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Didier LOUIT

FRAGMENTS

D’ECRITURE

MMXI

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Du même auteur

- L’épine des anges ( nouvelles)

- Réminiscences et digressions en trois temps ou les petites


aventures insignifiantes d’un promeneur solitaire
Suivi de Notes et anecdotes (essais)

- Couleurs du haut var (Album photos)

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PREFACE

Ce livre inclassable pourrait se ranger dans une rubrique


pompeusement intitulée : « Concept thématique, alphabétique
et fragmentaire de textes choisies des mondes réels ou
romanesques en structure réaliste sur le comportement humain,
animal ou inerte, dans ses inepties, ses curiosités, son génie, ses
craintes, ses ruses, ses coutumes, ses peurs, ses amours, ses
mensonges, sa vie et touti quanti dans la littérature du XIXème
siècle et antécédents ».

Aussi, je vous vois subitement circonspect. Pas


d’inquiétude, car il n’est en rien une analyse ou une étude des
plus ennuyeuse sur le sujet. Je me suis plus simplement attaché
pour ce livre à repérer, au fil de mes lectures, des textes aux
récits authentiques ou romanesques, tirés d’une certaine réalité
de la vie et de la condition humaine, et qui me paraissent
intéressants à reproduire ici. On y côtoiera des auteurs connus
(mais qui n’ont pas été forcément lus), et surtout moins connus
dont les œuvres (pour la plupart comprises entre la fin du
XIXème et le début du XXème siècle) ne sont plus ou peu
rééditées voire difficile à trouver.
Dans le vaste champ de tous ces romans, essais,
autobiographies ou même articles journalistiques, des
paragraphes s’offrent de temps en temps en historiettes
anecdotiques, avec une sorte de début et une « fin », leur
donnant une vie à part entière au sortir du texte dans lequel ils
sont intégrés. Ces textes choisis, donc, faisant pourtant parties
intégrantes de grands romans, comme je viens de le dire,
donnent ici l’impression de lire une réflexion sur un sujet, une
anecdote ou une nouvelle avec une phrase de fin que l’on peut
considérer comme la chute de l’histoire, qu’elle soit vécue ou
imaginaires en illustrant certaines vérités constatées, à contrario
d’un passage choisi au hasard, ce qui n’aurait aucun intérêt.

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On pourra aussi rencontrer (le plus souvent) des textes


complets mais assez courts pour y figurer, comme par exemple
une chronique d’Alphonse Allais, auteur connu, mais dont les
textes se perdent au milieu d’autres innombrables, et donc pas
nécessairement lu ou alors oublié.
Enfin, d’autres textes pourront y figurer seulement par la
beauté de leur prose, des sentiments, des émotions prodigués ou
par leur caractère humoristique.

Tout ces extraits ou textes complets sont classés par


catégories thématiques (et par ordre alphabétique) comme, par
exemple : la médecine, le commerce, l’amour, les femmes,
l’argent, etc.
Ces thèmes, pour la plupart, nous intéressent plus
particulièrement, car ils font parti intégrante de la vie
quotidienne de chacun d’entre nous ; ce qui ajoute à l’intérêt de
l’ouvrage.

Ce livre (évidement loin d’être exhaustif mais que l’on peut


prendre à titre pédagogique tout autant que d’une littérature
pour personnes pressée) est aussi écrit dans l’espoir que ces
textes animent l’envie de lire un livre en entier, à l’instar du
« don Quichotte de Cervantes » (qui fourmille de textes dans le
texte) que tout le monde connaît, mais que finalement peu de
personne ont lu dans son intégralité.

Je vous souhaite bonne lecture en appréciation de la verve


littéraire de ces écrivains, architectes de la plume, et laisse
lâchement aux auteurs la responsabilité de leurs propos.

Nota bene : toutes les œuvres ici reproduites sont libres de


droit et entrées dans le domaine public, soit 70 ans après la
mort de l’auteur conformément aux lois françaises.

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AVANT PROPOS

L’avant propos est en général écrit par l’auteur lui-même.


Ici, je me ferai fort, par une lâcheté de plus, à reproduire en
introduction le texte d’un autre auteur, puisque, après tout, c’est
le but de ce livre. Commençons donc par le commencement ; et
par la lettre A comme… « A vous les auteurs ! » :

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(Comme « A vous les auteurs » extrait 1887)

Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien


outrecuidant ou bien sot, pour écrire encore aujourd’hui ! Après
tant de maîtres aux natures si variées, au génie si multiple, que
reste-t-il à faire qui n’ait été fait, que reste-t-il à dire qui n’ait
été dit ? Qui peut se vanter, parmi nous, d’avoir écrit une page,
une phrase qui ne se trouve déjà, à peu près pareille, quelque
part ? Quand nous lisons, nous, si saturés d’écriture française
que notre corps entier nous donne l’impression d’être une pâte
faite avec des mots, trouvons-nous jamais une ligne, une pensée
qui ne nous soit familière, dont nous n’ayons eu, au moins, le
confus pressentiment ?
Les hommes de génie n’ont point, sans doute, ces angoisses
et ces tourments, parce qu’ils portent en eux une force créatrice
irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nous
autres qui sommes simplement des travailleurs conscients et
tenaces, nous ne pouvons lutter contre l’invincible
découragement que par la continuité de l’effort.
Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n’ont
presque jamais laissé plus d’un volume et qu’il faut, avant tout,
avoir cette chance de trouver et de discerner, au milieu de la
multitude des matières qui se présentent à notre choix, celle qui
absorbera toutes nos facultés, toute notre valeur, toute notre
puissance artiste.

(Guy de Maupassant, « Le roman » 1887)

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ACADEMIE

(Dissertation académique, extrait, 1743)

DISSERTATION SUR UN ANCIEN USAGE

Lue dans l’académie deTroyes


1743

Par Mr.***L’un des sept académiciens

L’histoire nous apprend, Messieurs, les guerres, les victoires


et les défaites des nations les plus célèbres de l’antiquité ; mais
par une fatalité dont a droit de se plaindre, regardant comme
au-dessous d’elle la connaissance des mœurs et des usages, elle
semble l’avoir abandonnée aux conjectures et disputes des
Brissons, des Seldens, des Lipses et des Saumaises.
Une Académie telle que la notre, s’exposera-t-elle à recevoir
de la postérité un pareil reproche ? Non, Messieurs ; Et c’est en
mon particulier pour l’éviter, que j’ai consacré quelques veilles
à la dissertation que j’ai l’honneur de vous présenter.
Elle a pour objet l’usage antique de faire dans la rue du
Bois ; l’acte naturel et nécessaire anciennement appelé chez les
Hébreux : hesich raglav ;depuis chez les grecs : 
chez les Latins : cacare ; maintenant en Allemagne : Scheissen ;
en Angleterre : to shite ; en Italie comme chez les Romains :
cacare ; en Espagne : cagar ; et qu’en France nous exprimons
communément par le mot chier ; c’est-à-dire, que je vais avoir
l’honneur de vous entretenir sur l’usage de chier dans la rue du
Bois. […]
Elle (la rue du Bois) a sept toises de largeur ; au milieu
coule un ruisseau qui la divise en deux parts égales : c’est sur

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les bords de ce ruisseau, que tout âge et tout sexe vient payer le
tribut journalier auquel la digestion le soumet.
Voici le cérémonial qui s’observe en ces occasions : on se
place d’abord de manière que l’on ne soit tourné, ni du côté de
l’Orient, ni du côté de l’Occident ; on lève où l’on abaisse les
linges et vêtements qui couvrent les parties évacuantes ; on
s’accroupit, les deux coudes posés sur les genoux, et la tête
appuyée dans le creux des mains ; l’évacuation faite, on se
r’habille, sans se servir de linge ni de papier ; on regarde ce
qu’on a fait, et l’on s’en va.
L’éloignement que l’on a maintenant pour la vue et pour
l’odeur d’un étron, n’est point un sentiment naturel ni
raisonnable ; c’est sur quoi tous les savants sont d’accord ; c’est
aussi ce que veut dire l’Empereur Marc-Aurèle Antonin, par
cette belle pensée : Que l’odorat doit recevoir également toutes
les odeurs, et que le sage ne méprise ni ne dédaigne rien sur le
rapport de ses sens. C’était en effet par ces grands principes,
que l’on se conduisait dans les premiers temps du monde ;
l’homme était trop persuadé de la noblesse de son être, pour
penser que quelque chose, qui sortait de lui-même, et qui en
avait fait partie, pût être un objet de mépris.
On parlait donc sans périphrase et sans façon, de tout ce qui
a rapport à l’action de chier. Si l’on se sentait pressé d’un
besoin, on le satisfaisait sans scrupule au milieu des rues, et
sous le nez des passants ; et la manière de chier étant alors chez
presque tous les peuples un point de religion, comme je le
prouverai par la suite, il est à croire, que si en pareil cas, les
assistants s’écartaient un peu, c’était moins par un mouvement
de répugnance, que par un sentiment de respect.
Les Juifs chiaient dans les rues, c’est un fait qui n’a pas
besoin de preuve ; ils avaient reçu de nos premiers parents
l’usage de chier en plein air. Mais comment chiaient-ils ?
Précisément comme on chie dans la rue du Bois ; c’est-à-dire,
en s’accroupissant, et se tournant invariablement du côté du

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Nord ou de Midi.
Pendant longtemps, ils n’eurent sur cet usage, d’autre loi
que la tradition ; mais Jérusalem ayant été détruite et la nation
dispersée, les Rabbins appréhendèrent que cette pratique ne fût
pas conservée aussi précieusement qu’elle le mérite ; c’est
pourquoi ils l’ordonnèrent précisément dans leurs livres.
Ecoutons le savant Akiba, c’est lui qui va parler. Akiba a dit :
« j’ai appris trois choses. La première, qu’il ne faut pas se
tourner de côté de l’Orient, ni du côté de l’Occident, mais bien
du côté du Nord ou du Midi. La seconde, qu’il ne faut pas se
trousser debout, mais quand on est accroupi. La troisième, qu’il
ne faut pas se torcher le derrière avec la main droite, mais avec
la main gauche… Tels sont les mystères de la loi. […]
La manière de chier des anciens Egyptiens n’était pas
concertée avec moins de précautions. Aux repas que donnaient
les rois d’Egypte des premières dynasties, on apportait un vase
d’or ou d’argent, pour que tous les conviés y chiassent. Diodore
de Sicile nous apprend que, dans le cours ordinaire de la vie, les
Egyptiens chiaient en plein air, en se tournant invariablement
du côté du Nord ou du Midi ; et nous voyons dans Pline le
Naturaliste, que les Mages avaient grand soin de leur
recommander cette pratique. Ce peuple qui produisit les
premiers philosophes et les premiers sages de l’univers,
regardait tous les pets et toutes les vesses comme autant de
divinités, et il les adorait avec une espèce de transport. Il
honorait aussi d’un culte spécial et particulier l’escarbot ou
fouille-merde. Cet insecte qui naît dans la merde, qui s’en
nourrit, et qui s’amuse à en faire des pilules, était pour les
Egyptiens l’image du monde, du soleil, d’Isis, D’Osiris, en un
mot, le nec plus ultra de la divinité. [………..].

Tant que les Curius et les Camilles cultivèrent eux-mêmes le


champ de leurs pères, et y vécurent de racines, Rome, simple et
modeste comme eux, chia sans faste, sans raffinement, sans

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mollesse. On se contenta du plaisir que la nature attache au


besoin de chier, sans vouloir l’augmenter par une propreté mal
entendue : je veux dire qu’on ignora l’usage des torcheculs.
Mais après la ruine de Carthage, Rome n’ayant plus d’émule,
tout à coup ses vertus dégénérèrent ; le raffinement en tout
genre fut porté à l’exès ; et par un luxe avant-coureur de la
décadence de la république, les culs des Romains, qui n’avaient
jamais été torchés, commencèrent à l’être.
Ce ne fut pas seulement sur les premiers de Rome que ce
luxe énorme exerça son empire ; tout le peuple voulut
s’accoutumer à cette sensualité ; ce fut comme une peste qui
frappa sans distinction tout sexe, tout âge et tout état : Quasi
pestilentia invasit, nous dit Salluste.
On plaça donc alors, pour la commodité du public, des
éponges dans toutes les rues. Ces éponges étaient attachées
chacune au bout d’un bâton, comme nous l’apprenons par un
fait que Sénèque nous a conservé. Un criminel que l’on
conduisait au supplice, ayant demandé la permission de chier
devant le peuple, et l’ayant obtenue ; au lieu d’employer
l’éponge et le bâton à l’usage ordinaire, il se fourra l’un et
l’autre dans la gorge, et s’étouffa. [………..].

Je finis par une réflexion qui me parait concluante. Nous


voyons des gens élevés avec soin, versés dans les sciences et
répandus dans le monde ; c’est-à-dire, voguant à pleines voiles
sur l’océan des idées fausses et du préjugé, en qui néanmoins la
nature plus forte, laisse encore éclater un goût décidé pour la
merde. J’en connais plusieurs que je pourrais vous nommer, en
qui ce goût pour la merde est si puissant, qu’il ne vont jamais
sans en porter un peu avec eux ; non pas à la vérité dans des
vases d’or ou d’argent, comme les convives des premiers rois
d’Egypte, et quelques uns d’entre les Romains ; mais du moins
après la chemise et dans les vêtements. *

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*Il s’était élevé dans l’Académie une dispute assez vive, au


sujet de la dissertation qui précède. Quelques académiciens
prétendaient que l’auteur avait donné trop d’extension à son
système, qu’il avait présenté comme général un usage qui
n’était que particulier à certains peuples et dans certains cas ;
on l’accusait même d’avoir dissimulé les autorités qui lui
étaient contraires. Cette dispute donna lieu à la dissertation
suivante, qui concilia tous les partis.

AUTRE DISSERTATION SUR LE MEME SUJET

Lue dans l’Académie de Troyes


1743
Par Mr.***l’un des sept académiciens.

La question qui divise l’Académie se réduit à savoir : si


l’usage de chier en plein air était universel chez les anciens
peuples ; si, quand ils chiaient devant le monde, était par choix,
ou parce qu’ils étaient trop pressés ; enfin s’il est bien vrai que
naturellement nous aimions la merde. Les autorités que j’ai
recueillies sur ces trois objets, mettront l’Académie en état de
juger, et termineront, à ce que j’espère, tous débats.
Les Hébreux appelaient par pudeur les fesses Scheth, du
verbe Scâth, poser, parce que, dit Buxcorf, elles sont le siège où
l’on se pose. Ils appelaient aussi l’action de chier, se couvrir les
pieds, parce qu’en effet, ils se les couvraient avec leurs longues
robes, quand ils s’accroupissaient pour faire un besoin naturel.
Durant leur séjour dans le désert, il leur fut ordonné d’avoir un
lieu marqué, hors du camp, pour y aller chier, et d’y porter avec
eux un petit bâton, pour enterrer ce qu’ils auraient fait. Diodore
de Sicile est en contradiction avec Hérodote sur la manière de
chier des Egyptiens. Si le premier nous dit qu’ils chiaient en
plein air, en se tournant invariablement du côté du Nord ou du

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Midi, l’autre nous assure au contraire, qu’ils mangeaient dans


la rue, et qu’ils chiaient dans la maison. Peut-être pourrait-on
concilier ces deux auteurs, en disant que les Egyptiens avaient
chez eux des terrasses où ils allaient chier en plein air, et avec
les cérémonies requises ; mais il faudra toujours convenir qu’ils
n’étaient point dans l’habitude de chier devant tout le monde.
Les Grecs avaient dans leurs maisons des endroits destinés à
cet usage. Ils les appelaient à seorsim sedendo ; ce
qui revient assez à notre expression française, de lieux secrets.
Ils appelaient aussi l’action de chier  se retirer à
l’écart. On peut voir sur cela savant Custer, dans ses notes sur
la Comédie d’Aristophane, intitulée l’Assemblé des Femmes. Il
relève à ce propos dans la traduction latine du célèbre le Fèvre
de Saumur, un mot qui semblait favoriser le système de mon
confrère.
Cette même Comédie me fournit deux exemples pour
éclaircir la question ; Blephyre, mari de Praxagore, appelé par
un de ses voisins pour aller au Sénat, sort dans la rue, et y fait
ce monologue. « Qu’est donc devenue ma femme ! Il n’est pas
encore jour et elle ne paraît point… Pour moi il y a longtemps
que je suis dans mon lit, mourant d’envie de chier, et cherchant
à tâtons mes souliers et mon manteau. Après avoir bien cherché
sans rien trouver, et entendant mon voisin Copraeus qui heurtait
à ma porte, ma foi j’ai pris la robe et les mules de ma femme…
Mais ne pourrait-on pas chier ici dans quelque endroit à
l’écart ? Après tout il est encore nuit ; je crois qu’on peut chier
partout. Qui est-ce qui me verra ? »
Le second exemple, est le résultat des règlements que les
femmes viennent de faire pour rétablir le bon ordre dans la
république ; elles ont statué qu’à l’avenir toutes les femmes
seraient communes, mais qu’on ne pourrait prétendre aux
faveurs d’une jolie personne, qu’après avoir passé par les mains
d’une vieille ou d’une laide. En conséquence, deux vieilles se
sont emparées d’un jeune homme qui fait tous ses efforts pour

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se débarrasser d’elles. « Mais du moins, leur dit-il, laissez-moi


aller chier pour reprendre un peu mes sens, ou bien je vais tout
me gâter. Prenez courage, lui répondent les deux vieilles ;
entrez toujours, et vous chierez dans la maison.
Les Romains étaient dans le même cas que les Grecs.
L’endroit où ils faisaient leurs besoins naturels se nommait
quelques fois, comme en français, les lieux, Loca ; d’autres fois
Cacabulum, mais plus communément, Latrine. Latrina, dit
Vossius, à latendo, se cacher. Les Latrines étaient sous la
direction d’un Grand Prêtre, homme fort important, à juger de
lui par la manière dont on en parle Tertullien : Latrinum
antistes sericum ventilat ; le Grand Prêtre des Latrines fait
voltiger sa robe de soie.
Elles étaient comme autant de Chapelles consacrées à la
Déesse Cloacine, et dont l’asile ne fut violé qu’en la personne
d’Héliogabale qu’on y tua. Le jour de la fête de cette Déesse,
toutes les Latrines étaient couronnées de fleurs ; et peut-être les
étrons, qui se trouvaient épars dans les rues, avaient-ils aussi le
bouquet sur l’oreille.
J’en ai dit assez pour démontrer que tous les anciens peuples
ne chiaient point en plein air, et qu’ils chiaient encore moins
devant le monde. Examinons si nous aimons la merde.
Peut-on soupçonner les Hébreux de l’avoir aimée, quand on
voit les précautions qu’ils prenaient pour la cacher ? Une
preuve que les Grecs ne l’aimaient point, c’est qu’il était
défendu chez eux de chier ni de pisser dans les fontaines. Si
l’Empereur Commode en mangeait, on peut dire que c’était un
homme de mauvais goût. Il est vrai que les auteurs latins
parlent de merde en cent endroits de leurs ouvrages ; mais les
meilleurs auteurs en parlent avec beaucoup de mépris. Catule,
voulant avilir les Annales de Volusius, les appelle des papiers
merdeux, Annales Volusî, cacata carta. Dans Horace, Priape
racontant les affreuses cérémonies qu’il a vu pratiquer à la
Sorcière Canidie : si je mens, dit-il, je consens que ma tête soit

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souillée de la merde des corbeaux ; que Julius, que la faible


Pediatie, le voleur Voranus viennent chier et pisser sur moi. On
pourrait trouver mille exemples de la même force qu’il est
inutile de rapporter. Concluons donc, contre le sentiment de
mon Confrère, que le goût de la merde n’est point naturel à
l’homme.

(Mrs*** de l’académie de Troyes, « de la manière de chier »,


1743)

*
(Archive de l’académie française, texte intégral, 1888)

Le loup-garou

Aujourd’hui l’on voit des fous partout, autrefois on n’en


voyait nulle part ; jadis tous les aliénés étaient des criminels,
actuellement tous les criminels sont des aliénés ; on a été, on est
excessif. L’opinion humaine va toujours à l’extrême et ne sait
pas se contenter de la moyenne, qui est la sagesse. Les bûchers
où l’on a brûlé les possédés et les démoniaques étaient plus
cruels, mais n’étaient pas moins déraisonnables que les asiles
où l’on interne maintenant les coupables, au lieu de les détenir
dans la prison que leurs méfaits ont méritée. L’homme dont j’ai
à parler n’eût point échappé, il y a deux cents ans, à l’action des
tribunaux, qui étaient alors sans pitié pour les maux qu’ils ne
comprenaient pas.
La folie revêt des formes multiples et des apparences dont la
variété est pour surprendre. Depuis l’absorption qui éteint
complètement un être humain, jusqu’à l’exacerbation qui lui
inflige des accès de fureur auxquels il ne peut résister, toutes les
phases de la gaieté et de la tristesse, de la tendresse et de la

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haine, de l’orgueil et de l’humilité, se retrouvent dans les


différents modes de l’aliénation mentale. Aux troubles de
l’intelligence, produit le plus souvent par le manque d’équilibre
du système nerveux, s’ajoutent des phénomènes physiques
particuliers au mal dont ils sont l’indice et, en quelque sorte, la
manifestation extérieure.
Chez quelques-uns de ces malheureux l’insensibilité
matérielle est complète ; ils se déchirent, il se mordent sans
éprouver de souffrance ; on peut les piquer avec des aiguilles
sans même qu’ils s’en aperçoivent. Chez d’autres, au contraire,
la sensibilité cutanée est excitée jusqu’à la torture ; un simple
attouchement, le frôlement le plus léger les met hors d’eux, le
contact des vêtements leur est insupportable, et l’absence de
pudeur dont on les accuse n’est que l’impossibilité de tolérer le
supplice que le moindre costume leur fait endurer ; mais, par
suite d’une de ces anomalies si fréquentes dans ces horribles
maladies, l’impression du chaud et du froid, de la sécheresse et
de l’humidité, leur est indifférente. Tandis qu’ils ne peuvent
être couverts même d’une chemise, ils s’exposent, sans
souffrance et sans inconvénient, aux ardeurs du soleil d’été, aux
duretés de l’hiver, à des pluies torrentielles.
Parmi les genres de folie dont le moyen âge a été effrayé,
qu’il a poursuivis avec rigueur et traités, c’est-à-dire martyrisés,
par l’exorcisme et par les flammes, il faut compter la
lycanthropie, que depuis lors on a appelée la lypémanie, la
mélancolie agitée, la mélancolie, la folie névropathique : ce qui
prouve que la science médicale est réellement en progrès sous
le rapport des nomenclatures. A l’homme atteint de cette
maladie, le moyen âge a donné un surnom qui subsiste encore :
C’est le loup-garou. On croyait, et le malade croyait lui-même,
qu’il avait la faculté de se changer en bête fauve pendant
certaines heures de la nuit, et de reprendre ensuite sa forme
humaine. Un tel prodige ne pouvait être que l’œuvre des
puissances infernales ; par conséquent celui qui en était l’objet

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avait fait un pacte avec le démon ; donc il fallait le brûler, sous


prétexte sans doute que le feu purifie tout, même les âmes
contaminées par l’action du diable. Le diable avait bon dos
alors ; on le chargeait de tout ce que l’on ne comprenait pas, et,
comme l’ignorance universelle ne laissait rien comprendre, le
fardeau que portait Satan n’était point léger.
Pour bien se rendre compte de ce qu’étaient ces loups-
garous, que nos pères ont tant redouté et auxquels on croit
encore dans certaines campagnes de France, il faut lire
l’interrogatoire qu’en 1521 les lycanthropes Burgot et Verdung
ont subi à Poligny, devant l’inquisiteur Boin : « Je me suis vu
sous la forme du loup, je marchais à quatre pieds, mes membres
étaient couverts de longs poils ; je parcourais l’espace avec la
rapidité du vent, et ce miracle s’opérait par l’assistance du
diable, qui me faisait pour ainsi dire voler par la force de son
pouvoir. Je me sentais accablé de lassitude à la suite de ces
excursions ; j’avais peine à me tenir debout. J’étais
complètement nu lorsque mes métamorphoses devaient
s’effectuer ; j’ignore ce que devenait ma peau de loup lorsque
je redevenais homme. » il est inutile de dire que ces deux
infortunés furent brûlé en grande cérémonie.
La croyance à l’intervention des puissances surnaturelles
était alors tellement enracinée, qu’à la date du 3 décembre 1573
le parlement de Franche-Comté donna un règlement pour
chasser les loups-garous. Aujourd’hui il en existe encore, mais
ce ne sont plus que des malades devant lesquels s’ouvrent nos
asiles d’aliénés, et le diable n’est pour rien dans leur aberration.
L’un d’eux fut célèbre, il y a une cinquantaine d’années, sous le
sobriquet du sauvage de Boubers ; je me souviens d’en avoir
entendu parler au temps de mon enfance, et je n’en dirais rien
s’il n’avait été l’objet d’un dévouement et l’occasion d’actes de
vertu qu’il est bon de rappeler.
Dans le petit village de Boubers-sur-Canche, situé presque
en frontière du département du Pas-de-Calais et de celui de la

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Somme, un pauvre journalier, nommé Amable Alexandre, marié


à Marie-Thérèse Lagulle, avait eu neuf enfants, qu’il avait
élevés avec soin, quoique sa position n’eût rien que de précaire.
Il mourut le 18 mai 1832, à l’âge de soixante-quatre ans ; sa
veuve fit courageusement face aux difficultés de son existence,
mais elle ne survécut que peu de temps à son mari et s’en alla
pour toujours le 26 mars 1836. De la nombreuse lignée qui
avait grandi au milieu des bons exemples et de la pauvreté, il ne
restait alors que trois enfants : une fille mariée à un ouvrier qui
l’avait emmenée loin du pays, une autre fille, nommée
Catherine, née en 1798, et un garçon, Nicolas, né en 1800. De
celui-ci on disait volontiers dans le village : « c’est une charge
bien lourde pour sa famille. » il était en effet ce que dans nos
campagnes on appelle un innocent, mais un innocent parfois
féroce, plus semblable à un animal qu’à un homme ; le moyen
âge l’eût qualifié tout de suite : c’était un loup-garou.
Sa mère, Thérèse Alexandre, avait eu pour lui des soins que
rien n’avait rebutés. A ce pauvre être disgracié par la nature et
rejeté du sein de l’humanité, elle avait donné des trésors de
tendresse, espérant toujours, mais espérant en vain, qu’à force
de douceur elle parviendrait à allumer quelque lueur dans une
intelligence envahie par les ténèbres. Le cœur des mères ne vit
que d’illusions et celles de Thérèse ne devaient pas prendre fin.
Elle disait : « c’est une croix que le bon Dieu m’a envoyé, » et
elle redoublait de bonté pour l’animal sauvage qui était son fils.
Quand elle sentit que la mort allait la saisir, elle prit sa fille
Catherine par la main et lui dit : « Promets-moi de ne jamais
abandonner mon pauvre Nicolas. » Catherine le jura ; pour elle
le serment fut sacré, elle n’y manqua jamais.
Lorsque la mère mourut, Catherine avait trente-huit ans et
Nicolas en avait trente-six. Ce n’était donc pas un enfant, que
l’on peut calmer avec des chansons et dont on réussit, au
besoin, à se rendre maître par la force ; non, c’était un homme
d’une vigueur peu commune, d’une agilité extraordinaire, et

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dont les mouvements inconscients étaient redoutables. Pour


mater ses fureurs, apaiser ses accès subits, Catherine
n’employait que la douceur et une mansuétude dont les témoins
étaient touchés jusqu’aux larmes. Que de fois battues, mordue,
à demi assommée par ce fou terrible, elle lui a dit : « Pauvre
Nicolas, faut-il que tu sois malade pour être si méchant ! »
Elle seule le comprenait, ou, pour mieux dire, le devinait,
car il ne parlait pas. Ses cris, ses gémissements, ses hurlements,
avaient une signification dont le sens était perceptible pour
elle ; aux sons rauques qui s’échappaient de ce gosier mal
construit, elle savait ce que le malheureux demandait. Jamais
on ne réussit à lui faire articuler une parole ; il n’était point
sourd, car, toujours inquiet et défiant, il tressaillait au moindre
bruit ; il n’était pas muet, car ses hurlements de chien perdu
réveillaient souvent les voisins pendant la nuit. Sa cervelle
atrophiée ne lui avait permis de s’approprier ni de formuler le
mot correspondant à une idée, à un objet, à un besoin. Il était
d’aspect farouche, c’était une bête humaine ; il se mettait à plat
ventre pour boire aux mares boueuses formées par la pluie, et
semblable à ce Nabuchodonosor dont parle la Bible, il broutait
l’herbe. Comme notre pauvre roi Charles VI, sa chevelure et sa
barbe incultes flottaient sur ses épaules et lui battaient la
poitrine ; comme Philippe V d’Espagne, il avait les ongles des
pieds si longs, qu’il se déchirait pendant son sommeil.
Dans une note rédigée, en 1837, par le docteur Bornay,
médecin à Saint-Pol, je lis : « Sa figure osseuse, ses traits
anguleux, son front qui fuit en arrière, démontrent d’une
manière certaine le peu de développement du cerveau, et ces
différents caractères lui donnent de la ressemblance avec les
animaux carnassiers. Il est, en effet, souvent agité par des
mouvements de colère si violents qu’alors il n’est plus possible
de l’approcher sans courir de grands dangers. J’ai été moi-
même témoin des cris qu’il pousse dans ces instants et qui
ressemblent à ceux des bêtes féroces. » Se figure-t-on

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l’existence de Catherine auprès de cet infortuné dont la


présence seule était un péril.
Il n’était pas seulement un objet d’effroi pour les habitants
de Boubers, il était aussi une cause de scandale, car jamais on
n’était parvenu à lui faire conserver un vêtement sur lui. Toutes
les fois qu’après des luttes et des peines infinies on avait réussi
à l’envelopper d’un costume, il l’avait déchiré avec fureur, se
roulant par terre, se heurtant contre les murailles, se mordant
les bras, s’arrachant les cheveux et menaçant de ses poings
formidables ceux qui eussent voulu et n’osaient s’en approcher.
On avait essayé de le faire coucher dans un lit, il l’avait brisé ;
il se blottissait dans un coin, sur de la paille, s’y couchait en
rond et y dormait, comme un chien. Nulle pudeur, nul soin de
soi-même : c’était la brute dans ce qu’elle a de plus répugnant
et de plus, redoutable. Quand on voit mourir tant d’hommes
utiles, quand on voit disparaître, en pleine fleur, tant de petits
enfants dont les mères restent inconsolables, n’est-il pas
douloureux, ne semble-t-il pas injuste que des êtres incomplets,
qui n’ont d’autre force que celle de nuire, subsistent pour leur
propre malheur et pour le tourment d’autrui ?
Catherine ne se plaignait pas ; elle aussi, comme sa mère,
elle disait : « C’est une croix que le bon Dieu m’as envoyé ! »
Cette croix, ele la portait avec une résignation que l’on ne peut
qu’admirer. Dans cette maison, qui était « une misérable
chaumière où l’on peut à peine se tenir debout », selon
l’expression de l’abbé Roussel, curé de Frévent, qui, le 23 mars
1837, alla voir Catherine, la sœur et le frère vivaient côte à
côte, l’une surveillant l’autre, toujours sur le qui-vive et parfois
bien en peine de se procurer le pain quotidien. Elle ne pouvait,
en effet, travailler qu’au logis, car elle était sans cesse de
faction auprès du sauvage. Le quitter pendant une seule minute,
c’était l’abandonner à lui-même, c’est-à-dire aux suggestion de
sa folie dangereuse qui bien souvent avait été sur le point de
devenir la folie meurtrière.

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Dans ses bonnes journées, lorsque le fou avait été paisible,


dans ses nuits de veille, lorsque le fou dormait, elle gagnait une
dizaine de sous à faire de la grosse couture ; mais le plus
souvent ; lorsqu’il fallait calmer la bête en colère et l’empêcher
de se faire du mal, le salaire diminuait jusqu’à devenir illusoire
et l’on eût été parfois bien empêché de manger, si quelque
voisin compatissant, ayant cuit le pain de la semaine, n’avait
apporté une miche, qu’on laissait rassir avant de l’entamer, afin
qu’elle durât plu longtemps.
Malgré bien des difficultés, bien des obstacles que
multipliait la maladie de Nicolas, on se tirait d’affaire, ou à peu
près, et Catherine remerciait Dieu de ne point faillir à son
dévouement, lorsqu’un soir elle entendit frapper à sa porte. Elle
ouvrit et se trouva en présence de sa sœur suivie de trois
enfants : « Mon homme est mort, je ne sais comment vivre et je
viens te demander asile. –Entrez tous les quatre, la providence
aura pitié de nous. » Des gens du village dirent à Catherine :
« Y pensez-vous de prendre une telle charge ? Le sauvage ne
vous suffit donc pas ? il faut que vous soyez folle ! » Catherine
répondit : « C’est la fille de mon père et de ma mère, c’est ma
sœur, ses enfants sont mes neveux, je ne puis les abandonner. »
Dans les environs il y avait une fabrique de je ne sais quoi,
la sœur de Catherine y entra et gagna treize sous par jour,
qu’elle apporta à la maison ; c’était, comme l’on dit, le plus
clair du revenu ; trois enfants, deux femmes, un malade en
vivaient, ou plutôt réussissaient à n’en point mourir. On
envoyait les petits dans la forêt voisine ramasser le bois mort ;
en été ils cueillaient des mûres et des framboises sauvages :
cela n’était qu’un maigre appoint pour les repas, et parfois
Catherine, quoiqu’il lui répugnât singulièrement de laisser son
frère seul à la maison, était obligée de sortir pour aller chercher,
disons le mot, pour aller mendier du pain. Elle se hâtait, mais
elle avait beau se dépêcher, souvent elle revenait trop tard ; le
fou n’était plus au logis.

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« idiotie agitée avec impulsions irrésistibles, » dirait-on


aujourd’hui ; on se demande si l’ignorance n’avait pas raison,
lorsqu’elle prétendait que le loup-garou se substitue à l’homme.
Avec l’astuce et la patience d’un animal, Nicolas attendait que
la porte fût ouverte, d’un bond il était dehors, et bien habile eût
été celui qui eût pu le saisir. Le corps en avant, à longues
enjambées, il traversait le village avec une vitesse
inconcevable. Tout le monde fuyait, car on en avait peur.
Parfois, d’une fenêtre, on lui lançait un morceau de pain ; sans
ralentir sa course, il l’attrapait au vol, l’avalait, l’engloutissait,
comme un loup affamé, sans prendre à peine le temps de le
broyer sous ses dents ; il s’enfuyait à travers champs, ne se
souciant pas des chiens qui galopaient en aboyant derrière lui,
car il allait plus vite qu’eux ; arrivé à la lisière des bois, il s’y
précipitait et disparaissait.
On eût dit que là il était dans un élément nouveau, où il
éprouvait des jouissances que notre raison ne peut définir.
C’était bien le sauvage de Boubers, ainsi qu’on l’avait
surnommé. Grimpant aux arbres avec l’agilité d’un singe,
courant tantôt sur ses pieds, tantôt à quatre pattes, poursuivant
les animaux qu’ils réussissait à atteindre, se glissant dans les
halliers pour y dormir, arrachant par poignées l’herbe qu’il
mangeait, insensible à la pluie, au froid, à la neige, les jambes
ensanglantées, la poitrine meurtrie par les taillis qu’il écartait à
coup d’épaule, il semblait heureux de revenir à la vie primitive,
à la vie que les ancêtres préhistoriques de l’humanité, hommes
ou bêtes, ont menée avant l’âge de pierre, avant l’invention du
feu. En l’apercevant, les bûcherons se sauvaient et les gardes
champêtres se détournaient de leur chemin pour n’être pas
aperçus par lui.
Une seule personne pouvait le ramener à la maison, c’était
Catherine. Elle s’en allait à la forêt, de jour ou de nuit, il ne lui
importait guère. Parfois elle reconnaissait la route que son frère
avait suivie, en voyant les branches et les baliveaux qu’il avait

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brisés. De sa voix la plus douce elle appelait : « Nicolas !


Nicolas ! où es-tu, mon enfant ? » Un grognement lui répondait.
–« Il est là ! » Elle s’approchait sans crainte, sachant cependant
qu’elle allait être battue, mais sachant aussi qu’elle finirait par
le faire rentrer au logis. Pendant bien des minutes, parfois
pendant plusieurs heures, elle restait près de lui, tâchant
d’adoucir sa bestialité, d’apaiser ses emportements,
n’employant pour lui parler que des termes de tendresse, le
flattant du regard, de la main et de la voix. Les yeux du fou, qui
lançaient des éclairs, semblaient s’éteindre, une sorte
d’expression étonnée y passait, c’était l’instant propice ;
Catherine le savait, elle prenait le malheureux par la main et
pas à pas le reconduisait à la chaumière, où il allait, maugréant,
mais soumis, se jeter sur sa paille. C’était une victoire dont les
conséquences n’avaient point de durée ; il fallait souvent
recommencer le lendemain.
Catherine était accorte, elle avait été jolie ; pour ne point
quitter ses parents d’abord et ensuite son frère, elle avait
repoussé les propositions de mariage qui ne lui avaient point été
ménagées, car elle était bonne ouvrière et d’irréprochable
conduite. On l’admirait et on la plaignait. Son visage amaigri
prouvait que la tâche qu’elle ne répudiait pas était au-dessus de
ses forces ; on s’émut autour d’elle et on voulut la délivrer de
ce malade incurable qui, sans le vouloir, sans même le savoir,
en faisait une martyre.
Le curé de Frévent, le curé et le maire de Boubers, firent une
démarche auprès d’elle ; ils reculèrent d’horreur en voyant de
près le sauvage qu’ils n’avaient jamais aperçu que de loin. « Ne
poursuivez pas un labeur inutile et surhumain ; laissez-nous
faire admettre ce malheureux dans un hospice. –Nenni, répondit
Catherine ; j’ai promis à la mère de ne le point abandonner, je
ne puis manquer à ma parole. Que deviendra-t-il si vous me
l’enlevez ? Dans les maisons où vous le voulez conduire, on
l’enfermera, on le forcera à mettre des vêtements, on l’attachera

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dans une camisole de force : il en souffrirait, il en mourrait. Ce


que Dieu fait est bien fait ; il m’a imposé ce devoir, je n’y
faillirai pas ; tant qu’il me prêtera vie, je garderai mon frère
auprès de moi. » Et elle l’a gardé.
On ne put vaincre sa résolution, mais on pouvait du moins
récompenser sa vertu, et c’est ce que fit l’Académie française
en lui décernant un prix de deux mille francs dans la séance
publique du 9 août 1837*.

* Catherine Alexandre est décédée à Boubers-sur-Canche le


12 décembre 1866 ; son frère Nicolas l’avait précédée depuis
longtemps, car il est mort le 22 novembre 1838.

(Maxime du camp, « La vertu en France », 1888)

*
(Echo journalistique, texte intégral, 1898)

Un astronome allemand voulait se faire recevoir à


l’académie des sciences de Berlin. Son principal titre était la
découverte d’une comète qui devait rencontrer la terre, et, en
passant, la briser comme verre, le tout dans un délai fort
rapproché. Le président de la savante compagnie le
complimenta de sa trouvaille, tout en lui faisant entendre que le
cataclysme devant détruire comme tout le reste, l’Académie de
Berlin, il était inutile de procéder à sa nomination.
A quoi bon être académicien pour si peu de temps ?

(Chroniqueur anonyme, « Le petit français illustré », 1898)

*
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ADMINISTRATION

(Echos journalistiques, texte intégral, 1899, 1903)

1899

Un Harpagon de l’île d’Oléron avait une peur horrible des


voleurs. Il y avait bien un moyen de les éloigner ; c’était de se
procurer un bon chien de garde. Mais, l’achat et l’entretien d’un
chien étaient choses trop dispendieuses pour notre homme. Que
fit-il ? Dissimulé derrière sa porte, dès qu’il entendait des pas
s’approcher, il se mettait à aboyer, ou plutôt à simuler les
aboiements d’un chien en colère, mais cela avec une telle
perfection, que les passants s’éloignaient en toute hâte, peu
désireux d’entrer en conversation avec le molosse, qui
croyaient-ils, les guettait derrière le mur.
L’avare était enchanté de son stratagème. Mais, comment
dépeindre sa stupéfaction et sa colère, lorsqu’un jour, en
rentrant, il trouva une feuille émanée du percepteur, et l’invitant
à venir payer au plus tôt la somme de dix francs pour la taxe de
son chien !

1903

L’Europe ne fait pas que nous envier notre administration,


elle la copie quelquefois. Il y a quelques jours, une affiche
officielle causait la joie des habitants de Vienne. Elle annonçait,
selon les prescriptions légales, que si, dans l’espace d’un mois,
aucun héritier ou créancier ne se présentait pour faire valoir ses
droits sur la succession d’un nommé Reichel, décédé en 1873,
elle serait attribuée au fisc.
Toute la beauté de cette affiche consistait dans l’annonce qui

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suivait, détaillant la fameuse succession. Elle se montait, cette


succession, à 32 kreuzers, 96 centimes, pas tout à fait vingt
sous ! Et c’est pour cela qu’on avait employé un personnel
important à composer, imprimer et coller des affiches !
Ça vaut la douane d’un certain pays qui, l’autre jour, faisait
900 francs de frais pour recouvrer 2 centimes.

(Chroniqueur anonyme, « Le petit français illustré », 1899,


1903)

*
(Roman, extrait, 1877)

Dans ce temps-là, qui n’est pas bien loin de nous, messieurs


le employés subalternes du ministère des formalités avaient
beaucoup de loisirs et beaucoup d’imaginations : ils se
servaient tout naturellement de leur imagination pour charmer
leurs loisirs.
« Il faut bien tuer le temps ! » disaient-ils en s’étirant sur
leurs chaises.
Retranchés derrière cet axiome, ils inventaient mille
moyens, plus ingénieux les uns que les autres, de « tuer le
temps » et d’adoucir les horreurs de la captivité.
Chacun d’eux, en suivant son inspiration personnelle,
arrivaient à montrer, sans le savoir, le fond de son caractère et
la nature de ses préoccupations habituelles.
Ils y en avaient qui pelaient des pommes ou écorçaient des
oranges, selon la saison. Très ferrés sur l’économie politique, et
pénétrés de ce principe que rien ne doit se perdre (excepté le
temps, sans doute), ils recueillaient avec un soin jaloux les
pelures et les écorces. Alors, avisant par la fenêtre les gens
d’apparence débonnaire qui rôdaient dans la cour, en quête de
l’escalier A ou de l’escalier B, ils les bombardaient de leurs

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menus projectiles et s’amusaient comme des dieux de leur


ahurissement ou de leur fureur. Dissimulés derrière les rideaux,
cette malfaisante jeunesse était partagée entre le plaisir de jouer
de mauvais tours d’écolier et la crainte d’être prise en flagrant
délit ; autre plaisir, encore plus vif que le premier !
[………….].
C’est ainsi que ce groupe distingué tuait le temps et
atteignait, sans baîller plus de dix fois par heure, le moment de
dégringoler l’escalier pour faire un tour aux tuileries en
attendant le dîner. De remords ils n’en avaient pas l’ombre, et
ces mécréants s’en allaient le front levé, comme des justes, fiers
d’avoir tiré d’une orange ou d’une pomme tout ce qu’elle
pouvait contenir de jouissance légitimes et de distractions
coupables.
D’autres employaient les loisirs du bureau à expédier leur
correspondance privée. Sur le papier de l’administration, avec
les plumes de l’administration et l’encre de l’administration, ils
composaient des épîtres pleines d’éloquence et de sentiment,
pour faire prendre patience à un chapelier irascible ou à un
tailleur menaçant. Ils se jetaient, par métaphore, aux genoux de
ses fournisseurs, si pressés de rentrer dans ce qu’ils appelaient
« leurs débours ! ».
Tout en composant ces lamentables épîtres, ces débiteurs, si
désespérés sur le papier, discutaient avec le plus beau sang-
froid les évènements de la politique et les cours de la bourse, ou
bien ils faisaient de l’escrime à grands coups de règles avec
leurs voisins d’en face.
Il y avait des esprits aventureux qui rêvaient des choses
monstrueuses, comme, par exemple, de préparer du café dans
un tiroir ou de faire cuire des côtelettes dans une armoire. A
force de patience et de talent, disons le mot, à force de génie, ils
atteignaient le but de leurs rêves !
A l’ombre des cartons poudreux, quelques employés-poètes
méditaient des tragédies classiques ou des drames romantiques,

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avec de hideux froncements de sourcils quand l’inspiration était


rebelle, avec des sourires de béatitude et des gestes arrondis
quand la Muse se montrait docile. Gens quinteux pour la
plupart, prenant fort mal les plaisanteries de leurs camarades et
hautains avec le public.
Quelques Molières en herbe, sous prétexte de varier et de
multiplier leurs études sur le cœur humain en général et sur la
société moderne en particulier, s’en allaient flânant de bureau
en bureau, et se risquaient quelquefois, sans chapeau, la
cigarette aux lèvres, sous les arcades de la rue de Rivoli.
Cependant les têtes sages de l’endroit (car il y avait des têtes
sages parmi toutes ces têtes folles) se demandaient avec
inquiétude comment tout cela finirait.
Cela finissait généralement assez mal. De temps à autre,
quelque un de ces mortels audacieux était mandé à l’improviste
dans le cabinet de M. le directeur de personnel. Après quelques
minutes d’entretien avec ce dignitaire, les plus fringants
rentraient la crête basse ; d’un air sombre et hargneux, ils
refusaient de donner la moindre explication sur cette courte
entrevue.
Le lendemain matin, on trouvait leur pupitre vacant ; un
subalterne nouveau venait s’asseoir sur leur ancienne chaise, et
tout était dit. Chacune de ces crises violentes était suivie d’une
période de demi-sagesse, qui durait huit jours au moins, quinze
jours au plus.
Il faut croire que si l’administration supérieure ignorait le
menu détail des fredaines de chaque jour, elle se faisait pourtant
une idée assez exacte du caractère et des talents de ces
subordonnés. En effet, la plupart des mortels ingénieux qui
savaient si bien tuer le temps se fanaient sur place, sans jamais
s’élever jusqu’aux emplois supérieurs. Ils devenaient chauves
sans cesser d’être subalternes et vieillissaient sans devenir
raisonnables. Arrivés à la trentaine, ils parlaient aigrement de
leurs longs services et s’enrôlaient dans le corps peu

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respectable des « incompris » et des mécontents.


A chaque promotion nouvelle, ils devenaient plus sombres et
plus farouches. Ils criaient naïvement à l’injustice, comme si la
justice ne voulait pas justement que chacun fût, à la fin, traité
selon ses mérites.
Messieurs les subalternes de la génération présente tenaient
en souverain mépris ces épaves moroses des générations
précédentes. La jeunesse est si folle et si présomptueuse que
pas un seul ne songeait à se dire : « Voilà pourtant comme je
serai un jour ! ».
Donc la génération présente persistait à user de son
imagination pour charmer ses loisirs. Un de ses passe-temps
favoris était d’élaborer les légendes les plus folles sur le compte
de messieurs les employés supérieurs. Chacun avait la sienne,
dont il ne connaissait pas le premier mot, bien entendu.
La plus étrange de toutes était celle de M. Clodion.

M. Clodion dirigeait les bureaux de « vérification et de


classement des titres falsifiés ou prétendus tels ».
M. Clodion aurait été chauve comme un œuf sans une étroite
bande de cheveux grisonnants, en forme de couronne monacale,
qui s’élargissait un peu à la base de l’occiput, se resserrait en
passant par-dessus les oreilles et se terminait sur les tempes par
deux petites mèches soyeuses, lustrées et proprettes,
soigneusement ramenées en avant.
Voila l’homme que ces messieurs trouvaient plaisant
d’appeler Clodion le Chevelu. Cette grosse plaisanterie par
antiphrase était si facile à comprendre, que les garçons de
bureau en faisaient leurs délices et en régalaient leurs amis.
Quand à messieurs les subalternes (j’entends ceux qui
avaient quelques petites notions d’histoire de France), ils
trouvaient des jouissances plus raffinées et un plaisir presque
inépuisable à comparer, trait pour trait, geste pour geste, le
bureaucrate si doux, si calme, si méticuleux, si bien brossé,

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avec son homonyme inculte et sauvage de l’époque


mérovingienne. [……….].
Un subalterne qui aimait trop son lit, et qui plusieurs fois, le
matin, avait été surpris par M. Clodion en flagrant délit
d’inexactitude, ajouta un nouveau trait à la légende. Il déclara
tenir de bonne source que c’était M. Clodion qui remontait
l’horloge de la Bourse, et qu’il se levait furtivement vers minuit
pour accomplir cette mystérieuse opération.
Un jour, M. Clodion avait trouvé une pièce de vers, laissée
par le poète incompris entre deux feuillets administratifs. Il
n’avait rien dit ; seulement il avait rendu le chef-d’œuvre à son
auteur, avec un sourire d’une bonhomie narquoise.
Aiguillonné par le souvenir de cette mortelle injure, le
« poète », après avoir longtemps couvé sa vengeance, sortit
enfin un jour de son silence menaçant. Ces messieurs
s’amusaient à un petit jeu qui s’appelle le jeu des définitions.
[…..], le poète se leva comme un inspiré, et parla comme un
livre, tant il était plein de son sujet.
Selon lui, M. Clodion n’était pas un homme, dans le sens
noble et élevé du mot (oh non ! Car il n’avait témoigné que
froideur pour les vers de M. le poète) ; c’était tout simplement
un vertébré à sang froid, respirant par des branchies, à qui un
caprice incompréhensible de la nature avait donné la forme
humaine. A son bureau, c’était un automate ; à ses heures de
liberté, il devait tourner des ronds de serviette et soigner de
nombreuses couvées de canaris. Les jours de fêtes carillonnées,
il devait jouer au loto jusqu’à neuf heures avec quelques autres
vertébrés à sang froid, respirant aussi par des branchies. Il se
couchait à neuf heures juste, avec une boule d’eau chaude aux
pieds, la tête emboîtée dans un bonnet à fontange.
Si par hasard il avait des songes (ce qui n’était pas bien
prouvé), il devait rêver papier administratif, pains à cacheter,
poudre bleue, bouteille d’encre de la petite vertu, pelotons de
ficelle rouge et paquets de plumes d’oie.

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Un subalterne, amateur de canotage, avait trouvé un moyen


à la fois ingénieux et simple de se procurer des petits congé
supplémentaires qu’il passait à Asnières, en chapeau de paille et
en chemise de flanelle, avec beaucoup d’autres chapeaux de
paille et beaucoup d’autres chemises de flanelle. Un de ses
amis, correcteur d’imprimerie, lui adressait des billets
d’enterrement lorsque la journée était particulièrement belle et
propice au canotage.
Un jour, M. Clodion lui dit avec son sourire aimable :
« entre nous, vous avez enterré assez de tantes comme cela ; il
est impossible qu’il vous en reste une seule, fût-ce même une
tante à la mode de Bretagne. Tenez, voici justement quelque
chose à copier en double expédition. Le meilleur remède contre
le chagrin, ajouta-t-il avec un sourire ambigu, c’est encore le
travail. Allez. »
Le canotier déconfit rentra dans son bureau, en proie à la
plus violente exaspération. Il jeta avec un geste tragique le
papier sur son bureau, en jurant ses grands dieux qu’il n’en
copierait pas une ligne ; que M. Clodion était un monstre, un
homme dangereux, puisqu’il foulait aux pieds le principe sacré
de la famille.

(J.Girardin, « l’oncle placide » 1877)

*
(Politique, texte intégral, 1896)

L’homme utile

Le matin du 10 septembre, le père Polignac posa les quinze


affiches de M. le docteur Lelièvre, candidat à la députation.

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Quinze affiches, c’était bien assez pour la commune d’Epinoy-


sur-Linain, qui ne compte que soixante-seize électeurs.
Entre neuf et dix heures, le candidat arrivait en cabriolet, par
la route de Sorguerelle. C’était un homme de cinquante-cinq à
soixante ans, grand, maigre, le teint bilieux, le nez en bec
d’aigle. A sa gauche était assis un de ses agents électoraux,
Baptiste Colasse, ancien distillateur, ancien épicier, ancien
représentant d’une fabrique d’engrais. Un gros bon vivant, ce
Colasse ; ses infortunes commerciales ne lui avaient rien fait
perdre de son exubérante gaieté et de son robuste appétit.
« Monsieur le docteur, dit-il en tirant sa montre, c’est à
Villemer que nous devons déjeuner. Vous verrez comme on est
bien aux Trois Entêtés ! j’ai écrit qu’avant midi nous aurions la
serviette au menton, et j’ai recommandé les tartes au persil, les
coquilles de champignons, le civet de lièvre, la brochette de
cailleteaux. Mais d’ici à Villemer il y a treize kilomètres.
- Alors, demanda le candidat, nous ne nous arrêterons donc
pas à Epinoy ?
- Hum !... hum ! Est-ce la peine ?... Enfin les petits ruisseaux
font les grandes rivières ; ne dédaignons pas les suffrages
d’Epinoy. D’ailleurs, une seule visite suffira. Si nous avons
pour nous le maréchal, nous aurons toute la commune. Voyez-
vous là-bas l’auberge de la Marine ?
- Je vois, au bord du chemin de halage, une bicoque peinte
en rouge, avec la branche de houx, l’ancre de cuivre et
l’enseigne : Ici, c’est meilleur qu’en face.
- Connu ! En face, c’est le canal. A gauche de l’auberge,
vous apercevez une sorte de grange, avec deux grandes portes
entrebâillées ?... C’est l’atelier de Schulz, et toute la politique
d’Epinoy se fait dans cet atelier… Voilà notre programme :
prendre le maréchal à sa forge, lui donner une vigoureuse
poignée de main, l’entraîner à la Marine dans la petite salle du
fond, et lui offrir une bouteille de vin blanc de Chauvigneul,
son apéritif favori. Le reste vous regarde.

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- Le reste ?
- Eh ! oui, le boniment ! Attention pourtant ! Schulz est un
brave homme, un excellent ouvrier alsacien, établi à Epinoy
depuis la guerre. Tachez de lui faire comprendre que vous ne
voulez, comme lui, que le bien du pays. Parlez simplement,…
si ça vous est posssible, et pas trop longtemps : le déjeuner est
pour onze heures et demie ! »
Le cabriolet s’arrêta devant la Marine ; l’aubergiste accourut
et cria gaiement :
«Bonjour, Monsieur Baptiste !
- Bonjour, mon vieux Champirroux, répondit le gros
Colasse. Tu nous donneras du Chauvigneul de derrière les
fagots. C’est pour l’ami Shulz.
- Oui, oui,… blanquet de Chauvigneul ou bière du Ménil, le
maréchal ne boit jamais autre chose ; il dit que le secret de sa
santé… Vous, vous buvez de tout, Monsieur Baptiste, et vous
ne vous en portez pas plus mal. »
A dix heures et demie, le docteur Lelièvre pérorait encore
dans la salle du fond. Schulz écoutait, clignant de l’œil aux
bons endroits. Lorsqu’il se sentait ému, il fourrageait à pleine
main dans sa barbe broussailleuse. De temps à autre, il essayait
de placer un mot ; mais le docteur ne lui en laissait pas le
temps.
Trois ou quatre fois Baptiste Colasse avait pris sa montre. Le
discours du candidat l’intéressait peu ; il l’avait déjà entendu
dans une vingtaine de réunions publiques ou privées.
« Suffit ! dit-il brusquement. Schulz sait ce qu’il a à faire. Il
tient dans sa main tous les électeurs d’Epinoy. On peut compter
sur vous, n’est-ce pas Schulz ? Convenu, convenu ! nous
allons, nous autres, livrer bataille à Villemer.
- Ca sera chaud ? demanda le maréchal.
- Sans doute ! » répondit Baptiste, songeant au civet de
lièvre et à la brochette de cailleteaux.
Le candidat et l’agent électoral remontèrent dans leur

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cabriolet. Tout était pour le mieux, on serait à table avant midi.


Encore abasourdi par la faconde du docteur, Schulz bourrait
sa pipe sur le seuil de l’auberge. Champirroux le tira par son
tablier de cuir.
« Il t’en a conté long, hein, Michel ? Papillon le Crocheteux
(l’arracheur de dents), que tu as dû voir à la foire de
Sorguerelle, n’a pas la langue mieux pendue. Qu’est-ce qu’il t’a
dit, à la fin des fins ?
- Il m’a dit de voter pour « l’homme utile », pour le plus
utile.
- Et le plus utile, c’est lui, n’est ce pas ? Pour faire les
affaires du pharmacien possible… Schultz, mon garçon, tu n’es
pourtant pas une bête ! »

II

Le lendemain, le père Polignac posa les affiches de maître


Bastelier, avocat. Dans l’après-midi, ce deuxième candidat fit
son entrée à Epinoy. Gros, court, le teint fleuri, la face ronde
comme la pleine lune, il était remorqué par un personnage
chétif, malingre, mais très remuant, M. Binet, ancien huissier.
« L’important, dit M. Binet, c’est d’avoir Schulz le
maréchal ; les soixante-quinze autres électeurs sauteront à la
file, comme les moutons de Panurge. »
On alla chercher Schulz à sa forge, on l’amena à la Marine,
on lui versa le blanquet de Chauvigneuldans la petite salle du
fond. M. Bastelier parla avec une volubilité étourdissante,
transpira beaucoup, s’épongea, donna au maréchal dix ou douze
poignées de main, et partit pour Villemer.
Comme la veille, Champirroux demanda à Schulz :
« Eh bien, mon garçon, que t’as dit le bavard ?
- Il m’a dit… de voter pour « l’homme utile ».
- Pour le plus utile ? Toujours la même chanson ! Viens ici,
l’ami, mets-toi sur ce banc, allume ta pipe, et buvons ensemble

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un pot de bière du Ménil. Faut que je te fasse mon discours,


moi aussi, quoique je ne sois pas candidat.
- Voyons ça, père la Belette ! »
Dans toute la contrée, on l’appelait père la Belette, ce vieux
Champirroux. Sous son bonnet de laine noire, il avait une mine
futée ; l’œil pétillait de malice, la bouche édenté grimaçait un
sourire goguenard.
« Ecoute, reprit-il en s’accoudant sur la table, le docteur t’as
dit la vérité.
- Alors, conclut aussitôt le maréchal, c’est pour lui que nous
voterons.
- Minute, garçon ! l’avocat, lui aussi, t’as dit vrai : il faudra
voter pour l’homme utile. Mais l’homme utile, vois-tu, ça n’est
ni l’avocat ni le médecin. Mon brave Schulz, c’est toi ! »
Le maréchal éclata de rire.
« Moi ?... moi, père la Belette ? Ah ! vous en avez, des
idées !...
- Des idées justes, mon garçon. Cherche un peu, pour voir
s’il y a par ici un bourgeois capable de rendre autant de services
que toi… Tu ferres tout le pays, pas vrai ?
- Les chevaux, les ânes, les mulets. C’est mon premier
métier.
- Tu es serrurier et mécanicien…
- Un peu horloger par-dessus le marché.
- C’est toi qui remontes l’horloge de la mairie et celle de
l’église ; c’est toi qui les répares quand elles se détraquent…
Est-ce que tu ne répares pas aussi les batteuses et les moulins ?
- Des fois.
- Tu as un atelier de charronnage ; et, de trois lieues à la
ronde, on t’amène les tombereaux disloqués.
- Je fais les neufs également, dit Schulz avec fierté.
Même qu’on ne trouverait pas ton pareil, ajouta vivement
Champirroux, pour le char à la comtoise et pour d’autres. 9a
n’est pas léger, léger, mais c’est solide, - oui, solide ! – Pour

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janter et cercler, n’y a que toi, mon garçon ! avec ça que, les
jours où tu cercles, tu es comme qui dirait le bienfaiteur du
pays. Quand tes bourrées de bouleau flambent dans la cour, les
pauvres vieux du village viennent se chauffer ; ils font cuire
leurs pommes de tere dans la cendre ; et les petits enfants
dansent autour du foyer. Et pendant que tu cognes le fer chaud à
grands coups de maillet, les femmes arrivent ; elles apportent
leurs marmites, leurs chaudrons, leurs pots de terre, et, sans
même te demander la permission, elles les remplissent de
braise. Schulz, je parie que tu n’as jamais pensé à faire payer un
liard pour la braise !
- Non, non ! s’écria le maréchal.
- Tu es un brave homme, c’est connu, tu arraches les dents
pour rien, histoire de faire plaisir au pauvre monde…
- C’est vrai ; on n’a qu’à se mettre à cheval sur mon
enclume, à lever la tête comme ça, et à dire : Schulz, voilà la
coquine qui m’enrage, « ne la manque pas ! »
- Et tu ne la manques jamais. C’est toi qui panses les
entorses et les foulures, toi qui soignes les bêtes malades, toi
qui perces les vaches enflées. Et c’est toi core qui nous lis le
journal et qui nous expliques les nouvelles. Quand les paysans
qui ne savent ni A ni B ont une lettre à écrire, ils t’amènent à la
Marine, et tu leur marques ce qu’ils veulent, là, sur le coin de la
table. Ils en sont quittes pour trinquer à ta santé. Schulz,
l’homme utile, c’est toi, et il faut que tout le monde, ici, vote
pour toi ! »
Le maréchal souriait, en tirant de sa pipe de longues
bouffées.
« Bah ! murmura-t-il, à quoi ça pourra-t-il servir, père la
Belette ?
- A donner une leçon aux deux bourgeois qui t’ont pris pour
un badebec… Oui, oui, ça serait drôle : soixante-seize voix
pour Michel Schulz ! Demain, si tu veux, nous allons à la ville ;
tu fais ta déclaration comme le médecin et l’avocat ; tu

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commandes des bulletins chez l’imprimeur, et… je me charge


du reste… Voit-tu la tête des autres candidats, quand ils liront
dans les babillards : « Tous les électeurs d’Epinoy ont voté
pour « l’homme le plus utile du pays, pour le maréchal,
serrurier, mécanicien, horloger, charron, crocheteux, vétérinaire
et rebouteux ! »
- Ca y est ! cria Schulz, en exécutant des deux poings sur la
table un formidable roulement.

III

Le soir des élections, pendant le dépouillement du scrutin,


Schulz, qui d’ordinaire siégeait au bureau, se tint dans l’ombre,
au fond de la salle. Il ne voulait pas se donner des airs de
triomphateur. En voyant l’assesseur qui le remplaçait déplier le
premier bulletin, il éprouva une indéfinissable émotion. Sans
doute une bouffée d’orgueil lui monta au cerveau. Orgueil
légitime, après tout ! Le vote unanime de la commune ne serait
qu’une juste récompense des services qu’il rendait depuis dix-
neuf ans.
L’assesseur lut à haute voix : Justin Moncharrier.
« Moncharrier ! » murmura le maréchal, étonné.
C’était un candidat de la dernière heure, un marchand de
bois en gros, qui faisait exploiter la forêt de Chalerse. Il n’avait
pas envoyé une seule affiche, le sournois,… il n’avait pas fait
une seule visite !
« Il n’aura qu’une voix, se dit Schulz. Quelque malheureux
bûcheron se sera cru obligé de voter pour lui… »
L’assesseur déplia le second bulletin et proclama encore
Justin Moncharrier. Et tous les bulletins portaient le nom du
marchand de bois !
Tous, à l’exception d’un seul, qui était évidemment celui du
maréchal.
Michel Schulz ne pouvait s’y tromper : il avait voter pour

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Michel Schulz.
Comme il lui semblait que les malins du village le
regardaient d’un air narquois, il sortit de la salle et s’en alla le
long du canal. Il était triste, le pauvre brave homme, il avait
plus de chagrin que de colère.
Champirroux était sur sa porte.
«Eh bien, quelles nouvelles ? demande le rusé vieillard.
- Bonsoir, père la Belette, répondit le maréchal, et merci de
la leçon ! Je saurai maintenant ce que l’homme utile peut
attendre des gens d’Epinoy. »
L’aubergiste de la Marine prit Schulz par la main et
l’entraîna dans la salle du fond.
« Michel, dit-il, tu en gros sur le cœur. Tu crois que j’ai
voulu te faire une méchante farce, moi, ton voisin, ton ami !...
- Mon ami ?... s’écria le maréchal, indigné, révolté…
- Oui, oui, poursuivit le vieillard en se cramponnant à la
blouse de Schulz… TU m’écouteras, Michel, tu m’écouteras !
Ce que je devais faire, je l’ai fait. A la réunion chez l’éclusier,
tout le monde s’était engagé à voter pour toi. Mais voilà que
Grattereau, le meunier de la Trentaine, se frappe le front et nous
dit : « Sommes-nous bêtes, ma parole ! Une supposition : le
maréchal viendrait à être nommé pour de vrai et s’en irait à la
chambre ; ça nous ferait une belle jambe, à nous autres !
Trouverions-nous un artiste capable de le remplacer à Epinoy ?
– Non ! non ! – Eh bien, que personne ne vote pour lui !
Personne, vous m’entendez ? Ca lui prouvera que nous tenons à
lui, et que nous voulons le garder… jusqu’à sa fin naturelle…
On lui expliquera la chose, après le scrutin. » Ma foi, nous
avons pensé : « Grattereau a raison ; ça sera pour Michel, pour
l’homme le plus utile, une marque d’amitié de toute la
commune ! » Tiens, la bande arrive en chantant… Elle s’arrête
devant ta maison,… elle crie : « Vive le maréchal ! »
Schulz réfléchissait…
« Alors, dit-il, on n’envoie donc à la chambre que des

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inutiles ? »
Pour le coup, Champirroux fut embarrassé.
« Attends,… balbutia-t-il ; je vais appeler les autres, là-
bas… Avant de se coucher, on boira à ta santé quelques
bouteilles de Chauvigneul… Vive le maréchal ! Vive l’homme
utile ! »

(Sixte Delorme, « La tête de bronze » 1896)

*
(Nouvelle, texte intégral, 1894)

La machine à gouverner

Une machine remarquable. En vérité, monsieur, une machine


tout à fait extraordinaire, fondue et ajustée dans les ateliers de
James People de Foolishtown, mais d’après les plans des
ingénieurs français. Aussi bien, il n’y avait qu’à regarder pour
reconnaître tout de suite le génie national. Quel autre peuple eût
pu créer des rouages aussi délicats, des engrenages aussi
compliqués, des mouvements à ce point subalternes ? Je vous le
demande.
L’inventeur, on n’a jamais su son nom, ainsi qu’il sied.
L’histoire ne se soucie pas de lui ; j’aime à croire que, selon
l’ordre des choses, il mourut dans la plus atroce misère.
Les vulgarisateurs, par contre, sont universellement connus,
et si décorés qu’ils ont une cotte de médailles quand ils vont
dans le monde. Moi, je me tairai sur leur compte.
Cette machine exceptionnelle, dis-je, tenait une place
énorme ; ses annexes, ramifications, courroies, poulies,
couvraient le pays ; pas un département qui n’y fut engréné. Du
reste, vous l’avez vue, et vous en feriez la description aussi
juste que je la fais si on vous payait pour ça. Contrôlez :

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On chauffait à grand renfort de braise l’immense foyer


affectant la forme… oui, d’un coffre-fort Fichet. Presque
immédiatement l’eau claire entrait en ébullition, la vapeur se
ruait dans les conduits, animant de gigantesques pistons ; ceux-
ci poussaient et ramenaient noblement leurs tiges ; les tiges
robustes faisaient mouvoir un arbre de couche monstrueux dont
un des bouts reposait sur le quai Bourbon et l’autre sur la
Montagne-Sainte-Geneviève. A ces deux points, de nombreux
excentriques et volants, fixés pour une durée de quatre ans,
mettaient en mouvement une collection de bielle et de
manivelles secondaires qui commandaient d’autres arbres de
couche plus petits, et ainsi de suite à l’infini.
Les diverses pièces agissaient en merveilleux ensemble,
depuis les leviers surhumains qui semblaient tracer dans l’air
des courbes de fatalités, jusqu’aux rouages nain affairés comme
des fourmis sous la menace de l’orage. Rien de heurté ; au
contraire, une mollesse et une nonchalance de chose vivante.
De ces rouages, les uns remuaient des dents à mâcher la
besogne, les autres maniaient les pelles à brasser les affaires,
certains ouvraient à intervalles égaux les receveurs de
l’enregistrement automatique. Il y avait les mains mécaniques à
paraphes dorés à l’or fin, les ronds-de-cuir-tampons pour
amortir le choc des réclamations, les robinets-graisseurs-de-
patte pour faciliter le jeu des diverses pièces. Le niveau-de-
presse enregistrait chaque jour la hauteur de l’opinion publique.
Enfin, grâce au régulateur électoral à fonds secrets, la main
d’un enfant suffisait à conduire la mammouthique machine.
Quelques douzaines provisoires mis en réserve devaient parer à
toute éventualité. Chaque rouage monté sur cylindres brevetés,
trous à rubis.
Et tout cela si bien réglé que l’on prenait un plaisir vraiment
céleste à le contempler. Une incessante harmonie de vibrations
réjouissait l’oreille du connaisseur.
Cette machine fit l’admiration de l’Europe entière ; les

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étrangers venus en train de plaisir étouffaient de béatitude


devant la perfection des roues dentées, et prenaient à la dérobée
des plans, coupes et élévations de la machine à gouverner, afin
d’en construire de semblables au compte de leur pays.
Sans doute se trouvaient des envieux pour critiquer ceci, cela,
et d’autres choses encore ; ils prétendaient, par exemple, que la
machine absorbait trop de braise, que certains rouages étaient
absolument sinécureux et gratificationnels, qu’en définitive ça
ne valait pas les procédés abolis, que l’ouvrier était quand
même obligé de suer pour tournes la roue. Ces réclamations que
dictait la malveillance se perdirent dans le triomphant
tintamarre de la machine.
On demandera peut-être à quoi elle servait.
C’est ici qu’éclate sa beauté intrinsèque : elle ne servait à
rien ! Non. Sans autre destination appréciable, elle se suffisait à
elle-même. Le beau n’est beau que dégagé de l’utile, n’est-ce
pas ? (Cf. les philosophes, depuis Adam jusqu’à Larroumet ).
Or, la machine ne répondait à aucun besoin ; elle marchait, et
c’était tout. Elle avait coûté un prix !! Les gens de ce temps-là
le surent à un centime additionnel près. Aussi, ils y tenaient
plus qu’à leur famille, plus qu’à leur vie. Ils se seraient jetés
dans les engrenages pour en ôter les grains de poussière. Cet
acte même faisait partie de ce qu’ils appelaient alors le courage
civique, expression dont le sens s’est modifié depuis.
Il faut rendre justice à l’inventeur : le mécanisme marcha très
bien pendant vingt ans environ. Dès l’aube, les bourgeois
s’éveillaient aux grondements de la chaudière ; ils s’en allaient
par bandes à leurs boutiques, chacun vers sa chacunière ; le jour
durant, ils songeaient qu’ils étaient tout à fait heureux de
posséder cette merveille qui les dispensait de prendre une
détermination, chose, comme on le sait, si fatigante !
A une époque précise, ils célébraient la fête du monstre bien-
aimé, manifestaient leur allégresse à l’aide de lanternes de
papier, d’alcools, d’emblèmes patriotiques et de substances

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détonantes.
Quatre ans révolus on se réunissait en grande pompe pour
modifier quelques pièces, remettre à neuf certains tiroirs. On
remplaçait les excentriques qui avaient cessé de plaire.
Tant de bonheur ne devait pas durer. La machine finit par se
détraquer ; oh ! insensiblement. Il devenait évident qu’elle n’en
avait plus pour longtemps ; des fautes de principes dans la
construction devaient amener une ruine inévitable, malgré le
périodique renouvellement des rouages.
Peu à peu s’imposa le désir d’autre chose. Des t^tes chaudes
affirmèrent que ça n’était pas ça le mécanisme idéal, la
Marinori de leurs rêves. Après avoir traité ces malcontents de
révolutionnaires dangereux et fusillé les moins lestes, on
rappela les autres d’exil pour les nommer martyrs officiels.
Les bourgeois perdirent confiance ; ils prêtèrent l’oreille.
Effectivement, ils ouïrent de singuliers bruits, comme de
frottements anormaux. La machine râlait. Les cuivres ne
flambaient plus au soleil, les articulations d’acier étaient
malpropres ; maint receveur mécanique ne suivait plus le droit
chemin ; les sinécures à échappement, s’étant multipliées,
entravaient le fonctionnement général. Des rouages importants
étaient vermoulus, des bois véreux.
Le chef mécanicien alla jusqu’à déclarer sous le sceau du
secret, que « ça se décollait ». le lendemain, la foule l’apprit, et
dès lors on attendit dans l’anxiété une catastrophe que l’on
acceptait fatale.
Les desseins du souverain déterminisme sont inexplicables.
Une mouche, une petite mouche de rien du tout, lasse de vivre,
prit fantaisie de s’introduire dans l’orifice d’un minuscule
ventilateur qu’elle obstrua. Le ventilateur, ne fonctionnant plus,
arrêta la bielle qui le commandait. La bielle immobilisée arrêta
net la marche d’un arbre de couche qui cassa. Des engrenages,
du coup, rompirent de proche en proche, des tiges d’acier se
brisèrent. Les volants stoppèrent, tandis que s’emballaient,

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oup ! les régulateurs. En peu d’heures, le désastre devint


irréparable. Ce fut un tumulte d’explosions à faire frémir. Le
sinistre s’affirma quand la chaudière enfin se fendit à grand
fracas, et le bruit fut tel qu’on l’entendit au loin, dans les
Provinces Heureuses, pourtant si distantes de chez nous.
Le lendemain, les bonnes gens accoururent en masse
contempler les débris de leur chef-d’œuvre. Consternés,
lamentables, ils pleuraient sur la perte de leur sécurité et
disaient : « Où allons-nous ? » en laissant retomber leurs bras le
long du corps, comme ça. Alors, des hommes avisés les
consolèrent, leur promirent des solutions à bref délai. Donc, ils
construisirent une nouvelle machine à gouverner, plus
compliquée cependant. Comme elle était faite avec les débris
de la première qui ne valait pas grand’chose, elle valut et dura
moins encore.
Et depuis nous fabriquons sans cesse des machines à
gouverner, toutes sur un modèle identique, mais de plus en plus
embrouillées. Nous nous garderions bien d’éviter les fautes de
construction qui amenèrent la perte des précédentes. Il en sera
encore toujours ainsi, parce que nous sommes des esprits
naturellement subtils et cérémonieux, et que les choses simples
ne nous conviennent point.

(Pierre Veber et Willy, « la machine à gouverner » 1894)

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AMOUR

(Souvenirs malgaches, extrait, 1900)

Ce soir-là il ne fut pas question de raconter des histoires. Du


reste on n’en parla plus jamais, et pour cause, personne ne se
souciait de bercer la somnolence des auditeurs. Moi, j’ai bien
tout au fond de ma mémoire quelques récits plus ou moins
malgaches, mais je préfère les écrire. Le lecteur a du moins la
ressource de tourner le feuillet.

Et d’abord en voici une – véridique – qui me fut conté par


un officier d’infanterie de marine.
La fête qui se préparait au milieu d’un cadre tout à fait
primitif, - forêts d’un côté, torrent de l’autre, et, tout au fond du
cirque, les cases en paille, - c’était celle de fattidrah ou serment
de sang.
Les héros ? Un jeune français, le lieutenant Henry M***, en
cours d’exploration à Madagascar, et la princesse Finaly, fille
du chef de la tribu des Antalaots.
On sait que tout blanc qui devient frère de sang d’un
indigène jouit dans le pays d’une sécurité presque complète ;
non seulement la tribu où il est entré lui doit aide et protection,
mais encore il est sacré aux yeux des peuplades amies.
Puisqu’il en fallait passer par là ^pour mener à bien sa
mission, l’officier, que réjouissait assez médiocrement la
perspective du fattidrah, avait voulu en rendre les pratiques
moins compliquées et moins répugnantes, en s’adressant à une
jeune fille, presque enfant encore.
Quand les parties furent en présence, l’anakia, ou médecin
de la tribu, mit dans une coupe un peu de sang d’un bœuf qu’on
venait d’immoler, mêla ce sang avec beaucoup d’eau et, après
avoir fait des oraisons, posa la coupe entre le lieutenant et la
jeune Finaly, assis tous les deux par terre.

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Pas de sagaies ni de fusils, rien de cet appareil guerrier en


usage pour célébrer les alliances de sang entre hommes : une
simple canne en jonc, posée debout dans la coupe et tenue par
les deux contractants. Quand Henry eut, suivant le rite, plongé
une cuiller dans le liquide sacré, il en arrosa la partie inférieure
du bâton.
Cela fait, le plus ancien chef s’approcha et, frappant la canne
avec un couteau neuf, prononça un discours dans lequel il
menaçait de la colère divine celui qui manquerait à son serment
et trahirait son frère.
L’anakia fit alors une petite incision à la poitrine du
lieutenant, et donna à boire une goutte de sang à Finaly.
L’officier dut boire aussi une goutte de sang de la princesse
malgache.
Frères de sang maintenant, ils devaient s’aimer et se dévouer
l’un à l’autre.
Quelques années plus tard, pendant l’expédition de 1883, un
détachement d’infanterie de marine, commandé par le capitaine
Henri M***, campait aux environs de cette même tribu des
Antalaots chez laquelle l’officier avait autrefois reçu
l’hospitalité.
Henry voulut revoir le père de Finaly et se rendre compte de
ses intentions à l’égard des français. Il alla au village malgache
et fut mis aussitôt en présece du chef, qui parut charmé de sa
visite. Mais on se comprenait difficilement, l’officier ayant
oublié le peu qu’il avait appris, dans le temps, du dialecte
antalaot, et le chef ne possédant que des notions très vague de
la langue française.
« Finaly ! » appela le prince.
Une jeune fille parut : teint clair, de grands yeux bruns, une
bouche aux lèvres un peu saillantes, des cheveux ondulés. Sa
taille, souple comme un roseau, était emprisonnée dans un
corsage blanc, dont les manches flottantes dégageaient des bras
à la vérité fort bruns, mais d’un modelé charmant. Une jupe

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rouge, courte, laissait voir ses petits pieds, nus, dans des
sandales.
Elle parut d’abord interdite, la jeune Finaly, puis s’élança
vers l’officier, en poussant un cri de joie :
« Toi, toi ici, frère ! s’écria-t-elle. Oh ! Finaly est bien
contente de te voir. »
Le jeune homme la regardait, stupéfait. Se souvenait-il
encore qu’il avait une sœur de sang ? Comment reconnaître
dans cette grande jeune fille, parlant correctement le français, la
petite sauvage qu’il avait quittée cinq ans auparavant ?
Finaly interpréta mal ce silence, car elle murmura
tristement :
« Mon frère blanc a oublié sa sœur.
- Non, répondit le jeune homme, je ne vous ai pas oubliée,
mais…
- Vous ! Pourquoi ? Ne sommes-nous pas frère et sœur ?
- C’est vrai ! »
Alors le capitaine lui dit son étonnement de la voir ainsi
transformée et parlant si bien le français.
Souriante, elle lui raconta que son père l’avait confiée
pendant quatre ans à des religieuses, « les Filles de Marie », qui
instruisent les enfants indigènes.
« Alors tu es chrétienne aussi ?
- Malheureusement non, dit-elle tristement, mon père n’a
pas voulu. »
Le prince antalaot assistait, impassible, à cette scène ; il se
décida cependant à mettre un terme à leurs épanchements, en
invitant Finaly à prier son frère de sang d’expliquer ce que les
Vazahas
étaient venus faire à Madagascar.
« Châtier les Hovas, vos oppresseurs, répondit l’officier, qui
ignorait que le chef s’était soumis depuis quelque temps à
l’ennemi héréditaire, dont il recevait une pension. – Nous
pouvons compter sur ton assistance, n’est-ce pas ? »

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L’autre s’était incliné en signe d’assentiment.


Le capitaine revint souvent, offrant à la tribu divers présents,
toujours acceptés. Finaly, au contraire, ne voulait rien recevoir
de lui et paraissait triste. Même elle parut plusieurs fois sur le
point de faire une confidence à Henry, de lui donner un
avertissement. Mais toujours, au moment de parler, elle
s’arrêtait hésitante, comme retenue par un inexplicable
scrupule.
Du reste ils étaient surveillés. Une fois seulement elle put lui
dire rapidement : « Prend garde ! »
Un soir, Henry rédigeait un rapport sous sa tente, quand
Finaly, qui avait le droit de circuler librement dans le camp,
parut devant lui.
« Frère, dit-elle, mon père te trompait lorsqu’il te promettait
son alliance. Cette nuit même les Hovas, soutenus par les
Antalaots, doivent t’attaquer. J’ai surpris un entretien entre mon
père et un chef hova. Celui-ci reviendra au village, avec sa
troupe, vers une heure, s’adjoindre les soldats de mon père, et
cernera ton camp. »
La jeune fille parlait vite, un peu oppressée.
« J’ai couru, dit-elle, pour te prévenir ; il m’a fallu attendre
la nuit. »
Puis, pleurant :
« Tu épargnera mon père, n’est-ce pas ? »
Le capitaine, ému de ce dévouement, prenait les deux mains
de Finaly, ne sachant comment lui témoigner sa reconnaissance.
« Je suis obligé de rentrer, dit-elle. Adieu, adieu, mon
frère ! »
Il l’accompagna.
« Sœur, dit Henry, comment reconnaître jamais ce que tu as
fait pour moi ! si ton père l’apprenait, sa colère serait terrible.
Finaly, tu ne cours aucun danger ? Personne n’a surpris ta
démarche ? Dis !
- Qu’importe le danger, murmura-t-elle, si je t’ai sauvé !

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- Finaly, j’ai peur, retournons au camp.


-C’est impossible, murmurait faiblement la jeune fille.
-N’est-tu pas ma sœur ?
-Je ne veux pas abandonner mon père. C’est bien assez que
je l’aie trahi, » sanglotait-elle.
Ils étaient arrivés à l’extrémité du camp. Il fallait se séparer :
« Frère, dit Finaly, nous ne nous reverrons peut-être jamais,
je te souhaite tout le bonheur possible. Je prierai ton Dieu qu’il
te protège. »
La lune éclairait le visage de la jeune fille. Ses yeux étaient
pleins de larmes.
« J’ai une grâce à te demander, continua-t-elle. Embrase-
moi, veut-tu, frère Henry ? »
Le jeune homme, très ému, la serra dans ses bras :
« Reste, lui dit-il, tu seras ma femme, tu m’accompagneras
en France, dans ma famille. »
Elle frissonna de tout son être, mais soudain, s’arrachant à
ses bras :
« Adieu, frère ! s’écria-t-elle. Va préparer tes hommes. Il est
tard. »
Et elle s’enfuit.
Il put l’entendre encore lui crier de loin :
« Adieu ! adieu ! »
…………………………………………………
La petite troupe du capitaine n’eut pas à soutenir un bien
rude combat, car les Hovas, déconcertés de rencontrer des
soldats sous les armes, là où ils comptaient trouver un camp
endormi, s’enfuirent après quelques coups de feu.
Dès la pointe du jour, le capitaine, avec une escorte de
quelques hommes, se rendit au village des Antalaots. Il voulait
savoir si rien ne menaçait Finaly.
Toutes les cases étaient vides, mais l’officier vit un grand
rassemblement du côté de la rivière. Il arriva pour assister au
plus cruel spectacle ; deux hommes avaient saisi Finaly, et, la

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balançant au-dessus de l’eau, se préparait à la jeter dans le


torrent.
« Arrêtez ! arrêtez ! » cria Henry, qui d’un bond fut auprès
d’eux.
Trop tard !
Déjà la jeune fille nageait sur la rive opposée. C’était
l’épreuve du crocodile. L’accusé qui, jeté à la rivière, échappe à
ces monstres, pullulant dans tous les cours d’eau, est proclamé
innocent.
Tout en nageant, la jeune fille agitait l’eau bruyamment,
pour éloigner les sauriens.
« Courage, Finaly ! je te rejoins, » criait Henry, faisant tous
ses efforts pour s’arracher aux Malgaches qui l’avaient entouré
et l’empêchaient de se jeter à l’eau.
La pauvre enfant l’entendit, se retourna, oublieuse du
danger, et lui envoya tout son cœur dans un geste. Ce fut sa
perte. On la vit se débattre, disparaître ; l’eau devint rouge…
Combien de fois l’effroyable drame hanta les nuits de Henry
M*** ? Nul ne l’a vu sourire depuis.

(Louis Brunet, « De Marseille à Tamatave », 1900).

*
(Souvenirs, texte intégral, 1862-1898)

Moutons et bergers

Si vives que soient mes sympathies pour le chien de chasse,


je pense qu’il doit céder le pas au chien de berger comme
culture d’instinct et comme docilité. La rigueur avec laquelle ils
font exécuter la consigne par un va-et-vient perpétuel le long de
l’emblave prohibée dont la verdure luxuriante est d’autant plus
tentante pour les pauvres ouailles que nul obstacle ne les en

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sépare, l’ordre, la sévère tenue qu’ils maintiennent dans le


défilé d’un nombreux troupeau, l’intelligence avec laquelle ils
le réunissent et le groupent pour laisser passer une voiture, sont,
à mes yeux, les moindres de leurs mérites ; ils dérivent d’un
parfait dressage, et nos bergers y excellent. Il me parait
autrement difficile de réprimer leur brutalité de carnassier, de
les empêcher de pratiquer la répression d’un coup de dent, de
leur apprendre à bourrer le mouton récalcitrant sans risquer de
gâter la marchandise en la mordant, et leurs maîtres y arrivent.
Plus curieuse encore est la sûreté avec laquelle ils savent
distinguer la bête qui leur appartient, lorsque, par hasard, elle
s’égare dans un troupeau que l’on rencontre. Le plus souvent,
en pareil cas, l’intervention du berger n’est pas nécessaire : il
est bien rare que le chien s’y trompe, et cela nous paraît le
dernier mot de l’instinct.
Si actif et si précieux que soit le concours de leurs chiens,
quelques bergers, les vieux généralement, jugent à propos de
leur adjoindre un mouton apprivoisé, qui les aide dans la
conduite de la bande et la facilite. C’est ordinairement un
agneau dont la mère est morte dans l’agnelage ; ils l’élèvent au
biberon, leur prodiguent plus tard des petits morceaux de leur
pain et réussissent à inspirer à leur nourrisson, pour leur
personne, un attachement dont on ne croirait pas cet animal
susceptible. Il devient alors le « mouton-coquin ».
Un berger des environs d’Auneau, le père Fabri, avait le
« mouton-coquin » le plus étonnant que j’aie jamais rencontré.
Au point de vue purement professionnel, il valait son pesant
d’or ; marchant toujours sur les talons de son maître, attentif au
moindre de ses signes, prévenant ses volontés, il avait pris sur
le reste du troupeau cet ascendant qui fut si fatal aux moutons
du pauvre Dindonneau ; s’il lui eût plu de sauter dans un
gouffre, tous ils l’eussent suivi ; où il avait passé, il fallait que
la bande, depuis la mère brebis jusqu’aux agneaux, passât à son
tour. Ce n’était rien encore à côté des talents d’agrément qui

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avaient été le couronnement de son éducation classique ; admis


dans la maison du berger, devenu la coqueluche de ses enfants,
un petit garçon et deux fillettes. Robin leur devait la pratique de
gentillesses figurant rarement dans l’éducation des animaux de
son espèce : il faisait le beau, gravement assis sur sa queue ; il
saluait en grattant la terre de l’un de ses pieds de devant et en
inclinant sa tête ; il donnait au choix la patte droite ou la
gauche, il disait sa prière en s’agenouillant et en remuant les
mâchoires, comme s’il ruminait ; je n’en finirais pas, si je
voulais énumérer toutes les drôleries que le berger et ses
enfants lui faisaient exécuter.
On parlait de Robin et de ses tours à deux lieues à la ronde ;
on en parla même tant qu’un bourgeois du voisinage s’en vint
trouver le fermier propriétaire du troupeau et le pria de lui céder
cette merveille. Celui-ci se récusa ; la naissance de Robin avait
coûté la vie à sa mère et, en vertu d’arrangements particuliers
entre le maître et son serviteur, l’agneau, qu’en pareil cas celui-
ci réussissait à sauver, devenait sa propriété. L’amateur de
moutons savants dut donc s’adresser au père Fabri qui, d’abord,
refusa ; mais son attachement au « mouton-coquin » ne résista
pas à l’offre de cinq louis d’or bien trébuchant, et, le soir
même, il conduisait le pauvre Robin à la villa de l’acquéreur,
distante de trois ou quatre kilomètres de la chaumière.
Quand le père Fabri rentra, il trouva sa maison bouleversée ;
les trois enfants pleuraient, la femme piaillait et, avec toutes
sortes d’invectives rurales, lui reprochait, non seulement le
chagrin de ses petits, mais d’avoir fait un marché de dupe en
donnant pour cent francs une bête qui, à l’entendre, en valait
plus de mille.
Un sixième personnage, qui ne soufflait mot, était aussi
douloureusement affecté que les autres ; ce personnage c’était
Bas-Rouge, le chien du berger, un briard à la toison hirsute,
dont les mèches épaisses et agglutinées battaient les flancs.
Bas-Rouge avait accompagné son maître à la villa ; quand

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Robin avait été introduit dans un enclos du parc, qui devait


devenir sa demeure, il avait essayé d’y pénétrer derrière lui.
Violemment repoussé, ne comprenant rien à cette séparation, il
était revenu si triste que le berger, en prenant la peine
d’examiner les prunelles jaunes qui brillaient à travers
l’embroussaillement de sa face, y eût peut-être découvert une
larme ? C’est que, de tous les amis que Robin laissait dans la
chaumière, Bas-Rouge était peut-être celui auquel il était le
plus cher. Bien des fois le chien avait léché l’agnelet dont il
voyait son maître prendre un soin particulier ; plus tard, il
l’avait protégé ; pendant l’hivernage, il avait toujours partagé sa
paille sous le hangar avec le mouton privilégié ; l’été enfin, ils
dormaient encore côte à côte sous la cabane du berger, et si
Bas-Rouge quittait son camarade pour faire sa ronde, il venait
tout de suite le retrouver.
Le lendemain, à l’aube, quand le père Fabri voulut aller
chercher son troupeau à la ferme, il ne vit pas son chien dans la
cour ; mais, en chemin, Bas-Rouge le rejoignit. Son maître lui
envoya un coup de bâton, en l’appelant mauvais coureur, et ce
fut tout. La scène se renouvela le lendemain matin ; mais le
père Fabri, mis de fort méchante humeur par la persistance des
criailleries de sa femme, ajouta un appoint considérable à la
correction de la veille. Le soir, au moment où la famille allait
souper, on entendit dans la cour le bêlement d’un mouton ; les
enfants étaient trop familiarisés avec cette voix pour hésiter un
instant :
- C’est notre Robin ! s’écrièrent-ils tous les trois.
La porte ouverte livra effectivement passage à Robin,
escorté de Bas-Rouge, qui célébrait le retour du mouton
prodigue par ses abois les plus joyeux.
Il y était pour quelque chose : pour le favoriser, il n’avait pas
même reculé devant l’effraction. Ne le condamnez pas trop
vite ; l’honnête chien qu’était Bas-Rouge n’était pas en mesure
de comprendre que l’on préfère quelques pièces de monnaie à

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l’affection d’une brave bête et il devait croire que la


revendication était pour lui un devoir. Il avait donc voulu
revoir, peut-être rejoindre son camarade de lit. Ayant pénétré
dans le parc par une trouée de la haie, il était allé tout droit à
l’enclos dans lequel le mouton était enfermé ; cet enclos était
entouré de forts palis, mais les dents de Bas-Rouge étaient
solides ; il les avait si bien fait manœuvrer qu’en deux nuits il y
avait pratiqué une brèche par laquelle le mouton avait pu
passer, et alors le prisonnier et son libérateur étaient revenus de
compagnie au bercail.
Le lendemain, le père Fabri parlait de reconduire Robin,
mais sa femme ne le laissa seulement pas achever ; faisant
sonner les cinq pièces d’or dans sa main, elle déclara, d’un ton
qui n’admettait pas de réplique, qu’elle allait de ce pas sommer
le bourgeois de renoncer au marché en lui restituant son argent.
Soit qu’elle eût déployé une véritable éloquence, soit tout
simplement que ce bon monsieur fût touché par ce témoignage
de l’attachement d’un chien pour un animal d’une autre espèce,
elle gagna sa cause. En revanche, elle ne vit jamais se réaliser
le rêve d’une fortune qu’elle échafaudait sur la valeur qu’elle
prêtait à son phénomène ; il ne se présenta pas d’autre amateur
et le « mouton-coquin » du père Fabri ne quitta plus la tête de
son troupeau.

(G. de Cherville, « Bêtes et gens », 1862- 1898)

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(Récits d’orient et d’occident, texte intégral 1896)

L’âne de Fra Rocco

Fra Rocco aimait Muniga.


Muniga est un joli village, au bord du lac de Garde, sur une
verte colline que couronnent les murailles, jaunes comme
l’ocre, d’un château du moyen âge.
Les bonnes grosses fermes ont une physionomie très
rustique, avec leurs grandes portes charretières abritées par de
larges auvents, leurs vastes cours dallées, leurs celliers, leurs
granges, leurs pressoirs, leurs magnaneries et leurs colombiers
ronds aux toits en poivrière.
Le pays est riche : les vignes de la côte donnent un clairet
pétillant ; de beaux oliviers ombragent les rives du Benacco,
des mûriers vigoureux bordent les cultures du plateau.
Sur vingt années, dans cette contrée plantureuse, dix-neuf
sont des années d’abondance. Le contadino (paysan) est
heureux, et, les jours de fête, sa femme et sa fille ont de l’or aux
doigts, aux bras, aux oreilles, au col, au corsage et dans les
cheveux.
Contadins et contadines faisaient le plus aimable accueil à
Fra Rocco, le quêteur du couvent de Desenzano. Lorsqu’il
arrivait, par cette route blanche qui domine comme une longue
terrasse le lac aux eaux bleues, et qu’on l’entendait crier à son
âne chargé de paniers : « Andiamo, Calibano !... Andiamo, caro
mio ! (Allons, Caliban !... Allons, mon cher !), le village était
en joie ; les bambins accouraient, disant : « Venez donc vous
rafraîchir chez nous, bon padre ; on vous fera de L’agua
marena ! » (eau de merises confites).
Et le vieux frère quêteur, qu’on appelait il padre autant par
affection que par respect, faisait lentement sa tournée,
recueillait les offrandes, écoutait les confidences, donnait des
conseils, distribuait des médailles et des images.

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Parfois, pour rendre service à d’excellents amis, il mettait


discrètement la main aux affaires de famille.
Par une chaude après-midi de juillet, il prenait congé de la
signora Giuseppina Marconi, une des plus riches et des plus
généreuses contadines de Muniga.
« Mille grâces, chère dame, disait-il, mille grâces !... Vous
nous comblez de biens ! Si jamais nous pouvions vous être
utile…
- Vous le pourriez, padre ! soupira Mme Giuseppina.
- Très heureux,… très heureux !... Mais comment ?
- Vous verrez Maddalena ce soir ?
- Maddalena, la fille de Luigi Dardano ?
- Oui, padre… Si vous trouviez l’occasion de lui dire un mot
pour notre Domenico…
- Ah ! c’est délicat,… Bien délicat !
Oh ! padre !... Nous désirerions le marier, ce Domenico,
notre unique enfant… Mais il nous jure qu’il n’épousera que
Maddalena.
- Eh bien ! Pourquoi ne l’épouserait-il pas ?... Est-ce que la
jeune fille l’aurait refusé ?
- Non, non ! Refuser notre Domenico !... Elle ne refuse pas,
mais elle n’accepte pas ; elle ne veut dire ni oui ni non. C’est
une coquette ; elle danse avec Domenico, avec Giambattisto,
avec Antonio, avec Tommaso, avec Girolamo ; elle reçoit les
fleurs et les rubans, elle écoute les sérénades, et…
- Et elle se met à rire ?... J’ai vu cela. C’est pourtant une très
honnête fille, cette Maddalena !...
- Certainement ; si ce n’était pas une honnête ragazza (jeune
fille), nous ne la demanderions pas pour notre Domenico. Ah !
padre, bon padre, tâchez donc de la décider !
- J’essayerai ; j’y vais réfléchir… Espérez, chère dame ! »
Et Fra Rocco, tirant Calibano par la bride, monta vers le
quartier des vignerons.
En cheminant, il entendait le bruit des maillets sur les

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tonneaux. L’année était précoce ; on pensait déjà aux


vendanges.
Le frère quêteur arriva sur le plateau, s’engagea dans un
viccolo bordé de mûriers nains et s’arrêta devant une maison
tapissée de vigne.
Maddalena était assise sur le seuil ; elle filait en fredonnant
un air de danse. Elle avait dix-sept ans ; elle était brune, avec
un teint chaud, des yeux pleins de gaieté, des lèvres un peu
grosses, rouges comme des cerises. Et très simple dans sa mise,
quoique Mme Giuseppina prétendît qu’elle était coquette : une
robe grise, un tablier à carreaux, un fichu sans franges, un
foulard de soie négligemment noué autour de la tête ; la toilette
d’une fleur des champs !
« Toujours joyeuse ? dit Fra Rocco, en s’avançant vers la
giovinetta.
- Mais oui, mais oui, padre, répliqua Maddalena… Le temps
des soucis n’est pas encore venu…
- Je gage que vous voulez dire… Le temps du mariage !
- Chi lo sa ! En tout cas, je n’y songe guère…
- Cependant…
- Padre, reprit la rieuse enfant, se hâtant de changer le cours
de la conversation, à quoi songe votre âne aujourd’hui ? Il a
l’air tout triste… Venez voir, mère, et dites si cet âne vous a
jamais paru morose comme en ce moment ! »
Et, se renversant sur sa chaise, Maddalena appelait son
aïeule, qui sommeillait sur un escabeau, à l’entrée de la salle
basse.
« Tais-toi, folle ! s’écria la vieille femme, et viens chercher
les œufs que tu as mis de côté pour le padre.
- Laissez-la rire, dit Fra Rocco. J’allais précisément lui
raconter pourquoi mon pauvre Calibano est si triste
aujourd’hui. C’est une histoire amusante… et instructive.
- Oh ! racontez, racontez !...
- Nous avions déjà fait ce matin, à neuf heures, une partie de

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notre tournée, Calibano et moi ; les paniers s’emplissaient de


légumes, de fruits, d’œufs, de poisson, - il y a encore quelques
bonnes âmes dans ce pays ; - on m’avait même donné, dans une
fabrique, sur la route de Lonato, une grande boîte
d’allumettes… Quelle belle invention !... Dire que je peinais
tant, autrefois, à battre le briquet et souffler sur l’amadou !
L’idée me vint d’aller présenter mes respects au comte Ercole,
un de nos plus généreux bienfaiteurs. J’étais à cinquante pas de
la petite porte du château… Mais je ne pouvais pas entrer dans
le parc avec Calibano…
- Pourquoi donc ? demanda Maddalena.
- Parce que,… parce que,… si bien élevé qu’il soit, Calibano
se permet dans les allées sablées des choses… qui offusquent la
vue et l’odorat de Mme la comtesse.
- On est plus indulgent ici, dit Maddalena, riant aux éclats.
- Oui, oui… Laissez-moi achever. J’avise, entre la forêt de
Lonato et le mur du parc, une petite clairière où l’herbe était
haute, un peu grillée par le soleil, mais c’est ainsi que l’aime
Calibano, et où de beaux chardons, par centaines, dressaient
leurs têtes pourprées. J’y conduisis mon âne. – « Aspetti un
poco, figliulo, lui dis-je… Attends un peu, mon fils, et broute à
ton aise ; te voilà dans la terre de Chanaan ! » Puis je me dirige
vers le château.
« Chemin faisant, je tournais la tête de temps à autre, pour
observer mon Calibano.
« L’étrange animal !... Il regardait les chardons, il les
admirait, il les dévorait des yeux,… mais il n’y touchait pas. Il
ne savait par lequel commencer ; il y en avait trop !... Tout à
coup, pris d’un accès de délire joyeux, il lance des hi-han
superbes, et le voilà qui se roule au milieu de cette abondance
de biens !... Mes paniers se vident, tout tombe pêle-mêle, et j’ai
beau crier, Calibano continue de se rouler, écrasant mes
légumes, mes fruits, mon poisson, mes œufs !
- Oh ! padre !... padre !... quelle omelette !...

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- Passe pour l’omelette ; mais voilà que les allumettes


prennent feu, que les herbes sèches se mettent à flamber et que
le malheureux Calibano…
- Se trouve en grand danger d’être grillé ?...
- Il brait désespérément au milieu des flammes…
- Aussi, je me disais : « Voilà un âne qui sent le roussi ! »
- Riez, riez, petite sans cœur !... Je parviens cependant à le
sauver ; mais pour la peine, l’attachant à la porte du parc, je lui
adresse une mercuriale dont voilà la conclusion : « Figliulo, tu
va expier ta faute ; tu jeûneras aujourd’hui jusqu’au coucher du
soleil ! »
- Et il jeûne, le poveretto ?
- Oui, mon enfant, et c’est pour cela qu’il est triste…
- Mais, padre, reprit la jeune fille, il me semble que vous
devriez être aussi triste que lui, car toutes ces bonnes choses
que vous rapportiez au couvent ont été perdues.
- Oui, sans doute, ma belle ; heureusement des âmes
charitables se sont empressées de me dédommager.
- En effet, vos paniers sont pleins comme si rien n’en était
tombé.
- C’est la signora Giuseppina qui m’a fait ces cadeaux. La
maison est en joie. Alors, vous comprenez, on donne à pleines
mains. Cela portera bonheur aux jeunes époux…
- Aux jeunes époux ? demanda Maddalena, troublée…
- Eh ! oui, vous savez bien que les Marconi marient leur
Domenico !...
- Ah ! Domenico… se marie ? Avec qui ?... »
Cette fois Maddalena avait pâli, les larmes perlaient au bord
de ses paupières, et un sanglot lui montait à la gorge.
« Il se marie, dit vivement Fra Rocco, avec une jeune fille
qui l’aime et qui vient de m’en faire l’aveu… avec Maddalena
Dardano !...
- Oh !... padre !... padre ! murmura Maddalena, essuyant ses
larmes, je ne savais pas que les choses fussent si avancées.

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Mais, puisque vous me le dites, aspetti un poco, je vais vous


chercher trois douzaines d’œufs. »

(Sixte Delorme, « La tête de bronze » 1896)

*
(Souvenirs, texte intégral, 1880)

Les roses du docteur

Quand j’avais le bonheur d’être collégien, sans me douter


encore que ce fût un bonheur, je passais mes vacances chaque
année dans une petite ville de Normandie, fort agréablement
située, et qui doit sa célébrité à l’excellence de son beurre
beaucoup plus qu’à l’honneur de m’avoir donné le jour.
De fréquentes promenades sur un poney corse, proportionné
à ma taille modeste, la pêche des crabes à la marée basse, la
chasse aux moineaux le long des routes, enfin tous ces sports
naïfs chers à la première jeunesse, m’y faisaient paraître le
temps trop court.
Cependant j’y vivais à peu près seul, car j’avais déjà une
pointe d’humeur sauvage, et, si j’adorais mes amis, je trouvais
peu de charme à ce que l’on appelle la camaraderie.
Un soir, je revenais bredouille, après avoir fait buisson creux
toute la journée, car les moineaux, à la fin des vacances,
devenaient plus malins que moi et sentaient ma poudre.
Honteux de rentrer le carnier vide, et faisant flèche de tout bois,
je ne rougis point d’assassiner, au détour d’un chemin, un
innocent rouge-gorge, au milieu de la plus belle roulade de sa
chanson à l’automne. Je me suis, depuis lors, reproché ce crime
amèrement, et je me rends cette justice que je mourrais de faim

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aujourd’hui plutôt que de mettre à mal une pauvre petite


créature du bon Dieu. Mais j’étais alors à l’âge sans pitié et ne
voyais que le butin.
Je courus pour ramasser ma victime, qui se débattait, dans
les convulsions de l’agonie, en souillant de poussière son beau
plumage éclatant.
« Barbare ! » murmura derrière moi une voix indignée.
Je me retournai, et j’aperçus un petit vieillard qui me parut
le plus singulier du monde.
Il ne devait pas avoir beaucoup moins de soixante et dix ans.
Sa figure, complètement rasée, laissait voir un teint blanc
comme le cire d’un cierge. Pas la plus légère ride sur son grand
front ; mais deux yeux vifs, bleus comme des pervenches, et
dont la flamme ardente illuminait son visage.
« Bonsoir, docteur ! » lui dis-je sans prendre la peine de
justifier ma méchante action, et comme si j’eusse attaché peu
d’importance à l’opinion de ce vieillard inoffensif.
Bien que le hasard ne m’eût jamais donné l’occasion d’avoir
le moindre rapport avec le docteur Richard, je le connaissais
parfaitement. Est-ce que tout le monde ne se connaît pas dans
une petite ville comme la nôtre ?
Le docteur était d’ailleurs trop original pour n’être pas
remarqué, même d’un collégien qui n’avait pas encore atteint
l’âge où l’on devient observateur.
Comme il avait été jeune au temps où Louis XVIII était roi,
M. Richard avait conservé la tenue, le costume et la coiffure de
ce spirituel monarque : la culotte courte, les bas de soie noire et
les souliers à boucles, l’habit bleu à larges revers et à boutons
d’or ; il n’y manquait que les épaulettes pour ressembler tout à
fait au plus constitutionnel des monarques. La coiffure me parut
tout un poème. Imaginez des cheveux blancs, fins, légers,
argentés, rares au sommet de la tête, épais à la nuque, relevés
de chaque côté sur les tempes et, par leur palpitation pleine de
vie, rappelant à l’œil et à l’esprit ce battement d’ailes du

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pigeon, qui avait donné son nom à la mode du temps. Le


docteur était coiffé à l’aile de pigeon ! Une petite queue,
emprisonnée dans un ruban noir replié un nombre infini de fois
sur lui-même, coquette, capricieuse et provocante, que l’on eût
pu croire animée d’une vie à elle, frétillait, comme une anguille
avant d’être écorchée, sur le collet bleu de l’habit.
Bien que les années l’eussent blanchi à frimas, le docteur
n’en faisait pas moins une énorme consommation de poudre à
l’iris, qui retombait comme un nuage sur les parements, sur les
revers, et jusque sur les basques de son bel habit bleu. On eût
dit qu’il sortait d’un moulin. Quand il faisait un mouvement,
cette poudre voltigeait autour de lui. Dans ces moments-là, il
avait vraiment l’air de marcher dans un nuage, comme les dieux
d’Homère, avec lesquels du reste il n’avait aucune
ressemblance.
« Bonjour ! bonjour ! » me dit-il d’une voix très douce, un
peu faible, et dont le timbre me parut étrange, une voix qui
paraissait faite pour s’entretenir avec les ombres. Cette voix,
tout à la fois voilée et pénétrante, qui ne ressemblait à rien de
ce que j’avais entendu jusque-là, me causa une impression
singulière, indéfinissable. Je sentis un trouble vague s’emparer
de moi. Je regardai le docteur plus attentivement que je n’avais
encore fait. Je commençai à croire qu’il y avait en lui quelque
chose qui attirait mes regards invinciblement, car je ne pouvais
les détacher de ces yeux un peu tristes, mais profonds et
calmes, et singulièrement doux.
Je dois vous avouer ici que le docteur Richard, malgré la
parfaite honorabilité de sa vie, malgré l’aisance relative dont il
jouissait dans une petite ville comme la nôtre, où les occasions
de dépenses n’étaient pas fort nombreuses, n’avait pas obtenu
toute la considération à laquelle, sans aucun doute, il avait
droit. Il passait pour un être fantasque et bizarre. Les gens
sages, les bourgeois sensés, les propriétaires qui savent que
deux et deux font quatre, le trouvaient un peu drôle, et ceux qui

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n’avaient rien dans la cervelle se frappaient le front d’un air


capable en le regardant, et se disaient tout bas :
« Il a quelque chose là ! »
Comme je vivais dans l’intérieur d’une famille austère, les
commérages de la petite ville ne m’arrivaient que rarement, et
tout à fait par hasard. Ma mère, naturellement ennemie des
paroles oiseuses, ne les encourageait pas. Cependant j’avais
entendu parler quelquefois du docteur : je savais qu’il n’était
pas tout à fait un homme comme un autre, et, comme c’était la
première fois que je me rencontrais face à face avec lui, je le
regardai avec plus d’attention peut-être que je n’en accordais
d’ordinaire à mes semblables… surtout quand ils me
ressemblaient si peu.
Le docteur s’aperçut-il de mon insouciante curiosité ?
devina-t-il l’espèce d’intérêt qu’il m’inspirait ? Je serais tenté
de le croire, car il essaya, à son tour – je m’en aperçus bien – de
deviner ce qui se passait en moi. Je ne sais quel fut le résultat
de son examen, mais il me dit bientôt, avec une gravité d’oracle
et un ton sentencieux :
« Jeune homme, ce n’est pas bien ce que vous avez fait là !
Il a été écrit : « Tu ne tueras point. » La vie d’une créature n’est
pas à nous : elle est à Dieu. Celui-là seul a le droit de la
prendre, qui a le pouvoir de la donner.
- Ah ! docteur, vous êtes sévère ! répondis-je en riant. Quel
gros sermon pour un si petit péché ! Après tout, je n’ai tué
qu’un passereau.
- Il ne voulait pas mourir. Quel mal vous avait-il fait, et quel
bien allez-vous retirer de sa mort ? Vous ne le mangerez pas,
j’imagine ? Ce serait une horreur !... et vous n’en auriez pas une
bouchée ! Lui pourtant ne gênait personne, le pauvre petit ! Il
détruisait tous ces insectes malfaisants qui dévorent nos jeunes
plantes et nos ^pousses naissantes… et quand il avait fini ce
dîner, qui ne nous coûtait jamais rien, il charmait le bocage de
ses mélodies. Le rouge-gorge, c’est le rossignol de l’automne !

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Celui que vous avez tué venait tous les matins dans mon
jardin… et demain je n’aurai pas ma chanson ! »
Je ne sais vraiment trop quelle réponse j’allais faire à ces
doléances, et je regardais assez niaisement le pauvre oiseau,
dont une goutte de sang maculait la gorge empourprée, quand
deux ou trois promeneurs, qui venaient vers nous,
interrompirent brusquement l’entretien. Le docteur,
naturellement timide, et même un peu sauvage, n’avait aucun
goût pour les nombreuses compagnies ; aussi disparut-il sans
ajouter un seul mot. Sa maison n’était pas loin. Il y rentra sans
doute. Je ne le vis plus ce jour-là ; mais il m’avait laissé dans
l’âme je ne sais quel trouble qui ressemblait à un remords.
Les vacances, avec leurs distractions accoutumées,
m’emportèrent dans un mouvement de plaisir assez vif pour
que ce bon vieux médecin ne dût pas me préoccuper longtemps
outre mesure. J’y pensai un peu tout d’abord, puis moins, puis
je l’oubliai tout à fait.
Une nouvelle rencontre, due, comme la première,
absolument au hasard, devait nous mettre une seconde fois en
rapport, et d’une façon un peu plus intime.
Une après-midi, je me promenais le fusil à l’épaule, selon
ma coutume, le long d’un petit sentier agreste, bordé de ces
haies magnifiques dont l’opulente végétation suffirait à prouver
la vigueur de la terre normande. Je passais de longues heures à
leurs pieds, bercé par la fallacieuse espérance, souvent déçue,
mais toujours renaissante, de surprendre traîtreusement quelque
merle sans défiance, occupé à picorer ces baies rouges de
l’aubépine, que dans la langue du pays nous appelons des
hagues. Un de ces beaux siffleurs, au bec jaune et à la robe
lustrée, attirait mon attention depuis un moment, et je
m’apprêtais à essayer sur lui la justesse de mon coup d’œil,
quand, tout à coup, de joyeuses clameurs, des cris mêlés de
rires et de véritables huées, telles que parfois on les entend
quand le peuple, en Normandie, pousse sa clameur de haro sur

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quelque chose ou sur quelqu’un, effrayèrent l’oiseau, qui partit


à tire-d’aile, emportant avec lui l’espoir de mon souper.
Je ne devais pas être éloigné de ce charivari, et il ne me fut
pas difficile, en prêtant l’oreille, de reconnaître que tout ce bruit
partait d’un chemin parallèle à celui que je suivais moi-même,
et dont il était séparé par un de ces grands herbages dont les
clôtures superbes, faites de ronces, d’épines, de troènes et de
sureaux, que surmontent des futaies de hêtres et de frênes, de
grands chênes et d’ormeaux géants, donnent un si beau
caractère à cette portion de notre France où les grâces
bocagères se mêlent à la richesse des prairies.
Je coupai au plus court, et marchai droit au tapage, qui allait
croissant toujours.
J’arrivai bientôt au bord de la route, dont je n’étais plus
séparé que par une dernière haie, déjà éclaircie par le bas, et qui
me permit de saisir les détails d’une scène assez étrange à
laquelle je pouvais ainsi assister sans m’y mêler.
Sept ou huit jeunes drôles, échappés à la férule du magister,
et préférant au charme de ses leçons les délices de l’école
buissonnière, harcelaient de leurs rires, de leurs plaisanteries et
de leurs sarcasmes le malheureux vieillard qu’ils venaient de
rencontrer dans ce chemin de petite communication, où il ne
passait presque personne. Se croyant sûrs de l’impunité, ils
abusaient de la supériorité du nombre pour tourmenter sans
vergogne la pauvre victime de leurs méchants tours. Les uns lui
demandaient où il allait ainsi, tout seul par les chemins, sans sa
bonne ; les autres voulaient le reconduire chez lui.
« Dites donc, papa Richard, si votre queue vous gêne,
voulez-vous que je vous la coupe ? » dit un blondin de huit ans,
à la mine éveillée et maligne.
« Hé ! hé ! monsieur le docteur, dit à son tour le plus âgé de
la troupe, à qui donc allez-vous porter ces jolies roses ? »
Ces derniers mots attirèrent mon attention sur un magnifique
bouquet, que le vieillard tenait à la main, et qu’il s’efforçait de

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préserver des atteintes de ses persécuteurs.


J’étais bien résolu à faire cesser au plus tôt une scène où
l’inconvenance le disputait à la cruauté, et à débarrasser le bon
vieillard de cette meute acharnée après lui. Et cependant, je ne
sais quelle curiosité malsaine, mais invincible, me poussait à la
laisser durer quelque temps encore, pour voir sans doute
jusqu’où irait et la méchanceté des uns et la patience de l’autre.
Rassurés par leur nombre et par la faiblesse du vieillard, les
jeunes vauriens s’étaient rapprochés du docteur et le serraient
maintenant de si près, que les plus avancés le touchaient
presque.
Il arrive toujours un moment où les gens les plus timides, se
sentant poussés à bout, comprennent qu’il ne leur reste plus
d’autre ressource que de prendre une audacieuse offensive. Le
petit vieillard se retourna par une volte soudaine et fit face à ses
ennemis.
A ce moment je crus vraiment voir un autre homme. L’œil
bleu jeta des éclairs ; la joue pâle s’enflamma ; la petite queue
s’agita avec les soubresauts d’un serpent en colère, et les ailes
de pigeon se soulevèrent autour des tempes lisses et pâlies.
Puis, complétant sa mimique imposante par un geste menaçant,
le docteur leva la main, brandit sa canne, - un joli jonc à
pomme d’or, - et fit deux pas en avant : les assaillants stupéfaits
reculèrent de quatre pas, effrayés, plus étonnés encore. Ils
n’avaient pas cru à tant de hardiesse.
Mais, comme si cet effort eût épuisé le docteur, il s’arrêta
tout à coup : la main qui avait soulevé la canne retomba inerte à
son côté ; la joue, légèrement teintée tout à l’heure, redevint
d’une pâleur mortelle, et je vis couler sur son front les grosses
gouttes d’une sueur glacée. Lui-même se sentit si faible, qu’il
fut obligé de s’arrêter contre un arbre pour ne pas tomber. Mais,
chose étrange, la préoccupation de sa sécurité personnelle ne lui
fit point oublier le soin de ses roses, et je le vis, au moment où
il ferma les yeux à demi, rapprocher le bouquet de sa poitrine et

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s’efforcer de le protéger encore du seul bras qui lui restait libre.


Ce mouvement de recul ne devait point échapper longtemps
à des ennemis sans pitié. Pareils aux limiers qui se ruent sur le
cerf aux abois, ils resserrèrent le cercle autour de lui : il était
désormais leur prisonnier. Si le droit d’intervention des forts en
faveur des faibles put s’exercer légitimement, ce fut bien dans
un cas comme celui-là. Tous les torts étaient du côté de
l’agresseur, la victime n’avait contre elle que son impuissance.

II

Au moment où toutes les chances semblaient favoriser nos


jeunes bandits, je parus tout à coup sur le champ de bataille, et
la face des choses fut changée. J’écartai vivement les
broussailles qui couronnaient le terre-plein d’une sorte de
banquette irlandaise, ménagée entre deux fossés, et, prenant un
vigoureux élan, je franchis le dernier obstacle et tombai au
milieu de la route, les cheveux au vent, l’œil en feu, et, ce qui
impressionna le plus vivement la troupe ennemie, le fusil à la
main.
Dieu m’est témoin que je n’avais pas envie de faire usage de
cet engin meurtrier ; mais la démonstration n’en eut pas moins
un effet très satisfaisant ; mon arrivée, qui sans doute eut pour
eux tous les caractères d’une apparition, mit les écoliers en
fuite. Ils prirent la volée comme une bande de moineaux
effarouchés. En une seconde la route fut débarrassée, et il ne
resta pas un seul ennemi visible à l’horizon. Il était temps
d’obtenir ce premier résultat, car le vieillard était si ému et
tellement troublé, qu’il n’aurait pu, j’en suis sûr, supporter une
minute de plus, sans danger, la présence de ses persécuteurs.
Je courus aussitôt à lui. Il s’était assis, ou plutôt laissé
tomber sur un de ces mètres de pierres, que les cantonniers
amoncellent de place en place pour les besoins de ces routes
qu’il faut toujours réparer, et il ne faisait plus un mouvement.

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Je courus à lui. Il rouvrit les yeux, me reconnut tout de suite,


et n’eut pas de peine à comprendre ce qui s’était passé. Son
premier soin fut d’écarter de lui mon fusil, qui lui faisait peur,
puis il essaya de me remercier.
« Ne parlez pas encore ! » lui dis-je, en remarquant à quel
point il était faible.
Il baissa la tête, et par deux fois, passa son mouchoir sur son
front, puis il me serra silencieusement la main, regarda avec
beaucoup d’attention son magnifique bouquet, et s’assura que
ses roses n’avaient pas trop souffert. Ce fut seulement alors
qu’il me regarda moi-même. Il me remercia avec beaucoup
d’effusion du service que je lui avais rendu, et que sa
reconnaissance exagérait beaucoup, car il m’appela son jeune
bienfaiteur.
« Ce que j’ai fait est bien peu de chose, et j’ai été charmé
de vous obliger, lui répondis-je sans lui laisser le temps
d’insister. Mais permettez-moi de vous dire que les chemins ne
sont pas sûrs, et que peut-être vous ne devriez pas vous
hasarder, comme vous le faites souvent, si loin de chez vous.
- A cause des enfants ! répliqua-t-il avec un léger
mouvement d’épaule. Ah ! je sais bien qu’ils sont quelquefois
trop gais… mais pas si méchants qu’ils en ont l’air… Ce n’est
pas à moi qu’ils en veulent… Il y a plus de six mois qu’ils ne
m’avaient rien dit. Peut-être que mes roses leur ont fait envie,
ajouta-t-il en couvrant son bouquet d’un œil jaloux. Ils ne les
auront pas ! » Ici il eut un geste d’avare qui défend son trésor.
« Mais, reprit-il, je leur pardonne de bon cœur, allez ! C’est
jeune… ça ne comprend pas… ça fait le mal sans le savoir, sans
y penser… comme vous l’autre jour, ajouta-t-il en désarmant
son reproche de toute amertume par l’accent de sa voix,…
comme vous l’autre jour…lorsque vous avez tué mon pauvre
rouge-gorge.
- Je ne recommencerai pas ! lui dis-je en serrant sa main. A
présent, je ne tue plus que des merles !

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- Parce que c’est plus gros, dit-il en riant un peu. Tenez vous
paraissez bon, et, vraiment, je voudrais vous voir chercher
d’autres plaisirs.
- Ne soyez pas trop sévère, répliquai-je, contre un pauvre
collégien en vacances, qui repart dans huit jours, et qui n’aura
bientôt plus le temps de faire de mal à personne.
- Vous n’aurez pas davantage le temps de me faire du bien !
dit-il avec beaucoup de grâce.
- Puisque j’ai été assez heureux pour vous rencontrer,
répondis-je en passant mon fusil en bandoulière, permettez-moi
de vous accompagner dans votre promenade. Je sais vous
n’avez nul besoin de moi, mais du moins je n’aurai pas le
chagrin de penser que vous êtes seul… Voyez, il se fait déjà
tard ! »
Ma proposition, si simple en apparence, et que j’avais tout
lieu de croire absolument inoffensive, parut effrayer
singulièrement le vieillard.
« Non ! non ! s’écria-t-il avec une vivacité extrême ; vous
êtes vraiment trop bon… mais je ne veux pas être importun…
je craindrais d’abuser de votre obligeance… Je ne veux
déranger personne… Vous ne le diriez pas ; mais je le saurais !
j’ai l’habitude d’ailleurs de faire mes courses tout seul…
toujours tout seul… vous savez bien !... Adieu donc, adieu et
merci ! »
Le docteur s’éloigna rapidement. Mais, au bout de quelques
pas, il se retourna, comme s’il eût voulu me voir une fois
encore. Puis, comme s’il eût craint que sa réponse ne m’eut
blessé, il revint à moi, prit ma main, qu’il serra à deux reprises,
et, d’une voix très douce, comme un père parle à son enfant :
« J’espère bien que vous n’êtes pas fâché ? me dit-il. Oh !
ce serait très mal, si vous l’étiez ! car je n’avais certes pas
l’intention de vous offenser. Mais, voyez-vous, je me promène
toujours seul… vous savez ! »
C’était la vérité : j’en convins de bonne grâce. Mais la petite

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contrariété que je venais d’éprouver ne se dissipa point aussi


vite que je l’aurais voulu : il en resta sur mon visage quelque
chose, une ombre, que M. Richard surprit au passage. Comme
il était disposé à se montrer jusqu’au bout bon et affectueux
pour moi :
« S’il vous plaît de me revoir, me dit-il, vous ne doutez point
que j’en serai charmé. Je sais bien – ajouta-t-il avec une
modestie très sincère – que ce ne sera de votre part qu’une
simple politesse. Votre âge ne recherche guère les gens du
mien… mais vous n’en serez que plus aimable de venir voir
parfois le vieux solitaire. »
Il s’en alla, me laissant immobile et perplexe à la même
place.
En ce temps-là, j’avais peut-être plus de curiosité que de
discrétion. Je dois donc avouer que mon premier mouvement
me porta à suivre le vieillard… Oh ! d’un peu loin… de
manière à conserver toujours mes distances, et à ne pas me
laisser surprendre en flagrant délit d’espionnage.
Je revins bientôt à de meilleurs sentiments : je rougis de la
mauvaise action que j’avais été sur le point de commettre, et,
sans même chercher à savoir quelle direction le docteur allait
prendre, je tournai brusquement les talons.
Je rentrai sans avoir tué mon merle. Les malins oiseaux
voyaient bien que j’étais distrait, et, tout en picorant les sorbes
sauvages, d’un rouge éclatant comme le corail, et les baies
acides des prunelliers verts, ils me sifflaient à cœur joie.
Les merles avaient raisons.
Je n’étais point en ce moment un chasseur bien dangereux,
je ne songeais qu’au docteur Richard. Je me demandais où il
pouvait bien porter ses roses, et, quoique la chose ne me
regardât point, elle ne laissait pas que de me préoccuper
singulièrement. Mais je comprenais bien que, s’il y avait là
quelque mystère, il ne me serait guère possible de le découvrir.
Les mêmes motifs de discrétion qui m’avaient empêché de

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suivre le docteur ne me permettraient point de faire la moindre


tentative pour apprendre d’une façon plus ou moins détournée
ce qu’il n’avait pas jugé à propos de me dire.
Cependant le temps, ce grand maigre qui marche plus vite
encore peut-être pendant les vacances, menaçait les infortunés
collégiens d’une rentrée prochaine. Encore quelques jours, et il
me faudrait dire adieu à cette maison paternelle qu’on aime
jamais tant qu’au moment de la quitter. Je partirais donc sans
avoir deviné le mot de l’énigme. Ma curiosité se trouvait
ajournée à un an. C’est un long terme !
Mais le docteur m’avait invité à lui faire un bout de visite.
C’est ce que je n’avais garde d’oublier. Le hasard est grand, me
disais-je ; qui sait si, dans la conversation, il ne lui échappera
point quelque parole imprudente qui me mettrait sur la piste
cherchée ?
J’allais donc le voir.
Je le trouvai chez lui un tout autre homme que sur les
chemins. On ne pouvait certes pas dire qu’il fût d’une gaieté
folle. Loin de là : il gardait toujours son air mélancolique ; mais
le malaise évident et l’espèce de gêne qui m’avaient frappé
dans nos promenades avaient complètement disparu. Son
accueil fut affectueux jusqu’à la cordialité. Il devinait la
déférence presque filiale avec laquelle je l’écoutais, et (c’est
une nuance de son caractère que j’ai connue plus tard) cet
homme excellent, que rendait malheureux une perpétuelle
défiance de lui-même, avait besoin de se sentir aimé par ceux
qui l’entouraient. C’était à cette condition, et à cette condition
seulement, qu’il se livrait.
Avec moi il se livra, et fut charmant.
Sa conversation me plut extrêmement, et rien n’est difficile
à un vieillard comme de plaire à un très jeune homme. La
sympathie descend plus aisément qu’elle ne remonte. Il en est
de nos âmes comme des ruisseaux : elles suivent les pentes. Le
docteur parlait de tout avec beaucoup d’esprit et d’agrément, et

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aussi avec une pointe d’originalité qui me faisait mieux


comprendre la réputation qu’il avait dans notre petite ville.
Aucune morgue ; nulle pédanterie. Il répétait assez volontiers
que ceux qui en savent le plus n’en savent pas plus long, et
qu’avec du bon sens on devinait plus de choses que l’on n’en
pourrait apprendre dans les livres. Cet aveu, dépouillé
d’artifice, ne pouvait que flatter singulièrement un collégien,
naturellement porté à trouver les heures de l’étude trop longues
et celles de la récréation trop courtes.
Le bon docteur ne me laissa point partir sans m’avoir fait
promettre de revenir le voir, - ce que je fis de grand cœur.
J’étais dans l’âge où l’imagination se frappe assez aisément.
La physionomie si originale du docteur Richard produisit sur
moi une impression profonde. Je ne riais plus de ses façons un
peu étranges, et je ne songeais pas à m’étonner de son costume
du temps passé. J’étais sous le charme de son esprit et de sa
bonté. En le quittant, je ne songeais qu’à lui, et je n’avais guère
envie de parler d’autre chose.
« Tu as plein la bouche de ton docteur ! me dit Juliette, une
de mes cousines, rieuse et malicieuse de quinze ans, peu
enthousiaste de sa nature. – Toujours le docteur Richard ! Tu
nous en rebats les oreilles. A t’entendre, il n’y a plus que lui au
monde, et, quand il a passé, il ne reste plus qu’à tirer l’échelle.
Comme c’est flatteur pour les autres ! Mais demande-lui
seulement, pour voir un peu, de te donner une rose de son
jardin, et je crois que tu changeras de ton.
- Eh ! pourquoi donc ? dis-je assez intrigué.
- C’est un mystère, riposta vivement Juliette, et ce n’est pas
toi, j’imagine, qui parviendras à le percer. Sache seulement que
ton ami (Juliette prononça ces deux mots avec une sorte
d’emphase) a les plus belles roses de tout le pays… des roses
qui ont fait envie à bien des gens… et qu’il n’en a jamais donné
à qui que ce soit… Je voudrais bien en avoir une demain soir
pour mettre dans mes cheveux. »

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Juliette avait de très beaux cheveux blonds, auxquels les


roses allaient bien.
« Tu sais, continua-t-elle, que nous irons jouer des charades
et prendre le thé chez M. le juge de paix ?
- Tu auras ta rose ! dis-je en mettant la main sur mon cœur,
comme on fait quand on prend un engagement solennel.
- J’en doute, répliqua la méchante enfant ; mais, en tout cas,
c’est une épreuve à tenter. »
Je n’avais, s’il faut être franc, aucune envie de tenter la
moindre épreuve sur l’homme excellent avec lequel on voulait
me mettre en délicatesse, et je n’eus pas plus tôt quitté ma
cousine, que je me repentis sincèrement de la promesse que je
venais de lui faire… ais, faut-il l’avouer ? malgré moi, un
élément de préoccupation tout nouveau se glissait dans ma
pensée. Y avait-il, en effet, quelque mystère dans cette
existence qui me semblait limpide et claire comme l’eau d’une
source pure ? J’aurais eu vraiment quelque peine à le croire, et
je m’imaginais plus aisément que ma jolie cousine prenait
plaisir à me mettre quelque martel en tête. Elle n’en était certes
pas à son coup d’essai.
« Eh bien ! non, me disais-je, je n’abuserais jamais de la
confiance et de la bonté d’un homme qui me témoigne tant de
confiance et de sympathie, qui m’ouvre à deux battants les
portes de sa maison, quand elles restent fermées à tant d’autres,
pour me rendre coupable envers lui d’une impardonnable
indiscrétion. Que m’importe, après tout, qu’il ait des secrets ou
qu’il n’en ait pas ? Je n’ai pas le droit de le savoir, et tout ce
que je ferais pour les connaître me diminuerait à mes propres
yeux, et me ferait perdre quelque chose de cette estime de moi-
même à laquelle, en galant homme, je dois tenir plus qu’à tout
le reste…Je retournerai demain chez le docteur… mais je ne lui
parlerai pas de ses roses ! »
C’était là, ma conscience me le dit encore aujourd’hui, la
meilleure résolution que je pusse prendre. Mais il y a longtemps

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qu’un moraliste sans illusion a proclamé cette vérité peu


consolante :
« L’enfer est pavé de bonnes intentions ! »
Je devais apporter une nouvelle preuve à l’appui.
Le lendemain matin, en me levant, je me dis d’un petit air
dégagé :
« Tiens ! c’est aujourd’hui la soirée du juge de paix, et j’ai
promis une rose à Juliette… C’est pourtant vrai que les roses
accompagnent bien ses cheveux blonds !... Après tout, il n’en
mourra pas pour m’avoir donné une fleur, cet excellent M.
Richard… J’attachais vraiment trop d’importance à une
bagatelle. »
Je pressai le déjeuner, grâce à la complicité d’une vieille
bonne qui m’avait élevé – et qui continuait à me gâter. – Je
boutonnai mon uniforme, non sans peine, car le régime de la
cuisine paternelle, supérieure à celui du collège, l’avait, en six
semaines, rendu trop étroit, et je pris le chemin de la maison du
docteur. Je la vois encore, cette jolie maison, petite, mais si
coquette, blanche, avec des persiennes vertes, et qui riait dans
le paysage.
Tout en marchant, je me montais un peu la tête. Je voulais en
finir une bonne fois avec mes hésitations, casser les vitres, s’il
le fallait, mais revenir avec le mot de l’énigme… et une rose !
Quelques mots moqueurs de Juliette, avec laquelle je me
croisai dans la Grand’Rue, près de l’église, ajoutèrent à mes
ardeurs une vivacité dont elles n’avaient pas besoin.
J’étais déjà près de la maison blanche. En ce moment-là je
pouvais me comparer à ces faux braves qui forcent la note,
parce qu’ils ne peuvent rester dans le ton, et qui chantent à tue-
tête pour faire croire qu’ils n’ont pas peur. Je sonnai avec une
certaine brusquerie, qui n’était certes pas dans mes habitudes.
« M. le docteur est là ? demandai-je en portant légèrement
la main à mon képi.
- Est-ce qu’il n’y est pas toujours pour vous ? »

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Telle fut la réponse que me fit avec un bon sourire l’honnête


Gertrude, vieille Normande au service de M. Richard depuis
une vingtaine d’années, et qui remplissait près de lui, avec un
zèle qui ne s’était jamais démenti, les triples fonctions de
femme de confiance, de domestique d’intérieur et de cordon
bleu.
Gertrude m’avait indiqué de la main le cabinet du docteur.
Je franchis lestement les huit ou dix marches qui m’en
séparaient, et je frappai à la porte.
« Entrez ! » me répondit-on du dedans.
Je poussai la porte, et je me trouvai en présence du docteur.
Il était pâle et me parut soucieux, plus triste même que je ne
l’avais encore vu. Cependant il m’avait à peine reconnu, que je
voyais déjà sourire dans ses yeux une bienvenue que je n’avais
pas la conscience de mériter.
« C’est vous, mon enfant ? me dit-il avec la plus affectueuse
douceur et en me tendant la main. Quel bon vent vous amène ?
C’est la brise matinale, ajouta-t-il avec un sourire, en regardant
sa pendule. Tant mieux ! tant mieux ! Il y a un siècle qu’on ne
vous avait vu ! »
Il y avait tout au plus trois jour, mais cet homme si simple et
si bon s’était fait promptement une chère habitude de mes
visites.
« J’ai été un peu occupé, répondis-je machinalement, et pour
dire quelque chose.
- Et puis, vous avez du chagrin ! Oh ! j’ai été jeune aussi, et
je comprends cela ! Vous faites vos adieux… les vacances vont
finir. Vous n’irez plus au bois : les lauriers sont coupés !
- Ce n’est pas gai de retourner au collège ! dis-je d’un air
boudeur.
- Ce n’est pas triste non plus quand on aime le travail et que
l’on a des amis, répondit-il avec plus de vivacité qu’il n’en
montrait d’ordinaire. – Des amis ! continua-t-il, non sans une
certaine mélancolie, c’est au collège surtout… je me trompe…

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c’est seulement au collège qu’on en fait ! On le sait plus tard,


quand on n’a pas su garder ceux qui vous avaient aidé à
supporter les premières épreuves de la vie.
- Vous avez donc perdu les vôtres ? lui demandai-je, tout
heureux de profiter de l’ouverture qu’il me faisait, et de
regarder un peu dans son âme.
- Moi ! me dit-il, j’ai tout perdu ! »
Sa voix, quand il prononça ces mots, eut une expression de
tristesse si profonde, que je me sentis tressaillir. Il me remua
dans tout mon être. En un moment je fus tout changé. J’eus
honte de la part que j’avais prise, avec plus de légèreté, certes,
que de méchanceté réelle, à cette sorte de conspiration tramée
dans l’ombre contre le secret du docteur.
« Eh bien ! non ! cent fois non ! me dis-je à moi-même,
mais, cette fois, avec un ferme propos de me tenir parole.
Juliette en pensera ce qu’elle voudra, mais je ne ferai point
volontairement de peine à un homme si bon et qui me paraît
déjà si malheureux. »
Le docteur eut-il quelque soupçon de ce qui se passait en
moi ? Je ne saurais le dire ; mais il fixa sur mon visage un
regard si pénétrant, que j’en fus troublé que je ne l’aurai cru. Je
ne sais vraiment quelle tournure allait prendre l’entretien,
quand, par bonheur, Gertrude vint à son tour frapper à la porte
du cabinet.
Elle dit un nom.
C’était un de ces rares clients, trop pauvres pour payer ses
confrères, que le docteur gardait par charité. Profitant avec
empressement de cette intervention, aussi opportune
qu’inattendue, je pris le chapeau du docteur à la place de mon
képi, et faillis laisser la porte et passer par la fenêtre.
« Vous reviendrez me dire adieu ! me cria du seuil M.
Richard. Je ne sais pas ce que vous aviez aujourd’hui ; mais
bien sûr que vous aviez quelque chose !... Vous n’étiez pas du
tout à moi… et vous emportez mon chapeau ! »

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Je repris mon képi en balbutiant je ne sais quelle excuse.

III

J’étais déjà dans la rue, débarrassé d’un poids, élargissant


ma poitrine, respirant l’air à pleins poumons, heureux de me
sentir libre, ne me souvenant déjà plus de ce que j’étais venu
faire dans cette maison.
Juliette avait-elle causé ? Comme elle était déjà presque
femme, il est permis de le croire. Quoi qu’il en fût, mon
semblant d’aventure avait fait quelque bruit dans la ville. On
savait que j’allais chez le docteur Richard, et que ma cousine,
dont l’espièglerie n’était un mystère pour personne, m’avait mis
au défi de rapporter un bouquet de roses de son jardin.
Aussi, quand je rentrai chez moi, en suivant bravement la
Grand’Rue, qui passe devant la gendarmerie (il est vrai que je
n’avais rien volé), plus d’un curieux m’attendait sur le pas de la
porte. On voulait voir si j’avais conquis ces fleurs si enviées.
Les femmes, plus discrètes, étaient restées chez elles, et se
contentaient de soulever le coin de leur rideau ; mais elles me
regardaient moins aux pieds qu’aux mains. Je compris que
j’avais été l’objet des conversations de la petite ville, et
j’éprouvai je ne sais quel dépit, mêlé de mauvaise honte, à la
pensée que ma défaite prenait les proportions d’un évènement,
et que j’étais, comme on dit, dans les langues du monde.
Le soir venu, j’eus une violente envie de prétexter une
migraine et de garder la chambre. Mais je me ravisai : il me
sembla que je serais plus ennuyé encore si je restais au logis,
me demandant à chaque moment ce que l’on pensait et ce que
l’on disait de moi, que si je prenais bravement mon parti d’une
défaite que je ne pouvais plus nier, et que j’allasse voir quel
parti on en voulait tirer contre le vaincu.
Je me rendis à la soirée du juge de paix.
C’était le gros bonnet de l’endroit, et il se trouvait parfois

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chez lui un petit cercle qui ne laissait point que de paraître


assez imposant à un collégien n’ayant pas encore fait ses débuts
dans le monde. Juliette avait sans doute donné le mot à ses
compagnes, car toutes les jeunes filles avaient des fleurs au
corsage ou dans les cheveux : c’était charmant. Le salon du
magistrat avait l’air d’un gros bouquet. On devait avoir fait
main basse dans tous les jardins.
Ma cousine seule faisait tache dans ce brillant tableau. Elle
n’avait rien demandé, comme elle le faisait parfois, à la serre du
jardin paternel ; sa coiffure était restée, comme sa robe, veuve
de tout ornement emprunté « à la corbeille de Flore ». Je dérobe
cette expression à mon oncle, qui avait beaucoup de littérature.
Elle ne portait pas une brindille de verdure sur toute sa
personne, qui n’en était pas moins gracieuse.
« Et mes roses, monsieur ? dit-elle d’un petit ton boudeur et
légèrement ironique, lorsque je m’approchai d’elle.
- Pas de roses ! répondis-je en affectant une assurance que je
n’avais certes point. Pas de roses, Juliette… Mais qu’importe ?
tu n’en as pas besoin pour être charmante !
- Je ne tiens pas à tes compliments, répliqua-t-elle avec
assez de vivacité, je ne tenais qu’à tes fleurs. Pourquoi ne me
les as-tu pas apportées ?
- Parce que je ne les ai pas eues.
- Il ne fallait pas me les promettre…
- J’ai fait ce que j’ai pu.
- Il paraît que cela n’a pas suffi ! »
Après ces ripostes, qui s’étaient vivement croisées, Juliette
se retourna vers une de ses compagnes, prit à son bouquet une
touffe de chèvrefeuille et la planta comme un panache dans une
de ses grosses tresses, tout près de son oreille gauche.
Nous venions d’échanger ces explications à voix basse, et
personne ne les avait entendues. Mais je connaissais trop bien
la finesse et la malice de tout ce petit monde pour ne pas être
certain qu’il avait tout compris ou tout deviné… Je sentais

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qu’on allait bientôt me mettre sur la sellette.


L’attaque, en effet, ne se fit point attendre.
« Aimez-vous les roses ? me demanda la voisine de Juliette,
qui était aussi son amie la plus intime.
- Oui, mademoiselle, quand elles sont sans épines.
- C’est une espèce qu’on ne rencontre guère chez nous.
- Elle ne pousse que dans les jardins du docteur Richard, dit
une nouvelle venue dans l’arène où me déchiraient ces jolies
panthères aux dents blanches.
- Il se peut, reprit ma cousine. Mais les roses du docteur sont
défendues par un dragon qui mange les collégiens ! »
J’avais dans ce temps-là trop de simplesse dans l’âme pour
posséder beaucoup d’aplomb ; j’ignorais encore l’art difficile
de faire tête à, plusieurs ennemis à la fois et de mettre le rieurs
de mon côté. Assailli de toutes parts, je fis un assez triste
personnage. On abusa de ma faiblesse, c’est affaire aux
femmes ! On me fouetta avec les roses que je n’avais pas
cueillies. C’était une petite persécution qui s’organisait contre
moi, et je dois dire à ma honte que je ne me sentais pas le
courage de la supporter. Au lieu d’opposer un peu de calme et
de dignité à ces petites taquineries, qui s’arrêtaient à fleur de
peau, je voulus, comme tous les faibles, me tirer d’embarras par
une bravade.
« Je n’en aurais pas le démenti ! m’écriai-je au milieu d’un
petit groupe dont les plaisanteries m’avaient fait perdre le peu
de patience que le Ciel m’a donnée en partage. J’ai dit que
j’aurais un bouquet de roses du docteur, et je l’aurai !
- Des roses de noël, alors ? fit Juliette, avec ce ton de
persiflage qui avait le privilège de chauffer ma colère à blanc.
Est-ce que tu ne repars pas après-demain ?
- combien crois-tu donc qu’il me faille de temps pour
cueillir un bouquet ?
- mais, au train dont tu y vas, répliqua-t-elle avec un sourire
qui me laissa voir deux rangées de perles, cela te demandera

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bien, j’imagine, une cinquantaine d’années !


- Tu auras tes roses demain ! » lui dis-je en accompagnant
ces mots d’un regard plein de courroux qui l’aurait tuée si mes
yeux avaient été des pistolets.
« Elle les aura ! » dit un de mes amis… qui ne m’aimait pas.
« Elle ne les aura point ! » reprit une jeune pie-grièche qui
s’amusait trop de cette petite guerre pour ne pas souhaiter
qu’elle se prolongeât.
Je vis le moment où l’on allait faire des paris pour et contre
mon bouquet, comme on en fait parfois la veille des courses
pour ou contre un favori du turf.
Je rentrai chez moi d’assez méchante humeur, mécontent des
autres, plus mécontent de moi, trouvant que je ne valais pas
grand’chose, et trouvant surtout que le monde ne valait rien. Je
comprenais bien que je m’étais laissé embarquer dans une sotte
affaire dont je ne sortirais point, quoiqu’il arrivât, sans y laisser
de mes plumes. Le succès ne me donnerait aucune joie, car je le
payerais trop cher, s’il devait attrister un homme que j’aimais, -
et la défaite ne laisserait point que de me causer un réel
déplaisir, - ce serait une véritable blessure faite à ma vanité, et
j’étais encore dans l’âge où l’on est particulièrement sensible à
ces blessures-là. En un mot, je m’étais fourvoyé dans une
impasse. Quand on a eu ce malheur-là, il ne reste plus qu’une
chose à faire : reconnaître que l’on s’est trompé, et revenir
bravement sur ses pas… s’il en est encore temps.
C’est un courage que je n’eus point.
Je me relevai le lendemain, après une mauvaise nuit, en
proie à une préoccupation douloureuse. Mais je m’étais si
follement avancé aux yeux de toute une ville, que je ne pouvais
plus reculer.
« On en parlera jusqu’aux Bayeux ! » me disais-je avec des
rougeurs furtives. L’univers entier aurait eu les yeux sur moi
que je ne me serais pas senti plus troublé.
« Aujourd’hui ou jamais ! pensais-je en m’habillant.

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Après tout, le pis qui puisse m’arriver, ce sera qu’il me


refuse… mais, au moins, je saurai pourquoi. »
Ce fut dans ces dispositions d’esprit que je quittai la maison
pour me rendre chez le docteur. Mon entrée en matière était
toute trouvée. N’était-il pas convenu que j’irais lui faire mes
adieux ?
Un heureux hasard, et que j’eusse payé bien cher, me le fit
trouver dans son jardin. Il y cueillait un bouquet de ces
fameuses roses dont peut-être on n’avait jamais tant parlé que
depuis ces huit derniers jours. La vieille Gertrude le suivait pas
à pas, portant une corbeille d’osier dans laquelle il déposait ses
fleurs avec soin, à mesure qu’il les avait détachées de leur tige.
J’avais en ce moment trop d’intérêt à bien observer pour ne
pas m’apercevoir que le vieillard fut peut-être un peu contrarié
de se voir dans cette opération. Cependant, après m’avoir serré
affectueusement la main, il coupa encore deux roses blanches,
une rose pourpre et une rose du Bengale, dont les pétales
délicats gardaient une goutte de la rosée de la nuit, étincelante
comme une pierre précieuse.
Cela fait, d’un geste affectueux, car il était bon avec tout le
monde, il congédia Gertrude, que je vis disparaître par
l’escalier conduisant au cabinet du docteur.
Quand nous fûmes seuls tous deux, il me regarda avec plus
d’attention qu’il n’avait encore fait, en plongeant pour ainsi
dire ses yeux clairs dans mes yeux troublés. Le sentiment que
j’éprouvais ressemblait assez à celui d’un malheureux qui n’est
pas encore endurci dans le crime, et qu’une fatalité cruelle
pousse à commettre une mauvaise action… Il le sait… il le
voit…il s’en repent d’avance… et pourtant il la commet.
C’était bien là l’image de ce qui se passait en moi. Mais,
pour factice qu’elle fût, mon énergie ne m’abandonnait point, et
j’étais bien certain maintenant d’aller jusqu’au bout. Toutefois,
je dois avouer que ce que je savais le moins, c’était mon
commencement. Je tournai donc assez gauchement mon képi

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entre mes doigts, sans mot dire, attendant toujours une


inspiration qui ne venait pas.
« Hum ! hum ! couvrez-vous donc ! il nous arrive ce matin
une petite bise de l’est qui ne vaut rien pour la poitrine, fit le
docteur, qui sans doute devina ma gêne et voulut venir à mon
secours.
- C’est un bon temps pour les médecins, répondis-je en riant.
- Oui, quand ils aiment mieux les maladies que les malades.
Mais vous êtes venu bien matin aujourd’hui… ceci soit dit sans
malice et sans reproches, mon jeune ami.
- C’est pour vous voir plus tôt, docteur ! répondis-je avec
une naïveté voisine de la bêtise.
- On n’est pas plus aimable. Mais, vrai, vous n’avez pas
affaire à un ingrat. Je m’étais fait une douce habitude de vos
visites…moi qui ne vois personne !... Vous allez me manquer
beaucoup maintenant… Tenez, il vaudrait peut-être mieux pour
moi que je ne vous eusse jamais connu. »
Ces bonnes paroles m’allaient au cœur. Je balbutiai un
remerciement insignifiant, dont le docteur voulut bien se
contenter ; mais, malgré moi, je regardais toujours les roses
éclatantes.
Le vieillard ne parut point remarquer mon attention, assez
obstinée pourtant ; mais j’avais pris mon parti, et rien
désormais ne pouvait me détourner de mon but.
« Vous avez de bien belles roses, docteur ! » dis-je tout à
coup au vieillard en relevant la tête.
A peine eut-il entendu ces mots qu’une flamme passa dans
ses yeux, tandis qu’une légère rougeur teignait sa joue, si pâle
d’ordinaire.
« En effet, me répondit-il un peu froidement, je crois avoir
les plus belles roses du pays. Vous pouvez voir, du reste, qu’il
ne se trouve point ici d’autres fleurs. Mon jardin est voué aux
roses.
- Et vous aussi ! repris-je en riant. Je vous en ai vu souvent

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des bottes à la main.


- Souvent ? reprit-il ; c’est peut-être un peu exagéré…
Vous ne m’avez rencontré qu’une seule fois avec des
fleurs… mais j’avoue que j’aime les roses.
- On le voit bien ! » répondis-je en jetant les yeux autour de
moi.
Ce sujet lui plaisait évidemment. Il avait en ce moment une
animation qui ne lui était pas ordinaire. Il me promena dans les
diverses parties de son jardin, me faisant admirer les
nombreuses variétés qu’il avait obtenues. Toutes les couleurs et
toutes les nuances se retrouvaient là, comme sur une palette
harmonieuse, depuis les roses pourpres, qui pourraient lutter
d’éclat avec la flamme la plus vive, jusqu’à la rose blanche,
plus pâle que la joue d’un jeune malade. Tout un pan de mur
disparaissait sous un merveilleux tapis de roses de la Chine,
dont les feuilles dépliées étincelaient comme l’or sous un rayon
de soleil. Deux berceaux étaient couverts de celles à qui le
Bengale a donné son nom, et qui prêtent à la pudeur leur
aimable incarnat.
Je n’avais jamais vu tant de roses, et je compris en ce
moment l’espèce de célébrité dont le jardin du docteur jouissait
dans tout le pays. Je fus donc parfaitement sincère en lui
exprimant toute mon admiration. Il s’y montra sensible, et
accepta mes compliments avec un contentement naïf.
« Vous ne voyez rien, me dit-il. La saison est déjà un peu
avancée pour les roses. Je n’ai plus aujourd’hui que les
remontantes. Les printanières sont finies. Tâchez donc de venir
me voie en juin : à ce moment, elles sont superbes. Je vous les
montrerai. J’ai une collection d’églantines incomparable. Il
m’en est venu jusque d’Ecosse. Les plus belles sont dans le
Glen-Nevis, entre Oban et Inverness, à droite du Caledonian-
canal. »
Le docteur paraissait si heureux, il semblait avoir si bien
oublié ses préoccupations habituelles, il se livrait avec tant

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d’expansion à l’entraînement de son sujet favori, que je crus le


moment propice pour lui présenter ma requête.
« Si je ne craignais pas d’être indiscret, lui dis-je en essayant
de prendre un air dégagé, je vous prierais de bien vouloir me
donner un petit bouquet de ces jolies roses… que j’emporterais
avec moi… en souvenir de vous. »
J’avais jeté cette phrase avec une certaine légèreté, comme
si je n’y eusse point attaché trop d’importance. Mais je n’en
attendais pas moins la réponse du docteur avec une véritable
anxiété. Mon apparente bravoure n’était au fond que de la
bravade, et j’étais réellement inquiet sur le sort d’une demande
que je me reprochais déjà d’avoir faite. Une voix secrète – qui
devait être celle de ma conscience – me reprochait tout bas
d’avoir cédé à une inspiration mauvaise. Je sentais déjà en moi
ce remords – premier châtiment des actions mauvaises – que
n’ont jamais évité les coupables.
Cependant le docteur ne me répondit pas. Je relevai les yeux
sur lui et je fus effrayé du changement qui venait de s’opérer en
quelques minutes sur cette physionomie expressive et mobile.
Lui qui d’ordinaire ne laissait voir que la douleur même était
sereine, il me montrait maintenant des traits contraints et
contractés, sur lesquels je lisais quelque chose d’amer, qui
faisait vraiment peine à voir. Je ne pus douter du mal que je
venais de lui faire, et j’en éprouvai une véritable honte. J’aurais
voulu reprendre ma phrase malencontreuse ; mais on ne
rappelle pas plus la parole échappée des lèvres que la flèche
ailée qui vole loin de l’arc, vers le but. J’aurais voulu, du
moins, par quelques mots bien sentis, revenir avec tact et
mesure sur ce que j’avais dit tout d’abord, et en atténuer l’effet,
mais j’avais beau chercher, je ne trouvais absolument rien. Il ne
me restait donc plus qu’une seule chose à faire, attendre
silencieusement qu’il plût au docteur de me faire connaître le
degré d’irritation produit en lui par mon inconvenante
demande. Sans aucun doute, il ne m’en apprendrait point la

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cause.
Bientôt il releva sur moi ses yeux bleus, dans lesquels je pus
voir une sévérité que je ne lui connaissais pas. Son visage était
celui d’un juge qui va prononcer une sentence. Il posa une de
ses mains sur mon bras, avec un geste plein d’autorité, et
dardant sur moi le regard de sa prunelle bleue :
« Vous n’êtes pourtant pas méchant ! » me dit-il très
doucement, et avec un léger mouvement d’épaules, comme si je
lui eusse fait compassion et qu’il m’eut pris en pitié tout à coup.
Un tel sentiment de sa part m’accablait. Je ne savais plus
que répondre. Il continua :
« Vous êtes bon comme on l’est toujours à votre âge. Je n’ai
jamais aperçu chez vous rien qui annonçât une mauvaise
nature ; soyez donc sincère, dites-moi tout… et je vous
pardonnerai. »
A la fin, je me sentis poussé à bout. A mesure que je
reprenais possession de moi-même, j’éprouvais le besoin de
réagir énergiquement contre cette sorte de pression morale qu’il
exerçait sur moi.
« Vous me pardonnerez, dites-vous ! Mais que pouvez-vous
donc avoir à me pardonner, docteur ? m’écriai-je avec une
certaine violence. Quel crime ai-je donc pu commettre ? En
quoi ai-je failli ? Il faut me le dire, car je vous jure qu’à moi
tout seul je serais bien incapable de le deviner. »
Au lieu de me répondre, le docteur continuait à me regarder
avec une telle obstination et une telle fixité, que je croyais
sentir son regard peser sur le mien.
« Voyons, me dit-il, un bon mouvement ! On est encore
capable d’en avoir à votre âge. Soyez franc… mais là tout à
fait, et dites-moi qui vous a donné l’idée… car elle n’est pas de
vous… de me demander des roses… On sait bien ici qu’il n’en
est jamais sorti de mon jardin que pour… »
Il s’arrêta, comme s’il eût craint d’en avoir trop dit, et me
serrant la main avec une force étonnante, que je ne lui aurais

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jamais supposée :
« N’est-ce pas, continua-t-il, que j’ai bien deviné, et que
vous avez été, dans cette circonstance, conseillé par
quelqu’un ?
- Eh bien ! oui, m’écriai-je, car j’étais vraiment incapable de
dissimuler davantage. Ce n’est pas moi qui ai eu cette
malheureuse idée… et je ne la croyais pas si coupable !... On
m’a conseillé… en effet… Mais non, je me trompe, on m’a
prié… de vous demander un bouquet de roses… Tenez, c’est
une sorte de défi que l’on m’a porté. Voici comment la chose
est arrivée : je parlais toujours de vous… je vantais votre
bonté… je disais avec quelle grâce vous m’aviez reçu… j’ai
même dit… pardonnez-moi si je me suis trompé… que vous
aviez un peu d’amitié pour moi…
- Eh ! sans doute, j’en avais… et beaucoup !
- Cela veut dire que vous n’en avez plus ?
- Cela ne veut rien dire du tout ! fit-il d’un ton bourru, mais
déjà moins en colère. Continuez, méchant enfant.
- Alors on m’a dit : « Il n’y a vraiment pas de quoi faire tant
de bruit de cette amitié-là.
- Eh ! pourquoi donc ? demandai-je.
- Elle n’ira pas assez loin, poursuivit-on, pour que le docteur
vous fasse seulement le sacrifice d’une seule de ses fleurs. »
- Ah ! je ne m’étais pas trompé ! c’est bien cela ! toujours les
mêmes !.. » murmura le vieillard, qui marchait à petits pas le
long de ses bordures, en se parlant à lui-même, sans plus se
préoccuper de moi qui si j’eusse été à cent lieues de lui…
« Oui, repris-je, afin d’interrompre le cours de ses
réflexions, évidemment pénibles, - oui, on m’a dit cela. Alors
j’ai éprouvé un mouvement de colère dont je n’ai pas été le
maître ; puis, j’ai eu du chagrin… Oh ! mais beaucoup de
chagrin ! cependant, à la réflexion, je n’ai pas voulu croire…
non, je n’ai pas cru ce que ces méchants me disaient… J’ai
répliqué, bien innocemment, je vous jure : Puisqu’il en est

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ainsi, je demanderai, j’oserai demander à ce bon M. Richard un


bouquet de ses belles roses… et je suis bien certain qu’il me
l’accordera !... Maintenant, docteur, vous savez tout. Je vous
jure qu’il n’y a pas autre chose ! Est-ce que je suis vraiment
aussi coupable que j’en ai l’air ?
- Non, reprit-il avec beaucoup de douceur, et tout à la fois
beaucoup de tristesse, non, ce n’est pas vous qui êtes le
coupable !... les coupables, ce sont ceux qui, pour me frapper,
se servent de votre main… parce qu’ils savent qu’elle m’est
déjà chère !
- Vous frapper, docteur ! vous frapper ? » repris-je avec
quelque étonnement.
Il ne parut point m’avoir entendu, et continua :
« On sait que ces fleurs sont sacrées ! et l’on sait pourquoi !
On ignorait point qu’en vous obligeant à m’en demander on
allait me blesser profondément… Et pourtant, on l’a fait !... et
c’est même pour cela qu’on l’a fait ! continua-t-il en s’animant
un peu.
- Ah ! docteur, croyez-vous ? Je vous assure que vous vous
trompez ! c’est impossible ! »
Son accent prit quelque chose de vraiment douloureux, et il
poursuivit :
- Je n’ai jamais fait de mal à personne, et cependant j’ai des
ennemis ! Oui, il y a des gens qui prennent plaisir à me
persécuter… moi qui ne voudrais pas offenser la plus misérable
des créatures de Dieu ! Ah ! mon ami ! Que les hommes sont
donc injustes et cruels ! »
J’aurais en ce moment donné beaucoup pour le calmer ;
mais c’est en vain que je cherchais les mots qui auraient eu le
pouvoir d’opérer ce miracle. Je me taisais donc, dans la crainte
de l’irriter davantage encore par quelque maladresse.
Il parut bientôt avoir oublié complètement ma présence. Son
pas devint plus rapide ; il allait et venait dans son jardin, avec
des gestes désordonnés qui me faisaient peur.

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Mais il se souvint enfin que j’étais là ; il s’arrêta tout à


coup : puis il revint à moi, me regarda fixement, avec des
expressions de visage absolument contraires, comme s’il eût été
combattu par diverses idées entre lesquelles il n’osait pas
choisir, et auxquelles il ne voulait pas s’arrêter. Il passa la main
sur son front avec une certaine brusquerie, et à plusieurs
reprises, comme s’il eût fait un effort pour prendre une
résolution qui lui coûtait.
Puis enfin, passant son bras sous le mien :
« Venez ! » me dit-il.

IV

Il m’entraîna dans sa maison avec une certaine impétuosité,


et comme s’il eût voulu en finir tout d’un coup. Je compris bien
que ce n’était pas le moment de lui résister, et, du reste, je n’en
avais nulle envie. Je le suivis sans prononcer une parole.
Il franchit l’escalier sans mot dire, en deux ou trois élans.
J’avais peine à régler mon allure sur la sienne. Mais, sans
paraître s’en apercevoir et sans me laisser reprendre haleine, il
traversa son cabinet, poussa la porte du fond, dont bien peu de
monde avant moi avait foulé le seuil, et me fit enter dans une
dernière pièce que je ne connaissais point encore. La vieille
Gertrude, qui s’y trouvait déjà, releva la tête au bruit de nos
pas, et, quand elle m’aperçut, laissa éclater sur sa physionomie,
naïve malgré les années, un étonnement voisin de la stupeur.
On eût dit vraiment que nous allions la rendre témoin de
quelque énormité.
Pour moi, je l’avoue, j’étais en ce moment sous l’empire de
je ne sais quelle crainte vague, mais réelle, dont je ne voulais
pas qu’on s’aperçut. Je veillais donc sur moi-même, bien résolu
à ne rien laisser transparaître de ce qui allait se passer en moi,
mais également décidé à ne rien laisser échapper non plus de la
scène à laquelle sans doute j’allais assister.

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Je me trouvais dans une belle et vaste chambre, prenant jour


sur le jardin par une large fenêtre.
C’était ce que l’on appelle une chambre de jeune fille. Les
meubles gris perle, avec de petits filets lilas pâle, rappelaient
les jolies modes du temps de Louis XVI. La draperie blanche et
bleue, un peu fanée, comme si elle eût été posée là depuis
longtemps, ne manquait pourtant ni de caractère ni d’élégance.
Le magnifique tapis tout blanc, semé de myosotis et de
bluets, me parut le dernier mot du luxe, et je suis bien certain
qu’on eût pu fouiller notre petite ville tout entière sans
retrouver son pareil. Une lampe d’albâtre, suspendue par une
chaîne d’argent, descendait du plafond, où le caprice d’un
peintre avait jeté des vols d’oiseaux et de papillons qui
s’ébattaient dans un ciel d’azur, au milieu d’enfants portant des
ailes aux épaules, qui les poursuivaient avec des filets d’or.
J’allais sans doute demander au docteur à qui était destinée
cette demeure exquise, quand j’aperçus, en face de moi, un
portrait en pied, grand comme nature, placé de façon à recevoir
le jour le plus favorable, et qui devait naturellement attirer tous
les regards.
C’était celui d’une toute jeune fille, seize ans à peine, la
prime-fleur de la vie !
On n’avait pas besoin d’un long examen pour lui trouver une
frappante ressemblance avec le docteur. Qui avait vu l’un
reconnaissait bientôt l’autre et devinait aisément le lien qui les
unissait.
C’était le père et la fille.
On remarquait chez tous deux la même carnation blanche et
rose ; le même sourire plein de tendresse et de bonté ; le même
regard bleu, où brillait la franchise : un regard sympathique qui
semblait aller au-devant du votre.
En présence de ce portrait, qui n’était pas signé d’un nom de
maître, dont l’exécution avait sans doute des faiblesses et des
imperfections, mais qui, j’en suis sûr, aurait frappé tout le

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monde par l’intensité d’expression que l’artiste inconnu avait


su lui donner, je me sentis involontairement ému. Quand au
docteur, il parut s’absorber tout entier dans une contemplation
qui lui faisait oublier visiblement le reste du monde. Ce
recueillement avait quelque chose de vraiment pieux qui
m’impressionnait.
Je me taisais devant lui, comme on se tait quand on voit
accomplir un acte religieux, qu’on aurait peur de troubler.
J’aurais attendu tout le temps qu’il aurait plu au vieillard de
me laisser là, sans songer à lui adresser la parole. Je promenais
mes yeux autour de moi, et ne laissais échapper aucun détail de
la scène qui se passait sous mes yeux. Le docteur regardait sa
fille, comme s’il eût cru, à chaque moment, qu’elle allait
descendre de son cadre, venir à lui… lui parler… lui sourire !...
le prendre par la main pour, comme autrefois, s’en aller tous
deux à travers la vie !
Dans cette chambre si coquette, et que l’on eût pu croire
habitée encore par un être jeune et charmant, objet de toutes les
gâteries et de toutes les adorations de la plus folle tendresse, il y
avait des fleurs partout ! sur la petite table de milieu, où jadis la
jeune fille déposait son ouvrage interrompu ou sa tâche
achevée ; sur le petit bonheur-du-jour, qui sans doute avait été
son meuble favori, car il était aussi pur de lignes qu’élégant
dans sa fantaisie ; sur le piano, muet depuis longtemps, hélas !
et près duquel on voyait quelques partitions oubliées ; au pied
du grand Christ d’ivoire, qui se détachait, blanc sur le velours
sombre, faisant face au lit ; sur ce lit lui-même, virginal et
chaste, où ses yeux s’était endormis dans le dernier sommeil ;
partout enfin, une main pieuse et amie avait répandu des roses.
Cette chambre, ainsi parée pour une créature qui n’était plus,
prenait à mes yeux je ne sais quel caractère auguste et sacré.
Volontiers je me serais cru dans un temple, le temple de la
douleur et de l’amour paternel. Je compris que ce vieillard avait
fait de sa fille l’unique pensée de son âme, la seule tendresse de

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son cœur, le culte de toute sa vie. On ne se trouve point en


présence d’un sentiment si profond sans en éprouver soi-même
une sorte de contrecoup. Une affection immense ne saurait
laisser personne indifférent.
Enfin le docteur revint à moi.
Il jeta un regard à Gertrude, et celle-ci, qui connaissait bien
son maître, comprit qu’il souhaitait que nous fussions seuls.
Elle sortit aussitôt.
« Vous voyez maintenant où vont mes roses ! me dit M.
Richard quand nous fûmes en tête à tête, et vous comprenez,
j’en suis sûr, pourquoi je n’en puis donner à personne… pas
même à vous, mon ami ! »
J’étais jeune ; la vie m’avait épargné jusque-là : elle n’avait
encore rien brisé ni rien bronzé en moi. Je n’avais pas honte de
laisser voir mes émotions, et j’étais vraiment ému. Une larme,
une larme chaude, venue du cœur, qui ne tomba pas, brilla du
moins dans mes yeux.
Cette larme, le docteur la vit, il devina qu’il était compris, et
il se sentit rassuré.
« Asseyez-vous, » me dit-il plus doucement et en me
conduisant à un petit canapé, sur lequel il prit place à côté de
moi.
Il se recueillit un instant, puis tout à coup, faisant un effort,
comme s’il eût pris une résolution soudaine, il tendit la main et
les yeux vers le portrait qui attirait depuis si longtemps mes
regards :
« N’avez-vous pas déjà tout compris ? » me demanda-t-il.
Sans attendre ma réponse, il continua :
« ma vie est ici ! ce qui se passe ailleurs, n’est pour moi
qu’un songe ou un mensonge ! je traverse le monde des
humains sans y prendre garde, sans en avoir conscience. Ici, ici
seulement je suis moi…parce que j’y retrouve le meilleur de
mon passé… Tous les instants que l’on me contraint à demeurer
hors de cette chambre, il me semble qu’on me les vole. Où que

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je sois, c’est toujours à cette place que je voudrais être ! Ma


fille ! ma fille unique, ma chère Lucile… voilà comme elle était
à seize ans… quand la mort me la prise… N’est-ce pas qu’elle
était belle ?
- Bien belle, en effet ! répondis-je à demi-voix.
- Ce portrait, c’est tout ce qui me reste d’elle, ce portrait et
sa longue chevelure d’or, que j’ai coupé moi-même sur son
front avant… avant qu’ils ne l’aient emportée…C’est à un
peintre de Caen, qui la connaissait… qui l’adorait… qui l’aurait
peinte à genoux, que je dois cette chère relique, où je la
retrouve tout entière… avec se candeur et sa grâce… avec ce
divin sourire qui m’ouvrait le ciel ! Ma fille était, hélas ! tout ce
que la vie m’avait laissé… la vive image de sa mère… une
femme exquise et charmante qu’elle n’avait pas connue… Elle
me fut enlevée en quelques jours, non ! en quelques heures, par
ce mal impitoyable contre lequel l’art est trop souvent
impuissant à lutter, l’angine, ce fléau destructeur qui doit
troubler le sommeil de tout être qui vit dans un autre et par un
autre, et qui peut mourir de sa mort ! Elle partie, pour moi le
monde était vide… Je recueillis tous les souvenirs qui me
restaient d’elle, comme on fait, après un naufrage, des épaves
d’un navire. Les malheureux essayent de tout pour se tromper
eux-mêmes… parce qu’ils ne trouvent plus de consolation que
dans une erreur qui les flatte… Je m’ingéniais de mille façons
pour me persuader que ma fille n’était pas morte, qu’elle n’était
qu’absente… qu’elle allait revenir… Et pour fêter ce retour…
ce retour qui ne devait jamais avoir lieu… je remplissais la
maison de tout ce qu’elle aimait quand elle était encore près de
moi… La pauvre enfant ! elle avait adoré les roses ! avec son
père, ces fleurs chéries furent ses seules amours… elle les
cultivait, elle les soignait de ses mains… elle est morte en les
regardant et en les respirant… son esprit est passé dans une
fleur. Elle partie, je suis resté longtemps comme un corps sans
âme. Elle avait emporté avec elle toutes mes raisons de vivre !

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j’aurais voulu mourir… et je serais mort, si je n’avais eu la


crainte de Dieu, qui seul est le maître de l’existence humaine.
J’ai vécu… ou plutôt j’ai traîné ma vie… attendant toujours
qu’il voulût bien me rappeler à lui… et me réunir à elle ! »
Ici le docteur fit une pause : il était trop ému pour continuer.
Je n’avais pas osé l’interrompre ; je n’osai pas non plus lui
répondre.
Il reprit bientôt :
« A partir de ce moment je n’ai plus eu que des roses dans
mon jardin… J’ai réuni toutes les espèces connues, j’en ai
même créé de nouvelles… une entre autres – je vous la
montrerai – dont la pâleur nacrée rappelle le joue blanche d’une
jeune mourante… Je lui ai donné le nom de ma fille… Lucile
est devenue sa patronne !... Je pouvais, du reste, consacrer
beaucoup de temps à mes fleurs, car, n’ayant plus que bien peu
de besoins, je ne tardai point à me débarrasser, en faveur de
mes confrères, d’une clientèle inutile… je ne gardai guère que
les pauvres, que l’on ne me disputait point… et je vécus dans
mon jardin ! c’est là, vous le savez, mon ami, que je suis
presque toujours… Je soigne mes roses… je les cueille quand
l’heure est venue… quand je les vois s’épanouir dans leur
radieuse beauté ; puis je les dépose ici… devant son portrait…
au pied du Christ qui la vit si souvent à genoux, en prière
devant lui… sur sa table…sur son lit… partout ! J’en parfume
sa chambre… Parfois aussi, comme l’autre jour, quand vous
m’avez rencontré, je vais porter un bouquet là-bas, sur la tombe
où elle repose… mais jamais, je vous le jure… jamais créature
vivante n’a reçu de ma main une seule de ces fleurs… Toutes
sont pour ma chère morte, et je n’ai pas à me reprocher la plus
légère infidélité à sa mémoire adorée… Maintenant, me
pardonnerez-vous mon refus ?
- C’est plutôt à moi de vous prier de me pardonner une
demande dont je n’avais compris ni l’indiscrétion, ni le
mauvais goût… ni la cruauté, répliquai-je avec un élan et une

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sincérité qu’il n’était pas possible de révoquer en doute.


- Alors, il faut nous pardonner tous deux ! » fit-il avec un
soupir de satisfaction en me tendant la main.
Il se leva ; j’en fis autant : cette visite avait été longue et
pénible pour lui comme pour moi. Je sentais bien que je devais
maintenant le laisser seul.
Au moment où j’allais partir, je pus remarquer chez le
docteur une certaine hésitation. Mais tout à coup il parut
prendre une résolution énergique. Il m’attira jusqu’à la fenêtre,
et plongeant ses yeux dans les miens, comme s’il eût voulu lire
jusqu’au fond de mon âme :
« Je crois qu’elle y consent, me dit-il à voix basse, et je sens,
moi, que vous méritez que je fasse pour vous ce que je n’ai
jamais fait pour personne. Elle permet que je vous donne un
bouquet de ses roses. Les méchants et les sots de cette petite
ville en penseront ce qu’il leur plaira… Après tout, je suis au
dessus de leurs railleries, qui ne sauraient m’atteindre !... »
Tout en me parlant ainsi, M. Richard prit la gerbe embaumée
qu’il avait cueillie devant moi, et me la mettant dans les mains :
« Plus un mot ! me dit-il. Gardez-la en souvenir d’elle, et
que votre amour-propre, si vous en avez, soit sauf vis-à-vis de
ceux qui ont failli amener entre nous un malentendu regrettable.
- Oui, répondis-je avec feu, en prenant son bouquet, vous
pouvez être certain que je les garderai toujours, ces chères
fleurs, en souvenir d’elle et en mémoire de vous ! mais, je vous
en conjure, ne croyez point qu’elles servent jamais au triomphe
d’une misérable vanité !... Ah ! je rougis maintenant d’avoir
écouté un seul moment ses conseils ! mais personne, entendez-
vous, docteur ? personne ne verra ces roses ! Je ne veux pas que
vous puissiez penser que vous me les avez données pour les
autres ! Que m’importe ce que peuvent penser et dire des gens
qui ne méritaient pas de nous occuper si longtemps !
- J’avoue que j’aime mieux cela, et que c’est plus digne de
vous et de moi, fit le vieillard, dont le visage prit une

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expression moins triste. Je suis heureux de voir que je vous ai


bien jugé… Ces choses-là font toujours plaisir ! On se trompe
si souvent ! »
Les émotions à travers lesquelles il venait de passer ne
laissaient point que d’avoir assez fatigué l’aimable docteur, qui
s’était ainsi attardé dans ses souvenirs, et il n’était pas malaisé
de voir sur ses traits les traces de cette fatigue. Je ne voulus
point prolonger davantage, et je pris congé de lui. En me disant
adieu, il me baisa au front avec autant de tendresse qu’il eût fait
d’un enfant.
Je partis, mais je lui tins parole, et, pour éviter les
commentaires auxquels n’eût pas manqué de donner lieu ce
bouquet aperçu dans mes mains, j’eus soin, au retour, de ne
point suivre la grande rue populeuse, et je regagnai par un
chemin détourné, où j’étais à peu près sûr de ne rencontrer
personne, la maison de mon père, dont les jardins s’ouvraient
sur la libre campagne.
Juliette n’eut pas une seule rose de mon bouquet.
Le soir venu, dans les trois ou quatre maisons où j’allai faire
mes adieux, je sus trouver des paroles évasives, qui me
permirent de rester fidèle à ma promesse, sans pourtant blesser
la vérité. Je trouvais déjà le mensonge haïssable. On ignora
donc toujours que j’avais obtenu la faveur si enviée d’un
bouquet de roses cueilli dans les jardins du docteur Richard.
J’aurais rougi de faire servir sa bonté au triomphe de mon
amour-propre.
Je partis le lendemain, emportant avec moi une ou deux
épigrammes que Juliette, au moment de l’adieu, m’envoya
entre cuir et chair, comme des flèches barbelées, que me lançait
sa bouche. J’emportai aussi mon bouquet, auquel se
rattachaient pour moi tant de souvenirs émus. Il resta longtemps
dans mon pupitre, non sans exciter la verve malicieuse de
quelques-uns de mes bons petits camarades. Hélas ! je vis trop
promptement ses belles couleurs pâlir : bientôt ses pétales

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devinrent jaunes, se flétrirent et se ridèrent, et ne trahirent plus


leur présence que par un léger parfum, presque insaisissable…
déjà prêt à s’évanouir.
C’est dans cet état que, pareil à quelque relique d’un cher
passé, il alla dormir pendant des années au fond d’un tiroir de
ma commode, que, déjà plus vieux et connaissant mieux la vie,
j’appelais parfois, avec un sourire mélancolique, le tombeau
des souvenirs.
En sortant du collège, bachelier tout frais émoulu, j’entrepris
cette série de voyages qui devait me retenir assez longtemps
hors de France.
Quand j’y revins, j’allai naturellement au pays natal, et, à
peine débarqué, mon premier soin fut de demander des
nouvelles du docteur Richard. J’appris que Dieu avait eu pitié
de lui, qu’il avait abrégé sa peine, et que le père et la fille
étaient enfin réunis dans son sein.
Des héritiers, insouciants de la mémoire des morts, -
c’étaient des cousins normands, - avaient vendu la petite
maison blanche aux persiennes vertes. Elle était maintenant
habitée par un négociant retiré, enrichi dans les affaires, et qui
préférait l’utile à l’agréable. Il avait bouleversé le jardin,
remplacé les fleurs par des légumes, et converti les plates-
bandes en carrés de choux.
« Pauvre docteur ! me dis-je tout bas, serait-il assez
malheureux, s’il voyait cela, lui qui aimait tant les roses ! »
Puis, une idée s’enchaînant à l’autre, j’en vins bientôt à me
dire que je lui devais un bouquet. Et comme, en ce temps-là, je
payais mes dettes, je coupai dans notre jardin les plus belles
roses remontantes que je pus trouver aux derniers jours de
septembre, et, pour rendre mon offrande plus agréable, en y
joignant quelque chose qui vînt de sa fille, je pris les roses
fanées cueillies jadis pour elle, et qu’il m’avait données, et je
m’en allai au cimetière, triste, tout seul.
Je n’eus pas de peine à trouver les deux tombes, - pareilles,

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sauf la couleur : - une dalle de marbre blanc pour la fille ; pour


le père, de marbre noir, avec les noms, - rien que les noms, - en
lettres d’or.
Je déposai les roses nouvelles sur la tombe de Lucile, et les
roses effeuillées, - les vieilles roses, - les roses jadis destinées à
sa fille, sur la tombe du docteur.
J’étais bien certain d’avoir ainsi donné à chacun ce que lui-
même eût choisi !
Cette année encore, j’ai passé devant la maison du docteur
Richard : elle est toujours blanche ; mais le nouveau
propriétaire a fait peindre les persiennes en gris. Il trouve que
c’est moins salissant.
« Qu’avez-vous donc à regarder cette maison ? me
demanda, avec un point d’interrogation dans chaque œil, ma
femme qui m’accompagnait. Est-ce qu’elle vous rappelle un
souvenir ?
- Oui, lui répondis-je, elle me rappelle, en effet, un souvenir
doux et triste. C’est toute une histoire, que vous lirez cet hiver
au coin du feu, et qui s’appellera les Roses du Docteur. »

(Louis Enault, « le chien du capitaine », 1880)

*
(Mémoires, texte intégral, 1891)

Le voyage de noces

Il y a deux sortes de professeurs dans l’Université, et surtout


dans l’Université résidant à Paris : les professeurs qui aspirent à
ne plus l’être, et, pendant qu’ils le sont, à l’être le moins
possible ; et ceux qui sont fiers et charmés de leur fonctions, et
n’ont pas d’autre horizon que la classe. Je vous dirais bien que
les seconds sont des bêtas, et que les premiers sont des sots ;

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mais vous voudriez immédiatement savoir à quelle catégorie


j’ai appartenu. Mettons que j’étais un sot : qu’on ne m’en parle
plus ! Il n’en était pas de même de M. Taupin.
Nous l’appelions entre nous M. Taupin, et ceux même qui le
tutoyaient ne lui parlaient pas autrement.
- Comment te portes-tu, monsieur Taupin ?
Il répondait toujours « très bien », parce qu’il avait une santé
robuste, et un optimisme plus robuste encore que sa santé. Je
crois qu’il se serait trouvé bien portant s’il avait eu la fièvre ou
la névralgie ; mais il n’avait jamais le moindre bobo. Il était
grassouillet, frais et rose ; toujours souriant, toujours alerte. Le
bonheur en personne, M. Taupin ! Et pourtant il faisait cinq
heures de classe par jour, au collège Stanislas. C’était la
cinquième, où on pioche ferme le Cornelius Nepos, que vous
trouvez si mortellement ennuyeux. Il gagnait pour cela cent
soixante-six francs soixante centimes par mois. Voilà ce que lui
avaient rapporté trois ans de séjour à l’école normale, et le titre
d’agrégé de grammaire. J’étais alors suppléant de M. Cousin à
la Sorbonne. Il me plaignait beaucoup de n’avoir fait que
traverser l’enseignement des lycées.
- L’enseignement secondaire, disait-il en gonflant ses joues,
est l’enseignement par excellence. Et le reste.
C’était mon meilleur ami.
Nous faisions tous les jours ensemble de longues
promenades, après avoir dîné chez Flicoteaux pour nos
soixante-dix centimes.
Il me racontait les grands évènements de sa vie. La
composition en version avait laissé à désirer ; mais la
composition en thème, du 15 avril, était peut-être la plus forte
de l’année. Ce Guibouret irait loin. Il vous avait des tournures
d’une latinité !
- Il a, disait-il, des phrases que je lui envie.
Il arriva que, pendant toute une semaine, mon Taupin me
parut tout changé. Il avait des distractions ; il divaguait ; il ne

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parlait de l’élève Guibouret et de son rival, l’élève Tabériau,


que du bout des lèvres.
Un jour, il m’avertit qu’il ne dînerait pas avec moi le
lendemain ; qu’il était invité chez les parents d’un élève. C’était
du nouveau ! Je voulus savoir le nom, mais il s’en tira par des
circonlocutions. Je fis quelques plaisanteries qui furent
froidement reçues. « Qu’a-t-il donc ? » me disais-je. Je ne
cessai de méditer sur cet évènement pendant ma promenade qui
fut solitaire pour la première fois.
Le lendemain de ce grand jour, il arriva chez Flicoteaux
avec des gants à vingt-neuf sous, du linge blanc et des bottes
fraîchement cirées. Il vit que je le contemplais avec
étonnement.
- Eh bien ! oui, me dit-il en rougissant jusqu’aux oreilles, je
te conterai cela en nous promenant.
Il ne souffla mot pendant tout le dîner, et, moi-même, je ne
trouvai rien à dire.
- Il va se marier, pensais-je. Mais comment cela a-t-il pu se
faire ?
Je ne me représentais pas M. Taupin adressant la parole à
une femme qui ne fût pas la mère d’un élève.
Mais les élèves ont des sœurs aussi bien que des mères. Il
donnait des leçons à Guibouret. Oh ! par amitié, croyez-le bien.
Madame Guibouret vivait difficilement avec ses deux enfants
d’une pension que lui faisait la fabrique de Saint-Sulpice, où
son mari avait été maître de chapelle. Ces deux femmes lui
étaient profondément reconnaissantes. A la longue, elles
s’attachèrent à lui, parce qu’il était impossible de ne pas aimer
cette bonne âme, quand on la voyait de près. Il n’avait pas de
famille. Il n’avait pas connu sa mère. Son père était mort
pendant qu’il était boursier au collège Stanislas, car il était
enfant de la maison, où sa vie toute entière s’était écoulée.
Quand il entra à l’école normale, c’est au collège Stanislas qu’il
passait ses jours de sortie, mangeant avec les maîtres de

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quartier, et assistant avec eux à la promenade. Après son


agrégation, on lui avait proposé une cinquième à Rouen, mais il
avait mieux aimé entrer à Stanislas comme maître élémentaire.
Il était arrivé peu à peu à cette place de professeur de
cinquième, qu’il considérait comme son bâton de maréchal.
L’idée de passer dans un collège royal ne lui serait jamais
venue ; cette proposition aurait doublé son traitement ; mais
quitter Stanislas, c’était quitter le toit paternel. Le portier, le
garçon de salle, étaient ses amis. Le directeur était comme son
père. Les grands et les petits couraient après lui dans la rue pour
saluer M. Taupin, et recevoir une poignée de main ou une
bonne tape sur la joue, suivant leur âge. Il ne lui manquait
qu’un intérieur.
Je jurerais bien que mademoiselle Guibouret fit quelques
avances, car il était incapable de la regarder, avant d’en avoir
obtenu la permission. Une fois en liberté, il devint, je n’en
doute pas, bavard comme une pie. Il mit mademoiselle
Guibouret au courant de tous les incidents de la classe. Elle
était très bonne musicienne, en sa qualité de fille d’un maître de
chapelle ; et lui, chose assez surprenante pour un normalien et
un grammairien, il avait un véritable talent sur le violoncelle. Je
suppose qu’ils jouèrent des duos, et le résultat fut qu’ils
s’épousèrent.
Il était brave, mon ami Taupin. Il se trouvait d’emblée à la
tête d’une famille besogneuse. Les cent soixante-six francs
auraient fort à faire pour suffire à tant de besoins. Il est vrai que
Charles Guibouret était fort en thème ; mais il n’était encore
qu’en cinquième. De là à devenir à son tour professeur de
cinquième au collège Stanislas, il y avait loin. Les deux fiancés
se dirent que Léon chercherait des leçons de latin, et Léonie des
leçons de piano ou de chant. Ils voyaient si bien l’avenir en
rose, qu’ils parlèrent de faire un voyage de noces.
La maman fit toutes les objections possibles. On allait
commencer par des folies ! M. Taupin prendrait un congé ! Ils

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eurent réponse à tout. On n’irait qu’aux rives prochaines. Le


congé serait de trois jours. On se logerait dans la plus petite
auberge. On faisait cette folie pour n’en plus faire jamais
d’autre. Bref, il fut résolu qu’on passerait trois jours à Rouen.
Je vous laisse à penser quelles furent les joies de la route. Ils
n’avaient jamais été en tête à tête si longtemps. Ils n’avaient ni
l’un ni l’autre voyagé si loin. Ils découvraient la nature de deus
côtés à la fois.
Ils arrivèrent à la nuit, et suivirent un petit Normand qui les
conduisit dans une petite auberge par un dédale de petites rues.
Ils avaient déjeuné solidement à Paris pour économiser un
dîner. Il n’était que huit heures. Ils voulurent d’abord voir la
ville. Où étaient les beaux édifices, les beaux magasins ? On
leur conseilla d’aller sur le quai Boïeldieu, et de revenir par le
Palais de Justice qui présente, la nuit, un aspect féerique.
- Il faut faire un bout de toilette, dit Léonie.
Elle tira de leur sac ce qui lui était nécessaire, et, le passant à
Léon :
- Fais-toi la barbe bien vite, dit-elle. Je ne puis pas te souffrir
avec cette longue barbe.
Il se mit à chercher ses rasoirs, et finit par se convaincre
qu’il les avait oubliés. Vous pensez s’il fut penaud.
- Va te faire raser ; va vite !
- Mais tu vas être seule ici.
- La belle affaire.
- C’est qu’il n’y a pas de serrure à la porte.
- Laisse-moi ton couteau, je le passerai en travers du loquet
et je serai en sûreté. Mais surtout dépêche-toi !
Il sortit, non sans avoir demandé en bas l’adresse d’un
barbier.
On rit beaucoup de ce Parisien qui voulait se faire raser à
huit heures du soi, et un jeudi. Le jeudi n’est pas jour de barbe,
à Rouen, pour les clients de cette auberge. On se rase le
dimanche, et quand on est riche, le mercredi. On lui donna

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pourtant l’adresse qu’il demandait.


- Tournez à droite, et puis encore à droite, et ensuite à
gauche. Une des premières maisons à votre droite.
Ce n’était pas trop clair mais il se dit :
- Je verrai bien l’enseigne.
L’enseigne ? S’il n’y a pas d’enseigne, il y aura toujours un
plat à barbe, au bout d’une perche, l’armet de Mambrin. La
course fut plus longue qu’il n’aurait cru ; mais enfin il aperçoit
le plat à barbe se balançant au gré du vent et produisant un bruit
criard sur sa tringle. Il gagne la boutique ; elle est fermée. Quel
contretemps ! Il cherche la sonnette ; le portier. Point de portier.
Il n’y a de portier à Rouen, que dans les quartiers neufs. Point
de sonnette. Il cogne ; on ne répond pas. Il s’obstine. C’est un
sergent de ville qui arrive.
- Que faites-vous là ?
- Vous le voyez. Je veux entrer pour qu’on me rase.
- Vous n’entrerez pas. On ne vous rasera pas. Allez vous
coucher.
- Ah ! mais…
- Ne faites pas de résistance. Vous êtes suspect, jeune
homme ; et si vous continuez à faire du tapage, je vous arrête.
M. Taupin, se voyant dans un mauvais cas, ôta poliment son
chapeau, et rendit compte au sergent de ville de sa situation et
de ses désirs. Il l’attendrit.
- Monsieur, lui dit le représentant de l’autorité, ces petits
barbiers ne rasent que le matin. Je vais vous conduire chez un
coiffeur.
Ce qu’il fit. Jamais notre ami ne s’était vu soigné avec ce
luxe et cette délicatesse. Des glaces, du gaz partout ; des
toilettes à dessus de marbre, un fauteuil excellent pour
s’asseoir, du linge blanc. Quand il se regarda après l’opération,
il se trouva vraiment beau. Il paya sans trop de regret les vingt
sous qu’on lui demanda, et se mit en route tout courant pour
retrouver sa chère Léonie. Il courait, partagé entre l’espoir du

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baiser qui allait l’accueillir, et la crainte des reproches qu’il


prévoyait pour une si longue absence, lorsqu’il s’arrêta
brusquement sur ce doute qui lui était entré dans l’esprit :
- Est-ce que je vais du bon côté ?
Il regarda autour de lui. Il était dans une petite rue, à peine
éclairée par deux réverbères fort éloignés l’un de l’autre qui
jetaient sous la pluie une lumière intermittente. Pas de
boutiques, ni de passants. Il eut tout à coup la sensation d’être
perdu dans un labyrinthe. Il fallait, avant tout, sortir de l’ombre.
Il revint sur ses pas, persuadé qu’il ne tarderait pas à revoir la
Grande-Place, inondée de lumière, qu’il venait de quitter ; mais
il s’aperçut bientôt qu’il marchait au hasard. Il entendit dans le
lointain, sonner une demie ; puis, au bout d’un siècle, les trois
quarts.
- Il va être neuf heures. Que devient-elle ? Que pense-t-elle ?
En un instant, toute l’horreur de sa situation lui apparaissait.
Retrouver une auberge dont on ne sait pas le nom, une auberge
de dernier ordre, dans une ville comme Rouen, une auberge
située dans une rue, ou plutôt dans une ruelle dont on ne sait ni
le nom ni le quartier ! Assurément, il savait bien que tout
s’arrangerait le lendemain par l’intermédiaire de la police ; il
n’était pas dans un bois. Mais le lendemain, c’était une
éternité ! Condamner cette chère enfant à tant d’inquiétudes,
pendant si longtemps dans l’isolement où elle se trouvait, le
jour même de ses noces, c’était à en devenir fou ! Il sentait, tout
en courant, sa tête s’égarer.
Enfin il entend des pas dans ces ruelles désertes ; il entrevoit
un passant ; mais, au moment où il va l’atteindre, le passant
disparaît dans une rue latérale. Il le suit à tout hasard.
- Monsieur, crie-t-il de toute la force de ses poumons,
monsieur, je suis égaré. De grâce, aidez-moi à retrouver mon
chemin. Monsieur ! Monsieur !
Il se disait en même temps que s’il avait affaire à un brutal,
ou à un poltron, sa prière ne serait pas écoutée. Le passant

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marchait à grands pas, comme s’il avait voulu échapper à un


ivrogne ou à un malfaiteur. « Je ne peux mieux faire que de le
suivre, pensait Taupin, je serai sûr de ne pas tourner sur moi-
même. » Ce raisonnement se trouva juste. En une minute il
passa des ténèbres profondes à une lumière éclatante. Il était
devant le vestibule du Grand-Théâtre. Des hommes ! Voilà des
hommes.
Il eut un moment de joie, bientôt traversée par une pensée
poignante. Il ne savait ni le nom de la rue où était son auberge,
ni le nom de l’auberge. Il était sorti en voisin qui n’a que
cinquante pas à faire. L’idée qu’on peut se perdre, la nuit, dans
une grande ville, ne lui était pas même venue. Peut-être
l’aubergiste lui a-t-il fourré son adresse quand il l’a recruté
dans la gare ! Il retourne fébrilement ses poches. Rien. Une
petite bourse contenant quarante francs (il en avait quatre-vingt,
mais par une sage précaution contre les voleurs, il en avait
donné la moitié à Léonie) ; le calepin sur lequel il écrit ses
notes de classe ; un Guide Joanne, le Petit Journal. Voilà tout.
Que faire ? Il regarde les gens qui passent auprès de lui, en
tâchant de deviner, sur sa physionomie, un brave homme, un
homme complaisant, capable de lui donner un bon conseil. Il
s’approche de plusieurs, et s’arrête au moment de parler, pour
un geste, un coup d’œil qui lui semble de mauvais augure.
Enfin, prenant son courage à deux mains :
- Monsieur…dit-il à un vieillard de bonne mine.
Mais le vieillard de bonne mine prend un air renfrogné, et
lui jette dédaigneusement une pièce de deux sous.
- Je ne vous demande pas l’aumône, monsieur ! Je ne suis
pas un mendiant ! Je suis un professeur !...
Peines perdues ; l’autre, peut-être un peu penaud de sa
méprise, double le pas et disparaît.
Taupin, dont la tête est complètement en désarroi et qui est
harassé de la course effrénée qu’il vient de faire, s’assoit sur
une borne, et réfléchit profondément. Retrouver son auberge

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sans savoir son nom, c’est impossible. Ce nom, comment le


savoir ? Il y avait dans la cour du débarcadère cinq ou six
omnibus, et cinq ou six racoleurs tout au plus. Ces racoleurs
doivent toujours être les mêmes. Savoir le nom des cinq ou six
auberges parmi lesquelles se trouve la sienne, ce serait
beaucoup ; ce serait tout. Il prendrait un commissionnaire, et se
ferait conduire de porte en porte jusqu’à ce qu’il ait réussi ; il
couvrirait d’or le commissionnaire. Il n’est plus question
d’économie. Il ne faut pas que les inquiétudes de Léonie se
prolongent, et qu’elle passe sa nuit de noces dans la solitude et
l’effroi.
Il se sent soulagé, à présent que son parti est pris, et qu’il se
croit sûr du succès. Il se demande s’il n’était pas fou tout à
l’heure. On ne se perd pas dans une ville comme Rouen. Il y a
une police, qui connaît tous les cabarets. La première démarche
est de trouver la police. Justement, voilà un sergent de ville qui
se promène sur la place du Théâtre. Il se découvre poliment.
- Monsieur…dit-il.
Mais il s’arrête court, en reconnaissant le sergent qui l’a
conduit chez le coiffeur. Il y a de ces rencontres ! Le sergent le
reconnaît de son côté.
- Encore vous ? dit-il d’un ton qui ne semblait guère
bienveillant.
- Oui, c’est moi, et vous pouvez me rendre un grand service.
Il commence à dégoiser son histoire ; mais il fait deux
remarques en la racontant, d’abord qu’elle est d’une
invraisemblance choquante, et ensuite, qu’il la raconte à faire
pitié. Il bredouille, il s’embrouille ; c’est à n’y rien comprendre.
- J’ai l’air d’un homme ivre, dit-il enfin, juste au moment où
le sergent de ville est arrivé de son côté à la même conclusion.
- Vous vous expliquerez au poste, dit le sergent de ville, en
lui mettant la main au collet.
Au poste, comme un malfaiteur, ou un vagabond ! Au poste,
un professeur du collège Stanislas !

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Le sergent veut l’emmener. Il se rebiffe, le pauvre petit


homme.
- Vous n’avez pas le droit de m’arrêter, dit-il. Je n’ai commis
aucun délit. Je ne demande pas l’aumône. J’ai une profession
honorable, je puis le prouver. J’ai de l’argent sur moi. Tout mon
malheur est de ne pouvoir retrouver l’auberge où je suis
descendu. Vous devriez m’aidez à la retrouver, si vous
remplissiez votre devoir, au lieu de me faire un affront.
Il paraît qu’il fut éloquent, il me le dit plus tard. Le sergent
de ville fut ébranlé. Les quelques passants qui s’étaient
attroupés commencèrent à dire :
- Il faut le mener à M. Dauphin ! Menez-le à M. Dauphin.
- Oui, dit-il menez-moi à M. Dauphin.
Qui est-ce ? disait-il en lui-même. Ce ne peut être que le
commissaire. On l’y mena ; c’était, en effet, le commissaire de
service au Grand-Théâtre.
Taupin, qui avait remis de l’ordre dans ses idées, lui parla
posément et clairement. Il se voyait écouté ; il se croyait sûr du
succès.
- Monsieur, lui dit le commissaire, après l’avoir laissé parler
tant qu’il voulut, et après avoir examiné l’argent et le calepin
qu’il avait dans sa poche, je vous crois…
A ce mot, le pauvre Taupin ne put se défendre de lui serrer
chaleureusement la main.
- Je vous crois, mais votre cas n’en est pas moins très
difficile à débrouiller. C’est l’affaire de vingt-quatre heures,
ajouta-t-il en voyant Taupin se troubler. Demain, avec les notes
de police, nous trouverons infailliblement madame Taupin. Ce
que vous avez de mieux à faire pour ce soir…
A ce moment de son discourt, il, fut interrompu par un grand
bruit qui se fit dans le corridor. On ouvrit la porte
précipitamment, et plusieurs personnes crièrent à la fois :
- Monsieur le commissaire ! monsieur Dauphin ! Monsieur
le commissaire ! Le directeur vous demande.

- 104 -
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- Attendez-moi là, dit M. Dauphin, et il sortit en courant.


Son absence ne dura que quelques instants. Il revint bientôt
assez ému.
- Fâcheuse affaire, dit-il ; c’est un musicien qui a un solo au
quatrième acte, et qui ne pourra pas le jouer ; il va falloir
parlementer avec le public rouennais qui n’est pas commode.
Voici mon adresse, venez me voir demain matin et tout
s’arrangera.
- Je crus que tout m’échappait de nouveau, me dit Taupin
quand il me raconta son voyage de noces, mais j’eus une idée
de génie… Un musicien ? Quel musicien ? dis-je. Quel
instrument ?
- Le violoncelle.
- Monsieur le commissaire, dis-je alors avec une émotion
contenue, je suis moi-même, j’ose le dire, un violoncelliste de
quelque valeur. C’est moi qui ai accompagné mademoiselle
Marimont au dernier concert pour les pauvres du Vème
arrondissement. Si je puis sauver la recette…
On ne lui laissa pas le temps de finir. Le commissaire lui prit
le bras et l’entraîna au pas de course dans le cabinet du
directeur. Le violoncelle fut apporté. Taupin se surpassa. Au
bout de quelques mesures, le directeur l’arrêta.
- Quel cachet voulez-vous ?
- Je ne demande rien ; mais, par grâce, que M. le
commissaire fasse ce soir ce qu’il m’a promis de faire demain
matin, et je suis prêt à jouer tant qu’on voudra et tout ce qu’on
voudra.
- Je ne vous promets pas de réussir, dit M. Dauphin ; mais je
vous donne ma parole de ne rien épargner pour arriver au but,
dès cette nuit. Demain, la réussite sera certaine.
En un clin d’œil, Taupin se trouva poussé par les couloirs et
les dessous, installé, en qualité de soliste, auprès d’un pupitre
plus élevé que les autres. Les musiciens l’entourèrent pour le
remercier et lui souhaiter la bienvenue. Il fut émerveillé de

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s’entendre appeler par son nom ; mais il n’eut pas le temps d’y
penser, parce que les trois coups furent frappés, et qu’à partir de
ce moment il appartint corps et âme à la partition. On
l’attendait au solo. Il s’en tira avec une maëstria superbe.
- Je pensais à Léonie, me dit-il.
Il fut couvert d’applaudissements. Les violons frappèrent
avec les archets sur les pupitres. Le public cria bis, avec
frénésie, et Taupin ne se fit pas prier.
- Ah ! si vous vouliez, monsieur Taupin ! lui dit le directeur
qui tenait un engagement tout prêt.
Mais ces mots lui rendirent toute sa tristesse, en lui
rappelant brusquement la réalité.
- Les trois agents que j’ai mis en campagne n’ont rien
découvert, lui dit M. Dauphin. Tâchez de dormir cette nuit.
Venez à mon bureau à sept heures demain matin, avant
l’ouverture. J’y serai exprès pour vous, et je vous conduirai
dans les bras de madame Taupin.
Il paya fort cher la permission de passer la nuit dans la
chambre de service d’un grand hôtel. Il va sans dire qu’il ne put
fermer l’œil.
A six heures, il errait autour du commissariat de police. Dès
que M. Dauphin arriva, il se précipita sur lui.
- Un peu de patience, lui dit le bon commissaire. On est au
commissariat central ; il faut attendre qu’on soit revenu.
Un agent arriva vers huit heures.
- Eh bien ? dit Taupin.
- Vous êtes descendu, dit le commissaire en consultant ses
notes, à l’auberge de la Belle Pomme Normande, dans la rue
des Verderettes. C’est bien loin d’ici. Voulez-vous prendre une
voiture ?
- Sans doute !
- Je vais vous accompagner.
Ils suivirent un dédale de rues qui parut à mon pauvre ami
d’une longueur effrayante. Chemin faisant, le commissaire

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appela un porteur de journaux, lui acheta le Petit Rouennais, le


parcourut un instant, et le passa à Taupin, en lui disant :
- Lisez cela.
- Je n’ai pas le cœur à lire des journaux.
- Que vous êtes enfant ! Puisque vous allez la revoir ! Lisez
cela, vous dis-je.
Taupin jeta nonchalamment les yeux sur le journal, et lut à la
première page ces mots en caractères flamboyant : M. Taupin
au Grand Théâtre de Rouen. Quel scandale ! pensa-t-il ; et, tout
aussitôt : il y a plusieurs Taupin dans le monde.
- Mais comment ont-ils pu savoir mon nom, cher monsieur ?
- Le directeur a fait une annonce pendant que vous gagniez
le pupitre. Il a même dit que vous étiez professeur dans un
grand collège de Paris, ce que je blâme absolument.
Taupin laissa tomber sa tête d’un air abattu.
- Je suis perdu, dit-il. Je serai destitué.
On était à la porte de la Belle Pomme Normande.
- Ma femme ? Où est ma femme ?
- Elle est partie, monsieur ; et c’est ce qu’elle avait de mieux
à faire, pour ne pas vous voir arriver sous la garde du
commissaire de police.
Mais le pauvre Taupin n’en entendit pas davantage. Il fut
pris, le doux enfant, d’une colère terrible, la seule qu’il ait eue
de sa vie.
- Vous ne voulez pas dire que ma femme m’a quitté ! Que lui
avez-vous dit ? que lui avez-vous fait ?
Il fallut se mettre à deux pour les contenir. L’hôtesse criait
de son côté avec le même emportement.
- Quitter sa femme pour aller au théâtre ! Le jour de ces
noces ! c’est moi qui lui ai dit de partir ; et elle n’avait pas
besoin qu’on le lui dise ; et toutes les femmes l’approuvent !
Et tous les hommes l’approuvaient aussi, à ce qu’il paraît ;
car tous les chalands matinaux du cabaret étaient accourus dans
cette cour humide et malpropre, où ils auraient fait à Taupin un

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mauvais parti sans la présence du commissaire.


M. Dauphin eut beaucoup de peine à rétablir le calme. Il
parvint enfin à se faire écouter, pendant que Taupin, abattu,
affalé sur un vieux banc, luttait contre les prodromes d’un
évanouissement. Se explications provoquèrent d’abord
quelques rires ; puis la cabaretière s’apitoya, et les ivrognes
firent comme elle. Elle en vint à regarder Taupin comme un
héros de roman.
- Allez ! allez ! tout ira bien ! quand elle saura la vraie vérité
des choses ! pauvre petite dame ! pauvre cher homme !
Taupin voulut absolument prendre le train le plus prochain,
malgré l’avis du commissaire et de l’hôtesse qui craignait, en le
voyant si défait, qu’il n’arrivât pas à Paris. Il partit : quel
voyage ! il arriva : quel arrivée ! Il trouva son logement dans
l’état où il était avant son mariage. Tous les menus objets qui
auraient rappelé Léonie avaient disparu. Sur le bureau de
Taupin, il y avait une lettre cachetée, qui ne contenait que ces
mots :
« Adieu pour jamais ! »

« Léonie. »

Je fus naturellement chargé du rôle de conciliateur. J’eus


peine à obtenir d’être reçu chez madame Guibert. Je vis, en
arrivant, qu’on y vivait depuis plusieurs jours dans les larmes.
- Comment, dis-je à Léonie, avez-vous pu être si cruelle ?
Comment n’avez-vous pas pensé qu’il était victime de quelque
accident ?
J’appris qu’après une nuit de cruelles inquiétudes, elle était
partie le matin avec l’hôtesse pour aller demander à la police de
lui retrouver son mari ; qu’elle avait, en mettant le pied dans la
rue, entendu les porteurs de journaux crier le nom de Taupin
comme la nouvelle du jour, et qu’ayant acheté le Petit
Rouennais, elle y avait lu le récit des exploits de son mari au

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Grand-Théâtre, la sûreté du doigté, le jeu brillant et passionné


tour à tour…
- Tout cela pendant que je mourais de crainte et de
désespoir !
Je finis par me faire entendre, et après de longs efforts, par
me faire croire, Maman Guibouret revint la première ; Auguste
plaida chaleureusement pour son professeur. Le cœur de la
jeune épouse parlait plus haut encore, de sorte que je la
ramenai, pleurante et souriante, au numéro 14 de la rue
Madame, où M. Taupin nous attendait plus mort que vif.
Leur joie fut si grande, et ils se trouvèrent si largement
compensés de leurs peines, que M. Taupin ne manque jamais
depuis, quand nous parlons du passé, de dire en me serrant la
main : « C’était peu de temps après mon beau voyage de
noces. »
Il est à présent proviseur d’un des premiers lycées de Paris.
Je vous prie de croire que quand il va faire une course à Luchon
ou à Biarritz, pendant le mois de septembre avec Léonie, il
n’oublie pas d’emporter une belle paire de rasoirs. Il a fait faire
par un des professeurs du lycée une édition illustrée du Petit
Poucet. Il en recommande la lecture aux élèves.
- Voyez, dit-il, l’esprit de ce petit bonhomme, qui semait des
cailloux sur la route pour être sûr de retrouver son chemin ! Il
faut toujours, mes enfants, savoir où on met le pied.

(Jules Simon, « Colas, Colasse, Colette », 1891)

*
(Légende bretonne, texte intégral, 1877)

La vieille Barbaïk est riche : elle a des vaches et des


moutons, des champs à labourer, du blé blanc et noir à battre
dans l’aire ; mais elle est avare, elle a peur d’être volée, et elle

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n’a jamais voulu loger sous son toit ni serviteur ni servante ;


chaque soir les ouvriers qui ont travaillé pour elle s’en
retournent lassés dans leurs chaumières, leurs outils sur
l’épaule ; Barbaïk reste seule avec sa nièce Fanchonnik.
Elle n’a guère de repos, la pauvre Fanchonnik ; elle n’a pas
le loisir d’arranger ses cheveux comme les autres jeunes filles,
ni de coudre des rubans à son corsage ; le soir, à minuit, elle est
encore debout, pour baratter le lait de la journée ; elle ne mange
guère, car sa tante réserve la bouillie épaisse et les crêpes de
sarrasin pour les ouvriers auxquels elle doit un salaire ; la plus
maigre part suffit à l’orpheline qu’elle a recueillie contre sa
volonté et de peur que la paroisse ne se soulevât contre elle si
elle avait laissé sa chair et son sang à la charité des bonnes
âmes. Fanchonnik pleure souvent ; ses larmes se mêlent au lait
qui coule des larges mamelles des vaches : « Je voudrais être
morte ! dit-elle. Bien sûr ma tante a été baptisée de l’eau
destinée aux garçons ; elle a de la barbe au menton comme un
homme, et il n’y a pas dans tout le pays, même un lépreux, qui
soit si méchant qu’elle ! »
Barbaïk n’était pas devenue meilleure, et Fanchonnik
travaillait toujours au-delà de ses forces ; mais elle ne pleurait
plus, elle chantait même parfois à son ouvrage ; elle hâtait le
pas en revenant des champs, son seau sur la tête, les branches
de houx à demi baignées dans les flots blancs du lait ; car, au
coin du vieux four en ruines, l’attendait le laboureur Stevan.
Fanchonnik trouvait désormais le temps d’attacher ses cheveux
avec un ruban, mais elle cachait sa parure inusitée lorsqu’elle
rentrait à la ferme. Barbaïk n’eût pas manqué de lui demander
d’où venaient de semblables affiquets, et la jeune fille n’osait
pas dire que Stevan lui avait apporté le ruban rose, la bague de
cuivre et la croix d’argent de la foire Saint-Jean, au pays de
Vannes.
Stevan était beau, il était fort ; il était aussi instruit, non qu’il
sût lire dans les livres, mais il avait été élevé par un vieux

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prêtre qui lui avait raconté l’histoire de la création du monde et


celle du saint Fils de Dieu sur la terre ; il avait été bercé par sa
mère des vieilles légendes de la Bretagne, et il les redisait à
Fanchonnik pendant qu’ils étaient cachés derrière le four. Elle
aimait à l’entendre chanter : « Le cœur que m’avais donné, ô
ma douce belle, à garder, je l’ai mêlé avec le mien ; quel est le
mien ? quel est le tien ? » Mais pendant que Stevan chantait à
demi-voix, pour n’être entendu que de son amie, les durs
accents de la vieille fermière retentissaient au loin :
« Fanchonnik, paresseuse, que fais-tu au pâturage ? les agneaux
sont à la porte, ils veulent être conduits à leurs mères ; » et
Fanchonnik, toute tremblante, reprenait son seau de lait et
s’enfuyait sans oser regarder derrière elle.
Un matin, elle lavait à la fontaine ; sa tante l’avait appelée
avant l’aube ; à peine les nuances rosées de l’aurore avaient
rougi les nuages flottants dans le ciel, l’herbe était encore
humide de rosée, les petits oiseaux soulevaient leur tête
endormie dans leurs nids de mousse, et Fanchonnik pensait
tristement qu’à l’heure accoutumée, Stevan attendrait en vain
derrière le vieux mur. Le paquet de linge était si gros, que les
bras de la jeune fille étaient déjà las avant d’en avoir seulement
lavé la moitié : « S’il y en a peu, elle n’en fera pas davantage,
se disait Barbaïk ; s’il y en a beaucoup, elle sera bien obligée
d’en venir à bout. »
Tout à coup, comme Fanchonnik relevait les yeux, appuyant
sur le battoir ses mains fatiguées, elle aperçut devant elle une
vieille femme, le bâton à la main, les pieds chargés de poussière
et mouillés par la rosée, la besace sur les épaules ; des cheveux
gris s’échappaient de son bonnet, elle paraissait bien vieille et
bien faible pour courir ainsi les chemins. Fanchonnik se leva,
laissant tomber le drap qu’elle venait de laver : « Asseyez-vous,
ma mère, dit-elle en poussant vers la vieille son ballot de linge ;
ce n’est pas aux pieds chancelants et aux blancs cheveux qu’il
convient de marcher de si grand matin. – Hélas ! ma fille, dit la

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mendiante en se laissant lourdement tomber sur le siège


improvisé, quand on n’a ni enfants pour vous nourrir, ni toit
pour abriter sa tête, il faut bien se confier en la Trinité et
devenir chercheur de pain. » Deux petites larmes tremblaient
aux cils de la vieille femme, sans tomber cependant ; la source
des pleurs est épuisée chez les vieillards quand ils ont perdu
tout ce qu’ils aimaient.
Fanchonnik avait fouillé dans son panier ; sa tante avait
coupé un morceau de pain noir, elle l’avait frotté de lard, mais
sans donner la viande à la jeune fille ; celle-ci ne devait pas
rentrer au logis pour déjeuner : « Mangez, ma mère, dit-elle en
tendant le pain à la mendiante ; je n’ai pas faim ce matin. J’ai
plus envie de pleurer que de mettre la dent à la nourriture,
ajouta-t-elle tout bas ; Stevan sera fâché contre moi. »
La vieille femme avait rompu le pain, mais elle regardait
Fanchonnik : « Le jeûne est bon pour le corps, et la charité fait
du bien à l’âme, dit-elle à demi-voix ; mais les larmes des
jeunes filles ne coulent pas sans cause ; pourquoi le cœur de
mon enfant est-il si gros ? – Je ne verrai pas Stevan
aujourd’hui, » balbutiait Fanchonnik.
A dix lieues à la ronde, Barbaïk était connue ; la mendiante
n’avait pas besoin de demander pourquoi la jeune fille était
écrasée d’ouvrage, au point de ne pouvoir donner un instant à
son ami. Elle détacha de son corsage une grosse épingle :
« Tenez, dit-elle, quand vous mettrez ceci à votre fichu, votre
tante aura tout à coup envie de compter ses choux dans le
jardin, et vous pourrez à votre aise causer avec Stevan, sans
craindre qu’elle vous appelle ; ce sera seulement quand vous
ôterez l’épingle qu’elle se lassera de compter. »
Fanchonnik avait repris courage ; la vieille avait mangé son
pain et s’était lentement remise en route ; la jeune fille frottait,
battait, tordait avec tant de zèle, que l’amas de linge
disparaissait comme par enchantement sous ses mains. A midi,
comme les ouvriers étaient à table, mangeant en silence la pain

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noir et la soupe aux haricots, Barbaïk, qui comptait du bout de


la table chaque morceau de pain et chaque verre de cidre, se
leva tout à coup et sortit par la porte de derrière de la ferme.
Les journaliers, étonnés, levèrent les yeux ; ils n’avaient pas
coutume d’être abandonnés à eux-mêmes : « La maîtresse
serait-elle malade ? » murmura d’un air narquois le tailleur, qui
se trouvait ce jour-là à la ferme, raccommodant des habits si
vieux, si usés, que le tissu se déchirait sous l’aiguille. Personne
ne répondit ; la porte du chemin s’ouvrit lentement ;
Fanchonnik apparut chancelante sous son fardeau ; les draps,
alourdis par l’eau, reposaient sur ses épaules et sur son cou ;
elle releva cependant la tête et jeta un rapide coup d’œil autour
de la cuisine : « Ta tante n’y est pas, sois tranquille, dirent à la
fois deux ou trois vieux ouvriers ; elle est partie tout à l’heure
du côté du jardin comme si le diable l’avait emportée. »
Fanchonnik rougit violemment et porta la main à son fichu ;
l’épingle était là, cachée dans les plis ; la jeune fille déposa
vivement le linge et sortit. Barbaïk comptait les choux ; elle
allait de carré en carré, recommençant sans cesse ses calculs,
essuyant les feuilles, redressant les tiges ; Fanchonnik et Stevan
causait à leur aise derrière le four.
Le matin, à midi, le soir, les deux jeunes gens se
rencontrèrent désormais sans crainte d’être surpris ; la
puissance de l’épingle était irrésistible. Mais si un charme
secret entraînait la vieille fermière dans son jardin, le même
attrait ne retenait plus le jeune laboureur auprès de
Fanchonnik ; il avait pris plaisir à contrecarrer sa maîtresse
pour faire la cour à la jeune fille ; mais Fanchonnik n’était pas
bien jolie, elle était pauvrement vêtue ; elle écoutait les douces
paroles de Stevan sans savoir lui répondre autrement que par
ses regards ; lorsqu’il restait muet, elle levait sur lui des yeux
tristes ; parfois elle pleurait, mais sans jamais se plaindre.
Bientôt Stevan ne fut plus exact et Fanchonnik détournait la
tête lorsqu’elle passait près du vieux mur en revenant de

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l’ouvrage ; personne ne l’attendait plus.


La jeune fille était retournée à la fontaine ; elle était à
genoux au bord de l’eau ; elle pleurait si amèrement, qu’elle
n’entendait point le bruit des pas. Une main se posa sur son
épaule, et la vieille chercheuse de pain dit à son oreille :
« Pourquoi ma fille pleure-t-elle, quand elle est jeune et qu’elle
peut voir son fiancé ? » Fanchonnik baissa la tête : « Pour le
voir il faut qu’il vienne, murmura-t-elle, et pour le retenir
quand il est venu il faudrait avoir de l’esprit comme lui. » La
vieille femme souriait tristement : « Tes yeux bleus ne
suffisent-ils pas ? dit-elle à demi-voix ; tiens ! » et elle souffla
en l’air, une petite plume blanche voltigea un instant au-dessus
de la tête de la jeune fille et se posa sur ses cheveux comme si
un oiseau l’eût laissée tomber de son aile : « Tu auras
maintenant assez d’esprit pour plaire à tous les clercs d’ici
jusqu’à Vannes. » Fanchonnik secoua gaiement la tête, une
intelligence nouvelle brillait dans ses yeux : « Je ne me soucie
de plaire qu’à un laboureur, » dit-elle, et, le soir arrivé, Stevan
étant venu par hasard au rendez-vous que Fanchonnik ne
négligeait jamais, il ne fut pas pressé de s’éloigner ; jamais il ne
s’était tant amusé dans sa vie, disait-il en riant : « Jamais je
n’aurais cru qu’une femme pût avoir tant d’esprit, » murmurait-
il encore quand il rentra dans sa chaumière, repassant dans sa
mémoire les récits touchants, les réponses piquantes, les
joyeuses chansons de Fanchonnik.
Pendant quelques jours, le bonheur de Fanchonnik ne connut
plus de bornes ; elle avait reconquis son ami, et elle ne se
lassait pas de voir l’admiration qui brillait dans les yeux du
laboureur, accoutumé naguère à étonner Fanchonnik de son
esprit et de ses connaissances, et qui n’avait plus maintenant
qu’à écouter. Mais les journées s’écoulaient, les rendez-vous
succédaient aux rendez-vous, et Stevan recommençait à arriver
plus tard, sinon à s’en aller aussi vite que par le passé. Peu à
peu, il se lassait d’être amusé, il regrettait le temps où

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Fanchonnik l’écoutait sans répondre, dans une muette


satisfaction : « Ce sera difficile de se faire obéir par une femme
aussi fine, se disait-il ; elle aura toujours le dernier mot, et on
n’aura pas souvent raison avec elle. » Fanchonnik, d’ailleurs,
n’ôtait pas toujours sa plume de ses cheveux ni l’épingle de son
fichu lorsqu’elle quittait Stevan. Sa tante comptait ses choux
pendant que la jeune fille tenait tête aux ouvriers, au tailleur, au
recteur lui-même, ripostant, plaisantant, disputant avec tant
d’esprit et de verve, qu’on parlait d’elle dans toutes les maisons
de la paroisse : « On ne sait pas sur quelle herbe a marché
Fanchonnik, disaient les jeunes gens, piqué de se trouver
vaincus dans ce combat de paroles ; elle n’avait autrefois pas un
mot à jeter à un chien, et maintenant nul ne saurait avoir le
dernier quand elle est céans. » Stevan avait appris depuis
quelques jours le chemain de la ferme des Coudraies, où la jolie
Lizsenn l’écoutait les yeux baissés, sans répondre encore à ses
propos aimables, mais aussi sans le repousser. Fanchonnik
pleurait seule ; la plume dans ses cheveux, la liberté que lui
valait l’épingle ne la consolaient pas de la froideur de Stevan.
Les feuilles qui bourgeonnaient sur les arbres la première
fois que la jeune fille avait rencontré la vieille mendiante
auprès de la fontaine pâlissaient dans leur éclat sous le soleil
d’août lorsque la chercheuse de pain parut dans l’aire. Barbaïk
y était venue la veille, pour voir si tout était en ordre pour la
récolte nouvelle, et, à son grand regret, elle avait reconnu que
les cailloux sortaient de toutes parts, que le rouleau se heurterait
à chaque pas aux inégalités du terrain, et qu’il fallait faire une
aire neuve. Ce n’était point du tout l’affaire de la vieille avare ;
si les voisins aidaient à construire l’aire en apportant de la terre
dans leurs charrettes, il fallait fournir à manger à tous venans,
débonder un tonneau de cidre, et donner encore des rubans pour
les prix. Cette dépense faisait d’avance soupirer Barbaïk, mais
comment s’y soustraire ? « Va à l’aire, avait-elle dit à sa nièce,
emporte une masse et vois s’il n’y aurait pas moyen de faire

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rentrer les cailloux ; je n’y veux point envoyer un garçon ; il


achèverait de dégarnir les pierres pour assurer la fête. » Barbaïk
grondait sans cesse Fanchonnik, mais elle avait cependant
confiance en elle ; la vieille fermière ne savait pas combien de
fois par jour sa nièce l’envoyait compter ses choux, au grand
détriment de son ouvrage.
Fanchonnik, haletante, était appuyée sur sa masse ; elle
n’avait pas mis sa plume dans ses cheveux, mais son cœur
n’avait pas besoin de lumières surnaturelles pour lui dire que
Stevan était repoussé par l’esprit de sa fiancée au moins autant
qu’il était attiré : « Si la chercheuse de pain m’avait fait belle,
au lieu de me donner de l’esprit, Stevan ne se serait pas lassé de
me regarder, » se disait-elle. Elle parlait encore lorsque la
vieille femme parut devant elle, toujours courbée sur son bâton,
toujours mal vêtue et les cheveux en désordre ; mais
Fanchonnik connaissait maintenant sa puissance ; elle n’aurait
plus osé lui offrir son pain noir, et elle tremblait devant elle. Du
fond de la poche d’une jupe déguenillée, la vieille tira une
chaîne d’or, amincie par le temps, noircie par la fumée, elle la
jeta sur le cou de la jeune fille. « Sois belle ! » lui dit-elle, et
elle disparut.
Fanchonnik avait attendu de se trouver avec Stevan pour
mettre dans ses cheveux la plume qui devait lui donner de
l’esprit ; elle n’avait voulu pour la première fois se servir de
l’épingle qu’à l’heure où Stevan était libre de causer avec elle,
mais elle n’attendit pas un instant pour s’assurer de sa beauté.
Laissant sa masse sur le sol inégal de l’aire, elle courut au
ruisseau voisin, et se pencha sur l’onde limpide. C’était bien
elle, Fanchonnik et non pas une autre ; ses yeux s’étaient
agrandis sans rien perdre de leur douceur caressante ; ses cils
noirs se recourbaient sur des joues roses, dégagées de toute
tache de rousseur ; son nez retroussé était devenu plus fin, ses
dents étaient plus blanches, ses lèvres rouges comme deux
cerises, ses cheveux s’étaient échappés de sa coiffe et flottaient

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en masses épaisses sur ses épaules. Fanchonnik rougissait de


plaisir en contemplant son image ; mais elle rajusta la plume
dans ses cheveux en les relevant sous le peigne, elle chercha
l’épingle attachée à son fichu. Elle ne voulait perdre aucun de
ses avantages ; ne s’agissait-il pas de conserver, peut-être de
regagner l’amitié de Stevan ?
Lorsqu’elle rentra à la ferme, la nuit était tombée ; les
ouvriers avaient repris le chemin de leurs chaumières. Stevan
ne s’était pas arrêté au coin du vieux mur, il hâtait le pas pour
aller souper à la ferme des Coudraies comme l’y avait engagé le
père de Lizsenn ; il était plus assuré que de coutume d’être le
bienvenu, car Barbaïk avait pris son parti, et elle avait annoncé
« l’aire neuve » pour le jeudi suivant. Le joli visage de Lizsenn
s’épanouit de plaisir en apprenant cette nouvelle. « Ne
tâcherez-vous pas de gagner les rubans ? demanda-t-elle à
demi-voix.- Si je les gagne, Pennerez (jeune fille), ils seront
pour vous, » dit le galant laboureur qui ne pensait plus à
Fanchonnik.
On était bien occupé à la ferme le lendemain. Barbaïk et sa
nièce pétrissaient le pain et préparaient les galettes de blé noir ;
on avait décroché les quartiers de lard de la cheminée, les œufs
et le beurre étaient amassés sur le buffet ; les hommes allaient
et venaient, apportant de la terre, puisant de l’eau dans les
barriques qu’ils amoncelaient autour de l’aire. Mais plus d’un
ouvrier avait cependant remarqué avec étonnement le visage
rougissant de Fanchonnik penché sur la huche à pétrir. « Je
n’aurais jamais cru que l’orpheline dût devenir si jolie,
murmurait le vieux pâtre ; on dirait comme d’un miracle qui a
tout d’un coup fait reluire son visage. » Stevan n’était pas là ; il
avait promis de rester à la ferme des Coudraies pour charger de
terre les charrettes que le père de Lizsenn voulait conduire chez
Barbaïk.
Minuit approchait ; les ouvriers avaient depuis longtemps
quitté les champs ; les moutons dormaient sur la lande ; les

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vaches étaient rassemblées sous les hangards. Si on veillait


chez Barbaïk, personne n’en savait rien, car les volets étaient
soigneusement fermés : « Les coureurs de nuit n’ont pas besoin
de regarder par la fenêtre quand je compte mes écheveaux de
fil, » disait la vieille avare. Un murmure contenu se faisait
cependant entendre autour de le demeure ; le bruit des roues et
le pas des chevaux troublaient le silence de la nuit ; autour de
l’aire arrivaient de nombreuses charrettes, chargées de terre et
de barriques d’eau ; les charretiers attachaient les chevaux et
s’endormaient sur la bruyère. Le nœud de rubans bleus fixé sur
le poteau au milieu de l’aire appartenait de droit au premier
arrivé ; chacun attendait le dernier coup de minuit. L’horloge de
l’église retentissait encore que Stevan entrait dans l’aire,
conduisant la charrette des Coudraies ; il portait les rubans à la
boutonnière de sa large veste brodée, lorsque Lizsenn arriva
vers l’aube du jour pour prendre part à la fête.
Toutes les charrettes avaient versé leur fardeau ; l’eau se
mélangeait à la terre, et les chevaux ornés de tresses de laine
aux couleurs éclatantes foulaient aux pieds le mortier que les
hommes égalisaient avec des pelles. De toutes le fermes, de
toutes les chaumières environnantes, les femmes arrivaient en
foule. Les jeunes filles surtout étaient nombreuses, car les
mères étaient retenues au logis par les besoins de la famille.
Lizsenn était charmante dans son justaucorps noir, ses cheveux
lissés sous sa coiffe ; un velours amarante soutenait sa croix
d’or. Le sol devenait ferme déjà lorsqu’elle arriva, confiante et
sereine, assurée d’être proclamée d’une seule voix reine de
l’aire neuve, heureuse d’être assise sur le fauteuil rustique et
enlevée sur le trône de planches par les bras vigoureux de
Stevan. Lizsenn savait bien qu’à deux lieues à la ronde il n’y
avait pas une fille qui pût lui être comparée : « C’est la vierge
Marie et Dieu le père qui m’ont faite ainsi, » répondait-elle
modestement aux compliments qu’on lui adressait, et elle en
savait bon gré à son Créateur.

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Stevan était en tête des jeunes gens, conduisant maintenant


les chevaux de dame Barbaïk ; comme Lizsenn entrait dans
l’aire, il arrêta d’un bras robuste les coursiers bondissants ; déjà
il s’avançait vers elle, lorsque derrière la blonde fille des
Coudraies apparurent les yeux de Fanchonnik brillant d’un
nouvel éclat ; la colère, le chagrin, la jalousie avaient coloré le
teint de la pauvre délaissée. Elle regardait Stevan et un attrait
irrésistible le poussa vers elle. Se détournant de Lizsenn qui
souriait déjà de son triomphe, il enleva Fanchonnik dans ses
bras et la déposa sur le trône rustique en criant : « Fanchonnik
est la plus belle ! » Nul de ceux qui l’entouraient n’était disposé
à loe contredire ; Lizsenn elle-même regardait avec étonnement
les charmes de sa rivale. « A quelle sorcière a-t-elle demandé
des enchantements ? se disait-elle tout bas ; je l’avait trouvée
laide il y a huit jours ! »
La lutte commençait ; les jeunes gens se succédaient sur
l’arène, s’épiant, se regardant, se mesurant des yeux, essayant
chacune des ruses connues pour faire tomber leur adversaire ;
deux fois Stevan était resté victorieux, et deux fois il avait
apporté le fruit de sa victoire aux pieds de Fanchonnik.
Le triomphe de la jeune fille était complet ; il dépassait non
seulement ses espérances mais son désir. Depuis que la vieille
mendiante avait jeté sur son cou la chaîne d’or, tous les jeunes
gens de la paroisse s’empressaient sur ses traces. Ce n’était plus
Stevan seul qui l’attendait au coin du vieux mur ; la ferme était
assaillie par les prétendants et Barbaïk comptait sur ses doigts
les demandes de mariage. Elle avait branlé le tête aux désirs de
plusieurs, mais ses yeux avides avaient brillé de joie à la
demande du meunier de Guelrane ; il était riche, disait-on, qu’il
eût pu moudre de l’or dans son moulin au lieu de farine, et s’il
continuait son commerce c’était parce qu’il était aussi avare,
aussi avide que la vieille fermière elle-même. Mais Fanchonnik
tenait bon ; ni le meunier, ni ses rivaux ne pouvaient obtenir un
regard d’elle ; tout son cœur appartenait à Stevan. Le laboureur

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était fier et pauvre ; il ne s’attardait plus derrière la porte ; il ne


voulait pas poursuivre une femme recherchée par tant de gens
plus riches que lui. Fanchonnik avait tant d’esprit, que nul ne
pouvait s’ennuyer en sa compagnie ; elle était jolie à ravir les
petits enfants dans leur berceau ; mais elle était pauvre et
orpheline ; elle ne pouvait choisir son mari à son gré : « Si au
moins j’étais riche ! » se disait-elle en pleurant. Il y avait plus
de huit jours que Stevan n’avait paru à la ferme.
Elle pleurait, et ses larmes roulaient sur son tablier. Dans sa
douleur, elle n’avait pas aperçu sa tante ; la vieille femme
venait d’entrer. « Jésus ! Marie ! s’écria-t-elle durement, que
faites-vous là, ma belle, à pleurer au milieu du jour, quand
l’ouvrage vous attend ? vous pleurerez la nuit si le cœur vous
en dit. » En parlant ainsi, Barbaïk avait saisi sa nièce par le
bras, et la faisait lever brusquement. Un bruit argentin se fit
entendre, des perles roulaient sur le pavé inégal de la cuisine,
des larmes jaillissaient des yeux de la jeune fille, de nouvelles
perles tombaient à terre. La vieille les ramassa stupéfaite ;
Fanchonnik pleurait toujours. Stevan entrait dans la chambre :
« Elle pleure des perles ! criait la fermière ; et dans son avide
instinct, elle frappa rudement la pauvre enfant. A chaque
nouvelle larme, une perle de l’eau la plus pure était ramassé par
Barbaïk, mais Stevan s’était élancé vers elle, entourant
Fanchonnik de ses bras. « Quand un boisseau de perles
tomberait de ses yeux à chaque fois qu’elle verserait une larme,
je ne voudrais pas la voir pleurer pour tous les trésors d’un
empire, s’écria-t-il ; j’ai trop d’affection pour elle, voyez-vous,
dame Barbaïk ! » et il protégeait de son corps Fanchonnik toute
tremblante. La vieille avare avait changé de ton. « Seulement
une larme, encore une, disait-elle d’une voix suppliante, pour sa
pauvre tante qui l’a nourrie depuis son enfance ! Egoïste que tu
es, si je pleurais comme toi je ne voudrais m’arrêter ni la nuit ni
le jour, non plus que le ruisseau d’un moulin. »
Fanchonnik n’écoutait pas sa tante ; elle ne pleurait plus, et

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ses yeux brillaient d’un feu étrange. Elle appuya ses deux mains
sur les épaules du jeune homme : « Stevan, dit-elle, pour toi j’ai
souhaité d’être libre, d’avoir de l’esprit et d’être belle ; tu m’as
abandonnée bien des fois malgré tous ces dons que m’avaient
accordés les saints du paradis ; tu ne veux pas de mes richesses,
puisque tu ne veux pas les devoir à mes larmes ; et tu dis que tu
es mon ami ! Je serai pour toi une femme tendre et fidèle ! je ne
te dis pas que je t’aime aussi ; je te l’ai assez prouvé. » En
parlant ainsi, elle jetait à ses pieds l’épingle et la chaîne, le vent
enlevait déjà la plume, la jeune fille regardait en face son
amoureux. L’attrait factice de la chaîne enchantée s’effaçait peu
à peu de son visage, mais une tendre confiance éclairait les
yeux bleus et le front innocent de la jeune fille ; la maligne
intelligence qui animait naguère ses paroles avait fait place à
une simplicité douce et grave ; les larmes qui coulaient sur ses
joues ne se changeaient plus en perles, mais elles ne laissaient
derrière elles aucune amertume. Stevan lui frappa dans la main,
puis il l’embrassa deux fois sur le front : « A la vie et à la mort !
dit-il ; sans la beauté, sans l’esprit, sans richesses, mais toute à
moi, et rien qu’à moi ! » Barbaïk voulut crier. « Taisez-vous !
ma tante, dit Fanchonnik avec un retour de malice, ou je vous
reprends les perles. » la vieille femme ouvrit la main pour
contempler son trésor, mais avec le reste de l’enchantement les
perles s’étaient évanouies ; quelques petites gouttes d’eau
mouillaient les doigts ridés de l’avare. Elle se laissa tomber sur
une chaise : « Nous vous servirons pour rien, ma tante, crièrent
à la fois les fiancés. – Et je n’aurai pas besoin de nourrir mon
neveu comme un homme de journée ! » marmottait la vieille
entre ses dents.

(Mme de Witt, « Légendes et récits », 1877)

*
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(Souvenirs, texte intégral, 1852)

Mademoiselle Musette

Mademoiselle Musette était une jolie fille de vingt ans, qui,


peu de temps après son arrivée à Paris, était devenue ce que
deviennent les jolies filles quand elles ont la taille fine,
beaucoup de coquetterie, un peu d’ambition et guère
d’orthographe. Après avoir fait longtemps la joie des soupers
du quartier Latin où elle chantait d’une voix toujours très
fraîche, sinon très juste, une foule de rondes campagnardes qui
lui valurent le nom sous lequel l’ont depuis célébrée les plus
fins lapidaires de la rime, mademoiselle Musette quitta
brusquement la rue de la Harpe pour aller habiter les hauteurs
cythéréennes du quartier Bréda.
Elle ne tarda pas à devenir une des lionnes de l’aristocratie du
plaisir, et s’achemina peu à peu vers cette célébrité qui consiste
à être citée dans les Courriers de Paris, ou lithographiée chez
les marchands d’estampes.
Cependant mademoiselle Musette était une exception parmi
les femmes au milieu desquelles elle vivait. Nature
instinctivement élégante et poétique, comme toutes les femmes
vraiment femmes, elle aimait le luxe et toutes les jouissances
qu’il procure ; sa coquetterie avait d’ardentes convoitises pour
tout ce qui était beau et distingué ; fille du peuple, elle n’eût été
aucunement dépaysée au milieu des somptuosités les plus
royales. Mais mademoiselle Musette, qui était jeune et belle,
n’aurait jamais voulu consentir à être la maîtresse d’un homme
qui ne fût pas comme elle jeune et beau. On lui avait vu une
fois refuser bravement les offres magnifiques d’un vieillard si
riche, qu’on l’appelait le Pérou de la Chaussée-d’Antin, et qui
avait mis un escalier d’or aux pieds des fantaisies de Musette.
Intelligente et spirituelle, elle avait aussi en répugnance les sots
et les niais, quels que fussent leur âge, leur titre et leur nom.

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C’était donc une brave et belle fille que Musette, qui, en


amour, adoptait la moitié du célèbre aphorisme de Champfort :
« L’amour est l’échange de deux fantaisies. » Aussi, jamais ses
liaisons n’avaient été précédées d’un de ces honteux marchés
qui déshonorent la galanterie moderne. Comme elle le disait
elle-même, Musette jouait franc jeu, et exigeait qu’on lui rendît
la monnaie de sa sincérité.
Mais si ses fantaisies étaient vives et spontanées, elles
n’étaient jamais assez durables pour arriver à la hauteur d’une
passion. Et la mobilité excessive de ses caprices, le peu de soin
qu’elle apportait à regarder la bourse et les bottes de ceux qui
lui en voulaient conter, apportaient une grande mobilité dans
son existence, qui était une perpétuelle alternative de coupés
bleus et d’omnibus, d’entre-sol et de cinquième étage, de robes
de soie et de robes d’indienne. O fille charmante ! poëme
vivant de jeunesse, au rire sonore et au chant joyeux ! cœur
pitoyable, battant pour tout le monde sous la guimpe entre-
bâillée, ô mademoiselle Musette ! vous qui êtes la sœur de
Bernadette et de Mimi Pinson ! il faudrait la plume d’Alfred de
Musset pour raconter dignement votre insouciante et vagabonde
course dans les sentiers fleuris de la jeunesse ; et certainement
il aurait voulu vous célébrer aussi, si, comme moi, il vous avait
entendu chanter de votre jolie voix fausse ce rustique couplet
d’une de vos rondes favorites :

C’était un beau jour de printemps


Que je me déclarai l’amant,
L’amant d’une brunette
Au cœur de Cupidon,
Portant fine cornette,
Posée en papillon.

L’histoire que nous allons raconter est un des épisodes les plus
charmants de la vie de cette charmante aventurière, qui a jeté

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tant de bonnets par-dessus tant de moulins.


A une époque où elle était la maîtresse d’un jeune conseiller
d’Etat qui lui avait galamment mis entre les mains la clef de
son patrimoine, mademoiselle Musette avait l’habitude de
donner une fois par semaine des soirées dans son joli salon de
la rue de la Bruyère. – Ces soirées ressemblaient à la plupart
des soirées parisiennes, - avec cette différence qu’on s’y
amusait ; - quand il n’y avait pas assez de place, on s’asseyait
les uns sur les autres, et il arrivait souvent aussi que le même
verre servait pour un couple. Rodolphe, qui était l’ami de
Musette et qui ne fut jamais que son ami (il n’ont jamais su
pourquoi ni l’un ni l’autre), Rodolphe demanda à Musette la
permission de lui amener son ami, le peintre Marcel ; un garçon
de talent, ajouta-t-il, à qui l’avenir est en train de broder un
habit d’académicien.
- Amenez, dit Musette.
Le soir où ils devaient aller ensemble chez Musette, Rodolphe
monta chez Marcel pour le prendre. L’artiste faisait sa toilette.
- Comment, dit Rodolphe, tu vas dans le monde avec une
chemise de couleur ?
- est-ce que ça blesse l’usage ? dit tranquillement Marcel.
- Si ça le blesse ? mais jusqu’au sang, malheureux.
- Diable, fit Marcel en regardant sa chemise qui était à fond
bleu, avec vignettes représentant des sangliers poursuivis par
une meute, c’est que je n’en ai pas d’autre ici.
- Ah bath ! tant pis ; je prendrai un faux col ; et comme
Mathusalem boutonne jusqu’au cou, on ne verra pas la couleur
de mon linge.
- Comment, dit Rodolphe avec inquiétude, tu vas encore
mettre Mathusalem ?
- Hélas ! répondit Marcel, il le faut bien ; Dieu le veut, et mon
tailleur aussi ; d’ailleurs il a une garniture de boutons neuve, et
je l’ai reprisé tantôt avec du noir de pêche.
Mathusalem était simplement l’habit de Marcel ; il le nommait

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ainsi parce que c’était le doyen de sa garde-robe. Mathusalem


était fait à la dernière mode d’il y a quatre ans, et était en outre
d’un vert atroce ; mais, aux lumières, Marcel affirmait qu’il
jouait le noir.
Au bout de cinq minutes, Marcel était habillé ; il était mis avec
le mauvais goût le plus parfait : tenue de rapin allant dans le
monde.
M. Casimir Bonjour ne sera jamais si étonné le jour où on lui
apprendra son élection à l’institut, que ne furent étonnés Marcel
et Rodolphe en arrivant à la maison de mademoiselle Musette.
Voici la cause de leur étonnement : mademoiselle Musette, qui
depuis quelques temps s’était brouillée avec son amant le
conseiller d’Etat, avait été délaissée par lui dans un moment
fort grave. Poursuivie par ses créanciers et par son propriétaire,
ses meubles avaient été saisis et descendus dans la cour de la
maison pour être enlevés et vendus le lendemain. Malgré cet
incident, mademoiselle Musette n’eut pas un moment l’idée de
fausser compagnie à ses invités, et ne décommanda point la
soirée. Elle fit gravement disposer la cour en salon, mis un tapis
sur le pave, prépara tout comme à l’ordinaire, s’habilla pour
recevoir, et invite tous les locataires à sa petite fête, à la
splendeur de laquelle le bon Dieu voulut bien contribuer pour
les illuminations.
Cette bouffonnerie eut un succès énorme ;jamais les soirées de
Musette n’avaient eu tant d’entrain et de gaieté ; on dansait et
on chantait encore, que les commissionnaires vinrent enlever
les meubles, tapis et divans, et force fut alors à la compagnie de
se retirer.
Musette reconduisait tout son monde en chantant :

On en parlera longtemps, le ri ra,


De ma soirée de jeudi.
On en parlera longtemps, la ri ri.

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Marcel et Rodolphe restèrent seuls avec Musette, qui était


remontée dans son appartement, où il ne restait plus que le lit.
- Ah çà ! mais, dit Musette, ça n’est pas déjà si gai mon
aventure ; il va falloir que j’aille loger à l’hôtel de la belle
étoile. Je le connais, cet hôtel ; il y a furieusement des courants
d’air.
- Ah ! madame, dit Marcel, si j’avais les dons de Pllutus, je
voudrait vous offrir un temple plus beau que celui de Salomon.
Mais…
- Vous n’êtes pas Plutus, mon ami. C’est égal, je vous sais gré
de l’intention. – Ah bath ! ajouta-t-elle en parcourant son
appartement du regard, je m’ennuyais ici, moi ; et puis le
mobilier était vieux. Voilà près de six mois que je l’avais ! Mais
ce n’est pas tout ça ; après le bal on soupe, que je soupçonne…
- Soupe-çonnons donc, dit Marcel, qui avait la maladie du
calembour, le matin surtout, où il était terrible.
Comme Rodolphe avait gagné quelque argent au lansquenet
qui s’était fait pendant la nuit, il emmena Musette et Marcel
dans un restaurant qui venait d’ouvrir.
Après le déjeuner, les trois convives, qui n’avaient aucune
envie d’aller dormir, parlèrent d’aller achever la journée à la
campagne ; et comme ils se trouvaient près du chemin de fer,
ils montèrent dans le premier convoi près de partir, qui les
descendit à Saint-Germain.
Toute la journée, ils coururent les bois, et ne revinrent à Paris
qu’à sept heures du soir, - et cela, malgré Marcel, qui soutenait
qu’il ne devait être que midi et demi, et que s’il faisait nuit,
c’était parce que le temps était couvert.
Pendant toute la nuit de la fête et tout le reste de la journée,
Marcel, dont le cœur était un salpêtre qu’un seul regard
allumait, s’était épris de mademoiselle Musette, et lui avait fait
un cour colorée, comme il disait à Rodolphe. Il avait été
jusqu’à proposer à la belle fille de lui racheter un mobilier plus
beau que l’ancien, avec le produit de la vente de son fameux

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tableau du passage de la mer rouge. Aussi l’artiste voyait-il


avec peine arriver le moment où il faudrait se séparer de
Musette, qui, tout en se laissant baiser les mains, le cou et
divers autres accessoires, se bornait à le repousser doucement
toutes les fois qu’il voulait pénétrer dans son cœur avec
effraction.
En arrivant à Paris, Rodolphe avait laissé son ami avec la
jeune fille, qui pria l’artiste de l’accompagner jusqu’à sa porte.
- Me permettez-vous de venir vous voir ? demanda Marcel ; je
vous ferai votre portrait.
- Mon cher, dit la jolie fille, je ne peux pas vous donner mon
adresse, puisque je n’en aurai peut-être plus demain ; mais j’irai
vous voir, et je vous raccommoderai votre habit qui a un trou si
grand, qu’on pourrait déménager au travers sans payer.
- Je vous attendrai comme le Messie, dit Marcel.
- Pas si longtemps, dit Musette en riant.
- Quelle charmante fille, disait Marcel en s’en allant
lentement ; c’est la déesse de la gaieté. Je ferai deux trous à
mon habit.
Il n’avait pas fait trente pas qu’il se sentit frapper sur
l’épaule ; c’était mademoiselle Musette.
- Mon cher monsieur Marcel, lui dit-elle, êtes-vous chevalier
français ?
- Je le suis ; Rubens et ma dame, voilà ma devise.
- Eh bien, alors, oyez ma peine et y compatissez, noble sire,
reprit Musette, qui était un peu teintée de littérature, bien
qu’elle se livrât sur la grammaire à d’horribles Saint-
Barthélemy ; mon propriétaire a emporté la clef de mon
appartement, et il est onze heures du soir ; comprenez-vous ?
-Je comprends, dit Marcel en offrant son bras à Musette. Il la
conduisit à son atelier, situé quai aux Fleurs. Musette tombait
de sommeil ; mais elle eut encore assez de force pour dire à
Marcel en lui serrant la main :
- Vous vous rappellerez ce que vous m’avez promis.

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- O Musette ! charmante fille, dit l’artiste d’une voix un peu


émue, vous êtes ici sous un toit hospitalier ; dormez en paix,
bonne nuit ; moi, je m’en vais.
- pourquoi ? dit Musette, les yeux presque fermés ; je n’ai
point peur, je vous assure ; d’abord il y a deux chambres, je me
mettrai sur votre canapé.
- Mon canapé est trop dur pour y dormir, ce sont des cailloux
cardés. Je vous donne l’hospitalité chez moi, et je vais aller la
demander pour moi à un ami qui demeure là sur mon carré ;
c’est plus prudent, dit-il. Je tiens ordinairement ma parole ;
mais j’ai vingt deux ans et vous dix-huit, ô Musette… et je
m’en vais. Bonsoir.
Le lendemain matin, à huit heures, Marcel rentra chez lui avec
u pot de fleurs qu’il avait été acheter au marché. Il trouva
Musette qui s’était jetée tout habillée sur le lit et dormait
encore. Au bruit qu’il fit elle se réveilla et tendit la main à
Marcel.
- Brave garçon, lui dit-elle.
- Brave garçon, répéta Marcel, n’est-il point là un synonyme
de ridicule ?
- Oh ! fit Musette, pourquoi me dites-vous cela ? ce n’est pas
aimable ; au lieu de ma dire des méchancetés, offrez-moi donc
ce joli pot de fleurs.
- c’est, en effet, à votre intention que je l’ai monté, dit Marcel.
Prenez-le donc, et en retour de mon hospitalité chantez-moi une
de vos jolies chansons ; l’écho de ma mansarde gardera peut-
être quelque chose de votre voix, et je vous entendrai encore
quand vous serez partie.
- Ah çà ! mais vous voulez donc me mettre à la porte ? dit
Musette. Et si je ne veux pas m’en aller, moi ! écoutez, Marcel,
je ne monte pas à trente-six échelles pour dire ma façon de
penser. Vous me plaisez et je vous plais. Ca n’est pas de
l’amour, mais ç’en est peut-être de la graine. Eh bien, je ne
m’en vais pas, je reste et je resterai ici tant que les fleurs que

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vous venez de me donner ne se faneront pas.


- Ah ! s’écria Marcel, mais elles seront flétries dans deux
jours ! si j’avais su, j’aurais pris des immortelles.
----------------------------------------------------------------------------
Depuis quinze jours Musette et Marcel demeuraient ensemble
et menaient, bien qu’ils fussent souvent sans argent, la plus
charmante vie du monde. Musette sentait pour l’artiste une
tendresse qui n’avait rien de commun avec ses passions
antérieures ; et Marcel commençait à craindre qu’il ne fût
amoureux sérieusement de sa maîtresse. Ignorant qu’elle-même
redoutait fort d’être très éprise de lui, il regardait chaque matin
l’état dans lequel se trouvaient les fleurs dont la mort devait
amener la rupture de leur liaison ; et il avait grand’peine à
s’expliquer leur fraîcheur chaque jour nouvelle. Mais il eut
bientôt la clef du mystère ; une nuit, en se réveillant, il ne
trouva plus Musette à côté de lui. Il se leva, courut dans la
chambre et aperçut sa maîtresse qui profitait chaque nuit de son
sommeil pour arroser les fleurs et les empêcher de mourir.

( Henry Murger, « scènes de la vie de bohême », 1852)

*
(Dédicace d’un roman, texte intégral, 1876)

AUGUSTE GAUTIER

Tu n’as pas oublié, sans doute, mon vieil ami, comment


naquit notre amitié aux jours de jeunesse.
Suivant des carrières bien différentes et visant pour l’avenir
les horizons les plus opposés, il ne semblait pas que, lors de
notre rencontre, l’entente dût se faire bien étroite entre nous ; et
pourtant, presque dès le premier abord l’intimité s’établit.
Pourquoi ? Comment ? – parce que, tous deux nés au village où

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s’était écoulée notre enfance, nous avions gardé tous deux les
plus douces, les plus chères impressions de cette origine, de ce
milieu.
Une fois liés par cette conformité des souvenirs, après nous
être confié nos ambitions si disparates, pour la période active
de la vie, nous aimions à nous dire que, quand l’heure de la
retraite sonnerait, ce serait au village qu’il faudrait ensemble
retourner et achever le séjour d’ici-bas.
Dans un rêve (que nous savions bien être de pure fantaisie,
puisqu’il admettait pour chacun de nous l’improbable
éventualité de solitude), nous nous arrangions là le sort le plus
humble, mais aussi le plus paisible : une maisonnette ;
quelques champs étroits à cultiver de compagnie ; un petit âne,
dont tu serais le conducteur ; une chèvre, dont je serais le
berger… Et que sais-je encore ?... enfantillages, que depuis
nous nous sommes rappelés souvent, et qui toujours nous ont
fait heureusement sourire, parce qu’ils nous reportaient au
beau temps où l’avenir avait pour nous des lointains
mystérieux.
Ces lointains sont fouillés aujourd’hui : nous savons ce
qu’ils cachaient, et ni toi ni moi nous n’oserions nous plaindre
des découvertes faites. Mais nous voilà citadins l’un et l’autre,
séparés par une grande distance, et, Dieu merci ! bien moins
seuls que nous nous amusions jadis à le supposer.
Je n’ai pas voulu que tout fût perdu de l’innocent rêve qui
nous avait si doucement souri au jeune âge, et j’en ai mis
quelque chose dans ce livre que je te dédie, à toi villageois de
cœur, à toi qui as toujours témoigné tant de franche et fidèle
amitié à ton villageois ami,

Eugène Muller.

(Eugène Muller, « Scènes villageoises », 1876)

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*
(Dédicace amour filial, texte intégral, 1870)

A MA MERE

Chère et tendre mère,

Il y a bientôt un an, tu ne me croyais plus de ce monde ; tu


vivais dans la douleur, dans les larmes. Sans enfants, car moi,
ton premier-né, j’étais le seul que la mort t’eût laissé, tu traînais
tes derniers jours comme un fardeau.
Mère, console-toi, sèche tes pleurs, quitte tes habits de deuil.
Dieu a entendu tes prières et il a eu pitié de nous. Contre toute
espérance, ton fils est revenu.
Tu connais l’étendue de mon amour filial ; mais, si grand
qu’il puisse être, comment le comparer à ton amour maternel, à
cette affection profonde, à ce tendre dévouement, à cette
abnégation sans bornes qui sont, à mes yeux, quelque chose de
divin ?
Et pendant plus de vingt ans j’ai pu te quitter § J’ai pu mettre
entre nous des abîmes ; presque un quart de siècle et des
milliers de lieues ! Et pourquoi ? Pour courir après la fortune et
les aventures !
Toutefois sache-le ; quand loin, bien loin de toi, le
découragement était sur le point de s’emparer de mon âme, tu
étais toujours mon bon ange gardien ; il me semblait voir ton
regard, à la fois si ferme et si doux, se fixer sur moi, entendre ta
voix me dire : « Sois vaillant, mon fils, ne te laisse pas abattre,
sois un homme ! » Et mon accablement se dissipait, et je sentais
renaître mon courage.
Ce livre contient le récit simple et vrai de la dernière épreuve
que j’ai traversée, épreuve terrible dans laquelle il semblait que

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je dusse succomber, et d’où pourtant, par un miracle de la


miséricorde divine, je suis sorti vainqueur. A qui le dédierais-je,
sinon à toi ?

Raynal

(F.E. Raynal, « les naufragés des îles Auckland » 1870)

*
ARGENT

(Roman, extrait, 1882)

Il s’était avancé jusqu’à trois pas d’elle, noblement, la tête


haute ; là il s’arrêta et, les deux talons réunis, la pointe des
pieds en dehors, il s’inclina cérémonieusement en faisant
décrire à son chapeau ramené sur son cœur une courbe pleine
de majesté.
- Comment vous portez-vous, ma tante ?
Dans sa bouche ce n’était pas là une simple parole de
politesse, mais d’impatiente curiosité. Combien il regrettait
qu’elle ne lui tendît plus la main, il aurait vu si elle était chaude
cette main amaigrie.
Et tout en s’asseyant il regardait sa tante : elle avait pâli ;
elle était plus essoufflée. Allons, décidément Ceydoux ne
l’avait pas trompé ; depuis deux ans qu’il ne l’avait vue, le mal
avait fait des progrès ; tous les médecins de la faculté de Paris
ne la prolongeraient pas. La pauvre femme, il fallait être bon
avec elle et oublier les justes griefs qu’il avait dans le cœur. Si
elle voulait se réconcilier avec lui avant de mourir et
l’entretenir de son testament, il ne lui garderait pas rancune, et
ce qu’elle demanderait il le lui promettrait. Après tout elle était
la sœur de sa mère ; il n’exigerait pas des excuses trop pénibles

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pour elle.
Mais il n’eut pas le temps d’écouter ces bons sentiments,
dans lesquels il se serait complu volontiers, mademoiselle de
Puylaurens venait de prendre la parole :
- Notre parenté, ma qualité de sœur de votre mère me
permettraient d’invoquer certains droits ; je n’en ferai rien
cependant, et dans notre entretien je tâcherai qu’il ne soit
question que de l’affaire que j’ai à traiter avec vous.
M. de Mussidan s’inclina avec une politesse légèrement
ironique, en homme qui se dit : « tout cela m’est égal : voyons
cette affaire ».
Elle continua :
- Bien que nous ayons rompu toutes relations, vous ne
m’êtes pas devenu étranger. Je vous ai suivi, et une personne de
confiance a été chargée de me tenir au courant de ce que vous
faisiez… de ce qui vous arrivait. C’est ainsi que j’ai su que
vous aviez été vous loger avenue des Tilleuls, et c’est ainsi que
j’ai su que vous n’aviez pas honte de vivre de l’argent que
gagne, au point d’en vieillir à force de travail, une jeune
ouvrière qui, disons le mot, vous a recueilli.
M. de Mussidan se trouva assez surpris, mais il ne répondit
rien ; il n’était pas un jeune neveu qui comparaît devant sa
vieille tante ; il avait bien le droit de faire ce que bon lui
semblait, peut-être.
- j’ai fait prendre des renseignements sur cette personne,
poursuivit mademoiselle de Puylaurens ; avant de vous
connaître c’était une honnête fille, sur ce point il y a unanimité,
et je pense que vous l’admettez comme tout le monde.
- Plus que tout le monde ; mais en quoi cela, je vous prie, se
rapporte-t-il à l’affaire que vous avez à traiter avec moi ?
- Vous allez voir. Avant tout il importait d’établir que cette
jeune fille était honnête, ce qui est fait ; maintenant nous allons
arriver à cette affaire, après toutefois que je vous aurai dit
comment j’ai été amenée à vous la proposer. Vous savez

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combien tendrement j’ai aimé ma sœur, votre mère. Cet amour,


je l’ai reporté sur vous, et pendant plusieurs années vous avez
été un fils pour moi ; je me croyais votre mère. Ces sentiments
ont changé ; il est inutile que nous revenions sur les causes de
ce changement. Mais les sentiments d’affection maternelle que
j’avais éprouvés pour vous ne sont pas morts, ils se sont
reportés sur vos enfants, qui étaient le sang de ma sœur et qui
ne devaient pas souffrir de… je ne voudrais rien dire de
désagréable pour vous.
- Parlez en toute liberté, je vous prie, dit-il avec une parfaite
indifférence.
- ….. Enfin ces enfants ne devaient pas souffrir de nos
dissentiments. Autant qu’il a été en moi, ils n’en ont pas
souffert et je crois que j’ai été, je crois que je suis une
grand’mère pour eux. Vous, comment avez-vous compris et
pratiqué la paternité ?
- permettez-moi de vous dire que je ne relève que de ma
conscience.
Vous vous trompez, vous relevez aussi de Dieu, qui vous
voit et vous juge.
Jusque-là elle avait parlé lentement, d’une voix faible, en
s’arrêtant après chaque phrase pour respirer, mais ces derniers
mots, elle les prononça avec énergie, la tête haute, la main
levée, et, en la voyant ainsi, M. de Mussidan se demanda avec
inquiétude si, sous cette apparence débile, il ne restait pas
encore plus de force qu’on ne lui avait dit et qu’il ne croyait.
Elle continua :
- D’ailleurs je suis surprise que vous invoquiez votre
conscience. Ce n’est pas elle assurément qui vous a inspiré
l’idée de conduire vos fils chez cette jeune fille.
- Ils vous ont dit ?
- Ils m’ont dit qu’elle avait été très bonne pour eux et qu’elle
s’était ingéniée à leur être agréable ; mais il ne s’agit pas de
cela, bien que sa manière d’être avec eux ait influé sur ma

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résolution ; il ne s’agit pas d’elle, il s’agit de vous. Ce n’est pas


elle qui a été chercher vos enfants ; c’est vous qui les avez
menés chez elle ! Cela vous a paru la chose la plus simple du
monde, la plus naturelle.
Vous ne saviez qu’en faire ; comment les amuser pendant
leurs sorties, comment leur donner à dîner ? Vous vous êtes
débarrassé de ce souci sur cette pauvre fille qui a pris votre
place. Et vous n’avez pas senti ce qu’il y avait de coupable…
- Permettez…
- De honteux dans cette conduite. Ce n’est pas pour vous le
faire sentir que je parle ainsi, mais pour que vous compreniez
combien cruellement je l’ai senti, moi qui leur tiens lieu de
mère. Et vous n’avez même pas eut l’idée de vous demander ce
qu’ils penseraient, comment ils vous jugeraient ; quelle
influence cet exemple pouvait exercer sur eux, à l’heure
présente, dans leur conscience, plus tard dans leur vie même,
dans leur avenir.
Elle fit une pose, et comme il ne répondait rien, elle reprit :
- Moi j’ai eu ce souci. Et c’est pour cela qu’après avoir fait
prendre des renseignements sur cette jeune personne et acquis
la preuve qu’elle est une honnête fille, - ce que vous avez
reconnu vous-même d’ailleurs,- je vous ai appelé pour vous
dire que vous deviez l’épouser.
M. de Mussidan resta un moment abasourdi, en homme qui
ne comprend rien à ce qu’on vient de lui dire et qui se demande
s’il a ou n’a pas entendu ; puis, tout à coup, se renversant sur le
dos de sa chaise, il se mit à rire aux éclats :
- Moi, s’écria-t-il, moi, comte de Mussidan, épouser
Angélique !
- parfaitement.
- Ah ! c’est trop drôle, laissez-moi rire.
Et il s’abandonna à son rire qui n’avait rien de forcé : c’était
de la meilleure fois du monde qu’il trouvait extrêmement
comique l’idée de vouloir le marier. Fallait-il que cette vieille

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fille fût de sa province ! Ah ! la pauvre femme, comme elle


était ridicule et niaise !
Mademoiselle de Puylaurens assista, impassible, à cet accès
d’hilarité ; ce fut seulement lorsqu’elle vit que M. de Mussidan
commençait à se calmer qu’elle continua :
- Je ne m’imaginais pas qu’une simple affaire pouvait être si
drôle, dit-elle.
- une simple affaire !
- Avez-vous donc cru que je vous demandais d’épouser cette
jeune personne au nom de la morale et de notre sainte religion ?
Cela eut été drôle pour vous peut-être, mais je ne l’ai pas fait ;
et même j’ai évité de m’appuyer sur des idées et des croyances
qui ne sont plus les vôtres. J’ai voulu me renfermer dans ce qui
était affaire, et voila pourquoi je ne comprends pas cette
hilarité.
- En quoi mon mariage avec une fille qui n’a rien serait-il
une affaire ?
- En cela qu’en considération de ce mariage, je vous
assurerais certains avantages qui, pour un homme qui n’a rien,
seraient justement une affaire.
Sur ce mot, M. de Mussidan, qui avait pris ses grands airs
d’indifférence et de gouaillerie, se fit attentif.
- Je vous écoute, dit-il.
Mademoiselle de Puylaurens continua :
- Dans la situation précaire où vous vous trouvez, il ne peut
pas me venir à l’idée de vous demander de vous marier, sans
penser en même temps à assurer la vie matérielle de votre
femme et des enfants que vous pourrez avoir. Mais, d’autre
part, avec les habitudes que je vous connais et les expériences
que j’ai faites plusieurs fois, il ne peut pas non plus me venir à
l’idée de mettre à votre disposition un capital quelconque, que
vous gaspillerez en quelques mois, peut-être en quelques jours.
Voici donc l’affaire que je vous propose en vue de ce mariage :
vous prenez un appartement décent dont je paye le loyer ; vous

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choisissez un mobilier que je paye aussi ; je vous remets une


certaine somme pour vos premiers besoins et je vous sers une
pension mensuelle de trois cents francs, que vous touchez par
quinzaine ; enfin, plus tard, je me chargerais de l’établissement
de vos enfants, si vous en avez.
A mesure qu’elle parlait, M. de Mussidan, tout d’abord
souriant, s’était rembruni, et peu à peu son visage avait exprimé
la déception et la colère.
- C’est une raillerie ! s’écria-t-il.
- Rien n’est plus sérieux.
- Et vous avez cru que j’accepterais un pareil marché, moi ?
- Et pourquoi ne l’accepteriez-vous pas ? Vous ne pourriez
avoir qu’une raison, et elle ne vaut rien, je vais vous
l’expliquer. Cette raison vous serait inspirée par l’espérance
d’être bientôt en possession de ma fortune. Je sais que vous
vous êtes vanté d’être mon héritier dans un délai prochain, et
même que vous entretenez des gens à Cordes pour vous tenir au
courant de mon état de santé. Dans ces conditions, vous
imaginant que vous auriez bientôt ma fortune entière, vous
pourriez trouver que c’est une raillerie de ma part de vous
proposer une pension dont vous n’auriez bientôt plus besoin, et
même que votre main droite payerait à votre main gauche. Eh
bien, si vous refusez le marché que je vous offre en raisonnant
ainsi, vous avez tort. Jamais, vous entendez bien, jamais vous
n’hériterez de moi.
- Mais vous ferez ce que vous voudrez.
- Pourquoi vous laisserais-je ma fortune ? Pour que vous la
gaspilliez follement comme vous avez gaspillé celle de votre
père et celle de votre mère. Pourquoi, je vous le demande.
- Simplement parce que je suis le chef de notre famille.
- Chef de notre famille, vous ! Vous ne l’avez jamais été, -
jamais pour rien de bon, jamais pour rien d’utile ; vous ne le
serez pas maintenant pour mon héritage. Une fortune qui
fondrait entre vos mains en quelques années. Rayez donc cela

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de vos espérances ; elle ira à vos enfants, à tous vos enfants.


Elle appuya sur ces derniers mots : « tous vos enfants », et
elle y mit une intention évidente ; mais, suffoqué par la surprise
et l’indignation, M. de Mussidan n’était sensible qu’a une seule
chose : ce qu’elle lui avait dit : « jamais vous n’hériterez de
moi ». Et ce qu’il y avait de grave dans ces quatre ou cinq mots
qui lui résonnaient dans les oreilles, c’est que sa tante ne
revenait pas sur ce qu’elle avait dit. Il ne le savait que trop bien.
Lors de la dernière rupture, elle lui avait dit que désormais il
n’avait rien à attendre d’elle, et elle lui avait tenu parole, même
alors qu’il était mourrant de faim. La pension qu’elle lui
proposait maintenant, ce n’était pas à lui qu’elle l’offrait, c’était
à celle qu’elle voulait lui faire épouser. Cette pensée l’exaspéra.
- Moi, épouser une ouvrière ! s’écria-t-il. [……….]
…………………………………………………...

Une fois qu’il avait pris une résolution, il l’exécutait coûte


que coûte. Il s’était donc aussitôt occupé de réunir les pièces
nécessaires à la célébration de son mariage. C’était un pas à
sauter et il ne gagnerait rien à en retarder le moment. [……….]
Quelque chose de beaucoup plus grave que tout cela pour lui,
c’était le choix des témoins de son mariage.
Pour les siens il n’était pas embarrassé, il prendrait des
étrangers ayant de grands noms, sinon de grandes situations :
un Italien, le prince Mazzazoli, et un Espagnol, le marquis
d’Arlanzon, aide de camp d’un prince en disponibilité qu’une
révolution avait envoyé en France, où il attendait qu’une
révolution le rappelât en Espagne. Il n’avait pas rompu toutes
relations avec ces étrangers ; presque tous les jours il
rencontrait le prince Mazzazoli aux Champs-Elysées et
échangeait avec lui un salut ou un mot ; de temps en temps il
allait chez le marquis d’Arlanzon. Ni l’un ni l’autre de ces
étrangers ne connaissaient le vrai de sa situation, ils ne
pourraient pas refuser d’être ses témoins, et leurs noms mis

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dans les journaux, avec leurs titres et l’énumération des ordres


dont ils était décorés, produirait bel effet.
Mais pour les témoins de sa femme, « de la comtesse », il
n’en était pas ainsi ; il ne pouvait pas lui prendre ses témoins
parmi les étrangers qu’il connaissait, et ceux qui étaient
indiqués par la parenté ou les relations, ceux qu’elle voulait, un
de ses oncles, professeur de musique à Lille, et M. Limonnier,
n’étaient vraiment pas des gens qu’on pouvait avouer. […..]
Enfin, ne pouvant pas l’éviter, il s’efforça de l’atténuer au
moins autant que possible […..]
S’il n’avait à sa table que ses quatre témoins, ceux de la
comtesse occuperaient fatalement une certaine place ; au
contraire, s’il avait un certain nombre de convives, ils seraient
effacés. Sur les cinq mille francs que Mlle de Puylaurens
mettait à sa disposition pour son mariage, une grosse part fut
attribuée au déjeuner qu’il offrait à la maison dorée, et à ce
déjeuner il invita cinq ou six autres étrangers qui valaient le
prince Mazzazoli et le marquis d’Arlanzon.
Chaque nom nouveau était une inquiétude pour Angélique,
qui eût voulu se marier discrètement, simplement, comme il
convenait, croyait-elle, à une fille qui était dans sa position. Le
prince Mazzazoli, le marquis d’Arlanzon, c’était déjà terrible
pour elle ; mais le comte Vanachère-Vanackère, le baron
Kanitz, le comte Algardi, don Cristobal de Yarritu n’étaient-ils
pas vraiment effrayant ? Que dirait-elle à tous ces
personnages ? Quelle figure ferait-elle devant eux ?
Mais ce qui était plus effrayant encore, c’était la
responsabilité dont il la chargeait.
- Surtout veillez à ce que votre oncle et M. Limmonier ne
lâchent pas de sottises ; stylez-les ; tâchez qu’ils ne parlent pas.
Pouvait-elle leur faire cette injure ? Pouvait-elle leur dire de
ne pas parler ?
A la mairie, il eut des sujets de satisfaction : en lisant les
noms des témoins le greffier bredouilla ceux de Joseph-Isidore

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Limonnier et de Alexis Godart, tandis qu’il insista longuement


sur ceux du prince Mazzazoli et du marquis d’Arlanzon, les
seuls qu’on entendit distinctement avec les titres et les
décorations qui les accompagnaient.
A table, les deux témoins de « la comtesse » se tinrent
convenablement ; seul, M. Limonnier lâcha une bêtise comme
on lui offrait des fruits :
- Merci, dit-il, je ne prends jamais de cruautés.
Mais il n’y eut que M. de Mussidan qui comprit, les
étrangers si Français qu’ils fussent devenus, n’étant guère en
état de distinguer cruautés de crudités.
Le déjeuner fut donc très gai, très animé, très bruyant, si
bruyant que d’honnêtes bourgeois qui occupaient un cabinet
voisin se plaignirent de ne pas s’entendre parler ; ils étaient là
pour une affaire et non pour leur plaisir ; parmi eux se trouvait
le notaire Le Genest de la Crochardière.
- Nos voisins ne pourraient-ils pas être moins bruyants, dit-il
au maître d’hôtel ; qui donc est là ?
- C’est un grand seigneur, M. de Mussidan ; il a commandé
un déjeuner à cent francs par tête, et il y a des extras.

(Hector Malot, « la petite sœur » 1882)

*
(Conte russe, texte intégral, 1884)

Il y avait une fois un pope qui desservait une pauvre


paroisse de la Petite Russie. Un jour qu’il avait ouvert le tronc
de son église et qu’il n’y avait rien trouvé, il entra dans une
grande colère, s’arma de son trousseau de clefs, et s’approchant
de l’image de saint Nicolas, il frappa le saint sur les épaules en
lui disant : « Fainéant, paresseux, tu ne guéris et n’exauces
donc plus personne, qu’on ne te donne plus un kopeck ? Je ne

- 140 -
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veux pas servir un maître comme toi, qui laisse mourir de faim
ses serviteurs. Adieu ! »
Et il partit, emportant son bagage dans un petit sac.
Où allait-il ? Il n’en savait rien lui-même. On était au mois
de mai, et il faisait si bon courir les chemins ! Les haies
embaumaient, les oiseaux chantaient, les papillons voltigeaient,
les abeilles bourdonnaient, et les ruisseaux, tout joyeux de
s’échapper de la prison de glace de l’hiver, sautaient,
gambadaient et bondissaient comme des moutons blancs à
travers les prés tout luisants d’herbe nouvelle.
A la sortie d’un bois, notre pope joignit un homme à
cheveux blancs, qui marchait en s’appuyant sur un long bâton.
- Sois le bienvenu, lui dit le vieillard. Veux-tu que nous
fassions route ensemble ?
- Volontiers, répondit le pope.
Vers l’heure de midi, comme le soleil était très chaud, qu’ils
étaient fatigués et qu’ils avaient faim, ils s’assirent sur le talus
de la route, à l’ombre d’un arbre.
- Voici, dit le vieillard en puisant dans sa poche, deux petits
pains.
- J’ai aussi quelques biscuits, repartit le pope : mais
réservons-les pour plus tard, et mangeons d’abord les petits
pains.
- Soit, dit son compagnon.
Ils y mordirent à belles dents, mais le pope fut très étonné de
voir que le pain qu’il mangeait ne diminuait pas ; si bien
qu’avec ce petit pain-là, il aurait pu se nourrir toute sa vie.
- Votre pain, s’écria le pope, pas plus que le mien, ne
diminue, et cependant il apaise la faim. Chez quel boulanger
l’achetez-vous donc ?
- Ah !... c’est mon secret, répondit le vieillard ; et il remit les
petits pains miraculeux dans sa poche.
- Quelle fortune, se dit le pope en lui-même, si je possédais
ces petits pains ! Et il tourna vers la poche de son compagnon

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deux gros yeux avides.


Après le repas, le vieillard s’étendit sur l’herbe pour faire la
sieste. De son côté, le pope fit semblant de céder au sommeil ;
mais dès que son compagnon se fut endormi, il se tourna vers
lui, retira adroitement les petits pains de sa poche et se mit à les
manger.
Cette fois, ils se fondirent dans sa bouche.
- Où sont mes deux petits pains ? demanda le vieillard,
lorsque, réveillé, il tâta sa poche vide. Est-ce toi, pope, qui les a
mangés ?
- Moi ! vous voler ! que le ciel me confonde ! s’écria-t-il
d’un air indigné.
- J e te crois, répondit le vieillard.
Et ils se remirent en route.
Après quatre heures de marche, ils arrivèrent le soir dans un
pays inconnu. Ils aperçurent sur une colline, éclairés par les
rayons du soleil couchant, les murs et les tours roses d’une
ville, au-dessus desquels les dômes des églises brillaient
comme des boules d’or. Ils s’y dirigèrent, et en arrivant sur une
grande place au milieu de laquelle s’élevait un château qui leur
sembla être le palais du roi, ils virent une foule énorme ; mais
au lieu de se livrer à des manifestations bruyantes, cette foule
était muette, silencieuse, consternée.
- Que se passe-t-il donc chez vous ? demanda le vieillard à
un habitant de la ville.
- La princesse royale est mourante. Le roi son père vient de
faire publier qu’il donnera à celui qui la sauvera la moitié de
ses richesses.
- Faisons-nous passer pour médecins, chuchota le vieillard à
l’oreille du pope ; nous deviendrons riches.

Les yeux du pope brillèrent comme deux roubles d’argent


tout neufs ; il suivit son compagnon jusqu’à la porte du palais.
- Nous voulons parler au roi, fit le vieillard.

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- Qui êtes-vous ? leur dit l’officier de la garde du palais.


- Nous sommes deux médecins.
- Entrez ; c’est Dieu sans doute qui vous envoie.
On les introduisit dans une salle toute dorée où se tenaient
les hauts dignitaires et les chambellans.
Une porte s’ouvrit, et le roi parut, pâle, accablé, défait,
portant sur sa royale figure les marques de sa douleur
paternelle.
- Soyez les bienvenus, dit-il aux deux étrangers, et puisse
votre art arracher ma fille à la mort ! Si vous réussissez, la
moitié de mes biens est à vous ; mais dans le cas contraire, vous
serez pendus.
Le pope jeta un regard interrogateur et inquiet sur son
compagnon, qui demeura impassible et répondit au roi :
- Nous acceptons tes conditions ; fais-nous apporter une
large table, un seau d’eau, un sabre à la lame bien affilée, et
laisse-nous seuls. Nous te promettons de sauver la princesse.
- C’est bien, fit le roi. Et il les introduisit dans la chambre à
coucher de sa fille, toute tendue de satin. La pâle petite malade
était endormie et comme noyée dans la blancheur neigeuse des
dentelles de son lit.
Des domestiques apportèrent une grande table, un seau
d’eau, un sabre à la lame affilée ; et le roi se retira, laissant les
deux médecins seuls. Ils transportèrent, sans la réveiller, la
petite princesse sur la grande table. Puis le vieillard, s’armant
du sabre, coupa son corps en morceaux, mit ceux-ci dans le
baquet, les lava et les nettoya soigneusement, et les ayant de
nouveau rassemblés, il souffla dessus.
Un léger frisson sillonna la peau lisse de la jeune princesse,
qui ouvrit doucement les yeux comme si elle sortait d’un long
sommeil.
Les couleurs de la vie étaient revenues sur ses joues ; le lis
s’était changé en rose, et elle souriait comme une fleur qui
s’épanouit au soleil.

- 143 -
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- Accourez, prince, cria le pope en ouvrant la porte. Venez


embrasser votre fille ; elle est sauvée !
La petite princesse n’attendit pas que son père fût près
d’elle, elle s’élança au-devant de lui, et ils se tinrent longtemps
serrés dans les bras l’un de l’autre.
Le roi pleurait de joie.
- Voulez-vous des titres, des terres, de l’or ? demanda-t-il
aux médecins en leur prenant les mains avec effusion.
- Nous voulons de l’or, fit le pope ; et ses yeux fauves
étincelèrent.
Le roi les fit conduire dans la chambre du trésor. Une porte
de bronze y donnait accès ; les murs étaient tout en fer. Un gros
diamant, suspendu au milieu de la voûte, l’éclairait, brillant
comme une étoile. Des tonneaux bondés de pierres précieuses
s’entassaient les uns sur les autres ; à terre, il y avait des
chaudrons remplis de perles ; et dans les coins, des lingots d’or
mis en tas comme des pavés. Le trésorier ouvrit, en pressant un
petit mécanisme, des coffres-forts aux serrures bizarres, en
arabesques, regorgeant de pièces d’or et d’argent frappées à
l’effigie du roi.
- Prenez, leur dit-il.
Les yeux du pope semblaient sortir de sa tête. Il puisait à
deux mains, à pleines poignées, emplissant et bourrant ses
poches ; et quand elles furent pleines, ce fut le tour de sa valise.
Quant au vieillard, il ne se servait que du pouce et de l’index ;
on eût dit qu’il cueillait des fleurs.
- Je n’ai plus de place, soupira le pope en se redressant et en
essuyant la sueur qui coulait de son front.
- Eh bien ! partons, lui dit son compagnon.
Le pope souleva avec peine sa valise, et ils quittèrent le
palais. Arrivés hors de la ville, le vieillard lui dit : « enterrons
notre or sous un arbre et reprenons notre chemin ; nous
gagnerons encore de l’argent. »
Ils attendirent la nuit, creusèrent un trou profond, y

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enfouirent leur or et continuèrent leur route.


Le lendemain au soir, ils arrivèrent dans un autre pays dont
ils trouvèrent aussi le roi en proie à une grande douleur, car sa
fille était à l’agonie. Il avait également fait annoncer qu’il
donnerait la moitié de ses richesses à celui qui sauverait sa fille,
mais qu’au cas de non réussite, le médecin serait pendu.
Le pope se dit en lui-même : « Maintenant que je connais le
secret de mon compagnon, pourquoi n’irai-je pas seul au palais
du roi pour guérir sa fille ? Je n’aurai plus besoin de partager. »
Il s’esquiva et alla frapper à la porte du palais. « Je suis un
médecin étranger, dit-il ; je viens guérir la princesse. » On le fit
entrer, on le mena auprès de la petite malade, et on lui apporta
ce qu’il avait demandé : une grande table, un seau d’eau et un
sabre bien affilé.
Quand il eut couché la jeune princesse sur la table, il prit le
sabre, l’aiguisa, puis il découpa son beau corps, sans pitié pour
les gémissements qu’elle poussait. Il la mit en menus morceaux
qu’il jeta dans le baquet ; puis il les lava, les rinça ; et, les
reprenant un à un, il les rapprocha soigneusement, comme avait
fait le vieillard.
Cette opération terminée, il souffla dessus, mais rien ne
bougea dans le corps de la petite morte. Il souffla encore, pas
une fibre ne tressaillit. Alors, d’une main tremblante, il
replongea dans le baquet les morceaux du corps de la
malheureuse princesse, les rinça, puis les plaça de nouveau à
côté les uns des autres.
Il souffla encore, mais sans plus de résultat.
- Ah ! malheur à moi ! s’écria le pope en pâlissant, j’ai fait là
une bien mauvaise besogne !
Le roi entra sur ces entrefaites, et voyant sa fille coupée en
morceaux, il cria, pleura, et ordonna qu’on pendît le pope sur-
le-champ.
- O roi ! dit celui-ci, attends encore un peu ; fais appeler
mon compagnon qui est à l’auberge ; c’est un habile médecin,

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lui ; il te rendra ta fille, je te le jure !


Le roi envoya chercher l’étranger. A son arrivé au palais,
celui-ci trouva le pope au pied de la potence. Dès que ce dernier
l’aperçut :
- Vieillard, lui dit-il, pardonne-moi ; je suis un malheureux
possédé du mauvais esprit. J’ai voulu guérir seul la fille du roi,
mais je n’ai pas réussi ; si tu ne la rappelles pas à la vie, c’en est
fait de moi…
- Pope, qui est-ce qui a mangé mes petits pains ? lui
demanda son compagnon d’un air sévère.
- Ce n’est pas moi ! Que le ciel me confonde ! jura le pope.
Le bourreau lui fit monter l’échelle, et le pope répéta
encore :
- Ce n’est pas moi !... Non, ce n’est pas moi…
Le bourreau lui passa le nœud coulant autour du cou, et le
pope répéta encore : « Ce n’est pas moi qui ai volé tes petits
pains !... » Alors, se tournant vers le roi, le vieillard lui dit :
- fais selon ta volonté ; mais permets-moi de réparer le mal
causé par mon maladroit compagnon. Dans cinq minutes, ta
fille sera rappelée à la vie. Si je ne réussis pas, tu nous pendras
tous les deux.
Le vieillard, accompagné du roi, se rendit dans la chambre
de la princesse ; il réunit de nouveau les morceaux du corps que
le pope avait maladroitement coupés, souffla dessus ; et la
jeune fille, poussant un cri de joie, se leva sur son séant,
rajeunie et guérie.
Le roi était comme fou de joie ; il fit apporter aux deux
étrangers un coffre plein d’or.
- Partageons, dit le pope, dont les yeux brillèrent comme des
yeux de chat.
Le vieillard, sans répondre, entassa les pièces en trois piles,
formant ainsi trois parts.
Le pope le regarda, surpris, et lui demanda :
- cette troisième part, pour qui est-elle ? nous ne sommes

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que deux.
- cette part, répondit le vieillard, est pour celui qui a mangé
mes petits pains.
- Mais c’est moi qui les ai mangés ! Cette part me revient,
s’écria le pope. Elle est à moi !...
- Ah ! c’est toi qui es le voleur !... Je le savais… Prends
donc cet or, et va-t-en… Retourne dans ta patrie, ne sois plus si
avide, et surtout ne t’avise plus de frapper saint Nicolas avec
tes clefs.
Ayant dit ces mots, le vieillard disparut.

(Victor Tissot, « La Russie et les russes », 1884)

*
(Echos journalistiques, texte intégral, 1894, 1895, 1898)

1894

Personne ne s’était encore avisé de chercher la poule aux


œufs d’or ailleurs que dans La Fontaine. Il paraît qu’un fermier
de Butle City (Californie) vient de trouver cet animal précieux.
A courir dans les champs aurifères du voisinage, ses poulets
avaient fini par avaler une certaine quantité de pépites d’or qui
leur étaient restées dans l’estomac. Ayant tué un jour un de ses
poulets pour le manger, le fermier en le vidant fut très surpris
de sa trouvaille ; contrairement au précepte du fabuliste, il tua
les trente poules composant sa basse-cour ; toutes contenaient
des pépites. Il y en avait, parait-il, pour 387 dollars. Le fermier
a vendu son or à la banque locale, et a acheté de nouveaux
poulets pour les lâcher dans les champs aurifères. Voilà une
industrie qu’on ne soupçonnait pas encore.

………………………………………………………………….

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Pour être appelé millionnaire, en France, il faut posséder une


fortune d’un million de francs. De même en Italie, en Espagne,
en Grèce, il faut posséder une fortune égale en lire, en pesetas
ou en drachmes, unités monétaires de même valeur que le
franc. En Allemagne, il faut avoir un million de marks ; en
Autriche, un million de florins ; aux Etats-Unis, un million de
dollars, et en Angleterre un million de livres sterling. Or,
comme le mark vaut 1 fr. 25, le florin, 2 fr.50, le dollar environ
5 francs et la livre sterling 23 francs, il en résulte qu’un
« millionnaire » allemand est plus riche d’un quart qu’un
millionnaire français ; un millionnaire autrichien, deux fois et
demie plus ; un millionnaire américain, 5 fois plus, et que la
fortune d’un millionnaire de Londres représente celle de 23
millionnaires de Paris.
Par contre, au Brésil, on est millionnaire à bien meilleur
compte. Il suffit de dix mille francs pour qu’une banque de là-
bas vous les échange contre un million de reis, qui vous
transforme un homme en millionnaire authentique.

----------------------------------------------------------------------------

1895

La situation de concierge de l’Hôtel de ville de Bruxelles


n’est pas à dédaigner. Les bénéfices de ce modeste
fonctionnaire atteignent, bon an mal an, grâce à la générosité
des visiteurs, la somme de 25 000 francs. Aussi le conseil
communal a-t-il pensé qu’une partie de ce magot devait lui
revenir et il a l’intention de mettre en adjudication ce poste
enviable. Une foule de candidats se sont, paraît-il, déjà
présentés. On compte dans le nombre 33 avocats, 21
ingénieurs, 17 médecins, 3 chimistes et un astronome ! A qui le
cordon ?

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----------------------------------------------------------------------------

1898

Le tribunal d’Aix a rendu dernièrement un jugement bien


inattendu ; il a adjugé la propriété d’un objet tombé du ciel,
d’un aérolithe superbe, trouvé l’été dernier par un moissonneur,
chez un fermier, à Lançon, dans les Bouches-du-Rhône.
Le corps céleste fut exhibé à Marseille, à la foire Saint-
Michel. Quand il vit que le morceau de métal pouvait devenir
une source de revenus, le moissonneur en revendiqua la
propriété. Le fermier prétendit alors qu’il lui appartenait. Puis
le propriétaire du champ réclama à son tour.
On plaida, et le tribunal a décidé que la pierre fameuse
revenait au propriétaire, en vertu de ce principe de Droit « que
la propriété du sol comporte la propriété du dessus et du
dessous et ce qui s’y incorpore ».

(Chroniqueur anonyme, « le petit français illustré », 1894,


1895, 1898)

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CHARITE

(Histoire des hommes, extrait, 1884)

Le lecteur ne doit pas s’attendre à rencontrer dans ce livre


tous les bienfaiteurs de l’humanité : grâce au ciel, ils sont trop
nombreux pour y trouver place ! Nous n’avons admis dans
notre cadre restreint que l’élite des gens de bien portés au
Panthéon des héros de la charité par l’admiration publique.

Saint Vincent de Paul est l’homme de bien qui a laissé dans


le monde les traces les plus profondes et les plus durables.
L’influence de son génie charitable s’est étendue sur toute la
terre. […]
Un grave évènement faillit ravir Vincent de Paul à sa grande
mission.
Il revenait par mer de Marseille, où il avait été toucher une
somme d’argent destinée à de bonnes œuvres, quand son navire
fut attaqué par trois brigantins turcs qui croisaient dans le golfe
du lion pour piller les barques au retour de la foire de
Beaucaire. Trois hommes périrent dans la lutte ; tous les autres
furent blessés et faits prisonniers. Vincent, qui avait reçu un
coup de flèche, eut la douleur de voir son pilote haché sous ses
yeux sans pouvoir lui porter secours.
Les malheureux captifs, enchaînés deux par deux, furent
promenés sur le marché de Tunis au milieu d’une multitude
barbare qui les insultait. Le lendemain, on les vendit au plus
fort et dernier enchérisseur.
« Les marchands nous visitèrent, écrivait plus tard Vincent
de Paul à un sien ami, tout de même que l’on fait d’un cheval
ou d’un bœuf ; nous faisaient ouvrir la bouche pour voir nos
dents, palpaient nos côtes, sondaient nos plaies en nous faisant
cheminer le pas, trotter et courir, puis lever des fardeaux, puis
lutter pour voir la force de chacun. » […]

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La nature exceptionnelle de Vincent de Paul se révélait vite :


son esprit vif, son bon sens, sa haute moralité, éclataient dans
ses moindres paroles, dans ses moindres actions. A première
vue, il inspirait la confiance ; la sympathie allait au-devant de
lui. Il n’avait pas eu besoin de faire ses preuves pour qu’on pût
compter sur son intelligence et son honnêteté. Ainsi, avant qu’il
eût acquis la notoriété, le vice-légat l’emmenait à Rome, d’où il
revint chargé d’une mission délicate et secrète : il servit
d’intermédiaire entre Henri IV et le représentant royal près le
Saint-Siège.
Monsieur Vincent, comme il se faisait appeler, trouvant que
son nom de Paul affichait une certaine prétention, ne profita
des rapports qu’il avait avec la cour que pour y faire pénétrer
l’amour du bien. […]
Ce n’est (donc) pas seulement sur les malheureux et les
déshérités de ce monde qu’il a exercé sa bienfaisante influence.
Ce fils de pauvre paysans, cet homme de rien, qui n’était qu’un
homme de bien, a été le confident de Henri IV, le consolateur
de Louis XIII, le conseiller d’Anne d’Autriche. Cet humble
sujet a su, quand le bien l’exigeait, résister aux deux ministres
les plus puissants : Richelieu et Mazarin ; il a lutté noblement
contre le grand Condé.
Le respect qu’inspirait sa piété et son caractère le fit appeler
près de Louis XIII mourant. Le roi lui demanda de pieux
conseils, l’invita à lui suggérer de charitables œuvres, et le pria
de l’assister à ses derniers moments.
Devenue régente, Anne d’Autriche voulut que Vincent de
Paul prît part désormais avec un caractère officiel aux affaires
publiques et l’obligea à entrer au conseil des affaires
ecclésiastiques qu’elle venait d’établir.
C’est là que, pendant dix ans, il garda cette paix de l’âme,
cette tranquillité d’esprit, cette intégrité de la conscience, qui
sombrent si souvent au milieu des intrigues et de l’ambition et
sous la domination de la toute-puissance ; c’est là qu’il résista

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au cardinal Mazarin, président du conseil des affaires


ecclésiastiques. La reine, qui lui rendait pleinement justice,
voulait récompenser son active participation aux affaires
publiques en lui faisant donner le chapeau de cardinal. Il refusa.
Est-ce qu’il avait besoin des honneurs pour être plus puissant à
faire le bien ?
Quoiqu’il eût vécu assez longtemps au contact des hommes
d’état, il n’en avait pris en aucune façon l’esprit politique et
encore moins les passions qui l’accompagnent. Il avait conservé
la simplicité et la naïveté d’un honnête homme. Aussi, au
milieu des troubles de la Fronde, garda-t-il une neutralité qui ne
dut plaire à aucun parti. Dans sa bienveillante crédulité, il
s’imaginait que sa pacifique intervention réussirait à réconcilier
la cour et le parlement.
Il fut probablement le seul à s’étonner de l’insuccès de la
mission intempestive qu’il s’était donnée. La reine et le
cardinal-ministre, qui l’accueillirent avec politesse, sourirent de
sa bonhomie en le félicitant de ses bonnes intentions.
Il se consola vite de son échec diplomatique en s’imposant
une mission qui convenait mieux à son tempérament et à son
caractère. […]
Monsieur Vincent, novateur zélé dans le domaine de la
bienfaisance, n’était rien moins qu’un utopiste. C’était un esprit
pratique qui trouvait toujours les moyens de satisfaire le plus
promptement, le plus sûrement et le plus longtemps possible les
besoins qu’il avait bien constatés et sagement étudiés. C’est
ainsi que, pendant un séjour au château de Folleville, en
Normandie, où il avait accompagné M et Mme Emmanuel de
Gondi, qui l’avaient choisi pour être le précepteur de leurs
enfants, il se persuada que les paysans négligeaient leurs
devoirs religieux faute d’une instruction suffisante et d’une
direction effective. Il entreprit de les instruire en commençant
par ceux de Folleville et des villages environnants. C’est par là
qu’il fut amené à fonder l’œuvre des missions, qui, née

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humblement dans les campagnes de Normandie, s’étendit à


toute la France, à la Corse, à l’Italie, à la Barbarie, à l’Irlande, à
madagascar, et a fait depuis le tour du monde. […]
Le bon monsieur Vincent fut admirablement secondé dans
l’œuvre des associations charitables par Madame Le Gras
(Louise de Marillac), veuve de M. Le Gras, secrétaire de la
reine Marie de Médicis. Cette noble et vertueuse dame reçut de
Vincent de Paul les inspirations de la plus tendre charité et elle
lui inspira à son tour l’idée d’organiser le service des malades.
Madame Le Gras s’entoura de femmes dévouées et
parcourut les diocèses de Paris, de Senlis, de Soissons, de
Beauvais, de Meaux, de Chartres, de Châlons, apportant partout
l’esprit de charité et de dévouement, organisant des associations
pour le soulagement des pauvres et des malades, conseillant les
maîtresses d’école dans les rares pays où elle en rencontrait,
instruisant elle-même les petits enfants. On voit là le germe de
l’institution des Sœurs de la Charité. […]
Depuis longtemps, Vincent de Paul cherchait les moyens de
secourir une autre misère qui faisait saigner son noble cœur.
Tous les ans, on ramassait dans les rues, sur les places
publiques, sous le porche des églises de Paris, de trois à quatre
cents enfants abandonnés, qu’on appelait enfants-Dieu. Les
commissaires du Châtelet les faisaient transporter, à peu près
comme des chiens perdus, rue Saint-Landry, chez une veuve
mal rétribuée qui n’avait que deux servantes. La maison était
petite, les enfants étaient nombreux, aussi mouraient-ils vite
pour faire place à d’autres, qui avaient le même sort. Bien
heureux ceux que les indigents recueillaient charitablement, et
même ceux que l’on venait acheter dans un but qui n’était
jamais louable.
Les servantes préposées à la garde des pauvres innocents les
vendaient vingt sous la pièce à des mendiants, à des
saltimbanques qui les exploitaient, ou à de prétendus magiciens
qui les faisaient servir à leurs sortilèges. Il en mourait faute de

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soins un nombre considérable.


Ces horreurs devaient trop contrister l’âme du bon Monsieur
Vincent pour qu’il ne cherchât pas à y porter remède. Il pouvait
beaucoup ; il possédait sur le monde charitable qu’il avait pour
ainsi dire créer une influence toute-puissante ; mais, en
présence d’une telle calamité, les ressources dont il disposait
semblaient bien faibles et il fallait faire la part de la cruelle
nécessité.
Madame Le gras se rendit chez la veuve de la rue Saint-
Landry. Aidée de quelques Filles de la Charité, elle enleva de ce
repaire infect douze enfants trouvés, désignés par le sort, et les
installa à la Porte-Saint-Victor dans une maison appropriée tant
bien que mal.
On essaya d’abord de les nourrir avec du lait de chèvre ou
de vache, mais on dut bientôt recourir à des nourrices. Ce fut
dans ces conditions modestes que l’hospice des enfants trouvés
fut fondé en 1638. […]
C’est au milieu des travaux et des préoccupations qui
l’accaparaient pour organiser, diriger et administrer ses
multiples institutions de bienfaisance, qu’il entendit les cris de
désespoir de la Lorraine.
Ce malheureux pays, tant de fois et si cruellement éprouvé,
était alors ravagé tour à tour par les impériaux, les espagnols,
les suédois, les Français et les lorrains eux-mêmes, qui en avait
fait longtemps leur ordinaire champ de bataille.
Cette province, épuisée par une longue suite de guerres
civiles et d’invasions étrangères, se débattait agonisante. Des
bourgs, des villages étaient brûlés, d’autres avaient été
désertés ; de grandes villes comme Metz, Toul, Verdun, Bar-le-
Duc, étaient réduites aux dernières extrémités de la misère. Plus
de culture, plus d’industrie, c’était une terre dévastée que se
disputaient la peste et la famine. Riches et pauvres y mouraient
également de faim ; des actes de la plus épouvantable
sauvagerie allaient chaque jour se multipliant.

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Des hommes, ou plutôt des ombres décharnées, erraient dans


les campagnes pour y manger à la dérobée l’herbe et les racines
des champs ou les glands des forêts. Deux mères s’associaient
dans l’horreur pour manger successivement leurs enfants. Un
homme tua sa sœur pour lui voler un pain de munition ! […]
Vincent de Paul se met en campagne, il réchauffe la charité
des tièdes, il suscite celle des égoïstes, il sollicite les dons de
tous ; il demande aux nobles, aux bourgeois, aux riches et aux
artisans. Il s’adresse à la reine, qui refuse d’abord de secourir
un pays ennemi, mais il la touche enfin comme les autres et,
dans un temps où l’argent est si rare, il peut faire distribuer aux
pauvres Lorrains un million six cent mille francs !
Une foule de Lorrains sans feu ni lieu émigrent et vinrent se
réfugier à Paris. Ce fut encore Monsieur Vincent qui les
recueillit. […]
Vincent de Paul lutta contre le fléau des armées avec le
courage le plus noble et le plus persévérant. Il aurait pu
revendiquer une gloire plus légitime que la gloire militaire.
Quand la guerre porta ses ravages en Picardie et en
Champagne, il renouvela les prouesses de charité qui l’avaient
illustré en Lorraine. Il envoya dans les pays ruinés et affamés
ses missionnaires de saint-Lazare, qui sauvèrent la vie à plus de
deux mile pauvres à Guise, à Ribemont, à la Fère, à Ham. […]
L’un d’entre eux écrivait de Saint-Quentin à Vincent de
Paul :
« Quel moyen de subvenir à sept ou huit mille pauvres qui
meurent de faim, à douze cents réfugiés, à trois cent cinquante
malades qui ne peuvent se nourrir qu’avec du potage et de la
viande, à trois cents familles honteuses tant de la ville que des
champs, qu’il faut secourir secrètement pour éviter ce qui arriva
l’autre jour à un jeune homme, lequel, pressé par la nécessité,
voulut se tuer avec un couteau, et aurait commis ce crime si
l’on n’eût couru pour l’en empêcher ?
« La souffrance des pauvres ne se peut exprimer ; si la

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cruauté du soldat a forcé ces malheureux à chercher les bois, la


faim les en a fait sortir, et ils se sont réfugiés ici. Il est mort
près de quatre cents malades, et la ville, qui ne pouvait les
assister, en a fait sortir la moitié, qui sont mort peu à peu
étendus sur les grands chemins, et ceux qui nous sont demeurés
sont en telle nudité qu’ils n’osent venir nous trouver.
« La famine est telle, que nous voyons les hommes
mangeant la terre, broutant les herbes, arrachant l’écorce des
arbres, déchirant enfin les méchants haillons dont ils sont
couverts pour les avaler ; mais ce que nous n’osions dire si
nous ne l’avions vu, et qui cependant fait horreur, ils se
mangent les bras et les mains et meurent dans le désespoir. »
Un autre missionnaire écrivait de Soissons :
« La plupart des habitants sont mort dans les bois, pendant
que l’ennemi occupait leurs maisons, les autres y sont revenus
pour y finir leur vie ; car nous ne voyons partout que malades ;
nous en avons plus de douze cents, outre six cents languissants,
tous répandus en plus de trente villages ruinés ; ils sont couchés
sur la terre et dans des maisons demi-démolies et découvertes,
sans aucune assistance ; nous trouvons les vivants à côté des
morts, et les petits enfants sur le sein de leur mère expirante. »
Voilà les calamités pour lesquelles Vincent de Paul trouva
encore et toujours de nouveaux subsides, fournis par la charité
privée qu’il savait si bien exploiter.[…]
Vincent de Paul avait les traits irréguliers, mais sa noble
figure resplendissait de l’éclat de sa belle âme.
Ses yeux, à la fois doux et pénétrants, son front large, son
bon sourire, son air calme et affable, rendaient sa physionomie
plus sympathique que ne l’aurait fait la beauté. Aussi est-on
presque irrité de son excès d’humilité quand on lit ce portrait
tracé par lui-même :
« Et moi, comment suis-je fait et comment m’a-t-on souffert
jusqu’à cette heure dans l’emploi que j’ai, moi qui suis le plus
rustique, le plus ridicule, le plus sot de tous les hommes, parmi

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les gens de condition avec lesquels je ne saurais dire dix paroles


de suite qu’il ne paraisse que je n’ai pas d’esprit ni de
jugement, mais, qui pis est, que je n’ai aucune vertu qui
m’approche des saints ? »
L’église en jugea autrement, car elle le canonisa en 1729.
[…]

Dans les vieilles sociétés, les favoris de la fortune se


faisaient un mérite de leur bonheur et tiraient vanité de leur
bien-être. Ils formaient une aristocratie qui ne frayait pas avec
la plèbe des douleurs, ils disaient volontiers : Malheur aux
malheureux ! comme les conquérants disaient : Vae victis !
Les heureux craignaient la contagion du malheur ; les riches
craignaient le contact de la misère. Les lépreux n’étaient pas
tenus à plus grande distance que les pauvres.
Même quand la charité fut mise en honneur, lorsqu’elle fit
partie non seulement des devoirs sociaux, mais encore des
devoirs religieux, elle ne mettait pas en rapport direct celui qui
donne et celui qui reçoit.
Le bienfait ne s’échangeait pas entre deux âmes ; il ne
s’échangeait pas même de la main à la main. L’homme réputé
charitable faisait l’aumône de haut : il permettait de glaner l’épi
tombé de sa gerbe, il laissait ramasser les miettes de son
opulence, il abandonnait aux affamés les restes de sa table,
mais il fuyait le spectacle de leurs misères.
La véritable charité, quel que soit le nom qu’elle porte, est
celle qui met de plain-pied le bienfaiteur et l’obligé. […]
Parmi les infirmités que la nature inflige à des êtres
innocents, en est-il de plus cruelle que celle qui frappe les
sourds-muets ? Qu’ont-ils fait, pour être condamnés, dès leur
naissance, à vivre comme des reclus dans le silence et
l’isolement ?
Faire entendre les sourds, faire parler les muets, c’était là un
miracle que les sages d’autrefois n’osaient attribuer à la

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puissance humaine. C’est pourtant ce miracle sublime qu’à


opéré le meilleur et le plus humble des hommes, celui qu’on a
si justement appelé : « l’instituteur, le père, l’apôtre, le
rédempteur des sourds-muets, » l’Abbé de l’Epée. […]
L’Abbé de l’Epée n’est pas le premier inventeur d’un
langage propre aux sourds-muets, mais il en est vraiment le
propagateur, le vulgarisateur. S’il ne s’est jamais vanté, comme
tant de ses devanciers, d’avoir découvert avant tout autre le
moyen de faire entendre les sourds et parler les muets, il n’en a
pas moins appliqué le premier, dans une école spéciale, un
système particulier d’éducation pour ces malheureux. […]
L’Abbé de l’Epée n’était pas seulement populaire en France,
il était célèbre par toute l’Europe ; il avait reçu les témoignages
d’estime de l’empereur Joseph II, de l’impératrice de Russie
Catherine II, du Grand Electeur Frédéric-Charles, sans rester
pour cela moins modeste. Il éprouvait plus de satisfaction que
d’orgueil du bien qu’il faisait et disait souvent :
« Quel mérite ai-je donc à donner gratis ce que j’ai reçu
gratis : la vue et l’ouïe ? » […]
L’esprit charitable de l’Abbé de l’Epée, accaparé par cette
grande œuvre qu’il a si glorieusement accomplie, s’est encore
exercé en dehors de la mission qu’il s’était donnée. Le procès
célèbre qu’il a soutenu dans sa vieillesse témoigne autant de sa
puissante activité que de sa rare sagacité.
On lui présenta un jour, à l’Hôtel-Dieu, un sourd-muet d’une
douzaine d’années, recueilli aux environs de Péronne où il avait
été abandonné les yeux bandés, dépouillé de ses vêtements,
mourant de faim et de froid. Quand ce pauvre petit fut assez
instruit pour se faire comprendre, il donna sur son enfance des
détails qui permirent à l’Abbé de l’Epée de pénétrer le mystère
de sa ténébreuse histoire.
Il établit, devant le tribunal du Châtelet de Paris, que son
pupille, auquel il avait donné le nom de Joseph, appartenait à la
riche et puissante famille des Solar de la Gascogne.

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Malheureusement, deux ans après la mort de l’Abbé de


l’Epée, le procès, suspendu par arrêt du parlement, fut reporté
devant le tribunal de la Seine. Joseph, sans protecteur, sans
appui, ne pouvant se faire comprendre des juges, perdit sa
cause. Privé de tous moyen d’existence, le pauvre jeune homme
s’engagea dans un régiment de cuirassiers ; blessé, dit-on, sur le
champ de bataille, il succomba, peu de temps après, dans un
hôpital.
L’Abbé de l’Epée mourut le 23 décembre 1789. A ses
derniers moments, il était entouré de ses parents et de ses élèves
quand arriva, conduite par Mgr de Cicé, archevêque de
Bordeaux, une députation de l’assemblée nationale. Le prélat
s’approcha avec vénération du lit de ce grand homme de bien et
lui dit au nom de ses collègues : « Mourez en paix, la Patrie
adopte vos enfants ! » […]

Un jour de l’année 1715, la sentinelle avancée d’un des


derniers postes militaires du nord de la France fut brusquement
assaillie par un individu qui, d’une main, lui présentait une
bourse et, de l’autre, un pistolet.
« La bourse ? ou la mort ? dit-il en parodiant avec esprit et à
propos le mot des voleurs de grand chemin.
- La bourse ! répondit la sentinelle avec non moins d’esprit
et d’à propos.
- Laisse passer ces braves gens sans les inquiéter et cet or est
à toi, » reprit l’inconnu, en désignant un homme d’un âge mûr
qui s’avançait suivi de sa femme. Le père conduisait deux
jeunes garçons par la main ; la mère en tenait un troisième dans
ses bras.
La sentinelle prit la bourse et la famille passa la frontière.
Où donc allaient ces fugitifs ? En Hollande. Devant qui
fuyaient-ils ? Devant la persécution.
Jean-Etienne Bénézet, descendant d’une vieille famille
protestante du Languedoc, et jusqu’ici protégé par de puissants

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amis, venait seulement d’être atteint par la révocation de l’édit


de Nantes. Ses biens étaient confisqués ; il se voyait réduit à
fuir sa patrie.
La fuite présentait de grandes difficultés : la France était une
prison pour les Français et les frontières étaient mieux gardées
qu’une geôle.
Quand l’autorité avait dépouillé les protestants de leurs
biens, elle ne les tenait pas quittes, elle voulait encore
confisquer leur conscience. Les malheureux n’avaient pas
même le droit d’aller mourir de misère à l’étranger.
Pour les habitants de Paris, l’entreprise était facile :
d’habiles spéculateurs qui savaient déjouer la vigilance de la
police, ou peut-être payaient son inaction, avaient organisé un
service régulier pour favoriser l’émigration des réformés. Le
proscrit passait de relai en relai, de main en main, guidé dans
chaque localité par des agents qui connaissaient tous les
dangers du pays et savaient les éviter. Bénézet père ne pouvait,
dans sa province, profiter des ressources de ce dévouement
vénal. Un de ses amis, homme énergique et entreprenant, se
chargea de le faire passer en hollande. Aucun événement ne
vint entraver la marche des fugitifs jusqu’à la frontière ; nous
venons de voir comment ils la franchirent.
L’enfant inconscient qui, dans les bras de sa mère, quittait la
France pour ne plus jamais la revoir, était Antoine Bénézet, né,
à Saint-Quentin, le 31 Janvier 1713. C’est ainsi que s’expatria
pour toujours celui qui devait être le grand homme de bien, le
héros de charité que révère l’Amérique, que connaît à peine
l’Europe et dont le nom est presque ignoré dans sa ville natale.
Après un séjour de quelques mois à Rotterdam, la famille
Bénézet alla résider à Londres, où Jean-Etienne reconstitua en
partie sa fortune. Ses fils aînés s’adonnèrent comme lui au
commerce. Quand au jeune Antoine, lorsqu’il eut terminé des
études élémentaires qu’on jugeait suffisantes pour le négoce, il
déclarait embrasser une profession manuelle. Il alla en

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apprentissage chez un tonnelier, mais sa santé délicate ne lui


permit pas d’y rester longtemps.
On a peu de détails sur l’enfance et la première jeunesse de
Bénézet. Tout ce qu’on peut découvrir, c’est qu’il se fit initier à
la doctrine des Quakers et qu’il fit partie de la Société des Amis
à l’âge de quatorze ans. […]
En 1731, Bénézet vint s’établir avec sa famille à
Philadelphie où, cinq ans plus tard, il épousait Joyce Mariott,
femme d’une grande simplicité de cœur et d’une piété sévère.
Un an après son mariage, il voulut faire une tentative
industrielle, mais il fut bientôt persuadé qu’il ne convenait pas
plus au commerce que le commerce ne lui convenait. […]
L’homme n’a pas besoin de richesses pour secourir les
infortunes. La bonté attentive et intelligente a toujours des
bienfaits à répandre. […]
Au lieu de s’épuiser, le trésor des bons cœurs augmente en
se prodiguant. Bénézet l’a prouvé une fois de plus : il était
pauvre et il donna beaucoup.
Dès l’âge de vingt-six ans, il avait absolument renoncé aux
carrières qui mènent à la fortune et aux honneurs pour se faire
professeur à Germantown, près de Philadelphie. Il était là dans
son élément. […]
A cette époque l’instruction des femmes était considérée
comme inutile sinon comme nuisible.
Bénézet y attachait au contraire une grande importance. Il
voulait instruire la femme non seulement pour développer sa
faculté d’être pensant, mais encore pour en faire l’institutrice de
la famille.
C’est dans ce but qu’il fonda une institution qui fut
immédiatement fréquentée par les jeunes filles appartenant au
meilleur monde de Philadelphie.
Il remplaça dans son école les procédés routiniers et la
discipline brutale, usités alors, par une méthode logique et une
douceur parfaite. Il n’admettait point que, pour tous les enfants,

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la crainte des punitions fût, comme la crainte de Dieu, le


commencement de la sagesse. Traitant ses élèves, chacune
suivant son tempérament et ses aptitudes, il obtint de toutes
l’obéissance active, l’attention intime qui seules peuvent
donner un travail utile.
Sa touchante bonté, son aménité charmante, avaient fait de
ses élèves de respectueuses amies. Cette affection, plus vive et
plus vraie que celles qu’obtiennent certains parents par une
condescendance maladroite et coupable, il l’avait obtenue en
faisant aimer le travail et le bien. […]
Le dévouement de cet homme de bien ne s’est exercé
jusqu’ici que dans la vie privée et dans l’enceinte modeste de
son école, mais il s’est fortifié ; il peut s’étendre. Sa voix, si
douce à ses aimables écolières, va franchir l’océan et retentir
dans les deux mondes, où elle éveillera des dévouements qui
rivaliseront avec le sien. Son grand rôle commence : il a voué
sa vie au salut de la race nègre. Du fond de sa retraite, il donne
le branle au grand mouvement anti-esclavagiste qui ne
s’arrêtera plus.
Depuis longtemps Bénézet souffrait en silence du spectacle
affligeant de l’esclavage et de la traite des noirs sans qu’il
aperçût aucune possibilité de remédier à un malheur
universellement considéré comme une nécessité et à une honte
qu’il était presque le seul à sentir. Cependant il n’était pas
homme à déplorer le mal sans tenter de le combattre : il n’était
rien moins qu’un rêveur stérile. Sa conscience l’appelait au
secours des malheureux ; il obéit à l’impulsion du devoir et,
malgré sa modestie, il crut pouvoir, lui, simple maître d’école,
faire avec l’aide de Dieu la leçon aux puissants de la terre. Au
nom de la justice, de l’humanité, de l’évangile, il proclama les
droits des nègres et réclama leur délivrance.
Il créa d’abord pour eux une école du soir. C’était la
première qui fut ouverte, et il faut voir là une preuve de grand
courage. Fréquenter les nègres était réputé chose vile ; les

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instruire était une honte et un crime. La seule excuse que le


public admit d’abord en faveur de Bénézet, c’est qu’il devait
être fou. Peu lui importait.
L’école des noirs prospéra. La Société des Amis s’empara de
l’idée, qu’elle développa, et les succès obtenus prêtèrent un
argument capital à la cause de l’émancipation. Les esprits les
plus bienveillants accordaient bien une âme aux malheureux
nègres, mais ils déclaraient que la race noire était une race
inférieure, rebelle à l’éducation, et sans aptitude pour
l’instruction. L’expérience donna bientôt un démenti formel à
ces assertions. Après plusieurs années d’épreuves, Bénézet
témoignait en ces termes dans cette cause célèbre :
« Je puis, en toute loyauté et sincérité, déclarer que j’ai
trouvé chez les nègres une aussi grande variété d’aptitudes que
chez un même nombre de blancs, et je ne crains pas d’affirmer
que l’opinion généralement admise, que les nègres sont
inférieurs en intelligence, est un préjugé vulgaire fondé sur
l’orgueil et sur l’ignorance de maîtres hautains qui ont tenu
leurs esclaves à une distance telle qu’ils n’ont pas su porter sur
eux un jugement éclairé. »
Personne en Amérique ou en Europe, ne conteste que
Bénézet ne soit le promoteur de l’abolition de la traite des
noirs. Sandiford, lay, woolman avaient jeté le cri d’alarme
avant lui, cela est vrai ; mais Bénézet a eu, le premier, une
puissance d’action sur l’opinion publique, sur les grands
philanthropes, sur les hommes d’état qui ont réalisé des
réformes. […]
Après avoir établi dans ses livres l’illégitimité et l’injustice
de l’esclavage, il ne travailla plus qu’a à l’abolition de la traite
des noirs, en faisant surtout valoir les raisons qui devaient
frapper les gens les plus intéressés au maintien de l’esclavage.
Il savait bien d’ailleurs que, du jour où les nègres enlevés à
l’Afrique n’alimenteraient plus les troupeaux d’esclaves
américains, l’esclavage, atteint dans sa source, serait menacé

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dans son existence. A force d’éloquence, il arriva à faire élever,


dans certains états, l’impôt sur les nègres importés, de 250
francs à 500 francs par tête.
Bénézet n’a pas borné là l’action de son expansive charité.
Sa préoccupation du sort des nègres n’avait pas absorbé toute
sa pitié. Sa tendre bienveillance s’était aussi tournée du côté des
malheureux indiens, et il avait pris leur défense avec la même
sollicitude sinon avec le même succès. […]
Il respectait leurs coutumes et leur religion, admirait la
sagesse qui souvent inspirait leurs lois. Il avait le courage de
confesser hautement l’intérêt qu’il portait à cette race menacée
et s’élevait contre l’injustice qui violait les droits d’un peuple.
Les conquérants ne souffrent guère qu’on intercède en
faveur des vaincus dépossédés ; qu’importe ! Bénézet protestait
avec acharnement contre tous les actes qui blessaient les
sentiments de justice et d’humanité. Il allait jusqu’à plaider la
cause des malheureux Indiens devant le général qui ouvrait la
campagne contre eux ! Avocat sublime d’une cause perdue
d’avance.
La guerre, le plus terrible des fléaux qu’engendrent les
passions humaines, n’est pas tolérée chez les Quakers, qui
n’admettent ni les nécessités de la politique, ni les exigences du
patriotisme. Le respect de la vie humaine est pour eux absolu.
Dieu seul a droit de vie et de mort, et l’homme ne peut atteindre
la félicité qu’en marchant dans les voies de la vertu, guidé par
l’amour de Dieu et observant rigoureusement l’amour du
prochain.
Cet idéal, dont nous ne sommes pas plus rapprochés que nos
premiers pères, devait être le rêve de l’âme tendre et pieuse de
notre héros. C’est sans aucun succès, bien entendu, qu’il
employait contre la guerre entre individus et entre nations les
procédés qui lui avaient si bien réussi dans sa propagande
contre l’esclavage.
Il eut même la naïveté d’écrire à Frédéric le Grand une lettre

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restée célèbre, dans laquelle il condamne la guerre en termes


énergiques et pathétiques qui furent sans doute honorés de la
pitié et du dédain du roi-troupier.[…]
Bénézet était petit, mais robuste et bien pris. Il disait aux
amis qui voulaient qu’on fît son portrait :
« Ma laide face n’ira pas à la postérité. »
Alerte dans ses mouvements, rapide dans sa marche, il avait
la vivacité française qui faisait ressortir la raideur anglo-
saxonne de son entourage. Il n’admettait aucun luxe, aucune
superfluité dans sa toilette ; ses vêtements avaient la coupe la
plus simple et étaient de l’étoffe la plus solide et la plus
grossière.
« De cette façon, disait-il, je puis, quand je les remplace, les
donner aux pauvres sans qu’ils soient contraints d’afficher
l’aumône reçue. » […]
Plus d’un jour d’hiver, sa femme le vit rentrer en manches
de chemise ; il avait rencontré un vieillard grelottant et, un
habit ne pouvant se partager comme le manteau de saint Martin,
il avait donné son habit tout entier. […]
Il mourut le17 Mai 1784. Un officier général qui assistait à
ses funérailles fit en deux mots son oraison funèbre :
« J’aimerais mieux, dit-il, être Bénézet dans son cercueil que
Washington dans sa gloire. »
Lui aussi avait fait son oraison funèbre quelque temps avant
sa mort. Un ami proposait de recueillir ses papiers et ses notes
pour publier ses mémoires posthumes ; Bénézet le lui interdit et
ajouta :
« Si vous voulez absolument parler de moi quand je ne serai
plus de ce monde, dites :
Antoine Bénézet fut une pauvre créature et, grâce à la faveur
divine, il eut le mérite de le savoir.

Le vénérable Howard, qu’un homme de bien de notre siècle,


le baron de Gérando, a surnommé « le héros, le martyr de

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l’auguste science qui préside aux établissements d’humanité »,


est un des philanthropes qui ont le plus de droits à la
reconnaissance universelle. Le premier, il a donné le signal de
la réformation du régime des prisons. […]
John Howard naquit, en 1726, à Hackney, près de Londres,
où son père, tapissier en renom, s’était retiré du commerce avec
une fortune considérable ; […]
A sept ou huit ans, John entra dans une école fréquentée par
les fils de riches dissidents. Il est à croire que les études y
étaient fort négligées, car le jeune écolier en sortit à quatorze
ans parfaitement ignorant.
Quand son père jugea qu’il était temps de l’initier au
commerce, il ne s’inquiéta guère des inclinations de son fils et
le plaça à Londres, chez des épiciers en gros, auxquels il paya
une prime d’apprentissage de 17 500 francs. Il faut dire que
l’apprenti épicier avait son appartement particulier, un valet de
chambre et deux chevaux de selle.
Devenu indépendant, il résolut de fortifier sa santé par les
voyages et son esprit par l’étude des lettres, des hommes et des
mœurs. […]
Il s’embarqua pour le Portugal, où il voulait constater les
effets du terrible tremblement de terre qui venait de détruire
Lisbonne et porter sa part de secours aux victimes de la
catastrophe.
La France et l’Angleterre étaient alors en guerre.
La frégate à bord de laquelle se trouvait Howard fut prise
par un vaisseau français. Tous les passagers furent faits
prisonniers et jetés dans le donjon de Brest, où, suivant la
coutume du temps, ils furent assez maltraités. Howard ayant
enfin obtenu d’être échangé contre un officier français
prisonnier de l’Angleterre, fut rendu à la liberté après quelques
mois de captivité.
Cette mésaventure eut d’heureuses conséquences : elle livra
un but aux élans philanthropique d’Howard ; elle appela son

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attention sur les souffrances d’autrui ; il résolut d’employer sa


vie et sa fortune au soulagement des misères humaines.
Il commença par faire construire, aux limites de sa propriété,
de nombreux cottages, sains et confortables, entourés d’un
jardinet, qu’il louait à bas prix aux famille nécessiteuses les
plus méritantes. Il augmenta le bien-être des ouvriers en
haussant les salaires ; il secourut les indigents valides en leur
procurant du travail, les vieillards et les infirmes en leur
distribuant des vivres et des vêtements. Il s’appliqua à répandre,
par son exemple et ses exhortations, les habitudes de travail,
d’ordre, de tempérance et de propreté. Il compléta son œuvre en
créant des écoles pour les enfants qu’on laissait vagabonder
jusqu’à leur entrée dans les manufactures. […]
En 1773, Howard dut à la considération dont il jouissait
d’être nommé shérif du comté de Bedford. Il accepta avec joie
des fonctions qu’il n’avait pas recherchées, parce qu’elles
allaient lui permettre sa bienfaisance sur un plus grand théâtre
et plus efficacement. […]
Il commença par visiter toutes les prisons de son ressort et
se fit ouvrir les portes de celles des comtés voisins. Ces
inspections lui révélèrent des désordres affreux. Il fut
épouvanté des profondeurs de misères insondables qui lui
donnait le vertige. Il se sentit envahi par un sentiment de honte
patriotique en présence d’horreurs qui déshonoraient la
civilisation et son pays.
Partout il trouva les prisonniers renfermés dans des espaces
étroits, obscurs, insalubres, privés d’air et d’exercice, torturés à
plaisir par des geôliers qui les soumettaient aux plus cruels
traitements.
Ce qui surtout le navra, fut de voir des prisonniers enfermés
pour dettes, des enfants incarcérés pour de légers délits, livrés à
l’école du vice, au milieu d’une société de bandits et de
scélérats, hôtes habituels de toutes les prisons.
Dans aucun de ces établissements les geôliers n’avaient de

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traitement fixe ; ils vivaient du produit de leurs exactions.


Les prisonniers pour dettes qui s’étaient libérés vis-à-vis de
leurs créanciers, les accusés déclarés non coupables, les
prévenus renvoyés par une ordonnance de non lieu, n’en étaient
pas moins, en dépit du jugement qui les mettait en liberté,
reconduits à leurs cachots pour y pourrir jusqu’à ce qu’ils aient
payé la rançon fixée par le geôlier. Que d’innocents passaient
ainsi leur vie dans un emprisonnement trop cruel même pour
des coupables !
A Leicester, les prisonniers pour dettes étaient plongés dans
des souterrains sombres et humides, absolument privés d’air et
de lumière.
A Nottingham, la prison possédait trois chambres pour les
prisonniers assez aisés pour être à la pistole ; les autres étaient
ensevelis dans des cavernes creusées dans le roc, où ils
mouraient souvent sans qu’on s’en aperçût.
A Lichfield, les prisonniers manquaient d’eau et n’avaient
pas même de paille.
A Gloucester, les hommes et les femmes réunis en commun,
pendant le jour, dans une pièce éclairée par une brèche du mur,
restaient exposés à toutes les intempéries. Une fièvre
pestilentielle, causée par les émanations d’une fosse voisine,
enlevait chaque jour quelques uns de ces misérables et les
délivrait d’une existence cent fois pire que la mort.
A Salisbury, les prisonniers, enchaînés par le pied le long
d’une grande chaîne fixée au mur extérieur de la prison,
devaient rester debout et offrir aux passants des bourses, des
filets, de la dentelle ou autres produits de leurs travaux. Le jour
de Noël, on les lâchait par les rues, attachés deux par deux, et
on les envoyait mendier, l’un tendant une sébile pour recevoir
la monnaie, l’autre un panier pour recueillir les dons en nature.
A York, où la plus infecte saleté échappe à toute description,
des êtres qui n’avaient d’humain que le nom, étaient enchaînés
trois par trois dans des cachots de quelques pieds carrés aérés

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par un trou percé au-dessus de la porte et donnant sur un égout !


Que la maladie et la mort avaient beau jeu dans ces antres
pestilentiels !
A Chester, après avoir descendu vingt marches, on trouvait,
de chaque côté d’un corridor obscur, des cellules sans fenêtre
ayant huit pieds de long sur trois de large et renfermant chacune
plusieurs prisonniers. On nettoyait, on curait, devrions-nous
dire, ces cloaques deux ou trois fois l’an.
A Londres, les prisons étaient encombrées. La discipline y
était tellement relâchée que les femmes des prisonniers
venaient s’installer près de leurs maris avec leurs enfants. Les
cris de cette nuée de marmots, les lamentations des malades, se
mêlaient à la joie bruyante des prisonniers qui jouaient dans la
cour de la paume, au ballon, aux quilles, aux dominos, au
cheval fondu, non seulement entre eux, mais encore avec les
garçons bouchers et les balayeurs des rues que le geôlier
admettait moyennant un prix d’entrée et une prime sur le gain
des parties.
Des réunions de buveurs et de joueurs restaient en
permanence toute la nuit, assourdissant de leur tapage les autres
prisonniers qui voulaient se livrer au sommeil.
A Plymouth, les criminels étaient entassés dans deux pièces
longues de dix-sept pieds sur huit de large et cinq de hauteur.
Ils étaient obligés de venir tour à tour respirer devant le guichet
pratiqué dans la porte.
Dans un cachot qui n’avait pas été ouvert depuis cinq
semaines, Howard trouva un spectre humain, un fantôme vivant
qui attendait comme un bienfait l’heure de la déportation à
laquelle il avait été condamné.
Il en était de même partout. Dans les prisons des bourgs, des
comtés, de la métropole, dans les maisons de correction, dans
les maisons de force, le cœur du digne philanthrope fut déchiré
par le spectacle le plus lamentable. Toujours des débiteurs
soumis à la même rigueur que les meurtriers, toujours le même

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entassement, le même aménagement défectueux ! Toujours la


fièvre des prisons, toujours la petite vérole qui emportaient les
victimes par centaines.
Il ne faudrait pas croire qu’Howard reçut toujours un bon
accueil des misérables à qui il apportait des consolations et des
soulagements. On ne répondait souvent à ses bontés que par des
blasphèmes et par de grossières injures, mais rien ne le rebutait.
En 1774, il présenta à la Chambre des Communes le résultat
de son enquête personnelle et le plan des projets de réforme
qu’il proposait. Sa voix fut écoutée. La chambre des
Communes comprit que, comme l’avait dit Howard, l’état
actuel des choses était une honte pour l’Angleterre et un
scandale pour le monde entier. Après examen, elle approuva les
projets de réforme qui lui étaient soumis, en votant des
remerciements solennels à Howard.
Après avoir parcouru l’Ecosse et l’Irlande, Howard résolut
de poursuivre sa charitable croisade à travers la France, la
Hollande et l’Allemagne. […]
A peine rentré en Angleterre, il visita de nouveau les prisons
pour se rendre compte des améliorations introduites et étudier
ce qui restait à faire.
Puis, il s’empressa de mettre en ordre les renseignements
nombreux qu’il avait recueillis et publia, en 1777, un Etat des
prisons d’Angleterre et du pays de Galles suivi d’un Essai sur
les prisons étrangères.
En feuilletant ce volume si bien rempli, on s’étonne que tant
de documents précieux aient été recueillis par un seul homme,
dans un temps si court, et l’on admire le courage et la
persévérance qu’ont exigés de pareilles investigations.
Ce livre est écrit sans passion et sans parti- pris, avec du bon
sens, avec le sentiment de la justice et de la justesse. Aussi a-t-il
attiré l’attention de tous les philanthropes et obtenu
l’admiration publique.
Howard ne crut pas avoir fait assez encore. Loin de

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considérer sa mission comme terminée, il partit, en 1778, pour


un troisième voyage continental. Il parcourut de nouveau la
France, l’Allemagne et la Hollande ; il visita la Russie, la
Pologne, l’Autriche, l’Italie, le Danemark, la Suède, et enfin
l’Espagne et le Portugal !
Dans ces courses à travers l’Europe, Howard ne suivait pas
un itinéraire fixe d’avance. Il n’épargnait pas plus ses pas que
sa peine : il allait en avant ou revenait en arrière pour prendre
un supplément d’informations, pour comparer plus directement
et plus sûrement les observations faites à de grandes distances.
Un de ses biographes a calculé que, dans l’espace de dix
ans, de 1779 à 1789, il avait, dans ses missions
philanthropiques, parcouru plus de 64 500 kilomètres rien que
pour se rendre d’une prison à une prison, d’une maison de
correction à une maison de détention. […]
Après un repos de deux années employées à collationner ses
documents, Howard quitta encore l’Angleterre. Il traversa la
France et visita les principaux lazarets (léproseries) d’Europe le
long des côtes de la Méditerranée. […]
De retour en Angleterre, Howard fit liquider la souscription
organisée pour lui ériger un monument. Il rendit l’argent aux
souscripteurs connus et fit, avec le reste des fonds, libérer
quelques malheureux prisonniers pour dettes.
Tout en continuant son inspection des prisons d’Angleterre
et d’Ecosse, il mit la dernière main à un nouvel ouvrage : Essai
sur les principaux lazarets d’Europe.
Sans en attendre la publication, il reprend le cours de ses
pérégrinations charitables. Il part pour étudier sur place le
terrible fléau de la peste qui vient d’éclater en Orient.
« Je n’ignore pas, écrivait-il au docteur Aikin, son ami et son
biographe, les dangers qui m’attendent dans une expérience de
ce genre. »
A la fin de 1789, Howard arrivait en Crimée, à Cherson,
ville située à l’embouchure du Dnierper. C’est là qu’en visitant

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des malades il contracta le germe d’une fièvre maligne qui


l’emporta en quelques jours.
L’amiral Priestman, en résidence à Cherson, allait souvent le
voir chez le banquier Markus, où il était soigné, et s’ingéniait à
le divertir par sa conversation enjouée.
« Mon ami, dit Howard, cessez de chercher à détourner mon
esprit de la pensée de la mort ; ce sujet m’est plus agréable que
tout autre. La mort n’a point de terreurs pour moi ; c’est une
amie que j’attends avec sérénité.
« Ecoutez mes dernières instructions, car je n’ai plus que
peu de temps à vivre.
«Il y a au village de Dauphigny, près de Cherson, un coin
qui me convient à tous égards. Vous le connaissez bien, car je
vous ai souvent dit que j’aimerais à être enterré là.
« Promettez-moi que vous ne donnerez aucune solennité à
mes funérailles et que ma tombe ne sera distinguée par aucun
ornement, par aucune inscription. Qu’on y mette un cadran
solaire et que je sois enseveli dans l’oubli et dans la paix. »
Il mourut, le 20 Janvier 1790, âgé de soixante-quatre ans,
prenant congé de ses amis avec autant de simplicité et de
résignation que s’il se fût agi d’un voyage de courte durée.
Ses dernières instructions ne furent pas suivies à la lettre. La
population assista à se funérailles ; les dignitaires de la ville et
les soldats de la garnison se joignirent au cortège.
On ne respecta pas non plus la volonté qu’il avait exprimée
de n’avoir sur sa tombe qu’un cadran solaire. On y éleva une
pyramide sur laquelle est gravée une inscription qui indique au
passant la dernière demeure d’un martyr de la charité.
Ses concitoyens, qui avaient voulu l’honorer de son vivant
par une manifestation publique, ne pouvaient manquer de
glorifier sa mémoire ; ils lui élevèrent un monument dans la
cathédrale de Saint-Paul. Cette fois Howard ne pouvait plus
s’opposer à l’érection de la statue qui avait si fort offusqué sa
modestie. Sur le socle, on a gravé cette longue inscription qui

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raconte comment a vécu et comment est mort cet homme de


bien :

Cet homme extraordinaire a eu le rare bonheur d’être


honoré de son vivant en raison de ses vertus et de son mérite.
Les deux chambres des parlements anglais et irlandais lui ont
voté des remerciements pour les éminents services qu’il a
rendus à son pays et à l’humanité. Les réformes qu’il a fait
introduire dans les prisons et le hôpitaux, sous l’inspiration de
la sagesse, témoignent de la solidité de son jugement et lui ont
valu la haute estime en laquelle il a été tenu dans toutes les
régions du monde civilisé qu’il a parcourues dans le but unique
de réduire la somme des misères humaines. Du haut des trônes
aussi bien que des profondeurs des cachots son nom était
proclamé avec respect, reconnaissance et admiration. Sa
modestie seule a fait échouer toutes les tentatives faites de son
vivant pour lui ériger cette statue que la reconnaissance
publique consacre ici à sa mémoire. Il naquit à Hackney, dans
le comté de Middlesex le 2 septembre 1726. Il passa la
première partie de sa vie dans la retraite et fut nommé shérif du
comté de Belford en 1773. Il mourut à Cherson, en Crimée, le
20 janvier 1790, victime des périlleux et courageux efforts qu’il
tenta pour découvrir les causes de la peste et en chercher le
remède. Il a marché vers l’immortalité par un sentier frayé
mais désert dans la pratique constante et zélée de la charité
chrétienne. Puisse ce faible hommage rendu à sa renommée
exciter à l’émulation de ses vertus glorieuses !

Le nom de l’Anglais Howard amène naturellement sous


notre plume celui du Français Pinel, qui réforma le régime de
prisons plus odieuses que les autres, puisqu’elles ne
renfermaient pas des coupables, mais seulement des
malheureux.
Nous voulons parler des aliénés qui, il y a moins d’un siècle,

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étaient traités avec la plus infâme cruauté. Il étaient mis aux


fers, enchaînés demi-nus à des piliers, jetés dans d’infects
cabanons où ils pourrissaient en proie aux plus effroyables
souffrances. Enfermés dans des cages, comme des bêtes
féroces, ils n’avaient pas, eux, la triste consolation de s’y agiter,
d’y tournoyer !
Oui, c’est naguère, en pleine civilisation, qu’existaient de
telles horreurs !
Les aliénés, affamés, battus, torturés par leurs gardiens, se
tordaient dans leurs fers en poussant des hurlements de douleur
qu’on persistait à prendre pour des cris de possédés ; on les
brutalisait, puis on les exorcisait.
Loin de révolter la conscience publique, ces abominations
attiraient comme spectateurs des désoeuvrés et même des
femmes du monde élégant en quête d’émotions, qui venait se
repaître de ces scènes dramatiques en jouant de l’éventail !
Pinel vint et condamna au nom de la science des infamies
que la morale était impuissante à faire cesser. Grâce à lui, on
comprit enfin que les aliénés n’étaient ni des possédés ni des
bêtes fauves, mais des créatures humaines, de pauvres malades
qu’il fallait plaindre et soigner.
Il brisa les chaînes de ces infortunés et les arracha de leurs
cabanons ; il soumit à un régime de douce pitié et de soins
intelligents, il rendit à la liberté et à la lumière, des créatures
déchues qui trouvèrent un apaisement à leur maux et souvent
même la guérison dans le travail et les bons traitements.
L’état prit à son tour les aliénés sous sa protection. En 1838,
une première loi leur ouvrit des asiles publics dans les divers
départements. Depuis, des décrets successifs ont sanctionné
l’œuvre bienfaisante du médecin philanthrope.

A côté des Gens de Biens dont le souvenir s’est perpétué


grâce aux témoignages permanents des fondations qui leur
survivent, combien n’ont laissé que des traces fugitives dans la

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mémoire des hommes ! combien sont ensevelis dans un profond


oubli !
L’histoire a des échos pour les grands retentissements de la
terre ; elle répercute les vociférations des vainqueurs, les
malédictions des vaincus, mais elle ne recueille pas, avec la
même complaisance, les actions de grâces qui montent au ciel
pour célébrer les dévouements qu’inspirent les misères et les
malheurs.
Qu’importe ! le bien n’attend d’autre récompense que celle
qu’il trouve en soi. Aussi l’ingratitude n’a-t-elle jamais
découragé la charité.
Qui d’entre nous ne connaît de ces Gens de Bien dont la vie
s’égrène jour par jour comme un chapelet de bonnes actions ?
de ces bonnes âmes qui répandent leurs bienfaits comme les
fleurs répandent leurs parfums, sans en avoir plus conscience ?
La biographie de ces humbles héros de la Charité reste
écrite en feuillets épars dans le cœur de ceux qu’ils ont
secourus et consolés.
Heureux ceux qui n’ont jamais envié d’autre célébrité !

(Mme G. Demoulin, « les gens de bien », 1884)

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CHASSE

(Souvenirs, texte intégral, 1862-1898)

Les derniers coups de fusil d’Alexandre Dumas

Quand on vieillit, on se brouille généralement avec les


dates : politique de l’instinct qui a ses avantages. Je ne saurais
donc préciser l’année : c’était dans celle où Dumas avait
définitivement quitté le palais de Chiatamone pour rentrer à
Paris. Il était venu attendre dans mon modeste chalet de
Chennevières le moment de s’installer dans un appartement
qu’il avait loué boulevard Malesherbes.
N’ayant jamais connu les forestiers qui s’en iront à la
postérité avec les aimables récits de leur illustre élève, je ne
saurais me porter garant de leurs prouesses. Ce dont je puis
répondre, c’est que Dumas fut très réellement lui-même un
tireur de premier ordre, qu’il manquait rarement une pièce lui
partant à portée, qu’il exécutait des coups de longueur avec une
véritable maestria. Son adresse était d’autant plus remarquable
qu’il ne l’exerçait que fort peu.
Fut-il réellement un Robinson des Bois aussi enragé qu’il
l’affirme ? Il avait assez d’imagination pour en être convaincu.
A l’époque où il me fit le grand honneur de m’accorder une part
de son amitié, il avait fort engraissé, la marche était devenue
pour lui une fatigue, il était entré dans cette réserve que nous
appelons « les chasseurs d’occasion ». Le plus gros de ses
passe-temps cynégétiques avait pour théâtre la serre qui, dans
son hôtel de la rue d’Amsterdam, lui servait de salle à manger.
Elle était effroyablement giboyeuse… en souris. Lorsque, tout
en déjeunant, Dumas apercevait une de ces rongeuses, il faisait
un signe à Joseph, qui lui passait immédiatement une carabine
de salon, toujours chargée ; Dumas épaulait, et ses cannas, se
bananiers, comptaient tout de suite un ennemie de moins.

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De 1857 à 1865, nous avions réalisé plusieurs déplacements,


tantôt à Saint-Bris, chez son vieil ami Ch…, à Montereau, ou
dans les environs de Villers-Coterets, où des camaraderies
d’enfance lui étaient restées fidèles. Dumas partait avec des
projets d’extermination menaçants.
Heureusement pour le gibier, avec son fusil, il emportait
toujours un roman commencé, lequel faisait au premier un tort
considérable. Sous prétexte de terminer un chapitre, il nous
forçait à partir les premiers en nous promettant de nous
rejoindre, et bien souvent, en rentrant, nous le retrouvions
couvrant de sa magistrale écriture une quinzième, une
vingtième feuille de son grand papier azuré. Pauvre cher grand
homme, ceux-là seuls qui l’ont approché ont la mesure de
l’effrayant labeur qui a rempli son existence. Il m’avait bien
souvent promis de venir faire un tour dans une petite chasse que
j’avais à trois kilomètres de l’habitation. Cette fois, les
prétextes lui manquaient pour se dérober ; il se décida à prendre
congé du papier bleu et, de compagnie, nous escaladâmes la
côte de Chennevières, un raidillon de premier choix.
Comme nous suivions la route qui conduit au château
d’Ormesson, Dumas aperçut sur un des bas-côtés quelque chose
de noir venant dans notre direction.
- Qu’est-ce que c’est que ça ? me demanda-t-il.
- Parbleu ! une soutane dans laquelle il y a probablement un
ecclésiastique : le curé d’Ormesson ou de Chennevières.
- Diable ! mon enfant, en êtes-vous donc à apprendre que la
rencontre d’un prêtre, quand on part pour la chasse, porte
malheur ?
En même temps il s’arrêta, comme s’il eût été décidé à
rebrousser chemin. J’avais commencé par rire, mais je compris
immédiatement que le maître se raccrochait à ce prétexte pour
échapper au petit ruban de queue qui nous restait à franchir, et
ce fut avec insistance que je le suppliai de ne pas s’arrêter à ce
présage. Dumas s’aperçut à ma physionomie qu’il me

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chagrinerait en renonçant à la petite fête ; il n’en fallut pas


davantage pour le décider.
- Allons donc ! puisque vous le voulez, mon ami ; mais je
vous jure que Mocquer, qui en savait plus long que vous sur ce
point, serait immédiatement retourné chez lui. Du reste, pour ce
qui me concerne, l’augure m’importe peu ; mais je ne voudrais
pas que la malchance s’étendit à Pifteau, que j’ai envoyé
chercher deux mille francs au Siècle ; je n’ai plus que deux
louis dans mon porte-monnaie et je serais fort contrarié s’il
revenait bredouille !
Dumas ne tarda guère à constater que l’influence néfaste du
curé n’était pas pour lui. Il n’avait pas fait dix pas sur notre
territoire, qu’un lièvre lui ayant déboulé dans les jambes, il lui
fit exécuter le manchon. Il en tua un autre quelque temps après
et cinq perdreaux en huit coups de fusil. Malheureusement, une
petite déception se mêlait à ses succès. Il avait emmené un
chien, qui lui avait été donné par un de ses commensaux
ordinaires, de K…, et que, sur la foi de celui-ci, il déclarait le
meilleur qui eût jamais existé.
J’ai raconté ailleurs l’histoire de ce braque que l’on nommait
Valdin ; comment Dumas, désolé de le voir engraisser à perte
de vue, avait ordonné à son Circassien Wasili de lui faire faire
trois ou quatre lieues par jour ; enfin comment Wasili, en
serviteur fidèle, avait doublé la dose en portant le trajet à huit
lieues, avec cette unique modification qu’il lui faisait accomplir
son exercice en voiture. Chaque matin, il prenait avec Valdin
l’omnibus de la Varenne, qui l’amenait à Paris, où il remontait
en chemin de fer avec sa bête pour revenir à la Varenne.
Comme le maître avait renoncé depuis lors à cet entraînement
onéreux, Valdin avait fini par acquérir les dimensions d’un
jeune hippopotame. Jamais Dumas ne put le décider à quêter
autre chose que ses talons, et quand il lui criait : Apporte !
Valdin se couchait, histoire de souffler un peu.
Quoique très giboyeuse en raison de son voisinage, elle était

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un peu mieux qu’exiguë, cette chasse, deux cents arpents en


tout, et nous y chassions un peu comme on courre le cerf au
cirque en tournant en rond. Le parcours venait de nous ramener
aux abords du village ; Dumas battait un petit champ de hautes
asperges attenant aux jardins ; une perdrix se leva et ce fut,
comme il disait, une perdrix parfaitement morte ! seulement
elle était tombée de l’autre côté de la haie dans l’enclos ;
Dumas cria : « Apporte !» Cette fois Valdin s’élança, je n’en
revenais pas. Un cri effroyable nous initia immédiatement au
mobile de cette détermination invraisemblable, cri éloquent
traduisant tout un drame, miaulement désespéré de chat à
l’agonie. Bientôt les tiges d’asperges, en s’entrouvrant, livraient
passage à Valdin triomphant, rengorgeant son énorme personne
et tenant dans sa gueule un chat, les reins brisés et dont la tête
inerte pendait à droite, tandis que de sa queue il balayait la terre
sur le côté gauche.
- Bravo ! dit Dumas ; K… n’a pas trop menti, vous le voyez,
il rapporte !
Cependant la scène ne tarda point à devenir moins
divertissante ; une femme était sortie de la maison, elle avait vu
le meurtrier, reconnu la victime ; à ses cris, le mari, les enfants,
des voisins, des voisines étaient accourus non pas seulement
irrités, mais menaçants. Mes tentatives de conciliation furent
vaines ; j’offris cinq francs, dix francs, sans succès. Au cas que
la bonne femme faisait du défunt, il devait descendre du chat du
marquis de Carabas tout au moins. Des reproches, les paysans
en arrivaient aux injures ; Dumas, un peu pâle, venait de les
envoyer promener ; tout à coup son regard s’arrêta sur une
fillette d’une douzaine d’années, qui, ayant ramassé l’infortuné
matou, l’avait placé sur ses genoux et pleurait silencieusement.
Sa colère tomba comme par enchantement ; un éclair passa
dans ses grands yeux bleus, sa physionomie se contrista ; il jeta
une pièce de vingt francs à la bonne femme ; puis, allant à
l’enfant, il l’embrassa longuement et lui glissa son second louis

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dans la main.
Ce désagréable incident n’empêchait pas Dumas d’être
enchanté de sa journée ; le retour se fit très gaiement. Devant la
grille du chalet, nous aperçûmes son secrétaire Pifteau, qui nous
attendait.
- Eh bien ? Lui cria le maître, aussitôt qu’il fut à portée de
voix.
Pour toute réponse, Pifteau étendit horizontalement ses bras,
en ouvrant largement ses deux mains parfaitement vides de
billets de banque. Dumas ne put retenir une imprécation.
- Vous voyez, monsieur l’esprit fort, continua-t-il très
sérieusement, qu’il y a quelque chose de fondé dans la
superstition de Mocquer. Si j’étais resté fidèle à ses leçons, je
me serais sauvé et j’aurais gardé mes deux louis et mes
illusions sur cette canaille de Valdin.
Hélas ! ce fut ma dernière sortie avec le bon et illustre
maître.

(G. de Cherville, « Bêtes et gens » 1862-1898)

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COMMERCE

(Roman, extrait, 1898)

William Keniss s’adressant à son valet de chambre.

« Tiens, lui dit-il, toi qui fais collection de faux timbres et de


fac-similés, voilà qui pourra t’intéresser. »
En même temps, il lui présentait l’une des petites
photographies du timbre du Brahmapoutre que M. Moulineau
avait fait exécuter et qu’il lui avait remises le matin même.
« Oh ! oh ! s’écria alors l’excellent John, en examinant en
connaisseur la minuscule épreuve, voilà une reproduction
joliment fine. Je parie que monsieur Moulineau va s’en servir
pour faire fabriquer de faux exemplaires, sous prétexte de livrer
aux collectionneurs qui ne peuvent avoir la pièce originale, des
fac-similés, d’autant plus suspects qu’ils seront plus parfaits.
- Mon garçon, reprit William, tu oublies que monsieur
Moulineau est un très honnête commerçant !...
- Oh ! oh ! je n’ai qu’une confiance très limitée dans les
marchands, moi !... Du temps où je faisais collection de timbres
vrais, j’avais déniché à New-York un vieux brocanteur, chez
qui je croyais faire des affaires merveilleuses !... Pas une
semaine ne se passait, sans que je ne lui achetasse, sous
prétexte d’occasion exceptionnelle, quelque timbre admirable,
pour un ou deux pence !... Je formai ainsi un magnifique album,
qui faisait crever de jalousie tous mes camarades !... Or, un
beau jour, à court d’argent, je me décidai à vendre ma
collection. J’allai donc trouver un autre marchand, sous les
yeux duquel je l’étalai, d’un air triomphant !... Celui-ci feuilleta
négligemment mon album, puis du ton le plus naturel du
monde : « Mais, mon ami, tous ces timbres sont faux ! » me
dit-il. Monsieur voit d’ici la tête que je fis ?... D’abord, je faillis
tomber en syncope ; puis, au bout de quelques minutes, ayant

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repris mes esprits, je songeai enfin à courir chez le brocanteur


qui m’avait si indignement trompé ! Et je vous assure que le
vieux en entendit, ce jour-là !... Je le traitai de menteur,
d’escroc, je le menaçai de porter plainte, de le faire arrêter !...
Le gueux ne se départit pas une seconde de son calme et de sa
sérénité. Et savez-vous ce qu’il me répondit ?... Non… Je le
donne à monsieur en cent, en mille !... Monsieur ne devinera
jamais !...
- Dites-le-moi donc.
- Il me répondit qu’il ne m’avait jamais affirmé qu’il y eût
un seul timbre authentique parmi ceux qu’il m’avait vendus et
que j’étais un imbécile d’avoir pu le croire…
- Et serait-ce, par hasard, depuis ce jour, interrompit
William, que tu fais collection de timbres faux ?...
- Oui, monsieur ; et je trouve encore le moyen de me faire
quelquefois fourrer dedans !... A plusieurs reprises, on m’a
vendu des timbres vrais, en m’affirmant qu’ils étaient faux ! »

(G. de Beauregard et H. de Gorsse, « Le roi du timbre-poste »


1898)

(Roman, extrait, 1857)

Restait à fabriquer la plus miraculeuse de toutes les drogues


inventées par le Marquis : le véritable élixir de Mathusalem.
[…]
La recette de ce merveilleux élixir était d’une simplicité
vraiment patriarcale. L’illustre chimiste puisa de l’eau pure
dans l’abreuvoir à bestiaux qui était placé dans un coin de la
cour. Il remplit de ce liquide primitif une centaine de longues
fioles, et les boucha au moyen d’un cachet de cire représentant
ses armes, c’est-à-dire deux pilons en sautoir. L’exergue de ce

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blason offrait cette devise dédicatoire : A l’humanité souffrante.


Enfin, l’étiquette dont le marquis entoura chaque fiole de cette
eau parfaitement pure, présentait loyalement cette avis
essentiel : « Toute fiole non revêtue de ma signature et de mes
armes est déclarée fausse, et je poursuivrai les contrefacteurs
selon toute la rigueur des lois. » […]
Tous ces préparatifs étant achevés, le Marquis de la Galoche
se mit en marche, précédé comme toujours de son horrible
cacophonie, et alla se poster fièrement sur la place du village.
Son costume avait subi les modifications exigées par les
convenances de cette nouvelle profession. Sa veste turque avait
disparu sous un vieil habit rouge orné d’épaulettes à graines
d’épinards, et assez semblable à l’uniforme d’un généralissime
anglais ; sa toque de velours était remplacée par un vaste
chapeau à claque, embelli d’une cocarde de fantaisie, et
surmonté d’un immense plumet vert. […]
Enfin le Marquis de la Galoche imposa alors silence aux
virtuoses de sa suite : il porta le revers de la main droite à la
hauteur de son front, comme pour saluer militairement la foule,
et, posant sa gauche sur sa hanche, il prit majestueusement la
parole en ces termes :
« Messieurs et Dames, tous les philosophes « tant anciens
que modernes, tous les savants qui ont consacré leurs veilles à
l’étude de l’humanité, s’ils se sont disputés et injuriés
sur beaucoup de points, se sont du moins accordés « sur celui-
ci, à savoir : que l’homme paraît être « sujet à une foule de
maladies.
(Marques d’étonnement dans la foule)
« Cette découverte est, à coup sûr, une de celles qui font le
plus d’honneur à leurs « laborieuses investigations.
« Mais, sans en appeler au témoignage presque unanime des
philosophes de tous les temps, je dirai même de toutes les
époques, qui ont le plus approfondi cette importante question,
je me borne à invoquer ici votre propre expérience… Hein ?...

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plaît-il ? Il me semble que ce Mossieu, là-bas, sourit avec


un air d’incrédulité… Permis à lui !... sa conduite ne prouve
pas une grande capacité physiologique ; mais les opinions sont
libres. Je persiste donc, et je dis que, à l’exception
de Mossieu…
(Tous les regards cherchent avec une expression de blâme
l’incrédule qui n’existe pas.)
« Oui, à l’exception de Mossieu, il n’est aucun de vous,
Messieurs et Dames, qui, interrogé par un magistrat, osât
répondre en justice, la main sur la conscience : Non, l’homme
n’est pas sujet à une foule de maladies ! Il n’est aucun de vous,
en effet, qui n’ait eu l’occasion d’observer, çà et là,
que l’homme est sujet à la fièvre, à la colique, à la berlue, au
mal de dents, à la goutte, aux engelures, au tétanos, au choléra,
aux compères loriot, aux fluxions de poitrine, aux rhumes, aux
tuiles sur la tête, aux cors, aux anévrismes, aux durillons, à
trente-six mille autres inconvénients de ce genre. Non,
Messieurs et Dames, vous n’êtes pas venus, sans
avoir remarqué cela, jusqu’à l’âge que vous avez peut-être.
(Ce mot ne s’adresse point au sexe enchanteur qui m’écoute, et
qui ne saurait avoir aucune espèce d’âge.)
(Ici les femmes présentes minaudent avec grâce.)
« Je me plais à rendre cette justice à la finesse d’observation
dont la nature vous a doués.
(Assentiment général.)
« Or, Messieurs et Dames, ce n’est pas tout que de dire : Il
est à peu près généralement reconnu que l’homme est sujet à
une foule de maladies. Le premier venu peut être capable d’en
dire autant. Ce n’est pas là qu’est le difficile. Le difficile c’est
de les guérir.
(Adhésion générale)
« Par malheur, il ne paraît pas que ce soit jusqu’à présent le
but que se proposent la plupart des grands philosophes qui se
sont occupés de la matière. Vous êtes malade, vous les

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interrogez : ils vous répondent très catégoriquement que vous


avez telle maladie, pourvu toutefois que ce ne soit pas telle
autre ; mais, pour ce qui est de vous l’enlever, va-t’en voir
s’ils viennent ! C’est absolument comme si vous leur proposiez
de prendre la lune avec les dents !
(Bruyante hilarité.)
« Eh bien, Messieurs et Dames, ce qu’aucun d’eux n’a pu
faire jusqu’à ce moment, je viens le faire, moi qui vous parle !
Et si j’ose me flatter d’une pareille supériorité, ce n’est
point pour satisfaire un puéril amour-propre. Non, je dois le
proclamer hautement, car je rougirais de me parer des plumes
d’un autre : ce remède surprenant, cet élixir incomparable, je
dirai même… sans pareil, que je vous apporte en ligne directe
du fond de l’Arabie Pétrée, eh bien !je n’en suis que le très
humble dépositaire. C’est à l’illustre Mathusalem
que l’humanité en est redevable. Oui, Messieurs et Dames, au
respectable Mathusalem, dont vous n’êtes pas sans en avoir
entendu parler ; ingénieux savant qui, par l’effet seul de son
élixir, parvint sain et sauf à l’âge de neuf cent neuf ans,
neuf mois, neuf jours, et conserva si bien toute la vigueur de la
jeunesse, qu’au moment même de son trépas il se portait
parfaitement bien. Certainement, s’il ne fût pas mort, il eût
vécu encore bien plus longtemps !
(Légères marques de doute.)
« Voici, Messieurs et Dames, ce remède étonnant. Je ne
m’arrêterai pas à vous en faire « l’éloge : je me contenterai de
vous dire qu’il guérit de tout, même des maladies qu’on n’a
pas encore.
(Murmure flatteur.)
« Oui, Messieurs et Dames, il guérit même d’avance, par
opposition à tant d’autres remèdes qui ne guérissent même pas
après.
(Rires et applaudissements.)
« Il guérit les malades, il guérit les gens bien portants, et il

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faut qu’un individu soit diablement mort pour qu’il ne le fasse


pas ressusciter.
(Admiration croissante.)
« Avez-vous la migraine ? Très bien ! Versez- en deux ou
trois gouttes dans un verre d’eau, et avalez sans crainte : cela
n’a pas de mauvais goût, cela ne sent absolument rien. Eh
bien, crac ! votre migraine disparaît comme si on vous l’ôtait
avec la main.
« Avez-vous mal au pied ? Très bien ! Même dose, et crac !
votre mal de pied s’en va comme si l’on vous coupait la jambe.
« Bref, mon élixir de Mathusalem guérit comme par
enchantement l’apoplexie, « l’esquinancie, la pleurésie,
l’asphyxie, la léthargie, la frénésie, la phtisie, l’aristocratie, la
démocratie, la facétie, la folie, la catalepsie, la suprématie, la
gastronomie, l’impéritie, l’autocratie, la chiromancie, la
myopie, l’orthodoxie, la palinodie, la superficie, la bélomanie,
la bradypepsie, la catoptonomancie, la cristallomanie, le
lénomancie, la leuco- flegmasie, la libanomancie,
l’arinocratie, l’hydrophobie, la paralysie, l’épilepsie et
même la mélancolie. Il fait voir les sourds, fait « entendre les
aveugles, redresse les bossus, rajeunit les vieillards, calme le
feu du rasoir, et préserve la peau de toute tache de rousseur.
Je n’en finirais pas. Il faut l’éprouver pour le croire !
(Explosion d’enthousiasme.)
« Je voudrais, en effet, que vous eussiez en ce moment
toutes les maladies imaginables. Messieurs et Dames, vous en
seriez bientôt débarrassés !
« Je pourrais vous citer ici une foule de cures plus
merveilleuses les unes que les autres, ainsi que le constate le
certificat des malades eux- mêmes ; mais ce serait de la vanité :
je n’en citerai donc aucune.
« A Vienne en Autriche, par exemple, Sa Majesté
l’empereur m’envoya chercher dans plusieurs carrosses, pour
me faire administrer quelques gouttes de Mathusalem à Sa

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Majesté l’impératrice, auprès de qui les plus fameux médecins


du pays avaient fini par perdre leur latin.
- Guéris l’impératrice, me dit ce vertueux monarque (il me
semble encore l’entendre !), guéris-la, sauve mon épouse, et je
te donne la moitié de mon vaste empire.
(L’auditoire respire à peine.)
« Je la guéris effectivement, et ce vertueux monarque me fit
remettre par son valet de « chambre un magnifique écu de trois
francs.
(Murmure de satisfaction.)
« Oh ! la cure valait cela ! C’était de décrépitude que
l’auguste princesse s’était laissée tomber malade. Quatre-
vingt-douze ans et quelques mois ! Il s’agissait de la
rajeunir. Excusez du peu ! Eh bien, ce fut une bagatelle. J’ai
vraiment honte d’en parler ! Trois gouttes par jour pendant un
mois suffirent à la guérir de soixante-quinze ans. C’était, par
jour, plus de deux ans de moins. L’illustre malade était donc
revenue à l’âge de dix-sept ans, âge charmant, âge des ris et
des jeux, que les poètes appellent si ingénieusement le
printemps de l’existence. Par malheur pour elle, Sa
Majesté l’impératrice ne fut pas tout à fait satisfaite de la
métamorphose. L’auguste princesse tenait à n’avoir que quinze
ans : c’était son idée. Elle eut la légèreté de prendre encore de
mon élixir en cachette. Or, elle se trompa de dose, et
par conséquent se rajeunit beaucoup trop. C’est au « point que,
quand je partis de Vienne en Autriche, elle était retombée
complètement en enfance. Son illustre époux avait été obligé
de la remettre au re-maillot, et de lui re-donner une re-
nourrice. Cet évènement fit beaucoup de bruit et exerça une
grande influence sur les fonds publics. Tous les journaux en ont
parlé pendant plus de deux ans.
(Nouvelle explosion d’enthousiasme.)
« Mais voici qui est bien plus fort ! Attention ! Un
particulier a l’imprudence de se précipiter volontairement du

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haut de la cathédrale de Moscou, dont la flèche est à six mille


cinq pieds au-dessus du niveau de la mer. Personne n’a jamais
pu monter jusqu’au bout, pas même ceux qui l’ont bâtie,
attendu que la respiration vous manque à moitié chemin.
(L’auditoire paraît haleter d’inquiétude.)
« Bref, l’imprudent Moscovite se brise la tête, se casse bras
et jambes, et s’enfonce toutes les côtes imaginables. Il ne faut
pas lui en vouloir : ce n’était pas sa faute, il y avait cas de
force majeure : il ne pouvait raisonnablement pas s’en
dispenser d’après toutes les lois de l’attraction. Eh bien, je ne
fais ni une ni deux : je lui verse aussitôt dans la bouche
trois cuillérées et demi de mon Mathusalem, et crac ! le
gaillard se relève.
(Enthousiasme impossible à décrire.)
« Et il continue son chemin, sans même penser à me dire :
Merci ! combien est-ce ? On n’a pas idée d’un pareil oubli
des convenances ! Il paraît que j’avais guéri celui- là, même de
la politesse.
(Hilarité mêlée d’indignation contre le Moscovite.)
« Mais, au surplus, ce n’est point par l’appât d’un vil lucre
que je travaille : c’est pour l’honneur, c’est pour soulager
l’humanité souffrante. Gardez votre argent, Messieurs
et Dames ; gardez-le ! je n’en veux point ; je ne veux que le
remboursement pur et simple de mes avances ; voilà tout. Je
n’ai pas besoin d’argent, moi ; je puis même en prêter. Qui est-
ce qui veut que je lui prête de l’argent ? Il n’a qu’à passer au
bureau ; ce sera sans intérêt.
(Témoignage de reconnaissance. Quelques personnes plus
sensibles que les autres, se prennent à verser des larmes
d’attendrissement.)
« Mais, me direz-vous, à combien donc ton Elixir de
Mathusalem ?
«Je réponds à cela que je ne vends pas mon Elixir. Non,
Messieurs, je le donne. Ce n’est rien pour le contenu : c’est

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seulement deux sous pour la fiole. Deux sous, pas


davantage ! C’est six francs de moins que ça ne me coûte
à moi-même. Enfin, n’importe ! La bienfaisance avant tout !
Les hommes sont sur terre pour s’entraider, comme dit cet
autre. Vous avez de l’argent, vous m’en donnez gratuitement,
et moi, en revanche, je vous donne gratuitement mon élixir.
[…]
« Quant aux personnes qui n’auraient pas le moyen,
qu’elles se présentent sans crainte : je me ferai un devoir de
leur administrer gratuitement mon élixir, pourvu qu’elles
soient munies d’un certificat d’indigence, délivré par « M. le
maire, légalisé par M. le préfet, et « approuvé par M. le
ministre des Finances. Si je me vois réduit à prendre cette
précaution contre l’entraînement de ma propre sensibilité,
c’est qu’on a maintes fois abusé de ma philanthropie bien
connue, et qu’une foule de Crésus très bien portants ne
craignait pas de se dire malades, pour avoir la jouissance de se
faire guérir gratis. […]
La superbe harangue du charlatan produisit une sensation
inexprimable. Les acheteurs se pressèrent en foule autour de
l’officine à quatre roues, du haut de laquelle l’ami de
l’humanité souffrante leur distribuait ses bienfaits empaquetés,
tandis que la Reine des îles Salmigondis en recevait le prix, et
que l’orchestre continuait son étourdissant vacarme.
La vogue était naturellement réservée à ce fameux Elixir,
qui rajeunissait même les centenaires ; qui guérissait tout le
monde, même les boiteux, les bossus et les manchots. Tout le
monde en voulut donc, surtout les femmes, jeunes et vieilles,
celles-ci pour recouvrer leur jeunesse, celles-là pour la
conserver.
Il restait cependant quelques fioles du merveilleux liquide,
car le nombre des fioles préparées avait dépassé d’une
vingtaine celui des dupes. Le Marquis n’aimait point à perdre
une partie de sa main-d’œuvre. Il prit une seconde fois la parole

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pour réchauffer l’enthousiasme. En général, au barreau et à la


tribune comme sur les tréteaux, un orateur doit toujours parler
deux fois au moins sur le même sujet.
« A mon reste ! s’écria-t-il, à mon reste ! C’est une occasion
unique ! Je ne donne mon Mathusalem à ce prix que pour
cause de cessation de commerce. Dès demain, j’abdique en
effet la glorieuse mission de faire le bonheur de mes
semblables ; dès demain, satisfait et content des immenses
richesses que m’a values mon philanthropique
désintéressement, je retourne à la vie privée, je me retire dans
mes terres, pour y goûter les charmes de l’étude et de la
retraite, pour y voir se lever l’aurore et cultiver des pommes de
terre, avec une conscience pure et tranquille, deux cent
mille livres de rentes, et le doux souvenir du bien que j’ai pu
faire. La vie, pour moi, ne sera désormais que le soir d’un beau
jour. Je le répète, Messieurs et Dames, profitez de
la circonstance !
« Je ne vous ai pas dit, d’ailleurs, tous les effets de mon
incomparable Elixir. J’ai passé les meilleurs sous silence, car je
n’ai jamais oublié que la modestie doit être l’apanage du vrai
mérite. Mais puisque vous m’y forcez, je vais enfin vous les
révéler tous.
« Non seulement, Messieurs et Dames, mon Elixir enlève
les taches de rousseur sur le visage, mais encore il nettoie
parfaitement les vieux habits.
« Non seulement il engraisse les personnes maigres, mais
encore il maigrit les personnes grasses.
« Non seulement il rend la fraîcheur, la force, la santé, la
vie aux hommes, mais encore il donne la mort aux mouches,
aux cousins, aux puces, aux cris-cris, aux punaises, à tous
ces insectes incorrigibles dont la nature s’est plu à orner nos
domiciles, afin de nous faire admirer l’infinie variété de ses
créations, et dont, comme l’a dit un poète, je ne sais plus
lequel, un nommé Malherbe, je crois :

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« Le tourlourou qui veille aux barrières du Louvre


Ne défend pas nos rois. »

«Aussi, Messieurs et Dames, presque toutes les têtes


couronnées de l’Europe m’ont accordé depuis longtemps
l’entreprise générale de leur extermination. Je parle des
insectes qui peuplent les palais.
« Voici comment il faut s’y prendre pour triompher de ces
nuisibles hôtes qu’une femme de beaucoup d’esprit, la célèbre
madame de Staël, appelait des ennemis intimes.

(Louis Desnoyers, « Les mésaventures de Jean-Paul Choppart »


1857)

*
(Echos journalistiques, texte intégral, 1891, 1897)

1891

A la fin de l’année dernière, le gouvernement des Etats-Unis a


promulgué des lois frappant un droit d’entrée très élevé sur un
grand nombre de produits et de marchandises jusqu’alors
importées. Les grains canadiens, entre autres, sont soumis à un
tarif des plus rigoureux.
Or, il paraît que depuis l’adoption de ces taxes, connues sous
le nom de bill ou loi Mac-Kiniey, d’ingénieux citoyens ont
imaginé de construire, sur la frontière, une grange dont la
moitié se trouve sur le territoire des Etats-Unis, et l’autre moitié
sur le territoire canadien. Les poules sont nourries, à l’extrémité
canadienne, avec du grain qui ne paie pas de droits, et elles
vont pondre, à l’extrémité américaine, des œufs qui sont ensuite
expédiés à New-York en franchise.

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----------------------------------------------------------------------------

Notre sympathique ami, M. Fenouillard, nous communique


l’exemple suivant de cette ingéniosité américaine qu’il admire
si vivement.
Le gouverneur de l’un des Etats de l’Amérique du Nord fit
annoncer, l’année dernière, que l’administration paierait une
prime de 5 dollars par tête de loup abattu. Au bout de six mois,
la somme des primes payées s’élevait à 40 000 dollars.
Les américains n’ont pas l’étonnement facile ; ce chiffre
étonna pourtant notre gouverneur, lequel fit faire une enquête.
On découvrit ainsi qu’une société par actions s’était formée
pour l’élevage des loups ! Un loup adulte revenait, paraît-il, à 2
dollars ; on peut juger des bénéfices réalisés par les ingénieux
actionnaires.

----------------------------------------------------------------------------

1897

Le prince Alexandre, fils de la princesse Béatrice, et petit-


fils de la reine d’Angleterre, jeune garçon d’une dizaine
d’année, « ayant absolument besoin d’argent, » résolut
dernièrement d’écrire à sa grand’mère pour lui exposer sa
pénurie et la prier d’y porter remède. Mais le reine Victoria
avait été avertie de la précoce prodigalité de son petit-fils, et
celui-ci reçut, par retour du courrier, une lettre chargée… de
remontrances. Un ou deux jours plus tard, le jeune prince
Alexandre répondait en ces termes à son illustre aïeul : « Chère
grand’maman, j’ai reçu votre lettre ; ne croyez pas que j’ai
regretté de ne recevoir que des réprimandes ; vos bons conseils
ont été forts goûtés. J’ai vendu votre billet 4 livres 10 shillings
à un amateur d’autographes. »

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Voilà certes un jeune prince qui rendrait des points aux


spéculateurs les plus retors. Mais c’est peut-être aller un peu
loin, que de spéculer sur les témoignages d’affection et les
remontrances de sa grand’mère.

(Chroniqueur anonyme, « le petit français illustré », 1891,


1897)

*
CUISINE

(Roman, extrait, 1877)

Un pot-au-feu bien conduit, un roux bien fait, une sauce bien


liée, un rôti bien saisi, et surtout une crème bien prise, une
compote bien glacée de son sirop, une marmelade bien réduite,
une gelée bien transparente et bien ferme à la fois, qui tremble
quand on la coupe, et se laisse pénétrer par la lumière qui la fait
briller comme une topaze ou comme un rubis, quelles choses
intéressantes et respectables ! et qui oserait en nier
l’importance ? Elles causent deux joies à la ménagère : la
première, c’est d’en surveiller la confection ; la seconde, de
saisir sur la physionomie des gens qui s’en régalent le plaisir
qu’elles leur causent. Il y a des femmes pour qui ces joies-là
n’existe pas : on ne mangera jamais rien de bon chez elles, et je
croirais même volontiers qu’il manquera toujours quelque
chose au confortable de leur intérieur ; il y en a d’autres qui les
éprouvent trop, et qui mettent toute leur âme dans leurs
casseroles : elles ne sont bonnes qu’à élever des coqs en pâte,
ce qui s’écarte beaucoup de la destinée générale de l’humanité ;
enfin, il y a des femmes qui les ressentent dans la juste mesure
et leur accordent précisément la place qu’elles doivent avoir.

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(Mme Colomb, « Le violoneux de la sapinière »,1877)

*
(Etude de la nature, chapitre intégral, 1880)

Le polype vinaigrier

En fait de singularités culinaires, rien ne doit étonner de la


part des habitant du Céleste-Empire. Qui d’entre nous se
sentirait affriandé à la lecture du menu suivant :

Fruits confits.
Œufs de poissons glacés dans du caramel.
Amandes et raisins.
Ailerons de requins, sauce gluante.
Gâteau de sang coagulé.
Hachis de chien, sauce aux lotus.
Soupe de nids d’hirondelles.
Soupe de graines de lis.
Nerfs de baleine, sauce au sucre.
Canards de Kwaï-Poh-King.
Ouïes d’esturgeon en compote.
Croquettes de poisson et de rat tapé.
Soupe à la graisse de requin.
Compote d’étoile de mer et de têtards d’eau douce.
Ragoût au sucre, composé de nageoires de poisson, de fruits,
De jambon, d’amandes et d’arômes.
Dessert.
Soupe au lotus.

Tel est, dans l’ordre et l’arrangement du festin, la carte d’un


dîner offert par le gouvernement de Hong-Kong au comte de
Beauvoir et à ses amis, dans une des stations chinoises de leur

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voyage autour du monde. Il ne manque à cette nomenclature


gastronomique qu’un mets assaisonné par le fameux vinaigre
de polype, préparation domestique dont nous voulons donner la
recette à nos lecteurs.
On pêche dans la mer jaune, sur les rives de Leao-tong, un
animal des plus repoussants, appelé Dzou-no-dzé, ce qui, nous
dit-on, signifie polype à vinaigre.
Le Dzou-no-dzé est un amas confus de membranes
charnues, de queues gluantes, de tubes, d’expansions mollasses,
formant un tas immonde et informe de matière inerte, du poids
de 500 grammes environ.
Quand on touche ce je ne sais quoi, il se contracte, il se
dilate, il s’enfle, il s’affaisse, changeant de forme ou plutôt de
difformité.
Cette monstruosité vivante est pourtant considérée dans le
pays comme un véritable bienfait ; c’est une ressource
précieuse non seulement pour les pauvres gens, mais aussi pour
les Chinois du meilleur monde : le Dzou-no-dzé a la propriété
de changer en vinaigre l’eau dans laquelle on le plonge. Il suffit
pour cela de le mettre dans une jarre de terre, ou dans un bocal
de verre si l’on veut jouir de la figure qu’il y fait, et de le
couvrir d’un liquide contenant neuf dixième d’eau pure et un
dixième d’eau-de-vie de riz. Tous les autres ingrédients sont
absolument proscrits comme nuisibles à l’animal et
défavorables à l’opération.
Un mois après, l’infusion a acquis la saveur acidulée, le goût
et le montant du meilleur vinaigre.
La ménagère chinoise a-t-elle besoin d’assaisonner un des
nombreux mets de sa succulente cuisine, elle découvre la jarre,
puise dans le liquide où nage le polype, remplace le vinaigre
qu’elle prend par une égale quantité d’eau pure, sans jamais y
ajouter de nouvelle eau-de-vie. Elle peut ainsi, pendant une
année au moins, fabriquer elle-même, économiquement, un
vinaigre incolore, limpide et savoureux, valant infiniment

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mieux que les falsifications frauduleuses et malsaines qu’on


nous vend tous les jours sous le nom fallacieux de vinaigre de
vin.
Quand le Dzou-no-dzé fut longtemps considéré comme un
animal fabuleux, et les récits qu’en faisaient les voyageurs
étaient taxés d’exagération. A beau mentir qui vient de loin, se
disait-on.
Le missionnaire Huc fut le premier Européen qui constata
les propriétés merveilleuses du polype en tentant l’expérience
que nous venons de décrire. «Nous avons, dit-il, possédé nous-
même un de ces polypes, nous l’avons gardé pendant un an,
faisant usage journellement du délicieux vinaigre qu’il nous
distillait. Lors de notre départ pour le Thibet, nous le laissâmes
en héritage aux chrétiens de notre mission de la vallée des
Eaux-Noires. »
Enfin, en 1866, un spécimen apporté de Chine arrivait à
l’aquarium de notre Jardin d’Acclimatation, où l’on put mettre
à l’épreuve ses qualités acidulantes.
Le Dzou-no-dzé, étant un véritable polype, se reproduit par
bourgeonnement et se multiplie, comme tous ses congénères,
par la mutilation. Chaque tronçon végète, s’amplifie, et devient
à son tour parfait vinaigrier.

(Mme Demoulin, « Les animaux étranges » 1880)

*
DEDICACE

(Dédicace d’un roman, texte intégral, 1876)

AUGUSTE GAUTIER

Tu n’as pas oublié, sans doute, mon vieil ami, comment

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naquit notre amitié aux jours de jeunesse.


Suivant des carrières bien différentes et visant pour l’avenir
les horizons les plus opposés, il ne semblait pas que, lors de
notre rencontre, l’entente dût se faire bien étroite entre nous ; et
pourtant, presque dès le premier abord l’intimité s’établit.
Pourquoi ? Comment ? – parce que, tous deux nés au village où
s’était écoulée notre enfance, nous avions gardé tous deux les
plus douces, les plus chères impressions de cette origine, de ce
milieu.
Une fois liés par cette conformité des souvenirs, après nous
être confié nos ambitions si disparates, pour la période active
de la vie, nous aimions à nous dire que, quand l’heure de la
retraite sonnerait, ce serait au village qu’il faudrait ensemble
retourner et achever le séjour d’ici-bas.
Dans un rêve (que nous savions bien être de pure fantaisie,
puisqu’il admettait pour chacun de nous l’improbable
éventualité de solitude), nous nous arrangions là le sort le plus
humble, mais aussi le plus paisible : une maisonnette ;
quelques champs étroits à cultiver de compagnie ; un petit âne,
dont tu serais le conducteur ; une chèvre, dont je serais le
berger… Et que sais-je encore ?... enfantillages, que depuis
nous nous sommes rappelés souvent, et qui toujours nous ont
fait heureusement sourire, parce qu’ils nous reportaient au
beau temps où l’avenir avait pour nous des lointains
mystérieux.
Ces lointains sont fouillés aujourd’hui : nous savons ce
qu’ils cachaient, et ni toi ni moi nous n’oserions nous plaindre
des découvertes faites. Mais nous voilà citadins l’un et l’autre,
séparés par une grande distance, et, Dieu merci ! bien moins
seuls que nous nous amusions jadis à le supposer.
Je n’ai pas voulu que tout fût perdu de l’innocent rêve qui
nous avait si doucement souri au jeune âge, et j’en ai mis
quelque chose dans ce livre que je te dédie, à toi villageois de
cœur, à toi qui as toujours témoigné tant de franche et fidèle

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amitié à ton villageois ami,

Eugène Muller.

(Eugène Muller, « Scènes villageoises », 1876)

*
(Dédicace amour filial, texte intégral, 1870)

A MA MERE

Chère et tendre mère,

Il y a bientôt un an, tu ne me croyais plus de ce monde ; tu


vivais dans la douleur, dans les larmes. Sans enfants, car moi,
ton premier-né, j’étais le seul que la mort t’eût laissé, tu traînais
tes derniers jours comme un fardeau.
Mère, console-toi, sèche tes pleurs, quitte tes habits de deuil.
Dieu a entendu tes prières et il a eu pitié de nous. Contre toute
espérance, ton fils est revenu.
Tu connais l’étendue de mon amour filial ; mais, si grand
qu’il puisse être, comment le comparer à ton amour maternel, à
cette affection profonde, à ce tendre dévouement, à cette
abnégation sans bornes qui sont, à mes yeux, quelque chose de
divin ?
Et pendant plus de vingt ans j’ai pu te quitter § J’ai pu mettre
entre nous des abîmes ; presque un quart de siècle et des
milliers de lieues ! Et pourquoi ? Pour courir après la fortune et
les aventures !
Toutefois sache-le ; quand loin, bien loin de toi, le
découragement était sur le point de s’emparer de mon âme, tu
étais toujours mon bon ange gardien ; il me semblait voir ton
regard, à la fois si ferme et si doux, se fixer sur moi, entendre ta

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voix me dire : « Sois vaillant, mon fils, ne te laisse pas abattre,


sois un homme ! » Et mon accablement se dissipait, et je sentais
renaître mon courage.
Ce livre contient le récit simple et vrai de la dernière épreuve
que j’ai traversée, épreuve terrible dans laquelle il semblait que
je dusse succomber, et d’où pourtant, par un miracle de la
miséricorde divine, je suis sorti vainqueur. A qui le dédierais-je,
sinon à toi ?

Raynal

(F.E. Raynal, « les naufragés des îles Auckland », 1870)

*
(Dédicace, texte intégral, 1922)

Pour LISE

Je t'avais promis d'écrire ton prénom sur la première page de


ce livre. Suis-je délié de ma promesse parce que tu es partie ?
Et n'est-ce pas avec toi que j'ai composé cet ouvrage, dont tu
avais aimé le plan et l'esprit, avec toi dont il me semblait si bien
sentir, dans la chambre, la chère présence silencieuse, comme à
Biarritz l'an passé, que lorsque je levais la tête et qu'au lieu de
ton clair visage, de tes yeux francs où ton bonheur souriait au
mien, je rencontrais tes photographies décevantes dont mes
souvenirs n'ont pas besoin, mon travail inutile m'accablait
comme un remords...
Oh ! Lise, Lise chérie, bien que je croie que rien de moi ne
retrouvera plus jamais rien de toi, en aucun temps, en aucun
lieu, il m'est doux d'écrire ton nom et de le prononcer encore
une fois, malgré la vanité d'un pareil cri, et quand bien même je
ne le pousserais qu'afin que ce petit garçon que tu m'as laissé,

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plus tard lisant cette page, et à l'infini de ma peine découvrant


la beauté de ton âme, acquière la volonté de vivre dignement,
fier de se sentir par là ton fils et d'honorer une existence que tu
as si durement payée de la tienne...

(André Lang, "Fausta", 1922)

*
ENFANTS

(Gamin ou écolier, extrait, 1835)

Espèce remuante, criarde et malfaisante. Le gamin est à


l’homme ce que l’homme est à l’ange, c’est-à-dire qu’il vaut
infiniment moins, et que s’il avait une force proportionnée à sa
malignité, il réduirait la terre en poudre.
Le gamin est de tous les temps et de tous les pays, et Adam
est peut-être la seule créature humaine qui ne l’ait pas été, par
la raison qu’il est né à l’âge où on ne l’est plus.
Tout homme naît gamin, et s’il ne l’est pas toute sa vie, c’est
par suite d’une application plus ou moins abondante de coups
de fouet, verge, férule et martinet. Le procédé est le même dans
toutes les parties de la terre ; le gamin égyptien aux siècle des
hiéroglyphes, le gamin romain sous Romulus ou Claude, le
gamin américain au temps de Colomb ou de Guatimozin, le
gamin persan, chinois, russe ou parisien, faisait les mêmes
sottises et en recevaient la même récompense sur le derrière,
siège ordinaire de sa sensibilité.
Il y a des gamins dans toutes les classes, depuis le fils du
monarque jusqu’à celui du chiffonnier ; il y a donc des gamins
de tous les états, des gamins industriels, des gamins
fonctionnaires, des gamins pairs, des gamins rois, des gamins
ouvriers, des gamins écoliers, type de l’espèce.

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Suivant les uns, le gamin est le benjamin de la nature ; c’est


l’homme croissant, développant ses facultés et son
indépendance, enfin, la créature libre et telle qu’elle doit être.
Selon les autres, c’est un enfant mal élevé, qui aime mieux
courir les rues ou regarder dans la rivière que d’aller à l’école,
qui se nourrit de pommes vertes dans la saison, et tout le reste
de l’année de ce qu’il peut attraper, pourvu que ce ne soit ni
bon, ni sain, ni propre.
Les arabes ont une grande vénération pour les gamins ; ils
disent qu’ils ne peuvent distinguer le bien du mal, et qu’ainsi
que les fous, c’est l’esprit de Dieu qui les guide. D’après cela,
c’est, suivant eux, chose absurde de les corriger. Les gamins
arabes sont très partisans de cette doctrine, et ceux des autres
pays l’adopteraient probablement avec la même facilité.
La première passion du gamin, son instinct de cœur, instinct
qu’il tient des Huns et des Vandales, peuples nés et morts
gamins, comme chacun sait, son élément enfin, c’est la
démolition ; tant qu’il le peut, il brise et gaspille ; jamais Attila,
Tamerlan et la bande noire, n’ont eu la moitié de la satisfaction
qu’il éprouve quand il se trouve au milieu des débris de sa
façon.
Créateur dans la destruction, il déploie, pour démolir un
monument, trois fois plus de talent que l’architecte n’en a mis à
le construire, aussi est-il la terreur de quiconque édifie, et c’est
particulièrement contre son génie dévastateur que sont élevés
les enceintes, clôtures, murs et barrières.
Il n’est pas moins redouté de l’agriculteur, du jardinier
fleuriste, pépiniériste, botaniste, herboriste, à qui il nuit de cœur
et qu’il désespère d’autant plus à l’aise qu’on ne peut le prendre
à aucun piège. S’il est lâché dans les légumes, quoiqu’il les
aime fort peu, il y fera plus de dégâts que vingt chèvres.
Il n’épargnera pas plus les fleurs et en fera des bouquets
énormes, et puis les jettera dans le puits.
Il abattra tous les fruits verts, et après s’en être rempli la

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panse, il emploiera le reste à casser les vitres.


Dès qu’il en aura fini avec les fleurs et les fruits,
embrassant, d’un coup d’œil, le plan du jardin, après en avoir
reconnu les allées, il se mettra à courir partout où il n’y en a
pas.
Enfin, pour terminer l’œuvre, si vous avez un réservoir, il en
lâchera les robinets pour faire de la boue.
Il n’est pas de saison qui l’arrête ; il brave le chaud et le
froid mieux qu’Annibal et César. Couvert de laine l’été et tout
nu l’hiver, il n’a seulement pas l’air de s’apercevoir du temps
qu’il fait.
S’ébaudissant sur la glace nouvelle, s’il lui arrive de passer
dessous, il en sort sans grelotter ; et gelât-il à quinze degrés, il
trouvera moyen de suer, si vous ne lui avez pas lié les pieds et
les mains.
S’il résiste à l’eau glacée, il n’échappera pas moins à un
brasier ardent, et quand on allume le feu de Saint-Jean, sa
grande jouissance est de passer à travers, quitte à être flambé
comme une volaille de Noël.
S’il neige, gare le passant, les pelotes lui arriveront comme
la manne, elles lui pocheront les yeux, lui casseront les dents,
n’importe ; s’il se fâche, le gamin ébahi le prendra pour un fou,
un homme qui ne sait pas vivre, qui ne connaît ni les usages, ni
la nature ; car si la neige tombe, pourquoi serait-ce, si ce n’est
pas pour en faire des pelotes et les jeter au nez des gens ?
Quant à lui, on peut l’en lapider, et il ne dira point c’est
assez. La fatigue, la douleur ne sont rien pour lui quand elles
tiennent à ses amusements. Jamais il ne fuit l’une et partout il
semble chercher l’autre. Lorsque deux chemins se présentent,
est-il embarrassé ? Non, il choisit toujours le plus mauvais. S’il
y en a trois, dont un dangereux, il n’hésitera pas davantage,
c’est ce dernier qui aura la préférence. S’il aperçoit une planche
sur un gouffre, une saillie sur un abîme, une pente sur un
précipice, jamais il ne manquera d’y courir et de s’y placer. Si

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une échelle est mal d’aplomb il y grimpe ; si une corde est


vermoulue i s’y pend ; le péril est son élément.
Après tout ce qu’il fait pour se tuer, on s’étonne qu’il n’y
réussisse pas plus souvent ; Mais c’est qu’il a pour lui une
providence spéciale ; c’est que le bon Dieu qui l’aime semble
tenir par un fil chacun de ses membres ; c’est que semblable au
chat, il retombe toujours sur ses pattes.
Cependant il est peureux quelquefois ; quand il ne voit pas
clair, il craint le diable, mais cet état de pusillanimité ne dure
pas ; brave dès que le jour apparaît, il rit des frayeurs de la nuit,
et lorsqu’on le regarde, il affronterait le Minotaure et brûlerait
le temple d’Ephèse.
Il se défend bravement dans l’occasion ; comme le roquet
sur sa porte, il se rue sur un animal trois fois plus gros que lui.
Son arme ordinaire est une corde, une fronde et plus souvent
un gazon, une pierre ; mais sans ce secours il combat encore, il
mord, il pince, il rue ; ses pieds, ses mains, se dents, tout en
est ; rien de plus difficile à prendre, il égratigne par tous les
bouts, mieux encore vaut mille fois avoir à saisir un chardon ou
une ortie.
Ne songeant point à l’avenir, il se hâte de saisir le présent ; il
aime à se coucher tard, à se lever matin, il semble qu’on lui
vole le temps employé au repos ; peut-être aussi là comme en
autre chose, l’esprit de contradiction le domine, et l’envie de
dormir ne lui prend que lorsqu’on lui dit de se lever pour aller à
l’école.
L’école ! c’est là l’apogée de ses douleurs physiques et
morales. Rien ne ressemble moins à celui qui y va que celui qui
en revient ; en allant il marche au pas, il s’arrête à toutes les
bornes, il a la tête basse, l’œil morne, la bouche silencieuse,
c’est le plus inoffensif des êtres. Au retour c’est autre chose, et
il ne fait pas bon d’être sur son passage ; oubliant ses douleurs,
enivré du moment, vif de liberté, il trépigne, il crie, il court, il
bondit. Gare alors ! gare à vous s’il vous voit, il vous fera

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certainement quelque niche.


Par suite de ce même goût pour le positif, pour le bien subit,
si on lui donne une tartine, il la lèche, puis il la mange.
Toujours pressé, affairé, il avale les noyaux de cerises, non
qu’il les trouve bons, il préfèrerait beaucoup qu’elles n’en
eussent pas, mais il perdrait du temps à les cracher, et c’est un
soin et un ennui qu’il juge convenable de s’éviter.
De tous les êtres vivants, sans même en excepter la cigale,
de tous les corps sonores, y compris le tambour, le gamin est le
plus retentissant ; il suffit qu’on le touche pour qu’il résonne
comme un tam-tam. Qu’il parle ou qu’il crie, c’est de toute la
force de ses poumons ; il ne connaît ni le dolce, ni le piano ; le
fortissimo est son diapason ordinaire, il semble que le bruit soit
nécessaire à sa santé : aussi tout ce qui rompt le tympan à
d’autres, caresse agréablement le sien ; il aime à traîner une
ferraille sur le pavé, à sonner le grosse cloche, hurler dans un
arrosoir ; si l’on tire le canon, il s’approche le plus possible, il
se mettrait dedans si on le lui permettait.
Cependant, le gamin qui chante des heures entières à pleine
gorge, quand on ne l’en prie pas, ou dès que cela peut vexer
quelqu’un, n’a plus que le souffle lorsqu’on l’y invite. Il fait
bon le voir quand on lui dit qu’il sait une jolie chanson, et
qu’on voudrait l’entendre. A cette demande, il est comme
paralysé, il baisse les yeux et tourne la langue, et s’il se décide,
remuant à peine les lèvres, il chante juste comme un cric ; bref,
il minaude et pourquoi ? C’est qu’il a peur de paraître
minauder, c’est que rien ne lui semble plus redoutable d’être
gentil, c’est que sa gloire, son honneur à lui sont de ne l’être
point.
Non seulement il n’est pas niais, mais il n’est point crédule,
il est même sceptique, et se fait plus souvent attraper faute de
croire, que pour avoir cru trop tôt. Il n’est point non plus gobe-
mouche ni facile à mystifier, il en prévoit l’intention, il la
prévient, et il vous aura fait croire son conte avant même que

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vous n’ayez commencé le votre.


Il a un tact infini pour lire dans le cœur, et vous tirer, comme
on dit proverbialement, une carotte. Les ruses diplomatiques,
les moyens de séduction qu’emploie un enfant qui désire
quelque chose seraient dignes d’un nonce du Pape. Que de
calcul dans son innocence, et en même temps que de
persévérance ! il faut être bien habile ou bien ferme de
résolution pour ne pas lui céder ; il ne fouillera pas dans vos
poches, mais il vous amènera doucement à y fouiller et à lui
offrir ce que vous vouliez conserver pour vous, ou donner à
d’autres.
C’est toujours loin des indiscrets dans le tête-à-tête, et après
s’être fait un visage de circonstance, qu’il opère et pousse au
but. Son aïeule est le sujet sur lequel il s’exercera de
préférence, parce qu’il sait que c’est là où la chance est bonne.
Il s’adressera aussi à sa mère, à son père, à sa sœur, à un
étranger pour qui ses parents montrent de la déférence ; il ira se
placer sur se genoux, il aura l’air de vouloir se faire dorloter
comme un pauvre agneau qui ne songe à rien, mais il ne perdra
pas de vue un instant le soin qui l’y amène.
Jamais il ne câline par goût et pour son plaisir, c’est une
gêne qu’il s’impose, il faut qu’il en soit payé. S’il en vient là,
c’est donc toujours par spéculation, c’est un placement dont les
intérêts doivent être acquittés à vue.
Quoiqu’il déteste qu’on rie à ses dépens, il aime à rire à
ceux des autres et en riant sobrement des plaisanteries qu’il ne
fait pas, toujours il s’évertue bruyamment et hautement des
siennes.
Le gamin, malgré ses défauts, a aussi ses vertus ; philosophe
à sa manière, il touche en quelques points aux sages de la
Grèce : Diogène était un gamin à barbe grise et de mauvais
ton ; Démocrite en était un de mauvaise humeur.
Si le gamin de nos jours perd rarement l’occasion de nuire, il
saisira aussi volontiers celle de rendre service. Quand vous

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avez perdu votre chemin, il vous conduira et ne vous égarera


pas si vous avez confiance en lui.
Si votre mouchoir passe, il vous en avertira, et si vous
l’oubliez il vous le rapportera.
Tombez à l’eau, il sera le premier à crier ; au secours ! et si
personne n’arrive, il viendra de toute sa longueur vous tendre la
main.
Il est souvent charitable, il aimera à offrir un sou à un
pauvre, et il n’en a qu’un ; il lui donnera la poire de son goûter,
et il adore les poires ; il n’estime pas moins les confitures, et il
partagera sa tartine avec ses amis, même avant de l’avoir
léchée.
Il est beau joueur, non qu’il ne se rue pas volontiers sur celui
qui le gagne, mais il ne le trichera pas et le paiera toujours
exactement.
Quand il est pris pour arbitre dans un coup douteux, il est
l’équité même. S’il s’agit d’un partage, il ne se donnera pas la
plus grosse part, il sacrifiera même la sienne pour mettre fin
aux réclamations. Souvent son jugement serait digne de
Salomon et mériterait de servir d’exemple à tous les magistrats,
jurés, experts, à toutes les chambres consultatives, à toutes les
commissions d’enquête et d’arbitrage.
Comme le jeune Grec qui se fait dévorer le ventre par un
renard, il sait supporter le mal s’il y croit son honneur intéressé.
Par exemple : il n’aime pas le tabac, il en déteste la fumée, mais
il se complaît à singer l’homme qui fume, il le trouve beau et
grand dans cette position, car sur l’enseigne du cabaret il a vu
un grenadier avec la pipe à la bouche : eh ! bien, il parviendra à
l’imiter au moyen d’un roseau enflammé ou de toute autre
drogue infecte qu’il sucera fièrement, malgré les nausées qu’il
éprouve, et il ne le quittera point qu’il ne lui ait brûlé les lèvres
ou fait rendre son déjeuner.
Le gamin n’est point paresseux, quoiqu’on l’en accuse ; il
n’est jamais à rien faire ; seulement il n’aime pas à faire ce

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qu’on lui commande, et il se plaît beaucoup à faire ce qu’on lui


défend ; en cela, il est peuple et reste peuple.
Véritable type de l’indépendant, le gamin est plus qu’un
Romain, c’est un Spartiate, et il peut d’autant moins souffrir le
despotisme que pour lui le despote est son maître d’école, qui
n’est ni beau ni aimable. IL n’est donc point carliste, point juste
milieu, il est républicain. La liberté est son essence, et lui seul
peut-être la comprend bien.

(Boucher de Perthes, « petit glossaire » 1835)

*
(Les enfants célèbres, texte intégral, 1862)

Chrétien Henri Heinecken

Il y avait à Lubeck un savant professeur d’histoire, nommé


Heinecken : son érudition était immense, et il enseignait avec
un rare talent. Après avoir longtemps désiré un fils, le célèbre
professeur vit enfin tous ses vœux exaucés ; il se promit de
poursuivre avec un zèle infatigable l’éducation de l’enfant que
Dieu accordait à ses prières. Celui-ci n’avait pas encore huit
mois que son père lui avait déjà appris à parler ; pour arriver à
ce résultat extraordinaire, le professeur lui montrait avec soin
chaque objet, il le lui nommait à plusieurs reprises, il lui en
expliquait la nature et les propriétés, il répétait dix ou quinze
fois le même son, articulant chaque mot syllabe par syllabe
jusqu’à ce que le mouvement des lèvres de l’enfant lui eût
démontré que la leçon était sue. Cette première étude fut la plus
longue et la plus difficile ; ensuite les progrès devinrent
prodigieux de rapidité : à un an, le petit Heinecken savait les
principaux événements de l’histoire de l’ancien testament ; à
quatorze mois il avait lu les saints Evangiles, son père lui

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parlait latin et français, et sa mère ne s’adressait à lui qu’en


allemand. Sans effort et pour ainsi dire sans étude, l’enfant
parvint, en même temps, à s’exprimer correctement dans ces
trois langues. Il était né le 17 février 1721, au mois de
septembre de l’année 1723 il pouvait répondre à toutes les
questions sur les principaux événements de l’histoire ancienne
et moderne, et il avait acquis des notions étendues sur la
géographie. C’était de vive voix seulement que son père lui
enseignait toutes ces choses ; pour les lui mieux graver dans la
mémoire, l’ingénieux professeur dessinait sur des cartons
numérotés avec soin les faits historiques auxquels il voulait que
son fils pût répondre ; il suffisait à l’enfant de voir une seule
fois le carton numéroté pour fixer dans son souvenir la date
précise de l’événement et le nom de ceux qui en avaient été les
héros. L’enfant prodige ne tarda pas à voir la célébrité
s’attacher à son nom ; il fut bientôt connu dans les pays
étrangers, on parla de lui dans toutes les cours de l’Europe, et le
roi de Danemark fit appeler avec sa mère, à Copenhague, le
merveilleux enfant.
Heinecken était dans sa quatrième année quand il parut à la
cour de Danemark ; sa contenance fut celle d’un enfant qui est
élevé plutôt avec indulgence qu’avec sévérité ; il n’eut rien de
gêné dans ses mouvements, sa démarche était assurée, et son
sourire enfantin annonçait par sa gaieté vraie qu’on ne faisait
pas subir à son esprit des études au-dessus de la portée de son
intelligence. C’était, chez lui, une nature hâtive et non point une
nature forcée. Il prononça devant le roi un petit discours latin,
qui dura environ dix minutes, et quand il eut fini, comme
chacun témoignait sa surprise et son admiration, le petit
Heinecken, s’adressant alors à la reine et aux princesses, leur
récita en vers français un ingénieux apologue que son père avait
composé pour cette circonstance. Ce fut à qui prendrait l’enfant
sur ses genoux, à qui le comblerait de plus de caresses ; mais le
savant au berceau, se dégageant des bras qui le retenaient,

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courut se jeter dans ceux de sa mère. Celle-ci, qui savait bien ce


que son fils venait solliciter, demanda au roi la permission de
donner à l’enfant à téter à l’enfant. « Comment ! il tette
encore ? dit le roi avec surprise. – C’est tout son bonheur,
répondit madame Heinecken. Aussitôt elle présenta le sein au
petit orateur, qui se mit sans façon, et devant toute la cour, à
pomper le lait maternel. Après un mois de séjour à
Copenhague, la mère et l’enfant se mirent en route pour
retourner à Lubeck. Avec les éloges que l’on devait à son savoir
précoce, le petit Heinecken emporta de la cour de Danemark
une foule de riches présents et une bibliothèque remplie de
livres rares, instructifs et curieux. Lorsqu’il fut de retour à
Lubeck, l’enfant manifesta le désir d’apprendre à écrire, car son
père ne lui enseignait que ce qu’il demandait à apprendre : en
peu de jours il sut écrire. Son père résolut alors de lui faire
commencer des études réglées et suivies, mais, pour cela, il
pensa qu’il était indispensable de sevrer le petit Heinecken.
Lorsque l’enfant apprit qu’on voulait le priver du lait maternel,
il en conçut d’abord un grand chagrin ; mais, comme il était
avant tout fort avide de savoir, il finit par se résigner ;
seulement il pria sa mère de s’éloigner de la maison pour
quelques temps, de peur que, voyant là le sein nourricier, il ne
put s’accoutumer à ces autres aliments qui lui inspiraient une
invincible répugnance. Madame Heinecken partit, mais son
absence ne fut pas de longue durée ; il n’y avait que huit jours
qu’elle s’était éloignée de son fils, quand elle reçut du pauvre
petit une lettre ainsi conçue : « Ma chère maman, je ne peux
vivre que près de toi et par toi ; ce n’est pas le désir
d’apprendre qui me manque, et cependant il faudra que je
renonce à continuer mes études, si, pour acquérir une véritable
instruction, je dois être forcé de me priver de cette bonne et
douce nourriture que je ne puis tenir que de toi. Je sens bien
que je vais tomber sérieusement malade ; ainsi reviens, chère
maman, et reviens bien vite ; si tu tardais trop, je n’aurais plus

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même assez de force pour aller t’attendre sur la route. »


A cette lettre déjà si pressante, le père du pauvre petit en
joignit une autre dans laquelle il se reprochait comme un crime
d’avoir voulu priver son fils de ce qui était son soutien, son
bonheur et sa vie. Il disait à madame Heinecken : « Reviens, si
tu ne veux pas que j’ai des remords éternels. Non, désormais, je
ne tenterai plus de m’opposer aux volontés sacrées de la
nature ; j’ai compris enfin que tout le génie de mon enfant,
c’était au lait de sa mère qu’il le devait ; Dieu veuille que cela
ne m’ait pas été révélé trop tard. »
Madame Heinecken ne se fit pas attendre ; mais, quelque
diligence qu’elle pût mettre dans son retour, elle n’arriva qu’à
peine assez à temps pour voir cet enfant admirable expirer sous
se yeux. Il mourut à l’âge de cinq ans, le front appuyé et les
lèvres collées sur ce sein où il avait puisé sa rare précocité.

(Michel Masson, « Les enfants célèbres -rubrique : les enfants


savants – » 1862)

*
FEMMES

- Les femmes se vantent de n’être pas devinées, et se


plaignent de n’être pas comprises.

(Proverbe japonais)

(Etude sur l’aristocratie, extrait, 1870)

Il est des hommes que la contemplation toute platonique


d’une jambe qui se trahit discrètement dans sa mise en scène de
chaussure délicate, de bas bien blanc et de fines guipures,
servant comme de cadre au tableau, entraîne pendant des heures

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entières à la suite de cette apparition lumineuse. Les dimanches


et les jours de fête, les marches de la Madeleine offrent aux
regards curieux des perspectives bien appréciées d’une quantité
de gens du monde qui viennent là faire leurs respectueuses
observations, auxquelles les femmes les plus pieuses ne
cherchent point à se soustraire.
A moins toutefois qu’elles n’aient la jambe mal faite.
Auquel cas elles font des prodiges de stratégie pour n’en rien
laisser voir. En tout autre cas elles se résignent.
« Il paraît que cela leur fait tant plaisir, et cela nous coûte si
peu ! » disait la belle madame de B…, qui possède une jambe
de Diane chasseresse.
-----------------------------------------------------------
- Une femme du monde est une femme qui sait se mettre
avec une certaine élégance, sans trop d’avance sur les modes
courantes, sachant danser, valser et parler un peu des dernières
pièces en vogue et du prédicateur en réputation.
Une femme du monde doit être notoirement et officiellement
mariée ; le plus possible accompagnée de son mari.
Une femme du monde peut parfaitement s’être vendue à son
mari, ce qui est très accepté. Une liaison est quelquefois tolérée,
pourvu que la chose n’ait pas d’éclat, et que les points ne soient
pas mis sur les i, avec un caractère officiel.
La classification de monde et de demi-monde n’existe que
pour les femmes ; les hommes sont du monde ou n’en sont pas.
Une femme qui appartient notoirement à d’autres que son
mari, et qui le quitte, passe immédiatement au demi-monde ;
elle y reste tant qu’elle choisit et limite ses adorateurs.
Si ce choix ou cette limite n’existe plus, une femme cesse
d’appartenir à un monde quelconque ; elle appartient à tout le
monde.

(Bertall, « la comédie de notre temps », 1870)

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*
(Le beau sexe, extrait, 1887)

Mlle Mathurine était charpentée comme une cage de moulin


à vent. Pas de chair, mais des os énormes, robustes et des bras à
tordre la clef de l’église aussi facilement que le cou d’un
poulet. Les traits, à l’avenant, rappelaient plus les coups de
hache que les coups de canif. Tout cela lui donnait un aspect
solide et masculin, une physionomie de sergent peu commode.
Elle portait une jupe brune bordée de rouge, un corsage de
couleur violette, enfin une coiffe blanche aux ailes retroussées
et nouées sur le crâne, qui lui faisait la tête effarouchée d’une
poule en colère. […]

Mme Bourson, elle, était une femme robuste, boursouflée de


partout comme son mari et qui partout semblait busquée avec
des armatures d’acier ou de baleine. Elle s’empressait, faisant
sous son pas craquer ou gronder le parquet. Sur sa bouche en
croissant renversé descendait un nez crochu, de chaque côté
duquel bombaient deux yeux verts à fleur de tête et fortement
fourrés. Elle avait passé le premier des deux printemps de la
femme, le printemps des roses ; elle était en plein dans le
second, le printemps des couperoses.

(Aimé Giron, « Les trois mages », 1887)

*
(Science-fiction, extrait, 1890)

Notre héros, Mr Synthèse, se réveille après dix mille ans de

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sommeil, victime d’une cryogénisation accidentelle en 1886. Il


s’entretient avec un homme du futur, Ta-Lao-Yé, issu d’un
métissage de chinois et de noir africain, au crâne très
développé et un petit corps, faisant parti d’une race supérieure
de l’évolution, « les cérébraux », en 11886.

- Comment comprenez-vous la famille ? demande Mr


Synthèse, j’ai vu vos enfants à l’école, et j’ai applaudi
sincèrement à vos procédés d’éducation. Et leurs mères… vos
femmes ?
- La situation de la femme, répond Ta-Lao-Yé, est chez
nous depuis longtemps définie. La femme est en tout et pour
tout notre égale. Elle jouit de tous nos droits, de toutes nos
prérogatives et partage, le cas échéant, toutes nos
responsabilités. Je dois vous confesser cependant que cette
unification ne s’est pas opérée sans luttes. L’histoire nous
apprend que jadis, au temps où sous l’influence des causes
multiples qui ont modifié notre race, nos cerveaux
commençaient à prédominer, les femmes plus nerveuses, moins
équilibrées, moins raisonnables, excusez la banalité du mot,
mirent l’humanité en péril. Non contentes d’aspirer à devenir
nos égales, elles prétendaient à la maîtrise complète, à la
domination absolue. Chaque famille devenait un enfer…la vie
intime était en général atroce. Soit que les éléments cérébraux
manquassent de coordination, soit que le système nerveux
exaspéré fût hors de proportion avec l’organisme féminin, soit
pour tout autre motif que nos ancêtres n’ont pu approfondir, les
hommes eurent à passer une période terrible. C’est au point que
les législateurs, à bout d’arguments et de pénalités, décrétèrent
que, dès le bas âge, on tenterait d’empêcher, au moyen d’une
compression méthodique de la boîte crânienne, l’accroissement
de la masse cérébrale chez tous les enfants de sexe féminin.
- Vous alliez faire de toutes vos femmes des microcéphales,
des idiotes.

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- Mieux valait encore des idiotes que les monstres qui


tyrannisaient nos pères, au point de les faire tomber dans la
folie furieuse.
- Comprimer des têtes pour annihiler la pensée, voilà qui est
bien chinois ! interrompit Monsieur Synthèse. Tiens ! à propos,
cette pratique à laquelle je ne puis refuser un brevet
d’originalité, a eu son pendant jadis, avant le grand exode de la
race mongolique. Saviez-vous que vos ancêtres, ces hommes
éminemment pratique, comprimaient, au point de les atrophier
complètement les pieds de leurs filles, qui, de la sorte
demeuraient forcément à la maison.
- Nous le savons, et nos pères ne l’ignoraient pas. C’est
même cette coutume qui, je crois, a suggéré à nos législateurs
l’idée d’arrêter par un moyen analogue l’hypertrophie
cérébrale.
- Et ce moyen héroïque a-t-il au moins réussi ?
- Admirablement ! L’accroissement du cerveau fut arrêté net
chez la femme pendant une période assez longue. Les hommes
profitèrent de ce répit ; ils virent s’accroître d’autant leur
cerveau, vécurent tranquilles et établirent sans conteste leur
domination. Quand ils eurent ainsi pris une avance notable, les
législateurs levèrent l’interdit après plusieurs générations. Les
cerveaux féminins recommencèrent à s’accroître, mais les
hommes, plus avancés, conservèrent leur distance, tout en
dirigeant avec douceur, mais avec fermeté l’esprit de leurs
compagnes. Celles-ci se laissèrent aller sans résistance, elles
furent domptées pour ainsi dire, et quand plus tard elles
arrivèrent au même degré de progression encéphalique, elles ne
différaient plus moralement des hommes qui les avaient
éduquées. Ainsi finit cette révolution sociale qui pouvait
amener non seulement la prédominance de la femme sur
l’homme, mais encore le mise en esclavage, l’abâtardissement
de ce dernier.

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(Louis Boussenard, « Dix mille ans dans un bloc de glace »,


1890)

*
(Poésie, texte intégral, 1893)

Le bain des nymphes

C’est un vallon sauvage abrité de l’Euxin ;


Au-dessus de la source un noir laurier se penche,
Et la nymphe, riant, suspendue à la branche,
Frôle d’un pied craintif l’eau froide du bassin.

Ses compagnes, d’un bond, à l’appel du buccin,


Dans l’onde jaillissante où s’ébat leur chair blanche
Plongent, et de l’écume émergent une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou la rose d’un sein.

Une gaîté divine emplit le grand bois sombre,


Mais deux yeux, brusquement, ont illuminé l’hombre.
Le satyre !... son rire épouvante leurs jeux ;

Elles s’élancent, tel, lorsqu’un corbeau sinistre


Croasse, sur le fleuve éperdument neigeux
S’effarouche le vol des cygnes du Caÿstre.

(Les trophées, Marie-Josée de Hérédia, 1893)

*
(Vieillesse, extrait, 1889)

Sophie-Zélie-Estelle-Clarisse-Virginie le Charron

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d'ormelles (futur Mme Loyseau de Laubespin) était née à


Nantes, le 3 septembre 1788, du mariage de Pierre-François-
Mathieu, avocat au parlement de Paris, et d'Elise-Madeleine-
Charlotte-Duport-Dutertre, sœur de l'avocat littérateur qui
devait en 1790 tenir, grâce aux hasards de la fortune publique,
les sceaux de France en qualité de ministre de la justice et, par
suite des inévitables revers succédant à ce précaire triomphe de
son honnête médiocrité, monter, en août 1793, sur l'échafaud de
la terreur.
Venue au jour pendant la dernière des années qui précédèrent
la Révolution, ces années d'un charme inexprimable d'attente et
d'espérance, ces années de soleil avant l'orage, dont M. de
Talleyrand a dit « que quiconque n'a pas vécu à ce moment, n'a
pas connu la douceur de vivre » , Mme Loyseau avait reçu dans
son visage, son esprit, son caractère, la forte empreinte de ce
temps privilégié, où l'approche du monde nouveau se faisait
sentir à tous par une sorte d'exaltation des imaginations et des
cœurs, où une fièvre généreuse s'était emparée de tous les
cerveaux, où certaines idées, certains mots passionnaient tout
d'un coup les conversations, enivraient les rêveries solitaires,
agitaient les âmes de tressaillements prophétiques.
Un roi honnête homme, chaste, économe, aumônier et
justicier, occupait le trône purifié de Louis XV. Une reine
charmante, vive, gaie, dont la bonté tempérait la majesté qui
parait sa vertu de toutes les grâces, s'y était assise à côté de lui,
mais se plaisait échapper aux magnificences et aux contraires
de la représentation souveraine, pour se promener, en simple
robe de percale ou de mousseline blanche, en chapeau de paille
orné d'un bouquet de fleurs des champs dans les allées de
Trianon, présidant aux jeux de ses enfants ou tenant, sous les
ombrages de ce jardin de palais qui ressemblait à un jardin de
château, un Décaméron familier de courtisans qu'elle traitait en
amis.
Eprise comme elle des mœurs patriarcales, des plaisirs

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champêtres, du bonheur conjugal, des vertus domestiques, des


émotions de la charité de l'humanité comme on disait alors,
l'ancienne société jouissait naïvement de la surprise d'avoir vu
fleurir dans sa corruption comme une suprême fleur
d'innocence. L'amour dans le mariage avait cessé d'être
ridicule. Les femmes ne rougissaient plus d'aimer leur mari et
d'en être aimées. Rousseau leur avait appris à admirer la nature
et leur faisant honte de recourir aux soins suspects de la
nutrition mercenaire, à oser être mères et à allaiter leurs
enfants. On passait six mois de l'année à la campagne, dans les
résidences de villégiature, à lutter d'inventions pittoresques
pour la décoration des jardins à l'anglaise, à donner des fêtes
agrestes, où l'on jouait la comédie, et où l'on couronnait des
rosières. M. de Florian était le romancier à la mode, et l'abbé
Delille le poète en vogue. David commençait à ramener l'art
français aux sources grecques et romaines, et Greuse peignait à
l'honneur de la vie patriarcale l'Accordée de village, la mariée
de village, la bénédiction et la Malédiction paternelle dans des
tableaux fameux, loués par Diderot, admirés par Mercier. On
donnait à ses fils et à ses filles des noms de pastorale, ou des
noms empruntés aux héros, aux héroïnes des romans célèbres
français ou anglais. Pas un exemplaire de Paméla, de Clarisse
Harlowe, D'estelle et Némorin, de la Nouvelle Eloïse lu au bord
de l'eau sous les saules, devant le miroir oublié de la toilette,
sur l'ottomane du boudoir ou la bergère du salon de billard
désert, qui ne portât des traces de larmes. On célébrait avec
attendrissement les vertus du duc de Penthièvre,
personnification auguste de la bienfaisance. L'Académie
française distribuait au talent et à la vertu les prix fondés par M.
de Monthyon. La noblesse fuyait les ennuis et les dangers d'une
cour longtemps profanée par le triomphe des favorites, et que la
reine, bien qu'elle l'eût réhabilitée par sa présence, n'aimait pas
elle-même, lui préférant le cercle intime presidé tour à tour par
la princesse de Lamballe et la duchesse de Polignac. Roederer

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rapporte que l'aristocratie de province, effarouchée par des


scandales effacés mais non oubliés, boudait Versailles, et
répétait en la pratiquant la fière devise des Broglie : « Aimez
vos femmes et vos châteaux. »
c'est à ce moment de pressentiment et d'attente des temps
nouveaux, du règne prochain de la vérité, de la justice, de la
vertu, au moment où M. Necker rendait en public compte au roi
de sa gestion, et faisait entrer pour la première fois la lumière
dans les arcanes de nos finances, au moment où retentissaient
ces mots nouveaux, pleins de choses, de nature, d'humanité, de
philanthropie, de patriotisme, de liberté, d'assemblée des
notables, de réunion des états généraux, qu'était née cette
Sophie-zélie- Clarise-Virginie Le Charron d'Ormelles, dont les
noms disaient assez les admirations paternelles et maternelles
qui s'étaient plu à s'incarner en elle comme dans une vivante
image.
Par sa famille paternelle, par la famille Loyseau où plus-tard
le mariage devait la faire entrer, Virginie Le Charron
d'Ormelles appartenait à cette grande bourgeoisie provinciale
et parisienne, parlementaire et financière, nourrie dans le culte
des vertus du foyer et des plaisirs des champs, dans la pratique
des affaires de droit et de commerce, qui avait donné ses
légistes pour premiers conseillers à la monarchie émancipant
les communes pour s'émanciper elle-même, avec leur aide, des
jougs féodaux, qui avait, tour à tour ligueuse et loyale,
frondeuse et fidèle, rouvert à Henri IV les portes de la capitale
fermée sur Henri III et reçu en triomphe Anne d'Autriche, le
jeune Louis XIV et Mazarin, après les avoir exilés à Saint-
Germain et à Fontainebleau.
Les Le Charron d'Ormelles, comme les Loyseau de
Laubespin, faisaient partie de ces familles, de ces dynasties
bourgeoises, où le désir et l'art de parvenir étaient héréditaires,
qui étaient arrivées, aux deux derniers siècles, à la fortune par
le travail, l'économie, les alliances, à la noblesse même par les

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offices de judicature ou de finance, les charges de cour qui la


donnaient. Ceux qui n'avaient pas obtenu ou qui avaient
dédaigné (il y en avait) les privilèges de l'anoblissement, et
avaient préféré à des titres onéreux autant que flatteurs, car il
fallait les payer, et qui attestaient trop clairement une élévation
récente, une antiquité bourgeoise plus authentique que bien des
antiquités aristocratiques aux parchemins suspects, ne s'étaient
pas trouvés inaccessibles à la vanité de certaines apparences
nobiliaires.
Pendant les dernières années du règne de Louis XIV, les
années de revers et de pénurie, les contrôleurs généraux Le
Pelletier et Desmarets avaient imaginé de battre monnaie en
vendant, au profit du trésor obéré ce qu'ils appelaient des
marottes, c'est-à-dire soit l'anoblissement, soit le privilège, qui
ne le comportait pas, de figurer au registre d'armoiries, dressé
par les d'Hozier ? L'abbé de Choisy, dans ses mémoires, assure
que la vanité des titres ou la fantaisie plus modeste d'un blason
héraldifié selon les règles, avaient fait entrer ainsi plus de cent
millions dans les caisses de l'Etat. Les Le Charron et les
Loyseau cédant à une tentation, le plus souvent féminine, qui
apaisait leurs scrupules avec les prétextes du patriotisme
avaient, comme beaucoup de bourgeois de leur temps, des
armoiries que, pour plus de commodité, d'Hozier leur avait
fabriqué parlantes, c'est-à-dire faites de pièces symboliques,
emblématiques, de figures et de couleurs que suggérait le nom
même.
C'est ainsi que les Le Charron d'Ormelles avaient un
écusson d'argenterie, de linge et de carrosse, où l'on retrouvait
sur champ d'azur trois roue d'argent cloutées d'or en premier
quartier ; et en second un ormeau d'or, planté sur sinople. Et le
Loyseau de Laubespin portaient de même dans le rebus de leurs
armes un vol de cinq oiseaux, alouettes d'or sur champs d'azur,
trois et deux ; et au second quartier une aubépine fleurie
d'argent sur champ de gueules.

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Mais en dépit de ces armoiries de fantaisie et de courtoisie,


qui leur appartenaient bien, puisqu'ils les avaient payées au fisc,
mais qui ne les faisaient titulaires d'aucun droit féodal, pas
même place d'honneur au banc d'oeuvre, les Le Charron
d'Ormelles et les Loyseau de Laubespin étaient demeurés et
bien volontairement, car les occasions ne leur avaient pas
manqué de sortir régulièrement et honorablement de la roture,
des bourgeois comme devant, gros bourgeois sans doute, et de
considération, mais des bourgeois d'idées, de mœurs et de
façons.
Ils n'avaient pas fourni le moindre appoint au chiffre de cent
mille familles nobles qui constituaient l'aristocratie française en
1789, dont plus de la moitié l'étaient en vertu de fonction,
charge ou office, ou d'anoblissement, et dont, sur le surplus,
quinze ou vingt mille familles à peine auraient pu justifier de
noblesse d'origine, de noblesse féodale, c'est-à-dire fondée sur
le fief et remontant au triomphe de l'oligarchie aristocratique
sur l'autorité royale affaiblie entre les mains des derniers
Carlovingiens.
Ils s'étaient justement fait point d'honneur de modestie (et
cette modestie avait sa fierté) de borner leur ambition à
descendre par voie légitime et séculaire de cette bourgeoisie de
légistes conseillers de saint-Louis, de Philippe le Bel et de
Charles V, d'échevins du temps du parloir aux bourgeois et du
livre des métiers, de gens de la ville ou du châtelet du temps
des seize et de la Satyre Ménippé, du temps de la Ligue et de la
Fronde, de cette bourgeoisie libérale et loyale, indépendante et
fidèle qui devait fournir ses meilleurs ministres à Louis XIV et
ses derniers défenseurs à Louis XVI. Il n'y avait pas de place
pour des ridicules à la M. Jourdain, dans ces familles puissantes
et nombreuses comme des dynasties, dont l'histoire est méléé à
l'histoire même de Paris, justement accréditées par des siècles
de travail, de vertu et d'honneur, les Boileau, les La Bruyère,
les L'Huillier, les Langlois, les Miron, les Lecocq, les Cochin,

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les Loyseau, les Le Charron, les Tripier, les Le Franc, les Le


Roux, les Clément, etc... Parvenus sans intrigue, arrivés sans
morgue, ces grands bourgeois n'étaient pas non plus de ces
ambitieux, de ces impatients qui avaient plus d'une fois perdu la
partie de l'avènement politique de leur classe, sous Charles VI,
pendant la Ligue, pendant la Fronde, et devaient la perdre
encore ; qui commirent, en 1789, la faute d'exagérer en
disant : « Le tiers état n'est rien » et bientôt après, la faute plus
grande d'exagérer d'une pire façon en disant : le tiers état doit
être tout.
on retrouvera la plupart des membres, plus sages, plus
patients de cette bourgeoisie-là parmi les électeurs de Paris
auteurs des cahiers, et dont Bailly fut le maire caractéristique,
parmi les conseillers de ce directoire départemental de 1791
que supplanta la commune de 1792, parmi les signataires de la
pétition des dix mille et des trente mille, parmi les gardes
nationaux des sections fidèles, les Filles Saint-Thomas, par
exemple, dont beaucoup expièrent sur l'échafaud le crime de
leur modération, et qui ne ressaisirent l'empire qu'au jour de
vengeance du juste milieu opprimé, à ce coup d'Etat des centres
parlementaires révoltés qui fut le 9 thermidor.
Les Le Charron, les Loyseau étaient de ce groupe des
royalistes libéraux et constitutionnels, auteurs de la devise :
« La Nation, la Loi, le Roi » , que la Révolution emporta
comme une feuille, dans l'orage de ses premiers débordements.
Les Le Charron, notamment, avaient des attaches
traditionnelles d'origine et de séjour d'été dans cette ville de
Mantes, royaliste dans tous les temps, sous les Jacobins comme
sous la Ligue. Aussi Henri IV leur avait-il donné cette devise :
Canes fidèles, d'où le sobriquet de chiens de Mantes. Ces
chiens, sous la Révolution, ne se battirent pas trop entre eux. Le
règne de la terreur fut assez débonnaire et anodin à Mantes,
moins innocent et inoffensif pourtant là qu'à quelques lieues de
là, à Meulan, la petite cité rivale. Il résulte, en effet, de son

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histoire, récemment écrite par M. Ernest Rosières, que la


Révolution n'eut à Meulan ni héros, ni martyrs, ni proscrits, ni
prison, ni échafaud. Elle n'y fut célébrée que par des fêtes, et
n'y fut pas souillée d'une seule goutte de sang.
Mme Loyseau de Laubespin était nettement marquée,
physiquement et moralement, des caractères de cette forte,
souple, fine race de la grande bourgeoisie dont nous venons
d'esquisser la physionomie historique.
A la considérer dans sa robe de Lampas violet, colletée,
poignettée, échelonnée de précieuses dentelles en point
d'Argentan, tenant d'une main, comme un sceptre gracieux,
l'éventail aux ailes d'ivoire et de plume mi-déployées, retenant,
de l'autre, sur ses genoux, le sac de velours noir bordé de
Chantilly qui contenait son mouchoir brodé, ses gants et sa
tabatière d'or ; sa tête à la couronne de cheveux blancs, dont les
boucles caressaient des joues sans rides, mais d'un incarnat un
peu pâli, se détachant toujours droite, en dépit de tant d'orages
sous lesquels elle avait plié sans rompre, et ressortant avec un
singulier relief sur le double fond du dossier de son fauteuil et
des grands rideaux de velours, œuvre et présent de ses filles,
qui y avaient semé, en broderie au plumetis, des trophées
d'armes, d'instruments ou de fleurs, alternant avec les écussons
des villes natales ou familières et les blasons de famille ; à la
considérer ainsi posée dans une attitude à la fois naturelle et
typique, avec son air de grande dame du tiers, de marquise
bourgeoise, on se rappelait le portrait si caractéristique de
Bertin l'ancien, par Ingres. On se disait qu'il y avait là aussi,
l'image d'une époque, d'une race, d'un monde, que si le
fondateur du Journal des Débats (qui va célébrer aussi son
centenaire, comme le Moniteur, gazette nationale de 1789),
avec sa tête léonine, son regard profond, son masque antique,
ses poings fermés, appuyés sur ses genoux, incarne et
personnifie bien en lui la bourgeoisie intelligente, régnant
politiquement par la raison et l'éloquence, socialement par la

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fortune et la politesse, Mme Loyseau de Laubespin méritait


d'être regardée, à côté de cette image virile et civile d'une classe
à l'apogée de son influence, comme l'image féminine et
mondaine de cette même classe, triomphant non plus à la
tribune et dans la presse, mais au foyer et dans le salon par la
beauté, l'esprit et la vertu, et achevant par l'attrait irrésistible de
la grâce la conquête de ceux qui se disputaient à l'ascendant un
peu impérieux de la force, si bien exprimé par les mâles
rudesses du visage du grand ancêtre des Bertin.
Cette grâce, plus belle encore que la beauté, qui animait le
visage de Mme Loyseau d'un sourire à la fois physique et
moral, respirant la double santé, la double joie du corps et de
l'âme, formait le caractère distinctif de sa physionomie à ce
point que, quoiqu'elle eût été belle à partager avec les Tallien,
les Récamier, les Hamelin, les Regnault de Saint-Jean
D'Angely la palme de la beauté, on trouvait qu'elle avait dû être
surtout jolie, c'est-à-dire plus agréable encore par le charme et
l'harmonie des traits que par leur régularité. Elle n'y contredisait
point, se contentant de son lot, disant que la beauté doit avoir sa
modestie comme la vertu, et que les laides seules ont le droit
d'être coquettes. Et encore, ajoutait-elle, le plus habile et le plus
sûr consiste-t-il à ne l'être pas. S'offrir ainsi, même en tout bien
tout honneur, expose au double danger de refuser ou d'être
refusée, et provoquer l'admiration, c'est aussi provoquer la
critique. Mme Loyseau n'était donc pas coquette et ne
permettait qu'on citât devant elle que pour en sourire, sans se
croire obligée d'en rougir, les madrigaux galants dont elle avait
été l'objet dans sa jeunesse. Elle préférait rappeler, non peut-
être sans une pointe de malice ou même de vanité (qui sait ? Le
diable est si fin et l'amour-propre a tant de replis!) ces modèles
du genre, sans fadeur du moins s'ils ne sont pas sans hyperbole,
écrits par les poètes en hommage à des beautés illustres, avec
lesquelles elle n'admettait pas la lutte, mais permettait sans
doute la comparaison.

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C'était par exemple, le quatrain fait pour la duchesse de la


Vallière (non la première, mais la seconde) et placé au bas de
son portrait :

La nature, prudente et sage,


Force le Temps à respecter
Un si parfait ouvrage
Qu'elle ne peut le répéter.

C'était encore le quatrain adressé par Mme d'Houdelot à la


marquise du Deffand :

Le temps a toujours respect


Le plaisir fixé sur ses traces ;
Son esprit conserve les grâces
Qu'avait autrefois sa beauté.

Il ne lui déplaisait pas non plus d'entendre citer les jolis vers
de Demoustier qui auraient pu lui être adressés :

On est vieux à vingt ans, si l'on cesse de plaire


Et qui plaît à cent ans meurt sans avoir vieilli.

Il y avait plus que des restes dans ce qui demeurait à Mme


Loyseau de ses anciens charmes. Le temps n'avait pas eu pour
elle de ces irréparables outrages qu'il est toujours téméraire de
chercher à réparer. Elle n'avait jamais usé de rouge, de
mouches, de lotions, de cosmétiques. L'eau fraîche, disait-elle,
suffit à entretenir frais les teints capables de le demeurer.
Grande, svelte encore, n'ayant d'embonpoint que celui qu'il
faut pour ouater les formes et modeler les contours, la taille
élégante, les épaules toujours belles, la main admirable, le col
de cygne portant gracieusement la tête où la neige de l'âge était
si légère, si gaie, qu'elle ressemblait au nuage de poudre des

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anciennes élégances, sa lèvre ouvrant sa pourpre à peine fanée


sur des dents d'un émail toujours pur, les yeux d'un gris doux et
fin si bien taillés qu'on oubliait qu'ils étaient un peu petits, la
mine tour à tour joyeuse ou tendre, comme dit l'abbé de Choisy,
Mme Loyseau, presque séculaire, pouvait considérer sans trop
de désavantage son portrait à vingt-deux ans, peint par Gérard,
placé au-dessus du petit bonheur du jour, en bois de rose avec
cuivres ciselés de Riesener, que surmontait le buste de feu son
mari sculpté par Houdon, un autre illustre longéviste, puisqu'il
n'est mort qu'à quatre-vingt-huit ans.
Aussi est-ce avec fierté dont l'enjouement se nuançait à peine
de mélancolie que, par une formule qui achève de la peindre, ne
comptant ses années que par ses printemps, elle murmurait,
mêlant le sourire au soupir : « Savez-vous bien que j'aurai cent
ans cette année aux dernières roses ? »

(M. de Lescure, ォ Les deux France 1789-1889 サ, 1889)

*
(Nouvelle, texte intégral, 1886)

Les renseignements

Cora répète tous les jours l’opéra qui sera une des attractions
de l’hiver. Elle a donc moins de temps à donner à ses amis, et
ses audiences sont à peu près suspendues. Pourtant le prince
Valberg a pu, ces derniers jours, lui demander un service :
- Voici, me chère Cora, ce dont il s’agit : Mlle Nelly
Donneau-Martin, la fille du ministre, veut absolument avoir
votre avis sur son talent de cantatrice ?
- Vous savez bien que je ne donne pas de leçon, mon cher.
- parfaitement, c’est une simple audition qu’on vous
demande. Cette jeune fille a passé son baccalauréat ès lettres,

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prépare son baccalauréat ès sciences. Elle mène le ministre, le


ministère, avec lesquels je suis en affaires en ce moment. C’est
donc à moi que vous rendrez service. Mlle Donneau-Martin est
assez spirituelle pour se méfier des applaudissements des
clients de son père. Elle veut savoir à quoi s’en tenir sur sa
valeur musicale ; elle s’adresse à vous, cela est flatteur. Elle sait
la vieille intimité qui nous lie, et hier, après dinner, elle m’a
pris à part pour ourdir ce complot secret. On ignorera sa
fantaisie ; elle sort seule en voiture. Elle vous demande un
rendez-vous que vous n’ayez aucune raison de refuser.
J’ajouterai même qu’il vous amusera. Nelly est une des
épreuves réussies de la jeune fille moderne. Parions que vous
lui rendrez peut-être sa visite ? D’ailleurs Nelly est une bonne
connaissance à faire, elle est toute-puissante dans le
gouvernement ; votre vie si agitée, peut, d’un moment à l’autre,
avoir besoin d’elle. C’est compris, n’est-ce-pas ? Quand
voulez-vous qu’elle frappe chez vous pour cette mystérieuse
équipée ?

II

La curiosité de Cora Balbiani fut éveillée et le lendemain le


coupé noir de Mlle Donneau-Martin s’arrêta devant l’hôtel dfe
la granade cantatrice.
On introduisit Nelly dans un des petits salons du rez-de-
chaussée ; un feu pétillant brûlait ; sur les portes, de grands
rideaux de velours cramoisi encadrant les écussons donnés à
Cora par les villes et les particuliers qu’elle a ensorcelés ; sur la
glace, au-dessus de la cheminée, son tout petit portrait rond aux
tons pâles qui, sur cette glace, fait l’effet d’une lune blanche sur
un ciel d’acier ; placé à l’angle de le pièce, un piano droit,
habillé de satin broché et qui a l’air d’un gros desservant en
chasuble. Au coin de la cheminée, un divan, drappé d’étoffe
indienne à rayures métalliques et sur lequel une douzaine au

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moins de coussins, où sont brodés des animaux réels et


fantastiques, sorte de ménagerie étincelante qui soutient, cale,
délasse les habitués du divan ; à terre, des paniers japonais
remplis de fleurs, et, çà et là, sur le tapis sombre où courent des
carpettes de cachemire, des animaux étranges coulés dans ce
bronze couleur vieil or qui nous vient du même pays.
Les deux femmes furent vite en présence. Cora a mis une
robe de pékin blanc à traîne immense, dont le corsage garni de
vieille guipure et de nœuds de satin à moitié sous une petite
veste de velours bleu que bordent des queues de renard noir.
Ses cheveux cuivre-rouge sont tirés de façon à laisser voir les
contours purs de son visage et de son cou. Mlle Donneau-
Martin porte un de ces costumes négligés, qui, peut-être, sont
ceux qui lui vont le mieux ; une jupe de lainage écossais drapée
de vigogne vert-bouteille ; un habit de drap du même vert
s’ouvrant sur un gilet de drap blanc ; une large ceinture de
moire grenat serrant ses hanches de la forme la plus hardie et
soulignant la finesse du tour de taille. Ses cheveux bruns, dont
les mèches descendent sur les yeux, sont nattés derrrière et
tournés négligeamment sous un chapeau de feutre ombragé de
plumes de coq.
Cora se crut obligée de balbutier une phrase sur l’honneur de
cette visite… Nelly l’interrompit…
- c’est gentil à vous d’avoir consenti. Il est toujours ennuyeux
d’être dérangée. Je vous connais par le prince ; vous avez de la
chance d’être encore bien ensemble. C’est un crampon, pas
vrai ? Heureusement que ses occupations vous l’enlèvent
souvent. L’inconstance des hommes ; quelle bonne farce, hein !
C’est-à-dire qu’on ne peut pas s’en débarrasser…
La physionomie de Cora exprimait quelque étonnement ;
Nelly continua :
- Pour que nous soyons vite en pays de connaissance, je vais
vous mettre au courant ; J’ai passé des examens brillants, les
lettres m’amusent ; j’ai à peu près tout lu, j’ai une mémoire

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prodigieuse ; Gambetta m’a fait subir des colles dont il a été


épaté ; je sais le latin presque aussi bien que Mme Dacier ;
maintenant je suis aux sciences ; je fait des mathématiques à
mort, c’est Freycinet qui m’interroge et mon père, quand il a le
temps ; je suis la fille du nouveau programme.
- Je vous admire d’avoir pu avec tout cela travailler aussi la
musique, dit Cora pour ramener le nouveau produit au but de
leur rendez-vous.
- Ah ! j’ai encore beaucoup à apprendre et je vais être
dérangée ces temps-ci dans mes études ; je me marie !
- Ah ! le prince ne m’avait pas dit cela, et c’est à cette
occasion que vous voulez probablement avoir quelques
morceaux dans la voix ?
- Non, c’est indifférent ; j’ai deux millions de dot et mon mari
sera nommé sous-secrétaire d’Etat ; vous comprenez que je puis
chanter absolument comme je veux.
- Oui, mais aimant la perfection en toutes choses, vous voulez
charmer autant par les oreilles que par les yeux ! Eh bien, je
vous écoute.
Cora ouvrit le piano et invita Nelly à s’en approcher.
- Qu’allez-vous me faire entendre ? Faut-il vous
accompagner ?
- Nous chanterons si vous en avez le temps, tout à l’heure ;
mais ce n’est point pour cela que je suis venue. C’était un
prétexte, car je ne veux que personne sache le sujet de notre
entretien.
Cora, très intriguée, reprit place sur le divan à côté de la fille
du ministre des nouvelles couches .

III

Que pouvait-elle lui vouloir ? Mlle Donneau-Martin était


calme et enjouée ; il ne s’agissait donc point d’une chose
grave :

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- Mon père, dit-elle, me donne le choix entre deux partis qui


lui conviennent également ; les notaires se sont entendus ; on a
les meilleurs renseignements ; les deux futurs sont de l’étoffe
dont on fait les premiers rôles…
Cora écoutait, mais ne comprenait pas le but de ces
confidences :
- Eh bien, je me déciderai quand vous aurez répondu aux
questions que je vais vous adresser. Que me fait la fortune, le
notoriété de mon mari ? absolument rien. J’ai deviné tout ce
qu’il y a dans la vie conjugale ; je veux donc choisir celui qui
saura me la rendre agréable.
Cora écoutait, sans perdre un mot, cette fille de dix-huit ans
qui se livrait à une aussi étrange enquête.
Elle la supposa moins novice et dit dans le langage de son
monde des planches :
- Ah ! ça ! bien vrai, vous n’avez connu aucun homme ?
- Non, mais en ménage on vit bien près l’un de l’autre. Je
veux savoir la peine et le plaisir qui peuvent en résulter. Vous
connaissez intimement les partis en question ; l’un et l’autre
vous ont aimée… Dites-moi celui qu’il faut prendre : Verdon
ou d’Hérissart ?
- Le petit Verdon, le fils du richissime fabricant d’eaux-de-
vie ? D’Hérissart qui été ministre à Berne ? s’écria Cora.
- Précisément.
Cora, stupéfaite, arrêta ses yeux clairs et durs sur la fille selon
le nouveau programme. Ainsi, il s’agissait de deux amants
d’hier ; quelle comédie venait-elle jouer chez une comédienne ?
Cora reprit de sa voix la plus caressante.
- Eh bien ! voyons ! que voulez-vous savoir ? Verdon a
vraiment beaucoup d’esprit…
- Je n’y tiens pas ; le gouvernement abonde de gens d’esprit,
et si vous saviez comme ils sont ennuyeux. M. d’Hérissart se
baigne-t-il tous les matins à l’eau froide ?
- Lui, mais il a des rhumatismes. Verdon n’y manque pas, par

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exemple…
- Il me semble que Verdon est sujet à la migraine ; il s’en est
plaint aux courses un jour.
- Vous devez vous tromper, il a une santé de fer.
- D’Hérissart est-il bon marcheur ? Valse-t-il sans transpirer ?
Monte-t-il les escaliers très vite sans être essoufflé ?
- Mais d’Hérissart a un commencement de maladie de la
moelle épinière ; vous n’avez pas remarqué comme ses
mouvements sont saccadés ?
- L’appétit est-il régulier ?
- Des plus réguliers chez Verdon. Quant à ce pauvre
d’Hérissart, sans son régime sévère, nous ne l’aurions plus.
- Verdon a la poitrine mopins large.
- Erreur ; c’est la forme des jaquettes qui vous trompe.

IV

Où s’arrêterait l’enquête ?...


Quel serait le terme de la curiosité de cette innocente de
l’Université ?
La fille du ministre se rapprocha de Cora ; on allait entrer
dans des détails plus intimes :
- Maintenant, dites-moi, là, franchement : ces messieurs
ronflent-ils ?
- D’Hérissart, autant qu’une locomotive ; l’autre, jamais.
- Sont-ils sujets à des cauchemars ?
- D’Hérissart en a d’affreux où il frappe tout ce qui est autour
de lui. Verdon a le sommeil d’un enfant.
- L’œil est-il net au réveil ?
- ceux de Verdon sont sains. D’Hérissart a quelque difficulté
à les ouvrir.
- Pas de crampes ni de tics, j’espère ?
- D’Hérissart est obligé de se frictionner souvent et cache une

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brosse de flanelle sous ma courte-pointe de cygne.


Les deux femmes s’abandonnèrent à un accès de gaieté.
- Vous êtes véritablement une très bonne fille, et je serai
charmée de reconnaître le service que vous me rendez.
Maintenant je veux vous demander quelques détails auxquels
j’attache une grande importance : le moindre bobo, le plus petit
bouton, me sont odieux.
- Alors il est bien heureux que nous nous soyons vues ;
d’Hérissart a toujours de petites végétations qui aboutissent
régulièrement deux ou trois fois l’an à des clous, des furoncles,
voire même des anthrax.
- Maintenant, confessez-moi leurs tares ; ont-ils des
exostoses ? Voyons, continuez à être aussi gentille ; je vous en
saurai un gré infini.
- Qu’entendez-vous par cela ?
- Ah ! j’oubliais, vous n’étudiez pas l’anatomie comme moi,
il s’agit de tumeurs osseuses ; il y en a de traumatiques, de
scrofuleuses, d’éburnées…
- Compris, d’Hérissart en a plusieurs.
- Pas apparence de varices, j’espère ?
- D’Hérissart est une carte de géographie.
- La voix est-elle claire au réveil ?
- Verdon pourrait chanter. D’Hérissart n’est nullement maître
de son organe ; il y a gêne, embarras…
- Les marques de vaccine sont-elles apparentes d’une manière
désagréable ?
- Celles de Verdon sont très gentilles et son bras gras et
blanc, celles de d’Hérissart sont attristantes, elles ont l’air de
brûlures…
- Les ongles des pieds sont-ils bien formés, suffisamment
durs ?
- Pas chez d’Hérissart.
- Ah ! mollesse et opacité de la corne ; c’est fort grave.

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Ici, Mlle Donneau-Martin devint plus séduisante encore :


- Quel service vous me rendez ! du reste, j’ai été chamé
quand j’ai appris que mon sort était entre vos mains. Je vous
sais depuis longtemps fort experte dans la connaissance des
hommes ; je vous ai si souvent applaudie que je me figure que
nous nous connaissons. Pourquoi voudriez-vous me tromper ?
J’ai confiance et je continue.
- A quoi bon, en effet ? répondit Cora, en laissant sa main
froide et un peu tremblante dans les mains fermes de Nelly.
- Je termine donc en toute sécurité ; mais ce qui reste à dire
est le plus important : dites-moi ce que vous pensez d’eux
comme amants ? Lequel est le plus tendre ? L’amour se
compose de beaucoup de choses ; je veux n’être ni flouée ni
fatiguée. J’ai remarqué que le mariage est une épreuve qui nous
embellit beaucoup ou nous étiole ; or je suis gentille, à ce qu’on
dit, et je sens que je puis devenir tout à fait bien, si je tombe sur
un avisé ; donc supposez qu’il s’agit de marier votre sœur et
prononcez ?...
- Sans aucune hésitation : prenez Verdon. Vous aurez un mari
vraiment complet.
- Décidément, alors nous écartons d’Hérissart ?
La voix de Cora tremblait de colère.
- D’Hérissart ne répondrait à aucune des justes exigences que
vous m’avez confiées. C’est un homme à moitié usé déjà, qui a
abusé des femmes et de tout… Il ne lui reste que l’incalifiable
aplomb qui l’a poussé à se mettre sur les rangs ; heureusement
que votre bonne étoile vous a guidée vers moi…
- Croyez que je ne serai pas ingrate, fit Nelly en se levant
pour partir ; je vous ai occupé longtemps. Il est trop tard pour
chanter ; cela sera pour une autre fois.
- Je vous rappellerai votre promesse.
- A mon retour, car je partirai aussitôt après mon mariage.

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- je vais écrire à Verdon pour le complimenter, fit Cora pour


clore la séance.
Nelly se dirigea vers la porte, mais avant de la franchir :
- N’en faites rien, cela lui crèverait le cœur ; j’hésitais
encore ; mais après cette conversation, c’est bien décidément
D’Hérissart que j’épouse. Je l’ai vu d’assez près à Houlgate
pour juger que vous ne m’avez pas dit la vérité ; j’en conclus
que vous tenez à le garder, ce qui prouve qu’il est bon à
prendre.

Le lendemain matin, la fille du ministre a envoyé à Cora


Balbiani un magnifique vase de la manufacture de Sèvres, en
remercîment du service qu’elle lui avait rendu.

(Ange Bénigne, « Femmes et maîtresses », 1886)

*
(Nouvelle dialoguée, texte intégral, 1896)

Bonnes petites amies

Jeanne Lemarquis, 18 ans


Pauline Bresseuil, 20 ans
Françoise de Cyran, 20 ans
Mme Chainon, la coiffeuse

Chez les Bresseuil, six heures du soir. Au milieu d’un vaste


cabinet de toilette où on se voit de tous côtés et dans tous les
sens,tant il y a de glaces, Jeanne coiffée à l’Ophélie, les
cheveux épars entremêlés de fleurs, parle et gesticule avec
animation. Mme Chaînon achève de poudrer Pauline pour le
dîner de « têtes » qui a lieu à la maison. Pauline est coiffée fin
Louis XVI.

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JEANNE : - Je te dis que c’est la vérité. Torigny, le petit


Torigny, le beau, le seul, épouse Françoise, notre amie
Françoise de Cyran.
PAULINE : - Mais non.
JEANNE : - Est-ce drôle que tu ne veuilles pas me croire ?
PAULINE : - Tu me fais rire.
Mme CHAINON : - Si vous bougez comme ça, mademoiselle,
je vais vous rater vos bouclettes.
JEANNE : - Puisque je te dis que je le sais, par mon cousin,
qui est l’ami intime de Torigny. C’est un mariage fait, archifait.
PAULINE : - Refait.
JEANNE : - Ecoute-moi donc au lieu de chercher à être
spirituelle. Il lui a même donné sa bague. Tu vois si c’est
avancé ? Un rubis gros comme mon poing, ma chère !
PAULINE : - Seulement ? ton poing n’est pas énorme !
JEANNE : - Non, pas comme poing ; mais comme rubis je le
trouverais d’une fameuse dimension !
PAULINE : - Eh bien ! que veux-tu que je te réponde ? Tant
pis si c’est vrai.
JEANNE : - Tant pis pour qui, à ton idée ?
PAULINE : - Pour tout les deux.
JEANNE : - Juste ce que je pensais. Et c’est pour ça que je suis
d’une colère !
PAULINE : - Tu es bien bonne. Qu’est-ce que cela peut te faire
que Torigny se marie ? Tu en avais envie ?
JEANNE : - Moi ? Ah ! grands dieux, non, tu es folle ? Ah çà !
où as-tu la tête ?
PAULINE : - Dame ! Tout à l’heure à la façon dont tu disais :
le beau Torigny !
Mme CHAINON : - Et mademoiselle n’est pas la seule. Bien
des dames que je coiffe ne parlent pas de lui en d’autres termes.
Ah ! J’en connais de mes clientes qui vont bisquer en apprenant
ce mariage.

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PAULINE : - Ça les regardent. Moi, je ne le trouve pas beau,


ce jeune seigneur. Loin de là.
JEANNE : - Ni moi. C’est par ironie ce que j’en disais.
D’abord, il est petit.
PAULINE : - De taille moyenne.
JEANNE : - Enfin, ni petit ni grand. On ne sait même pas. J’ai
horreur de ça. Pour moi il faut qu’on soit tout l’un ou tout
l’autre.
PAULINE : - Don Quichotte ou Tom Pouce ?
JEANNE : - Mais oui, et puis il a de la barbe.
PAULINE : - C’est ce qu’il a de mieux. Elle est frisottée, elle
est tout plein gentille, la barbe à Torigny. Du vrai astrakan de
manchon.
JEANNE : - Du crin de fauteuil. Tu sais ce qu’on prétend ?
PAULINE : - Non. Dis vite.
JEANNE : - Qu’il y met des bigoudis, avant de se coucher.
PAULINE : - Oh ! ça doit être charmant. Le soir de noces,
Françoise aura là un beau petit coup d’œil.
Mme CHAINON : - Ces demoiselles sont terribles.
PAULINE : - Par exemple, il danse à ravir.
JEANNE : - Pas mal. Mais il s’écoute trop valser, il s’éternise,
il danse trop mou, trop rond, trop sucré. J’aime mieux
quelqu’un de moins parfait, mais plus nerveux.
PAULINE : - Le fait est qu’avec son auréole de conducteur de
cotillon, il paraît souvent un peu ridicule.
JEANNE : - Dis qu’il est daim.
PAULINE : - Jeanne !
Mme CHAINON : - Oh ! mademoiselle ! Une jeune personne
si bien élevée !
JEANNE : - Quoi ! C’est un vilain mot ? Ca a un sens
malpropre ?
PAULINE : - Non. Mais…
Mme CHAINON : - Ce n’est guère comme il faut.
JEANNE : - Mon frère l’emploie tout le temps.

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Mme CHAINON : - Monsieur votre frère est un homme,


d’abord, et puis un militaire.
JEANNE : - On leur en demande moins. Compris. Je retire
daim. Cette pauvre Françoise n’en sera pas plus heureuse, allez.
C’est égal, s’enchaîner pour un rubis, non, ça n’est pas payé.
PAULINE : - A vrai dire, je ne les vois guère mariés.
JEANNE : - Ils n’ont rien de commun, ma chère, aucun goût,
rien. Ah ! elle ne s’amusera pas tous les jours !
PAULINE : - Sans compter qu’il pourrait bien la battre ?
JEANNE : - Tu m’ouvre des horizons… Il la battra. Pour sûr, il
la cognera.
PAULINE : - Il est très violent. Sale nature au fond. Egoïste,
sournois, toujours replié sur lui-même. C’est un petit monsieur
noir et lustré. Il a la nature de sa barbe, tiens.
JEANNE : - Tu as mis le mot dessus. Pauvre Françoise ! Si on
la prévenait tout de même ?
PAULINE : - C’est bien délicat.
JEANNE : - Oui, tu as raison. Si elle doit souffrir, il vaut
mieux, même dans son intérêt, ne pas l’en empêcher.
PAULINE : - Elle s’apercevra bien assez tôt qu’elle a fait une
bêtise. A quoi bon lui dire avant ?
Mme CHAINON : - Ces demoiselles agissent très sagement. Il
ne faut jamais mettre le doigt entre le mariage et l’écorce. Là,
voilà notre coiffure qui commence déjà à chanter ? (Elle lui
tend un miroir à main.)
JEANNE : - Veux-tu que je t’apprenne encore quelque chose
sur Torigny ?
PAULINE : - Oui, pendant que nous y sommes.
JEANNE : - Eh bien ! il a des fausses dents.
PAULINE : - Pas toutes ?
JEANNE : - Non. Huit ou dix. Celles qui se voient. Les plus
étincelantes.
PAULINE : - Oh !
JEANNE : - Et il paraît qu’il porte un corset pour lui tenir la

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taille, parce que sans ça elle tomberait, elle s’affalerait. Tu n’as


donc jamais remarqué son dos ?
PAULINE : - Non. Je ne regarde pas le dos des messieurs.
JEANNE : - Tu as tort. Ils regardent bien le nôtre. Il est
mamelonné, son cher petit dos. Avant deux ans, cet enfant sera
bossu. Un de nos plus jolis voûtés.
Mme CHAINON : - Mademoiselle Jeanne exagère. Des gens
qui l’entendraient croiraient d’abord qu’elle est méchante et
ensuite qu’elle dit tout ça par dépit.
JEANNE : - Dépit de quoi ?
Mme CHAINON : - De voir Torigny se marier…
JEANNE : - Ah ! Elle est bonne ! Vous en avez de verdâtres,
vous savez !
Mme CHAINON, rectifiant : - …Ou plutôt Françoise de Cyran
se marier.
PAULINE, pincée : - C’est vrai que Françoise est notre cadette
à toutes les deux. Elle aurait bien pu attendre que nous fussions
casées.
JEANNE : - Qu’est-ce que ça prouve ? Qu’elle n’est pas
difficile et qu’elle se jette à la bouche du premier venu, voilà
tout. Si vous croyez que ça me fait quelque chose que Françoise
se marie et qu’elle épouse tous les Torigny de la terre, vous
vous mettez votre fer à friser dans l’œil, ma bonne madame
Chaînon ?
PAULINE : - Et à moi donc ! Ce que je m’en moque !
JEANNE : - Tout ce que nous en disons, c’est uniquement par
intérêt pour Françoise qui est une bonne amie à nous.
PAULINE : - Elle va faire une boulette et ça nous attriste. Il ne
faut pas chercher plus loin.
JEANNE : - Mais non. Et, en attendant, elle ne s’amène pas
vite, Françoise.
Mme CHAINON : - Elle est du dîner ?
PAULINE : - sans doute. Qui est-ce qui serait invité si elle ne
l’était pas ?

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Mme CHAINON : - Quelle tête va-t-elle avoir ?


JEANNE : - Oh ! satisfaite et enchantée, parbleu !
Mme CHAINON : - Vous n’y êtes pas. Je veux dire quelle tête
arrangement ?
PAULINE : - Paysanne napolitaine.
JEANNE : - Bien banal.
PAULINE : - C’est ce qui lui va le mieux. (Bruit à la porte. On
frappe). Entrez.
FRANÇOISE DE CYRAN, faisant irruption toute joyeuse : -
C’est moi. Bonjour, bonsoir. Oh ! Que vous êtes belles !
Comment ça va depuis avant-hier ,
PAULINE : - Toujours pareil. Et toi ?
FRANÇOISE : - Moi , Mais…
JEANNE : - Tu peux t’expliquer devant Mme Chaînon, la
première coiffeuse de Paris. Le tombeau des secrets.
Mme CHAINON, aimable : - Mademoiselle… (Elle sourit à
Françoise).
JEANNE : - Dis-nous donc tes joies de fiancée. Raconte tes
nouveaux bouquets, tes cadeaux ? Hein, tu es heureuse ? Tu
n’en peux plus de joie ? Tant mieux pour toi, va ! Profites-en.
PAULINE : - Oui, c’est ce que nous disions : « Cette chère
Françoise ! Ça n’est pas trop qu’il lui arrive du bonheur, parce
qu’elle le mérite ! »
JEANNE : - Nous t’aimons bien, tu sais.
PAULINE : - Aussi ne te gêne pas, ma fille… Etale ton amour,
rayonne sans pudeur. Torigny est un des plus chics hommes
qu’il y ait sur le marché de Paris en ce moment, et tu as fichtre
joliment raison d’être fière.
Mme CHAINON, avec malice : - Il y en a plus d’une qui vous
envie, allez, mademoiselle.
PAULINE : - Ce n’est pas nous. Mais Mme Chaînon a raison.
FRANÇOISE : - Ah ça ! avez-vous fini de m’ahurir , Là. Eh
bien, maintenant, regardez-moi en face. Est-ce que j’ai l’air
content ?

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PAULINE : - Plus que content. Transporté.


JEANNE : - Tu es radieuse.
FRANÇOISE : - Et savez-vous pourquoi ? C’est parce que tout
est rompu.
PAULINE : - Hein ?
JEANNE : - Tu dis ?
FRANÇOISE : - Tout est rompu, à l’eau.
JEANNE : - Tu n’épouses plus ?
FRANÇOISE : - Non.
PAULINE : - Mais ta bague ?
JEANNE : - Le rubis ?
FRANÇOISE : - Rendu. D’hier au soir.
JEANNE, triste : - Oh ! ma pauvre mignonne !
PAULINE, abattue : Qu’est-ce que tu nous apprends là !
JEANNE : - Au fond, ça doit te faire quelque chose au cœur.
FRANÇOISE : - Rien du tout.
PAULINE : - On dit ça. Mais tu es triste intérieurement, et
c’est bien naturel.
FRANÇOISE : - Mais non, encore une fois.
JEANNE : - Tu l’adorais.
FRANÇOISE : - Pas encore.
JEANNE : - Tant pis. Il le méritait.
PAULINE : - Tu ne décrochera pas de sitôt un pareil parti.
JEANNE : - Où tout se trouvait réuni.
PAULINE : - Le physique.
JEANNE : - Le moral.
PAULINE : - L’intelligence.
JEANNE : - Le cœur.
PAULINE : - Le rang.
JEANNE : - La fortune.
PAULINE : - Tout.
FRANÇOISE, éclatant : - Vous m’embêtez !
PAULINE : - Tu vois, tu nous injuries. La preuve que tu es
vexée.

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JEANNE : - Moi, je t’excuse. A la place, je serais archi-


humiliée.
FRANÇOISE : - De quoi ? De quoi ?
JEANNE : - Mais, dame, d’être plaquée ainsi, à la veille de la
signature.
FRANÇOISE : - C’est moi qui l’ai retapé, sotte. C’est moi qui
l’ai envoyé balader. Ah çà ! pour qui me prenez-vous donc
toutes les deux ?
JEANNE : - En ce cas, je ne comprends plus.
PAULINE : - Nous donnons notre langue.
FRANÇOISE : - C’est tout simple. Il a cessé de me plaire, j’ai
senti qu’il ne serait jamais obéissant et je l’ai remercié sans
balancer. De telle sorte que s’il vous tente à présent…
JEANNE : - Oh ! ma chère !
PAULINE : - Tu vas un peu loin.
FRANÇOISE : - Puisque vous le trouvez si parfait, si supérieur,
eh bien, vous pouvez y aller, et prendre ma suite.
PAULINE : - N’y compte pas.
FRANÇOISE : - A votre aise. Et je vous connais bien, allez,
mes bonnes chéries. Je vous connais à fond !
JEANNE : - Vraiment, ma bonne mignonne ?
FRANÇOISE : - Ce n’est pas moi qui suis vexée, mais vous.
PAULINE : - Nous ? Allons donc !
JEANNE : - Et à quel propos, Jésus ?
FRANÇOISE : - Parce que vous raffolez de Torigny.
JEANNE : - Raffolez ! Nous l’éreintions avant ton arrivée.
FRANÇOISE : - Justement. Ça vous fait rager qu’il m’ait
demandée plutôt que vous, et même maintenant, vous êtes
furibondes que je l’aie lâché avec autant de calme ! Est-ce
vrai ? Voyons (A madame Chaînon), vous, madame, que
paraissez pleine d’expérience, ai-je tort ? Vous ne dites rien ?...
PAULINE : - Elle n’oserait.
Mme CHAINON, à Françoise : Votre napolitaine penche à
gauche, approchez que je vous la redresse.

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JEANNE : - Dites tout de suite, au contraire, que c’est nous qui


sommes dans la vérité, madame Chaînon, et que cette Françoise
est une petite horreur.
PAULINE : - Dites-le.
FRANÇOISE : - Ne le dites pas.
Mme CHAINON : - Je vous répondrai quand vous serez
mariées toutes les trois, et que je coifferai vos filles, là ! Mais
en attendant je sais bien ce que je ferais à votre place, je
voterais qu’on s’embrasse.
FRANÇOISE : - Mais oui, embrassons-nous. (Elles éclatent de
rire). Bêtes nous sommes !

(Henri Lavedan, « Leurs sœurs », 1896)

*
(Nouvelle, texte intégral, 1886)

Le regard roux

Quand son mari n’était encore que son fiancé, Georgette en


avait déjà peur. Et ce fut d’ailleurs pour ce qu’elle en éprouvait
ainsi qu’elle l’épousa.
Ce sentiment d’effroi recherché venait à la jeune femme
d’une impression physique difficilement analysable. Ambroise
avait l’aspect et l’humeur d’un bon vivant. Ses opinions étaient
modérées en toute chose, et ses propos ne manquaient jamais
d’affabilité. Il avait le visage sanguin, avec de grosses
moustaches cuivrées. Les ailes de son nez, large et charnu,
étaient mobiles comme celles d’un chien de chasse. Ses mains
étaient si grasses, quoique d’une chair blanche et saine, qu’elles
affectaient la forme boursouflée d’un gant d’escrime, et qu’il
lui fallait tirer sur la peau de l’annulaire pour y faire
réapparaître sa bague d’alliance.

- 241 -
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Mais ce qui était tout particulièrement d’une action étrange et


pénétrante sur la femme, c’étaient les yeux de l’homme. Ces
yeux, très noirs au fond, étaient bordés de longs cils roux qui
voilaient d’une ombre rousse l’expression et les intentions du
regard. Et comme cette ombre singulière n’existait-elle, sans
doute, d’une façon réelle, que devant l’attention de Georgette,
on peut supposer que cela restait imperceptible pour le commun
des gens. Ceux qui sont censément deux à être dans une même
chair ont un instinct spécial, qu’il soit ou non plus perspicace,
pour s’examiner l’un l’autre. Et, dans la constance quotidienne
à entrecroiser leurs regards, ils se discernent réciproquement
dans les yeux un infini de choses indéfinies, mille points
significatifs d’inconnu qui sont peut-être les yeux des yeux.
Durant les premiers temps de leur union, Georgette avait
continué de goûté, avec un petit frisson, l’effet du regard
d’Ambroise se posant sur elle en maître. Sa craintive curiosité
lui semblait arrêtée au seuil de l’âme adverse par l’espèce de
brouillard roux qui y était répandu. Et elle sentait, en retour, des
tressaillements intimes, furieux et délicieux, à se croire comme
percée à jour par les pointes de lueur noire, intermittente, que
son mari, au travers, dardait cependant sur elle.

Au bout de peu d’années de mariage, Georgette avait été


étroitement circonvenue par la plupart des amis de la maison,
qui avaient vivement l’envie de tâter d’elle.
Son charme était bizarre. La gorge abondante et jeunement
ronde, sur une taille très fine et des hanches minces, était portée
comme l’épanouissement même de la vie de Georgette, par la
frêle tige de son corps. Ses yeux bleus étaient cerclés de bistre
et dominaient des pommettes roses. Sa lèvre inférieure un peu
courte, découvrant des dents claires et fines, lui mettait au bas
du visage un perpétuel petit sourire, le sourire d’une souris. Elle
était très blonde, avec ses cheveux follement luxuriants qu’elle
nouait et s’épinglait légèrement sur la tête plutôt qu’elle ne les

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y peignait. En sorte que sa coiffure avait toujours un air d’être


déshabillé, comparativement au reste de sa toilette. Et les gens,
devant la jeune femme, en concevaient ainsi l’idée de la voir
nue ; ils se représentaient irrésistiblement la vision de la nudité
qui devait convenir à l’état de cette chevelure sans gêne et s’en
accommoder le mieux.
Saint-Caprais, avec sa grande barbe et sa fatuité de clubman à
bonnes fortunes, avait un trop gros ventre pour plaire à
Georgette. Dès l’abord, elle en avait ri. Elle avait ri aussi de
Varagrine, pour ce que les propositions de celui-ci avaient eu
tout de suite de formel ; et elle ne s’était pas moins divertie de
Kerbel, parce qu’il étranglait à ne rien demander de précis.
Et cependant, sans aimer aucun de ces hommes, en moins de
six ans, elle fut la maîtresse de Saint –Caprais, de Kerbel, de
Varagrine ; puis, à nouveau, de Saint-Caprais, malgré le gros
ventre qu’il avait…Et elle eut encore deux amants de plus ; l’un
qu’elle prit parce qu’elle n’en avait pas ; et l’autre avec lequel
ça lui parut tout simple, puisqu’elle en avait déjà un.

Oui, ce qui la détermina, ce fut une crise de spleen, quand,


habituée peu à peu au regard roux d’Ambroise, elle se lassa
d’attendre en vain qu’il en fulgurât quelque chose
d’indéterminé. Oui, ce fut cela ; un tourment de perversité,
l’attrait de l’horreur. La peur de son mari, en s’atténuant, s’était
résorbée en haine dans le cours de ses veines. Elle voulut s’être
emplie d’un secret, avoir en elle une cause intense pour que le
regard de l’homme à qui elle avait juré fidélité lui fit autant de
trouble et de mal qu’elle aimait à en ressentir.
Oh ! les premières fois, dans les débuts de chacune de ses
aventures, quel était son émoi, en rentrant ! Elle rapportait dans
tout son être non pas tant la sensation de ce qu’elle venait de
faire que le sentiment d’être absolument différente, changée,
métamorphosée… Son mari allait-il seulement la
reconnaître ?... ou soudain même tout à fait la connaître ?

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C’était surtout lorsqu’on se mettait à table, sous le jet de


lumière projeté par l’abat-jour, que l’excitation était vive. La
main de Georgette tremblait si fort que sa cuiller à potage
cognait et sonnait sur ses dents. Et, avec sa lèvre basse qui la
faisait toujours affecter de sourire en dessous, le cœur battant à
tout rompre ainsi qu’il faut pour se sentir vraiment vivre, elle
regardait le regard d’Ambroise être roux, énigmatique, et
redevenir terrifiant.
Mais il n’y avait pas d’instant qu’elle préférât à ceux où
c’était le tour de son mari, lui aussi, de la tenir étroitement dans
ses bras. Subitement, elle avait l’hallucination qu’il commençât
à la broyer, d’une étreinte vengeresse.
Elle roulait éperdument la tête sur ses épaules, comme
quelqu’un qui étouffe, cherche à s’échapper, défaille et expire.
Et, à travers l’obscurité de la nuit, elle implorait de la lumière,
afin de réapercevoir le regard roux, l’interroger sur ce qu’il ne
savait pas, et lui opposer, dans un spasme, mystère contre
mystère.

Un matin, Ambroise, sorti pour une promenade à cheval au


Bois, fut rapporté chez lui sans connaissance. Il avait été
désarçonné, et projeté si malheureusement contre un angle de
trottoir qu’il en avait une affreuse blessure au crâne. Les
médecins appelés à son chevet refusèrent pendant plusieurs
jours de se prononcer sur les probabilités du cas et sur les
chances d’une issue favorable. Enfin, la situation s’améliora ;
mais le blessé eut encore à passer par une période de long
délire.
Dans les mots sans suite, dans les phrases entrecoupées qu’il
exhalait, Georgette l’entendit lancer contre une femme, qu’il ne
nommait point, toutes les injures grossières, tous les outrages
les plus orduriers. Les yeux fermés, il accusait celle contre qui
il en avait d’être d’un tempérament de chienne et d’une
impudeur de fille publique, de changer d’amant comme de

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linge, d’être trop bête et trop vile pour comprendre que si elle
n’avait pas été chassée dans la rue, ç’avait été par égard pour
ses enfants et pour le monde.
Georgette écoutait anxieuse. C’était sur elle-même que son
mari avait le droit de dire tout ce qu’il disait, du moment où il
aurait été informé. Par des questions doucereuses qui
recommandaient le calme, elle essaya d’en apprendre
davantage. Mais elle ne put obtenir que des propos incohérents,
des plaintes et des exclamations vagues. Penchée sur Ambroise,
ce fut une tentation plus forte qu’elle, et presque impie, qui la
fit lui soulever les paupières que, depuis son accident, il tenait
baissées. Les cils roux ainsi retroussés n’influaient plus, de leur
teinte, sur les prunelles. Et, comme délivrés de leur sortilège,
Georgette vit des yeux noirs très simples et très ordinaires qui,
pour une fois, laissèrent en repos son tempérament avide
d’inquiétude.
Dans la suite, quand Ambroise fut guéri, l’existence
conjugale reprit ses allures anciennes entre les deux époux.
Mais en aucune circonstance le mari ne refit la moindre
allusion aux faits sur lesquels, durant sa fièvre, il s’était
exprimé avec tant de violence ambiguë. Depuis lors, toutefois,
la femme n’eut plus besoin d’aller chercher au dehors des
éléments neufs qui lui fournissent de quoi palpiter
suffisamment, et pâlir assez, dans les discrètes péripéties de son
existence du foyer. De la matière à oppression, de la substance
d’effarement étaient thésaurisées pour elle sous le nuage noir et
roux de ce regard qui savait !... qui probablement savait ?... qui
savait sans doute ?... et qui pourtant pouvait ne pas savoir, peut-
être ?

(Paul Hervieu, « Les yeux verts et les yeux bleus », 1886)

*
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MEDECINE

(Lettres, texte intégral, 1870)

L’abbé Leroux au comte de x…

Cher monsieur le comte,

L’excellent abbé Derval m’a transmis vos affectueux


compliments, et je viens vous en exprimer toute ma gratitude.
Monseigneur de son côté vous rend mille grâces pour l’intérêt
que vous prenez à ses souffrances physiques. Un habile
praticien de Paris, le docteur Vincent, a déjà procuré de grands
soulagements à notre vénéré pasteur, et tout me fait espérer que,
Dieu aidant, les dangers que nous redoutons seront à jamais
conjurés.

---

Le comte de x… à l’abbé Leroux

Ce que vous me mandez au sujet de la santé de


monseigneur, mon cher abbé Leroux, nous comble de joie. Les
souffrances ont enfin cessé : Dieu soit béni ! car c’est bien
plutôt à l’intercession de la Providence qu’à la science humaine
qu’il faut attribuer cet heureux résultat.
Le docteur Vincent, - je ne conteste pas son habileté de
praticien – n’est-il pas un libre penseur,… je ne sais… un
matérialiste ? J’en ai entendu beaucoup parler lors de mon
dernier voyage à Paris, ce me semble. Il a publié des brochures,
émis et soutenu des théories… Monseigneur a dû

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singulièrement souffrir à l’idée d’appeler à son chevet un


homme aussi tristement célèbre ; mais ce n’est point à nous
d’apprécier les intentions de la Providence et de discuter la
valeur des instruments dont elle se sert pour arriver à ses fins.

---

L’abbé Leroux au comte de x…

J’ai la douleur de vous annoncer que monseigneur vient


d’avoir une rechute infiniment plus sérieuse que le autres. Cette
crise se manifesta quelques heures seulement après le départ du
célèbre opérateur que nous fîmes venir de Paris il y a quelques
jours, et sur lequel vous avez émis une opinion en tout
conforme à la mienne. Les sécrétions aqueuses ne trouvant pas
d’issue, les douleurs devinrent bientôt intolérables. On
télégraphia immédiatement ; mais en dépit de notre
empressement, les secours se faisant trop attendre, - jugez de
nos angoisses ! – nous fûmes obligé d’avoir recours à un
praticien du pays, le docteur B…, homme bien pensant et
respectable à tous égards. Soit qu’il n’eut pas l’habitude de ce
genre d’opération, soit qu’en une aussi grave occurrence le
poids de la responsabilité fit trembler sa main et troublât son
jugement, ce malheureux docteur n’arracha que des cris à notre
vénéré pasteur, et n’obtint que des résultats d’une efficacité
insignifiante.

(Gustave Droz, « Un paquet de lettres » 1870)

*
(Roman, extrait, 1715)

Je rencontrai le docteur Sangrado, que je n’avais point vu

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depuis le jour de la mort de mon maître, et je pris la liberté de


le saluer. Il me remit dans le moment, quoique j’eusse changé
d’habit ; et, témoignant quelque joie de me voir : « Eh ! te
voilà, mon enfant, me dit-il ; je pensais à toi tout à l’heure. J’ai
besoin d’un bon garçon pour me servir, et tu m’es revenu dans
l’esprit. Tu me parais bon enfant, et je crois que tu serais bien
mon fait, si tu savais lire et écrire. – Monsieur, lui répondis-je,
sur ce pied-là je suis donc votre affaire, car je sais l’un et
l’autre. – Cela étant, reprit-il, tu es l’homme qu’il me faut.
Viens chez moi ; tu n’y auras que de l’agrément ; je te traiterai
avec distinction. Je ne te donnerai point de gages, mais rien ne
te manquera. J’aurai soin de t’entretenir proprement, et je
t’enseignerai le grand art de guérir toutes les maladies. En un
mot, tu seras plutôt mon élève que mon valet. »
J’acceptai la proposition du docteur, dans l’espérance que je
pourrais, sous un si savant maître, me rendre illustre dans la
médecine. Il me mena chez lui sur-le-champ pour m’installer
dans l’emploi qu’il me destinait, et cet emploi consistait à écrire
le nom et la demeure des malades qui l’envoyaient chercher
pendant qu’il était en ville. Il y avait pour cet effet au logis un
registre dans lequel une vielle servante, qu’il avait pour tout
domestique, marquait les adresses ; mais, outre qu’elle ne savait
point l’orthographe, elle écrivait si mal qu’on ne pouvait, le
plus souvent, déchiffrer son écriture. Il me chargea du soin de
tenir ce livre, qu’on pouvait justement appeler un registre
mortuaire, puisque les gens dont je prenais les noms mouraient
presque tous. J’inscrivais, pour ainsi parler, les personnes qui
voulaient partir pour l’autre monde, comme un commis, dans
un bureau de voitures publiques, écrit le nom de ceux qui
retiennent des places. J’avais souvent la plume à la main, parce
qu’il n’y avait point en ce temps-là de médecin à Valladolid
plus accrédité que le seigneur Sangrado. Il s’était mis en
réputation dans le public par un verbiage spécieux, soutenu
d’un air imposant, et par quelques cures heureuses, qui lui avait

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fait plus d’honneur qu’il ne méritait. […]


« Ecoute, me dit-il un jour, je ne suis point de ces maîtres
durs et ingrats qui laissent vieillir leurs domestiques dans la
servitude avant que de les récompenser. Je suis content de toi,
je t’aime, et, sans attendre que tu m’aies servi plus longtemps,
j’ai pris la résolution de faire ta fortune dès aujourd’hui ; je
veux tout à l’heure te découvrir le fin de l’art salutaire que je
professe depuis tant d’années. Les autres médecins en font
consister la connaissance dans mille sciences pénibles, et moi je
prétends t’abréger un chemin si long et t’épargner la peine
d’étudier la physique, la pharmacie, la botanique et l’anatomie.
Sache, mon ami, qu’il ne faut que saigner et faire boire de l’eau
chaude : voilà le secret de guérir toutes les maladies du monde.
Oui, ce simple secret que je te révèle, et que la nature,
impénétrable à mes confrères, n’a pu dérober à mes
observations, est renfermé dans ces deux points, dans la saignée
et la boisson fréquente. Je n’ai plus rien à t’apprendre : tu sais
la médecine à fond, et, profitant du fruit de ma longue
expérience, tu deviens tout d’un coup aussi habile que moi. Tu
peux, continua-t-il, me soulager présentement ; tu tiendras, le
matin, notre registre, et l’après-midi tu sortiras pour aller voir
une partie de mes malades. Tandis que j’aurai soin de la
noblesse et du clergé, tu iras pour moi dans les maisons du
tiers-état où l’on m’appellera, et lorsque tu auras travaillé
quelque temps, je te ferai agréger à notre corps. Tu es savant,
Gil Blas, avant que d’être médecin ; au lieu que les autres sont
longtemps médecins, et la plupart toute leur vie, avant que
d’être savants. » [……….]
………………………………………………
Je ne fus pas sitôt au logis, que le docteur Sangrado y
arriva. Je lui parlai des malades que j’avais vus, et lui remis
entre les mains huit réaux qui me restaient des douze que
j’avais reçus pour mes ordonnances. « Huit réaux, me dit-il,
après les avoir comptés, c’est peu de chose pour deux visites ;

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mais il faut tout prendre. Aussi les prit-il presque tous. Il en


garda six ; et, me donnant les deux autres : Tiens, Gil Blas,
poursuivit-il, voilà pour commencer à te faire un fonds ; de
plus, je veux faire avec toi une convention qui te sera bien
utile : je t’abandonne le quart de ce que tu m’apporteras. Tu
seras bientôt riche, mon ami, car il y aura, s’il plait à Dieu, bien
des maladies cette année. » […] Bien loin de manquer
d’occupation, il arriva, comme mon maître l’avait si
heureusement prédit, qu’il y eu bien des maladies. Les fièvres
malignes commencèrent à régner dans la ville et dans tous les
faubourgs. Tous les médecins de Valladolid eurent de la
pratique, et nous particulièrement. Il ne se passait point de jour
que nous ne vissions chacun huit ou dix malades ; ce qui
suppose bien de l’eau bue et du sang répandu. Mais je ne sais
comment cela se faisait, ils mouraient tous, soit que nous les
traitassions d’une manière propre à cela, soit que leurs maladies
fussent incurables. Nous faisions rarement trois visites à un
même malade : dès la seconde, ou nous apprenions qu’il venait
d’être enterré, ou nous le trouvions à l’agonie. Comme je
n’étais qu’un jeune médecin qui n’avait pas encore eu le temps
de s’endurcir au meurtre, je m’affligeais des événements
funestes qu’on pouvait m’imputer. « Monsieur, dis-je un jour au
docteur Sangrado, j’atteste ici le ciel que je suis exactement
votre méthode ; cependant tous mes malades vont en l’autre
monde : on dirait qu’ils prennent plaisir à mourir pour
décréditer notre médecine. J’en ai rencontré aujourd’hui deux
qu’on portait en terre. – Mon enfant, me répondit-il, je pourrais
te dire à peu près la même chose : je n’ai pas souvent la
satisfaction de guérir les personnes qui tombent entre mes
mains ; et si je n’étais pas aussi sûr de mes principes que je le
suis, je croirais mes remèdes contraires à presque toutes les
maladies que je traite. – Si vous m’en voulez croire, monsieur,
repris-je, nous changerons de pratique. Donnons par curiosité
des préparations chimiques à nos malades ; essayons les

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Kermes : le pis qu’il en puisse arriver, c’est qu’il produise le


même effet que notre eau chaude et nos saignés. – Je ferais
volontiers cet essai, répliqua-t-il, si cela ne tirait point à
conséquence ; mais j’ai publié un livre où je vante la fréquente
saignée et l’usage de la boisson : veux-tu que j’aille décrier
mon ouvrage ? – Oh ! vous avez raison, lui répartis-je ; il ne
faut point accorder ce triomphe à vos ennemis : ils diraient que
vous vous laissez désabuser ; ils vous perdraient de réputation.
Périssent plutôt le peuple, la noblesse et le clergé ! allons donc
toujours notre train. Après tout, nos confrères, malgré
l’aversion qu’ils ont pour la saignée, ne savent pas faire de plus
grands miracles que nous ; et je crois que leurs drogues valent
bien nos spécifiques.
Nous continuâmes à travailler sur nouveaux frais, et nous y
procédâmes de manière qu’en moins de six semaines nous
fîmes autant de veuves et d’orphelins que le siège de Troie. Il
semblait que la peste fût dans Valladolid, tant on y faisait de
funérailles !

(Le Sage, « Gil Blas » 1715)

*
(Roman d’aventure et souvenirs de voyage, extrait, 1887)

Les Nagarnooks (Peuplade du centre de l’Australie)


exerçaient aussi la médecine. Ils guérissaient en général par
l’imposition des mains et par des incantations mystérieuses. En
dehors de cela, leur thérapeutique était des plus rudimentaires,
elle se bornait à deux moyens curatifs qu’ils employaient
alternativement : le premier consistait à faire une incision plus
ou moins profonde dans une partie quelconque du corps du
malade et à sucer le sang de cette plaie artificielle ; le coradji
(sorcier) avait soin auparavant de cacher dans sa bouche des

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petits cailloux, des épines, et jusqu’à des insectes et des vers ;


après quelque temps de succion, il crachait ces singulières
choses, en disant au malade :
- Voilà ce que tu avais dans le corps, je te l’ai enlevé, tu es
guéri.
La confiance du patient était telle, que la réaction morale et
la joie de se voir débarrassé de ces dégoûtants objets aidaient
souvent au rétablissement.
Le second était plus naturel : les sangsues sont très
communes en Australie, tous les cours d’eau en sont pleins. Le
sorcier faisait creuser un trou qu’on remplissait d’eau, il y
ajoutait une certaine quantité de sangsues et il y plongeait son
malade, qui devait y rester jusqu’à ce qu’il fût, pour ainsi dire,
dans un bain de sang.

(Louis Jacolliot, « les mangeurs de feu », 1887)

*
(Roman d’aventure et souvenirs de voyage, extrait, 1882)

La nomination d’un piaye (sorcier en Guyane) est en effet


une chose capitale, étant données les prérogatives incroyables
attachées à cette dignité. Le noviciat est terrible, et il en est
bien peu parmi les candidats qui peuvent supporter les épreuves
qu’il comporte.
L’étudiant en médecine est présenté aux notables de la tribu
par le titulaire ; il s’engage à supporter sans faiblesse toutes les
épreuves quelles qu’elles puissent être, puis, son maître prend
possession de lui, jusqu’à ce qu’il l’ait jugé digne de l’honneur
que lui seul peut conférer. Les épreuves sont variables et
entièrement subordonnées à la volonté du piaye en chef.
Pendant les six premiers mois de son noviciat, le jeune
homme doit se nourrir exclusivement de manioc. Il lui est

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formellement enjoint d’absorber son repas de la façon suivante.


On lui met tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, un morceau de
cassave, et il est forcé de le porter à sa bouche, en soulevant son
pied avec ses deux mains. C’est là sa première inscription.
Après six mois de ce régime qui, s’il meuble fort peu le
cerveau, délie admirablement les jambes, on donne pendant six
autres mois à l’étudiant un peu de poisson qu’il absorbe de la
même façon. Son ordinaire est en outre augmenté de plusieurs
feuilles de tabac qu’il doit chiquer, et dont il lui faut avaler le
jus ! Le pauvre diable, horriblement narcotisé, tombe dans un
état d’hébétude incroyable. Il maigrit, son œil devient atone,
son estomac révolté éprouve d’atroces soubresauts. Beaucoup
meurent à la peine, mais tous tiennent bon jusqu’à la fin.
Celui dont l’organisme a résisté à cette fantastique
alimentation, subit comme chez nous, un examen de fin
d’année. On le fait plonger, et il reste sous l’eau pendant un
temps dont la durée ferait frémir les pêcheurs d’huîtres perlières
eux-mêmes. Il remonte, les yeux bouffis, les oreilles et le nez
ensanglantés ; peu importe. A l’épreuve de l’eau, succède celle
du feu. Il doit traverser pieds nus sans broncher, sans courir, un
espace plus ou moins vaste sur lequel est répandu un lit de
charbons ardents.
Quand les plaies de ses pieds sont cicatrisées, il reprend
pendant douze mois encore, son régime de cassave, de poisson
et de tabac, afin de subir ses seconds examens de fin d’année.
Ils sont variés, et font le plus grand honneur à l’ingéniosité des
tortionnaires examinateurs. On réunit des milliers de fourmis-
flamandes dont la piqûre horriblement douloureuse, produit des
ampoules et donne une fièvre enragée. Le pauvre diable est
cousu dans un hamac dont une extrémité reste béante. Les
fourmis sont introduites par cette ouverture, après que le sac où
elles sont enfermées a été bien secoué, pour les exciter encore
plus. J e vous laisse à penser à quelle orgie de chair rouge se
livrent ces féroces hyménoptères !

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Le candidat supporte impassiblement cette épouvantable


souffrance, et pour cause. La moindre plainte aurait pour effet
d’annuler immédiatement et sans retard, toutes les épreuves
antérieures !
Autre question, sans calembour, puisqu’il s’agit d’examen et
de torture. Une centaine de mouches-à-dague ou de mouches-
sans-raison, sont emprisonnées par le milieu du corps dans les
mailles formées par le tissu d’un manaret, (tamis). Les têtes
passent d’un côté, les abdomens de l’autre. Vous jugez si cette
position inusitée porte à la mansuétude ces insectes rageurs !
Eh bien ! L’examinateur prend le manaret, et le pose
délicatement sur la poitrine, le dos, les reins, ou les cuisses du
candidat. Les aiguillons des guêpes furieuses, pénètrent dans la
peau comme des dards de feu, ses dents craquent, comme s’il
broyait du verre pilé, la sueur ruisselle, les yeux se troublent,
mais il ne profère pas une plainte.
On le soumet encore pour varier à l’épreuve des serpents.
Son maître qui est fier de lui le pousse, le fait briller, comme
font nos professeurs de faculté à l’égard de leurs élèves les plus
remarquables. Il est mordu par un grage, un crotale ou un aye-
aye. Il est vrai qu’il a été lavé pour le serpent, mais cette
morsure n’en est pas moins affreusement douloureuse.
Les épreuves auront bientôt une fin. Il peut déjà suppléer
son maître pour les opérations peu importantes. Tels les internes
de nos hôpitaux qui, sous l’œil des princes de la science,
ouvrent pour la première fois un abcès superficiel, opèrent la
facile réduction d’un membre luxé, ou posent un appareil à
fracture.
Le jeune savant indien a le droit de battre le tambour auprès
du malade, et de vociférer jour et nuit pour chasser le malin
esprit. La prescription de la médecine des peaux-rouges se
borne à ce charivari en partie double. C’est là tout le
formulaire.
Reste la dernière épreuve qui confère définitivement, et sans

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appel, le dignus es intrare. C’est la thèse. Le couronnement de


trois années d’épreuves.
La plupart des indien du Maroni, n’enterrent leurs morts
qu’au bout de huit jours. On peut facilement s’imaginer ce que
devient le cadavre soumis à une pareille température, aussi
chaude que humide. Le mort reste couché dans son hamac au-
dessous duquel est un large vase, destiné à recueillir la sérosité
qui découle par la décomposition.
Une partie de ce liquide cadavérique est mélangé à une
infusion de tabac et de batoto que le récipiendaire doit absorber.
Alors, il est grand-piaye ! Il a droit de vie et de mort sur tous
les membres de la tribu. Il peut à son gré exploiter leur crédulité
et donner carrière à tous ses instincts. Une parole, un regard de
lui sont sacrés. Il peut tout, et son impunité est absolue, quelle
que soit d’ailleurs son ignorance. Il ne sait rien, mais
absolument rien.
Le piaye ne sait ni poser une ventouse, ni pratiquer une
saignée. Il n’a aucune idée des dérivatifs, et laisse une fracture
aller comme elle peut. Aussi, un grand nombre d’indiens sont-
ils affreusement mutilés. Qu’importe au sorcier ! Sa médecine a
toujours raison, et le malade seul a tort s’il ne guérit pas. *

* Propos tenus pour authentique par l’auteur, lui-même témoin


oculaire chez les indiens Arouagues de la Guyane hollandaise
(NDA).

(Louis Boussenard, « les robinsons de la Guyane » 1882)

*
(Echos journalistiques, texte intégral, 1895, 1898, 1899)

1895

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Le professeur Macalisher, de Cambridge, vient de déchiffrer


sur un vieux papyrus égyptien une ordonnance qui paraît
remonter à 4 000 ans avant J-C.
Il s’agit d’une préparation destinée à faire repousser les
cheveux de la mère d’un Pharaon.
Voici la prescription :
Bourrelets de pieds de chien………………………. 1
Dattes……………………………………………… 1
Sabots d’ânes……………………………………… 1

Faire brûler le tout dans de l’huile et s’en frotter


énergiquement le cuir chevelu.
Mon Dieu…, il ne faudrait peut-être pas chercher bien
longtemps pour trouver chez nos modernes charlatans des
préparations « à la moelle de bœuf » et autres, qui, au fond, ne
sont pas beaucoup moins étranges que celle de L’Esculape
égyptien.

----------------------------------------------------------------------------

Après le cheval mécanique perfectionné, inventé récemment


par un savant allemand, voici venir de Hollande le médecin
automate. L’appareil a la forme d’un vieux médecin à perruque
dans le corps duquel sont pratiquées de petites ouvertures
portant le nom d’une maladie. Souffrez-vous d’une affection
quelconque, rhume de cerveau ou cors aux pieds, vous n’avez
qu’à introduire une pièce de 10 centimes dans l’ouverture
correspondant à votre maladie, et vous recevez aussitôt le
remède approprié.
Le médecin automate ne possède pas encore le pouvoir de
découvrir lui-même la nature des maladies, mais il ne faut
désespérer de rien.

----------------------------------------------------------------------------

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1899

On a cru jusqu’ici qu’on n’arriverait jamais à changer la


nature du pigment de la peau des noirs, autrement dit à blanchir
les nègres. Par hasard, un médecin autrichien soignant un
condamné nègre pour une maladie nerveuse a trouvé le secret.
Il traita son malade par l’électricité. Le noir guérit ; mais sa
peau était devenue blanche comme celle d’un Européen. Le
médecin affirme que tous les nègres pourraient être blanchis
ainsi, et il recommence des expériences.

(Tiens ! je croyais jusqu’ici qu’une bonne charge d’électricité


faisait plutôt roussir les blancs. Il aurait inventé du même coup
le bronzage artificiel. Hitler, autrichien lui-aussi, avait dix ans
lors de la sorti de cette dépêche, l’aurait-il lue ? NDA).

(Chroniqueur anonyme, « le petit français illustré », 1895,


1898, 1899)

*
MOEURS

(Roman, extrait, 18.. ?)

On se mit en route.
Robert et Lucien ouvraient la marche ; les petites filles les
suivaient, Delon donnant la main à Georgette ; M. Plumeret
déployait près de ces dames toute son amabilité.
- Voilà la ferme ! annonça Lucien à son ami.
Robert ouvrit les yeux très grands.

- 257 -
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- Où donc ? Je ne vois qu’une chaumière. Ce n’est pas là


sûrement que Jean-Louis, Yvon et toute leur famille peuvent
habiter ?
- Mais si, je vous promets, répondit Lucien. C’est la ferme.
- Oh ! comme elle est laide !
- Ici, les fermiers ne sont pas mieux logés. Pourtant, le père
de Jean-Louis est des plus riches ; il a beaucoup de champs.
- Eh bien, c’est inutile d’être riche pour habiter une si vilaine
maison. Celle-ci n’a presque pas de fenêtre et elles sont toutes
petites. Et par où entre-t-on ?
- Par la porte, répondit Georgette qui les rejoignait.
- Celle-là ! s’écria Robert ; mais comment passer ? Il y a
devant un tas de fumier.
- On passe tout de même, répliqua Lucien.
Et, s’élançant, il sauta par-dessus l’obstacle.
- Faites comme moi ? Cria-t-il.
Son exemple tenta peu Robert et les petites filles ; ils
préférèrent faire le tour, comme M. Plumeret y invitait les
dames. On entra dans la maison sans que personne s’y opposât.
- Leur porte est ouverte ; ils ne craignent donc pas les
voleurs ? Demanda madame Marville.
- Ils sont rares ici, dit M. Plumeret ; mais la maison est
défendue, mieux que par un verrou ; ils ont un gardien.
A ce moment, on entendit des aboiements furieux et un
bouledogue, se précipita dans la salle.
- Le voilà, leur gardien ! fit Lucien.
- Paix ! Paix ! je savais bien qu’il n’était pas loin.
Et M. Plumeret se baissait pour caresser le chien qui fut
bientôt convaincu qu’il n’avait pas affaire à des ennemis.
Aussi il se calma, continuant seulement à japer en remuant
la queue, allant de l’un à l’autre, comme pour souhaiter la
bienvenue aux visiteurs.
Ceux-ci ne s’attardèrent pas dans la maison dont
l’ameublement sommaire était en rapport avec l’extérieur.

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Après un appel resté sans réponse, ils traversèrent, pour sortir


par la porte qui faisait face à celle d’entrée, la grande pièce
unique où Isa et Robert cherchaient en vain des lits. […]
Robert, cette fois, ne laissa pas passer l’occasion de
s’éclairer.
D’un coup d’œil, il avait vite refait l’inventaire de la grande
salle : une huche, un buffet garni d’assiettes de couleurs, des
bancs et plusieurs immenses armoires en vieux chêne noirci.
Dites donc, Yvon, où couchez-vous tous ?
- Ici, bien sûr… Où voulez-vous que ce soit ? Dans l’étable,
peut-être ? Ajouta-t-il en riant.
- Non, certainement. Mais je ne vois pas de lits…
Yvon se récria et en même temps Lucien et Georgette :
- Comment !
- Pas de lits !
- Et ceux-là !
- Je ne vois que des armoires, reprit Robert.
- Moi aussi, dit Isa.
- Ce sont pourtant nos lits, des lits clos. Regardez !...
Et Yvon, sautant sur un banc, fit glisser un battant d’une des
armoires, où on vit l’intérieur d’un lit.
- Tiens ! C’est vrai ; et vous couchez là-dedans ? Reprit
Robert.
- Mais oui, avec mes frères ; dans l’autre lit, nos sœurs, et
dans celui du fond, le père et la mère.
- Je n’aimerais pas être enfermée comme cela, dit Isa.
- Pourquoi ? répliqua Yvon. On y dort bien, je vous promets,
chacun chez soi et on a de la place.
- Mais quand vous êtes couchés, questionna encore Robert,
vous ne poussez pas la porte ?
- L’hiver si, pour avoir plus chaud.

( Marie Leconte, « heureux temps » 18.. ?)

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*
(Souvenirs de voyage, extrait, 1766-1769)

A mesure que nous avions approché la terre (de Tahiti), les


insulaires avaient environné les navires. L’affluence des
pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes
beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du
bruit. Tous venaient en criant tayo, qui veut dire ami, et en nous
donnant mille témoignages d’amitié ; tous demandaient des
clous et des pendants d’oreilles. Les pirogues étaient remplies
de femmes qui ne le cèdent pas pour l’agrément de la figure au
plus grand nombre des Européennes, et qui, pour la beauté du
corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart
de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles, qui
les accompagnaient, leur avaient ôté le pagne dont
ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord, de
leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on
découvrait quelque embarras ; soit que la nature ait partout
embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans les
pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les femmes
paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. Les
hommes, plus simples ou plus libres, s’énoncèrent bientôt
clairement. Ils nous pressaient de choisir une femme, de la
suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la
manière dont il fallait faire connaissance avec elle. Je le
demande : comment retenir au travail, au milieu d’un spectacle
pareil, quatre cents français, jeunes, marins, et qui depuis six
mois n’avaient point vu de femmes ? Malgré toutes les
précautions que nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune
fille qui vint sur le gaillard d’arrière se placer à une des
écoutilles qui sont au-dessus du cabestan ; cette écoutille était
ouverte pour donner de l’air à ceux qui viraient. La jeune fille

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laissa tomber négligemment un pagne qui la couvrait et parut


aux yeux de tous, telle que Vénus se fit voir au berger phrygien.
Elle en avait la forme céleste. Matelots et soldats
s’empressaient pour parvenir à l’écoutille, et jamais cabestan ne
fut viré avec une pareille activité.
Nos soins réussirent cependant à contenir ces hommes
ensorcelés ; le moins difficile n’avait pas été de parvenir à se
contenir soi-même. Un seul Français, mon cuisinier, qui malgré
les défenses avait trouvé le moyen de s’échapper, nous revint
bientôt plus mort que vif. A peine eut-il mis pied à terre, avec la
belle qu’il avait choisie, qu’il se vit entouré par une foule
d’indiens qui le déshabillèrent dans un instant, et le mirent à nu
de la tête aux pieds. Il se crut perdu mille fois, ne sachant où
aboutiraient les exclamations de ce peuple, qui examinait en
tumulte toutes les parties de son corps. Après l’avoir bien
considéré, ils lui rendirent ses habits, remirent dans ses poches
tout ce qu’ils en avait tiré, et firent approcher la fille en le
pressant de contenter les désirs qui l’avaient amené à terre avec
elle. Ce fut en vain. Il fallut que les insulaires ramenassent à
bord le pauvre cuisinier, qui me dit que j’aurais beau le
réprimander, que je ne lui ferais jamais autant de peur qu’il
venait d’en avoir à terre.

(Louis-Antoine de Bougainville, « voyage autour du monde »


1766-1769)

*
(Anthropophages, extrait, 1835)

Peu de temps après la découverte du Brésil, vers 1550 ou


60, les colons portugais ayant détruit une partie des naturels,
firent alliance avec le reste.
Nos Lusitaniens en vécurent plus paisiblement ; mais leurs
bons alliés, les sauvages, continuèrent à faire entre eux des

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guerres patriotiques, à la suite desquelles, selon l’usage


immémorial de leur nation, ils mangeaient leurs prisonniers.
Bien des années s’écoulèrent, et personne n’avait songé à
blâmer la règle établie ni à troubler ces braves gens dans leurs
droits et coutumes, lorsqu’il survint pour gouverneur un
philosophe, car il y en avait dès cette époque, qui se mit en tête
de réformer la cuisine indigène, et de sauver les prisonniers, il
fit donc une belle ordonnance avec considérants, qui
condamnait à la marque et au fouet tout individu qui en aurait
mangé un autre.
A cette décision, ce ne fut qu’un cri contre le gouverneur,
tout le monde jeta feu et flamme, les sauvages d’abord et les
colons ensuite ; et ces derniers, philanthropes à leur manière,
raisonnèrent ainsi qu’il suit en faveur de leurs bons alliés :
« Qu’ont donc fait ces sauvages de plus que les autres
bêtes ? Et pourquoi les traiter plus mal ? A-t-on jamais reproché
aux tigres de manger de la chair crue ? Et ne faut-il pas être fou
pour empêcher les loups de s’entredévorer ? Plus ces gens-là, si
ce sont des gens, se mangeront, moins il en restera pour nous
manger. »
Et là-dessus, ils firent une dénonciation contre le gouverneur
qui, convaincu d’être un âne et un malintentionné, fut destitué,
trop heureux de n’être pas pendu ; et la table des sauvages,
rendue à la liberté primitive, fut approvisionnée mieux que
jamais de mets à leur goût.
Cependant, quelques missionnaires jésuites, en y regardant
de plus près, commencèrent à croire que le gouverneur pouvait
n’avoir pas tout à fait tort ; mais n’osant pas attaquer de front la
décision de la cour et l’opinion publique, ils essayèrent
persuader aux sauvages de renoncer volontairement à leurs
banquets ou d’y manger autre chose.
Ils y perdirent leur latin ; leur éloquence ne put rien contre la
gourmandise et l’usage.
Alors, adoptant un terme moyen, ils promirent de ne plus

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revenir sur l’article du festin, pourvu qu’il leur fût permis de


baptiser ceux qu’on y destinait.
Les sauvages n’y virent pas d’inconvénient.
Tout alla bien jusqu’à ce qu’un chef, fin gourmet, se mît en
tête que le baptême enlevait sa saveur à la chair humaine ; il en
fit la remarque, et épreuve faite, les gastronomes de l’endroit,
après dégustation et analyse, ne doutèrent pas qu’il n’eût raison.
Dès ce moment, les bons amis des Portugais ne voulurent plus
souffrir qu’on baptisât un seul des prisonniers.

(Boucher de Perthes, « petit glossaire » 1835)

*
(Souvenirs, extrait, 1851)

Les partisans de l’autorité absolue ont défendu, avec raison,


l’étiquette. Pour que les hommes conservent à leur semblable
un pouvoir sans bornes il faut qu’ils le tiennent séparé de
l’humanité, qu’ils l’entourent d’un culte de tous les instants,
qu’ils lui conservent, par un continuel cérémonial, ce rôle
surhumain qu’ils lui ont accordé. Les maîtres ne peuvent rester
souverains qu’à la condition d’être traités en idoles.
Mais, après tout, les idoles sont des hommes, et si la vie
exceptionnelle qu’on leur fait est une insulte pour la dignité des
autres, elle est aussi un supplice pour eux ! Tout le monde
connaît la loi de la cour d’Espagne, qui réglait, heure par heure,
les actions du roi et de la reine, « de telle façon, dit Voltaire,
qu’en la lisant on peut savoir tout ce que le souverains de la
Péninsule ont fait ou feront depuis Philippe II jusqu’au jour du
jugement ». Ce fut elle qui obligea Philippe III malade à
supporter un excès de chaleur dont il mourut, parce que le duc
d’Uzède, qui avait seul le droit d’éteindre le feu dans la
chambre royale, se trouvait absent.

- 263 -
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La femme de Charles II, emportée par un cheval fougueux,


allait périr sans que personne osât la sauver, parce que
l’étiquette défendait de toucher la reine : deux jeunes cavaliers
se sacrifièrent en arrêtant le cheval. Il fallut les prières de celle
qu’ils venaient d’arracher à la mort pour faire pardonner leur
crime. Tout le monde connaît l’anecdote racontée par madame
Campan au sujet de Marie-Antoinette, femme de Louis XVI.
Un jour qu’elle était à sa toilette, et que la chemise allait lui être
présentée par une des assistantes, une dame de très ancienne
noblesse entra et réclama cet honneur, comme l’étiquette lui en
donnait le droit ; mais, au moment où elle allait remplir son
office, une femme de plus grande qualité survint et prit à son
tour le vêtement qu’elle était près d’offrir à la reine, lorsqu’une
troisième dame, encore plus titrée, parut à son tour, et fut suivie
d’une quatrième qui n’était autre que la sœur du roi. La
chemise fut ainsi passée de mains en mains, avec force
révérences et compliments, avant d’arriver à la reine, qui, demi-
nue et toute honteuse, grelottait pour la plus grande gloire de
l’étiquette.

(E. Souvestre, « Le calendrier de la Mansarde », 1851)

*
(Souvenir de voyage, extrait, 1899.)

Egypte : Il faut dire quelques mots du ciel d’Egypte qui est


la grande magie, l’immarcescible charme de ce pays, le sujet
d’admiration éternellement à l’ordre du jour, et de droit, dans
toutes les conversations de touristes. Il est, d’une pureté idéale,
d’un bleu profond, d’une limpidité de rêve qui pénètre, comme
d’une extase, le regard qui le contemple. Au moment du lever et
du coucher du soleil, ce sont d’inimitables aurores et des
crépuscules d’apothéoses qui éclatent, se stratifient en gerbes,

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en fusées que nulle pyrotechnie ne saurait reproduire, en lavis


tendres, en incendies où les mille nuances du métal en fusion se
combinent et s’harmonisent d’après des lois dont jamais aucun
peintre n’a trouvé le secret, depuis que le monde existe.
[……….]
Les ruines de Karnak avec leurs avenues de sphinx et de
béliers, leurs temples aux pylônes gigantesques et leurs tombes
royales, sont d’un intérêt supérieur à toutes les autres, au dire
des archéologues tout au moins, qui ne peuvent se lasser de
compter les cent trente-quatre colonnes de la salle hypostyle du
temple d’Amon, considéré par eux comme une des sept
merveilles du monde.
La vérité est que les ruines de Karnak font l’effet d’un vaste
champ de bataille où des Titans se seraient crossés à coups de
colonnes, de chapiteaux, de rinceaux, d’architraves, de tous les
motifs d’architecture par où se distinguent les vieux temples
égyptiens, pylônes, obélisques et criosphinx compris. C’est une
colossale jonchée de blocs écaillés, de statues amputées,
d’animaux acéphales, de divinités culs-de-jatte, une hécatombe
de bas-reliefs et d’ornements hiéroglyphiques.
Pour les amateurs de dimensions et de chiffres précis,
ajoutons que la seule salle hypostyle couvre un espace de 5000
mètres carrés, où pourrait par conséquent tenir tout Notre-
Dame, et que ses cent trente-quatre colonnes ont le diamètre de
la colonne Vendôme. Au reste, ceux qui aiment la sensation de
l’énormité n’ont à Louqsor que l’embarras du choix. Traversons
le Nil, et nous trouverons sur la rive opposée les deux colonnes
de Memnon, dont les silhouettes imposantes se détachent si
superbement sur l’horizon pur fermé au Nord-ouest par la
chaîne Lybique.
Les deux géants assis mesurent 16 mètres de socle au
sommet de la tête. La plaine au centre de laquelle ils se dressent
est jonchée par places de débris de ruines informes, véritables
ossuaires de sculptures méconnaissables. A les voir si vieux, si

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farouche, si mutilés eux-mêmes, on a presque envie de leur


réciter les célèbres litanies juives : « A cause de notre patrie
ravagée, de nos villes détruites, nous sommes assis solitaires et
nous pleurons. »
Et, de fait, il y en a une des deux qui pleure, ou qui pleurait
tout au moins, d’où le nom de statue vocale sous lequel on la
désigne encore ? C’était, disent les anciens, comme un chant
très doux et plaintif qui, sitôt le jour levé, s’échappait des
entrailles mêmes de la pierre. Longtemps on a cru à une
légende, mais les savants ont expliqué depuis qu’en Egypte, à
raison de la chaleur qui succède immédiatement après le lever
du soleil à la fraîcheur de la nuit, une roche rapidement
échauffée peut rendre, aux premiers rayons de l’aurore, une
sorte de crépitement produit par d’imperceptibles molécules de
pierre se détachant de sa surface.
La légende était moins prosaïque ; mais enfin, prenons
l’hypothèse pour ce qu’elle vaut, en faisant remarquer toutefois
que les savants ont une fâcheuse tendance à tout expliquer et à
anéantir ainsi toute la poésie des choses.
J’ajouterai que les deux malheureux colosses ont payé un
large tribut à la scripturomanie des touristes, même des
touristes de marque de l’antiquité, dont les noms ont ainsi
échappé au naufrage du temps. J’ai vu, de mes propres yeux,
sur la jambe gauche du colosse, une inscription attribuée à
l’empereur Adrien, et une autre de L. Junius Calvinus,
procurateurs sous le règne de l’empereur Vespasien (An IV).
Au dessous, un mauvais plaisant, de Paris sans doute, avait
écrit ces simples mots :
« Statues de Memnon, et de même origine. »
Et, bravement, il avait signé : « Durand. »

Inde : pour faire l’excursion de Pointe-de-Galles, on prend


le chemin de fer à Colombo. La route est si belle que nous
conseillerions même aux touristes peu pressés de faire le trajet

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en voiture ou en bicyclette, si la distance ne comportait un peu


plus d’une centaine de kilomètres. On trouve des villes et des
villages où tout le monde semble gai et heureux de vivre, même
dans des circonstances où un peu de tristesse serait de rigueur.
Dans les localités d’une certaine importance il y a presque
toujours, non loin de l’église et du temple boudhique, un
emplacement destiné à la crémation des hindous, où l’Européen
peut assister à des scènes tout à fait déconcertantes pour lui.
L’emplacement en question est généralement situé au bord
d’une eau courante. Il comporte le bûcher proprement dit et un
arbre sacré dont les convois funèbres font plusieurs fois le tour.
Je dis « funèbre » pour me conformer aux usages de notre
langue ; mais, au fond, il n’y a rien de funèbre du tout dans ces
cérémonies, au point de vue subjectif tout au moins. Car encore
que le visage du mort soit à découvert, la vue de cet être qu’on
va livrer aux flammes n’excite les larmes de personne, pas
même de ses plus proches parents. La crémation semble dans
bien des cas une simple formalité religioso-hygiénique plutôt
qu’un pieux devoir. Les assistants fument tous de gros cigares
et en offrent même parfois aux étrangers présents. Quand le
mort a été convenablement aspergé d’eau sacrée, on le place sur
un lit de mottes faites avec de la bouse de vache desséchée
auxquelles on met le feu. On renouvelle ces mottes jusqu’à ce
que la combustion soit complète, mais il est rare que les parents
et les invités, qui s’occupent de ces détails avec la plus parfaite
indifférence demeurent jusqu’à la fin de la cérémonie.
J’ajouterai que l’opération elle-même n’a pas toujours la fin
prévue. Car il arrive que le combustible est insuffisant (surtout
quand c’est du bois, lequel coûte cher). En pareille occurrence
les parents des crémés n’ont qu’une ressource, enlever les
restes de l’être aimé au bûcher éteint faute d’aliments et les
confier à la rivière ; ce pis-aller est d’usage très courant dans
les grandes villes de l’Inde en dépit des prohibitions édictées
par le gouvernement anglais. Les eaux du Gange roulent ainsi

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maint cadavre insuffisamment crémé, et un voyageur


contemporain affirme même qu’il y a une dizaine d’années
encore, la Compagnie des Messageries maritimes entretenait à
son service une femme dont l’unique occupation était de
pousser au large les cadavres qui pouvaient s’arrêter entre les
pilotis de son débarcadère ou s’engager dans l’hélice de ses
paquebots.

Java : J’ai souvent remarqué que chez le type humain c’est


par la tête que débutent les modifications civilisatrices,
modifications dont les effets se propagent ensuite
graduellement jusqu’aux pieds ; à telles enseignes que la
coiffure est presque toujours de plusieurs années en avance sur
le reste de l’accoutrement, et en particulier sur les chaussures.
C’est invariablement le cas pour les Chinois transplantés qui se
décident à adopter les modes du milieu où ils vivent. Ils portent
depuis longtemps le chapeau européen, qu’ils persistent encore
à chausser les babouches difformes à triples semelles qui
caricaturisent si bien les pieds de la plupart des Célestiaux.
Cette loi Psyco-physique trouve ici une confirmation de plus
dans ce fait que bien des indigènes déjà fortement modernisés
par le costume, éludent le Rubicon définitif des chaussures en
demeurant pieds nus, solution du reste plus compatible avec le
climat qu’avec la décence et la propreté telles qu’on les entend
chez nous.

Hong-Kong et Canton : Comment se recrutent les bonzes


en chine ? Un peu comme l’armée du Salut, soit dit sans vouloir
calomnier cette institution bizarre mais moralisatrice au premier
chef, sinon rédemptrice. Tous les néophytes qui vont s’enrôler
dans l’armée du Salut ne sont pas, évidemment, touchés par la
grâce. Il en est que la paresse seule et des convoitises plus ou
moins avouables, sinon un irréductible goût d’indépendance
leur interdisant d’exercer aucun métier assujettissant, poussent

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à embrasser cette carrière un peu fantaisiste, et un tantinet


romanesque aussi à distance.
De même dans les temples et monastères chinois. Les
bonzes de carrière sont des enfants pauvres élevés dans les
monastères. Ceux-ci forment en quelque sorte le clergé régulier,
auquel viennent s’adjoindre des aventuriers las de tout, ou
simplement des vagabonds ou des mendiants atteints d’une
incurable fainéantise. La vocation religieuse est rare dans le
bouddhisme, peut-être à cause de la monotonie et de l’ennui
profond qui se dégagent des cérémonies du culte. Elle existe
cependant, et on a vu des désespérés de la vie entrer
volontairement dans cette carrière avec la foi ardente qui fait
les apôtres. Toute religion a ses mystiques, ses extatiques, ses
illuminés. Les extatiques chinois finissent généralement dans
les pratiques annihilantes du nirvanisme, quelquefois même
dans un genre de suicide plus expéditif qu’ils appellent l’auto-
crémation.
Un des évangiles bouddhiques les plus répandus dans les
monastères chinois, le Saddharma poundarika Sutra, contient
une théorie mystique de l’auto-crémation, d’après laquelle la
continence absolue provoquerait chez les très saints une sorte
de combustion spontanée semblable à celle qui se produit dans
certains cas d’alcoolisme aigu, avec cette différence que dans
l’état nirvanique, ce sont les sécrétions résultant de nos désirs et
de nos passions comprimées qui s’enflamment spontanément.
Dans la réalité, bien entendu, cette auto-combustion n’a lieu
que lorsque le patient, arrivé au dernier degré de l’extatisme, se
place sur un bûcher allumé. Le cas est assez fréquent s’il faut
en croire M. Mac Gowan qui a habité la Chine pendant près
d’un demi-siècle et a publié dans le Chinese Recorder une
étude des plus intéressantes sous ce titre : Self-immolation by
fire in China.
M. Mac Gowan nous décrit notamment les péripéties du
suicide des trois moines Abîme-et-Profondeur, Intelligence-

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Lucide et Magie-Resplendissante (pour les noms des moines le


symbolisme chinois se fait mystique, comme de juste). Abîme-
et-Profondeur était un de ces frères mendiants qui parcourent la
Chine entière, ne vivant que d’aumônes et impressionnant les
populations par des pratiques d’Aïssaouas. Sa détresse de Juif-
Errant famélique et vermineux l’ayant incité au suicide par
auto-combustion, il s’ouvrit de ses projets au monastère de
Men-Choa (province de Tche-Kiang), qui résolut aussitôt de
patronner la cérémonie et de lui donner le plus d’éclat possible.
Des quêtes furent faites, et tout le monde naturellement
s’empressa d’apporter qui son fagot, qui sa mesure de résine au
bûcher, qui devait consommer l’anéantissement total du pauvre
diable déjà réduit à l’état de squelette ambulant. Il fut même
question d’agrémenter l’incinération de quelques pétards et
fusées qui rehausseraient l’éclat de la cérémonie, mais le tout se
borna à quelques paquets de poudre à canon logés sous les
aisselles du patient.
Malheureusement pour la population alléchée, les
missionnaires anglais intervinrent et l’autorité chinoise donna
l’ordre de surseoir au spectacle. Le bûcher était dressé, mais
personne n’osait plus y mettre le feu. Alors, pris de désespoir,
notre bonze s’y ensevelit de son propre chef, espérant peut-être
que le miracle de l’auto-combustion s’y réaliserait en sa faveur,
mais il y mourut simplement de faim.
Les deux autres moines, Intelligence -Lucide et Magie-
Resplendissante eurent plus de chance qu’Abîme-et-
Profondeur, car aucune influence étrangère n’étant intervenue,
ils réussirent à se faire crémer vivants au milieu d’un grand
concours de spectateurs attirés par les affiches suggestives
qu’avaient fait répandre dans le pays les moines organisateurs.
Grâce à une fenêtre ménagée dans le bûcher, le public des
premières loges put voir les deux monomanes s’asseoir dans
leur rôtissoire, allumer le feu et se laisser griller en chantant et
en battant la mesure le plus longtemps possible.

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Inutile d’ajouter que de telles mœurs tomberaient d’elles-


mêmes si elles ne constituaient pour les monastères qui les
encouragent et qui vendent fort cher les places donnant le droit
d’assister à ces dernières, des opérations fort lucratives.

(J. Hoche, « Notre tour du monde », 1899)

*
(Souvenirs de voyage, extrait, 1884)

En Russie, presque toutes les villes de province se


ressemblent. Qui en a vu une, les a vues toutes. Ce sont de
grands villages, aux ruelles boueuses, sans trottoirs, aux
maisonnettes en bois de bouleau ou en briques, à un seul étage,
moroses et rechignées, séparées les unes des autres par des
enclos et des cours rustiques. Un air d’ennui, de solitude,
répandu partout et sur tout. Pas de cafés, encore moins de
restaurants. Quelques hôtels qui ne sont que de tristes auberges,
et un cercle. Mais un cercle de province, en Russie, est une de
ces choses bouffonnes qui semblent faites pour la comédie. On
en peut juger par le règlement suivant, affiché dans la grande
salle du club de Tchernigoff :
1° Il est défendu d’entrer au club avec des bottes
goudronnées.
2° Il est défendu aux marchands de fréquenter les clubs avec
les vêtements qu’ils portent ordinairement, ceux-ci étant
imprégnés de diverses odeurs désagréables telles que poissons,
cuir, goudron, etc…
3° On doit se présenter aux soirées dansantes avec des
vêtements convenables, c’est-à-dire confectionnés seulement
avec de l’étoffe noire.
4° En cas de mauvais temps, c’est-à-dire lorsque les rues sont
boueuses, tous les membres du club et les invités éventuels sont

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tenus de porter des galoches, afin de ne pas salir les planchers.


5° La tenue de rigueur pour les soirées dansantes qui ont lieu
au nouvel an et à Pâques est l’habit ; quiconque se présentera
en veston de velours ou avec une cravate verte sera passible
d’une amende de 50 roubles, dont le montant sera affecté au
payement des musiciens.
6° Il est expressément défendu à MM. Les membres du club
de se moucher avec les rideaux pendant les soirées dansantes ;
quiconque sera pris en contravention sera ignominieusement
chassé du club.
7° Il est défendu de fumer, pendant les soirées dansantes,
dans la pièce réservée aux dames. Tout contrevenant sera puni
d’une amende de 25 kopecks, dont le produit servira à l’achat
de poudre de riz et d’eau de Cologne pour les dames.
8° Il est défendu de danser le cancan pendant les quadrilles
et, en général, de sortir des bornes des convenances.
9° Dorénavant les cavaliers devront se servir du mot
« merci » pour remercier leurs dames après les danses, et
l’expression « spasibavam » (remerciement russe usuel) ne sera
plus tolérée.
10° Il est sévèrement défendu de s’enivrer jusqu’au sortir des
bornes de la décence, comme cela s’est pratiqué jusqu’à
présent ; le cas échéant, le buffetier du club qui aura servi les
boissons sera puni d’une amende de 3 roubles pour chaque
personne ivre, et le produit de ces amendes sera affecté à la
fondation d’une bibliothèque.
11° Il est interdit de se quereller et de se casser la figure en
jouant aux cartes.
12° En cas de querelle au billard, il est sévèrement défendu
de frapper son partenaire avec la queue de billard, sous peine
d’une amende de 40 kopecks pour chaque coup porté. Le
produit de cette amende sera consacré au payement des gages
du secrétaire, etc.

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(Victor Tissot, « La Russie et les Russes », 1884)

*
(Roman d’aventure aux Etats-Unis, extrait, 1899)

Comme presque partout où la vie sociale est établie sur des


rouages plus ou moins perfectionnés, il y a là une majorité de
gens honnêtes et, en dehors de leurs superstitions ou de leur
intérêts immédiats, très bons. Les passions ne s’y déchaînent
pas. Des règles semblent les contenir.
A la porte du Far-West, au contraire, on trouve un état social
hybride où l’excès est devenu la norme. Sur cette terre à peine
défrichée, tout sort des proportions admises, convenues.
Les solitudes sont immenses, les propriétés gigantesques.
Du sol surgissent des moissons effrayantes et deux ou trois fois
renouvelées dans un an. Les troupeaux de bœufs, de chevaux,
de cochons suffiraient à une armée en marche pendant trois ans.
La nature y montre une telle puissance, y déploie une
impétuosité telle que l’homme imbu des idées du vieux monde
ne s’y reconnaît pas. Le cœur cuirassé d’airain dont parle
Horace y est à peine suffisant pour s’y maintenir.
C’est le théâtre des existences exorbitantes. Tout homme, né
ailleurs, doit, s’il a la prétention de s’y établir, reléguer non
seulement toute crainte, mais tout scrupule, toute générosité,
presque toute grandeur d’âme.
Dans les luttes qu’il lui faudra soutenir, l’homme aura
devant lui des brutes sans conscience, ayant grandi dans ce
singulier bouillon de culture et ne soupçonnant pas qu’il existe
des civilisations moins redoutables.
Ce seront aussi, venus de tous les coins du monde, des
fugitifs que la justice a flétris, des criminels farouches, des
désespérés, ou de ces êtres, nés sauvages, incapables de se plier
sous les lois, impatients de tout frein et pour qui le triomphe de

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la force et de la ruse est l’unique sanction de leurs indomptables


volontés.
Les uns possèdent des domaines sans fin ; les autres n’ont
qu’un fusil pour tout avoir. Celui-ci exerce son autorité féroce
sur les troupes de coursiers ou de porte-cornes dont il a la garde
et devient plus farouche, plus bestial que son bétail. Celui-là vit
des meurtres et des vols que l’on peut commettre impunément
loin de tous regards.
Tous se sentent noyés dans un océan de périls et décidés à
combattre pour défendre une vie, dont, d’ailleurs, le sacrifice a
été fait d’avance ; ils peuvent, si un hasard les réunit, si une
étincelle allume leurs passions, leur colère, si l’ivresse les rend
fous, ils peuvent tuer des hommes sans remords, égorger des
femmes sans pitié, brûler des villages et pendre des innocents
parfois sans que la considération leur soit refusée, sans que les
honneurs qui dépendent de leurs concitoyens leur soient
marchandés.
C’est donc une barbarie faite d’éléments innombrables et si
variés que la civilisation elle-même en fournit le plus grand
nombre.
Mais la loi qui plane au-dessus des règles édictées par des
semblants de gouvernements, et qui les étouffe sans contrainte,
c’est la loi du plus fort.

(Camille Debans, « l’aventurier malgré lui », 1899)

*
(Roman, extrait, 1886)

La ville de Saint-Pignon les Girouettes ne figure sur aucune


carte de France. Nous aimons à croire que c’est là une omission
des géographes ; à moins – la chose n’est pas impossible –
qu’elle n’y figure sous un autre nom. Il nous a même été fait

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quelques communications à cet égard. Mais comme, tout


compte fait, nous ne voulons point nous exposer à des
récriminations ou à des rancunes, nous tenons que les
géographes peuvent appeler cette sous-préfecture comme il leur
plaire, et nous continuerons à l’appeler Saint-Pignon les
Girouettes.
C’est une charmante petite ville, perchée au sommet d’un
coteau verdoyant, comme une tourterelle blanche dans les
feuilles d’un chêne. Les toits d’ardoises de ses coquettes
maisons brillent gaiement aux premiers rayons du soleil levant
et aux dernières lueurs du soleil couchant. Il semble que, toute
heureuse de vivre, elle tienne à s’éveiller la première et à ne
s’endormir qu’après les autres. Une rivière bordée de peupliers
et de saules coule en bas de la côte à travers de vastes prairies
semées de grandes rangées de peupliers ; plus loin, s’étend la
plaine, riche en moissons, et pareille, avec ses petits carrés
bruns, verts et jaunes, à un immense habit d’arlequin ; plus loin
encore, d’autres coteaux, couverts de vignes et de bois, ferment
l’horizon et semblent dire aux bienheureux habitants de ce petit
coin de terre : « Dieu vous en donne assez ; vous n’avez pas
besoin de voir au-delà. »
Toute médaille, hélas ! a son revers. Le calme absolu
n’existe pas plus que le mouvement perpétuel ; et Saint-Pignon
les Girouettes, en dépit de ses paisibles apparences, est –
comme tant d’autres villes petites et grandes – en proie à des
tiraillements de toute sorte qui en rendent le séjour moins
agréable que l’on n’aurait été en droit de l’attendre.
Là, comme ailleurs, la femme du sous-préfet trouve indécent
que la femme de l’huissier a un manteau de fourrure de huit
cents francs , quand le sien n’en vaut que trois cents ; le notaire
se plaint des envahissement de l’avoué, qui mène trop grand
train ; là enfin, comme ailleurs, chacun dénigre volontiers ses
voisins et passe une bonne partie de son temps à franchir aux
dépens d’autrui le mur de la vie privée, qu’aucune législation

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n’est encore parvenue à élever assez haut pour que l’on ne


puisse pas regarder par-dessus.

(Paul Célières, « Les mémorables aventures du docteur J.B


Quies », 1886)

*
(Histoire de l’exploration de l’Afrique, extrait, 1901)

Dans le haut Oubanghi (Afrique), les peuplades sont


jalousement attachées à leurs abominables rites. Dans le
sacrifice pour l’âme d’un ancêtre, « on communie à la
victime ». ce sont des chants, des danses, des cris de guerre
autour de celui qui va mourir. On le place sur un siège dont les
pieds sont enfoncés en terre ; on lui met autour du cou une
fourche fixée à un arbre ou à un arbuste, que l’on courbe vers le
supplicié. Le sacrificateur tranche la tête de la victime ; l’arbre,
en se redressant, lance au loin la tête ; on s’arrache les chairs
pantelantes, on les fait rôtir, on les pimente, et le hideux festin a
lieu.
Comme si cela n’était pas assez d’avoir son indéracinable
superstition et son abominable férocité dans le culte des morts,
le noir d’Afrique est encore atteint de l’horrible cannibalisme,
qui semble l’apanage de tous les peuples en enfance. Chose
triste à dire ! l’Afrique est même le terre du globe où le
cannibalisme a poussé ses plus profondes racines. Tandis qu’il
disparaît progressivement de l’Océanie, où il était si général
encore récemment, il diminue bien peu en Afrique. Le goût
dépravé des habitants pour la chair humaine semble croître en
raison des difficultés qu’ils éprouvent à le satisfaire.
On a bien souvent recherché les causes de cette horrible
habitude ; on a reconnu qu’il fallait l’attribuer à la fois à un
besoin et à la superstition. Les voyageurs placés à même

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d’observer le cannibalisme dans les tribus où il se pratique


s’accordent à dire que, sous ces climats débilitants de l’Afrique
équatoriale, la rareté de la nourriture animale et l’insuffisance
des végétaux nutritifs provoquent un singulier malaise, une
fringale de chair qui expliquerait jusqu’à un certain point les
affreuses pratiques de ces peuples barbares. Plusieurs de ces
observateurs ont été eux-mêmes en proie à cette étrange
maladie.
La superstition persuade à ces hommes incultes qu’en
dévorant l’ennemi dont ils ont triomphé ils s’inoculeront en
quelque sorte ses vertus, sa vaillance, sa force ; qu’en absorbant
sa chair ils absorberont aussi ce qui le faisait grand et
redoutable parmi les siens.
Les vainqueurs sont loin de se contenter d’immoler les
prisonniers de guerre ; ces barbares vont à la chasse les uns des
autres pour se procurer des provisions de chair humaine.
Dans plusieurs tribus, les corps des parents morts de maladie
sont parfaitement échangés contre une marchandise quelconque
et dévorés par l’acquéreur. On en voit même qui attendent que
les cadavres aient éprouvé en terre une certaine décomposition
avant de les déterrer pour les consommer.
Dans l’excitation du combat, on a vu plus d’une fois les
guerriers, se faisant d’affreuses entailles, se précipiter sur
l’ennemi pour dévorer des lambeaux de chair toute palpitante et
boire avidement le sang qui s’échappait des blessures.
La tribu des Wabembé, sur la rive nord-ouest du Tanganika, au
lieu de cultiver son sol, un des plus fertiles du monde, se nourrit
de charogne et de chair humaine crue. Les gens qui la
composent, redoutant les autres hommes, auxquels ils attribuent
des goûts semblables aux leurs, se sauvent dans les montagnes
dès qu’ils voient venir sur les rivages les canots des marchands
arabes et des voyageurs. Mais s’ils apprennent que les étrangers
possèdent quelque malade ou, quelques moribond, ils
demandent aussitôt à l’acheter.

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Les tribus qui avoisinent le haut Congo et ses principaux


affluents sont pour la plupart cannibales. A part de rares
exceptions, les femmes n’y sont pas mangées : la matière est
trop précieuse ; on les vend.
Stanley nous a dit à quel point, au cours de son homérique
descente du fleuve, il avait été poursuivi par les cris féroces et
incessants des indigènes, émerveillés par la vue d’une proie
aussi copieuse que celle de la colonne.
Pour se faire une idée nette de la profonde inconscience de
ces malheureuses peuplades au sujet de cette révoltante passion,
il faut entendre, il faut lire les missionnaires qui évangélisent
ces rudes contrées. Au Soudan comme dans le Congo français,
où ces abominables mœurs existent d’une façon générale,
l’action administrative est absolument impuissante contre elles.
Les missionnaires seuls pourront peu à peu faire
l’anthropophagie, par l’autorité que leur donne leur instruction
et que subissent ces peuples enfants.
Ils raisonnent ces cannibales dans un langage comme celui-
ci, le seul à portée de leur intelligence :
« Ce n’est pas convenable de se manger entre soi ; cela n’est
pas poli ; cela ne se fait pas. »
Et le nègre, honteux de son manque de savoir-vivre, tâche de
se civiliser. Il lui faut lutter contre la nature et contre son goût.
« Le blanc est bien bon, disait l’un d’eux au missionnaire
qui l’interrogeait sur son affreux mets de prédilection, mais un
noir est bien bon aussi ; cependant ni l’un ni l’autre ne valent
un jeune enfant. »
Et, de temps à autre, les convertis ont des rechutes
désolantes. Ainsi, un de nos évêques missionnaires raconte
qu’il avait pour ami un chef dont le fils, Edouard, avait été l’un
de ses catéchumènes. Le père aimait l’évêque depuis le jour où
il en avait reçu… un bonnet de coton qui lui semblait, paraît-il,
aussi précieux qu’une couronne.
En allant visiter la mission où avait été élevé Edouard,

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Monseigneur demanda des nouvelles de « son ami Belam ».


Hélas ! on lui répond que Belam a encore mangé son homme la
semaine précédente !
Edouard vient justement visiter son père spirituel. L’évêque
le réprimande :
« J’apprends que ton père a encore mangé un homme ; je
suis sûr que tu en as pris ta part ! »
Mais Edouard proteste :
« Oh ! non, père, les anciens seuls en ont mangé. Mais
nous, les jeunes, les chrétiens, nous nous sommes souvenus que
c’était vendredi. »

(Paul Bory, « A l’assaut de l’Afrique », 1901)

*
(Souvenirs de voyage, extrait, 1875)

On raconte un singulier moyen dont se servent les habitants


des régions boréales pour stimuler l’ardeur de leur attelage, et
l’empêcher de quitter la route qu’ils doivent suivre pour se jeter
à la traverse sur la piste de quelque animal sauvage.
Plusieurs jours avant son départ, le Lapon ou le
Kamtchadale choisit, parmi ses chiens, le plus alerte et le plus
vigoureux. Il le nourrit bien, le flatte et le caresse, en présence
des autres chiens, auxquels il ne donne qu’une maigre pitance
accompagnée de coups de fouet. Le naturel sauvage et quelque
peu féroce de ces animaux s’exalte sous les mauvais
traitements, et à la vue des faveurs dont un privilégiés est
l’objet, ils s’irritent contre lui, et lui feraient un mauvais parti
sans l’intervention du maître, qui, toutes les nuits, enferme à
part son protégé.
Au moment de partir et quand les chiens sont attelés, il
attache en avant, au bout d’un trait de 5 à 6 mètres de long, le

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chien bien choyé, saute promptement dans son traîneau et


allonge à tous des coups de fouet. Les parias, voyant à peu de
distance devant eux celui auquel ils en veulent pour ses bonnes
fortunes, s’enlèvent comme une flèche pour le rattraper et le
dévorer au besoin ; mais la distance qui les sépare est grande, et
pendant qu’ils redoublent de vitesse, le premier sentant derrière
lui ses ennemis acharnés, et entendant leurs hurlements de
colère, accélère sa course et tire de toute la puissance de ses
forces. Il s’en suit que l’un fuyant, les autres poursuivant, le
traîneau vole sur la plaine gelée avec une vitesse vertigineuse,
et que le voyageur bien emmitouflé rit de son expédient, et
arrive au terme de son voyage en une fois moins de temps qu’il
ne l’aurait fait sans cette ruse. Quand il a atteint sa destination,
il sépare de nouveau le chien d’avant ; une répartition égale de
caresses, de nourriture et de corrections rétablit ensuite l’égalité
de la gent canine, et par suite la concorde.
Le moyen est bon, et il en usera chaque fois qu’il aura
besoin de voyager avec célérité.

(H. Marguerite, « Sur terre et sur mer, explorations de l’amiral


Chérétoff, sur la corvette le « Saint-Nicolas », 1875)

*
(Moeurs, texte intégral, 1883)

LE TANGHIN

Cette plante, originaire de Madagascar, est employée, par les


habitants aussi cruels que superstitieux de ce pays, pour
constater le crime ou l'innocence. un homme est-il soupçonné
sans preuves suffisantes ? On l'amène devant les juges qui lui
ordonnent, en présence des témoins et de l'accusateur, d'avaler
des graines de tanghin. s'il résiste à l'action du poison en le

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rejetant brusquement de l'estomac, on le déclare vertueux ; si,


au contraire, il en meurt, tous s'écrient qu'il est coupable et qu'il
subit le juste châtiment envoyé par les dieux eux-mêmes ;
magistrats, accusateur, témoins à charge se partagent ses biens.
vous ne vous étonnerez pas que ce mode de procédure étrange
et expéditif occasionne une grande consommation journalière
de graines de tanghin. il y a, dit-on, des gens pleins de
prévoyance, des officiers de la cour, des ministres, etc..., qui
s'habituent à ces mets-là peu à peu, dès l'enfance, afin de
pouvoir résister mieux à son effet funeste, quand l'occasion
solennelle d'en faire usage leur sera offerte, bien malgré eux.

(Anatole Bordot, "Petite botanique populaire", 1883)

*
(Mœurs, extrait, 1887)

Il va de l’honnête et du malhonnête comme du laid et du joli.


Autre nation, autres mœurs, autres goûts ; c’est l’affaire de
latitude, de climat, de race, de préjugés, d’éducation. Dans
l’archipel malais, les femmes soigneuses de leur personne se
teignent les dents en noir, en rouge ou en bleu, et considèrent
comme une honte de les avoir blanches ; c’est bon pour les
chiens. Ailleurs, on pense s’embellir en les arrachant, et le chef
de Latouka disait que les anglaises auraient meilleure grâce si
elles consentaient à enlever leurs quatre incisives inférieures et
à se trouer la lèvre pour y pendre un cristal à longue pointe. J’ai
aimé, fort en courant, il est vrai, des femmes au teint de suie et
d’autres du plus beau chocolat, et j’ai connu aussi, pour les
avoir rencontrées sur les grandes routes, des morales de toute
couleur. L’homme qui part et l’homme qui revient sont deux
hommes, et, soi dit entre nous, vous reviendrez de loin. Allez
visiter les Turcomans, et vous ne tarderez pas à vous assurer

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qu’avant la conquête russe ils tenaient le brigandage en haute


estime, qu’ils honoraient comme un grand homme celui d’entre
eux qui avait le plus massacré, violé et pillé. Donnez un coup
de pied jusqu’en Australie ; vous y verrez des peuplades où le
jeune homme qui veut obtenir de la considération doit
commencer par tuer quelqu’un. Allez en causer avec les sioux ;
ils vous diront que chez eux on acquiert le droit de porter une
plume à son bonnet qu’après avoir commis son premier petit
assassinat. Si jamais vous passez à Bornéo, informez-vous de la
façon dont certaines tribus pratiquent le mariage : on enlève
une femme de force, on s’accouple avec elle dans la forêt ; une
fois l’enfant sevré, on ne le revoit plus. Si vous rencontrez un
voyageur qui ait pris langue avec les arabes Hassaniyeh, il vous
apprendra qu’ils ne connaissent que le mariage aux trois quarts,
c’est-à-dire que leurs femmes sont légalement mariées trois
jours sur quatre, que le quatrième elles sont libres de faire tout
ce qui leur plaît. Il y avait autrefois dans les îles sandwich des
indigènes qui avaient des droits sur la sœur de leur femme, sur
la femme de leur frère, sur la femme du frère de leur femme.
Ailleurs, les filles qui se marient épousent tous les frères de leur
mari. Si quelque jour vous vous en allez promener votre
mélancolie dans l’Afrique australe, vous y trouverez des
régions entières où les indigènes de l’endroit croiraient
manquer au plus saint des devoirs en offrant pas leur femme à
l’étranger qui passe. Voyagez et vous verrez qu’infanticide,
inceste, adultère, il n’est pas un crime qui, dans plus d’un pays,
ne soit tenu pour une pratique fort honnête de la vertu.
Avant de quitter l’anglterre, je croyais que le plus beau fruit
qu’on retire des voyages est de s’assurer que les hommes ont
dix mille façons de déraisonner. A la longue, j’ai fini par
m’apercevoir que chacun d’eux avait sa façon particulière
d’avoir raison, et que le seul être absurde est celui qui
s’imagine sottement que la sienne est la seule bonne.

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(Victor Cherbuliez, « La bête », 1887)

*
NATURE (beauté de la)

(Essais, extrait, 1825)

Contemplation du ciel étoilé

C’est un charme toujours nouveau pour moi que celui de


contempler le ciel étoilé, et je n’ai pas à me reprocher d’avoir
fait un seul voyage, ni même une simple promenade nocturne,
sans payer le tribut d’admiration que je dois aux merveilles du
firmament. Quoique je sente toute l’impuissance de ma pensée
dans ces hautes méditations, je trouve un plaisir inexprimable à
m’en occuper. J’aime à penser que ce n’est point le hasard qui
conduit jusqu’à mes yeux cette émanation des mondes éloignés,
et chaque étoile verse, avec sa lumière, un rayon d’espérance en
mon cœur.
Eh quoi ! ces merveilles n’auraient-elles pas d’autres
rapports avec moi que celui de briller à mes yeux ? Et ma
pensée qui s’élève jusqu’à elles, mon cœur qui s’émeut à leur
aspect, leur seraient-ils étrangers ?... Spectateur éphémère d’un
spectacle éternel, l’homme lève un instant les yeux vers le ciel,
et les referme pour toujours ; mais, pendant cet instant rapide
qui lui est accordé, de tous les points du ciel et depuis les
bornes de l’univers, un rayon consolateur part de chaque monde
et vient frapper ses regards pour lui annoncer qu’il existe un
rapport entre l’immensité et lui, et qu’il est associé à l’éternité.

(Xavier de Maistre, « Expédition nocturne autour de ma


chambre », 1825)

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*
(Description, extrait, 1873)

Influence hygiénique et morale des montagnes

L’influence de la montagne s’exerce à la fois sur le corps et


sur l’esprit ; elle est en même temps hygiénique et morale : la
prudence et la force, l’adresse et le sang-froid, l’énergie et la
constance y reçoivent leur prix. Elle a des impressions fortes et
saines, des enseignements profonds et divers sur l’esprit le plus
simple comme le plus cultivé. Du pied au sommet des Alpes, en
quelques heures de marche, le botaniste, le physicien, le
géologue, se transportent de l’Italie à la Laponie ; ils ont
observé toutes les flores, tous les climats, tous les âges de notre
planète. C’est dans les montagnes que le géographe va chercher
et la source des fleuves et la limite des empires ; c’est dans les
montagnes encore que l’historien retrouve les restes de ces
races antiques qui ont vu se briser à leurs pieds le flot des
invasions romaines, barbares sarrasines, et qui ont défendu
contre les plus puissants ennemis leur indépendance, leur
langue et leur religion.
Mais, sans même s’attacher à ces nobles études, quel est
celui qui peut fermer son âme à une puissante et religieuse
émotion, lorsque, parvenu dans l’azur serein, au sommet de
quelque pic vertigineux, d’où il promène son regard sur un
horizon sans limites, il entend sous ses pieds la planète qui
gronde et roule de vallée en vallée ? Quel est celui qui,
contemplant ainsi les solennelles beautés de la nature, n’a
entrevu l’éblouissante vision de l’infini et ne s’est senti, si l’on
peut dire, plus près de Dieu ?

(Abel Lemercier, « Création d’un club alpin français », 1873)

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*
(Description, extrait, 1869)

Les sources des cours d’eau

La source, l’endroit où le filet d’eau, caché jusque-là, se


montre soudain, voilà le lieu charmant vers lequel on se sent
invinciblement attiré. Que la fontaine semble dormir dans une
prairie comme une simple flaque entre les joncs, qu’elle
bouillonne dans le sable en jonglant avec les paillettes de quartz
ou de mica, qui montent, descendent, et rebondissent en un
tourbillon sans fin ; qu’elle jaillisse modestement entre deux
pierres, à l’ombre discrète des grands arbres, ou bien qu’elle
s’élève avec bruit d’une fissure de la roche, comment ne pas se
sentir fasciné par cette eau qui vient d’échapper à l’obscurité et
reflète si gaiement la lumière ? En jouissant nous-mêmes du
tableau ravissant de la source, il nous est facile de comprendre
pourquoi les Arabes, les Espagnols, les montagnards pyrénéens,
et tant d’autres hommes de toute race et de tout climat, ont vu
dans les fontaines des « yeux » par lesquels les êtres enfermés
dans les roches ténébreuses viennent un moment contempler
l’espace et la verdure. Délivrée de sa prison, la nymphe joyeuse
regarde le ciel bleu, les arbres, les brins d’herbe, les roseaux qui
se balancent ; elle reflète la grande nature dans le clair saphir de
ses eaux, et sous ce regard limpide nous nous sentons pénétrer
d’une mystérieuse tendresse.

(Elisée Reclus, « Histoire d’un ruisseau », 1869)

*
(Souvenir de voyage, extrait, 1833)

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Dans le haut Canada, on a rarement de la pluie pendant


l’hiver, mais quand il en tombe, elle est toujours accompagnée
d’une gelée très piquante. Rien ne surpasse alors la beauté des
forêts. La pluie se gèle à mesure qu’elle tombe ; et si elle
continue à tomber avec abondance, les troncs des arbres, leurs
branches et leurs rameaux, sont si complètement couverts de
glace et garnis de glaçons, que la forêt semble transformée en
un innombrable assemblage de chandeliers de cristal, qui
réfléchissent dans les festons élégamment taillés, les rayons de
la lumière avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Le soir,
lorsque les rayons de la lune descendent sur la scène, et
viennent l’éclairer de leur lumière argentée, il semble que les
sommets des arbres soient revêtus d’or, et les perles et les
améthystes y soient semés avec profusion.

(Edward Allen Talbot, « Voyage au canada », 1833)

*
(Fleurs, extrait, 1909)

Pour se distraire et amuser ses loisirs, aidée du jardinier, un


vieux paysan sourd, au dos arrondi, la comtesse de Saint Salbi
avait laborieusement disposé près des ruines de l’ancien
château une horloge de flore.
C’était, plantées en rond de manière à figurer un vaste et
complet cadran, une collection de fleurs les plus ridiculement
disparates, lesquelles, s’épanouissant ou se fermant à certaines
minutes fixes du jour, composaient une étrange pendule
végétale, remontée par le soleil, avancée ou retardée par la
saison, et dont les odorantes aiguilles indiquaient, sans jamais
se tromper, la déroute du temps.
A trois heures du matin s’ouvrait le salsifis des prés, à quatre
heures la chicorée sauvage, à cinq heures la laitue, à six

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l’hypochoeris tachetée, à sept le nénuphar des champs, à huit le


soucis, à neuf la ficoïde napolitaine. Et, à partir de dix heures
jusqu’à quatre heures, l’une après l’autre, se fermaient avec la
même ponctualité : la crépide des Alpes, le laiteron de Laponie,
l’œillet prolifère, l’épervière auricule, la barkansie, l’alysse
utriculée. Enfin, par une mystérieuse alternance, la belle-de-
nuit, comme pour un baiser, entre-bâillait ses lèvres à cinq
heures, alors que soixante minutes plus tard le géranium livide
resserrait farouchement les siennes ; et le pavot s’endormait, la
tête basse, deux heures avant l’éveil du cactus à grandes fleurs
qui replie ses pétales pendant les douze coups de minuit.

(Henri Lavedan, « Sire », 1909)

*
PAROLES

(Chanson, 1605)


Qui donc porte atteinte à mes biens ?
Le dédain.
Qui torture ma fantaisie ?
La jalousie.
Met à l’épreuve ma patience ?
Ton absence.

Ainsi donc, ou est l’espérance ?


Il n’est de remède à mes maux,
Car me mènent droit au tombeau
Dédain, jalousie et absence.

Qui veut attenter à mes jours ?


Mes amours.
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Qui me rend la gloire importune ?


La Fortune *.
Me tend le calice de fiel ?
Notre ciel.
Ainsi donc, pour moi point de miel,
Mais des douleurs l’amère écorce,
Puisque contre ma vie s’efforcent
L’amour, la Fortune et le ciel.

Qui peut améliorer mon sort ?


C’est la mort.
En amour, qui donne la chance ?
L’inconstance.
Et les malheurs, qui les pallie ?
La folie.

Ainsi donc, rien ne me guérit


De cet amour qui me possède,
Car de lui sont les seuls remèdes
Inconstance, mort et folie.

* La Fortune dans le texte est une divinité mythologique


italienne du destin. Elle distribue autant les biens que les maux
sur les hommes, selon son caprice.

(Miguel de Cervantès, « l’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de


la Manche » 1605)

*
(Chansonnette)


Ma femme est en voyage,

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Elle est à Montpellier ;


J’ai huit jours de veuvage,
Il faut en profiter.

(Georges Courteline, «contes » 1893)

*
(Un kilomètre à pied, ça use aussi à l’armée)


A mes guêtres il y a un bouton,


Marchons !
A mes guêtres il y a un bouton,
Marchons !
Marchons légère, légère,
Marchons légèrement.

A mes guêtres il y a deux boutons…

(Sophie de Cantelou, « déserteur ! » 1890)

*
(Chansonnette)


On ne me voit paraître,
Avec l’air triste ou chagrin
Je suis, ou voudrais être,
Partout où l’on boit du vin.
En buvant de ce jus divin,
Du bonheur nous sommes certains
En noyant le chagrin.

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(Louis Morin, « Le cabaret du puits-sans-vin », 1885)

*
(Chansonnette)


Oh ! si j’étais un petit oiseau,
Au zéphyr déployant mon aile,
J’irais de village en hameau.
Oh ! si j’étais une hirondelle,
J’irais, dans mon vol éperdu,
Chercher sur la terre et sur l’onde
Le doux ami que j’ai perdu,
J’irais jusques au bout du monde.

(B. Auerbach, « La fille aux pieds nus, 1881)

*
(Chanson d’enterrement de vie de garçon)


Autrefois, quand j’étais jeune homme,
Nul souci ne me tenait au cœur,
Et j’avais dans ma bourse de l’argent
Pour moi et mes amis.

Autrefois, quand j’étais jeune homme,


On me trouvait le plus beau danseur du pays ;
Je conduisais la danse sur la petite pointe du pied.

Maintenant je suis marié,


Maintenant embarras et chagrins !
Adieu ma jeunesse,
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La danse et tous mes plaisirs !

(Mme Colomb, « Le bonheur de Françoise » 1876)

*
(Chanson des troupes républicaines de l’Ouest pendant les
guerres de Vendée, 1793)


Compagnons,
Affrontons les canons ;
Le bonheur
Seconde la valeur !

La mort ne fait peur qu’aux sots,


Qu’importe l’enclos
Où blanchiront nos os
Pour le repos !

Et puis, s’il faut mourir,


Le sort va nous offrir
Devant nos braves généraux
Des tombeaux.

La mort ne fait peur qu’aux sots…

(Gustave Toudouze, « La vengeance de peaux-de-bique » 1896)

*
(Chanson russe)


Près du bois, du bois, du petit bois,
- 291 -
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Volait une colombe au plumage bleuâtre ;


Elle volait en roucoulant :
« Vole, ma colombe au plumage bleuâtre,
Vole vers la maison de mon père,
Porte-lui, petite colombe, la nouvelle,
Que mon mari m’a battue hier. »
L’insensé m’a battue en me disant :
« Renonce, femme, à ta volonté,
A cette volonté que tu as héritée de ton père ! »
Ah ! dusses-tu me battre à me briser,
Je ne renoncerai pas à faire ma volonté !

Vole, petite colombe au plumage bleuâtre,


Vole vers la maison de ma mère ;
Porte à ma petite mère, petite colombe,
La nouvelle que mon mari m’a battue hier.
L’insensé m’a battue en me disant :
« Renonce, femme à la paresse,
A cette paresse que tu as héritée de ta mère ! »
Ah ! dusses-tu me battre à me briser,
Je ne renoncerai pas à ma paresse !...

(Victor Tissot, « La Russie et les russes » 1884)

*
(Chansonnette)


Bourguignon salé,
Picard tête chaude,
Normand avisé,
Breton entêté.
Gascon beau blagueur,
Pays n’prouve rien
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Y a de bonn’s gens partout !

(Marie Robert Halt, « Le jeune Théodore », 1880 )

*
(Vieille chansonnette)


Il est bon pourvoyeur de filles,


Bon laquais, et bon précepteur,
Bon détrousseur de souquenilles,
Bon exempt, mouchard et menteur ;
Il sait faire maintes culbutes,
Il sait chanter des airs grivois ;
Ce cardinal est bien du bois,
Du bois
Du bois
Du bois
Dont on fait, dont on fait les flûtes !...

(Jules Noriac, « Mémoires d’un baiser », 1863)

*
(Petit poème grivois)

Le salut militaire

Le long du Luxembourg, une superbe femme,


Souriante, passait en robe de printemps,
Leste, rose et jolie, avec des yeux de flamme,
Au milieu d’un froufrou de gaze et de rubans.

- 293 -
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Des soldats culottés de pantalons garance,


Sur des bancs accroupis, à la porte fumaient ;
Un sergent pérorait au milieu du silence,
Et les pioupious naïfs d’extase se pâmaient.

Or, la belle ; en frôlant ces groupes héroïques,


Y fit naître un essaim de pensers érotiques ;
Le sergent suspendit sa pipe et son discours ;

Le planton solitaire, à l’aspect de ces charmes,


Crut qu’il voyait passer Vénus et les Amours !
Et sentit, malgré lui, qu’il présentait les armes.

( Clément Privé dans « Entre messe et vêpres » de Marc de


Montifaud, 1889)

*
(Vieille chanson anonyme)


Y avait un’ fois un pauv’gars


Qu’aimait cell’ qui n’ l’aimait pas.

Ell’ lui dit : Apport’ moi d’ main


L’ cœur de ta mèr’ pour mon chien.

Va chez sa mère et la tue,


Lui prit l’cœur et s’en courut

Comme il courait, il tomba,


Et par terre l’cœur roula

Et pendant que l’ cœur roulait

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Entendit l’ cœur qui parlait.

Et l’ cœur disait en pleurant,


T’es-tu fait mal, mon enfant ?

( dans « La glu » de Jean Richepin, 1881)

*
PITTORESQUE

(Article historique, texte intégral, 1842 ?)

Péronne

Des remparts de briques ; en avant de ces remparts, des


ouvrages de terre défendus par de larges fossés pleins d’eau et
coupés d’écluses ; d’un côté, la Somme et son canal ; de l’autre,
un large marais à demi submergé, où semblent flotter de petites
îles cultivées en jardins et bordées de roseaux ; une église, un
beffroi, un vieux château flanqué de tours, quelques rues et une
place où se tiennent des marchés de grains considérables, -
voilà Péronne…
Le château de Péronne était destiné à servir de prison aux
rois de France. Le 24 août 1468, arrivait dans cette ville Louis
XI, accompagné seulement de quelques seigneurs et des archers
de la garde écossaise, pour conclure avec Charles le Téméraire
le rachat des villes de la Somme. Les négociations étaient
entamées depuis quelques jours, lorsque Charles fut averti que
les Liégeois, travaillés secrètement par les agents du prince qui
venait traiter avec lui, s’étaient révoltés contre leur seigneur,
son parent et son allié ; il fit aussitôt fermer les portes du
château où Louis XI était logé, et le retint prisonnier pendant
trois jours, jusqu’à ce qu’il eût souscrit aux conditions qu’il

- 295 -
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voulait lui imposer.


Les Parisiens, toujours prêts à rire et à gausser, s’égayèrent
fort de cette aventure, sans s’inquiéter des conséquences
fâcheuses qu’elle avait entraînées pour la France. A défaut de
serins et de perroquets, ils avaient alors la manie d’élever des
geais, des pies, des corbeaux et autres oiseaux parleurs, et,
lorsqu’ils étaient contents du gouvernement, ils leur
apprenaient à crier : Vive le roi ! Mais ils n’aimaient pas Louis
XI, quoiqu’il eût diminué les droits sur le vin ; et pour lui
donner une leçon, ils habituèrent leurs corbeaux et leurs geais à
répéter : Péronne ! Péronne ! Louis ne voulut point tolérer une
manifestation aussi injurieuse, et les oiseaux furent mis en
arrestation comme coupables d’outrages envers le chef de
l’Etat.

(Charles Louandre, « Revue des deux mondes », 1842 ?)

*
(Souvenir de voyage, texte intégral, 1833)

Un amateur de points de vue

Pendant mon séjour à Bevergen, un soir, me promenant dans


un bois voisin de la ville, j’aperçus un groupe de paysans
occupés à abattre un taillis et à scier des troncs d’arbres. Je ne
sais pourquoi je m’avisai de leur demander si c’était qu’on
voulait percer une nouvelle route en cet endroit. Après s’être
regardés les uns les autres en riant, ils m’engagèrent à continuer
mon chemin et à répéter ma question à un monsieur que je
verrais debout sur une petite élévation en face de la forêt. En
effet, je rencontrai quelques instants après un petit vieillard,
d’une figure pâle, en redingote boutonnée, ayant sur la tête un
bonnet de voyage, et une sorte de carnassière sur le dos. Il était

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armé d’une longue vue qu’il dirigeait fixement vers le lieu où


j’avais laissé les paysans. En m’entendant approcher, il
repoussa les tuyaux de sa lunette et me dit vivement : « vous
venez de la forêt, monsieur ; où en est le travail ? » Je racontai
ce que j’avais vu. « C’est bien, dit-il, c’est bien. Depuis trois
heures du matin (il pouvait être alors environ six heures du
soir), je suis ici de faction, et je commençais à craindre que la
lenteur de ces imbéciles, quoique je les paye assez cher, ne fit
tout manquer. Mais j’espère maintenant que, grâce à Dieu, la
perspective s’ouvrira à l’instant favorable. »
Alors, il allongea de nouveau sa longue vue, et la tourna vers
la forêt avec une attention extrême.
Quelques minutes après, une étendue considérable du bois
tomba tout-à-coup, et une perspective s’étant ouverte comme
par enchantement, je découvris au loin un admirable
amphithéâtre de montagnes, et au milieu les ruines d’un vieux
château, vivement éclairées par les dernières lueurs du soleil
couchant. C’était vraiment un magnifique spectacle.
Le petit vieillard demeura environ un quart d’heure en
contemplation à la même place, exprimant son ravissement par
quelques cris bizarres et par des trépignements. Quand le soleil
eut tout-à-fait disparu, il replia de nouveau sa lunette, l’enfonça
dans sa carnassière, et, sans me saluer, sans m’adresser une
seule parole, sans paraître songer le moins du monde à moi, il
s’enfuit à toutes jambes. J’ai su depuis que cet original de
premier ordre était le baron de Reinsberg. Comme le fameux
baron Grothus, il voyageait continuellement à pied et passait sa
vie à faire la chasse aux belles perspectives avec une sorte de
fureur. Arrivait-il dans une campagne où, pour se procurer un
point de vue pittoresque, il fallait abaisser une colline, abattre
une forêt, démolir des maisons, il ne s’effrayait d’aucune
dépense, d’aucun obstacle, et employait aussitôt son or et son
éloquence à faire servir à ses projets les propriétaires et les
ouvriers maçons, bûcherons, mineurs ou autres. On raconte

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qu’une fois il s’était mis en tête d’incendier une grande métairie


du Tyrol, entièrement neuve ; on avait eu beaucoup de peine à
l’en dissuader.
Jamais on ne l’avait vu traverser deux fois le même pays.

(Hoffmann, « Magasin pittoresque », 1833)

*
(Acharnement géométrique, texte intégral, 1833)

Quadrature du cercle

Construire un carré dont la surface soit égale à celle d’un


cercle donné ; tel est le problème que cherchent à résoudre ceux
qui s’occupent de la quadrature du cercle. Malheureusement ce
problème est insoluble ; on ne peut en avoir qu’une solution
approximative, et aujourd’hui un homme qui connaît ses
éléments de géométrie ne perd plus son temps à cette recherche.
Jamais les vrais géomètres n’en ont ignoré la difficulté ou
l’impossibilité ; dans leurs spéculations, ils n’avaient en vue
que des moyens d’approximation de plus en plus exacts, et
souvent ils aboutissaient, pour ainsi dire à leur insu, à des
découvertes dans les diverses branches de la science
mathématique. Mais il y a eu constamment une classe de gens
peu éclairés, qui, sachant à peine ce qu’ils voulaient et ce qu’ils
faisaient, prétendaient néanmoins, bon gré mal gré, trouver la
quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, etc.
Le problème est aussi ancien que la géométrie elle-même.
Déjà on le voit exercer les esprits en Grèce, berceau de la
science mathématique. Anaxagore s’en occupa dans la prison
où on l’avait séquestré pour avoir proclamé le Dieu un et
unique. Le Molière des Athéniens, Aristophane, introduit sur la
scène le célèbre Méton, sur qui il ne croit pouvoir mieux

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déverser le ridicule qu’en lui faisant promettre de carrer le


cercle.
Ce fut Archimède qui trouva le premier le rapport approché
entre la longueur de la circonférence d’un cercle et celle de son
diamètre et de son rayon. Apollonius ou Philon de Gadare
trouvèrent des rapports encore plus exacts, qui ne nous sont
point parvenus. On connaît aussi les travaux d’Adrien, de
Metius, de Viete et de Zudolph, de Van Keulen, de Maichin et
de Lagny.
Le cardinal de Cusa est le premier des alchimistes-
géomètres modernes. Il s’imaginait avoir trouvé la quadrature
du cercle, en faisant rouler un cercle ou un cylindre sur un plan,
jusqu’à ce qu’il y eût décrit toute sa circonférence ; mais il fut
convaincu d’erreur par Régiomontanus. Après lui, vers le
milieu du XVIème siècle, un professeur royal de mathématique,
Oronce Finée, s’illustra encore par ses singuliers paralogismes.
Le fameux Joseph Scaliger donna aussi dans ces travers ;
estimant peu les géomètres, il voulait leur montrer toute la
supériorité d’un docte comme lui. Viète, Clavius, etc., ayant osé
réfuter sa logique mathématique, il se courouça, les accabla
d’injures, et se persuada de plus en plus que les géomètres
n’avaient point le sens commun.
Il y a environ cinquante ans, M.Liger crut avoir trouvé la
fameuse solution, en démontrant que la racine carrée de 24
égale celle de 25, et que celle de 50 égale celle de 49. Sa
démonstration ne reposait pas, disait-il, sur des raisonnements
géométriques qu’il abhorrait, mais sur le mécanisme en plein
des figures.
Il s’est établi sur ce problème des espèces de paris et de
défis. Entre autres exemples assez nombreux, nous citerons un
fabriquant de Lyon, nommé Mathulon, qui, après avoir annoncé
aux géomètres et aux mécaniciens la découverte de la
quadrature et du mouvement perpétuel, les défia de prouver
qu’il s’était trompé, et déposa à Lyon une somme de 3 000

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francs qui devait être remise à son réfutateur. M. Nicole, de


l’académie des sciences, lui démontra, sans réplique possible,
qu’il déraisonnait, et demanda que les 3 000 francs lui fussent
adjugés. Le fier fabriquant incidenta, et prétendit qu’il fallait
aussi prouver la fausseté de son mouvement perpétuel ; mais la
sénéchaussée de Lyon ne vit pas en quoi une vérité prouvée
dépendait d’une erreur à démontrer. Il perdit son procès devant
elle, et Nicole céda les 3 000 francs à l’hôpital de cette ville.
Le Châtelet de Paris eut à décider sur le même point, il y a
environ cinquante ans. Un homme de condition, après avoir
provoqué triomphalement tout l’univers à déposer les plus
fortes sommes contre la vérité de sa quadrature, consigna, par
forme de défi, 40 000 francs. Il déduisait de sa solution,
l’explication palpable de la trinité, et il donnait, comme
évident, que le carré était le Père, le cercle, le Fils, et une
troisième figure, le Saint-Esprit. De là aussi, avec une rigueur
invincible, l’explication du péché originel, de la figure de la
terre, de la déclinaison de l’aiguille aimantée, des longitudes,
etc.
Comme on le pense bien, il y eut concurrence pour les
40 000 francs consignés ; une femme se mit sur les rangs ; elle
crut qu’il ne fallait que le sens commun pour le réfuter.
L’affaire fut plaidée au Châtelet, qui, cette fois, jugea que la
fortune d’un homme ne devait pas souffrir des erreurs de son
esprit, lorsqu’elles ne sont pas nuisibles à la société ; et le roi
ordonna que les paris fussent considérés comme non avenus.
Mais le tenace inventeur n’en resta pas moins persuadé que
dans les siècles à venir on rougirait de l’injustice qui lui avait
été faite.
L’institut étant accablé chaque année par des paquets
volumineux concernant la quadrature du cercle et le
mouvement perpétuel, décida qu’à l’avenir il ne serait plus reçu
aucun mémoire sur ce sujet. Cependant, il n’y a pas un an qu’il
a procédé solennellement à l’ouverture d’un papier que, d’après

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le désir d’un auteur, on avait tenu sous le scellé pendant un


nombre d’années, comme contenant une découverte précieuse.
Cette découverte, c’était encore la quadrature.

(Rédacteur anonyme, « Magasin pittoresque », 1833)

*
(Article journalistique, texte intégral, 1834)

Dot d’une demoiselle russe au dix-septième siècle.

La veuve d’un nommé Tchirikof, maria, en 1669, sa fille au


stolnik Chérémétef. Indépendamment de plusieurs terres, d’une
maison à Moscou, de plus de deux cent cinquante maisons de
paysans, situées dans plusieurs provinces différentes, elle donna
à sa fille huit images de Notre-Seigneur, de la Vierge et de saint
Nicolas, enchâssées en argent et en vermeil, et enrichies de
diamants et de rubis ; des croix également enrichies, des
colliers de rubis et de diamants, des émeraudes, des perles, des
bonnets garnis de pierres précieuses, des boucles d’oreilles de
diamants, de rubis d’émeraudes, et des chaînes d’or garnis de
diamants, avec des croix ; des habits de dessus et de dessous de
velours, de satins, de taffetas, garnis de martre zibeline, de
diamants, de boutons de vermeil, de dentelles ; des ustensiles
de toilette et des tasses ; le tout en vermeil ; des souliers et des
bottines de satin et de velours, richement travaillés en or ; un
grand lit de damas rouge à fleurs d’or, une couverture de satin
brodée en or, garnie de martre zibeline ; un autre lit plus petit
de damas jaune, avec la couverture de satin de Perse ; dix
chemises de mousseline, trente chemises de toile et trente
draps. Cette mère opulente ne savait pas écrire. Son frère signa
pour elle le contrat.

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(Rédacteur anonyme, « Le magasin pittoresque », 1834)

*
(Suicide, texte intégral, 1835)

Portefeuille d’un allemand mort volontairement de faim.

Le 3 octobre 1818, un aubergiste traversant une forêt peu


fréquentée près de Forst, à quelque distance de Ziegenkrug,
entendit les sourds gémissements d’un homme étendu dans une
fosse fraîchement creusée. Cet homme n’avait aucune blessure ;
ses vêtements qui indiquaient plutôt l’aisance que la misère
n’était point déchirés comme après une lutte, mais seulement
un peu usés et mal entretenus. L’aubergiste adressa la parole à
ce malheureux, et chercha à lui faire reprendre connaissance ;
ce fut en vain ; il le chargea alors sur ses épaules et le porta à
son auberge où il le réchauffa et essaya de nouveau de le
rappeler à la vie ; comprenant enfin à son effrayante maigreur,
et aux mouvements convulsifs de ses lèvres, que sa défaillance
venait d’inanition, il lui fit avaler avec beaucoup de peine une
tasse de bouillon avec un jaune d’œuf ; au même instant, cet
homme parut se ranimer, se souleva, retomba et mourut. On
trouva sur lui une bourse vide, un couteau, et un portefeuille où
il avait écrit au crayon les lignes suivantes qui ont été publiées
par MM. Hufeland, marc et Falret.

« L’homme généreux qui me trouvera un jour ici après ma


mort, est invité à m’enterrer, et à conserver pour lui, en raison
de ce service, mes vêtements, ma bourse, mon couteau et mon
portefeuille. »
« J’étais, le 12 février 1812, ainsi qu’on peut le voir par le
passeport que je porte sur moi, établi négociant à S. ; mais je

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perdis, par des malheurs, par des vols, etc., la majeure partie de
ma fortune. Il me devint impossible de remplir avec exactitude
mes engagements ; on obtint contre moi un décret de prise de
corps, et l’on vendit mes meubles et mes immeubles.
Que me restait-il à faire, sans argent dans ce monde, si ce
n’était de mourir de faim ? Toute ma fortune que je portais dans
ma bourse consistait en 8 groschen et 6 pfenning. J’allais avec
cette somme à F., où j’arrivai à 4 heures ; j’y mis deux lettres à
la poste, et je payai 3 groschen pour celle qui était destinée à
ma tante, laquelle ne reçoit pas de lettres sans qu’elles soient
affranchies. Je dépensai pour ma nourriture 3 groschen et je
quittai F. à 5 heures moins 20 minutes, avec 2 groschen et 6
pfenning que je possède encore à l’heure où j’écris.la
providence me conduisit sur la grande route, par B. et je
bivouaquai à la belle étoile entre L. et F., puisque, avec mes
deux groschen, je ne pouvais espérer de trouver un gîte dans
une auberge.
Mais à deux heures du matin, je ne pus supporter davantage
la pluie et le froid qui me frappaient dans le buisson où j’étais
couché ; je me levai en conséquence, je traversai P., et, toujours
conduit par la providence, je pris possession du bivouac où je
suis maintenant, et où je compte attendre une mort amère, à
moins que la providence ne vienne à mon secours ; car je ne
puis ni ne veux mendier.
Hier, 15 de ce mois (septembre), je me suis préparé cette
petite cabane, et, aujourd’hui 16, j’ai écrit ces lignes. Hélas !
c’est ici que je dois mourir de faim, puisque à mon âge (52 ans)
on n’est plus reçu soldat, et que je me suis présenté vainement à
tous les chefs militaires. Je ne veux pas non plus me présenter à
mes parents éloignés et amis, car je ne connais rien de plus
affreux que de dépendre des faveurs d’autrui, surtout lorsqu’on
a été son propre maître et que l’on a possédé de la fortune.
Je supplie celui qui me trouvera ici après ma mort, laquelle
aura probablement lieu dans quelques jours, puisque je ne puis

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supporter plus longtemps la faim, la soif, l’humidité, le froid et


le manque total de sommeil, d’envoyer par la poste et sous
cachet à mon frère N. à N., cet écrit avec un certificat de ma
mort. Mon frère lui remboursera volontiers les frais que cet
envoi exigera.

Près de Forst, le 16 septembre 1818.

« Depuis six à sept semaines j’ai été malade. En portant une


charge d’orge au grenier, j’ai fait une chute, et j’ai senti quelque
chose se rompre dans mon ventre ; j’éprouve continuellement
des douleurs.
J’existe encore, mais quelle nuit j’ai passée ! que j’ai été
mouillé ! que j’ai eu froid ! grand Dieu ! Quand mes tourments
cesseront-ils ? Aucune créature humaine ne s’est présentée à
moi depuis trois jour ; seulement quelques oiseaux.

Près de Forst, le 17 septembre.

« Pendant presque toute la nuit précédente, le froid


rigoureux m’a forcé de me promener, quoique la marche
commence à m’être bien pénible, car je suis bien faible ! Une
soif ardente m’a contraint à lécher l’eau sur les champignons
qui croissaient autour de moi ; mais elle a un goût détestable.

18 septembre

« Ma situation est toujours la même. Si j’avais seulement un

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briquet, afin de pouvoir me faire un peu de feu la nuit ! car il y


a beaucoup de broussailles sèches ; je manque de gants et je
suis si légèrement vêtu ! On s’imaginera aisément ce que je
dois souffrir pendant des nuits si longues ! Dieu ! j’aurais pu
vivre encore cinquante ans !

19 septembre

« Le seigneur ne veut m’envoyer ni la mort, ni aucun


secours. Pas une âme ne passe en ce lieu où je suis depuis sept
jours. En attendant, il se fait dans mon estomac un vacarme
terrible, et la marche me devient extrêmement pénible. Il n’a
pas plu depuis trois jours ; si je pouvais seulement lécher l’eau
des champignons ! j’espère du moins être délivré dans deux
jours.
Dans le cas où mon décès serait porté sur le registre de
l’église de B., je remarque que je suis né le 6 mars 1786, à R.
près de N., et que je serai décédé le jour dont la date manquera
sur mon journal. Mon père s’appelait M. C. N. ; il était pasteur
à T., ma mère était madame G. D. Je n’ai pas été marié.

20 septembre.

« Afin d’apaiser légèrement la soif horrible qui me dévore


depuis vingt-quatre heures, je me suis rendu au Ziegenkrug,
distant d’une lieu de ma cabane, j’y ai pris une bouteille de
bière, et pour ma dernière pièce de monnaie un korn ; mais j’ai
été obligé d’employer plus de 5 heures pour faire cette route.
Comme l’aubergiste m’avait vu venir du côté de F., j’allai du
côté de B., et je m’établis de nouveau près du Ziegenkrug.

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Cependant la bouteille de bière m’a peu soulagé ; ma soif est


toujours extrême, mais au moins je trouve de l’eau près de moi,
c’est-à-dire, à la pompe de l’aubergiste, tandis qu’il n’y en a
pas au milieu des bruyères ; j’en ferai usage ce soir quand il
sera tard, si la mort ne vient pas bientôt me délivrer. Dieu ! que
je me trouve maigre et défait lorsque je me regarde dans le
miroir de l’aubergiste.
Près de Frost, 21 septembre.

« Hier 22, j’ai pu à peine me remuer, et moins encore


conduire un crayon. La soif la plus dévorante qu’on puisse
s’imaginer me fit aller de grand matin à la pompe ; mais mon
estomac vide refuse l’eau glaciale, et je l’ai non seulement
rejetée, mais j’ai en outre éprouvé des convulsions tellement
violentes, qu’elles étaient à peine supportables, et elles ont duré
jusqu’au soir. Alors la soif m’a conduit comme ce matin, à la
pompe. L’estomac paraît vouloir s’habituer à l’eau froide ; mais
tout cela ne peut durer bien longtemps, puisque c’est déjà
aujourd’hui le dixième jour que je passe sans aliments ; que
dans sept jours je n’ai pris qu’un peu de bière et de l’eau, et que
je n’ai pas eu un instant de sommeil. J’espère que c’est
aujourd’hui le dernier jour de ma vie (c’est justement le jour de
la fête de mon frère), et dans cet espoir je fais ma prière et je
dis : Dieu ! je te recommande mon âme !

23 septembre.

« Grand Dieu ! Encore trois jours écoulés, et encore pas


d’espoir de la mort ou de la vie. Mes jambes semblent pourtant
être mortes ; il ne m’a pas été possible, depuis le 23 au soir, de

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me rendre à la pompe ; aussi ma soif et ma faiblesse ont fort


augmenté. Cela ne peut plus durer longtemps ; mais le cœur est
toujours sain.

26 septembre.

« Encore trois jours, et j’ai été tellement trempé pendant la


nuit que mes vêtements ne sont pas encore secs. Personne ne
croira combien cela est pénible. Pendant la forte pluie il m’est
entré de l’eau dans la bouche ; mais l’eau ne peut plus calmer
ma soif ; d’ailleurs, je ne puis plus m’en procurer depuis six
jours, puisque je suis incapable de changer de place !
Hier, j’ai vu, pour la première fois depuis l’éternité que je
passe ici, un homme, il s’est approché de huit à dix pas de moi ;
il conduisait des moutons, je l’ai salué silencieusement, et il a
répondu de la même manière à mon salut. Peut-être me
trouvera-t-il après ma mort !
Je termine en déclarant devant Dieu le Tout-puissant que,
malgré les infortunes qui m’ont accablé depuis ma jeunesse,
c’est avec bien du regret que je meurs, quoique la misère m’y
ait forcé impérieusement.
Cependant je prie pour obtenir la mort.
La faiblesse et les convulsions m’empêchent d’écrire
davantage, et je pense que je viens d’écrire pour la dernière
fois».

Près de Forst, à côté de Ziegenkrug, 27 septembre 1818.

- Les lecteurs sauront tirer eux-mêmes la morale de ce récit


véridique.
Cet homme fut un suicide ; et ce qui est encore plus triste et
plus déplorable, un suicide sans courage. Il s’est laissé mourir

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volontairement, mais en cherchant à écarter de lui la


réprobation qui s’attache à cet acte de désespoir. Pauvre
homme ! Il a mérité plus de pitié pour la misère de son esprit
que pour sa misère matérielle !
Avec quel soin il énumère les impossibilités de vivre qu’il
croit de nature à légitimer sa résolution. « Il est ruiné ; il ne
peut pas, il ne veut pas mendier ; il ne saurait demander des
secours à ses parents et à ses amis ; il est trop âgé pour être reçu
soldat ; etc. »
Avec quelle précaution il évite toute circonstance qui peut le
rappeler à l’amour de la vie ! Comme il craint tout secours !
Il choisit un lieu écarté ; il garde plusieurs jours sa dernière
monnaie sans paraître même songer à en faire usage. Il entre
dans une auberge, et il craint que l’aubergiste ne le suive ; un
berger passe, il ne lui adresse aucune parole, il ne lui fait aucun
signe.
Dans l’enchaînement des vicissitudes humaines, combien de
fortunes s’écroulent, combien de citoyens sont tout-à-coup
précipités du luxe ou de l’aisance dans une détresse extrême.
Mais le sentiment des devoirs et l’amour de la vie ont
d’admirables encouragements.
Rien n’est désespéré, lorsque l’on a un frère, des parents,
des amis ; lorsque l’on a des bras et la volonté de vivre.
Demandez autour de vous ; on vous racontera cent exemples
de riches dont la première mise de fonds n’a pas été beaucoup
plus élevée que le prix d’une bouteille de bière ; pour eux, la
nécessité a été mère de l’industrie. On vous racontera aussi
mille exemples d’hommes heureux qui ont été un jour accablés
sous le poids des plus horribles douleurs d’âme, les premières
avances que leur ait faites la société n’ont peut-être pas été plus
considérables que la pitié d’un aubergiste ou le salut d’un
berger ; mais ils ont eu foi dans la charité humaine qui toujours
brille sur terre au fond d’autant de regards que la lumière au
ciel pendant les plus sombres nuits !

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Un célèbre écrivain de la patrie de ce pauvre Allemand,


Lessing, écrivait ces lignes au dernier siècle :
« rarement un homme est longtemps délaissé entièrement
parmi les hommes ; s’il se mêle à ses semblables, il trouvera à
la fin quelques êtres disposés à s’attacher à lui ; peut-être ce ne
seront pas des gens des premiers rangs, qui ont toujours leur
bourse à défendre, et qui, pour cette raison, sont souvent privés
du doux sentiment de la fraternité humaine ; ce seront ceux des
derniers rangs ; peut-être ce ne seront pas des heureux du
siècle, ce seront des malheureux, mais ce seront toujours des
hommes. Une goutte n’a qu’à toucher la superficie de l’eau
pour être reçue et s’y confondre entièrement, et il n’importe
d’où cette eau vienne, du lac ou de la source, de la rivière ou de
la mer, de la Baltique ou de l’Océan. »

(Chroniqueur anonyme, « Le magasin pittoresque », 1835)

*
(Guerre, texte intégral, 1860)

Combien faut-il de plomb pour tuer un soldat à la guerre ?

Le maréchal de Saxe, dans ses Rêverie, ouvrage militaire


apprécié des hommes du métier, a dit que pour tuer un soldat à
la guerre il fallait dépenser au moins son poids de plomb. Ce
mot a semblé longtemps n’être qu’une boutade ; aujourd’hui on
a pu s’assurer que le maréchal n’exagérait rien. Un écrivain
compétant (M. Pierre de Buire) a fait le calcul suivant : A
Solferino, deux armées nombreuses ont combattu avec
acharnement pendant une journée entière. Les Autrichiens
comptaient près de deux cent mille hommes dans leurs rangs, et
parmi eux au moins cent quarante mille fantassins. En
admettant que, pendant un temps aussi long, les munitions

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n’aient point été renouvelées, que les soldats n’aient épuisé que
leurs gibernes, c’est-à-dire qu’il n’ait été fait qu’une
consommation individuelle de soixante cartouches, on arrive au
chiffre énorme de 8 400 000 coups de fusil. En regard, quel est
le résultat obtenu ? Les meilleurs documents arrêtent la perte
de l’armée alliée à dix-huit mille hommes, dont un sixième
aurait péri sur le champ de bataille (un tué pour cinq blessés est
la proportion la plus habituelle à la guerre). La part de
l’artillerie et de l’arme blanche doit être très grande dans une
lutte où l’on en a fait un si grand usage ; supposons, ce qui
n’est pas, qu’elle s’élève au tiers seulement ; il resterait environ
deux mille hommes tués et dix mille blessés pour la part de
l’infanterie. Chaque soldat atteint aurait donc coûté 700 coups
de fusil, et chaque mort 4 200 ; or, comme le poids moyen des
balles est de 30 grammes, il aurait fallu au moins 126
kilogrammes de plomb par homme tué, en sorte que, même en
tenant compte de ceux qui ont succombé plus tard aux suites de
leurs blessures, on retombe au moins dans l’évaluation du
maréchal de Saxe.

(Rédacteur anonyme, « Magasin pittoresque », 1860)

*
(Morale, texte intégral, 1877)

La mouche des autres

J’ai entendu, sur l’esplanade des Invalides, le dialogue que


voici entre trois vieux soldats :
« Ce qui m’ennuie le plus dans l’univers, disait l’un, c’est
les mouches ! Il y en a une surtout, car ça doit être toujours la
même, il y en a une qui s’acharne !... Celle-là, je donnerais je
ne sais quoi pour pouvoir la massacrer.

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« Tant que le jour dure, cette bête-là n’a qu’une idée, c’est
de manger mon pauvre nez. Elle ne sera contente que quand
elle en sera venue à bout et qu’elle m’aura rendu fou. J’ai
essayé de changer de banc, et même d’allée, dans l’espoir que
cela la dépayserait. Ah bien oui ! Que je sois là ou ailleurs, je
ne suis pas plus tôt assis qu’elle arrive.
- Père Mathieu, lui répondit un des deux autres invalides,
vous ne savez pas vous y prendre avec les mouches. Vous les
chassez, vous les tourmentez, ces bêtes, vous ne leur laissez pas
un instant de tranquillité, alors elles s’obstinent. Elles se
disent : « Voilà un homme qui ne sait rien endurer, taquinons-le,
cela lui refera le caractère. » C’est pour vous apprendre la
patience ce que votre mouche en fait.
« Il n’y a qu’une manière avec les mouches comme avec les
gens, c’est d’avoir l’air, quand l’envie les prend de vous tâter,
de ne pas savoir seulement qu’elles existent. Quand votre
mouche verra que vous ne lui défendez plus le bout de votre
nez, que ce n’est plus un endroit prohibé, elle sera la première à
s’ennuyer d’être dessus. Bien sûr, ça ne peut pas être pour elle
ni pour personne un lieu de plaisance, le bout d’un nez comme
le vôtre ! et le besoin lui viendra d’aller chercher de la
distraction ailleurs. Est-ce que vous avez l’amour-propre de
croire qu’il peut y avoir même une mouche dans le monde qui
n’ait pas d’autre rêve que celui de vivre et de mourir toujours à
la même place, aux dépens de votre individu ? Croyez-moi,
père Mathieu, ne l’agacez plus ; un beau jour, elle prendra
d’elle-même la poudre d’escampette, et vous n’en entendrez
plus parler. Regardez-moi. Est-ce que je m’agite comme vous
vous agitez ? est-ce que je suis toujours en l’air à tressauter ?
est-ce que je fais comme vous des gestes de possédé, à la
journée, pour une simple mouche ? Je me tiens tranquille, je
suis un homme raisonnable. J’ai le bon sens de ne penser à mon
nez que le moins possible, et alors les mouches le laissent en
paix !

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- Vous êtes bon là, vous, père Jérôme, répliqua le père


Mathieu avec une animation toute juvénile, vous êtes bon là
quand vous me dites : « Regardez-moi ; » est-ce que peux vous
voir, donc ? vous savez pourtant bien que je suis aveugle.
Tenez, vous ne seriez pas plus tranquille que moi, sans en avoir
l’air, que ça ne m’étonnerait pas. Quand on a la langue si
active, m’est avis que tout le reste doit s’ensuivre. »
Le troisième invalide intervint dans ce colloque ; c’était un
ancien canonnier : « Farceur, dit-il au père Jérôme, ça vous est
bien commode, à vous, de vous moquer du père Mathieu et
d’essayer de lui persuader qu’il devrait se laisser dévorer le nez
par son insecte. Outre qu’elle ne vous fait rien à vous, la
mouche du père Mathieu, est-ce que vous pouvez comprendre
qu’elle l’exaspère ? Quand on a un nez d’argent comme le vôtre
depuis Wagram, est-il Dieu possible que l’on conseille à des
nez que tout chatouille, parce qu’ils ont conservé leurs facultés,
d’être aussi calmes que des nez de métal ? Tenez, le monde n’a
pas de raison. Un chacun prend trop facilement son parti de la
mouche des autres. Dès lors que ce n’est plus que du nez du
voisin qu’il s’agit, on a la patience des anges. Ne vous fâchez
pas, père Jérôme, vous n’êtes pas pire que le commun des êtres,
nous sommes tous les mêmes. Nous avons tous un nez d’argent,
à l’endroit qui ne pique que notre prochain. Au lieu de faire de
la morale à ce pauvre père Mathieu qui ne voit plus clair, vous
auriez mieux fait, vous qui avez de si bon yeux et vos deux
mains, de tâcher de lui attraper sa mouche. Mais, au fait, père
Mathieu, je vas m’en charger, moi, de votre mouche. Le bras
qui me reste y suffira. Je vous en déferai, je ne vous dis que ça.
Si je m’aperçois qu’elle se représente, gare à elle ! »
Elle se présenta !
Le père Tapefort s’était mis en position de tomber dessus. Il
la guettait… En un clin c’en fut fait de l’ennemie du père
Mathieu. Son était vengé ! Le brave Tapefort avait si bien pris
ses mesures qu’il n’avait pas manqué la mouche.

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Malheureusement, il n’avait pas manqué non plus le nez du


pauvre père Mathieu. Il l’avait, qu’on me passe le mot,
escarbouillé ! La persécutrice du père Mathieu était exterminée,
mais son nez était tout en sang…
« Ah ! compère, s’écria le père Mathieu, vous avez tapé trop
fort. Je crois que j’aurais mieux fait de garder ma mouche.
- Que voulez-vous ? répondit le père Tapefort, vous saviez
mon nom, je ne vous ai pas pris en traître. Il y a cinq minutes,
vous disiez et redisiez que vous auriez donné je ne sais quoi,
sans marchander, pour être débarrassé de votre mouche. La
chose est faite, et voilà que vous n’êtes pas encore content !...
- Distinguons, dit le père Mathieu en tendant la main à son
sauveur ; je suis content d’être délivré de ma bête, mais
j’aimerais mieux n’avoir pas le nez en capilotade.
- Que diable ! repartit le canonnier, il n’y a pas de félicité
parfaite en ce monde. Nous voilà ici avec nos trois croix. Pour
les avoir vous en avez été, vous, père Mathieu, pour vos yeux ;
le père Jérôme en a été, lui, pour son bras gauche. C’est bien le
cas de dire qu’il n’y a pas de plaisir sans peine. Pour en revenir
à nos moutons, patientons ! Quand il gèlera, il n’y aura plus de
mouches, et nous pourrons penser à autre chose.
- Ça, c’est bien vrai, dirent les trois amis.
- Ce que c’est pourtant que de nous et à quoi tient le
bonheur ! s’écria sentencieusement le père Jérôme. Savez-vous
ce que je regrette depuis l’affaire de mon nez ? C’est de ne plus
pouvoir lui donner de tabac et d’être obligé de me passer
d’éternuer quand l’envie m’en prendrait. Un nez d’argent, c’est
honorifique, je ne dis pas non, c’est même cossu. Mais c’est
bête, en somme. Ça ne sent plus rien, ça n’est pas en vie. C’est
quasiment comme une jambe de bois qu’on aurait au milieu de
la figure. Parlez-moi de ce qui est sensible ! il n’y a que ça qui
puisse être agréable. Vrai de vrai ! Je crois que j’aimerais mieux
être aveugle ou manchot et ravoir mon nez de naissance.
- Moi, dit le père Tapefort, dans l’affaire de mon bras ce qui

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me chiffonne le plus, c’est d’avoir besoin de tout le monde pour


bourrer ma pipe. Quand on est tout seul ou avec des maladroits,
ça finit par être gênant tout de même, d’être manchot. Chacun
doit savoir ici-bas qu’une pipe n’est jamais bien bourrée que
par celui qui la fume. Mieux vaudrait être aveugle, ou posséder
un nez d’argent comme le vôtre, père Jérôme…
- Père Tapefort, s’écria le père Jérôme, vous ne savez pas ce
que vous dites ! On voit bien que vous n’avez jamais connu le
bonheur de priser. Je soutiens, moi, que ce qu’il y a de plus
exaspérant au monde pour un endurci priseur comme je l’étais,
c’est d’être obligé de se dire : « Le tabac en poudre n’existe
plus pour toi !!! »
-Ce qui me contrarie dans la perte de mes yeux, murmura
mélancoliquement le pauvre père Mathieu, c’est de ne plus voir
le beau temps, ni la clarté des cieux, ni la verdure des
feuillages, ni la couleur des gens, et d’être nonobstant
tourmenté par les mouches, les jours de soleil. Mais ce qu’il y a
de plus clair dans notre affaire à tous les trois, c’est que nous
avons chacun notre peine, et que ce n’est pas de la trouver pire
que celle des autres qui nous aidera à la supporter.
« Il y en a de plus malheureux que nous dans le monde, mes
amis. Combien en ai-je vu dans mon temps, des infirmes et des
estropiés, à qui le mal était venu par suite de leur sottise, et qui
n’avaient pas, comme nous, la consolation de se dire que c’est
en faisant leur devoir, et pour la chose publique, que ça leur
était arrivé !... »
Le père Mathieu était le plus sage, car il était le plus résigné.
J’ai pensé, mes enfants, que pour n’être pas académique, ce
dialogue de trois pauvres invalides méritait de n’être pas perdu.
Si, parmi nos jeunes lecteurs, il s’en trouvait quelqu’un trop
enclin à prendre facilement son parti du mal d’autrui et à le
juger toujours plus léger que le sien, cette petite histoire de « la
mouche des autres » pourrait lui donner à penser.

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(P. J. Stahl, « Histoires de mon parrain », 1877)

*
(Souvenir de voyage, extrait, 1875)

Version pittoresque de l’origine du nom « Canada »

C’est en 1497, que Jean Cabot, navigateur vénitien au


service de l’Angleterre, découvrit les côtes du Canada *, alors
innommé. Des Français visitèrent ces parages, puis ensuite des
Espagnols, attirés par l’espoir d’y découvrir des mines d’or. Ils
obligèrent les indigènes à leur servir de guides, et, ne
connaissant pas la langue iroquoise, ils leur montraient des
morceaux d’or, et leur firent comprendre par signes qu’ils
cherchaient une substance semblable. Les Indiens les
conduisirent en divers endroits où se trouvaient des mines d’un
métal jaune et brillant, mais, au grand désappointement des
Espagnols, ce n’étaient que des pyrites de fer ou de cuivre. A
chaque nouvelle découverte, ils se disaient entre eux : Aca
nada, en espagnol : Ici rien. Ce mot répété si souvent resta dans
la mémoire des indigènes, et quand Jacques Cartier explora
plus tard le pays, et qu’il s’informa du nom qu’il portait, il lui
fut répondu Aca nada. On crut que c’était, en effet, le nom de
cette contrée, et il prit place dans les cartes sous le nom de
Canada.

* Version réfuté par les historiens

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Haïti a conservé son nom indien, qui signifie pays


montagneux, et celui d’Hispaniola ou Española (petite
Espagne), que lui donna Colomb, n’a pas prévalu. Elle avait, au

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moment de la conquête, 1 200 000 habitants ; au XVIème


siècle, il n’en restait plus un, tous avaient péri sous le fer du
conquérant et par les funestes effets du fanatisme de l’époque
substitué à la morale d’une religion toute de pardon et
d’humanité.
On sait que depuis 1630 les Français établis à l’île de la
Tortue, voisine d’Haïti, s’étaient successivement emparés de
presque tous les points de cette dernière, après en avoir chassé
les Espagnols ; on connaît la funeste issu de l’expédition des
généraux Leclerc et Rochambeau en 1802, qui amena par la
suite l’indépendance d’Haïti, vivant de son autonomie, tantôt
sous l’empire radical de Soulouque, tantôt sous la forme
républicaine, mais toujours agité et prêt à la révolte contre le
gouvernement que ses habitants ont élu.
Rien n’intéressait la mission de l’amiral à Haïti ; cependant
il fit stopper devant Jacmel, petite ville de 6 000 âmes, située
sur la côte sud et centre d’un commerce assez actif. Une
chaloupe fut envoyée à terre pour remettre des lettres, et les
jeunes gens, qui ne comptaient guère s’amuser, assistèrent à un
spectacle curieux.
Le commandant de place passait, sur la plage, une revue
d’inspection de la garnison composée d’une trentaine
d’hommes. Boutonné dans un uniforme de général tout
chamarré de broderies, la tête couverte d’un immense tricorne
que surmontait un bouquet de longues plumes de toutes les
couleurs, ce digne militaire à la face noire suait à grosse gouttes
sous les 60 degrés de chaleur que lui envoyait le soleil. Il est
vrai qu’il avait les pieds frais, car il n’avait que de mauvaises
pantoufles sans bas ; il venait de chez lui, en voisin.
Si tel était le chef, que l’on suppose ce que devaient être les
soldats ! Toutes les couleurs possibles brillaient sur les
pantalons et les jaquettes ; il y avait des vestes d’artilleurs, des
tuniques d’infanterie, des capotes coupées à mi-cuisses, des
vestes d’infirmiers, de vieux habits de la garde nationale ; on y

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voyait des bonnets à poil, des képis, des bonnets de police, des
casquettes, voire même des têtes nues ou ornées d’un foulard.
Tout cet équipement avait appartenu jadis aux différentes
armées de la France et de la Belgique. L’armement était à
l’avenant : fusils de pierre, à piston, longs ou courts, avec ou
sans chien, bassinet ou détente ; sabres-poignard, coupe-choux,
couteaux de chasse ou machètes, il y en avait de toutes sortes.
Quant aux chaussures, elles étaient nulles pour la plupart.
Cependant deux ou trois soldats avaient des bottes, dont une
paire à l’écuyère ; quelques-uns des souliers ou des alpargatas,
mais la chaussette ne brillait que par son absence.
Quant à la tournure militaire, à la question d’alignement, du
maniement des armes et des mouvements, il faut renoncer à en
parler.
O raconte que l’empereur Soulouque, autrement dit Faustin
Ier, avait apprit qu’en France les soldats portaient une plaque
d’or ou d’argent sur le devant de leurs coiffures, et que les
grenadiers de la garde impériale se distinguaient par la largeur
et la beauté de cette plaque.
Il chargea un agent à Paris de lui envoyer une collection de
cette partie de l’armement qu’il regardait comme un insigne de
bravoure militaire et qui devait faire de ses troupes les
premières du monde, prétention qui, du reste, est celle de toutes
les républiques de l’Amérique du Sud. Cet agent acheta à vil
prix, chez tous les restaurateurs de Paris, ces boîtes en fer blanc
vidées, sortant de l’usine Chollet, et ayant renfermé ces
conserves si utiles en hivers et dans les voyages. Il en fit
découper les plaques en laiton couleur d’or qui leur servent
d’étiquette, et les envoya à l’empereur Faustin, qui s’empressa
de les distribuer à sa garde impériale noire, dont peut-être pas
un membre ne savait distinguer une lettre d’avec une autre.
Celui qui eût pu, le jour d’une revue, passer le long du front
des bataillons eût lu sur la tête des soldats :
Petits pois au sucre. - Bœuf à la mode. - Veau braisé. -

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Haricots verts. – Foie gras aux truffes. – Juliennes, etc., etc.

(H.Marguerit, « Sur terre et sur mer, explorations de l’amiral


Chérétoff sur la corvette « le Saint-Nicolas », 1875)

*
(Echos journalistiques, texte intégral, 1894, 1895, 1897, 1898,
1899)

1894

Un anglais, en proie à cette tristesse sans cause précise, à ce


dégoût de la vie qu’on nomme le spleen de l’autre côté de la
Manche, ayant fini par se pendre, on grava sur son tombeau :
« Passant, ci-git Jean Rosbif, écuyer,
Lequel mourut pour se désennuyer ».

----------------------------------------------------------------------------

1895

Les prophètes lugubres continuent à sévir du côté de


l’Allemagne.
Voici un astrologue, professeur à l’université d’Iéna, qui
avait prédit, il y a dix ans, la fin du monde pour 1897. les astres
ont sans doute confirmé son arrêt, car il confirme sa prédiction.
La cause du cataclysme sera l’intensité de la chaleur. Un
autre n’avait-il pas annoncé par contre, que ce serait l’excès du
froid ?
Quoiqu’il en soit, paraît-il, une comète s’approchera si près
de la terre en 1897, que toute la vie végétale et animale y sera
détruite. Il est vrai que cette visiteuse s’est déjà présentée à nos
portes en 1868, en 1874 et en 1880, et que, comme toujours,

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prise de défiance ou d’antipathie, elle a eu grand soin de passer


à distance, sans avoir l’air de nous reconnaître.
Autre solution de la même question : un statisticien anglais a
calculé le laps de temps au bout duquel le globe serait
complètement peuplé et hors d’état de nourrir un nombre
d’habitants plus élevé que celui qu’il aurait atteint.
En tenant compte, d’une manière très approximative, bien
entendu, de la quantité des terres fertiles et des terres infertiles,
ce savant croit pouvoir établir qu’il y a place environ ici-bas
pour six milliards d’hommes en chiffres ronds, trois fois plus
que le chiffre actuel.
C’est vers l’an 2072 que les six milliards d’hommes seraient
sur pied et que commencerait une lutte pour la vie qui n’a
d’ailleurs pour nous qu’une importance très secondaire, en
raison de la date à laquelle elle se produirait.

----------------------------------------------------------------------------

1897

En 1889, on comptait au Vénézuéla 7 032 généraux ! Or,


l’armée permanente était alors exactement de 5 760 hommes !
Il est bon d’ajouter que la plupart des généraux en question
sont cochers de fiacre, portefaix, balayeurs, etc. Quand trois
Vénézuéliens décident de faire une révolution, et l’on sait si la
chose est fréquente dans l’Amérique australe, ils commencent
par proclamer l’un deux général, et le titre lui en reste toute la
vie. Le général nomme sur le champ l’un des deux autres
colonel, et le troisième aussitôt court, ou les dénoncer, ou
rechercher un autre « parti » qui le choisisse à son tour pour
général.

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1898

Un professeur bien connu de l’Université de Californie, M.


Stratton, a inventé un appareil optique grâce auquel tous les
objets paraissent renversés avec leurs dimensions réelles, et qui
s’adapte au visage comme des lunettes ordinaires.
L’invention était à tout le moins amusante ; le consciencieux
savant a voulu vivre pendant quelque temps de cette vie à
rebours, de façon à pouvoir ensuite établir un rapport
documenté sur ses impressions.
Il avait l’impression, en effet, de marcher avec les pieds en
l’air ; le sol, les maisons, les gens lui apparaissant au-dessous
de sa tête.
Au bout de huit jours de cet exercice, le malheureux savant a
eu la cervelle troublé et a dû s’aliter.

----------------------------------------------------------------------------

Dans la rue Saint-Lazare, à la devanture d’un décorateur,


encadreur et réparateur de tableaux, se balance au vent une
vaste enseigne en tôle. Sur cette enseigne est peint Napoléon 1er
en grande tenue, aux couleurs brillamment neuves. Et sous ce
portrait de l’empereur, on lit avec stupéfaction, en lettres
blanches d’un pied de hauteur ce titre : Restauration.

----------------------------------------------------------------------------

1899

Quelques habitants de la petite ville de Rolle, sur le bord du


lac Léman, attendaient sur le quai le bateau à vapeur qui devait
les prendre pour les transporter à Genève. Il était cinq heures du
matin, et cela se passait il y a quelque temps. Il leur fut donné

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d’observer soudain un phénomène bien singulier.


A trois cents mètres devant eux, et à une hauteur de quatre
cents mètres environ au-dessus du lac, planait une énorme
boule lumineuse qui envoyait sur l’eau une trainée argenté
assez semblable au reflet lunaire.
Le météore s’abaissait visiblement. Les gens de Rolle
crurent que c’était un ballon qui tombait dans le lac, et ils
s’empressaient d’armer un canot de sauvetage pour porter
secours aux aéronautes, lorsque, tout à coup, l’énorme sphère
lumineuse s’éloigna et disparut derrière un nuage.
Personne n’a pu expliquer encore ce bizarre phénomène ; les
savants consultés ont déclaré que l’on avait dû se trouver en
présence d’un bolide, mais ils se demandent comment il se fait
que celui-ci ait remonté au-dessus des nuages.

(On ne parlait pas encore d’OVNI à cette époque. NDA)

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C’est des coquilles d’imprimerie que nous voulons parler, et


c’est là un sujet inépuisable.
Il y a quelques jours, un journaliste, parlant des éruptions du
mont Pelé, à la Martinique, s’écriait dramatiquement : « Du
cône du volcan jaillissent des raves. » Raves pour laves, c’est
assez joli.
Mais on peut, à ce propos, rappeler une des plus belles
coquilles connues :
Un médecin, il y a quelques années, avait écrit deux
volumes sur le traitement des aliénés. Le second volume se
terminait par une citation du docteur Pinel. L’auteur, ayant
remarqué sur les épreuves que cette citation manquait de
guillemets, comme c’est l’usage, écrivit au bas de la dernière
page cette recommandation à l’adresse du typographe : il faut
guilleméter tous les alinéas. Quelle ne fut pas sa stupéfaction

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en lisant, quelques jours après, en belles italiques, cette phrase


qui terminait son ouvrage : il faut guillotiner tous les aliénés. Il
bondit, pâlit et devint presque fou lui-même pendant vingt-
quatre heures.

(Chroniqueur anonyme, « Le petit français illustré », 1894,


1895, 1897, 1898, 1899)

*
(Biographie, extrait, 1872)

1791 : débâcle des coalisés et des nobles français (les émigrés)


contre l’armée révolutionnaire française.

La guerre était commencée, l’Autriche et la Prusse


marchaient ensemble, et le manifeste du duc de Brunswick,
lancé le 25 juillet, déclarait formellement à la France « que les
deux puissances renonçaient d’avance à toute conquête, et
voulaient seulement, sans s’immiscer dans le gouvernement
intérieur de notre pays, y faire cesser l’anarchie, et délivrer le
roi de sa captivité, pour qu’il pût travailler en pleine liberté au
bonheur de ses sujets, selon ce qu’il leur avait promis. » Mais
ce manifeste, il fa&ut le dire, était rédigé en des termes
arrogants et impérieux qui s’adressaient mal à une nation
comme la nôtre.
Les émigrés formaient une division de six à sept mille
hommes sous le duc de Bourbon, marchant avec les Autrichiens
dans le Hainaut et au siège de Lille, et c’est dans cette division
que se trouvait M. de Montagu ; d’autres émigrés, formant
toujours des cadres distincts, étaient répandus dans l’armée
prussienne qui s’emparait de longwy, de Verdun, et bloquait
Thionville, et c’est de ce côté qu’on voyait entre autre le jeune

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Chateaubriand, le fusil sur l’épaule, venant du Niagara, et


portant dans son havre-sac le manuscrit des Natchez et d’Atala,
mêlé avec ses cartouches. On était là de tout rang et de tout âge,
arrivant de tous les points du royaume ; la plupart, officiers et
gentilhommes marchant comme simples soldats ; les uns
émigrés volontaires et primitifs, et comptant toujours sur un
triomphe prompt et facile ; les autres, émigrés retardataires ou
forcés, fuyant l’assassinat populaire ou juridique, n’ayant quitté
qu’au dernier moment, et avec horreur, la malheureuse France
livrée à ses bourreaux, la république proclamée, la Convention
établie, les comités révolutionnaires en action, à la veille de
détrôner Dieu lui-même, et d’inaugurer à sa place le déesse de
la Raison.
Les mois de septembre et d’octobre s’écoulèrent ainsi dans
des alternatives continuelles d’espérance et d’effroi. Des
engagements fréquents et meurtriers avaient lieu sur toute la
frontière, depuis le Rhin jusqu’à la mer. Les émigrés y
déployaient le plus brillant courage, et les brèches faites dans
leurs rangs se faisaient souvent, par contre-coup, dans le salon
de Mme d’Escars. On y remarquait l’absence de visages connus
qu’on avait vus la veille ; si quelqu’un demandait des nouvelles
de la personne absente, on lui répondait : « Elle est veuve, son
mari a été tué l’autre jour à telle affaire. » Et parmi les pauvres
femmes présentes, il n’y en avait pas une qui ne pâlit à l’idée
que le même sort la menaçait, et que peut-être, sans le savoir,
au moment où elle parlait, elle était déjà veuve. Les
conversations n’avaient plus le même entrain qu’autrefois ; on
abrégeait les visites ; l’inquiétude se lisait dans tous les yeux.
Il est certain que si les alliés avaient marché rapidement sur
Paris, sans vouloir s’assurer, selon l’ancienne méthode, une
base solide d’opérations, en s’emparant de Lille, de Metz et de
Thionville, ils se seraient rendus maîtres de la France, dans
l’état où elle était. Mais, en face de la lenteur allemande, l’élan
français avait déjà, à la fin d’octobre, chassé l’ennemi de la

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Flandre et de la Champagne, et avait envahi le sol étranger sur


trois points : le général de Custine prenait Spire, Worms et
Mayence ; le général de Montesquiou s’emparait de la Savoie
et du comté de Nice, et le général Dumouriez, appuyé d’Arthur
Dillon, arrêtait les Prussiens dans les défilés de l’Argonne, les
repoussait par les batailles de Valmy et de Jemmapes, et
envahissait la Belgique. Plus d’un émigré, battant en retraite, la
mort dans l’âme, s’arrêtait sur le champ de bataille, et regardait,
avec un certain sourire, les Autrichiens et les Prussiens fuyant
aussi devant les baïonnettes françaises. C’est qu’on reste
toujours français. Il s’admirait vainqueur, en se sentant vaincu.

(Anne-Paule-Dominique de Noailles, « marquise de Montagu »,


1872)

*
SIECLE

(Chronique, texte intégral, 1900)

LA QUESTION DU SIECLE,
UNE TROISIEME SOLUTION.

C’est tout de même raide, vous en conviendrez, de ne pas


savoir au juste dans quel siècle on vit.
Car – mettez vous bien cela dans la tête – la question n’est
pas encore vidée et ne le sera sans doute jamais.
Pourquoi ?
Parce que tout le monde a raison. Ou plutôt parce que, sauf
moi, tout le monde a tort.
Une petite minute de patience, s’il vous plait, messieurs et
dames, et je vais vous livrer la seule solution vrai du problème.
…………………………………………………..

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Donc, lundi dernier soir, 1er janvier, j’étais invité à dîner


chez des personnes, ma foi, très bien.
Arrivé (selon un vieil adage administratif) fort en retard, je
tombai au milieu de gens à qui leur seule bonne éducation
prohibait de pousser des glapissements inarticulés et de se
projeter à la tête assiettes et verreries mutuelles.
Je me crus revenu au beau jour de
l’affaire…Machin…Chose…Vous savez…Ce marchand de
bordereaux (ou soi-disant tel).
La société était divisée à peu près exactement en deux
moitiés égales – half om half, comme disent nos amis les Boërs.
Les uns clamaient :
- Le vingtième siècle commencera au 1er janvier 1901 !
Les autres vociféraient :
- Le vingtième siècle a commencé ce matin, 1er janvier
1900.
Et tous fournissaient des arguments que chacun s’imaginait
d’une irrésistible écrasance.
Raison des simplicistes :
- Un siècle est une période de cent années dont la première
est l’an 1 et la dernière l’an 100. Le siècle suivant ne
commence donc qu’en l’année 101, 201, etc., etc.
Raison des antisimplistes :
- votre argument serait assez parfait pour séduire quelques
sous-perruquiers de bourgades lointaines, mais il ne tient pas
debout…
Veuillez vous imaginer qu’on construise un cadran destiné à
compter les cent années d’un siècle, cadran analogue à celui qui
sert à numéroter les douze heures d’une demi-journée. Le
chiffre 100 occupera évidemment, dans le cadran séculaire, la
place réservée au chiffre 12 dans le cadran horaire. Le siècle
sera donc terminé lorsque l’aiguille abordera le chiffre 100, de
même que la dernière journée se trouve finie lorsque l’aiguille
atteint le n°12 ; après quoi, continuant sa course, l’aiguille entre

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dans la demi-journée suivante, et, par analogie, dans le siècle


d’après.
Les simplicistes reprenaient :
- Nous avons pour nous, le Pape, le Pape infaillible, et le
Bureau des Longitudes qui s’inscrit en tête de son annuaire ces
lignes en petites capitales : LE DIX-NEUVIEME SIECLE
FINIRA LE 31 DECEMBRE 1900. LE VINGTIEME SIECLE
COMMENCERA LE 1er JANVIER 1901.
Les antisimplistes ricanaient :
- Le Pape ! Le Bureau des Longitudes ! Vous nous invoquez
de bien vieilles gens ! Et puis, que viennent faire ici la religion
et la Bureaucratie. Nous, nous avons pour nous l’empereur de
l’Allemagne, lequel vient d’ordonner qu’on fête, en tous ses
états, la venue du nouveau siècle !
- C’est bien cela ! L’étranger ! l’étranger ! Toujours l’appel à
l’étranger ! Va donc, sans-patrie !
- Ta bouche, hé ! grand… !
Ici un mot très vif qui – je dois le reconnaître – détonna
étrangement dans ce milieu pourtant surchauffé.
Une grosse dame, pas mal peinturlurée et décolletée jusqu’à
l’outrage, eut l’excellente idée, pour faire diversion, de
s’adresser à moi :
- Et vous, cher monsieur, fit-elle en minaudant, vous dont la
profonde sagacité n’est égalée que par le luisant des aperçus,
vous ne dites rien ?
- Je ne dis rien, madame, parce que je ne suis de votre avis
ni aux uns ni aux autres. Je suis seul à partager mon avis.
Se tendirent les oreilles.
- Et mon avis, poursuivis-je, le voici…
Un grand silence plana.
- Nous sommes entré ce matin, 1er janvier 1900, dans le dix-
neuvième siècle.
- Dans le vingtième, vous voulez dire ?
- Dans le dix-neuvième, et je vais le prouver, tout au moins à

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la moitié de l’assistance, si cette proportion veut bien être de


bonne foi.
L’attention atteint son apogée.
- Pour beaucoup de ces messieurs et dames, l’année 99 de
l’ère chrétienne fut la dernière année du premier siècle, et
l’année 100 la première du siècle suivant… Or, comme un
siècle, quoi qu’on raisonne, doit se composer de cent ans, il faut
admettre que la première année du premier siècle dut être
numérotée l’an 0.
- Parfaitement ! firent cinquante pour cent des dîneurs.
- Je vous demande alors, mesdames et messieurs, d’être
logiques jusqu’au bout, et d’appliquer aux siècles le système
que vous employez pour les années. C’est-à-dire de numéroter
0 le siècle qui s’écoule de l’an 0 à l’an 100. Le siècle 1, dès
lors, devient celui qui s’écoule de l’an 100 à l’an 200, etc., etc.,
et, par conséquent, le dix-huitième siècle, celui qui s’écoule de
1800 à 1900, si bien que nous sommes entrés, ce matin, dans le
dix-neuvième siècle.
La grosse dame protestait avec une telle véhémence, que je
n’hésitai point à lui clouer le bec, moyennant ce propos :
- Parfaitement, madame, et vous qui parlez, vous datez de la
première moitié du dix-huitième siècle !
Cette grossièreté, d’ailleurs gratuite, jeta comme un froid
dans l’assemblée.
Je crus devoir me retirer immédiatement.
Quand je dis immédiatement, il faut bien comprendre
immédiatement après le café et les liqueurs.

(Alphonse Allais, « le journal » 4 janvier 1900)

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TEMPEREMENT

(Nouvelle, texte intégral, 1907)

Le témoin

- Un lâche, dites-vous ? Je suis un lâche ? Non, monsieur, je


ne suis pas un lâche ! J’aime ma tranquillité, voilà tout, et j’en
ai bien le droit. J’ai assez vécu pour apprendre que la meilleure
façon de vivre en paix est de passer inaperçu ; quand on ne
s’occupe pas des gens, les gens ne s’occupent pas de vous. A se
mêler de leurs affaires on ne gagne que des coups, et je n’ai pas
envie de recevoir des coups, moi ! Je suis un bon père de
famille, qui tient honnêtement son commerce, et je peux dire
que je n’ai jamais fait tort à personne, d’un sou, non, monsieur,
pas même d’un sou. J’élève mes enfants et je les ai nourris,
ainsi que leur mère, sans qu’on puisse dire ça sur mon compte !
Et j’irais, à mon âge, me fourrer dans une affaire louche, une
affaire de cour d’assises, oui, monsieur, de cour d’assises, au
risque de voir mon nom sur les journaux ? Qu’est-ce qu’on
dirait de moi dans le quartier, si j’étais appelé en justice ?
Monsieur, quand on est dans le commerce, il ne faut pas se
faire appeler en justice, même comme témoin. C’est mettre le
doigt entre l’arbre et l’écorce, et on y laisse toujours quelque
chose. Or, moi, je veux léguer à mes enfants un nom honorable,
qu’on n’a jamais imprimé dans les journaux ni appelé en cour
d’assises !
Et puis, est-ce que je les connaissais, ces messieurs-là ? Est-
ce que je savais, moi, lequel des deux avait tort ou raison ? Et
vous ne le savez pas mieux que moi. Mais vous voulez que
j’aille prendre parti pour l’un contre l’autre, dans les difficultés
qu’ils ont ensemble. Jamais monsieur ! Je ne suis pas un chien,
pour m’introduire à l’aveuglée dans un jeu de quille, et je le dis

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comme je le pense… Un lâche ? Mais vous en auriez fait autant


que moi, et pas davantage, ou du moins je l’espère pour vous.
Comment ! Je monte en wagon. Bien ; j’ai payé ma place, et
qu’est-ce que je demande ? A être porté là où je vais. Le reste
ne me regarde pas. A l’autre bout du compartiment, un
monsieur est assis, c’est son droit. Il va où il veut, il est ce qu’il
peut, ça ne me regarde pas, et pourvu qu’il ne se mette pas à
fumer, je n’ai rien à dire. Car je ne déteste pas une bonne pipe,
mais je ne peux pas souffrir la fumée des autres. D’ailleurs, il
ne s’agit pas de ça. Ce monsieur a un air très convenable, et je
ne m’occupe pas de lui. Au moment où le train va se mettre en
marche, un autre voyageur ouvre la portière, entre, et s’assied ;
tout cela très vite. Il est pressé, il a failli manquer son train ou
du moins on peut le supposer ; cela arrive à tout le monde, je
veux dire à tous ceux qui ne prennent pas leurs dispositions, et
qui s’en vont en étourneaux. Mais est-ce que cela me regarde, si
un compagnon de voyage, que je n’ai jamais vu, que je ne
reverrai jamais, calcule mal l’emploi de sa journée, au risque
d’arriver en retard ? Simplement, je me dis en regardant sa
moustache grise et ses cheveux gris : « Voilà un individu
auquel l’expérience de la vie n’a pas suffisamment appris que
toute chose a son heure ». Il porte un lorgnon de verre bleu,
c’est son droit. La petite lumière tremblante du wagon, avec sa
fixité, m’est tout à fait désagréable, et je ne peux pas trouver
mal que les autres s’en garantissent en portant des lunettes
bleues. Je ne suis pas chargé de surveiller les habitudes du
monde. Donc, c’est fini, je ne m’occupe plus de rien, je pense à
mes affaires, et que chacun se débrouille.
Nous voilà partis, mes deux voisins s’endorment, et, ma foi,
peu à peu, j’en fais autant. Quand je dis que je m’endors,
j’exagère un tantinet, car je suis ainsi, moi ; je ne peux pas
dormir en chemin de fer. Sommeiller, oui, je sommeille ;
j’entends tout, et pas un seul nom ne m’échappe, lorsque le
conducteur appelle les stations. Je ne suis pas de ces idiots qui

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laissent passer leur gare et se réveille dans un pays où ils n’ont


rien à faire que d’attendre en grelottant un autre train qui les
ramène au point où ils auraient dû descendre. Mais quoi ? C’est
une qualité que j’ai là, une qualité commode, utile, pratique, et
vous n’allez pas prétendre que j’use de mes avantages naturels
pour m’attirer des ennuis !... Donc, j’entends tout, et nous
étions partis depuis une heure, quand le monsieur à moustache
grise fit un léger mouvement, que j’entendis d’abord, et que je
vis aussitôt. Car je vois tout ; il ne se passe guère dix minutes,
que je n’entr’ouve les paupières, pour me rendre compte de ce
qui se passe autour de moi. Oh ! nullement par curiosité, je
vous prie de croire, car ça ne me regarde pas, ce que font les
autres ; tout de même, quand on voyage avec des gens qu’on ne
connaît pas, il n’est pas mauvais de se tenir sur ses gardes.
Mais, encore une fois, je ne veux pas que cette prudence
m’occasionne des désagréments ou des dangers, puisqu’au
contraire je n’ai cette prudence que pour les éviter. Est-ce
logique, cela ? Vous sentez bien que vous n’avez rien à
répondre…
Le monsieur à moustache grise se déplaçait tout doucement
de côté. A la fin, il se leva, et tira le store sur la lampe.
Qu’auriez-vous fait à ma place ? Engager une discussion ? « -
Je veux de la lumière, monsieur ! – Monsieur, la lumière me
gêne ! – Et moi, monsieur, elle me manque ! » Je n’aime pas les
querelles. Je ne me dispute jamais avec personne, et encore
moins avec les gens que je ne connais pas ; on risque de se
prendre à de mauvais coucheurs, qui mettent tout de suite les
choses au pire, en se fâchant tout rouge, et qui vous font des
menaces. Cela ne me convient pas, et, du reste, je ne voyais
aucun inconvénient à tirer le store sur la lampe, puisque, je
vous l’ai dit, la lumière m’incommode et me tire l’œil.
D’ailleurs, le monsieur à moustache grise revint s’asseoir, très
discrètement, d’autant plus discrètement qu’il s’éloignait de
moi pour se rapprocher de l’autre voyageur, et j’aimais autant

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cela. Il ne me plaît guère, en wagon, de sentir trop près de moi


les individus suspects.
Celui-là, en effet, commençait à me paraître suspect. Je ne
sommeillais plus du tout, et je le surveillais, en ayant soin de ne
lever les paupières qu’imperceptiblement, et sans bouger, pour
qu’il ne se doutât de rien.
Il ne bougeait pas non plus, ou si peu… Il faisait semblant
d’être immobile, mais, en réalité, ses mains seules bougeaient,
et toutes les deux, dans une poche de son manteau, ce qui lui
donnait une posture tout à fait incommode ; mais, sans doute, il
avait ses raisons pour en agir ainsi, et cela ne me concernait en
aucune façon.
Je n’étais pas bien sûr, pourtant, que cela ne me concernât
point, car le voyageur, tout en travaillant dans sa poche, glissait
de temps en temps vers moi un coup d’œil oblique, mais rapide,
qui se croisait avec le mien, et j’éprouvais une sorte de
secousse électrique lorsque nos deux regards s’accrochaient
l’un à l’autre, à mi-chemin. Je ne me suis jamais battu en duel,
et, pour cause, mais j’imagine que les combattants doivent
ressentir une impression analogue quand les deux épées se
touchent pour la première fois. Je pensai que l’inconnu pourrait
bien sentir aussi le contact de mon regard comme je sentais le
sien, et je ne me souciais nullement qu’il me demandât compte
d’une surveillance à laquelle je n’avais aucun droit, aucun titre.
Je ne suis pas de la police, moi, et la Compagnie ne me paie pas
pour épier les voyageurs ! Je refermai l’œil, et ne le rouvris
qu’au bout d’un instant, pour m’assurer que je ne courais aucun
danger.
Le mouvement des deux mains dans la poche devenait plus
fiévreux, et j’aurais bien voulu savoir ce qui allait sortir de cette
poche. Car on a beau se désintéresser des affaires d’autrui, on
peut bien, n’est-ce pas ? s’inquiéter du manège bizarre d’un
compagnon de route qui travaille dans l’ombre à préparer un
mauvais coup.

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J’aurais été une bête, en effet, si je n’avais pas compris qu’il


s’agissait d’un mauvais coup… Brusquement, les deux mains
sortirent de la poche, tenant un linge blanc, un mouchoir plié,
ou autre chose, cela ne me regarde pas. Il y avait aussi un
flacon, que je vis briller. L’étranger, en même temps, fut
debout, et, déjà, il se penchait vers l’autre voyageur, lui
appliquant le linge sur la bouche.
J’éprouvais une réelle satisfaction, alors, celle de constater
que je n’étais pas en cause, bien que l’inconnu, à chaque
seconde, tournât les yeux de mon côté, partageant son attention
entre moi et celui que je pourrais appeler sa victime. Je sentais
une assez forte odeur pharmaceutique, et je crois bien que
c’était l’odeur de l’éther, mais je n’en suis pas sûr, et je n’avais
rien à y voir.
Au surplus, j’avais refermé l’œil, et, pour mieux témoigner de
ma complète indifférence, j’aurais ronflé, si je n’avais eu peur
d’attirer l’attention.
Cependant, je pris encore sur moi de relever une paupière, à
peine, pour surveiller les distances, et m’assurer que je ne
courais toujours aucun risque personnel.
A ce moment, le voyageur avait pris le portefeuille de l’autre
voyageur, et en retirait une pièce qu’il paraissait connaître,
puisqu’il l’examina rapidement ; il remit le portefeuille,
reboutonna l’habit, et, en même temps, je refermai l’œil. Je ne
me souciais pas qu’un homme, qui ne semblait guère
scrupuleux, me soupçonnât de l’avoir vu arranger ses petites
affaires. Mettez-vous à ma place ! Aussi, je ne me risquerai pas
de longtemps à rouvrir l’œil.
Dire que le cœur ne me battait pas un peu, ça, c’est autre
chose ; car, en somme, on n’assiste pas sans sourciller à un
assassinat ; l’individu par prudence, peut vous régler votre
compte, au moindre geste qu’on fait, s’il se méfie de vous. Et le
gaillard se méfiait. Il ne me quittait pas des yeux ! Je sentais
son regard sur moi, oui, monsieur, je le sentais ! Mais je fus

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héroïque et je n’ai pas bronché. Car j’ai du caractère, voyez-


vous, de la force, et quand il s’agit de faire face aux
évènements, je ne perds pas mon assiette.
Tout de même, le temps me semblait long, et je ne savais plus
guère où j’en étais de ma route. Il se passa peut-être dix
minutes, peut-être un quart d’heure. J’entendais l’homme
bouger, mais loin de moi, toujours à sa place. Ce fut un grand
soulagement, quand la locomotive siffla, et quand je compris
qu’on allait s’arrêter. Je coulai un regard sous ma paupière ; le
monsieur à moustache grise avait les cheveux noirs, la figure
imberbe, trente ans à peine ; grand bien lui fasse ! Il ne portait
plus de lorgnon, et, dès qu’on s’arrêta, il descendit du train.
J’en fus bien aise ; je ne risquais plus rien. Je me suis mis sur
mon séant et je regardai l’autre homme qui n’avait pas bougé
d’une ligne. Cela n’allait pas être drôle de voyager avec un
défunt ! Car je ne savais pas, moi, si cet individu était mort ou
vif, et il était permis de supposer n’importe quoi, même la
mort ; aussi, tout d’un coup, je me décidai à descendre, pour
changer de wagon.
Alors seulement, monsieur, et quand je fus debout sur le quai
avec ma valise à la main, je m’aperçus que j’étais arrivé moi-
même ! J’avais failli passer la station où je me rendais, et c’est
bien l’unique fois de ma vie ! Il faut croire que toute cette
affaire m’avait un peu tourné la tête.
Devant la gare, je retrouvai le monsieur au flacon, installé
dans l’omnibus de l’hôtel. J’en fus quitte pour prendre un autre
véhicule, afin de ne pas gêner ce garçon, mais surtout par
prudence, et je ne l’ai jamais revu.
J’ai su, le lendemain, qu’un voyageur avait été trouvé mort, à
ce qu’on disait, de congestion. Je me suis bien gardé, comme
vous pensez, de corriger cette erreur. Je ne me reconnais pas le
droit de donner des leçons, à qui que ce soit, et si je vous
raconte cela aujourd’hui, c’est que l’affaire est classée depuis
dix ans.

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Car, entre nous soit dit, il ne faut jamais se mêler de la


Justice ; je paie l’impôt, pour que l’on paie des magistrats, et ils
font leur métier, mais je n’ai pas à le faire pour eux. Mêlez-
vous en ! Si l’accusé est condamné, cela vous fait une belle
jambe, et, s’il est acquitté, il sait bien vous retrouver un jour !
Et puis, le public, qu’est-ce qu’il dit ? Il dit : « Un tel… Ah !
oui… Celui qui a été mêlé à une affaire d’assassinat ! »
Personne ne sait plus si vous étiez complice ou témoin, et
dans notre partie, monsieur, il faut un nom sans tache, si on ne
veut pas détourner la clientèle… Chacun chez soi ! Voilà ma
règle, monsieur.
Pratiquez-la comme moi, et vous vous en trouverez bien ,
comme moi.

(Edmond Haraucourt, « Le témoin », 1907)

*
(Nouvelle, texte intégral, 1919)

Deux amis s’aimaient

L’histoire morale de M. Anastase Gaudon et de M. Isidore


Fleury peut s’écrire en deux lignes. Employés dans le même
ministère, ils avaient vécu côte à côte, pendant trente-cinq ans,
sans passions, sans idées, sans brouilles, d’une même existence
ponctuelle, paresseuse et léthargique. Ce qu’ils avaient pu avoir
de jeunesse, jadis, avait tout de suite disparu dans le grand
ensommeillement du bureau. La parité de leurs goûts
inconscients, de leur travail mécanique, de leur néant, les avait
liés par une habitude d’eux-mêmes en quelque sorte végétale,
plus forte qu’une amitié raisonnée. De la vie qui s’agitait autour
d’eux, ils n’avaient rien vu, jamais, rien compris, rien senti.
Incapables d’imaginer quoi que ce fût au-delà de soi, ils s’en

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tenaient à quelques préceptes de morale courante et d’honneur


établi, qui constituaient, en leur esprit, toute la science et le but
de l’existence humaine. Jamais un rêve « d’autre chose »
n’avait pénétré leurs pauvres cervelles, réglées comme une
montre par l’administration.
Une seule chose au monde les troublait, en leur constante
quiétude : un changement de ministère. Et encore, les
impressions indécises qu’ils en avaient étaient-elles le résultat
de l’influence excitatrice du milieu, plutôt que de l’événement
direct. Durant quelques jours, ils étaient inquiets ; leur pouls
battait plus vite ; ils s’élevaient jusqu’à la conception vague
d’un renvoi ou d’un avancement possible. Et, le nouveau
ministre installé, la paix revenue dans les bureaux, ils
reprenaient aussitôt leur vie régulière et neutre de larve
endormie. Les habitudes sédentaires, l’indigeste nourriture des
crèmeries, jointes à la dépression cérébrale qui allait, chaque
jour, s’accentuant, les avaient préservés des dangers spirituels
ainsi que des besoins physiques de l’amour. Trois ou quatre
fois, à la suite de banquets administratifs, ils avaient été
entraînés dans de mauvaises maisons. Et ils en étaient sortis
mécontents, plus tristes et volés.
— Ah ! bien, merci ! disait M. Anastase Gaudon… pour le
plaisir qu’on a, vrai, c’est cher !
— Faut-il être bête ! opinait M. Isidore Fleury, pour dépenser
son argent à ça !
— Mais qu’est-ce qu’on trouve de drôle à ça !… récriminait
aigrement M. Anastase Gaudon.
Et M. Isidore Fleury, déclarait non sans dégoût :
— Quand je pense qu’il y a des hommes qui font ça tous les
jours… et qui se ruinent pour faire ça !… Non, c’est
incroyable !
Pendant plusieurs semaines, après ces fâcheuses aventures, ils
pensaient à l’emploi meilleur et vraiment profitable qu’ils
auraient pu faire de leur argent, et ils le regrettaient.

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Il n’y eut point d’autre incident dans leur vie. Mais à mesure
qu’ils avancèrent en âge, de nouvelles images hantèrent le
désert si vaste et si vide de leur cerveau. Des rêves de repos, de
campagnes lointaines s’insinuèrent en eux, indécis d’abord.
Puis, ils se précisèrent, peu à peu, davantage. M. Anastase
Gaudon se voyait en manches de chemise dans un jardin. Il
voyait des bêches, des pots de fleurs, une petite maison
blanche, une levrette dansant, devant lui, sur ses pattes grêles.
Son intelligence s’enrichissait de mille notions, de mille
formes, auxquelles il n’avait pas songé jusqu’ici. M. Isidore
Fleury, lui, suivait des rêveries en chapeau de paille, en veste
de toile, et sur des fonds de saulaie, entre des nénuphars, il
distinguait nettement un bouchon rouge s’en aller, au bout
d’une ligne, à la dérive des eaux profondes, avec d’énormes
poissons, nimbés de poêles à frire.

M. Anastase Gaudon, prit, le premier, sa retraite. Il acquit, près
de Bezons, un petit terrain et y bâtit une petite maison. M.
Isidore Fleury acquit le terrain voisin, séparé seulement de celui
de Gaudon par une simple palissade qu’interrompait un puits
mitoyen. Une sente passait au bout de la palissade ; puis, à
droite et à gauche, entre des champs dénudés, sans un arbre, des
champs couverts alors de chaumes roussis, de gravats, et
parsemés, çà et là, de maisons pareilles à des jouets d’enfant sur
une table. Au loin, sur la détresse du ciel suburbain, brouillé de
vapeurs lourdes, quelques cheminées d’usine crispaient leurs
colonnes noires, et l’horizon, au delà de la plaine tout
endeuillée de la tristesse morne des banlieues, se confondait
avec les nuages couleur de suie.
Ce fut M. Gaudon qui, expérimenté déjà dans la bâtisse,
surveilla la construction de la maison de Fleury. Celui-ci venait
le dimanche. La mitoyenneté du puits fournissait aux deux amis
l’occasion de plaisanteries intarissables et harmonieuses.

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— Nous aurons une femme de journée, mitoyenne ! disait


Gaudon. Ce sera notre bonne mitoyenne… Nous aurons aussi
un chien… mitoyen…
Et l’œil plus brillant, les pommettes enflammées, il pinçait son
ami aux genoux, clamant :
— Ah ! sacré vieux Fleury, va ! Toi aussi, tu es mitoyen… tu es
un ami… toyen…
À quoi Fleury, répondait en tapant sur l’épaule de Gaudon :
— Mitoyen… citoyen… ami… toyen… Est-il farce, ce sacré
Gaudon !…

Depuis deux mois, la maison de M. Fleury est bâtie. Elle est
pareille à celle de Gaudon. Les deux jardins se ressemblent
aussi. Ils ne diffèrent que par le choix des fleurs qui les ornent.
M. Gaudon n’aime que les géraniums ; M. Fleury préfère les
pétunias. Ils sont parfaitement heureux. Presque toute la
journée, assis sur la margelle du puits mitoyen, ils ne se quittent
pas, et rêvent à de vagues et réciproques améliorations. L’heure
du coucher seule les sépare. Ils ont une bonne qui les satisfait
par sa propreté et sa connaissance du mironton. Quant au chien
projeté, ils en ont remis l’acquisition à l’année suivante. Tous
les matins, en se levant, ils viennent s’asseoir à la margelle du
puits.
— As-tu bien dormi ? demande M. Gaudon.
— Heu !… heu !… Et toi, as-tu bien dormi ?
— Ho !… Ho !…
Puis, M. Fleury regarde le prunier : une mince tige défeuillée et
qui déjà se dessèche.
Et M. Gaudon contemple longtemps son cerisier qui n’a pas
donné de cerises.
— C’est aujourd’hui vendredi, hein ? fait M. Gaudon.
— Oui… c’était, hier, jeudi…
— Et ce sera samedi, demain, par conséquent.
— Comme le temps passe, tout de même !…

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— Oui, mon vieux Fleury !


— Oui, mon vieux Gaudon !
Les bras croisés, les yeux vagues, ils ont l’air de réfléchir à des
choses profondes. En réalite, ils ne pensent à rien. Au delà de la
sente, la plaine est nue et jaune uniformément. La Seine coule,
invisible, dans ce morne espace. Aucune ligne d’arbres, aucun
bateau n’en dévoile le cours sinueux, perdu dans la monotonie
plate et ocreuse du sol… Mais ils ne voient même pas cela…
Parfois, un souvenir du ministère traverse leur esprit, mais déjà
si lointain, si perdu, si déformé !… De ces trente-cinq années
passées là, il ne leur reste de vraiment net que l’image
imposante de l’huissier, avec sa chaîne d’argent…
— Oh ! qu’on est heureux d’être indépendant ! murmure de
temps à autre M. Gaudon.
— Indépendant !… oui, oui ! c’est ça !… répond M. Fleury…
Indépendant, chez soi… In-dé-pen-dant !…
Et ce mot qu’ils répètent, avec des temps entre les syllabes,
tandis que s’étiolent ici les géraniums et, là, les pétunias,
n’éveille en eux aucune autre idée correspondante.
Un soir, après le dîner, M. Gaudon propose :
— Il faudrait enfin peindre la palissade.
— Ah ! oui ! c’est ça ! répond M. Fleury… Et comment la
peindrons-nous, la palissade ?
— En vert !
— Non, en blanc !
— Moi, je n’aime pas le blanc.
— Et, moi, je déteste le vert… Le vert n’est pas une couleur !
— Pas une couleur, le vert ?… Et pourquoi dis-tu que le vert
n’est pas une couleur ?
— Parce que le vert, c’est laid.
— Laid ?… le vert ?
Et M. Gaudon se lève, ému, très rouge et très digne.
— Est-ce une allusion ?
— Prends cela comme tu voudras.

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— Fleury !
— Gaudon !
Et, brusquement, M. Fleury s’emporte, gesticule et grimace.
— Je dis que le vert est laid… parce que j’en ai assez de tes
tyrannies… Tu as bâti ma maison, tu as dessiné mon jardin, tu
te mêles toujours de mes affaires… J’en ai assez de tes
tyrannies…
— De mes tyrannies ?… souffle M. Gaudon… Mais tu es une
canaille !
— Et toi, tu es un imbécile… une bête… une bête !…
— Monsieur Fleury !
— Monsieur Gaudon !
Tous les deux, visage contre visage, le poing levé, l’œil furieux,
la bouche frémissante, ils s’injurient et se provoquent.
— Je vous défends, monsieur, de remettre jamais les pieds chez
moi…
— Si vous osez me regarder en face… je… je…

Le lendemain, dès l’aube, M. Gaudon commençait à élever un
mur entre sa propriété et celle de M. Fleury… Ils vont plaider.

(Octave Mirbeau, « La pipe de cidre », 1919)

*
VENGEANCE

(Nouvelle, texte intégral, 1907)

Toute l’œuvre

Personne ne contestait, au richissime Goldenstock, son goût


éclairé pour les Arts ; on ne lui reconnaissait pas seulement,
comme à tant d’autres, la passion d’un collectionneur ou les

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notions d’un amateur. Il avait, en outre, cette espèce de science


innée, divinatoire, supérieure à toutes les connaissances
acquises, et qui est l’instinctive compréhension du beau. Il
flairait les chefs-d’œuvre, ainsi qu’un chien de chasse flaire le
gibier, et faisait lever les talents inconnus. On entrait dans sa
galerie avant d’entrer dans la gloire ; il acquérait ainsi, à peu de
frais, les œuvres les plus remarquables des jeunes. Mais nul ne
songeait à se plaindre de lui avoir, pour peu d’argent, cédé sa
seule toile ; car c’était plus qu’une fortune, que de vendre à
Goldenstock, et c’était déjà la fortune ; l’accueil de cet homme
qui n’agréait que l’Admirable, et qui ne s’était jamais trompé,
valait mieux sur la place que toutes les médailles, et cotait un
artiste, comme une valeur en Bourse ; son choix était un
critérium d’infaillible avenir, et les marchands de Londres, de
Berlin, de New-York, de Chicago, de Paris et de Vienne
surveillaient les élus de Goldenstock pour les adopter à leur
tour.
Il était d’ailleurs généreux, au besoin, et, lorsqu’il désirait
s’approprier une œuvre, il savait la payer cher, et très cher, s’il
fallait ; il payait même sans tristesse. Au surplus, il ne trafiquait
point, n’achetant jamais pour revendre, mais pour garder ; ce
qui entrait dans sa galerie n’en sortait plus. Il mettait son
orgueil à organiser chez lui le Musée du XXème siècle, à y
concentrer toute la gloire d’une époque, et à laisser derrière lui
ce monument de son éclectisme et de sa richesse. En parlant
des œuvres rassemblées par lui, il disait : « Mon œuvre » et l’on
ne sut jamais si ce mot était, dans sa bouche, un trait de
modestie ou de vanité.
L’édification de son immense fortune semblait le flatter
moins, mais on peut croire que cette attitude n’était nullement
sincère, et que s’il affectionnait l’art, comme un luxe, il ne
vénérait que l’or, comme une force.
Il avait gagné des millions dans le commerce des conserves,
et sa marque était la plus réputée du monde ; du Sahara aux

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deux pôles, on lisait son nom sur le fer blanc de ses boîtes, et,
par ce temps d’explorations enragées, de caravanes, de
missions et de colonies, il pouvait se vanter de nourrir
l’univers. Il s’en vantait, avec un gros rire sonore, qui lui
donnait un air de bonhomie, bien qu’il ne fût bonhomme en
aucune façon.
On le disait sournois, et il mettait toute son étude à paraître,
au contraire, d’une brutale franchise. Dur, net, sec en affaires,
impitoyable, il traitait, signait, touchait, soldait et, hormis la
peinture, n’aimait rien ni personne. A cause de ses conserves et
de son musée, on l’avait surnommé le Conservateur. Il avait, en
apparence, du moins, l’inamovible sérénité de l’emploi. Il
n’admettait sur terre que trois existences : son intérêt, sa
galerie, et la loi, c’est-à-dire son droit.
On ne savait pas que jamais aucune émotion l’eût secoué, ni
de pitié, ni de douleur, ni même de joie. Il encaissait les deuils
ou les bonheurs, sans sourciller, et les portait en compte-
courant. De même, il se montrait sans compassion pour les
misères d’autrui, sans indulgence pour les faiblesses.
Son fils unique mourait à l’âge de dix ans.
- Que voulez-vous ? C’est la nature.
Un de ses plus dévoués agents, aide et compagnon de ses
débuts, un ami, osait, dans une heure d’égarement et de besoin,
prendre à la caisse une somme qu’il pensait restituer en fin de
mois ? Goldenstock le faisait arrêter, condamner, et ruinait cette
famille.
- Que voulez-vous ? C’est la loi !
Sa jeune femme qu’on disait malheureuse et qui avait vingt
ans de moins que lui, le quitta, obtint le divorce, et se remaria.
- que voulez-vous ? C’est la femme.
Elle épousait un peintre déjà illustre et qu’elle avait connu
chez Goldenstock.
- Que voulez-vous ? C’est la gloire !
En cette circonstance pourtant, on admira la conduite du

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Conservateur, et on se demanda avec étonnement s-il ne


conviendrait pas de lui reconnaître une grande âme. Il fit
montre, en effet, d’un stoïcisme peu commun, et marqua bien
qu’il mettait l’Art au-dessus de tout, même de ses rancunes.
Les gens de Bourde furent les plus surpris de son indulgence,
car ils le connaissaient pour tenace dans ses haines, et plus
d’une fois il en avait donné la preuve ; on savait que
Goldenstock parvient toujours à se venger du tort qu’on a pu lui
faire ou lui vouloir, et que même, afin de décourager les
agresseurs, il se venge avec ostentation, terriblement.
- Que voulez-vous ? C’est la lutte !
Mais, de l’abandon de sa femme, il ne se vengea point. Peut-
être y était-il indifférent ? On le supposa, ou tout au moins on
crut que Goldenstock voulait paraître tel. Au lieu de décrier le
peintre, il affecta de lui conserver son admiration tout entière.
- Que voulez-vous ? C’est l’homme !
Oubliant le rival pour ne voir que l’artiste, il continua de
rechercher les œuvres du jeune maître, malgré le surcroît de
dépense que lui coûtait la nécessité de les acquérir de seconde
main.
Puis le temps passa, qui fait tout oublier.
Leur femme mourut, et l’homme d’affaire profita de la
circonstance pour se rapprocher de l’artiste ; excellente
combinaison qui, du même coup, lui donnait un rôle noble, et
supprimait, entre le producteur et l’acheteur, l’intermédiaire des
marchands ! Goldenstock y gagnait deux fois.
Ce fut un rapprochement solennel, une absolution du passé, le
renoncement des passions devant la majesté de la mort. Une
poignée de mains fut loyalement échangée, devant témoins. La
scène ne manquait de grandeur ni de simplicité ; l’artiste en fut
ému… Il avait profondément aimé sa femme et le premier mari
ne lui apparaissait plus, en cette heure douloureuse, que comme
u parent de la morte, un vivant souvenir de l’absente ; en
l’amitié de cet autre veuf, il trouvait une consolation à son

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propre veuvage, et sa tendresse déserte se réfugia près de lui.


Dans les premiers temps, il aima Goldenstock par amour pour
sa femme, puis ensuite par gratitude, plus tard enfin, par
habitude.
Rien pourtant, si ce n’est la mémoire de la morte, ne semblait
devoir rapprocher ces deux hommes.
Clément Gonthaud était un noble caractère, nature
d’enthousiasme et d’idéal, incapable d’un calcul ou d’une
arrière-pensée, silencieux, et probablement timide. Poète autant
que peintre, il joignait à la maîtrise de son pinceau, à la subtilité
de son œil, une âme. Elle transparaissait dans ses toiles, et les
illuminait ; plus encore que le dessin savant et la palette
précieuse, une indéfinissable émotion faisait la beauté de ses
œuvres ; par delà ce qu’on voit, il y avait en elles quelque chose
qu’on ne voyait pas, et qu’on sentait, comme si le peintre eût
mêlé, dans sa pâte, de l’amour et de la tristesse.
Cette poésie se fit plus intense, dans les tableaux qu’il
composa après la perte de sa femme, et toutes les rivalités
jalouses s’inclinèrent devant lui. Gonthaud était vraiment le
maître incontesté ; dans l’ouvrage de son deuil, il avait
synthétisé l’âme anxieuse de l’époque, toute la morbidesse du
XXème siècle, et ses panégyristes pouvaient dire à bon droit
« qu’un si pur monument de beauté tiendrait sa place dans
l’histoire de l’Art ».
Goldenstock avait accaparé ce génie.
A part une seule œuvre, vendue en Amérique pendant leur
brouille, et un tableau médiocre acquis autrefois par l’Etat, le
banquier possédait tout ; il avait, dans sa galerie, consacré à
Gonthaud un salon spécial, connu dans les deux mondes sous le
nom de « Salle Gonthaud ».
Il disait au peintre :
- je veux tout, mon ami, toute votre œuvre ! Je crois vous
avoir suffisamment témoigné combien j’admire votre génie,
n’est-ce pas ? Vous m’en récompenserez, j’espère, en ne

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donnant vos productions qu’à moi. Nous ne discuteront jamais,


et le prix qu’il vous plaira de fixer, mon ami, vous l’aurez,
pourvu que vous me donniez tout.
Goldenstock savait bien qu’il se risquait peu à parler de la
sorte, et que Gonthaud n’était pas homme à le faire « chanter ».
Néanmoins, par prudence, il ajoutait : « N’est-ce pas aussi un
bonheur, pour le grand artiste, que de voir son œuvre
rassemblée, de façon à constituer un tout, qui affirme la
personnalité complète ? Vous appartenez au pays, à qui je veux
léguer ce trésor, quand je mourrai ».
Cependant il restait, dans la salle Gonthaud, en pleine
évidence, au-dessus de la grande cheminée du XVIème une
place vide.
Aux premiers temps de son mariage, le peintre avait vendu en
Amérique le seul tableau qu’il eût fait pendant ces mois
heureux ; plutôt qu’un portrait de la jeune femme, la
Transfiguration était un chant d’amour, un hymne de bonheur,
et le titre seul indiquait amplement quel état d’âme avait inspiré
à la fois le modèle et l’artiste ; Buller-Smith, le roi-du-fer, de
Chicago, avait, pour six ou huit mille dollars, acheté ce chef-
d’œuvre ; sans nul doute, il refuserait invariablement de le
céder ; mais Goldenstock ne désespérait pas. Il proposa vingt
mille, trente mille dollars, sans succès. Gonthaud, pour combler
la place vide, voulut offrir à son ami une toile importante qu’il
venait d’achever, mais le commerçant refusa ce cadeau.
- Non, non, cher ami ! La place est vide par votre faute,
excusez-moi de vous le dire ; il faut qu’elle reste telle. Nous
appellerons ce vide-là, s’il vous plaît, le reproche.
Gonthaud baissa la tête ; le richard posa la main sur l’épaule,
et reprit :
- Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que je vous remercie de
votre pensée, mais que je ne puis accepter ce présent ? Vous
auriez l’air de me payer entendez-vous, de me payer, moi, et
nous serions quittes, n’est-ce pas ? Non, non ! Si cher que

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vaillent vos œuvres, ce ne serait pas assez payer, mon ami !


Il mit tant d’amertume dans l’intonation de ces paroles
blessantes, que Gonthaud, offensé, releva la tête et ragarda en
face l’homme qui lui parlait ; Goldenstock avait les yeux
troubles et les lèvres pincées. Mais aussitôt il redevint calme,
et, avec son large rire confiant, il ajouta :
- Ne nous désolons pas, cher ami, et patience ! Nous le ferons
revenir d’Amérique, ce chef-d’œuvre ! Il reviendra, et je le
veux ! Je peux ce que je veux. Puisqu’il a passé l’eau, il la
repassera. On y mettra le prix, que diable !
Il ne mentait pas. Deux ans après, la place vide était
comblée ; le Roi-du-Fer avait cédé aux offres du Roi-des-
Conserves.
- Voilà. Vous me coûtez un million, mon ami. Vos justes
noces me reviennent cher, n’est-ce pas ? Mais n’importe ; c’est
moi qui paie et j’en ai le moyen… Là, là… Ne froncez pas ces
augustes sourcils. Ce que je disais là n’était point pour vous
chagriner. Mettons que j’ai manqué de délicatesse et de
générosité, pour une fois. Chacun son tour. Que voulez-vous ?
C’est le sang ! J’ai parlé dans un moment d’humeur ; on ne m’y
reprendra plus, et je vous garantis qu’à l’avenir vous
n’entendrez de moi qu’une seule allusion, une seule, la
dernière… Ne m’interrogez pas ; j’ai mon petit secret ; je le
garde… Je le garde.
Puis, pour effacer l’impression de cette phrase énigmatique, il
continua, doucereux :
- Vous n’imaginez pas combien j’éprouve de plaisir à
posséder enfin le tableau de Buller-Smith ! Toute l’œuvre ! J’ai
toute l’œuvre de Gonthaud, maintenant, toute l’œuvre !
Il se frottait les mains et sa face rougissait.
- C’est une chose unique dans l’humanité, que j’ai faite là !
Ah ! si Rubens, Rembrandt et Vélasquez avaient eu le bonheur
de rencontrer un Goldenstock ! Au fond, je suis très fier de mon
ouvrage, vous savez, mon ami ! J’accroche ma gloire à la

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tienne, homme illustre ! Vous emmènerez mon nom avec le


vôtre dans l’immortalité, et des poètes raconteront le roman
d’un grand peintre et d’un riche marchand.
Gonthaud, pendant trois années encore, donna toutes ses
toiles à Goldenstock, qui payait largement. Mais l’artiste,
bientôt, ne travailla plus guère ; la force, à la fin, lui manquait.
Son âme avait brûlé son corps, et la vie qu’il avait mise dans
ses œuvres, peu à peu, s’était retirée de lui.
Il languit deux autres années, sans rien faire, et triste, dans les
villes d’eaux, sur les montagnes, en Egypte, en Provence, il
allait dans les pays, maigre, le dos rond, la nuque mince, serré
dans un châle, et, de ses yeux caves, il contemplait longuement
la beauté du monde.
Goldenstock lui avait princièrement envoyé un carnet de
chèque, afin qu’il ne manquât de rien.
Mais Clément Gonthaud voulut, avant de mourir, revoir son
œuvre. Le marchand l’attendait à la gare, et l’emmena chez lui,
pour qu’il fût mieux soigné, qu’il pût mourir au milieu de ses
toiles, au milieu de lui-même. Il poussa l’ingénieuse bonté
jusqu’à faire dresser le lit du moribond dans la salle Gonthaud,
juste en face de la Transfiguration qu’on décrocha pour allumer
du feu dans la haute cheminée Renaissance ; on dressa le chef-
d’œuvre sur un chevalet, et le peintre attendit la mort.
Au bout d’une semaine, le médecin déclara que son malade
avait encore une journée à vivre, au plus.
Goldenstock congédia tout le monde. De ses mains, il aida
Gonthaud à se lever.
Ils firent ensemble le tour du grand salon ; Gonthaud
s’appuyait au bras du bienfaiteur. Longtemps ils s’arrêtèrent
devant la Transfiguration ; la face idéalisée de la morte souriait
à son peintre, du fond de l’autre monde, et l’appelait. Le
millionnaire hochait la tête. Le mourant regagna son lit.
- Je vois, disait-il… C’est bien… Quand on est à moitié dans
la tombe, on juge de loin, sans vanité ni parti pris. Je suis sûr

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maintenant que c’est bien. Je laisse quelque chose. Je peux


mourir.
De sa main desséchée, il serra le poignet de Goldenstock, et
murmura :
- Merci !
Mais l’autre se récria :
- ne me remerciez pas, que diable ! Je ne veux pas qu’on me
remercie ! Vous n’avez pas à me remercier ! ce que fait
Goldenstock, il le fait pour lui-même. Que voulez-vous ? C’est
ma joie.
Du centre de la salle, il regarda les murs.
- Toute l’œuvre de Clément Gonthaud !
Il riait.
Il aida le peintre à se remettre au lit, et, de sa rude poigne, il
jeta dans l’âtre une bûche de chêne.
- Vous voyez, je vous soigne, mon brave !
L’artiste, déjà haletant, répondit : « Vous êtes bon… » Le
Roi-des-Conserves éclata de rire. Alors, le pauvre grand
homme, tout du long étendu, s’étira faiblement ; sur l’oreiller,
son masque, émergeant des draps blêmes, était jaune, et de ses
deux mains remontées aux épaules, il serrait le linge ; on ne
voyait que les bouts de ses doigts repliés.
Il dit : « Je ne me relèverai plus ».
Goldenstock s’assit près du chevet.
- Non, grand homme, vous ne vous relèverez plus ! Vous ne
ferez plus de chefs-d’œuvre, et vous n’enlèverez plus la femme
d’autrui, et plus jamais vous ne vous offrirez ce luxe d’humilier
ceux qui sont plus forts que vous ! Non, grand homme !... Ne
répondez pas ; vous vous fatigueriez…
De nouveau, il éclata de rire, violemment, et plein la chambre
vide. Puis il se dressa.
Gonthaud essayait de comprendre, troublé. On vit ses pieds
qui remuaient au fond du lit. Goldenstock s’en fut vers la
cheminée, et s’accroupit pour attiser le feu.

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- J’avais promis de ne plus vous parler qu’une seule fois de


cette malheureuse petite affaire ; je crois qu’il est temps, n’est-
ce pas ?
Gonthaud ne bougea point. Goldenstock revint près de lui.
- Vous vous rappelez, mon ami, que j’ai à vous dire un secret.
Je l’ai promis, et je tiens mes promesses… Vous semblez bien
ému et vous respirez avec peine ? Remettez-vous. J’attendrai
un instant ; vous avez bien encore une heure à vivre, que
diable !...
Il examinait le moribond. Après un silence, il reprit :
- Là… cela va mieux ?... Vous fûtes un homme de génie,
mais un homme de rêve, voyez-vous, et vous ne vous rendiez
pas bien compte de la puissance de l’or. Vous allez
comprendre, mais un peu tard… Je possède, n’est-ce pas, toute
l’œuvre, l’œuvre immortelle de Clément Gonthaud ? Oui, je
sais, il me manque un tableau sans valeur, une banalité acquise
par l’Etat, et l’avenir vous ferait tort s’il vous jugeait d’après
cela. Oui vraiment, mon pauvre ami, s’il ne vous restait que
cela, vous feriez une piètre figure devant la postérité !...
Goldenstock rit plus largement que jamais, fit une pause,
respira, et dit :
- Eh bien ! voilà ; je vais brûler le reste, mon ami.
Le mourant, immobile, hagard, déjà rigide, regardait droit
devant lui. La bûche de chêne, dans la cheminée Renaissance,
flambait à hautes flammes. Goldenstock tira, de son gousset, un
canif à manche d’or.
- Vous m’avez pris ma femme ; c’était votre plaisir. Je prends
votre œuvre ; c’est mon plaisir. Hein, mon gaillard ? Toute
votre œuvre ! Pft ! Une flamme, une fumée, une mauvaise
odeur, et voilà ce qu’il reste de vous ; les valets ouvriront les
fenêtres pour établir un courrant d’air, et vous disparaîtrez du
monde, dans le courrant d’air !
Clément Gonthaud ne bougeait pas. Craignant qu’il ne fût
mort et qu’il n’entendît plus, Goldenstock se rapprocha.

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L’agonisant respirait encore. Goldenstock s’inclina pour lui


parler sur la face.
- Ne croyez pas que je me vante. Je n’ai qu’une parole, on le
sait sur la place. Je ferai comme je t’ai dit, et dès ce soir, mon
garçon. J’ai payé ! Mes bibelots sont à moi. J’en use comme il
me plaît. J’ai payé !... Ce qu’en dira le monde ? Il dira que
Goldenstock se venge, et la leçon servira ; je ne perdrai pas
tout. Et quelle réclame, mon cher !
Il s’éloigna du lit, et se dirigea vers le chevalet.
- Que voulez-vous ? C’est mon droit !
La tête de Gonthaud se tourna, très lentement, et elle vit
l’homme debout près du chef-d’œuvre, agitant le canif dont la
fine lame luisait clair ; elle vit l’acier qui entrait dans l’angle de
la toile, et qui filait le long du cadre, avec un bruit.
- Regarde !
Le richard secoua devant lui cette chose molle et plate qui
claquait comme un tablier mouillé.
- Un million, ça ! cria-t-il, une flambée d’un million ! Mais
quelle réclame !
Il jeta la chose dans le feu. Le masque du peintre, sous sa
blancheur de statue, était pétrifié, avec des yeux troubles.
Goldenstock se rapprocha du lit, et se pencha un peu, pour
écouter ; il lui parut qu’une imperceptible haleine râlait encore
sur les lèvres du grand artiste. Peut-être les prunelles n’avaient
pas cessé de voir ?
Bien vite il découpa une autre toile, toutes les toiles, et les
jeta au feu. Le travail dura longtemps.
Mais, avant la fin, Clément Gonthaud était mort.

(Edmond Haraucourt, « Toute l’œuvre », 1907)

*
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(Nouvelle, texte intégral, 1891)

Le mari qui veut la lumière.

M. Théobald et Mme Augustine des Houspillettes, nobles


habitants de la Creuse et jeunes mariés, qui se rendaient en
Italie, descendirent à un hôtel de Lyon pour y passer leur nuit
de noces.
Pendant le voyage, Théobald, un grand diable aux
moustaches rouges, avait admiré la chevelure noire, les yeux de
velours bleu, le nez grec, les quenottes, les mains mignonnes, la
taille élégante, enfin tous les charmes visibles d’Augustine,
mais, sur le P.L.M., il s’était montré réservé – bien que le coupé
le fût aussi.
Après un bon dîner, madame se retira dans sa chambre et se
mit au lit ; monsieur entra, souffla le flambeau de l’hôtel, et
comme il allumait celui de l’hyménée, il eut un brusque arrêt,
puis un grognement contre le doux et vivant trésor :
- Ah ! madame, nous verrons ça demain matin !
- Quoi ?
- Rien… Dormez !

II

Dès les premières lueurs du jour, M. des Houspillettes se leva


et dit à sa femme :
- Madame, nous arrêtons là notre voyage de noces ; je vous
emmène à Paris, où je consulterai des médecins.
- Vous êtes malade, monsieur !
- C’est vous, madame, qui êtes atteinte de la plus grave
infirmité.
- Moi ?

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- Parfaitement… Regardez-moi en face ?


Elle le regarda ; il l’observait, maîtrisant une énorme colère,
sous le masque de la pitié.
- Vous avez quelque chose de bizarre dans les yeux.
- Mon ami ?
- Chut !
Il lui prit le poignet, tâta le pouls :
- Ne vous inquiétez pas. On va vous examiner, vous soigner,
et nous vous guérirons, madame.
- Je vous jure..
- Chut !
- Mon ami ?
- Chut !
- Voyons, Théobald ?
- Chut !

III

Augustine était tendre, fidèle, et elle suivit l’homme, croyant


qu’il devenait fou. De Lyon à Paris, M. des Houspillades roula
en son cerveau des idées étranges. Il cherchait à créer une
malade imaginaire, afin d’analyser l’épouse et de résoudre le
plus terrible des problèmes : « Ma femme est-elle vierge, oui
ou non ? »
Lui, gentilhomme campagnard, habitué aux amours
bourgeoises et aux conquêtes des filles asservies, il manquait de
notions exactes sur la femme, en particulier, et sur la virginité,
en général.
Et il songeait :
« Si tu es vierge, Augustine, je saurai, par une vie de
dévouement, te faire oublier les heures perdues ;
« Si tu ne l’es pas, eh bien ! je demanderai le divorce, sous
un prétexte quelconque. »
Une simple caresse lui avait donné des doutes ; peut-être, un

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plus sérieux examen eût-il calmé ses affres d’incertitude ; il ne


voulut pas risquer l’aventure, craignant à la fois d’anéantir les
preuves virginales ou de s’emballer, triste joujou des illusions.
Alors, il décida de s’en rapporter à la science.
- Ecoutez, Augustine, je vous aime, je vous adore, et c’est parce
que je vous aime, et c’est parce que je vous adore, que vous me
voyez inquiet, tremblant. Cette nuit, j’ai su dompter mon amour
et retarder l’heure du témoignage. La chose est délicate, très
délicate… Vous êtes belle, vous êtes charmante, mais l’œil
d’un époux découvre des horizons plus étendus. Il faut penser à
la maternité. Pouvez-vous être mère ? Voilà la question. Moi, je
ne veux pas vous tuer, comprenez-vous ?

IV

Les Houspillettes s’installèrent rue Royale, et l’hypocrite


mari appela trois illustres médecins, l’un après l’autre.
Sur la question secrète : « Ma femme est-elle vierge ? » le
premier médecin répondit :
- Oui.
Le second : - Non.
Le troisième : - peut-être.
Et Théobald demeura perplexe.

De bonne grâce, la pauvre des Houspillettes venait de se livrer


aux monocles et aux loupes des docteurs, et elle gémissait de
son état problématique, ignorant toujours la cause réelle des
vérifications.
- Que de médecins ! hurlait la femme de chambre… Madame
a-t-elle été mordue ?
Quant à Théobald, dégoûté des diagnostics contradictoires, il
piochait les livres de médecine et de philosophie qui traitent de

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la virginité féminine. Certains auteurs lui signalèrent un


nomme : voile nuptial… (Glissez, mortels !) Je glisse…
D’autres indiquèrent la forme, la fo-o-orme… (Reglissez,
mortels !) Je reglisse et vous laisse l’honneur de deviner.

VI

Un soir, monsieur adressa le discours suivant à madame :


- Augustine, un des princes de la littérature, M. Alphonse
Karr, écrivait ces vers, au mois d’août 1840, dans les Guêpes :

Non, je n’appelle pas vierge une jeune fille


Qui donne des cheveux à son petit cousin,
Ou qui, chaque matin, se rencontre en babille
Avec un écolier dans le fond du jardin.
Je n’appelle pas vierge une fille qui donne
Un coup d’œil au miroir sitôt que quelqu’un sonne…

- Ces vers me semblent ravissants, fit Augustine, et je les


apprendrai par cœur…
- Vous aurez bien raison, madame. Pour moi, tout en
reconnaissant la beauté de cette poésie, je la juge trop sévère…
Augustine, je suis prêt à pardonner les cheveux du petit cousin,
le babillage avec l’écolier, le coup d’œil au miroir, et même la
suite, la poignée de main, au bal, le sourire, les yeux innocents,
la fleur morte sur votre sein… Eussiez-vous reçu des vers et
rendu de la prose, que je n’en aurais pas autrement ombrage…
Augustine, n’en déplaise à l’illustre Alphonse Karr, j’appalle
« vierge » celui ou celle qui a sa virginité. Est-ce clair ?
- Assez.
- Madame, je vous ai soumis à un examen…
- Trois examens.
- Oui, trois examens, contre lesquels votre pudeur se révolte
encore ; je le sais ; mais je voulais assurer la bienséance du
foyer, et devant la sottise des médecins, je viens à vous et je

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vous dis : « Etes-vous vierge, oui ou non ? » Oh ! ne rougissez


pas, ne pleurez pas !... Soyez loyale… Interrogez le passé !... A
demain, madame.
- Oui, à demain, monsieur.

VII

A M. Théobald des Houspillettes, rue Royale, à Paris.

Lyon, Hôtel de… (notre ancienne chambre).

« Imbécile, je l’étais, et maintenant, c’est vous qui l’ETES !

« Augustine. »

(Dubut de Laforest, « Contes à Panurge », 1891)

*
(Souvenir de voyage, texte intégral, 1920)

Crétin des Alpes

Nous étions, une année, en Suisse


Un ami et moi, son complice,
Ni plus ni moins que deux français ;
Quand il nous prit la fantaisie
D’aller voir, en leur Valaisie,
Ces messieurs crétins du Valais.

Un jour, donc, par un temps propice,


Nous dévalions à Saint-Maurice.

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Sis entre deux monts sourcilleux,


Et le chef-lieu du crétinisme,
Si l’on en croit ceux du tourisme.
Nous ne pouvions espérer mieux.

Nous gagnâmes une guinguette,


Où déjà le patron nous guette,
En nous souhaitant « bon matin » :
« Ces messieurs dînerons, sans doute ?... »
Nous l’interrompîmes : « Ecoute !
Trouve-t-on ici des crétins ? »

Mais lui, fixant comme une cible


Nos deux visages impassibles,
Hésita, craignant de choisir
La réponse définitive,
Qui ferait de nous ses convives,
Ou nous déciderait à fuir.

Enfin, avec un bon sourire,


Il prit le parti de nous dire :
« Non, messieurs, non. »- c’est malheureux ! »
Fîmes-nous. « Oui, c’est bien dommage.
Car désirant leur rendre hommage,
Nous n’étions venus que pour eux. »

Voilà notre homme fort en peine,


Mais, de peur de perdre une aubaine,
« Quoi, messieurs ! c’est donc sérieux !... »
Nous dit-il. « Eh bien ! que je meure !
Si vous n’en voyez, tout à l’heure,
Au moins un, des plus curieux. »

Alors, nous nous mîmes à table.

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Et bientôt un être minable


Entra, fichu comme Scarron,
Torticol, et bigle et bancroche,
En lequel absurde fantoche,
Nous reconnûmes le patron…

Etant, ce jour-là, d’humeur tendre,


Nous feignîmes de nous méprendre
A cet artifice enfantin,
Sans autrement lui chercher noise.
Plus tard en réglant notre ardoise
Nous lui dîmes : « Bravo, crétin ! »

Et lui : « Messieurs, point de colère !


Ce que j’en fis c’est pour vous plaire.
Mais, si vous m’avez bien compris,
Nous n’avons de crétins en Suisse,
Non plus ailleurs qu’à Saint-Maurice,
Que quand il en vient de Paris. »

(Raoul Ponchon, « la muse au cabaret » 1920)

VIEILLESSE

(Mémoires, texte intégral, 1891)

La mémoire d’un vieil homme ressemble à ces lunettes qui éclairent les
objets placés à distance et brouillent ceux qui sont proches. (Sir Arthur
Conan Doyle)

Adieux

Les pages que vous allez lire ne renferment ni un portrait, ni


une histoire ; ce n’est qu’une simple leçon de morale. Je ne
vous dirai donc pas le nom de mon héros, et quoique je sois

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plein d’amitié et de respect pour lui, j’entrerai dans des détails


tellement intimes, qu’une trop grande publicité me gênerait.
Les romanciers, qui deviennent de plus en plus des
psychologues et des moralistes (ils nous font souvent de la
morale à rebours), ne parlent guère, dans leurs fictions, que des
jeunes amoureux et des jeunes ambitieux. Vous ne trouverez ici
ni la jeunesse, ni l’amour, ni l’ambition ; je veux vous parler
des tristes jours qui terminent une longue vie, et vous en
montrer l’amertume. Le monde pourrait quelque chose pour
adoucir ce malheur ; il s’en trouverait bien pour lui-même.
C’est ce que je voudrais démontrer. Je ne demande pas à notre
société affairée et batailleuse de se mettre sous la tutelle des
vieillards. Comment le pourrais-je, moi, fidèle disciple du
progrès, qui ai toujours prétendu que l’âge d’or est devant
nous ? Mais on peut les écouter sans leur obéir, profiter de leurs
leçons sans s’y asservir, puiser dans leur histoire des exemples
et de la force, respecter en eux la gloire de notre pays, et les
conduire jusqu’à la porte de la maison, en les entourant
d’hommages, comme des hôtes honorés et regrettés. Ce n’est
pas ce que fait la bataille pour la vie. Dès que la décadence
apparaît, elle l’étale, elle l’agrandit, elle en triomphe. Elle
montre sans scrupule qu’elle aspire à occuper des situations qui
lui ont été trop longtemps fermées. Elle avoue cyniquement
qu’elle est sans pitié ; je voudrais lui montrer doucement
qu’elle est sans pudeur et sans clairvoyance.
De mon temps, nous étions fidèles à nos admirations. J’ai
vu Chateaubriand, je n’ai fait que le voir ; mais j’ai connu dans
l’intimité Lamartine, Victor Hugo, Guizot, Berryer, Cousin,
Thiers. Quand je suis arrivé à Paris, du fond de ma province, ils
étaient dans toute leur gloire. Cette gloire les a accompagnés
jusqu’au tombeau, et pour nous, qui sommes des vieillards à
notre tour, elle subsiste encore dans tout son rayonnement,
comme il y a un demi-siècle. Si le génie de Lamartine était
contesté devant moi, j’en éprouverais une douleur profonde.

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Cette longue, cette éternelle persévérance n’est plus dans les


habitudes de nos jeunes contemporains. Je leur en fais un
reproche. Ce n’est pas ma cause que je défends, je ne parle que
des vieillesses glorieuses, et je demande qu’elles ne soient pas
découronnées.

Maintenant, je vais vous conduire dans une vieille maison de


la rue Saint-Honoré. C’est un hôtel du XVIIème siècle, avec un
corps de logis sur la rue, et un autre au fond d’une cour
d’étendue médiocre. C’est à cet arrière-corps de logis que nous
avons affaire. Des degrés en pierre de taille conduisent à une
porte vitrée qui s’ouvre sur un vestibule vaste et bien éclairé. A
droite un bel escalier, orné d’une rampe en fer forgé ; à gauche
une large et haute porte sur laquelle est inscrit, dans un
cartouche de cuivre, l’illustre nom que vous êtes libre de
deviner, et que je n’ai pas l’intention de vous dire. Nous
sommes au mois de janvier 1838 ; j’arrive de Caen pour être
professeur de philosophie à Versailles ; M. Demolombe m’a
donné une lettre que je viens porter dans cette maison, et
comme il s’agit d’un home que je regarde comme un très grand
homme, je suis fort ému en tirant la sonnette.
Sonnette, si vous voulez. Elle rend un bruit formidable, c’est
une cloche. Je m’attends à voir un suisse, un chasseur, tout au
moins un valet galonné. C’est une vieille bonne qui ouvre la
porte. « Entrez ! » Je fais un pas. C’est un salon ; il n’y a pas
d’antichambre. Le salon est grand et beau, avec trois immenses
fenêtres, une hauteur d’étage de plus de cinq mètres ; des murs
boisés peints en blanc, quelques grandes glaces, incrustées dans
les murailles, un vieux lustre pendu au plafond, et, circonstance
étrange, pas de meubles. Quatre chaises seulement, qui
semblent perdues dans cette immensité, et un banc couvert
d’une housse. Je donne mon nom, et la servante, après m’avoir
annoncé, m’introduit dans le cabinet ; un cabinet encombré de
livres, avec un immense bureau tout couvert de papiers. Ici, il y

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a quelques meubles ; ils sont usés, fatigués, plus que modestes ;


c’est le mobilier d’un vieil avocat étranger au luxe et au
confortable. On ne se dirait pas chez un ancien ministre de la
justice.
Mais si l’aspect des lieux et toutes les apparences me
déroutent, je suis ravi de l’homme qui me reçoit. Je crois lire
dans ses traits le génie et la bonté. Son accueil, que je dois à la
lettre de M. Demolombe, est affable et bienveillant. Ce n’est
pas une visite qu’il reçoit, c’est une liaison qui commence. J’en
suis glorieux et attendri à la fois. Je ne sais pas si c’est mon
émotion qui lui plaît ; mais il me presse de revenir souvent. Je
me promets de ne pas abuser de sa bonté ; et je le quitte, dès ce
premier jour, avec les sentiments de dévouement et de
vénération que je lui garde encore aujourd’hui.
Pendant toute une semaine, je ne parlai que de cette visite à
mes collègues de Versailles. Je ne trouvai pas en eux
l’admiration que j’attendais. Quelques-uns ne savaient même
pas son histoire. C’est bien la peine d’avoir fait de si profondes
réformes dans l’administration de la justice, d’avoir écrit tant
de beaux livres, et d’avoir été, pendant plusieurs années, le
grand orateur à côté de Berryer, le grand penseur à côté de
Royer-Collard, le grand patriote à côté du général Foy ! Je
revint à Paris le samedi soir et je passai la journée du dimanche
avec Cousin ; là, je trouvai une ample sympathie. Cousin le
connaissait, l’aimait, l’admirait, lui rendait pleinement justice.
« C’est un homme, me dit-il. Il n’a d’autre défaut que de
s’abandonner un peu. Il ne sait pas, me dit-il en riant, se mettre
en valeur. » De mon côté, je lui reprochais, sans oser le dire à
Cousin, d’avoir accepté la pairie. Pourquoi avait-il quitté le
véritable champ de bataille de l’opposition libérale ! Son talent
devenait inutile dans cette chambre haute. Il le sentait tout le
premier, puisqu’il ne parlait plus. Etait-ce une abdication ?
Je ne manquai pas d’aller le voir et d’y retourner assez
souvent, puisqu’il me souffrait. Il s’intéressait à mes travaux,

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dont je lui dis la nature, et même à mes affaires, ce qui me


rendait confus. Je devins très rapidement un habitué de la
maison, et je pus me convaincre que l’extrême modestie de son
intérieur tenait à l’extrême modicité de ses ressources. Il était
pauvre ! Je ne l’en estimai que plus ; mais il me sembla que
cette pauvreté dépassait les limites du vraisemblable. Dans ce
temps-là, sous le règne de Louis-Philippe, on s’occupait de la
situation d’un ancien ministre, surtout quand il avait autant
d’éclat que celui-ci.
Lorsque Cousin sortit du ministère, où il n’était resté que
huit mois, le roi, lui-même, prit la peine de le recommander à
M. de Rothschild. Le célèbre banquier se rendit chez le grand
philosophe, et lui proposa une place d’administrateur, qui
n’aurait été, sans doute, qu’une sinécure. Cousin refusa. Je
donne, en passant, ce détail, qui est peu connu. Mon ami, s’il
m’est permis d’employer ce mot, n’était pas un philosophe
aussi grand que Cousin, mais il était un plus grand homme
d’Etat, et un écrivain de même valeur. Il n’eut pas la peine de
refuser, car on ne lui proposa rien. Tous ses collègues dans le
ministère, qui, pendant son règne, se regardaient plutôt comme
ses disciples que comme ses égaux, avaient reçu de gros
emplois, ce qui ne scandalisait personne ; pour lui, on le laissa à
l’écart, malgré son évidente pauvreté. Ce titre même de pair de
France ne servit qu’à augmenter la difficulté de sa situation.
Je ne saurais dire combien m’affligea la connaissance, que
j’acquis à la longue, de la gêne où on vivait dans cette maison,
et des privations qu’on s’imposait. Ils n’étaient que trois dans
ces immenses pièces toutes démeublées ; le maître, sa femme,
un modèle de dévouement et de tendresse, un esprit élevé et
délicat, qui avait tenu autrefois un des salons les plus
recherchés de Paris, et qui maintenant supportait la pauvreté
avec une dignité suprême ; et enfin, la vieille petite bonne, qui
avait acquis par ses longs et fidèles services le droit d’être cité
comme un membre de la famille. La maison, malgré cela, était

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loin d’être déserte. Le soir, on recevait quelques membres de la


Chambre des pairs et des membres de l’Institut ; le matin,
affluaient les solliciteurs.
Oui, les solliciteurs, quoiqu’il n’eût à leur donner ni son
argent ni son crédit. Il leur donnait des conseils qui étaient d’un
grand prix, et son temps. Je l’ai vu entreprendre campagne pour
des gens qu’il ne connaissait que par leur malheur. Rien ne le
fatiguait. Je dis qu’il n’avait pas de crédit ; mais il avait
l’autorité de sa parole, l’insistance de ses démarches, la grande
renommée d’honneur et de probité qui le suivait partout. On ne
se souvenait plus des détails de sa vie, des grands services, des
actes de courage, des succès éclatants qui l’avaient remplie.
Mais il restait de tout cela comme une trace à demi effacée et
cependant puissante.
J’avais souvent l’occasion de parler de lui avec des membres
de la Chambre des pairs. Comment j’avais de si hautes
accointances, cela vaut peut-être la peine d’être dit, car je
n’étais qu’un fort petit prestolet. J’avais quitté Versailles pour
Paris, depuis plus de deux ans, et j’étais suppléant de M.
Cousin à la Sorbonne. Je cumulais avec cette place, celle de
maître de conférences à l’école normale. J’étais un garçon fort
occupé, et n’ayant pas toujours le temps de flâner à pied, il
m’arrivait souvent de prendre l’omnibus de l’Odéon pour aller
dîner rue de Valois, dans un petit restaurant où j’avais mes
habitudes. Je prenais l’omnibus à six heures ; la Chambre des
pairs finissait ses séances à ce moment-là, et les nobles pairs
formaient presque seuls toute la carrossée. A force de se voir,
on finit par s’adresser la parole. Comment dirai-je ? Je passais
au conducteur les six sous de M. le marquis, il lui passait les
miens. Cette pairie-là ne ressemblait pas à celle qui a rempli
l’âme de Saint-Simon. On faisait la conversation, dans ces
voitures où tout le monde se connaissait par son nom ; on ma
laissa d’abord à l’écart, comme un intrus ; puis on s’accoutuma
à ma présence ; deux ou trois mots firent penser que j’étais tout

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au moins un professeur ; et puis on finit par savoir mon nom,


qui commençait à percer, de sorte que je devins, au bout de
quelques semaines, une manière de favori. On parlait devant
moi, et à moi, des choses et des personnes ; on parlait de mon
grand ami très souvent. Les pairs étaient moins oublieux que le
gros public ; ils l’étaient cependant ; ils se rappelaient en
quelque sorte la matérialité des faits, sans se rappeler l’émotion
qu’ils en avaient autrefois ressentie. L’admiration avait disparu,
depuis qu’il ne prenait plus la peine de la provoquer et de la
renouveler. L’estime et la considération surnageait. Ils croyaient
que le silence qu’il gardait était regrettable ; ils se
l’expliquaient difficilement. Il était vieux, mais la tribune du
Luxembourg connaissait les vieux orateurs. Il aurait même pu
rendre d’utiles services dans un cabinet. Pourquoi se tenait-il
volontairement à l’écart ? Je conclus de tout cela qu’il avait une
grande réputation de capacité et de générosité chevaleresque.
On ne lui rendait pas pleine justice, on le jugeait sur ce qu’il
était, en oubliant tout ce qu’il avait été, et malgré cela, il ne
tenait qu’à lui, par un léger effort, de se remettre en pleine
lumière. Je sentais cela, je le voyais ; et quand j’en eus la
certitude, je compris qu’il était de mon devoir de le lui dire.
J’en avais le droit. Ce vieillard, qui survivait à tous les amis
qu’il s’était fait parmi ses contemporains, qui trouvait autour de
lui du respect et de la bienveillance, mais qui avait besoin
d’intimité et de cordialité, éprouvait pour moi un sentiment
paternel. Je crois que la grande disproportion de nos âges lui
était une raison particulière de m’aimer. Nous n’étions, ni du
même siècle, ni du même monde. Si j’ajoute que nous étions du
même ciel, le mot paraîtra prétentieux ; il exprime pourtant très
clairement ma pensée. Dans ce monde au-dessus du monde, il
était aussi jeune que moi. Je pensais que je pourrais lui
redonner du courage et le déterminer à faire quelque grande
œuvre, qui serait comme son testament. Je lui citais Anquetil,
qui commença sa volumineuse histoire à quatre-vingts ans, et

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mourut trois ans après l’avoir commencée et huit jours après


l’avoir finie. Les exemples ne me manquaient pas, d’hommes
célèbres, qui ont écrit leurs mémoires, quand leur main ne
pouvait plus tenir la plume. Ce n’étaient que des escarmouches,
en attendant la grande campagne que je voulais entreprendre
pour vaincre son découragement ou sa paresse. Il ne faisait
qu’en rire. « Est-ce que vous me trouvez désoeuvré ? » me
disait-il dans ces occasions en souriant. Il ne l’était pas. Il était
toujours en course pour ses protégés. Il écrivait des articles
pour les journaux qui daignent encore écrire et penser, et ne
sont pas entièrement envahis par « l’information ». je lui disais
qu’il se dépensait en menue monnaie ; qu’il faisait des
causeries et des articles ; que ses amis lui demandaient des
discours et un livre.
Quand je voulus pousser la chose à fond avec lui, je
m’aperçus que son ennemi était en lui-même. C’est alors,
seulement alors, que je compris combien la vieillesse est une
triste chose. Il n’avait pas perdu un seul de ses articles de foi ; il
était fervent, comme un jeune homme, pour toutes les idées qui
l’avaient fait vivre ; il comprenait plus que jamais le bonheur
d’agir, la nécessité de l’action. Il était tout vibrant
d’enthousiasme quand nous lisions ensemble le douzième livre
de la Métaphysique d’Aristote : « Veiller, sentir, penser ; nous
ne possédons cette joie que par éclairs ; celui qui est le
souverain bien et la fin dernière la possède sans limite, et en
permanence. Et c’est là Dieu ! » Plein de foi dans les idées
générales, et même dans les hommes, qu’il aurait eu le droit de
juger sévèrement, il était sceptique, hésitant, découragé dès
qu’il agissait de lui-même. Ce souvenir ne me donne pas envie
de plaisanter ; et pourtant, je ne puis m’empêcher de dire qu’il
jouait sans cesse la scène de l’archevêque de Grenade, avec
cette différence que c’était lui qui de jouait à lui-même le rôle
de Gil Blas : « Monseigneur, vous n’avez plus ni vivacité, ni
force. Votre jugement commence à baisser. Votre mémoire est

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éteinte. » Et quand il m’avait répété ces belles maximes, avec


une tristesse qu’il ne parvenait pas à cacher, malgré ses efforts,
il appuyait son bras sous mon bras, parvenait à sourire, et me
disait le mot des trappistes : « Frères, il faut mourir. »
Quelle différence avec Cousin ! Cousin était plus jeune que
lui ; il entrait pourtant, à cette date, dans la vieillesse. Il était
plein de projets et d’enthousiasme. Il avait passé sa vie à faire
des leçons et des Fragments plutôt que des livres ; mais, avec la
lucidité ordinaire de son esprit, il comprenait, en avançant, qu’il
fallait laisser des livres. « Le livre dure, disait-il. Le reste
pénètre, agit, laisse son aiguillon, et disparaît. » Il avait
longtemps tremblé pendant qu’il faisait la traduction de Platon ;
il avait alors une santé débile ; il s’était transformé depuis, il
comptait sur l’avenir, et les longues tâches ne l’effrayaient plus.
Il se sentait tellement maître de lui qu’il entrait dans la
vieillesse sans en avoir conscience ; et si l’idée d’une grande et
longue conception philosophique lui était venue, il l’aurait
entreprise sans penser seulement à son âge. Mais il en était tout
autrement rue Saint-Honoré. « Moi ? un livre ! J’ai été
couronné à la Sorbonne en 1789, à l’une des dernières
distributions du concours général, par le dernier recteur de
l’université, celui qui fut quelque temps après évêque
constitutionnel du Gard et qui mourut chef de bureau au
ministère de l’Intérieur. » Il cherchait des digressions pour
éviter de s’expliquer à fond. « Mais, lui disais-je, la meilleure
cuirasse contre la mort, c’est une grande œuvre dans laquelle on
est engagé. » Il riait encore. « Vous me répétez les leçons de
votre Michelet. » C’était un propos habituel de Michelet, qu’on
ne meurt que si on le veut bien.
Un jour que j’insistais de nouveau, il me dit, en baissant la
voix : « J’ai essayé. » Je sentis, tout de suite, au ton dont il
parlait, qu’il allait faire une confidence douloureuse, et qu’il
avait longtemps hésité à parler. Il me sembla, à partir de ce
moment, que j’assistais à une agonie, et je fus forcé de

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m’essuyer les yeux à plusieurs reprises pendant qu’il me


parlait.
Il avait essayé ! Il s’était d’abord rappelé tous les beaux
lieux communs que nous répétons en philosophie depuis
Socrate et, je pense, depuis Pythagore et son institut, sur la
toute-puissance de la volonté. Il sentait en lui une force qui lui
semblait invincible. Il voulait faire une œuvre analogue à celle
de Descartes, dans un but différent ; non pas pour asseoir le
principe de la connaissance, sur la solidité duquel il n’éprouvait
aucun scrupule ; mais pour se débarrasser de la foule de
préjugés et de chimères que l’éducation, l’étude, le commerce
du monde accumulent dans notre esprit. « Je voulais avoir le
courage de leur dire la vérité en face, et de me la dire à moi-
même. Je me sentais capable de braver tous les anathèmes, et,
ce qui me semblait plus dur, de rompre avec des traditions qui
m’étaient chères. Je m’occupai d’abord de tracer un plan, qui
me parut, quand j’y eus mis la dernière main, complet et bien
ordonné. Il avait pour moi le grand avantage de pouvoir être
développé ou resserré, suivant ce que le temps ordonnerait. Je
le resserrerais si je voyais la mort approcher, et je me donnerais
la joie de le développer si elle m’accordait un répit.
« Mais quand je voulus écrire, je m’aperçus bien vite de ce
qui me manquait. Je marchais bien, tant qu’il ne fallait que
réfuter et détruire. Cela m’amusait dans les commencements,
parce que j’avais affaire à de vieux ennemis ; mais quand je
commençai à regarder les vieux amis, et à me demander si
j’avais eu, comme je le pensais jusque-là, raison de les aimer, je
m’aperçus qu’ils ne subsistaient en moi que par droit
d’ancienneté, comme ces vieux meubles qui ont l’air de tenir
debout, et qui tombent dès qu’on les déplace. La besogne est à
la fois trop facile et trop pénible ; pénible, surtout parce qu’elle
était facile. Tout s’effondrait, tout disparaissait, je ne voyais
plus que le sceptisme, c’est-à-dire la mort intellectuelle. Je me
hâtai de me dire pour me rassurer que cette décrépitude était en

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moi, et non dans les idées ; que les idées étaient solides, et qu’il
me manquait désormais la force nécessaire pour les concevoir,
les enchaîner, les étayer l’une sur l’autre. Mais si cela me
rassurait pour la philosophie, cela me décourageait pour moi-
même. J’entrevis que je faisais, à tous les points de vue, la plus
sotte des entreprises ; qu’il valait mieux, à mon âge, garder
l’abri sous lequel j’avais vécu, et je me condamnai à douter de
moi-même, pour ne plus douter de tout le reste.
« Vous me reprochez de m’être tiré de la mêlée des partis, et
vous me dites qu’un esprit comme le mien, qui voit de haut, et
qui n’est pas troublé par des visées personnelles, pourrait
amener dans les batailles quotidiennes un peu de lucidité et de
calme. Il n’y a de vrai dans tout cela que mon parfait
désintéressement. J’ai cru longtemps, comme vous, que j’avais
l’esprit élevé et clairvoyant qu’il faut apporter dans la politique.
Je sais maintenant que ce sont mes sentiments qui ont de
l’élévation, plutôt que mon esprit ; et je me suis trompé si
souvent dans mes prévisions, que mon expérience n’a servi
qu’à me désillusionner sur moi-même.
« Vous dites qu’on est injuste envers moi parce qu’on a
oublié mes services. Oui, j’ai eu l’occasion dans ma vie de
déployer quelque courage. J’ai couru risque, plus d’une fois, de
perdre la vie ; j’ai fait le sacrifice de ma popularité ; j’ai brisé
ma carrière de mes propres mains. Ce ne sont pas d’aussi
grands services que vous le croyez ; ce sont simplement des
actes d’honnête homme. Ceux qui ne partagent pas mes idées
ont le droit de ne voir, en tout cela, que les démarches d’un
ennemi, qu’ils ne sont pas obligés de glorifier. Je suis assez de
l’avis de ceux que vous appelez mes détracteurs et mes
calomniateurs. Parlez-moi des découvertes de Pasteur ! Mais,
nous autres, en politique, nous n’avons jamais raison que pour
un côté de la galerie… Vous parlez avec emphase de mes
succès de tribune. Ce genre de mérite était plus facile dans ce
temps-là qu’aujourd’hui. Je lis assez souvent des discours qui

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dénotent une connaissance très approfondie des affaires.


L’éloquence d’aujourd’hui est la vraie éloquence, celle des faits
et de la logique. Nous nous laissons aller trop souvent à
l’imagination et au sentiment. Lorsqu’une vie a été si longue,
qu’elle embrasse presque la durée d’un siècle, on se survit
pendant les vingt ou trente dernières années ; on assiste à la
marche décroissante de sa réputation. On a été célèbre, on n’est
plus que connu, puis assez connu. On passe de l’élite dans la
classe des gens distingués, et de là dans la clase des gens
recommandables. Le moment vient où on n’est plus d’aucune
classe. On est oublié ; et les services dont vous parlez le sont
aussi. Vous trouvez cela injuste. Vous avez peut-être raison.
L’oubli est injuste, mais il est nécessaire. Il faut savoir oublier
pour garder le courage de vivre. Pour nous, qui sommes les
victimes de cette loi nécessaire, il n’y a de dignité et de sécurité
que dans la résignation. Ce qui est un peu dur, c’est quand on
entend attribuer ses services à d’autres. Encore faut-il se
demander si une idée appartient à celui qui en a conçu la
première lueur, ou à celui qui a eu l’habileté, ou simplement la
chance de la faire passer dans la réalité. Le grand point est de se
défaire des chimères de la vanité et de la personnalité. Je ne dis
pas que cela ne soit pas douloureux, mais cela est sage. Et puis,
cela se produit, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas.
« La galerie se charge de l’opération. Tantôt elle est brutale.
Que nous veut encore ce vieil enfant, avec ses idées de l’autre
monde ? Tantôt elle est charitable et débonnaire. Vous avez été
dans votre temps un serviteur dévoué et utile. Reposez-vous
maintenant ; vous avez acquis le droit de vous reposer. Si
cependant vous tenez encore à parler ou à écrire, quoique vous
n’ayez rien à dire qui n’ait été cent fois exposé, réfuté et
remplacé, nous vous écouterons avec patience, et même avec
bienveillance. Cela ne nous empêchera pas de répéter notre
devise, vous êtes trop bon et trop juste pour nous en vouloir.
C’est la devise même du progrès. C’est le cri de guerre de la

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bataille pour la vie. La voici : Place aux jeunes.


« Vous direz que c’est à peu près comme si nous disions aux
vieillards : Malheur aux vaincus ! Vous avez raison. Mais c’est
une défaite qui n’a rien d’humiliant, puisque tous les hommes
doivent la subir chacun à leur tour. »
Ainsi parla mon ami, à qui je n’ai jamais reproché qu’un
seul défaut : celui d’ignorer qu’il était plus jeune et plus fort
que ceux qui étaient si pressés de prendre sa place.
Pour moi, qui veux hasarder mon opinion à la fin de ce
fidèle récit, je dis aussi : « Place aux jeunes ! » Et j’ose dire que
je prêche d’exemple à l’occasion. Mais j’ajoute aussitôt qu’il y
a place pour tout le monde dans les rangs ; et que s’il est beau,
pour les vieillards, de s’effacer et de se résigner, il serait beau,
pour les jeunes, de respecter et d’aimer.

(Jules Simon, « Colas, Colasse, Colette. », 1891)

*
Z

(Comme « Zut ! c’est presque fini. »)

- Alypius d’Alexandrie, atteint de nanisme, grand philosophe


et excellent logicien au IIIème siècle, disait volontiers aux
personnes qui le raillaient à propos de sa petite taille :
« Je loue Dieu de n’avoir chargé mon âme que d’une si petite
portion de matière corruptible ».

(Alypius d’Alexandrie)

*
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- La vrai grandeur est celle de l’homme, même le plus humble,


qui remplit sa tâche sans se préoccuper de son personnage, ni
du bruit, ni des regards, fort du devoir accompli et de sa
confiance en la Providence.

(Anonyme)

*
- Placer l’esprit avant le bon sens, c’est placer le superflu
avant le nécessaire.

(Anonyme)

*
- C’est dans la conversation, un défaut bien grossier, et
cependant bien commun, de répéter ce qu’on a dit de bon,
quand les autres ne le relèvent pas et qu’on doute s’ils l’ont
senti. Outre que par là on leur fait une espèce d’insulte, il y a
une vérité ridicule et de la petitesse à ne pouvoir pas perdre un
bon mot, un trait heureux ; c’est de plus une marque de
pauvreté ; quand on est riche, on est indifférent aux petites
pertes.

(Anonyme)

*
- Il est une philosophie qui ne se repose jamais ; sa loi est le
progrès ; un point qui était invisible hier est son but
aujourd’hui, et sera son point de départ demain.

(Anonyme)

- 369 -
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*
- Le mot indépendance est uni à des idées accessoires de dignité
et de vertu. Le mot dépendance est uni à des idées d’infériorité
et de corruption.

(Bentham)

*
- O race de propriétaires campagnards ! vous tous qui coupez
vos bois, fauchez vos prés, moissonnez vos champs, vendangez
vos vignes, récoltez vos pommes ou vos garances, exploitez vos
tourbières ou vos mines, nourrissez vos bœufs ou vos vers à
soie, élevez vos chevaux de pur sang et de sang mêlé, tuez vos
lièvres et tondez vos mérinos ; race de jury et d’élections, race
de conseil d’arrondissement et de conseil général, race
d’abonnés à la Gazette de France ou au journal des Débats ;
vous êtes la base de la société, car le sol est à vous ; vous nous
nourrissez, vous nous abreuvez, vous nous chauffez, vous nous
habillez pour notre argent ; vous êtes donc estimables, vous êtes
honorable, vous êtes considérables ; mais de votre compagnie,
que Dieu nous délivre à jamais !

- Le sort inflige toujours au talent une souffrance qui en soit


l’expiation. Le plus souvent, c’est le cœur qui paye les
couronnes de la tête. Le génie réussit mal dans ses tendresses ;
il porte malheur à ceux qu’il aime. Mirabeau, Byron, tous les
hommes d’esprit hardi et d’âme énergique ont exercé ce don
funeste ; tous ont rendu douleur pour amour, désespoir pour
dévouement. C’est que l’auréole est de la nature de la foudre,
elle brûle de sa flamme l’imprudente qu’éblouit son rayon ;

- 370 -
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c’est que le bonheur n’éclôt guère dans le sillon tracé par ces
hommes qui suivent une étoile ; pour eux, les femmes sont un
rêve, un caprice, une passion peut-être, mais jamais un but. La
gloire, voilà le but ; et ils y vont, n’importe quels anges ils
blessent dans leur course et laissent par le chemin mourants et
désespérés. Le navire qu’on met à flot s’inquiète-t-il des
guirlandes qui le décorent ? Tombent les fleurs ! la mer est là !
Sans doute c’est une triste loi, celle qui trempe le talent dans
l’égoïsme pour qu’il porte plus loin.

(Bernard, Charles de)

*
- L’orateur habile est celui qui sait le mieux écouter et se taire
à propos. Le parfait orateur serait peut-être celui qui ne parlerait
pas.

- Il y a trois sortes d’enterrements :


Celui où il y a des amis ;
Celui où il y a un chien ;
Celui où il n’y a pas un chat.

(Bertall)

*
- Les femmes inspirées par une affection sincère s’assimilent
merveilleusement aux idées de l’homme qu’elles aiment et
savent lui rendre la persévérance dans les moments de
découragement et la foi en soi quand ils se sentent défaillir.
Elles sont pour quelque chose dans tout ce qui se fait de grand
et de bon. Pour toute hardie découverte, pour toute œuvre de
génie, on peut se demander, avec ce procureur général qui, par

- 371 -
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malheur, appliquait sa théorie au crime : « où est la femme ? »

(Berthoud Samuel- Henry)

*
Tout est changé, tout me rassure ;
Je n’entends plus qu’un bruit
Semblable au doux murmure
De l’onde claire, pure,
Qui tombe, coule et fuit.

(Bonneville)

*
- L’espoir des émotions est déjà un plaisir.

( Bourde Paul )

*
- Celui qui, dans la pédagogie, ne voit qu’un métier, est
indigne de l’exercer ; c’est plus qu’une fonction, c’est une
mission ; le sort des enfants, des citoyens, d’un peuple entier
peut en dépendre ; telles méthodes erronées d’enseignement ont
fait plus de mal à certaines générations que la peste et la guerre.
Jamais on n’apportera assez de soins, assez de discernement au
choix des maîtres, jamais on ne leur accordera assez de latitude
dans leur façon d’enseigner, jamais on ne récompensera assez
leurs efforts pour donner à l’éducation de la jeunesse tous les
progrès dont elle est susceptible. Livrer des enfants à un

- 372 -
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professeur infatué de lui-même, arrogant et sévère, c’est


compromettre les fruits de l’instruction qu’ils sont appelés à
recueillir.
Je me souviens que, visitant une école primaire, je dis à
l’instituteur, dont le toupet frisé et l’air important m’avaient
déplu : « Punissez-vous souvent vos élèves ? » Il me répondit :
« quand la majesté du regard ne suffit pas, je suis bien obligé de
sévir. » Celui-là était un imbécile doublé d’un sot. Si j’avais été
son supérieur hiérarchique, il eût quitté sa chaire pour n’y
jamais remonter.

- La destinée est parfois cruelle ; les prières ne la touchent


point et l’on dirait souvent qu’elle se plaît à détruire des
bonheurs que leur humilité même aurait dû protéger. La foudre
ne frappe pas que les cèdres, l’hysope le sait bien.

- Le rude labeur des champs vieillit vite ; à la campagne on


voit des enfants et des hommes ; les jeunes gens, si nombreux
dans les villes, y sont rares, sinon inconnus ; l’âge semble se
manifester sans transition ; on passe de l’enfance à la virilité
selon la besogne à laquelle on est dévolu ; celui qui garde les
vaches au pré est un enfant ; le lendemain, s’il saisit les
manches de la charrue, c’est un homme. Un jour que je parlais
à un vieux fermier de ses années de primevère, il secoua la tête
et me répondit : « Je n’ai jamais eu le temps d’être jeune. »
Se souvient-on des paroles de La Bruyère que, dans plus
d’un cas, l’on pourrait encore rappeler aujourd’hui : « L’on voit
certains animaux farouches, des mâles et des femelles,
répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil,
attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une
opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et,
quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face
humaine ; et en effet ils sont des hommes ! »

- 373 -
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(Camp Maxime du)

*
- Le sentiment de celui qui aime le chien est toujours exclusif
dans une certaine mesure. Nous n’entendons pas faire un
rapprochement de mauvais goût ; cependant il nous paraît
incontestable que l’on retrouve dans cet attachement à un
animal quelque chose de l’aveuglement qui est une des
caractéristiques de l’amour ; il ne sera pas toujours
proportionné aux agréments extérieurs ou moraux de la bête qui
en est l’objet, il engendre au contraire les illusions les moins
justifiées, et, comme il n’est point de femme laide pour un
homme sincèrement épris, il n’est point de vilain ou de mauvais
chien pour son maître.

- Un de mes amis avait épousé une jeune fille un peu plus


que dépourvue de tout agrément physique ; comme sa famille
s’étonnait de son choix : « c’est parfaitement vrai, dit-il, elle
est si laide que personne n’en voudrait ; j’accomplis donc une
bonne œuvre, et comme en même temps j’assure à jamais ma
tranquillité, je fais, par conséquent, une excellente affaire ».

(Cherville G de )

*
- Pour se faire une réputation d’éloquence, il faut discourir ;
pour devenir un brave il faut se battre ; pour s’illustrer dans les
arts il faut produire des chefs-d’œuvre et tout cela devant
témoins, au nez et à la barbe du public qui vous juge et vous
critique, tandis que, pour s’établir lettré, érudit, il suffit de dire

- 374 -
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et de laisser dire qu’on sait beaucoup de choses. Bien fin qui ira
les compter dans votre tête ! Moins on parle, plus les gens vous
croient sérieux. D’ailleurs, la masse, qui est très ignorante, ne
tient pas à approfondir.

(Deslys Charles)

*
- Ce n’est pas la faim qui a inventé la bonne chère : c’est la
gourmandise.

- Le grand nombre des hommes n’a juste assez le sentiment


du bien que pour louer ceux qui le font.

(Desnoyers Louis)

*
- Il y a dans la vie des instants où tout semble conspirer pour
étouffer au fond de nos âmes ce qui peut nous rester encore de
sens moral.

- Les concessions ont souvent perdu les gouvernements mais


ont tout aussi souvent sauvé la paix des ménages.

- Souvenir de mon enfance, que me voulez-vous ? Pourquoi


tant de choses, depuis longtemps oubliées, hantent-elles
aujourd’hui si obstinément ma mémoire ? Lorsque mille
évènements, d’une date plus récente, se sont si bien effacés de
mon esprit que je n’en trouve plus la moindre trace, comment
se fait-il que le tableau de mes jeunes années se déroule devant
moi avec une telle netteté et une précision si exacte, que le

- 375 -
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passé le plus lointain me revient aussi présent que le présent


lui-même ?
Mille détails, qui me parurent insignifiants jadis, prennent
dans ma pensée une place que je n’avais pas songé à leur
donner. La distance est supprimée, le temps n’existe plus, et je
revois les pâles fantômes des êtres que je croyais à jamais partis
pour le pays dont on ne revient pas.

(Enault Louis)

*
- Une goutte d’eau tomba des nues dans les abîmes de la
mer ; mais en voyant les flots s’agiter dans leurs gouffres
béants, elle se dit, saisie de honte et de tristesse ; Hélas ! que
suis-je en face de cette immensité ? Hier, je brillais dans les
nuages, aujourd’hui la feuille qui flotte sur ces flots est
beaucoup plus que moi.
Mais le roi des cieux, touché de sa douce plainte, la revêtit
d’une robe de noblesse, et la déposa dans une coquille où elle
fut changée en perle précieuse ; elle finit par briller sur la
couronne d’un roi.
Cette fable, ami, est la fleur des préceptes. Dieu élève les
humbles.

(Fable arabe)

*
- Il y a déjà longtemps que je suis vieux. Un jour de l’an
passé, sur le pont des Arts, quelqu’un de mes confrères de

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l’institut se plaignit devant moi de l’ennui de vieillir. « C’est


encore, lui répondit Sainte–Beuve, le seul moyen qu’on ai
trouvé de vivre longtemps. » J’ai usé de ce moyen, et je sais ce
qu’il vaut. Le dommage est, non point de trop durer, mais bien
de voir tout passer autour de soi. Mère, femme, amis, enfants,
la nature fait et défait ces divins trésors avec une morne
indifférence, et il se trouve qu’enfin nous n’avons aimé, nous
n’avons embrassé que des ombres. Mais il en est de si douces !
Si jamais créature glissa comme une ombre dans la vie d’un
homme, c’est bien la jeune fille que j’aimais quand j’étais moi-
même un jeune homme. Et pourtant le souvenir de cette ombre
est encore aujourd’hui une des meilleures réalités de ma vie.
Un sarcophage chrétien des catacombes de Rome porte une
formule d’imprécation dont j’ai appris avec le temps à
comprendre le sens terrible. Il y est dit : « Si quelque impie
viole cette sépulture, qu’il meure le dernier des siens ! »

(France Analole)

*
- Entre enfants, on forme des amitiés éternelles qui durent
vingt-quatre heures, et cela ne tire pas à conséquence. Entre
hommes, c’est plus grave. Quand on s’avance d’un pas vers un
homme, il faut être sûr de n’avoir pas à reculer. Il faut être poli
et obligeant avec tout le monde, familier avec personne, jusqu’à
ce que l’on ait trouvé à qui parler. On rencontre des gens
familiers, indiscrets, entreprenants, qui ont la prétention de
vous faire grand honneur en s’imposant à vous. Il faut répondre
poliment à leurs avances ; encore une fois, il faut être poli avec
tout le monde. Mais il faut se tenir sur ses gardes, et ne pas se
livrer. Du reste, ces gens-là ont tant à dire sur leur propre
compte, qu’ils ne sont pas exigeants en fait de confidences. Et

- 377 -
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puis il y a cela de bon en eux, qu’ils ne s’acharnent pas


longtemps sur la même victime. Ce sont de ces gens dont on dit
qu’ils préfèrent tout le monde. Au fond, ils ne préfèrent qu’eux-
mêmes. L’ami de cœur du moment n’est qu’un confident, ou
mieux un auditeur bénévole.

(Girardin Jules)

*
- La vie est comme un grand chemin où les uns et les autres
vont et viennent. On se croise, on se salue quelquefois, souvent
on cause un instant, puis on se quitte et l’on s’éloigne pour ne
plus se rencontrer, pour s’oublier même tout à fait. Les jours,
les mois, les années passent vite. Chacun a ses affaires, et
chacun est si pressé !

(Giron Aimé)

*
- L’absence de comparaison est souvent un préservatif de
peine.

- Les choses attendues ne sont pas toujours celles qui arrivent ;


assez souvent l’imprévu a le pas un peu plus leste.

(Halt Marie Robert)

*
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- Si l’amour dénoue la ceinture de la vertu, c’est qu’il sait que


l’envers de sa robe n’est pas de la même étoffe que l’endroit.
L’amour s’habille toujours avec la doublure.

- Quand on joue à l’amour avec une femme, il faut bien cacher


ses cartes.

- Tout le monde n’est pas de l’avis de l’évêque d’Hippone.


Saint Augustin lui-même a varié plus d’une fois sur son idéal,
ce qui prouve que le Beau, le Vrai et le Bien seront le sujet
d’une éternelle controverse. Demandez à dix peintres ce que
c’est que le beau, vous n’en trouverez pas deux arrêtés à la
même opinion. Demandez à dix philosophes leur pensée sur le
Vrai, ils ne pourront pas s’entendre. Demandes à dix saints où
est la Béatitude, ils répondront comme les peintres et les
philosophes.
Je connais une femme charmante qui, un jour de pluie, s’est
mise à aimer un philosophe croyant secouer avec lui l’arbre de
la science ; elle s’aperçut bien vite que le philosophe n’en
savait pas plus long que son dernier amant. « Le Beau, lui
disait-il, c’est l’amour ; le Vrai, c’est l’amour ; le Bien, c’est
l’amour. – Alors, lui dit-elle, quand je pratiquais votre théorie,
je faisais de la philosophie comme M.Jourdain faisait de la
prose. »

- Si l’amoureux aime la solitude, c’est qu’il a un monde dans


le cœur.

- Un homme et une femme qui se parlent de leur peine sont


bien près de la changer en plaisir.

- Pour savoir l’âge d’une femme, il faut le lui demander, et le


demander à son amie. Elle dira trente ans, l’amie dira quarante,

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et on prendra le terme moyen.

(Houssaye Arsène)

*
- Me voici donc charlatan… Eh ! qui ne l’est pas dans le
monde ? chacun le fait à sa manière ; les gens en place avec les
solliciteurs, les spéculateurs avec les capitalistes, les fripons
avec les sots, les hommes à bonne fortune avec les femmes, les
coquettes avec leurs amants, les débiteurs avec leurs créanciers,
les auteurs avec les acteurs, les libraires avec les lecteur, et les
marchands avec tout le monde.

- Ils sont rares les gens hospitaliers !... Les plus humains
croient faire beaucoup pour le pauvre voyageur en lui donnant
une légère aumône et un morceau de pain !... mais ils ne le
reçoivent point sous leur toit. Il est bien loin ce temps où l’on
se trouvait honoré de donner asile à un étranger, sans
s’informer quel était son rang et sa fortune ; où l’on partageait
avec lui son feu, son repas et son lit ! Autres temps, autres
soins !... Nous sommes devenus très fier, nous ne voulons plus
rien partager. En revanche, nous avons de bons amis qui
viennent manger notre soupe, boire notre vin, quelquefois
même en conter à notre femme, et qui, en sortant de notre
maison, vont dire mille méchancetés de nous… mais c’est par
excès d’attachement, et de crainte que nous n’ayons d’autres
amis qu’eux.

- On peut passer quelques travers à celui qui respecte l’amitié.


Il y a tant d’amis sincères, vertueux, délicats, qui se font un jeu
de brouiller les ménages.

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- Il y a des choses qu’une femme n’apprend jamais avec


plaisir ; il faut toujours éviter de dire ce qui peut lui faire croire
qu’une autre a possédé comme elle le cœur de son mari.
Quoique en épousant un jeune homme une femme sache fort
bien qu’il a déjà connu l’amour, elle se persuade qu’il n’a
jamais aimé personne autant qu’elle ; elle veut être celle qui lui
a fait connaître le sentiment le plus vif, et ce serait l’affliger que
de lui ôter cette illusion.

(Kock, Paul de)

*
- Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir
pensé ; il y en a d’autres qui ont une fade attention à ce qu’ils
disent, et avec qui l’on souffre, dans la conversation, de tout le
travail de leur esprit. Ils sont comme pétris de phrases et de
petits tours d’expressions, concertés dans leur geste et dans tout
leur maintien ; ils sont puriste, et ne hasardent pas le moindre
mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde ; rien
d’heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec
liberté ; ils parlent proprement et ennuyeusement.

(La Bruyère)

*
- De deux amis, la mort ne fait qu’un malheureux, c’est celui
qui survit ; mais l’absence en fait deux.

(Le chevalier Vatan)

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*
- La médiocrité intellectuelle m’irrite et me rend malade.
J’aime mieux la vraie bêtise ; au moins parfois elle est drôle.

- Vous me jetez intellectuelle bien ironiquement au nez ;


serait-ce un monopole pour vous, messieurs, l’intellectualité ?
Quelques-uns d’entre vous le sont éminemment, intellectuelles,
sans perdre aucune de leurs séductions ; mais, croyez-en
l’opinion d’une pauvre petite femme, beaucoup plus pourraient
l’être sans inconvénient.
Pourquoi ce domaine de l’esprit nous serait-il interdit ?
Les femmes qui s’intéressent à ces choses sans effort, sans
feinte, sans imitation, mais par instinct et noble besoin, ne sont
déjà pas si nombreuses ; on peut les trouver et les compter dans
une charretée de foin ! A celles qui le font, entraîner par la
volonté d’être libres, par le besoin de gagner leur vie, ayant
pour but d’être les vraies compagnes de l’homme dans ses
travaux, ses aspirations, aussi bien que dans son amour, on
devrait leur en savoir gré.
A moins d’être merveilleusement douées, il leur faut tant
travailler, tant lutter pour arriver ! et c’est si peu dans notre
nature ce déploiement de volonté et de persévérance… Nos
sentiments, nos réflexions, nos actes sont d’abord et
uniquement des sensations. Voilà notre point faible. Nous
sentons avant de penser et sommes presque toutes intuitives.
La première chose que nous tentons dans la vie, c’est d’y être
heureuses. Etre femme, seulement cela ! Se laisser bercer,
choyer, aimer, vivre d’espoirs et de tendresses, voilà notre
unique aspiration. Celles de nous qui versent dans
l’intellectualité, ce sont les échouées sur la rive, les malmenées
par les évènements, celles que le bonheur a fuies.
Pareille aux autres, j’ai cherché à être heureuse ; jusqu’à

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présent je l’ai mal pu ; encore le suis-je comparativement à de


certaines ; j’ai mon adorable fille, et même vous, à me fourrer
sous la dent, lorsque, rageuse, il me prend envie de mordre.
Malgré elle et vous, j’ai pourtant un peu versé dans
l’intellectualité avec ma composition, mais seulement pour
m’occuper et me distraire.
Parce que la mission des femmes est de vous servir, de vous
adorer sans discussion, d’écarter de vous la peine, le souci,
l’ennui, ne le peuvent-elles plus faire quand elles pensent ?
Certaines de nous me semblent au contraire plus près de votre
âme, justement parce qu’elles aspirent à autre chose qu’au rôle
de comparses. Ne les sentez-vous pas plus capables de bien
vous donner la réplique, et leur jeu ne se fond-il pas mieux dans
votre jeu ? Pour vous plaire, devons-nous nous contenter d’être
passives et soumises ? Nos actes ne se peuvent-ils accompagner
d’une lueur de réflexion et d’esprit ?
Pourquoi nous en vouloir d’essayer de devenir mieux que la
compagne vulgaire, bonne aux seules joies de la vanité, aux
seules voluptés de l’alcôve, mais l’étoile qui resplendit toute
palpitante de sollicitude et d’amour sur votre vie, ne défaut ni
ne pâlit, prête toujours à donner le feu qui féconde, cet effort ne
vous est-il pas un hommage discret ?
La femme-poupée vous gâte et vous fait nous jeter
l’anathème ; vous la satisfaites si facilement dans ses appétits
de luxe, de vanité, de plaisir, de libertinage ! Soyez donc
indulgent pour d’autres, noblement ambitieuses d’un vous plus
parfait ; ne les raillez pas de leur modeste intellectualité ; elle
vous force à cultiver « le coin qu’il y a dans l’homme ».
Allez, toute la supériorité des mères sur les ma^tresses, c’est
de vous aimer en vous obligeant au développement de ce
« divin », en le cultivant, en exigeant ce plus que l’homme peut
donner.
Il ne faut donc pas en vouloir aux femmes qui cherchent en
vous autre chose que le mâle aux appétits exploitables.

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Les beaux germes s’atrophient assez vite, ô chercheurs de


sensations ! Vous appelez avec désinvolture des blagues de
sentiment, ce que je baptise la grandeur des pensées, la pureté
des actes, le dévouement, l’abnégation dans l’amour.
Non seulement cette question se pose, pour moi, dans les
rapports d’homme à femme, mais dans l’humanité ; un peu de
soucis de leur sort, quelques actes de générosité, la chaleur
bienfaisante de cœurs compatissants, ramèneraient bien des
cerveaux égarés par les utopies clamées par des indifférents
ambitieux.
Si je crie « Amour ! » ainsi que Séverine crie : « Charité ! »
c’est que l’amour est l’essence même de la générosité ; il
renferme non la charité seule, mais l’espérance et la foi.
Avant toute autre doctrine, sachant bien qu’elle pouvait être à
elle seule la grande philosophie des humains, le Christ a
enseigné : « Aimez-vous les uns les autres. »
Bon Dieu ! où vais-je ? Allez, c’est triste d’être une femme
que ne satisfait pas le papotage des visites, la description d’une
robe, la vue d’un chapeau, la lecture de son nom dans un
journal à propos d’une réception quelconque, prête à crier :
« Néant ! néant ! » si la certaine fibre un peu délicate qu’elle
possède ne vibre de temps en temps sous l’attouchement de
pensées hautes conçues par d’autres cœurs épris, comme elle,
d’un certain idéal.
Je sens l’infériorité où me place cette recherche, et j’envie les
heureuses futiles qui se donnent ces maigres buts de mondanité
à atteindre et trouvent le moyen d’y étourdir, d’un semblant
d’importance et d’activité, leur vide existence.
Oui, c’est triste de ne pouvoir regarder les feuilles tomber
sans songer aux maux qu’apporte aux pauvres l’hivers ; ni la
flamme du foyer sans craindre que des misérables ne meurent
de froid ; ni se mettre à table sans penser qu’il en est qui
meurent de faim. Toute joie matérielle en est gâtée ; aussi ai-je
recours aux joies morales… Celles-là frustrent de plus riches

- 384 -
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que moi, et de si peu encore ! Ce que je garde d’eux, en prenant


contact, c’est un grain de mil.
Mon ami, la femme qui n’est pas chercheuse, pas curieuse,
pas inquiète d’un peu de sublime est stupide, voilà mon
sentiment.
Je sais… malgré leur supériorité, la plupart des hommes
aiment les êtres inférieurs. Un Jean-Jacques fait ses délices
d’une Thérèse, et avant et après lui combien d’autres ! Le règne
des servantes-maîtresse dure toujours.

(Propos de « Denise » personnage du roman)

( Lecomte du Nouy)

*
- Les enfants, qui sont l’espoir de l’avenir, sont aussi le souci
du présent ; et on n’aime guère leur société que quand on les a
élevés soi-même. Alors, comme on a suivi leurs progrès jour
par jour, on sait au juste ce qu’on peut attendre d’eux, et on ne
court pas risque d’être trop sévère ou trop indulgent ; mais,
quand on les a perdus de vue pendant plusieurs années, on leur
demande trop, en les jugeant d’après soi-même, ou bien on les
croit incapables de raisonnement, et on ne leur demande pas
assez.

- C’est un tort qu’on a souvent de parler devant les enfants


de ce qui les concerne, comme s’ils étaient des personnages de
comédie, qui n’entendent plus rien dès qu’on ne s’adresse pas
directement à eux.

- Les grand’mères sont faites pour élever les petits-enfants ;


à la promenade, ils vont du même pas, et personne ne se

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fatigue.

- Trop aimer ! quelle parole étrange ! Est-ce qu’on peut trop


aimer ? Non ; ce n’est pas ainsi qu’il faudrait dire : ce n’est pas
trop, c’est mal aimer. Des enfants mal aimés, c’est comme qui
dirait des enfants gâtés ; et des enfants gâtés, c’est… Pour le
présent, de vraies pestes, des fléaux de société, insupportables à
tous et à eux-mêmes ; pour l’avenir, de la graine d’égoïstes, de
paresseux, de lâches, de vaniteux, etc ; il n’y a point de vices
dont ne soient capables les gens qui ont été gâtés dans leur
enfance. Et ici entendons-nous : je n’entends pas par enfants
gâtés des enfants élevés tendrement, choyés, caressés ; c’est la
moitié de leur bonheur, il ne faut pas les en priver ; mais les
enfants qu’on flatte, à qui on chante perpétuellement leurs
propres louanges, devant qui on dénigre les autres enfants, à qui
on cède sans cesse contre toute raison, à qui on sacrifie tout,
qu’on plaint avant qu’ils souffrent, qu’on console avant qu’ils
aient du chagrin, qu’on habitue à se croire supérieurs au reste
de l’univers et à faire passer leurs volontés, leurs goûts, leurs
fantaisies avant l’intérêt et la satisfaction d’autrui, voilà de
véritables enfants gâtés ; et ceux qui sont gâtés de cette façon-là
ne s’en relève guère.

- Le soupçon une fois entré dans les cœurs ne trouve plus de


chemin pour en sortir.

- C’est comme cela en ce monde ; souvent les noisettes vous


arrivent quand on n’a plus de dents pour les casser.

(Mme Colomb)

*
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- Votre chapeau tuyau de poêle est bien laid, bien incommode,


mais gardez-le. Il est difficile à bien porter.

- Etre aimée, c’est vivre de tourments, c’est errer dans un


désert sans bornes avec un aveugle pour guide ; c’est trembler à
chaque pas, et trembler pour ce qu’on aime ; c’est avoir un juge
malveillant et faible dont les conseils intéressés vous égarent,
qui ne connaît ni ses défauts ni les votres, et qui vous reproche
toutes vos belles qualités, parce que ce sont elles qui vous font
souffrir ; c’est avoir un ennemi perfide qui a le secret de votre
faiblesse, qui vous reproche comme des crimes toutes vos plus
nobles actions, et qui s’arme contre vous, dans sa haine factice,
de vos confidences et de vos aveux ; c’est avoir pour allié un
traître, un adversaire implacable, qui lutte sans cesse
secrètement contre vous, épiant toutes vos pensées ; c’est
installer dans sa demeure le plus terrible de tous les
espionnages : celui de l’esclave révolté.
Pourquoi donc cette femme, si spirituelle, si amusante, est-
elle maintenant toujours triste et inquiète ? Parce qu’elle est
aimé. Pourquoi donc cette autre jeune femme, qui était si
élégante, si coquette, qui donnait la mode, qu’on voyait briller
dans toutes les fêtes, cachée maintenant sous de longs voiles,
sous de lourdes étoffes, est-elle froide et maussade pour tout le
monde ? Parce qu’elle est aimé. Pourquoi cette femme, dont la
voix est si belle et qui chantait si bien, ne chante-t-elle plus ?
Parce qu’elle est aimé. Et cependant c’est pour sa voix qu’on
l’a aimé.
« L’amour embellit le vie ; quand on aime, le ciel semble plus
beau, l’onde a plus de fraîcheur, le soleil a plus d’éclat, les
oiseaux ont un plus doux ramage. »
Où donc les poètes ont-ils trouvé cela Quand on aime, au
contraire, on ne voit que l’objet aimé ; s’il n’est pas là, on ne

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voit rien, on n’entend rien, on le regrette et on l’attend ; s’il est


là, on ne voit que lui, on ne pense qu’à lui, et peu importe alors,
vraiment, que le ciel soit pur, que l’onde soit claire et que les
oiseaux chantent bien.
N’est-ce pas, au contraire, l’amour qui vient lui seul gâter
tous les autres plaisirs ? Croyez-vous, par exemple, que deux
êtres qui s’aiment, le jour où ils sont mécontents l’un de
l’autre… et plus on s’aime et plus on est facile à mécontenter..
soient très sensibles aux beautés d’un site agréable et
champêtre ? Croyez-vous que le dilettante, jadis le plus
passionné, écoute avec le même délire son air favori quand une
pensée jalouse le préoccupe ? Croyez-vous qu’une femme
s’amuse d’une conversation spirituelle quand celui qu’elle aime
n’y veut point prendre part ? Est-il une admiration que l’amour
permette ? Est-il un autre amour qu’il laisse même végéter
auprès de lui ? L’amour divin, l’amour filial, l’amour maternel
lui-même, l’amour du pays, l’amour des arts, l’amour de la
nature, il détruit tout, il fait la solitude autour de vous. Donc,
être aimée, c’est être isolée, dépouillée, dépossédée, dévalisée.
C’est perdre en un jour ses affections, ses talents, sa valeur, sa
personnalité, sa volonté, son passé, son avenir ; en un mot,
tout ! »

(Madame de Girardin)

*
- La beauté n’est vraiment irrésistible que lorsqu’elle nous
explique quelque chose de moins passager qu’elle, qu’en nous
faisant rêver à ce qui fait le charme de la vie au-delà du
moment fugitif où nous sommes séduits par elle ; il faut que
l’âme la retrouve quand les sens l’ont assez aperçue. L’âme ne

- 388 -
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se lasse jamais ; plus elle admire, et plus elle s’exalte.

(Mme de Krudner)

*
- On a toujours plus d’esprit et d’agrément quand on
s’abandonne dans la conversation, sans faire aucun calcul de
vanité ou d’amour-propre.
Une des premières observations à faire dans la conversation,
c’est l’état ou le caractère et l’éducation de la personne à qui on
parle.

(Madame Necker)

*
- La fortune ne change pas les hommes, elle les démasque.

(Madame Riccoboni)

*
- Bien sages sont ceux qui ne prennent jamais l’imagination
que comme un passager agréable, toujours étranger à la
manœuvre, qu’on peut déposer à terre, au besoin, et qui n’aura
jamais qualité pour gouverner le navire. Ceux-là peuvent jouir
pleinement de son charme, se laisser bercer par ses mélodies, et
amuser par ses mirages. Reléguée à son rang par la raison,
l’imagination ne peut plus leur nuire.

- 389 -
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- Plus la cause est mauvaise, plus les avocats trouvent


d’arguments pour essayer de la rendre bonne. Ainsi on voit les
paresseux prêcher éloquemment le travail, les emportés
conseiller vivement la douceur, les vaniteux vanter suavement
la simplicité.

- Si l’homme et si la femme sont parfois changeants


jusqu’au caprice, que dire de l’adolescent ? Livré aux premières
curiosités de la vie, ne recherchant instinctivement que des
jouissances, l’adolescent, et c’est là un grand danger pour lui,
va où le vent de la fantaisie le pousse, et il faut voir avec quelle
souplesse il change d’habitude aussi bien que d’amis.

- Les gens désagréables qu’on redoute ou qui ennuient, ont


un talent particulier pour prendre d’assaut les invitations. C’est
bien d’eux que l’on peut dire que, lorsqu’on les laisse prendre
un pied chez soi, ils en prennent quatre.

- Ah ! jeunes gens qui prenez la vie à rebours, qui, à peine


sortis de ce nid d’amour qui s’appelle une famille, rêvez
d’autres félicités, que vous êtes fous et que vous êtes à
plaindre ! Le bonheur ! mais il est là où l’on vous aime comme
vous ne serez peut-être jamais aimé.
La joie, mais elle se trouve là, où elle n’est accompagnée ni
d’angoisses, ni de remords !
Assez tôt vous vous trouverez forcément mêlés à la foule
égoïste et jalouse, assez tôt vous vous approcherez des passions
qui dévorent, assez tôt vous serez dédaigneux, moqueurs,
sceptiques, vieux !
Hélas ! il ne se dispersera que trop vite, aux quatre vents du
ciel, ce groupe providentiel qui est votre famille.
Ne hâtez pas sa division, n’ayez pas à vous reprocher sa
destruction. C’est encore là que vous trouverez plus tard le
repos, la sécurité, l’honneur de votre vie.

- 390 -
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- Les caractères capricieux ont tant d’imprévu, il est si


difficile d’accorder quelque confiance à un être dont les
impressions mobiles sont l’unique règle, qu’avec lui on est
toujours sur le qui-vive.

- N’existe-t-il pas une secrète main invincible attraction


entre les êtres posés aux deux extrémités de la vie humaine * ?
Ne sont-ils pas quelque peu semblables à des gens qui se
rencontreraient par hasard dans le vestibule d’une salle de
théâtre ? Les uns arrivent et n’ont rien à dire sue une comédie
qu’ils ne connaissent pas, les autres ont quitté la scène pour n’y
plus rentrer et sont heureux de trouver des personnes que ne
préoccupe pas le combat qu’ils ont livré, et dont bien souvent
ils sortent blessés et vaincus.
A quoi voulez-vous que se vivifient les âmes blasées, si ce
n’est au contact des âmes neuves, et comment ceux qui se
décident à tout oublier n’apprécieraient-ils pas la conversation
de ceux qui ignorent tout ?
Les enfants d’ailleurs seront toujours une joie et un repos
pour les cœurs aimants et fatigués, pour les êtres qui ont la
passion du vrai.

* les enfants et les vieillards

- Qu’est la justice, hélas ! et qu’est la vérité, en face de cette


passion, fléau du cœur féminin, que rien ne calme, que rien
n’enraye, que rien n’assoupit, que rien n’explique, que rien ne
tue : la jalousie, cette fille aînée de l’égoïsme ? Douloureux
mystère ! Beaucoup de femmes naissent jalouses. La passion se
glisse, comme un venin subtil, jusque dans leurs veines,
corrompt leur propre cœur, ravage leur propre vie, et ce n’est
pas seulement de l’affection qu’elles sont jalouses, il leur faut
l’influence, la domination, l’omnipotence, tout. Il y a en

- 391 -
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certaines femmes une sorte d’activité maladive de tout


s’approprier autour d’elle, qui, lorsqu’elle n’est pas combattue
par une foi éclairée, va jusqu’à compromettre l’avenir de leur
famille. Ce qui n’aboutit pas directement au point dont elles se
sont faites le centre est aveuglément sacrifié ; elles dépensent
toute leur énergie à se nuire à elles-mêmes, en nuisant à ceux
dont elles ont la charge ; elles luttent jusqu’à la dernière heure
et avec d’autant plus d’acharnement que leur nature est plus
basse, et leur dénuement, en fait de dons et d’avantages, plus
grand.

- Il est un mot qui vibre à l’oreille des familles comme le


nom d’un ami, un mot qui fait tressaillir d’aise toute personne
qui, par devoir, nécessité ou dévouement, s’est enchaînée à une
occupation régulière, un mot qui déborde de l’empire scolaire
jusqu’aux plus hautes régions sociales, le mot vacances,
synonyme de liberté.

(Mlle Z. Fleuriot)

*
- Peintre ou musicien, celui que la « flamme bleue » éclaire
et consume en même temps appartient tout entier à cette
flamme au moment où elle s’épanche. C’est en lui une
illumination soudaine, un feu qui le brûle. Tout ce qui l’entoure
disparaît par une sorte d’hallucination mystérieuse et sublime.
Le « génie » n’est point un vain mot. C’est l’occulte influence
qui s’exerce sur une âme et l’emporte, à certaines heures, au-
dessus de l’ordinaire niveau de l’humanité. Il n’y a, pour le
génie, ni âge ni condition ; il n’y a pas de règle non plus, parce
qu’il est lui-même en dehors des règles, étant l’exception. Tout
esprit où il a établi son siège n’est point par là même adéquat

- 392 -
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aux lueurs qui s’y manifestent. En quelques-uns cette clarté est


constante et dure autant que la vie ; en d’autres, et c’est le plus
grand nombre, elle n’est qu’intermittente, laissant retomber
dans l’ombre la plus épaisse l’intelligence livrée à ses propres
et seules ressources.
Pour l’artiste, cette permanence du génie peut, en quelque
sorte, être obtenue par des moyens factices.
Car, pour lui, l’expression seule est la marque du génie, et
cette expression dépend de l’instrument, c'est-à-dire du pinceau
ou de l’archet, du ciseau ou des voix de l’orgue. Sous peine de
demeurer impuissant, de s’épuiser dans l’inutile souffrance du
sentiment ou de la pensée qu’il ne peut rendre, l’artiste doit
connaître à fond le mécanisme de son art. Aussi le génie ne
peut-il lui suffire. Il doit en outre posséder le talent.

(Maël Pierre)

*
- Dans toute existence humaine, même la plus terne, la plus
monotone et la plus discrètement voilée, il y a des époques
agitées, des moments de crises soudaines, qui rompent
l'uniformité des jours, suspendent ou accélèrent le cours des
heures, dérangent l'ordre des choses prévues, précipitent les
événements et apportent, quoi qu'on y puisse faire, le trouble et
l'angoisse dans les esprits, l'émotion fiévreuse au fonds des
cœurs.
On dirait ces grandes marées qui, même par un temps doux et
calme, par un ciel souriant, sans nuages et sans éclairs, sur une
mer d'azur, sans orage et sans plis, s'enflent, bouillonnent tout à
coup, chassant tout devant elles dans leur force géante,
couvrant les écueils, gonflant les vagues, entassant leurs flots
verts et leurs paquets d'écume, menaçant le ciel même vers

- 393 -
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lequel elles semblent monter, couvrant, de leurs grandes eaux


roulantes et déchaînées, le verdure et le granit des roches, le
sable d'or des grèves.
Puis quand elles ont bien grandi, bien mugi, bien monté,
versant leur masse verte sur tous les rivages, leurs eaux
puissantes à tous les vents, elles s'apaisent, se tassent, se taisent,
se font petites et, peu à peu, lentement, se retirent, laissant
derrière elles, çà et là, avec le silence et la paix, quelques
flaques d'eau troublée qui ressemblent à d'immenses larmes, et
quelques herbes arrachées, quelques fragments épars, secrets de
l'Océan et débris de naufrages, qui se fanent et se pourrissent
lentement après elles, sur le sable à peine séché.

(Marcel Etienne )

*
- La timidité vient du plaisir de plaire et de la crainte que l’on
a de n’y pas réussir.

( Marquise de Montagu)

*
- La vérité, habilement truquée, crée des illusions bien
supérieures aux mensonges.

(Merrit Abraham)

*
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- Le premier indice du bonheur domestique est l’amour de sa


maison.

(M. de Montlosier)

*
Mort

- Qui pourrait affirmer que l’intelligence finit absolument là


où commence l’insensibilité de l’être ? Qui peut dire que les
passions s’éteignent et meurent juste avec la dernière pulsation
du cœur qu’elles ont agité ? L’âme ne pourrait-elle pas rester
quelquefois volontairement captive dans le corps vêtu déjà pour
le cercueil, et, du fond de sa prison charnelle, épier un moment
les regrets et les larmes ? Ceux qui s’en vont ont tant de raisons
pour se défier de ceux qui restent !

(Murger Henry)

*
- Parmi les nombreux salons du Paris d'alors, il n'en était
guère, en effet, qui fût à la fois plus sérieux et plus charmant
que le salon présidé par madame de Condorcet.
Présidé ? le mot est bien solennel ; il sent l'apprêt des grandes
assises de madame du Deffand et de madame Geoffrin. La
maîtresse de la maison n'avait rien de ces femmes célèbres. Et
d'abors, elle n'était point seule à faire les honneurs de chez elle.
On connait l'aventure d'un habitué de madame Geoffrin lui
demandant, un jour qu'il n'avait rien de mieux à dire, quel était
ce vieux monsieur d'aspect insignifiant qu'on avait vu
longtemps à sa table et qui en avait disparu. "Ah ! répondit

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négligemment la dame, c'était mon mari et il est mort."

(Naurouze Jacques)

*
- Le jour où la femme a été émancipée, elle est devenue
supérieure à l’homme.
Entre toutes les femmes, les bourgeoises de Paris ont pour
coutume de dominer leurs maris.
Par douceur et aussi par calcul, elles ont eu le bon esprit de
toujours laisser à leurs époux une apparence d’autorité ; mais il
est à remarquer que les maris ne font jamais rien sans consulter
leur moitié.
- Lorsque les femmes qui vivent en dehors des lois sociales
parviennent à l’âge de vingt ans, elles regardent l’humanité par-
dessus l’épaule ; elles méprisent les hommes à cause de leurs
faiblesses, qu’elles connaissent bien. Souvent il leur arrive de
pleurer amèrement, mais ce n’est pas sur leur abjection ou leur
servitude, les remords eux-mêmes n’ont rien à voir dans ces
larmes ; esclaves, elles pleurent de ne pas avoir des maîtres
forts.
Alors le besoin d’être dominées ou de dominer s’empare de
ces créatures folles ; de là naissent ces liaisons odieuses avec
des hommes odieux, où la femme n’est plus dominée, mais
battue ; ou encore ces amitiés étranges et pleines de jalousie
que les impures éprouvent entre elles.

- Il y a deux sortes de compliments : ceux qu’on trouve et


ceux qu’on cherche ; ceux qui viennent du cœur, ceux qui
sortent de la bouche ; les uns ne servent qu’une fois pour l’être
aimé, les autres s’emploient toute la vie et pour tout le monde.
C’est une monnaie courante, dont les hommes ont une

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provision.

- La vie n’est pas chose difficile à connaître. La grande


malice est de savoir ses secrets. Quand on les a pénétrés, savant
ou ignorant, stupide ou spirituel, creux ou profond, on arrive à
tout.

- Il n’est rien de petit au monde. Une goutte d’eau peut sauver


un homme, trois peuvent le tuer, cent forment une rigole, mille
un ruisseau. Multipliez dix fois ces nombres par eux-mêmes, et
vous arriverez à former un torrent qui, en huit jours,
engloutirait la France. Eh bien ! les hommes sont comme ces
gouttelettes ; en les voyant séparément, ils n’ont rien de
terrible ; mais le jour où, par une franc-maçonnerie mystique,
ils se trouvent rassemblés et classés selon leurs vices, leurs
qualités, leurs passions ou leurs ardeurs, ils s’enlacent et
forment un tout redoutable qui ébranle les sociétés jusque dans
leurs racines les plus profondes.

(Noriac Jules)

*
- Celui que possède uniquement la soif de l’or, devient un
bandit. La vie se résume pour lui en un seul mot : prendre ; et
l’occasion se présentant, il prend sans hésiter, par ruse s’il est
possible, car la ruse est plus conforme à l’esprit de lâcheté,
sinon il se décide à user de la force. L’amant de l’or n’est plus
une intelligence, un cœur, une pensée, c’est un simple appétit.
Un humain dégradé de toute générosité, de tout rêve humain,

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irrémédiablement précipité vers la bassesse et l’abrutissement.

(Nouraki, philosophe hindou)

*
- Les éloges des flatteurs sont moins dangereux que leurs
conseils, car les premiers caressent notre amour-propre et les
seconds une mauvaise passion.

(Petit-Senn)

*
- Quand mon ami est malheureux, je vais le trouver ; quand il
est heureux, je l’attends.

(Petiet)

*
- Tout, dans la nature, selon la loi de Dieu, doit suivre une
marche de progrès ou de décadence ; rien n’est stable, rien n’est
immuable ; le soleil, pâle à son lever, aspire au zénith et
retombe éteindre ses feux dans les flots ; la mer frémit, puis
s’agite, puis élance son écume jusqu’au sommet des falaises ;
puis, comme épuisée de ses vains efforts, elle n’est plus qu’un
miroir où l’alcyon reflète son image ; les plantes, animées par
la sève du printemps, dressent vers le ciel leur tige vigoureuse,
jusqu’à ce que les ardeurs de l’été les dessèchent et les rendent
le jouet des vents. Pauvres humains ! il en est ainsi de vos

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sentiments, la raison n’est pas toujours un guide suffisant pour


les retenir dans de sages limites.

- La femme, cet être si faible, si délicat, si fragile, pour ainsi


dire, qui paraît destiné au repos et aux occupations frivoles, la
femme renferme souvent dans son cœur des trésors de force et
d’énergie quand sa nature n’est pas altérée par les mille vanités
d’une existence factice.

(Saint-Germain J. T. de)

*
- N’éveille pas l’esclave qui dort ; il rêve peut-être qu’il est
libre.

(Scott Walter)

*
- Rien n’est terriblement beau comme un incendie qui éclate
la nuit dans la campagne. Malgré l’horreur du spectacle, on ne
peut s’empêcher d’admirer en le haïssant ce décor sinistre, aux
lueurs rougeoyantes.

(Sémant, Paul de)

*
- C’est une étrange chose que la différence établie entre les
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hommes par des circonstances indépendantes de leur volonté.


Celui-ci vient au monde avec une infirmité incurable ; en
outre, il appartient à une famille indigente. Il sera souffreteux et
loqueteux toute sa vie. Cet autre a une santé robuste, une figure
agréable, des membres agiles ; il porte un grand nom, il a de
beaux revenus. Tout lui sourit. Il arrive à la fin de sa vie sans
avoir fait ni une bonne action ni une belle œuvre. Tous les biens
lui ont été prodigués gratis. On ne peut penser au premier sans
une profonde douleur, et au second sans quelque mépris. On se
demande comment ce malheur persévérant et cette prospérité
imméritée peuvent être conciliés avec la justice de Dieu.

(Simon Jules)

*
- S’il y a tant de sots et de méchants, c’est que la plupart des
hommes se méconnaissent eux-mêmes. La question n’est pas de
savoir ce qui nous convient, mais ce à quoi nous convenons.

- Est-il bien sûr que le bonheur soit le prix des éclatantes


réussites plutôt que d’une pauvreté sagement acceptée ? Ah ! si
les hommes savaient quelle petite place il faut pour loger la
joie, et combien peu son logement coûte à meubler !
Et pourquoi cet insatiable besoin d’enrichissement ? Boit-on
davantage parce qu’on boit dans un plus grand verre ? D’où
vient cette horreur de tous les hommes pour la médiocrité, cette
féconde mère du repos et de la liberté ? Ah ! c’est là surtout le
mal que devraient prévenir l’éducation publique et l’éducation
privée. Lui guéri, combien de trahisons évitées, que de lâchetés
de moins, quelle chaîne de désordres et de crimes à jamais
rompue ! On donne des prix à la charité, au sacrifice ; donnez-
en surtout à la modération, car c’est la grande vertu des

- 400 -
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sociétés ! Quand elle ne crée pas les autres, elle en tient lieu.

- On reconnaît le militaire à sa démarche cadencée, à sa


moustache grise et au ruban qui orne sa boutonnière ; on le
devinerait à ses soins attentifs pour le petit jardin qui décore sa
galerie aérienne ; car il y a deux choses particulièrement aimées
de tous les vieux soldats : les fleurs et les enfants.
Longtemps obligés de regarder la terre comme un champ de
bataille, et sevrés des paisibles plaisirs d’un sort abrité, ils
semblent commencer la vie à l’âge où les autres la finissent.
Les goûts des premières années, arrêtés chez eux par les rudes
devoirs de la guerre, refleurissent, tout à coup, sous leurs
cheveux blancs ; c’est comme une épargne de jeunesse dont ils
touchent tardivement les arrérages. Puis, condamnés si
longtemps à détruire, ils trouvent peut-être une secrète joie à
créer et à voir renaître. Agents de la violence inflexible, ils se
laissent plus facilement charmer par la faiblesse gracieuse !
Pour ces vieux ouvriers de la mort, protéger les frêles germes
de la vie a tout l’attrait de la nouveauté.

(Souvestre E.)

*
- Les rancunes d’amour-propre ne sont pas de celles que le
temps adoucit ; il ne fait, au contraire, que les aggraver. Entre
amis, quand par malheur on a été assez sot pour se fâcher, du
moment où l’on sent, où l’on sait que l’on ne peut pas et que
l’on ne veut pas se brouiller pour la vie, c’est tout de suite qu’il
faudrait se réconcilier. Rien n’est pire que de dormir sur sa
colère.

- Ce qui étonne, en présence des contradictions de la nature

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humaine, c’est qu’il existe tant de gens qui se targuent de


pouvoir gouverner le monde et se disputent la tâche impossible
de nous mettre tous d’accord.

(Stahl P. J.)

*
- Le véritable courage est modeste et l’homme brave, toujours
discret.

(Stany Commandant)

*
- Les chevaux qui piaffent le plus sont en général ceux qui
avancent le moins ; il est de même des hommes, et l’on ne doit
pas confondre cette perpétuelle agitation, qui s’épuise en vains
efforts, avec l’activité qui va droit à son but.

(Stassart M. le baron de)

*
- Il y a trois sexes en ce monde : le sexe masculin, le sexe
féminin, et le sexagénaire.

(Un vieil anonyme)

*
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- Les personnes indolentes, quelque goût qu’elles puissent


avoir pour la société, cherchent avidement le plaisir, et ne le
trouvent nulle part. Partout elles ont la tête vide et le cœur
serré ; toujours elles éprouvent de l’ennui, et toujours elles en
donnent aux autres. Elles paraissent occupées, et ne font rien.
Elles courent incessamment, et restent toujours à la même
place. Elles se plaignent de ce que la vie est trop courte, voient
avec effroi les papiers s’accumuler sur leur bureau, déplorent
jour et nuit la multiplicité de leurs affaires, et oublient que le
travail seul peut en diminuer le nombre. Elles sont surprises de
voir arriver la fin de l’année, et chaque matin elles se
demandent à quoi elles emploieront la journée. En été, elles
désirent l’hiver ; en hiver, elles désirent l’été ; le matin elles
voudraient être au soir, et le soir au lendemain matin, qui leur
déplait aussitôt qu’il est arrivé. Ces infortunés ont trop peu
d’idées et l’esprit trop pesant ; ce qui ne les empêche pas d’être
toujours prêts à se rendre dans les endroits où il y a quelques
caquets à entendre et à partager.

(Zimmerman)

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ET ETIAM LIBER ERAT

- 404 -
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TABLE DES MATIERES

- A (comme « A vous les auteurs »)


Guy de Maupassant 6

- Académie
M***de l’académie de Troyes 7
Maxime du Camp 14
Le petit français illustré 23

- Administration
Le petit français illustré 24
j.Girardin 25
Sixte Delorme 30
Pierre Veber et Willy 38

- Amour
Louis Brunet 43
G. de Cherville 48
Sixte Delorme 53
Louis Enault 58
Jules Simon 95
Mme de Witt 109
Henry Murger 122
Eugène Muller 129
F.E. Raynal 131

- Argent
Hector Malot 132
Victor Tissot 140
Le petit français illustré 147

- 405 -
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- Charité
Mme G. Demoulin 150

- Chasse
G de Cherville 176

- Commerce
G de Beauregard et H de Gorsse 181
Louis Desnoyers 182
Le petit français illustré 191

- Cuisine
Mme Colomb 193
Mme Demoulin 194

- Dédicace
Eugène Muller 196
Raynal 198
André Lang 199

- Enfants
Boucher de Perthes 200
Michel Masson 207

- Femme
Bertall 210
Aimé Giron 212
Louis Boussenard 212
José-Maria de Heredia 215
M. de Lescure 215
Ange Bénigne 215

- 406 -
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Henri Lavedan 233


Paul Hervieu 241

- Médecine
Gustave Droz 246
Le Sage 247
Louis Jacolliot 251
Louis Boussenard 252
Le petit français illustré 255

- Mœurs
Marie Leconte 257
Louis-Antoine de Bougainville 260
Boucher de Perthes 261
E. Souvestre 263
J. Hoche 264
Victor Tissot 271
Camille Debans 273
Paul Célières 274
Paul Bory 276
H. Marguerit 279
Anatole Bordot 280
Victor Cherbuliez 281

- Nature (beauté de la)


Xavier de Maistre 283
Abel Lemercier 284
Elisée Reclus 285
Edward Allen Talbot 285
Henri Lavedan 286

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- Paroles
Miguel de Cerventès 287
Georges Courteline 288
Sophie de Cantelou 289
Louis Morin 289
B. Auerbach 290
Mme Colomb 290
Gustave Toudouze 291
Victor Tissot 291
Marie Robert Halt 292
Jules Noriac 293
Clément Privé 293
Jean Richepin 294

- Pittoresque
Charles Louandre 295
Hoffmann 296
Rédacteur anonyme 298
Rédacteur anonyme 301
Rédacteur anonyme 302
Rédacteur anonyme 309
P. J. Stahl 310
H.Marguerit 315
Le petit français illustré 318
Anne–Paule-Dominique de Noailles 322

- Siècle
Alphonse Allais 324

- Tempérament
Edmond Haraucourt 328
Octave Mirbeau 334

- 408 -
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- Vengeance
Edmond Haraucourt 339
Dubut de Laforest 350
Roul Ponchon 354

- Vieillesse
Jules Simon 356

- Z (comme « Zut ! c’est presque fini. »)

Alypius d’Alexandrie 368


Anonyme 369
Anonyme 369
Anonyme 369
Anonyme 369
Bentham 370
Bernard, Charles de 370
Bertall 371
Berthoud, Samuel-Henri 371
Bonneville 372
Bourde Paul 372
Camp, Maxime du 372
Cherville, G de 374
Deslys Charles 374
Desnoyers Louis 375
Enault Louis 375
Fable arabe 376
France Analole 376
Girardin Jules 377
Giron Aimé 378
Halt Marie Robert 378
Houssaye Arsène 379
Kock, Paul de 380
La Bruyère 381

- 409 -
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Le chevalier Vatan 381


Lecomte du Nouy 382
Mme Colomb 385
Madame de Girardin 387
Mme de Krudner 388
Madame Necker 389
Madame Riccoboni 389
Mlle Z. Fleuriot 389
Maël Pierre 392
Marcel Etienne 393
Marquise de Montagu 394
Merrit Abraham 394
M. de Montlosier 395
Murger Henry 395
Naurouze Jacques 396
Noriac Jules 397
Nouraki 398
Petit-Senn 398
Petiet 398
saint-Germain, J. T. de 399
Scott Walter 399
Sémant, Paul de 399
Simon Jules 400
Souvestre , E. 401
Stahl, P. J. 402
Stany, Commandant 402
Stassart, Baron de 402
Un vieil anonyme 402
Zimmerman 403

- 410 -
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- 411 -

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