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Mario Vargas Llosa

Collection dirigée par

Mario Vargas Llosa


Mario Vargas LLosa Mario Vargas Llosa Laurence Tâcu
Le tour du monde en 80 textes (ou presque) Dans la même collection
Né en 1936 au Pérou, Mario Vargas
Llosa passe une partie de son enfance « La demeure du maître Otojiro Sakai se trouve

Le tour
en Bolivie. Parallèlement à ses études Simone de Beauvoir
universitaires, il collabore à plusieurs dans le district de Uehara, aux ruelles étroites mais
Les Inséparables
revues littéraires et adhère au Parti aussi propres que celles des autres quartiers de Tokyo Malentendu à Moscou
communiste. Il se lance dans le jour- à gratte-ciel, somptueux magasins et larges avenues.
nalisme comme critique de cinéma et Walter Benjamin

du monde
chroniqueur. Devenu libéral après la Les rues japonaises sont anonymes : les secteurs ont un Enfance berlinoise
révolution cubaine, il fonde au Pérou numéro, mais la numérotation des maisons est laissée N’oublie pas le meilleur
un mouvement de droite démocratique au bon vouloir de chaque habitant. Si bien que retrou- Thomas Bernhard
et échoue aux élections présidentielles L’Italien
de 1990. Romancier, essayiste, cri-
ver un domicile est une devinette hasardeuse, et l’on

en 80 textes

mon en 80 textes
tique, Mario Vargas Llosa est considéré met un sacré bout de temps à toucher au but. Nous y Colette
Une parisienne dans la Grande Guerre
comme une figue majeure de la litté- voilà enfin, au bout d’une impasse, derrière un minus- Paris je t’aime !
rature latino-américaine. Il est l’auteur cule jardin aux multiples fleurs. C’est une maisonnette Un bien grand amour
de nombreux ouvrages, notamment
La Tante Julia et le scribouillard (1980), traditionnelle, de celles moins nombreuses dans ce Charles Dickens
La Guerre de la fin du monde (1983), La pays où le manque d’espace pose un problème aigu : L’horloge de Maître Humphrey

(ou presque)
Fête au bouc (2002), Temps sauvages faite des matériaux les plus simples, bois et papier,
(2021), dont certains couronnés par de Betty Duhamel
comme les œuvres maîtresses de l’architecture clas- Gare Saint-Lazare

Le tour du monde
grands prix littéraires. Il a reçu le prix
Nobel de littérature en 2010. sique. À l’instar de ce temple shinto – moines au crâne
Mircea Eliade
rasé et coqs totémiques – qui se trouve au coin, ou de Mademoiselle Christina
ces jardins zen, qui ne sont que sable et cailloux, des Retour au Paradis
Traduit de l’espagnol
monastères par Albert Bensoussan,
bouddhistes, on entre là dans un monde Journal himalayen
Anne-Marie Casès et Bertille Hausberg. Les routes de l’Inde
intemporel, un passé immuable qui, sans en être me-
nacé, se fond dans l’une des plus modernes sociétés Elisabeth Gaskell
Cranford
de la terre. » Femmes et filles
Ma cousine Phillis
Traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, Les confessions de Mr. Harrison

Mario Vargas Llosa aux Îles Marquises en 2002.


Anne-Marie Casès et Bertille Hausberg. Mihail Sebastian
Femmes
Anthony Trollope

L’Herne
L’ange d’Alaya

L’Herne
© Morgana Vargas Llosa.
18,00 € - www.lherne.com John Bull sur le Guadalquivir

L’Herne
18,00 € - www.lherne.com Noël à Thompson Hall
récits
© L’Herne pour la traduction française.
© Mario Vargas Llosa, 2023.

Photo de couverture et p. 14 : Mario Vargas Llosa sur la tombe de Paul


Gauguin, aux Îles Marquises en 2002, © Morgana Vargas Llosa.

Éditions de L’Herne, 2023


55 rue Pierre Charron - 75008 Paris
lherne@lherne.com
www.lherne.com
Mario Vargas Llosa
de l’Académie française

LE TOUR
DU
MONDE
EN 80 TEXTES
(ou presque)

Édition établie par Albert Bensoussan


Traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan,
Anne-Marie Casès et Bertille Hausberg.

L’Herne
PRÉFACE

Les voyages de Vargas Llosa

C’est d’un infatigable voyageur, qu’il s’agit ici, d’un


spectateur avisé du théâtre du monde, d’un homme
curieux de tout, d’un écrivain dont la plume n’a de
cesse. Prenons au hasard un point de départ – ou d’ar-
rivée. En février 2000, Mario Vargas Llosa, se rend à
Alexandrie, la ville natale de Constantin Cavafis, pour
y découvrir les vestiges du quartier grec où grandit le
poète : « Ruelles encaissées, maisons ruineuses, trottoirs
défoncés et, caractéristique de l’Égypte de la misère,
les terrasses transformées en dépotoirs pestilentiels. »
Décidément la ruine est la même partout, constate le
Péruvien qui débuta – en 1952, à l’âge de seize ans – à
la rubrique « chiens écrasés » d’un journal de Lima.
Depuis il n’a jamais séparé l’activité journalistique de
la création littéraire ; dans Conversation à La Catedral,

5
son roman phare, il évoque ce quartier pareillement
délabré où le narrateur va chercher son chien à la four-
rière municipale : « Un grand terrain entouré d’un
mur délabré en torchis couleur caca – la couleur de
Lima, pense-t-il, la couleur du Pérou –, flanqué de
baraques qui, au loin, les unes sur les autres, finissent
par former un labyrinthe de nattes, roseaux, tuiles,
tôles ondulées1. »

Lors de nos rencontres périodiques, sur un arc


temporel de cinq décennies, je me rappelle ce jour où
Mario allait prendre l’avion pour le Congo, mêlé à un
groupe de Médecins Sans Frontières pour en rapporter
la substance de son prochain roman, Le Rêve du Celte
dont le protagoniste, l’Irlandais John Casement enquêta
sur les ravages coloniaux et esclavagistes au Congo
belge, chasse gardée du roi Léopold. Et le voilà à Boma
où il découvre une chose étonnante : des employés
qui travaillent pour des entreprises qui n’existent plus,
telle cette gare rescapée de la colonie où s’affichent les
horaires de trains qui ne partent plus et où s’affaire tout
un petit monde de cheminots en l’absence totale de
locomotives ; et voici l’étonnant constat d’un écrivain
qui a toujours porté très haut l’esthétique du roman :

1. Conversation à La Catedral in Œuvres romanesques, t. I, Paris,


Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2016, p. 794.

6
« Continuer d’aller au boulot, contre tout réalisme,
est une manifestation d’espoir, une façon de résister
au désespoir, de proclamer aux quatre vents qu’il y a
un avenir, que la vie – le travail – reprendra son cours
et que leur malheureux pays, tel un phénix, renaîtra
de ses cendres. », mais qui reconnaît finalement que
« quand la réalité devient insupportable, la fiction
est un refuge. C’est pour cela qu’existe la littérature,
cette échappatoire des tristes, des nostalgiques et des
rêveurs ».

L’infatigable voyageur qui prend des notes partout


où il passe est aussi un philosophe et un donneur de
leçon. Avec un tel talent au service de son regard acéré
qu’il pourrait bien être le maître à penser du monde
intellectuel. Avec cette sagesse de celui qui a tout vu,
tout perçu, tout analysé et a fait de cette réalité brute,
de ce constat, une autre réalité, un univers de subs-
titution, rêve ou cauchemar d’un univers illusoire et
pérenne au-dessus du monde transitoire où l’on survit.

Souvent, lorsque je téléphonais à l’un de ses


nombreux domiciles – Lima, Madrid, Londres ou Paris
–, je m’entendais répondre: « Ah ! mais il est à New
York… à Berlin… à Kyoto… il est à la foire du livre de
Francfort…, de Buenos Aires…, de Guadalajara… »

7
Ou alors il faisait des repérages aux îles Marquises
pour écrire Le Paradis – un peu plus loin2.
Le voyage lui a-t-il paru un peu long ? En janvier
2002, il note sur son carnet : « Les Marquises sont
les îles les plus insulaires du monde, c’est-à-dire les
plus éloignées d’un continent parmi toutes celles qui
flottent sur les mers du monde. » Et le voilà sur les
traces de Gauguin, le peintre qui est la chair vive
de son roman. Alors il visite Atuona, la capitale, il
rencontre des témoins de « Monsieur Paul », celui que
les Maoris appelaient « Koké », s’étonne, ou mieux
s’émerveille des tatouages qui recouvrent le corps des
Marquisiens, comme ils fascinaient le peintre, « ces
fins tatouages », note-t-il encore, « qui font, depuis
des temps immémoriaux, l’orgueil de l’île ».
Et là, partout où il passe, contrairement à Tahiti
où les gens restent très réservés quant à l’attitude de
Gauguin et à ses débordements sexuels, les Marquisiens
ont une admiration sans borne pour lui et sont très
fiers d’être les gardiens de son tombeau. Finalement
Vargas Llosa sait qu’il va pouvoir écrire son roman
et retracer le périple du peintre, d’où sa conclusion
fiévreuse et enflammée : « Là, il n’a jamais été si près
de toucher à ce mirage après lequel il avait tant couru,

2. Le Paradis – un peu plus loin, Paris, Gallimard, 2003.

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mais si las et si usé, qu’il y était venu non pour vivre
mais pour mourir3… »
Y trouvant ainsi le chemin de sa fiction, qui allie
étroitement Flora Tristan et Gauguin, la grand-mère
et son petit-fils, le romancier s’émerveille de l’heureuse
conclusion de cet itinéraire pictural : « Après tout, à la
recherche de son rêve inaccessible, dans la douce tiédeur
qui baigne Hiva Oa, dans la contemplation de ses cordil-
lères ou de ses âpres flots, ivre des voix mélodieuses des
indigènes et de leurs danses à la grâce surnaturelle, Koké
avait sûrement trouvé là le bon chemin4. »
Toujours cette même voie que trace l’écrivain perdu
dans l’obscure forêt de la gestation romanesque. Car
c’est évidemment Vargas Llosa qui découvre ce paysage
fascinant et perçoit ces voix mélodieuses, c’est lui qui,
par créature interposée, touche ici à son havre d’écri-
ture. C’est dans ce sens-là, par l’appropriation de ses
personnages, que le romancier transcende la banalité du
rouleau quotidien, se démultipliant sous divers déguise-
ments, passant des masques de toute sorte en une vertigi-
neuse cavalcade comme l’histrionique Pedro Camacho,
le scribe caricatural de La Tante Julia et le scribouillard,
reprenant tout le sens que Flaubert a voulu donner
à sa fameuse phrase : « Madame Bovary, c’est moi. »

3. Op. Cit.
4. Op. Cit.

9
Sans jamais se perdre de vue, il s’éparpille, éternellement
présent, dans le kaléidoscope bigarré de ses créatures.
Puis c’est Tokyo où Vargas Llosa est tant allé, notam-
ment après l’attribution du Nobel qui le mena à un
périple asiatique, en Chine et au Japon où il visita,
ou plutôt revisita Kyoto et Tokyo. Mais de Tokyo que
va-t-il privilégier, ce lecteur de l’Enfer de Dante ? :
« Ginza, le quartier de la vie nocturne…, fleuron de
la night life japonaise. Mais qu’importait l’argent quand
le bonheur était en balance ! » Imperturbable optimiste
alors même que le monde est cruel ou odieux, il sait
voir le verre à moitié plein de saké : « Tout ce raffine-
ment exquis de la culture japonaise ne scintillait pas,
comme je le croyais certainement, dans les gravures
de l’époque Meiji, ni dans le théâtre Nô ou dans le
Kabuki ou les marionnettes de Buruku. Mais dans les
maisons de rendez-vous ou maisons closes, baptisées
là-bas à la française du nom de “châteaux”, dont le
Château Meguru, le plus célèbre, un véritable paradis
des plaisirs charnels5. »

Chez lui, le voyage est toujours un stimulant de


son imaginaire, et constitue le point de départ et le
creuset de ses affabulations. Pétrissant la pâte brute

5. Tours et détours de la vilaine fille, Paris, Gallimard, 2008.

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et informe des faits, l’écrivain sort de son four le pain
croustillant de ses romans.
Et quel meilleur exemple, pour illustrer son
nomadisme que les pages de Tours et détours de la
vilaine fille ! Ce récit, où un amoureux transi ne cesse
de courir après cette « vilaine fille » qui, après de
brèves rencontres successives, lui échappe toujours et
jamais ne le garde près d’elle car elle a la bougeotte,
nous fait voyager de Paris à Londres, de Rome à
Tokyo, de Madrid à Berlin, et à Lima, enfin. Lima
malgré tout, le port d’attache.
Le nomadisme de son enfance qui le ballotte d’Are-
quipa à Cochabamba, puis à Piura et enfin Lima est l’un
des traits majeurs d’une personnalité qui, à tout jamais,
sera vagabonde. De toutes ces villes enfantines, dit le
Péruvien, c’est celle de Piura où il vécut deux années
de son adolescence, qui le marqua le plus, peuplant sa
tête, dit-il, « de souvenirs impérissables, d’initiatives
formidables pour écrire et inventer des histoires ». On
pénètre là dans la fabrique du romancier, car c’est de
Piura, ce microcosme péruvien, qu’il tirera La Maison
verte, son second roman, ou La Chunga, sa deuxième
pièce de théâtre, et il y revient encore, nostalgique-
ment, dans Le héros discret qui « habitait dans le centre
de Piura, et la rue Arequipa éclatait déjà du brouhaha
de la ville ».

11
Alors qu’à Boma, les rayons sont désespérément
vides de livres, il se lamente sur une autre bibliothèque,
à Londres, qui ferme ses portes : est-ce une méta-
phore ? Et justement, au départ comme à l’arrivée, tout
peut bien disparaître, même les bagages du voyageur,
même son ordinateur portable dérobé à l’aéroport,
pourvu que ses mains serrent bien fort le livre, l’indis-
pensable compagnon de route et la conjuration de la
peur vagabonde.
Mario Vargas Llosa a-t-il jamais eu peur de l’avion ?
On a peine à le croire, chez un homme qui a déjà
fait tant de fois le tour de la terre. Le texte reproduit
dans cet ouvrage nous apprend tout de cette peur et
nous enseigne, surtout, à la vaincre ? Comment ? Tout
bonnement en nous évadant par la lecture de romans
ou de récits, usant de cette « pharmacopée littéraire ».
Un livre différent pour chaque envol. Kawabata et
c’est le Japon, Karamazov et c’est Saint-Pétersbourg,
Faulkner et c’est l’Albany mississipienne, Malraux et
c’est Paris. Mais le désordre des livres au service du
transport est toujours un excellent antidote. : « Pour
mon bonheur, la pharmacopée littéraire possède d’iné-
puisables réserves de ces spécimens, j’ai donc devant
moi une longue perspective de vols aériens et de bonnes
lectures. » Il nous rappelle, du même coup, qu’un
grand écrivain est aussi toujours un lecteur invétéré.

12
Cette amulette, il en a bien eu besoin cet écrivain
tant impliqué dans son siècle et toutes ses circons-
tances, en tous ses avatars.
Ce nomade impénitent s’en est allé puiser aux
quatre coins du globe des motifs d’écriture, que ce
soit au Brésil pour les nombreux repérages qu’il fit en
écrivant sa Guerre de la fin du monde, en République
Dominicaine pour l’écriture méticuleuse, en pas moins
de quinze années de maturation, de sa Fête au bouc.
L’écrivain est allé puiser à leur source chacune de ses
histoires. Chaque pays, chaque circonstance lui en ont
soufflé la trame, partout où il a trouvé, écrit-il, « un gîte
où je pouvais vivre en paix et travailler, apprendre des
choses, nourrir des illusions, rencontrer des amis, faire de
bonnes lectures et trouver des sujets d’écriture6 ». Tout est
dit dans cette phrase sur le nomadisme littéraire comme
source romancière. C’est pourquoi, en définitive, il peut
se déclarer et se revendiquer « citoyen du monde »,
car, avec le bagage d’un Phileas Fogg hispanique par
la grâce de sa plume et l’immense multiplicité de ses
créations littéraires, en vérité, le monde lui appartient.

Albert Bensoussan

6. Discours lors de la réception de son prix Nobel in Éloge de la


lecture et de la fiction, Paris, Gallimard, 2010.

13
IMPRESSION DE DUBLIN

La tour Martello se trouve à Sandycove, à une


demi-heure du centre de Dublin, sur un promon-
toire rocheux d’où l’on domine la mer d’acier et,
entre les nuées de mouettes, au loin, les tours et les
toits de la ville. Elle a été bâtie par un architecte
d’origine italienne, me dit-on, en même temps que
cent autres tours identiques qui parsèment la côte
irlandaise, pendant les guerres napoléoniennes et en
prévision d’un débarquement français qui n’eut jamais
lieu. Sa renommée et ce qui attire aujourd’hui les
touristes du monde entier n’est cependant pas mili-
taire, mais littéraire, parce que c’est là que vécut, un
temps, James Joyce. C’est d’ailleurs la tour décrite
aux premières pages de son Ulysse : la résidence de
Télémaque-Stephen Dedalus et de son ami, l’étudiant
en médecine Buck Mulligan, et la scène où le roman
démarre sur un blasphème. C’est maintenant le musée

131
Joyce. Il fut inauguré par la regrettée Sylvia Beach,
la première éditrice d’Ulysse, le 16 juin 1962 – la
journée décrite dans le livre est le 16 juin 1904, célé-
brée chaque année sous le nom de Bloomsday – où
l’on peut voir éditions, manuscrits, portraits, lettres
et photos de Joyce. Mais maintenant le musée est
fermé et je dois me contenter d’observer, au pied
de la tour, les rochers escarpés et moussus du haut
desquels s’élançait hardiment Mulligan dans les flots
de morve, aujourd’hui bleus et transparents. Le centre
de Dublin a conservé intacts les bars, parcs, hôpi-
taux, boutiques et restaurants où déambule Leopold
Bloom – à l’exception du bordel, m’explique-t-on,
qui n’a jamais existé – au long de sa sordide odyssée ;
l’année passée, une centaine de professeurs de littéra-
ture moderne venus d’Europe et des États-Unis ont
refait scrupuleusement l’itinéraire de l’Ulysse dublinois
et prouvé, plans et cartes à la main, que la géographie
urbaine du roman cadre exactement avec la réalité, et
ce, bien que Joyce ait décrit dans son livre une ville
dont il était absent depuis déjà maintes années.
Et pourtant, malgré cette exactitude documen-
taire, il semble impossible d’identifier le Dublin du
roman au Dublin réel, impossible de reconnaître
parmi ces hommes costauds, à la mine patibulaire et
aux mâchoires carrées, aux yeux clairs, en casquettes

132
et manteaux gris, qui se massent sur les trottoirs
d’O’Connell Street et boivent de la bière brune aux
portes des pubs, le visage peu amène du Juif Bloom
et les traits rongés de frustration et de remords de
Dedalus, l’artiste raté. Deux éléments caractérisent le
Dublin de Joyce : la tristesse et le sordide. Dans les
nouvelles de Dubliners (Gens de Dublin), les maisons
et les gens, et même l’air de la ville, sont empreints
d’une mélancolie essentielle, et comme le vieux garçon
esthète de « Un cas douloureux », tous semblent irré-
médiablement condamnés à la solitude. Dans Ulysse,
cette ville d’êtres blessés par l’incommunicabilité se
trouve souillée, et une atmosphère visqueuse ou
malsaine imprègne les corps et les choses d’une sorte
de constant délabrement. La désintégration morale
et matérielle de la famille Dedalus se communique
au paysage, enlaidit les rues, les encombre d’ordures ;
la vulgarité de Molly Bloom, sexuellement insatiable,
contamine l’espace où elle évolue, endommage les
façades des maisons et assombrit la lumière de la ville.
Le Dublin de Leopold Bloom donne l’impression
d’incarner parfaitement le petit enfer médiocre où se
débat la conscience du héros, en étant un lieu clos,
provincial et étouffant, de rues étroites et de parcs
dévastés, où le fanatisme et la stupidité décomposent
le visage des gens ainsi que les vitrines des boutiques

133
ou les porches des demeures : la ville devient un laby-
rinthe d’avenues tortueuses, de carrefours éventrés et
d’impasses aveugles.
L’étranger qui visite Dublin découvre une image
fort différente : une ville spacieuse et lumineuse, aux
artères symétriques, rafraîchie par un fleuve semblable
à la Seine, avec des ponts miniatures et des réver-
bères centenaires délicatement ouvragés en forme de
point d’interrogation. À chaque coin de rue des parcs
accueillants, par dizaines, circulaires ou rectangulaires,
vastes ou minuscules, aux riches frondaisons ; et puis
des terrains de sport, des fontaines, des églises. De
surcroît, une atmosphère ouverte et joyeuse baigne
la ville. « Dublin est une caverne d’ivrognes et de
bagarreurs, m’avait-on dit à Londres, tu y trouveras
les gueux irascibles de Beckett tous les deux mètres. »
Mais non, pas du tout : aucun de ces vieux haillonneux
qui parcourent, en parlant seuls ou en chantant, les
quais de River Liffey, ne semble préoccupé le moins du
monde par l’absence de Godot. Des étudiants, grimés
en clowns ou en nobles médiévaux, improvisent des
farces sur les trottoirs de Grafton Street, la rue du
shopping, et demandent de l’argent aux passants pour
des œuvres de charité. On y voit des charrettes à cheval
côtoyer des voitures dernier modèle, des boutiques
d’antiquités partout, et les conversations tournent

134
autour du match de foot Irlande-Écosse qui se dispu-
tera ici dimanche prochain.
Je demande une adresse sur Talbot Street à deux
hommes qui bavardent à la porte d’un bar et ils m’in-
vitent à boire un coup – c’est la première fois que cela
m’arrive, hors de l’Espagne. Mais je devine la seule
chose qui puisse se cacher sous ce masque d’amabilité :
ils me disent pis que pendre de l’Angleterre et des
protestants et me rappellent les six provinces irlan-
daises que Londres tient encore sous sa coupe ; puis
ils me conduisent au bâtiment de la Poste où éclata
l’insurrection en 1916 et là me montrent l’endroit où
se dressait la colonne Nelson que dynamitèrent il y a
deux ans des anglophobes irréductibles. Dans l’après-
midi, au Trinity College, un professeur m’explique la
vigueur du catholicisme en Irlande pour des raisons
politiques. « L’Église prit la tête des luttes pour l’indé-
pendance », dit-il. Un autre professeur me parle de
Borges : il a vérifié toutes les allusions à l’Irlande dans
ses contes et essais, et elles sont si justes, m’assure-t-il,
qu’il semblerait avoir passé sa vie ici. Le pèlerinage
littéraire est intéressant et enthousiasmant, car peu de
villes au monde ont concentré autant d’hommes de
génie que Dublin, et voilà les tombes, les collèges, les
maisons natales ou les demeures de Swift, Berkeley,
George Bernard Shaw, James Joyce, O’Casey, Brendan

135
Behan, Samuel Beckett. « La seule chose qu’ils aient
en commun », m’apprend-on, « c’est qu’ils détestaient
Dublin ». Ils s’exilèrent presque tous, et la ville, si fière
d’eux aujourd’hui, a interdit leurs livres et la repré-
sentation de leur théâtre. Ce n’est que lorsqu’ils sont
morts que les écrivains dublinois peuvent surmonter
l’implacable censure puritaine. Un des écrivains les
plus populaires en Angleterre actuellement est l’Irlan-
daise Edna O’Brien, qui écrit des best-sellers mélo-
dramatiques sur des filles victimes des préjugés et de
l’incompréhension familiale ; ses romans, semble-t-il,
ont été interdits à Dublin. N’est-ce pas curieux que
la ville la plus conservatrice qu’on puisse imaginer ait
donné au monde les esprits littéraires les plus auda-
cieux et novateurs ? Le premier poète moderne fut
un Dublinois, Yeats, et, tout comme Joyce révolu-
tionna le roman, un autre indigène d’ici a transformé
le théâtre, Samuel Beckett. En réalité, ce n’est pas si
étonnant. La littérature est une forme de contradic-
tion, un rejet profond de la réalité, qui se matéria-
lise en objets verbaux où cette réalité qui inspire la
révolte du créateur est tout à la fois reflétée et niée.
L’appétit sexuel démesuré et la grossièreté de Molly
Bloom sont l’expression et la réplique de l’ombra-
geuse cuirasse d’interdits et de tabous imposée par une
église ultramontaine ; le mysticisme athée des gueux

136
métaphysiques de Beckett stylise jusqu’à l’absurde
une conception religieuse du monde.
Confronter une image littéraire à l’expérience
directe de la réalité est toujours décevant, à moins
que le roman, le poème ou la pièce n’arrivent à être
de la littérature, autrement dit, sans aller au-delà de
la description journalistique ou historique, la version
littéraire sera toujours différente de son modèle parce
qu’elle implique une interprétation dissimulée de la
description. La version littéraire forge, indissociable-
ment, en une seule image verbale, le corps et l’esprit,
l’être profond et le masque extérieur d’une réalité et
les sentiments que celle-ci inspire à celui qui écrit.
L’étranger ne perçoit que l’apparence immédiate, le
visage cordial, affable et beau de Dublin. Il regarde
les vertes et joyeuses collines alentour et, comme
son regard est dépassionné et touristique, il ne peut
percevoir, derrière ce décor, les douces abjections, les
indolentes mesquineries, les nids de rats que vit Joyce.

Dublin,
El País, mars 1968.

« Impresion de Dublín », traduit par Albert Bensoussan.

137
FAUCONS ET COLOMBES

L’endroit où je travaille est une abbaye normande


du xvie siècle, mais elle se trouve à Washington et fut
construite au milieu du xixe  siècle. Mon bureau se
situe dans une tour historique, du haut de laquelle
Abraham Lincoln, semble-t-il, passa en revue les
troupes de l’Union qui participèrent à la bataille de
Manassas, pendant la guerre de Sécession.
Je suis ici depuis six mois et, jusqu’à il y a quelques
semaines, des bandes de colombes venaient prendre
le soleil ou se réfugier de la pluie sous les auvents,
corniches et toits qui m’entourent. Je les sentais
babiller, bouger, s’épouiller, m’épier. Mais voilà que
les colombes ont disparu et je n’en vois plus que les
traces ignominieuses : plumes éparses, carcasses blan-
chies, viscères pourrissants.
Il se trouve que les faucons disparaissent du ciel de
ce pays, et le Smithsonian – l’institution qui administre

138
cette abbaye et nombre de musées de Washington – a
conçu un projet pour freiner l’extinction de ces oiseaux
de proie. Les toitures et les tours de cette abbaye,
qu’on appelle le Château, ont été jugées propices pour
préserver leur existence.
Je l’ai appris par petits bouts. J’ai découvert un
matin que des ouvriers, dans la tour voisine, érigeaient
une petite tour en carton-pâte et la peignaient avec
soin pour qu’elle se confonde avec le décor. C’était un
nichoir à faucons. Quelques jours après, ils amenèrent
trois bébés faucons et un jeune vint s’installer près du
nid pour les alimenter jusqu’à ce qu’ils puissent voler.
Je voyais des photographes grimper dans la tour pour
immortaliser leurs repas et j’y suis monté à mon tour en
croyant bêtement qu’on leur donnait le biberon. Mais
non, on leur jetait des pigeons vivants. Maintenant le
jeune homme est parti et les faucons se débrouillent
tout seuls. Au début ils chassaient par ici, mais comme
les colombes ont eu peur, je n’ai pu être témoin de
leurs carnages, les devinant seulement quand je les
voyais revenir, rassasiés, quelque proie suspendue au
bec. Ce sont des animaux gris, tachetés de noir, les
ailes plus sombres que le corps, l’œil froid et le geste
arrogant. On ne peut pas dire qu’ils soient beaux ni
qu’ils incitent à la tendresse, mais ils ont quelque chose
d’indifférent et de solennel qui impressionne.

139
Maintenant qu’ils sont mes voisins je me rappelle
une des étudiantes à l’autre Washington – l’État, à
l’ouest. Elle était époustouflante d’érudition sur la litté-
rature du Siècle d’Or rattachée à la fauconnerie. Elle
collectait les poèmes et les drames traversés par des
oiseaux de proie et ne se souvenait, dans La Célestine,
que du rapace qui, au début, guide Calixte jusqu’au
jardin de Mélibée. Elle élevait des faucons dans son
jardin, c’était son sujet de thèse ; le dimanche, elle
s’adonnait à son sport favori : le tir à l’arc.
Je raconte l’histoire des faucons et des colombes du
Smithsonian parce qu’elle me semble amusante. Mais
elle nous éclaire aussi sur l’ingénuité impétueuse et
constructrice de ce pays, capable de croire qu’on peut
fabriquer même l’antiquité. En même temps, l’histoire
a quelque chose de symbolique, car aux États-Unis
les conservateurs en ce moment, comme les faucons
dans ces tours, délogent les colombes, autrement dit les
libéraux. Il ne s’agit pas d’un phénomène exclusivement
politique, mais de quelque chose de plus ample, d’un
état d’esprit qui embrasse également la religion et la
morale. On peut alors, à juste titre, parler de « réac-
tion », car il s’agit bien d’un mouvement en arrière, d’un
retour émotionnel au passé, pour mythique qu’il soit.
Il y a quelques mois a eu lieu à Washington une
manifestation d’un demi-million de personnes, venues

140
de tous les coins du pays, à l’appel des églises et des
sectes chrétiennes les plus conservatrices. Les pèlerins
campaient en plein air dans le stade Kennedy et ils
sont restés un jour entier à prier, chanter et écouter des
dizaines de prédicateurs sur l’esplanade qui sépare le
Capitole de la statue de George Washington. L’estrade
se trouve au pied de ma fenêtre dans ce qui apparaît
bien comme la tour des merveilles, et j’ai donc dû
encaisser d’ardentes harangues contre l’avortement, le
porno, la drogue, et des appels fervents au patriotisme,
à la vie simple, à la piété, à la morale. J’étais fasciné,
plus que par ces discours, de voir évoluer ces gens
de bonne famille qui avaient parcouru d’immenses
distances pour venir « témoigner de Dieu », et je tâchais
d’identifier ces diverses sectes − les Charismatiques, les
Esséniens − qui me plongeaient dans une atmosphère
médiévale.
Encore faut-il dire que cette démonstration de
conservatisme ne fut pas aussi homogène et harmo-
nieuse que ne l’auraient voulu les organisateurs. La
journée fut riche de contradictions, de critiques et
d’hétérodoxies, mais sans sortir du cadre religieux.
La palme en revint à un groupe d’Homosexuels du
Christ, dont la présence inquiéta tous ces puritains et
provoqua de violents débats pour finir par être acceptés
en ce lieu, distribuant des brochures et défendant leurs

141
thèses. On vit surgir aussi, moins sérieuse et plus
pittoresque, la secte des Nazaréens, des jeunes gens
végétariens en tunique verte et nu-pieds – car porter
du cuir vaut damnation éternelle −, persuadés que
leur messie – un Californien – est le Christ réincarné.
La tendance conservatrice actuelle de la société
américaine inquiète à l’étranger où l’on pense que
le triomphe probable de Ronald Reagan signifierait
un retour à la guerre froide, à la politique du bâton,
voire au maccarthysme. Je ne crois guère au saut en
arrière dans l’histoire, pas plus qu’au retour à l’anti-
quité. Cette image de pays pur, aux mœurs saines,
aux familles solides, au commerce prospère et aux
sentiments simples qui inspire Reagan n’a jamais
existé, sauf au cinéma. Et l’on ne peut s’attendre
qu’à un simulacre où tout finira en concessions, en
résignation et en coexistence des contraires, comme
les chrétiens intégristes de cette manifestation. Et l’on
aboutira avec Reagan, non pas à la guerre, mais au
simplisme politique, à la vision courte et provinciale,
à une souriante inculture. Par ailleurs, dans ce pays
les changements entre libéraux et conservateurs sont
très relatifs. Ce qui est grave c’est la médiocrisation
progressive de sa classe politique. Mais par chance,
si les déficiences et les erreurs politiques des États-
Unis se répercutent fortement et sont dommageables

142
à l’étranger, la politique dans ce pays ne contrôle et
n’irrigue pas les autres activités sociales, qui ont leur
propre dynamisme et accaparent les meilleurs talents.

Washington,
El País, juillet 1980.

« Halcones y palomas », traduit par Albert Bensoussan.

143
JÉSUS PARMI LES RUINES

Il surgit d’entre les ruines du Palais législatif de


Port-au-Prince comme une apparition. C’était un
gentilhomme d’ébène et de haute taille, avec une
invraisemblable tenue sous une chaleur ruisselante :
complet veston bleu impeccablement repassé, cravate
rouge, gants noirs de cuir et laine, chapeau de feutre,
canne ornée d’une mappemonde au pommeau, épée
flamboyante au côté droit, dague sarrasine à gauche,
et aux pieds des souliers étincelants.
— Je suis Jésus de Nazareth, nous dit-il dans un
français parfait sans le moindre accent créole. J’ai
ressuscité trois fois. La première, vous savez bien
quand. La seconde, pour l’indépendance de Haïti.
Celle-ci est la troisième. J’étais assis à la droite du
Père et Il m’a demandé de revenir, pour une mission.
Je n’ai pas la moindre sympathie pour les illuminés,
les fous mystiques et les revenants. Mais après avoir

144
passé cinq heures au milieu des dévastations de la capi-
tale haïtienne, cette figure cérémonieuse m’a inspiré
respect et gratitude, car elle semblait donner sens,
dignité et transcendance au cataclysme, à l’absurde
chaos qui nous entourait.
Il avait la barbe et les cheveux tout blancs, et il
lui manquait les dents de devant. Il expliqua que,
changé en boule de feu, il avait fait trois fois le tour
de la terre avant de se poser « ici ». Et sur la mappe-
monde de sa canne il pointa du doigt Haïti. Nous
nous trouvions sur ce qui avait été la place d’Italie
ou place des Nations et les drapeaux qui y flottaient
avaient pour la plupart été arrachés, volés ou mis
en lambeaux par les éléments déchaînés contre ce
malheureux pays. Tout n’était que décombres à cinq
cents mètres à la ronde. Le Palais National avait été
coupé en deux, et les cinq ministères voisins – Affaires
étrangères, Travaux publics, Intérieur, Économie,
Éducation – s’étaient effondrés. Ainsi que le Palais
de justice, le Palais des contributions, la Cathédrale
et la Prison où le séisme avait amnistié 4 000 détenus.
Et de ce qui fut le cœur de la ville, il ne restait pas la
moindre construction indemne, seulement des murs,
des façades, des corniches et des fragments de toits.
Au milieu d’énormes blocs de pierres et des gravats
une foule silencieuse s’affairait sur ce qui restait encore

145
à emporter − bois, zinc, tiges, poutres, lits, tables −
afin de bâtir des campements de bric et de broc là où
s’entassaient un million et demi de survivants sous
de minuscules tentes qui seraient bientôt balayées et
ravagées par les pluies, autre calamité promise.
Dans les bureaux improvisés des Nations Unies
dressés dans un coin de l’aéroport, on nous avait dit
qu’il était dangereux de s’aventurer dans ces campe-
ments de fortune où, poussés par la faim, la soif et
le désespoir, des réfugiés avaient agressé des volon-
taires des organisations humanitaires qui distribuaient
de la nourriture, de l’eau, des produits de première
nécessité, des médicaments et soignaient ou opéraient
les blessés. Pourtant nous – deux délégués du Haut-
Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés et
moi – nous n’avons pas découvert la moindre hostilité,
mais quelque chose de plus déprimant : la passivité
d’êtres sans aucun ressort, plongés dans une torpeur
hypnotique comme sous l’effet d’une drogue morti-
fère. Face à cette humanité accablée de douleur et de
désolation, ce Jésus de Nazareth haïtien était l’incar-
nation de la vie et une voix d’espérance.
Je tiens pour une des expériences les plus tristes
de ma vie le périple labyrinthique dans le campe-
ment surpeuplé des survivants installé sur ce qui fut
les préaux et terrains de sport du collège des jésuites

146
San Luis Gonzaga, en grande partie détruit. Les
fragiles tentes s’entassent sur un sol de ciment et de
terre, avec des ballots et des grabats où les familles,
doivent dormir en se serrant et par alternance, tant
il est impossible de tenir à plus de quatre ou cinq à
l’intérieur. Et les voilà tous, assis ou étendus, avachis
et le regard perdu au milieu de tas d’objets sauvés
du désastre quand ils fuyaient la pluie de pierres et
de poussière qui les aveuglait ; et le pire, me dit-on,
le grondement volcanique qui crevait les tympans.
Quand on les interroge, ils répondent de mauvais
gré, désespérés. Ils ne demandent rien, mais quelques
gosses tendent la main, mécaniquement, sans même y
croire. Le plus extraordinaire est le silence qui règne
là. Nous sommes aux Caraïbes et personne ne parle,
chante, rit ou crie. Chose inconcevable dans cet espace
réduit où sont parquées plus de mille familles. On
voit, à différents angles, de longues files, surtout de
femmes, portant récipients, bouteilles et marmites,
attendant le camion-citerne qui distribuera de l’eau,
le bien le plus précieux et le plus rare aujourd’hui à
Haïti.
La tristesse et l’anarchie de Port-au-Prince dispa-
raîtront quelques jours plus tard, quand je visiterai,
à Saint-Domingue, le Foyer Vie et Espérance que
le père Manuel Ruiz a rempli d’enfants haïtiens

147
grièvement blessés dans le séisme. (Soit dit en passant,
la République dominicaine a apporté une assis-
tance médicale à des milliers de victimes haïtiennes
du tremblement de terre.) Amputés de jambes ou
de bras, ou le crâne fracassé, plâtrés et bandés, ils
ont retrouvé la joie de vivre. Ils courent, jouent ou
écoutent les histoires que leur raconte le directeur
du refuge, qui parle créole. Inoubliable l’image de
Cristina, une fillette de sept ou huit ans, qu’on a
sortie des décombres six jours après le séisme, avec
une jambe gangrenée qu’on a dû lui couper. Appuyée
sur sa béquille, elle sautille, morte de rire, comme si
elle vivait dans le meilleur des mondes. Voilà, après
Jésus de Nazareth, quelqu’un d’autre qui ne se laisse
pas abattre.
Depuis deux jours que je suis à Haïti je n’ai pas vu
un seul chien, ni en ville ni à la campagne. Certains
m’expliquent que, selon la vieille croyance, les chiens
perçoivent avant tout le monde le grondement souter-
rain du séisme, et fuient le plus loin possible en
aboyant frénétiquement. D’autres, en revanche, me
disent que les survivants affamés les ont mangés, ainsi
que les chats et autres animaux domestiques. En tout
cas, ils ont disparu et c’est peut-être mieux ainsi. Car
sinon, à tout ce spectacle de l’horreur que l’on voit
dans les rues de Port-au-Prince, s’ajouterait celui de

148
chiens affamés grattant les décombres à la recherche de
cadavres à manger. (On en a enterré quelque 200 000
dans des fosses communes, mais on calcule qu’il en
reste au moins 100 000 autres ensevelis sous les blocs
de ciment, de pierres et de briques.)
J’ai visité seulement Port-au-Prince et quelques
localités voisines à la frontière dominicaine comme
Gauthier et Fond Parisien, où le séisme a été moins
meurtrier. Mais on m’assure que deux autres villes
proches du centre névralgique du tremblement de
terre, Léogâne et Jacmel, ont été tout autant dévastées
que Haïti.
Et maintenant, que se passera-t-il ? Jésus de Nazareth
pense qu’un des effets bénéfiques de cette tragédie sera
la disparition du sida, et, l’œil allumé, il nous assure
qu’il détient le secret de sa guérison. Mais plus près
de la vérité me semble être le pronostic pessimiste
d’un Italien qui, comme mon fils Gonzalo, parcourt
depuis vingt ans la planète en essayant d’alléger les
atrocités qui l’accablent : guerres, génocides, ouragans,
calamités naturelles, séismes. « Les 10 000 marines,
qui nous aident ici à maintenir l’ordre et à distribuer
des aliments et des médicaments, vont bientôt plier
bagage. Et l’on cessera de parler de Haïti. Les dons
et les envois caritatifs vont tomber en chute libre. Et
comme les sociétés, à l’inverse des individus, peuvent

149
aller de mal en pis, le niveau de vie des Haïtiens
se dégradera encore davantage, et il y aura plus de
pauvreté, de chômage, de migrations et de désespoir.
Mais Haïti ne disparaîtra pas pour autant. Car, à la
différence des personnes, les pays, Dieu sait comment,
survivent toujours. »
Je demande à Jésus de Nazareth pourquoi le Père a
choisi, parmi les innombrables lieux du globe terrestre,
de l’envoyer précisément à Haïti. Il me répond ronde-
ment : « Parce que le Père aime beaucoup Haïti. » Et
comme je le vois s’éloigner dans un nuage de poussière
jaune, je me demande ce qui se serait passé si le Père
Éternel avait détesté ce pays.

El País, 3 avril 2010.

« Jesús entre las ruinas », traduit par Albert Bensoussan.

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TABLE DES MATIÈRES

Préface5

Comment j’ai vaincu ma peur de l’avion 15

Portraits andins 22

Épitaphe pour une bibliothèque 34

New York, New York 42

Berlin capitale de l’Europe 50

Rome en deux temps 70

L’archiviste et les emplois imaginaires 79

Être volé 86

Bienvenu, chaos ! 97

Borges dans sa maison 106

Cambridge et l’irréalité 114

Cauchemar hawaïen 119

Dans un village normand en souvenir


de Paul Escobar 125

Impression de Dublin 131


Faucons et colombes 138

Jésus parmi les ruines 144

Ma parente d’Arequipa 151

La maison d’Arequipa 157

La maison d’Isla Negra 164

La maison de Dostoïevski 171

La vallée des merveilles  178

Les hommes-femmes du Pacifique 186

Proust en photos   194

Pèlerinage aux sources  200

Un maître de théâtre Nō 206

Les croyants 213

Mariage à Bombay 226

Promenade à Hébron 233

Stanley à terre 243

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