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Monsieur Robert J.

Knecht

La biographie et l'historien
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2000, N°52. pp. 169-181.

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Knecht Robert J. La biographie et l'historien. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2000, N°52. pp.
169-181.

doi : 10.3406/caief.2000.1385

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_2000_num_52_1_1385
LA BIOGRAPHIE ET L'HISTORIEN

Communication de M. Robert J. KNECHT

(Université de Birmingham)

au Lle Congrès de l'Association, le 7 juillet 1999

En tant que sujet britannique d'origine française, je suis


souvent frappé par les contrastes qui existent entre mes
deux patries. La biographie historique en est un exemple.
En Angleterre, si vous allez dans une grande gare, vous
trouverez une librairie avec quelques livres, presque
exclusivement des romans. En France, vous y trouverez
souvent des livres d'histoire et des vies de grands person
nagesdu passé ou du présent. La biographie occupe une
place imposante dans la production des maisons d'édition
françaises. Ce n'est pas le cas en Angleterre où il n'y a pas
d'équivalent à la série de biographies historiques diffusée
depuis longtemps chez Fayard. Cela indique une différen
ce de goût entre les lecteurs des deux nations. En Anglet
erre, la biographie historique reste le domaine d'un
public plus ou moins cultivé et par conséquent restreint ;
en France, elle s'adresse a un public pas nécessairement
très cultivé mais beaucoup plus large. L'Anglais moyen
n'aime pas tellement l'histoire tandis que le Français
semble l'aimer pourvu qu'elle ne soit pas trop sérieuse.
C'est peut-être pourquoi la biographie historique s'est
attiré le mépris de beaucoup d'historiens français, alors
qu'en Angleterre elle a maintenu sa position. Le mépris
en France a été exprimé surtout par les historiens de l'éco
le des Annales. Pour Fernand Braudel, par exemple, la
biographie formait partie de l'histoire événementielle.
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Évidemment, les historiens des Annales n'ont pas négligé


les hommes, mais ils se sont intéressés aux groupes plutôt
qu'aux particuliers. C'est pourquoi Pierre Goubert publia
en 1966 un livre sur Louis XIV intitulé non pas « Louis
XIV » mais Louis XIV et vingt millions de Français. Voici un
passage tiré de sa préface : « Louis XIV seul, enfermé dans
sa majesté, n'est qu'objet de littérature. Si conscient de sa
responsabilité, si ferme et résolu que soit un tel maître, il
dépend de ses sujets, et du monde qui l'entoure, autant
que ses sujets dépendent de lui, et que ce monde porte sa
marque » (1). Pendant longtemps les historiens des
Annales se sont contentés de laisser la biographie aux vul
garisateurs, du reste assez nombreux, qui, eux, ont pu
satisfaire l'appétit du grand public. Mais les temps ont
changé. L'école des Annales a perdu beaucoup de son
influence. Plusieurs de ses membres se sont ralliés à la
biographie pourvu qu'elle soit consciente de ses limites.
Reprenons l'exemple de Goubert. En 1990, il publia une
biographie de Mazarin. La préface tâche d'expliquer son
revirement à la suite des années 50 : « Était alors venu le
beau temps des longues biographies dont le succès a pu
étonner, mais peut s'expliquer par la médiocrité ou la tri
stesse du contexte. On y trouvait parfois le meilleur ou le
pire, plus souvent l'acceptable et le dormitif. Mises à part
quelques éclatantes réussites, je n'éprouvais pour ce genre
volontiers insignifiant et laudatif aucun attrait particulier.
Il arriva pourtant qu'on me proposa une biographie de
Mazarin : suggestion d'abord mal reçue, faut-il m'en
excuser (2) ? » Et Goubert justifie son retournement : sou
venirs d'enfance liés à d'Artagnan, profonde admiration
pour Г extraordinaire habileté du cardinal, surtout le désir
de montrer que sans lui il n'y aurait pas eu d'oeuvre de
Richelieu ni même de Louis XIV. « Pour toutes ces raisons,
et parce que c'est lui, et non pas son prédécesseur ou son

(1) Pierre Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français (Paris, Fayard,
1966), p. 9-10.
(2) Pierre Goubert, Mazarin (Paris, Fayard, 1990), p. 11.
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successeur, qui forme le pivot, le nœud central du siècle


numero 17, il fallait bien se décider à consacrer à Jules
Mazarin ou Giulio Mazzarino quelque chose qui puisse
ressembler à une biographie » (3). Dans son livre le plus
récent, Le Siècle de Louis XIV (1996), Goubert consacre de
nombreuses pages au roi, à son pouvoir et à son image. Il
se souvient de son livre de 1966. « À vrai dire », écrit-il,
« Louis XIV m'intéressait alors assez peu : je m'étais
contenté, dans le sillage partiel de Lavisse, de livrer
quelques réflexions pas toujours tendres, ni même justes
sur un personnage considérable qui avait été porté aux
nues (et le fut encore) avec une adoration proche de la
béatitude ». Goubert le voit maintenant sous un autre
jour : « On ne peut dresser un portrait en pied de Louis
XIV, et moins encore l'affubler d'épithètes sombres ou
dorées ; après tout l'historien n'est pas celui qui juge, mais
celui qui essaie de comprendre. Il me semble de plus en
plus qu'on peut voir dans ce personnage eminent des
figures successives, et quelques traits, peu nombreux,
mais solides, de constance » (4). L'intention de Goubert
est cependant la même qu'en 1966 : celle de libérer le roi
de tout « ce que le public français actuel voit de ses
anciens rois », c'est-à-dire « des images individuelles
entourées de formules traditionnelles et d'anecdotes
inusables, le plus souvent inexactes » (5). Mais la biogra
phie elle-même n'est plus en cause ; c'est la biographie
qui oublie que l'individu, quelle que soit sa puissance, ne
compte pour rien détaché de son contexte. La biographie
historique a donc regagné du terrain en France.
Pourquoi la biographie a-t-elle été si malmenée par cer
tains historiens ? Il y a évidemment une objection philoso
phique. L'histoire est-elle faite par les hommes ou par la
conjoncture - c'est-à-dire les grands mouvements écono-

(3) Ibid., p. 11-12.


(4) Pierre Goubert, Le Siècle de Louis XIV (Paris, Editions de Fallois, 1996), p.
201.
(5) Pierre Goubert, Le Siècle de Louis XIV (Paris, Editions de Fallois, 1996),
p. 205.
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miques et autres ? Les marxistes, obsédés comme ils le


sont par la lutte des classes, n'aiment pas la biographie
car elle place l'individu au-dessus des masses sociales. Or
tout historien de nos jours est plus ou moins marxiste
dans le sens qu'il ne pense pas que l'homme puisse s'iso
lercomplètement des forces qui l'entourent. Mais je ne
veux pas m'aventurer dans la philosophie de l'histoire ;
mon intention étant bien plus modeste : aborder certains
aspects de la biographie en tant qu'exercice historique.

*
* *

Est-ce une discipline fautive ? Je ne le pense pas, tout en


admettant qu'elle a ses limites. Le malheur c'est que la
biographie est assez facile d'accès. On n'a pas besoin de
génie pour entreprendre l'histoire d'une vie : on n'a qu'a
la décrire telle qu'elle se présente. Ses paramètres -
depuis la naissance jusqu'à la mort - sont évidents. Inutile
de formuler une structure ou d'imaginer une intrigue: il
suffit de savoir écrire. C'est pour cela, il me semble, que la
biographie attire tant ď historiens amateurs. En France,
tous les hommes politiques semblent avoir l'ambition de
proclamer leur culture en écrivant la vie d'un roi ou d'un
homme d'État. Je ne citerai personne. Cette ambition n'est
pas partagée par leurs confrères anglais. Beaucoup de bio
graphes n'ont jamais fait un apprentissage d'historien.
Les disciplines austères telles que la paléographie, pour
tantessentielle à la lecture des manuscrits, ne les ont pas
touchés. Ils se lancent dans une vie sans posséder la maît
rise des sources, et en conséquence ils se replient sur des
hypothèses et des jugements subjectifs. Avant d'être hist
oriquement valable, une biographie doit tenir compte de
toute la documentation accessible - archives, sources nar
ratives, etc. L'entraînement de l'historien professionnel est
rigoureux. C'est pour cela du reste que les amateurs se
fient parfois à des « nègres » tels que des jeunes normal
iens ayant besoin d'argent.
LA BIOGRAPHIE ET L'HISTORIEN 1 73

Même si la biographie est bien pratiquée, ses exigences


sont souvent divergentes de celles de l'histoire ou même
contradictoires. La biographie tient à la fois de l'art et de
la science. Une œuvre d'art pour satisfaire doit avoir un
commencement et une fin. Le lecteur s'attend à ce qu'elle
lui fournisse tous les renseignements possibles sur le sujet
- sa naissance, son éducation, sa vie publique et privée,
ses goûts et ses croyances. Cependant l'historien n'est pas
toujours capable de les lui fournir. La documentation n'est
pas toujours là. C'est souvent le cas lorsque l'on remonte
dans le passé. Alors que doit faire le biographe? Doit-il
admettre son ignorance ou combler le vide en puisant
dans son imagination ? Beaucoup de biographes du der
nier siècle agissaient ainsi. Par exemple, s'ils ne savaient
pas où leur sujet avait fait ses études, ils décrivaient les
écoles où les universités de la région où il avait passé son
enfance en supposant qu'une d'elles avait été fréquentée
par lui.
La biographie peut aussi déformer l'histoire en déta
chant son sujet de son milieu. L'historien anglais Maurice
Cowling lui faisait ce reproche en pensant au système poli
tique anglais du siècle dernier. Le biographe selon lui faus
se la perspective en détachant l'homme du système. Il pré
sente un système dont les relations sont linéaires, alors
qu'en réalité elles sont circulaires. Si un des éléments du
système change de position, tous les autres changent éga
lement (6). Cette critique évidemment s'applique mieux à
un régime démocratique qu'à une dictature comme celle
d'un Hitler ou d'un Staline. Mais la déformation de l'his
toire par le biographe peut se manifester de différentes
manières. Voici l'opinion de Lucien Romier à ce sujet: « La
biographie exige que soit groupés autour d'une figure
arbitrairement détachée le plus d'incidents possible, et de
peur de se disperser, elle accepte volontiers sur les faits qui
n'intéressent qu'indirectement son personnage, mais qui

(6) Maurice Cowling, The Impact of Labour, 1920-1924 (Cambridge Universi


tyTress, 1971), p. 6.
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sont parfois des aspects essentiels de l'histoire générale,


des données traditionnelles sans valeur, auxquelles elle
confère une nouvelle autorité ». Romier pensait aux
guerres de religion. Sa critique continue ainsi : « Aussi
bien la biographie commet-elle l'erreur d'enfermer les évé
nements dans un cercle trop mesquin, de tout ramener à la
portée d'un individu, de grossir par artifice les « questions
de personnes » et de mettre les catégories générales dans
la dépendance de simples incidents. Erreur d'autant plus
dangereuse pour l'histoire des guerres de religion qu'elle
confirme une tendance spéciale de cette histoire où le cla
ssement des faits a été faussé dès l'origine par l'intérêt exor
bitant des personnes ou des groupes » (7).
Le problème de l'histoire déformée par la biographie
m'a été révélé dès le début de ma carrière universitaire,
lorsque j'entreprenais la biographie d'un cardinal anglais
de la fin du XVe : John Morton, le principal ministre du roi
Henry VII d'Angleterre. J'ai vite compris que je n'arrive
rai pas à apprécier correctement son rôle politique sans
tenir compte de celui joué par chacun de ses confrères
évêques. Ayant entrepris une simple biographie, j'ai fini
par écrire une étude consacrée aux carrières politiques de
quarante-six prélats ! Ma conscience d'historien m'a obli
géà passer de la biographie à l'histoire sociale.
Les plus grands biographes, tels que Tacite, Joinville ou
Boswell, ont tous connu leur sujet. Eux seuls peuvent
communiquer l'illusion de le connaître. L'historien ne
peut atteindre ce même degré de familiarité. Faute de
« inside knowledge », il doit se fier à la documentation, sur
tout à la correspondance. S'il n'y en a pas, il est obligé
d'admettre son ignorance. Car chez l'historien, la science
doit prévaloir sur l'art.

*
* *

(7) Lucien Romier, Le Royaume de Catherine de Médicis, 2 vol. (Paris, Perrin.


3e edition, 1922), 1. 1, p. x.
LA BIOGRAPHIE ET L'HISTORIEN 175

La psychologie est un autre problème. A ce point de


vue, de grands progrès ont été faits depuis le XIXe siècle.
Freud est intervenu (8). Sans être l'évangile, il nous a aler
té sur l'existence de l'inconscient. « Même si nous voul
ions le faire, a écrit Robert Gittings, nous ne pourrions
nous permettre le cynisme généralisé d'un Strachey au
sujet de Florence Nightingale ou le pieux camouflage
d'un Forster à propos de Dickens, sans nous interroger
sérieusement sur notre droit de passer de tels jugements
ainsi que sur nos motifs » (9). Voilà un pas sur la bonne
voie. Le biographe d'aujourd'hui ne peut ignorer l'incons
cient ; mais si la psychanalyse lui recommande la prudenc
e, elle souligne aussi les doutes de l'historien. L'incons
cient dépasse son contrôle. Certes, des historiens ont joué
avec l'impossible. Un des pionniers de ce genre d'enquête
fut E.H. Erikson, qui se lança dans une étude psycholo
gique du jeune Martin Luther. Selon lui, l'enfance du
réformateur - surtout la rude discipline que lui a infligé
son père - peut expliquer sa révolte contre l'Église catho
lique (10). C'est de ce livre que le dramaturge anglais John
Osborne a tiré l'inspiration de sa pièce, Luther, selon
laquelle la théologie du réformateur aurait été formée par
une obsession médicale (11). C'est aux États-Unis que
nous trouvons aujourd'hui des professeurs de psycho-hist
oire. La mieux connue, Elizabeth Marvick, nous a donné
deux biographies: l'une du jeune Richelieu et l'autre du
jeune Louis XIII (12). Selon Marvick, le génie administratif
de Richelieu aurait été dû à son maillot de bébé qui aurait
permis à son cerveau de se développer plus que de nor
mal. Quant au jeune Louis XIII, Marvick a pu puiser dans

(8) P. Gay, Freud for Historians (Oxford, Oxford University Press, 1985).
(9) Robert Gittings, The Nature of Biography (Londres, Heinemann, 1978 ), p.
42.
(10) E.H. Erikson, Der junge Mann Luther (Hambourg, 1970). Voir aussi Psy-
chohistory and Religion : The Case of Young Man Luther, éd. R.A. Johnson (Phi
ladelphie, 1977).
(11) John Osborne, Luther (Londres, 1961).
(12) Elizabeth Marvick, The Young Richelieu (Chicago, 1983) et Louis XIII :
the Making of a King (New Haven, СТ. : Yale, 1986).
1 76 ROBERT J. KNECHT

le Journal de Jean Héroard, le médecin du roi, qui contient


de nombreux renseignements intimes sur la santé et
l'éducation de son patient (13).
Trois autres problèmes associés à la biographie histo
rique me viennent à l'esprit : d'abord la responsabilité
politique ; deuxièmement, la conscience religieuse et, tro
isièmement, la réputation. Ici je me permets de citer trois
figures du passé dont j'ai tâché de tracer le portrait : Fran
çoisIer, Catherine de Médicis et Richelieu.
François Ier avait-il un pouvoir « absolu » ? Voilà une
question à laquelle il est bien difficile de répondre. Le roi
se croyait certainement « absolu », mais qu'était-ce que
« l'absolutisme » au XVIe siècle ? Le roi pouvait être l'élu
de Dieu sans cependant pouvoir imposer sa volonté à ses
sujets faute de moyens. Il n'avait qu'une toute petite
armée permanente et très peu d'officiers par rapport à la
population : peut-être cinq mille pour une population de
16 à 18 millions (14). La responsabilité de déclarer la guerr
e ou de faire la paix était la sienne, mais pouvait-il l'exer
cer sans consulter ses ministres au préalable. Le faisait-il ?
Nous ne le savons, car les procès-verbaux du conseil du
roi n'existent plus. Faire la biographie d'un roi à cette
époque est à mon avis quasiment impossible, car le pro
cessus politique est le plus souvent caché. Certes, le roi est
l'ultime responsable, mais nous ne pouvons pas être sûrs
que d'autres n'aient pas empiété sur son autorité. Qu'un
exemple suffise ici. On a souvent dit que François Ier avait
déclenché une terrible persécution contre les Protestants à
la suite de l'Affaire des Placards — un affichage clandest
in de propos anti-catholiques qui eut lieu à Paris pendant
la nuit du 18 octobre 1534. Le roi se trouvait à ce moment-
là au château d'Amboise. Il aurait déclenché la persécu
tion à la suite de la découverte d'un placard insolent fixé à
la porte de sa chambre. Mais si cela était la raison, com-

(13) Le Journal de Jean Héroard, éd. Madeleine Foisil, 2 vol. (Paris, Fayard,
1989).
(14) Jean Jacquart, François Ier (faris, Fayard, 2e édition, 1994), p. 282-83.
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ment expliquer que des Parisiens aient été punis pour un


crime commis à Amboise ? Et comment expliquer la per
sécution à Paris dès le lendemain de l'affaire sans la
moindre trace d'un ordre royal ? Et pourquoi François
n'a-t-il manifesté sa colère que deux mois après l'affaire ?
Ce ne fut qu'en décembre qu'il écrivit au chancelier
Duprat pour le féliciter des mesures de police qui avaient
été prises en son absence. A mon avis, et ce n'est qu'une
supposition de ma part, la persécution a été lancée en son
nom plutôt que par lui. Mais nous ne saurons probable
ment jamais la vérité (15).
Autre problème : la conscience religieuse. On a souvent
dit que François Ier avait hésité entre le catholicisme et le
protestantisme avant de faire son choix ; mais au fond,
quelles étaient ses croyances religieuses ? Partageait-il les
idées évangéliques de sa sœur, Marguerite d'Angoulême,
ou penchait-il plutôt vers les sympathies plus orthodoxes
de sa mère, Louise de Savoie ? Ici encore nous sommes
face à l'énigme. Nous n'arriverons jamais à pénétrer la
conscience du roi, pas plus que celle de Catherine de
Médicis quelques années plus tard (16). Comme tout le
monde le sait, elle a dû faire face à une crise politico-rel
igieuse qui menaçait l'autorité de son fils Charles IX. Elle a
tâché de réconcilier les parties ; ensuite elle a joué un rôle
ambigu qui lui a valu la haine des protestants. Ils l'ont
accusée d'être à l'origine du massacre de la Saint-Barthé
lémy. Les historiens se disputent toujours à ce sujet.
Catherine était-elle pieuse ? Nous ne le savons pas. Il
semble qu'elle ne comprenait pas les passions religieuses,
s'imaginant que tout irait bien si seulement l'on remédiait
aux abus dans l'Église.
La vérité est insaisissable. Cependant le biographe doit
essayer de la retrouver parmi le fatras de médisances et
de louanges qui ont été empilées au cours des siècles par

(15) Robert Knecht, Un Prince de la Renaissance : François Ier et son royaume


(Paris, Fayard, 1998), p. 314-21.
(16) Ibid., p. 161-62.
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ceux qui voulaient imposer leurs préjugés à la postérité.


François Ier en a été une victime. Au XVIe siècle, on l'appel
ait « le grand roy Françoys ». Maintenant, on pense à lui
comme à un roi qui ne songeait qu'à s'amuser. Napoléon
l'a décrit comme étant « un de ces grands homme pyg-
mées » (17) . Pourquoi cette chute dans sa réputation ? Les
médisances ont commencé avec les historiens du XVIIe
siècle dévoués à la maison de Bourbon, dont l'ancêtre
avait été puni par le roi pour haute trahison. Ensuite, au
XIXe siècle, Jules Michelet lui en a voulu de s'être rallié au
pape au lieu de prendre la tête de la réforme protestante
(18). S'il veut retrouver la vérité, le biographe doit sur
monter ces préjugés ; il doit se référer aux sources les plus
authentiques, c'est-à-dire les archives. Sans cela il ne fera
que répéter des bobards. Passons à Catherine de Médicis
qui a été persécutée par une presse contemporaine fort
malveillante. En tant que femme d'origine italienne et
bourgeoise, elle offrait une cible parfaite aux attaques des
misogynes, xénophobes et snobs. La prétendue « légende
noire » se trouve représentée par le Discours merveilleux de
la vie, actions et déportements de Catherine de Médicis, Royne-
mère, publié en 1574 (19). L'auteur anonyme n'a jamais été
identifié. C'était probablement un « mécontent » qui dési
rait l'entente entre les huguenots et les catholiques modér
és. Son portrait de Catherine, tout en étant peu croyable,
a cependant exercé une forte influence sur l'historiogra
phie postérieure. La Reine Margot de Dumas et l'Histoire de
France de Michelet en sont les fidèles héritiers. De notre
temps, plusieurs historiens ont essayé de blanchir la
reine-mère. Ils ont accusé d'autres - les Guises, l'Espagne,
la Rome tridentine - d'avoir préparé l'attentat contre

(17) Las Casas, Le Mémorial de Sainte-Hélène, 4 vol. (Paris, Garnier, 1934 ), t.


3, p. 248-249. Je dois cette citation à l'obligeance du professeur René Pillor-
get-
(18) P. Paris, Études sur François Ier, 2 vol. (Paris, Techener, 1885), t. 1, p. 1-
25 ; R.J.Knecht, Un prince de la Renaissance, p. 559-566.
(19) Discours merveilleux de la vie, actions et déportements de Catherine de Médic
is,Royne-mère, éd. Nicole Cazauran (Genève, Droz, 1995).
LA BIOGRAPHIE ET L'HISTORIEN 1 79

l'amiral Coligny et le massacre qui s'ensuivit (20). Mais, à


mon avis, la réaction a peut-être porté trop loin. Nous ne
pouvons être absolument sûrs que le Discours merveilleux
soit totalement dépourvu de vérité. Son auteur avait ce
rtainement fréquenté la cour de France. Catherine n'était
pas une sainte. Les lettres de Jeanne ď Alb ret nous en pré
sentent un portrait fort désagréable. Peut-on les croire ?
Ce sont des copies du XVIIe siècle ; mais personne n'a
prouvé qu'elles ne sont pas authentiques (21). Catherine
reste une figure discutable : « une femme terrible mais
fort intéressante », comme me l'a si bien dit Madame Syl
vie Béguin. Catherine nous a laissé une correspondance
importante pour l'époque, mais nous aurions besoin de
nous retrouver dans les coulisses du Louvre au XVIe siècle
pour mieux nous rendre compte de la vérité (22).
L'aspect médical est un autre cauchemar pour l'histo
rien biographe. Nous sommes mieux renseignés aujour
d'huisur certaines maladies, mais nous ne pouvons être
certains de l'état de santé d'un personnage historique
sans certificats médicaux fiables. Un tel est-il mort de la
syphilis ? La question est souvent posée, mais nous ne
pouvons y répondre. On peut déduire quelque chose des
médicaments prescrits à l'époque : le mercure, par
exemple, ou le brézil. Mais comment pouvons-nous nous
fier au diagnostic de médecins qui ne savaient même pas
que le sang circule ? Certaines maladies ont aussi changé
de nature au cours des siècles (23).

(20) N.M. Sutherland, « Catherine de' Medici : the Legend of the Wicked
Italian Queen » [in] Princes, Politics and Religion, 1547-1589 Londres, Ham-
bledon, 1984), p. 237-48 ; J.-L.Bourgeon, L'Assassinat de Coligny (Genève:
Droz, 1992), p. 29-30
(21) N.L. Roelker, Queen of Navarre : Jeanne d'Albret, 1528-1572 (Cambridge,
Mass., 1968 ), p. 372-74, 376.
(22) Lettres de Catherine de Médicis, éd. Hector de la Ferrière et Baguenault
de Puchesse, 10 vol. (Paris, Imprimerie nationale, 1880-1909). Voir aussi R.J.
Knecht, Catherine de' Medici (Londres, Longman, 1998 ).
(23) Claude Quétel, Le Mal de Naples : histoire de la syphilis (Paris, Éditions
Seghers, 1986).
180 ROBERT J.KNECHT

Le biographe doit aussi résister aux impératifs de la pro


pagande. C'est là surtout qu'il doit se fier aux archives.
Richelieu fut un des grands maîtres de la propagande. Il a
tout fait pour que la postérité lui réserve une place de
choix parmi les serviteurs les plus désintéressés de la cou
ronne de France. Il a commandé des Mémoires, rédigé un
Testament politique, mobilisé une équipe d'historiens fl
agorneurs, fait pression sur la presse et sur le théâtre.
Même les peintres ont dû le présenter grand, debout
comme un roi, et sans le moindre signe de vieillissement
(24). La plupart des biographes l'ont accepté à sa propre
valeur, comme un ministre totalement dévoué au service
de Louis XIII. On s'imaginait dans le temps que Richelieu
ne devait son autorité qu'à la confiance royale. Mais
aujourd'hui nous savons que le cardinal fonda son autorit
é sur une fortune privée considérable ainsi que sur une
large clientèle. La découverte, il y a quelques années, par
Joseph Bergin de cinq gros registres contenant les détails
de cette fortune ont démontré que les ambitions du cardi
nal n'étaient pas exclusivement au service du roi. Il voul
aitmettre sa famille sur le même pied social que les plus
grandes familles de France et, en même temps, consolider
sa puissance politique. Il demandait même à Louis de
rembourser un prêt alors qu'il avait du mal à faire face
aux dépenses liées à la guerre de Trente Ans! (25).
Finalement, la partialité. Ici encore l'art et la science se
trouvent en opposition. Une biographie qui tâche d'être
neutre est peu amusante. Comme l'a si bien dit Robert
Gittings, la biographie en tant qu'œuvre d'art doit sortir
de la haine ou de l'éloge. La passion doit l'animer. Une
biographie peut être hostile comme celle que Thomas

(24) R.J. Knecht, Richelieu ( Londres, Longman, 1991) p. 169-89 ; W.F. Churc
h, Richelieu and Reason of State (Princeton, NJ., 1972), p. 98-100, 116-20, 123-
26 ; Richelieu et la Culture, éd. R. Mousnier (Paris, CNRS, 1987) ; H.M.Solo-
mon, Public Welfare, Science and Propaganda in Seventeenth-Century France : the
Innovations ofThéophraste Renaudot ( Princeton, NJ, 1972).
(25) Joseph Bergin, Cardinal Richelieu : Power and the pursuit of wealth (New
Haven, Conn., Yale, 1985).
LA BIOGRAPHIE ET L'HISTORIEN 181

More a consacrée au roi Richard III et dont Shakespeare


s'est inspiré. Mais le plus souvent elle est élogieuse. Le
biographe est attiré vers son sujet soit par la sympathie ou
par le désir de justifier une réputation, de la confirmer, de
l'accroître ou encore de corriger une injustice. Ces motifs
influencent sa sélection des faits historiques, pas nécessai
rementconsciemment. Sans vouloir déformer la vérité, le
biographe choisit son matériel selon ses préconceptions.
Cela arrive surtout si le sujet est lié à une cause. Comme
l'historien anglais David Knowles l'a dit en 1954, « beau
coup de personnages du passé incarnent ou représentent
une cause si clairement qu'il est à peu près impossible de
détacher la personne des principes qu'elle tenait, et la
confusion est d'autant plus grande si nous partageons ces
principes » (26).
Un biographe peut évidemment changer d'opinion et
revoir son travail. En 1939, la célèbre historienne anglaise
C.V. Wedgwood publia une biographie fort élogieuse du
comte de Strafford, le ministre de Charles Ier qui fut exécut
é en 1640 (27). Quelques années plus tard, un autre histo
rien, Hugh Kearney, découvrit des papiers prouvant que
le comte avait trempé dans des affaires louches en Irlande.
Déçue par son héros, Madame Wedgwood écrivit une
deuxième version de sa biographie, cette fois plus nuanc
ée.Mais en se rapprochant de la vérité, elle a diminué
l'attrait de son travail d'origine. Il semble que l'art exige
que la biographie ne soit pas trop scientifique !
Robert J. KNECHT

(26) David Knowles, « Biography and History », Conférence inaugurale à


l'université de Cambridge, 1954.
(27) C.V. Wedgwood, Strafford (Londres, Cape, 1935) ; H.F. Kearney, Straf
fordin Ireland (Manchester, 1959) ; C.V. Wedgwood, Thomas Wenworth, First
Earl of Strafford, a Revaluation (Londres, Cape, 1961).

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