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ÉCOLE ET RELIGION : ENJEUX DU PASSÉ, ENJEUX DÉPASSÉS, ENJEUX

DÉPLACÉS ?

Yves Verneuil

Karthala | « Histoire, monde et cultures religieuses »

2014/4 n° 32 | pages 13 à 27
ISSN 2267-7313
ISBN 9782811113896
DOI 10.3917/hmc.032.0013
Article disponible en ligne à l'adresse :
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religieuses-2014-4-page-13.htm
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Histoire, Monde & Cultures religieuses N° 32 DÉCEMBRE 2014 Dossier

École et religion : enjeux du passé,


enjeux dépassés, enjeux déplacés ?

Yves Verneuil
Université Champagne-Ardenne, cerep

C ertains pourraient considérer que la question des relations entre


école et religion n’a pas à être posée dans le cas français : la
laïcité, n’est-ce pas le fait que les religions doivent être absentes
de l’école ? Il n’est pas sûr que la réponse soit si simple ; et pourtant
la laïcité est parfois entendue de cette façon. Professeur d’histoire-
géographie en collège, au début des années 1990, je demandai un jour
à un de mes collègues comment il s’y prenait, en classe de 4e, pour
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expliquer la différence entre catholicisme et protestantisme. Il me
répondit, avec un sourire en coin : « Je ne le fais pas, c’est de la religion,
je n’ai pas à enseigner ça ! ». Je lui demandai alors s’il faisait aussi
l’impasse sur la religion égyptienne, au programme de la classe de 6e,
mais il me rétorqua : « Ça n’a rien à voir, ce n’est pas de la religion, c’est
de la mythologie… ». Cette anecdote rappelle d’abord que les religions,
et pas seulement les religions disparues, ont toujours été présentes à
l’école à travers le cours d’histoire. Par-delà la tentative de distinction
entre religion et mythologie, elle suggère aussi que ce sont les religions
encore pratiquées qui peuvent poser problème dans le cadre scolaire ;
ou plutôt la question est de savoir quelle attitude adopter. Faut-il, tel
mon collègue, pratiquer ce qu’on appelle la « laïcité d’abstention » ?
C’est un fait, certains enseignants ont une vision très critique des
religions : la « laïcité d’abstention » est souvent un brin antireligieuse.
Pourtant, la laïcité, ce n’est pas forcément la défiance envers les
religions. Il faut donc se demander pourquoi la laïcité a parfois pris
en France cet aspect de promotion de la rationalité qui peut dériver
vers une attitude antireligieuse. Assurément, contrairement à ce qui

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Yves Verneuil

est parfois affirmé, la laïcité n’est pas une exception française : d’autres
pays l’ont mise en place, sous d’autres formes. Néanmoins, la « voie
française » (P. Cabanel) est singulière. Pour l’expliquer, le détour par
l’histoire est nécessaire.

L’Ancien Régime : l’école au service de la religion

« Souvenons-nous que nous sommes en la sainte présence de Dieu ».


C’est par cette phrase que, toutes les demi-heures, sont interrompus
les exercices scolaires dans les établissements des Frères des écoles
chrétiennes, congrégation fondée par Jean-Baptiste de la Salle,
au xviie siècle. Dans les collèges des jésuites, les cours commencent par
une prière, la messe est quotidienne, les élèves doivent se confesser,
la dévotion envers Marie est encouragée. Il s’agit d’imprégner de
religion tout le temps scolaire. Dans ce contexte, l’école sert d’abord
à l’instruction religieuse : catéchisme, prière, éléments du culte, devoirs
du chrétien. Ce n’est pas le propre des établissements congréganistes.
Le Traité des études de Charles Rollin, en 1726, proclame que « la fin de
toutes nos instructions doit être la religion ». Cela ne veut pas dire que
tout l’enseignement soit religieux ; mais même les matières profanes
sont attachées à la religion, et surtout les structures d’enseignement
sont sous le contrôle des institutions religieuses. Dans les villages, le
maître d’école enseigne certes les rudiments de la lecture, de l’écriture,
du calcul ; mais il doit avant tout préparer les enfants à la communion.
Comme ses revenus sont insuffisants, il est aussi sonneur de cloche,
bedeau, sacristain, fossoyeur : il est vraiment l’auxiliaire du curé, qui a
un droit de veto sur sa nomination. Cette situation est liée à la mission,
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coextensive à la société, qui est alors celle de l’Église : comme l’assistance
publique, l’enseignement fait partie de ses missions.
Cependant, le conflit entre catholicisme et protestantisme a aussi
contribué à faire de la religion un enjeu à l’école. Henri IV est l’initiateur
du célèbre édit de Nantes, mais en 1606 il cède aux remontrances du clergé
catholique en publiant un édit prescrivant que les maîtres des petites écoles
devront être « approuvés » par les curés des paroisses. Après l’ordonnance
d’avril 1695 qui réitère cette obligation, Louis XIV, par la Déclaration royale
du 13 décembre 1698 fait obligation aux paroisses d’établir des maîtres et
maîtresses, dans le but en particulier d’instruire les enfants des protestants
dans la religion catholique. Une seconde déclaration, en 1725, reprend
ces prescriptions, en spécifiant que, chaque mois, il devra être remis à la
justice un « état exact de tous les enfants qui n’iront pas aux écoles, ou aux
catéchismes et instructions »1. Il s’agit en l’occurrence de faire des enfants
des protestants de bons petits catholiques.

1. F. Lebrun, M. Venard, J. Quéniart, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France,


t.  II : de Gutemberg aux Lumières, Paris, Nouvelle librairie de France, 1981, p. 256 et p. 391-392.

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École et religion : enjeux du passé, enjeux dépassés, enjeux déplacés

Contesté par les parlementaires au xviiie siècle2, détruit par


la Révolution, ce système est longtemps resté un modèle pour l’Église
catholique. De là les grandes luttes du xix e siècle.

L’Église tente de reconquérir son hégémonie (1806-1879)

En 1808, Napoléon 1er instaure l’Université impériale, qui a le monopole


de l’enseignement, hors les séminaires. Elle est sous le contrôle d’un grand
maître, nommé par l’Empereur. Le système éducatif est donc placé sous
l’influence de l’État, et non plus de l’Église, même si des membres du
clergé sont présents dans les organes de gouvernement de l’Université3. La
religion n’est d’ailleurs pas écartée de l’enseignement : l’article 38 du décret
du 17 mars 1808 stipule au contraire que « toutes les écoles de l’Université
impériale prendront pour base de leur enseignement les préceptes de
la religion catholique ». Ainsi le règlement du 19 septembre 1809 sur
l’enseignement dans les lycées stipule-t-il que la journée commence par
les prières du matin et se termine par les prières du soir, que les repas
sont précédés d’une prière et que les élèves doivent se rendre le dimanche
et les jours de fête aux offices dans la chapelle du lycée, après avoir suivi
les instructions assurées par l’aumônier. Le rôle de l’aumônier (lequel est
rémunéré par l’État), est renforcé par son logement dans l’établissement.
Après 1815, le régime de la Restauration maintient l’Université, mais
la « cléricalise », particulièrement lors de sa phase « ultra ». En 1824,
c’est symboliquement un ministère des Affaires ecclésiastiques et de
l’Instruction publique qui est créé ; son premier titulaire est d’ailleurs
un évêque, Mgr  Frayssinous. L’influence de l’Église est concrète.
Les candidats aux fonctions d’enseignement doivent être munis d’un
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certificat de bonne conduite (ce qui comprend des observations
en matière de religion) délivré par le recteur pour les candidats à
l’agrégation, par le curé pour les candidats au brevet de capacité pour
les fonctions d’instituteur. Le curé et l’évêque reçoivent un rôle de
surveillance et d’inspection.
Après la Révolution de Juillet, le nouveau régime met un coup
d’arrêt aux progrès de l’influence cléricale sur l’enseignement. Symbole :
le Conseil royal de l’Instruction publique est désormais composé de
sommités universitaires d’esprit libéral. La monarchie de Juillet sépare par
ailleurs les portefeuilles de l’Instruction publique et des Cultes. Avec la
loi Guizot (1833), le clergé reste présent dans les comités de surveillance
locaux et d’arrondissement institués, mais son rôle y est amoindri.

2. La volonté des parlementaires d’avoir un rôle dans la gestion des questions scolaires
est illustrée par la création de l’agrégation en 1766 : cf. D. Julia, « La naissance du corps
professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1981, p. 71-86.
3. De 1810 à 1815, le Conseil de l’Université a comporté parmi ses membres M. de Villaret,
évêque de Casal ainsi que l’abbé Roman, chanoine à Notre-Dame (Ch. Jourdain, Les conseils de
l’Instruction publique, Paris, Jules Gervais Libraire-éditeur, 1879, p. 8).

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Yves Verneuil

La différence par rapport


à l’Ancien Régime tient
non seulement au rôle de
l’administration universitaire,
mais aussi à la possibilité pour
les « religions reconnues »
d’ouvrir des écoles spéciales.
Cette possibilité est admise dès
l’ordonnance du 29 février 1816.
En 1833, la loi Guizot précise
par ailleurs, dans son article 2,
que « le vœu des pères de famille
sera toujours consulté et suivi en
ce qui concerne la participation
de leurs enfants à l’instruction
religieuse ». Même prescription
dans le secondaire  : les lycéens
non catholiques sont dispensés
des exercices religieux prévus
François Guizot (1787-1874) au lycée, mais le proviseur doit
Portait par Nadar prévoir pour les internes une
instruction religieuse : la circulaire
du 12 novembre 1835 précise que :

« dans tous les collèges royaux, toutes les fois qu’il se trouvera des élèves appartenant
à l’un des cultes reconnus par la loi, et s’il existe dans la ville une église de ce culte,
vous ferez en sorte […] qu’un des pasteurs soit appelé pour donner à ces élèves
l’instruction religieuse ».
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Jean Baubérot a proposé d’appeler cette situation « premier seuil de
laïcisation » : prédominance de la religion catholique, mais reconnaissance
des droits des autres religions4.
Remarquons que cette situation est encore celle de l’Alsace et de
la Moselle, qui étaient allemandes au moment des lois Ferry et qui
en ont par la suite refusé l’application5. Ces départements ont donc
encore des écoles rattachées aux « cultes reconnus ». Certes, la majorité
des écoles sont devenues interconfessionnelles et les établissements
secondaires ne sont pas confessionnels, mais dans tous les cas,
l’enseignement religieux y reste obligatoire, inscrit dans l’emploi du
temps. L’enseignement religieux est donné par des personnes agréées
par les ministres des différents cultes ; ce n’est pas un enseignement

4. J. Baubérot, Histoire de la laïcité française, Paris, Puf, 2004.


5. S’appliquent dans ces départements la loi Falloux ainsi que, pour l’enseignement
secondaire, les dispositions de la législation allemande (ordonnances du 20 juin 1883
du 16 novembre 1887). L’arrêt du Conseil d’État du 23 mai 1958 stipule que le statut scolaire
local est également applicable aux établissements d’enseignement technique public.

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École et religion : enjeux du passé, enjeux dépassés, enjeux déplacés

du fait religieux, mais une vraie catéchèse. Archaïsme à résorber ou


au contraire modèle à étendre aux autres religions et à généraliser
au pays tout entier ? Il existe en tout cas une différence par rapport
au  xixe siècle : la possibilité de dispense (la possibilité pour les parents
de demander que leurs enfants ne suivent pas les cours d’instruction
religieuse a été introduite par la circulaire du 17 juin 1933 et confirmée
par le décret du 10 octobre 1936)6, c’est-à-dire l’acceptation des sans
religion.
Avant Jules Ferry, en effet, pas de place pour les sans religion. Le respect
de la liberté de conscience vaut pour les protestants et les israélites, mais
pas pour les athées. Se déclarer sans religion serait en effet comme se
déclarer amoral. Encore en janvier 1870, le ministre écrit à un recteur pour
lui rappeler que « nul élève [d’un lycée] ne peut être placé en dehors d’une
confession religieuse »7. Dans l’enseignement primaire, la religion fait partie
des matières enseignées par l’instituteur. Dans la loi Guizot comme dans la
loi Falloux, l’instruction religieuse figure symboliquement en tête de la liste
des disciplines obligatoires, associée à l’instruction morale.
L’Église catholique n’est pas pour autant satisfaite de ce système.
Dans les lycées elle reproche la présence conjointe d’élèves catholiques,
protestants et juifs. Cette juxtaposition conduirait à l’« incrédulité ».
De toute façon, l’Église catholique voudrait retrouver le contrôle
de l’enseignement qu’elle détenait sous l’Ancien Régime. Pendant
la Restauration, elle a pu « cléricaliser » l’Université quand les ultra sont été
au pouvoir. Mais avec la victoire des libéraux, confirmée avec l’avènement
de la monarchie de Juillet, en 1830, l’Église catholique change de tactique :
elle prône désormais la liberté de l’enseignement, c’est-à-dire le droit
de fonder des établissements libres, indépendants de l’Université. Elle
l’obtient pour l’enseignement primaire avec la loi Guizot (1833), pour
l’enseignement secondaire avec la loi Falloux (1850), pour l’enseignement
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supérieur avec la loi Laboulaye (1875).
En 1833, les libéraux ont accepté la liberté de l’enseignement primaire,
mais pas celle de l’enseignement secondaire. En fait, s’ils pensent qu’il
faut former des élites rationnelles, les libéraux conservateurs comme
François  Guizot ne sont pas hostiles à l’influence de la religion sur
le petit peuple. La peur de l’Enfer, c’est le début de la sagesse : cela
maintient l’ordre social et préserve des révolutions. La religion est vue
comme un instrument de moralité et de préservation de l’ordre social.
Cela explique que l’influence de l’Église sur l’enseignement
primaire ait été renforcée en 1850, avec le vote d’une loi Falloux qui

6. Quand on s’inscrit dans l’établissement, on doit donner sa religion ou bien demander la


dispense d’enseignement religieux (dans ce cas, on reçoit un enseignement moral). Le décret
du 3 septembre 1974 permet par ailleurs aux enseignants du primaire de refuser d’assurer
l’instruction religieuse. Ces dispositions sont réputées assurer la liberté de conscience, ce que
contestent certains militants de la laïcité.
7. Cité par J.-L. Marais, « L’aumônier des lycées, cheval de Troie de l’Église dans
l’Université ?  », P. Caspard, J.-N. Luc, Ph. Savoie (dir.), Lycées, lycéens, lycéennes : deux siècles d’histoire,
Paris, Inrp, 2005, p. 101.

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Yves Verneuil

introduit les représentants


des religions reconnues
dans le Conseil supérieur de
l’Instruction publique (Csip).
Les barricades des « journées
de juin » 1848 ont épouvanté
la bourgeoisie possédante.
Même des « voltairiens »comme
Adolphe Thiers se rallient
à l’influence de l’Église sur
l’enseignement. Désormais,
sous prétexte de contrôler
l’instruction religieuse, le curé
pénètre quand il veut dans
une école pour surveiller
l’instituteur. Dans une page
célèbre de son roman Bouvard
et Pécuchet, Gustave Flaubert
montre un curé en train de
tyranniser l’instituteur du village.
Nombreux sont les instituteurs à
avoir l’impression d’être ravalés
Alfred de Falloux (1811-1886)
à la situation de répétiteurs de
Portait par Disderi
catéchisme et forcés de surcroît
(source : BNF Gallica)
d’emmener leurs élèves à la
messe. De là, un anticléricalisme
croissant dans le corps des
enseignants du primaire.
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Les lois Ferry et la guerre scolaire (1879-1959)

L’anticléricalisme unit les républicains qui prennent le pouvoir à


la fin des années 1870. Ils ne sont pas tous, loin de là, hostiles aux
religions, mais ils refusent l’influence du clergé sur la politique et la
société8 : dans une société sécularisée, chacun doit être à sa place,
l’instituteur à l’école, le curé à l’Église. Ce n’est pas seulement par
principe : c’est aussi parce que l’Église semble avoir partie liée avec les
forces réactionnaires qui refusent la société issue de 1789. Enraciner
la République suppose donc de laïciser l’école. C’est ce à quoi va
s’employer Jules Ferry : conformément à ses convictions positivistes
comme à son positionnement politique opportuniste, il entend procéder
à la séparation de l’Église et de l’École avant qu’il ne soit procédé à la

8. G. Weill, Histoire de l’idée laïque en France au xixe siècle, Paris, Hachette, 2004, p. 211-247
(1 édition : Félix Alcan, 1929).
ère

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École et religion : enjeux du passé, enjeux dépassés, enjeux déplacés

séparation des Églises et de l’État. Une des premières mesures est la


suppression de la présence des représentants des cultes reconnus (« le
banc des évêques) au Csip. C’est dire expressément que l’Église n’a pas
à surveiller l’enseignement, du moins l’enseignement public. Mais la
grande affaire est la mise en place de l’école primaire laïque avec trois
aspects :
–– Laïcité des locaux : donc retrait des crucifix sur les murs (1882) ;
–– Laïcité des programmes scolaires : donc suppression de
l’instruction religieuse (1882) ;
–– Laïcité du personnel (loi Goblet de 1886).
Pour Mgr Freppel, la loi ne produira « que des sceptiques ou des
indifférents » : ne pas parler de Dieu à l’enfant pendant sept ans, alors
qu’on l’instruit six heures par jour, c’est lui faire accroire que Dieu
n’existe pas ou qu’on n’a nul besoin de s’occuper de lui9. Pour Jules
Ferry, la loi n’est pas antireligieuse : les familles, si elles le souhaitent,
doivent pouvoir donner ou faire donner une instruction religieuse à leurs
enfants ; le jeudi est dédié à cette possibilité. Cette instruction religieuse
devra être donnée en dehors des édifices scolaires : les parlementaires
républicains refusent en effet l’immixtion de deux fonctions différentes.
L’école, c’est le domaine des connaissances rationnelles ; la religion,
c’est du domaine de la croyance.
La laïcisation du personnel se traduit par l’éviction des congréganistes
des écoles publiques. Un congréganiste, qui considère le mariage comme
un état inférieur, qui a une patrie céleste qu’il préfère à la patrie terrestre
et qui obéit à un chef étranger (le pape), ne pourrait pas être un bon
citoyen. Ces arguments, qui avaient déjà été exprimés par un La Chalotais
à l’époque des Lumière, traduisent l’hostilité de nombreux républicains à
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l’encontre du clergé régulier.
La laïcisation concerne aussi l’enseignement secondaire. La séparation
entre matières profanes (enseignées par les professeurs) et instruction
religieuse (dispensée par l’aumônier) a au reste été présentée par Jules Ferry
comme une préfiguration de la laïcité à instaurer dans le primaire. Ce
modèle est repris dans l’enseignement secondaire féminin, créé en 1880 :
l’enseignement religieux ne pourra se faire que sur demande des parents
et en dehors des heures de classe ; en outre (nouveauté par rapport à la
période précédente), les parents peuvent ne pas demander d’instruction
religieuse. Par ailleurs, les cours de morale sont dépourvus de soubassement
religieux10. Concernant l’enseignement secondaire masculin, un décret
de Paul Bert du 24 décembre 1881 prévoit que l’instruction religieuse
sera elle aussi donnée en dehors des heures de classe et que la volonté du

9. Cité par A. Israël, L’École de la République. La Grande Œuvre de Jules Ferry, Paris, Hachette,
1931, p. 115.
10. F. Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la troisième République, Paris, Presses
de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977, p. 222-223.

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Yves Verneuil

père de famille sera respectée. Par


ailleurs, les aumôniers perdent leur
statut de double moral du censeur,
puisque la loi du 21 décembre
1880 spécifie qu’ils ne résideront
pas dans l’établissement11.
La politique de séparation de
l’Église et de l’école correspond
à un «  deuxième seuil de
laïcisation  ». La fermeté dans
les principes n’exclut pas la
prudence dans l’application.
Conformément à la logique de
la politique « opportuniste », la
circulaire du 2 novembre 1882
recommande ainsi de ménager
les populations au sujet du
retrait des emblèmes religieux
Jules Ferry (1832-1893)
des bâtiments scolaires. Dans sa
Portrait réalisé par Nadar
fameuse « Lettre aux instituteurs »
du 17 novembre 1883, Jules Ferry
prêche par ailleurs la prudence
aux instituteurs. Au reste, les devoirs envers Dieu, dont il n’a pas voulu
dans la loi, sont inscrits dans les programmes (ils ne seront retirés
qu’en 1923)12. Le règlement scolaire du 14 janvier 1887 autorise par
ailleurs les instituteurs à terminer leurs classes plus tôt dans la semaine
précédant la première communion13. La modération est également de
mise dans l’enseignement secondaire : la circulaire du 24 janvier 1882,
pourtant signée par le très anticlérical Paul Bert, supprime bien la prière
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que le professeur devait faire lui-même au début et à la fin de chaque
classe, mais maintient l’usage de la prière à l’étude du matin et à celle du
soir (ces prières disparaîtront seulement au début du xxe siècle, suite aux
protestations des répétiteurs).
La dualité de la politique de Jules Ferry (rigueur des principes,
souplesse dans l’application) explique que son exemple soit aujourd’hui
invoqué en sens contraires, par exemple au sujet du foulard islamique.
Les partisans de l’interdiction ont invoqué la loi Ferry interdisant les
emblèmes religieux. Mais les adversaires de l’interdiction du voile ont

11. Après 1906, on cesse de recruter des aumôniers fonctionnaires pour les lycées.
12. Pour Paul Janet, Henri Marion et Ferdinand Buisson, trois philosophes qui jouent
un rôle important dans l’introduction dans les programmes des devoirs envers Dieu, l’idée
de Dieu n’implique pas celle de la confession, c’est donc une « idée laïque » (P. Ognier, Une
école sans Dieu ? 1880-1895. L’invention d’une morale laïque sous la IIIe République, Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 2008, p. 97).
13. Sur les accommodements laïques, cf. p. Cabanel, Entre religions et laïcité, la voie française,
xixe-xxie siècles, Toulouse, Privat, 2007, p. 175-198.

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École et religion : enjeux du passé, enjeux dépassés, enjeux déplacés

insisté sur le fait que Jules Ferry avait eu une pratique accommodante
et qu’il n’entendait pas heurter la population, afin de ne pas la faire
fuir hors de l’enseignement public. De toute façon, font remarquer
d’autres partisans du refus d’interdire, l’interdiction des signes religieux
visait les murs de la classe, pas les élèves, qui étaient acceptés avec
leurs origines religieuses : la « Lettre aux instituteurs » de Jules Ferry
indique bien qu’il faut accepter les élèves tels qu’ils sont. Mais d’autres
estiment que l’école de Jules Ferry avait pour ambition de faire en sorte
que les élèves dépassent leurs particularismes, que l’instruction civique
en particulier, (qui, symboliquement, remplace l’instruction religieuse)
devait permettre de subsumer les différences. Même s’il ne s’agissait pas
de s’adresser à des élèves abstraits, le port de la blouse devait permettre
d’oublier l’origine de chacun, et ainsi chacun devait être amené par le
maître à s’émanciper des préjugés de son milieu (y compris familial)
pour devenir un individu et surtout un citoyen rationnel14.
Aux yeux des républicains, la laïcité était en tout cas le corollaire de
l’obligation : comme les enfants devront aller à l’école, il faut respecter
leur liberté de conscience (sans parler de celle de l’instituteur). Pour
les adversaires de la laïcité, c’est au contraire parce que l’instruction
est obligatoire que l’école ne doit pas être laïque, car l’« école
athée »15 est une atteinte à la liberté de conscience des parents pour
qui l’enseignement doit être imprégné de religion. Au vrai, on aurait
pu tout aussi bien assurer une instruction religieuse différenciée ; la
mise à l’écart de l’instruction religieuse est un vrai choix, qui consiste
à répudier la religion des lieux institutionnels de la République
(Parlement, tribunaux, écoles), ces lieux étant censés être placés sous
le signe de la seule rationalité. Refusé par les catholiques militants, ce
choix va avoir pour conséquence le développement d’écoles privées
catholiques qui doivent offrir une alternative. Aussi le projet de mettre
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tous les petits Français sur les mêmes bancs va-t-il être un échec. C’est
la « guerre scolaire », la guerre de deux écoles concurrentes dans les
villes et les villages, deux jeunesses élevées de façon antagoniste et qui
se jettent des cailloux dans la rue. De ce fait, alors que Jules Ferry avait
récusé l’idée d’interdire l’enseignement libre (le monopole, disait-il,
c’est bon pour les régimes despotiques), l’idée de monopole scolaire va
être prônée par certains républicains, au début du xxe siècle16.
Aux yeux des cléricaux, l’école publique, c’est « l’école sans Dieu »,
donc « l’école du diable ». Aux yeux des tenants de l’école laïque, de « la
laïque », comme on dit, la vraie école libre, c’est l’école laïque, car elle
seule émancipe de l’obscurantisme. Le catholicisme militant n’est-il pas,
de surcroît, contre révolutionnaire ? Être républicain, c’est combattre
l’école libre, rangée dans le camp de la réaction et des partisans du retour à

14. En réalité, toutefois, le port de la blouse n’était pas obligatoire et servait avant tout à
protéger les vêtements pour éviter d’avoir à en racheter.
15. Pour Jules Ferry, l’école laïque est neutre, mais pas athée, car l’athéisme est aussi une
croyance.
16. J. Baubérot et al., Histoire de la laïcité, Besançon, CRDP de Franche-Comté, 1994.

21
Yves Verneuil

l’Ancien Régime. Inversement, les catholiques estiment vivre une nouvelle


époque de persécution, surtout quand, en 1904 le gouvernement interdit
aux congrégations enseignantes d’enseigner dans les écoles libres : n’est-ce
pas une mesure discriminatoire prise contre une certaine catégorie de
citoyens ? Il est vrai que s’opère au début du xxe siècle un durcissement de
la laïcité, qui vire parfois au laïcisme. La mention de Dieu est supprimée
des fables de La Fontaine ou du livre de lecture très répandu Le Tour de
la France par deux enfants. Dans les manuels scolaires d’histoire du primaire,
on insiste sur le côté négatif des religions : les Croisades, l’Inquisition,
les guerres de religion. En fait, l’intolérance est mutuelle. Du côté du
clergé, il arrive qu’on exerce des pressions sur les propriétaires terriens
pour qu’ils choisissent des fermiers qui mettent leurs enfants dans
l’école libre ; que, pour les examens de la communion, on classe dans
les derniers les élèves de l’école laïque, mis par ailleurs dans les derniers
rangs de l’église17. Du côté laïque, certains inspecteurs choisissent le
vendredi pour organiser les conférences pédagogiques des instituteurs, et
voir ceux qui ne mangent pas de viande lors du repas commun : ceux-là
n’auront pas de promotion18. Si on trouve dans la valise d’un élève d’une
école normale une bible, il est mal vu et souvent mal noté. On refuse
aux élèves provenant des écoles libres de passer le concours des écoles
normales (en juillet 1939, un arrêt du Conseil d’État cassera le refus de
l’Inspecteur d’Académie de Seine-et-Oise d’accepter des candidatures
« catholiques » à l’École normale). De même, si on a besoin de suppléants
dans les écoles primaires, on refuse les candidatures provenant d’anciens
élèves des écoles libres. Une association d’institutrices publiques, mais
catholiques, les Davidées, s’est d’ailleurs créée pour lutter contre ce qui
leur apparaît comme des brimades. Leurs adversaires les accusent de
vouloir noyauter les écoles publiques et de servir de cheval de Troie au
clergé. De fait, le syndicalisme des instituteurs fait de la question laïque
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le cœur de son identité. Cette trace identitaire s’est transmise dans le
syndicalisme enseignant, notamment du premier degré, jusqu’à une date
récente, parfois jusqu’à nos jours.
En 1909 comme en 1925, l’épiscopat français condamne avec
beaucoup de virulence les lois laïques (accusées en 1925 de « substituer au
vrai Dieu des idoles : la liberté, la solidarité, l’humanité, la science, etc. »)
et oblige les parents catholiques à mettre leurs enfants dans les écoles
libres, faute de quoi ils ne seraient pas admis à la communion. Exception
seulement s’il n’y a pas d’école libre dans les environs ; mais dans ce cas, il
faut surveiller l’enseignement des instituteurs, pour qu’au moins il ne soit
pas antireligieux. Le clergé demande donc la constitution d’associations
de chefs de famille pour surveiller les écoles publiques, et en particulier
les manuels scolaires. Une liste de mauvais manuels est mise à l’index,
des manuels sont brûlés. Le ministère engage les instituteurs à ne pas
céder à la pression des parents. En 1913, Louis Barthou, politiquement

17. M. Launay, L’Église et l’École en France, xixe-xxie siècles, Paris, Desclée, 1988, p. 89.
18. A. Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Colin, 1968, p. 110.

22
École et religion : enjeux du passé, enjeux dépassés, enjeux déplacés

modéré, accepte que ceux-ci puissent prendre connaissance du projet


de catalogue des livres classiques et produire à l’inspecteur d’académie
des observations écrites ; mais ces dispositions sont annulées en 1914
par René Viviani19. L’Union des associations catholiques de chefs de
famille fait par ailleurs campagne contre la politique de gémination
d’écoles, assimilée à une entreprise de coéducation visant à faire perdre
leur pudeur aux jeunes filles et à les enlever à l’Église20.
Les catholiques estiment injuste la situation créée par l’école laïque : ils
paient des impôts qui contribuent à financer les écoles publiques même s’ils
mettent leurs enfants dans des écoles privées. C’est pourquoi ils exigent la
« répartition proportionnelle scolaire » : que l’État finance écoles publiques
et écoles libres en proportion de leurs effectifs. Cette réclamation d’une aide
financière de l’État est refusée pendant toute la Troisième République. Elle
ne trouve un accueil favorable que sous le régime de Vichy. Cette mesure
de subvention est rapportée à la Libération, mais en 1951 les lois Marie
et Barangé accordent des aides à l’enseignement privé.

De 1959 à nos jours :


disparition progressive de la « querelle scolaire » et nouveaux enjeux

En 1959 est votée la loi Debré, qui permet aux établissements privés
de passer un contrat avec l’État : les enseignants sont rémunérés par l’État ;
en échange les établissements ne peuvent pas refuser un élève pour motif
religieux et les enseignants sont inspectés par les inspecteurs de l’État21. La
loi comporte une ambiguïté : d’un côté, elle stipule que l’enseignement est
délivré dans le respect de la liberté de conscience des enfants ; d’un autre
côté, il est précisé que l’établissement conserve un « caractère propre »,
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caractère propre qui peut être religieux. Dans un premier temps, la loi
n’a pas réglé la querelle scolaire : le camp laïque s’est mobilisé par des
pétitions et des manifestations ; il lui apparaît scandaleux de subventionner
des établissements privés qui affirment un caractère religieux ; c’est, selon
lui, une atteinte, à la Séparation des Églises et de l’État, puisque cela
revient à subventionner une religion. En réalité, l’instruction religieuse,
est hors contrat avec l’État, qui ne la subventionne pas. Mais il est vrai
que les contreparties exigées ne sont pas toujours respectées. Ainsi du

19. M. Gontard, L’œuvre scolaire de la Troisième république. L’enseignement primaire en France


de 1876 à 1914, CDRP de Toulouse, 1976, p. 173-181 ; C. Amalvi, « Les guerres des manuels
autour de l’école primaire en France (1899-1914), Revue historique, 1979, t. 262, p. 359-398 ;
J.-F. Condette, Les deux « guerres » des manuels scolaires dans le Nord et le Pas-de-Calais (1882-1883
et 1908-1910), Irhs-Ceges-Lille 3, Villeneuve d’Ascq, p. 409-459 ; Y. Déloye, École et citoyenneté.
L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1994, p. 276-286. Toutes proportions gardées, cet épisode a connu récemment une
réplique à propos des manuels de svt et de la question du genre.
20. Y. Verneuil, « Coéducation et mixité : la polémique sur la gémination des écoles
publiques dans le premier tiers du xxe siècle, Le mouvement social, à paraître.
21. B. Poucet, La loi Debré. Paradoxes de l’État éducateur ?, Amiens, CRDP de l’académie
d’Amiens, 2001.

23
Yves Verneuil

caractère facultatif de l’instruction religieuse. Tel instituteur fait toujours


soigneusement commencer son cours par des prières, même quand survient
l’inspecteur primaire22. Quant aux cours de morale, ils font référence à la
morale chrétienne. Toutefois ces cours sont supprimés en 1969. Par ailleurs,
comme l’écrit l’historien Bruno Poucet en particulier à propos du second
degré, « l’enseignement privé a échoué dans son entreprise de constituer
un système disciplinaire qui lui serait propre »23 ; l’idée qu’il y aurait une
mathématique chrétienne suscite des réactions de rejet24.
Le camp laïque a promis de tout faire pour que la loi Debré soit abrogée.
Tant que la droite est au pouvoir, ce sont cependant des mesures en
faveur de l’enseignement privé qui sont prises. En 1977, la loi Guermeur
prévoit ainsi que l’enseignant doit se conformer au « caractère propre » de
son établissement. Un enseignant d’un établissement privé catholique qui
divorce peut donc être licencié. Quand les socialistes arrivent au pouvoir,
en 1981, le camp laïque attend d’eux qu’ils nationalisent l’enseignement
privé. Mais quand, en 1984, le ministre Alain Savary essaie d’intégrer les
établissements privés dans le secteur public, ont lieu les plus importantes
manifestations que la France ait connues. Le président Mitterrand préfère
reculer. Les socialistes abandonnent leur projet. En 1992-1993, ils vont
même conforter la loi Debré en passant un accord sur la formation des
enseignants du privé sous contrat (accords dit « Lang-Cloupet »25). La
querelle scolaire semble dépassée. Certes, elle connaît une résurgence
en  1993, quand François  Bayrou essaie de modifier une disposition
de la loi Falloux qui limitait les subventions aux établissements privés ;
mais la remise en cause de la loi Debré ne figure plus au programme des
candidats socialistes à la présidentielle. La querelle scolaire n’est plus un
élément clé du conflit droite/gauche.
Cela s’explique d’abord par les mutations de l’Église catholique : avec
Vatican II, elle s’est ouverte à la modernité et aux droits de l’homme, elle
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n’est plus tournée vers les partis réactionnaires. Les écoles catholiques
ne menacent donc plus la République. Par ailleurs, la population est de
plus en plus déchristianisée, la société de plus en plus sécularisée. C’est
de moins en moins souvent pour des raisons religieuses que les familles
mettent leurs enfants dans le privé. On l’a bien vu dès 1977 : c’est alors
qu’ont surgi les premières manifestations contre le projet socialiste
de nationaliser les écoles privées26. La fin des filières séparées liée à la
loi Haby sur le collège unique a joué un rôle dans le souci de conserver
une alternative à un enseignement public qui mêle tous les élèves : le
privé est un recours contre les dérives supposées du public et sa mixité

22. B. Poucet, La liberté sous contrat. Une histoire de l’enseignement privé, Paris, Fabert, 2009, p. 98.
23. B. Poucet, « L’enseignement privé en France au xxe siècle », Carrefours de l’éducation, 2002/1, p. 162.
24. É. Poulat, « Les dimensions non mathématiques d’une authentique mathématique »,
Les Cahiers de la Cerf, mars 1997, p. 5-7.
25. Y. Verneuil, « Les accords Lang-Cloupet (1992-1993) : une histoire écrite à l’avance ?  »,
Histoire de l’éducation, juillet-septembre 2011, p. 51-87.
26. Témoignage de N. Fontaine, B. Poucet (dir.), L’État et l’enseignement privé ? L’application
de la loi Debré, Rennes, PUR, 2011, p. 55.

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École et religion : enjeux du passé, enjeux dépassés, enjeux déplacés

sociale (relative, certes, mais plus forte que dans le privé). Il y a une
dérive clientéliste de l’enseignement privé, dérive qui exaspère d’ailleurs
une partie du clergé, qui déplore que l’enseignement catholique soit
composé d’établissements parfois plus privés que catholiques et
voudrait donc renforcer leur identité chrétienne dans une perspective
pastorale. Il reste qu’en général, la querelle public / privé n’est plus
aujourd’hui un conflit entre laïcité et religion.
Un corollaire de la fin de ce conflit réside dans l’apparition du thème
de l’enseignement du fait religieux : n’émane-t-il pas au départ du camp
laïque, plus exactement de la Ligue de l’enseignement ? La réflexion part
de l’inculture religieuse d’un nombre grandissant d’élèves, qui ne reçoivent
plus d’instruction religieuse hors de l’école. Cette inculture peut pénaliser
en termes de réussite scolaire, car la civilisation européenne est pétrie
de références religieuses. Par ailleurs, l’enseignement du fait religieux est
considéré comme un moyen de lutter contre l’intolérance et la xénophobie,
par la connaissance mutuelle. Des rapports sont donc rédigés sur la
question, tel le rapport de Régis Debray, qui propose de passer d’une
laïcité d’indifférence à une laïcité d’intelligence. Sont toutefois refusées
la généralisation de la situation alsacienne et la réintroduction du clergé
ou de ses représentants dans les écoles ; est également écartée la création
d’une nouvelle discipline, et surtout d’une histoire comparée des religions,
qui pourrait être destructrice pour les religions. On préfère donc mettre
l’accent sur le fait religieux dans diverses disciplines, histoire-géographie et
français en particulier.
Cet enseignement du fait religieux dans le cadre des disciplines est
laïque. Il n’a rien à voir avec la catéchèse. Mais la situation est particulière
dans les établissements privés catholiques. Ces derniers estiment en effet
que leur mission est d’enseigner, d’éduquer, ainsi que de proposer un
chemin vers la foi. La religion y est présente de différentes manières : à
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travers l’enseignement du fait religieux dans les différentes disciplines
(normalement laïque) ; à travers l’instruction religieuse (normalement
facultative) ; à travers le modèle éducatif de l’établissement ; mais aussi à
travers des cours de culture religieuse, que beaucoup d’établissements ont
créés. Ces cours ne font pas partie du contrat passé avec l’État, mais sont
malgré tout inscrits à l’emploi du temps, donc obligatoires. Dans certains
établissements, on y étudie les différentes religions dans une démarche
plutôt objective ; dans d’autres, on y étudie le christianisme. Assurément,
il ne s’agit pas de catéchèse. Néanmoins, les autorités de l’enseignement
privé ont demandé qu’il existe un lien entre cet enseignement dit de
« culture religieuse » et l’instruction religieuse proprement dite27. En fait,
la question de l’enseignement du fait religieux a été employée par les
autorités de l’enseignement catholique pour servir le processus de re-
catholicisation de l’enseignement privé.

27. Annonce explicite de l’Évangile dans les établissements catholiques d’enseignement. Texte adopté par
le CNEC et promulgué par la Commission permanente d’août 2009, p. 10-12.

25
Yves Verneuil

Certains dénoncent une « communautarisation rampante », qu’ils


mettent aussi en rapport avec le fait que certains établissements juifs
(pourtant sous contrat) exigent un certificat du rabbin pour l’inscription.
Cependant, d’autres estiment que le développement d’écoles privées
juives est lié à la montée de l’antisémitisme dans certains établissements
dits sensibles. Ce phénomène a été dénoncé en 2002 par un ouvrage, Les
territoires perdus de la République, et confirmé par un rapport de l’inspection
générale, rédigé par Jean-Pierre Obin. L’école publique serait confrontée
à un nouvel intégrisme, avec des élèves musulmans qui refusent certains
cours de svt28, d’eps ou d’histoire et de géographie ou des visites de
cathédrale. Ce phénomène a été contesté : il serait ultra-minoritaire et plus
le fait d’adolescents en échec scolaire que d’adolescents manipulés par les
islamistes. Le problème serait social et scolaire, et non pas religieux.
Ces divergences d’opinions traversent la gauche. Elles se sont manifestées
en particulier à propos de la question du « foulard », puis du « voile »
islamique. Deux conceptions s’opposent : fermeté laïque ou bien laïcité
ouverte (qui prend davantage en considération la liberté de conscience et
les identités individuelles). La droite en profite pour récupérer le thème
de la laïcité. C’est Jacques Chirac qui, en 2004, fait voter une loi, alors
qu’en 1989, Lionel Jospin s’était contenté de demander l’avis du Conseil
d’État. La loi du 15 mars 2004 interdit le port de signes religieux ostensibles
à l’école. La circulaire d’application de François Fillon rappelle l’obligation
de suivre tous les cours. Cependant, la fermeté laïque de la droite marque
une limite avec Nicolas Sarkozy, partisan d’une « laïcité positive », qui déclare
le 20 décembre 2007 à la basilique Saint-Jean de Latran, à Rome, que « dans
la transmission et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le
mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur », ce qui, à
l’évidence, l’éloigne de la conception que Jules Ferry avait développée dans
sa « Lettre aux instituteurs ». Par ailleurs, avec Vincent Peillon, la gauche
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semble se réapproprier le thème de la laïcité scolaire.
La Charte de la laïcité, au demeurant, ne règle pas tous les problèmes
concrets. En fonction de leur conception de la laïcité, ferme ou ouverte,
les enseignants doivent faire des choix personnels, par exemple quand
un élève demande à pouvoir respecter en classe la rupture du jeûne,
pendant le Ramadan.

Conclusion

À l’évidence, la loi du 15 mars 2004 renvoie à celle du 15 mars 1850,


la loi Falloux. Cette allusion historique vise à suggérer qu’on serait
passé, avec l’islamisme, à un nouveau cléricalisme, auquel il importerait
d’opposer de nouveau les valeurs de la République. Cette référence
historique rappelle que la laïcité à la française s’est construite au

28. Sciences et Vie de la Terre.

26
École et religion : enjeux du passé, enjeux dépassés, enjeux déplacés

terme d’un parcours historique dans lequel la question religieuse a été


instrumentalisée à des fins morales et politiques ; de là, dans la gauche
républicaine, un anticléricalisme virulent, qui a trouvé sa solution
radicale dans la « séparation de l’Église et de l’école ». Allant plus loin
que les instigateurs des grandes lois des années 1880, les laïques les plus
militants y ont vu, par la suite, l’espoir de remplacer les religions par le
règne de la raison. La laïcité n’est plus alors une garantie juridique, mais
une idéologie militante.
Cependant, la querelle scolaire entre public et privé est aujourd’hui
en grande partie apaisée. Elle recouvre de moins en moins, aux yeux
des parents consommateurs d’école, un conflit entre religion à l’école et
laïcité scolaire. Le conflit s’est déplacé sur le terrain de la réussite scolaire.
L’autre déplacement, c’est le passage du catholicisme à l’Islam, ou
plutôt à sa forme radicale, l’islamisme. Mais y a-t-il vraiment en France
une menace communautariste, c’est-à-dire le désir d’opposer aux
règles de la République des règles communautaires ? Ou bien est-ce,
au contraire, un désir d’égalité dans les règles de la République qui se
manifeste, avec le constat que toutes les religions ne sont pas traitées à
égalité, comme le montre la question du calendrier scolaire ? Autrement
dit, la question n’est pas forcément de savoir s’il faudrait appliquer à
l’islamisme la même fermeté qui a été jadis pratiquée à l’encontre du
catholicisme clérical ; le véritable déplacement à opérer est peut-être
de passer d’une laïcisation comme prise de distance avec la culture
dominante à une laïcité respectueuse de la diversité des cultures.
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