Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Timothy Snyder
Peu après avoir aidé la famille Bernstein, Trimborn rejoignait la SiPo. Il allait
être formé pour œuvrer dans une unité spéciale, un Einsatzgruppe, envoyé aux
côtés de l'armée allemande lors de son invasion de l'Union soviétique. En octobre
1941, lorsque Trimborn gagna son Einsatzgruppe dans une Ukraine soviétique
occupée, ses agents étaient déjà en train d'assassiner des communautés juives
entières. En décembre, quand l'Armée rouge stoppa l'avancée allemande et après
l'entrée en guerre des Américains à la suite de Pearl Harbor, Hitler déclara les juifs
responsables des malheurs de l'Allemagne. En 1942, Trimborn ordonna
personnellement le meurtre de centaines de juifs, et en tua plusieurs en leur tirant
dans la nuque. Un jour, il pressa 214 enfants d'un orphelinat dans un gazwagen –
un camion trafiqué pour que ses gaz d'échappement s'évacuent à l'intérieur de
l'habitacle. Pendant leur asphyxie, les enfants hurlèrent et tambourinèrent contre
les vitres scellées du véhicule.
Voir l'Holocauste est la rencontre d'un antisémitisme généralisé
et d'une lacune étatique locale
Une leçon que nous avons retenue de l'Holocauste est la suivante: les sauveurs
sont à porter aux nues. Il est juste et bon d'aller à contre-courant, comme l'a fait
Trimborn en 1938, de résister à l'oppression de groupes en venant en aide à des
individus. Mais cela ne fut pas suffisant pour empêcher un Holocauste en 1941,
ni même suffisant pour empêcher Trimborn de participer à cet Holocauste-là.
Nous avons d'autres leçons à apprendre. Nous savons que nous devons résister
à l'antisémitisme. Mais nous avons oublié que le programme d'éradication des
juifs demandait d'envoyer des hommes comme Trimborn détruire des pays voisins
de l'Allemagne. La SS n'était pas une institution étatique spéciale mais une
institution raciale, fondée sur une compréhension biologique du monde. Son
objectif consistait à détruire des pays pour permettre l'avènement d'une lutte
raciale.
Quand Trimborn arriva en Ukraine, trois ans seulement après avoir sauvé la
famille Bernstein, les dirigeants allemands avaient saisi comment une absence
d’État et un éloignement à la patrie pouvaient permettre la sinistre politique du
meurtre de masse. Loin de Zweibrücken et de ses soirées paisibles à jouer aux
échecs, Trimborn allait tuer, encore et encore. Et ainsi allait commencer
l'Holocauste. Les juifs qui vivaient avant la guerre dans des endroits désormais
dénués d’État eurent une chance sur vingt de survivre. Partout ailleurs, dans
l'Europe contrôlée par l'Allemagne, et même en Allemagne elle-même, les
probabilités avoisinaient plutôt les une chance sur deux. Et tous les meurtres
allaient se faire dans une zone de l'est de l'Europe où les Allemands avaient
importé l'anarchie.
Au début du XXIe siècle, nous avions réussi à nous persuader que l'Holocauste
avait été causé par un régime autoritaire agissant contre une minorité au sein de
ses frontières, ce qu'il ne fut globalement pas, et que nous avions agi pour l'arrêter,
ce que nous n'avons globalement pas fait. L'Holocauste fut le meurtre en masse
de juifs au-delà des frontières de l'Allemagne d'avant-guerre, dans une zone où les
institutions politiques conventionnelles avaient été dissoutes, et l'Holocauste était
quasiment terminé quand les Américains débarquèrent en Normandie. Les troupes
américaines ne libérèrent quasiment aucun site d'extermination et ne virent aucun
des milliers de ravins de la mort à l'Est.
Couverture morale