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Claude Prudhomme
Dans Histoire, monde et cultures religieuses 2013/1 (n° 25), pages 7 à 39
Éditions Karthala
ISSN 2267-7313
ISBN 9782811109271
DOI 10.3917/hmc.025.0007
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Les religions
dans les sociétés
coloniales
(1850 – 1950)
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Claude PrudhoMMe
Professeur émérite d’histoire contemporaine
Université Lyon 2 / laarha
A
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border les sociétés coloniales sous l’angle du religieux ne va
pas de soi. Le recours à ce terme est l’objet de polémiques
anciennes qui portent sur l’extension de la catégorie de religieux
à des philosophies, des sagesses ou des spiritualités qui ne constituent
pas au sens strict des religions. Les chercheurs se sont divisés sur la
nature philosophique ou religieuse du taoïsme ou du confucianisme.
On a aussi parlé à juste titre d’une invention de l’hindouisme comme
religion au xIxe s. sous l’influence des orientalistes. De nombreux textes
témoignent jusqu’au xxe s. des hésitations qui persistent pour désigner
leur objet : brahmanisme l’emporte longtemps sur hindouisme. Mais
l’orientalisme se trouve validé par la relecture de leurs traditions que
des élites indiennes anglicisées opèrent pour donner à leurs croyances
et pratiques les caractères d’une religion avec ses textes, ses autorités,
ses formes de dévotion, ses obligations et ses interdits : l’hindouisme1.
Quant aux différentes formes de dévotion rendues aux ancêtres
dans les sociétés d’Asie orientale, leur caractère religieux a fait l’objet
depuis le xVIIe siècle de controverses au sein des élites intellectuelles
européennes. Après les avoir considérées comme des cultes païens, et
condamné les jésuites qui y voyaient des rites sans contenu religieux,
1. La consultation du site de la Bnf Gallica fait apparaître 1070 références pour brahmanisme
contre 110 pour hindouisme dans les documents du xIxe s. (sondage le 30 janvier 2013).
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Préalables
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puissances invisibles, à des divinités. Adopté par commodité, le terme
religion ne présume pas du contenu précis qui est donné à ce système par
un groupe social en un temps et en un lieu donnés.
Cette question de vocabulaire ne se limite d’ailleurs pas à la catégorie
de religion. Elle s’étend à toute la gamme des termes forgés dans les
langues européennes pour décrire le champ religieux. Leur application
mécanique à des religions développées dans un autre contexte culturel
suscite des difficultés innombrables. Parler de culte en islam, on le verra
dans ce dossier, constitue un premier exemple d’usage problématique.
De même il est périlleux de transférer mécaniquement le vocabulaire
chrétien vers d’autres religions, en méconnaissant souvent les
différences confessionnelles entre les différents christianismes (le
vocabulaire de référence reste celui du catholicisme en France).
Pèlerinage, confrérie, prêtres, clercs, sainteté, martyr(e) etc…, la liste
est longue des mots qu’il conviendrait d’employer avec parcimonie
ou d’accompagner d’une explication pour éviter les méprises. Mais les
spécificités de chaque système religieux sont d’une telle complexité
qu’il est nécessaire de manifester en la matière un peu de bienveillance
à l’égard des chercheurs et des enseignants, même si c’est parfois aux
dépens de la rigueur scientifique.
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État deS lieux
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largement le seul décompte des adhérents à une religion. Ils fournissent
aussi des statistiques en matière d’écoles, d’œuvres médicales et sociales,
d’imprimerie et d’édition etc. Les plus utiles sont :
- Revue du Monde Musulman, T. 53, 1922-1923 pour l’islam
- Catholic encyclopedia de 1913 (article « statistiques » : http://www.catholic.
org/encyclopedia.
- World missionary atlas, New York, 1925 (d’autres atlas missionnaires
protestants sont en ligne sur archive.org)
- Bilan du monde, Bruxelles, Casterman, 1960
- David A. Barrett, World Christian Encyclopedia, Oxford University Press,
1982.
Tributaires de leurs sources, ces bilans informent surtout sur le
christianisme et sa diffusion mondiale. Ils permettent d’avoir une vision
d’ensemble des forces religieuses en présence. Ils corrigent l’image d’un
christianisme profitant de la colonisation et d’un islam entravé dans sa
diffusion. Si le premier profite du contexte, ses progrès mesurés en
nombre de baptisés sont très inégaux selon les régions, souvent tardifs
(les années 1950 pour beaucoup de colonies d’Afrique noire) et le
second poursuit aussi sa progression, avec un taux de croissance plus
faible que celui du christianisme en Afrique. C’est pourquoi nous avons
choisi de proposer à la fin de notre présentation quelques tableaux
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les œuvres missionnaires, ou parce qu’elles font appel à un personnel
missionnaire peu coûteux, telles les religieuses des hôpitaux coloniaux,
le poids des missions est nettement supérieur au nombre des fidèles
dénombrés.
Quelques statistiques donnent une idée de la place occupée par ces
œuvres. Elles corrigent aussi des idées reçues quant aux préférences des
métropoles en matière de religion. Comme on le verra tout au long de
ce dossier, les colonisateurs cherchent à se concilier l’islam et favorisent
le christianisme dans la mesure où les missions ne perturbent pas la paix
coloniale. Vis-à-vis des différentes Églises qui sont en concurrence,
les attitudes sont aussi commandées par le pragmatisme. Les colonies
britanniques, malgré l’anglicanisme du souverain, accueillent 45 %
des élèves inscrits dans les écoles missionnaires catholiques et les
subventionnent. Les colonies françaises malgré la laïcité viennent
derrière les colonies britanniques pour l’importance de ces écoles. Les
Pays-Bas, de majorité protestante, soutiennent toutes les écoles des
Missions et l’assistance médicale (décret de 1924). Seuls la Belgique par
un accord signé en 1906 et le Portugal par un décret de 1930 affichent
clairement leur volonté de promouvoir le christianisme de préférence
catholique. Or la question des subventions est centrale. Le lien entre
essor des écoles missionnaires et progrès de la christianisation,
catholique et protestante est manifeste en Afrique subsaharienne
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État deS lieux
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la nation scolarisés par les missions au temps des émancipations. De
Léopold Senghor élève des pères spiritains à Nelson Mandela formé
par les missions méthodistes, en passant par l’Ivoirien catholique Félix
Houphouët-Boigny, le Tanzanien instituteur catholique et socialiste
Julius Nyerere, le Rhodésien du nord fils de pasteur Kenneth Kaunda
et le catholique du sud Robert Mugabe, l’Ougandais protestant Milton
Obote, la liste des anciens de ces écoles est longue et comporte même
des grands séminaristes (Grégoire Kayibanda au Rwanda) ou des
abbés (Barthélémy Boganda en Centre-Afrique, Fulbert Youlou au
Congo Brazzaville) entrés en politique avec l’appui ou contre l’avis
de leurs Églises. La catégorie de « minorité dominante » proposée par
Georges Balandier s’avère féconde pour penser la position privilégiée
des chrétiens autochtones en Afrique subsaharienne et le poids du
catholicisme au Vietnam.
Il est logique de chercher à obtenir une représentation spatiale des
phénomènes religieux dans les colonies. Elle a été tentée très tôt dans
des atlas coloniaux ou missionnaires. Jean-Michel Vasquez a donné une
excellente analyse du discours sur l’espace et le territoire produit par la
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Bilan historiographique
Forces et faiblesses
La première caractéristique de la bibliographie consacrée aux
religions dans les colonies est de proposer un grand nombre d’études
particulières mais très peu de synthèses. L’ouvrage dirigé par Dominique
Borne et Benoît Falaize, Religion et colonisation, publié en 2009 fait
figure d’exception en français3. La collecte est un peu plus riche en
anglais grâce à trois ouvrages qui restent, malgré leur titre, axés sur
le christianisme et les missions4. Les ouvrages en anglais restant d’un
accès difficile, nous nous proposons de nous en tenir ci-dessous à un
panorama très simplifié des travaux en langue française.
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pragmatisme des administrateurs.
Tout essai de bilan fait ensuite ressortir la forte inégalité de
l’investissement des historiens de langue française dans les différentes
religions avec une nette préférence pour les missions chrétiennes.
Cette situation reflète le déséquilibre dans les sources et la possibilité
d’y accéder. La revue Histoire des Missions Chrétiennes a consacré son
premier numéro à un bilan méthodique des travaux réalisés depuis une
cinquante d’années (Khartala, 2007). Des thèses ont fourni des études
des réveils missionnaires, catholiques et protestants, aux xIxe et xxe s.
Un ouvrage synthétique traite la question controversée des rapports
entre missions chrétiennes et colonisation du xVIe au xxe s.8. Mais l’essor
des missions catholiques, objet de nombreux ouvrages plus descriptifs
5. Philippe delIsle (dir.), L’anticléricalisme dans les colonies françaises sous la Troisième République,
Paris, Les Indes savantes, 2009.
6. Pierre-Jean luIZard (dir.), Le Choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances
coloniales en terre d’islam, Paris, La Découverte, 2006.
7. Joseph-Roger de BenoIst, Église et pouvoir colonial au Soudan français. Administrateurs et
missionnaires dans la Bouvle du Niger (1885-1945), Paris, Karthala, 1987.
Charles P. keIth, « Catholicisme, Bouddhisme et lois laïques au Tonkin », Vingtième siècle,
2005/3, p. 113-128.
8. Claude prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation, xvi-xxe s., Paris, Le Cerf, 2004.
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Claude Prudhomme
que critiques, attend une synthèse comparable à celle rédigée par Jean-
François Zorn pour les missions protestantes françaises9.
Si les thèses et travaux scientifiques en langue française consacrés aux
autres religions sont peu nombreux, ils sont souvent de grande qualité.
L’islam en régime colonial, dans les colonies françaises ou britanniques,
a bénéficié des travaux francophones les plus importants, notamment
grâce à Marc Gaborieau et Olivier Roy. Les religions orientales durant
la période 1850-1950 ont été beaucoup moins étudiées dans une
perspective à la fois historique et anthropologique. L’histoire collective
de l’Inde moderne dirigée par Claude Markovits10 et celle du Pakistan
rédigée par Michel Boivin (Que sais-je ? n° 970) comportent des
chapitres très utiles pour mesurer la place et l’évolution de l’hindouisme,
de l’islam et du christianisme dans l’Empire britannique.
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éventail d’études spécialisées. Ils portent sur un objet particulier, sur des
territoires bien délimités ou sur un seul aspect de l’action missionnaire.
Rédigés en majorité dans le cadre de thèses, ils obéissent aux règles du
genre et le choix des sujets reflète l’évolution des préoccupations des
historiens depuis les années 1960.
Un premier ensemble d’ouvrages traite des politiques coloniales en
matière religieuse. Les plus anciens, produits par des experts coloniaux,
sont devenus de véritables sources imprimées L’islam en a été le premier
objet avec l’ouvrage de Robert Arnaud, Précis de politique musulmane,
1906. L’expérience du terrain combinée à sa formation universitaire
(agrégé et docteur en histoire avec une thèse sur la colonisation du
Sénégal) et ses responsabilités à la tête de l’École coloniale ont conduit
Georges Hardy (1884-1972) à réfléchir au problème religieux dans l’empire
français11. Avec une démarche plus scientifique, des publications récentes
reprennent le dossier des politiques menées à l’égard de l’islam12 ou des
religions orientales.
9. Jean-François Zorn, Le grand siècle d’une mission protestante. La Mission de Paris de 1822 à
1914, Paris, Les Bergers et les Mages/Karthala, 2012 (2ème édition).
10. Claude markoVIts (dir.), Histoire de l’Inde moderne, 1480-1950, Paris, Fayard, 1994.
11. Georges hardy, Le problème religieux dans l’empire français, Paris, Leroux-PUF, 1940.
12. En particulier des historiens anglophones comme Christopher harrIson, France and
Islam in West Africa, 1860-1960, Cambridge University Press, 2003.
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État deS lieux
Unsecondensembleestconsacréauxperceptionsparlesmissionnaires
des sociétés coloniales et des religions locales. Par son abondance,
sa diffusion de masse dans toutes les couches de la population, en
Europe et en Amérique du nord, la littérature missionnaire a joué un
rôle majeur pour la construction des représentations des populations
colonisées et des religions non chrétiennes dans les pays colonisateurs.
Elles ont nourri et consolidé le sentiment de supériorité et bien des
stéréotypes à travers les caractéristiques prêtées aux populations
païennes, et pas seulement musulmanes. Mais elles ont également
contribué avec le temps à remettre en cause ces clichés et à apprécier
de manière plus ouverte des religions avec lesquelles le christianisme
voulait entrer en dialogue, au lieu de perpétuer la critique systématique
de croyances accusées de nourrir la sauvagerie et l’incapacité à entrer
dans la modernité.
Deux ouvrages dominent la bibliographie et sont devenus des
références. Le premier est dû à Jean Pirotte, Périodiques missionnaires belges
d’expression française : reflets de cinquante années d’évolution d’une mentalité,
1889-1940, Université de Louvain, 1973. Le second s’est intéressé aux
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missionnaires en Afrique occidentale : Bernard Salvaing, Les missionnaires
à la rencontre de l’Afrique au xixe siècle, Paris, L’Harmattan, 199513.
Un troisième ensemble, le plus volumineux, est composé par des
thèses qui ont choisi d’étudier l’introduction du christianisme et l’action
des missions dans une région14. L’Afrique bénéficie aujourd’hui d’un
traitement privilégié et la plupart des pays sont l’objet d’excellentes
études en français et pour certaines publiées. S’il n’est guère utile d’en
établir ici une liste, d’autant que beaucoup d’entre elles sont restées à
l’état de manuscrit, il faut souligner leur intérêt pour le sujet. Beaucoup
de celles qui ont été éditées contiennent des aperçus éclairants et
originaux sur les sociétés coloniales, en particulier sur la manière dont
13. L’historiographie anglophone a multiplié les travaux ces dernières années, par ex. :
Esme cleall, Missionary Discourses of Difference. Negotiating Otherness in the British Empire, 1840-
1900, Cambridge Imperial and Post-Colonial Studies Series, 2012.
14. Parmi les thèses publiées qui illustrent l’ouverture à l’ethnologie : Anne huGon, Un
christianisme africain au xixe siècle. L’implantation du méthodisme en Gold Coast (Ghana), 1835-1874,
Paris, Karthala, 2007. Flavien nkay malu, La mission chrétienne à l’épreuve de la tradition ancestrale
(Congo-belge, 1891-1933), Paris, Karthala, 2007. Françoise raIson-Jourde, Bible et pouvoir à
Madagascar au xixe siècle. Invention d’une identité chrétienne et construction de l’État, Paris, Karthala,
1991, 840 p. Christiane roussé-Grosseau, Mission catholique et choc des modèles culturels en
Afrique : l’exemple du Dahomey, 1861-1928, Paris, L’Harmattan, 1992, 390 p. Henri médard, Le
royaume du Buganda au xixe siècle. Mutations politiques et religieuses d’un ancien État d’Afrique de l’Est,
Paris, Karthala, 2007.
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les populations locales ont réagi à l’arrivée des colonisateurs, les ont
nommés, se sont opposées, puis se sont adaptées et se sont appropriés
les instruments de la domination coloniale. Sous des titres qui semblent
s’intéresser uniquement aux missions, on découvre, à la lecture, des
travaux qui font largement appel à l’anthropologie et comblent en
partie le déficit d’études sur les adhérents des religions autres que le
christianisme en Afrique et en Asie. Ces thèses réservent une large
place aux religions qui occupent l’espace à l’arrivée des missionnaires
et tentent de se détacher du point de vue du colonisateur ou du
missionnaire. Il ne s’agit plus pour leurs auteurs d’écrire l’histoire à
travers la mission et en fonction de ses objectifs mais d’analyser la
confrontation entre les systèmes religieux et ses conséquences. Cela
suppose de comprendre dans un premier temps la place que les religions
occupaient dans la vie sociale « indigène » et les modes de transmission
des traditions autour desquelles s’organisait la vie collective. Grâce
à la richesse des sources missionnaires (correspondance, journaux
de communautés), et à condition d’en effectuer une lecture critique,
il est possible d’observer au plus près le choc provoqué par l’arrivée
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de la nouvelle religion, les conséquences sur les hiérarchies sociales,
les systèmes de valeur, les rapports entre les individus et les groupes.
De la sorte, religions anciennes et nouvelles ne sont pas appréhendées
séparément et interagissent.
Lacunes
Ce bilan fait aussi apparaître des lacunes considérables. Malgré les
efforts déployés par les historiens pour s’affranchir du point de vue de
ceux qui détiennent l’autorité et ont laissé les sources les plus abondantes,
l’historiographie des religions dans ces sociétés peine à équilibrer la part
faite aux différents acteurs. C’est particulièrement vrai pour l’histoire
des femmes, longtemps négligée, y compris dans l’histoire des missions
chrétiennes. L’intérêt porté désormais aux femmes en situation
coloniale15 a encore produit peu d’effets dans le champ religieux.
Les femmes missionnaires ont pourtant été plus nombreuses que les
hommes et les transformations des sociétés passent par l’évolution
du statut des femmes, de leur rôle, de leur éducation, évolution dans
laquelle les femmes missionnaires ont exercé une forte influence.
15. Anne huGon (dir.), Histoire des femmes en situation coloniale. Afrique et Asie, xxe siècle, Paris,
Khartala, 2004, 240 p.
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l’emporte sur l’étude de l’évolution religieuse des femmes autochtones.
L’histoire de la réception de l’éducation reste à faire, comme celle des
mouvements confessionnels féminins destinés aux fidèles très actifs
dans les missions catholiques (Légion de Marie) et protestantes.
Un dernier déséquilibre affecte l’étude des acteurs de la colonisation
et des populations qui vivent sous la domination coloniale. L’histoire
a longtemps été écrite par ceux qui colonisaient ou déployaient
les missions chrétiennes. L’abondance des traces laissées par les
colonisateurs et les missionnaires, au contraire des colonisés et des
destinataires de la mission, avait eu pour résultat de leur faire la part
belle au point d’occuper toute la scène. Le rééquilibrage s’est amorcé
avec la multiplication des enquêtes ethnographiques à partir des années
1930 et surtout durant les années 1950. Un peu plus tard, le procès
intenté à la suite d’Edward Saïd par les post-colonial studies et les subaltern
studies contre les orientalistes et les africanistes a obligé les chercheurs à
s’interroger sur la construction (l’invention) de l’Orient ou de l’Afrique
noire par les colonisateurs, plus généralement à critiquer le discours
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son autonomie relative et à prendre en compte l’expérience croyante
en situation coloniale comme une donnée qui a ses propres logiques et
entraîne des choix dont la cohérence est incompréhensible si on ne les
relie pas à des croyances. Il ne suffit pas de dénoncer le fanatisme pour
comprendre comment et pourquoi la religion peut légitimer des formes
extrêmesd’hostilitéetjustifierlesacrificed’unevie.Avecuneconséquence
paradoxale : jugée habituellement accessoire par rapport aux logiques
économiques et politiques, la religion est ponctuellement invoquée
comme explication dominante ou exclusive dans l’interprétation de
certains événements. Les mouvements de résistance coloniale dans les
régions à majorité musulmane, du Maghreb à l’Afrique de l’Ouest, sont
l’exemple le plus fréquent d’une lecture religieuse de conflits socio-
politiques. Mais la fameuse révolte des Cipayes en 1857-1858 en fournit
un autre exemple spectaculaire, bien avant que la partition de l’Inde ne
conforte une tradition intellectuelle qui tend à postuler le primat du
religieux pour rendre compte des conflits et des flambées de violence
dans certaines régions. L’abus du religieux cohabite avec sa sous-
évaluation. Sous l’influence de l’anthropologie et d’historiens issus des
16. Religion Compass, Vol. 5, numéro 10, pages 631- 637, Octobre 2011 : « Postcolonialism
and the Study of Religion: Dissecting Orientalism, Nationalism, and Gender Using Postcolonial
Theory ».
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État deS lieux
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moment clé pour saisir l’évolution des religions et observer leur rôle.
La contribution de Oissila Saaïdia dans ce dossier en donne un exemple
caractéristique en soulignant que l’islam réagit de manière différenciée.
Mais l’observation vaut aussi pour les autres religions, y compris le
christianisme. Philippe Delisle montre comment les sociétés insulaires
des Caraïbes sont profondément liées au christianisme sans reproduire
le christianisme européen et que celui-ci a dû composer avec d’autres
croyances. Jean Pirotte rappelle que le Congo belge a été construit en
s’appuyant sur les missions qui ont à la fois conforté l’ordre colonial et
créé les conditions de sa contestation. A priori bien disposés à l’égard
des colonisateurs, catholicisme et protestantisme ont également suscité
des protestations anticoloniales, puis des mouvements nationalistes
comme le catholicisme au Vietnam. Ambivalence ou ambiguïté du
religieux en situation coloniale, quel que soit le qualificatif retenu, il est
le plus juste pour définir une réalité multiforme et mouvante.
Une seconde orientation prise par les travaux en cours incite à
sortir d’une vision cloisonnée qui décrivait les sociétés à partir d’une
seule religion. La caractéristique des sociétés coloniales est au contraire
d’accentuer le pluralisme religieux là où il existait déjà et de l’introduire là
où il était ignoré. Le monde colonial favorise la circulation des hommes
et des croyances, et pas seulement à travers le mouvement missionnaire
chrétien. L’islam bénéficie aussi de conditions propices aux échanges et
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affectent toutes les religions. Les adhérents des religions installées
abordent avec méfiance l’irruption de nouveaux acteurs, condamnent
et rejettent les nouvelles croyances et les changements imposés par
la colonisation. Mais avec le temps ils intègrent les apports venus de
l’extérieur, tentent d’influencer l’action coloniale et évoluent à leur tour,
et leurs choix religieux ont des effets décisifs pour la société coloniale.
De manière symétrique, les convertis ne reçoivent pas de manière passive
l’enseignement missionnaire et ne désertent pas leur ancien univers
religieux. Ils procèdent par aménagements ou accommodements dont
les études anthropologiques ont révélé la subtilité.
La revendication d’un christianisme africain à travers la fondation
d’Églises nouvelles indépendantes en rupture avec les Églises
missionnaires et le surgissement de religions syncrétiques puisant dans
plusieurs traditions sont les manifestations les plus spectaculaires de ces
innovations qui se réclament de l’authenticité. Elles sont aussi les plus
étudiées car elles exercent une véritable fascination sur les chercheurs,
notamment les africanistes, depuis l’apparition des Églises éthiopiennes
en Afrique australe à la fin du xIxe s. et les travaux du pasteur ethnographe
17. Bernard heyBerGer, Rémy madInIer (éd.), L’Islam des marges. Mission chrétienne et espaces
périphériques du monde musulman xvi-xxe siècles, Paris, IISMM-Karthala, 2011, 285 p.
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le monde des ancêtres et la modernité apportée par la colonisation et
les missions. La variété des combinaisons qui s’efforcent de concilier
diverses appartenances et références culturelles reste un domaine clé
de la recherche. Les sociétés coloniales ont été un des laboratoires
de la gestion du pluralisme religieux, avant que les mêmes questions
ne se posent dans les sociétés européennes avec l’arrivée massive de
nouvelles populations et de nouvelles croyances.
18. Maurice leenhardt, Le mouvement éthiopien au sud de l’Afrique, 1902, rééd. 1976, Académie
des sciences d’outre-mer).
19. Par ex. André mary, Le bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Cerf, 2000.
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caractérise aussi par la place du soufisme qui imprègne la spiritualité
savante et populaire. Il valorise l’intercession des saints et n’est pas
resté imperméable à l’hindouisme.
L’année 1857 marque un tournant pour cette configuration avec
la révolte dite des Cipayes, sa répression et la déposition du dernier
empereur moghol. Pour répondre aux défis posés par la nouvelle
situation, deux conceptions s’affirment, désignées faute de mieux par les
termes de fondamentalisme et modernisme. Toutes deux préconisent
une purification de l’islam par le retour aux sources mais divergent sur
la nature des réformes.
Les fondamentalistes s’organisent et se regroupent généralement
dans de petites villes. À la colonisation ils empruntent, pour lui résister,
certaines institutions (collèges avec examens et internat, lithographie,
recours à la poste pour lancer des souscriptions et répondre aux
consultations juridiques qui concurrençaient les tribunaux britanniques).
« Une société musulmane – ou plutôt la bonne société des Ashraf (élite
musulmane d’origine étrangère) - se reproduisait ainsi en utilisant
les armes de l’Occident ; provisoirement refermée sur elle-même,
elle était prête pour se lancer dans la politique quand l’occasion s’en
présenta lors de la Première Guerre mondiale20 ».
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solutions fondamentalistes dans les traditions du Prophète (hadith).
Elle s’apparente au wahhabisme d’Arabie.
Ces trois écoles encadrent la très grande majorité des sunnites des
Indes britanniques. Pourtant, à partir de 1875, s’affirme un courant
moderniste qui cherche un compromis avec l’Occident sur les plans de
la politique, des institutions en matière d’enseignement, de la science et
de la théologie. Son chef de file est Sayyid Ahmad Khan (1817-1898).
Décidé à former une élite musulmane de culture anglaise capable de
rivaliser avec les hindous, il fonde en 1875 près de Delhi, à Aligarh, un
collège (au sens britannique) sur le modèle d’Oxford. Celui-ci favorise
les travaux scientifiques. Il élabore la théologie moderniste la plus
radicale que le monde musulman ait connue, le théisme naturaliste : il
s’en tient au Coran comme seule source de la révélation ; il rompt avec
le droit médiéval ; il veut donner aux croyances un fondement rationnel
en harmonie avec les lois de la nature découvertes par la science. Dans
l’orbite d’Aligarh se retrouvent des intellectuels modernistes influents
comme Sayyid Mumtaz ‘Ali (1860-1935), qui milite pour l’éducation
des femmes. Le juriste, apologète et politicien chiite Amir ‘Ali (1849-
1928) exerce une forte influence à Calcutta et à Londres.
Les musulmans ne se contentent pas de se réformer. Ils entendent
aussi relever le défi venu du prosélytisme chrétien et du réveil hindou. La
réponse missionnaire vise à islamiser par la base et à éduquer le peuple
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en abolissant l’obligation du jihad, et contrecarre le prosélytisme des
chrétiens (en se présentant comme Jésus revenu sur terre) et celui des
hindous (se donnant pour un nouvel avatar de Visnu). La « secte », ou
plus scientifiquement le mouvement Ahmadiyya, qui porte le nom du
fondateur, s’est scindé en deux courants vers 1914.
Réponses hindoues
Les croyants hindous, ou ceux que les orientalistes puis les
recensements britanniques regroupent dans la catégorie « hindouisme »,
se montrent eux aussi réfractaires à l’action des missions chrétiennes.
Plus que par des refus violents, qui existent, ils résistent en manifestant
leur indifférence ou absorbent certains éléments des religions introduites
avec la colonisation. Jésus peut y devenir l’objet d’une dévotion et les
lieux de pèlerinage marial une destination pour la dévotion.
Néanmoins le contexte colonial a de profondes répercussions
sur la vie des croyants. Mais les changements les plus spectaculaires
sont la conséquence de la compétition religieuse qui est stimulée par
le prosélytisme musulman et missionnaire chrétien. La concurrence
accélère chez les élites la construction d’un hindouisme sur le modèle
de celui reconstruit par l’orientalisme. « Cette vision idéalisée, construite
sur des corpus littéraires (Veda, Upanishad, Purâna, va peu à peu
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État deS lieux
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1897 la mission Ramakrishna. Elle prend aussi une forme plus militante
et agressive avec le mouvement de l’Arya Samâj ou communauté des
Aryens. Il déclenche dans les années 1920 le mouvement shuddi ou
purification destiné à ramener dans l’hindouisme les convertis à l’islam
ou au christianisme grâce à un rituel d’entrée dans l’hindouisme inspiré
du baptême. Il s’en prend au colonialisme britannique, à l’islam et au
christianisme. À l’image du réformisme musulman (et des réformes
protestantes), il entend permettre le retour aux sources, à la pureté des
Védas, par opposition à l’hindouisme populaire22.
Ces mouvements de recomposition qui traversent l’islam et
l’hindouisme ont des effets sensibles sur la construction du mouvement
national23. Certes le parti du Congrès fondé en 1885 s’inspire d’un
modèle séculariste ,typiquement britannique. Il se veut pluraliste sur
le plan religieux, garant de la liberté de toutes les religions. Mais le
parti ne peut s’empêcher de manifester une référence privilégiée
à la culture hindoue comme l’illustreront les polémiques autour des
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Claude Prudhomme
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Réveil bouddhiste au Vietnam
La priorité donnée à la délivrance de la souffrance par la méditation
n’a pas empêché le bouddhisme d’être également mis en mouvement
pat le choc colonial. Tout un renouveau se dessine avec la Chine pour
épicentre lors de la révolution de 1911. Selon Nguyen Thé Anh24,
« Les idées du principal artisan de ce mouvement de réforme, Tai Xu,
propagées dans le journal qu’il publie à partir de 1920, Haichao yin (la
Voix de la Marée), trouvent un large écho au Vietnam. Des intellectuels
bouddhistes, rejetant l’étiquette de doctrine du refus attachée à leur
religion, rêvent d’en faire un ciment qui réconcilierait l’ancien et le
moderne, une pensée qui permettrait de définir une issue au dilemme
culturel. En bref, ils souhaitent actualiser le bouddhisme afin de le
rendre plus sensible aux besoins contemporains de la société ». Selon des
procédures qui s’apparentent à celles décrites plus haut, les promoteurs
du mouvement cherchent à diffuser le bouddhisme en rendant ses
textes accessibles à tous et pas seulement aux moines, à purifier la
24. « L’engagement politique du bouddhisme au Sud Viêt-Nam dans les années soixante »
in : www.tinparis.net/fr_societe/engagementbouddhis_ntheanh.html. L’article est introduit
par une présentation du renouveau bouddhiste dans les années 1920.
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État deS lieux
La religion n’est pas dans les sociétés coloniales une affaire privée
(mais l’est-elle dans les sociétés séculières ?), car elle fonde le pouvoir,
détermine des attitudes en matière économique, oriente la vie sociale
et imprègne toute la culture. En cela l’introduction par les missions
chrétiennes d’une religion qui englobe la vie sociale, la conviction
missionnaire qu’il faut combiner la prédication et l’action sociale, et
fonder la vraie civilisation, ne sont pas une nouveauté dans le monde
musulman ou le bouddhisme. Le premier associe déjà la mosquée et
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la medersa, la croyance et la science, et inspire le droit, en particulier
le droit des personnes. Mais cet encadrement des sociétés se vérifie
aussi dans les autres religions et on pourrait établir des rapprochements
inattendus entre elles. Les monastères bouddhistes (vat) peuvent
constituer de vastes ensembles de bâtiments qui ajoutent à leur fonction
une action scolaire et une assistance médicale assurée par des bonzes
guérisseurs qui acquièrent ainsi des mérites pour leur vie future25.
L’ensemble constitué n’est pas très éloigné d’une mission chrétienne.
Mais dans chaque situation coloniale, la difficulté est d’évaluer la part
du religieux pour comprendre la situation des pays au moment de leur
colonisation et appréhender la réaction des colonisés.
25. Georges condomInas, « Notes sur le bouddhisme populaire en milieu rural lao »,
Archives des Sciences sociales des religions, n° 25, 1968, p. 81-110.
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Claude Prudhomme
« L’Asiatique a la réputation dans le monde entier d’avoir une soif de gain illimitée
et sans pareille pour les petites choses comme pour les grandes, et cette réputation
est en général méritée. Mais il s’agit précisément d’un désir de gain que l’on satisfait
par les moyens de la ruse et avec le recours du moyen universel, la magie. Il manquait
précisément ce qui a été décisif pour l’économie occidentale : à savoir que le caractère
pulsionnel de la recherche du gain fût brisé et rationnellement objectivé, et qu’il fût
inséré dans un système d’éthique rationnelle et intramondaine de l’action dans monde,
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comme l’a fait en Occident l’ascèse intramondaine du protestantisme, dans la ligne
de quelques rares précurseurs qui étaient avec eux en résonance intérieure. L’évolution
religieuse de l’Asie n’a pas connu les conditions nécessaires au développement d’un
tel processus ».
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État deS lieux
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à l’époque coloniale et a pu renforcer certains stéréotypes (fatalisme
et violence inhérents à l’islam, superstitions naïves des polythéismes).
Mais son degré de subordination au projet colonial tend à s’estomper
à partir des années 1930. Elle a aussi permis de mieux connaître les
réalités religieuses.
À partir des observations collectées, un discours critique peut
s’élaborer au sein de l’ethnologie. Un processus d’autonomisation des
sciences sociales (Maurice Delafosse, Louis Massignon, Jacques Berque)
tend à développer la dimension critique et à affranchir les experts de
leur dépendance aux intérêts coloniaux. L’étude des religions devient un
28. Xavier coppolanI (1863-1905) commence sa carrière dans le service des affaires
indigènes en Algérie, s’intéresse à l’islam soufi et se fit connaître par une étude des confréries
musulmanes publiée en 1898. Il la poursuit en aof, s’impose comme le spécialiste de la
pacification des tribus musulmanes, puis en Mauritanie où il est assassiné en 1905.
29. Augustin Berque (1884-1946) - (à ne pas confondre avec son petit-fils géographe qui
porte le même prénom) - était historien et arabisant. Observateur perspicace de la société
musulmane, il a longtemps été directeur des Affaires musulmanes et des Territoires du Sud
au Gouvernement Général de l’Algérie. Son fils Jacques (1910-1995) s’est imposé, lui aussi,
comme un grand arabisant et un des meilleurs spécialistes d’histoire de l’islam (intitulé de la
chaire qu’il a occupé au Collège de France de 1956 à 1981).
30. Charles moore Watson (1844-1916, diplômé de l’Université de Dublin en linguistique
et en études arabes, incarne le militaire érudit, membre de la Royal Geographical Society. Sa
carrière le mène au Soudan, en Inde et en Égypte.
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Claude Prudhomme
cheminpourappréhenderautrementlessociétésindigènesetlasympathie
à leur égard débouche chez certains spécialistes sur la prise en compte
de leurs critiques et de leurs aspirations. Dès lors, l’orientalisme n’est
plus seulement un discours construit par l’occident ; l’islamologie et
l’africanisme se dégagent de leurs finalités utilitaires au service de la
colonisation.
Religion et politique
Parmi les thèmes qui ont bénéficié d’une meilleure appréciation de
la place des religions dans les sociétés coloniales, nous retenons quatre
exemples qui touchent à des points essentiels pour la vie des sociétés
coloniales. Le premier concerne la question du pouvoir. Le recours à la
force ne peut constituer une solution durable et suffisante pour imposer
un pouvoir étranger. La pacification dont se vante le colonisateur
reste fragile et la faiblesse des moyens qu’il peut engager de manière
permanente impose une négociation avec les autorités locales. Dans
certains cas il s’entoure de chefs traditionnels auxquels il manifeste sa
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déférence en retour de leur docilité. Les princes indiens comme les
rois locaux africains sont ainsi intégrés et neutralisés. Dans d’autres
cas il promeut une nouvelle catégorie de chefs, tels les chefs médaillés
du Congo belge. Mais ces bricolages laissent entière la question de la
légitimité du pouvoir colonial aux yeux des populations. Elle est d’autant
plus insoluble que les pouvoirs autochtones détruits par la conquête
avaient une dimension fortement religieuse, garantissaient l’harmonie
entre le monde visible et invisible, la communication entre les vivants et
les ancêtres. Pour ne pas apparaître comme un pouvoir arbitraire fondé
sur la force, le colonisateur doit se donner une légitimité reconnue
dans la culture locale. En Inde, il croit y parvenir en organisant une
Inde des princes qui est le laboratoire d’une forme de gouvernement
indirect ou indirect rule, étendue ensuite à d’autres colonies et théorisée
tardivement pour le Nigeria par Frederik Lugard. Mais la déposition
de l’empereur moghol laisse un vide qu’il est urgent de remplir, ce que
tente de réaliser l’invention d’un rituel d’intronisation pour le vice-roi
du Britsh Raj en Inde31. À Madagascar le souverain (au moment de
la conquête française la reine Ranavalona III) assurait le lien entre
le monde divin et celui des vivants, entre la nature, les vivants et les
31. Max-Jean ZIns, « Rites et protocoles du British Raj en Inde. La mise en scène de
traditions inventées et importées » in : Revue française de science politique, n°6, 1995, p. 1001-1022.
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et hindou, mais aussi en Afrique subsaharienne où surgissent des
prophètes tenant un discours aux accents messianiques. Et le langage
religieux utilisé par beaucoup de mouvements nationalistes vient
après 1945 vérifier que le registre religieux reste souvent efficace pour
mobiliser les populations en Afrique (mouvement mau-mau au Kenya
dans les années 1950) comme au Vietnam (bouddhisme, caodaïsme).
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Claude Prudhomme
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à certaines activités, des minorités religieuses qui développent un esprit
d’entreprise (zoroastrisme en Inde illustré par la famille Tata ; chrétiens
formés à l’école des missions).
Les dispositions manifestées par certains groupes religieux en
faveur de la modernisation confortent la thèse d’un lien étroit entre
religion et économie. Mais il doit être tempéré par l’insistance sur la
multiplicité des combinaisons possibles et l’absence de lien mécanique.
Ce n’est pas parce que le bouddhisme promeut le détachement des
biens matériels et dévalorise l’accumulation des biens qu’il s’oppose
partout à l’émergence d’une bourgeoisie capitaliste.
33. Le cas le mieux documenté est celui des Mourides au Sénégal. Voir la contribution de
Oissila Saaïdia dans ce numéro.
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promotion des femmes coexiste avec un discours attaché à la distinction
des sexes et de leurs fonctions. L’hindouisme justifie pour Gandhi de
combattre l’intouchabilité mais parce qu’elle écarte des hommes de la
religion. Selon Christophe Jaffrelot, « à ses yeux l’intouchabilité était
essentiellement un problème religieux : on ne pouvait exclure une
catégorie d’êtres humains de l’accès au divin ou à sa représentation
sous la forme d’une image » mais « partisan du Sanatan Dharma, il
n’envisageait pas de remettre en cause l’économie du système des
castes » et préférait aménager « un système de varna réinterprété34 ».
Pour sa part, le christianisme diffuse une vision en théorie plus
égalitaire et plusieurs études ont montré comment l’adhésion au
christianisme des jeunes Africains scolarisés était aussi une manière
d’échapper à l’autorité des anciens. De même l’attraction du
christianisme sur les groupes exclus (dalits et minorités aborigènes aux
Indes, « tribus » montagnardes en Indochine) ou sur des catégories
dominées (captifs en Afrique) se vérifie dans les statistiques. Certains
groupes ont vite compris que l’adhésion à la nouvelle religion était
aussi une voie pour leur émancipation et leur promotion sociale grâce
aux écoles missionnaires ou favorisait la sauvegarde de leur langue dès
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l’apartheid en Afrique du sud à travers une lecture de la Bible qui
identifiait les Boers au peuple élu. On observe la même diversité de
positions au sein de l’islam ou de l’hindouisme face à la modernité
venue d’Occident
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contact avec la culture du colonisateur ou du missionnaire, à travers
l’école (bien que le taux de scolarisation soit resté souvent très faible et
les réticences à son égard nombreuses), le travail, la justice, finalement
la vie politique. Elles doivent s’adapter à un nouveau calendrier qui
impose ses divisions et rythme les semaines (le repos du dimanche),
à une nouvelle échelle des valeurs qui valorise le travail productif et
l’épargne, parfois apprendre une culture écrite qui dévalue l’oralité,
toujours subir un travail de « désymbolisation » au nom de la rationalité
scientifique qui désacralise l’espace et le temps de leurs traditions.
Dans ces processus, les missions constituent un vecteur essentiel parce
qu’elles sont très actives dans l’enseignement et le domaine de la santé.
Elles accordent une grande importance aux langues indigènes, les fixent
à l’écrit quand elles étaient orales pour traduire la Bible, les prières, les
catéchismes.
Mais le nouveau n’efface pas l’ancien et l’étude des religions est
particulièrement utile pour appréhender l’extraordinaire diversité des
réponses possibles dans les sociétés colonisées. Si le rejet total des
nouveautés s’avère au fil du temps illusoire, à moins de se retirer du
monde colonial, un tri s’opère parmi les offres et les modes de réception
génèrent toute une gamme d’attitudes, d’un quasi-repli sur la religion
des ancêtres qui limite les emprunts à une adhésion enthousiaste
aux nouvelles croyances et aux nouvelles normes qui entraîne la
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Claude Prudhomme
Conclusion
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Dans tous les cas, cela implique d’être davantage attentif à la place
des religions dont les travaux anthropologiques ne cessent de souligner
l’importance. La religion n’est jamais une explication suffisante et il est
très difficile, et dangereux, de l’isoler d’autres facteurs. Elle est toujours
une donnée à prendre en compte, avec d’autres éléments, pour analyser
la manière dont les sociétés se pensent, décident et agissent.
Les religions sont aussi un acteur essentiel de la globalisation. Le
christianisme joue un rôle majeur dans ce processus à travers son
discours, ses écoles, ses œuvres sociales, son action économique.
L’abondance des travaux qui lui sont consacrés ne doit pas pour
autant conduire à surévaluer son action. Il n’a pas eu le monopole de
l’engagement social et les croyants d’autres religions n’hésitent plus
à s’inspirer de son modèle pour développer des réseaux scolaires
modernes, faire évoluer l’aumône en assistance publique. Expression
de ces réactions en chaîne et de ces interdépendances, le parlement des
religions qui se tient à l’occasion de l’exposition universelle de Chicago
en 1893 symbolise les progrès du pluralisme et l’ouverture de pays de
tradition chrétienne aux spiritualités orientales.
Si les religions contribuent à la globalisation, elles sont aussi
changées par elle. Toutes les grandes religions sont affectées par ce
processus et doivent composer avec lui, qu’elles soient à ambition
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religions traditionnelles sont dès l’entre-deux guerres les manifestations
les plus visibles des efforts déployés dans des directions multiples et
contradictoires.
Au-delà de la question des relations ambivalentes et ambiguës entre
religions et colonisation, la question centrale posée depuis le xIxe s. à
toutes les religions est finalement celle des réponses qu’elles proposent
face à une modernité qui s’impose dans un contexte d’impérialisme
colonial. On constate alors que, depuis un siècle et demi, de nouvelles
frontières passent au sein de chaque religion et incitent à cesser de penser
le monde comme la simple juxtaposition de blocs confessionnels.
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