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Jean-Marc Narbonne
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J E A N - M A RC NA R B ON N E
Université Laval (Québec)
Pour donner une idée du défi que propose à l’esprit la pensée religieuse de
Bergson, je partirai tout d’abord d’une citation d’un auteur contemporain, lui aussi
à sa manière très préoccupé de religion, même si ses liens avec Bergson n’apparais-
sent peut-être pas d’entrée de jeu, je veux parler de Marcel Gauchet et de son étude
d’histoire politique de la religion 1, dans laquelle il écrit:
Il ne s’agit pas de nier l’essentielle nouveauté qu’introduit le message chrétien en
matière de compréhension de l’histoire. En y logeant le déroulement d’un plan de salut
divin, il lui confère une épaisseur, une dignité et un sens global, entre la chute, la venue
du Rédempteur et la fin des temps, dont aucune autre tradition n’avait jusqu’alors
investi le destin collectif de l’humanité. Et il est vrai également qu’au travers de la place
faite à l’attente eschatologique de la résurrection des corps et du Jugement dernier, il
constitue pour la première fois le futur en dimension cruciale de l’expérience terrestre.
Simplement, ce futur eschatologique, suspendu à l’imprévisible intervention extérieure
de la divinité, n’a rigoureusement rien à voir avec l’avenir historique devenu depuis
guère plus que deux siècles l’horizon actif de nos sociétés. L’attente du terme, si intense
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que Bergson dénomme une « durée absolue », par opposition à une vérité qui « serait
intégralement donnée dans l’éternité 2 », ou ce qu’il appelle encore « un accroisse-
ment progressif de l’absolu 3 ». Chez Gauchet, ce qui s’oppose au développement
créateur humain est précisément le plan divin, dont le caractère dynamique propre
n’est pas envisagé, renvoyé qu’il est à une eschatologie déjà donnée simplement livrée
à l’attente, alors que chez Bergson, c’est la totalité elle-même, faits et hommes ensem-
ble, qui s’invente à mesure qu’elle se crée; le programmé, au fond, est le processus
lui-même et non le terme auquel il est censé aboutir. On en trouve une belle image –
plotinienne, nous semble-t-il, d’inspiration – dans l’explication qui suit:
Quand l’enfant s’amuse à reconstituer une image en assemblant les pièces d’un jeu de
patience, il y réussit de plus en plus vite à mesure qu’il s’exerce davantage. La recons-
titution était d’ailleurs instantanée, l’enfant la trouvait toute faite, quand il ouvrait la
boîte au sortir du magasin. L’opération n’exige donc pas un temps déterminé, et même,
théoriquement, elle n’exige aucun temps. C’est que le résultat en est donné […]. Mais,
pour l’artiste qui crée une image en la tirant du fond de son âme, le temps n’est plus un
accessoire. Ce n’est pas un intervalle qu’on puisse allonger ou raccourcir sans en modi-
fier le contenu. La durée de son travail fait partie intégrante de son travail […]. Le
temps d’invention ne fait qu’un ici avec l’invention même. C’est le progrès d’une pen-
sée qui change au fur et à mesure qu’elle prend corps. Enfin, c’est un processus vital,
quelque chose comme la maturation d’une idée 4.
Pour Bergson, la poussée intérieure, à chaque instant, ouvre des possibilités iné-
dites, imprévisibles. Le temps lui-même et tout ce qui se trouve en lui est matriciel,
il est « temps-invention », comme l’énonce Bergson, et, l’idée même de « déplier tout
d’un coup » l’histoire des choses « doit renfermer une véritable absurdité 5 ».
Cette conception d’une « durée absolue », c’est-à-dire d’une pensée « qui change
au fur et à mesure qu’elle prend corps 6 » – Bergson en est pleinement conscient –,
est sans antécédent véritable, que ce soit à l’époque antique ou dans la science
contemporaine. Il écrit : « les ressemblances de cette nouvelle métaphysique [spécia-
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L’on trouve chez Plotin un passage qui, de manière très caractéristique, abolit
l’efficience réelle du temps entraperçue par Bergson :
Si nous rangeons le principe directeur de l’univers dans la catégorie de celui qui sait,
nous devons considérer sa réflexion comme au repos, parce qu’elle est en possession de
sa limite […]. Et sa connaissance de l’avenir, si on concède qu’elle lui est présente, ne
sera pas telle que celle que l’on trouve présente chez les devins, mais comme celle de
ceux qui font advenir les choses avec la confiance qu’elles seront, ce qui revient à dire
ceux qui maîtrisent totalement, et pour lesquels il n’existe rien de douteux ni de dispu-
table, pour lesquels, par conséquent, l’opinion est ferme et ceux-là la retiennent pour
de bon. Ainsi, l’intelligence des choses qui doivent être est la même, en sa stabilité,
que celle des choses qui sont présentes 9.
La pensée de Plotin s’inscrit ici dans la lignée directe de celle de Platon, pour
qui le temps est une « image mobile de l’éternité », selon la célèbre expression du
Timée 37 d, reprise et commentée par Bergson, qui explique que le devenir n’a plus
rien de fontanier, qu’il aboutit « à faire du temps une dégradation, du changement
la diminution d’une Forme donnée de toute éternité 10 », ce qui amène ainsi à conce-
voir la physique comme un « véritable affaissement de l’ordre logique 11 ». D’où chez
Bergson un jugement que d’aucuns diront sans appel :
Cela revient à dire que la physique est du logique gâté. En cette proposition se résume
toute la philosophie des Idées. Et là est aussi le principe caché de la philosophie innée
à notre entendement. Si l’immutabilité est plus que le devenir, la forme est plus que le
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Beaucoup plus intéressant est de chercher à voir si, dans la conception même du
divin qui transparaît dans L’évolution créatrice, quelque chose de la sensibilité grec-
que se maintient. L’on se retrouve donc à la recherche de ce qui, dans l’Antiquité,
participerait de ce qui s’invente à mesure qu’il se crée, d’un Dieu pour qui la créa-
tion ne serait pas simplement continuée mais continue 26, c’est-à-dire un Dieu se res-
sourçant et se renouvelant lui-même à chaque instant, bref un être entendu non
comme actualité et comme achèvement, mais comme dynamisme pur, et dont la
condition ou la disposition se créée au fur et mesure de l’opération, dont la subs-
tance même ou plutôt la quasi-substance résulte continûment de l’activité, en est
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Soleil comme à ce qui est non pas simplement « nouveau chaque jour, mais sans cesse
nouveau continûment (λλ@ εì νéοσ συνεχòσ) 27 ». Bergson a bien retenu que « le
système d’Héraclite est un dynamisme radical », et donc proche, écrit-il, de ce « chan-
gement perpétuel qui, aujourd’hui, a si vivement frappé les partisans de la doctrine
de l’évolution 28 ». Mais le devenir, il faut se le rappeler, n’est pas pour Héraclite
ouvert à la manière de ce que Bergson entrevoit, puisque le Soleil, comme Héraclite
le relate lui-même, « n’outrepassera pas ses limites, sinon les Érinyes, servantes de
Dikè, le dénicheront 29 », et puisque, Bergson le notait, Héraclite admet malgré tout
« une substance permanente, le feu, qui se transforme à la manière d’une personne
humaine, qui passe par une série d’états, qui change continuellement et néanmoins
reste toujours la même 30 ».
À tout prendre, peut-être est-ce chez Plotin lui-même, que Bergson a plusieurs
fois enseigné et tant prisé, que l’on pourrait trouver ébauché quelque chose du Dieu
qui se renouvelle et s’invente sans cesse dont nous parle L’évolution. Non pas la chose
même, c’est sûr, mais quelque chose comme sa précondition.
Pour que la durée existe, pour qu’elle soit seulement envisageable, il faut,
comme le formule Bergson, que tout ne soit pas déjà donné 31, que le temps ne soit
pas rendu inutile 32, bref il faut que le but à atteindre soit autre chose « qu’un
modèle préexistant qui n’a plus qu’à se réaliser 33 ». En termes absolument géné-
raux, l’on posera donc qu’il faut que le dynamique prime sur le statique, la puis-
sance sur l’acte, l’activité proprement dite sur l’entéléchie. C’est à ces seules condi-
tions, en effet, que l’on peut entrevoir ce que Bergson dénomme un « accroissement
progressif de l’absolu 34 ». Or le concept d’une telle prépondérance et même d’une
telle préséance de la puissance sur l’acte, ne se rencontre à notre connaissance
qu’une seule fois dans la littérature grecque, quand Plotin, par un exorbitant exer-
cice de la pensée, en vient à affirmer que l’Un est davantage à ranger dans la puis-
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27. HÉRACLITE, fr. 6 [Diels], trad. J.-P. Dumont, Les présocratiques, Paris, Gallimard
(Pléiade), 1988.
28. H. BERGSON, Cours IV, Paris, PUF, 1990, p. 166 et 168.
29. HÉRACLITE, fr. 94.
30. H. BERGSON, Cours IV, op. cit., p. 168. L’on n’a donc pas encore la durée, comme le
remarque l’éditeur ad locum.
31. H. BERGSON, L’évolution, op. cit., p. 38.
32. H. BERGSON, L’évolution, op. cit., p. 39 et 46.
33. H. BERGSON, L’évolution, op. cit., p. 51.
34. H. BERGSON, L’évolution, op. cit., p. 343.
35. PLOTIN, Traité 39 (VI 8), 20, 9-11, notre traduction.
Les Grecs chez Bergson 83
l’adosse à un Dieu qui renouvelle sans cesse l’acte créateur et qui, étant ainsi tangent
au temps et au devenir, les soutient, leur communique nécessairement quelque chose
de son absolue réalité. Quand il se place à ce second point de vue, Descartes parle du
mouvement, même spatial, comme d’un absolu 41.
Bergson appuie ici son exégèse sur les Principes de la philosophie de Descartes
(II, § 36 sq.), d’où il tire plus que ce que, nous semble-t-il, l’extrait donne effective-
ment à lire. Mais là n’est pas le point principal. Ce qui compte, c’est la description
de Dieu comme ce qui est « tangent au temps et au devenir, les soutient, leur com-
munique nécessairement quelque chose de son absolue réalité ». Le Dieu et le deve-
nir-temps sont distingués ici, tant et si bien que la durée apparaît davantage comme
l’effet du divin que comme sa vie ou son être même. Mais si le devenir-temps est dis-
tinct du Dieu lui-même, en quoi, absolument parlant, y aurait-il accroissement de
l’absolu ? Le tout ne serait-il pas donné d’emblée, comme Bergson souhaite juste-
ment l’éviter 42 ?
Ailleurs dans L’évolution, les choses ne semblent pas si claires. Bergson parle
dans le même chapitre de la conception nouvelle pour laquelle le temps serait « un
accroissement progressif de l’absolu 43 », et il note un peu plus loin que dans l’an-
cienne comme dans la nouvelle métaphysique, qui n’est pas encore celle de Bergson
lui-même, l’on répugne « à l’idée d’une réalité qui se créerait au fur et à mesure, c’est-
à-dire, au fond, d’une durée absolue 44 ». Dieu, il est vrai, n’est mentionné en aucun
de ces deux passages, mais il l’est expressément dans un développement antérieur de
l’ouvrage où, en opposition au concept classique de création, Bergson développe
l’image de l’activité vitale comme image d’une réalité qui se fait à travers ce qui se
défait :
Si, partout, c’est la même espèce d’action qui s’accomplit, […] j’exprime simplement
cette similitude probable quand je parle d’un centre d’où les mondes jailliraient comme
les fusées d’un immense bouquet, – pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre
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La représentation de Dieu comme d’un centre qui n’est pas une chose est ici très
éloquente et elle aussi très plotinienne. Bergson, qui a enseigné le traité 9 (VI 9) 47,
n’a pas pu ne pas être frappé par la métaphore du centre utilisée par Plotin en rap-
port avec l’Un 48, par l’insistance sur le fait aussi que l’Un n’est pas « quelque
chose 49 », et qu’il n’y pas non plus de séparation entre nous et lui 50, de même que
par la figure du jaillissement 51 si prégnante chez le néoplatonicien. Mais la question
du lien effectif entre Dieu et le devenir chez Bergson garde une partie de son mys-
tère, et la possible confusion entre le créateur et la créature (et de là le reproche de
panthéisme ou parfois de prométhéisme) a été, on le sait, soulevée fréquemment
contre lui. La précision apportée par Bergson dans Les deux sources n’aplanit évide-
ment pas toutes les difficultés, puisqu’il y est dit de l’effort créateur que manifeste
la vie, en une formule quelque peu équivoque: « Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas
Dieu lui-même 52 ».
Comment réagir à cette énoncé? Il nous semble qu’il est dans l’esprit de la phi-
losophie de Bergson de ne pas répondre à ce type d’alternative ou, plus exactement,
que ce type de questionnement est l’inverse de ce qui constitue le cœur de l’appro-
che bergsonienne, qui consiste en général à commencer par se débarrasser des « faux
problèmes 53 », lesquels touchent ici « des difficultés accumulées par la philosophie
autour des attributs ‘métaphysiques’ de la divinité 54 ». Vouloir régler dogmatique-
ment la question de la nature du lien entre le divin et le monde, c’est croire que d’un
réseau de catégories arbitraires la réalité du divin pourrait naître, et comme référer
le religieux à la construction intellectuelle plutôt qu’à l’expérience que les hommes,
et tout particulièrement les mystiques, peuvent avoir de Dieu, l’expérience qui ne
varie guère et qui seule enseigne et convainc véritablement. Or, écrit Bergson, évo-
quant le problème de l’âme qui lui aussi doit être posé « en termes d’expérience 55 » :
« [L] a même méthode s’applique à tous les problèmes de l’au-delà 56 »,.
Telle est la conclusion dans Les deux sources, mais telle était déjà la méthode pré-
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47. Le cours fut donné au Collège de France en 1901-1902. Cf. H. BERGSON, Mélanges,
A. Robinet éd., Paris, PUF, 1972, p. 512.
48. PLOTIN, Traité 9 (VI 9), 8, 11-12 : « l’âme se déploie à partir d’un principe qui est du
même genre qu’un centre ».
49. PLOTIN, Traité 9 (VI 9), 3, 37. Sur le dépassement de la choséité du premier principe
plotinien, voir notre étude, « L’ou ti de Plotin », Cahiers philosophiques de Strasbourg, t. 8,
1999, p. 23-53.
50. PLOTIN, Traité 9 (VI 9), 9, 7-8.
51. Par exemple, 10 (V 1), 6, 7 et 11 (V 2), 1, 8-9.
52. H. BERGSON, Les deux sources, p. 233. Sur l’équivocité de la formule, cf. J.-L. VIEILLARD-
BARON, Bergson, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1991, p. 83.
53. H. BERGSON, Les deux sources, op. cit., p. 266.
54. H. BERGSON, Les deux sources, op. cit., p. 267.
55. H. BERGSON, Les deux sources, op. cit., p. 280.
56. H. BERGSON, Les deux sources, op. cit., p. 279.
57. Cf. note 45.
86 Jean-Marc Narbonne
poursuivait comme suit : « La création, ainsi conçue, n’est pas un mystère, nous l’ex-
périmentons en nous dès que nous agissons librement […] ; que l’action grossisse en
avançant, qu’elle crée au fur et à mesure de son progrès, c’est ce que chacun de nous
constate quand il se regarde agir ». Vouloir statuer sur le divin au-delà de cela, est-
ce pratiquer encore le bergsonisme 58 ? Il est évidemment permis d’en douter.
Abstract : Bergson criticized all western metaphysics, inherited from the platonico-aristote-
lian model, on the grounds of its incapacity to envision a real maturation of things, a
time-invention, in which reality as a whole would renew itself as it progressively deve-
lops – what Bergson calls duration –, as opposed to a becoming for which the result is
always foreseen in advance, fixed as it is in the Idea or the Divine Mind, as a plan which
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58. Une première version de cette étude est parue en italien sous le titre « I Greci nel pen-
siero religioso di Bergson », dans Dio, la vita, il nulla. L’evoluzione creatrice di Henri Bergson
a cento anni della pubblicazione. Atti des Colloquio internazionale Bari, 4 maggio 2007, a
cura di Giusi Strummiello, Bari, Edizioni di Pagina, 2008, p. 19-36. Nous remercions
Madame Giusi Strummiello d’avoir permis sa parution, légèrement remaniée, dans la présente
revue.