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Une expérience sensible

Sandrine Le Pors
Dans Études théâtrales 2022/1 (N° 71), pages 13 à 14
Éditions L'Harmattan
ISSN 0778-8738
ISBN 9782806106360
DOI 10.3917/etth.071.0013
© L'Harmattan | Téléchargé le 02/08/2023 sur www.cairn.info via Université de Toulon (IP: 92.150.216.189)

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Une expérience sensible

E n guise de propos liminaire, je voudrais conter une échappée fondatrice


quant à mon approche du regard de l’enfant. En me rendant au Mac VAL, j’y trouvai
une installation de Sarkis, Trésors de la mémoire (les 11 enfants de l’histoire du cinéma)10 :
une composition de photographies en noir et blanc, extraites de onze films, de
pays et d’époques différents, qui réunissait les portraits d’enfants aux yeux traversés
par un néon rose. Ces enfants sont aussi ceux des films que visionna l’artiste turc
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(d’origine arménienne) en France, pendant son exil donc (remontant à 1964). Ils
appartiennent aux figures mythiques du cinéma. Ils sont les protagonistes de films
réalisés entre 1927 et 1992 : le documentaire muet américain Chang réalisé en 1927
par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, Aniki Bobo, le premier long métrage
du réalisateur portugais Manoel de Oliveira (sorti en 1942), le drame Allemagne année
zéro de Roberto Rosselini (sorti en 1948), le film indien de Satyajit Ray Aparajito
réalisé en 1957, le film documentaire L’enfant aveugle du néerlandais Johan van der
Keuken (sorti en 1964), le film français Mouchette de Robert Bresson (sorti en 1967),
le film russe Stalker d’Andrei Tarkovski (sorti en 1979), le film malien Yeelen de
Souleymane Cissé (sorti en 1987), le film burkinabé Yaaba d’Idrissa Ouedraogo
(1989), le film iranien Où est la maison de mon ami ? réalisé par Abbas Kiarostami (sorti
en 1987) et le film russe Une vie indépendante de Vitali Kanevski (1992).
Chaque photographie est un arrêt sur image des films précédemment cités, sus-
pendant le regard du spectateur à un regard d’enfant. Dans chacun de ces films l’en-
fance est confrontée à l’incompréhension (Yeelen nous fait ainsi suivre le parcours
du jeune Nianankoro qui s’enfuit sur les conseils de sa mère pour éviter d’affronter
son père, Soma, qui veut l’éliminer pour des raisons qu’il ignore), se place sous le
signe d’une différence (le documentaire L’Enfant aveugle dresse le portrait de groupe
de petites filles et de petits garçons dans une institution d’enseignement spécialisé
pour non-voyants aux Pays-Bas) ou se trouve confrontée à la violence, en particu-
lier celle des adultes (Mouchette nous place face à une adolescente taciturne, dont
le père est un contrebandier alcoolique et la mère gravement malade, et qui, alors
qu’elle rentre de l’école, s’égare dans la forêt, accepte l’hospitalité d’un braconnier,
le premier habitant du village à lui témoigner un peu de compassion mais qui finit
par abuser d’elle).

(10) Installation de 2002. Collection MAC VAL, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne à
Vitry-sur-Seine.

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À me laisser happer par ces yeux, saisis jadis, comme aujourd’hui ou demain,
par d’autres yeux que les miens, j’ai eu le sentiment qu’ils ne m’exposaient pas seu-
lement au cinéma, à ce que j’en connaissais ou reconnaissais. Ils m’en expropriaient
aussi tant ils me parurent étrangement semblables, familiers. Ce à quoi, par ces por-
traits, l’œuvre de Sarkis m’exposait, c’était non seulement à des références intimes
d’un artiste, à son portrait de famille cinématographique en somme, mais aussi à une
double persistance rétinienne : d’une part, celle qui se produisit dans le regard de
l’artiste quand, réfugié à Paris, il visionna plus d’une centaine de films, d’autre part,
celle qui surgit dès lors que l’on plonge dans l’œil silencieux de l’enfant et qu’il nous
paraît alors obscurément que celui-ci nous regarde et nous vise, croirait-on alors, de
manière singulière, spécifique. L’installation, si elle présentait des enfants au bout du
compte soumis à la tyrannie ou au pouvoir des adultes, parvenait enfin à accorder
à ces enfants une autorité invisible, ne serait-ce que parce qu’ils s’offraient comme
les détenteurs d’un obscur secret entretenant l’attente d’être dévoilé (ton secret, me
l’exposant devient mien).
Je suis restée longtemps, seule dans la grande salle blanche du musée, devant
cette installation, fixant ces portraits aux regards obliques et oblitérés par ce vaste
néon rose dont j’appris plus tard que la lumière croissait et décroissait au rythme
de la respiration de l’artiste, inspirant, expirant à chaque battement de lumière. Ces
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portraits (me) donnaient à voir ce qui, dans tout chassé-croisé de regards, semble se
dérober, accentuant de ce fait l’expérience (théâtrale ? amoureuse ?) d’une proximité
qui est aussi séparation. C’est à cet endroit de la fêlure – site infiniment sensible –
que se loge l’enfant qui nous regarde. Une fêlure qui s’offrait à moi comme étant
irrémédiablement indissociable du désir de croiser le regard de l’autre – celui à qui
l’on doit de vivre – et qui, loin de m’enfermer dans un passé (l’histoire du cinéma
ou la généalogie cinématographique d’un artiste), ouvrait au contraire à une tem-
poralité commençante. Ce qui ne releva alors que d’une sensation, bien que vivace,
traverse peu ou prou les lignes et les pages qui vont suivre sur le regard, l’enfance et
les territoires du naissant.

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