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L’humanitaire et le tragique de l’histoire

Claude Lanzmann
Dans Les Temps Modernes 2004/2 (n° 627), pages 1 à 9
Éditions Gallimard
ISSN 0040-3075
ISBN 9782070771110
DOI 10.3917/ltm.627.0001
© Gallimard | Téléchargé le 13/02/2024 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 58.213.8.7)

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Claude Lanzmann

L’HUMANITAIRE ET LE TRAGIQUE DE L’HISTOIRE

Voilà longtemps que Les Temps Modernes avaient le projet de


réfléchir sur ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler « l’humani-
taire ». Les questions que personnellement je me posais étaient
d’abord triviales : « Qu’est-ce que ce métier ? » Car c’en est un, ce
l’est devenu. Il y a aujourd’hui des écoles d’humanitaire — qui
délivrent diplômes et certificats d’aptitude — comme il y a des
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écoles de journalisme ou de la magistrature. Nous sommes dans un
temps hanté par la terreur de la perte, éperdu de thésaurisation qui,
pour mieux le garder, ossifie, fossilise, dévitalise entièrement le
passé. Dans un temps aussi – et c’est peut-être la même chose — où
tout s’enseigne. Je me demandais également : « Qu’est-ce qu’une
ONG ? Plus spécifiquement, une ONG d’assistance humanitaire ?
Quelles sont ses structures, ses sources de financement ? Combien
de permanents ? Comment s’y engage-t-on ? Durée des contrats,
salaires, honoraires, plans de carrière, hiérarchie et piétaille, plein
temps, mi-temps, sanctions, etc. ? » Ces questions sont assurément
la marque de mon ignorance, elles ont leurs réponses, mais on les
pose rarement, elles ne sont pas de bon ton tant l’humanitaire
évoque immédiatement pour le grand public la vocation, l’abnéga-
tion, le don et même le sacrifice de soi, hautes vertus qui occultent
la matérialité des actions elles-mêmes, tout ce qui précède le geste
de secours, l’accompagne, lui succède, la logistique en un mot.
La plupart des articles qu’on va lire, dus à des praticiens de terrain,
s’ancrent au contraire dans la matérialité de l’humanitaire et
montrent du même coup les impasses, contre-finalités et effets per-
vers souvent induits par leurs interventions1.

1. Les Temps Modernes tiennent à remercier au premier chef Eric


Dachy, coordinateur de ce dossier qui doit beaucoup à sa compétence, à
son implication, à sa longue expérience des missions humanitaires.
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La relation de cause à effet entre la Shoah et la naissance de


l’humanitaire est éclatante, Bernard Kouchner l’a proclamé à
maintes reprises. « On aurait pu sauver les Juifs » et « Plus jamais
ça » (qui se décline dans toutes les langues d’Europe « Never
again », « Nie wieder », « Nunca más », « Nigdy tego wiecief »
qu’on lira jusqu’à la fin des temps au fronton du bâtiment de la gare
de Treblinka), cet inguérissable remords et ce serment sont les deux
sources de l’humanitaire moderne.
Aurait-on pu les sauver ? Qui aurait pu les sauver ? Ce fut, tan-
dis que je préparais Shoah, une mode universitaire, aux Etats-Unis
et en Israël, de recenser et de dénoncer les occasions perdues, les
moments, pensait-on, « critiques », de la non-assistance à personne
en danger qui eussent pu changer ou inverser le cours inexorable des
choses : The abandonment of the Jews de David S. Wyman, Politics
of rescue d’Henry Feingold furent pendant un temps des livres de
chevet. Tout y était juste, sauf les proportions et la temporalité, l’im-
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placable plénitude du réel, configuration vraie de l’impossible.
Mais les universitaires, s’ils veulent faire carrière, sont condamnés
aux « papers », c’est-à-dire à des « trouvailles » qui reconstruisent
le passé à la lumière du présent : illusion rétrospective, oublieuse de
l’épaisseur, des pesanteurs, de l’illisibilité d’une époque.
Rudolf Vrba et Alfred Wetzler s’évadent du camp d’extermina-
tion d’Auschwitz-Birkenau le 7 avril 1944, faisant preuve d’une
audace et d’un héroïsme inouïs. Vrba explique dans Shoah que leur
motivation principale était d’informer le monde sur ce qui se pas-
sait, dans l’espoir que la connaissance de la réalité d’Auschwitz
arrêterait ou freinerait la déportation des Juifs de Hongrie qu’ils
savaient imminente. Il n’en fut rien et, malgré les rapports très pré-
cis, rédigés par Vrba dans l’urgence et la fièvre dès son arrivée en
Slovaquie, malgré les plans exacts des installations de mort dessi-
nés par lui et parvenus à destination tant en Angleterre qu’aux Etats-
Unis, Birkenau tourna comme jamais auparavant : 450 000 Juifs
hongrois y furent gazés entre mai et fin juin 1944. Mais si Vrba
croit, à l’instant où il s’évade, que le monde ignore ce qu’est Ausch-
witz, lui-même, prisonnier depuis deux ans déjà, ne sait pas ce
que le monde sait — chaque camp, chaque ghetto était une île, la
communication était impossible. Or le monde sait : Jan Karski, dans
Shoah, entre en scène immédiatement après Vrba et son récit porte
sur des événements qui ont eu lieu deux ans plus tôt, à la fin 1942.
Karski, courrier du gouvernement polonais en exil, allait repartir en
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mission et deux leaders juifs de Varsovie, un bundiste et un sioniste,
étaient parvenus à le faire entrer dans le ghetto, afin qu’il voie de ses
yeux l’agonie de leur peuple et puisse en faire la relation aux Alliés.
Le voyage au ghetto avait été suivi de l’extraordinaire infiltration
dans un camp dont Karski dit qu’il s’agit de Belzec, ce que certains
historiens mettent en doute. Toujours est-il que Karski, déguisé en
garde ukrainien, passa plusieurs heures dans ce camp et y fut le
témoin de scènes effroyables. Le mandat qu’il reçut des respon-
sables juifs avant son départ était véritablement une demande
— plus encore, une supplication — d’ingérence militaro-humani-
taire au cœur même de la guerre : « Que les nations alliées déclarent
officiellement qu’au-delà de leur stratégie militaire qui vise à assu-
rer la victoire, l’extermination des juifs forme un chapitre à part.
Que les nations alliées annoncent sans détour, publiquement, que ce
problème est le leur, qu’elles l’intègrent à leur stratégie globale dans
cette guerre. Pas seulement vaincre l’Allemagne, mais aussi sauver
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ce qui reste du peuple juif. Cette déclaration publiée, les Alliés ont
une aviation, ils bombardent l’Allemagne, pourquoi ne lanceraient-
ils pas des millions de tracts qui apprennent aux Allemands ce que
leur gouvernement fait aux Juifs ? Peut-être ne savent-ils pas ! Et
alors, qu’ils proclament, encore une fois officiellement : si la nation
allemande ne montre pas qu’elle tente de changer la politique de son
gouvernement, elle sera tenue pour responsable des crimes commis.
En l’absence de tels signes, les Alliés avertiront que certains objec-
tifs en Allemagne seront bombardés, détruits, en représailles des
crimes perpétrés contre les Juifs. Que ces bombardements n’ont
rien à voir avec la stratégie militaire, mais concernent le seul pro-
blème juif. Qu’on fasse savoir aux Allemands, avant et après ces
bombardements, qu’ils ont eu lieu et auront lieu parce que les Juifs
sont exterminés en Pologne 2. »
Karski mena à bien sa périlleuse mission, il atteignit Londres et
même Washington. Dans Shoah, il dit simplement : « But I reported
what I saw » (« Mais j’ai fait mon rapport sur ce que j’avais vu »).
Rien de plus, je l’ai voulu ainsi. C’était, artistiquement, la seule
façon de maintenir la rigueur de la tragédie. Or — j’ai tourné tout
cela sans l’inclure dans le film — Karski, à Londres et à Washing-
ton, avait rencontré les principales personnalités politiques et intel-

2. Shoah, Folio, pp. 244-245.


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lectuelles, polonaises bien sûr, ou juives, comme Schmuel Zygel-


boim — qui se suicida par le gaz en mai 1943, après l’anéantisse-
ment du ghetto de Varsovie —, le rabbin Stephen Wise, président du
Congrès juif mondial ; ou encore anglaises comme Anthony Eden,
ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni et Lord Sel-
bourne qui, au ministère de la Guerre, s’occupait spécifiquement
des liaisons avec les mouvements de résistance européens, les écri-
vains H.G. Wells et Arthur Koestler ; à Washington Cordell Hull,
secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Simpson, secrétaire d’Etat
à la guerre, les archevêques Spillman, Moonie et Strich, le nonce
apostolique Cicognani, Félix Frankfurter, membre éminent de la
Cour suprême, juif de surcroît et, last but not least, Franklin Delano
Roosevelt, président des Etats-Unis d’Amérique. A tous, Karski fit
son rapport, presque toujours chaperonné par un ministre ou un
ambassadeur du gouvernement polonais en exil, qui lui indiquait les
centres d’intérêt des interlocuteurs qu’il allait rencontrer. Sa mis-
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sion comportait, en effet, bien d’autres messages que ceux qui
avaient trait à la situation juive. Jeté littéralement dans un autre
monde, avec ses protocoles, ses rituels, ses lois, son temps compté,
le jeune courrier polonais à la mémoire photographique (il n’avait
pas une note, pas un papier, tout était dans sa tête, il parlait les yeux
fermés « comme une machine », dit-il, ce qu’il fait quelquefois dans
Shoah) comprit que ce qu’il relatait de l’extermination n’était, pour
ses auditeurs, ni d’une radicale nouveauté ni de majeure impor-
tance. Dans la plupart des cas, il confirmait ce qui était déjà su et,
pour que la bouleversante force de suggestion de son récit, attestée
par le film, pût se manifester, il eût fallu laisser à sa parole le temps
du déploiement. Dans l’audience accordée par Roosevelt — elle
dura une heure et vingt minutes —, ce fut surtout le Président qui
discourut, promettant de supprimer le corridor de Dantzig, de don-
ner à la Pologne la Prusse orientale et de reconstituer le cheptel che-
valin polonais saigné à blanc par les Allemands. Des Juifs, il ne fut
question qu’à la toute fin de l’entretien, quelques mots à l’initiative
de Karski, ébloui de se trouver devant le « maître du monde », qui
appelèrent un geste indéchiffrable du Président et ce seul commen-
taire : « Les criminels seront punis. » Avec Félix Frankfurter, « Jus-
tice Frankfurter », comme on le surnommait, confident de Roosevelt
et regardé comme une des têtes les plus brillantes de l’Admi-
nistration américaine, les choses prirent un autre tour, Karski
eut tout le temps de donner à sa parole l’ampleur nécessaire. Frank-
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furter, petit, massif, nerveux, écouta Karski sans dire un mot, se tas-
sant de plus en plus dans son fauteuil au fur et à mesure de l’avan-
cée du récit. A la fin il explosa : « Jeune homme, je sais que vous
arrivez de l’enfer et que vous allez y retourner. Je vous dis mon
admiration. Je ne suis moi-même plus jeune, je suis un juge des
hommes, je connais l’humanité, des hommes comme vous et moi
doivent être totalement honnêtes. Je ne dis pas que vous êtes un
menteur, je dis que je ne vous crois pas ! » Justice Frankfurter n’était
pas outillé pour l’horreur. Que peuvent signifier Treblinka ou Bel-
zec vus d’un chaud et confortable bureau de Washington ? Qu’est-
ce que savoir, c’est la question centrale. Ecoutons encore Karski
relatant sa rencontre, à Londres, avec Lord Selbourne : « Il était
avant tout intéressé par les opérations de la résistance polonaise :
diversions, sabotage, il voulait mon avis, connaître nos besoins. La
coopération avec les services anglais est-elle satisfaisante ? J’en
arrive au problème juif. “Votre Honneur, je suis également chargé
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d’une mission par les Juifs de Pologne. Je me suis rendu deux fois
au ghetto de Varsovie, j’ai vu le camp de Belzec. Votre Honneur,
souhaitez-vous m’entendre ?” Je lui ai raconté à peu près toute l’his-
toire. Alors, avec une douceur, une politesse, une bienveillance, une
indulgence tout aristocratiques : “Monsieur Karski, pendant la Pre-
mière Guerre mondiale, nous faisions de la propagande en racontant
que les soldats allemands fracassaient contre les murs les têtes des
bébés belges. Je pense que nous avons fait un bon travail (“a good
job”). Il fallait affaiblir le moral des Allemands et faire croître l’hos-
tilité envers l’Allemagne. Nous savions que ça n’était pas vrai, mais
il faut ce qu’il faut, la guerre était sanglante et cruelle. En ce qui
concerne votre problème, votre rapport, continuez à échauffer l’opi-
nion publique. Sachez que vous contribuez à notre cause. Nous
avons besoin de pareils rapports. Votre mission est très importante.”
Il me disait clairement : “Mr Karski, vous savez, et je sais, que ce
que vous me racontez n’est pas vrai, mais c’est de la très bonne pro-
pagande. Continuez, merci”. » Décidément, les Juifs, même au seuil
de l’annihilation, n’étaient pas le centre du monde, cette histoire
restait marginale et Jan Karski ne pouvait pas ne pas prendre
conscience que, confrontée à l’inertie du réel, la supplique qu’il
avait mandat de transmettre était d’un idéalisme et d’une grandilo-
quence qui confinaient à la folie.
Qu’est-ce que savoir ? La question est au cœur de la probléma-
tique humanitaire. J’ai vu aux Etats-Unis un numéro de la revue
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Jewish frontier, daté d’octobre 1942 : le master plan de l’extermi-


nation y figure de la façon la plus articulée, l’exactitude de la rela-
tion sur Chelmno et les camions à gaz y est stupéfiante, la contem-
poranéité entre l’information à New York et la mort à l’œuvre en
Pologne est presque entière. Mais Jewish frontier était une revue
confidentielle : plus tard, au début 1944, des Juifs radicaux, voulant
à leur façon alerter le monde, furent conduits à acheter des pleines
pages dans les journaux américains les plus lus, New York Times,
Chicago Tribune, Los Angeles Times, pour publier le désastre. Au
Département d’Etat, des grands commis tels Beckinridge Long ou
Robert Borden Reams, que j’ai rencontré bien plus tard, coulant une
retraite heureuse sur un golf de Panama City et fier de son excel-
lence dans la préparation des Martini dry, pratiquaient cynique-
ment la rétention d’information, minimisant les alarmantes nou-
velles, ne communiquant pas les rapports qui leur parvenaient. Il
fallut, pour mettre un terme au scandale, la colère et le courage du
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secrétaire d’Etat au Trésor, Henry Morgenthau, qui intervint per-
sonnellement, preuves en main, auprès de Roosevelt. C’est, para-
doxalement, grâce à Morgenthau et aux hommes du Treasury
Department que le Président créa à la toute fin 1943 le War Refugee
Board. Il était très tard. Malgré leur dévouement et leur profonde
implication, ceux qui le dirigèrent ou y travaillèrent, comme John
Pehle, Josiah du Bois, Roswell Mc Lelland, furent eux-mêmes
immédiatement confrontés aux lois d’airain qui régissent la
conduite de la nation en guerre. Impossible par exemple d’envoyer
légalement de l’argent aux organisations de résistance juive qui ten-
taient de sauver ce qui pouvait encore l’être : les dollars de la survie
eussent pu tomber aux mains de l’ennemi, délit assimilable à de la
haute trahison. Les généreux et pointilleux fonctionnaires du WRB
ne passèrent jamais à l’illégalité. Ce sont les Juifs américains reli-
gieux et ultra-orthodoxes qui, absolument conscients de l’immen-
sité et de la dimension européenne de la destruction, furent les plus
solidaires, faisant preuve d’une extraordinaire imagination, prenant
les plus grands risques pour répondre aux appels qu’on leur adres-
sait : les lois humaines pesaient peu au regard de l’urgence et de la
loi divine. En Slovaquie, un autre ultra-orthodoxe, obsédé de sau-
vetage, le rabbin Dov Weismandel, concevait un plan grandiose et
fou qu’il baptisa « Europa plan », consistant à racheter aux nazis
tous les Juifs d’Europe. Ses frères des Etats-Unis réussirent à lui
faire parvenir un peu d’argent. Pas assez pour satisfaire l’appétit
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d’ogre de Dieter Wisliceny, le dignitaire SS avec lequel il négociait
les modalités de son plan : Wisliceny réclamait des sommes colos-
sales, impossibles à rassembler, les Juifs slovaques se saignèrent
aux quatre veines, lui faisant croire que leur propre argent provenait
d’Amérique via la Suisse, par des détours secrets. Wisliceny empo-
cha les dollars de ce qu’il croyait être « l’Internationale juive »,
après quoi les déportations reprirent. Weismandel, qui était un rab-
bin inspiré, prophète et combatif, oublia son « Europa plan », mais
en adressa d’autres à ses frères d’outre-Atlantique : ceux des voies
ferrées conduisant à Auschwitz et des tunnels que les trains emprun-
taient obligatoirement. Renonçant à les dynamiter lui-même avec
quelques-uns des étudiants de sa yeshiva par crainte des représailles
sur le reste de la population juive si les Allemands découvraient
l’origine du sabotage, il demandait à ce qu’ils fussent bombardés
par les Alliés. Rudolf Vrba eut une longue entrevue avec Weisman-
del peu de temps après son évasion en avril 1944. Quelques
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semaines plus tard, le rabbin sautait du train qui l’emportait à son
tour vers Auschwitz avec les derniers Juifs de Sered, ses élèves, sa
femme et ses enfants. Les requêtes de bombardements des voies fer-
rées et des installations de Birkenau furent approuvées par le WRB,
transmises au secrétariat d’Etat à la guerre, sérieusement pesées et
discutées par le Département des opérations. Elles furent rejetées
pour beaucoup de raisons, pas toutes méprisables comme l’illusion
rétrospective veut le faire croire aujourd’hui. Une chose est sûre :
John Mac Cloy, premier assistant du secrétaire d’Etat à la guerre et
futur haut commissaire américain en Allemagne, de qui la décision
dépendait en dernier ressort, y était violemment opposé. Des années
plus tard, pendant la préparation de Shoah, voulant en avoir le cœur
net, je l’interrogeai dans son bureau de Wall Street. Il connaissait
déjà l’objet de ma visite et m’accueillit par ces mots : « Ah ! You
come for this jewish business ! »
Dans ma préface à Trois Ans dans une chambre à gaz d’Ausch-
witz 3, le livre de Filip Müller, un des protagonistes centraux de
Shoah, j’écrivais : « Entre l’instant où un convoi de Juifs promis à
la mort par le gaz passait le porche voûté du bâtiment qui se dresse
au seuil de Birkenau, sinistre oiseau de mort dont les ailes se
déploient autour d’une bouche d’ombre, et celui où les énormes

3. Editions Pygmalion Gérard Watelet, 1982.


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cheminées carrées des crématoires crachaient leurs premières


volutes, deux heures environ s’écoulaient. Il était trop tard absolu-
ment. Pour les malheureux qui parvenaient ici au terme du voyage,
s’ouvrait la phase finale d’un procès de destruction qui avait débuté
bien avant, bien ailleurs (mais quand donc, où donc tout cela a-t-il
commencé ?). » C’est volontairement que je souligne ici le « trop
tard » et l’interrogation sur le commencement, qui nous rappellent
à la gravité et au tragique de l’Histoire. Les Juifs d’Europe n’ont
pas été sauvés. Auraient-ils pu l’être ? Ceux qui, avec assurance,
répondent « oui » à soixante ans de distance ne sont-ils pas eux aussi
des lecteurs tâtonnants de leur propre temps ? Leur sagacité rétro-
active est peut-être l’avers d’un aveuglement constitutif sur ce
qu’ils prétendent accomplir, sur les lendemains neufs et chantants
dont ils croient accoucher. L’humanitaire (mais quand donc ce qua-
lificatif devint-il substantif ?) lui aussi arrive toujours trop tard, le
sang a coulé, le massacre a eu lieu, on panse, on colmate, une
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urgence chasse l’autre, ubiquitaire et toujours requis ailleurs il
dévore l’espace, zappant de malheur en malheur avec ses yeux de
lynx et ses bottes de sept lieues. Pourtant — et c’est aussi ce que
montrent les articles qu’on va lire —, les secours sont bons, utiles,
nécessaires, vitaux. Devant la famine, l’épidémie, la violence, la
mort, le premier mouvement est de solidarité, et c’est là l’ancrage
de l’action humanitaire. A l’action elle-même et à ceux qui la
mettent en œuvre, rien à reprocher, au contraire. Mais l’humanitaire
se veut maintenant doctrinaire, porteur d’une vision globalisante du
monde, vecteur d’un ordre planétaire, substitut ou inspirateur de la
politique. Il entend arriver non plus trop tard mais à temps, un à
temps qui, pour être à l’heure, prend la figure du en même temps :
on a vu les camions et les ambulances de l’humanitaire s’embarquer
dans les fourgons de la guerre, les contrats de la reconstruction se
préparent avant même la destruction programmée. La guerre n’aura
pas eu lieu, la simultanéité de la guerre et de l’humanitaire permet
de se résoudre à celle-là, d’en nier la violence, de l’aseptiser, de la
tenir pour la solution : c’est le fantasme de l’option zéro mort.
Cependant mieux vaut prévenir que guérir, la seule façon d’arriver
vraiment à temps, c’est d’être là avant l’heure et de lancer ses
frappes contre les méchants, dernier recours lorsque les mises en
garde demeurent inopérantes. L’ingérence — droit, devoir ou pou-
voir — est l’autre nom de cet ultime avatar de l’humanitaire : les
guerres actuelles, chaudes ou oubliées, devraient au moins nous
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L’HUMANITAIRE ET LE TRAGIQUE DE L’HISTOIRE 9


enseigner que la réalité humaine est d’un maniement délicat, que
d’imprévisibles réactions en chaîne démentent les visions abstraites
des plus forts, que les humains ont toujours su transformer en
valeurs ce qui les opprime — cela s’appelle encore tradition ou cul-
ture —, que le tragique de l’Histoire n’est pas près de s’abolir dans
les bureaux feutrés des décideurs internationaux.

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