommes devant le divin, celle des citoyens devant la
loi d’un pays démocratique, s’incarnait dans leur égalité
devant le tennô, l’empereur. C’était cela au fond que
signi ait le slogan ikkun banmin (« un seul monarque,
dix mille sujets »). Cette idée de l’égalité des sujets
devant l’empereur était profondément révolutionnaire
au milieu du XIXe siècle quand il s’agissait d’arracher le
pays à l’ordre féodal, et c’est sans doute pourquoi elle a
été acceptée : comme condition de l’émergence d’une
nation. Mais dès lors, l’unité nationale, l’indépendance,
l’égalité entre les hommes devaient être incarnées par
l’empereur. Celui-ci en était le garant. Il protégeait
l’unité, l’indépendance et l’égalité, mais « d’en haut ». Il
protégeait aussi « d’en haut » la liberté des Japonais,
leur succès et leur prospérité. C’était le meilleur système
possible et cela rejoignit le concept d’origine chinoise de
« voie royale » (wangdao/ôdô). Domination impériale
symbolique et symbolique impériale de la domination se
conjuguaient pour former les piliers du système
14
construit par Itô Hirobumi et ses proches .
Le mot kokutai devient en e et l’un des pivots de
l’idéologie du nouvel État de Meiji. Tsurumi Shunsuke
15
évoque à ce propos un « outil langagier puissant ». On
retrouve le mot dans un des premiers textes publiés par
le nouveau régime à l’automne 1868, un rescrit destiné
à prendre des mesures pour apaiser la situation dans les
provinces du Nord, longtemps restées dèles à l’ancien
régime shôgunal. Mais il ne fait guère l’unanimité. Katô
Hiroyuki de la Société de l’an VI critique une notion
« vulgaire » et « commune » qui considère la terre et les
hommes qui la peuplent comme des possessions privées
16
de l’empereur . Fukuzawa Yukichi y voit une mauvaise
traduction du mot « nation ». Ueki Emori, le leader du
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, se
mé e beaucoup de ce mot chargé d’idéologie. En 1882,
il écrit :
17
Les savants du courant des études japonaises évoquent sans cesse
le kokutai, le kokutai. Il s’agit pourtant de quelque chose qui est
subordonné à l’État et au peuple… On aurait dû fabriquer le kokutai
pour le peuple. Or voilà que l’on dirait que le peuple a été fabriqué
18
pour le kokutai !

Et Ueki de mettre en garde contre la stupidité qu’il y


aurait de « fabriquer » un kokutai pour protéger
l’empereur. De son côté, le nationaliste Shiga Shigetaka
dénonce ceux qui parlent à tort et à travers du pays
19
divin ou des petits- ls du ciel . Pourtant, du fait que le
Japon est un archipel isolé du continent et n’a jamais été
envahi, l’idée du kokutai, c’est-à-dire de la lignée
monarchique ininterrompue à travers les âges, a pu
sembler s’appuyer sur une historicité incontestable.

UNE SYNTHÈSE DE L’AUTOCHTONIE, DU


CONFUCIANISME ET DU DARWINISME SOCIAL

Finalement, le mot même de kokutai se retrouve bel


et bien dans la Constitution impériale de 1889 et,
l’année suivante, dans le rescrit impérial sur l’éducation
qui sont les deux textes majeurs xant formellement le
nouveau régime impérial du point de vue institutionnel
et idéologique.
Le 11 février 1889, le Japon devient en e et un État
constitutionnel. L’article premier, consacré au pouvoir
impérial, est l’un des éléments clés de la Constitution. Il
reprend une idée chère à Aizawa : « L’Empire du Grand
Japon est placé sous le gouvernement de l’empereur
dont la lignée règne sur notre pays depuis la nuit des
temps. » Et l’article deux surenchérit : « L’empereur est
20
sacré et inviolable » . Le texte constitutionnel établit
toute une série de principes nouveaux qui vont dans le
sens de la séparation des pouvoirs, mais accorde à
l’empereur le privilège de convoquer le Parlement, de le
suspendre ou de le dissoudre, de prendre des mesures
d’urgence pour rétablir l’ordre, de promulguer des
rescrits, de mobiliser l’armée, de déclarer la guerre ou
de signer la paix, de prononcer des amnisties ou des
réductions de peine, etc. Il établit par ailleurs le principe
21
de la primogéniture mâle dans la famille impériale .À
travers les mesures adoptées, la nation devient
« l’ensemble des sujets » et non celui des citoyens.
Hozumi Yatsuka, professeur de droit à l’Université
impériale de Tokyo, l’un des membres de la commission
de rédaction du texte de la Constitution, rédige, dès
1889, un cours sur les « Principes de la Constitution
impériale » dans lequel il explique :
L’idée principale du premier article, c’est de dé nir le kokutai.
Dé nir le kokutai, c’est dé nir ce qui est le sujet du pouvoir politique et
ce qui en est l’objet. Selon l’explication limpide qui est donnée dans ce
premier article, le sujet du pouvoir politique c’est l’empereur dont la
lignée règne sur le pays depuis la nuit des temps. L’objet du pouvoir
22
politique, c’est l’Empire du Grand Japon .

Le rescrit impérial sur l’éducation a pour vocation,


l’année suivante, de dé nir les grandes orientations de
l’éducation des « sujets » :
Nos Impériaux Ancêtres ont établi l’Empire sur une base large et
impérissable et ils ont profondément et solidement implanté la Vertu
dans notre Patrie. Nos sujets, constamment unis dans les sentiments de
loyauté et de piété liale, en ont d’âge en âge illustré la beauté. Telle
est la grandeur du caractère fondamental de Notre Empire, telle est la
23
source de notre Éducation …

« Le caractère fondamental de notre empire », telle


était la traduction o cielle du mot kokutai 24. Le rescrit
proposait une dé nition nouvelle du concept qui, sans
jamais être précisé, reposait sur la vertu impériale et
une éthique fondée sur les sentiments de loyauté et de
piété liale du peuple. Ce rescrit sur l’éducation de 1890
devint en quelque sorte un nouveau Classique, au sens
chinois du terme, c’est-à-dire l’un de ces textes
fondamentaux produits par la sagesse des ancêtres qui
méritait gloses et commentaires. Ce texte (retiré en 1948
seulement) dé nissait la norme idéologique selon
laquelle devaient penser les sujets de l’empire.
Inoue Tetsujirô fut sans doute l’un des meilleurs
promoteurs et propagandistes du régime : professeur à
l’Université impériale de Tokyo, il enseignait à la faculté
des lettres. Après l’avoir soumis à l’administration de la
maison impériale, il publia, en 1891, un commentaire
du rescrit (chokugo engi) qui sera ultérieurement utilisé
dans les écoles normales d’instituteurs et les collèges
comme manuel et texte de référence. Il sera imprimé à
quatre millions d’exemplaires. Inoue était un
conservateur qui avait fait un long séjour d’études en
Allemagne et qui en revint persuadé que le « modèle
allemand » était le bon. Dans un contexte international
marqué par la pression colonialiste des Occidentaux, et
devant le dé que représentait pour le Japon une
pareille agression, Inoue expliquait que le Japon « qui
était un petit pays » était cerné par des ennemis
redoutables. On retrouve là, une fois de plus, cette
inquiétude devant la montée des périls extérieurs. Pour
échapper à la perte de l’indépendance nationale, sort qui
est promis à la plupart des pays non occidentaux,
rappelait-il, « les quarante millions d’habitants de
l’archipel » n’avaient d’autre choix que de se serrer les
coudes et d’être déterminés à perdre leur vie pour
l’indépendance de l’État. Inoue Tetsujirô ajoutait que
« ce qui fait qu’un pays est puissant ou faible, c’est en n
25
de compte quand le cœur du peuple bat à l’unisson ».
Or, expliquait Inoue, « la nation japonaise est issue des
anciennes légendes qu’elle partage en commun, elle
habite toujours le même territoire depuis sa fondation,
elle partage la même langue, les mêmes coutumes et la
même histoire et n’a jamais été conquise par un peuple
26
extérieur ». La préservation de cette unité nationale
était fondamentale. Au bout du compte, le kokutai et la
personne impériale étaient les meilleurs garants de
l’union nationale. Inoue Tetsujirô voyait dans la victoire
japonaise contre la Chine, en 1895, le signe de la
supériorité de l’esprit du peuple japonais, incarné dans
le culte rendu à l’empereur et la généalogie
ininterrompue de la dynastie qui, eux-mêmes, étaient les
signes évidents d’une union de la nation. Pour lui, la
victoire japonaise sur la Chine, c’était le même
phénomène que la conquête de la Grèce par Rome. Mais
de même que Rome admirait la culture grecque qui
constituait une partie de la civilisation romaine, Inoue
rappelait que la pensée chinoise devait rester au cœur
des manières de penser au Japon, car elle était en
dé nitive supérieure à tout ce qu’avait produit
27
l’Occident . Inoue opérait dans ce texte une sorte
d’idiosyncrasie fondée sur une interprétation du
confucianisme dans laquelle les relations de piété liale
unissant notamment le père et le ls étaient appliquées
à la relation souverain-sujet, tous les sujets du Japon se
retrouvant ainsi les enfants du souverain, et l’obéissance
au souverain étant assimilée à une obligation morale
28
dans le cadre de la piété liale .
L’écrivain chinois Lu Xun t à ses dépens l’expérience
de ce retour en force du confucianisme au Japon, lui qui
était venu à Tokyo pour comprendre les moyens de
moderniser son pays et s’arracher à l’in uence des
modes de pensée confucianistes :
Atteignant le but [de mon séjour d’études], je fus admis à l’institut
Kôbungakuin à Tokyo, fondé par le professeur Kanô. Un jour, le maître
d’études Ôkubo nous rassembla au complet et nous proposa, « puisque
nous étions tous des disciples de Confucius », d’aller rendre une visite
au sanctuaire qui lui était dédié à Ochanomizu. J’étais consterné. Moi
qui étais venu au Japon parce que j’étais dégoûté de Confucius et de ses
disciples, je devais encore lui rendre des prières ! Je me souviens de la
perplexité que j’en gardais pendant un temps. Et j’étais loin d’être le
29
seul à l’éprouver .

La course à la modernité, les succès militaires de


l’État-nation, la révolution dans l’industrie lourde,
peuvent ainsi se comprendre comme la conséquence de
la victoire des esprits moralistes et conservateurs au
début des années 1890. Dans le domaine des idées, la
modernisation du Japon, à cette époque, ce n’est
décidément pas l’occidentalisation mais bien plutôt le
retour de la pensée chinoise reformulée et associée à un
chauvinisme nationaliste qui puise ses racines
idéologiques dans les mouvements autochtonistes du
début du XIXe siècle. On comprend la consternation de
Lu Xun. Les tenants du mot d’ordre à la mode vers 1870,
wakon yôsai, « esprit japonais, techniques occidentales »,
avaient triomphé. Comme pouvait l’a rmer sans
complexe un plumitif nationaliste de l’époque : « Peut-
être que les Occidentaux descendent du singe mais, nous
30
autres Japonais, nous descendons des dieux .»
Le conservatisme d’État qui tente de s’imposer, à
partir des années 1890, s’appuie plus sur un corpus de
références que sur une doctrine véritablement
constituée. Si doctrine il y a, c’est plutôt une sorte de
syncrétisme dans lequel la pensée confucéenne la plus
conformiste s’allie avec les préceptes nationaux de la
pensée autochtoniste, se mélange avec des formes de
darwinisme social et de nationalisme moderne. Ce
syncrétisme, vrai mariage de la carpe et du lapin,
protège et légitime le système mais se révèle incapable
de le faire évoluer. Les dirigeants de Meiji, Itô Hirobumi
en tête, en dessinent les contours entre 1885 et 1890 et,
nalement, en posent les fondements pour près d’un
demi-siècle. Mais, comme le fait remarquer Maruyama
Masao, « quand les chefs de la clique du clan Meiji,
utilisant tous les moyens à leur disposition pour
annihiler le mouvement pour les droits démocratiques,
entreprirent de construire un régime absolutiste (le
recouvrant discrètement de la feuille de vigne d’une
Constitution modelée sur celle de la Prusse), ils posèrent
31
en réalité les fondations de l’e ondrement du pays ».
Pour Maruyama comme pour bien d’autres, il y a en
e et une sorte de logique étatique qui mène droit
de 1889 à 1945.
La nouvelle idéologie impériale est fondée sur un
dualisme politique : les dirigeants de Meiji manipulent
l’empereur et lui dictent sa conduite en même temps
qu’ils sacralisent sa personne. L’empereur cumule
l’autorité politique et un prestige de nature spirituelle. Il
est à la fois le kaiser allemand et le pape de Rome
incarnés en un seul individu. Dans ces conditions, les
Japonais ne sont politiquement que des « sujets » mais,
spirituellement, on voudrait qu’ils soient aussi des
croyants. L’empereur est la source des lois mais, en
même temps, il promulgue des édits qui touchent
l’ordonnancement de l’idéologie et, en tout premier lieu,
l’enseignement. Non seulement on demande au peuple
d’obéir aux lois de manière super cielle ou extérieure
mais on lui demande aussi de reconnaître en son for
intérieur, d’accepter en son âme et conscience, le
système tel qu’il fonctionne. « Se tromper soi-même
32
pour se mettre à l’unisson d’autrui », explique de
manière saisissante Kaneko Mitsuharu.
Le portrait impérial est placé dans les écoles en
évidence et on doit manifester publiquement sa loyauté
à l’empereur en le saluant ostensiblement. Les
proviseurs et directeurs d’école sont enjoints de lire à
haute voix les textes idéologiques du régime tels que le
fameux rescrit sur l’enseignement, et les élèves sont
invités à en apprendre par cœur des passages.
L’empereur est ainsi présenté comme le détenteur des
valeurs spirituelles et du pouvoir politique. Logique et
pouvoir, public et privé sont confondus. Le pouvoir se
confond avec la logique ; la logique sous-tend le pouvoir
et tout cela semble normal. Le droit prend le sens de
parole impériale. La parole impériale devient le droit.
C’est pourquoi le kokutai en vient à dire « ce qui est vrai,
ce qui est bon, ce qui est beau », et la décision morale
nale revient donc aux fonctionnaires qui, selon les
règlements, « ont pour tâche de servir loyalement Sa
Majesté ». En ce sens, on peut évoquer une
33
tennôcratie puisqu’« on s’était habitué à ne penser à
34
l’Empereur moustachu qu’en le déi ant ». Maruyama
Masao note que, le rescrit impérial sur l’éducation,
« c’était comme une déclaration publique que l’État
japonais, en tant qu’entité morale, monopolisait le droit
35
de déterminer des valeurs ». À partir d’une analyse
quasi structuraliste de l’État impérial dans laquelle il
montre comment ce dernier tend à doubler l’ancien
système communautaire dans les campagnes qui était lui
aussi assez intrusif dans le domaine de la vie privée,
Fujita Shôzô évoque à ce propos une particularité de la
36
structure japonaise du pouvoir à l’époque moderne .
Tant que les contre-pouvoirs existent — le Parlement,
la presse, les partis, les mouvements sociaux —, le
système peut fonctionner à peu près comme une
démocratie à géométrie contrainte. Mais dès que les
digues démocratiques sont rompues, écrasées ou
réduites au silence — ce qui devint le cas vers 1937-
1938 —, il ne reste plus que l’appareil mis en place qui
commence alors à fonctionner selon une logique
totalitaire. Comme l’écrivait l’avocat Masaki Hiroshi,
qui, faute de pouvoir critiquer la dictature, maniait
l’ironie : « Au pays des aveugles, les borgnes sont rois,
dit le proverbe. Mais dans la réalité, il arrive que pour
donner le pouvoir à un borgne, on aveugle ceux qui
37
pouvaient voir . » Plusieurs témoignages rapportent
qu’à l’époque Meiji, on disait qu’il fallait baisser les yeux
quand l’empereur passait dans son attelage, car cela
38
risquait d’éblouir . Irokawa Daikichi évoqua à ce
propos « une gigantesque boîte noire » à l’intérieur de
laquelle la nation entière était con née, plongée dans
39
l’obscurité et opprimée . Ainsi, les Japonais, dirigeants
et dirigés, apprirent à oublier le caractère inventé du
culte impérial moderne dans une amnésie quasi
générale. Car l’empereur n’est pas seulement le
représentant sur terre d’une autorité divine, comme
pourrait l’être un pape, il est lui-même une
manifestation divine, en ce sens qu’il descend des dieux,
40
qu’il est l’enfant des dieux . C’est ce que signi e au
fond l’expression arahito-gami. L’empereur japonais est
conçu non seulement comme un kaiser et un pape, mais
on lui ferait aussi volontiers jouer le rôle de Jésus, ls
de Dieu. La seule di érence avec le système de référence
chrétien — mais elle est de taille —, c’est l’absence de
transcendance dans la notion même de divinité au Japon
et, du coup, l’empereur n’est pas « Dieu vivant », mais
« un dieu vivant ». Basile H. Chamberlain (1850-1935),
le premier traducteur du Kojiki (Récit des choses
anciennes), évoque dans un ouvrage publié en 1912, The
Invention of a New Religion, comment le nouveau culte
rendu au « mikado » constitue comme une nouvelle
religion comparable au christianisme sur le plan des
41
valeurs . Et il s’interroge : comment les créateurs de
ces idées nouvelles ont-ils pu croire eux-mêmes à leur
propre invention ? Comment ont-ils pu participer à cette
amnésie fondatrice ? Alors qu’à l’époque d’Edo, la plus
grande partie de la population japonaise ignorait tout de
la fonction impériale, comment celle-ci a-t-elle pu se
donner l’illusion que toute la culture japonaise con uait
42
vers le tennô ?
« TENNÔCRATIE » ET BUREAUCRATIE

La monarchie charismatique japonaise, la


« tennôcratie », contrôlait non seulement le pouvoir, la
vérité, le bien, l’esthétique, mais elle contrôlait aussi
l’espace sacré. L’instauration d’une religion d’État
centrée autour de l’empereur, avec ses institutions, ses
rituels, ce que l’on appelle communément le shintô
d’État (kokka shintô), devint un appareil idéologique
o ciel. Qu’il s’agisse d’une religion véritable, c’est plus
douteux. Dans son Abrégé de la civilisation paru en 1875,
Fukuzawa Yukichi voyait dans le shintô « une simple
marionnette du bouddhisme », « sans corps de doctrine
établi », « un mouvement insigni ant cherchant à
s’imposer pour prendre avantage de la maison
43
impériale en pro tant des changements politiques » .
Mori Arinori, l’ancien fondateur de la Société de l’an VI
devenu ministre de l’Éducation, était pour sa part fort
sceptique quant à l’intérêt de faire revivre tout ce fatras
de vieilles doctrines, et ne pensa jamais que le revival du
shintô pouvait avoir le moindre sens pour un État
moderne : il mourut assassiné le 11 février 1889 par un
fanatique pour ne pas avoir compris à temps l’ampleur
du virage idéologique qui se préparait.
En janvier 1946, l’empereur Shôwa (Hirohito)
abandonna son statut de « dieu vivant » dans une
allocution radiodi usée. Avait-on déjà vu un dieu
disparaître en direct à la radio ? Et pourtant, l’idéologie
dont cette nation relevait s’avéra d’une redoutable
e cacité : elle tua des millions de gens, sans compter
tous ceux qui furent prêts à mourir pour elle. En 1947,
le sculpteur et poète Takamura Kôtarô, disciple de
Rodin, publia un recueil de poèmes, Petite histoire de la
stupidité (Angû shôden), dans lequel il décrivait ce qu’il
ressentit quand il entendit à la radio, le 8 décembre
1941, la déclaration de guerre du Japon aux États-Unis :
Hier c’était comme un bruit lointain. Aujourd’hui nous y sommes.
Le tennô est en danger ! Rien qu’à entendre ce mot, tout mon être s’est
décidé. Mon grand-père est là, mon père et ma mère aussi. Je suis dans
ma chambre de petit garçon et un brouillard envahit l’atmosphère. Les
voix de mes ancêtres retentissent à mes oreilles : Sa Majesté, Sa Majesté
est en danger. J’ai le sou e court, je suis au bord de la défaillance. Il
n’y a rien de plus important que de se sacri er. Protégeons Sa
44
Majesté .

La défense de la patrie, comprise comme la


protection de l’empereur, lui semblait aller de soi. Cette
découverte le plongea dans une sorte de transe. On
mesure là l’impact considérable et la fascination
qu’exerça cette idéologie sur les esprits du temps.
L’empereur est donc, en vérité, le détenteur absolu du
pouvoir. Il décide en dernier lieu à propos des questions
intérieures et extérieures, mais il est surtout le détenteur
du pouvoir absolu en matière de valeurs, y compris dans
le domaine du sacré. On attend du peuple qu’il approuve
les décisions de son gouvernement, c’est-à-dire qu’il
manifeste toujours son unité. Les institutions l’y aident.
45
Depuis les Genrô (les « Anciens ») , le Conseil privé, les
ministres jusqu’à l’état-major, la Chambre des pairs, le
ministère de l’Intérieur ou encore les Universités
impériales, tout est fait pour que les décisions
o ciellement prises par le tennô soient entérinées et
mises en application. Dans les provinces, les
gouverneurs, les chefs de district, les maires, les
directeurs d’école, les commissaires de police, les juges
font de même pour que l’ordre impérial fonctionne sans
le moindre accroc. Peu à peu, le système impérial
devient une partie du paysage dont on nit par se
persuader qu’il est naturel. Takeuchi Yoshimi disait que
ce n’était pas quelque chose auquel les personnes étaient
confrontées, mais quelque chose qui les enveloppait tel
un paquet, transformant les Japonais en une nation de
46
netsuke .
Pourtant, vu par les ministres ou les conseillers, il est
clair que le pouvoir réel de l’empereur est de l’ordre du
symbole, que son autorité personnelle est super cielle,
voire nulle. La réalité du pouvoir de l’empereur est
répartie entre ceux qui font fonctionner les institutions
et qui le représentent. Le pouvoir impérial peut donc
paraître purement nominal. Il l’est d’autant plus que le
souverain ne préside pas le Conseil des ministres. Il est
donc cantonné dans la fonction morale de gardien du
consensus 47. Pour les commentateurs libéraux, il s’agit
bien d’une monarchie constitutionnelle. On raconte
même que l’empereur Meiji n’aurait jamais pu décider
de rien ni refuser la moindre suggestion de ses ministres,
et que sa marge de manœuvre réelle était plus que
limitée. Sa seule opposition au gouvernement aurait été
de refuser l’introduction des ampoules électriques dans
sa chambre à coucher… Il y a donc une réelle ambiguïté
de la fonction impériale : l’empereur comme institution
dispose d’un pouvoir quasi absolu, touchant tous les
domaines et, en même temps, en tant que personne, son
pouvoir est réduit à presque rien. Selon que l’on
interprète la Constitution dans un sens ou dans l’autre,
le pouvoir impérial est absolu ou quasi nul. Pour les uns,
il est au cœur du système de responsabilité ; pour les
autres, il est irresponsable par nature. En 1945,
MacArthur décida qu’il était irresponsable et que
l’empereur pouvait continuer à vaquer à ses
48
occupations … Cette attitude des autorités américaines
posait alors une autre question : À moins de croire
vraiment que les responsables de la guerre étaient la
vingtaine de dirigeants japonais jugés au tribunal de
Tokyo, comment les Japonais ordinaires pouvaient-ils se
considérer responsables de quoi que ce soit, si
l’empereur lui-même était irresponsable ?
Cette irresponsabilité générale, non seulement de
l’empereur, mais du système en tant que tel, que
Maruyama Masao fut l’un des premiers à mettre en
49
évidence , pose en e et question. Le système est
construit pour pousser au conformisme et à l’obéissance
passive. Dans les premières années du XXe siècle, les
manuels scolaires, notamment ceux d’histoire, vont
s’ingénier à répandre dans les écoles des valeurs
conservatrices que les instituteurs, véritables hussards
noirs de l’idéologie impériale, vont s’e orcer
d’inculquer : loyauté et notamment loyauté à
l’empereur, respect des Anciens, obstination,
abnégation, courage physique (et, dans les années 1940,
50
esprit de sacri ce jusqu’au sacri ce suprême) , tels
sont les idéaux qui transparaissent de manière de plus
en plus nette dans les livres d’école, en particulier après
1910. Devenus fonctionnaires d’État, instituteurs et
professeurs des écoles constituent le relais plutôt
e cace de l’idéologie nouvelle.
On sait le rôle et le prestige des fonctionnaires et des
administrateurs dans l’organisation de l’État japonais
depuis la haute Antiquité, et l’importance qu’ils avaient,
même dans la société d’Edo, qui pourtant passait pour
féodale. Dans les efs seigneuriaux, comme dans le
shôgunat lui-même, les samouraïs les plus habiles en
matière administrative, organisationnelle ou scale,
détenaient souvent les charges les plus importantes, et le
confucianisme auquel étaient autrefois attachés les
dirigeants n’était rien de moins que la justi cation
idéologique des élites bureaucratiques. Au lendemain de
Meiji, une partie des anciens samouraïs, ceux qui, en
principe, étaient jugés par leurs pairs comme les plus
compétents et faisaient partie de familles in uentes,
avait investi les corps du nouvel État et lui avait fourni
un soutien social e cace. Ces hommes étaient pour la
plupart issus des anciens clans féodaux victorieux en
1868. Mais, dès la n des années 1870, on ressentit la
nécessité de créer les institutions capables de former, sur
une base plus objective et générale, c’est-à-dire par un
système d’examens universitaires, cette élite de hauts
fonctionnaires au service de l’État. D’autant que le
nouvel État, autrement plus puissant que l’ancien régime
shôgunal, recrutait des hauts fonctionnaires en grand
51
nombre .
Ce fut pour l’essentiel dans les années 1880 que se
mit en place, à gros traits, la structure de la bureaucratie
japonaise. Les premières réglementations concernant le
fonctionnement interne de l’administration datent de
1885 et les premiers examens d’entrée furent établis en
1887. La création de l’Université de Tokyo, en 1877, la
première et, en ce temps, la seule Université du Japon,
correspond aussi à cette nécessité bureaucratique.
Autant que la recherche scienti que de pointe,
l’Université avait pour objet de former une élite de
premier rang qui maîtrisait ainsi les techniques de
commandement au sommet de l’État. Ce fut
particulièrement vrai de la faculté de droit qui, dès les
origines, constitua le terreau privilégié du recrutement
des futurs bureaucrates de haut rang, et ceci restait
d’ailleurs vrai au début du XXIe siècle. Un serment de
loyauté au gouvernement était alors exigé des
professeurs qui étaient à cette époque o ciellement
nommés par l’empereur. Au confucianisme, devenu aux
yeux de certains quelque peu obsolète, se substitua très
vite la nouvelle idéologie dominante, le darwinisme
social, dont Katô Hiroyuki, le recteur de l’Université
52
(1890-1893) , se t le porte-parole quasi o ciel.
Dans les dernières années du XIXe siècle et les
premières années du XXe siècle, les hauts fonctionnaires
au service du pays constituent une élite sortie de
l’Université impériale. Les meilleurs étudiants se
tournent naturellement vers le service de l’État, qui leur
assure respect, sentiment de peser sur les choses et
grati cations conséquentes. Ils constituent rapidement
un groupe social cohérent et endogamique. Dirigeants
politiques et hauts fonctionnaires sont ainsi liés par des
réseaux de camaraderie formés lors de leurs longues
études et par des relations familiales rarement laissées
au hasard. Non dépourvue de querelles internes et de
jalousies diverses, la bureaucratie fait immédiatement
bloc face à ce qu’elle considère comme une intrusion
extérieure dans ses prérogatives. Qu’un ministre non
issu de ses rangs songe un instant à lui imposer de
nouvelles règles, et c’est la fronde organisée. En ce sens,
elle développe un esprit de corps qui ne tolère aucune
réforme ou changement dans ses pratiques, si l’initiative
ne vient pas d’elle-même. Dans ces conditions, la
bureaucratie de l’État-nation japonais alors en formation
constitue le groupe social par excellence qui pense,
produit et propage cette idéologie impériale. C’est elle
qui lui assure stabilité et pouvoir au sommet de l’État.
Formés par l’Université selon les vues générales de
l’oligarchie dominante, les hauts fonctionnaires pensent
posséder la science de l’État plus que les politiques, trop
souvent obsédés par leur réélection. La démocratie,
même limitée, qu’implique le système parlementaire
depuis 1890 leur apparaît comme une sorte de
concession nécessaire pour calmer les couches
moyennes, mais les hauts fonctionnaires considèrent les
politiciens non issus du sérail élus par le peuple comme
des amateurs, voire des usurpateurs, et le plus souvent
les méprisent. Kanson minpi, « vénérer le fonctionnaire,
mépriser le peuple »… la vieille formule chinoise reste
décidément d’une grande actualité dans le Japon de
53
Meiji .
Après la victoire alliée de 1945, des réformes sont
entreprises sous direction américaine pour démanteler
un certain nombre de structures associées dans l’esprit
des occupants au militarisme. L’armée japonaise vaincue
est dissoute ; les grands oligopoles nanciers, les
zaibatsu, sont démantelés ; les dirigeants et militants des
anciens mouvements nationalistes sont victimes
d’interdictions professionnelles, voire d’arrestations.
Mais les occupants ne touchent pas à la bureaucratie qui
leur paraît nécessaire pour tenir le pays et le faire
fonctionner. Le résultat est que l’appareil bureaucratique
japonais, fondé à l’époque Meiji, n’a jamais été remis en
question et ne s’est lui-même jamais remis en question.
C’est bien la même machine qui traverse l’avant-guerre,
la guerre et l’après-guerre. Elle fonctionne encore
aujourd’hui et continue de constituer un élément central
du jeu politique en ayant la possibilité d’annihiler toute
réforme qui n’aurait pas son assentiment global. Elle
constitue de toute évidence un puissant facteur de
conservatisme à la tête de l’État.
LES INTELLECTUELS SOUS LE FEU DES MÉDIAS

Uchimura Kanzô, un jeune intellectuel chrétien qui


revenait d’un séjour de quatre ans aux États-Unis et qui
était professeur dans un lycée, fut obligé de
démissionner en 1891 pour avoir refusé de s’incliner
respectueusement devant le texte du rescrit sur
l’éducation placardé dans son établissement. Cet
incident fut suivi d’un autre, peut-être plus grave
encore : Kume Kunitake, ancien secrétaire et
chroniqueur de la mission Iwakura, un homme du sérail
en quelque sorte, devenu professeur d’histoire à
l’Université impériale de Tokyo, publia en 1893, dans
une revue scienti que, un article intitulé « Le shintô,
vieille coutume de vénération du ciel », qui
s’interrogeait notamment sur la véracité historique des
chroniques impériales du VIIIe siècle. Kume fut contraint
à la démission.
Le mot kokutai devient en quelque sorte tabou, et
personne n’ose plus le critiquer ou le dénigrer
ouvertement. Dans le meilleur des cas, les intellectuels
et les scienti ques se contentent de l’ignorer. Mais
l’atmosphère est en train de changer radicalement : à la
liberté de ton et d’expression qui caractérise — malgré
la répression souvent — l’atmosphère des années 1865-
1885 succède, à partir de la n du siècle, un
conformisme de plus en plus pesant. Miyatake Gaikotsu,
un jeune humoriste de vingt-deux ans, ose publier, en
mars 1889, des caricatures de l’empereur en squelette,
et fait paraître une fausse Constitution revisitée par ses
soins, lui donnant un tour ridicule. Il dénonce le
caractère douteux et suspect du nouveau culte impérial
et les expressions littéraires alambiquées pour évoquer
la personne de l’empereur. Il écrit à propos du
souverain : « Vous avez vu sa tête ? Il a celle de
n’importe qui. Pourquoi alors ne pas s’adresser à lui de
manière plus raisonnable ? » Il écope immédiatement de
54
trois ans de prison ferme .
Uchimura Kanzô a une trentaine d’années quand il est
le protagoniste, ou plutôt la victime, en 1891, d’un
incident dit de « lèse-majesté », lié à son refus public de
saluer le texte du rescrit impérial dans l’école où il
enseigne. Il devient vite l’un des personnages les plus en
vue d’une opposition intellectuelle et chrétienne, très
hostile à ce nationalisme d’État qui cherche à créer
autour de l’empereur une mystique de nature religieuse.
Fils d’un samouraï du ef de Takasaki dans le nord
du Kantô, ef qui se rangea en 1868 du côté du shôgun
contre les forces impériales, Uchimura se retrouva
marginalisé dans une famille appauvrie, comme la
plupart des familles de samouraïs issues de l’est et du
55
nord-est du pays au lendemain de la restauration . Son
père était un lettré confucéen qui connaissait par cœur
les Classiques chinois, nous dit-il, et il en fut fortement
56
in uencé . Uchimura entra en 1877 à la nouvelle école
d’agriculture de Sapporo (Hokkaidô) qui, dans les
années 1875-1890, devint, avec l’Université impériale
de Tokyo, l’un des meilleurs centres de formation du
pays 57. Il expliquera plus tard que ce choix n’était pas
lié à une quelconque vocation d’agronome, mais tout
simplement au fait que les étudiants de cette école
étaient aidés nancièrement par le gouvernement, ou
plutôt par la Mission de mise en culture des terres du
58
Hokkaidô fondée par le nouveau régime en 1869 . Les
origines sociogéographiques d’Uchimura Kanzô ne
seront pas pour rien dans ses choix idéologiques
ultérieurs. Il se désignait volontiers lui-même comme
« un homme du Kôzuke », du nom de l’ancienne
province où il était né, manière d’a rmer que son
opposition au régime de Meiji était en quelque sorte
inscrite dans ses gènes.
Quand Uchimura Kanzô arriva à Sapporo en 1877, le
professeur américain William Clark (1825-1886) venait
d’en partir. Clark avait laissé une empreinte très forte
sur les jeunes élèves de l’école d’agriculture où il avait
exercé quelques mois comme directeur des études. Non
pas tant pour son enseignement des techniques agricoles
qui n’a guère laissé de traces sinon une ferme modèle
totalement inadaptée à l’environnement local, mais
parce que c’était un formidable prêcheur et propagateur
du christianisme et qu’il avait introduit dans l’école des
règles de fonctionnement très strictes, à l’image de celles
qui prévalaient dans les bons collèges américains du
Massachusetts. Ses mots d’adieu, Boys, be ambitious, sont
devenus la célèbre devise de l’Université du Hokkaidô.
Quand le jeune Uchimura intégra l’établissement, la
plupart de ses camarades avaient été convertis au
christianisme par Clark. Uchimura vivait alors un
véritable con it intérieur : il commença par résister à la
pression avant de nalement se convertir. Mais sa
détermination dans la foi chrétienne sera par la suite à
la mesure de sa résistance initiale. Il mit en e et dans sa
nouvelle foi toute sa passion, mais aussi des valeurs qu’il
avait reçues de l’enseignement traditionnel dispensé
dans son entourage de samouraïs ou d’ex-samouraïs,
vertus peut-être héritées du bushidô, comme le sens de la
loyauté et du mérite, mais aussi une certaine forme
d’innocence presque à contretemps des valeurs de son
époque.
Diplômé de l’école, Uchimura Kanzô fut employé
dans les services d’agriculture de la mission à Sapporo,
se maria puis rompit presque immédiatement, laissa tout
tomber pour nalement s’embarquer pour les États-Unis
en 1884 où il séjourna durant quatre années. Il étudia à
Amherst en Nouvelle-Angleterre où il fut fortement
impressionné par la personnalité du doyen du collège,
un authentique puritain. Uchimura t là sa première
expérience de vie quotidienne dans un pays chrétien : il
s’attendait à vivre en terre de dèles, mais il découvrit
surtout le culte du dieu dollar et les préjugés de race. Il
fut en même temps frappé par « la générosité, l’amitié,
la sincérité » de ses amis et crut reconnaître dans le
christianisme une forme d’esprit chevaleresque
inexistant au Japon. « Face au mal profond qui ronge les
sociétés chrétiennes, le bien quand il est prodigué en est
59
encore plus sublime ! » Il écrira plus tard dans son
autobiographie qu’après pareille expérience, « au retour
d’Amérique, pouvais-je être autre chose que chrétien ? ».
Ébloui par plusieurs gures de puritains américains
mais déçu par une société trop individualiste et
incapable de vraiment s’adapter aux États-Unis malgré
sa maîtrise parfaite de la langue anglaise, Uchimura
Kanzô rentra au Japon. Cette expérience américaine lui
o rit pourtant l’occasion de redécouvrir son propre
pays, et surtout de se donner une mission, celle de faire
connaître au monde le Japon qu’il aimait, sa grandeur et
ses apports à « la civilisation humaine ». À son retour au
pays, il devint le directeur adjoint d’un établissement
scolaire de Niigata où il se prononça contre l’emploi,
dans l’enseignement, de missionnaires chrétiens qu’il
jugeait arrogants, ce qui lui valut d’être congédié au
bout de trois mois. Il fut recruté, en 1890, comme
60
enseignant attaché au lycée numéro un de Tokyo et ce
fut là que, l’année suivante, en janvier 1891, lors de la
cérémonie de première lecture du rescrit sur l’éducation
quelques jours après sa publication, au moment où tous
s’inclinaient devant le texte signé de la main de
l’empereur, Uchimura Kanzô refusa de s’y associer,
dénonçant une conduite qu’il assimilait au culte des
idoles. Uchimura déclara éprouver du « respect » pour
61
l’empereur, mais pas de la « vénération » . Cette
a aire, qui éclata dans le meilleur lycée de Tokyo, lieu
de formation de la future élite des grands commis de
l’État, t le tour du pays et fut connue sous le nom
d’« a aire de lèse-majesté d’Uchimura Kanzô ». Pris dans
une tourmente médiatique, Uchimura fut contraint de
démissionner de son poste quelques semaines plus tard.
La presse impériale se déchaîna contre le jeune
professeur traité d’« ennemi public numéro un » ou de
« racaille ». On jeta des pierres sur son domicile.
Uchimura écrivit quelques semaines plus tard à un ami
américain : « En l’auguste présence de soixante
professeurs et d’un millier d’étudiants, je ne me suis pas
incliné ! Quel moment terrible ! Mais j’ai su à cet instant
62
même tout ce que mon attitude allait déclencher . » La
vérité doit être plus forte que l’État, écrira-t-il plus
63
tard .
Uchimura Kanzô est, de fait, un personnage
complexe. À Niigata, il se prononce par nationalisme
contre la présence dans son école de missionnaires
étrangers animés d’un net complexe de supériorité qui
les pousse à enseigner avec trop de zèle un certain
christianisme auquel il n’adhère pas. À Tokyo, il résiste
à cette nouvelle idéologie d’État qui cherche à imposer
dans les mentalités le kokutai par le biais de cérémonies
o cielles. Il s’oppose à la fois à un christianisme qui
serait l’avant-garde d’une civilisation occidentale qui se
conçoit comme supérieure, et au nouveau nationalisme
qui fait de l’État impérial un idéal absolu. Pour
Uchimura, la liberté de l’esprit n’est pas négociable.
Dans le cadre de cette a aire, le gouvernement
voulut faire d’Uchimura un exemple : ne pas respecter le
kokutai et ses rituels devenait impensable. L’idéologie
o cielle devait passer par-dessus les convictions
personnelles des citoyens. Pour Uchimura, on l’obligeait
à placer l’empereur au-dessus de Dieu, ce qui était
intolérable. Inoue Tetsujirô, l’un des idéologues o ciels
du régime et le promoteur du rescrit, se lança d’ailleurs,
peu après cette a aire, dans une attaque violente contre
Uchimura et les chrétiens : « Ceux qui comme Uchimura
Kanzô n’ont aucun sens de la loyauté et de la délité, je
les méprise car beaucoup d’entre eux insultent le Fils du
Ciel qui nous est si cher. Des gens comme cela ne
64
méritent pas de faire partie du peuple japonais . » Le
rescrit contenait les principes mêmes de la vertu
japonaise et, par leur refus d’en reconnaître les bienfaits,
les chrétiens se mettaient en dehors de la communauté
nationale, écrivit-il en substance. Valeurs chrétiennes et
valeurs nationales étaient antagoniques, pensait Inoue.
« Et les chrétiens ne peuvent accepter le rescrit parce
qu’ils ont tous une antipathie immodeste envers les
sentiments de loyauté et de piété liale qui relèvent,
65
selon eux, d’une morale orientale un peu vieux jeu . »
De son côté, Katô Hiroyuki, le recteur de l’Université
impériale de Tokyo, se lança dans des diatribes
antichrétiennes : « Notre kokutai interdit d’admettre un
66
Dieu unique », écrivit-il. L’a aire Uchimura rappela,
dans la conscience historique nationale, l’épisode de la
répression du christianisme au début du XVIIe siècle,
quand l’inquisition japonaise obligeait les chrétiens
japonais à fouler au pied les images du Christ (fumie)
pour prouver qu’ils avaient bien abjuré. Interdit depuis
1612, le christianisme avait été o ciellement autorisé
de nouveau, au retour de la mission Iwakura, en 1873.
Qu’ils fussent d’obédience catholique ou le plus souvent
protestante, les chrétiens furent alors encore considérés
avec mé ance, voire méprisés par la population. On les
67
désignait par le vieux sobriquet de yaso . Les yaso
furent victimes de discriminations diverses et leur foi
leur attira souvent des ennuis. Sans les grandes
puissances occidentales « chrétiennes » et le désir du
Japon d’en nir avec les traités inégaux, l’État de Meiji
serait-il alors revenu aux vieilles pratiques d’interdiction
du christianisme ?
Tragiquement isolé, Uchimura tient bon dans ses
convictions mais l’épisode lui vaut de mener pendant
quelque temps une vie di cile. Il manifeste son
opposition aux thèses des nipponistes et des
conservateurs pour qui le Japon doit « garder son âme »
et contrôler le processus de modernisation. Il suit plutôt
Fukuzawa Yukichi dans son idée que le Japon doit aussi
adopter les manières de penser des Occidentaux et pas
seulement leurs techniques, mais alors que Fukuzawa
met l’accent sur l’épanouissement de l’autonomie de
l’individu et de la nation, Uchimura considère que le
christianisme est le fondement de l’Occident et que le
principal problème du Japon vient de ce qu’il a adopté
68
la civilisation occidentale, mais sans le christianisme .
Le Japon devra tôt ou tard faire sienne cette religion :
c’est la loi naturelle, et le Japon ne pourra pas s’opposer
au travail de la loi naturelle. « Certains même suggèrent
dans leur stupidité que nous pouvons suivre l’Occident
dans le domaine de l’étude tout en respectant les vertus
de l’Orient. Les imbéciles resteront toujours des
imbéciles, mais notre nation ne pourra longtemps
69
adhérer à pareille bêtise . » Aux conservateurs japonais
qui évoquent la « trahison » des chrétiens et s’appuient
sur le contentieux historique du Japon avec le
christianisme pour justi er leurs préventions, Uchimura
réplique en évoquant la « stupidité » de ceux qui, pour
lui, ne comprennent pas que la modernisation, c’est
l’occidentalisation et que l’occidentalisation, c’est
l’adoption de la foi chrétienne. Traîtres ou imbéciles, on
avouera, dans les deux cas, que le problème est mal
posé.
Cela étant, la réaction antichrétienne, apparemment
disproportionnée, de certains conservateurs renvoie à
une inquiétude naissante, liée au succès relatif et
grandissant du développement du christianisme, le plus
souvent dans ses versions protestantes à l’américaine,
dans des secteurs de plus en plus signi catifs des
nouvelles classes moyennes japonaises. Les missions
d’évangélisation nissent par obtenir quelque succès, le
plus souvent par le biais de leurs écoles, auprès de
jeunes intellectuels — dont de nombreuses jeunes
femmes — qui cherchent dans cette religion une
solution de rechange au nouveau shintô d’État et au
culte impérial mis en avant o ciellement et qui ne les
convainc guère. De nombreux jeunes pensent, comme
l’explicite ici Uchimura, que christianisme et modernité
vont de pair, et que la conversion — au-delà de la foi
intime — fait partie du nécessaire mouvement
70
d’occidentalisation, et même contribuera à l’accélérer .
Contraint de vivre d’expédients, Uchimura attrapa le
typhus en même temps que son épouse, emportée par la
maladie. Lui allait se ruiner la santé mais parvint à
survivre. Uchimura devint alors un exilé dans son propre
pays. Il s’installa à Nagoya, ensuite à Kyôto, puis à
Kumamoto où il toucha le fond de la misère. L’« a aire »
aurait dû le briser. Pourtant, il ressortit de l’épreuve,
conforté dans ses convictions politiques et spirituelles, et
devint, dans les années suivantes, l’une des plumes les
plus acérées de son temps. Il répétera d’ailleurs souvent
que c’était l’amour du Christ et celui du Japon qui lui
permirent de tenir : Jesus and Japan. Il se livra à une
critique en règle du kokutai. « Le caractère fondamental
de notre empire n’empêchera pas la décadence de l’État
fondée elle-même sur la décomposition de la nation. »
Quant à l’État-famille, il était fondé en haut par des
privilégiés incapables et avares, des entrepreneurs
fraudeurs et corrompus tandis qu’en bas, le peuple était
71
plongé dans la misère .
Dans un article paru en 1896, Uchimura écrivit qu’il
fallait considérer l’histoire du Japon d’un point de vue
objectif et constater que celle-ci ne faisait que re éter
l’attitude des sujets vis-à-vis de leur souverain : les
Japonais étaient ers de vénérer leur empereur,
éprouvaient de la honte pour le manque de loyauté, ne
connaissaient que la logique de la délité familiale, ne
comprenaient pas ce que signi ait vivre libre en société
et concluait : « On ne peut ranger ce pays parmi les pays
civilisés. » Certes, ce peuple déterminé et guerrier
n’avait jamais été vaincu au cours de l’Histoire,
précisait-il, mais cela n’était sans doute que la
conséquence de particularités géographiques. Pas de
quoi en être particulièrement er, car son gouvernement
n’avait jamais fait que atter l’amour-propre des
Occidentaux et ce peuple n’avait jamais vraiment
72
combattu pour sa liberté et son indépendance .
Uchimura Kanzô devient l’une des grandes
consciences du pays au début du XXe siècle, le principal
intellectuel chrétien avec Nitobe Inazô de tendance
quaker, lui aussi issu de l’école d’agriculture de Sapporo.
Il poursuit inlassablement son action en faveur d’un
« christianisme sans église », et prône un paci sme
irréductible qui va le rapprocher des premiers
socialistes.
Kume Kunitake, lui, était historien. Ce lettré de
formation néoconfucianiste devint, dans les années
1880, avec son collègue Shigeno Yasutsugu (le directeur
de l’Institut des archives nationales), l’un des leaders
d’un courant historique désigné sous le nom d’École des
preuves (Kôshôgaku), issu de la tradition positiviste
néoconfucianiste. Kume fut nommé professeur à
l’Université impériale de Tokyo dans le département
d’histoire japonaise fondé en 1889, et incarna l’aile
radicale de ce courant historique parti dans les archives
73
à la recherche de la vérité, qu’elle plût ou non .
Les historiens de l’Université qui avaient fondé une
Société d’histoire éditaient, depuis 1889, une revue dans
laquelle Kume et ses collègues publiaient des
contributions très critiques. Le président de la Société,
Shigeno Yasutsugu, expliquait qu’il fallait « e acer »
(massatsu) de l’Histoire les « vassaux dèles » qui
faisaient l’objet d’un culte étatique dans les sanctuaires.
Il y gagna le surnom de « docteur ès e açage ». Un autre
de ses collègues, Hoshino Hisashi (1839-1917), publia
un article montrant que les ancêtres impériaux étaient
probablement venus de Corée à l’époque ancienne.
Kume s’en prit par exemple au Taiheiki, une chronique
historique du XIVe siècle, dont il nous expliqua qu’elle ne
pouvait être considérée comme une source able. Bref,
les historiens o ciels de l’Université impériale se
livrèrent à un jeu politiquement dangereux qui consistait
à attaquer de front l’histoire traditionnelle, parsemée de
mythes, de légendes et de moralisme bien-pensant. En
1891, une contribution intitulée « Le shintô, vieille
superstition de vénération du ciel » lui valut une
certaine renommée dans son milieu et, déjà, un parfum
74
de scandale . C’était la première fois qu’un historien
« o ciel » se penchait sur la question du shintô et
cherchait à en faire une analyse sur une base
objectiviste. Kume attaquait tous azimuts la vulgate
idéologique en train de se mettre en place. Il expliqua
d’abord que le shintô n’était pas une religion, car il ne
comportait pas de principes moraux concernant le bien
et le mal. On n’y trouvait, dit-il, qu’une célébration du
ciel, des rituels d’évitement de la souillure, et des rituels
propitiatoires ; bref, des croyances dans lesquelles on
remerciait les divinités pour les bienfaits accordés, et on
les craignait pour les désastres naturels qu’elles
pouvaient provoquer, à une époque où l’humanité
balbutiait encore. Ces pratiques ne pouvaient su re
avec le développement de la société et d’autres systèmes
religieux étaient apparus, comme le bouddhisme ou le
confucianisme, en comparaison desquels le shintô n’était
décidément pas grand-chose ! Pour Kume, tous les
peuples connaissaient ce type de rituels d’une manière
ou d’une autre, et, de ce point de vue, le shintô n’était
en aucune façon une exception. Mais, au lieu de se
débarrasser de ces anciennes croyances comme l’avaient
fait la plupart des autres peuples, le Japon les avait
conservées pour en faire l’un des piliers de l’idée de
l’État. Il critiqua d’un point de vue historique la notion
de kami (divinité), de tennô, de maison impériale
(kôshitsu) et, au bout du compte, de kokutai. Kume
concluait que le shintô n’était qu’un fatras de vieilles
pratiques rituelles et le kokutai une illusion. Son article
constituait une attaque en règle contre les principaux
idéologues du régime mais, ce faisant, Kume dessinait
aussi les contours de ce que pourrait être une discipline
où la religion deviendrait objet d’étude en tant que telle,
une histoire ou une science des religions. Il montrait
également qu’il devenait possible de penser une histoire
commune de l’Asie à partir d’une étude critique des
religions locales. Son travail reposait sur le
comparatisme, invitait à ré échir à la complexité des
sociétés humaines et s’appuyait sur des sources
nombreuses qu’il citait abondamment.
L’article passa inaperçu en dehors des milieux
spécialisés mais ce fut le talentueux économiste libéral
Taguchi Ukichi qui lui t une publicité inattendue dans
la revue qu’il animait Shikai, en publiant, en
janvier 1892, un compte rendu laudateur et assez
provocateur dans lequel il enfonça le clou contre le
shintô, déclarant que les « fous du shintô » ne pouvaient
pas garder le silence face à une pareille remise en
question, car leur silence équivaudrait à reconnaître la
75
véracité des thèses de Kume . Cette fois la réaction fut
immédiate et violente. Mais plus que Taguchi Ukichi, ce
fut Kume Kunitake qui fut accusé dans la presse
conservatrice de s’en prendre à la grandeur de l’État,
d’enseigner la trahison et l’absence de tout principe.
Faire du shintô une croyance préhistorique, c’était
commettre du tort à l’État impérial ; faire des recherches
(payées par l’État) pour critiquer les fondements mêmes
de celui-ci, c’était commettre un acte de trahison. On
attaquait aussi Kume sur sa méthode, « des a rmations
non démontrées ». Quatre dirigeants religieux des
grands temples shintô vinrent rendre visite à Kume pour
le convaincre de retirer son texte ou de le désavouer
publiquement. L’entretien dura cinq heures, mais celui-
ci refusa de céder. Pour lui, l’obscurantisme des
dignitaires shintoïstes était un obstacle majeur au
progrès de toute recherche historique, et il en allait là,
somme toute, d’une question de principe. La discussion
ne porta cependant pas sur le fait que le shintô n’était
pas, selon Kume, une religion, ce qui d’une certaine
manière relevait à l’époque du sens commun. En e et,
dans l’idéologie impériale, le « shintô d’État » échappait
justement à la notion de religion. Il se trouvait au-dessus
des religions en quelque sorte, et tous les Japonais
étaient censés le vénérer. C’est parce que le shintô
n’était pas une religion qu’il possédait des privilèges
particuliers. Par exemple, la liberté de conscience
religieuse ne s’appliquait pas à lui et, en ce sens,
l’attitude d’Uchimura, refusant de s’incliner devant le
portrait impérial, pouvait paraître inacceptable. Ce qui
posait problème dans la thèse de Kume, écrivit l’un de
ses adversaires, un prêtre du grand temple d’Ise, c’était
que le kokutai serait fondé sur une religion quasi
préhistorique, si peu convaincante qu’elle nécessitait
l’introduction du bouddhisme et du confucianisme,
qu’elle était le « refuge des imbéciles », en quelque
76
sorte . En expliquant que c’étaient les hommes qui
avaient créé les dieux et non l’inverse, Kume niait les
origines divines de la dynastie. Autrement dit, Kume
insultait le shintô et, par-delà, bien plus grave, le
kokutai, fondé sur la ction de la continuité de la
dynastie impériale issue des dieux eux-mêmes. Il
commettait donc à son tour un crime de lèse-majesté.
En ayant osé s’en prendre à la vulgate o cielle,
Kume fut victime d’un « désastre de pinceaux », comme
on disait à l’époque (hikka jiken). Il avait tenu des
propos provocateurs à l’encontre du pouvoir, et plus
particulièrement de l’empereur. Les hauts responsables
du ministère de l’Éducation sommèrent alors les
autorités universitaires de prendre des sanctions. Le
recteur de l’Université, qui n’était autre que Katô
Hiroyuki, rétorqua que, n’étant pas lui-même historien,
il ne pouvait prendre pareille mesure, mais les pressions
se rent plus fortes et Katô, en son for intérieur,
désapprouva Kume. L’a aire était d’autant plus grave
que Kume n’était pas n’importe qui. Son nom était
nationalement connu, car il fut le secrétaire o ciel de la
mission Iwakura en 1871-1873 et l’auteur de la grande
77
fresque décrivant le tour du monde par la délégation .
On craignit même pour sa vie et son domicile fut placé
sous bonne garde. En mars 1892, Kume Kunitake fut
quand même expulsé de l’Université impériale pour
« faute grave », tandis que la revue historique dans
laquelle il avait publié son « article sacrilège » fut
interdite pour propos subversifs. Celle de Taguchi t
également l’objet d’une interdiction pour menace contre
l’ordre public. Les collègues de Kume se turent. Abattu,
Shigeno, le directeur du centre de recherches,
démissionna de son poste peu après.
Désormais, les historiens seront considérés comme
des gens dangereux par le régime Meiji. Kume trouva
refuge à l’École spéciale de Tokyo, la future Université
Waseda, fondée par Ôkuma Shigenobu, l’un de ses vieux
amis. La liberté de parole n’était plus garantie dans les
institutions o cielles et, attaqué, le positivisme
historique était réduit au silence par l’État, c’est-à-dire
par les tenants d’un « nativisme modernisé » qui se
confondait avec la nouvelle idéologie impériale de
l’État-nation. À une année de distance, le chrétien
Uchimura, le savant positiviste Kume et le libéral
Taguchi avaient été victimes de la censure. Kume et
Taguchi étaient d’ailleurs accusés d’être prochrétiens
dans la presse conservatrice, car, pour elle, leur
positionnement antishintô ne pouvait qu’être le fruit
78
d’une idéologie cryptochrétienne . Kume, qui exécrait
la rhétorique religieuse, se mura dans le silence ;
Taguchi se défendit, rejetant toute obédience chrétienne,
mais on le sentait désormais sur la défensive.
Une vingtaine d’années plus tard, une troisième
a aire vint polluer les rapports entre les historiens et
l’État. Il s’agissait de l’a aire dite des cours du Sud et du
Nord. Au XIVe siècle, la cour impériale s’était scindée en
deux branches, la cour dite du Sud qui se réfugia à
Yoshino, et la cour du Nord, soutenue par le shôgun
Ashikaga Takauji à Kyôto. En 1392, la cour du Sud,
épuisée, nit par abandonner ses prétentions et se rallia
79
à la cour du Nord . Pendant les années qu’avait duré le
con it, quelle avait été la cour impériale légitime ? Il ne
pouvait y avoir deux empereurs légitimes dans le pays,
pas plus qu’il n’y avait deux soleils dans le ciel ! Telle
était la docte question que se posaient les idéologues
o ciels en 1910. Ils concluaient, suivant les idéologues
de l’ancienne école de Mito, à la légitimité de la cour du
Sud, expliquaient que cette cour devait être désignée
comme cour de Yoshino, et récusaient l’idée même de
cour du Nord puisque celle-ci serait illégitime. Le débat
serait purement théorique s’il en était resté là, mais les
défenseurs du kokutai poussèrent le gouvernement — via
une vigoureuse campagne de presse — à prendre
position sur cette a aire et à faire reconnaître dans les
manuels scolaires l’idée que la cour du Sud, la cour de
Yoshino, était la seule cour impériale légitime lors de
cette période.
Dans les manuels visés par l’État depuis que ce
nouveau système avait été mis en vigueur en 1903, il
était admis que le pays avait été alors dirigé par deux
cours impériales. D’ailleurs, le premier manuel d’histoire
à destination des écoles primaires était encore largement
inspiré par les principes des Lumières japonaises selon
Fukuzawa Yukichi : progrès, identi cation avec les
valeurs occidentales, valeurs individuelles, nationalisme
encore limité, dissociation d’avec l’Asie arriérée. Mais,
en 1910, les manuels de morale et de « langue
nationale » avaient été repris en main dans le sens de
l’idéologie o cielle : on y insistait désormais sur le
caractère unique du Japon, sur l’État-famille (kazoku
kokka) avec les concepts traditionnels de loyauté due
aux parents et de loyauté due à l’empereur, vu comme le
chef de la famille souche à l’origine de tous les Japonais.
Le terme de société (shakai) fut alors banni des manuels
pour sa connotation trop radicale et on insista sur le
patriotisme, tandis que le but même de ces livres d’école
était explicitement indiqué : rendre intelligible le kokutai
dans l’esprit des petits Japonais.
Début 1911, le cabinet conservateur de Katsura Tarô
(1848-1913) cède aux pressions des courants
nationalistes et admet la nouvelle dénomination du
con it entre les deux cours, voulue par les tenants d’une
vision essentialiste de l’Histoire. Mais Kita Sadakichi,
l’un des membres les plus in uents de la commission
chargée de la rédaction des manuels scolaires, ne
l’entend pas de cette oreille et refuse de céder aux
pressions politiques, au nom de la défense de la liberté
de la science. Pour lui, ce con it du XIVe siècle est un
con it de pouvoir entre clans guerriers qui détiennent
l’autorité réelle, et les cours impériales du Nord comme
du Sud ne sont que des jouets entre les mains des
seigneurs. Au même moment, Tanaka Yoshinari,
professeur d’histoire médiévale à l’Université impériale
de Tokyo, donne un enseignement intitulé « Histoire de
la période des deux cours ». La presse nationaliste se
déchaîne contre les traîtres stipendiés par l’État qui
écorchent les principes sacrés du kokutai. Le 19 janvier
1911, le lendemain du jour où les anarchistes sont
condamnés à mort dans le cadre de l’a aire de haute
80
trahison (taigyaku jiken) , le Yomiuri fait paraître un
éditorial évoquant la querelle des deux cours et laissant
entendre que les deux a aires, celle des anarchistes
comploteurs et celle des propos des professeurs sur le
Japon du XIVe siècle, relèvent du même problème : on
veut s’en prendre à l’empereur ! Sous les pressions du
recteur de l’Université, Tanaka nit par modi er en
1912 le titre de son cours (qui devient « Histoire de la
période de la cour de Yoshino »). « Pour moi qui me
consacre à la recherche historique, je ne vois pas la
nécessité de sacri er la vérité aux principes du taigi
81
meibun . » Je cède sur le titre, explique-t-il en
substance, puisque l’expression nouvelle est devenue la
norme, mais je ne cède ni sur le contenu ni sur la liberté
82
de la recherche . Quant à Kita Sadakichi, il a beau
déclarer que l’on ne peut travestir la vérité, il est
néanmoins contraint de démissionner de son poste
prestigieux en février 1911, à la suite d’une campagne
médiatique dirigée expressément contre lui. D’autres
savants démissionnent à leur tour et sont bientôt
remplacés à la commission chargée de la rédaction du
manuel unique d’histoire par des intellectuels
nationalistes dont Hozumi Yatsuka, le commentateur de
la Constitution si favorable au kokutai. Dans les versions
ultérieures, les noms mêmes des empereurs de la cour
du Nord disparaissent des livres d’école. Désormais,
l’enseignement de l’histoire échappe aussi aux historiens
et est con é aux idéologues d’État. Les études sur le XIVe
siècle japonais deviennent en quelque sorte taboues.
D’ailleurs, aucune synthèse historique sérieuse du XIVe
siècle japonais ne sera disponible avant l’après-guerre.
L’a aire Kume puis l’a aire des cours impériales du
Moyen Âge sont très signi catives de leur temps. Ces
épisodes très médiatisés mirent en péril la naissance
d’une véritable discipline historique moderne. L’Histoire
et singulièrement l’histoire du Japon étaient désormais
condamnées à ne plus être qu’une discipline à la botte
de l’État et de ses directives, sans garantie d’autonomie,
une « science au service des puissants 83 ». Mais il devint
insupportable à une partie de l’opinion que des gens
payés par l’État, des fonctionnaires, pussent contester les
orientations fondamentales du régime. Or, dans ces
a aires, l’État n’était pas en première ligne. C’étaient les
éditorialistes et les journalistes, re ets de la partie de
l’opinion publique hostile aux dissidents de la pensée,
qui pourchassaient ceux-ci et se livraient à des
opérations de lynchage médiatique. Le gouvernement se
borna à réagir sous la pression en quelque sorte. Il n’est
pas inintéressant de noter que les instances
gouvernementales agiront souvent ainsi, poussées par le
vent d’une opinion publique chau ée à blanc par des
médias partisans. Plus tard, dans les années 1930
notamment, c’est l’armée elle-même qui, mettant les
politiques au pied du mur, obligera ceux-ci à entériner
des décisions aux conséquences autrement plus graves,
comme l’invasion de la Mandchourie. Il se mit ainsi en
place une sorte de régime mou qui se laissa doubler en
permanence par des campagnes de presse, puis par des
coups de force militaires, comme s’il ne pouvait lui-
même assumer les décisions irresponsables voulues par
les tenants radicaux d’une idéologie qu’il avait pourtant
lui-même contribué à mettre en place.
Kume Kunitake fut sans doute le premier savant
sacri é par l’État au nom de la préservation du kokutai.
Comment ne pas penser à la formule d’Ernest Renan
pour qui « l’oubli et je dirai même l’erreur historique
sont un facteur essentiel de la création d’une
84
nation » ? Désormais, avec le kokutai qui se présente
comme une morale d’État, l’empereur devient
inattaquable. L’espace qu’il occupe, lui ou la famille
impériale est dans les faits sanctuarisé et ne peut plus
être l’objet de débats ou de discussions. À rompre cette
prescription, on s’expose à se faire critiquer pour
« attitude irrespectueuse », pour « écrits
irrévérencieux ». À s’en prendre à l’idéologie o cielle,
on risque « le sacrilège » ou « le blasphème ». « Désastre
de pinceaux », censure des ouvrages et interdictions
professionnelles sont les rançons de la résistance à l’État-
nation en construction à l’époque Meiji.
On mesure l’émoi des autorités japonaises quand, en
1907, un tract subversif fut collé sur le consulat du
Japon à San Francisco puis traduit et di usé de par le
monde dans les milieux anarchistes. Le texte s’en prenait
directement à l’empereur, a rmant qu’il descendait non
pas de la déesse du Soleil mais du singe, comme les
85
autres êtres humains . À peu près au même moment,
un moine zen anarchiste, Uchiyama Gudô, écrivit dans
un pamphlet féroce :
Il y a trois sangsues qui sucent le peuple : l’empereur, les riches et
les grands propriétaires terriens… Contrairement à ce que voudraient
nous faire croire vos maîtres d’école et d’autres individus, l’empereur,
grand patron du gouvernement actuel, n’est pas le ls des dieux. Ses
ancêtres sont venus d’un coin de Kyûshû, tuant et volant en chemin…
Bien qu’il s’agisse là de faits notoires, les professeurs d’Université et les
étudiants, qui sont tous des poules mouillées, se refusent à dire et à
écrire quoi que ce soit là-dessus. Ils préfèrent au contraire se tromper
eux-mêmes et tromper les autres en débitant des mensonges en pleine
86
connaissance de cause .

Arrêté en 1909 pour avoir été l’auteur de ces lignes,


puis poursuivi dans le cadre de l’a aire de lèse-majesté
dans laquelle il n’avait pourtant rien à voir puisqu’il
était emprisonné, Uchiyama Gudô fut pendu en
janvier 1911. Ce texte n’était sans doute pas étranger à
son exécution. Le procureur Hiranuma Kiichirô déclara
lors du procès que le texte de Uchiyama Gudô « était le
livre le plus haineux qui ait été écrit de toute l’histoire
du Japon 87 ». On ne jouait pas avec l’idéologie o cielle
dans le Japon de la n du règne de l’empereur Meiji.
Quelques années plus tard, la jeune anarchiste Kaneko
Fumiko (1903-1926), arrêtée sans raison en 1923 au
lendemain du grand séisme, put ainsi déclarer à ses
juges : « Si l’empereur est un dieu, alors pourquoi ses
88
soldats doivent-ils donc mourir ? » Condamnée pour
crime de lèse-majesté, elle échappa à l’échafaud mais
mourra en prison trois ans plus tard.
KITA IKKI : UNE CRITIQUE RADICALE DE L’IDÉOLOGIE
IMPÉRIALE

Mais c’est parmi les générations nouvelles, vers 1900,


que se pro lent les critiques les plus violentes de la
nouvelle idéologie impériale et du fameux concept de
kokutai. Elles proviennent de jeunes intellectuels qui
vont évoluer dans les extrêmes de la vie politique. Parmi
ceux-ci, l’un des plus fameux, Kita Ikki, un jeune
socialiste, deviendra dans les années 1930 l’un des
théoriciens du « socialisme étatique », inspirateur de
groupes ultranationalistes d’extrême droite dans l’armée
japonaise qui seront à l’origine du coup d’État manqué
du 26 février 1936. Considéré comme un élément
subversif, Kita Ikki sera nalement condamné à mort et
exécuté l’année suivante.
Originaire d’une famille de notables marchands de
l’île de Sado, Kita Ikki arrêta ses études au niveau du
collège (il fut hospitalisé plusieurs mois du fait d’une
maladie de l’œil), puis partit à Tokyo où il se rapprocha
89
rapidement des cercles socialistes . À cette époque,
Kita était persuadé que les États s’associeraient pour
former un gouvernement mondial et que le Japon devait
se préparer à cette échéance : pour ce, il proposa un
programme de type socialiste, à commencer par
l’abolition des privilèges liés au statut social permettant
à tout un chacun, par exemple, d’être reçu en audience
par l’empereur sur sa demande. Kita voulait aussi que
chaque département fût doté d’une bibliothèque digne
de ce nom, de façon que le savoir fût réparti de manière
égale (seuls les ls de bonne famille avaient alors accès
dans les faits à l’enseignement dans des lycées). Mais
surtout, il réclama le su rage universel, la liberté de
créer des syndicats, la journée de huit heures,
l’interdiction du travail des enfants, etc., au point que
l’on a pu le décrire comme un modernisateur, son
programme reprenant, à peu de chose près, et avec
quarante ans d’avance, celui des autorités américaines
90
d’occupation au lendemain de la guerre ! L’attitude de
Kita évolua cependant lors de la guerre russo-japonaise
au cours de laquelle il dénonça « l’impérialisme barbare
des peuples slaves ». Il fut surtout frappé par les émeutes
nationalistes qui embrasèrent Tokyo au lendemain de la
signature du traité de Portsmouth à l’automne 1905,
dans lesquelles il vit une énergie populaire à canaliser.
Comment faire pour attirer cette énergie vers le
mouvement socialiste, sinon en opérant la synthèse
entre nationalisme et socialisme ?
À peine âgé de vingt-quatre ans, Kita Ikki publia en
1906 à ses frais un ouvrage d’un millier de pages intitulé
« Kokutai » et socialisme pur (Kokutairon oyobi
junseishakairon) qui étonna ses lecteurs par sa manière
de s’attaquer à la question nationale de manière frontale
et qui s’attira les foudres de la censure. Dès lors, Kita
Ikki sortit de l’ombre. Il se révolta contre le
conformisme de l’idéologie o cielle. Il commença par
se livrer à une classi cation des di érentes sociétés
humaines en marche vers le progrès. Les unités qui
avaient permis à l’humanité de survivre s’étaient
organisées autour de la horde, puis de la tribu et de
l’État, qui constituaient di érentes étapes de l’Histoire,
et l’État lui-même progressait selon une structure qui le
faisait passer de l’État patriarcal, propriété du souverain,
à « l’État public » (kômin kokka), dans lequel la
91
souveraineté reposait sur la nation . Le régime Meiji
avait donné naissance au Japon à l’État de droit qui
garantissait une liberté minimum mais qui générait
encore bien trop de contrôle du peuple par les classes
dirigeantes aristocratiques. Dans ces conditions, Kita
souhaitait vivement le renforcement de l’État national,
mais critiquait violemment ceux qui voulaient faire du
kokutai l’instrument de la domination entière du
souverain sur l’État et qui transformaient l’État en
92
propriété du monarque, « comme en Russie ». Pour
lui, Meiji était une révolution qui avait été trahie 93.
Kita expliquait que cette essence nationale qui faisait
du Japon un pays « doué d’une supériorité intrinsèque
par rapport aux autres pays » reposait sur deux
arguments : d’abord, le souverain et le peuple japonais
formaient en quelque sorte une famille dans laquelle
« les membres de la nation sont les enfants tandis que
l’empereur est le chef de famille, le patriarche » ;
ensuite, « le peuple japonais est d’une délité et loyauté
totales vis-à-vis de l’empereur », et servait et assistait la
dynastie depuis les origines. Or, une pareille théorie ne
reposait que sur « l’illusion et le mensonge », expliquait
Kita, de même que « les gurines en terre à forme
humaine qui ornaient les tombeaux d’autrefois ne sont
que des succédanés de la réalité et sont appelées à être
94
réduites en poussière » .
L’idée que souverain et peuple forment une famille
sera systématisée, par la suite, par les nationalistes des
années 1930 sous le nom de « théorie de l’État-famille »
(kazoku kokka). Kita Ikki expliqua qu’il s’agissait d’un
leurre fabriqué de toutes pièces par Hozumi Yatsuka.
« Si le professeur Hozumi pense vraiment qu’Amaterasu,
la déesse du Soleil, est comme un être vivant, alors il
faut l’imaginer comme une femme qui aurait donné
naissance à huit millions de personnes. » Kita ironisa et
proposa de construire un temple à la gloire du kokutai
où Hozumi pourrait servir comme prieur en chef. Il s’en
prit à tous ces « maîtres en superstitions » qui faisaient
des anciennes chroniques impériales, Kojiki et
Nihonshoki, des Bible du shintô. Kita ajoutait que l’idée
de l’État-famille était déjà malmenée par la réalité,
« puisque même des citoyens américains peuvent
95
acquérir la nationalité japonaise ». Lors de la guerre
sino-japonaise, des Chinois avaient été englobés dans
l’empire japonais (allusion à l’annexion de Taiwan en
1895) et, après la guerre russo-japonaise, il en avait été
de même de certains peuples de l’Empire russe (allusion
aux peuples d’origine asiatique qui peuplaient
Sakhaline). Kita d’ailleurs notait que la seule présence
des kikajin, c’est-à-dire les allochtones d’origine
coréenne qui s’étaient installés dans l’archipel aux
époques archaïque et ancienne, ruinait à tout jamais
l’idée d’une communion familiale entre l’empereur et
son peuple, et toute théorie selon laquelle le Japon
serait issu d’un peuple homogène. Kita Ikki alla encore
plus loin dans la provocation quand il écrivit :
« D’ailleurs le principal protagoniste de cette politique
qui vise à englober dans l’Empire des peuples
hétérogènes, le véritable destructeur de cette théorie du
kokutai, c’est l’empereur lui-même. » Et il ajoutait que le
peuple japonais n’était qu’« une race diverse faite de
mélanges ».
Quant à l’autre idée à la base du kokutai, selon
laquelle les Japonais sont les sujets dèles et dévoués de
leur empereur, elle n’était, d’après Kita Ikki, qu’une
« illusion », battue en brèche par la réalité historique.
D’après les chroniques impériales, l’Empire japonais
aurait été fondé par Jimmu en 660 avant J.-C. C’est
d’ailleurs pourquoi le gouvernement japonais tenait tant
à accueillir, en 1940, les Jeux olympiques à Tokyo. Il
s’agissait de fêter dignement le deux mille cinq centième
anniversaire de l’avènement de la dynastie impériale,
quatre ans après le succès du régime hitlérien lors des
Jeux de Berlin. La guerre en Europe contraignit les
dirigeants japonais à renoncer à leurs Jeux qui auront
lieu nalement en 1964 dans un tout autre contexte.
Kita Ikki t remarquer que les mille ans qui suivaient
cette supposée naissance de la dynastie correspondaient
à une période bien primitive (genshiteki seikatsu jidai) et
qu’il vaudrait mieux la supprimer purement et
simplement de l’Histoire, car elle reposait non pas sur
96
des données concrètes mais sur une ction . La période
suivante qui correspondait à la période ancienne du
Japon était caractérisée, elle, par le despotisme de
certains clans aristocratiques comme les Soga ou les
Fujiwara. Quant au Moyen Âge issu de la prise du
pouvoir par les guerriers, les idéologues du kokutai le
décrivaient comme une période « hors normes » durant
laquelle les principes de loyauté à l’empereur avaient
peu cours. Kita Ikki s’insurgea : « Qu’est-ce qu’une
période “hors normes” qui dure presque mille ans ? Ce
qui était “hors normes” en fait, c’était le sentiment de
loyauté vis-à-vis du souverain, et ce qui était “normal”,
c’était que la majorité de la population ne se sente en
aucune façon liée par le moindre sentiment de délité et
de loyauté à la maison impériale. » Et Kita Ikki de
conclure que cette idée d’un peuple japonais toujours au
service loyal de la dynastie japonaise reposait sur une
entière ction historique. Au bout du compte, Kita Ikki
rendait responsables de cette idéologie les élites à qui il
fallait arracher le pouvoir.
Dans un compte rendu publié dans la foulée de la
parution du livre, l’historien libéral Fukuda Tokuzô
évoqua « un auteur de talent ». Un mois après sa
publication, le livre fut interdit. Sa critique du kokutai
suscita l’intérêt des dirigeants socialistes de son temps,
mais Kita Ikki se rapprocha en fait des leaders chinois
révolutionnaires et nationalistes dont le quartier général
à cette époque se trouvait à Tokyo. Kita Ikki évolua
après 1911 non pas vers le socialisme, mais l’asiatisme
d’abord, puis vers un ultranationalisme à relents
fascistes après 1919. Dans les années 1950 et 1960,
l’œuvre de Kita, jusqu’alors vu comme un fasciste —
idéologie dont il fut en e et fort proche dans la dernière
moitié de sa vie — commença à être réévaluée. La
critique de Kita Ikki fut à la fois radicale et
systématique, mais elle s’inscrivit dans une atmosphère
générale qui la rendait encore possible. Ses premiers
travaux sont désormais considérés comme une tentative
révolutionnaire de confrontation à l’idéologie impériale,
à l’instar de ceux de l’intellectuel chrétien Uchimura
Kanzô ou de l’historien démocrate Takekoshi
97
Yosaburô .

MINOBE TATSUKICHI ET L’ORTHODOXIE LIBÉRALE

À partir de la n des années 1920, les commentaires


élogieux sur la notion de kokutai deviennent non
seulement une sorte de norme dans le prêt-à-penser des
théories politiques o cielles, mais le concept lui-même
prend une place considérable dans la loi. En 1925, en
même temps qu’est en n accordé le su rage universel
masculin, le gouvernement promulgue une nouvelle loi
de police et de maintien de l’ordre qui fournira le cadre
juridique « légal » du militarisme nippon. Cette loi
indique ceci dans son premier article :
Fonder une association ou un parti qui aurait pour objectif de
modi er la structure fondamentale de notre pays [le kokutai] et de
remettre en cause le système de la propriété privée, ou encore adhérer
à cette association ou ce parti en pleine connaissance de cause, sera
passible d’une peine de travail forcé de dix ans maximum, ou
98
d’emprisonnement .

En 1928, un amendement à cette même loi prévoyait


la peine de mort pour ceux qui « auraient pour objectif
de ruiner le kokutai ». Cette accentuation de la
répression visait notamment tous les mouvements
inspirés par le marxisme qui expliquaient que le kokutai
était indissolublement lié au « système impérial ». Après
1931 et l’invasion de la Mandchourie, c’est-à-dire avec
le début d’une situation de guerre, le kokutai devint un
mot clé pour mobiliser les énergies nationales. Il
s’agissait de préparer les individus au sacri ce suprême.
C’est dans ce contexte chargé qu’éclatèrent une série
d’a aires, dont l’a aire Takigawa, puis l’a aire Minobe.
Takigawa Yukitoki était un professeur de droit de
l’Université de Kyôto, inconnu du grand public mais
apprécié de ses étudiants pour ses manuels de droit
pénal. Descendant d’une famille de guerriers célèbres au
XVIe siècle, c’était un ls de famille, par ailleurs grand

admirateur de Fukuzawa Yukichi, le penseur des


Lumières japonaises. Jusqu’en 1932, sa carrière n’eut
rien d’extraordinaire. Il défendait dans ses cours l’idée
que la répression ne pouvait pas être une simple
punition, mais qu’elle devait aussi être éducative. Il
critiquait un certain nombre de délits répertoriés comme
tels dans le droit japonais de son temps dont il
expliquait que ce n’était justement pas des délits. Par
exemple, celui d’adultère (kantsûzai) qui, à l’époque,
était considéré comme délictueux s’il était pratiqué par
l’épouse, mais pas par le mari. Pour lui, cette inégalité
entre les deux membres du couple était insupportable, et
il expliquait que l’adultère ne devrait pas être l’objet
d’une législation répressive particulière. La loi d’ailleurs
sera supprimée après guerre. De même, il dénonçait le
« délit de sédition » (nairanzai) — supprimé lui aussi
après la défaite du Japon — qui, pour Takigawa, ne
pouvait constituer un crime si l’objectif du délinquant,
c’était l’amélioration de la société ou la dénonciation de
ses maux. Dans ce cas, il s’agissait de l’utilisation du
droit à la liberté d’expression. Le libéralisme de
Takigawa commença à agacer les milieux les plus
conservateurs, d’autant qu’il se permettait de critiquer,
dans des conférences publiques, les juges dont les
compétences n’étaient pas à la hauteur et qui
somnolaient durant les procès… Dans ses cours, il
expliquait la nécessité pour les pouvoirs judiciaires de
comprendre les causes sociales de la délinquance et de
considérer les antécédents familiaux et sociaux des
individus. Il s’intéressait aussi au droit soviétique. La
police le surveillait.
À l’automne 1932, une campagne politique des
milieux conservateurs dénonça le nombre grandissant de
« rouges » dans le personnel judiciaire. La campagne
s’étendit aussi au printemps 1933 aux professeurs de
droit qui prônaient des théories subversives. Or l’un des
cours de Takigawa portait sur la conception du droit
chez Tolstoï et la responsabilité de l’État dans la
délinquance. Cette fois, c’en était trop. En avril, les
manuels de droit de Takigawa furent interdits. Le mois
suivant, le ministre de l’Éducation le dénonça comme un
« rouge » et demanda au recteur de le suspendre. Ce
dernier refusa, mais le ministre prononça contre
Takigawa une interdiction d’exercer, l’obligeant à
99
démissionner . Cette a aire déclencha immédiatement
une vague de sympathie parmi ses collègues. Le 26 mai,
les professeurs de la faculté de droit réunis en assemblée
présentèrent leur démission collective au recteur de
l’Université — dénonçant une ingérence inadmissible et
évoquant les libertés universitaires — tandis que les
étudiants boycottaient les cours. Des mouvements de
protestation gagnèrent d’autres campus, notamment
l’Université de Tokyo. Un bras de fer s’engagea entre le
gouvernement et les universitaires. Des associations
pour la liberté de la recherche apparurent un peu
partout. L’agitation dura plusieurs mois avant d’être
progressivement étou ée ; certains professeurs
démissionnaires ne furent pas réintégrés, tandis que des
étudiants furent arrêtés pour agitation séditieuse, le
100
crime même dont Takigawa dénonçait l’inanité . Dans
ce cas précis, c’était l’intolérance politique du
gouvernement contre toute pensée critique qui
s’exprimait au-delà même du fantasme d’une prétendue
« pensée rouge » gagnant l’Université. Toute recherche
autonome était désormais bannie dans les Universités
impériales. Le kokutai dictait le droit que les professeurs
n’avaient qu’à enseigner.
Plus grave encore fut l’a aire Minobe. Paisible
professeur de droit constitutionnel à l’Université
impériale de Tokyo, Minobe Tatsukichi avait proposé,
au début des années 1910, une approche de la
Constitution de Meiji fondée sur la notion de personne
morale. Reprenant la plupart des constitutionnalistes
allemands de son temps, Minobe expliquait dans ses
cours de droit que le principe du gouvernement résidait
dans l’État qui déléguait à l’empereur le droit de
régenter la chose publique. L’empereur devenait pour
Minobe un organe de l’État, certes l’organe le plus haut
placé de l’ensemble des institutions, mais un simple
organe de l’État. Cette conception était à vrai dire
communément admise : même le « manuel primaire de
morale », dans son édition de 1903, expliquait par
exemple que « la Constitution est devenue la loi
fondamentale du pays et tous, depuis l’empereur en haut
jusqu’aux gens du peuple en bas, nous sommes tenus de
101
nous y conformer ». Cette interprétation libérale fut
néanmoins attaquée par d’autres universitaires qui
accusaient Minobe de ne rien comprendre au kokutai.
Pour eux, le tennô n’était pas un organe de l’État, il était
l’État, selon l’expression de Hozumi Yatsuka. Dépassant
les cercles universitaires de juristes, la polémique en a,
tandis que les journalistes prenaient parti pour ou contre
Minobe.
En 1913, dans un article intitulé « À propos de la soi-
disant théorie du kokutai », Minobe écrivit :
Il faut remarquer d’abord que le phénomène de l’État n’est pas une
particularité du seul Empire japonais. Tous les pays de par le monde
possèdent de même des structures étatiques. Par conséquent pour tenter
une dé nition de la nature de l’État, il faut la penser en tenant compte
de manière égale de l’existence de ces di érents États de par le monde.
Ceux qui dans l’opinion publique évoquent la soi-disant théorie du
kokutai, croient que l’État japonais est complètement di érent des États
étrangers. C’est là une erreur complète. C’est comme si on cherchait à
donner une dé nition de quelque chose qui ne serait valable que pour
102
les seuls Japonais .

Dans plusieurs ouvrages de droit, notamment Kenpô


saiyô (Les grandes lignes de la Constitution) publié en
1923, Minobe se livra à une critique de la Constitution
impériale qu’il comparait aux autres Constitutions de
par le monde. Pour Minobe, le caractère monarchique
du régime était « très appuyé » (sukoburu tsuyoi) dans la
Constitution japonaise en vigueur. Et pourtant, malgré
l’importance accordée à la monarchie, les pouvoirs
étaient dissociés du corps physique de l’empereur et
résidaient en fait dans l’État. En conséquence, la
monarchie constitutionnelle japonaise était un régime
qui faisait de l’empereur l’organe suprême de l’État. En
même temps, écrivait-il en substance, la politique au
Japon était fonction des inclinations de la nation, et
pourtant, les pouvoirs de cette dernière étaient
considérablement limités par une seconde chambre, la
Chambre des pairs, et par une troisième institution, le
Conseil privé de l’empereur.
Les arguments avancés par Minobe étaient plus
consistants que ceux de leurs adversaires empreints de
mystique et d’irrationalité. À la n des années 1910 et
dans les années 1920, dans un contexte de montée des
forces démocratiques, la position de Minobe devint
orthodoxe et contribua à fournir la base théorique sur
laquelle s’appuyaient les examinateurs des jurys des
concours d’admission aux postes de hauts fonctionnaires
de l’État. Elle était pourtant contradictoire avec les
principes idéologiques du kokutai. Tant que ceux-ci
relevaient de principes vagues, la position théorique de
Minobe était acceptable. Celui-ci d’ailleurs pensait, vers
la n des années 1920, en avoir ni avec ses
contradicteurs ultranationalistes. Mais quand le kokutai
se mit à être le fondement des articles du droit nouveau
en 1925 puis 1928, l’interprétation de Minobe vint en
contradiction avec les nouveaux principes de l’État, et il
ne se priva pas alors de critiquer ouvertement les
103
nouvelles dispositions législatives répressives . Pour
lui, le pouvoir de l’État n’existait que pour promouvoir
les intérêts de l’État et du peuple, pas pour supprimer le
peuple, et une société qui n’accordait pas la liberté de
104
parole était une société morte .
Le débat resta cependant théorique jusqu’en 1930
quand, lors de la conférence navale de Londres, Minobe
défendit la position selon laquelle le gouvernement (et
non l’empereur) était en droit de développer une
politique de désarmement (contre l’avis des militaires).
En 1932, Minobe prit sa retraite, devint professeur
honoraire et fut nommé membre de la Chambre des
pairs. Le climat s’alourdit après le déclenchement des
combats en Chine du Nord et à Shanghai la même
année, et les intellectuels partisans d’une libre-pensée
furent de plus en plus fréquemment harcelés, comme
l’avait montré l’a aire Takigawa. Minobe n’hésita pas à
soutenir son collègue Takigawa ainsi que les autres
professeurs qui avaient été licenciés par l’Université de
105
Kyôto . Au cours de débats à la Chambre des pairs en
1935, certains s’en prirent à la « théorie de Minobe selon
laquelle l’empereur est considéré comme un organe ».
L’a aire devint cette fois politique. Minobe fut accusé de
crime de lèse-majesté, d’injure au kokutai et devint la
cible des attaques des députés de droite, des cercles
dirigeants de l’armée et de certains journalistes. On
l’accusa de vénérer les idéologies européennes et
d’ignorer les traditions japonaises, bref de se comporter
en « antijaponais ». Une délégation de réservistes venus
de Nagano brûla ses livres devant le sanctuaire Meiji de
106
Tokyo . En février 1936, Minobe fut même agressé et
blessé par un groupe de nervis d’extrême droite. Il fut
contraint de démissionner de la Chambre des pairs
tandis que le Parlement, sous la pression des
ultranationalistes, vota un texte le 26 mars condamnant
o ciellement la thèse de l’ancien professeur. Certains
de ses livres furent interdits à la vente. Désormais les
penseurs critiques du pouvoir furent quali és par leurs
détracteurs d’« anti-kokutai », ce qui su sait à les
désigner comme des gens dangereux ou subversifs.
Kanamori Tokujirô, directeur général au ministère de la
Justice, dut de son côté démissionner ainsi que plusieurs
magistrats et professeurs, défenseurs des thèses de
Minobe. Convoqué par trois fois devant des juges qui
étaient ses anciens étudiants et qui ne savaient comment
107
le nommer , Minobe fut néanmoins contraint d’avouer
« s’être trompé » et déclara qu’il était en e et
« impossible, après examen d’un point de vue légal, de
considérer que l’empereur et l’État puissent ne faire
108
qu’un » . Autrement dit, il reconnaissait que
l’empereur était au-dessus des lois. Cette déclaration lui
évita certainement de connaître la prison. Du fond de sa
geôle, l’économiste marxiste Kawakami Hajime
commenta : « Minobe a changé de position. Je pensais
qu’il voulait aller en prison. Mais il semble que personne
109
n’ait envie d’aller en prison, et c’est bien naturel . »
Pour Kawakami, Minobe avait d’abord sauvé sa peau.
Dans la foulée, le ministère de l’Éducation publie en
1937 un ouvrage intitulé Les Principes fondamentaux du
« kokutai » (Kokutai no hongi) qui devient en quelque
sorte la nouvelle Bible des principes de l’enseignement
dans les écoles et contribue au renforcement de
l’idéologie impériale totalitaire 110. « Le gouvernement
doit tout faire pour rendre clairs les principes du
kokutai », est-il indiqué en préambule. On y insiste en
particulier sur l’idée qu’« avec la fondation de la nation
brillent les grands principes du kokutai ». Le Japon y est
décrit comme « un grand État-famille », c’est-à-dire un
État où les sujets se considèrent tous comme les enfants
du souverain et où l’empereur est conçu comme un père
de famille. Pour les Japonais, « chérir l’empereur et lui
obéir sont des choses qui vont de soi comme un enfant
chérit son père et lui obéit ». Dès lors, personne ne peut
plus se permettre de critiquer frontalement ou même
d’ironiser sur le sacro-saint principe.
Le gouvernement prépare dans la èvre les
cérémonies en l’honneur du deux mille cinq centième
anniversaire de la fondation de l’empire pour 1940.
C’est alors que l’historien Tsuda Sôkichi, un nationaliste
néanmoins convaincu de la nécessité de la critique
historique, publie les conclusions de ses recherches sur
les anciennes mythologies impériales. Il est
immédiatement accusé de vouloir détruire le kokutai et
est traîné en justice par le gouvernement. « Les positions
de M. Tsuda sont fondamentalement contraires à
l’origine du kokutai japonais. Celui-ci nie la vérité
historique indiquée par les chroniques. Sa conduite est
une trahison de la pensée historique japonaise. » En
1942, condamné par le tribunal, Tsuda capitule et nit
par écrire :
J’ai compris l’idée qui préside aux fondements et à la nature du
kokutai impérial et donc, quelles que soient les critiques d’ordre
académique que l’on peut formuler à l’encontre de cette notion, celle-ci
111
reste ferme comme un roc et inébranlable .

On mesure là la peur que pouvait inspirer aux


intellectuels l’idéologie nationale impériale dans les
dernières années du régime. Minobe et Tsuda durent
composer entre leurs convictions profondes et les
pressions qu’ils subissaient. Quand ils furent menacés ou
attaqués en justice, ils ne purent rejeter ou nier les
principes du kokutai et il leur fallut donc combattre au
sein même d’un discours idéologique qu’ils étaient
contraints d’assumer. Les procès idéologiques qui leur
furent faits, et à l’issue desquels ils furent contraints
d’avouer leur erreur, ressemblaient tout à fait aux procès
de Moscou qui obligeaient les anciens dirigeants
bolcheviks à s’accuser eux-mêmes de trahison au nom
du communisme. Au Japon, c’était l’élite intellectuelle
libérale ou même nationaliste qui était visée, c’est-à-dire
une partie de ceux qui avaient soutenu à leur manière le
régime impérial. Il s’agissait de la décourager de
proposer une critique nuancée du régime ou de son
idéologie. Mais à la di érence des procès de Moscou
dont la plupart des victimes étaient condamnées au
goulag ou exécutées, les intellectuels japonais furent
intimidés, menacés, humiliés, voire emprisonnés, mais
pas mis à mort.

*
Tourner le dos aux idéologies d’ancien régime et
s’ouvrir aux idées venues d’Europe, voire adopter les
modes de pensée occidentaux et s’arracher à l’Asie : tel
était le programme que proposaient les vulgarisateurs
des Lumières occidentales au milieu des années 1870.
Ne pas oublier d’inclure les droits du peuple et la liberté
dans les fondements du nouveau régime, ce fut ce que
vint rappeler la puissance revendicatrice du mouvement
associatif des années 1880. Faire appel au peuple pour
relancer le mouvement de modernisation a n de toucher
les structures en profondeur, ce fut ce que
revendiquèrent les démocrates à la n des années 1880.
Résister à l’occidentalisation vécue comme une
aliénation en s’appropriant l’idée de nation, tout en
projetant celle-ci comme un concept à vocation
universelle, telle était l’idée des nationalistes
nipponistes. Tous, quoi qu’il en fût, se posèrent la
question fondamentale de la modernité, en ce sens qu’ils
étaient préoccupés par l’évolution de leur pays en
résonance avec le reste du monde. Ces courants d’idées
qui souvent débouchèrent sur des pratiques — quelles
que furent leurs limites, leurs naïvetés parfois, leur
vigueur toujours — s’inscrivaient dans une même
volonté a rmée : ne pas laisser le pays prostré sur le
bord de la route, ne pas s’imaginer que les discours
anciens d’avant l’ouverture portaient en eux, et en eux
seuls, la moindre parcelle de lumière pour appréhender
l’avenir.
Mais on ne comprendrait pas l’évolution en
profondeur de la société japonaise à l’époque Meiji sans
noter que les grands bouleversements institutionnels et
idéologiques, issus du processus de modernisation,
suscitèrent dans de vastes secteurs de la société perte
des repères, déstabilisation des certitudes, remises en
question douloureuses et angoisses. À partir de la n des
années 1870, on assista — à côté des mouvements
indiqués ici — à l’émergence de tendances contraires si
l’on peut dire, de phénomènes de retour aux choses
anciennes, de repli sur les savoirs traditionnels hérités
de l’époque d’Edo, néoconfucianisme d’une part et
pensée autochtoniste d’autre part. Déstabilisés par les
idéologies nouvelles, les milieux de l’élite politique et
économique cherchèrent dans les traditions
intellectuelles, qui avaient baigné leurs années de
jeunesse, des aides, des points d’appui, des garde-fous.
Le retournement eut lieu à la n des années 1880 à la
veille de la révolution industrielle et de la première
expansion impérialiste. Avec la Constitution et les
rescrits impériaux qui se succédaient, les tenants d’un
confucianisme moralisant et ceux qui professaient un
nationalisme centré sur l’empereur fondé sur une
tradition réaménagée imposèrent leurs vues au sommet
de l’État et s’a chèrent en détenteurs d’une vérité
o cielle, celle du nouvel État-nation. Les idéologues de
Meiji injectèrent alors dans la conscience nationale un
attachement irrationnel à l’empereur, renforcé par la
mise en place de célébrations et de pompes impériales
112
nouvelles qui furent élaborées dans les années 1890 .
Le tennô devint la manifestation concrète de l’unité du
pays en centralisant sur sa personne l’ancienne loyauté
féodale et la dévotion traditionnelle au chef de
113
famille . Ce faisant, l’État pénétra au plus profond du
corps social et imposa son point de vue sur tout, à un
degré encore jamais observé dans l’histoire japonaise.
L’uniformisation de l’administration, du droit, du
système scolaire joua dans le sens d’une transformation
des habitants en citoyens d’un pays déterminé, le Japon.
Des paysans, on t des Japonais, pourrait-on dire en
114
paraphrasant Eugen Weber . L’État encadra désormais
les actions collectives des citoyens, et la société civile,
qui opérait à l’intérieur de l’État, en devint inséparable.
C’est cette structure politico-sociale autoritaire et
« absolutiste » que les marxistes quali aient de
« système impérial ». Mais, pour eux, comme pour les
modernistes d’après guerre, la monarchie japonaise était
le produit de l’archaïsme du système politique, une
« superstructure féodale », comme ils le dénoncèrent. Si
la tennôcratie était évidemment liée de manière certaine
à la montée du militarisme et du totalitarisme 115, on
pouvait se demander si cela impliquait nécessairement
que le « système impérial » fût l’élément central du
dispositif, se demanda John Whitney Hall (1916-1997),
l’un des ténors de l’école de la modernisation
116
américaine . Il soulignait à juste titre que, par trois
fois au cours de la période, il y eut un débat au sein des
groupes dirigeants sur l’orientation politique du régime :
le premier dans les années 1885, quand les leaders du
gouvernement s’interrogèrent sur le type de Constitution
dont avait besoin le pays. Le second autour des années
1910, avec l’interprétation constitutionnaliste de
l’institution impériale par Minobe, dont on a vu qu’elle
était devenue nalement l’orthodoxie avant d’être
rejetée vers 1935. Et, en n, quand les partis imposèrent,
entre 1913 et 1920, la notion de responsabilité
gouvernementale, venant limiter, de fait, le caractère
absolu et irresponsable de la monarchie. On peut dans
ces conditions imaginer qu’une poussée démocratique
encore plus large que celle qui eut lieu autour de 1920
aurait pu entraîner une partie des groupes dirigeants à
introduire dans l’État plus de représentation populaire,
ou même à abandonner des traditions inventées autour
de la mystique du pouvoir impérial. Or il n’en fut rien,
déplore J. W. Hall pour qui le système impérial ne peut
constituer à lui seul le péché originel ayant conduit à la
folie de la guerre. Ce faisant, il rend nalement
hommage à une monarchie qui aurait constitué un gage
de stabilité politique, et il justi e ainsi la décision de
MacArthur de conserver l’institution impériale et de ne
pas juger le souverain. Hall minimise aussi le rôle de la
haute bureaucratie, formée par le système, conservatrice
dans l’âme, persuadée qu’il est de son ressort de gérer
sans partage l’État, car elle seule possède la science de
gouverner. Cette bureaucratie ne concevait les élections,
le Parlement et les partis que comme des obstacles avec
lesquels il fallait composer. Le système impérial lui
semblait alors le meilleur garde-fou contre toutes les
tentations démocratiques. Mais il reste vrai que les
libéraux comme Fukuzawa ou la plupart des leaders du
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, y
compris Nakae Chômin dans les toutes dernières années
de sa vie, sans compter les démocrates derrière
Tokutomi Sohô, nirent tous par rallier le parti de
l’a rmation des droits souverains de l’État, et
acceptèrent le culte impérial, ou du moins ne s’élevèrent
guère contre la nouvelle doxa.
La structure psychosociale — Irokawa Daikichi
évoque pour sa part « l’esprit de Meiji » — mise en
concept par les courants les plus conservateurs au sein
de l’appareil d’État vers 1890 a donc fonctionné d’une
manière redoutablement e cace et a, peu à peu, été
intégrée par la nation japonaise. Elle donnait une
impression de stabilité dans une période de
changements. Elle correspondait sans doute à une
nécessité, celle d’un ordre patriarcal et rassurant, voire
réconfortant, qui sut s’imposer quand l’accélération du
processus de modernisation bouleversait les modes de
vie et développait des interrogations ou des craintes face
à un avenir incertain en perpétuelle mutation. Fukuzawa
Yukichi évoqua, à propos du tennô, « sa force nationale
117
d’apaisement ». En fait, la monarchie japonaise est
bel et bien une invention des temps modernes, non pas
une simple survivance des temps antérieurs, mais un
appareil central dans le processus de production de la
modernité japonaise.
Pourtant ce modèle, qui se mit en place vers 1890 et
s’a rma avec tant de force dans les années 1930, se
heurta à des formes de résistance, même si elles furent
minoritaires et souvent défaites qui, elles aussi,
symbolisèrent à leur manière le surgissement de
l’autonomie du sujet dans la société japonaise, et donc
l’existence d’une modernité tout à fait mature.

1. TAKI, 1988, notamment pp. 1-37 ; YOSHIMI, 1995.


2. Il en donne la liste : MURAKAMI, 1970, pp. 154 sqq ; cf. également
FUJITANI, 1996, p. 13.
3. Avec le Japon, le Siam devenu Thaïlande constitue la seule exception.
Mais, comme le Japon, le royaume du Siam ne fut jamais colonisé à
proprement parler.
4. Parmi les pays non occidentaux, l’Empire ottoman s’est doté en 1876
d’une Constitution impériale avec un système bicaméral et un cabinet
ministériel responsable mais cette Constitution fut suspendue dès 1878.
L’Égypte de son côté s’était dotée d’une loi organique en 1882, suspendue
de fait quelques mois plus tard par l’occupation anglaise.
5. Sources of Japanese Tradition, 1600 to 2000, 2006, p. 97.
6. Cf. la belle étude de SHIVELY [1965], 1969.
7. SAKAI, N., 2000, p. 801 ; cf. aussi BIX, 2000.
8. Cité dans IROKAWA [1969], 1985, p. 247.
9. Il est à remarquer que le terme de kokugaku (« études sur le pays »,
souvent traduit par « études nationales ») est récent puisqu’il commence à
n’être utilisé que dans les années 1855-1870 (quand le concept de nation
n’existait pas encore au Japon). Avant cette période, la plupart des lettrés,
que nous rattachons aujourd’hui au courant « nativiste » ou
« autochtoniste », évoquaient plus simplement les études anciennes
(kogaku) et ne se comprenaient pas toujours comme un courant de pensée
autonome et uni é. Sur ce courant, cf. l’étude fondatrice de
HAROOTHUNIAN, 1988.
10. Traduit intégralement dans WAKABAYASHI, 1986.
11. AIZAWA, dans Sources of Japanese Tradition, 1600 to 2000, 2006,
pp. 621-625.
12. KOSCHMANN, 1987.
13. TSURUMI, S. [1982], 2001, pp. 54-55 et 71-72 ; sur cette controverse,
cf. aussi, pp. 297-308.
14. KUNO et TSURUMI, 1956, pp. 126-129 et MURAKAMI, 1970,
notamment pp. 128-133 ; cf. aussi MARUYAMA [1946], 1982.
15. TSURUMI, S. [1982], 2001, p. 53.
16. IROKAWA [1969], 1985, p. 253.
17. Ueki évoque ici le courant autochtoniste des « études sur le pays »,
kokugaku.
18. Cité dans ANZAI, 2012, p. 76.
19. SHIGA [1882], 2008, pp. 243-247.
20. Pour une traduction en anglais de la Constitution de 1889, cf. LU,
1974, pp. 66-70.
21. Au cours de l’histoire, le pays a connu plusieurs empereurs de sexe
féminin et l’idée que le ls aîné devait succéder à son père est étrangère à
la tradition de la cour impériale. Cette disposition successorale nouvelle à
l’époque Meiji contribue, sur le plan symbolique, à rabaisser un peu plus le
rôle des femmes dans la vie politique du pays et à conforter l’idée de
l’inégalité entre les ls. Quand, dans les années 2005, il était question de
réformer le statut de la maison impériale pour permettre à la lle du prince
héritier de succéder le jour venu à son père, les conservateurs opposés à
cette mesure ont évoqué la défense de la « tradition » de la maison
impériale. Or la tradition en question n’avait qu’à peine plus d’un siècle et
datait de l’époque du Japon « moderne ». Depuis la haute Antiquité
jusqu’au XIXe siècle, les règles de succession impériale ont toujours joué en
fonction des modèles familiaux dominants. Une réforme introduisant le
droit des lles de la famille impériale à assurer la succession n’aurait en
réalité fait que re éter les pratiques générales de la famille japonaise
contemporaine. Celles de la famille impériale se sont toujours adaptées au
contexte au cours de l’Histoire. Cf. SOUYRI, 2010 (b), pp. 145 sqq.
22. KANO, 1999, p. 122.
23. Cf. GRIOLET, 1999, pp. 59-77 ; citation, p. 61 (la traduction o cielle
en français a paru en 1909 ; les majuscules sont dans le texte).
24. Une autre traduction pourrait être celle de « corps national » qui
évoque une expression présente dans les discours nationalistes européens à
la n du XIXe siècle.
25. OGUMA, 1995, p. 52.
26. Ibid., p. 63.
27. JANSEN (dir.) [1965], 1969, p. 76.
28. GLUCK, 1985, pp. 129-130.
29. Lu Xun, cité dans TAKEUCHI [1948], 1996, p. 177. Le professeur Kanô,
fondateur du Kôbungakuin, dont il est question ici, n’est autre que Kanô
Jigorô (1860-1938), le fondateur du judo. Grand éducateur, il avait ouvert
cet institut en 1899 à l’intention des étudiants chinois de plus en plus
nombreux au Japon après la guerre sino-japonaise.
30. Cité dans OGUMA, 1995, p. 159.
31. MARUYAMA, 1969, p. 126.
32. KANEKO [1965], 2009, p. 39.
33. J’emprunte l’expression à Éric Seizelet dans SABOURET [2005], 2008.
34. KANEKO [1965], 2009, pp. 37-38.
35. MARUYAMA [1946], 1982, p. 110.
36. FUJITA, 1966.
37. MASAKI, Hiroshi, Chikaki yori, décembre 1942, cité dans KAMEYA,
2001, pp. 597-621.
38. YOSHIMOTO et AKASAKA, 2003, p. 57 ; cf. aussi KINOSHITA, 1996,
p. 51.
39. IROKAWA [1969], 1985, pp. 245-246.
40. On peut noter au passage que le Japon n’est pas le seul cas en Asie. Le
dalaï lama tibétain possède également un caractère divin.
41. KANO, 2002, p. 10.
42. FUJITANI, 1996, p. 3.
43. Cité dans HARDACRE, 1986, pp. 29-63.
44. TAKAMURA, 1947.
45. Les genrô sont un groupe informel de hauts responsables politiques d’un
certain âge, tous anciens ministres de poids. Ils ont accès direct à
l’empereur, se concertent, conseillent et in uencent les responsables
politiques en titre lors des décisions importantes. Ce groupe —
parfaitement extra-constitutionnel — se manifeste dans toute sa puissance à
partir de la seconde moitié des années 1890 et joue un rôle fondamental
jusqu’à la n des années 1920. Il s’agit pour la plupart d’anciens samouraïs
issus des efs du Sud-Ouest, à l’exception du plus jeune d’entre eux, le plus
libéral, Saionji Kinmochi, issu d’une famille de l’aristocratie de la cour de
Kyôto, qui décède en 1940.
46. Takeuchi Yoshimi, cité dans IROKAWA [1969], 1985, p. 246. Les
netsuke sont de petits objets qui accompagnaient autrefois le vêtement,
autrement dit de simples accessoires.
47. VIÉ, 1995, p. 50.
48. Cf. BIX, 2000.
49. MARUYAMA [1946], 1982.
50. SERENI et SOUYRI, 2015, pp. 146-162.
51. C’est le cas, par exemple, de la diplomatie, quasi inexistante durant la
période Tokugawa, du système éducatif ou de la police.
52. Il s’agit bien du même personnage que le membre actif de la Société de
l’an VI au milieu des années 1870. Libéral modéré et volontiers adepte de
l’occidentalisation du Japon, Katô vira, dès la n des années 1870, vers des
positions beaucoup plus conservatrices.
53. Sur les pratiques occultes de la bureaucratie, cf. NORMAN [1945],
1975, notamment pp. 459-464. Malgré son ancienneté, l’étude de Norman
reste d’une remarquable actualité, à la fois par l’analyse des pratiques
bureaucratiques du Japon de Meiji et par l’éclairage que cela apporte sur le
Japon d’aujourd’hui.
54. Gaikotsu, le nom de plume de Miyatake, signi e « squelette »
(cf. LEWIS, 2011). Je remercie Lionel Babicz d’avoir attiré mon attention
sur ce personnage.
55. Pour une biographie d’Uchimura Kanzô, cf. MATSUZAWA, H., 1971 ;
cf. aussi SUZUKI, N., 1984.
56. UCHIMURA [1895], 1975, p. 8.
57. Cette école est à l’origine de l’Université nationale du Hokkaidô
(Hokudai), l’une des meilleures Universités actuelles du Japon.
58. Il s’agit d’une administration d’État qui était chargée de rapidement
mettre en valeur l’île du Nord pour « japoniser » le territoire et empêcher
les Russes de s’implanter dans ces espaces peu habités. À la suite d’une
grave a aire de corruption, la mission est dissoute en 1882 et l’île du Nord
est divisée en trois départements.
59. Cité par KANO, 2005 (a), p. 100.
60. Ce lycée situé à Komaba deviendra en 1949-1950 la faculté
d’enseignement général de l’Université de Tokyo.
61. SUZUKI, N., 1984, p. 55.
62. Ibid., p. 54 ; Sources of Japanese Tradition [1958], 1965, p. 346.
63. Cité dans IROKAWA [1964], 2008, t. II, p. 148.
64. INOUE, Tetsujirô [1891], 1984, pp. 61-62.
65. INOUE [1893], dans NARASHIMHA MURTHY, 1973, pp. 326-327.
66. Cité dans LAVELLE, 1990, p. 17.
67. Le mot existe depuis le XVIe siècle : Yaso est la japonisation de la
prononciation portugaise de Jésus.
68. KAMEI, 1963, p. 9.
69. LU, 1974, p. 87.
70. Si le phénomène de conversion au christianisme reste somme toute
limité dans le cas du Japon où il ne touchera jamais plus de 2 à 3 % de la
population (1 % aujourd’hui), il n’en va pas de même en Corée où son
succès sera foudroyant dans les couches les plus cultivées de la population.
30 % de la population sud-coréenne est aujourd’hui christianisée et la
plupart des conversions (le plus souvent au protestantisme anglo-saxon)
sont advenues, comme au Japon, après 1885.
71. Cité dans IROKAWA [1964], 2008, t. II, p. 149.
72. UCHIMURA [été 1896], 2008, t. II, pp. 147-148.
73. Sur les batailles idéologiques et politiques pour le contrôle de la
discipline historique, cf. SOUYRI, 2010 (a).
74. KUME [1891], 1977, pp. 117-136.
75. MATSUZAWA, Y., 2012, p. 67.
76. Ibid., p. 69.
77. KUME [1878], 1982.
78. NAGAHARA et KANO (dir.), 1976, pp. 16-17.
79. Cf. SOUYRI, 2013.
80. Cf. chap. VII.
81. C’est-à-dire l’importance du respect des principes hiérarchiques et des
rituels pour le maintien d’un ordre harmonieux. Cette idéologie
conservatrice joua un grand rôle à l’époque Tokugawa pour le maintien de
relations sociales considérées comme naturelles. Sur ce point, lettrés
néoconfucianistes et penseurs de l’autochtonie japonaise étaient à peu près
d’accord. Les principes du taigi meibun incitaient l’historien à se faire avant
tout moraliste, l’histoire devenant un discours de légitimation. Les
historiens positivistes du début du XXe siècle entrèrent en guerre contre
cette idéologie traditionnelle que leur imposaient pourtant les instances
dirigeantes du ministère (cf. SOUYRI, 2010 [a]).
82. NAGAHARA et KANO, 1976, p. 76.
83. On utilisait à cette époque l’expression goyôgaku, « science au service
du pouvoir », qui fera de nouveau orès dans les médias japonais au
lendemain de l’accident nucléaire de Fukushima pour dénoncer certains
scienti ques du nucléaire au service de l’opérateur Tepco, qui tenaient un
discours léni ant sur les conséquences de la contamination.
84. RENAN [1882], 2011, p. 56.
85. Cf. LÉVY, 2002, p. 69.
86. Cité dans VICTORIA [1997], 2001, pp. 88-89. Exclu de son école zen en
1909, Gudô fut réintégré à titre posthume en 1993 (cf. ibid., pp. 91 sqq).
87. Cité dans ibid., p. 92.
88. Kaneko Fumiko, interrogatoire de police, 22 novembre 1923.
89. Pour une biographie de Kita Ikki, cf., par exemple, KONDÔ (dir.), 1984.
90. Cf. WATANABE [1975], 2011, pp. 59-102.
91. TANKHA, 2006, p. 60.
92. Ibid., p. 22.
93. Ibid., p. 70.
94. Les citations de Kita Ikki sont ici extraites de KANO, 1999, pp. 126 sqq.
95. Un exemple célèbre est celui de Lafcadio Hearn, professeur de
littérature anglaise à l’Université impériale, qui acquit la nationalité
japonaise en 1896 sous le nom de Koizumi Yakumo.
96. Pour les archéologues actuels, les années qui correspondent au règne
mythique de l’empereur Jimmu renvoient à la n de la période Jômon,
période caractérisée par une population de chasseurs-cueilleurs fabriquant
des poteries, mais ignorant encore la riziculture et le travail des métaux.
97. MATSUMOTO, K., 1996, p. 346.
98. Loi du 22 avril 1925, in LU, 1974, p. 117.
99. Le ministre de l’Éducation d’alors, Hatoyama Ichirô, fut un temps
frappé d’interdiction d’exercer un emploi public par les Américains au
lendemain de la défaite. Cela ne l’empêcha pas de devenir Premier ministre
du Japon de 1954 à 1956. Le plus cocasse est que Takigawa Yukitoki, qui
avait été réintégré dans l’Université de Kyôto en 1946, en devint le recteur
de 1953 à 1957, au moment même où Hatoyama était Premier ministre…
Ce chassé-croisé résume d’ailleurs fort bien la réalité de l’après-guerre
japonais, où les rescapés de la répression d’avant guerre devaient cohabiter
avec leurs anciens adversaires qui avaient supporté le régime militariste.
100. Sur cette a aire, cf., par exemple, INOMARU, 1978, et, plus
récemment, MATSUO, T., 2005.
101. WRAY, 1983, p. 283.
102. Cité dans KUWABARA (dir.), 1962, pp. 152-153.
103. MINOBE [octobre 1927], 1965, pp. 311-317.
104. Sources of Japanese Tradition, 1600 to 2000, 2006, p. 161.
105. MINOBE [août 1933], 1965.
106. MITCHELL, 1976, p. 153.
107. Ces juges étant d’anciens étudiants de Minobe devenus hauts
fonctionnaires en réussissant des examens dans lesquels on leur demandait
de valider les « théories » de leur professeur, ils se retrouvaient dans une
situation gênante et ne savaient comment appeler le prévenu : « Professeur
Minobe » ou « Accusé Minobe ». Cette anecdote est fréquemment citée, par
exemple, dans TSURUMI, S. [1982], 2001, p. 65, ou encore MITCHELL,
1976.
108. KANO, 1999, p. 134.
109. MITCHELL, 1976, p. 154.
110. Kokutai no hongi [1938], 2006, pp. 278-283.
111. Cité dans KANO, 1999, pp. 136-137.
112. FUJITANI, 1996.
113. MARUYAMA [1953], 1996 (b), t. V (b), p. 68.
114. WEBER, 1976.
115. BIX, 2000 ; cf. aussi LUCKEN, 2013.
116. HALL, 1973, p. 55.
117. YOSHIMOTO et AKASAKA, 2003, p. 72.
6
Devant l’injustice
Autour des droits du peuple ou du droit souverain de
l’État, le débat portait, vers 1880, sur les modalités
d’aménagement du système, mais personne n’en
critiquait le cœur. Il s’agissait de faire du Japon un pays
civilisé et puissant : jusqu’à quel point ce programme
devait-il tenir compte de l’opinion publique et assurer la
liberté d’expression des citoyens ? Tel était l’enjeu. Au
contraire, les critiques qui émergèrent vers 1900-1910
s’en prirent à des éléments centraux du système, le
productivisme industriel, l’impérialisme, le patriarcat de
la « maisonnée » (ie seido). Elles naquirent d’un
di érend, au sens où elles exprimaient des formes de
con its, des révoltes essentielles, qui ne pouvaient être
tranchés équitablement, faute d’une règle de jugement
applicable aux forces en présence, et elles surgirent
comme critique totale, à partir d’un point de vue autre
sur la société que celui produit par la pensée dominante.
Pour cette dernière, ces critiques étaient inaudibles :
ceux qui dénonçaient ainsi le système étaient soit des
fous, soit des traîtres, soit des comploteurs. Ces
comportements critiques portaient en eux l’émergence
de mouvements d’un nouveau type, le socialisme, le
paci sme, l’écologie, le féminisme. Ces courants de
pensée restaient minoritaires, s’exprimaient parfois de
manière violente ou provocatrice, ou bien, au contraire,
s’inscrivaient dans une volonté de réforme radicale des
institutions, mais tous s’en prenaient au mode de
domination général : critique de la loi, de la famille, de
la corruption, de la violence étatique, de la destruction
de la nature. Chacun à leur manière, ils revendiquaient
le droit au respect de la personne, le droit à la vie, à la
dignité.
Les « droits fondamentaux de la personne humaine »
ou le « droit à l’existence » sont des mots qui
apparaissent pour la première fois gravés dans le marbre
de la nouvelle Constitution japonaise, promulguée en
1947 sous occupation américaine. L’article 11 stipule
que « le peuple n’est privé d’aucun des droits
fondamentaux de la personne humaine. Ces droits
fondamentaux sont accordés… au titre de droits éternels
et inviolables ». Et l’article 13 proclame le droit des
citoyens « à la vie, à la liberté, à la poursuite du
bonheur », l’article 14 a rme l’égalité des citoyens
devant la loi : « il n’existe aucune discrimination…
fondée sur la race, la croyance, le sexe, la condition
sociale ou l’origine familiale », tandis que l’article 25
décrète que « toute personne a droit au maintien d’un
1
niveau minimum de vie matérielle et culturelle » .
Voulue par les autorités d’occupation américaine et
largement acceptée par l’opinion publique japonaise de
l’époque, la rédaction de la Constitution de l’après-
guerre constitua certes un moment important dans
l’a rmation des droits de la personne humaine au
Japon. On aurait pourtant tort de penser qu’elle marqua
une rupture fondatrice. Les mouvements et les combats
en faveur de ces droits sont au Japon une constante de
l’Histoire, depuis les débuts de l’ère Meiji. Majoritaires
ou non, les courants démocratiques ont toujours fait de
cette question un enjeu essentiel. On l’a vu, par
exemple, dans le projet de constitution rédigé par Ueki
Emori, au tout début des années 1880. Le Mouvement
pour la liberté et les droits du peuple se référait plutôt
aux « droits du peuple » qu’aux « droits de l’homme » et,
même si ces derniers étaient parfois mis en avant, ils
étaient plutôt compris comme des droits politiques,
c’est-à-dire des droits à la participation active à la vie
politique, plus que comme des droits de l’homme
proprement dits. Plus tard, dans les années 1900,
certains courants humanistes, la plupart du temps issus
de la mouvance chrétienne, proclamèrent souvent les
droits de la personne humaine et le droit à une existence
digne, mais ils furent minoritaires ou isolés, en
comparaison de ceux qui, parfois au nom des idéaux
socialistes, insistaient sur l’importance de la question
sociale.
Pourtant la question sociale, comprise comme un
« droit à la vie », fut, dès la n du XIXe siècle, objet de
préoccupations et de combats de la part d’un certain
nombre d’observateurs, de militants, voire d’agitateurs,
qui dénoncèrent la misère sociale, la pollution
industrielle, l’exploitation ou la discrimination dont
étaient victimes des pans entiers de la société.

CONTRE LA MINE MORTIFÈRE

Il est di cile d’évoquer les débuts de la lutte pour la


justice sociale et l’égalité des droits dans le Japon
moderne sans mentionner le nom de Tanaka Shôzô, tant
ce personnage fut au cœur de combats à la n du XIXe, et
dans les premières années du XXe siècle.
Issu du milieu des préposés de village à
l’administration seigneuriale, les nanushi, cette classe
moyenne de paysans relativement aisés qui occupaient
une place centrale dans la structuration sociale des
campagnes à l’époque Tokugawa, Tanaka Shôzô
participa activement au Mouvement pour la liberté et les
droits du peuple avant d’être élu député au Parlement
en 1890. Âgé alors d’une cinquantaine d’années, il
commença à s’engager en faveur des paysans, victimes
de la pollution au cuivre des mines d’Ashio, et ce
combat en faveur de la justice sociale devint vraiment le
combat de sa vie. La ténacité dont il t preuve, pour une
cause pour laquelle il se battra pendant une vingtaine
d’années, est bien connue dans le Japon d’aujourd’hui.
Le socialiste réformiste Kinoshita Naoe lui consacra une
première biographie en 1921 et, depuis les années 1970
et la naissance de l’écologie moderne au Japon, son nom
et sa cause sont souvent cités dans les manuels d’histoire
des collèges et lycées du pays. Tanaka Shôzô est devenu
une sorte de modèle au Japon pour tous ceux qui sont
prêts à s’engager en faveur de la cause des droits de
l’homme et de la préservation de l’environnement face à
la pollution industrielle.
À elles seules, les mines de cuivre d’Ashio, dans le
nord du Kantô, symbolisent les lumières et les ombres
de la modernisation japonaise, en même temps qu’elles
sont un concentré des problèmes de la société de
l’époque Meiji. Les mines furent exploitées depuis le
XVIe siècle, mais les techniques classiques ne
permettaient plus de produire en quantité un cuivre de
bonne qualité. En 1877, Furukawa Ichibee, gestionnaire
habile, relança la production qui était moribonde et,
grâce à la transplantation de techniques modernes
occidentales qui permettaient la découverte de
nouveaux lons, il parvint à faire connaître à son
entreprise un développement fulgurant dans les années
1880. Furukawa devint ainsi un « roi de la mine », et se
retrouva à la tête d’un des plus grands groupes
capitalistes du pays. Dans les années 1890, les mines
d’Ashio, avec leurs vrilles ultramodernes, leur système
d’évacuation des eaux, les méthodes d’a nage
électrique et leurs convertisseurs Bessemer constituaient
une véritable vitrine de la capacité des chefs d’entreprise
japonais de se poster aux avant-gardes industrielles des
procédés technologiques. Furukawa pro ta par ailleurs
d’une conjoncture mondiale étonnamment favorable,
avec un boom sur la demande de cuivre lié
principalement au développement des équipements
électriques. Le Japon devint le deuxième producteur
mondial de cuivre et la production fut exportée à 80 %.
Vers 1895, le cuivre des mines d’Ashio représentait près
de 30 % de la production nationale.
L’entreprise de Furukawa Ichibee est ainsi devenue
décisive dans un secteur stratégique de la construction
de l’État moderne. Mais cette entreprise modèle
fonctionne en outre sur une gestion de la main-d’œuvre
ouvrière qui relève d’un autre âge, et néglige totalement
la question de la pollution industrielle produite par
l’évacuation des eaux de la mine. À l’heure de la mise en
place d’une industrie lourde, le productivisme et la
course aux pro ts sont, pour les cercles les plus in uents
de l’appareil d’État, les conditions du succès, et ce
dernier passe avant toute politique sociale et remise en
cause du modèle. Les mines d’Ashio deviennent alors le
lieu d’une triple bataille stratégique, pour l’exportation
du cuivre sur le marché mondial, pour l’amélioration
des conditions de travail épouvantables des mineurs, et
pour la justice sociale et la défense des droits minimum
des paysans qui vivent dans une région dévastée par les
ravages que subit l’environnement.
Originaire de la région et élu député, Tanaka Shôzô
est le témoin direct des dégâts provoqués par la
pollution dans la vallée de la Watarase. Sujette à des
crues fréquentes, cette rivière traverse le nord du Kantô
avant de con uer avec la Tone. Ses rives sont
extrêmement poissonneuses et fournissent aux habitants
de la région un complément alimentaire considérable,
tandis que les limons déversés lors des inondations
enrichissent les rizières. Or, avec la remise en
exploitation des mines d’Ashio qui déversent leurs
déchets industriels dans la rivière, la Watarase est à
l’origine directe de la dévastation de la région. La
pollution commence à toucher les poissons, ensuite les
terres avoisinantes, puis le bétail, et en n les
populations elles-mêmes. Lors de la grande crue de
1890, sans doute la plus grave depuis une cinquantaine
d’années, la rivière envahit les terres en semant la
désolation. Les terres polluées sont empoisonnées sur
toute leur surface ; les récoltes se fanent en pied
donnant l’image d’un paysage désolé ; les bambous se
déracinent d’un coup ; la rivière charrie des poissons
crevés ; les anguilles à demi mortes se laissent attraper à
la main.
Comprenant parfaitement de quoi il s’agit, les
assemblées locales de paysans rédigent des pétitions
adressées au gouverneur du département de Tochigi,
exigeant des mesures pour empêcher le développement
de la pollution, et certains réclament déjà la cessation de
l’exploitation de la mine. L’assemblée départementale
est saisie. Les paysans qui habitent le bassin de la
Watarase demandent par ailleurs au gouvernement la
création d’une commission d’enquête pour véri er si la
pollution au cuivre est bien à l’origine du désastre. Saisi,
le bureau des enquêtes géologiques du ministère de
l’Agriculture refuse de diligenter une étude. Des
agronomes, puis des géologues sensibilisés à la question,
rédigent à plusieurs reprises des rapports o cieux qui,
tous, montrent que l’empoisonnement des eaux provient
des sables rendus acides par le cuivre qui s’écoulent
dans la rivière Watarase, complètement polluée, après
une quinzaine d’années d’exploitation moderne de la
mine. La pollution est le produit de la politique
industrielle. Le patron des mines Furukawa Ichibee, qui
privilégie le rendement, est pointé du doigt. Les paysans
réclament désormais la fermeture de la mine.
Face à une question d’hygiène et de sécurité
publique, le gouvernement réagit avec une grande
froideur. L’exportation de cuivre était évidemment un
élément central de la balance commerciale du pays.
Certains rapports furent interdits de publication pour
troubles à l’ordre public. Tanaka Shôzô avait été élu
député de cette région aux premières élections
parlementaires, celles de 1890, et lui-même se présentait
comme « le député du peuple », favorable — dans la
droite ligne de ses combats pour la liberté et les droits
du peuple — à une extension du pouvoir de contrôle et
de surveillance des populations sur l’État et le
gouvernement. Suite aux premières inondations, il
intervint en vain auprès des administrations concernées :
il nit par questionner le gouvernement sur l’a aire de
la mine, dans une intervention au Parlement en 1891.
C’était la première fois dans le tout nouveau Parlement,
fraîchement instauré, que le gouvernement était pris à
parti si violemment par un député. En particulier,
Tanaka s’appuya sur l’article 27 de la Constitution qui
stipulait que le « droit de propriété ne peut être contesté
ou remis en cause ». Il accusa l’administration de
négligence et le ministre de protéger le responsable de la
mine, elle-même à l’origine de la destruction des
propriétés des habitants de la région. « Tant de gens
2
victimes de la mauvaise gestion d’un seul . » Il exigea
des mesures gouvernementales pour empêcher la
poursuite de la pollution minière et pour venir en aide
aux populations atteintes par le phénomène. Tanaka fut
alors surtout révolté par l’e ondrement des revenus des
paysans qui peuplaient la région en aval des mines, le
long de la Watarase. Cette baisse dramatique de leur
capacité à produire était liée à la dévastation des
champs. Les paysans étaient en e et confrontés non
seulement à la baisse de leurs revenus, mais aussi à la
dévalorisation de leurs patrimoines fonciers, résultat de
l’e ondrement du prix des terrains, au moment même
où augmentaient les frais d’entretien collectifs des
digues, rendues dangereuses par la déforestation, à
l’origine de glissements de terrain.
Il faut ici préciser que le ls cadet du ministre de
3
l’Agriculture de l’époque, Mutsu Munemitsu , dont
l’administration était en charge de la surveillance des
activités minières, avait été adopté par Furukawa
Ichibee. En clair, le ls du ministre était le futur héritier
de la mine… et en deviendra e ectivement le patron en
1905. Plus tard, Hara Takashi, le ministre des A aires
intérieures (et futur Premier ministre), qui prendra la
décision d’exproprier les villageois, n’est autre que
l’ancien directeur général de la mine. Il avait été nommé
à ce poste sur recommandation de Mutsu Munemitsu.
Parler de collusion entre dirigeants politiques et
industriels serait ici un euphémisme.
Le gouvernement t savoir que l’on ignorait quelles
étaient vraiment les causes de la pollution, alors que
plusieurs experts sollicités avaient tous déclaré le
contraire. Des commissions d’arbitrage furent
néanmoins mises en place localement. Furukawa
proposa quelques indemnités aux habitants, ainsi que
l’installation de nouvelles machines destinées à limiter
la pollution mais dont l’expérience montrera vite
qu’elles étaient parfaitement ine caces. Les indemnités
à percevoir, en échange d’une promesse de silence,
scinderont le mouvement de protestation pendant
plusieurs années, avant que les problèmes ne
resurgissent avec plus de vigueur encore en 1896.
Cette année-là, à l’occasion des nouvelles inondations
qui ravagent le secteur, Tanaka manifeste de nouveau en
faveur de ces gens de milieu modeste dont l’existence est
physiquement menacée par la politique industrielle de la
mine. Visitant la région et constatant les dégâts terribles
in igés dans les champs après le retrait des eaux
polluées, Tanaka se rend compte que les victimes du
phénomène, qui voient leurs champs devenir stériles et
impropres aux cultures, cherchent à minimiser les
dégâts et à taire leur désespoir, au lieu de revendiquer
leur statut de victimes. Conséquence de la pollution des
terres, les femmes qui viennent d’accoucher ne peuvent
allaiter correctement leur nourrisson, du fait de graves
carences dans leur lait. Les nourrissons malades sont de
plus en plus nombreux, et le nombre de nouveau-nés qui
décèdent augmente dramatiquement. Tanaka réalise
alors que la question n’est pas seulement nancière mais
touche à la vie elle-même. « Que les mères manquent de
lait maternel pour leurs nourrissons, voilà qui fait de
cette a aire une question humanitaire. » Le taux de
mortalité dans la zone polluée est de 10 % plus élevé
que dans le reste du pays. Ce n’est pas seulement une
question de sols pollués, c’est pour ces gens une question
4
de vie et de mort, écrit-il en substance .
Devant l’immobilisme du gouvernement, les habitants
de la vallée, pour l’essentiel des paysans, commencent à
s’organiser et parfois à se radicaliser. En 1896, une
permanence est établie dans un temple bouddhiste de la
région, le Unryûji. Tanaka Shôzô multiplie les
interventions au Parlement sans plus de résultat et prend
alors l’initiative d’une pétition des habitants auprès du
gouvernement pour obtenir cette fois-ci la fermeture de
la mine. Il dénonce un gouvernement qui toujours prend
parti en faveur des intérêts privés de Furukawa Ichibee,
qui ne respecte pas les droits constitutionnels des
paysans de la région et qui, par-dessus tout, menace la
vie elle-même. Il conclut qu’« il faut arrêter
l’exploitation de la mine de cuivre d’Ashio a n de
protéger les droits et les intérêts de la majorité de la
5
population de la région ». Et il écrit aux dirigeants de
son propre parti, qui restent sans réaction devant le
problème, pour les traiter de « monstrueux crétins 6 ».
Dans un État où le budget militaire ne cessait d’en er
et où les exportations de matières premières
contribuaient à l’achat de machines industrielles,
l’exploitation du cuivre devait se poursuivre à tout prix.
Tanaka voulut faire de cette a aire, somme toute locale,
une cause nationale, en dénonçant la passivité coupable
du gouvernement et la complicité de la plupart des
députés. À ces derniers, qui expliquaient que le cuivre
constituait quand même l’une des richesses de la nation,
il répondit : « Mais vous ne comprenez donc pas que la
7
vraie richesse de ce pays, c’est son peuple ? »
Constatant le drame que vivaient des populations
persuadées d’être victimes d’on ne sait quelle
malédiction, Tanaka hurla sa révolte : « On leur prend
leur bien, on leur prend leur vie, on leur prend leur
erté et, en plus, on ne fait rien pour leur venir en
aide », écrivit-il, en 1898, dans une pétition qui
dénonçait une Constitution qui n’avait rien prévu dans
la loi pour aider les victimes d’une pareille désolation.
« Pour nir, beaucoup de gens vont mourir et personne
ne s’en soucie. Le poison du cuivre a ravagé les rizières
et les champs. C’est une véritable tragédie », continua-t-
il dans une lettre qu’il adressa, en 1900, à Miyake
8
Setsurei, l’ancien dirigeant de la Seikyôsha .
Certains s’impatientèrent devant l’obstination de
Tanaka. Shiga Shigetaka, le leader du mouvement
« nipponiste », t même remarquer à Tanaka que le
Japon était confronté à toutes sortes de problèmes et
que l’on ne pouvait donc rester obsédé par une a aire
de pollution des sols. Tanaka Shôzô s’emporta et lui
répondit :
Trois cent mille victimes de la pollution, quarante mille acres de
terres dévastées, quel problème insigni ant en e et ! Vous êtes
tellement préoccupé par la chasse aux fonctions administratives que
vous n’avez sans doute plus le temps de distinguer entre un problème
grave et un problème secondaire 9…
[…]
Il faut puri er les eaux, et absolument permettre aux riverains des
régions touchées de pouvoir jouir de la bénédiction de la Nature
comme autrefois. Il faut prendre des mesures pour venir en aide à tous
ces gens assassinés. Il faut empêcher le gouvernement de continuer à
empoisonner des gens innocents 10.

Les interventions de Tanaka au Parlement, les essais


et articles qu’il rédigea, les manifestations qu’il
contribua à organiser nirent cependant par toucher les
journaux des grandes villes qui, à leur tour, se rent
l’écho du combat mené par les victimes. Certains dans
l’appareil d’État commencèrent à réaliser l’ampleur du
problème et réagirent devant les critiques et la
mobilisation grandissante. L’un d’entre eux, Tani Tateki,
jouera un rôle central. Tani était un militaire
conservateur, ancien ministre de l’Agriculture, favorable
à une vision confucéenne des choses dans laquelle le
gouvernement devait se montrer bienveillant à l’égard
du peuple, ce qui le conduisit à défendre la petite
propriété paysanne et à combattre « la politique
despotique d’occidentalisation du pays ». Il se rendit sur
place dans la vallée de la Watarase et revint à Tokyo,
e aré de ce qu’il avait vu. Il convainquit le nouveau
ministre de l’Agriculture, Enomoto Takeaki, de se rendre
à son tour sur place ; et ce dernier, à la vue de l’ampleur
de la catastrophe, mit immédiatement sur pied une
commission d’enquête qui prôna rapidement plusieurs
mesures d’urgence pour stopper la pollution. Le patron
des mines, Furukawa Ichibee, fut cette fois contraint
d’investir de fortes sommes (toujours sans résultats
tangibles). La pollution ne fut pas stoppée pour autant,
et plusieurs villages furent évacués. Le gouvernement
décida d’exempter les habitants de la région de leurs
taxes foncières, ce qui eut pour conséquence de les
radier des listes électorales, en vertu du su rage
censitaire en vigueur à l’époque, qui ne reconnaissait
comme électeurs que ceux qui payaient un certain
niveau d’impôts fonciers !
En février 1900, des milliers de paysans victimes de
la pollution se rendirent en cortège à la capitale et se
heurtèrent aux forces de police qui leur bloquèrent
l’accès et les dispersèrent violemment, à coups de sabre.
On compta une centaine de personnes arrêtées, dont
plus de la moitié seront déférées devant les tribunaux et
condamnées à de lourdes peines avant d’être nalement
amnistiées en appel en 1902. Dans un discours fameux
au Parlement intitulé « Le pays meurt » (Bôkoku no ron),
Tanaka Shôzô n’hésita pas alors à parler des victimes de
la pollution comme de « personnes assassinées ». « Tuer
le peuple, mais c’est tuer l’État. Se moquer de la loi
constitutionnelle, c’est se moquer de l’État. Détruire les
biens, tuer le peuple, bafouer la loi, c’est faire mourir le
11
pays . » Le gouvernement voulait détruire l’agriculture,
disait-il, ce qui conduira à l’e ondrement irrémédiable
de la nation. Tanaka Shôzô expliquait en e et que
l’épanchement des eaux empoisonnées avait pour
conséquence la désolation des forêts, des terres cultivées
et l’extinction de la faune de la rivière, ce qui relevait de
l’administration du ministère de l’Agriculture et du
Commerce. Or, l’inertie de ce dernier nit par poser un
problème au ministère de l’Intérieur, dans le domaine de
l’hygiène et de la santé des populations, mais aussi en
termes d’administration des zones sinistrées où plus rien
ne fonctionnait correctement au niveau des villages et
des bourgs. Cette incurie constituait aussi un manque à
gagner pour le ministère des Finances, puisque plus
aucun impôt ne rentrait en provenance de la zone
sinistrée. Mais cela touchait également le ministère de
l’Éducation, puisque plus aucun enfant ne pouvait être
scolarisé dans la zone ; et le ministère de l’Armée de
terre puisque celle-ci ne pouvait plus y recruter de
conscrits, la plupart des jeunes hommes étant
physiquement atteints. Au député, le gouvernement fera
dire que sa question était mal posée, et qu’en
conséquence il ne pouvait y répondre… Il ne s’agissait
pas là que d’une tactique politique misérable pour fuir le
problème. Le gouvernement venait de sortir victorieux
de la guerre contre la Chine, et le Japon était en train de
devenir une nouvelle puissance impérialiste en Asie. Le
pays s’engageait dans la révolution industrielle. Pour des
« responsables », la question n’avait en e et aucun sens.
Tanaka Shôzô devient ainsi le premier véritable
critique de l’ancien slogan de Meiji « Un pays riche, une
armée forte », c’est-à-dire le premier à remettre en cause
l’idéologie productiviste à tout prix. Pour lui,
l’industrialisation ne crée pas les conditions de
l’amélioration de l’existence du peuple mais, bien au
contraire, suscite du désespoir et de la misère. « La
première richesse d’un pays, ce sont des habitants en
bonne santé. Il n’y a pas de pays riche si le peuple est
12
pauvre, la richesse du peuple, c’est celle du pays . » En
juin 1912, Tanaka écrit dans son journal cette formule
qui restera célèbre : « Une vraie civilisation ne ravage
pas les montagnes et les rivières. Elle ne détruit pas les
13
villages. Elle ne tue pas les êtres humains .»
Tanaka commençait à convaincre. Des journalistes
vinrent visiter les zones sinistrées. De nombreux
meetings furent organisés, et l’opinion publique s’émut.
Miyake Setsurei, l’un des fondateurs de la Seikyôsha,
s’engagea derrière Tanaka Shozô dès 1897, tandis que
Kuga Katsunan tonna dans son journal Nihon contre le
manque de réaction du gouvernement et écrivit :
« Heureusement qu’il y a des gens comme Tanaka
14
Shôzô . » Les réunions publiques se multiplièrent,
attirant à Tokyo parfois plusieurs centaines de
personnes. Une association de soutien, la Yûshikai, fut
fondée en mai 1900. Des agronomes, favorables à une
« agriculture populaire », s’engagèrent dans des
reportages photographiques saisissants. Les photos
furent exposées pour convaincre les habitants de la
15
capitale des ravages de la pollution . Pour la première
fois au Japon, la photographie fut mise au service d’une
cause militante. Intellectuels mais aussi simples
citoyens, rallièrent le mouvement pour demander des
mesures urgentes en faveur des victimes. Des collectifs
d’avocats se mirent au service gratuit des paysans de la
Watarase arrêtés, tandis que certains journaux, comme
le Mainichi de Shimada Saburô (1852-1923) ou le Yorozu
chôhô rivalisèrent pour dénoncer le scandale en faisant
appel aux grandes consciences de l’opposition, comme
Taguchi Ukichi ou Uchimura Kanzô. Pour ce dernier, le
problème n’était pas du tout local, mais bien une a aire
qui mettait en question le rôle même de l’État.
Agronome de formation, Uchimura mesura tout de suite
l’ampleur du problème : « Je ne puis rester muet devant
ces centaines de milliers de malheureux qui ont perdu
16
leurs maisons et leurs terres . » Des centaines
d’étudiants des Universités et grandes écoles de Tokyo
participèrent aux réunions publiques d’information, se
rendirent sur place pour enquêter, témoigner, dire leur
solidarité avec les paysans dans la misère (plus d’un
millier d’entre eux étaient présents dans la zone le
27 décembre 1901).
D’une certaine façon, l’a aire des mines d’Ashio, dans
le Japon de Meiji, joua un peu le même rôle que l’a aire
Dreyfus dans la France de la IIIe République. Elle
mobilisa les consciences intellectuelles, devint l’objet
d’un débat national. Fallait-il fermer la mine ? Avait-on
le droit de sacri er délibérément des populations sans
défense pour une cause plus « noble », celle de
l’industrialisation, de la production, voire de la marche
à la guerre (la demande en cuivre de la part de l’armée
était évidemment en augmentation exponentielle
17
entre 1895 et 1905) ? C’était la première fois dans
l’histoire du Japon que les intellectuels (écrivains,
journalistes, avocats, étudiants, et même quelques
députés qui suivaient Tanaka Shôzô…) se mobilisaient
avec autant de vigueur pour une question de principe,
pour une cause en faveur de gens dont on pensait qu’ils
étaient fondamentalement victimes d’une injustice
d’État. Et, derrière Tanaka Shôzô, se retrouvèrent des
intellectuels d’origines diverses : anciens du Mouvement
pour la liberté et les droits du peuple, nationalistes
nipponistes, démocrates, réformistes, radicaux en train
de devenir socialistes, chrétiens et même bouddhistes,
notamment ceux a liés au Honganji, qui réalisaient, un
peu tard certes, qu’ils ne pouvaient laisser le terrain au
prosélytisme des chrétiens. Associations chrétiennes et
bouddhistes installèrent sur place des dispensaires dans
lesquels ils envoyèrent des médecins volontaires. Parmi
les mobilisés, des femmes aussi dont l’activisme — à but
o ciellement charitable — permit de contourner la loi
sur l’interdiction qui leur était faite de « faire de la
politique ». Une journaliste, Matsumoto Eiko (1865-
1928) dénonça, dans des reportages du journal Mainichi,
la tragédie d’Ashio, notamment les femmes de quarante
ans qui en paraissaient plus de soixante, et le nombre
d’enfants abandonnés par des mères épuisées, incapables
18
de les allaiter . Une association de femmes qui se
consacraient aux zones polluées fut créée à Tokyo,
présidée par Ushioda Chiseko, une activiste chrétienne
19
membre de la Kyôfukai . On recueillit des fonds, des
vêtements. Par son entêtement et son absence de
sectarisme, Tanaka Shôzô était parvenu à créer les
conditions inattendues d’une alliance entre ces di érents
mouvements qui, chacun à leur manière, le rejoignaient
dans sa critique de l’ine cacité du Parlement et de la
collusion entre milieux gouvernementaux et industriels.
En 1901, Tanaka démissionne de son siège de
député : il accuse les parlementaires d’être sourds aux
plaintes du peuple et de ne pas défendre la Constitution.
Le 10 décembre, il parvient à approcher l’empereur par
surprise et cherche à lui remettre en mains propres un
texte relatant le combat des gens de la vallée. Interpellé
sur les lieux mêmes, Tanaka, considéré comme un
dément par les autorités, est relâché, mais son geste fait
grand bruit. La presse relaie l’a aire jusqu’au n fond
des provinces et publie des éditions spéciales :
La vertu [de Sa Majesté] s’étend sur les quatre mers, et son prestige
dans les huit directions. Il n’est personne qui ne célèbre Votre
prospérité parmi le peuple. Mais sans s’éloigner très loin de la demeure
impériale, on peut voir des centaines de milliers de nécessiteux sans
défense gémissant sous les cieux et implorant en vain les bienfaits de la
pluie et de la rosée.
Hélas, n’est-ce pas là une souillure dans Votre magni que règne
impérial ? Et les responsables, ce sont les autorités gouvernementales
qui ont négligé leur devoir. En haut, elles font de l’ombre à la sagesse
de Votre Majesté, et en bas elles n’ont jamais eu de respect pour le pays
et son peuple…
J’accomplis cette démarche au risque de la mort. Je ne sais
comment vous dire à quel point la situation est urgente et déplorable.
Mais avec tout le respect que je dois à Votre Majesté, je vous en prie,
veuillez prodiguer Votre honorable sagesse. Moi, je ne peux plus
supporter cette misère et ces cris 20.

L’action de Tanaka s’apparentait, en e et, à celle des


leaders paysans de l’époque des Tokugawa, les gijin (ou
gimin), les « justes », ces porte-parole des revendications
paysannes qui acceptaient d’être arrêtés ou même
exécutés par les autorités, pourvu que leur cause fût
entendue. Ils se jetaient au pied du shôgun pour lui
transmettre une requête. Ils étaient généralement mis à
mort, mais la requête était lue et souvent suivie
21
d’e ets . Par sa pratique, Tanaka se rattachait
clairement à une tradition de lutte sociale venue tout
droit de l’ancien régime mais, en même temps, son
discours sur la défense des droits de la personne
s’articulait sur des revendications d’une nature
22
nouvelle .
La mobilisation qui se poursuivit ne fut sans doute
pas pour rien dans la libération immédiate de Tanaka
Shôzô, qui aurait bien pu être condamné pour délit
grave. L’a aire de la pollution minière continua de
défrayer la chronique mais le gouvernement prit des
mesures radicales : il t endiguer la rivière, la détourna
partiellement de son lit d’origine et voulut créer un
bassin d’étalement des eaux qui aura pour conséquence
de noyer le village de Yanaka, qui avait été au cœur de
la mobilisation. Celle-ci s’e ritait : d’une part, le
gouvernement semblait avoir pris la mesure des dégâts ;
d’autre part, la montée des tensions avec la Russie
détournait l’attention de l’opinion publique. Tanaka
décida alors de quitter la capitale pour aller vivre au
milieu de ces damnés de la terre qu’étaient les miséreux
de Yanaka dont le village était promis à la destruction.
Yanaka était un bourg orissant abritant deux mille
âmes en 1879. Désormais, la lutte se concentrait non
plus sur la politique industrielle du propriétaire de la
mine, mais sur l’État lui-même, qui, selon Tanaka, pour
régler un problème, en inventa un autre :
Regardons le problème de Yanaka. C’est un problème de contrôle
des eaux. C’est un problème de pollution minière. C’est aussi une
question de Constitution, d’humanité, d’économie, d’hygiène publique,
de vie. C’est aussi un problème qui touche au kokutai. Ce n’est pas le
problème de personnes privées, c’est le problème de l’État et de la
société, c’est le problème de chacun. Si les pauvres habitants de Yanaka
23
sont expulsés, ça deviendra un problème de droits humains .

En 1907, le village fut noyé sous les eaux du barrage.


Expropriations et échecs successifs niront par avoir
raison de la résistance des paysans dont une grande
partie émigra, contrainte et forcée, vers Hokkaidô, la
grande île du septentrion. Quelques malheureux
s’accrochèrent, se bâtirent des cahutes misérables pour
continuer à vivre dans ce qui fut leur terre natale.
Tanaka vit dans cette résistance une leçon de vie. Lui
qui croyait savoir, il s’apercevait que c’était ces pauvres
gens qui lui apprennaient à vivre, écrivit-il. Il estimait
que ces gens, considérés partout comme des crétins,
étaient des sages. Et il évoqua la nécessité de se mettre à
l’écoute du peuple pour apprendre et comprendre, ce
qu’il dénommait la « science de Yanaka » (yanaka gaku).
Quels sont les ressorts idéologiques qui animent un
personnage comme Tanaka Shôzô ? Il s’a rme lui-
même comme un paysan. Son autobiographie commence
d’ailleurs par cette constatation : « Je suis un paysan du
24
Shimotsuke . » Pour lui, les paysans cultivent la
nature, la soignent, la font prospérer, et ainsi assurent la
subsistance du plus grand nombre. « Les producteurs
doivent faire prospérer la vie, pas la faire disparaître »,
écrit-il dans son journal personnel en 1911. Le droit à la
vie, le droit de la personne humaine à vivre dans et avec
la nature, relèvent de l’universel et non du local. Parce
qu’il se sent d’origine terrienne, Tanaka Shôzô vénère la
vie. Or, pour lui, la civilisation moderne est en train de
la détruire. Tanaka se construit une image d’homme
sage, défendant des principes. On le voit habillé en
paysan à la mode ancienne, revêtu d’un manteau en
paille de riz. Il clame le droit de vivre dans la nature, à
côté d’une « eau pure pour permettre de produire de
nouveau ce que le Ciel nous a légué ». On trouve chez
Tanaka une critique radicale de la modernité, conçue
comme une sorte d’atteinte à l’équilibre cosmique. Il
s’en prend à ce qu’il appelle la « production arti cielle »
qui fait que « les mineurs ne distinguent plus le jour de
la nuit ». Dans son journal personnel, il a cette formule :
« On a beau avoir découvert l’électricité, le monde reste
25
plongé dans les ténèbres . » Fort de cette conviction,
Tanaka est convaincu de l’importance de la question des
droits de la personne humaine et de la morale
humanitaire. De ce point de vue, il est bien l’héritier du
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple. Mais,
en concentrant toute son énergie sur la lutte contre la
pollution au cuivre, il se transforme en héros d’une des
premières grandes causes humanitaires du Japon.
En choisissant de vivre avec les derniers rescapés
dans le village de Yanaka promis à la destruction,
Tanaka évolue encore, et a rme sa conception du droit
à la vie et à l’intégrité de la personne humaine. Bien que
sous l’in uence du christianisme depuis qu’il a lu le
Nouveau Testament, Tanaka se situe dans une mouvance
qui reprend du bouddhisme l’interdiction de tuer les
êtres vivants, et la vie en harmonie avec la nature.
Devant l’extension des lois et des décrets de tous ordres,
il attaque systématiquement le gouvernement qui, pour
lui, est responsable de tels excès. Pour Tanaka, les droits
de l’homme sont la valeur suprême. Il écrit dans son
journal le 24 mars 1912 :
Les droits de l’homme pèsent plus que les lois. Les principes
fondamentaux consistent à se mettre en conformité avec les droits de
l’homme et pas avec la loi. La Constitution est le produit de ces
principes. Malheureusement, la Constitution japonaise est le produit de
principes nés au Japon, elle n’est pas le produit d’une pensée
26
universelle .

Tanaka Shôzô revendique d’ailleurs aussi « le retour


des droits pour les femmes », et prend position en faveur
du combat pour l’abolition de la prostitution. Il meurt
en 1913 à l’âge de soixante-treize ans. Plusieurs dizaines
de milliers d’habitants de la région assistent à ses
obsèques.
Il y a plusieurs lectures possibles de l’action et de
l’œuvre de Tanaka. La première est de le considérer
comme un homme de l’ancien régime qui perpétua la
tradition des chefs de village en se faisant le porte-
parole des paysans auprès des autorités. Ici, les autorités
n’étaient plus les anciens seigneurs, mais l’État moderne
et le capitalisme. Il incarnait alors la tradition des
révoltes populaires du Japon de naguère. Le manteau de
paille de riz (mino) qu’il arborait èrement à la n de sa
vie était une claire allusion au costume des insurgés de
27
l’époque Tokugawa . Il se laissa pousser les cheveux et
la barbe. À l’ancien ministre Ôkuma Shigenobu qui lui
demanda d’un air narquois pourquoi il se laissait
pousser les cheveux, Tanaka répondit : « Parce que
Yanaka est un village en train de mourir. Il y a belle
lurette qu’il n’y a plus de coi eur… j’ai la même tête
28
que tous ces bouseux que vous méprisez . » Une
deuxième manière de le voir serait de le considérer
comme le dernier représentant du Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple dont il fut un militant actif
dans les années 1880. Tanaka, en e et, fonda une
grande partie de son discours sur la défense de la
Constitution dont il ne cessa de dire qu’elle était bafouée
par les gouvernants. Il incarnait, d’une certaine façon, la
gure du démocrate sincère et radical, capable d’unir
dans son combat des forces politiques diverses. Il peut
être aussi compris comme le premier militant
environnementaliste, écologiste avant l’heure, défenseur
de la nature, hostile à la production à tout prix. Sur les
di érentes composantes de la pensée et de l’action de
Tanaka, l’historien Irokawa Daikichi écrivait en 1987 :
Tanaka Shôzô a une pensée traditionnelle. Comme moyen pour
régler les contradictions du moment, il fait siennes les formes de pensée
traditionnelles mais les mobilise aussi pour un combat progressiste…
Pour nous, parler aujourd’hui de formes de pensée modernes, c’est au
fond évoquer des formes de pensée non traditionnelles et la pensée
moderne, c’est la liberté, l’égalité, les droits, c’est-à-dire des idées issues
de concepts nés en Occident. Et pourtant même si on n’utilise pas les
mots de liberté, d’égalité ou de droits, il existe des idées exactement
semblables que nous pouvons aller puiser dans la tradition
confucianiste mais aussi dans la pensée autochtoniste ou dans les
savoirs pratiques de l’époque prémoderne. Tanaka nous fait la
démonstration qu’il existait alors des manières de penser que l’on
pouvait faire entendre aux masses populaires sous une forme facile à
29
comprendre .

Pour Irokawa, vouloir séparer ainsi pensée


traditionnelle et pensée moderne dans les esprits de
l’époque Meiji n’a donc aucun sens. En fait, ces formes
de pensée s’entremêlaient, car, y compris pour des
paysans du nord du Kantô, il n’y avait pas de rupture
entre les modes de pensée d’avant et d’après Meiji. Le
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple était
aussi passé par là et avait contribué à vulgariser des
notions occidentales, mais celles-ci n’avaient été
recevables que parce qu’elles renvoyaient sous d’autres
mots à des idées connues. En ce sens, sous ses
contradictions apparentes, Tanaka incarnait
parfaitement le cheminement des idées dans le Japon en
marche vers la modernité.
Considéré en son temps comme l’un des derniers gijin,
ces leaders paysans de l’ancien régime, voire comme un
« saint », c’est en ces termes que les historiens le voient
jusque dans les années 1950, à commencer par son
premier biographe, le socialiste chrétien Kinoshita
30
Naoe . Une première version de ses œuvres complètes
est d’ailleurs publiée à la n des années 1920 sous le
titre Œuvres complètes d’un « gijin ». En 1952, la revue
Rekishi hyôron — proche à l’époque des historiens
marxistes — publie un numéro spécial sur les gijin dans
l’histoire japonaise où le rôle de Tanaka Shôzô est
largement évoqué. Plus tard, Tsurumi Shunsuke fait de
Tanaka « un homme qui se serait posé à l’encontre de
l’opinion générale et aurait fait sienne la tradition
intellectuelle des masses populaires 31 ». Pour Tsurumi,
Tanaka met longtemps à comprendre les limites de son
propre combat au Parlement, et refuse d’exiger la
fermeture des mines, comme le demande pourtant, dès
1890, une partie des victimes. Il encadre le mouvement
plus qu’il ne le suscite. Pourtant, depuis les années
1960-1970 et les grands combats contre la pollution
industrielle, la gure de Tanaka Shôzô est redevenue
centrale : il est considéré comme un visionnaire et un
critique de l’industrialisation à outrance. Son action est
aussi mise en avant à Sanrizuka lors des luttes menées
par les paysans de la région de Narita contre la
32
construction de l’aéroport international . Ses œuvres
complètes sont publiées en 1977-1980.
L’a aire de la pollution des mines d’Ashio n’est en
e et pas seulement « le premier » accident
environnemental aux résonances sociales du Japon
moderne. C’est aussi une a aire qui suscite une série de
questionnements sur le devenir des sociétés
industrielles, questionnements qui sont, pour la plupart,
d’actualité : les mécanismes de naissance de la pollution,
les causes de son aggravation, les relations complexes
entre l’entreprise polluante et les pouvoirs publics, les
manières d’agir des mouvements qui luttent contre la
destruction de l’environnement, les associations de
soutien aux victimes, le maintien de l’ordre et les
méthodes policières, la mise en œuvre de mesures
législatives et techniques de lutte contre la destruction
de la nature. Mais il faut y ajouter la naissance d’une
critique fondamentale d’un système, conséquence de la
décision du Japon d’entrer dans « l’ère du progrès ». De
ce point de vue, Tanaka Shôzô, sa pensée et ses
méthodes d’action sont éclairants : ils nous enseignent le
« di érend » profond entre deux manières « modernes »
de concevoir la société.
Dans un travail sur l’expropriation des villageois,
Histoire de l’anéantissement du village de Yanaka, le jeune
33
socialiste Arahata Kanson (il a alors vingt ans) décrit
la saga des habitants en lutte contre la mine. Publiée en
1907, cette étude retrace avec brio l’histoire de la
pollution des mines d’Ashio, les combats de Tanaka —
dont l’auteur est un fervent admirateur — et la misère
des habitants de Yanaka. Arahata Kanson rédige ce
travail en quelques mois et, pour Kamata Satoshi, c’est
le « meilleur manuel jamais publié sur les relations entre
34
l’État et le capital »:
Hélas, le village de Yanaka, qui fut jusqu’au bout au cœur du
mouvement de résistance contre l’empoisonnement de la mine, a
nalement été anéanti. Le pouvoir du gouvernement Meiji et les forces
nancières des familles capitalistes sont parvenus à en venir à bout,
selon leur souhait, selon leur plan, sans le moindre regret. Mutsu
Munemitsu est décédé, Furukawa Ichibee est décédé, le ls cadet de
Munemitsu qui avait été adopté par Furukawa est décédé.
L’étou ement de cette a aire a été con é à quelqu’un en qui Mutsu
Munemitsu et Furukawa Ichibee avaient toute con ance. Sur le plan
économique, cet homme était un employé de Furukawa. Sur le plan
politique, c’était un dèle de Mutsu Munemitsu. Il s’agit de l’actuel
ministre de l’Intérieur Hara Takashi. On voit qu’ils avaient tout
prévu 35.

Arahata Kanson se situe dans cette veine d’enquêtes


sociales qui constitue sans conteste, depuis les années
1890, un nouveau genre littéraire au Japon, au
con uent du témoignage et du travail de militant, aux
con ns de l’analyse sociologique et historique. Mais le
maître dans ce domaine, c’est incontestablement le
journaliste Yokoyama Gennosuke avec son travail sur les
ouvriers, les petites gens et les bas-fonds.
LA SOCIÉTÉ DES BAS-FONDS

La montée en puissance d’une économie capitaliste


dans le Japon de la n du XIXe siècle eut pour première
conséquence de bouleverser les réseaux traditionnels de
solidarité qui fonctionnaient peu ou prou dans l’ancien
système. La société reposait en partie sur l’illusion d’une
idéologie de la bienveillance qui, en principe, permettait
d’adoucir les relations sociales en sollicitant les
puissants en faveur des plus faibles. Cette idée que les
forts devaient protéger les faibles — et quel que fût son
caractère factice — était remplacée désormais par celle
de l’argent roi, à l’ère du capitalisme sauvage. Les plus
« pauvres » furent confrontés brutalement à ce
changement : à une société qui connaissait l’ordre des
statuts qui distinguait « nobles et vils » mais qui, d’une
certaine façon, protégeait autant qu’elle opprimait,
succéda une société dominée par l’ordre économique qui
distinguait « riches et pauvres », mais où toute
protection sociale avait disparu.
Avec l’émergence, à partir des années 1880, d’une
économie plus dynamique fondée sur l’industrie, le
projet étatique de créer une nation riche dotée d’une
armée puissante a pour contrepoint la taxation de plus
en plus lourde de la paysannerie qui, pour échapper à la
misère et à l’exode rural, doit s’endetter auprès de
propriétaires fonciers — ces propriétaires fonciers que
les marxistes quali eront volontiers, plus tard, dans les
années 1930, de « parasites ». Cette « couche
parasitaire » prive en e et les paysans de la propriété de
la terre et aggrave leurs di cultés. Nombreux sont les
agronomes ou les économistes qui se penchent sur la
question, au cours de la première moitié du XXe siècle,
sans trouver de solutions « techniques » à cette
« maladie chronique » de la société. Tour à tour,
l’émigration — vers les États-Unis principalement —,
puis la colonisation de terres vierges — surtout en
Mandchourie — pourront être présentées comme des
« solutions » à cet appauvrissement permanent. Mais le
problème reste entier, lié au phénomène d’accumulation
primitive du capital qui, au Japon comme ailleurs, a
pour principal résultat de déstructurer des secteurs
36
entiers de la société rurale traditionnelle . Or, le
phénomène prend une nouvelle ampleur après la guerre
sino-japonaise de 1894-1895, quand le Japon s’engage
dans la révolution industrielle. La majorité de cette
population appauvrie fournit les gros bataillons d’une
émigration rurale en direction des usines et des grands
centres urbains, c’est-à-dire contribue à la naissance
d’un prolétariat industriel dont les rangs grossissent
considérablement à partir des dernières années du
XIXe siècle. Cet a ux de malheureux qui fuient les

campagnes donne naissance très vite à des « quartiers de


taudis » (hinmin kutsu), sortes de bidonvilles dans les
grandes villes, et tout particulièrement à Tokyo et à
Ôsaka.
Le surgissement de la misère dans le débat politique
au Japon se t sous l’in uence de journalistes qui
menèrent des enquêtes dans le milieu des travailleurs
pauvres. Sakurada Bungo publia, en 1890, dans Nihon,
le journal nationaliste de Kuga Katsunan, une série de
reportages sur les bas-fonds d’Ôsaka et de Tokyo. Ce
travail in uencera Matsubara Iwagorô, journaliste au
Kokumin shinbun, le journal « démocrate » de Tokutomi
Sohô, qui commença, en 1892, une série de reportages
sur les « pauvres », reportages regroupés dans un livre
publié l’année suivante sous le titre Tokyo des plus
grandes ténèbres (Saiankoku no Tokyo), un vrai succès de
librairie qui annonçait un nouveau genre littéraire,
l’enquête sociale qui se distinguait de la simple
littérature de ction. Matsubara apparut alors comme
une sorte de « chef de bande » regroupant autour de lui
de jeunes intellectuels un peu vagabonds, tourmentés
par la question de la misère. À la di érence des leaders
du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple qui
étaient souvent issus du groupe des samouraïs, ceux-ci
étaient au contraire originaires de milieux très modestes.
Ils constituaient d’ailleurs, parfois à leur corps
défendant, la preuve vivante que, malgré les di cultés
sociales liées à l’industrialisation, la société japonaise de
ce temps-là connaissait aussi une forte mobilité sociale
vers le haut.
Parmi ces jeunes un peu en rupture de ban,
Yokoyama Gennosuke était, semble-t-il, le ls illégitime
d’un patron pêcheur du petit port d’Uozu situé sur la
37
mer du Japon, et de l’une de ses domestiques . Adopté
par un plâtrier, il fut choyé par sa nouvelle famille qui
souhaitait faire de lui un artisan. Embauché comme
apprenti dans une brasserie de saké à l’issue de sa
scolarité primaire, il intégra néanmoins plus tard le
nouveau collège créé dans le département en 1885, ses
parents estimant sans doute qu’il était « fait pour les
études ». Mais, l’année suivante, Yokoyama Gennosuke
décida de partir soudain à Tokyo où il chercha à entrer à
l’école anglicane de droit (la future Université Chûô)
— selon des sources incertaines, il en aurait été diplômé
— « pour devenir avocat, a n de faire de la politique, ce
38
qui était son idéal ». Il échoua à l’examen d’entrée
dans le corps des avocats et mena dès lors une existence
vagabonde dans des pensions à bon marché. Il fréquenta
les démocrates de la Société des amis de la nation et les
écrivains de son temps, notamment Futabatei Shimei, le
déjà célèbre auteur de Nuages ottants, puis t la
connaissance du journaliste Matsubara Iwagorô qui le t
entrer, en 1894, comme reporter au Mainichi shinbun.
Yokoyama Gennosuke publia en 1899 un ouvrage qui t
sa célébrité, La Société japonaise des bas-fonds (Nihon no
kasô shakai), collection de reportages parus les mois
précédents dans le journal pour lequel il travaillait.
Matsubara puis Yokoyama sont parmi les premiers à
jeter un regard critique sur la tragédie moderne
qu’implique le développement du capitalisme. À l’éclat,
la richesse, voire le luxe de la capitale japonaise, ils
opposent la misère cachée, ignorée et oubliée des
soutiers du système qui vivent dans des quartiers
sordides, ce que Yokoyama dénomme « la face cachée de
la ville », son arrière-cour (rimen), dans un quotidien fait
de noirceur (seikatsukai no ankoku). Pour que la ville soit
une ville de lumière, encore faut-il que les gens des bas-
fonds travaillent pour rendre possible tout cet éclat. Le
système n’est possible que parce que les deux éléments
coexistent. Mais tout est fait pour que le monde de la
misère soit hors jeu, négligé, rejeté dans l’ombre. Dans
son ouvrage, Yokoyama écrit :
L’opinion est préoccupée par le Parlement, par la corruption des
députés, par le dernier roman à la mode ou le dernier tournoi de sumo.
Personne ne s’intéresse le moins du monde à ceux qui constituent la
majorité de notre peuple, je veux dire les couches sociales inférieures,
39
personne ne prend garde à la situation terrible des ouvrières .
Révolté par l’existence muette de ces couches
misérables de la population livrées à elles-mêmes dans
l’indi érence générale, Yokoyama manifeste dans tous
ses écrits une grande empathie pour le monde des
petites gens dont il est lui-même issu. Cette empathie le
conduit d’ailleurs à prendre des positions, rares en son
temps, contre la guerre sino-japonaise. Il écrit en 1896 :
« Tout le monde applaudit à la victoire contre la Chine
mais on oublie trop vite le soldat qui a donné sa vie
pour la patrie et la tragédie pour la famille qu’il a
40
laissée . » Proche des milieux socialistes et des
premiers syndicats ouvriers, la question ouvrière est
pour Yokoyama une question de droits autant qu’un
problème social. En 1899, il écrit :
En n de compte, la question ouvrière ne se résoudra ni par une
hausse des salaires, ni par une réduction du temps de travail, ni par une
amélioration des conditions d’hygiène dans les usines. Le problème est
ailleurs. Il est dans la place des travailleurs dans la société industrielle.
Dans un certain sens, c’est la question des droits des travailleurs face
41
aux capitalistes qui est posée .

La Société japonaise des bas-fonds est une analyse très


concrète de la condition des pauvres à Tokyo et en
province. Il explora des milieux inconnus du grand
public, visita les gens au métier modeste, les ouvriers du
textile, ceux qui travaillaient dans les usines de
machines-outils, ou encore les fermiers misérables. Il
analysa également les conditions de vie dans les
« poches de pauvreté », sortes de favelas qui parsemaient
alors le paysage urbain de la capitale, décrivant leur
emplacement exact, leur démographie, les activités
professionnelles de ceux qui les peuplaient ainsi que
leurs revenus. L’objectif de Yokoyama Gennosuke, c’était
de montrer que les ouvriers des usines, à Tokyo comme
dans les provinces, ou encore les petits paysans qui
n’étaient même pas propriétaires de leurs parcelles,
étaient tombés dans une situation économique terrible,
qui les rapprochait socialement des misérables habitants
des bas-fonds. Au bout du compte, son ouvrage n’était
pas une simple descente aux enfers, mais un travail des
plus systématiques et des plus documentés.
Remarqué pour la qualité de son reportage,
Yokoyama est courtisé par les premiers militants
syndicalistes et socialistes dont il se sent nalement
assez proche, mais aussi par les milieux
gouvernementaux qui, eux-mêmes, commencent à réagir
timidement aux problèmes que pose la misère sociale. Le
ministère de l’Agriculture et du Commerce lui demande
d’ailleurs, à plusieurs reprises, des rapports sur la
situation des ouvriers. Il joue un rôle central dans la
rédaction du fameux rapport de 1903 du ministère qui
prend parti clairement en faveur de lois sur la législation
du travail. Décrivant la condition des ouvrières du
textile, il dit qu’elles sont traitées comme des bêtes de
somme douées de la parole.
L’ouvrage de Yokoyama Gennosuke constitue une
excellente source pour l’analyse des classes inférieures
42
vers le tournant du siècle . Yokoyama inventa au
Japon le genre de l’enquête ouvrière, bien connu dans
l’Angleterre du premier XIXe siècle. Mais aussi bien par le
style de son ouvrage que par la qualité de l’analyse, il
réalisa là un véritable tour de force, transformant une
simple série de reportages en un véritable « classique ».
Très vite oublié, Yokoyama Gennosuke fut
« redécouvert » en 1949, lorsqu’il fut réédité en poche
aux éditions Iwanami, à une époque où la misère restait
d’actualité. Il n’eut jamais de carrière universitaire, mais
n’en est pas moins considéré, de nos jours, comme l’un
des véritables fondateurs de la sociologie japonaise
moderne.
LA « TRAGIQUE HISTOIRE DES OUVRIÈRES »

Bien qu’issue d’un milieu social favorisé, la jeune


Yamakawa Kikue a très rapidement été révoltée par la
condition des ouvrières. Dans son autobiographie, elle
raconta une expérience de jeunesse, alors qu’elle
s’engageait dans des œuvres sociales aux côtés de
l’Armée du salut et des YMCA. À la Noël 1908 (alors
qu’elle avait tout juste dix-huit ans), elle accompagna
des personnes de l’Armée du salut qui allaient faire de la
prédication aux portes d’une usine textile. Là, elle vit
des ouvrières à peine adolescentes, la plupart entre
douze et quinze ans, épuisées par le travail de nuit, les
traits tirés. Yamakawa Kikue subit un véritable choc.
Elle écrivit qu’en entendant les sermons qui leur étaient
adressés, faisant l’éloge de la tempérance, des bonnes
mœurs et évoquant le caractère sacré du travail, la lutte
contre la fainéantise et la foi en Dieu, « elle tremblait de
honte et d’indignation » :
Dans le vacarme des machines qui tournent sans cesse, elles
travaillent toute la nuit sans pouvoir dormir. Pourquoi ces jeunes lles
blêmes comme si on leur avait sucé le sang, devraient-elles rendre
grâce à Dieu ? Elles mériteraient plutôt qu’il les remercie 43.

Dès lors, Yamakawa Kikue renonce à l’Armée du salut


et aux œuvres sociales et décide de se consacrer à des
travaux théoriques sur l’émancipation des femmes, et
notamment des ouvrières. Elle se rapproche des
socialistes, mais son discours sur les femmes et le
socialisme n’est jamais une application mécaniste du
discours sur la lutte des classes. Dans les années 1920,
son travail dénonce l’ordre, l’autorité, la morale du
point de vue des « femmes prolétaires », c’est-à-dire les
44
ouvrières, les prostituées, les « mères dans la misère » .
On ne dira, en e et, jamais assez le prix que payèrent
les femmes japonaises à l’industrialisation de leur pays.
En 1902, plus de 50 % de la force de travail dans
l’industrie était féminine (80 % dans le secteur
45
textile) . Lors d’une conférence au Congrès de la
Société de médecine, en octobre 1913 46, un jeune
médecin, Ishihara Osamu (1885-1947), montre que la
plus grande partie des travailleuses dans les usines sont
des jeunes femmes issues de milieux ruraux, le plus
souvent âgées de moins de vingt ans (20 % ont moins de
quatorze ans !). Il décrit les conditions de travail
e royables et les carences alimentaires dont elles sont
frappées. De retour chez elle, une ouvrière sur six est
malade. La tuberculose frappe trois mille de ces jeunes
lles chaque année. Ishihara dénonce leur « sacri ce » et
il ose comparer le nombre de victimes féminines des
usines au nombre des jeunes gens sacri és lors de la
guerre russo-japonaise. Ce n’est nalement qu’en
septembre 1916 que la loi sur le travail des femmes et
des enfants en usine, pourtant votée en 1911, est mise
en application, mais elle est loin de contenir en soi les
solutions à la misère sociale.
Un autre « classique » du reportage social parut en
1925 sous la plume d’un ouvrier, Hosoi Wakizô, intitulé
47
La Tragique Histoire des ouvrières (Jokô aishi) . L’auteur
décrivait de manière très documentée l’expérience des
ouvrières du textile (il avait épousé l’une d’entre elles).
L’expression qui sert de titre à l’ouvrage va faire orès
et entrer dans la langue japonaise courante pour
désigner la tragique condition des femmes et des jeunes
lles employées dans les usines japonaises à l’époque de
l’industrialisation, et le livre devint un classique
48
indétrônable de l’édition . Si l’étude n’était pas conçue
comme un ouvrage littéraire, elle était néanmoins
considérée comme le sommet du genre de l’enquête
ouvrière au Japon. L’auteur décrivait avec force
témoignages l’histoire terrible de ces femmes qui
travaillèrent dans les secteurs clés de la production dans
les premières années du XXe siècle : il évoquait le
recrutement des lles, les contrats d’embauche aux
clauses inégalitaires, l’exploitation dans l’usine, les
accidents du travail, les conditions insalubres de
logement dans les dortoirs de l’entreprise, les retenues
de salaire sur une nourriture souvent infecte, les
pratiques brutales de l’encadrement masculin (et parfois
les viols), les maladies qui a ectaient les ouvrières
(notamment la tuberculose), leurs mentalités, leur
langage, leurs chants, leurs mœurs. Il éprouvait pour ces
femmes avec lesquelles il avait travaillé dans les usines
une sympathie profonde, en même temps qu’il
manifestait une violente colère contre ceux qui, depuis
les patrons jusqu’aux contremaîtres, participaient à
l’exploitation de leur travail.
Dans l’introduction du livre, Hosoi Wakizô raconte
comment la perte de ses parents et de sa grand-mère,
alors qu’il était enfant, le conduisit à entrer à l’usine à
treize ans comme apprenti, puis ouvrier de rang
modeste. Il travailla ainsi pendant quinze ans dans les
usines textiles, comme le font « trois millions d’ouvrières
japonaises brutalisées et insultées qui passent leur vie à
tisser les vêtements » :
C’est un livre un peu sombre mais j’ai senti comme un devoir de
décrire les conditions d’existence de cette humanité… C’est quelques
années après être entré dans cet univers que j’ai décidé d’écrire. On
pourra se demander qui je suis pour décrire pareil milieu. Je ne suis
qu’un de ceux qui est entré dans ces usines, suite aux hasards de la vie.
En d’autres termes, j’ai travaillé là, au milieu de mes nombreux
compagnons, je fus un esclave ordinaire parmi d’autres, sans la moindre
idée critique devant pareil système social, devant pareille organisation
industrielle, sans rien en penser. Le jour où je me suis écrabouillé le
pouce gauche avec une perceuse, je me suis dit que j’allais recevoir
quelques sous de dédommagement mais on m’a enguirlandé et traité,
au contraire, de tête en l’air. J’ai nalement trouvé ça normal et je n’ai
49
pas éprouvé le moindre ressentiment .

Le livre de Hosoi Wakizô est très di érent des


rapports o ciels ou des enquêtes médicales sur les
conditions de travail, ou même des reportages
journalistiques qui se multiplièrent pendant cette
période, et qui adoptèrent tous une vision extérieure,
parfois condescendante ou bureaucratique. Parce que
l’auteur avait vécu et travaillé en usine, avait côtoyé les
travailleuses, les avait interrogées, il rédigea un livre de
plain-pied avec la condition ouvrière — donnant le
point de vue subjectif de ces femmes —, où statistiques
sérieuses alternent avec descriptions vivantes, parfois
émouvantes.
Hosoi Wakizô montrait aussi que la réalité de la
condition ouvrière n’avait cessé de se dégrader. En
particulier, les méthodes de recrutement, entre la n des
années 1870 et le milieu des années 1890, excluaient les
pratiques d’enlèvement légal et les retenues obligatoires
sur le salaire. La démission des ouvrières de l’usine était
possible. Les conditions d’embauche étaient claires, les
salaires décents. Les ouvrières partaient contentes,
presque ères de travailler en usine. « Ah ! En ces
débuts de l’histoire de l’industrie, que les ouvrières
50
pouvaient travailler heureuses ! » Désormais, l’usine
ne faisait plus rêver personne, elle inspirait plutôt la
crainte, voire le dégoût. Elle prenait des allures de
prison.
Ainsi, voici ce que l’on peut lire, en 1912, dans le
Yûai shinpô (La dépêche des amicales ouvrières) :
Usine… usine… quel mot abject. À simplement l’évoquer, on
éprouve comme un haut-le-cœur. Odeurs de gaz, bruit des machines qui
dégagent des gerbes d’étincelles, atmosphère emplie d’épaisses
poussières, tristes ateliers dans lesquels jamais ne pénètre la lumière du
jour. Univers déprimant comme quand on cherche à saisir une
51
ombre .

Le travail en usine dans le secteur textile prit, à partir


des années 1890-1900, l’aspect d’un système coercitif,
quasi concentrationnaire. Hosoi expliquait comment les
progrès de la révolution industrielle et l’ouverture des
marchés sur le continent avaient poussé les patrons à
durcir les conditions de recrutement et de travail des
ouvrières. Dans un secteur en plein développement (les
cotonnades japonaises envahissaient le marché chinois),
la main-d’œuvre était insu sante et, au lieu de rendre
le travail plus attractif par de meilleurs salaires et une
amélioration de ses conditions d’exercice, les patrons
optaient pour un renforcement du contrôle de la main-
d’œuvre, d’autant plus facile qu’il portait sur de très
jeunes lles 52.
Celles-ci étaient enrôlées si possible loin de leur lieu
de travail et logées sur place. Avec les nouveaux
systèmes d’embauche qui permettaient aux patrons
d’« acheter » les ouvrières à leurs parents, ces dernières
étaient tenues prisonnières dans l’usine et les
autorisations de sortie étaient rares. Les rabatteuses de
main-d’œuvre qui sillonnaient les campagnes
ressemblaient à de véritables mères maquerelles (zegen)
qui mentaient pour convaincre les familles les plus
misérables de leur céder leur lle, voire pratiquaient le
53
kidnapping . C’étaient clairement les lles issues des
milieux les plus misérables du pays qui entraient dans
les usines. Là, les amendes et retenues sur salaire
pleuvaient pour le moindre motif (querelle entre
ouvrières, le fait de parler à un ouvrier, somnolence sur
le poste de travail, etc.). Le jour de la paie, des gardes
entouraient les usines pour empêcher les lles de
s’enfuir et les patrons payaient parfois les aubergistes
des environs ou les employés des gares pour qu’ils leur
signalent les ouvrières en fuite. Rattrapées, elles étaient
souvent passées à tabac par les contremaîtres de
54
l’usine . Hosoi Wakizô consacre un chapitre entier à
évoquer les tortures qu’elles subissaient souvent.
L’ouvrage de Hosoi constitue une étude exhaustive de
la question, mais ce sont surtout les plaintes adressées
par les ouvrières elles-mêmes qui émeuvent le public.
Ainsi, le quotidien Yorozu chôhô publie, dans son édition
du 8 juin 1912, ce texte pathétique :
S’il vous plaît, aidez-nous. Nous sommes les ouvrières de
l’entreprise Tokyo bôseki. Jusqu’à l’an dernier, nous étions astreintes au
travail pendant douze heures de 6 heures du matin à 6 heures du soir
mais, depuis le mois de mars, la journée de travail est passée à dix-huit
heures. On nous fait maintenant travailler de 11 heures du soir jusqu’à
6 heures du soir le lendemain. Nous sommes épuisées mais nous ne
pouvons cesser le travail.

Dans son étude de 1934 consacrée à une « analyse du


capitalisme japonais », Yamada Moritarô, un économiste
marxiste de l’école Kôza, explique que les exportations
japonaises de textile sont un poste capital de la balance
économique du pays. Les produits japonais inondent les
marchés asiatiques parce que ce sont des produits à bas
prix ; et ce sont des produits à bas prix parce que les
salaires des travailleurs du textile au Japon sont
extrêmement bas. En particulier, explique-t-il, les
ouvrières du textile ont même des salaires inférieurs à
ceux versés aux travailleurs en Inde ou dans les colonies.
Dans la mesure où des propriétaires fonciers
« parasites » continueront à exploiter les petits paysans
en les contraignant à s’endetter ou à émigrer, le
capitalisme japonais continuera à pro ter de salaires
55
très bas et à prospérer . L’analyse de Yamada est
con rmée par des études ultérieures : en 1894, les
salaires des ouvrières japonaises correspondent à un
56
trentième du salaire moyen d’un ouvrier anglais .
En 1975, une ancienne ouvrière syndicaliste,
Yamauchi Mina, publie ses souvenirs de jeune lle dans
une autobiographie dans laquelle elle raconte son
expérience 57. Son livre (et d’autres…) vient, cinquante
ans plus tard, con rmer l’exactitude des descriptions et
des analyses produites par Hosoi Wakizô.
Originaire d’un département rural du nord-est du
Japon, Yamauchi Mina est « vendue » en 1913 à l’âge de
douze ans — à peine après avoir quitté l’école primaire
— à des recruteurs de main-d’œuvre pour la somme de
dix yens. Un tel a ux d’argent correspond à un répit
pour ses parents réduits à la grande pauvreté et
constitue une « avance sur salaire ». Elle se retrouve à
Tokyo à travailler en usine. Les journées durent douze
heures, et le travail se répartit entre deux équipes. Elle
est a ectée à celle de nuit. La nourriture est immonde.
Après trois mois de labeur, elle est en n autorisée à
sortir de l’usine, à l’intérieur de laquelle est situé le
dortoir. Elle raconte comment elle lit en cachette le
journal qu’apportent de l’extérieur ses camarades
masculins, lors des courts moments de pause. L’année
suivante, les travailleurs hommes de l’usine déclenchent
une grève. Yamauchi Mina raconte qu’avec ses
compagnes, elles courent alors au dortoir pour sortir les
futons et… dormir.
Les premières grèves ouvrières dans les usines
japonaises, à la n du XIXe siècle, sont pour l’essentiel
dirigées contre les terribles conditions de travail et les
salaires de misère. Elles donnent naissance aux
premières amicales qui seront plus tard à l’origine des
syndicats. Mais le mouvement ouvrier de cette époque
est le fait de travailleurs quali és masculins adultes. Les
jeunes ouvrières non quali ées, qui travaillent
notamment dans les usines textiles — en fait encore des
enfants ou de jeunes adolescentes —, sont souvent
58
laissées à l’écart . Les femmes représentent pourtant
plus de 50 % de la main-d’œuvre ouvrière du pays.
Quand, comme c’est le cas dans l’épisode décrit par
Yamauchi Mina concernant les usines de fabrication de
mousseline Azuma, les ouvrières entrent en lutte, elles
inventent des chants qui ne laissent aucun doute sur
59
leurs sentiments : « Que l’usine brûle , que les
surveillants crèvent par le choléra ! »
Vivant dans des conditions pénibles et contraint de
changer souvent d’habitation, Hosoi Wakizô, l’auteur de
La Tragique Histoire des ouvrières, épuisé, décéda à l’âge
de vingt-neuf ans alors que son ouvrage était à peine
sorti en librairie un mois plus tôt. Avec les droits
d’auteur fut créée une fondation qui érigea un
monument émouvant dans le cimetière d’Aoyama à
Tokyo dédié « au combattant inconnu du mouvement
pour la libération » avec cette épitaphe :
Ceux qui souhaitent l’abolition de la prostitution dans les quartiers
de plaisir a rment que les prostituées vivent une double contrainte,
économique et physique. Mais parmi les femmes qui vivent cette
double contrainte, il n’y a pas que les prostituées. Il y a aussi les
ouvrières des usines qui vivent dans une situation proche de
l’esclavage. Pour avoir leur paie quotidienne, elles deviennent les
esclaves du salaire et pour pouvoir payer leurs dettes, elles doivent
travailler sans cesse. Et après leur journée de travail, elles doivent
60
encore subir le joug de l’oppression dans les dortoirs . Si ce n’est pas
un système esclavagiste pire encore que celui qui existe dans les
61
maisons closes, alors qu’est-ce que c’est ?

Peut-être a-t-on du mal à saisir, de nos jours, les


enjeux d’une pareille déclaration. En fait, pendant la
période de l’industrialisation, on a souvent oublié que,
dans les milieux populaires modestes, les enfants
grandissaient dans la peur que le revenu familial ne
s’e ondre sous la pression des contraintes économiques,
et que les enfants, les petites lles surtout, soient vendus
à des tra quants de main-d’œuvre. Plutôt que d’être
réduits à la misère, voire à la famine, les parents parfois
vendaient en e et leurs enfants, en espérant que leur
sort nouveau fût meilleur que l’ancien. Cette e rayante
pratique a nourri pour partie le ux de main-d’œuvre
pour le travail en usine, tout en alimentant les tra cs
divers dans les quartiers de plaisir. Nombreuses étaient
celles qui, ayant cessé le travail en usine, n’avaient
souvent pas d’autre moyen de survivre que de se
prostituer. Un rapport sur la situation à Ôsaka, publié en
1916, estimait qu’avant de devenir prostituée, une
62
femme sur deux avait travaillé en usine . Certains
chants d’ouvrières évoquaient clairement l’ambiguïté de
cette situation :
Cette entreprise est comme un bordel
Nous sommes des putes et vivons en vendant nos visages
À Suwa une geisha gagne 35 sen, une prostituée ordinaire en gagne 15,
Nous les dévideuses de soie, nous gagnons à peine de quoi nous o rir
63
une patate .

Certes, depuis le début de Meiji, le pays — dirigé par


des hommes — avait connu une transformation
formidable. Mais, pour les femmes, le tableau n’était
sans doute pas si brillant. Jeunes ouvrières surexploitées
dans les usines, lles de la misère contraintes à la
domesticité ou à la prostitution, veuves désespérées
après la mort de leur mari tué sur le champ de bataille
et contraintes de subvenir seules aux besoins d’une
famille, femmes infantilisées par un système juridique
toujours fondé sur la prédominance de la « maisonnée »,
et donc de la gure masculine dominante, femmes
64
exclues des lieux de décision politique et économique,
femmes exclues de l’accès aux études universitaires, telle
était à peu près la réalité de la moitié du Ciel au Japon
au début du XXe siècle.

BONNE ÉPOUSE ET MÈRE AVISÉE

« Meiji, c’était une époque sombre », expliquait


Shimamoto Hisae. Enfant et adolescente à la n de
l’époque Meiji, elle retint de ses souvenirs de jeunesse la
dureté de l’avenir promis aux lles :
Les époques précédant Meiji étaient sombres aussi, mais c’était une
obscurité qui ne semblait jamais pouvoir se lever, où l’aube ne
viendrait jamais. Tandis que l’obscurité de Meiji, c’était pire : c’était
65
l’ombre qui venait après l’aube .
Yamakawa Kikue se souvint que, vers 1905, dans son
collège de jeunes lles, le professeur avait demandé :
« Que voulez-vous devenir plus tard ? » Réponse de l’une
de ses condisciples : « Devenir une bonne épouse et une
mère avisée (ryôsai kenbô). » Yamakawa Kikue avait été
révoltée par une pareille réponse. Elle écrivit que les
lles répétaient l’expression « bonne épouse et mère
avisée » comme on réciterait l’invocation au bouddha
66
Amida .
On enseignait aux jeunes lles de bonne famille à
devenir des okusama, c’est-à-dire des « dames ». L’idéal
féminin bourgeois, c’était (comme en Occident à la
même époque) non pas l’entrée dans la vie active, mais
le mariage et l’introduction dans une maisonnée pour y
éduquer les futurs membres de la famille, et donc de la
nation. Le ministère de l’Éducation, d’ailleurs, précise
les termes de manière claire dans une réunion nationale
des directeurs d’école : « L’enseignement des lles a
pour vocation d’en faire des épouses dèles et des mères
avisées. » Et parmi les objectifs de l’enseignement,
« apprendre aux lles à suivre avec discernement le
chemin de la loyauté, leur inculquer “la voie” de
l’épouse, le bon sens et leur apprendre à faire la
67
cuisine ». La logique était implacable. L’État avait
besoin d’hommes capables, et les hommes capables
étaient formés par des mères éduquées, pas par des
femmes incultes. Fabriquer des lles soumises, des
épouses dèles et de bonnes mères, voici les formidables
objectifs que se xait la société à l’époque Meiji.
Pourtant, que l’on ne se méprenne pas. L’idéal de « la
bonne épouse et de la mère avisée » était nouveau à
l’époque Meiji, et souvent compris comme un progrès. Il
se mit en place dans les dernières années du XIXe siècle
en opposition à la morale dominante qui n’acceptait les
femmes que comme des êtres dont l’éducation n’était ni
utile ni souhaitable. Cette politique de la « bonne
épouse, mère avisée » fut inscrite de la manière la plus
claire qui fût au lendemain de la guerre sino-japonaise
de 1894-1895. Un édit sur l’enseignement dans les
lycées de jeunes lles, datant de 1899, insista sur la
nécessité d’enseigner aux jeunes lles comment bien
tenir leur maison. Celles-ci devaient apprendre à être
douces et gentilles (sunao), modestes, calmes (seishuku),
et à devenir des dames bien élevées, de bonne
compagnie (shukujo), cultiver les vertus féminines,
notamment la chasteté.
Dans ce nouveau rôle idéalisé, la femme devient
l’auxiliaire zélée de son mari qu’elle décharge de toutes
les corvées domestiques, en particulier la gestion des
a aires familiales et éducatives. La « mère avisée » veille
à bien élever les lles dans le respect de leur condition,
et inculque aux garçons les nécessaires valeurs
patriotiques, sur lesquelles l’État se fait de plus en plus
attentif à partir des années 1895-1910. Les femmes des
classes moyennes et supérieures conçoivent souvent ce
nouveau rôle qu’on leur oblige à jouer comme un
progrès. Parce qu’elles ont un rôle. Elles deviennent des
éléments importants du nouvel État, en arrière-plan
néanmoins puisqu’elles n’ont pas les mêmes droits que
les hommes. Mais l’État leur o re une place en quelque
sorte. On exige d’elles de la vertu. De la vertu dans leur
couple, bien entendu, mais aussi des vertus morales
d’épargne, de tenue, d’ordre, de discipline dans
l’éducation des enfants. Elles deviennent les garantes de
68
la pénétration de l’idéologie o cielle dans la famille .
Il y eut une autre raison à l’acceptation généralisée de
ce nouveau rôle. Depuis 1871, la famille était fondée sur
le registre familial, sorte d’état civil, qui enregistrait ses
membres. L’épouse devait se faire inscrire au moment de
son mariage sur le rôle d’état civil de son mari qui,
o ciellement, devenait son garant en quelque sorte.
« Par le mariage, l’épouse entre dans la famille de son
mari », expliquait clairement le nouveau Code de la
famille. Le titulaire du registre de l’état civil (sous le
nom duquel étaient inscrits les autres membres de la
famille) était institué o ciellement « chef de la famille »
(ikka no shujin). Ce statut interdisait à l’épouse d’être
une personne autonome, dans le domaine de l’entreprise
par exemple, ou du commerce, où tout acte devait être
accompagné de la signature de l’époux. En cas de
séparation ou de divorce, l’ex-épouse réintégrait le rôle
d’état civil de son père. D’ailleurs, face au divorce, les
femmes n’étaient pas les égales des hommes. On exigeait
délité de la part de l’épouse, mais pas du mari. Les
femmes se retrouvaient avec un statut juridique de
« non-autonomie ». L’article 123 du Code familial
indiquait clairement : « L’époux a le devoir de protéger
son épouse. Celle-ci a le devoir de lui obéir. » L’adultère
commis par l’époux relevait d’une chose banale ;
commis par l’épouse, c’était un délit. Le chef de famille
possédait un pouvoir de nature patriarcale qui excluait
une égalité juridique entre époux, car le droit n’avait pas
alors pour vocation de protéger des individus, mais
protégeait la famille conçue comme un tout, une
maisonnée. Les femmes étaient donc des citoyennes de
second ordre. Dans certaines maisonnées, l’époux devait
même parfois, à titre privé, jurer de tuer sa femme si
celle-ci le trompait. Kaneko Mitsuharu évoqua à ce
propos un « serment de sauvage ». Un homme qui
respectait trop sa femme était d’ailleurs considéré
« comme un lâche mené par le bout du nez, que l’on
69
méprisait » .
Or, malgré les attentes qui ont été mises dans
l’élaboration d’un nouveau Code familial, celui
promulgué nalement en 1898 reprend, sans vraiment
les modi er en profondeur, les dispositions
administratives de 1871. Ce qui est en jeu, ce n’est pas
le maintien dans la société moderne de traditions
familiales dites féodales, mais bien plutôt l’adoption de
nouvelles pratiques, contraignantes pour les femmes
mais adaptées aux objectifs de l’État-nation moderne. La
société de Meiji n’est pas « retardée » par des pratiques
conservatrices. Au contraire, ces pratiques sont tout à
fait en phase avec le nouveau système qui se met en
place. C’est d’ailleurs dans ces années-là, vers 1890,
70
qu’apparaît « la femme japonaise traditionnelle ».
Pour assurer pleinement leur rôle de futures mères
veillant sur l’éducation de leur progéniture, les lles
devaient être aussi capables de s’instruire par elles-
mêmes, donc de lire des revues ou des journaux. C’était
la contrepartie d’un système contraignant. C’est
pourquoi l’enseignement obligatoire pour les lles, non
seulement en primaire mais bientôt dans l’enseignement
secondaire, devint une priorité du régime Meiji. La
réforme de l’éducation instaurée par décret en 1872, et
déclarant l’enseignement primaire obligatoire pour les
garçons et les lles, innova en proclamant l’égalité des
lles et des garçons devant l’éducation : « Il faut balayer
les mauvaises coutumes entretenant l’ignorance des
lles » et « instituer une scolarité primaire sans
71
distinction entre lles et garçons » . Il s’agissait là de
nouveautés indiscutables. « En matière d’humanité, il
72
n’y a pas de di érence entre garçons et lles . » Grâce
à un enseignement obligatoire pour les jeunes lles, on
pouvait peut-être espérer une forme d’émancipation qui
leur permettrait de progresser socialement et leur
garantirait des droits identiques à ceux des hommes : tel
était du moins le discours que tenaient les intellectuels
« éclairés » dans les années 1870-1880. Et l’on sait qu’en
matière éducative, Fukuzawa Yukichi, qui défendait ce
type de position, exerçait une in uence non négligeable
sur les cadres préposés à l’éducation.
Dans la réalité cependant, l’éducation des lles était
moins privilégiée que celle des garçons et les réticences
restaient fortes. La future romancière Higuchi Ichiyô
quitta l’école primaire en cinquième année, car sa mère
estimait que « c’est inutile pour une lle de travailler
73
trop à l’école ». Yamakawa Kikue raconta dans Onna
nidai (Deux générations de femmes) comment sa mère
avait sou ert à l’école de l’hostilité de ses camarades
masculins qui ne supportaient pas qu’elle ait de
meilleurs résultats qu’eux. En 1879, le gouvernement
d’ailleurs décida que la mixité admise au primaire
n’était plus acceptable au-delà. Dès lors, garçons et lles
étudieront, dès le collège, dans des écoles séparées avec
des programmes di érents. En fait, les réformes
éducatives qui façonnèrent le système scolaire moderne
et qui se succédèrent dans les années 1880, notamment
sous la houlette de Mori Arinori, furent surtout valables
pour l’enseignement des garçons. Ce fut alors que se mit
en place l’idée de compétition scolaire qui structure
encore aujourd’hui tout le système éducatif japonais.
Mais les lles furent, dans un premier temps, exclues de
ce système. Vers 1885, la scolarité des lles était
e ective pour l’école primaire mais guère au-delà.
L’enseignement scolaire théorique était généralement
délaissé au pro t d’un enseignement dit pratique qui
enseignait aux jeunes lles la couture et leur donnait
quelques notions d’économie familiale. En 1883, une
dizaine d’années après l’instauration du système, sur
cent enfants scolarisés, on comptait soixante-huit
garçons et seulement trente-deux lles.
Pourtant, les mentalités évoluent à la tête de l’État et
une prise de conscience émerge. Mori Arinori s’en fait le
porte-parole alors qu’il est ministre de l’Éducation
quand il explique en 1887 :
Les fondements de la puissance de l’État reposent sur l’éducation,
les fondements de l’éducation reposent sur l’éducation des lles. De
74
l’existence ou non d’une éducation des lles dépend le salut de l’État .

Pour Mori et les dirigeants, le système


d’enseignement public existe non pas pour assurer la
préservation de la succession des biens familiaux, mais
pour promouvoir, par l’éducation, les talents des
« Japonais », au service de l’État ou de ses objectifs. Si la
première école normale d’institutrices est fondée en
75
1875 , la loi sur les écoles supérieures de jeunes lles,
promulguée en 1899, prévoit au moins l’équivalent d’un
collège de lles par département. Dès lors,
l’enseignement des lles est privilégié par l’État qui
change d’attitude sur la question. Un e ort spéci que
est alors mis sur l’éducation des lles. Au début du
XXe siècle, le rapport entre garçons et lles dans
l’éducation primaire est à peu près rétabli (cinquante-
deux contre quarante-huit en 1906).
Plus que « l’épouse dèle », l’État tendit d’ailleurs à
survaloriser « la mère avisée », c’est-à-dire la mère
aimante, attentive à ses enfants, à leur éducation,
d’autant plus fortement que se mit en place cette société
valorisant le diplôme avec l’importance grandissante des
examens. On peut même renverser la proposition et
a rmer que « la mère avisée » était la condition
nécessaire de la mise en place d’une société du diplôme,
car elle la rendait possible. La « mère avisée » ne pouvait
occuper de fonction salariée. Elle se dévouait « à plein
temps » pour l’éducation de ses enfants qu’elle aimait
d’autant plus qu’elle s’en sentait responsable. Les
femmes vivaient alors une double contrainte : la loi qui
les liait par rapport à l’extérieur, l’amour des enfants qui
les liait de l’intérieur. La réalisation individuelle des
femmes passait dès lors par le sacri ce à la famille. Être
femme au foyer, dans ces circonstances, était synonyme
de bonheur et le symbole valorisant d’un certain statut
76
social . Les fonctions féminines ne relevaient plus dès
lors que de deux ordres : être épouse, être mère. Le taux
de divorce, encore fort dans les années 1870, s’e ondra
vers 1900, signe que l’importance sociale prise par les
« nouveaux devoirs » exigés des femmes était admise
comme telle, par les hommes comme par les femmes.
Le modèle « bonne épouse/mère avisée » est,
pourtant, tout à fait inadéquat pour les classes
inférieures de la société, pour la paysannerie où hommes
et femmes travaillent aux champs, et pour la classe
ouvrière où le double salaire est vital. Mais il exerce un
attrait su sant pour se répandre rapidement dans les
couches supérieures et moyennes de la société urbaine.
Dans les familles de province, le ls aîné continue
souvent d’entretenir ses parents. Mais les ls cadets,
partis trouver fortune en ville, n’ont pas cette charge. Ils
épousent des lles qui n’ont pour souci que l’éducation
des enfants sans les beaux-parents. Le modèle de la
famille nucléaire se répand et apparaît enviable pour
beaucoup de jeunes femmes, car il s’accompagne pour
les femmes d’un rôle social. Mariage monogamique,
famille nucléaire et éducation des lles, telles sont les
tendances nouvelles, avec l’homme travaillant à
l’extérieur et la femme repliée sur la famille. Ce qui
appartient à la sphère publique relève donc de l’univers
masculin, alors que les femmes se retranchent sur le
privé et l’intime. C’est d’ailleurs au nom de cette
répartition des rôles que l’on justi e l’interdiction faite
aux femmes de participer aux débats publics.
La fréquentation des écoles primaires, puis des écoles
supérieures, par un public de jeunes lles issues des
classes supérieures et moyennes eut pour conséquence
un nombre grandissant de femmes avec un niveau
d’éducation relativement élevé. La croissance sera
fulgurante. Moins de trois mille jeunes lles dans ces
collèges en 1895, douze mille en 1900, soixante-cinq
mille en 1912. On comptait cent cinquante mille
collégiennes en 1920, le double en 1925. De leur côté,
les premières grandes écoles féminines furent fondées au
tournant du siècle. L’Institut féminin d’études anglaises
77
(Joshi eigakujuku) fut créé en 1900, de même que
l’École médicale de jeunes lles de Tokyo (Tokyo joi
78
gakkô) . L’École supérieure des jeunes lles du Japon
79
(Nihon joshi daigakkô) fut fondée l’année suivante .
Mais, malgré ces progrès, la réalité sociale du Japon du
début du XXe siècle, c’était que les jeunes femmes étaient
tenues à l’écart du savoir. Les programmes étaient faits
sur mesure, en fonction de l’idée que l’on se faisait de
l’éducation des lles, et les Universités étaient
uniquement masculines. L’une des membres de la revue
Les Bas-bleus résuma bien le problème : « Pour les
femmes, l’entrée dans le royaume de la connaissance a
été prohibée et on nous a enfermées pour la vie dans la
80
famille .»
Dès les années 1890 apparaissent les premières
employées dans les banques ou les services de la poste
ou du téléphone, ou encore les in rmières diplômées
dans les hôpitaux. Leur nombre s’accroît vite dans le
premier quart du XXe siècle. On compte treize mille
in rmières salariées en 1913, cinquante-sept mille en
1926 ; soixante mille enseignantes en 1920, quarante-
trois journalistes et quatre femmes inspectrices de
police. On estime à quatre cent mille le nombre de
femmes salariées dans les activités commerciales en
1920 81, et six cent mille à sept cent mille vers 1925,
salariées et mensualisées, pour la plupart dans le secteur
82
tertiaire . Une expression naît pour désigner ces
femmes, les shokugyô fujin (« femmes actives »). C’est
aussi dans les années 1920 qu’apparaissent les premières
« stars » du cinéma ou de la chanson. Mais ces femmes
qui travaillent, des plus humbles aux plus célèbres, sont
toutes obligées de renoncer à poursuivre leur carrière en
cas de mariage, et surtout de grossesse (à l’exception des
institutrices).
Nombreuses furent aussi les femmes qui cherchèrent
à s’émanciper par l’étude, par leur talent individuel,
pour obtenir les mêmes droits que les hommes, et
quelques-unes rent gure de précurseurs dans ce
mouvement-là. Higuchi Ichiyô (décédée de tuberculose à
vingt-cinq ans en 1896) devint la première femme
acceptée dans le monde de la littérature par ses
collègues masculins et reste, malgré sa disparition
précoce, toujours considérée aujourd’hui comme l’une
des grandes gures littéraires de son temps. Ogino
Ginkô devint en 1885 — non sans di cultés liées à sa
condition de femme — la première femme médecin
obstétricienne et gynécologue. On retiendra aussi la
gure de Hani Motoko qui devint, en 1897, la première
femme journaliste professionnelle et est à l’origine de la
création du magazine Fujin no tomo (L’ami des femmes)
en 1908. Le début du XXe siècle marque d’ailleurs
l’émergence d’une « presse féminine », avec des
hebdomadaires comme Fujo shinbun (Journal des
femmes et des lles) créé en 1900, Fujin no tomo (L’ami
des femmes) en 1908, etc.
Cependant, le nouveau système, qui tend à s’imposer
comme une norme idéale, contient en lui les germes de
sa propre dissolution, car des femmes au niveau
d’instruction de plus en plus élevé ne peuvent
évidemment se contenter d’une pareille situation. À
peine le système de la « bonne épouse, mère avisée » se
met-il en place qu’il est déjà contesté.
« À L’ORIGINE, LA FEMME ÉTAIT SOLEIL »

Conséquence inattendue de l’instruction obligatoire


des lles, perçue comme l’un des éléments importants
de l’accession du pays à une nation civilisée, on assiste à
l’émergence d’un nombre croissant de jeunes femmes
éduquées qui ne supportent plus leur condition d’êtres
humains de seconde catégorie et dont certaines, à leur
tour, revendiquent, au milieu des pires di cultés et des
sarcasmes, le droit à l’égalité juridique et politique avec
les hommes.
« À l’origine, la femme était soleil. » Hiratsuka Raichô
a vingt-cinq ans lorsqu’elle publie ces fameuses lignes,
dans l’éditorial du premier numéro du mensuel Les Bas-
bleus, en septembre 1911. Elle continue : « Maintenant,
la femme est lune. Elle ne vit que par les autres. Son
visage est blafard comme la lune. Elle ne brille qu’à la
83
lumière des autres . » La lune comme métaphore de la
soumission en même temps que de la tristesse. En
redevenant soleil, Hiratsuka Raichô évoque la nécessité
du combat des femmes pour leur libération et le situe
immédiatement dans une dimension historique.
« Rendons la parole au soleil. Révélons nos talents
cachés. » La soumission est un phénomène qui s’inscrit
dans une temporalité, ce n’est pas une fatalité. Naguère,
il n’en allait pas ainsi. Il se pourrait bien qu’il en aille
di éremment dans l’avenir. La sujétion des femmes dans
la société d’alors est insupportable mais ne pourra durer
si les femmes s’en mêlent. Tel est le message de
Hiratsuka Raichô quand elle fonde, avec une dizaine
84
d’autres femmes, la Seitôsha (Société des bas-bleus) et
la revue Les Bas-bleus.
Dans le même premier numéro, Yosano Akiko publie
un recueil de poèmes sous le titre Sozorogoto (Rêveries),
qui commence par « Voici venu le jour où les montagnes
vont bouger… ». Le texte de Hiratsuka Raichô, ainsi que
le poème de Yosano Akiko, sonnent l’un et l’autre
comme des manifestes des droits des femmes. Les jeunes
femmes qui se rassemblent autour de cette revue sont
encore peu nombreuses. Mais là s’exercent les premiers
85
pas du mouvement féministe japonais .
Le slogan de Meiji, « un pays riche, une armée forte »,
avait aussi constitué une promesse pour les femmes. Les
temps nouveaux n’étaient donc qu’une illusion. La
poursuite du progrès, la course pour égaler la
civilisation occidentale, tout cela n’était qu’un rêve pour
bien des femmes laissées sur le bas-côté de la marche à
l’émancipation. Par les questions qu’elle souleva et son
succès, la revue des Bas-bleus servit de révélateur d’un
malaise grandissant et suscita un fort écho dans
l’opinion publique, d’une façon quasi disproportionnée,
eu égard au petit nombre de femmes qui s’y
exprimaient. Revue artistique et littéraire, Les Bas-bleus
était entièrement réalisée par des femmes. Cent
cinquante femmes en provenance de vingt-trois
départements di érents y écriront jusqu’à sa disparition
86
en 1916 . Quant à la Société des bas-bleus proprement
dite, elle nit par compter une centaine de membres,
souvent des jeunes femmes ayant un degré d’éducation
supérieur, issues de milieux sociaux favorisés.
Parfum de scandale et élan de curiosité expliquent
que le nombre d’exemplaires vendus ne cesse
d’augmenter. Mais pas seulement. La revue pose des
problèmes et les pose au bon moment. Dédiée à l’origine
à la littérature et à la création féminine, elle évolue vite
et n’hésite plus à remettre en cause l’ordre politique et
moral. À côté de la « question sociale », de la « question
ouvrière », il y a donc désormais une « question des
femmes » qui commence à être identi ée, même si c’est
parfois pour s’en e rayer ou s’en moquer…
Des revues généralistes comme Taiyô ou Chûô kôron
se sentent obligées à partir de 1913 de publier des
numéros spéciaux consacrés à la « question des
femmes ». Les thèmes annoncés sont généraux mais,
somme toute, révélateurs de la nature du débat : « les
femmes et la politique », « les femmes et le travail »,
« les femmes et la famille », « mariage et divorce »,
« questions de femmes et mouvement des femmes », etc.
Mais plus qu’aux jeunes lles, ces journaux et magazines
s’adressent aux « mères avisées » : comment gérer avec
économie un budget familial ? Comment assurer
l’hygiène de la maison et éviter les maladies infectieuses
des enfants ? etc. Katei eisei (L’hygiène au foyer) de
Yoshioka Yayoi devient en 1915 le livre best-seller
toutes catégories de l’époque. Le public cible, c’est
clairement la shufu, la jeune mère au foyer. Si ces
magazines donnent en général beaucoup d’informations
pratiques sur la gestion e cace du foyer et sont de bons
vecteurs publicitaires pour une population féminine
dont on commence à comprendre qu’elle peut être
attirée par le consumérisme, ils n’en o rent pas moins
une ouverture timide aux problèmes spéci ques des
femmes avec parfois des tribunes ouvertes aux débats
littéraires ou culturels. Cette presse vise un public de
femmes relativement éduquées, issues de ces nouvelles
classes moyennes urbaines qui se développent
massivement dans les années 1910 et 1920.
Malgré l’existence au Japon d’une grande tradition de
littérature féminine aux alentours de l’an mil, les
conditions sociales, à l’époque d’Edo ou au début de
l’époque Meiji, ne laissent guère aux femmes la
possibilité de briller dans le domaine littéraire. Encloses
dans leur rôle imposé de lles sages, voire de « lles
enfermées dans des boîtes », comme disait Kishida
Toshiko, leur talent littéraire a peu de chance de
s’épanouir. Pourtant le processus de modernisation de la
société japonaise, tout en maintenant les femmes dans
un état de sujétion par rapport aux hommes, permet
l’ouverture de quelques brèches. En accédant à un
niveau supérieur d’éducation, les jeunes femmes
cultivées peuvent aussi commencer à poser un regard
critique sur le monde qui les entoure.
L’échec relatif du Mouvement pour la liberté et les
droits du peuple, au milieu des années 1880, a contribué
à refermer une porte entrouverte vers plus de liberté ou
de participation au débat public. Beaucoup de jeunes
femmes alors se replièrent vers une quête plus intime
qui passa par la lecture individuelle. La littérature de
ction — poésie ou roman — au con uent du rêve et de
la réalité fournit une sorte d’exutoire parce que, même si
elle était largement dominée, à l’époque Meiji, par les
auteurs masculins, elle resta un territoire où chacun
savait qu’elle pouvait aussi exprimer les sentiments
individuels et les aspirations secrètes.
La privation constitutionnelle de droits politiques
pour les femmes, la légalisation juridique de la
maisonnée patriarcale, plonge les femmes dans la
sujétion. Mais l’enseignement persuade les lles qu’elles
ont un nouveau rôle à jouer dans la construction de la
nation, et donc de la modernité (« les vertus
féminines »). En interdisant aux femmes l’autonomie
juridique en tant que personnes, en leur interdisant de
participer à la moindre activité politique, mais en
favorisant leur éducation jusqu’à un certain point, la
modernisation crée les conditions de la contestation du
système qu’elle met en place. Le féminisme s’engou re
dans la brèche. Il surgit au Japon comme le fruit de
l’activité talentueuse de ces jeunes femmes « enfermées
dans des boîtes », « comme les jeunes pousses percent la
87
terre gelée à la n de l’hiver » .
Comment, dès lors, investir l’espace public quand on
est femme ? La littérature — territoire encore à peine
ébauché sur le plan institutionnel à la n du
e 88
XIX siècle — fournit sans doute un premier terrain
d’expérimentation. La publication en 1901 de
Midarekami (Cheveux défaits), un recueil poétique de
Yosano Akiko, marque certainement une première
rupture. La toute jeune Yosano Akiko ose a rmer avec
force sa passion amoureuse et laisse libre champ à sa
sensualité. Le désordre de la chevelure symbolise le
désordre du cœur, le trouble intérieur, la jalousie ou la
sou rance, loin des sentiers de la vertu 89 :
Il ne rentre pas…
Jour de printemps qui nit
Et moi dans la nuit…
Sur le koto, mes cheveux
90
Emmêlés bouleversés …

Yosano Akiko fait ici allusion à un poème très connu


d’Izumi Shikibu, la célèbre poétesse de la n du
Xe siècle, qui écrivait :

Lorsque je pleurais
Indi érente au désordre
De mes noirs cheveux
Celui qui les démêlait

Ah, combien je l’ai aimé 91 !

Par la suite, Yosano Akiko, tout en continuant à


écrire des poèmes, devint critique littéraire et publia
divers essais dans les années 1910, qu’elle nomma elle-
même modestement des « impressions » (kansôbun),
comme si son statut de femme ne pouvait lui donner
accès à la vraie critique littéraire et qu’elle ne pouvait
rester qu’à un niveau impressionniste (premier recueil
d’essais : Ichigû yori [D’un recoin], 1911). Dans les faits,
pourtant, son talent était tel qu’elle fut largement
reconnue par ses collègues masculins, non seulement
comme poétesse, mais aussi comme l’une des meilleures
critiques littéraires de son temps. Elle publiera en n de
compte une quinzaine de livres dans lesquels elle
regroupa ses articles et essais. Désormais, les femmes
intervenaient directement dans les débats littéraires au
Japon.
Yosano Akiko s’engage également dans le débat sur la
question des femmes, dans la brèche ouverte par la
revue des Bas-bleus qu’elle rejoint. Elle y publie des
poèmes, mais commence aussi à donner dans des revues
diverses des articles politiques, sur l’actualité, la vie
quotidienne et la société. Elle critique « ceux qui
applaudissent en chœur aux vertus du mariage » ou les
tenants de la doctrine « bonne épouse, mère avisée »,
s’en prend à ceux qui pensent que l’enseignement
secondaire est inutile pour les lles, se fait l’avocate de
la rééducation des belles-mères dans la relation belle-
lle/belle-mère, défend la possibilité pour les femmes de
divorcer, prend position contre le système o ciel de
prostitution. Elle défend l’idée que les femmes doivent
pouvoir redevenir des « êtres humains à part entière ». Il
faut que « la femme civilisée devienne l’égale et la
92
compagne de l’homme civilisé » .
Dans un essai intitulé Ubuya monogatari (Récit d’une
parturiente) publié en 1909, elle raconte son expérience
de l’enfantement avec des mots d’une extrême radicalité
pour son temps. Elle oppose la joie de mettre au monde
et le risque physique encouru, mais aussi parle de
l’incompréhension masculine :
Les tourments de la grossesse et les douleurs de l’enfantement sont
des choses que les hommes ne comprendront jamais vraiment
[…]. L’enfantement est le grand rôle que le Ciel a partout con é aux
femmes. On peut toujours insister sur l’importance de l’État, des études,
de la guerre. Les femmes, elles, donnent naissance à des êtres humains
et il n’y a rien de plus important au monde. Les femmes sont depuis
longtemps rabaissées alors que ce sont elles qui supportent la charge de
donner la vie. Dans les sutras, dans les livres de morale ou de droit,
tous rédigés par des hommes, on se demande bien pourquoi elles sont
traitées comme des pécheresses, des êtres inférieurs et faibles… Quand
une femme donne naissance à un enfant, on la considère comme
souillée. Quand un homme part à la guerre pour tuer, on le considère
93
comme un héros .

Ce texte fut l’un des premiers dans l’histoire de la


littérature japonaise à évoquer de manière aussi directe
le rapport des femmes à leur corps, deux années avant la
constitution de la Société des bas-bleus. Mais l’idée était
dans l’air. Déjà, en 1904, Fukuda Hideko, l’ancienne
militante pour la liberté et les droits du peuple et
membre de la Heiminsha, avait fait publier son
autobiographie dans laquelle elle évoquait l’extrême
anxiété à l’idée de l’enfantement et les étranges rêves
qui l’avaient accompagné 94.
Les positions de Hiratsuka Raichô, notamment
visibles dans son célèbre éditorial du premier numéro
des Bas-bleus, marquent une évolution certaine par
rapport aux positions des femmes du Mouvement pour
la liberté et les droits du peuple, trente années plus tôt,
ou même à celles des féministes occidentales. En e et, il
ne s’agit pas seulement d’obtenir les mêmes droits que
ceux que les hommes ont obtenus de haute lutte dans la
société moderne. Celles qui prétendent cela « envient les
hommes à tort et à travers ; elles les imitent et
empruntent toujours avec un temps de retard le chemin
95
déjà emprunté par les hommes ». Pour Hiratsuka
Raichô, la modernité n’est, en aucune manière,
assimilable à la lumière : ce n’est qu’une civilisation
fabriquée par les hommes qui en adopte les critères
masculins. Vouloir que les femmes fassent de même
serait un grand malheur pour l’humanité et, de ce point
de vue-là, Hiratsuka Raichô suggère d’adopter des
positions résolument antimodernes. Les femmes doivent
s’opposer à cette civilisation créée par l’Occident qui se
propose d’universaliser un certain type de modèle
masculin. Le Japon, à son tour, est en train d’adopter
cette civilisation qui assimilerait ainsi les femmes d’une
manière tout à fait contraire à la nature. Pour Hiratsuka
Raichô, les femmes ne doivent pas se libérer de leur être
de femme pour en n devenir comme des hommes, mais
au contraire elles doivent se libérer pour redevenir
pleinement des femmes.
Pourquoi Hiratsuka Raichô utilisa-t-elle la métaphore
du soleil ? Le discours antimoderniste des débuts du
féminisme, que l’on retrouvera plus tard chez
l’historienne Takamure Itsue, nous fournit sans doute un
96
indice . De la grande déesse du Soleil Amaterasu,
ancêtre mythique de la maison impériale, à la reine
Himiko qui, selon les chroniques chinoises, régnait sur
une partie de l’archipel au milieu du IIIe siècle, sans
oublier les nombreux empereurs de sexe féminin,
l’histoire du Japon archaïque est emplie de gures
féminines de premier plan qui révèlent l’importance des
femmes dans la société primitive. Or, peu à peu, leur
position sociale semble avoir reculé avec la progression
au cours de l’Histoire d’un système de type patriarcal ;
d’abord avec l’adoption des systèmes d’organisation
politique chinois lors de la période ancienne, puis
pendant les guerres féodales médiévales. C’est à
l’époque d’Edo que se généralisa au Japon l’expression
d’origine chinoise danson johi (« vénérer les hommes,
mépriser les femmes »). Le développement d’une
civilisation moderne n’a fait qu’aggraver les choses et
assurer le triomphe du patriarcat. Revendiquer une
émancipation féminine en évoquant à demi-mots la
déesse du Soleil, ancêtre de la lignée impériale,
constituait un coup de génie. Elle permit de situer la
libération des femmes au sein même de l’idéologie du
kokutai, sans en saper les fondements. Manipulation de
l’idéologie dominante a n d’en atténuer les coups ?
Peut-être. À moins que ce ne fût l’idéologie impériale
qui fût si puissante que les femmes en révolte fussent
contraintes de se situer par rapport à elle. L’évolution
politique ambiguë d’un certain nombre de féministes au
cours des années 1930 (mais pas de Hiratsuka Raichô
qui, elle, gardera le silence pendant la guerre) nous
ferait plutôt pencher vers la seconde solution. Après
tout, entre 1937 et 1945, féminisme et nationalisme
97
rent souvent bon ménage .
Hiratsuka Raichô ne s’en prit pas seulement au
système symbolisé par la prégnance du modèle de la
maisonnée. Elle s’attaqua à l’ensemble des causes qui
avaient modi é de fond en comble la société japonaise
depuis un demi-siècle et dénonça comme un ensemble
structurel global l’occidentalisation, le capitalisme,
l’individualisme, le matérialisme. Pour les femmes
opprimées par un État moderne, ce qui était nécessaire
d’abord, c’était d’être capables de se reconstruire un
univers personnel intérieur su samment solide pour
résister à la pression sociale. Cette capacité à résister à
la pression donnera en n aux femmes la force de
pouvoir lutter ensemble pour leur libération, contre les
vieux démons de l’acceptation et de la soumission.
L’ennemi était dans la tête en quelque sorte. Les Bas-
bleus insistaient sur l’expression de la subjectivité
féminine et s’exprimaient souvent à la première
personne du singulier. De ce point de vue, la revue
s’inscrivait tout à fait dans le mouvement individualiste
qui traversait la littérature japonaise dans les années
1910. Mais les femmes des Bas-bleus revendiquaient
aussi certaines in uences occidentales, comme celle
d’Ellen Kay, la féministe suédoise qui avait écrit
Individualisme et socialisme en 1896, et surtout celle du
dramaturge norvégien Ibsen dont Une maison de poupée
fut une des pièces les plus lues et vues par les
animatrices de la revue qui aimaient s’identi er au
personnage de Nora.
Hiratsuka Raichô appelait de ses vœux le
surgissement d’une « nouvelle femme » capable de
transformer la lune en soleil. Dans un essai paru dans
Chûô kôron en 1913 qui sonnait comme une
provocation, elle déclara : « La nouvelle femme ne peut
se satisfaire d’une vie où l’égoïsme des hommes la fait
ignorante, esclave, morceau de chair… La nouvelle
femme souhaite détruire la morale ancienne et les lois
98
créées à l’avantage des hommes . » En avril 1913,
Hiratsuka Raichô publia dans la revue un article intitulé
« Aux femmes de ce monde » dans lequel elle s’en prit
violemment au mariage. L’attaque était telle que la
revue fut en partie censurée. Elle dénonçait un système
qui présentait le mariage comme la grande a aire des
jeunes lles, comme si les femmes ne pouvaient être que
des épouses ou des mères, comme si leur être ne pouvait
se résumer qu’à ces deux fonctions. Elle s’en prit au
droit civil qui niait toute autonomie pour les femmes. Le
mariage, concluait-elle, c’était un rapport de soumission
au pouvoir pour la vie :
Elles se marient sans amour simplement pour pouvoir être
protégées. Toute leur vie, elles sont, le jour, les domestiques méprisées
de leur mari et la nuit leur putain. Des femmes qui vivent ainsi, vous
99
ignorez donc à quel point elles sont nombreuses ?

Pourtant, ces militantes engagées dans la défense de


la cause féminine symbolisaient dans l’opinion
l’émergence de cette « nouvelle femme » dont parlait
Hiratsuka Raichô. Elles s’attirèrent évidemment de rudes
critiques et moqueries de la part de certains, mais aussi
des sympathies. Tanaka Shôzô, le vieux défenseur des
paysans victimes de la pollution, parla en leur faveur,
juste avant sa mort. Le romancier Natsume Sôseki,
touché par la tentative de double suicide de Hiratsuka
Raichô et de son amant Morita Sôhei, un garçon très
proche de lui, l’un de ses disciples, s’inspira de cette
triste a aire pour décrire les contradictions de la
modernisation dans le couple telles qu’il les ressentait,
dans des romans comme Et puis ou Les Herbes du
100
chemin . L’écrivain Mori Ôgai, dont l’épouse Shige
était membre de la Société des bas-bleus, évoqua, dans
son roman Hannichi (Une demi-journée), la di culté des
relations entre l’épouse et la belle-mère, du point de vue
du mari, sans nalement trouver de réelle solution. Le
poète et sculpteur Takamura Kôtarô, qui était l’époux de
Naganuma Chieko, la jeune femme qui avait dessiné la
couverture de la revue Les Bas-bleus, décrivit dans
Chieko shô (Notes à propos de Chieko) comment
101
Naganuma Chieko sombra peu à peu dans la folie .
Ainsi, l’évocation, dans les œuvres des plus grands
écrivains du temps, des pièges que réservaient les
passions amoureuses, re était en partie la question des
relations avec les femmes dans une société dominée par
les hommes.
L’irruption des femmes dans le débat sera
certainement l’une des caractéristiques majeures de la
nouvelle période qui commença avec le règne, en 1912,
du nouvel empereur Taishô (Yoshihito). Pourtant, et
quelles que fussent l’activité et l’énergie débordantes de
ces militantes, la réalité profonde du pays, surtout dans
le monde rural, restait dominée par cette atmosphère
générale de passivité, conséquence d’une histoire
séculaire de domination : femmes soumises, obéissantes,
patriotes parfois, et le plus souvent muettes. Un monde
séparait les femmes qui éditaient la revue des Bas-bleus
de celles qui vivaient la cruauté de l’exploitation dans
les usines. En 1921, Yamakawa Kikue analysa la nature
de la défunte revue (qui s’était autodissoute après
cinquante-deux numéros en février 1916) en termes très
sévères :
Le mouvement des femmes promu par la Société des bas-bleus ne
re était pas les cris lancés du fond du cœur par des femmes indigentes
dans le besoin, en faveur d’un traitement égal face à l’éducation et au
travail. Il re était les appels modérés de femmes issues des classes
moyennes et supérieures en faveur d’un traitement égal, de manière à
102
pro ter de la vie plus agréablement .

En fait, plus que les mouvements politiques et les


mouvements d’idées, c’est la situation économique qui
va faire évoluer la société, en particulier l’émergence
d’une condition féminine salariée en progression dans le
secteur des services. Bas salaires et conditions de travail
parfois pénibles sont le lot le plus fréquent, mais le
travail féminin, même d’appoint, pousse dans les
familles urbaines des classes moyennes à faire évoluer
les femmes vers plus de liberté et à faire reculer le
système familial patriarcal. Le couple monogame vivant
sur la base de la famille nucléaire où les conjoints sont
l’un et l’autre salariés favorise évidemment une égalité
plus grande des époux et contribue à l’amélioration
générale du statut social des femmes.
La contestation n’est cependant pas su sante pour
faire voler le système de la « bonne épouse, mère
avisée » en éclats. Au contraire, il se répand
massivement dans les années 1950 comme idéal social,
y compris dans une classe ouvrière dont les salaires
s’améliorent lentement. En fait, ce n’est qu’à partir des
années 1980-1990 qu’il cesse d’être un modèle pour être
souvent perçu par un nombre grandissant de femmes
comme une contrainte de plus en plus insupportable. Au
bout du compte, le modèle aura duré à peu près un
siècle mais le système, lui, est loin d’avoir disparu au
début du XXIe siècle.

*
Qu’il s’agisse des paysans victimes de la pollution
industrielle, des miséreux, des ouvrières ou de celles qui
se dressent pour critiquer un patriarcat oppressif, des
mouvements surgissent des tréfonds de la société
japonaise pour lutter, dès la n du XIXe siècle, au nom
d’une conception universaliste des droits humains, pour
une certaine conception de la justice sociale et de
l’égalité entre les individus qui composent une société.
Nul besoin ici d’évoquer une quelconque in uence
occidentale pour comprendre le ressort de
l’indignation. Ces mouvements naissent des
contradictions de la société japonaise elle-même, en voie
de modernisation. Ils sont les produits de la
modernisation ; ils en sont même d’une certaine manière
l’expression. Ils établissent les références centrales d’une
critique sociale et sont le re et d’une opinion publique
qui s’indigne, se révolte, conteste. Ils contribuent à
mettre le sort des humiliés et des o ensés en débat sur
la place publique et contraignent parfois l’État à
assouplir la brutalité de sa domination. De ce point de
vue encore, la modernisation japonaise avance, avec ses
spéci cités idéologiques, ses références particulières,
selon un rythme qui n’est ni « décalé » ni « en retard »
par rapport à l’Occident.

1. Traduction exhaustive de la Constitution japonaise de 1947, in LUCKEN,


BAYARD-SAKAI et LOZERAND, 2007.
2. TANAKA, Sh. [décembre 1891], cité dans YUI, 1984, p. 119.
3. Mutsu Munemitsu était, dans les années 1890, un dirigeant politique de
premier plan. Nommé ministre des A aires étrangères en 1892, c’est lui qui
parvint, dans le cadre de la négociation pour la révision des traités inégaux,
à obtenir de l’Angleterre en 1894 une première brèche, qui aboutirait à
l’abrogation du traité en 1899. Il joua aussi un rôle décisif dans la
négociation avec la Chine au lendemain de la guerre sino-japonaise pour
l’obtention d’avantages signi catifs. Lors de la guerre sino-japonaise, il se
rendit fameux en déclarant que cette guerre était celle de la civilisation (le
Japon) contre la barbarie (la Chine).
4. TANAKA, Sh. [1901], 2004, pp. 278-286.
5. YUI, 1984, p. 135.
6. TANAKA, Sh. [1897], 2004, p. 155.
7. ID. [février 1897], 2008, t. VI, pp. 252-253.
8. ID., lettre à Miyake Setsurei, 17 octobre 1900, citée dans ID., 2004,
p. 242.
9. Journal personnel, 30 janvier 1898, in ibid., p. 164.
10. Ibid., p. 156.
11. YUI, 1984, p. 162.
12. TANAKA, Sh. [octobre 1907], 2008, t. VI, p. 253.
13. ID., 2005, p. 333.
14. YUI, 1984, p. 146.
15. Ibid., p. 140.
16. SUZUKI, N., 1984, p. 122.
17. Le débat a été formulé quasiment dans les mêmes termes à propos du
sort des populations de la zone contaminée par l’accident nucléaire de
Fukushima (cf. TAKAHASHI, 2012).
18. KANO et HORIBA, 1985, p. 71.
19. Fondée en 1893, la Kyôfukai est une association féminine de lutte
contre l’intempérance, qui avait pour objectif l’instauration de la
monogamie comme seule forme de mariage légal, et participait au
mouvement en faveur de l’abolition de la prostitution et du droit de vote
des femmes.
20. Trad. en français par Pénélope Rouillon dans BOURG et FRAGNIÈRE,
2014, pp. 108-111.
21. Sur les gimin, cf. l’étude classique de KODAMA, 1958 ; cf. aussi
WALTHALL, 1991.
22. HAYASHI, 1979.
23. Cité par Komatsu Hiroshi dans TANAKA, Sh., 2004, p. 379.
24. Le Shimotsuke est l’ancien nom du département de Tochigi. Les mines
d’Ashio sont situées dans cette région, aux con ns des départements de
Tochigi et de Gumma. Les citations concernant Tanaka Shôzô sont extraites
de KANO, 1999, pp. 150-151.
25. TANAKA, Sh. [juillet 1913], 2008, p. 252.
26. ID. [mars 1912], 2005, p. 322.
27. KATSUMATA, 2011, pp. 177-185.
28. Kai rikugun zen ha (« Supprimons entièrement la marine et l’armée de
terre »), 5 avril 1908, in TANAKA, Sh., 2005, pp. 142-143.
29. Cité dans FUGAWA, 1997, p. 116.
30. Cf. OGUMA, 2002, p. 335.
31. TSURUMI, S. [1966], 1996, p. 248.
32. FUGAWA, 1997, p. 114. Le mouvement de protestation contre les
expropriations et les expulsions forcées débuta en 1967 et se poursuivit
jusque vers 1983.
33. Arahata Kanson est le pseudonyme que s’était alors donné un jeune
militant socialiste en hommage aux habitants victimes de la pollution des
mines d’Ashio, et qu’il garderait toute sa vie (mot à mot les idéogrammes
de son nom signi ent « champ dévasté froid village »). Paci ste pendant la
guerre contre la Russie, emprisonné pour son activisme politique en 1908,
Arahata devint plus tard l’un des fondateurs du parti communiste japonais,
mais il le quitta vite pour devenir un des animateurs de la tendance Rônô,
qui s’opposait aux thèses orthodoxes de l’école Kôza. Emprisonné à
nouveau en 1937, il participa au lendemain de la guerre à la refondation
du parti socialiste et fut élu député. Il démissionna en 1949 de ce parti jugé
trop droitier et termina sa vie comme essayiste et traducteur (cf. SHIOTA
[dir.], 1978).
34. ARAHATA [1907], 1999, postface, p. 188.
35. Ibid., p. 174.
36. La solution était évidemment de nature politique. Les propriétaires
fonciers « parasites » étaient les meilleurs soutiens électoralistes des partis
conservateurs et des mouvements en faveur de l’expansion coloniale et
militaire. Ce sont les Américains qui, avec la réforme agraire de l’après-
guerre, régleront la question de manière dé nitive en procédant à une
réforme agraire rendant à la paysannerie la propriété de la terre.
37. D’après la biographie de Tachibana Yûichi in YOKOYAMA [1899],
1990, pp. 397-407. Les documents sur les origines de Yokoyama Gennosuke
sont très maigres, celui-ci étant resté peu disert sur ses propres origines
sociales.
38. Ibid., p. 399.
39. Cité dans KANO, 1999, p. 142.
40. YOKOYAMA [1896], 2005 (b), p. 70.
41. ID. [1899], 1974, p. 114.
42. Sur Yokoyama Gennosuke et le phénomène général de la misère à cette
époque, cf. PONS, 1999, pp. 133-168 ; cf. également GONON, 2011,
pp. 241-255.
43. YAMAKAWA, K. [1956], 2001, p. 140.
44. Dans les années 1920, Yamakawa Kikue était très proche des partis
prolétariens. Son mari, Yamakawa Hitoshi, était lui-même un des
fondateurs du parti communiste japonais avant d’être oppositionnel et
animateur de la tendance Rônô. En 1947, Yamakawa Kikue est nommée
directrice générale des a aires féminines et enfantines au ministère du
Travail. C’est la première fois qu’une femme occupe un poste aussi élevé
dans l’appareil d’État japonais. Elle raconte dans son autobiographie
comment elle dut se battre durement dans un univers masculin.
45. GARON, 1987, p. 13.
46. ISHIHARA, 1914. Cf. aussi HOSOI [1954], 2005, postface, pp. 421-
422 ; IMAI [1974], 1998, pp. 96-98.
47. Publié d’abord sous forme d’articles à partir de 1924 dans la revue
Kaizô.
48. Édité en poche aux éditions Iwanami bunko en 1954. En 2005, on en
était au cinquante-huitième tirage.
49. HOSOI [1925], 2005, p. 5.
50. Ibid., pp. 60-61. E. Patricia Tsurumi con rme en partie cette impression
avant que les conditions de travail ne se détériorent (TSURUMI, E. P.,
1990).
51. YAMAGUCHI [novembre 1912], 2007, p. 65.
52. Entre 1889 et 1899, la production de l’industrie textile japonaise a en
gros été multipliée par dix. Le nombre d’usines est passé de vingt-huit à
soixante-dix-huit, et les exportations se sont élévées à 45 % du chi re
d’a aires moyen.
53. HOSOI [1925], 2005, pp. 67 sqq. La méthode sera utilisée pendant la
guerre, dans les campagnes coréennes notamment, pour enrôler par
tromperie des jeunes lles a n de les faire travailler comme esclaves
sexuelles dans les « stations de confort » de l’armée japonaise.
54. Cf. EGUCHI, 1989, p. 114.
55. YAMADA [1934], 1977. Yamada était un des économistes chefs de le
de l’école Kôza, proche du parti communiste.
56. KASUGA, 1994, p. 200.
57. YAMAUCHI, 1975 ; cf. également SUZUKI, Y. (éd.), 1990, pp. 60-65.
58. On notera néanmoins qu’une des premières grèves ouvrières recensées
éclata en 1886 dans les leries d’Amemiya quand cent cinquante ouvrières
débrayèrent pour refuser l’allongement de la journée de travail qui leur
avait été imposé. En 1889, à Ôsaka, trois cents femmes rent grève dans
une usine de textile pour une augmentation de salaire. Les femmes
n’étaient pas toujours aussi passives que certains témoignages le laissent
entendre, mais il est vrai que l’on était alors dans ce que Hosoi Wakizô a
nommé « la période heureuse des ouvrières du textile ».
59. Le fantasme de voir brûler son lieu de travail exécré s’inscrit dans une
longue tradition au Japon. À l’époque d’Edo, les prostituées des quartiers
de plaisir dont les conditions de travail étaient souvent terribles se
vengeaient des maltraitances en mettant le feu au quartier. Yoshiwara
brûla ainsi plus de dix-huit fois entre la n du XVIIIe siècle et le début du
XIXe, soit, en moyenne, une fois tous les cinq ans.
60. Il s’agit là d’un euphémisme pour désigner les viols pratiqués par les
contremaîtres sur les ouvrières (cf. EGUCHI, 1989, p. 114).
61. Cité dans KANO, 1999, pp. 144-145.
62. EGUCHI, 1989, p. 114.
63. TSURUMI, E. P., 1990, pp. 89-90.
64. En 1890, une des premières lois votées par le nouveau Parlement
refusait non seulement la participation des femmes à tout scrutin électoral,
mais interdisait qu’elles s’adonnent à des activités politiques.
65. Cité dans KANO et HORIBA, 1985, p. 16.
66. YAMAKAWA, K. [1956], 2001, p. 120.
67. KANO et HORIBA, 1985, p. 62.
68. TACHI, 1988, pp. 228-233 ; cf. aussi FUKAYA, 1990 ; KOYAMA, 1991.
69. KANEKO [1965], 2009, p. 71.
70. GLUCK, 2011, p. 31.
71. Décret émis par le ministère des A aires suprêmes, cité dans HIROTA,
1982, p. 9.
72. MAKIHARA, 2006, p. 149.
73. Ibid., p. 148.
74. Ibid.
75. À l’origine de l’actuelle Université pour femmes d’Ochanomizu, à
Tokyo. L’école accéda au statut d’Université en 1949.
76. DODANE, 2004, p. 193.
77. Fondé par Tsuda Umeko, il deviendra l’Université Tsuda de jeunes lles
(Tsuda joshi daigaku) en 1948.
78. Elle deviendra l’Université médicale de lles de Tokyo (Tokyo joshi ika
daigaku) en 1950.
79. Elle deviendra l’Université féminine du Japon (Nihon joshi daigaku) en
1948.
80. IWANO [1913], 1991, p. 98.
81. EGUCHI, 1989, p. 112.
82. DODANE, 2004, p. 192.
83. HIRATSUKA [1987], 2005, pp. 9 sqq ; cf. aussi LÉVY (dir.), 2014, où
les principaux textes de la revue Seitô sont traduits en français.
84. C’est ainsi que l’on désignait à Londres au XVIIIe siècle les femmes
cultivées qui tenaient des salons privés où les idées d’émancipation
féminine étaient déjà discutées, parce que la mode parmi elles était alors
aux « bas bleus ». Ikuta Chôkô (un homme), professeur et mentor de
Hiratsuka Raichô, eut, semble-t-il, l’idée du nom de la société et donc du
titre de la revue (cf. TOMIDA, 2004, p. 145).
85. On notera que le mot de féminisme, en japonais feminizumu, était
importé directement de l’anglais et ne s’imposa vraiment que dans les
années 1970. Jusque-là, on parlait de fujin undô (mouvement des femmes),
joken undô (mouvement pour les droits des femmes), d’atarashii onna
(nouvelles femmes) ou de jokenshugi (doctrine pour les droits des femmes),
mais pas de féminisme à proprement parler.
86. NARITA, 2007, pp. 37-38.
87. Comme l’écrit joliment KANO, 1999, pp. 266-267.
88. La critique littéraire se constitua à la n des années 1880, et l’idée
d’une littérature nationale ne prit forme qu’au début des années 1890
(cf. LOZERAND, 2002 ; ID., 2005).
89. DODANE, 2000, p. 236.
90. Ibid., pp. 69-70.
91. IZUMI, 1989, p. 111 ; cf aussi ibid., pp. 34-35.
92. YOSANO [1911], 2005 (b), p. 136.
93. Ibid.
94. MACKIE, 2003, p. 52.
95. HIRATSUKA [1987], 2005, pp. 20-21.
96. Takemure Itsue était très proche de Hiratsuka Raichô, qu’elle
considérait comme « sa sœur ». Elle alla plus loin dans la démonstration
dans ses ouvrages sur l’histoire des femmes (cf. SOUYRI, 2014).
97. Parmi les militantes féministes les plus en vue en faveur du droit de
vote des femmes, Oku Mumeo et Ichikawa Fusae collaborèrent avec le
régime militariste et se montrèrent favorables aux objectifs de la guerre.
Quant à Takamure Itsue, elle passa de l’anarcho-féminisme au « national-
féminisme » avant de repasser à l’anarchisme après guerre.
98. DODANE, 2000, p. 241.
99. HIRATSUKA [avril 1913], 2005, pp. 30-31.
100. NATSUME [1909], 2003 ; ID. [1915], 1992.
101. TACHI, 1988, p. 232.
102. YAMAKAWA [1921], cité dans TOMIDA, 2004, p. 214.
7
Le capital en question
À partir de la n du XIXe siècle, l’essor d’une société
engagée dans sa première modernisation, avec son
corollaire, la croissance de l’économie, donna naissance
au Japon à des formes de contestation, de critique, de
remise en question qui mirent en accusation le système
dans son ensemble. De ce point de vue, le Japon
rejoignit les pays avancés du monde occidental, eux-
mêmes confrontés à ce qu’il était alors convenu de
nommer la question sociale ou la question ouvrière. Les
conditions de travail dans les usines, les logements
insalubres, foyers de toutes les maladies, les inégalités
croissantes de plus en plus insupportables, la pauvreté et
la misère devinrent des questions lancinantes dans le
Japon au tournant du siècle. Certains détournèrent les
slogans de Meiji. On avait promis vers 1870 « un pays
riche et une armée forte », et voilà que trente ans plus
tard il existait certes une armée forte, mais surtout un
peuple misérable (hinmin kyôhei). Le capitalisme
destructeur de la vie, celle des ouvriers et celle des
soldats mobilisés et des peuples soumis, devint à son
tour l’objet d’une critique radicale.
Par ailleurs, en s’engageant dans l’expansionnisme, le
pays emprunta la voie de la colonisation et surtout de la
guerre, et celle-ci put devenir sanglante, comme ce fut le
cas en Mandchourie en 1904-1905 contre l’armée de la
Russie des tsars. Ce fut l’époque où les puissances
européennes s’emparèrent « avec vitesse et férocité »
d’un grand nombre de territoires en Afrique et en Asie,
et le Japon, après sa victoire contre la Chine impériale
1
en 1895, se joignit de manière empressée à cette orgie .
Des millions de Japonais purent dès lors s’enthousiasmer
pour des triomphes qui, sur le plan psychologique,
pouvaient compenser la restriction des libertés civiques
et la médiocrité des conditions d’existence. Pourtant une
critique de la guerre et de ses conséquences inhumaines
pour les soldats et les civils émergea, donnant naissance
à un courant antimilitariste et paci ste. Un débat
s’engagea alors sur les objectifs de l’empire du Grand
Japon, puisque telle était la dénomination o cielle du
pays depuis 1889.
AUX ORIGINES DU MOUVEMENT OUVRIER

La structure foncière du Japon de Meiji a tendance à


polariser la société rurale en deux catégories, les petits
exploitants exclus de la propriété et une classe de
propriétaires fonciers qui les exploitent. Cette
polarisation induit une misère accrue dans de
nombreuses familles paysannes et a pour conséquences,
l’exode rural et l’émigration avec son cortège de
tragédies, s’accompagnant de la naissance d’un
prolétariat pauvre et démuni. Ce déséquilibre social
devient de plus en plus évident dans la seconde moitié
des années 1890 et il pousse évidemment à s’interroger
sur les causes du phénomène. Pour certains, les idées
socialistes permettent de trouver des réponses. Tant que
le capitalisme fonctionne grâce à un prolétariat
surexploité composé de jeunes lles ou même d’enfants,
les chances de voir surgir un mouvement ouvrier
revendicatif restent minimes. Mais avec l’essor d’une
industrie lourde au tournant du XXe siècle, les choses
changent d’un coup.
Aux relations de travail caractérisées par des rapports
paternalistes d’obéissance/protection (oyako ukeoi sei)
dans les ateliers de l’époque Tokugawa, avec des
ouvriers spécialisés et attachés à leur emploi, se
substituent peu à peu des relations plus anonymes et
brutales dans le cadre d’un système purement
capitaliste. La montée en puissance du capitalisme
japonais à partir des dernières années 1890, avec la mise
en place d’une industrie lourde, donne naissance à une
classe ouvrière d’un nouveau type, faite de travailleurs
masculins relativement quali és mais indépendants et
mobiles, qui cherchent à s’organiser et à se défendre
pour améliorer leur niveau de vie et leurs conditions de
travail, n’hésitant plus à recourir à la grève. Ces
travailleurs trouvent parfois dans les discours socialistes
un cadre pour exprimer leurs insatisfactions. Mais il ne
faut pas confondre mouvement ouvrier et histoire du
socialisme. La mé ance des ouvriers à l’encontre des
intellectuels qui prétendent agir dans leur intérêt a
toujours été grande, au Japon comme ailleurs. Quand
émergent, vers 1900, les premières amicales d’entraide
ouvrière à l’origine du mouvement syndical, les
socialistes en sont souvent écartés. Pourtant, du fait du
caractère autoritaire du système, le mouvement ouvrier
a peu de prise sur l’État et il a besoin de relais politiques
pour lutter contre des dispositions légales qui lui sont
hostiles ou, au contraire, pour imposer une législation
du travail. Les mouvements socialistes nissent alors par
constituer le débouché politique fragile des
revendications ouvrières.
Dès les années 1880, apparurent des groupes qui se
réclamaient des idées socialistes dont l’écho se faisait
faiblement entendre au Japon. Il s’agissait de
groupuscules dans le sillage du Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple qui revendiquaient
clairement une dimension sociale ou socialisante. Il en
allait ainsi du parti social de l’Orient fondé en 1882 à
Shimabara, petite ville près de Nagasaki. Animé par
Tarui Tôkichi, ce petit groupe proclamait la nécessité
d’une « doctrine de l’égalité », et prônait « la propriété
collective des biens du Ciel ». Il reçut un certain écho
quand il prêcha en faveur d’une redistribution égalitaire
des terres entre les paysans. Un autre groupe, intitulé
shakaitô, sur la base d’un jeu de mots intraduisible (parti
socialiste/parti des Voituriers), regroupait pour
l’essentiel des tireurs de pousse-pousse de Tokyo qui se
heurtèrent à une baisse de leurs revenus du fait du
développement, à cette époque, des trains et des
tramways dans la capitale. Ces groupuscules n’existèrent
que quelques mois et furent dissous sur décision du
gouvernement. Mais les idées socialisantes étaient bel et
bien présentes dans le Japon dès cette époque. En 1889,
un certain Kobayashi Yohei fonda dans le département
d’Hiroshima un « Mouvement pour le retour au temps
des dieux ». Sous cette curieuse dénomination se
pro lait sans doute l’une des premières manifestations
de l’anarchisme au Japon. Ce mouvement exigeait en
e et le retour au temps des dieux « quand il n’y avait ni
souverain ni gouvernement » et que « la paix régnait sur
terre ». À cette époque bénie, il n’y avait pas de
propriété privée de la terre. Kobayashi installa une
permanence à Tokyo dans le quartier d’Akasaka mais,
sur ordre de la police, le mouvement fut dissous. Pour
avoir tenté de le reconstituer, Kobayashi fut jeté en
prison en 1890. Inoue Kiyoshi évoqua à ce propos
l’exigence confuse d’une république fondée sur une
2
révolution agraire .
C’est plus tard que naquit la « question sociale »,
révélée notamment par les premières enquêtes qui
abordaient la question des « classes inférieures ». Le
problème prit vraiment de l’ampleur au lendemain de la
guerre sino-japonaise de 1894-1895. En 1907, le
socialiste (et futur anarchiste) Ishikawa Sanshirô publia
la première Histoire du socialisme au Japon avec un
additif de Kôtoku Shûsui qui a rmait clairement que
« le mouvement social au Japon n’est vraiment apparu
3
qu’avec la n de la guerre contre la Chine ». L’idée
était déjà présente dans un reportage de Yokoyama
Gennosuke qui écrivait, en 1899, à propos des
mouvements sociaux : « En fait, depuis la n de la
guerre sino-japonaise, l’expansion du machinisme dans
les usines a donné naissance à une question sociale,
l’explosion des prix a réveillé la misère et, de ce point de
vue-là, nous nous sommes rapprochés des sociétés
4
occidentales . » Pour Yokoyama, « la guerre sino-
5
japonaise marque l’an I de la question ouvrière ». On
dénombra onze con its sociaux en 1895, vingt-sept en
6
1896, cent seize en 1897 .
Mais les luttes sociales ne furent pas seules en jeu.
L’enrichissement brutal de certains groupes, fondé sur
l’aggravation de la misère des autres, choqua des esprits.
En janvier 1897, le romancier Ozaki Kôyô, l’un des
pionniers de la littérature moderne, commença alors la
publication en feuilleton de Konjiki yasha (Le démon de
l’or) qui dénonçait le culte de l’enrichissement, l’appât
du gain, l’usure, et vilipendait le coût de la
modernisation accélérée de la société. L’année suivante,
son homonyme Ozaki Yukio, ministre de l’Éducation,
expliqua, dans un discours resté célèbre, que le culte de
l’argent était devenu un tel éau social que, si le Japon
devait devenir une république, les patrons de Mitsui ou
de Mitsubishi seraient de toute évidence candidats à la
présidence. Cette déclaration ne fut pas du goût de ses
7
collègues qui obligèrent Ozaki à démissionner .
Signe des temps sans doute, des « groupes de
recherche » rent alors leur apparition dans le pays pour
ré échir à ce que pourrait être une « politique sociale »
ou une « réforme sociale ». Les mots datent d’ailleurs de
ces années qui suivirent la victoire contre la Chine en
1895. Des professeurs de l’Université de Tokyo
fondèrent en 1898, dans la foulée des premières
enquêtes ouvrières, un cercle de recherche de politique
sociale qui s’interrogea sur les nouveaux problèmes
sociaux qui surgissaient comme conséquence de
l’industrialisation du pays. L’a aire de pollution
industrielle des mines d’Ashio servit d’ailleurs de
détonateur. Le groupe compta rapidement plus de deux
cents personnes et se constitua en 1907 en société
savante o cielle, la Société japonaise de politique
sociale, inspirée par le modèle allemand de la Deutsche
Verein für Sozialpolitik. La plupart de ses membres
étaient les tenants d’un réformisme social conservateur,
in uencé par les théoriciens allemands de l’époque. Ils
étaient persuadés que la poursuite de la compétition
industrielle et la recherche du pro t qui accompagnait
la croissance ne pouvaient qu’encourager les con its
sociaux et éroder la stabilité. C’est pourquoi, ils
préconisèrent l’introduction d’un droit du travail,
d’assurances sociales et une assistance aux pauvres mais
se montrèrent hostiles au socialisme qui provoquerait,
selon eux, le retour à un âge collectiviste primitif.
C’est autour de cette société savante que va se créer
dans l’appareil d’État un courant favorable à la
promulgation de lois de protection de la condition
ouvrière, courant qui ne s’imposa vraiment qu’à partir
8
des premières années 1910 . Il est cependant à noter
que la plupart des membres de ce courant d’idées se
retrouveront plus tard, vers 1915-1920, aux côtés des
démocrates et des socialistes pour exiger l’adoption par
le Japon du principe du su rage universel.
Le premier texte qui évoqua « le mouvement
ouvrier », ce fut L’Appel à l’éveil des travailleurs, c’est-à-
dire « ceux qui vendent leur force de travail pour
vivre », rédigé par Takano Fusatarô et Katayama Sen. Ce
texte daté de 1897 semble comporter la première
référence au terme de « travailleurs » (rôdôsha). On y
trouve les premiers slogans du mouvement ouvrier
international comme « l’union fait la force ». Takano
fonda alors une association pour la formation d’un
syndicat du travail. Il avait pour objectif la création d’un
véritable syndicat ouvrier national. Dans les mois qui
suivirent, apparurent les premières organisations parmi
les travailleurs de la sidérurgie, du rail et de
l’imprimerie, avec l’émergence de personnalités issues
du monde professionnel. Mais il s’agissait surtout de
sociétés d’entraide qui néanmoins pouvaient rassembler,
dans certains secteurs comme le rail, plusieurs milliers
de travailleurs, et parfois même déclencher des grèves.
L’État réagit immédiatement, en 1900, par une loi de
police interdisant la participation ou l’a liation à des
organisations ouvrières. Cette loi fut quali ée, à
l’époque, de « loi de condamnation à mort des
syndicats » et, e ectivement, le mouvement déboucha
sur un échec. Les premières organisations ouvrières
furent dissoutes ou interdites par la police les unes après
les autres. Katayama Sen publia en 1901 Le Mouvement
ouvrier japonais tandis que, de son côté, Takano
rassembla divers écrits, dont certains rédigés quand il
était aux États-Unis sous le titre Correspondance ouvrière
japonaise de Meiji. La naissance des syndicats ouvriers.
Mais pour Takano, in uencé par les modes
d’organisation du mouvement syndical américain AFL,
le socialisme n’était pas à l’ordre du jour. Il pouvait
même jouer un rôle néfaste en attirant inutilement la
9
répression policière et la haine patronale .
L’objectif du mouvement ouvrier, c’est, pour nombre
d’ouvriers de ce temps, l’amélioration des conditions de
travail et de salaire, pas la mise en place d’une
hypothétique société socialiste, dont on a d’ailleurs
peine à imaginer ce qu’elle serait. Pourtant la répression
policière, fondée sur une législation anti-ouvrière qui
s’abat alors, montre bien les limites d’un mouvement
associatif privé de relais politique. Les socialistes vont
chercher à jouer ce rôle et ils occupent le terrain.
À ses débuts, le mouvement socialiste se construisit
en fait dans la rencontre de plusieurs courants. Le
premier était issu de la mouvance chrétienne. Le rôle de
l’Église unitarienne protestante a sans doute été capital
par le biais d’étudiants ouvriers qui, après avoir émigré
en Californie, rentrèrent au pays vers 1895-1896 comme
Katayama Sen ou Takano Fusatarô. Katayama a lu les
théoriciens du socialisme international, de Saint-Simon
et Fourier à Marx, tandis que Takano subit plutôt
l’in uence des réformistes sociaux américains. Tous ont
acquis une expérience d’organisation. Takano a travaillé
dans des scieries californiennes puis, entré en relation
avec d’autres travailleurs émigrés japonais en Californie,
il fonda une première amicale ouvrière (Shokkô giyûkai)
en 1891. De retour au Japon, ces anciens émigrés
rencontrèrent des chrétiens réformistes comme Abe Isoo
ou Kinoshita Naoe, restés au pays.
Ce groupe fut renforcé par les anciens du Mouvement
pour la liberté et les droits du peuple qui ne se
10
reconnaissaient ni dans le parti de la Liberté ni dans
les courants démocrates ou nationalistes, et qui étaient à
la recherche de nouveaux cadres de pensée : ce fut le cas
par exemple de Kôtoku Shûsui, originaire de l’ancien ef
de Tosa, qui fut secrétaire de Nakae Chômin entre 1890
et 1893, ou de Sakai Toshihiko, qui deviendra plus tard
l’un des fondateurs du premier parti communiste
japonais. Tous croyaient dans un idéal fondé sur une
amélioration de la justice et de l’égalité sociale. Parmi
les premiers leaders du mouvement socialiste, on notera
qu’un grand nombre d’entre eux étaient issus du milieu
des samouraïs de rang inférieur (Sakai Toshihiko, Abe
Isoo, Kinoshita Naoe) ou originaires du groupe des
notables locaux, chefs de village (Katayama Sen) ou
commerçants (Kôtoku Shûsui, Yamakawa Hitoshi), c’est-
à-dire des gens qui avaient pu avoir, jusqu’à un certain
point, un sentiment de déclassement en étant confrontés
au monde du travail. Takano, le seul parmi les leaders
ouvriers du moment à être issu d’un milieu d’artisans
traditionnels (son père était tailleur de kimonos), était
celui qui était le plus hostile au socialisme. Ces hommes
commencèrent à se regrouper, à partir de 1898, dans
des « sociétés de recherche sur le socialisme », sortes de
laboratoires d’idées qui ré échissaient aux moyens
d’apporter des solutions à la question sociale de plus en
plus lancinante et s’interrogeaient sur l’expérience
internationale des mouvements socialistes.
Les idées socialistes de ce temps seraient restées assez
limitées à des cercles con dentiels si des journaux
n’avaient pas servi de relais d’opinion. Ce fut le cas en
11
particulier du Mainichi shinbun de Shimada Saburô qui
laissait une large place à la question sociale et à l’a aire
de la pollution des mines d’Ashio, et surtout du Yorozu
chôhô de Kuroiwa Ruikô, journal qui abordait souvent
les con its du travail et qui abritait dans sa rédaction,
jusqu’en 1903, de nombreux socialistes et la plume
critique du chrétien Uchimura Kanzô. En même temps
que l’on analysait la société existante, on commençait à
élaborer un discours critique un peu plus systématique.
Kôtoku Shûsui fut de ce point de vue l’un des premiers
théoriciens originaux. En 1900, il publia un essai intitulé
XIXe et XXe siècle dans lequel il expliquait pourquoi il

fallait passer à quelque chose de neuf avec le nouveau


siècle, et ce neuf, c’était le socialisme. « Au XIXe siècle,
les doctrines en faveur de la liberté ont porté des coups
aux pouvoirs qui reposaient fondamentalement sur
l’inégalité mais elles n’ont pu porter de coups sérieux à
l’inégalité économique. La concurrence par la liberté a
même au contraire aggravé l’inégalité et, en
conséquence, les travailleurs les plus pauvres ne sont
plus en mesure de supporter nancièrement pareille
12
situation .»

LA LUTTE CONTRE L’IMMORALITÉ

En 1901, ces gens venus d’horizons divers se


rassemblèrent pour fonder le parti social démocrate
(immédiatement dissous) qui adhéra à la
IIe Internationale, sur des bases proches de la social-
démocratie allemande. Le nom du parti, parti social
démocrate (shakai minshû tô), est une référence directe à
l’expérience allemande. Le parti fut fondé le 18 mai
1901 ; ses statuts furent déposés le 19 et il fut dissous le
20 ! On pourrait se moquer d’un parti dont la durée de
vie fut de deux jours. Mais on se doute que ceux qui se
réclamaient vaguement du socialisme, sans avoir jamais
souscrit à ce parti fantôme, furent plus nombreux que
les membres proprement dits. Dans le manifeste, on peut
lire, sous la plume d’Abe Isoo, que le nouveau parti
prônait — comme la plupart des partis socialistes de son
temps — la suppression de la propriété privée des
moyens de production, la nationalisation des moyens de
transport, le su rage universel, le désarmement et la
13
paix . À cela s’ajoutaient des revendications plus
spéci quement japonaises, comme la dissolution de la
Chambre des pairs, ou la réduction drastique des
budgets de l’armée et de la marine. Le programme
évoquait aussi, parmi les buts du parti, l’égalité, les
libertés citoyennes, et le socialisme n’était compris que
comme un idéal à atteindre dans le long terme. En fait,
au-delà des programmes, le premier parti socialiste
dénonçait surtout l’échec moral, la société corrompue
dirigée par des gens qui ne pensaient qu’égoïstement à
leur personne ou à leur classe. Ce discours-là t mouche,
plus que la référence à la nationalisation des moyens de
production…
En 1903, Kôtoku Shûsui publie Shakaishugi shinzui
14
(L’essence du socialisme) , dans lequel il cherche à
démontrer que l’évolution du système capitaliste conduit
à polariser la société entre une minorité de plus en plus
riche et une majorité de travailleurs de plus en plus
pauvres :
La civilisation actuelle produit splendeur et lumière mais en même
temps, elle engendre la misère noire et le malheur. Pour à peine une
personne sur dix millions qui vole haut dans le ciel de la gloire, la très
grande majorité de l’humanité bascule dans le monde des ténèbres. Y a-
t-il un seul être humain capable d’être er d’une pareille situation ?
[…]
Qui peut régler pareil problème ? La religion ? Certainement pas.
L’éducation ? Pas plus. Le droit ? Non. L’armée ? Non, non, non ! La
religion nous fait espérer dans un paradis futur pour nous faire oublier
les sou rances dans ce bas monde. L’éducation confère le savoir au plus
grand nombre mais ne donne pas pour autant à chacun de quoi se
nourrir et s’habiller. Le droit certes blâme et condamne mais ne rend
pas les gens plus heureux. L’armée tue mais ne rend pas pour autant les
15
gens meilleurs. Hélas, qui nous apportera la solution ?

Dans la droite ligne du romancier Ozaki Kôyô,


Kôtoku expliqua que « les vertus nationales ont été
supplantées par la lutte vicieuse pour l’appât du gain »,
et il s’en prit aux nobles et aux riches « dégénérés et
corrompus », à l’égoïsme de « politiciens incompétents et
irresponsables » et nalement à la « banqueroute
morale » (dôtoku no hasan) :
Vivons du prêt à intérêt, de la Bourse, de la rente foncière, de
l’impôt et des taxes ! Et ceux qui ne peuvent vivre de cela dans notre
soi-disant société civilisée, ceux qui ne peuvent vivre qu’en travaillant
de très longues heures, eh bien qu’ils sou rent donc, s’appauvrissent,
perdent leur travail, meurent de faim. Pour ne pas être condamnés à
mourir de faim, les hommes n’ont plus qu’à se faire voleurs et les
16
femmes à se prostituer. C’est la chute certaine, le crime assuré .
Pour Kôtoku, depuis la victoire du Japon en 1895, le
pays avait atteint, avec l’accroissement des inégalités
sociales et des injustices, un point culminant dans la
décadence et la corruption, et il prévoyait à terme le
dépérissement du Japon. La monopolisation de la
richesse par les détenteurs du capital obligeait à décréter
la suppression de la propriété privée des moyens de
production, c’est-à-dire le socialisme. Quelle force
parviendra à ce but ? Kôtoku resta vague. Il attribuait,
dans le Japon des années 1860, un rôle révolutionnaire
aux shishi, les « samouraïs pleins de résolution »,
militants de la cause impériale anti-Tokugawa. Ces
hommes étaient des hommes de caractère et d’idéal, à
l’image des bourgeois français de 1789 ou de 1848.
Debout, les hommes de caractère et de vertu, amoureux de la paix,
vous qui faites grand cas du bonheur et qui souhaitez le progrès, debout
17
et, de toutes vos forces, en avant pour la réalisation du socialisme .

L’avant-garde susceptible, un jour, de réaliser la


nécessaire révolution, est ainsi conçue par Kôtoku et ses
camarades comme une élite morale de gens qui
dépassent leur statut et leur condition par leur vertu.
Dans un article qu’il publie dans le Yorozu chôhô, en
décembre 1898, il évoque des « hommes de vision (jinjin
gishi) qui agissent pour le bien de l’État et du peuple »,
c’est-à-dire qu’il comprend sa propre action par rapport
à un modèle existant dans les Classiques chinois (renren
yishi), celui du sage qui sait, bien au-delà des intérêts
18
particuliers, ce qu’est le bien commun . La critique du
système commence par le caractère immoral, ou même
amoral, du capitalisme inégalitaire, incapable de
redistribuer la richesse, à la recherche du pro t
immédiat, exploitant les travailleurs. La fonction du
socialisme, c’est d’apporter l’harmonie sociale, en
dominant les lois économiques par la vertu et en
imposant la paix générale sur la terre. Sakai Toshihiko
explique, de son côté, que « si l’organisation sociale est
réformée et que chaque individu est délivré des
problèmes nanciers, alors nous pourrons nous attendre
19
à un grand changement moral ».
La motivation de ces premiers socialistes était
consciemment le fruit d’une révolte éthique, comme si le
capitalisme avait déréglé le fonctionnement harmonieux
de la société et détruit les relations vertueuses entre les
hommes. On opposa volontiers les intérêts privés et
personnels au sens de l’intérêt public, et on attribua
nalement un rôle historique aux sages vertueux,
capables d’éveiller le peuple à l’harmonie socialiste. Une
pareille manière de voir les choses ne pouvait que
résonner favorablement aux oreilles des contemporains
encore pétris d’éducation confucéenne. Car comment ne
pas voir — bien au-delà des in uences chrétiennes ou
autres — les e ets d’une éducation fondée sur les
Classiques chinois dans la réaction vertueuse de ces
premiers socialistes contre un système qui les
20
indignait ? L’historien Ôkouchi Kazuo t d’ailleurs
remarquer que l’ouvrage de Kôtoku Shûsui, L’Essence du
socialisme, était rédigé à la manière de celui d’un lettré
d’autrefois, et que le texte était plus beau à la lecture à
haute voix qu’en lecture silencieuse 21. D’autres ont pu
se livrer à une analyse de la prose de Kôtoku pour
montrer à quel point elle était in uencée par celle des
22
Classiques chinois .
Sakai Toshihiko traita lui-même, dans un texte
autobiographique, ses propres origines intellectuelles, et
il montra l’importance qu’eurent pour lui les Classiques
chinois, les Analectes de Confucius en particulier. Il
évoquait ensuite Rousseau et l’histoire de la Révolution
française, puis le Mouvement pour la liberté et les droits
du peuple :
Mais je grandissais peu à peu et la Constitution fut proclamée et le
Parlement put se réunir. Or la liberté et les droits pour le peuple ne
venaient pas, la morale et la vertu ne se réalisaient pas, le
confucianisme et la Révolution française ne me servaient à rien. Alors
apparurent, tout droit sortis de l’histoire japonaise, le patriotisme et la
délité à l’empereur, puis le christianisme, la foi dans le progrès,
l’utilitarisme, tout cela se mélangeait et se heurtait en moi, créant une
grande confusion dans mon esprit. J’étais comme étreint par une forme
d’angoisse et c’est alors que j’ai perçu une résonance à peine
perceptible mais nouvelle, celle du socialisme, et tel un homme mort de
soif, j’ai voulu boire de cette eau-là, et je me suis tourné dans cette
23
direction .

Au bout du compte, Sakai admit que, sur lui, les


Classiques chinois et le Mouvement pour la liberté et les
droits du peuple eurent une in uence intellectuelle
primordiale. Le témoignage de Sakai n’est pas isolé.
Cette génération de jeunes gens qui grandit dans le
Japon des années 1870-1880 vit dans un monde
toujours pétri de morale confucéenne et n’est pas non
plus insensible aux valeurs des samouraïs d’autrefois.
Fils d’un commerçant aisé de province, Yamakawa
Hitoshi, l’un des leaders socialistes des années 1910,
plus tard fondateur avec Sakai Toshihiko du premier
parti communiste japonais, écrit dans ses Mémoires :
L’enseignement des enfants était fait au petit bonheur et je crois
qu’il n’y avait pas d’orientations très claires. En revanche, au sein de la
famille régnait une atmosphère particulière qui déteignait fortement sur
les plus jeunes. Les anciennes traditions familiales avaient déjà disparu
mais elles avaient été remplacées chez nous par les valeurs de mon
père, un homme au tempérament in exible et er qui nous avait
enseigné la morale sévère du bushidô. Mes deux sœurs et moi-même,
24
nous avons grandi en respirant cet air qui imprégnait notre famille .

Et Sakai Toshihiko, lui-même issu d’une famille de


guerriers de rang inférieur, décrit dans Yorozu chôhô, en
1901, ce que doivent être les socialistes : une élite de
personnes distinguées (shinshi) au caractère bien trempé
(hinsei) qui succéderait aux guerriers d’autrefois. Pas des
gens venus d’ailleurs, précise-t-il, mais des gens qui
sauraient ce qu’est vraiment le bushidô, qui incarneraient
ainsi la morale, le courage, l’intégrité, le goût et le sens
25
des usages .
Certains futurs socialistes se retrouvent d’ailleurs
dans le Risôdan, un « groupe qui se réclame d’un idéal
élevé », rassemblant ceux pour qui l’intérêt de la chose
publique (kôgi) et de la société comprises comme un
idéal passe avant le reste. Ce groupe, fondé par Kuroiwa
Ruikô, le patron du journal Yorozu chôhô, se comprend
comme une sorte d’élite douée d’une moralité au-dessus
de tout soupçon et regroupera plusieurs dizaines
d’adhérents : le patriarche du christianisme Uchimura
Kanzô y croisera plusieurs futurs ténors du mouvement
socialiste comme Sakai Toshihiko et Kôtoku Shûsui. Le
Risôdan « regroupe des hommes et des femmes qui ont
des idées sur les réformes à accomplir dans la société
d’aujourd’hui 26 ». On notera que c’est l’une des
premières fois que l’on associe explicitement les femmes
avec les hommes dans un même mouvement. Ce groupe
essaime rapidement en province et attire de nombreux
chrétiens proches de la mouvance socialiste.
Ainsi le socialisme japonais à ses débuts apparaît
surtout comme un mouvement de régénération sociale
et morale, de dénonciation des injustices et de
l’immoralité. Nombre de ceux qui le rejoignent sont
surtout des romantiques et des utopistes qui ne
supportent pas un monde aux injustices criantes. Les
contradictions du système forment des paradoxes que
l’on déplore, mais elles ne sont pas pensées comme à
l’origine possible d’une future révolution. Vers 1900, la
plupart des socialistes n’éprouvent pas véritablement
d’animosité contre l’État en tant que tel. Au contraire,
c’est parce qu’ils estiment que l’État se fourvoie qu’ils
veulent réformer le corps social. C’est parce qu’ils
pensent être les véritables détenteurs de la morale et
d’un idéal élevé qu’ils se croient autorisés à interpeller
les autorités. Mais cela passe aussi par des réformes très
concrètes. Katayama Sen pense même que le socialisme
est réalisable dans le cadre de la Constitution de Meiji et
il n’opère pas de critique, même formelle, de la
monarchie. Kôtoku défend de son côté l’idée du su rage
universel, car le su rage censitaire en vigueur, outre
qu’il exclut une grande partie de la population, permet
au gouvernement des anciennes cliques féodales du Sud-
Ouest d’interférer facilement dans les procédures
électorales, d’acheter des voix et de corrompre les élus.
Sakai Toshihiko défend des opinions identiques :
Ils ont fait du Parlement une salle de discours, une chaire
d’enseignement alors qu’il devrait être le tribunal de la justice et de
l’honnêteté. Mais pour qu’il devienne le tribunal de la justice et de
l’honnêteté, encore faudrait-il qu’il soit dirigé par des hommes de cœur
et de bien. En conséquence les électeurs qui sont des hommes de
conscience doivent réaliser l’immense tâche qui est la leur et choisir
27
leurs députés parmi les gens de bien .

Les représentants du peuple seront les membres d’une


élite morale qui engagera les transformations
nécessaires. L’attention des socialistes est focalisée sur
les conditions de vie et de travail du prolétariat, mais il
n’y a pas encore de véritable intérêt pour la classe
ouvrière en tant que telle. La n de la misère ne peut
être que le fruit d’une régénération morale de la société.
D’ailleurs Kôtoku cite les anciens propos (1875) de
Nakae Chômin dans le Heimin shinbun : « Pour maintenir
la morale de notre peuple et promouvoir les talents, rien
n’est plus adapté que la pensée de Confucius » ; et de
citer Confucius : « Le Peuple doit être riche pour pouvoir
28
comprendre le Sage .»
En 1904, quand Kôtoku Shûsui et Sakai Toshihiko
traduisent le Manifeste communiste de Karl Marx, ils sont
convaincus que la classe moyenne japonaise est
incapable de susciter une nouvelle révolution. Ils parlent
de « gangs de gentlemen » qui se vautrent dans la luxure
avec des geishas… Les socialistes sont la nouvelle élite
morale, les vrais héritiers de Meiji. Le socialisme devient
une voie, un chemin fait d’abnégation, une nouvelle
transcendance. Le monde a besoin d’hommes de
caractère bien trempé (jinkaku).
Pourtant, au-delà de la dénonciation de la corruption
politique, le véritable éau du pays, c’était, pour les
socialistes, la libre concurrence qui constituait le pilier
de l’économie capitaliste et aboutissait à des excès,
notamment le culte de l’argent roi. Dix ans plus tôt, le
démocrate Tokutomi Sohô insistait sur l’importance
d’une société riche fondée sur le libéralisme
économique. Les socialistes, de ce point de vue,
s’éloignaient des démocrates. Les réformes politiques ne
su raient pas à éradiquer l’injustice et la corruption si
le système perdurait sans modi cations. Il fallait donc
nationaliser les principaux moyens de production et le
capital pour imposer le régime qui mettra n à la
décadence morale et régénérera la société. Mais, déjà,
certains socialistes, comme Abe Isoo, expliquèrent en
1901 que, plus encore que la liberté du commerce,
l’entente des capitalistes, les monopoles faussaient les
lois économiques et le jeu de la concurrence. Le système
lui-même ne jouait pas son propre jeu. Face aux ententes
et aux cartels capitalistes, Katayama Sen expliqua dès
1897 que, dans ces conditions, les travailleurs devaient
29
à leur tour s’unir et créer leurs propres ententes .
Le socialisme attira, non seulement parce qu’il
pouvait contribuer à résoudre la question ouvrière, mais
aussi parce qu’il o rait un soutien moral à ceux qui se
sentaient exclus de toute possibilité d’ascension
30
sociale . Aux origines, le mouvement socialiste
japonais n’était que l’une des idéologies qui voulaient
réformer le capitalisme émergeant avec la révolution
industrielle. La croissance économique et les
bouleversements qu’impliquait cet essor étaient tout
d’abord compris comme la conséquence d’idéologies et
de techniques étrangères. Les premiers socialistes
a rontèrent les contradictions d’un système qui en était
encore à sa phase initiale, et posèrent la question de la
misère et de la paix. Dans l’action et la dénonciation de
la politique menée par les gouvernements successifs, ils
ont cependant souvent apporté une nouvelle manière de
voir et d’aborder les problèmes sociaux, une nouvelle
manière de poser les questions, et ont contribué à
enrichir les débats au sein de la société japonaise de
cette époque.
LA CRITIQUE DE L’IMPÉRIALISME
Dès les premiers contacts avec les Occidentaux au
XIXe siècle, la politique expansionniste fut l’objet

d’inquiétude au Japon, et l’Occident, on l’a vu, fut vite


perçu comme une menace. Dans le Mouvement pour la
liberté et les droits du peuple, des intellectuels comme
Nakae Chômin ne se sont pas privés de critiquer la
manière déséquilibrée et pour tout dire arrogante dont
les Occidentaux concevaient les relations
internationales. Mais, comme on le sait, c’est à partir de
1894 que le Japon, qui jusqu’alors s’était comporté de
manière relativement prudente dans ses relations
extérieures, décida de se constituer un glacis de
territoires étrangers au-delà de ses propres frontières et
inaugura une nouvelle phase de son Histoire, celle de
l’impérialisme conquérant. La première critique de cette
nouvelle politique — on parla alors plutôt
d’expansionnisme ou de « politique du Grand Japon » —
31
provint des courants humanistes chrétiens . Dès 1894,
Uchimura Kanzô, cet enseignant qui avait refusé de
s’incliner devant le rescrit impérial sur l’éducation, ce
qui avait déclenché un scandale, publia un essai
remarqué, intitulé Considérations géographiques, où il
tendait à montrer que patriotisme et philanthropie
n’étaient pas des valeurs antagoniques :
Il y a des gens qui disent que les concepts de monde ou d’amour
universel sont contradictoires avec l’idée de patriotisme et d’amour
pour son propre pays. Ces gens-là sont des crétins. Avec des idées aussi
étroites, ils prétendent aimer leur pays mais ils sont aussi patriotes que
32
des grenouilles au fond d’un puits .

Pour Uchimura, la vocation du Japon, c’est d’être un


pont, un intermédiaire entre l’Est et l’Ouest, entre
l’Orient et l’Occident. Dans ses ouvrages, Uchimura
casse d’ailleurs la représentation géographique
traditionnelle (c’est-à-dire eurocentrique) du monde en
décrivant les États-Unis à l’Est (l’Orient) et la Chine à
l’Ouest (l’Occident) ce qui, vu du Japon, est pourtant
une évidence. En même temps qu’il rejette
l’égocentrisme fondé sur « l’intérêt national » ou « le
nationalisme » et la course aux armements qui en
découle, il se tourne vers le monde et cherche pour le
Japon les moyens d’y o rir sa contribution. Il évolue
rapidement vers une hostilité radicale à l’idée même de
guerre nationale, qui n’est mue que par des intérêts de
puissance. Dans un essai intitulé Pour en nir avec la
guerre, publié en 1903, il se demande ce qu’a vraiment
apporté la guerre contre la Chine :
Elle devait permettre l’indépendance de la Corée et l’a a aiblie. Elle
a ouvert la voie au dépècement de la Chine par les grandes puissances.
Elle a aggravé les charges pesant sur le peuple japonais. La morale s’est
avilie, et tout l’Orient n’est-il pas désormais dans une situation
33
dangereuse ?

Lors de la guerre sino-japonaise de 1894-1895, il


parle de « guerre juste » comme les autres critiques de
son temps, mais c’est pour expliquer que cette guerre est
l’occasion rêvée de forger une alliance sino-japonaise
pour la réforme de l’Asie. Quand il réalise qu’il s’agit
d’une guerre pour l’hégémonie sur des territoires, il écrit
qu’« en fait de guerre juste, il s’agit surtout d’une guerre
de pillage et ceux qui en sont les chantres devraient être
34
morts de honte ».
Mais la remise en question théorique de
l’impérialisme vient de Kôtoku Shûsui qui publie, en
1901, Nijûseiki no kaibutsu, teikokushugi (L’Impérialisme,
35
le spectre du vingtième siècle) . Ce livre naît d’une
révolte contre la montée de la èvre chauvine et
militariste, et d’une inquiétude, celle que le nouveau
siècle soit celui la volonté de puissance sans retenue des
grandes nations. Dans cet essai préfacé par l’intellectuel
chrétien Uchimura Kanzô et publié quatorze ans avant le
fameux ouvrage de Lénine, L’impérialisme, stade suprême
du capitalisme, Kôtoku Shûsui dénonce l’impérialisme,
« une politique qui tisse sa toile en s’appuyant sur les
36
sentiments patriotiques et qui produit le militarisme ».
Mais là où Lénine développe une analyse des
mécanismes économiques qui engendrent l’impérialisme,
Kôtoku se livre à une description de ses imbrications
politiques et culturelles, avec pour objectif la
dénonciation d’un système qu’il considère comme
fondamentalement inique, donc immoral. Pour Kôtoku,
il ne s’agit pas seulement de présenter la critique telle
qu’elle a déjà été faite par certains socialistes
occidentaux, même s’il s’en inspire, mais bien de
s’insérer dans le réseau global des critiques du système
en partant de la critique du nouvel impérialisme, né au
Japon.
Kôtoku commence par constater le danger que
représente « le spectre », une idéologie qui s’in ltre
partout dans le monde au point d’en paraître naturelle :
Autrefois Taira no Tokitada a pu dire èrement : celui qui n’est pas
du clan Taira n’est pas un homme. Aujourd’hui, un politicien qui
n’approuverait pas l’impérialisme ne serait pas un politicien, un État
37
qui n’approuverait pas l’impérialisme ne serait pas un État .

Et plus loin de s’inquiéter :


Ah l’impérialisme ! La force de ce courant nous emporte. Dans notre
monde du XXe siècle, fera-t-il naître la lumière de la Terre pure ou nous
fera-t-il plonger dans l’enfer éternel 38 ?

Kôtoku Shûsui divise son ouvrage en trois parties : le


patriotisme, le militarisme et l’impérialisme proprement
dit. Il explique que le patriotisme c’est le microbe, le
militarisme l’infection, l’impérialisme la peste. Il s’en
prend d’abord à ce qu’il dénomme l’amour de la patrie
(aikoku) (mais peut-être faudrait-il entendre plutôt
nationalisme), au sentiment patriotique des Japonais,
« quelque chose de jamais vu autrefois, à tel point que
l’on a même attaqué et, pour la première fois, la
Chine ». Lors de la guerre de 1894-1895,
ils [les Japonais] méprisaient les Chinois, les jalousaient, les haïssaient,
au-delà de tout quali catif, et se tenaient prêts à en massacrer quatre
cent millions, y compris des vieillards aux cheveux blancs et des gamins
de trois pommes. Regardons les choses sans parti pris. On aurait dit des
fous, des démons, des bêtes sauvages.

Et d’ajouter que le patriotisme débouche sur un


39
comportement bestial . Ailleurs il parle d’amour de la
patrie comme d’une croyance superstitieuse, de « folie ».
Quand politiciens, journalistes et hommes de lettres
vibraient à l’unisson aux exploits de l’armée japonaise
en Chine, on mesure la radicalité du discours de Kôtoku.
Celui-ci expliqua qu’il avait de la peine à partager cette
passion patriotique, si celle-ci ne s’appliquait qu’à ses
compatriotes ou qu’au territoire national. Cela
impliquait, dit Kôtoku, que l’on détestât les autres pays
et que l’on surestimât la grandeur du sien. Aimer son
pays certes, mais que penser du Japon ?
Quand Kume Kunitake écrit que le shintô n’est qu’un ramassis de
vieilles superstitions, il perd son poste de professeur à l’Université,
quand le prince Saionji [Saionji Kinmochi] tente de mettre en place un
enseignement ouvert au monde, il perd son poste de ministre de
l’Éducation, quand Uchimura Kanzô refuse de s’incliner devant le
rescrit impérial sur l’éducation, il perd son poste d’enseignant, quand
Ozaki Yukio ose prononcer le mot de république, il perd son poste de
ministre. On les accuse d’irrespect ou d’absence de sens patriotique. Ce
sont pourtant eux qui manifestent le véritable esprit patriotique des
40
Japonais dans notre sainte époque Meiji .
« Le patriotisme est acceptable quand il s’exprime
contre les étrangers mais il devient inacceptable et donc
délictueux quand il s’exprime à l’intérieur », continue
Kôtoku Shûsui. C’est cela même qui est à la racine de
l’impérialisme. Car ce qui se cache derrière cette idée de
la patrie, explique Kôtoku, « c’est l’idée que la guerre est
béné que parce que notre propre prospérité dépend de
notre capacité à agresser les autres ». En fait, les
hommes modernes se comportent avec des instincts
d’animaux et l’humanité ne s’en sortira jamais tant que
les hommes ne se départiront pas d’une pareille attitude,
41
écrit-il en substance . Ceci permet aux « politiciens
despotes » de maintenir leur idéologie agressive, au nom
du patriotisme. Le militarisme, qui est la conséquence
directe de l’impérialisme, a rme Kôtoku, considère que
« la guerre est la meilleure manière de construire une
nation », parce que l’on s’empare des territoires et des
richesses des autres.
Puis il s’en prend à « la folie » de la course aux
armements. Celle-ci n’est rien d’autre que le fruit d’un
patriotisme belliciste. Elle débouche sur l’enrichissement
d’un petit nombre et sur l’invasion militaire. L’armée,
explique-t-il, n’est plus une armée traditionnelle faite
pour « protéger et défendre ». C’est une mécanique qui
cherche à imposer ses valeurs, l’uniformité, l’obéissance,
l’ordre, l’encasernement, le prestige de l’autorité,
l’oppression… et d’ailleurs la contribution des militaires
à la culture est voisine de zéro. « Le militarisme n’a
jamais produit la moindre amélioration de la société ou
42
le moindre progrès de la culture . » L’entraînement au
combat et la vie militaire n’ont jamais contribué en quoi
que ce soit à la sagesse et à la vertu sur le plan politique
et social. Et plus loin : « Si le militarisme avait le
moindre résultat dans l’élévation de la sagesse et de la
vertu des peuples, et dans l’amélioration de leur rang,
alors la Turquie serait la première puissance
43
d’Europe .»
Puis Kôtoku en vient à l’analyse de l’impérialisme
proprement dit, « quand la folie du patriotisme et du
44
militarisme atteint des sommets ». Il s’agit d’une sorte
de course à l’expansion territoriale qui ne produit que
l’invasion, le pillage et le meurtre. Mais l’impérialisme
actuel est plus pernicieux que les précédents. Naguère,
la construction des empires se faisait au nom du
souverain, maintenant elle se fait au nom des nations.
Les empires souvent dégénèrent et nissent par
s’e ondrer. Il faut redouter l’impérialisme, car il nous
mène droit à la catastrophe. Mais, pour Kôtoku, c’est
d’abord et avant tout une catastrophe de l’ordre de la
morale :
La prospérité des États ne se construit pas sur le vol, et la grandeur
d’un peuple ne se mesure jamais dans sa capacité à envahir et à piller.
Le progrès d’une civilisation ne réside pas dans le despotisme d’un seul
souverain, le bonheur d’une société ne réside pas dans l’unité derrière
un seul drapeau, mais dans la paix, la liberté, l’égalité, la fraternité.
Pensez donc ! Le peuple japonais sous les Hôjô était bien plus heureux
que les soldats de Koubilaï Khan et les Belges aujourd’hui ne jouissent-
ils pas de la paix avec plus de bonheur que les Russes ou les
Allemands 45 ?

Et Kôtoku termine son livre par cette phrase aux


accents prophétiques, allusion à l’alternative socialisme
ou barbarie :
« Alors, pour la première fois, nous allons réformer notre monde
actuel qui est injuste, irrationnel, qui se dresse contre la civilisation et
contre la science, dans l’espoir d’un progrès perpétuel de nos sociétés,
pour réaliser le bonheur de l’humanité entière. Mais si cela ne se fait
pas, si nous laissons la société aller dans le sens actuel, notre monde ne
sera plus qu’une longue nuit envahie de fantômes, notre chemin ne sera
46
qu’un enfer de ténèbres obscures .»

GUERRE À LA GUERRE

Dissous par la police, le petit parti social démocrate


se divise en groupes qui se rassemblent autour des
gures fondatrices. Mais quand montent les tensions qui
annoncent le con it avec la Russie, chrétiens, socialistes
et paci stes divers se rassemblent pour lancer en
47
novembre 1903 la Heiminsha (Société du peuple) . Elle
fait du refus de la guerre son cheval de bataille et publie
un hebdomadaire, le Heimin shinbun (Le populaire). Ce
groupe parvient à se maintenir durant deux ans et
constitue certainement celui qui, dans l’opposition,
rencontre le plus d’échos en son temps. Les premiers
numéros sont rapidement épuisés et nécessitent de
nouveaux tirages. Le style est travaillé pour être
accessible aux lecteurs peu habitués à lire la presse et
s’adresse parfois directement aux soldats mobilisés :
Vous qui allez retrouver vos champs en friche, vous qui allez perdre
votre travail, vous qui allez laisser vos vieux parents dans la solitude,
vous qui allez laisser derrière vous une épouse en pleurs et des enfants
a amés, vous dont la vie ne sera plus jamais comme avant, vous allez
devoir partir… Mais n’oubliez pas qu’en face, les soldats russes ont
aussi des parents, une femme et des enfants qu’ils laissent derrière eux,
qu’ils sont comme vous des êtres humains avec un cœur. Gardez ceci
48
pour vous et ne commettez pas à leur encontre de violences inutiles .

La Heiminsha est la première organisation japonaise


qui fait du combat contre la guerre sa priorité. Au cœur
du journal composé de journalistes démissionnaires de
leur ancienne rédaction, celle du Yorozu chôhô, pour
leurs positions trop clairement hostiles à la guerre, on
retrouve des chrétiens comme Uchimura Kanzô et des
socialistes comme Kôtoku Shûsui ou Sakai Toshihiko, et
même un moine zen, Uchiyama Gudô. La Heiminsha est
aussi le premier groupe politique à avoir accueilli une
part importante de femmes comme Fukuda Hideko,
l’ancienne leader du Mouvement pour la liberté et les
droits du peuple devenue socialiste, Endô Kiyoko, une
journaliste féministe, ou encore Imai Utako et
Nishikawa Fumiko qui luttent contre la législation
interdisant aux femmes toute activité politique.
De son côté, Uchimura Kanzô se ravise : favorable à
la « guerre juste » à la veille de la guerre sino-japonaise,
il évolue vers des positions hostiles à toute aventure
militaire. Puis, à partir de 1903, alors que la menace de
guerre contre la Russie se précise, il se déclare en faveur
d’un paci sme absolu et sans concessions, aux côtés des
premiers socialistes. Uchimura écrit en juin 1903 un
essai intitulé Pour en nir avec la guerre :
Je ne suis pas seulement hostile à l’ouverture des hostilités contre la
Russie. Je suis un partisan de l’abolition complète des guerres. La
guerre a pour objectif de tuer des êtres humains. Tuer des êtres
humains est un crime grave. Que l’on soit un individu ou un État,
commettre un crime grave pour tenter de gagner quelque béné ce
49
matériel est inacceptable .

Hostile au vote des budgets militaires en


augmentation permanente, Uchimura écrit en 1911 que
« la guerre n’a jamais arrêté la guerre, elle ne fait que
l’engendrer… Il n’y a pas de plus grande illusion que de
croire que les armes sont les garantes de la paix. Les
armes ne garantissent pas la paix. Elles garantissent la
50
guerre ».
Le paci sme quasi viscéral d’Uchimura Kanzô suscita
un écho parce qu’il rencontra une autre forme
d’opposition à la guerre, non politique, plus
individualiste, qui touchait une partie de la jeunesse,
celle qui éprouvait une sorte de scepticisme et
d’angoisse devant les valeurs dominantes de l’État et de
la société, qui doutait de la direction qu’était en train de
prendre le pays. Cette interrogation s’accentua pendant
le con it avec la Russie quand l’intérêt de l’État (la
guerre) entra en contradiction avec ceux de l’individu
(survivre). Un écrivain nationaliste comme Takayama
Chogyû se plaignit de cette apathie : « Certains jeunes
étaient plus friands des rumeurs colportées dans le
monde des acteurs de théâtre que des nouvelles qui nous
51
venaient du front à Liaoyang . » Tokutomi Sohô
évoqua à ce propos plutôt une attitude de refus de la
guerre qu’un sentiment antiguerre à proprement
52
parler . Cette apathie correspondait à l’émergence d’un
sentiment nouveau qui s’a rmait de plus en plus haut
et fort, la conscience du moi, de l’individu, dont
l’expression la plus visible se faisait remarquer dans la
53
littérature dans ces années-là . Uchimura Kanzô
dénonça de son côté cette prégnance de l’individualisme
dans le Japon de son temps :
L’homme moderne est un homme relativement cultivé (pour
l’essentiel, ses connaissances sont limitées à son seul champ de
spécialité), relativement idéaliste. Il apprécie les arts, vénère le monde
ici-bas. Il est ce que l’on appelle un « admirable gentleman », mais en
fait la seule chose qui l’intéresse, c’est son ego. L’homme moderne est
un homme tourné vers lui-même. Son propre développement personnel,
sa propre éducation, sa propre réalisation. Soi-même, soi-même, soi-
54
même. Tout tourne autour de soi-même .

Mais si Uchimura s’en prend à l’égoïsme social qu’il


fustige en l’assimilant à l’individualisme, pour d’autres
l’individu est une réponse à la pression sociale. La
poétesse Yosano Akiko est un bel exemple de cet
individualisme qui peut tourner au paci sme ou du
moins à la dénonciation de l’absurdité de la guerre
quand elle fait publier en septembre 1904 « Je t’en
supplie, mon frère, ne meurs pas ! ». Son jeune frère
participe alors aux combats sanglants du siège de Port-
Arthur :
Je te pleure, ô mon jeune frère bien-aimé
Je t’en supplie, mon frère, ne meurs pas !
Comme tu es de la famille le dernier-né
L’amour de nos parents pour toi est in ni
Tes parents t’ont-ils appris à manier le sabre ?
T’ont-ils appris à tuer les autres hommes ?
T’ont-ils élevé durant ces vingt-quatre années

En te conseillant de tuer et de mourir 55 ?

Le poème constitue évidemment, au nom de l’amour


porté par la famille aux siens, une critique de la cruauté
de la guerre menée par l’État en même temps qu’une
forme de doute à l’encontre de la morale o cielle
patriotique. On peut y voir une a rmation du droit à la
vie de l’individu confronté aux exigences de l’État, un
con it entre les sensibilités personnelles qui a rment le
point de vue de l’individu et les normes o cielles,
publiques, celles de l’État qui contraint les individus,
avec parfois des objectifs qui leur sont complètement
étrangers :
Que les murs de Port-Arthur s’écroulent ou non
Cela a-t-il la moindre importance pour toi ?

La poétesse ici ne participe en aucune manière à


l’enthousiasme de la propagande et d’une certaine
presse, voire lui tourne le dos. Plus loin, Yosano Akiko
apostrophe l’empereur lui-même dans ce qui fut sans
doute une des charges les plus violentes écrites contre le
souverain :
Comment l’empereur pourrait-il considérer
Que mourir soit pour les hommes un grand honneur
Comment pourrait-il exiger d’eux qu’ils meurent,
Pareils à des animaux, en versant leur sang ?

Peut-on préférer sa famille à sa patrie ? Poème


antimilitariste, critique de l’empereur… Yosano Akiko se
t tancer par la critique « o cielle ». Elle répondit
qu’elle n’éprouvait que des « sentiments véritables »,
qu’elle ne peignait que « des émotions et des
raisonnements vrais », qu’elle n’avait écrit là que ce que
ressentaient au fond d’elles-mêmes des milliers de
mères, de femmes et de sœurs japonaises. Seule
l’émotion vécue garantissait l’authenticité, et sa poésie
n’était au service que d’une seule cause, celle de sa
subjectivité. Désormais, Yosano Akiko s’imposait sur le
devant de la scène littéraire comme l’un des plus grands
poètes de sa génération.
Le poète Tokutomi Roka évoqua quant à lui ses
sentiments au lendemain de la victoire : « Nombreux
furent ceux alors qui ressentirent [comme moi] une
sorte d’amertume, d’angoisse, de mécontentement, de
désespoir. » Tant d’e orts vains, de sacri ces,
56
renvoyaient à une sorte de vide, d’inanité .
De son côté, Kôtoku Shûsui écrit, en 1903, qu’il faut
en nir avec les dépenses budgétaires de l’armée.
D’ailleurs, celle-ci est « l’arme du meurtre, l’outil du
pillage, l’ennemie de la morale humaine… Il faut choisir
entre l’impérialisme et le socialisme, l’invasion ou la
57
paix ».
Dans le premier numéro du Heimin shinbun, on peut
lire une « déclaration » qui proclame que « la liberté,
l’égalité et la fraternité sont les trois grands principes
sur lesquels sont fondées les aspirations humaines » et,
en conséquence, « comme nous avons pour objectif la
liberté de l’humanité, nous revendiquons la doctrine qui
met en avant le peuple », « comme nous avons pour
objectif le bonheur et l’égalité de l’humanité, nous
revendiquons le socialisme », « comme nous avons pour
objectif la voie de la fraternité entre les hommes, nous
58
sommes des partisans de la paix » . Sous la plume de
Sakai Toshihiko et de Kôtoku Shûsui, on peut noter que
l’éditorial proclame que « ce journal a pour objectif les
idéaux caressés depuis longtemps par l’humanité
entière, soit la réalisation de la doctrine qui met en
avant le peuple, qui réalise le socialisme et la paix ». Le
succès du mouvement n’est pourtant pas lié à ses
déclarations d’intention socialiste mais bien plutôt à ses
positions radicales contre la guerre. Dans un article
intitulé « Résolument contre la guerre », rédigé peu
avant le déclenchement des hostilités avec les Russes,
Kôtoku Shûsui écrit :
Nous sommes résolument contre la guerre. D’un point de vue moral,
il s’agit là d’un crime sans nom, du point de vue politique, il s’agit là
d’un désastre sans nom, du point de vue économique, il s’agit là d’un
préjudice sans nom. La guerre détruit la justice sociale et le bien-être
du peuple. Nous sommes contre la guerre et nous ferons tout pour
59
l’empêcher .

Pour lui, la guerre russo-japonaise est une guerre des


dirigeants contre les dirigeants, et les peuples n’ont rien
à y gagner. Et, quand la guerre éclate, toujours dèle à
ses convictions, Tanaka Shôzô déclare de son côté que
« c’est celle des gens d’en haut, pas celle de la nation ».
Il s’interroge sur le sens de cette expression « protéger le
pays » utilisée alors par les autorités, accuse le
gouvernement de faire une guerre de conquête, « une
entreprise de vol organisé », et prône l’amitié et la
60
solidarité entre les peuples de Russie et du Japon . Il
écrit en 1904 :
Ma doctrine c’est d’être contre la guerre. Je prie pour que tous les
pays de par le monde suppriment entièrement leur armée et leur
marine. Mais les humains devront toujours se mobiliser pour la guerre
en faveur de la paix. S’ils négligent cela, s’ils se détournent de cette
cause, tout cela se terminera par des guerres de conquête et des
61
massacres .

Tanaka se tient alors aux côtés des paci stes du


Heimin shinbun, journal très proche des socialistes.
« Mais cette guerre, on la fait pour qui 62 ? » écrit-il.
Pour Tanaka, il y a une logique qui va de la lutte contre
la pollution de la terre à la lutte contre le productivisme
industriel, de la lutte contre le productivisme industriel
à la lutte contre la guerre. Mais selon lui le socialisme
s’intéresse trop au sort des ouvriers, trop peu à celui des
paysans. Il déclare que, s’il peut comprendre l’esprit des
socialistes, il n’entend rien à leur doctrine.
La Heiminsha explique que « les guerres
internationales menées par les aristocrates et les
militaires sont des guerres privées pour lesquelles ils
demandent à la majorité de la population d’accepter de
63
se sacri er ». « Les guerres ne sont faites que pour les
politiciens et les capitalistes, les territoires et les
marchés que l’on ouvre ne pro tent qu’aux politiciens et
aux capitalistes. Pour la majorité de la nation, des
64
travailleurs, des pauvres, il n’y aura rien à recevoir .»
Les membres de ce groupe étaient donc hostiles à une
guerre des peuples contre les peuples qui devaient
pouvoir se tendre la main. Le Heimin shinbun publia
d’ailleurs une « Lettre au parti socialiste russe », traduite
en russe dans l’Iskra puis dans les principales langues
65
occidentales par l’Internationale socialiste . Ce fut dans
ce contexte que Katayama Sen rencontra à Amsterdam,
au Congrès de la IIe Internationale, le dirigeant social-
démocrate russe Plekhanov avec lequel il échangea en
août 1904 une célèbre poignée de main devant les
délégués enthousiastes, moment quali é d’historique par
la presse socialiste du monde entier de l’époque. Notons
que, dans cette a aire, ce furent les Japonais et non les
Russes qui prirent l’initiative. Ceci tend à montrer que,
si le mouvement socialiste japonais était alors récent et
encore in uencé par des modes de pensée
confucianistes, il n’en était pas moins inventif, voire à sa
manière précurseur.
Les paci stes de la Heiminsha s’en prenaient aux
principes moraux mais savaient aussi attaquer les points
sensibles. À la suite d’un article virulent « Ah, cette
augmentation d’impôt ! » dans lequel Kôtoku Shûsui s’en
prit à la politique du gouvernement qui, non content de
faire la guerre et de faire sou rir le peuple, en plus
l’étranglait nancièrement, le journal fut frappé
d’interdiction, et son responsable, Sakai Toshihiko, jeté
en prison pendant deux mois. Kôtoku y écrivait
notamment que l’expression « pour la cause de la
guerre » fonctionnait comme un puissant calmant, au
point que les partis politiques y perdaient tout sens
commun, et qu’ils n’étaient plus que des machines à
66
voter de nouveaux impôts . Le journal se heurta
évidemment à l’hostilité des pouvoirs publics mais
parvint néanmoins à sortir soixante-quatre numéros
jusqu’en janvier 1905. Il devint vite un lieu de débat,
non seulement sur l’objectif de maintien de la paix, mais
sur la paix comme idéal moral, sur la question du
désarmement ou même du non-armement, sur la
nécessité d’abandonner le point de vue étroitement
national et de se placer au niveau international, sur la
question de la guerre comme crime contre l’humanité.
On pouvait y trouver des traductions en japonais des
discours de Tolstoï contre la guerre. L’aspect moral
restait au centre des orientations du journal. Mais la
critique portait aussi sur le lien entre l’impérialisme et la
guerre, sur le caractère impérialiste de la guerre contre
la Russie, sur la nécessité de proclamer sa solidarité avec
les socialistes russes eux-mêmes, fortement hostiles à la
guerre contre le Japon. Le débat alla même plus loin et
posa la question de la Corée qui était « nalement
sacri ée à la morale internationale monstrueuse selon
67
laquelle la victoire, c’est le droit ».
Les membres de la Heiminsha restaient néanmoins
légalistes. « Le seul moyen d’arriver au socialisme, c’est
de prendre le pouvoir et, pour prendre le pouvoir, il faut
avoir la majorité au Parlement et, pour avoir la majorité
au Parlement, il faut avoir une opinion publique
favorable », pouvait-on lire dans les colonnes du journal.
L’un des objectifs de la Heiminsha, à côté de la lutte
contre la guerre, c’était l’obtention du su rage
universel, condition sine qua non de la conquête du
Parlement. Les socialistes rent donc alliance sur ce
terrain avec les démocrates. Et comme le t remarquer
dans ses mémoires Shirayanagi Shûko, un ancien de la
Heiminsha, la plupart des adhérents et sympathisants du
groupe n’étaient pas socialistes, mais de simples
68
démocrates horri és par la guerre . Des di érents
combats menés par la Heiminsha, la lutte contre la
guerre resta en e et la plus déterminante par l’écho
qu’elle rencontra. C’est le paci sme et la critique de la
guerre qui attirèrent une nouvelle génération de
militants comme Ôsugi Sakae, Arahata Kanson ou
Yamakawa Hitoshi, qui seront au cœur du mouvement
pendant les années 1910 et 1920. Ils ressentirent la
nécessité de mettre la vie et l’humanisme au centre de
leur combat. Mais le fort ressentiment qu’ils éprouvaient
contre un État qu’ils concevaient de plus en plus comme
un monstre répressif les poussa vers une radicalité
socialiste qui n’était peut-être pas la leur à l’origine.
La Heiminsha permit en fait à des jeunes intellectuels
issus des rangs de la nouvelle petite bourgeoisie urbaine
de s’a rmer sur le plan politique. En l’absence aussi
d’un mouvement démocratique opposé à la guerre, le
socialisme t gure de seule organisation réellement
opposée au bellicisme et au militarisme. Non seulement
la Heiminsha joua un rôle extrêmement important dans
la constitution d’une conscience paci ste et anti-
impérialiste mais elle constitua aussi la matrice du
mouvement anarchiste japonais. Celui-ci s’incarna dans
des gures comme celles de Kôtoku Shûsui, Ôsugi Sakae
ou Ishikawa Sanshirô qui en furent tous membres
entre 1903 et 1905.
On peut néanmoins se demander pourquoi le
gouvernement, qui n’avait pas hésité à interdire le
premier parti socialiste, laissa à peu près s’exprimer le
courant antiguerre. Certains historiens ont pu avancer
que le Japon présentant, aux yeux des opinions
publiques anglo-américaines, la guerre contre la Russie
comme une guerre menée par un pays civilisé contre un
pays barbare, la répression brutale contre l’opposition
aurait été malvenue. L’argument ne convainc qu’à
moitié. Mais il est vrai que la liberté d’expression pour
ceux qui s’opposaient à la guerre était bien plus réelle en
1904-1905 qu’à partir de 1937. D’autres se sont
demandé si l’action de la Heiminsha n’avait pas été
surestimée par les historiens ultérieurs. Pas si sûr, car les
numéros de l’hebdomadaire circulaient de main en main
et le nombre des lecteurs était bien supérieur au nombre
des exemplaires vendus. Bien que minoritaires, les idées
défendues par la Heiminsha rencontraient un écho
certain, et le journal fut interdit dès que le mouvement
nit par devenir gênant pour le pouvoir. Mais pour la
plupart de ceux qui connurent cette expérience, ces deux
années furent parmi les plus intenses qu’ils eurent à
69
vivre .
LA PÉRIODE EST BLOQUÉE

À partir des premières années du XXe siècle, le


mouvement ouvrier, de son côté, ne cesse d’a rmer ses
revendications. Les années qui suivent la guerre russo-
japonaise constituent un premier sommet dans l’histoire
des luttes sociales. Les contestations contre
l’augmentation des tarifs du gaz ou des transports
publics en 1906 se développent, relayées par la presse
socialiste mais surtout par des journalistes proches de la
Heiminsha, employés dans des journaux à fort tirage,
comme la militante Kanno Suga, employée au Muro
Shinpô de Wakayama. Meetings et réunions publiques
attirent un public croissant. L’année 1907 marque une
première étape dans l’histoire du mouvement ouvrier
naissant, avec plus de soixante mouvements sociaux
recensés débouchant sur des arrêts de travail et des
grèves. Cette fois, c’est l’industrie lourde qui est
touchée : les arsenaux maritimes de Kure, les usines
d’armement de Tokyo et d’Ôsaka, les chantiers navals
Mitsubishi à Nagasaki, les mines de cuivre d’Ashio, les
mines de charbon de Yubari, sont tour à tour touchés
par des con its violents.
Les revendications sociales avancées par les leaders
socialistes se répandirent rapidement dans des milieux
jusqu’alors peu a ectés par les débats théoriques, et
surtout gagnèrent la classe ouvrière de province,
constituant un motif d’inquiétude pour les tenants de
l’ordre social. Les militants socialistes s’instituèrent les
relais de ces mouvements, les rent connaître et
cherchèrent à les rendre populaires. Lors de la guerre
russo-japonaise, les socialistes étaient surtout écoutés
pour leurs discours hostiles à la « guerre impérialiste »
qui suscitaient parfois des réactions de sympathie.
Désormais, c’était pour leurs discours dirigés contre
l’ordre capitaliste que l’on commençait à les écouter.
Des militants comme le jeune Arahata Kanson
sillonnaient les villes ouvrières avec des « bibliothèques
socialistes ambulantes », di usant des tracts, prêtant
brochures et ouvrages, vendant des livres. Des « clubs »
socialistes se constituèrent comme le Sapporo heimin
kurabu (Club populaire de Sapporo) ou la Yokohama
akebono kai (Société de l’aube de Yokohama). Ces
associations diverses se rent les relais e caces du
mouvement socialiste en province. Des revues locales
furent fondées comme Kumamoto hyôron (La critique de
Kumamoto) qui contribuèrent à populariser les discours
socialisants. Ces associations locales ne se contentèrent
pas d’être des relais d’un mouvement né dans la capitale
mais s’intéressèrent de près aux situations locales : à
Sapporo par exemple, on dénonça la misère et les
conditions de vie des paysans récemment émigrés de la
métropole vers la grande île du Nord.
Au lendemain de la guerre russo-japonaise, en
janvier 1906, fut (re)fondé un parti socialiste légal.
Cette fois, le gouvernement libéral de Saionji Kinmochi
tolérait le nouveau parti dont les candidats pouvaient se
présenter aux élections, faire de la propagande et tenir
des réunions. Très peu d’ouvriers dans ce nouveau parti,
mais beaucoup d’intellectuels de la classe moyenne,
malgré la loi qui interdisait aux enseignants et aux
étudiants d’y adhérer, ainsi qu’aux femmes. Arahata
Kanson dénonça avec humour « un parti de généraux
sans troupes » et Sakai Toshihiko trouvait tout cela
70
« misérable » .
Mais le groupe se scinde, dès février 1907, en deux
factions : les socialistes parlementaristes, minoritaires,
autour de Katayama Sen et Tazoe Tetsuji d’une part, et
les partisans de l’action directe, favorables à la grève
générale, regroupés derrière Kôtoku Shûsui et largement
majoritaires, d’autre part. Cette scission a aiblit le
mouvement socialiste naissant, d’autant que le jeune
parti créé un an plus tôt est de nouveau dissous par les
autorités. Mais les émeutes des mineurs à Ashio, qui
éclatent quelques jours avant le congrès, en
février 1907, ne sont pas pour rien dans le
gauchissement du discours socialiste. L’action directe
des mineurs « qui fait trembler la bourgeoisie » n’est pas
une idée théorique abstraite. Elle est le re et de la
radicalité des luttes ouvrières du moment. Les grévistes
attaquent les postes de direction à la dynamite et
l’armée doit intervenir pour rétablir l’ordre. Mais les
mineurs obtiennent satisfaction en quelques jours sur de
nombreux points. Les tenants de l’action directe et de la
grève générale reprennent les thèses de l’entraide de
Kropotkine, se rapprochent de l’anarcho-syndicalisme
américain et de l’anarchisme russe.
De leur côté, les modérés minoritaires insistaient sur
l’importance du parlementarisme, du légalisme, de la
nécessité de convaincre l’opinion générale. On retrouve
là bien entendu les débats qui divisèrent le mouvement
ouvrier aussi bien en Russie (bolcheviks/mencheviks)
qu’en Allemagne (radicaux/révisionnistes) ou même en
France (Guesde/Jaurès). Pour Tazoe, une victoire
électorale o rirait aux travailleurs (si le su rage
universel était acquis) une belle démonstration de force
et permettrait à la classe ouvrière d’exercer le pouvoir
par le biais de ses représentants.
Emprisonné puis libéré, Kôtoku Shûsui part aux États-
Unis en 1905-1906, où il entre en relation avec des
militants anarcho-syndicalistes des International
Workers of the World (IWW ou wooblies). En prison,
suite à ses lectures mais surtout lors de son séjour aux
États-Unis, il prend conscience de la nécessité de la
rupture et devient un partisan de l’action directe. « Je
71
suis devenu un autre homme », écrit-il . Il entrevoit
alors les limites du parlementarisme et du légalisme
dans une société violemment répressive :
La classe ouvrière ne veut pas prendre le pouvoir, elle veut « la
conquête du pain ». Elle ne veut pas changer les lois, elle veut avoir de
quoi se nourrir et s’habiller. Par conséquent, le Parlement ne sert à
72
rien .
Kôtoku traduisit par ailleurs des ouvrages de
l’anarchiste russe Kropotkine, notamment La Conquête
du pain (1892) qu’il publia secrètement en 1908, puis
o ciellement en 1909. L’ouvrage fut immédiatement
interdit par la censure. Dans les mois qui suivirent,
Kôtoku fut l’objet d’une surveillance tatillonne. La revue
Pensée libre, qu’il tenta de publier, fut immédiatement
censurée. Ses faits et gestes étaient épiés par la police
qui campait devant son domicile et fouillait tous ses
visiteurs. La tension était extrême. Son ami Sakai
Toshihiko, qui vivait dans les mêmes conditions, avait
réagi avec humour en placardant devant sa propre
maison pour dé er la police : « Ici les chiens sont
73
interdits, sauf les chiens à quatre pattes . » Mais, isolé,
Kôtoku était désespéré et ne voyait guère d’issue. De là à
comploter…
« L’a aire du crime de lèse-majesté » de 1910-1911
fut en e et une sombre a aire qui pesa sur l’avenir du
mouvement socialiste dans son ensemble et du
74
mouvement ouvrier plus généralement . Sous prétexte
qu’ils complotaient contre l’empereur, un certain
nombre de militants socialistes et anarchistes furent
arrêtés en mai 1910. Le jeune poète Ishikawa Takuboku
dénonça alors le contexte de repli de la période : « La
période est bloquée », écrivit-il en août 1910. Parmi les
militants arrêtés, quelques-uns, dont Kôtoku Shûsui,
furent condamnés à mort et exécutés en janvier 1911.
Cette a aire est longtemps restée assez peu claire. Mais
l’ouverture partielle des archives (les minutes du procès
avaient mystérieusement disparu aussitôt après le
verdict, voire n’auraient peut-être jamais existé, signe
même du caractère truqué de cette a aire) au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale, puis dans les années
1970, a néanmoins permis de comprendre un peu mieux
ce qui s’était produit.
Des anarchistes dont la militante Kanno Suga (qui
était la compagne de Kôtoku Shûsui) auraient
vaguement évoqué l’idée d’assassiner l’empereur, jugé
responsable des maux de la société, et la police
découvrit chez l’un des anarchistes arrêtés de quoi
fabriquer des explosifs. La certitude d’un projet
d’assassiner vraiment l’empereur n’est pas vraiment
acquise. Kanno Suga et trois autres militants arrêtés,
fascinés par les narodniks russes, auraient certes évoqué
l’idée, mais de là à passer à l’action… D’ailleurs Kanno
Suga était en prison au moment des faits reprochés, ce
qui donne encore moins de crédit à l’idée d’un
75
complot . Plusieurs historiens, dont Christine Lévy,
semblent pourtant penser qu’une tentative d’assassinat
était en préparation. Kanno Suga exagérait elle-même le
degré d’avancement du complot, sans doute par haine
de la police et du système, et par provocation. Elle parla
de quatre ou cinq complices. Quoi qu’il en soit, évoquer
l’idée de tuer l’empereur était alors considéré comme un
crime et punissable. L’intention valait donc pour crime.
La police saisit l’occasion pour arrêter un grand nombre
de militants (plusieurs centaines) dont vingt-six furent
jugés à huis clos par un tribunal d’exception. Parmi
ceux-ci, douze furent condamnés à mort et exécutés par
pendaison dans les jours qui suivirent le verdict.
Quatorze furent graciés par l’empereur et condamnés à
76
la prison à perpétuité . En fait Kôtoku n’était pour rien
dans cette a aire, ainsi d’ailleurs que la plupart de ceux
qui furent exécutés, même s’il n’est pas exclu que lui-
même et quelques autres aient songé à passer au
terrorisme. En 1911, peu avant d’être exécuté, il rédigea
dans sa prison un texte en forme de testament qu’il
intitula Essai pour en nir avec le Christ dans lequel il
réfutait l’idée que le Christ ait pu être un personnage
historique. Mais ce texte peut aussi se lire comme une
critique de l’idéologie du « système impérial » dont il fut
77
lui-même la victime expiatoire .
Tokutomi Roka, le frère de Tokutomi Sohô, chercha
en vain à convaincre le Premier ministre de la non-
culpabilité de Kôtoku Shûsui ; publia une supplique à
l’empereur dans la presse et dénonça « l’assassinat »
dont Kôtoku Shûsui et ses compagnons avaient été les
victimes. Quelques jours après l’exécution des
anarchistes, il donna une conférence dans un grand
lycée de Tokyo sur la notion de « complot » : Yoshida
Shôin fut exécuté, Saigô Takamori fut contraint de se
suicider. Ils ont été dénoncés comme des comploteurs.
Tout le monde vénérait leur mémoire désormais. Il t
l’éloge de Kôtoku : dans cent ans, on admirera ce
« comploteur ». « Ils peuvent tuer l’homme mais ils ne
tueront pas ses idées. » Peu après, il écrivit un texte en
faveur de l’abolition de la peine de mort. « Je veux que
l’on supprime les deux idéogrammes shikei (« peine de
78
mort ») des manuels de droit . » Au lendemain de
l’exécution de Kôtoku Shûsui, de Kanno Suga et de leurs
compagnons, le romancier Nagai Kafû fera part de sa
honte de s’être tu quand il était encore temps, et de son
incapacité à devenir en quelque sorte le Émile Zola
japonais de l’a aire Kôtoku. Et Hiratsuka Raichô, se
débattant avec le besoin d’a rmation de son moi
féminin, avouera dans son autobiographie que
l’exécution des anarchistes dans l’a aire du procès de
lèse-majesté quelques mois après la fondation des Bas-
bleus lui apparut comme « quelque chose de lointain ne
79
la concernant guère ».
Jouant sur l’inquiétude de la population devant le
péril terroriste, la police prit des mesures de surveillance
sévères contre les milieux socialistes et anarchistes. En
1910, la plupart des ouvrages socialistes édités dans les
années précédentes furent interdits à la vente. La liberté
d’expression et de réunion fut remise en question. De
nombreux socialistes ou sympathisants furent arrêtés
partout dans le pays tandis que d’autres furent expulsés
de leur domicile, contraints de démissionner de leur
emploi, parfois coupés de leur famille. Il fallut attendre
1926 pour qu’une réédition d’un texte de Kôtoku fût
possible, 1930 pour la première édition des œuvres
choisies, et 1952 pour la première publication en
80
poche . De 1910 à 1918, l’activité du mouvement
traversa d’ailleurs une crise que l’on a pris l’habitude de
désigner comme « l’ère d’hiver » du socialisme japonais.
Ce furent les grandes émeutes du riz de l’été 1918 qui
permettront au mouvement socialiste de sortir de cette
« période de glaciation » et de redevenir audible.
Pourquoi avoir pris pour cible Kôtoku Shûsui et ses
compagnons dont le dossier était vide, et l’avoir
considéré comme la tête pensante d’un complot ?
Pourquoi avoir bâclé pareillement l’enquête et jugé à
huis clos ? Pourquoi avoir ainsi risqué de ternir dans le
monde l’image du pays 81 ? Aujourd’hui, les historiens
évoquent un procès pour délit d’opinion, un crime d’État
qui visait les leaders anarchistes, partisans de l’action
directe et de la grève générale. Fascinés par les nihilistes
russes, certains anarchistes commençaient à se poser la
question des actions illégales et de la violence contre le
82
pouvoir et ses représentants . Le cabinet Katsura,
d’orientation très conservatrice, s’apprêtait, de son côté,
à faire de la Corée une colonie, à la suite de l’annexion
décrétée en 1910, et aurait utilisé « l’a aire du complot
de lèse-majesté » pour transformer les socialistes — y
compris l’aile légaliste — en « hérétiques », traîtres et
comploteurs, hostiles à l’idée même d’union nationale
autour de la gure impériale sacralisée. Dans
l’imaginaire conservateur, les socialistes et anarchistes
succédaient ainsi aux chrétiens dans la gure de
83
« l’étranger métaphorique », c’est-à-dire l’irréductible,
hostile de manière intrinsèque au kokutai et au tennô.
L’assassinat de l’empereur était tellement inimaginable
qu’il fallait créer un e roi autour de l’émergence d’un
tel acte 84. Mais en faisant exécuter les anarchistes, l’État
japonais condamnait pour la première fois, « dans un
cadre légal », des opposants politiques à la peine de
mort. D’une certaine façon, on peut considérer que cette
a aire s’inscrivit dans le cadre de la tentation totalitaire
de l’État japonais, avec l’exaltation de la gure
impériale et la généralisation du concept de kokutai.

1. BAYLY [2004], 2007, p. 375.


2. INOUE, K. [1965], 1985, t. III, p. 16.
3. Cité dans KANO, 1999, p. 232.
4. YOKOYAMA [1899 ], 1990, p. 343.
5. Ibid., p. 353.
6. MIYACHI, 1987, p. 108.
7. Ozaki Yukio (1858-1954) devint par la suite maire de Tokyo (1903-
1912) et fut arrêté à plusieurs reprises, notamment pour ses prises de
position antimilitaristes et en faveur du su rage universel. Il réchappa à
une tentative d’assassinat en 1921.
8. Sur ces questions, cf. THOMANN, 2012.
9. MARSLAND, 1989 ; cf. aussi LÉVY, 2011 (a), pp. 97-137.
10. Kôtoku Shûsui rédigea d’ailleurs en 1900 un article intitulé « Requiem
pour le parti de la Liberté », qui connut un certain retentissement. Il
reprochait notamment à ce parti sa corruption profonde, perçue comme
une menace pour les idées démocratiques (KÔTOKU, 1968, t. II).
11. Malgré son titre, ce journal n’avait rien à voir avec l’actuel quotidien
Mainichi shinbun.
12. KÔTOKU [1900], 1999, p. 234.
13. ABE [1901], 1963, pp. 311-321.
14. L’expression semble avoir été empruntée au titre de la traduction
anglaise (The Quintessence of Socialism) d’un ouvrage du socialiste allemand
Schä e (cf. KÔTOKU, 2004, postface, p. 163).
15. ID.,1963, pp. 191-192.
16. Ibid., p. 191.
17. Ibid., p. 227.
18. Article cité dans MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 167.
19. Ibid.
20. Kôtoku écrit en 1904 que l’anarchisme est une forme de philosophie
semblable à la pensée orientale de Lao Zi et de Zhuang Zi (cité dans LÉVY,
2002, p. 77).
21. ÔKOUCHI, 1963, p. 20.
22. KÔTOKU, 1975, p. 388.
23. SAKAI, T. [1904], 1965, pp. 389-390. Sur Sakai Toshihiko, cf. aussi
LÉVY, 2011 (b), pp. 205-217.
24. MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 23.
25. Ibid., p. 25.
26. Ibid., p. 166.
27. SAKAI, T. [mars 1902], 2012, p. 173.
28. KÔTOKU [décembre 1903], 1975, p. 388.
29. MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 177.
30. DUUS et SCHEINER, 1998, p. 159.
31. Sur la critique du colonialisme japonais à proprement parler,
cf. SOUYRI, 2011 (a), pp. 189-236 ; cf. également ID. (dir.), 2014.
32. UCHIMURA [1894], 1980, t. II, p. 364.
33. ID. [1903], 1980, t. XI, p. 296.
34. ID. [août 1896], 1980, t. III, p. 228.
35. KÔTOKU [1901], 2008.
36. ID., 2004, p. 19. Les traductions qui suivent sont les miennes.
37. Ibid., p. 15.
38. Ibid., p. 17.
39. Ibid., p. 43.
40. Ibid., p. 30.
41. Ibid., p. 27.
42. Ibid., p. 63.
43. Ibid., p. 74.
44. Ibid., p. 85.
45. Ibid., p. 88.
46. Ibid., p. 117.
47. Kôtoku explique quelque part que heimin (le peuple) est la traduction
en japonais de « prolétariat ». Il faudrait dans ce cas traduire Heiminsha
par Société des prolétaires (cf. KANO, 2005 [a], p. 149).
48. KÔTOKU [février 1904], 1975, p. 192.
49. UCHIMURA [1903], 1980, t. XI, p. 296.
50. ID. [1911], 1996 (b), t. V (b), p. 322.
51. TAKAYAMA [1906], 1969, p. 511.
52. Ibid., p. 512.
53. On cite souvent à ce propos des romans comme ceux de SHIMAZAKI
[1906], 1999, ou de TAYAMA [1907] (cf. LOZERAND, 2014).
54. UCHIMURA [1914], 1975.
55. Cf. DODANE, 2000.
56. MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 196.
57. Cité dans BANNO, 1989, p. 266.
58. KÔTOKU [novembre 1903], 1975, pp. 173-174.
59. SUMIYA, 1974, pp. 287-288.
60. YUI, 1984, pp. 186-187.
61. TANAKA, Sh. [septembre 1904], 2005, p. 20.
62. ID. [novembre 1904], 2005, p. 36.
63. HARADA, 2007, p. 179.
64. MATSUMOTO, S. [1981], 2012, p. 182.
65. « Yo rokoku shakaitô sho » [mars 1904], 1975, pp. 197-198.
66. KÔTOKU [mars 1904], 1975, pp. 200-202.
67. « À notre chère Corée », Heimin shinbun, no 32 [19 juin 1904], dans
IENAGA, 1993. Rappelons que, lors de la guerre sino-japonaise et de la
guerre russo-japonaise, une grande partie des combats terrestres eurent lieu
sur le sol coréen.
68. Cité dans MATSUMOTO, S. [1981], 2012, pp. 164-165.
69. Propos de Sakai Toshihiko rapportés dans HASHIMOTO, 1985, p. 225.
70. Ibid., p. 227.
71. KÔTOKU [février 1907], 2012, p. 183.
72. Ibid., p. 185.
73. ASUKAI, 1969, p. 141. Dans l’argot des militants de l’époque, les
policiers étaient quali és de « chiens à deux pattes ».
74. Pour une bonne synthèse en français sur cette a aire, cf. LÉVY, 2002,
et ID., 2010.
75. Sur ce personnage, cf. ITOYA, 1970.
76. Le procès n’a jamais été révisé, même dans l’après-guerre, malgré
plusieurs tentatives. Arrêté en 1910, à l’âge de vingt-cinq ans, Sakamoto
Seima termina sa vie en prison en 1975 à l’âge de quatre-vingt-dix ans
après avoir toujours clamé son innocence. Hiranuma Kiichirô, procureur
adjoint chargé de l’enquête sur cette a aire, devint Premier ministre en
1939. Condamné à perpétuité comme criminel de guerre au tribunal de
Tokyo, il fut vite libéré et mourut dans son lit en 1952 (cf. LÉVY, 2010).
Parmi les condamnés à mort, on compte un moine zen, Uchiyama Gudô, et,
parmi les graciés, deux moines de la Véritable École de la terre pure, qui
moururent en prison (cf. VICTORIA [1997], 2001, p. 95).
77. KÔTOKU [novembre 1910], 1984, pp. 503-504.
78. ODAGIRI (dir.), 1964, p. 132 et 136.
79. Cité dans HIRATSUKA [1987], 2005, postface, p. 334.
80. KÔTOKU, 2004, postface, p. 174.
81. Pour protester contre les arrestations puis contre l’exécution de Kôtoku
et de ses compagnons, des manifestations eurent lieu aux États-Unis et en
Europe devant les légations japonaises.
82. KÔTOKU, 2004, postface, p. 165.
83. GLUCK, 1985, p. 135.
84. LÉVY, 2010, p. 283.
En guise de conclusion
Au travers des pratiques sociales et des discours qui
cherchèrent à les théoriser ou à les légitimer, nous avons
tenté de mettre en scène quelques-unes des gures
apparues avec l’évolution de la modernisation japonaise
de la n du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. Au-delà
des clichés convenus et des analyses de surface, ces
gures fragmentaires contribuèrent à dessiner les
contours d’une société complexe et multiple inscrite
dans une historicité elle-même mouvante, jamais gée.
Le processus de modernisation a suscité ici des
enthousiasmes, là des résistances ou des déceptions. Il a
aussi induit beaucoup de misère sociale et
psychologique, mais en même temps contribué à tendre
les énergies vers un but, une raison dont on a vu sans
doute que le premier ressort était lié à une réaction
indépendantiste radicale de la part des élites du pays,
soutenues par l’immense majorité de la nation en
construction.
La modernisation comprise comme la marche vers
l’a rmation de l’État-nation, vers le progrès technique
et le développement économique, a pu prendre la forme
d’une occidentalisation des manières de faire et de
penser, mais en partie seulement. On a pu mesurer à
quel point les tenants des Lumières occidentales ont été
rapidement marginalisés, et comment les gouvernants
ont pu, dès les années 1890, jouer sur les ré exes
conservateurs pour puiser dans les idéologies structurées
depuis l’époque d’Edo les moyens de construire une
nouvelle idéologie o cielle « moderne » s’inspirant tour
à tour et souvent pêle-mêle de la morale confucianiste
ou de la pensée autochtoniste. D’une certaine manière,
le slogan « âme japonaise/technique occidentale »,
repris dès les années 1860, a fonctionné au mieux, à
condition d’entendre par « âme japonaise » non pas un
concept intemporel et ou, mais la défense systématique
de ce qui relevait des « droits de l’État », de la
souveraineté de l’État (kokken). Ce souverainisme se t
au détriment de la mise en place de garde-fous
démocratiques réclamés pourtant par une partie de
l’opposition, les « droits du peuple » (minken), c’est-à-
dire la mise en place d’un régime d’assemblées se
substituant à la dictature des anciennes factions du Sud-
Ouest victorieuses en 1868. L’« âme japonaise » ou les
« valeurs japonaises » n’ont fonctionné que pour aider à
la consolidation de l’État contre les puissances
étrangères certes, mais aussi contre toute velléité de
démocratiser la société. Ces valeurs, dont on pensait en
haut lieu qu’elles devaient être défendues, ont permis de
mettre en place une « tradition », notamment au cœur
même de l’État, avec l’institution impériale dont on a vu
à quel point elle avait pu faire l’objet d’une
manipulation, d’une « invention ».
Dans le cas japonais, les élites qui ont monopolisé le
pouvoir à la tête de l’État (les anciens samouraïs des
efs du Sud-Ouest, puis la bureaucratie et en n l’armée)
ont construit le processus de modernisation comme une
lutte pour l’indépendance nationale. Tour à tour, les
grandes puissances occidentales colonisatrices, la Russie
devenue Union soviétique, la Chine en voie de
réuni cation ont pu être présentées comme des
menaces, ce qui faisait passer les « droits du peuple » ou
la « démocratie » pour des objectifs secondaires et
réalisables à terme, là où une partie de l’opinion les
revendiquait comme essentiels et inséparables de la
« marche à la civilisation ». La fracture politique
japonaise se construisit autour de ce débat-là. La
modernisation a donc au moins autant fonctionné
comme anti-occidentalisation que comme
occidentalisation ; elle fut autant une réaction à la
domination de l’Occident que son acceptation. Takeuchi
Yoshimi nalement reprochait au Japon son insu sante
réactivité à l’Occident et concevait cette réactivité
comme la manifestation possible et quasi utopique d’un
dépassement de la modernité.
L’essayiste Katô Shûichi dès les années 1950 ou plus
récemment Nishikawa Nagao, ont ainsi remarqué qu’il
existait comme une alternance cyclique dans l’histoire
du Japon moderne entre des moments
d’occidentalisation, voire de xénophilie occidentaliste
fondée sur une ouverture au monde et une volonté de
modernisation, et des moments de retour aux sources,
caractérisés par une relative xénophobie, parfois un
1
repli sur soi . Sans en faire une théorie générale, on
peut néanmoins remarquer qu’après les années 1868,
dominées par la volonté de mieux comprendre et
d’assimiler les choses d’Occident, les « années 20 de
Meiji » (la décennie 1887-1896) marquèrent un moment
de rupture avec l’attitude dominante des années
précédentes, et les discours sur le retour aux sources se
rent d’un coup plus in uents. Ceci ne signi e pas bien
entendu que la rhétorique classique avait pour autant
disparu. Cela veut dire qu’elle était devenue inaudible.
Elle revint alors au centre du débat et ce furent les
défenseurs des idées occidentales libérales qui se
retrouvèrent sur la défensive et rent désormais gure
d’accusés. De même, autour de 1920, dans la foulée des
mouvements sociaux qui éclatèrent partout dans le
monde au lendemain de la Première Guerre mondiale, le
Japon connut une phase d’ouverture aux idées
occidentales nouvelles — dont le marxisme sera
d’ailleurs l’un des éléments — avant de se replier, dans
les années 1930 sous la poussée des mouvements
ultranationalistes et militaristes. Les périodes
d’occupation américaine (1945-1952), puis de « haute
croissance » dans les années 1960, peuvent être
comprises comme une troisième grande phase
d’ouverture, de Lumières, de démocratisation de la
société et de modernisation des structures politiques et
sociales. L’historien des idées politiques Maruyama
Masao, chef de le du courant des « modernistes » après
guerre, a d’ailleurs souvent été présenté comme le
Fukuzawa Yukichi de son temps.
Du point de vue de l’État-nation et des valeurs mises
en avant dans le processus de sa construction, la
modernisation fut sans doute bien autre chose que la
mise en musique d’une quelconque occidentalisation.
Inversement, les combats contre l’État, contre sa toute-
puissance ou contre les manifestations les plus dures de
l’industrialisation donnèrent naissance à des
mouvements qui cherchèrent dans les expériences
identiques nées en Occident des moyens de comprendre
et de se situer. On a vu ainsi comment le socialisme ou
le féminisme par exemple avaient pu naître dans le cas
japonais de la conjonction entre une spéci cité des
pratiques nationales, des in uences théoriques
occidentales et la réappropriation de ces discours et
pratiques par des porte-parole qui contribuèrent à leur
donner une dimension nouvelle nationale s’inscrivant
dans une tradition culturelle locale. Pour partie, ils
s’inspirèrent de formes de pensée nées en Occident qui
parvinrent au Japon par le biais de traductions de plus
en plus nombreuses. Pourtant, ces références à
l’Occident ne doivent pas cacher le plus important : les
Japonais, jusque vers 1910-1920, y compris les
contestataires les plus radicaux, se mouvaient
fondamentalement au sein de modes de pensée reçus en
héritage des générations antérieures dans le cadre de
leur formation de jeunesse, et ceux-ci, pour l’essentiel,
relevaient encore des Classiques, chinois ou japonais,
interprétés et réinterprétés de manière à donner du sens
à leur pratique. De ce point de vue, le cas des
mouvements pour la défense de l’environnement qui
apparurent au Japon en même temps que le capitalisme
lui-même est intéressant, car ils émergèrent sans qu’il
existât de tradition déjà formée en Occident. Ici, la
pratique ne put être in uencée par une quelconque
occidentalisation de la pensée japonaise, et celle-ci dut
retrouver dans la tradition locale plus ancienne des
discours de légitimation de comportements qui, par
ailleurs, étaient extrêmement « modernes ».
Si la modernisation ne fut pas une simple
occidentalisation de la société, elle fut pourtant
longtemps considérée par les commentateurs japonais
comme un phénomène en décalage avec l’Occident,
comme quelque chose qui, dès le début, était imparfait,
re était une forme de retard de la société japonaise, qui
produisait des phénomènes de « distorsion ». Ce discours
fut principalement celui des intellectuels des Lumières
des années 1870, puis des marxistes des années 1930, et
même des modernistes des années 1950. Le poids du
passé, de la « société féodale », de la « tradition
asiatique » déformait en quelque sorte la modernisation,
la poussant à prendre des formes sous-développées,
voire totalitaires. Ces représentations d’une modernité
freinée dans sa marche en avant ont été mises en pièces
à la n du XXe siècle. Ces remises en question nous
obligent à reconsidérer le rythme de la modernisation
japonaise, qui est maintenant le plus souvent comprise
non pas en décalage mais bien en phase avec le
développement des autres sociétés modernes. Les gures
de la modernisation étudiées ici nous apprennent
surtout que, passé la phase d’assimilation, les débats qui
agitent la société japonaise sont contemporains de ceux
de l’Occident, en tout cas se posent dans des termes pas
si di érents, à l’origine de cette similitude de rythme.
En n, il faut bien admettre que la modernisation
n’est pas qu’une question de statistiques de charbon et
d’acier, ou de progression quantitative du niveau de vie.
Elle réside aussi — et c’est peut-être l’essentiel — dans
cette capacité à maintenir envers et contre tout, et dès
les origines, une tradition du refus. Refus des objectifs
assignés par l’État à la société. Refus des formes
nouvelles de contrôle social. Refus de la toute-puissance
de l’idéologie dominante. Expression d’une critique
sociale latente ou ouverte, cette tradition du refus peut
s’exprimer parfois de manière massive, parfois se limiter
à un let de voix ténu, se concevoir comme un ensemble
de réformes nécessaires ou dans le cadre d’une radicalité
revendiquée. Mais il est certain que ces « critiques de la
modernité nationale » courent de manière obstinée à
travers la période. La modernité japonaise gît peut-être
d’abord là, dans sa capacité à faire entendre les
di érends qu’elle suscite.

1. Cf., par exemple, KATÔ, S., 1955 ; repris dans ID., 2009-2010, t. II,
pp. 3-25 ; NISHIKAWA, 2009, pp. 126-152.
REMERCIEMENTS

Mes plus chaleureux remerciements vont à Marc


Ferro, qui m’a poussé à faire ce livre, à Jean-Michel
Butel, Isabelle Konuma, Arnaud Nanta et Laurent
Nespoulous, pour nos fructueux échanges au cours des
dernières années, à Françoise Briegel et Micheline Louis-
Courvoisier, pour leurs remarques judicieuses, et à mes
étudiants de l’Inalco et de Genève, qui, parfois sans le
savoir, m’ont aidé à l’écrire. Toute ma gratitude va à
mes proches pour leur patience.
INDEX DES NOMS JAPONAIS CITÉS

ABE, Isoo (1865-1949), socialiste chrétien de tendance modérée 1 2 3 4

AIZAWA, Yasushi (1781-1853), lettré du ef de Mito 1 2 3 4 5 6 7 8

ARAHATA, Kanson (1887-1981), militant socialiste puis communiste 1 2 3

456

ARAI, Hakuseki (1657-1725), lettré néoconfucianiste, ministre du shôgun 1

ARAI, Katsuhiro, né en 1944, historien 1 2

ARAO, Sei (1859-1896), o cier de l’armée de terre, asiatiste 1

ASHIKAGA, Takauji (1305-1358), premier shôgun de la dynastie Ashikaga

BABA, Tatsui (1850-1888), intellectuel du Mouvement pour la liberté et les

droits du peuple 1

CHIBA, Takusaburô, (1851-?), partisan du Mouvement pour la liberté et les

droits du peuple 1 2 3

ENDÔ, Kiyoko (1882-1920), journaliste, romancière féministe 1

ENOMOTO, Takeaki (1836-1908), samouraï du shôgun, ministre du régime

Meiji 1

ETÔ, Shimpei (1834-1874), samouraï de Saga, dirigeant politique 1 2 3 4 5

6789

FUJITA, Shôzô (1927-2003), historien des idées 1

FUKUCHI, Ôchi (1841-1906), journaliste conservateur 1 2 3 4


FUKUDA, Hideko (1865-1927), militante des droits du peuple, puis

féministe et socialiste 1 2 3 4

FUKUDA, Tokuzô (1874-1930), historien de l’économie, libéral proche des

socialistes 1 2

FUKUSAWA, Gompachi (1861-1888), partisan de la liberté et des droits du

peuple 1

FUKUZAWA, Yukichi (1835-1901), intellectuel des Lumières, enseignant,

journaliste 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23

24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46

47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69

70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92

93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111

112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128

129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140

FURUKAWA, Ichibee (1832-1903), industriel, propriétaire de la mine

d’Ashio 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13

FUTABATEI, Shimei (1864-1909), écrivain 1 2

GOTÔ, Shôjirô (1838-1897), samouraï de Tosa, dirigeant du parti de la

Liberté 1 2

HANI, Motoko (1873-1957), première femme journaliste pofessionnelle 1

HARA, Takashi (1856-1921), homme politique, plutôt libéral 1 2

HARA, Yoshimichi (1867-1944), président du Conseil privé de l’empereur

pendant la guerre 1

HAYAMI, Akira (né en 1929), historien démographe 1


HIGUCHI, Ichiyô (1872-1896), romancière 1 2

HIRAIZUMI, Kiyoshi (1895-1984), historien ultranationaliste 1

HIRANUMA, Kiichirô (1867-1952), procureur lors du procès des

anarchistes en 1910, Premier ministre en 1939 1

HIRAOKA, Kotarô (1851-1906), ultranationaliste, promoteur de l’asiatisme

12

HIRATSUKA, Raichô (1886-1971), féministe, fondatrice des Bas-bleus 1 2 3

4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16

HIROTA, Masaki (né en 1934), historien du courant minshûshi 1

HOSHINO, Hisachi (1839-1917), historien académique 1

HOSOI, Wakizô (1897-1925), ouvrier, féministe 1 2 3 4 5 6 7 8 9

HOZUMI, Yatsuka (1860-1912), juriste, promoteur de l’idéologie impériale

123456

ICHIKAWA, Fusae (1893-1981), militante féministe 1

IENAGA, Saburô (1913-2002), historien, paci ste 1

IMAGAWA, Yoshimoto (1519-1560), seigneur de la guerre 1 2

IMAI, Utako (1878-1968), journaliste paci ste et féministe 1

INOUE, Denzô (1854-1918), militant du Mouvement pour la liberté et les

droits du peuple 1

INOUE, Kaoru (1836-1915), samouraï de Chôshû, dirigeant politique 1 2

INOUE, Kiyoshi (1913-2001), historien marxiste 1 2 3

INOUE, Kowashi (1843-1895), haut fonctionnaire, promoteur de l’idéologie

impériale 1 2 3
INOUE, Tetsujirô (1856-1944), professeur, promoteur de l’idéologie

impériale 1 2 3 4

IROKAWA, Daikichi (né en 1925), historien du courant minshûshi 1 2 3 4 5

6 7 8 9 10 11 12 13 14 15

ISHIHARA, Osamu (1885-1947), médecin, préoccupé par la question

sociale 1 2

ISHIKAWA, Sanshirô (1876-1956), socialiste puis anarchiste 1 2

ISHIWARA, Kanji (1889-1949), o cier ultranationaliste, défenseur de

l’asiatisme 1

ITAGAKI, Taisuke (1837-1919), samouraï de Tosa, fondateur du parti de la

Liberté 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19

ITÔ, Hirobumi (1841-1909), samouraï de Chôshû, dirigeant politique 1 2 3

ITÔ, Sei (1905-1969), critique littéraire 1

ITÔ, Tasaburô (1909-1984), philosophe nationaliste 1

IWAKURA, Tomomi (1825-1883), noble de la cour de Kyôto, dirigeant

politique 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24

25 26 27

IWANAMI, Shigeo (1881-1946), éditeur libéral 1 2 3

IZUMI, Shikibu (v. 970-?), poétesse 1 2

KAMATA, Satoshi (1938-?), ancien ouvrier devenu journaliste 1

KAMEI, Katsuichirô (1907-1966), critique littéraire, nationaliste 1 2

KANAMORI, Tokujirô (1886-1959), juriste, plutôt libéral 1


KANEKO, Fumiko (1903-1926), militante anarchiste 1

KANEKO, Mitsuharu (1895-1975), écrivain 1 2 3 4

KANNO, Suga (1881-1911), militante anarchiste 1 2 3 4 5 6

KANO, Masanao (né en 1931), historien du courant minshûshi 1 2

KATAYAMA, Sen (1859-1933), socialiste modéré, puis communiste 1 2 3 4

5 6 7 8 9 10 11

KATÔ, Hidetoshi, né en 1930, critique et sociologue 1

KATÔ, Hiroyuki (1836-1916), intellectuel des Lumières, conservateur 1 2 3

4 5 6 7 8 9 10 11

KATÔ, Shûichi (1919-2008), intellectuel critique, moderniste 1 2 3

KATSURA, Tarô (1848-1913), politicien conservateur 1 2

KAWADA, Junzô, né en 1934, anthropologue 1

KAWAKAMI, Hajime (1879-1946), économiste marxiste 1

KAWAKAMI, Tetsutarô (1902-1980) critique littéraire, nationaliste 1 2

KIDO, Takayoshi (1833-1877), samouraï de Chôshû, dirigeant politique 1 2

3456

KINOSHITA, Naoe (1869-1937), écrivain chrétien, socialiste modéré 1 2 3

45

KISHIDA, Toshiko (1861 ou 1863-1901), oratrice du Mouvement pour la

liberté et les droits du peuple 1 2 3 4 5 6 7

KITA, Ikki (1883-1937), promoteur de l’asiatisme et théoricien du fascisme

japonais 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
KITA, Sadakichi (1871-1939), historien, hostile à l’ultranationalisme 1 2 3

4567

KITAMURA, Tôkoku (1868-1894), poète et critique 1

KOBAYASHI, Hideo (1902-1983), essayiste et critique littéraire 1 2

KOBAYASHI, Yohei (?-?), rédige un manifeste de tendance anarchisante en

1889 1

KONOE, Atsumaro (1863-1904), nationaliste, promoteur de l’asiatisme 1

KONOE, Fumimaro (1891-1945), homme politique, Premier ministre en

1937 puis en 1940 1 2 3

KÔTOKU, Shûsui (1871-1911), dirigeant socialiste puis anarchiste,

condamné à mort et exécuté 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18

19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41

42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55

KUGA, Katsunan (1857-1907), journaliste nationaliste « nipponiste » 1 2 3

4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25

KUME, Kunitake (1839-1931), historien critique 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35

KUROIWA, Ruikô (1862-1920), patron de presse proche des sociaux-

démocrates 1 2

KUSUNOSE, Kita (1836-1920), militante du Mouvement pour la liberté et

les droits du peuple 1 2

KUWABARA, Takeo (1904-1988), historien des idées, d’inspiration

réformiste 1 2
MARUYAMA, Masao (1914-1996), historien des idées politiques,

moderniste 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14

MASAKI, Hiroshi (1896-1975), avocat, critique du régime nationaliste 1 2

MASAMUNE, Hakuchô (1879-1962), critique et romancier 1

MASAOKA, Shiki (1867-1902), poète 1

MASUDA, Sôtarô (1849-1877), ancien samouraï, partisan des droits du

peuple 1

MATSUBARA, Iwagorô (1866-1935), journaliste démocrate 1 2 3 4 5

MATSUI, Iwane (1878-1948), général, promoteur de l’asiatisme, commande

les troupes japonaises à Nankin 1 2

MATSUMOTO, Eiko (1865-1928), journaliste reporter 1

MATSUMOTO, Sannosuke, né en 1926, historien des idées politiques

modernes 1

MEIJI, ou Mutsuhito (1852-1912), empereur du Japon de 1867 à sa mort 1

2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14

MINOBE, Tatsukichi (1873-1948), professeur de droit, libéral 1 2 3 4 5 6 7

8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27

MISHIMA, Yukio (1925-1970), écrivain 1 2 3

MITSUKURI, Rinshô (1846-1897), intellectuel des Lumières 1

MIYAJIMA, Nobuyuki (1846-1899), vice-président du parti de la Liberté 1

MIYAKE, Setsurei (1860-1945), théoricien du nationalisme « nipponiste » 1

2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19

MIYATAKE, Gaikotsu (1867-1955), caricaturiste 1


MIYAZAKI, Hachirô (1851-1877), journaliste d’opposition 1

MIYAZAKI, Tôten (1851-1877), journaliste d’opposition 1 2

MIYAZAKI, Tôten (1871-1922), démocrate, promoteur de l’asiatisme 1 2 3

456789

MORI, Arinori (1847-1889), samouraï de Satsuma, intellectuel des

Lumières, ministre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11

MORI, Ôgai (1862-1922), écrivain 1 2

MORITA, Sôhei (1881-1949), disciple de Nastume Sôseki, écrivain,

traducteur 1

MORITA, Umatarô (?-?), militant des droits du peuple, arrêté en 1882 1

MOTODA, Eifu (1818-1891), pédagogue, idéologue du système impérial 1

234

MOTOORI, Norinaga (1730-1801), lettré du courant autochtoniste et

anticonfucianiste 1 2 3

MURAGAKI, Norimasa (1813-1880), samouraï, vassal du shôgun,

diplomate 1

MURAKAMI, Shigeyoshi (1928-1991), historien des religions 1

MURASAKI, Shikibu (v. 978-v. 1016), romancière, auteur du Dit du Genji 1

MURATA, Shinpachi (1836-1877), ancien guerrier de Satsuma, rejoint les

insurgés lors de la guerre de 1877 1

MUTSU, Munemitsu (1844-1897), diplomate, ministre 1 2 3 4 5 6

NABEYAMA, Sadachika (1901-1979) dirigeant communiste, vire au

nationalisme 1
NAGAI, Kafû (1879-1959), romancier 1

NAGANUMA, Chieko (1886-1938), dessinatrice, féministe, membre des

Bas-bleus 1 2

NAKAE, Chômin (1847-1901), théoricien du Mouvement pour la liberté et

les droits du peuple 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21

22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44

45 46 47 48 49 50 51 52 53 54

NAKAMURA, Masanao (1832-1891), intellectuel des Lumières 1 2 3 4 5 6 7

8 9 10 11

NAKANO, Seigô (1886-1943), promoteur de l’asiatisme, admirateur du

fascisme européen 1 2 3

NATSUME, Sôseki (1867-1916), écrivain 1 2 3 4

NICHIREN (1222-1282), moine bouddhiste, fondateur de l’École de la eur

du lotus 1 2 3 4

NISHI, Amane (1829-1897), intellectuel des Lumières 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

11 12 13 14 15 16 17

NISHIDA, Kitarô (1870-1945), philosophe, fondateur de l’École de Kyôto 1

NISHIKAWA, Fumiko (1882-1960), militante socialiste et féministe 1

NISHIKAWA, Nagao (1934-2013), intellectuel francisant 1

NISHIMURA, Shigeki (1828-1902), intellectuel des Lumières, conservateur

1234567

NITOBE, Inazô (1862-1933), intellectuel libéral, professeur d’économie

coloniale 1 2 3 4 5 6 7
NUMA, Morikazu (1843-1890), fonctionnaire, proche du Mouvement pour

la liberté et les droits du peuple 1

ODA, Nobunaga (1534-1582), seigneur de la guerre, premier réuni cateur

du pays 1

ODA, Tametsuna (1839-1901), partisan du Mouvement pour la liberté et

les droits du peuple 1

ODAGIRI, Hideo (1916-2000), essayiste et critique littéraire 1

OGASAWARA, Tôyô (1830-1887), lettré confucianiste 1

OGAWA, Tameji, (?-?), essayiste, actif au début de l’ère Meiji 1

OGINO, Ginkô (1851-1913), première femme médecin 1

ÔI, Kentarô (1833-1922), dirigeant du Mouvement pour la liberté et les

droits du peuple 1 2 3

OKAKURA, Tenshin (1862-1913), critique d’art 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33

ÔKAWA, Shûmei (1886-1957), ultranationaliste, promoteur de l’asiatisme 1

23456789

ÔKOUCHI, Kazuo (1905-1984), professeur d’économie, spécialiste des

questions sociales 1

ÔKUBO, Toshimichi (1830-1878), samouraï de Satsuma, dirigeant politique

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23

ÔKUMA, Shigenobu (1838-1922), homme politique, libéral 1 2 3 4 5 6 7 8

9 10 11

ONO, Azusa (1852-1886), juriste, politicien, cofondateur de l’Université

Waseda 1
ÔSUGI, Sakae (1885-1923), militant socialiste puis chef de le des

anarchistes 1 2

ÔTSUKI, Gentaku (1757-1827), lettré « hollandiste » 1

ÔYAMA, Iwao (1842-1916), o cier de l’armée de terre, politicien, ministre

12

OZAKI, Kôyô (1868-1903), romancier 1 2

OZAKI, Yukio (1858-1954), homme politique, de sensibilité libérale et

antinationaliste 1 2

SAIGÔ, Takamori (1827-1877), samouraï de Satsuma, dirigeant politique 1

2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28

29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51

52 53 54 55 56 57 58 59 60 61

SAIONJI, Kinmochi (1849-1940), dirigeant politique de tendance libérale 1

23456

SAKAI, Toshihiko (1871-1933), dirigeant socialiste, puis communiste 1 2 3

4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17

SAKAMOTO, Ryôma (1836-1867), samouraï réformiste de Tosa, meurt

assassiné 1 2 3 4 5 6 7 8 9

SAKUMA, Shôzan (1811-1864), samourai hostile au shôgunat, fondateur

d’une académie militaire, meurt assassiné 1

SAKURA, Sôgorô (1605-1653), gure légendaire de la paysannerie en lutte

contre les injustices seigneuriales 1 2

SAKURADA, Bungo (1863-1922), journaliste nationaliste « nipponiste » 1 2

SANJÔ, Sanetomi (1837-1891), noble de cour, dirigeant politique 1


SANO, Manabu (1892-1953), dirigeant du parti communiste, passé au

nationalisme 1

SATÔ, Issai (1772-1859), lettré confucianiste hétérodoxe 1 2

SHIGA, Shigetaka (1863-1927), théoricien du nationalisme « nipponiste »,

géographe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24

SHIGENO, Yasutsugu (1827-1910), historien, chef de le de l’École des

preuves 1 2 3

SHIMADA, Saburô (1852-1923), journaliste 1 2

SHIMAMOTO, Hisae (1893-1985), femme écrivain, collabora à de

nombreux magazines féminins 1

SHIMAZAKI, Tôson (1872-1943), romancier, précurseur de la littérature

naturaliste 1

SHINDÔ, Kiheitai (1851-1925), député de Fukuoka, membre de la

Gen’yôsha 1

SHIRAYANAGI, Shûko (1884-1950), romancier, journaliste, socialiste vers

1905-1910 puis s’éloigne du mouvement 1

SHÔWA, ou Hirohito (1901-1989), empereur du Japon de 1926 à sa mort 1

SOMA, Aizô (1870-1954), asiatiste, indianophile 1

SUEHIRO, Tetchô (1849-1896), journaliste oppositionnel 1

SUGITA, Genpaku (1733-1817), médecin « hollandiste » 1

SUGITA, Sada’ichi (1851-1929), militant du Mouvement pour la liberté et

les droits du peuple 1


SUZUKI, Daisetsu (1870-1966), nationaliste, di useur de la pensée

bouddhiste en Occident 1

TAGUCHI, Ukichi (1855-1905), économiste et historien libéral 1 2 3 4 5 6

7 8 9 10

TAISHÔ, ou Yoshihito (1879-1926), empereur du Japon de 1912 à sa mort

TAKAHASHI, Kenzô (1855-1898), journaliste proche des milieux

nipponistes 1

TAKAMURA, Kôtarô (1883-1956), sculpteur et poète 1 2

TAKAMURE, Itsue (1894-1964), historienne anarcho-féministe 1 2

TAKANO, Fusatarô (1869-1904), militant syndicaliste 1 2

TAKASUGI, Shinsaku (1839-1867), samouraï réformiste de Chôshû 1

TAKAYAMA, Chôgyû (1871-1902), journaliste nationaliste 1

TAKEKOSHI, Yosaburô (1865-1950), journaliste démocrate et historien 1 2

345

TAKEUCHI, Yoshimi (1910-1977), intellectuel de l’après-guerre 1 2 3 4 5 6

7 8 9 10 11 12 13 14

TAKIGAWA, Yukitoki (1891-1962), professeur de droit, libéral 1

TANAKA, Minoru (1928-1991), historien 1

TANAKA, Shôzô (1841-1913), député de l’opposition, défenseur des

victimes de la pollution 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19

20 21 22 23 24 25

TANAKA, Yoshinari (1860-1919), historien 1


TANI, Tateki (1837-1911), militaire et homme politique, conservateur et

antimoderniste 1

TAOKA, Reiun (1870-1912), nationaliste antimoderniste 1

TARUI, Tôkichi (1850-1922), intellectuel socialisant, promoteur de

l’asiatisme 1 2 3 4 5 6

TAZOE, Tetsuji (1875-1908), socialiste, animateur de la tendance modérée

légaliste 1

TÔKAI, Sanshi (1852-1922), romancier 1

TOKUDA, Shûsei (1871-1943), écrivain naturaliste 1

TOKUGAWA, Ieyasu (1543-1616), fondateur de la dynastie shôgunale des

Tokugawa 1

TOKUTOMI, Roka (1868-1927), poète, critique 1 2

TOKUTOMI, Sohô (1863-1957), journaliste démocrate, puis partisan de

l’impérialisme 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22

23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45

46 47 48 49

TÔYAMA, Mitsuru (1855-1944), ultranationaliste, chef occulte de l’extrême

droite 1 2 3 4 5 6 7

TÔYAMA, Shigeki (1914-2011), historien marxiste 1 2 3

TOYOTOMI, Hideyoshi (1536-1598), seigneur, réuni cateur du Japon 1

TSUBOUCHI, Shôyô (1859-1935), écrivain 1

TSUDA, Mamichi (1829-1903), intellectuel des Lumières 1 2 3 4

TSUDA, Sen (1837-1908), intellectuel des Lumières 1


TSUDA, Sôkichi (1873-1961), historien nationaliste 1 2

TSUDA, Umeko (1864-1929), interprète de l’anglais, enseignante 1

TSURUMI, Shunsuke (1922-2015), historien et philosophe, de tendance

moderniste 1 2

UCHIDA, Ryôhei (1874-1937), asiatiste, ultranationaliste, anticommuniste

1234567

UCHIMURA, Kanzô (1861-1930), intellectuel chrétien paci ste 1 2 3 4 5 6

7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26

UCHIYAMA, Gudô (1874-1911), moine zen anarchiste 1 2 3 4

UEKI, Emori (1857-1892), dirigeant du Mouvement pour la liberté et les

droits du peuple 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17

UENO, Hikoma (1838-1904), photographe, ouvrit le premier studio du

Japon à Nagasaki en1864 1

UMEHARA, Takeshi (né en 1925), philosophe culturaliste 1

USHIODA, Chiseko (1844-1903), activiste chrétienne 1

YAMADA, Moritarô (1897-1981), économiste marxiste de l’école Kôza 1

YAMAGATA, Taika (1781-1866), lettré confucianiste 1

YAMAJI, Aizan (1864-1917), démocrate, journaliste, historien 1 2 3

YAMAKAWA, Hitoshi (1880-1958), militant socialiste, communiste,

fondateur de l’école Rônô 1 2 3

YAMAKAWA, Kikue (1890-1980), intellectuelle et féministe d’extrême

gauche 1 2 3 4 5 6 7 8 9
YAMAUCHI, Mina (1900-?), ouvrière, militante syndicaliste et féministe 1

234

YANAGI, Muneyoshi (1889-1961), critique d’art, fondateur du mouvement

mingei 1

YANAGITA, Kunio (1875-1962), fondateur de l’école japonaise

d’ethnofolklore 1

YASUDA, Yojûrô (1910-1981), essayiste, fondateur du « romantisme

japonais » 1 2 3 4 5 6

YASUMARU, Yoshio (né en 1934), historien du courant minshûshi 1

YOKOI, Shonan (1809-1869), samouraï réformiste, partisan de l’ouverture

du pays, meurt assasiné 1

YOKOYAMA, Gennosuke (1871-1915), journaliste, proche des socialistes 1

2345678

YOSANO, Akiko (1878-1942), poétesse, féministe, paci ste 1 2 3 4 5 6 7 8

9 10 11

YOSHIDA, Shôin (1830-1859), samouraï de Chôshû, hostile au shôgunat,

exécuté pour complot 1 2 3 4 5 6 7 8 9

YOSHINO, Sakuzô (1878-1933), professeur de droit, dénonce la répression

dans les colonies 1

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Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris cedex 07 FRANCE
www.gallimard.fr
© Éditions Gallimard, 2016.
PIERRE-FRANÇOIS SOUYRI

Moderne sans être occidental


Aux origines du Japon d’aujourd’hui

On a longtemps confondu la modernité avec la forme


prise par le développement historique des sociétés
occidentales. Selon Pierre-François Souyri, l’histoire
récente montre au contraire que la modernité telle que
nous la concevions n’était que l’aspect particulier d’un
phénomène mondial.
Au Japon, elle a émergé au moins autant de la pensée
japonaise et chinoise que de concepts venus d’Occident :
dans les années 1880, la lutte pour la liberté et les droits
du peuple et pour un régime constitutionnel s’abreuve
des classiques chinois plus que des idées rousseauistes ;
celle contre la destruction de la nature par le système
industriel puise ses inspirations dans une cosmologie de
l’harmonie entre l’homme et l’univers ; le féminisme, qui
apparaît dès les années 1910, trouve certaines de ses
référence dans le shinto ; et le premier socialisme se
nourrit d’une vision du monde largement confucéenne.
Par ses remplois d’idéologies du passé, la
modernisation japonaise oblige à relativiser le statut
exemplaire de l’expérience occidentale. Cette
modernisation a de fait fonctionné autant comme le
rejet du modèle occidental que comme son adoption.
Pourtant, son rythme et les questionnements qu’elle
suscite ont été identiques à ceux de l’Occident. Pierre-
François Souyri peut dès lors poser ce souriant paradoxe
: une grammaire commune de la modernité peut-elle
puiser à des sources di érentes ?

Ancien directeur de la Maison franco-japonaise de


Tokyo, Pierre-François Souyri est professeur à l’Université
de Genève, où il enseigne l’histoire japonaise. Il est
notamment l’auteur de Nouvelle Histoire du Japon
(2010), Histoire du Japon médiéval : Le monde à
l’envers (2013) et, avec Constance Sereni, Kamikazes
(2015).
Cette édition électronique du livre
Moderne sans être occidental de Pierre-François
Souyri
a été réalisée le 15 avril 2016
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070125692 - Numéro d’édition :
167845).
Code sodis : N32185 - ISBN : 9782072311833.
Numéro d’édition : 201169.

Composition et réalisation de l’epub : IGS-CP.

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