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GALLIMARD
Bibliothèque des histoires
AVERTISSEMENT
Il ajoutait :
Malheureusement, l’attitude occidentale est peu favorable à la
compréhension de l’Orient. Le missionnaire chrétien vient chez nous
pour enseigner et non pour apprendre. Ses informations sont fondées
sur quelques pauvres traductions de notre immense littérature, quand
ce n’est pas sur les anecdotes, peu dignes de foi, de voyageurs qui
passent.
Et de conclure :
Quand donc l’Occident comprendra-t-il ou essaiera-t-il de
1
comprendre l’Orient ?
*
À la n du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle,
l’archipel japonais était confronté à des phénomènes de
natures diverses qui ont progressivement dessiné de
nouvelles con gurations sociales : agriculture
commerciale, développement d’une industrie rurale,
spécialisation régionale, production artisanale cédant le
pas à une industrie domestique, débouchés extérieurs
liés à l’existence de métropoles, hausse de la production,
travail intensif sur les parcelles agricoles, tout concourt
à indiquer que nous sommes bien là dans le cadre d’un
phénomène que les historiens désignent sous le terme de
proto-industrialisation et qui précède la révolution
31
industrielle proprement dite . Le démographe Hayami
Akira évoque pour le Japon de l’époque d’Edo (1603-
1867) la naissance d’une « société économique », avec
une « révolution industrieuse » (kinben kakumei) —
32
terme qui sera plus tard popularisé par Jan De Vries
—, précédant la révolution industrielle proprement dite,
et un artisanat de pointe à l’origine d’une éthique du
33
travail (kinrô etosu) . Comme en Occident, cette proto-
industrialisation s’est accompagnée d’une prolétarisation
progressive de la paysannerie. Dès les années 1820-
1830, sont apparues à Ôsaka les premières manufactures
textiles, des ateliers où les patrons propriétaires des
machines employaient des ouvriers-paysans. En soi, ces
phénomènes économiques n’auraient pas été
nécessairement porteurs d’une grande signi cation
historique s’ils ne s’étaient accompagnés d’une montée
du niveau moyen d’éducation, d’une circulation des
idées sans commune mesure avec tout ce qui avait été
connu jusque-là, de l’importance croissante des courants
intellectuels critiques et d’une curiosité scienti que dans
des domaines variés.
Face à eux, le régime se raidissait sans cesse dans un
conservatisme de plus en plus aveugle et ne savait trop
comment gérer la montée des tensions sociales et
internationales. Le processus de désintégration de
l’ancien régime des Tokugawa apparaît ainsi comme le
fruit d’une incapacité à se réformer de l’intérieur alors
que les changements économiques s’accompagnèrent de
violentes tensions sociales dès les années 1830. L’arrivée
de la otte de guerre américaine, en 1853-1854, et les
traités que le régime du shôgun fut contraint de signer
avec les Occidentaux peuvent être dès lors compris
comme les révélateurs et les accélérateurs d’une crise
déjà profonde. C’était la position défendue par les
tenants du marxisme o ciel de l’école Kôza, formulée
au début des années 1930 et reprise en 1951 dans le
détail par Tôyama Shigeki dans son livre Meiji ishin (La
rénovation Meiji). Tôyama, qui était alors chercheur aux
Archives nationales (Shiryô hensanjo), mit en place un
récit historique de la modernisation qui t longtemps
autorité. Pour lui, la crise des « infrastructures
économiques » reste l’élément essentiel.
Pour d’autres, les canonnières occidentales
constituent l’élément déterminant qui mit en branle le
processus d’e ondrement du régime. La peur de voir le
pays envahi, dépecé ou colonisé par les Occidentaux (le
« sentiment d’urgence » ou « de crise » souvent
perceptible dans le Japon de la seconde moitié du
XIXe siècle) aurait été à l’origine d’un processus de prise
*
En contestant notre monopole de la modernité, en se
construisant nalement très tôt comme une modernité
non occidentale, le Japon nous conduit inévitablement à
nous repositionner, à reformuler nos questionnements, à
déplacer nos catégories de pensée, à désenclaver nos
univers. Comme l’a écrit Claude Lévi-Strauss en pensant
au Japon ancien, aborder l’Histoire « par la face cachée
de la lune » nous permet de penser une histoire « qui
devient aussi stratégique que l’autre histoire, celle du
40
monde antique et de l’Europe archaïque ». La
remarque vaudrait tout autant pour le Japon moderne.
Le processus identi é comme modernisation a toujours
joué au Japon sur des in uences multiples, empruntant
tour à tour à l’Occident, mais aussi — c’est moins connu
— à la Chine ou à des savoirs de nature endogène. Ces
in uences furent réinterprétées, réinventées, modulées
selon des agencements singuliers. Voir l’histoire du
dernier siècle depuis le Japon, par exemple, met en
lumière le caractère contingent de notre modernité.
D’autant que cette expérience japonaise, que l’on pensait
encore il y a une trentaine d’années en termes d’unicité,
d’exception, apparaît au début du XXIe siècle pour ce
qu’elle est sans doute : l’avant-garde — certes précoce —
d’un processus de développement qui ne toucherait pas
seulement l’archipel, mais la plus grande partie de l’Asie
orientale.
Dans le cas japonais, on a cherché, depuis la seconde
moitié du XIXe siècle, à s’inspirer de la civilisation
occidentale pour moderniser et industrialiser le pays, et
les Japonais ont tenté en partie de s’identi er aux
Occidentaux, tout en refusant l’assimilation à l’Occident.
Cette « révolte contre l’Occident » a pu prendre la forme
du nationalisme culturel, le nipponisme, mais on verra
qu’elle s’est exprimée aussi dans bien d’autres gures,
dont quelques-unes ne sont pas nécessairement
attendues. Qui imaginerait que la lutte pour les droits
du peuple, au Japon, vers 1880, s’inspirait autant des
Classiques chinois que de la pensée rousseauiste, que le
combat contre la destruction de la nature par le système
industriel, qui commença dès les années 1890, c’est-à-
dire bien avant les débuts d’une prise de conscience
écologique en Occident, pût puiser ses références dans
une cosmologie de l’harmonie entre la nature et
l’homme, tout droit sortie des Classiques chinois, que le
féminisme qui émergea dans les années 1910 pût
trouver certaines de ses inspirations dans le shintô ou le
mouvement autochtoniste, ou encore que le premier
socialisme pût s’inspirer de formes de pensée clairement
confucéennes ? Mais « s’inspirer de » implique, ici
comme ailleurs, un bricolage idéologique permanent et
parfois confus, lié à des pratiques qui cherchent à
trouver leur légitimation dans des discours dont certains
viennent de loin. La pensée japonaise, comme la pensée
d’origine chinoise, ne s’inscrit jamais dans on ne sait
41
quelle immobilité ou intangibilité , mais fait l’objet de
réappropriations multiples à usages divers. Pour le
comprendre, il faut mettre l’accent sur les originalités,
les réappropriations, les réinterprétations des apports
extérieurs et relativiser la valeur exemplaire de
l’expérience européenne, ce qui, bien sûr, ne signi e pas
la nier.
Par quels cheminements de la pensée la société
japonaise s’est-elle interrogée sur elle-même, durant la
période de construction d’un État moderne ? Comment,
pourquoi, depuis quand sont nées dans ce pays des
formes et des pratiques de la modernité ? Et qu’est-ce
que la modernité ? Les dé nitions objectives paraissent
vaines, car toujours liées à la représentation que l’on
s’en faisait à un certain moment historique, en fonction
de l’évolution du rapport des forces au niveau
42
international . Même sa datation occidentale
(XVIe siècle ? XVIIIe siècle ? XIXe siècle ?) reste nalement
incertaine. D’ailleurs, les termes ont des signi cations
di érentes d’une langue européenne à l’autre. Pour les
uns la Raison et les Lumières, pour les autres la critique
43
du « progrès » . Nipperdey voit la modernisation dans
le cas allemand comme « une révolte contre le
Moyen Âge », qui constitue « l’horizon critique de la
conscience malheureuse des Modernes », et ce serait la
coupure, vécue comme libératrice ou douloureuse, qui
44
en marquerait la naissance . Disons que la
modernisation se construit comme un processus continu
fait de bonds irréguliers. Finalement, nous suivrons
résolument Christopher A. Bayly quand il conclut
provisoirement que la modernité tient à la conviction
que l’on est moderne, qu’elle est d’abord et surtout une
45
aspiration . Mais qu’elle correspond aussi au moment
46
où l’on devient le meilleur pour tuer . Ce qu’avait déjà
bien compris Okakura quand il faisait cette remarque
terrible, dans Le Livre du thé :
L’Occidental s’était habitué à considérer le Japon comme un pays
barbare tant que l’on n’y pratiquait que les arts aimables de la paix ; il
tient le Japon pour civilisé depuis qu’il s’est mis à pratiquer l’assassinat
47
en grand sur les champs de bataille de Mandchourie .
TRADUIRE
*
La modernisation des structures devait certes passer
par une modernisation des catégories de pensée. Le
travail des lettrés des « études hollandaises », puis des
« vulgarisateurs des Lumières » fut, de ce point de vue,
tout à fait considérable, et contribua sans aucun doute à
aider le Japon à se projeter plus rapidement dans une
modernité plus ou moins maîtrisée. Même si sa durée de
vie fut brève, la Société de l’an VI exerça au milieu des
années 1870 une in uence notoire sur la pensée dans le
pays. Car cette occidentalisation des modes de pensée ne
fut pas vaine. Elle accompagna aussi la naissance
d’institutions, par exemple le système scolaire, qui, tout
en s’appuyant sur l’acquis formidable accumulé pendant
148
l’époque d’Edo , s’inspira dans ses structures des
systèmes occidentaux. C’est parce que la « réforme des
esprits » dans le Japon des années 1870 s’inscrivit aussi
dans une série de réformes administratives qui allaient
dans le sens d’une adaptation des institutions
occidentales aux réalités locales et leur permettait de
vivre et de prospérer, que nous pouvons dire aujourd’hui
que les Lumières japonaises, c’est-à-dire les premières
vagues d’ouverture et d’occidentalisation, furent en
dé nitive plutôt un succès.
L’exemple japonais montre bien que la naissance du
monde moderne ne fut pas simplement imposée de
l’étranger. Certes, elle se produisit dans le cadre de
l’hégémonie conceptuelle produite par les Européens et
décrit un processus complexe où les in uences
extérieures — on le voit ici dans le domaine de la
pensée abstraite — permirent de faire évoluer les idées.
Mais c’était sans doute la seule manière de résister à
cette même hégémonie. Ces nouveaux modèles, incarnés
par les penseurs des Lumières produisirent
incontestablement une attention nouvelle à certaines
formes démocratiques prenant en compte les « droits du
peuple », comme on le verra dans le chapitre suivant.
Elles sont aussi à l’origine d’un individualisme naissant,
une conscience de soi qui va se répandre notamment
parmi les élites lettrées et les anciens samouraïs, mais
aussi parmi les couches moyennes, chez les paysans
riches, remettant en question les anciennes manières de
penser, d’autant qu’elles se mêlent à un nouvel intérêt
pour les valeurs matérialistes et les savoirs pratiques.
Vue d’aujourd’hui, la modernisation japonaise ne se
résume pourtant pas à l’occidentalisation du pays, nous
le verrons plus loin. Mais la construction de cette
modernité (même désignée sous le terme de
« civilisation ») fut sans aucun doute le questionnement
principal qui domina les débats politiques dans
l’archipel depuis Meiji jusqu’au milieu du XXe siècle.
1. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’on a commencé à évoquer les
temps intermédiaires » (chûsei), le Moyen Âge, puis une « période proche »
(kinsei), qui, de fait, correspond à l’époque d’Edo, sorte de moment proto-
moderne ou early modern. Kindai désigne une époque proche (le
contemporain), opposée à kodai, l’Antiquité. Ce n’est qu’après guerre que
kindai en est venu à désigner au Japon la période qui court de Meiji à la
défaite de 1945, et donc « les temps modernes », l’après-guerre devenant
pour sa part le « contemporain ».
2. FUKUZAWA [1885], 2002, pp. 139-141.
3. NISHI [1873], 1999-2010, t. I, pp. 32-33, trad. dans GRIOLET, 1985,
pp. 52-53.
4. Cf. MOMOSE, 2008, notamment pp. 28 et 40-42.
5. Dans sa préface à BAYLY [2004], 2007, p. 12.
6. La journée était auparavant divisée en douze séquences indiquées par les
animaux du calendrier (heure du rat, du bœuf, du tigre, etc.), dont la durée
de deux heures approximatives était variable selon les saisons.
7. LANDES [1983], 1987.
8. Nihonbashi était à l’époque le centre commercial de la ville, et l’on
évoquait alors volontiers « les lumières et la civilisation autour de
Nihonbashi ». Shinbashi était le terminus de la première ligne de chemin de
fer du Japon. Inaugurée en 1872, celle-ci reliait Yokohama à Tokyo.
9. « Petite voiture légère à deux roues tirée par un homme pour le transport
des personnes » (Larousse). Le terme japonais rikisha (voiture à roues) a
donné rickshaw en anglais. Les inventeurs seraient des artisans japonais,
mais des précédents semblent avoir été expérimentés en Chine et en
Occident. Quoi qu’il en soit, c’est bien au Japon que le pousse-pousse s’est
développé, et de manière assez foudroyante. Dans Japoneries d’automne,
Pierre Loti les appelle « brouettes ».
10. OBINATA, 2012, pp. 161 sqq.
11. Ibid., p. 166.
12. L’expression se retrouve dans le Livre des mutations ou encore dans le
Classique des documents. Bunmei est aussi le nom d’une ère impériale (1469-
1487) dans le Japon de l’époque Muromachi.
13. Lettré chinois du IVe siècle de notre ère, célèbre peintre et calligraphe
(ÔKUBO [1976], 2007, p. 272).
14. HAVENS, 1970, p. 83.
15. On notera qu’en Occident l’emploi du mot « civilisation » n’est pas si
ancien puisqu’il n’apparaît que dans les années 1760, même s’il se répand
très vite ensuite et est d’usage courant sous la Révolution. L’adjectif
« civilisé » date du XVIe siècle au sens de « rendre sociable ». Pour traduire
un concept récent d’origine occidentale, les Japonais ont donc utilisé un
mot chinois très ancien.
16. Cf. PELLETIER, 2011.
17. Aux Pays-Bas en 1862, en Russie en 1865, en Angleterre en 1866, en
France en 1867.
18. Cf. INADA, 2009, pp. 49-52.
19. HIRAKAWA, 1998.
20. En 1854, un jeune samouraï, Yoshida Shôin, accosta l’un des bateaux
américains au mouillage à Shimoda et tenta de convaincre l’amiral Perry de
le laisser se rendre en Occident. Perry le t débarquer, et les autorités
japonaises l’arrêtèrent et l’emprisonnèrent « pour avoir cherché à con er
aux étrangers des secrets d’État ». Yoshida Shôin déclarait pour sa part
avoir voulu s’embarquer pour voir l’Occident « de ses propres yeux »
(cf. EARL, 1964, pp. 123-126).
21. INADA, 2009, p. 47.
22. HIRAKAWA, 1998, p. 59.
23. FUKUZAWA [1899], 2007, p. 161.
24. Cité par MATSUNAGA, 2001, p. 118.
25. Ibid.
26. TAYARA, 2004.
27. KOIZUMI, 1966, p. 60.
28. FUKUZAWA [1898], 2008, p. 63.
29. ID. [1899], 2007, p. 277.
30. SONODA, 2006, pp. 91-104.
31. KUME [1878], 1982.
32. Cité dans TANAKA, M., 1977, pp. 172 sqq.
33. YAMAZAKI, 1962 ; cf. aussi ROSE, 1992.
34. KIDO, T. [1872], 1985, p. 54. Kido Takayoshi signe ce Journal de son
nom personnel, et non de son nom de plume Kido Kôin.
35. Ibid., cité dans MATSUO, M., 2007, p. 153.
36. FUKUZAWA [1899], 2007, p. 140.
37. Sur ces questions, on lira, par exemple, ISHIDA [2005], 2008, ou
BUTEL, 2007.
38. ISHIDA [2005], 2008, p. 48.
39. LÉVY, 2011 (c), p. 27.
40. C’est la thèse défendue dans SAITÔ, M., 2007.
41. KATÔ, S., 1991 ; repris dans ID., 2009-2010, t. VIII, pp. 207-252.
42. ISHIDA [2005], 2008, p. 52.
43. GRIOLET, 1985, p. 69.
44. Pour traduire « représentant du peuple », il fabrique le mot myôdaijin,
qui évoque plus un prévôt qu’un député… (FUKUZAWA [1866], in NAGAI
[dir.] 1984 [b], p. 357).
45. Les quatre statuts font allusion aux statuts o ciels de la société
Tokugawa, guerriers, paysans, artisans et marchands, qui évidemment
n’existent pas, sous cette forme du moins, en Occident.
46. FUKUZAWA [1866], in NAGAI (dir.), 1984 (b), p. 358. On notera
quand même que, pour une grande partie de l’opinion européenne à la n
du XIXe siècle, la liberté restait synonyme de libertinage ou de licence.
47. Dans son premier ouvrage, Tonarigusa (KATÔ, Hiroyuki [1861], 1992) ;
cf. aussi UETE (dir.), 1984, p. 34.
48. KOBORI, 2010, p. 297.
49. Notons qu’en Chine, un certain nombre de lettrés traditionalistes
résistèrent à ces mots fabriqués venus du Japon et refusèrent de les utiliser.
Mais d’une manière générale, les concepts occidentaux traduits avec des
idéogrammes chinois par les Japonais de cette époque furent néanmoins
adoptés sans trop de di cultés sur le continent.
50. KANO, 1999, p. 45.
51. FUKUZAWA [1898], 2008, p. 36.
52. Ibid., pp. 29-30.
53. Ibid., p. 31.
54. Cité et traduit dans ACKERER, 2012, p. 56 ; cf. aussi FUKUZAWA
[1898], 2008, p. 78.
55. GLUCK, 1999, p. 26.
56. Mais les décrets d’application de cette réforme calendaire n’entrèrent
en vigueur que le 23 octobre 1868. C’est pourquoi les mesures prises
jusque-là sont datées du nom de l’ancienne ère, l’an 4 de Keiô.
57. MAEDA, 1978, pp. 8-16.
58. FUKUZAWA [1875], 1984, p. 95 ; cf. aussi ID., 2009.
59. TSURUMI, S. [1964], 1985, p. 254.
60. FUKUCHI [1894], 2014, p. 101. Bakufu, ou « gouvernement de la tente
(du général en campagne) », désigne le gouvernement du shôgun.
61. JANSEN, 2000, p. 322.
62. FUKUZAWA [1899], 2007, p. 261.
63. Ibid., p. 242.
64. ÔKUBO [1976], 2007, p. 18.
65. KOIZUMI, 1966, p. 6.
66. En 1869, Edo prit le nom de Tôkyô, « la capitale de l’est ». L’empereur
dut quitter Kyôto et s’installer dans l’ancien palais du shôgun, devenu le
nouveau palais impérial.
67. FUKUZAWA [1898], 2008, p. 69.
68. Lettre à Baba Tatsui, 12 octobre 1874, in FUKUZAWA, 1975, p. 522
(citée dans KANO, 1999, p. 39).
69. Il s’agit du Shôhô Kôshûjo, « l’Institut pour l’enseignement et
l’apprentissage des lois du commerce », une école privée qui accédera au
statut d’Université en 1920.
70. UETE (dir.), 1984, p. 19.
71. D’après le journal personnel de Katô Hiroyuki, cité dans ÔKUBO
[1976], 2007, p. 16.
72. Article 1 des statuts de l’association, in YAMAMURO et NAKANOME
(dir.), 1999-2010, t. III, p. 422.
73. YAMAMURO, 1999-2010, t. III, p. 456.
74. Il avait étudié puis enseigné au Shôheikô, le collège o ciel du
shôgunat où l’on di usait la pensée orthodoxe confucianiste.
75. ÔKUBO [1976], 2007, p. 252.
76. Tonarigusa, repris dans UETE (dir.), 1984, pp. 307-327.
77. Le recteur de l’Université impériale était alors un personnage à
l’in uence considérable, à la fois comme personnalité intellectuelle et
comme haut personnage de l’État.
78. En fait, des tentatives de création de revues avaient déjà eu lieu : la
Seiyô zasshi (Revue de l’Occident), fondée à l’automne de 1867, à laquelle
participait Katô Hiroyuki, avait plus une vocation de magazine informatif,
alors que la Revue de l’an VI se concevait dès les origines comme un lieu du
débat public (cf. YAMAMURO, 1999-2010, t. III, pp. 469-470). Le terme de
zasshi (revue), « écrits de toutes sortes », est délibérément fabriqué alors
pour traduire le néerlandais magazien (cf. SÉGUY, 1993, pp. 86-89).
79. NAKANOME, 1999-2010, t. I, p. 459.
80. Sur ce point, cf. « Comment tenir une réunion ? » (FUKUZAWA [1898],
2008, pp. 117-124).
81. Fukuzawa Yukichi, cité dans YAMAMURO, 1999-2010, t. III, p. 452.
82. Cité dans INADA, 2009, pp. 39-40.
83. FUKUZAWA [1898], 2008, p. 66.
84. ID. [1872-1876], 1989, p. 105.
85. ACKERER, 2012, p. 52.
86. NISHIMURA [1875], 1999-2010, t. III, p. 134.
87. TSUDA [1874 (b)], 1999-2010, t. I, p. 262.
88. ID. [1875 (b)], 1999-2010, t. III, p. 322.
89. MORI [1874 (a)], 1999-2010, t. I, p. 278.
90. ID. [1874 (b)], 1999-2010, t. II, p. 53.
91. ID. [1874 (a)], 1999-2010, t. I, p. 276.
92. ID. [1874 (b)], 1999-2010, t. II, p. 54.
93. ID. [1874 (c)], 1999-2010, t. II, p. 190.
94. ID. [1874 (a)], 1999-2010, t. I, p. 278.
95. NISHI [1875], 1999-2010, t. III, p. 102.
96. Ibid., p. 106.
97. Ibid., p. 103.
98. Ibid., p. 106.
99. FUKUZAWA [1872-1876], 1989, p. 37.
100. Ibid., p. 43.
101. Ibid., p. 42.
102. NAKAMURA [1875], 1999-2010, t. III, pp. 66-67.
103. NAKANOME, 1999-2010, t. I, p. 464.
104. HAVENS, 1970, p. 207.
105. FUKUZAWA [1872-1876], 1989, p. 11. Le premier chapitre de cet
ouvrage a été traduit en français (cf. ID., 1996, p. 11). Pour une traduction
en anglais, cf. ID., 1969.
106. ID. [1872-1876], 1989, p. 14 (en français, ID., 1996, p. 13).
107. ID. [1872-1876], 1989, p. 29.
108. IROKAWA [1969], 1985, pp. 66-67.
109. Thomas Buckle (1821-1862) est l’auteur d’une History of Civilization in
England laissée inachevée. Quant à François Guizot (1787-1874), c’est
essentiellement son Histoire générale de la civilisation en Europe (1828) que
Fukuzawa Yukichi a utilisée.
110. Cité dans TANAKA, St., 2004, p. 2.
111. FUKUZAWA [1882], 1960, p. 28.
112. KOMORI, 2002.
113. FUKUZAWA [1875], 1984, p. 51.
114. Dans son ouvrage, Buckle explique notamment que le progrès d’une
civilisation est dû non seulement aux qualités morales des peuples, mais
surtout à leurs capacités intellectuelles.
115. La postface de Tsuda Sôkichi à Bunmeiron no gairyaku, publiée en
1951, éclaire parfaitement le propos de Fukuzawa Yukichi de ce point de
vue (cf. FUKUZAWA [1875], 1984, pp. 267-295). Pour une analyse
éclairante de l’œuvre de Fukuzawa, cf. aussi KATÔ, S., 1975 (a), pp. 99-
110.
116. FUKUZAWA [1875], 1984, pp. 30-31.
117. Ibid., p. 183.
118. Ibid., p. 41.
119. MARUYAMA [1986], 1996 (b), t. XIV, p. 128.
120. Ibid., p. 130.
121. FUKUZAWA [1875], 1984, pp. 189-190.
122. Ibid., pp. 188-189.
123. Ibid., p. 213.
124. Dans Seiji jijô, cité dans MATSUNAGA, 2001, p. 106.
125. Issu d’une famille de samouraïs de statut inférieur, vassaux des
Tokugawa, Taguchi Ukichi fut employé au département des émissions en
papier-monnaie du ministère des Finances comme traducteur, avant de
fonder, après avoir démissionné de ses fonctions en 1878, une revue
regroupant des économistes partisans du libre-échange et hostiles à la
politique interventionniste de l’État, la Tôkyô Keizai Zasshi (Revue
économique de Tokyo) qui se voulait une réplique japonaise de The
Economist de Londres. Le premier numéro de la revue sortit en 1879.
126. TAGUCHI [1877], 1981, p. 6.
127. Ibid., p. 20.
128. On retrouve ce discours général repris de manière subtile dans KATÔ,
S. [1975-1980], 1985-1986.
129. KANEKO [1965], 2009, pp. 33 sqq.
130. TSUDA [1874 (a)], 1999-2010, t. I, p. 117.
131. OHNUKI-TIERNEY, 2002, p. 63.
132. UETE (dir.), 1990, pp. 299-305.
133. NAKANOME, 1999-2010, t. I, pp. 434-435.
134. OGAWA, 1990, pp. 117-128.
135. MOMOSE, 2008, p. 23.
136. NAKANOME, 1999-2010, t. I, p. 436.
137. MAKIHARA, 2006, p. 6.
138. LÉVY, 2005.
139. IROKAWA [1964], 2008, t. I, pp. 13-14.
140. FUKUZAWA [1899], 2001, p. 230.
141. NISHIKAWA, 2009, p. 233.
142. YAMAKAWA K. [1956], 2001, pp. 72-73.
143. TOKUTOMI [1894], 2014, p. 207.
144. Sources of Japanese Tradition [1958], 1965, p. 143.
145. Cité et traduit dans PERRONCEL, 2008, p. 246.
146. OKAKURA, K. [1904], 1984, p. 142.
147. NATSUME [1911], 2013, pp. 248 et 253.
148. SOUYRI, 2010 (b), pp. 407-411.
2
Le goût de la liberté
Les transformations accélérées de la société japonaise,
à partir de 1868, peuvent apparaître aujourd’hui comme
un processus de modernisation quasi linéaire. Elles n’ont
bien sûr jamais été vécues comme telles par les
contemporains. Il s’agit plutôt d’un cheminement
chaotique où illusions, désirs et attentes se heurtèrent à
des réalités plus sombres et débouchèrent sur une
grande con ictualité politique et sociale. De graves
contradictions traversaient une société dans laquelle
représentations du passé et de l’avenir s’a rontaient
pour bâtir un futur encore incertain. Le critique d’art
Okakura Tenshin disait que l’époque Meiji avait sans
doute été la plus tumultueuse de l’histoire japonaise 1 ;
Nitobe Inazô voyait en elle un « ouragan », un
2
« tourbillon » . Le journaliste Tokutomi Sohô y
3
contemplait, quant à lui, un spectacle grandiose . Il
expliquait que « le Japon d’aujourd’hui était le champ
d’une bataille acharnée entre le Japon féodal d’avant et
le Japon d’aujourd’hui ». Et cette bataille, ajoutait-il,
touchait tous les aspects : « la politique, la religion, la
littérature, l’enseignement, les sciences, la vie
4
quotidienne, les sentiments, la pensée ». Laissons un
instant la parole à l’écrivain Kaneko Mitsuharu :
« C’était en somme un temps d’excitations fortes,
d’engouements tapageurs, de changement si brutal dans
la perception des couleurs que l’œil aveuglé ne pouvait
5
que cligner devant leur trop vif éclat . » Et il évoquait
l’e ondrement de la société ancienne comme un
« moment cruel » pour « ceux qui ne purent suivre ».
Pour l’historien Irokawa Daikichi, l’impact de ces
changements n’a ectait pas seulement ceux qui étaient
au pouvoir, mais ébranlait les couches moyennes de la
société, déstabilisant à leur tour les couches les plus
6
populaires . Il t aussi remarquer que, si les samouraïs
de rang inférieur et les membres des couches roturières
aisées mettaient une grande partie de leurs espoirs dans
la restauration impériale, celle-ci était souvent vécue au
n fond des campagnes comme un moment de doute et
d’angoisse 7. Pour Hirota Masaki, l’arrivée de la
civilisation des Lumières apparut souvent pour les gens
du peuple comme une négation de leur monde, de leurs
habitudes de vie, et les nombreuses révoltes populaires
qui parsemèrent l’histoire des débuts de l’ère Meiji
peuvent être aussi comprises comme des combats contre
la modernité.
Les réformes décrétées à partir de 1871 par les
nouveaux dirigeants du pays détruisirent les fondements
de l’ancien régime et abolirent les contraintes
ancestrales. Elles furent imposées par l’État mais sans
être le fruit d’une volonté populaire générale qui
fonderait la légitimité du nouveau pouvoir. La question
de la légitimité, de la nature du nouveau pouvoir se
posa très vite au lendemain de 1868 et le caractère sacré
de la personne impériale, qui ne cessa d’être mis en
avant par les autorités, t sans doute partie d’un
dispositif permettant aux nouvelles autorités de
s’autolégitimer.
Dès le début des années 1870, Ôkubo Toshimichi prit
l’ascendant au sein du gouvernement sur ses anciens
compagnons devenus ses rivaux. Il s’appuya sur les
samouraïs qui s’étaient reconvertis dans l’appareil
d’État, la plupart issus des efs du Sud-Ouest, et qui
occupaient des fonctions de direction au niveau national
ou plus local. Les nouveaux administrateurs nirent
même par apparaître comme les véritables béné ciaires
du régime, une sorte de nouvelle classe qui aurait
supplanté les anciens guerriers, un nouvel ordre
privilégié. Ils étaient déjà administrateurs de efs et de
seigneuries, les voilà administrateurs du nouvel État. La
vieille expression chinoise kanson minpi (« vénérer le
fonctionnaire, mépriser le peuple ») semble
particulièrement adaptée à ces con gurations sociales
sur lesquelles se construisit le nouveau régime. Mais
« les vénérables fonctionnaires » des premières années
Meiji, ce ne sont pas les lettrés de l’Empire du Milieu, ce
sont les anciens samouraïs des efs du Sud-Ouest,
devenus administrateurs au service d’un gouvernement
en quête de modernisation. Ils étaient xénophobes et
partisans de l’expulsion des étrangers à peine quelques
années plus tôt, les voici devenus modernistes par
pragmatisme. Ils étaient persuadés que la résistance à
l’Occident passait par la construction d’un État fort
capable de mettre en place une armée moderne. Comme
en Allemagne, l’État obligea donc la société à se
moderniser. Le raisonnement était simple : pour avoir
une meilleure armée, il fallait de meilleures armes et
savoir s’en servir ; pour avoir de meilleures armes, il
fallait des spécialistes, des ingénieurs et des usines ;
pour avoir de bons ingénieurs, il fallait de bonnes
écoles ; pour avoir de bonnes écoles, il fallait réformer
les institutions et les structures sociales. D’où le slogan
de l’époque : fukoku kyôhei (« un pays riche, une armée
forte »). Mais les modernisateurs n’étaient pas
particulièrement soucieux d’un peuple qu’ils avaient
toujours méprisé. Leur attitude même re était leur
conviction : ils savaient mieux que les autres ce qu’il
fallait faire de l’État. Kido Takayoshi, l’un des dirigeants
les plus éclairés du régime, s’en inquiétait quand il
écrivit dans ses notes à son retour de la mission Iwakura
en 1873 : « Il est important que nos fonctionnaires ne se
8
fassent pas trop oublieux de leurs responsabilités … »
ET LES FEMMES ?
LE « DÉSASTRE BLANC »
LE KOKUTAI ET LE TENNÔ
*
Tourner le dos aux idéologies d’ancien régime et
s’ouvrir aux idées venues d’Europe, voire adopter les
modes de pensée occidentaux et s’arracher à l’Asie : tel
était le programme que proposaient les vulgarisateurs
des Lumières occidentales au milieu des années 1870.
Ne pas oublier d’inclure les droits du peuple et la liberté
dans les fondements du nouveau régime, ce fut ce que
vint rappeler la puissance revendicatrice du mouvement
associatif des années 1880. Faire appel au peuple pour
relancer le mouvement de modernisation a n de toucher
les structures en profondeur, ce fut ce que
revendiquèrent les démocrates à la n des années 1880.
Résister à l’occidentalisation vécue comme une
aliénation en s’appropriant l’idée de nation, tout en
projetant celle-ci comme un concept à vocation
universelle, telle était l’idée des nationalistes
nipponistes. Tous, quoi qu’il en fût, se posèrent la
question fondamentale de la modernité, en ce sens qu’ils
étaient préoccupés par l’évolution de leur pays en
résonance avec le reste du monde. Ces courants d’idées
qui souvent débouchèrent sur des pratiques — quelles
que furent leurs limites, leurs naïvetés parfois, leur
vigueur toujours — s’inscrivaient dans une même
volonté a rmée : ne pas laisser le pays prostré sur le
bord de la route, ne pas s’imaginer que les discours
anciens d’avant l’ouverture portaient en eux, et en eux
seuls, la moindre parcelle de lumière pour appréhender
l’avenir.
Mais on ne comprendrait pas l’évolution en
profondeur de la société japonaise à l’époque Meiji sans
noter que les grands bouleversements institutionnels et
idéologiques, issus du processus de modernisation,
suscitèrent dans de vastes secteurs de la société perte
des repères, déstabilisation des certitudes, remises en
question douloureuses et angoisses. À partir de la n des
années 1870, on assista — à côté des mouvements
indiqués ici — à l’émergence de tendances contraires si
l’on peut dire, de phénomènes de retour aux choses
anciennes, de repli sur les savoirs traditionnels hérités
de l’époque d’Edo, néoconfucianisme d’une part et
pensée autochtoniste d’autre part. Déstabilisés par les
idéologies nouvelles, les milieux de l’élite politique et
économique cherchèrent dans les traditions
intellectuelles, qui avaient baigné leurs années de
jeunesse, des aides, des points d’appui, des garde-fous.
Le retournement eut lieu à la n des années 1880 à la
veille de la révolution industrielle et de la première
expansion impérialiste. Avec la Constitution et les
rescrits impériaux qui se succédaient, les tenants d’un
confucianisme moralisant et ceux qui professaient un
nationalisme centré sur l’empereur fondé sur une
tradition réaménagée imposèrent leurs vues au sommet
de l’État et s’a chèrent en détenteurs d’une vérité
o cielle, celle du nouvel État-nation. Les idéologues de
Meiji injectèrent alors dans la conscience nationale un
attachement irrationnel à l’empereur, renforcé par la
mise en place de célébrations et de pompes impériales
112
nouvelles qui furent élaborées dans les années 1890 .
Le tennô devint la manifestation concrète de l’unité du
pays en centralisant sur sa personne l’ancienne loyauté
féodale et la dévotion traditionnelle au chef de
113
famille . Ce faisant, l’État pénétra au plus profond du
corps social et imposa son point de vue sur tout, à un
degré encore jamais observé dans l’histoire japonaise.
L’uniformisation de l’administration, du droit, du
système scolaire joua dans le sens d’une transformation
des habitants en citoyens d’un pays déterminé, le Japon.
Des paysans, on t des Japonais, pourrait-on dire en
114
paraphrasant Eugen Weber . L’État encadra désormais
les actions collectives des citoyens, et la société civile,
qui opérait à l’intérieur de l’État, en devint inséparable.
C’est cette structure politico-sociale autoritaire et
« absolutiste » que les marxistes quali aient de
« système impérial ». Mais, pour eux, comme pour les
modernistes d’après guerre, la monarchie japonaise était
le produit de l’archaïsme du système politique, une
« superstructure féodale », comme ils le dénoncèrent. Si
la tennôcratie était évidemment liée de manière certaine
à la montée du militarisme et du totalitarisme 115, on
pouvait se demander si cela impliquait nécessairement
que le « système impérial » fût l’élément central du
dispositif, se demanda John Whitney Hall (1916-1997),
l’un des ténors de l’école de la modernisation
116
américaine . Il soulignait à juste titre que, par trois
fois au cours de la période, il y eut un débat au sein des
groupes dirigeants sur l’orientation politique du régime :
le premier dans les années 1885, quand les leaders du
gouvernement s’interrogèrent sur le type de Constitution
dont avait besoin le pays. Le second autour des années
1910, avec l’interprétation constitutionnaliste de
l’institution impériale par Minobe, dont on a vu qu’elle
était devenue nalement l’orthodoxie avant d’être
rejetée vers 1935. Et, en n, quand les partis imposèrent,
entre 1913 et 1920, la notion de responsabilité
gouvernementale, venant limiter, de fait, le caractère
absolu et irresponsable de la monarchie. On peut dans
ces conditions imaginer qu’une poussée démocratique
encore plus large que celle qui eut lieu autour de 1920
aurait pu entraîner une partie des groupes dirigeants à
introduire dans l’État plus de représentation populaire,
ou même à abandonner des traditions inventées autour
de la mystique du pouvoir impérial. Or il n’en fut rien,
déplore J. W. Hall pour qui le système impérial ne peut
constituer à lui seul le péché originel ayant conduit à la
folie de la guerre. Ce faisant, il rend nalement
hommage à une monarchie qui aurait constitué un gage
de stabilité politique, et il justi e ainsi la décision de
MacArthur de conserver l’institution impériale et de ne
pas juger le souverain. Hall minimise aussi le rôle de la
haute bureaucratie, formée par le système, conservatrice
dans l’âme, persuadée qu’il est de son ressort de gérer
sans partage l’État, car elle seule possède la science de
gouverner. Cette bureaucratie ne concevait les élections,
le Parlement et les partis que comme des obstacles avec
lesquels il fallait composer. Le système impérial lui
semblait alors le meilleur garde-fou contre toutes les
tentations démocratiques. Mais il reste vrai que les
libéraux comme Fukuzawa ou la plupart des leaders du
Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, y
compris Nakae Chômin dans les toutes dernières années
de sa vie, sans compter les démocrates derrière
Tokutomi Sohô, nirent tous par rallier le parti de
l’a rmation des droits souverains de l’État, et
acceptèrent le culte impérial, ou du moins ne s’élevèrent
guère contre la nouvelle doxa.
La structure psychosociale — Irokawa Daikichi
évoque pour sa part « l’esprit de Meiji » — mise en
concept par les courants les plus conservateurs au sein
de l’appareil d’État vers 1890 a donc fonctionné d’une
manière redoutablement e cace et a, peu à peu, été
intégrée par la nation japonaise. Elle donnait une
impression de stabilité dans une période de
changements. Elle correspondait sans doute à une
nécessité, celle d’un ordre patriarcal et rassurant, voire
réconfortant, qui sut s’imposer quand l’accélération du
processus de modernisation bouleversait les modes de
vie et développait des interrogations ou des craintes face
à un avenir incertain en perpétuelle mutation. Fukuzawa
Yukichi évoqua, à propos du tennô, « sa force nationale
117
d’apaisement ». En fait, la monarchie japonaise est
bel et bien une invention des temps modernes, non pas
une simple survivance des temps antérieurs, mais un
appareil central dans le processus de production de la
modernité japonaise.
Pourtant ce modèle, qui se mit en place vers 1890 et
s’a rma avec tant de force dans les années 1930, se
heurta à des formes de résistance, même si elles furent
minoritaires et souvent défaites qui, elles aussi,
symbolisèrent à leur manière le surgissement de
l’autonomie du sujet dans la société japonaise, et donc
l’existence d’une modernité tout à fait mature.
Lorsque je pleurais
Indi érente au désordre
De mes noirs cheveux
Celui qui les démêlait
*
Qu’il s’agisse des paysans victimes de la pollution
industrielle, des miséreux, des ouvrières ou de celles qui
se dressent pour critiquer un patriarcat oppressif, des
mouvements surgissent des tréfonds de la société
japonaise pour lutter, dès la n du XIXe siècle, au nom
d’une conception universaliste des droits humains, pour
une certaine conception de la justice sociale et de
l’égalité entre les individus qui composent une société.
Nul besoin ici d’évoquer une quelconque in uence
occidentale pour comprendre le ressort de
l’indignation. Ces mouvements naissent des
contradictions de la société japonaise elle-même, en voie
de modernisation. Ils sont les produits de la
modernisation ; ils en sont même d’une certaine manière
l’expression. Ils établissent les références centrales d’une
critique sociale et sont le re et d’une opinion publique
qui s’indigne, se révolte, conteste. Ils contribuent à
mettre le sort des humiliés et des o ensés en débat sur
la place publique et contraignent parfois l’État à
assouplir la brutalité de sa domination. De ce point de
vue encore, la modernisation japonaise avance, avec ses
spéci cités idéologiques, ses références particulières,
selon un rythme qui n’est ni « décalé » ni « en retard »
par rapport à l’Occident.
GUERRE À LA GUERRE
1. Cf., par exemple, KATÔ, S., 1955 ; repris dans ID., 2009-2010, t. II,
pp. 3-25 ; NISHIKAWA, 2009, pp. 126-152.
REMERCIEMENTS
456
droits du peuple 1
droits du peuple 1 2 3
Meiji 1
6789
féministe et socialiste 1 2 3 4
socialistes 1 2
peuple 1
journaliste 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46
47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69
70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92
93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111
112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128
129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140
d’Ashio 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Liberté 1 2
pendant la guerre 1
12
4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
123456
droits du peuple 1
impériale 1 2 3
INOUE, Tetsujirô (1856-1944), professeur, promoteur de l’idéologie
impériale 1 2 3 4
6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
sociale 1 2
l’asiatisme 1
Liberté 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
politique 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24
25 26 27
5 6 7 8 9 10 11
4 5 6 7 8 9 10 11
3456
45
japonais 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
KITA, Sadakichi (1871-1939), historien, hostile à l’ultranationalisme 1 2 3
4567
1889 1
19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41
42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55
4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35
démocrates 1 2
réformiste 1 2
MARUYAMA, Masao (1914-1996), historien des idées politiques,
moderniste 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
peuple 1
modernes 1
2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
456789
Lumières, ministre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
traducteur 1
234
anticonfucianiste 1 2 3
diplomate 1
nationalisme 1
NAGAI, Kafû (1879-1959), romancier 1
Bas-bleus 1 2
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44
45 46 47 48 49 50 51 52 53 54
8 9 10 11
fascisme européen 1 2 3
du lotus 1 2 3 4
11 12 13 14 15 16 17
1234567
coloniale 1 2 3 4 5 6 7
NUMA, Morikazu (1843-1890), fonctionnaire, proche du Mouvement pour
du pays 1
droits du peuple 1 2 3
13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
23456789
questions sociales 1
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
9 10 11
Waseda 1
ÔSUGI, Sakae (1885-1923), militant socialiste puis chef de le des
anarchistes 1 2
12
antinationaliste 1 2
2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51
52 53 54 55 56 57 58 59 60 61
23456
4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
assassiné 1 2 3 4 5 6 7 8 9
nationalisme 1
géographe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24
preuves 1 2 3
naturaliste 1
Gen’yôsha 1
bouddhiste en Occident 1
7 8 9 10
nipponistes 1
345
7 8 9 10 11 12 13 14
victimes de la pollution 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
20 21 22 23 24 25
antimoderniste 1
l’asiatisme 1 2 3 4 5 6
légaliste 1
Tokugawa 1
l’impérialisme 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45
46 47 48 49
droite 1 2 3 4 5 6 7
moderniste 1 2
1234567
7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
droits du peuple 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
gauche 1 2 3 4 5 6 7 8 9
YAMAUCHI, Mina (1900-?), ouvrière, militante syndicaliste et féministe 1
234
mingei 1
d’ethnofolklore 1
japonais » 1 2 3 4 5 6
2345678
9 10 11
féminines de médecine 1
BIBLIOGRAPHIE