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La vraie mise en garde de la Shoah

Timothy Snyder

Dans toute congrégation juive, le hazzan est une présence imposante.


Responsable des chants liturgiques, il s'agit souvent d'un homme à la personnalité
affable, avec un sens de l'engagement social très fort. Eleazar Bernstein était de
ceux-là. Dans les années 1930, il vivait avec sa femme Martha et ses trois enfants
à Zweibrücken, une ville du sud-ouest de l'Allemagne. Entre autres bonnes
actions, Bernstein rendait souvent visite aux juifs détenus dans la prison locale
afin de leur changer les idées. C'est là qu'il allait devenir ami avec un garde, le
capitaine de police Kurt Trimborn, et passer régulièrement ses soirées à jouer aux
échecs avec lui.

La nuit du 9 novembre 1938, des Allemands détruisirent des centaines de


synagogues, y compris celle de Bernstein. Au lendemain de ce pogrom national,
la tristement célèbre Nuit de Cristal, Bernstein fut arrêté, comme des milliers
d'autres hommes juifs à travers l'Allemagne, et promis aux camps de
concentration. Ses voisins pillèrent son appartement, brisèrent ses carreaux,
volèrent ses meubles. Les deux fils de Bernstein étaient trop petits pour
comprendre ce qu'il se passait. En rentrant dans une maison dévastée, ils
s'amusèrent à jeter divers objets par les fenêtres éventrées. Au travers d'une ville
à feu et à sang, Martha réussit à se frayer un chemin pour aller trouver l'ami
policier de son mari et lui demander de l'aide. Trimborn dit à Martha de faire ses
valises, il libéra Eleazar et escorta la famille jusqu'à la frontière française. La
voiture était si pleine à craquer que les enfants durent faire le voyage couchés sur
des valises, sur la banquette arrière.

Quatre décennies plus tard, d'Amérique, Bernstein envoya une lettre à


Trimborn. Ses deux fils avaient bien grandi et étaient désormais ingénieurs. Sa
fille était devenue enseignante. Il avait des petits-enfants. Tout cela grâce à
Trimborn.

La lettre fut écrite après la condamnation de Trimborn pour meurtre de masse.

Peu après avoir aidé la famille Bernstein, Trimborn rejoignait la SiPo. Il allait
être formé pour œuvrer dans une unité spéciale, un Einsatzgruppe, envoyé aux
côtés de l'armée allemande lors de son invasion de l'Union soviétique. En octobre
1941, lorsque Trimborn gagna son Einsatzgruppe dans une Ukraine soviétique
occupée, ses agents étaient déjà en train d'assassiner des communautés juives
entières. En décembre, quand l'Armée rouge stoppa l'avancée allemande et après
l'entrée en guerre des Américains à la suite de Pearl Harbor, Hitler déclara les juifs
responsables des malheurs de l'Allemagne. En 1942, Trimborn ordonna
personnellement le meurtre de centaines de juifs, et en tua plusieurs en leur tirant
dans la nuque. Un jour, il pressa 214 enfants d'un orphelinat dans un gazwagen –
un camion trafiqué pour que ses gaz d'échappement s'évacuent à l'intérieur de
l'habitacle. Pendant leur asphyxie, les enfants hurlèrent et tambourinèrent contre
les vitres scellées du véhicule.
Voir l'Holocauste est la rencontre d'un antisémitisme généralisé
et d'une lacune étatique locale
Une leçon que nous avons retenue de l'Holocauste est la suivante: les sauveurs
sont à porter aux nues. Il est juste et bon d'aller à contre-courant, comme l'a fait
Trimborn en 1938, de résister à l'oppression de groupes en venant en aide à des
individus. Mais cela ne fut pas suffisant pour empêcher un Holocauste en 1941,
ni même suffisant pour empêcher Trimborn de participer à cet Holocauste-là.

Guerre sans règles

Nous avons d'autres leçons à apprendre. Nous savons que nous devons résister
à l'antisémitisme. Mais nous avons oublié que le programme d'éradication des
juifs demandait d'envoyer des hommes comme Trimborn détruire des pays voisins
de l'Allemagne. La SS n'était pas une institution étatique spéciale mais une
institution raciale, fondée sur une compréhension biologique du monde. Son
objectif consistait à détruire des pays pour permettre l'avènement d'une lutte
raciale.

Quand Trimborn sauva la famille Bernstein, l'Allemagne commençait à peine


son œuvre de délitement des États européens. Quand l'Allemagne absorba
l'Autriche en 1938, les juifs autrichiens furent humiliés. Quand l'Allemagne
démantela la Tchécoslovaquie en 1938 et 1939, les juifs tchécoslovaques furent
privés de leur nationalité. Après l'alliance de l'Allemagne avec l'Union soviétique,
en 1939, les deux puissances envahirent la Pologne en ayant comme objectif
l'annihilation de la nation politique polonaise; l'Union soviétique détruisit aussi
les trois pays baltes –la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie– et y déposséda les juifs
de leurs propriétés matérielles et de leurs protections légales traditionnelles.

En 1939 déjà, pendant l'invasion de la Pologne, l'Allemagne avait envoyé des


Einsatzgruppen aux côtés de son armée afin de tuer les élites politiques polonaises.
En juin 1941, quand l'Allemagne envahit l'Union soviétique, les nazis identifièrent
(assez faussement) juifs et classe politique soviétique. Les commandants des
Einsatzgruppen s'en prirent aux juifs, considérés comme responsables des maux
infligés par la loi soviétique, et incitèrent les habitants à se dédouaner de leur
collaboration passée avec les soviétiques en dénonçant leurs voisins juifs. Les
Allemands et les Polonais s'unirent dans le mensonge antisémite pour qui les juifs
étaient la main armée du communisme. Dans une guerre sans règles, les troupes
allemandes accusèrent les juifs de constituer une résistance partisane tant redoutée
et les tuèrent en masse. Dans un pays sans lois, les policiers allemands acceptèrent
d'abattre des juifs, parfois par milliers, une population accusée d'aucun crime.

Quand Trimborn arriva en Ukraine, trois ans seulement après avoir sauvé la
famille Bernstein, les dirigeants allemands avaient saisi comment une absence
d’État et un éloignement à la patrie pouvaient permettre la sinistre politique du
meurtre de masse. Loin de Zweibrücken et de ses soirées paisibles à jouer aux
échecs, Trimborn allait tuer, encore et encore. Et ainsi allait commencer
l'Holocauste. Les juifs qui vivaient avant la guerre dans des endroits désormais
dénués d’État eurent une chance sur vingt de survivre. Partout ailleurs, dans
l'Europe contrôlée par l'Allemagne, et même en Allemagne elle-même, les
probabilités avoisinaient plutôt les une chance sur deux. Et tous les meurtres
allaient se faire dans une zone de l'est de l'Europe où les Allemands avaient
importé l'anarchie.

Détruire des États creuse un espace pour le genre de désastres


que ne cesse de connaître le Moyen-Orient
Élimination de la citoyenneté

Voir l'Holocauste comme la rencontre d'un antisémitisme généralisé et d'une


lacune étatique locale nous aide à comprendre les deux plus gros désastres
géopolitiques de notre siècle: l'invasion américaine en Irak en 2003 et l'invasion
russe en Ukraine en 2014. En partie parce que les Américains se sont trompés sur
l'Holocauste en y voyant l'oppression d'une minorité par un État autoritaire au sein
de ses propres frontières, ils ont pu croire en 2003 qu'un changement de régime
mu par la force des armes allait avoir automatiquement des conséquences
positives.

Au début du XXIe siècle, nous avions réussi à nous persuader que l'Holocauste
avait été causé par un régime autoritaire agissant contre une minorité au sein de
ses frontières, ce qu'il ne fut globalement pas, et que nous avions agi pour l'arrêter,
ce que nous n'avons globalement pas fait. L'Holocauste fut le meurtre en masse
de juifs au-delà des frontières de l'Allemagne d'avant-guerre, dans une zone où les
institutions politiques conventionnelles avaient été dissoutes, et l'Holocauste était
quasiment terminé quand les Américains débarquèrent en Normandie. Les troupes
américaines ne libérèrent quasiment aucun site d'extermination et ne virent aucun
des milliers de ravins de la mort à l'Est.

Les procès américains des camps de concentration réattribuèrent leur


citoyenneté d'avant-guerre aux victimes juives, ce qui nous aida à oublier que
l'élimination de cette citoyenneté –par la destruction des États où les juifs avaient
été citoyens– était ce qui avait rendu possible le meurtre de masse. Un large corpus
universitaire sur le nettoyage ethnique et le génocide conclut que les meurtres de
masse ont lieu en général durant des guerres civiles ou des changements de
régime. L'Allemagne nazie détruisit délibérément des États, avant d'en braquer les
répercussions sur les juifs. Même sans de telles funestes intentions, détruire des
États creuse un espace pour le genre de désastres que ne cesse de connaître le
Moyen-Orient: ses guerres civiles, son totalitarisme religieux et sa crise des
réfugiés.

Couverture morale

Les différences sont nombreuses entre l'invasion américaine de l'Irak et


l'invasion russe de l'Ukraine, mais il y a aussi une criante similitude: dans les deux
cas, l'Holocauste aura servi de couverture morale. À juste titre, les Russes se
rappellent que l'Armée rouge a payé un lourd tribut lors de l'offensive allemande
de 1941 et effectivement libéré la plupart des camps et sites de la mort nazis. Mais
ils préfèrent oublier que l'Union soviétique a aussi aidé l'Allemagne nazie à
commencer la guerre en 1939, collaboré avec elle à la destruction de quatre États
européens et mis en charpie l'ordre européen. Quand l'Allemagne trahit son allié
soviétique et attaqua l'URSS en 1941, l'anarchie allait se propager, et des citoyens
soviétiques rejoindre les rangs allemands. Des milliers d'entre eux ont participé
aux tueries.

Quand les institutions sont détruites, peu d'entre nous se


comporteraient mieux que les Européens à l'époque d'Hitler
En mars 2014, la Russie donna une sinistre justification à son attaque contre
l'Ukraine, en arguant que son voisin n'était pas un réel État, et son président
évoqua le pacte Molotov-Ribbentrop, de 1939, comme s'il s'agissait d'un protocole
diplomatique normal. Depuis, la Russie a choisi d'envoyer ses troupes en Ukraine,
sous l'absurde prétexte de sauver des juifs et de combattre des fascistes. Cette
guerre a tué au moins 8.000 personnes, et sans doute beaucoup plus, poussé 2
millions de personnes à fuir de chez eux et remis en question l'ordre légal
européen. La création délibérée d'une zone de non-droit dans le Donbass a, c'était
prévisible, donné lieu à des kidnappings, des exécutions de prisonniers et autres
violations des droits de l’homme. La dernière fois qu'un pays européen en avait
envahi un autre et annexé son territoire, c'était durant la Seconde Guerre mondiale.
L'intégration européenne était censée fortifier les États européens, afin d'éviter
une redite de l'effondrement politique des années 1930. L'effondrement du projet
européen pourrait signifier un retour à la triste et vieille époque d'une politique
faite de jeux de pouvoirs coercitifs entre puissances.

Nous ne pouvons pas prédire exactement la suite des événements, si la tendance


actuelle de destruction étatique se poursuit. Mais nous pouvons affirmer une
chose: vu que la destruction des États fut l'une des raisons de l'Holocauste,
l'Holocauste ne devrait pas servir de raison à la destruction d’États. Quand les
institutions sont détruites, peu d'entre nous se comporteraient mieux que les
Européens à l'époque d'Hitler. Hitler a pu séduire les Allemands par sa vision d'un
monde sans règles, où les États pouvaient se déliter et où tout était permis. En
1938, devant un échiquier, Trimborn était un ami. En 1942, dans une région
rompue à l'anarchie, il devint un assassin. Aujourd'hui, un des enfants de Bernstein
vit en Californie dans une maison remplie de jeux d'échecs. Avant de rencontrer
ceux de Bernstein, les enfants de Trimborn ne savaient même pas que leur père
avait pu un jour en connaître les règles.

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