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Jean-Noël Allard
Dans Dialogues d'histoire ancienne 2023/Supplément27 (S 27), pages 89 à 102
Éditions Presses universitaires de Franche-Comté
ISSN 0755-7256
DOI 10.3917/dha.hs27.0089
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Jean-Noël Allard
ANHIMA – UMR 8210, France
jeannoallard@yahoo.fr
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1
Jacob 2014, notamment p. 17-30 ; voir aussi dans ce volume C. Jacob, « Entre études anciennes et
anthropologie des savoirs : qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? », p. 31-44.
2
Toutes les dates citées dans cet article se situent avant notre ère.
3
Jacob 2014 et C. Jacob dans ce volume.
4
Vernant, Vidal-Naquet 1972 ; 1986. Plus récemment Carter 2011.
5
Le citoyen est bien l’interlocuteur privilégié du spectacle théâtral, mais on pouvait aussi trouver dans
l’assistance des étrangers – notamment lors des Grandes Dionysies –, ainsi que, vraisemblablement des
femmes et des esclaves. Cf. Roselli 2011.
Rappelons d’ailleurs ici que le théâtre athénien n’est pas un simple divertissement
réservé à une petite élite de passionnés, mais un évènement civique qui attire foule de
citoyens et qui s’inscrit dans le cadre de fêtes très officielles consacrées à Dionysos : les
Dionysies rurales, les Dionysies urbaines et les Lénéennes. Les premières se tiennent,
chaque année, dans différentes villes et différents hameaux de l’Attique, les deux suivantes,
plus conséquentes, se tiennent à Athènes. L’organisation de ces fêtes, qui comprennent
également des processions, des sacrifices ou d’autres types de représentations comme les
concours de dithyrambe, est confiée à différents magistrats athéniens6.
Après avoir établi que le discours comique participe de la construction d’un
espace public dans la cité athénienne – un espace public qui permet aux citoyens d’être
informés de la nature des débats qui traversent la cité et de se forger des opinions –,
il s’agira de montrer comment, au moyen de la critique, le théâtre comique aide les
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Sur la nature particulière du théâtre grec antique, voir par exemple Csapo, Slater 1995 ; Rehm 2017.
7
Voir notamment Olson 2010. Certains auteurs modernes la récusent néanmoins : Taplin 2003.
8
Sur la parabase, cf. Hubbard 1991, p. 16-40.
Phrynichos, je prétends qu’il doit être permis à ceux qui ont fait un faux pas, alors, après
s’être mis hors d’état d’inculpation, de faire oublier leurs erreurs passées. Je prétends
ensuite que personne dans la cité ne doit être privé de ses droits. Car c’est une honte, alors
que d’aucuns, pour avoir pris part à un combat naval, soient Platéens tout d’un coup et
d’esclaves deviennent maîtres – non que je puisse nier que cela soit bien ; j’y applaudis au
contraire ; c’est la seule chose sensée que vous ayez faite – mais en outre il convient qu’à
ceux qui tant de fois, eux et leurs pères, combattirent sur mer avec vous et vous sont unis
par le sang, vous fassiez rémission de cet unique accident et cédiez à leurs prières9.
Les Grenouilles sont jouées en 405 dans un contexte extrêmement difficile pour la
cité. La guerre contre Sparte s’éternise et les Athéniens sont de plus en plus affaiblis : en
Attique, la forteresse de Décélie est occupée par les troupes lacédémoniennes tandis que
la ligue de Délos, qui faisait la puissance de la cité, s’est presque entièrement désagrégée.
Le coryphée, dont ce passage retranscrit les paroles, lorsqu’il évoque un « combat naval »
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même se dire que le poète est bel et bien parvenu à susciter l’adhésion des spectateurs
puisqu’au lendemain d’Aigos Potamos, en 405, un décret proposé par Patrokleidès avait
restitué les droits de la plupart des citoyens frappés d’atimie13.
Plusieurs éléments invitent en vérité à faire preuve de prudence. Il faut
d’abord voir que l’appel à l’unité lancé par le poète n’a rien d’original et ne dit sans
doute rien d’une opinion politique particulière, propre, du poète. L’unité doit plus
vraisemblablement être rapprochée du genre comique : un genre civique dont l’un des
objets est de souder, de construire la communauté. On retrouve d’ailleurs des appels
à l’unité assez comparable dans des contextes qui n’ont rien à voir avec celui énoncé
dans ce passage. C’est le cas dans Lysistrata : l’héroïne y pense la cohésion de la cité
via la métaphore du tissage et appelle à « réunir dans une corbeille la bonne volonté,
commune et générale, en mêlant et les métèques et, à l’étranger, ceux qui sont amis, et
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l’intervention du poète dans le débat politique peut en effet être conçue simplement
comme une manière d’aider les citoyens à investir les problèmes politiques et à prendre
position. Les spectateurs, en d’autres termes, trouveraient dans ces interventions non
des injonctions, mais des savoirs utiles à la délibération politique. Selon cette grille
interprétative, les embardées politiques d’Aristophane peuvent être lues à l’aune
du concept habermassien d’espace public – ou mieux de sphère publique – qu’il a
développé en particulier dans son ouvrage Strukturwandel der Öffentlichkeit paru pour
la première fois en 196217. D’après Habermas, dont la réflexion s’enracine dans Qu’est-
ce que les Lumières de Kant, la sphère publique n’est rien d’autre que l’usage public
de la raison. De fait, la circulation des idées et des opinions relayées en particulier
par une élite éclairée va permettre à chacun de construire sa pensée et de s’inscrire
réflexivement dans le débat public. Habermas situe l’émergence d’une véritable sphère
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Habermas 1962.
18
Voir en particulier Azoulay 2011.
19
Berdoulay et alii 2004, p. 11-12.
20
Aristophane, L’Assemblée des femmes, 193-203 (trad. Debidour légèrement modifiée).
21
Pour plus de précisions, voir Ussher 1986 (1973), p. xxi-xxv.
22
Thucydide, II, 40, 2.
l’action politique se décide, mais plus largement dans l’ensemble de l’espace social où il
permettra de nourrir la réflexion collective.
Il faut d’ailleurs imaginer un jeu de va-et-vient entre le théâtre et le reste de
l’espace social et en particulier ce qu’on pourrait qualifier d’espace public informel
érigé autour des échoppes, celle du koureus – le barbier – comme celle du cordonnier,
des ateliers artisanaux comme ceux des foulons ou même des salles de banquet23. Il est
clair que les propos que tient Praxagora trahissent et relaient des opinions diverses qui
traversaient la cité24. Le théâtre fait ainsi office de courroie de transmission de l’espace
public en tant qu’il est, comme le définissent François Bastien et Erik Neveu, « un
réseau complexe de forums et d’arènes par lesquels apparaissent (ou non) des problèmes
publics, par lesquels ceux-ci accèdent ou non à des réponses en termes de politiques
publiques »25.
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23
Hunter 1994, p. 96-119 ; Vlassopoulos 2007 ; Azoulay 2011, p. 68-70 ; Gottesman 2014, p. 45-76 ;
dans ce volume L. Fauchier, « Les espaces marchands dans l’Athènes classique. Des lieux de mobilisation
et d’acquisition de savoirs politiques », p. 167-190.
24
Halliwell 1993. Il s’agit d’une idée très ancienne, cf. Jebb 1884.
25
Bastien, Neveu 1999, p. 57.
Dans les Guêpes en effet, Philocléon, le personnage principal, est présenté dès
l’entame de la pièce comme ayant un rapport pathologique au tribunal. Il est ainsi animé
d’une passion stupéfiante, illimitée, pour l’exercice de la justice. Voici la description
qu’en fait l’un de ses esclaves :
Je vais vous dire la maladie du patron : c’est un cas de judicardite comme on n’en a jamais
vu. C’est ça qui le démange : juger ! Il faut toujours qu’il siège sur le premier banc des
juges, sinon il braille ! Du sommeil ? Il n’en voit pas une miette de toute la nuit. S’il ferme
les yeux seulement un brin, son esprit s’envole quand même là-bas, à longueur de nuit,
tourner autour de l’horloge du tribunal. À force de tenir en main le caillou de vote, par
effet de l’habitude il a le pouce et les deux doigts serrés en se levant, comme quand on offre
une pincée d’encens pour étrenner le mois nouveau. […] Sitôt souper, il gueule pour avoir
ses souliers ; et puis il s’en va là-bas, bien avant l’aube, et pique un somme, en acompte,
collé contre le pilier comme une bernicle26.
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Aristophane, Les Guêpes, 87-96 ; 103-105 (trad. Debidour).
27
Aristophane, Les Guêpes, 387.
28
Aristophane, Les Guêpes, 891-998.
29
Aristophane, Les Guêpes, 564 ; 568-569 ; 579-580.
30
Aristophane, Les Guêpes, 554.
grande sévérité les puissants qui viendraient à être objet de leur jugement31. Le titre de la
pièce rend d’ailleurs compte de cette véhémence des juges puisque la guêpe est l’insecte
auquel le chœur des juges se compare expressément : comme l’explique le coryphée,
« il n’y a pas d’animal plus irascible que nous quand on l’agace, ni plus vindicatif32 ».
Philocléon, par son attitude, incarne à merveille cette nature vindicative et acariâtre des
juges. Ainsi, quand il s’agit de définir la peine des accusés, Philocléon trace les lignes
les plus longues qu’il se puisse pour qu’à chaque fois l’accusé écope de la sanction la
plus lourde33. Il est clair, également, qu’il est incapable de prononcer un acquittement.
Dans le cadre du procès domestique que son fils a organisé, Philocléon, trompé par une
manipulation, acquitte l’accusé, ce qu’il ne supporte pas : d’abord il s’évanouit, puis,
ayant recouvré ses esprits, il se répand dans de grandiloquents remords :
Comment pourrai-je garder ce poids sur ma conscience ? Un homme était poursuivi, et
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La sociologie des tribunaux telle qu’Aristophane la donne à voir mérite d’être nuancée. Il n’y avait
certainement pas que de pauvres vieillards au sein des tribunaux. Il est fort probable en revanche que les
citoyens des classes sociales les plus élevées étaient sinon absents du moins très minoritaires. Sur le débat
autour de cette question, voir en particulier Markle 1985 et Todd 2007.
32
Aristophane, Les Guêpes, 1 104-1 105. Cf. Jouan 2000.
33
Aristophane, Les Guêpes, 106-108. Dans les procès à estimation, la procédure consistait, en effet, à
tracer, après que l’accusé eut été déclaré coupable, sur une tablette de cire, un trait long ou court selon que
l’on souhaitait lui imposer la peine la plus lourde (celle que réclamait l’accusateur) ou la plus légère. Sur
cette pratique appelée timèsis, voir Todd 1993, p. 133-135.
34
Aristophane, Les Guêpes, 999-1002.
35
Villacèque 2013, p. 187-194.
36
Konstan 1995, p. 27.
37
Aristote, Politique, III, 1275a22-23 et 1275b5-6 ; VI, 1317b25-28 ; Constitution des Athéniens, IX,
1. Platon explique également dans Les Lois, VI, 768b, que « celui qui ne participe pas au pouvoir de juger
s’estime absolument exclu de la cité ».
38
Par exemple : Aristophane, Acharniens, 628-635 ; 646-651 ; Grenouilles, 687. Pour plus de détail,
cf. Allard 2021, p. 235-241.
39
Foxhall, Lewis 1996 ; Lanni 2006, p. 41-74.
compte à rendre sur leur décision45. La comédie constituait donc une propédeutique
destinée à assurer un exercice conscient et réfléchi de la justice par les citoyens. Au
théâtre, les citoyens spectateurs, ceux qui étaient juges et ceux qui pouvaient le devenir,
apprenaient de la sorte à faire preuve de ce « discernement (gnômè) » auquel invitait le
serment des héliastes46.
Conclusion
Cette succincte analyse donne à voir le théâtre comme le lieu d’un savoir
pratique qui s’adresse aux citoyens et qui porte sur l’exercice de leurs prérogatives.
La comédie offre d’une part des outils de compréhension et d’analyse des débats
publics qui semblent indispensables aux discussions et délibérations du Conseil et de
l’Assemblée. Par la caricature, d’autre part, elle donne aux spectateurs à réfléchir sur leurs
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Pessac.
45
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46
Démosthène, Contre Aristocrate, 96 ; Contre Bœotos, I, 40-41 ; Contre Leptine, 118 ; Aristote, Politique,
III, 1287a26. Sur l’importance du « discernement » chez les juges, cf. Loraux 1997, p. 243.
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