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Agulhon Maurice. Le Célibataire français. L'historien et le célibataire. À propos de : Jean Borie. In: Romantisme, 1977, n°16.
Autour de l'âge d'or. pp. 95-100;
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1977_num_7_16_5101
L'historien et le célibataire
A propos de Jean Borie : Le Célibataire jrançais *
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On voit bien ce qu'un historien social aurait fait (ou ferait, qui sait ?)
d'un pareil sujet. Soit à étudier les Célibataires français (ajoutons : du
xixe siècle) ; l'on se proposerait d'abord de les compter ! La chose est
en principe aisée puisque depuis 1836, de cinq ans en cinq ans, les
recensements de population donnent lieu à la rédaction dans chaque commune
d'une liste nominative d'habitants, dressée rue par rue, maison par maison,
ménage par ménage, et donnant pour chaque personnage le sexe, l'âge,
Yétat civil, la profession, et la parenté avec les autres membres du foyer.
Comme la mise en fiche de ces dizaines de millions d'êtres serait —
gravement et tristement — reconnue comme impossible, on ne manquerait pas
de choisir (après minutieuse réflexion, bien entendu) quelques
recensements échelonnés dans le siècle, et quelques communes réparties dans le
territoire. Au bout du compte (passons sur les détails, les méthodes ... et
les années) on pourrait en principe répondre aux questions du genre : le
célibat, au cours du siècle (ou plutôt le célibat total, le célibat masculin,
le célibat féminin) a-t-il (ont-ils) progressé, reculé, ou subi telle ou telle
courbe plus complexe ? dans quelles classes sociales, voire dans quelles
professions, ont-ils été le plus caractéristiques ? dans quelle région ont-ils
été le plus répandus, et avec quelles corrélations ?
Ces conclusions partielles tirées du « quantitatif » constitueraient une
sorte de squelette sur lequel l'information « qualitative » apporterait la
chair (ou le dessin sur lequel la couleur ..., si l'on préfère). C'est en effet
après avoir établi ces données, présumées « réelles » parce que massives et
collectives, que l'on aborderait l'étude des lois sur le célibat, des idées
sur le célibat, des débats sur le célibat en enfin (quintessence de qualitatif)
les témoignages sur le célibat.
Comme on voit, les matériaux qui forment la totalité du livre de M. Borie
constitueraient une assez faible fraction de celui de l'historien, son
hypothétique émule. Il est vrai qu'en revanche — essayons d'être juste ! —
l'historien épuisé par ses plongées dans les archives (j'ai dit les
recensements, je n'ai pas encore parlé des minutes notariales, et pourtant Dieu
sait si les investigations sur les fortunes pourraient être décisives !) n'aurait
peut-être pas fouillé avec autant d'insistance et autant de bonheur que
M. Borie la littérature romanesque, la littérature médicale, et les diverses
sortes d'ouvrages qui vulgarisent les idées reçues. Le « littéraire » aussi
peut être un gros travailleur, et ses journées à la Bibliothèque Nationale
peuvent être aussi rébarbatives et presque aussi nombreuses que celles de
l'historien « classique » dans les Archives des départements. Nous inclinons
cependant à penser que l'historien moyen songe plus souvent à chercher
(même s'il le fait mal, ou hâtivement) des données dans le domaine du
littéraire, que le littéraire moyen à se soucier de chercher des données
d'histoire sociale.
Or, elles ne sont pas négligeables, ne serait-ce que pour nous aider à
savoir
vroir que quoi l'on parle.
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Trêve de généralités ! On admettra sans peine que Flaubert, même, ou
surtout, accompagné de Bouvard et de Pécuchet, est plus intéressant que
ses contemporains, les vieux garçons anonymes, notaire à Périgueux, ou
rond de cuir à Châlons-sur-Marne.
Mais de quelle sorte d'intérêt, et de quelle représentativité ? Tout est là.
Par son point de départ (jamais perdu de vue d'ailleurs), constitué par
quatre célibataires qui ont choisi la vie d'artiste, qui l'ont pensée, et qui
ont écrit sur elle, M. Borie est amené à confondre constamment le tout
Débats 97
dit-il, qui exalte en principe l'individu loue si fort la famille qu'il vise en
fait à enfermer moralement en elle cet individu par excellence qu'est le
célibataire. D'entrée (p. 8) il nous est dit que tout se passe comme si « la
seule forme de sociabilité concrète qui ait jamais été conçue, construite et
consolidée [à l'époque étudiée] ... se soit trouvée restreinte au foyer,
enfermée dans une « cellule » familiale de plus en plus étroite et isolée ». — Or
la contradiction prétendue n'existe pas, parce que l'assertion qu'on vient
de citer est tout simplement fausse ! C'est le xixe siècle libéral qui a (sinon
tout à fait inventé, du moins) diffusé et généralisé les formes et les
institutions de « sociabilité concrète » qui ont précisément rendu possible au
bourgeois épris de ses aises la vie hors de la famille : le restaurant (voir
J.-P. Aron, que Borie connaît et cite, pourtant), le café, le cercle, le club,
— institutions d'hommes bourgeois, que peut certes fréquenter le père de
famille, mais dont l'homme sans famille propre est évidemment le
principal usager. Cela est si vrai d'ailleurs que le discours conservateur sur la
famille s'accompagnait généralement de propos réprobateurs sur les cafés,
cercles, clubs et autres lieux, considérés comme concurrents du foyer, et
comme susceptibles d'attirer à nouveau les maris vers les charmes du
célibat. Ces institutions n'en prospéraient pas moins, et un historien de la
sociabilité pourrait presque en conclure, s'il était aussi catégorique que
M. Borie, mais en sens contraire, que le xixe siècle libéral a été l'âge d'or
du célibataire. Nous n'irons pas juque là — mais nous proposons
néanmoins ces quelques idées en contre-poids.
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