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Espaces de tutus

Témoignage de Wilfride Piollet, Propos recueillis par Marie Glon


Dans Repères, cahier de danse 2011/1 (n° 27) , pages 26 à 28
Éditions La Briqueterie / CDCN du Val-de-Marne
ISSN 2112-5147
DOI 10.3917/reper.027.0026
© La Briqueterie / CDCN du Val-de-Marne | Téléchargé le 04/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 176.172.129.157)

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tutus

Espaces de tutus
témoignage de Wilfride Piollet

wilfride piollet Au cours de sa carrière de danseuse étoile, Wilfride Piollet a porté


est entrée dans le corps
de ballet de l’Opéra d’innombrables tutus. Elle propose d’en parler en termes
de Paris en 1960 et a
été nommée danseuse de sensations : chaque tutu participe à la création d’un état
étoile en 1969. Elle est
également chorégraphe et de mouvements spécifiques.
et pédagogue.

L’histoire du tutu reste mal connue : outre les incerti-


tudes historiques quant à son apparition1, le tutu laisse
peu de traces. « Très peu de tutus sont conservés, même
dans les musées consacrés aux costumes de spectacle »,
observe Delphine Pinasa, directrice déléguée du Centre
national du costume de scène. « Il s’agit en effet de cos-
tumes fragiles, et ils sont utilisés le plus longtemps
possible : quand un tutu est abîmé et ne peut plus être
porté en scène, on s’en sert en répétition... C’est une den-
rée très périssable ! » Ainsi, même les tutus datant de
quelques dizaines d’années sont méconnus – or ils sont
très différents de ceux qui sont portés aujourd’hui, car
la technique et l’esthétique des tutus n’ont cessé d’évo-
luer. Wilfride Piollet fait revivre certains d’entre eux, en
se focalisant tout particulièrement sur les tutus courts
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(ou “tutus plateaux”).

un costume qui “tient” la danseuse

« La photographie ci-contre (en haut) présente le tutu


idéal des années 1950, quand j’ai commencé la danse
classique. C’est celui qui caractérisait, par exemple,
Suite en blanc de Lifar : un bustier court, pointu sur le
devant, une longue basque (l’empiècement qui part de
la taille) et, fixée à la basque, une jupe (ou plateau) en
tulle, renforcée de crin de façon à ce qu’elle tienne droit.
Sur l’image, on voit d’ailleurs que le crin est un peu dé-
fraîchi : ses circonvolutions ne sont pas aussi précises
qu’elles devraient l’être !
Ce tutu sépare visuellement le haut et le bas du corps.
Le haut est net et déterminé, la taille bien dégagée et
souple (car le bustier est indépendant de la basque), et la
forme des hanches mise en valeur. C’est tout l’esprit du
tutu court... Il m’est arrivé de danser dans des ballets où
le tutu était remplacé par un costume réalisé comme une
petite robe (le corsage près du corps mais sans bustier
baleiné, ni basque ajustée sur un “gros-grain” à la taille
pour le jupon court), ce qui n’a rien à voir : la robe n’a ja-
mais la rigueur du tutu. Elle tourne autour de nous, alors
que le tutu nous “tient” – et nous aide dans les difficultés
techniques, comme les pirouettes. Dès que la costumière
attache le corset, on se sent tenue, dressée, précise. »

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légendes tutu court et tutu long : tutu long rend visible le mouvement, alors que le tutu
Page 26, en haut : le fringant et le fluide court révèle la morphologie de la danseuse... »
Violette Lautard
et Robert Poujol, n.d.
(années 1950). Les « Cependant, je crois que si l’on se tient, si l’on se sent, si
costumes viennent
probablement des
l’on danse d’une façon particulière dans un tutu comme quel corps pour le tutu ?
ateliers de couture de celui-là, ce n’est pas tant à cause du bustier que de la jupe
l’Opéra Garnier. (c’est-à-dire le tutu proprement dit). Car le tutu, avant « Le tutu court laisse apparaître toute la jambe et, sur-
Collection particulière.
tout, crée un espace autour de nous : celui qui corres- tout, il met en valeur les hanches : c’est une “couronne
Page 26, en bas : tutu pond, approximativement, au cercle que l’on décrit au- de hanches”, qui affirme le rôle du bassin. Certaines
de Giselle dans Giselle,
second acte.
tour de soi avec le genou lorsque l’on effectue un tour danseuses très élégantes, aux longues jambes, au buste
Costume personnel “en retiré”. Quand je danse dans mon tutu, je danse dans court et au corps androgyne, constatent ainsi qu’un tel
d’Yvette Chauviré mon espace. Maître Brieux disait souvent que, dans La costume ne leur va pas forcément très bien. Il est en re-
(le lieu et la date de
fabrication ne sont pas Belle au bois dormant (qui est inspiré de l’époque ba- vanche particulièrement joli sur des danseuses qui ont
connus), conservé au roque), les bras devaient rester dans l’espace décrit par la taille marquée, de vraies hanches et des attaches fines.
Centre national du le tutu ; ils s’allongent peu et restent le plus souvent dans Sur ce point, il en va de même pour le tutu long : sur
costume de scène.
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© CNCS/ un “précieux” demi-plié, “au bord du tutu”. Il y a quelque des hanches bien dessinées, surtout si ces dernières sont
Pascal François. chose d’altier, de royal, dans cette conscience de son assez carrées, le tutu ne tombe pas mais, au contraire,
Page 27, à gauche :
propre espace ! Car c’est d’affirmation qu’il s’agit : le tutu s’épanouit comme une fleur, ce qui est plus flatteur pour
Huguette Devannel est rigide, il n’accompagne pas le mouvement ; il montre le bas de jambe (et pour la taille) qu’une jupe qui n’est
dans Le Palais de exactement où l’on est, ce que l’on fait. Cela amène la pas “étoffée”. Donnant l’idée de légèreté, il évoque l’en-
Cristal
de George Balanchine danseuse à développer une grande netteté dans chaque vol et les “ailes iliaques” prennent alors tout leur sens.
(Opéra national de geste. Tout particulièrement bien sûr dans les positions Mais tout dépend, bien sûr, de la façon dont le tutu est
Paris, 1947). Costume :
ateliers de couture
des jambes : le genou doit être vraiment tendu, le travail coupé. Ainsi, quand j’ai débuté dans le corps de ballet de
de l’Opéra Garnier. de “l’en-dehors” des jambes vraiment lisible... Le tutu l’Opéra en 1960, il nous arrivait de porter de vieux tutus
Collection particulière. court invite ainsi à une danse “affûtée” ; il est fringant, des années 1940, raides, et dont les jupes, en gros tulle
Page 27, à droite : gai, pétillant. et très courtes, partaient de la taille ! Quand on ne voit
Wilfride Piollet dans Les danses tristes ou nostalgiques, au contraire, sont le pas l’endroit où la taille se resserre, ni la naissance des
Le Palais de Cristal domaine du tutu long... Mouvant, il rend le bas du corps hanches, la silhouette s’alourdit et ce n’est pas flatteur...
de George Balanchine
(Opéra national extrêmement souple. Il amplifie le mouvement, alors C’est, en outre, une difficulté technique pour le parte-
de Paris, 1963). que le tutu court le précise. Le tutu long est le tutu ro- naire de la danseuse : la basque lui indique précisément
Costume : ateliers
de couture
mantique par excellence ; par sa fluidité, il accompagne où il doit poser la main sur les hanches de la danseuse,
de l’Opéra Garnier. aussi les mouvements du haut du corps et met en va- pour la porter ou pour accompagner ses tours. Si la jupe
© Jacques Aubin. leur le travail des bras. Le tutu d’Yvette Chauviré dans le part de la taille, il n’a pas de prise sur le bassin !
note deuxième acte de Giselle (ci-contre) est étonnant car il Ci-dessus à gauche, on voit ainsi un tutu dont la jupe
1. L’origine du nom “tutu” a une basque, ce qui est rare sur les tutus romantiques : part presque de la taille : il s’agit d’Huguette Devannel
n’est pas établie. Quant
à la première occur- en général, la jupe part de la taille, ou presque — mais (mon premier professeur de danse classique) à la créa-
rence d’un tel costume, on peut ajouter une basque pour allonger le buste de la tion du Palais de Cristal de Georges Balanchine, en 1947.
on considère générale-
ment qu’elle survient
danseuse s’il est un peu court... Au niveau des jambes, le En 1963, j’ai participé à une nouvelle production de ce
à l’époque romantique, tutu long descend en principe jusqu’à la base du mollet : ballet (ci-dessus à droite) : on retrouve le dessin du haut
lorsque des danseuses on est alors moins soucieuse du travail des genoux que du bustier, qui ne souligne pas les seins (il est découpé
recourent à des jupons
de mousseline, faisant lorsqu’on porte un tutu court ; en revanche, l’attention se “droit” ) et on remarque que le plateau du tutu est en-
bouffer leur jupe de porte plus spécialement sur le travail de la cheville, c’est- core très court. La différence, c’est le bustier long, d’une
crêpe blanc. M. Kahane
et D. Pinasa, Le Tutu
à-dire le lieu de mobilité, de fragilité et d’élévation, que pièce, qui prend bien les hanches, ce qui est assez joli à
– petit guide, Opéra cette longueur fait remarquer. voir, mais qui réduit considérablement les mouvements
national de Paris/ Le tutu long est fluide ; le tutu court est dynamique. Le de souplesse du buste. La suppression de la pointe >
Flammarion, 1997.

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tutus

légendes
En haut : tutu de Kitri
> permet moins à la jointure taille-hanche de s’articuler un tutu à l’anglaise, celle d’en bas un tutu à cerclette :
et crée des plis aux hanches quand on monte les jambes... le premier a plus de volume – mais au bout de quelque
dans Don Quichotte,
chorégraphie La jupe est montée sur une basque, mais cette dernière temps, un tel tutu a tendance à “retomber”... Dans le se-
de Rudolf Noureev est invisible sous le bustier. cond, dont la jupe est au contraire extrêmement droite,
(Opéra national
de Paris, 1981).
Comme le tissu de ce bustier était particulièrement la légèreté du plateau est accentuée par l’élégance de la
Fabrication : ateliers épais, nous nous sentions très engoncées... Depuis les découpe du bustier et par une basque longue, qui se pro-
de couture années 1960, les matières se sont considérablement allé- longe par la suggestion d’une pointe...
de l’Opéra Garnier.
Costume conservé gées et les plateaux agrandis, heureusement. » Depuis peu, en Angleterre, sont apparus des tutus hy-
au Centre national brides, faits d’une superposition de jupons en dégradé,
du costume de scène.
© CNCS /
et recourant également à une cerclette : on a alors à la
Pascal François. tutus à cerclette et tutus à l’anglaise : fois le volume et l’horizontalité. »
lignes et volumes
En bas : tutu de Florine
dans La Belle au bois
dormant, chorégraphie « Peu à peu, remplaçant les tutus renforcés de crin, costumes et pouvoir
d’Alicia Alonso d’après nous avons vu apparaître les tutus à cerclette : un cercle
Petipa (Opéra national
de Paris, 1974). d’acier, passé dans l’un des jupons, maintient le tutu à « Ce qui me frappe en décrivant ces différents tutus, c’est
Fabrication : ateliers l’horizontale. On peut en outre régler sa hauteur en fai- leur diversité : le costume est un grand espace d’inven-
de couture
de l’Opéra Garnier.
sant varier le diamètre de la cerclette. L’autre possibilité tion. Mais ce costume de danse est aussi un lieu où le
Costume conservé est le tutu “à l’anglaise” : plusieurs jupons sont disposés poids de la hiérarchie et de la tradition se fait sentir avec,
au Centre national les uns au-dessus des autres ; le premier est très court, parfois, beaucoup de violence. Je me souviens d’une
du costume de scène.
© CNCS / celui qui est posé par-dessus un peu plus long, et ainsi jeune danseuse à laquelle, au moment d’un examen, on
Pascal François. de suite. Ci-dessous, la photographie du haut présente a interdit de danser sa variation de répertoire dans un
très seyant bustier à pointe et une jupette tournoyante.
Le tutu qu’on lui demandait de porter lui allait très mal,
était trop grand pour ses proportions ; elle ne s’y sentait
pas jolie. Par ailleurs la variation qu’elle dansait était
séparée du contexte du ballet, c’est-à-dire sans décor et
sans partenaires, circonstances qui devraient permettre
(et même favoriser) une liberté dans le choix du cos-
tume... Dans sa jupette initiale, elle dansait sa variation
légèrement, magnifiquement. Obligée de porter ce tutu
inadapté, elle n’a plus aussi bien dansé...
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce type de
pesanteur ne disparaît pas : en 1966, pour le concours au
sein de l’Opéra, j’ai décidé de danser Mirages de Serge
Lifar en body noir, avec un seul volant, au lieu du long
tutu gris porté dans le ballet. J’ai scandalisé quelques
personnes... Mais j’ai été nommée première danseuse.
© La Briqueterie / CDCN du Val-de-Marne | Téléchargé le 04/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 176.172.129.157)

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Trente ans plus tard, mes élèves, dansant Mirages à
leur tour, pour un examen, avaient toutes les peines
du monde à obtenir l’autorisation de porter le même,
simple, costume !
Si, dans une production dessinée par un décorateur,
vous n’aimez pas votre costume, vous êtes tout de même
obligée de le porter. Mais quand vous forcez quelqu’un
à porter telle ou telle tenue, sans raison (dans le cas
d’un examen, le choix du costume devrait être créatif et
“évocateur”), vous exercez sur lui un pouvoir indéniable.
C’est sans doute précisément parce que le costume est
un formidable outil, qui façonne un imaginaire du corps
et de la danse, qu’il peut être aussi un instrument de
domination. C’est pourquoi le corps du danseur, qui est
entièrement expressif, se révolte contre les diktats esthé-
tiques qui n’ont de raisons d’être... que la “convention”.
Le grand Merce Cunningham nous a magistralement
démontré, avec ses “events”, combien la danse (de même
que ses atours) avait besoin d’être réinventée quand les
circonstances changeaient... » •

Propos recueillis par Marie Glon

repères, cahier de danse n°27 28

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