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État des lieux

Claude Prudhomme
Dans Histoire, monde et cultures religieuses 2013/1 (n° 25), pages 7 à 39
Éditions Karthala
ISSN 2267-7313
ISBN 9782811109271
DOI 10.3917/hmc.025.0007
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Dossier
sous la direCtion de Claude PrudhoMMe

Les religions
dans les sociétés
coloniales
(1850 – 1950)
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Devant la cathédrale de Saïgon, Place Pigneau de Behaine, 1947 (C.A.O.M.)


Histoire, Monde & Cultures religieuses n°25 Mars 2013 doSSier

État des lieux

Claude PrudhoMMe
Professeur émérite d’histoire contemporaine
Université Lyon 2 / laarha

A
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border les sociétés coloniales sous l’angle du religieux ne va
pas de soi. Le recours à ce terme est l’objet de polémiques
anciennes qui portent sur l’extension de la catégorie de religieux
à des philosophies, des sagesses ou des spiritualités qui ne constituent
pas au sens strict des religions. Les chercheurs se sont divisés sur la
nature philosophique ou religieuse du taoïsme ou du confucianisme.
On a aussi parlé à juste titre d’une invention de l’hindouisme comme
religion au xIxe s. sous l’influence des orientalistes. De nombreux textes
témoignent jusqu’au xxe s. des hésitations qui persistent pour désigner
leur objet : brahmanisme l’emporte longtemps sur hindouisme. Mais
l’orientalisme se trouve validé par la relecture de leurs traditions que
des élites indiennes anglicisées opèrent pour donner à leurs croyances
et pratiques les caractères d’une religion avec ses textes, ses autorités,
ses formes de dévotion, ses obligations et ses interdits : l’hindouisme1.
Quant aux différentes formes de dévotion rendues aux ancêtres
dans les sociétés d’Asie orientale, leur caractère religieux a fait l’objet
depuis le xVIIe siècle de controverses au sein des élites intellectuelles
européennes. Après les avoir considérées comme des cultes païens, et
condamné les jésuites qui y voyaient des rites sans contenu religieux,

1. La consultation du site de la Bnf Gallica fait apparaître 1070 références pour brahmanisme
contre 110 pour hindouisme dans les documents du xIxe s. (sondage le 30 janvier 2013).

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Claude Prudhomme

le catholicisme a tardivement reconnu à la veille de la deuxième guerre


mondiale qu’il fallait comprendre les cérémonies domestiques comme
l’expression culturelle d’un respect pour les anciens et les cérémonies
publiques comme des marques d’hommage à l’égard de l’État.

Préalables

S’entendre sur les mots


Il paraît réaliste face à ces divergences d’adopter un point de vue
pragmatique. L’usage du terme religion reste le plus simple, le plus
universel, le mieux établi pour désigner tout système de croyances et
de pratiques qui oriente le rapport au monde et aux autres, et répond à
la question du sens ultime des choses. Il n’empêche pas de reconnaître
au sein de chaque groupe d’adeptes une grande diversité d’attitudes et
de lectures. Les unes s’en tiennent à la mise en œuvre d’une sagesse,
les autres impliquent de véritables cultes rendus à des esprits, à des
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puissances invisibles, à des divinités. Adopté par commodité, le terme
religion ne présume pas du contenu précis qui est donné à ce système par
un groupe social en un temps et en un lieu donnés.
Cette question de vocabulaire ne se limite d’ailleurs pas à la catégorie
de religion. Elle s’étend à toute la gamme des termes forgés dans les
langues européennes pour décrire le champ religieux. Leur application
mécanique à des religions développées dans un autre contexte culturel
suscite des difficultés innombrables. Parler de culte en islam, on le verra
dans ce dossier, constitue un premier exemple d’usage problématique.
De même il est périlleux de transférer mécaniquement le vocabulaire
chrétien vers d’autres religions, en méconnaissant souvent les
différences confessionnelles entre les différents christianismes (le
vocabulaire de référence reste celui du catholicisme en France).
Pèlerinage, confrérie, prêtres, clercs, sainteté, martyr(e) etc…, la liste
est longue des mots qu’il conviendrait d’employer avec parcimonie
ou d’accompagner d’une explication pour éviter les méprises. Mais les
spécificités de chaque système religieux sont d’une telle complexité
qu’il est nécessaire de manifester en la matière un peu de bienveillance
à l’égard des chercheurs et des enseignants, même si c’est parfois aux
dépens de la rigueur scientifique.

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État deS lieux

S’entendre sur les chiffres et leur signification


Si les mots pour dire la religion posent problème, la volonté d’adopter
une perspective mondiale, inhérente à l’étude des sociétés coloniales,
se heurte à un autre obstacle majeur : celui du dénombrement des
croyants. L’absence de statistiques fiables impose en la matière la plus
grande prudence. Les données fournies par les autorités coloniales
ou missionnaires ont longtemps relevé d’estimations et restent très
approximatives. La fiabilité des recensements qui se multiplient au xxe s.
pour les Indes britanniques ou certaines colonies françaises (Indochine)
est relative. Quant à la précision apparente des statistiques missionnaires
chrétiennes, à l’unité près, elle est trompeuse car elle repose sur des
données fournies par des missionnaires qui n’ont pas les moyens de
vérifier leurs chiffres ou les ajustent selon qu’ils entendent insister sur
la croissance de leurs fidèles ou la nécessité de recevoir des aides pour
vaincre les résistances. Malgré ces obstacles, des bilans chiffrés ont
été tentés dès le xIxe s. Pour la question mise au programme, divers
ouvrages proposent des séries très complètes dont l’ambition déborde
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largement le seul décompte des adhérents à une religion. Ils fournissent
aussi des statistiques en matière d’écoles, d’œuvres médicales et sociales,
d’imprimerie et d’édition etc. Les plus utiles sont :
- Revue du Monde Musulman, T. 53, 1922-1923 pour l’islam
- Catholic encyclopedia de 1913 (article « statistiques » : http://www.catholic.
org/encyclopedia.
- World missionary atlas, New York, 1925 (d’autres atlas missionnaires
protestants sont en ligne sur archive.org)
- Bilan du monde, Bruxelles, Casterman, 1960
- David A. Barrett, World Christian Encyclopedia, Oxford University Press,
1982.
Tributaires de leurs sources, ces bilans informent surtout sur le
christianisme et sa diffusion mondiale. Ils permettent d’avoir une vision
d’ensemble des forces religieuses en présence. Ils corrigent l’image d’un
christianisme profitant de la colonisation et d’un islam entravé dans sa
diffusion. Si le premier profite du contexte, ses progrès mesurés en
nombre de baptisés sont très inégaux selon les régions, souvent tardifs
(les années 1950 pour beaucoup de colonies d’Afrique noire) et le
second poursuit aussi sa progression, avec un taux de croissance plus
faible que celui du christianisme en Afrique. C’est pourquoi nous avons
choisi de proposer à la fin de notre présentation quelques tableaux

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Claude Prudhomme

récapitulatifs qui permettent de préciser les évolutions régionales au


cours du siècle étudié.

L’essor des œuvres missionnaires : un enjeu majeur


Les chiffres d’adhérents ne sont pas les seuls indicateurs de l’emprise
et de la vitalité religieuses. Dans un contexte de mutations sociales, le
poids des religions se mesure aussi à travers les œuvres sociales qu’elles
sont capables d’implanter et à travers l’influence qu’elles exercent sur
le plan culturel. De ce point de vue, même là où il est très minoritaire,
le christianisme, catholique ou protestant, joue un rôle majeur dans les
transformations des sociétés grâce à ses écoles, son action médicale et
sociale, son rôle dans la formation des élites modernes. Certes il ne faut
pas exagérer les résultats d’une action qui touche des individus et des
groupes réduits et n’a pas les moyens d’agir sur les masses à de rares
exceptions près (Afrique centrale et équatoriale). Mais parce que les
autorités coloniales pour des raisons budgétaires ouvrent peu d’écoles
ou d’établissements médicaux publics et sont obligées de subventionner
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les œuvres missionnaires, ou parce qu’elles font appel à un personnel
missionnaire peu coûteux, telles les religieuses des hôpitaux coloniaux,
le poids des missions est nettement supérieur au nombre des fidèles
dénombrés.
Quelques statistiques donnent une idée de la place occupée par ces
œuvres. Elles corrigent aussi des idées reçues quant aux préférences des
métropoles en matière de religion. Comme on le verra tout au long de
ce dossier, les colonisateurs cherchent à se concilier l’islam et favorisent
le christianisme dans la mesure où les missions ne perturbent pas la paix
coloniale. Vis-à-vis des différentes Églises qui sont en concurrence,
les attitudes sont aussi commandées par le pragmatisme. Les colonies
britanniques, malgré l’anglicanisme du souverain, accueillent 45 %
des élèves inscrits dans les écoles missionnaires catholiques et les
subventionnent. Les colonies françaises malgré la laïcité viennent
derrière les colonies britanniques pour l’importance de ces écoles. Les
Pays-Bas, de majorité protestante, soutiennent toutes les écoles des
Missions et l’assistance médicale (décret de 1924). Seuls la Belgique par
un accord signé en 1906 et le Portugal par un décret de 1930 affichent
clairement leur volonté de promouvoir le christianisme de préférence
catholique. Or la question des subventions est centrale. Le lien entre
essor des écoles missionnaires et progrès de la christianisation,
catholique et protestante est manifeste en Afrique subsaharienne

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État deS lieux

et en Corée ; mais pas aux Indes et dans les pays musulmans où la


christianisation de masse échoue.

Le rôle des missions dans la formation des nouvelles élites


On pourrait aussi vérifier l’ampleur du décalage entre le nombre
réduit de missionnaires et leur influence dans les sociétés en observant
les cursus suivis par les nouvelles élites, quelquefois en Asie, souvent
dans les sociétés insulaires créoles et en Afrique. Un grand nombre
des nouveaux leaders, voire la majorité en Afrique subsaharienne, ceux
qui s’imposent dans les associations professionnelles, les syndicats,
les premiers partis politiques sortent des écoles missionnaires.
Ces dernières ont d’emblée fait largement appel à des instituteurs
autochtones pour démultiplier leur action et sont les mieux représentées
sur le terrain. Cela n’implique pas que les anciens élèves restent sous
la dépendance des missions et certains se font même leurs critiques les
plus radicaux. Mais cela donne néanmoins un incontestable avantage
aux milieux missionnaires, comme en témoigne la liste des pères de
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la nation scolarisés par les missions au temps des émancipations. De
Léopold Senghor élève des pères spiritains à Nelson Mandela formé
par les missions méthodistes, en passant par l’Ivoirien catholique Félix
Houphouët-Boigny, le Tanzanien instituteur catholique et socialiste
Julius Nyerere, le Rhodésien du nord fils de pasteur Kenneth Kaunda
et le catholique du sud Robert Mugabe, l’Ougandais protestant Milton
Obote, la liste des anciens de ces écoles est longue et comporte même
des grands séminaristes (Grégoire Kayibanda au Rwanda) ou des
abbés (Barthélémy Boganda en Centre-Afrique, Fulbert Youlou au
Congo Brazzaville) entrés en politique avec l’appui ou contre l’avis
de leurs Églises. La catégorie de « minorité dominante » proposée par
Georges Balandier s’avère féconde pour penser la position privilégiée
des chrétiens autochtones en Afrique subsaharienne et le poids du
catholicisme au Vietnam.
Il est logique de chercher à obtenir une représentation spatiale des
phénomènes religieux dans les colonies. Elle a été tentée très tôt dans
des atlas coloniaux ou missionnaires. Jean-Michel Vasquez a donné une
excellente analyse du discours sur l’espace et le territoire produit par la

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Claude Prudhomme

cartographie missionnaire catholique2. Mais la documentation, fondée


sur des sources dont on a dit plus haut le caractère incertain, destinée
à servir la promotion des missions, incite là encore à interpréter avec
prudence les représentations cartographiques des différentes religions.
Les choix opérés dans les modes de cartographie accentuent les risques
de contresens, soit que les minorités sont effacées par commodité, soit
que le mode de représentation alimente les ambiguïtés. Il est ainsi très
difficile de rendre compte sur une carte de l’entremêlement des religions
dans les Indes britanniques comme au Proche-Orient. Et il ne faut
pas confondre la multiplication des implantations missionnaires - elle
donne l’impression que l’Afrique se couvre de missions - avec l’ampleur
de l’adhésion des populations locales. La densité apparente des postes
de mission n’implique pas un fort degré de christianisation. Il en résulte
aujourd’hui une réelle faiblesse de l’appareil cartographique disponible,
qu’il ait été réalisé à l’époque des colonies ou plus récemment. Les
tentatives d’y suppléer, comme dans l’Atlas des empires coloniaux (2012),
n’en sont que plus méritoires.
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Bilan historiographique

Forces et faiblesses
La première caractéristique de la bibliographie consacrée aux
religions dans les colonies est de proposer un grand nombre d’études
particulières mais très peu de synthèses. L’ouvrage dirigé par Dominique
Borne et Benoît Falaize, Religion et colonisation, publié en 2009 fait
figure d’exception en français3. La collecte est un peu plus riche en
anglais grâce à trois ouvrages qui restent, malgré leur titre, axés sur
le christianisme et les missions4. Les ouvrages en anglais restant d’un
accès difficile, nous nous proposons de nous en tenir ci-dessous à un
panorama très simplifié des travaux en langue française.

2. Jean-Michel VasqueZ, La cartographie missionnaire en Afrique. Science, religion et conquête (1870-


1930), Paris, Karthala, 2011, 462 p. L’ouvrage est accompagné d’un CD-Rom qui permet de
consulter les cartes.
3. Benoît falaIZe, Religion et colonisation, Paris, L’Atelier-ISER-INRP, 2009.
4. Andrew porter, Religion versus Empire. British Protestant Missionaries and Overseas Expansion,
1700-1914, Manchester-New York, Manchester University Press, 2004. Etherington norman
(dir.), Missions and Empire, Oxford, Oxford University Press, 2005. Hilary M. carey, Empires of
Religion, Cambridge Imperial and Post-Colonial Studies Series, 2008.

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État deS lieux

À défaut de synthèses, l’approche thématique est adoptée par


quelques ouvrages qui, par leur propos, embrassent plusieurs confessions
religieuses dans la longue durée et évaluent le rôle de l’hindouisme,
du bouddhisme, du judaïsme, de l’islam dans l’histoire coloniale.
L’approche comparative a été appliquée pour l’étude de moments clés
qui donnent l’occasion d’examiner l’action des autorités coloniales
à l’égard des différentes religions et les réactions des religions. Les
ouvrages suscités par la commémoration de la séparation des Églises et
de l’État en 1905 en sont un bon exemple5. De son côté l’irruption de
l’islam sur la scène européenne a donné lieu à des colloques. Un ouvrage
s’avère très utile pour appréhender la diversité des situations en pays
musulman6. Mais pour des raisons pratiques (dispersion et déséquilibre
entre les sources, manque de compétence pour traiter de plusieurs
religions), la religion est habituellement abordée à partir d’un territoire
et d’une époque7. Le bilan de ces travaux met en évidence la grande
variété et la grande variation des politiques coloniales dans le temps et
dans l’espace. L’image d’une collusion entre mission et colonisation a
longtemps masqué les rivalités pour le contrôle des populations et le
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pragmatisme des administrateurs.
Tout essai de bilan fait ensuite ressortir la forte inégalité de
l’investissement des historiens de langue française dans les différentes
religions avec une nette préférence pour les missions chrétiennes.
Cette situation reflète le déséquilibre dans les sources et la possibilité
d’y accéder. La revue Histoire des Missions Chrétiennes a consacré son
premier numéro à un bilan méthodique des travaux réalisés depuis une
cinquante d’années (Khartala, 2007). Des thèses ont fourni des études
des réveils missionnaires, catholiques et protestants, aux xIxe et xxe s.
Un ouvrage synthétique traite la question controversée des rapports
entre missions chrétiennes et colonisation du xVIe au xxe s.8. Mais l’essor
des missions catholiques, objet de nombreux ouvrages plus descriptifs

5. Philippe delIsle (dir.), L’anticléricalisme dans les colonies françaises sous la Troisième République,
Paris, Les Indes savantes, 2009.
6. Pierre-Jean luIZard (dir.), Le Choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances
coloniales en terre d’islam, Paris, La Découverte, 2006.
7. Joseph-Roger de BenoIst, Église et pouvoir colonial au Soudan français. Administrateurs et
missionnaires dans la Bouvle du Niger (1885-1945), Paris, Karthala, 1987.
Charles P. keIth, « Catholicisme, Bouddhisme et lois laïques au Tonkin », Vingtième siècle,
2005/3, p. 113-128.
8. Claude prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation, xvi-xxe s., Paris, Le Cerf, 2004.

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Claude Prudhomme

que critiques, attend une synthèse comparable à celle rédigée par Jean-
François Zorn pour les missions protestantes françaises9.
Si les thèses et travaux scientifiques en langue française consacrés aux
autres religions sont peu nombreux, ils sont souvent de grande qualité.
L’islam en régime colonial, dans les colonies françaises ou britanniques,
a bénéficié des travaux francophones les plus importants, notamment
grâce à Marc Gaborieau et Olivier Roy. Les religions orientales durant
la période 1850-1950 ont été beaucoup moins étudiées dans une
perspective à la fois historique et anthropologique. L’histoire collective
de l’Inde moderne dirigée par Claude Markovits10 et celle du Pakistan
rédigée par Michel Boivin (Que sais-je ? n° 970) comportent des
chapitres très utiles pour mesurer la place et l’évolution de l’hindouisme,
de l’islam et du christianisme dans l’Empire britannique.

La prédominance des études spécialisées


et le risque du cloisonnement
Mais la plus grande partie des travaux est constituée par un large
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éventail d’études spécialisées. Ils portent sur un objet particulier, sur des
territoires bien délimités ou sur un seul aspect de l’action missionnaire.
Rédigés en majorité dans le cadre de thèses, ils obéissent aux règles du
genre et le choix des sujets reflète l’évolution des préoccupations des
historiens depuis les années 1960.
Un premier ensemble d’ouvrages traite des politiques coloniales en
matière religieuse. Les plus anciens, produits par des experts coloniaux,
sont devenus de véritables sources imprimées L’islam en a été le premier
objet avec l’ouvrage de Robert Arnaud, Précis de politique musulmane,
1906. L’expérience du terrain combinée à sa formation universitaire
(agrégé et docteur en histoire avec une thèse sur la colonisation du
Sénégal) et ses responsabilités à la tête de l’École coloniale ont conduit
Georges Hardy (1884-1972) à réfléchir au problème religieux dans l’empire
français11. Avec une démarche plus scientifique, des publications récentes
reprennent le dossier des politiques menées à l’égard de l’islam12 ou des
religions orientales.

9. Jean-François Zorn, Le grand siècle d’une mission protestante. La Mission de Paris de 1822 à
1914, Paris, Les Bergers et les Mages/Karthala, 2012 (2ème édition).
10. Claude markoVIts (dir.), Histoire de l’Inde moderne, 1480-1950, Paris, Fayard, 1994.
11. Georges hardy, Le problème religieux dans l’empire français, Paris, Leroux-PUF, 1940.
12. En particulier des historiens anglophones comme Christopher harrIson, France and
Islam in West Africa, 1860-1960, Cambridge University Press, 2003.

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État deS lieux

Unsecondensembleestconsacréauxperceptionsparlesmissionnaires
des sociétés coloniales et des religions locales. Par son abondance,
sa diffusion de masse dans toutes les couches de la population, en
Europe et en Amérique du nord, la littérature missionnaire a joué un
rôle majeur pour la construction des représentations des populations
colonisées et des religions non chrétiennes dans les pays colonisateurs.
Elles ont nourri et consolidé le sentiment de supériorité et bien des
stéréotypes à travers les caractéristiques prêtées aux populations
païennes, et pas seulement musulmanes. Mais elles ont également
contribué avec le temps à remettre en cause ces clichés et à apprécier
de manière plus ouverte des religions avec lesquelles le christianisme
voulait entrer en dialogue, au lieu de perpétuer la critique systématique
de croyances accusées de nourrir la sauvagerie et l’incapacité à entrer
dans la modernité.
Deux ouvrages dominent la bibliographie et sont devenus des
références. Le premier est dû à Jean Pirotte, Périodiques missionnaires belges
d’expression française : reflets de cinquante années d’évolution d’une mentalité,
1889-1940, Université de Louvain, 1973. Le second s’est intéressé aux
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missionnaires en Afrique occidentale : Bernard Salvaing, Les missionnaires
à la rencontre de l’Afrique au xixe siècle, Paris, L’Harmattan, 199513.
Un troisième ensemble, le plus volumineux, est composé par des
thèses qui ont choisi d’étudier l’introduction du christianisme et l’action
des missions dans une région14. L’Afrique bénéficie aujourd’hui d’un
traitement privilégié et la plupart des pays sont l’objet d’excellentes
études en français et pour certaines publiées. S’il n’est guère utile d’en
établir ici une liste, d’autant que beaucoup d’entre elles sont restées à
l’état de manuscrit, il faut souligner leur intérêt pour le sujet. Beaucoup
de celles qui ont été éditées contiennent des aperçus éclairants et
originaux sur les sociétés coloniales, en particulier sur la manière dont

13. L’historiographie anglophone a multiplié les travaux ces dernières années, par ex. :
Esme cleall, Missionary Discourses of Difference. Negotiating Otherness in the British Empire, 1840-
1900, Cambridge Imperial and Post-Colonial Studies Series, 2012.
14. Parmi les thèses publiées qui illustrent l’ouverture à l’ethnologie : Anne huGon, Un
christianisme africain au xixe siècle. L’implantation du méthodisme en Gold Coast (Ghana), 1835-1874,
Paris, Karthala, 2007. Flavien nkay malu, La mission chrétienne à l’épreuve de la tradition ancestrale
(Congo-belge, 1891-1933), Paris, Karthala, 2007. Françoise raIson-Jourde, Bible et pouvoir à
Madagascar au xixe siècle. Invention d’une identité chrétienne et construction de l’État, Paris, Karthala,
1991, 840 p. Christiane roussé-Grosseau, Mission catholique et choc des modèles culturels en
Afrique : l’exemple du Dahomey, 1861-1928, Paris, L’Harmattan, 1992, 390 p. Henri médard, Le
royaume du Buganda au xixe siècle. Mutations politiques et religieuses d’un ancien État d’Afrique de l’Est,
Paris, Karthala, 2007.

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Claude Prudhomme

les populations locales ont réagi à l’arrivée des colonisateurs, les ont
nommés, se sont opposées, puis se sont adaptées et se sont appropriés
les instruments de la domination coloniale. Sous des titres qui semblent
s’intéresser uniquement aux missions, on découvre, à la lecture, des
travaux qui font largement appel à l’anthropologie et comblent en
partie le déficit d’études sur les adhérents des religions autres que le
christianisme en Afrique et en Asie. Ces thèses réservent une large
place aux religions qui occupent l’espace à l’arrivée des missionnaires
et tentent de se détacher du point de vue du colonisateur ou du
missionnaire. Il ne s’agit plus pour leurs auteurs d’écrire l’histoire à
travers la mission et en fonction de ses objectifs mais d’analyser la
confrontation entre les systèmes religieux et ses conséquences. Cela
suppose de comprendre dans un premier temps la place que les religions
occupaient dans la vie sociale « indigène » et les modes de transmission
des traditions autour desquelles s’organisait la vie collective. Grâce
à la richesse des sources missionnaires (correspondance, journaux
de communautés), et à condition d’en effectuer une lecture critique,
il est possible d’observer au plus près le choc provoqué par l’arrivée
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de la nouvelle religion, les conséquences sur les hiérarchies sociales,
les systèmes de valeur, les rapports entre les individus et les groupes.
De la sorte, religions anciennes et nouvelles ne sont pas appréhendées
séparément et interagissent.

Lacunes
Ce bilan fait aussi apparaître des lacunes considérables. Malgré les
efforts déployés par les historiens pour s’affranchir du point de vue de
ceux qui détiennent l’autorité et ont laissé les sources les plus abondantes,
l’historiographie des religions dans ces sociétés peine à équilibrer la part
faite aux différents acteurs. C’est particulièrement vrai pour l’histoire
des femmes, longtemps négligée, y compris dans l’histoire des missions
chrétiennes. L’intérêt porté désormais aux femmes en situation
coloniale15 a encore produit peu d’effets dans le champ religieux.
Les femmes missionnaires ont pourtant été plus nombreuses que les
hommes et les transformations des sociétés passent par l’évolution
du statut des femmes, de leur rôle, de leur éducation, évolution dans
laquelle les femmes missionnaires ont exercé une forte influence.

15. Anne huGon (dir.), Histoire des femmes en situation coloniale. Afrique et Asie, xxe siècle, Paris,
Khartala, 2004, 240 p.

18
État deS lieux

Le cas le plus célèbre est celui d’une sœur missionnaire de Notre-


Dame-d’Afrique (ou sœur blanche), docteur en droit, Marie-André
du Sacré-Cœur. Elle se fait connaître en 1935 en dénonçant le travail
forcé imposé par l’administration coloniale aux femmes. Elle amplifie
son engagement avec un ouvrage qui entend démontrer en 1939 la
dépendance et l’exploitation des femmes africaines, non sans quelques
exagérations et simplifications dans la description des coutumes : La
femme noire en Afrique occidentale française. Elle prend la tête, avec l’appui
des missions catholiques, d’un mouvement en faveur de la réforme
du statut matrimonial et de mesures assurant la promotion sociale des
femmes (allocations, réglementation de la dot). Elle obtient en 1939
la réglementation des mariages indigènes en aof et aef par le décret
Mandel. Après guerre, la Belgique légifère à son tour avec un décret
sur « la répression de l’adultère et de la bigamie et la protection du
mariage monogamique » (1948). Les revues Clio Histoire, femmes et sociétés
(1997, n°6 ; 2002, n°15 et 2011, n°33) et Histoire des Missions chrétiennes
(2010 n°16) ont consacré articles ou dossier à ces femmes en mission.
Mais l’analyse du discours et des pratiques des femmes missionnaires
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l’emporte sur l’étude de l’évolution religieuse des femmes autochtones.
L’histoire de la réception de l’éducation reste à faire, comme celle des
mouvements confessionnels féminins destinés aux fidèles très actifs
dans les missions catholiques (Légion de Marie) et protestantes.
Un dernier déséquilibre affecte l’étude des acteurs de la colonisation
et des populations qui vivent sous la domination coloniale. L’histoire
a longtemps été écrite par ceux qui colonisaient ou déployaient
les missions chrétiennes. L’abondance des traces laissées par les
colonisateurs et les missionnaires, au contraire des colonisés et des
destinataires de la mission, avait eu pour résultat de leur faire la part
belle au point d’occuper toute la scène. Le rééquilibrage s’est amorcé
avec la multiplication des enquêtes ethnographiques à partir des années
1930 et surtout durant les années 1950. Un peu plus tard, le procès
intenté à la suite d’Edward Saïd par les post-colonial studies et les subaltern
studies contre les orientalistes et les africanistes a obligé les chercheurs à
s’interroger sur la construction (l’invention) de l’Orient ou de l’Afrique
noire par les colonisateurs, plus généralement à critiquer le discours

19
Claude Prudhomme

scientifique élaboré en Europe et en Amérique du nord. On trouve


l’écho de ces débats dans les revues d’histoire et de sociologie16.

La question religieuse : centrale ou secondaire ?


Progressivement les questions posées se sont révélées plus
complexes. L’interprétation des religions dans les sociétés coloniales est
en effet tributaire de la place que les historiens accordent au religieux
dans leur philosophie de l’histoire. La majorité d’entre eux vivent en
régime de sécularisation et abordent la religion comme le produit d’une
société dont elle révèle les aspirations, l’imaginaire, les contradictions.
Ils considèrent le champ religieux comme une variable secondaire dans
l’interprétation des réalités sociales ou plutôt subordonnent son rôle à
d’autres facteurs : refuge pour échapper au colonisateur, expression de
frustrations sociales qui ne peuvent s’exprimer librement, espace de vie
sociale plus ou moins toléré par les autorités coloniales, projection dans
l’imaginaire de l’antagonisme colonial. Il y a sans doute une difficulté
persistante à aborder le facteur religieux pour lui-même, à reconnaître
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son autonomie relative et à prendre en compte l’expérience croyante
en situation coloniale comme une donnée qui a ses propres logiques et
entraîne des choix dont la cohérence est incompréhensible si on ne les
relie pas à des croyances. Il ne suffit pas de dénoncer le fanatisme pour
comprendre comment et pourquoi la religion peut légitimer des formes
extrêmesd’hostilitéetjustifierlesacrificed’unevie.Avecuneconséquence
paradoxale : jugée habituellement accessoire par rapport aux logiques
économiques et politiques, la religion est ponctuellement invoquée
comme explication dominante ou exclusive dans l’interprétation de
certains événements. Les mouvements de résistance coloniale dans les
régions à majorité musulmane, du Maghreb à l’Afrique de l’Ouest, sont
l’exemple le plus fréquent d’une lecture religieuse de conflits socio-
politiques. Mais la fameuse révolte des Cipayes en 1857-1858 en fournit
un autre exemple spectaculaire, bien avant que la partition de l’Inde ne
conforte une tradition intellectuelle qui tend à postuler le primat du
religieux pour rendre compte des conflits et des flambées de violence
dans certaines régions. L’abus du religieux cohabite avec sa sous-
évaluation. Sous l’influence de l’anthropologie et d’historiens issus des

16. Religion Compass, Vol. 5, numéro 10, pages 631- 637, Octobre 2011 : « Postcolonialism
and the Study of Religion: Dissecting Orientalism, Nationalism, and Gender Using Postcolonial
Theory ».

20
État deS lieux

sociétés anciennement colonisées, les interprétations sont devenues plus


complexes et plus nuancées. Les travaux récents traduisent l’effort des
chercheurs pour appréhender le religieux comme un champ autonome
tout en l’articulant aux autres, pour faire à la religion toute sa place sans
lui donner toute la place.

Nouvelles approches, nouveaux regards


De fait, les travaux disponibles commencent à dessiner un tableau
plus riche et nuancé des réalités religieuses dans les sociétés coloniales.
Les chercheurs se sont d’abord dégagés de polémiques stériles nées
de questions mal posées. La tentation coloniale de classer les religions
entre celles qui sont favorables à la colonisation et celles qui y sont
hostiles n’a pas de sens. Partout domine l’ambivalence des religions
face à la colonisation et toutes les configurations sont possibles. Au
sein de la même religion, on relève, selon les contextes, les moments
et les intérêts des groupes, bien des modes d’affrontement, de
contournement ou de collaboration. En réalité la colonisation est un
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moment clé pour saisir l’évolution des religions et observer leur rôle.
La contribution de Oissila Saaïdia dans ce dossier en donne un exemple
caractéristique en soulignant que l’islam réagit de manière différenciée.
Mais l’observation vaut aussi pour les autres religions, y compris le
christianisme. Philippe Delisle montre comment les sociétés insulaires
des Caraïbes sont profondément liées au christianisme sans reproduire
le christianisme européen et que celui-ci a dû composer avec d’autres
croyances. Jean Pirotte rappelle que le Congo belge a été construit en
s’appuyant sur les missions qui ont à la fois conforté l’ordre colonial et
créé les conditions de sa contestation. A priori bien disposés à l’égard
des colonisateurs, catholicisme et protestantisme ont également suscité
des protestations anticoloniales, puis des mouvements nationalistes
comme le catholicisme au Vietnam. Ambivalence ou ambiguïté du
religieux en situation coloniale, quel que soit le qualificatif retenu, il est
le plus juste pour définir une réalité multiforme et mouvante.
Une seconde orientation prise par les travaux en cours incite à
sortir d’une vision cloisonnée qui décrivait les sociétés à partir d’une
seule religion. La caractéristique des sociétés coloniales est au contraire
d’accentuer le pluralisme religieux là où il existait déjà et de l’introduire là
où il était ignoré. Le monde colonial favorise la circulation des hommes
et des croyances, et pas seulement à travers le mouvement missionnaire
chrétien. L’islam bénéficie aussi de conditions propices aux échanges et

21
Claude Prudhomme

trouve dans le contexte colonial des conditions favorables à sa diffusion


en Afrique ou en Asie. Les progrès des moyens de communication
facilitent les relations et les interactions entre les musulmans des
différents continents et, par voie de conséquence, la diffusion
internationale des idées et des débats. Les écoles réformistes en sont la
démonstration, de l’Inde du nord et de l’Indonésie au Proche-Orient
et au Maghreb, et inversement. De même les migrations volontaires
ou imposées (travailleurs engagés ou Indian indentured labour system ) par
la recherche de main-d’œuvre entraînent l’exportation de l’hindouisme
dans l'océan Indien (Mascareignes, Natal) et dans les Caraïbes.
L’étude des religions dans les sociétés coloniales met en évidence
leur coexistence pacifique et leur mise en concurrence, sans que
l’une exclut l’autre. Un ouvrage collectif en donne une remarquable
démonstration à travers « l’islam des marges17 ». Elle fait surtout
apparaître l’extraordinaire mobilité du religieux. Le modèle éprouvé
qui associe action d’un acteur venu d’ailleurs et réaction autochtone ne
s’arrête pas avec le premier choc colonial ou missionnaire. Il doit se
comprendre comme une chaîne sans fin d’actions et de réactions qui
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affectent toutes les religions. Les adhérents des religions installées
abordent avec méfiance l’irruption de nouveaux acteurs, condamnent
et rejettent les nouvelles croyances et les changements imposés par
la colonisation. Mais avec le temps ils intègrent les apports venus de
l’extérieur, tentent d’influencer l’action coloniale et évoluent à leur tour,
et leurs choix religieux ont des effets décisifs pour la société coloniale.
De manière symétrique, les convertis ne reçoivent pas de manière passive
l’enseignement missionnaire et ne désertent pas leur ancien univers
religieux. Ils procèdent par aménagements ou accommodements dont
les études anthropologiques ont révélé la subtilité.
La revendication d’un christianisme africain à travers la fondation
d’Églises nouvelles indépendantes en rupture avec les Églises
missionnaires et le surgissement de religions syncrétiques puisant dans
plusieurs traditions sont les manifestations les plus spectaculaires de ces
innovations qui se réclament de l’authenticité. Elles sont aussi les plus
étudiées car elles exercent une véritable fascination sur les chercheurs,
notamment les africanistes, depuis l’apparition des Églises éthiopiennes
en Afrique australe à la fin du xIxe s. et les travaux du pasteur ethnographe

17. Bernard heyBerGer, Rémy madInIer (éd.), L’Islam des marges. Mission chrétienne et espaces
périphériques du monde musulman xvi-xxe siècles, Paris, IISMM-Karthala, 2011, 285 p.

22
État deS lieux

Maurice Leenhardt18. Le Congo traité dans ce dossier en donne des


exemples fameux avec la figure de Simon Kimbangu, tout comme le
Vietnam à travers le caodaïsme.
Mais les transformations religieuses nées du contact et de la
confrontation des systèmes religieux dans les colonies ne se limitent
pas à l’invention de nouvelles religions. L’intégration de nouveaux
éléments affecte aussi en Afrique les religions du terroir (qui débordent
le cadre ethnique), obligées de composer avec la concurrence de l’islam
et du christianisme. Des adaptations s’observent au sein de l’islam et
du christianisme qui sont le lieu d’ajustements permanents au point que
dès l’époque coloniale certains observateurs parlent d’un islam noir ou
d’un christianisme africain. Bricolé par les croyants ou rationalisé par les
intellectuels, l’ajustement est la règle et a suscité de nombreux travaux
anthropologiques19. Il est l’objet de condamnations vigoureuses de la
part des défenseurs de l’orthodoxie, clercs musulmans ou chrétiens,
prompts à dénoncer des superstitions et des innovations blâmables.
Mais l’accommodement semble le comportement dominant car il
permet aux individus et aux communautés de construire un pont entre
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le monde des ancêtres et la modernité apportée par la colonisation et
les missions. La variété des combinaisons qui s’efforcent de concilier
diverses appartenances et références culturelles reste un domaine clé
de la recherche. Les sociétés coloniales ont été un des laboratoires
de la gestion du pluralisme religieux, avant que les mêmes questions
ne se posent dans les sociétés européennes avec l’arrivée massive de
nouvelles populations et de nouvelles croyances.

Un exemple remarquable d’interaction :


Les réveils religieux dans les sociétés asiatiques

Le cas de l’Inde est le plus remarquable (ou le mieux documenté)


pour montrer comment à l’intérieur de l’islam comme de l’hindouisme
la modernité introduite par l’ordre colonial suscite des réponses
contradictoires. La résistance domine dans les courants dits
traditionalistes mais celle-ci ne signifie pas totale immobilité. Le retour
aux sources et la réforme caractérisent les courants réformateurs mais

18. Maurice leenhardt, Le mouvement éthiopien au sud de l’Afrique, 1902, rééd. 1976, Académie
des sciences d’outre-mer).
19. Par ex. André mary, Le bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Cerf, 2000.

23
Claude Prudhomme

certains l’entendent comme la promotion d’un noyau dur, fondamental


et non négociable, d’autres comme une adaptation aux changements
socio-culturels.

L’Inde britannique, laboratoire du réformisme musulman


Deux traits singularisent les musulmans dans les Indes britanniques.
Leur situation : ils doivent s’affirmer face à la colonisation britannique
qui met fin à leur domination politique et face à la communauté religieuse
majoritaire hindoue. La précocité de la colonisation britannique : elle
explique que la réaffirmation de l’appartenance à l’islam débute plus
tôt qu’ailleurs. Mais elle n’a pas été immédiate. Jusqu’à 1858, l’empereur
moghol reste nominalement sur son trône à Delhi. Les savants
traditionnels (‘ulama) demeurent en majorité fidèles à l’organisation
ancienne autour des écoles religieuses (madrasa) qui maintiennent
une culture arabe et persane. La distribution en fonction des diverses
écoles sunnites de droit subsiste (avec une majorité hanafite). S’y ajoute
une petite minorité de chiites duodécimains et ismaéliens. Cet islam se
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caractérise aussi par la place du soufisme qui imprègne la spiritualité
savante et populaire. Il valorise l’intercession des saints et n’est pas
resté imperméable à l’hindouisme.
L’année 1857 marque un tournant pour cette configuration avec
la révolte dite des Cipayes, sa répression et la déposition du dernier
empereur moghol. Pour répondre aux défis posés par la nouvelle
situation, deux conceptions s’affirment, désignées faute de mieux par les
termes de fondamentalisme et modernisme. Toutes deux préconisent
une purification de l’islam par le retour aux sources mais divergent sur
la nature des réformes.
Les fondamentalistes s’organisent et se regroupent généralement
dans de petites villes. À la colonisation ils empruntent, pour lui résister,
certaines institutions (collèges avec examens et internat, lithographie,
recours à la poste pour lancer des souscriptions et répondre aux
consultations juridiques qui concurrençaient les tribunaux britanniques).
« Une société musulmane – ou plutôt la bonne société des Ashraf (élite
musulmane d’origine étrangère) - se reproduisait ainsi en utilisant
les armes de l’Occident ; provisoirement refermée sur elle-même,
elle était prête pour se lancer dans la politique quand l’occasion s’en
présenta lors de la Première Guerre mondiale20 ».

20. Histoire de l’Inde moderne , op. cit., p. 548.

24
État deS lieux

Les deux plus importantes écoles


de cette tendance restèrent fidèles
au droit hanafite. La première est
fondée à Deoband en Inde du Nord
en 1867 et ses adeptes sont désignés
par le terme Deobandi. La seconde
s’établit à Lucknow vers 1894 sous
le nom de Nadwatu’l ‘ulama. Elle se
veut plus novatrice et introduit des
essais de réformes de la théologie et
de la pédagogie (arabe comme langue
vivante, enseignement des sciences
occidentales), mais ils n’aboutissent
pas. Au final elle ne se différencie
guère de l’école de Deoband. Une
troisième école, celle des Ahl-i
Syed Ahmed Khan (1817 - 1898)
Hadith, conteste la soumission au
droit médiéval et le consensus (ijma‘) des docteurs pour chercher des
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solutions fondamentalistes dans les traditions du Prophète (hadith).
Elle s’apparente au wahhabisme d’Arabie.
Ces trois écoles encadrent la très grande majorité des sunnites des
Indes britanniques. Pourtant, à partir de 1875, s’affirme un courant
moderniste qui cherche un compromis avec l’Occident sur les plans de
la politique, des institutions en matière d’enseignement, de la science et
de la théologie. Son chef de file est Sayyid Ahmad Khan (1817-1898).
Décidé à former une élite musulmane de culture anglaise capable de
rivaliser avec les hindous, il fonde en 1875 près de Delhi, à Aligarh, un
collège (au sens britannique) sur le modèle d’Oxford. Celui-ci favorise
les travaux scientifiques. Il élabore la théologie moderniste la plus
radicale que le monde musulman ait connue, le théisme naturaliste : il
s’en tient au Coran comme seule source de la révélation ; il rompt avec
le droit médiéval ; il veut donner aux croyances un fondement rationnel
en harmonie avec les lois de la nature découvertes par la science. Dans
l’orbite d’Aligarh se retrouvent des intellectuels modernistes influents
comme Sayyid Mumtaz ‘Ali (1860-1935), qui milite pour l’éducation
des femmes. Le juriste, apologète et politicien chiite Amir ‘Ali (1849-
1928) exerce une forte influence à Calcutta et à Londres.
Les musulmans ne se contentent pas de se réformer. Ils entendent
aussi relever le défi venu du prosélytisme chrétien et du réveil hindou. La
réponse missionnaire vise à islamiser par la base et à éduquer le peuple

25
Claude Prudhomme

selon les principes d’un islam qu’ils


jugent seul orthodoxe. C’est la da’wa
diffusée par la Tablighi Jama’at fondée
en 1927 à Delhi par Muhammad Ilyas
(1885-1944). Ce prosélytisme se veut
pacifique, d’autant que les musulmans
de l’Inde, par crainte de représailles
sous forme d’émeutes, évitent le
radicalisme politique. La Tablighi
Jama‘at, organisation missionnaire
apolitique, prend une extension
mondiale sous la direction de son fils
Muhamad Yusuf (1917-1965).
Râmakrishna (1836 - 1886)
Aux marges de l’islam apparaît
enfin une tentative audacieuse et atypique. Mirza Ghulam Ahmad (env.
1839-1908) fournit vers 1889 une réponse théologique qui prolonge
les spéculations soufies sur la révélation continue : il se déclare
prophète des temps modernes, partisan de la paix avec les Anglais,
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en abolissant l’obligation du jihad, et contrecarre le prosélytisme des
chrétiens (en se présentant comme Jésus revenu sur terre) et celui des
hindous (se donnant pour un nouvel avatar de Visnu). La « secte », ou
plus scientifiquement le mouvement Ahmadiyya, qui porte le nom du
fondateur, s’est scindé en deux courants vers 1914.

Réponses hindoues
Les croyants hindous, ou ceux que les orientalistes puis les
recensements britanniques regroupent dans la catégorie « hindouisme »,
se montrent eux aussi réfractaires à l’action des missions chrétiennes.
Plus que par des refus violents, qui existent, ils résistent en manifestant
leur indifférence ou absorbent certains éléments des religions introduites
avec la colonisation. Jésus peut y devenir l’objet d’une dévotion et les
lieux de pèlerinage marial une destination pour la dévotion.
Néanmoins le contexte colonial a de profondes répercussions
sur la vie des croyants. Mais les changements les plus spectaculaires
sont la conséquence de la compétition religieuse qui est stimulée par
le prosélytisme musulman et missionnaire chrétien. La concurrence
accélère chez les élites la construction d’un hindouisme sur le modèle
de celui reconstruit par l’orientalisme. « Cette vision idéalisée, construite
sur des corpus littéraires (Veda, Upanishad, Purâna, va peu à peu

26
État deS lieux

marquer profondément les Indiens anglicisés en leur faisant découvrir


un héritage qui était resté le bien exclusif des prêtres et pandits21 ». Une
orthodoxie s’impose, définie à partir de textes fondateurs délimités et
interprétés par les seuls brahmanes. Elle se démarque des coutumes
qu’elle juge produites par la superstition et promeut le vrai hindouisme.
Devant le risque de voir leur système philosophique et religieux
disqualifié par la modernité et la comparaison avec les grands
monothéismes, des courants qualifiés improprement de « sectaires»
les sampradâya s’organisent et prônent une rénovation de l’hindouisme.
Le plus radical est le Brâhmo Samaj (Société de Brahma), mouvement
religieux théiste fondé dans les années 1830 en Inde par Râm Mohan
Roy. Syncrétiste, il emprunte sa doctrine à l’hindouisme, à l’islam et au
christianisme, et rejette le culte des idoles.
D’autres se sentent menacés et organisent la riposte mais dans
le cadre d’une orthodoxie hindoue. Elle connaît une version douce
incarnée par Vivekanandana, disciple de Ramakrishna Paramahamsa
(1836-1886). Il affirme en 1893 devant le Parlement de Chicago le
caractère universel de la vérité contenue dans l’hindouisme et fonde en
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1897 la mission Ramakrishna. Elle prend aussi une forme plus militante
et agressive avec le mouvement de l’Arya Samâj ou communauté des
Aryens. Il déclenche dans les années 1920 le mouvement shuddi ou
purification destiné à ramener dans l’hindouisme les convertis à l’islam
ou au christianisme grâce à un rituel d’entrée dans l’hindouisme inspiré
du baptême. Il s’en prend au colonialisme britannique, à l’islam et au
christianisme. À l’image du réformisme musulman (et des réformes
protestantes), il entend permettre le retour aux sources, à la pureté des
Védas, par opposition à l’hindouisme populaire22.
Ces mouvements de recomposition qui traversent l’islam et
l’hindouisme ont des effets sensibles sur la construction du mouvement
national23. Certes le parti du Congrès fondé en 1885 s’inspire d’un
modèle séculariste ,typiquement britannique. Il se veut pluraliste sur
le plan religieux, garant de la liberté de toutes les religions. Mais le
parti ne peut s’empêcher de manifester une référence privilégiée
à la culture hindoue comme l’illustreront les polémiques autour des

21.Catherine clémentIn-oJha, « L’évolution religieuse de l’Inde au xIxe siècle : la


construction de l’identité hindoue », in Historiens et Géographes, 1996, n° 353, p. 165.
22. Ibid. p. 168.
23. Marc GaBorIeau, « L’Inde de 1919 à 1941 : nationalismes, communalisme, prosélytisme
et fondamentalisme », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 95 - 98, avril 2002, p. 111-
125.

27
Claude Prudhomme

paroles de l’hymne national. De même la tolérance prônée par Gandhi


ne suffit pas à rassurer les musulmans, d’autant que ce grand leader
charismatique s’impose grâce à des postures et une philosophie
indissociables de l’hindouisme dont il s’inspire. L’unité réalisée au nom
de la lutte anticoloniale se brise dans les années 1930. La droite hindoue
forge en 1923 la notion d’ « hindouité » (hindutva) et rejette l’héritage de
l’Inde musulmane, notamment moghole. Les musulmans ripostent avec
Mawdûdî (19031979) qui, dans son premier livre de 1927, fait l’apologie
du jihâd guerrier. La rupture est consommée quand la Ligue musulmane
dirigée par un avocat agnostique, Jinnah, opte en 1940 pour la création
d’un État séparé. L’islam médiéval est censé être la matrice d’une nation
musulmane qui s’oppose à la nation hindoue. Le drame qui se joue en
1947 avec les indépendances et la partition est l’aboutissement d’un
éloignement progressif, sans doute préparé par l’influence de traditions
juridiques différentes que la codification britannique de certaines
parties du droit sous forme d’un Anglo-Hindu Law et d’un Anglo-
Muhammadan Law a durcies et rigidifiées. La religion a ainsi joué un
rôle direct ou indirect dans la construction des identités collectives.
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Réveil bouddhiste au Vietnam
La priorité donnée à la délivrance de la souffrance par la méditation
n’a pas empêché le bouddhisme d’être également mis en mouvement
pat le choc colonial. Tout un renouveau se dessine avec la Chine pour
épicentre lors de la révolution de 1911. Selon Nguyen Thé Anh24,
« Les idées du principal artisan de ce mouvement de réforme, Tai Xu,
propagées dans le journal qu’il publie à partir de 1920, Haichao yin (la
Voix de la Marée), trouvent un large écho au Vietnam. Des intellectuels
bouddhistes, rejetant l’étiquette de doctrine du refus attachée à leur
religion, rêvent d’en faire un ciment qui réconcilierait l’ancien et le
moderne, une pensée qui permettrait de définir une issue au dilemme
culturel. En bref, ils souhaitent actualiser le bouddhisme afin de le
rendre plus sensible aux besoins contemporains de la société ». Selon des
procédures qui s’apparentent à celles décrites plus haut, les promoteurs
du mouvement cherchent à diffuser le bouddhisme en rendant ses
textes accessibles à tous et pas seulement aux moines, à purifier la

24. « L’engagement politique du bouddhisme au Sud Viêt-Nam dans les années soixante »
in : www.tinparis.net/fr_societe/engagementbouddhis_ntheanh.html. L’article est introduit
par une présentation du renouveau bouddhiste dans les années 1920.

28
État deS lieux

doctrine par un retour aux sources, à réformer les monastères, à ouvrir


des écoles, et finalement à s’engager sur le plan social et politique, en
somme à associer réforme et prosélytisme missionnaire sur un modèle
inspiré par le christianisme.

Prendre en compte la dimension religieuse


pour comprendre les sociétés coloniales

La religion n’est pas dans les sociétés coloniales une affaire privée
(mais l’est-elle dans les sociétés séculières ?), car elle fonde le pouvoir,
détermine des attitudes en matière économique, oriente la vie sociale
et imprègne toute la culture. En cela l’introduction par les missions
chrétiennes d’une religion qui englobe la vie sociale, la conviction
missionnaire qu’il faut combiner la prédication et l’action sociale, et
fonder la vraie civilisation, ne sont pas une nouveauté dans le monde
musulman ou le bouddhisme. Le premier associe déjà la mosquée et
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la medersa, la croyance et la science, et inspire le droit, en particulier
le droit des personnes. Mais cet encadrement des sociétés se vérifie
aussi dans les autres religions et on pourrait établir des rapprochements
inattendus entre elles. Les monastères bouddhistes (vat) peuvent
constituer de vastes ensembles de bâtiments qui ajoutent à leur fonction
une action scolaire et une assistance médicale assurée par des bonzes
guérisseurs qui acquièrent ainsi des mérites pour leur vie future25.
L’ensemble constitué n’est pas très éloigné d’une mission chrétienne.
Mais dans chaque situation coloniale, la difficulté est d’évaluer la part
du religieux pour comprendre la situation des pays au moment de leur
colonisation et appréhender la réaction des colonisés.

Des religions antimodernes ?


Une fois constaté un lien étroit entre religion et organisation des
sociétés, commencent les difficultés et apparaissent les divergences. Les
risques d’explication simplificatrice pour appuyer une thèse élaborée a
priori sont permanents. Dans une retentissante conférence prononcée
à la Sorbonne en 1883, Ernest Renan accusait déjà l’islam de fabriquer
le fanatisme et l’obscurantisme, d’empêcher le développement de la

25. Georges condomInas, « Notes sur le bouddhisme populaire en milieu rural lao »,
Archives des Sciences sociales des religions, n° 25, 1968, p. 81-110.

29
Claude Prudhomme

science et de condamner les musulmans à l’infériorité intellectuelle.


Ses propos déclenchèrent une controverse qui allait aussi bien
conforter ceux qui voyaient une incompatibilité définitive entre islam
et modernité que pousser le grand penseur réformiste musulman Al
Afghani à promouvoir un islam débarrassé de ses superstitions et de
ses déviations pour fonder une société moderne islamique.
Prisonnier de la référence au christianisme et à l’histoire du
capitalisme, Max Weber lui-même a toutes les peines du monde à penser
le rôle des religions orientales dans les processus qui caractérisent la
modernité. Les pages qu’il consacre à l’hindouisme et au bouddhisme
sont éloquentes26 :

« L’Asiatique a la réputation dans le monde entier d’avoir une soif de gain illimitée
et sans pareille pour les petites choses comme pour les grandes, et cette réputation
est en général méritée. Mais il s’agit précisément d’un désir de gain que l’on satisfait
par les moyens de la ruse et avec le recours du moyen universel, la magie. Il manquait
précisément ce qui a été décisif pour l’économie occidentale : à savoir que le caractère
pulsionnel de la recherche du gain fût brisé et rationnellement objectivé, et qu’il fût
inséré dans un système d’éthique rationnelle et intramondaine de l’action dans monde,
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comme l’a fait en Occident l’ascèse intramondaine du protestantisme, dans la ligne
de quelques rares précurseurs qui étaient avec eux en résonance intérieure. L’évolution
religieuse de l’Asie n’a pas connu les conditions nécessaires au développement d’un
tel processus ».

Mais le même Max Weber doit reconnaître dans la conclusion de


L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme son embarras pour élucider
la question de la part prise par les croyances dans le retard pris
face à l’Europe en matière économique : « il n’est évidemment pas
question pour autant de vouloir remplacer une interprétation causale
unilatéralement ‘matérialiste’ de la culture par une interprétation causale
tout aussi unilatéralement spiritualiste (...)27 ».

Toute sa place mais pas toute la place


L’enjeu est donc de donner à la dimension religieuse la place qui lui
revient, sans en faire une clé de lecture unique. Il serait fort regrettable
de faire une place à la religion seulement quand les sujets la sollicitent

26. Max WeBer, Sociologie des religions, Gallimard, 1996, p. 472-473.


27. Max WeBer, L’éthique protestante du capitalisme, Traduction Jean-Pierre Grossein,
Gallimard, 2003, p. 253.

30
État deS lieux

de manière explicite ou quand le surgissement de la violence renvoie


spontanément au modèle des guerres saintes.
En premier lieu il est nécessaire de s’interroger sur la place du
religieux dans la définition des politiques menées par les colonisateurs
pour « civiliser » les sociétés. La légitimation civilisatrice n’a pas été
la première raison de s’intéresser aux religions. Le colonisateur avait
besoin de connaître les religions, d’identifier leurs adhérents, pour les
surveiller, les encadrer et si nécessaire les réprimer comme l’explique
Oissila Saaïdia. Mais l’efficacité et la cohabitation exigent davantage.
Peu à peu le pouvoir colonial suscite ou encourage leur étude, soit en
créant des chaires spécialisées et des centres d’études, soit en s’appuyant
sur des institutions universitaires, soit en utilisant les études menées
par d’autres (missionnaires). Des experts s’imposent dans le domaine
religieux. Les Français s’appuient sur Xavier Coppolani28, Georges
Hardy, Augustin Berque29, les Britanniques Charles Moore Watson30
(1844-1916, diplômé de l’Université de Dublin en linguistique et en
études arabes, ou Fredrik Lugard (1858-1945).
La qualité de l’information collectée est sans doute été très inégale
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à l’époque coloniale et a pu renforcer certains stéréotypes (fatalisme
et violence inhérents à l’islam, superstitions naïves des polythéismes).
Mais son degré de subordination au projet colonial tend à s’estomper
à partir des années 1930. Elle a aussi permis de mieux connaître les
réalités religieuses.
À partir des observations collectées, un discours critique peut
s’élaborer au sein de l’ethnologie. Un processus d’autonomisation des
sciences sociales (Maurice Delafosse, Louis Massignon, Jacques Berque)
tend à développer la dimension critique et à affranchir les experts de
leur dépendance aux intérêts coloniaux. L’étude des religions devient un

28. Xavier coppolanI (1863-1905) commence sa carrière dans le service des affaires
indigènes en Algérie, s’intéresse à l’islam soufi et se fit connaître par une étude des confréries
musulmanes publiée en 1898. Il la poursuit en aof, s’impose comme le spécialiste de la
pacification des tribus musulmanes, puis en Mauritanie où il est assassiné en 1905.
29. Augustin Berque (1884-1946) - (à ne pas confondre avec son petit-fils géographe qui
porte le même prénom) - était historien et arabisant. Observateur perspicace de la société
musulmane, il a longtemps été directeur des Affaires musulmanes et des Territoires du Sud
au Gouvernement Général de l’Algérie. Son fils Jacques (1910-1995) s’est imposé, lui aussi,
comme un grand arabisant et un des meilleurs spécialistes d’histoire de l’islam (intitulé de la
chaire qu’il a occupé au Collège de France de 1956 à 1981).
30. Charles moore Watson (1844-1916, diplômé de l’Université de Dublin en linguistique
et en études arabes, incarne le militaire érudit, membre de la Royal Geographical Society. Sa
carrière le mène au Soudan, en Inde et en Égypte.

31
Claude Prudhomme

cheminpourappréhenderautrementlessociétésindigènesetlasympathie
à leur égard débouche chez certains spécialistes sur la prise en compte
de leurs critiques et de leurs aspirations. Dès lors, l’orientalisme n’est
plus seulement un discours construit par l’occident ; l’islamologie et
l’africanisme se dégagent de leurs finalités utilitaires au service de la
colonisation.

Religion et politique
Parmi les thèmes qui ont bénéficié d’une meilleure appréciation de
la place des religions dans les sociétés coloniales, nous retenons quatre
exemples qui touchent à des points essentiels pour la vie des sociétés
coloniales. Le premier concerne la question du pouvoir. Le recours à la
force ne peut constituer une solution durable et suffisante pour imposer
un pouvoir étranger. La pacification dont se vante le colonisateur
reste fragile et la faiblesse des moyens qu’il peut engager de manière
permanente impose une négociation avec les autorités locales. Dans
certains cas il s’entoure de chefs traditionnels auxquels il manifeste sa
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déférence en retour de leur docilité. Les princes indiens comme les
rois locaux africains sont ainsi intégrés et neutralisés. Dans d’autres
cas il promeut une nouvelle catégorie de chefs, tels les chefs médaillés
du Congo belge. Mais ces bricolages laissent entière la question de la
légitimité du pouvoir colonial aux yeux des populations. Elle est d’autant
plus insoluble que les pouvoirs autochtones détruits par la conquête
avaient une dimension fortement religieuse, garantissaient l’harmonie
entre le monde visible et invisible, la communication entre les vivants et
les ancêtres. Pour ne pas apparaître comme un pouvoir arbitraire fondé
sur la force, le colonisateur doit se donner une légitimité reconnue
dans la culture locale. En Inde, il croit y parvenir en organisant une
Inde des princes qui est le laboratoire d’une forme de gouvernement
indirect ou indirect rule, étendue ensuite à d’autres colonies et théorisée
tardivement pour le Nigeria par Frederik Lugard. Mais la déposition
de l’empereur moghol laisse un vide qu’il est urgent de remplir, ce que
tente de réaliser l’invention d’un rituel d’intronisation pour le vice-roi
du Britsh Raj en Inde31. À Madagascar le souverain (au moment de
la conquête française la reine Ranavalona III) assurait le lien entre
le monde divin et celui des vivants, entre la nature, les vivants et les

31. Max-Jean ZIns, « Rites et protocoles du British Raj en Inde. La mise en scène de
traditions inventées et importées » in : Revue française de science politique, n°6, 1995, p. 1001-1022.

32
État deS lieux

morts32. Après l’avoir exilée, la France


tente de substituer le rituel républicain
au rituel royal de la monarchie merina
et le 14 juillet à la fête du bain. En
Algérie elle n’hésite pas à faire appel
aux autorités musulmanes pour se
donner la légitimité (voir ici Oissila
Saaïdia). Là où les missions sont
influentes, le colonisateur compte
sur leur coopération pour enseigner
l’obéissance au colonisateur et la
légitimité de l’administration coloniale.
Tous ces efforts s’avèrent
insuffisants dès lors qu’une crise
internationale ou interne permet à
nouveau l’expression de contestations
Ngo Din Diem (1901-1963),
qui puisent souvent dans le registre
Nationaliste, catholique, anticommuniste
religieux, dans le monde musulman
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et hindou, mais aussi en Afrique subsaharienne où surgissent des
prophètes tenant un discours aux accents messianiques. Et le langage
religieux utilisé par beaucoup de mouvements nationalistes vient
après 1945 vérifier que le registre religieux reste souvent efficace pour
mobiliser les populations en Afrique (mouvement mau-mau au Kenya
dans les années 1950) comme au Vietnam (bouddhisme, caodaïsme).

Religion et modernisation économique


L’activité économique constitue un second lieu de confrontation
dans lequel intervient une dimension religieuse dès lors que les
croyances commandent des comportements, impliquent des rites
(respect des ancêtres, de l’harmonie du monde), imprègnent une
éthique. Le colonisateur peine à intégrer ces données parce qu’il
développe spontanément une vision sécularisée de l’économie dans
laquelle le résultat quantitatif et le profit priment sur toutes les
autres considérations. Les difficultés rencontrées sur le terrain pour
mettre en œuvre les projets de modernisation prouvent pourtant
que les obstacles ne sont pas seulement matériels ou financiers. Le

32. Yvan-Georges paIllard, « Marianne et l’indigène : les premiers 14 juillet coloniaux à


Madagascar », L’Information historique, 1983, n° 3, p. 107-120..

33
Claude Prudhomme

déplacement forcé des travailleurs loin de la terre de leurs ancêtres


rencontre des résistances tenaces malgré la brutalité des méthodes.
Les campagnes pour promouvoir de nouvelles cultures utiles à la
colonisation doivent composer avec une conception de l’agriculture
qui ne limite pas sa fonction à l’alimentation des vivants ou une
conception de l’élevage qui n’assimile pas la réussite à la quantité de
viande ou de lait produits. Le malentendu entre colonisateur et colonisé
est profond car il oppose deux visions du monde. C’est pourquoi
le colonisateur cherche à s’appuyer sur les groupes sociaux qui se
montrent les plus aptes à adhérer à son ambition modernisatrice, à
s’approprier les modèles capitalistes et productivistes introduits par la
colonisation (capitalisme). Des minorités religieuses dont les valeurs
et l’éthique sont en consonance avec le projet colonial trouvent dans
ce contexte l’occasion de développer leur activité économique et de
s’enrichir, à l’image des mourides qui se lancent au Sénégal dans la
culture de l’arachide, des minorités musulmanes qui exportent dans
le cadre impérial leur savoir-faire commercial (Indiens musulmans de
l’Océan Indien, confréries en Afrique33), des castes qui lient leur dharma
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à certaines activités, des minorités religieuses qui développent un esprit
d’entreprise (zoroastrisme en Inde illustré par la famille Tata ; chrétiens
formés à l’école des missions).
Les dispositions manifestées par certains groupes religieux en
faveur de la modernisation confortent la thèse d’un lien étroit entre
religion et économie. Mais il doit être tempéré par l’insistance sur la
multiplicité des combinaisons possibles et l’absence de lien mécanique.
Ce n’est pas parce que le bouddhisme promeut le détachement des
biens matériels et dévalorise l’accumulation des biens qu’il s’oppose
partout à l’émergence d’une bourgeoisie capitaliste.

Religion et organisation sociale


L’influence de la religion dans l’organisation sociale est plus
directement perceptible. Les hiérarchies sociales, les stratifications
en classe d’âge, les cloisonnements fondés sur les degrés de pureté,
l’affectation héréditaire à des activités, la servitude se fondent
généralement sur des récits et des justifications relevant du religieux.
La résistance des stratifications sociales à la colonisation a été maintes

33. Le cas le mieux documenté est celui des Mourides au Sénégal. Voir la contribution de
Oissila Saaïdia dans ce numéro.

34
État deS lieux

fois relevée et les colonisateurs se trouvent devant un dilemme :


doivent-ils remettre en cause l’ordre social et avec lui les croyances qui
y sont associées ou tolérer des archaïsmes qu’ils considèrent appelés
à disparaître progressivement sous l’effet de la scolarisation ou de
l’introduction du christianisme ? Le plus souvent le colonisateur a choisi
de ne pas brusquer les choses pour ne pas mettre en péril l’ordre public
et il se contente de s’en prendre aux abus qu’il jugeait les plus graves :
esclavage, excision, mariage forcé, sati en Inde, sacrifices humains réels
ou présumés… Il laisse aux nouvelles élites des pays colonisés et aux
missions le soin de prendre en charge les combats plus risqués comme
la lutte contre l’intouchabilité et la contestation de la hiérarchie des
castes en Inde. Mais il ne s’émeut guère des nouvelles ségrégations
introduites par la domination coloniale.
On découvre aujourd’hui que la religion a été omniprésente dans
ces évolutions et là encore sous des formes contradictoires. Les
combats pour l’égalité sociale ont pu avoir pour principal fondement
des convictions liées à une religion, sans impliquer l’adhésion à la
démocratie libérale. L’engagement des missions catholiques pour la
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promotion des femmes coexiste avec un discours attaché à la distinction
des sexes et de leurs fonctions. L’hindouisme justifie pour Gandhi de
combattre l’intouchabilité mais parce qu’elle écarte des hommes de la
religion. Selon Christophe Jaffrelot, « à ses yeux l’intouchabilité était
essentiellement un problème religieux : on ne pouvait exclure une
catégorie d’êtres humains de l’accès au divin ou à sa représentation
sous la forme d’une image » mais « partisan du Sanatan Dharma, il
n’envisageait pas de remettre en cause l’économie du système des
castes » et préférait aménager « un système de varna réinterprété34 ».
Pour sa part, le christianisme diffuse une vision en théorie plus
égalitaire et plusieurs études ont montré comment l’adhésion au
christianisme des jeunes Africains scolarisés était aussi une manière
d’échapper à l’autorité des anciens. De même l’attraction du
christianisme sur les groupes exclus (dalits et minorités aborigènes aux
Indes, « tribus » montagnardes en Indochine) ou sur des catégories
dominées (captifs en Afrique) se vérifie dans les statistiques. Certains
groupes ont vite compris que l’adhésion à la nouvelle religion était
aussi une voie pour leur émancipation et leur promotion sociale grâce
aux écoles missionnaires ou favorisait la sauvegarde de leur langue dès

34. Histoire de l’Inde moderne, op. cit. p. 554.

35
Claude Prudhomme

lors qu’elle était écrite et choisie pour traduire la Bible. De nombreux


exemples pourraient être donnés de ces stratégies qui associent
conversion et promotion en Afrique subsaharienne ou en Indonésie.
La tentation est grande de conclure à un opportunisme intéressé
qui conduit les individus ou les populations à adhérer à la religion
porteuse de modernité, à celle qui est associée au pouvoir ou apporte
le plus d’avantages. Le pragmatisme jouerait un rôle prédominant et
profiterait, selon les situations et les époques au christianisme, à l’islam
ou à l’hindouisme. Mais les historiens peuvent-ils faire la part de la
conviction personnelle, de l’influence du milieu, des intérêts dans
une démarche qui relève de l’intime ? Ils peuvent au mieux constater,
après les anthropologues, que toute conversion comporte une part de
malentendu et que ce malentendu est productif.
La diversité des discours politiques qui font appel aux religions pour
se donner une légitimité et la capacité des dirigeants à interpréter les
religions dans un sens favorable à leurs projets sont impressionnantes.
Des théologies chrétiennes ont ainsi justifié la domination coloniale
avant de la condamner, et des penseurs issus du calvinisme ont justifié
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l’apartheid en Afrique du sud à travers une lecture de la Bible qui
identifiait les Boers au peuple élu. On observe la même diversité de
positions au sein de l’islam ou de l’hindouisme face à la modernité
venue d’Occident

Au cœur des cultures


En définitive c’est bien toute la culture des sociétés coloniales
qui est profondément pénétrée de références religieuses héritées ou
introduites avec la colonisation. Là encore le jeu des influences n’est
pas simple à résumer. Si les coloniaux, venus d’Europe pour travailler
dans les colonies, ont pu y transporter avec eux la critique des religions
au nom de la raison et promouvoir des modes de sécularisation, ils
ne sont pas tous restés indifférents aux systèmes religieux qu’ils
découvraient. Cependant nous disposons de trop peu d’éléments
pour cerner la religion des colonisateurs, à l’exception de quelques
témoignages et récits de vie, pour connaître leur relation aux religions
non chrétiennes. L’impression dominante est qu’ils évoluent en isolat
culturel. La fréquentation de messes et de cultes protestants différents
ou l’affectation de places différentes dans les temples et les églises
illustrent la distance qui sépare habituellement coloniaux et colonisés
jusqu’au sein des Églises chrétiennes. Quelques administrateurs et les

36
État deS lieux

Parlement des religions du Monde - Chicago du 11 au 27 septembre 1893.

missionnaires que leur fonction met en contact direct et quotidien avec


les populations adoptent cependant une attitude plus ouverte dans
laquelle curiosité fait progressivement place à la volonté de comprendre.
L’ethnologie naissante doit beaucoup à leurs observations du terrain au
xxe s.
De leur côté les populations colonisées entrent de plus en plus en
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contact avec la culture du colonisateur ou du missionnaire, à travers
l’école (bien que le taux de scolarisation soit resté souvent très faible et
les réticences à son égard nombreuses), le travail, la justice, finalement
la vie politique. Elles doivent s’adapter à un nouveau calendrier qui
impose ses divisions et rythme les semaines (le repos du dimanche),
à une nouvelle échelle des valeurs qui valorise le travail productif et
l’épargne, parfois apprendre une culture écrite qui dévalue l’oralité,
toujours subir un travail de « désymbolisation » au nom de la rationalité
scientifique qui désacralise l’espace et le temps de leurs traditions.
Dans ces processus, les missions constituent un vecteur essentiel parce
qu’elles sont très actives dans l’enseignement et le domaine de la santé.
Elles accordent une grande importance aux langues indigènes, les fixent
à l’écrit quand elles étaient orales pour traduire la Bible, les prières, les
catéchismes.
Mais le nouveau n’efface pas l’ancien et l’étude des religions est
particulièrement utile pour appréhender l’extraordinaire diversité des
réponses possibles dans les sociétés colonisées. Si le rejet total des
nouveautés s’avère au fil du temps illusoire, à moins de se retirer du
monde colonial, un tri s’opère parmi les offres et les modes de réception
génèrent toute une gamme d’attitudes, d’un quasi-repli sur la religion
des ancêtres qui limite les emprunts à une adhésion enthousiaste
aux nouvelles croyances et aux nouvelles normes qui entraîne la

37
Claude Prudhomme

rupture revendiquée avec la coutume. Les positions intermédiaires,


les combinaisons de l’ancien et du nouveau, par accumulation, par
juxtaposition (syncrétisme en mosaïque théorisé par Roger Bastide),
par hybridation ou métissage (créolisation) sont manifestement les plus
répandues.

Conclusion

Au moment où s’affirme l’aspiration à écrire l’histoire « par en bas »,


il devient anachronique de plaquer sur l’analyse des sociétés coloniales
des modèles élaborés pour les sociétés industrialisées en voie de
sécularisation. Avec ses rites quotidiens, ses interdits, ses prescriptions,
la religion occupe dans la vie domestique, la vie du village ou du quartier,
celle de l’État une place qu’il est difficile de mesurer et de comprendre
pour un observateur venu de sociétés sécularisées. Essentielle au
lien social, elle peut être un puissant élément de différenciation
(communautarisme) ou être mise au service d’intérêts particuliers.
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Dans tous les cas, cela implique d’être davantage attentif à la place
des religions dont les travaux anthropologiques ne cessent de souligner
l’importance. La religion n’est jamais une explication suffisante et il est
très difficile, et dangereux, de l’isoler d’autres facteurs. Elle est toujours
une donnée à prendre en compte, avec d’autres éléments, pour analyser
la manière dont les sociétés se pensent, décident et agissent.
Les religions sont aussi un acteur essentiel de la globalisation. Le
christianisme joue un rôle majeur dans ce processus à travers son
discours, ses écoles, ses œuvres sociales, son action économique.
L’abondance des travaux qui lui sont consacrés ne doit pas pour
autant conduire à surévaluer son action. Il n’a pas eu le monopole de
l’engagement social et les croyants d’autres religions n’hésitent plus
à s’inspirer de son modèle pour développer des réseaux scolaires
modernes, faire évoluer l’aumône en assistance publique. Expression
de ces réactions en chaîne et de ces interdépendances, le parlement des
religions qui se tient à l’occasion de l’exposition universelle de Chicago
en 1893 symbolise les progrès du pluralisme et l’ouverture de pays de
tradition chrétienne aux spiritualités orientales.
Si les religions contribuent à la globalisation, elles sont aussi
changées par elle. Toutes les grandes religions sont affectées par ce
processus et doivent composer avec lui, qu’elles soient à ambition

38
État deS lieux

universaliste ou qualifiées de religions du terroir. La colonisation


entraîne une interaction accrue entre des religions qui sont plus que
jamais mises en concurrence, s’influencent, se redéfinissent les unes
par rapport aux autres. À l’ère des sociétés coloniales, la circulation
des religions devient la règle. Le pluralisme religieux dans les
empires coloniaux ne cesse de progresser avec l’arrivée de nouvelles
populations ou la conversion d’une partie d’entre elles aux religions qui
sont introduites. Le christianisme est la religion qui a le plus profité de
cette dynamique, surtout en Afrique subsaharienne à partir des années
1950-1960. Sans doute est-il associé à la modernisation des sociétés
et au progrès et bénéficie-t-il alors des investissements réalisés dans le
domaine scolaire pour la formation de nouvelles élites. Dans tous les cas,
il faut constater que sa mise en cause pour collusion avec l’impérialisme
colonial n’a pas freiné son expansion de manière durable, quand bien
même les Églises vivent la période comme une double menace venant
du communisme et de l’expansion de l’islam. Mais les autres religions
doivent aussi composer avec un changement qui s’opère à l’échelle
mondiale. Les réformismes musulman et hindou ou la réactivation de
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religions traditionnelles sont dès l’entre-deux guerres les manifestations
les plus visibles des efforts déployés dans des directions multiples et
contradictoires.
Au-delà de la question des relations ambivalentes et ambiguës entre
religions et colonisation, la question centrale posée depuis le xIxe s. à
toutes les religions est finalement celle des réponses qu’elles proposent
face à une modernité qui s’impose dans un contexte d’impérialisme
colonial. On constate alors que, depuis un siècle et demi, de nouvelles
frontières passent au sein de chaque religion et incitent à cesser de penser
le monde comme la simple juxtaposition de blocs confessionnels.

39

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