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POÉSIE ET MUSIQUE ARABO-ANDALOUSE : UN CHEMIN INITIATIQUE

Amina Alaoui

Actes sud | « La pensée de midi »

2009/2 N° 28 | pages 71 à 90
ISSN 1621-5338
ISBN 2-7427-8413-4
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AMINA ALAOUI*

Poésie et musique arabo-andalouse :


un chemin initiatique

Naître à Fez, baigner dans l’univers poétique depuis l’enfance,


puis habiter Grenade, découvrir l’art arabo-andalou
et s’en inspirer dans ses études et interprétations…
Un témoignage passionnant.

Je ne sais jusqu’où ma mémoire peut chercher dans le temps mon


amour pour la poésie, cette passion se situe en tout cas dès la petite
enfance, dans un environnement culturel où la poésie est présente à
toutes les célébrations à travers le chant ou la déclamation. J’ai tou-
jours été fascinée par ces personnes qui déclamaient de façon spon-
tanée une poésie avec exaltation, et par leur diction qui permettait de
savourer la beauté du sens et du langage. Cette manifestation poétique
venait orner un moment de bonheur vécu, une idée qui surgissait
dans le débat ou répondre aux interrogations de la vie. Ce sont des
situations qui vous marquent pour toujours, et en particulier lors-
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qu’on assiste à une joute poétique imprévue après un repas, au cours
d’une veillée qui se transforme en dialogue poétique, serti de poèmes
célèbres mêlés à des improvisations, salué par des acclamations de sa-
tisfaction et de joie de l’assemblée.
Bien des fois j’ai été témoin de ces moments privilégiés où jaillis-
sait la poésie comme par enchantement lors d’une fête ou d’une veillée,
dans une échoppe d’artisan, devant un étal de fruits et légumes ou sur

* Interprète de la lyrique arabo-andalouse, cette chanteuse d’origine marocaine est éga-


lement compositrice et musicologue. Elle a participé à de nombreux enregistrements,
dont trois sous son nom : La Musique arabo-andalouse du Maroc de style Gharnati, avec
Ahmed Piro et l’Orchestre andalou de Rabat (Auvidis Ethnic, 1994), Alcantara (Auvidis-
France/World Selection, 1998 – Naïve, 2000), Gharnata Soul (King Records, 2005).

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la place du marché… C’était un autre temps où la télévision n’avait


pas encore colonisé les foyers, ni investi l’imaginaire.

Dès l’âge de neuf ans, j’ai commencé à écrire quelques poèmes, en


français car la langue arabe me semblait trop complexe pour exprimer
la fraîcheur et la simplicité de mes sentiments d’enfant. Aussi parce que
je la tenais en respect, n’étant pas assez préparée pour son maniement.
A l’époque de mes balbutiements poétiques, je reçus en cadeau un re-
cueil de poésie, Les Fleurs du mal de Baudelaire. Bien que ma petite
tête ne pût saisir toutes les nuances de sens du langage du poète, le pou-
voir de la métaphore et l’imaginaire qu’il suscite enracina en moi la pas-
sion pour cette expression qui nous transporte dans le monde des sons
et du sens. C’était mon premier contact avec le recueil d’un poète, et
par la même occasion la genèse de mon jardin secret : là je trouvais re-
fuge.

Ma mère étant artiste peintre, le salon familial accueillait souvent des


artistes, musiciens, chanteuses et chanteurs, peintres ou critiques d’art,
écrivains ou poètes. J’ai croisé plusieurs poètes arabes, mais la rencontre
la plus marquante fut la visite de Mahmoud Darwich à la maison fa-
miliale. J’avais douze ou treize ans à l’époque. Dès son arrivée, il me ten-
dit comme présent un ballon bleu suspendu à une cordelette. Je pris le
ballon qui voletait dans les airs, et un peu déçue, je lui dis : “Merci ! Je
sais bien que vous êtes un grand poète, mais je ne suis plus une petite
fille, et moi aussi j’écris des poèmes !”, il rit d’étonnement. Je n’étais pas
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encore au bout de mes surprises. Je l’écoutai parler une langue arabe fluide,
chantante, avec un ton de voix qui berce les oreilles et remue les sens.
Mon ouïe musicale avait saisi l’impact de la poésie, car il articulait les
mots selon le sens et la portée qu’il voulait donner au message poétique,
avec une cadence musicale et la mélodie naturelle de la langue arabe mêlée
au souffle. Après le dîner, il me dédia sur une feuille un poème, en ré-
ponse sans doute à ma première réaction :
“Ne m’apprends pas comment je devrais t’aimer, montre-moi le che-
min pour aller vers toi.”

Une belle leçon de poésie ! Je n’ai lu et savouré les poèmes de Mah-


moud Darwich que des années plus tard, pourtant, sans le savoir, il
m’avait montré le chemin. Il fut le déclic qui me projeta à la conquête
de la langue et de la poésie arabes.

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CETTE ANCIENNE POÉSIE ARABE EST LYRIQUE, UNIQUEMENT LYRIQUE


Nécessairement il fallait commencer par les classiques de la littérature
arabe ! J’ai dû remonter le temps, assaillie par la soif de connaître, pour
me retrouver au cœur du désert d’Arabie. Un univers où le poète était
la défense des vertus des anciens Arabes, la protection de leur honneur,
le chantre de leur geste et de leurs hauts faits, le conteur de leurs cou-
tumes et de leur histoire, de leurs guerres ; celui qui chante les qualités
de sa tribu et parfois invective et abat le moral d’une tribu adverse.
La poésie avait un rôle fondamental dans la vie nomade du désert :
c’était une mémoire, un récit de vie ou une nouvelle d’histoire. Pour cela
on l’a nommée : le Diwan des Arabes (les “Archives des Arabes”). Ibn Khal-
doun, sociologue du XIVe siècle, dépeint les contours de cette expres-
sion dans Al Muqaddima(1), en disant : “Leurs poèmes étaient leur diwan,
pour dire leurs archives et leurs mémoires où ils renfermaient leurs
sciences, leur histoire et leur sagesse.”

Bien que la langue arabe soit chantante et imagée, il fallait revêtir cette
poésie de chant et de musique pour accompagner la traversée des cara-
vaniers dans la solitude du désert : le huda. Ou la mélopée des qaïnates,
ces prêtresses du chant qui viennent exalter les veillées nocturnes du dé-
sert dans l’intensité de son silence et de ses mystères. Ce n’est pas une
idée romantique, l’expérience du désert nous marque d’étonnement et
de crainte.
Cette vieille poésie arabe est uniquement lyrique : une efflorescence
d’images pour exprimer la passion de l’amour, les cris de colère ou la voie
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de la sagesse… Une esthétique particulière, avec pour principe la conci-
sion d’un verbe qui résume à la fois l’action dans le mouvement et son
environnement ; aussi bien dans les chants guerriers, le ghazal (chants
d’amour), les élégies, les panégyriques, les satires ou les sentences mo-
rales.

Un célèbre poème arabe anté-islamique, “Majnûn Leïla” (“Le Fou de


Leïla”) d’Imrou’ al Qaïs a été une source d’inspiration en Europe pour
la poésie médiévale comme Tristan et Iseult, ou dans une version contem-
poraine Le Fou d’Elsa de Louis Aragon ; inspiration que l’auteur a re-
connue personnellement dans ses mémoires.

(1) Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle, Beyrouth, Sinbad, 1967. (Toutes les
notes sont de l’auteur.)

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Je veux rester ici pour penser à ma bien-aimée et pleurer…


Une vierge ravissante ne pouvait sortir du campement dont l’imagina-
tion la plus ardente ne pouvait même s’approcher. J’ai eu le bonheur de la
contempler.
Je suis arrivé près d’elle, à l’heure où flamboient dans le ciel les pierre-
ries du collier des Pléiades.
Elle m’attendait, derrière la draperie qui flottait à l’entrée de sa tente.
Elle n’était vêtue que d’une tunique légère.
Je l’avais enlacée. Je l’entraînais doucement. Sa robe, qui balayait le
sable, effaçait l’empreinte de nos pas.
A la faveur de l’obscurité, nous fûmes vite loin du campement. Nous nous
blottîmes dans la conque d’une vallée, où s’étaient amoncelées les vagues de
la nuit.
Imrou’ al Qaïs

Poésie originale que la traduction ne peut rendre fidèlement, car ses


nuances les plus délicates ont le support d’un riche vocabulaire qui per-
met de saisir un effet, une sensation ou un objet sous des angles diffé-
rents, selon le contexte qui lui est propre. Résultat d’une acuité du
regard, pour identifier un phénomène ou un son, ou décrire l’indescrip-
tible tel le mirage ou l’horizon. C’est le caractère de l’observation d’un
homme qui vit dans un entourage rude et hostile.
Cette acuité du regard est récurrente chez Imrou’ al Qaïs, en ces vers
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qui résonnent comme un hymne à la pluie :


Du haut des nues la pluie descend comme un rideau,
Etalant sur la terre un humide manteau.
Déjà tu ne vois plus le piquet de la tente
Que te cache un écran de grisaille ondoyante…
Galopent les nuages fouettés par le vent,
Et choit la lourde pluie de leur coton mouvant.
Quant à la langue arabe, c’est comme un jeu arithmétique où le mot
est d’abord constitué d’une racine de trois consonnes fondamentales
(très rarement quatre), auxquelles peuvent être ajoutées d’autres consonnes
qui permettent un élément morphologique (féminin, pluriel, duel…)
ou un sens dérivé (par déclinaison). Cette racine inerte est dotée de
signes diacritiques dits “harakat” (“mouvements”), animant de ce fait le
vocable pour en fixer le sens et la prononciation, mouvement qui lui donne

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sa dimension rythmique et mélodique. Grâce à ces harakat, considérées


improprement comme des voyelles, la langue arabe s’enrichit d’un
nombre considérable de mots consonants ; même si les consonnes dif-
fèrent d’un mot à l’autre, les harakat (voyelles), sept au total, obéissant
à des règles précises, interviennent pour marquer le sens, tout en créant
le mouvement et la rime. De là surgit la musicalité de cette langue ryth-
mée et rimée qui incite à jouer avec les mots et les sons.
“Le vocable évoque toujours dans cette langue la racine à laquelle il
se rattache. Et chaque mot, en sus de sa résonance propre, éveille les se-
crètes harmoniques des mots apparentés. Par-delà les limites de son sens
direct, il fait passer dans les profondeurs de l’âme tout un cortège de sen-
timents et d’images… En lui-même l’arabe est donc prosodique… donc
mélodique(2).”
Par exemple, la racine k.t.b, vocalisée nous donne kataba, qui veut
dire “écrire” ; kitâbun, “livre” ; kutubiyun, “libraire” ; maktaba, “biblio-
thèque” ; mukâtib, “correspondant” ; maktoub(ou), “qui est écrit, pré-
destiné”, etc.

Le lyrisme règne en maître dans cette mélopée arabe fixée par


une technique rigoureuse et raffinée, où s’expriment un certain idéal de
vie, une attitude face au tragique de la destinée humaine, une façon de
sentir et de comprendre son environnement.
Ce poème ou cette mélopée est la qasida. Il s’agit d’un poème rimé
et rythmé composé par un agencement de vers, de deux hémistiches, consti-
tué de syllabes longues et brèves, ceint en fin de vers par une rime unique
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tout le long du poème. La musicalité du langage poétique est détermi-
née par les intonations et articulations des mots avec leurs accents to-
niques et faibles. La versification et la métrique étaient soumises à quatre
formules rythmiques de base : thaqil primero – thaqil segundo – Khafîf
– ramal. La musique qui l’accompagne est essentiellement monodique.

Le chant dans la poésie arabe devient messager du poème, dont le


contenu sémantique concret est sublimé par l’abstraction musicale et la
mélodie de la voix. Quand les mots et la pensée du poète s’unissent à
la voix du chanteur, ce dernier doit en transmettre le sens et la sensibi-
lité, et provoquer l’émotion.

(2) Marc Bergé, Les Arabes, Lidis, 1978. Voir notamment le chapitre “Les caractéristiques
de la langue arabe”.

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Si la poésie déclamée exalte la joie de l’auditeur par la justesse et la


précision d’une belle formule, imaginez-la soutenue en musique par la
voix, c’est l’extase, le tarab en arabe, une vibration émotionnelle intense
et imprévisible qui surgit des profondeurs de l’âme au moment où l’on
écoute le chant, et où le chanteur est face au défi de l’émotion et de l’in-
exploré.

A mon sens, on ne peut trouver meilleure définition de cette no-


tion de tarab, similaire au duende des Espagnols, que celle du poète
andalou de Grenade, Federico García Lorca.
“Les grands artistes du sud de l’Espagne, gitans ou flamencos […]
savent qu’aucune émotion n’est possible avant l’arrivée du duende…
Pour chercher le duende, pas de carte, ni d’exercice. On sait seulement
qu’il brûle le sang comme un topique de verre qui épuise, qui écarte toute
la douce géométrie apprise, qui brise les styles… L’arrivée du duende sup-
pose toujours un changement radical des formes sur de vieux schémas,
il apporte des sensations de fraîcheur totalement inédites… Dans toute
la musique arabe, danse, chanson ou élégie, l’arrivée du duende est sa-
luée par d’énergiques « Allah ! Allah ! » : « Dieu ! Dieu ! » ; si proches
du « Olé ! » des corridas, il s’agit peut-être du même cri ! Et dans tous
les chants du sud de l’Espagne, l’apparition du duende est saluée par des
cris sincères : « Vive Dieu ! », témoins profonds, humains, tendres,
d’une communication avec Dieu à travers les cinq sens, grâce au duende
qui agite la voix et le corps de la danseuse, évasion réelle et poétique de
ce monde… sur un présent exact(3).”
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Petite, j’entendais souvent dire Tarab andalusi pour définir la musique


arabo-andalouse, comme pour en dire l’enchantement. Dans mon en-
fance marocaine à Fès, la voix de ma grand-mère, Lalla Fatima, mur-
murait ces chants quand elle brodait ou lorsqu’elle nous racontait ces
histoires qui nous venaient d’Al Andalus comme une confidence loin-
taine. Le pont avec l’Andalousie est là ! Affectif. Une mémoire insérée
dans un contexte traditionnel et transmise oralement.
C’est en revanche à Grenade que naquit ma passion pour la musique
et la poésie arabo-andalouses, familières déjà par l’initiation orale de
toute une enfance, parallèlement à une formation musicale de douze ans
de piano et de solfège classique européen. Encore une fois, la poésie fut

(3) Federico García Lorca, extrait des Œuvres complètes, “Teoría y juego del duende,
conférence en 1928”, Aguilar, Madrid, 1955.

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mon guide. Les poèmes d’Ibn Hazm, d’Ibn Zaydûn, de Wallâda, d’Ibn
Arabi, d’Ibn Al Khatib, d’Al Mutamid et de bien d’autres m’en frayè-
rent le chemin. J’explorai l’humanisme et la richesse d’une créativité lit-
téraire et poétique intense, sur plus de huit siècles, dans cet étrange sud
de l’Europe : l’Espagne musulmane.

LA POÉSIE D’AL ANDALUS


Mon intérêt conscient pour la musique arabo-andalouse commença un
jour à Grenade, à l’Alhambra. Depuis longtemps, la nature a investi ce
magnifique palais comme pour conjurer l’oubli de ses vies antérieures
par le souffle des vents à travers les cyprès, les reflets verdoyants dans
l’interstice des murailles, le chant des oiseaux, le murmure des fontaines
et le jeu d’ombres et de lumières que laissent entrevoir les voûtes et les
arcades. Mais aussi les fragments de poésie gravés sur les murs, comme
pour tatouer la mémoire de ces lieux, auxquels on donne la vie en y mê-
lant sa voix.
A mes yeux, la poésie constituait un refuge dans cet exil qui m’a
conduit à vivre en Europe. Je vivais par procuration, à travers l’histoire
d’Al Andalus, de sa poésie et de sa musique, une patrie idéale.
Cette culture m’a fascinée à plus d’un titre, à commencer par la poé-
sie, l’éloquence et les méthodes pour y parvenir. Ibn Khaldoun rap-
porte dans Al Muqadima les propos d’un juge éminent d’Al Andalus,
Abu Bakr Ibn Arabi (1076-1148), collectés dans son récit de voyage :
“Il faudrait comme les Espagnols commencer par la langue arabe et
la poésie, avant toute autre science. Comme la poésie était pour les an-
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ciens, les archives des Arabes. Il faudrait donc enseigner la poésie et la
philologie arabes pour lutter contre la corruption graduelle de la langue.
Ensuite, l’élève passerait à l’arithmétique qu’il étudierait soigneusement
pour en connaître les règles. Puis il se mettrait à lire le Coran, dont il
trouverait l’étude plus facile, grâce à ces travaux préliminaires… Comme
la conduite de nos compatriotes est irréfléchie ! Ils commencent par le
Coran, lisent des choses qu’ils ne comprennent pas et peinent sur des
choses qui ne sont pas les plus importantes.”

UNE SOCIÉTÉ OUVERTE ET TOLÉRANTE


A en juger par ce témoignage, on comprend les tendances d’un huma-
nisme instauré depuis longtemps en Espagne, où la préoccupation pre-
mière est la recherche de “l’homme sain” en possession de toutes ses facultés.
Or des siècles durant, après la chute d’Al Andalus, on voit dans les so-
ciétés musulmanes, et même de nos jours, des parents qui inscrivent leurs

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enfants dès l’âge de cinq ans dans des Madrasa(4), pour apprendre par
cœur le Coran, alors qu’ils savent à peine lire et écrire ; dans certaines
régions, ils ne connaissent même pas la langue arabe. Rien ne les pré-
pare à la compréhension du texte sinon sa mémorisation pure et simple.

Henri Pérès(5) nous dit : “Les Andalous, à quelque classe qu’ils appar-
tinssent, montraient un tel goût pour la poésie qu’on aurait pu croire
que tous étaient nés pour versifier ou, tout au moins, pour sentir la
beauté obscure enclose dans les syllabes rythmées… Non seulement les
princes, les dignitaires et les magistrats, mais encore les artisans les plus
humbles, les hommes du peuple les plus privés de culture littéraire pro-
prement dite, versifiaient et goûtaient la poésie.”

La notion de tolérance et de foi ouverte sur l’univers ressortent de ce


poème de Mohieddine Ibn Arabi de Murcie (1165-1250) dans L’Inter-
prète des désirs(6) :
A présent mon cœur est capable de toutes images,
Il est prairie pour les gazelles
Et monastère pour les moines
Il est temple pour les idoles,
Et Kaaba pour les pèlerins.
Il est Table de la Thora
Et Livre du Saint Coran.
La religion que je professe
Est celle de l’amour,
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Partout où se dirigent ses montures
L’amour est ma religion et ma foi.
Dans le registre de la raison philosophique, Ibn Rochd, dit Averroès,
juriste, philosophe et médecin de Cordoue (1126-1198), a consacré sa
vie à l’interprétation de la philosophie d’Aristote. Dans cette même vo-
lonté de tolérance, il incite les êtres humains à appréhender et interpré-
ter les textes sacrés à l’aune de la raison. Il dit dans le Discours décisif
(Façl al maqal) :
“Une vérité ne contredit pas une autre mais s’accorde avec elle et
témoigne en sa faveur. Cependant, concordance ne veut pas dire

(4) Ecoles coraniques.


(5) Henri Pérès, La Poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle, Maisonneuve, 1953.
(6) Turjuman al achwaq, Ibn Arabi.

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équivalence, et témoigner en faveur d’une chose ne veut pas dire s’iden-


tifier à elle.”

L’élégie de la femme dans les épîtres d’Al Andalus atteint son som-
met avec Ibn Hazm (993-1064) de Cordoue. Grande figure intellectuelle,
Ibn Hazm est une incontournable référence en théologie. Sa plume acé-
rée dénonçait l’orthodoxie régnante, où il comptait bien sûr de nom-
breux ennemis ; il fut l’un des pionniers de l’histoire comparée des
religions dans son livre Kitab al fisal wa-l nihal (7). Ce vizir, fils de vizir,
consacra un inégalable traité à l’amour courtois, intitulé Le Collier de
la colombe, de l’amour et des amants (Tawq al hamâma). Il fait témoignage
de reconnaissance aux femmes :
“Longtemps, je fus témoin parmi les femmes et j’ai appris de leurs se-
crets plus qu’aucun autre peut-être. C’est que j’ai été élevé sur leurs ge-
noux, et que j’ai grandi entre leurs mains. Je ne connais qu’elles. Je n’ai
pris ma place parmi les hommes qu’à la frontière de l’adolescence, quand
déjà mes joues se couvraient de duvet. Ce sont elles qui m’ont appris le
Coran, m’ont transmis bon nombre de poésies et m’ont formé à l’écriture.”
Dans d’autres passages, il évoque la femme aimée : “Cette perle que
Dieu a faite lumière.” Quant à la soumission en amour, il écrit : “En amour
s’humilier n’est point bassesse d’âme ; en amour, l’homme le plus fier se
soumet.” Ailleurs : “L’union des âmes est infiniment plus belle que celle
des corps.” Ou encore : “Si tu me dis : est-il possible d’atteindre le ciel ?
Je réponds : oui ! Et je sais où se trouve l’échelle pour y monter.”
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Au sujet de l’amour courtois, chez un autre poète, Ibn Ammar de Sé-
ville (XIe siècle) :
Ne cherchez pas une puissance dans l’amour,
Car ce ne sont que les esclaves de la loi d’amour
Qui sont des hommes libres.
Le rôle des femmes est loin d’être négligeable dans cette société an-
dalouse, où à la cour de Cordoue on confia d’éminentes charges à une
femme, Loubna, secrétaire particulière du calife Al Hakam II.

QU’EN EST-IL DES POÉTESSES ?


Il y eut de nombreuses poétesses de grand talent, mais le nom de Wal-
lâda l’emporte sur tous les autres. C’est la poétesse la plus mythique d’Al

(7) Al Biruni (973-1050) l’avait devancé avec Le livre de l’Inde, paru en Orient.

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Andalus. Princesse omeyyade, fille d’Al Mustakfi, calife des ultimes


heures de gloire de la dynastie des Omeyyades de Cordoue, et de mère
chrétienne. A la mort de son père, en l’an 1025, elle fit de son palais un
salon littéraire, où elle enseignait aux femmes de bonne famille et aux
esclaves chanteuses la poésie, le chant et, dit-on, les arts de l’amour.
Son salon était aussi le lieu de réunion d’éminents poètes, de savants et
de la gent noble de la capitale.
Wallâda fut la femme fatale par excellence. D’une beauté fascinante :
un beau galbe, le teint blanc, les yeux bleus, une chevelure rousse, elle
incarne l’idéal de l’époque. On la disait libertine et immorale, mais
c’était une femme de grande culture, intelligente et fière. Sa grâce na-
turelle, son franc-parler, son audace de sortir la chevelure au vent dans
la rue et son excentricité témoignent de son caractère ardent et libre. Elle
aurait fait broder tout autour du décolleté de son caftan un distique de
son cru :
Par Dieu, je jure que je suis apte aux plus grandes choses
Et je suis librement mon chemin, la tête haute.
Je m’abandonne à mon amant pour l’étreinte
Et je donne un baiser à qui le désire.
Pour lire le second vers, il fallait s’incliner vers l’épaule, tout proche
du cou.

Son histoire d’amour et de désamour avec Abou al-Waleed Ibn Zay-


dûn, grand poète et homme politique, devint une légende dans toutes
les anthologies poétiques d’Al Andalus. Wallâda aurait rencontré Ibn Zay-
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dûn dans une veillée poétique, où selon la coutume favorite des Cor-
douans, on aimait jouer à compléter les poèmes à tour de rôle. Ibn
Zaydûn sut la séduire par la grâce de sa poésie. Elle prit l’initiative d’une
invitation galante, qu’elle esquissa dans un billet doux :
Espère ma visite à l’heure où les ombres de la nuit deviennent obscures,
Car selon moi, la nuit occulte le mieux les secrets.
J’ai senti pour ta cause une telle fascination que si elle coïncidait avec le
soleil,
Celui-ci ne brillerait point.
L’idylle finalement se brise. Ibn Zaydûn trahit Wallâda avec Muhdja,
l’une de ses esclaves. Wallâda eut ensuite pour amant le puissant et riche
vizir Ibn Abdûs, rival politique et ennemi d’Ibn Zaydûn. Cette union
amoureuse prit le caractère d’une vengeance ; Ibn Zaydûn fut bientôt
privé de ses biens et incarcéré. Libéré, il tenta un nouveau destin auprès

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des princes Ibn Abbad de Séville et continua malgré tout à déclarer son
amour à Wallâda :
Pose sur moi un regard clément
car tes faveurs éveilleront à la vie
ce que tu n’as pas encore tué en moi.
Wallâda dilapida sa fortune dans son activité de mécénat pour main-
tenir en vogue son salon littéraire. Ruinée, elle dû parcourir les cours
princières et royales d’Al Andalus et des royaumes chrétiens, exhibant
ses talents de poétesse et de chanteuse. Mais elle revenait toujours à Ibn
Abdûs, avec lequel elle vécut le restant de ses jours, hors mariage, dans
leur luxueuse résidence de Cordoue.

L’histoire d’Al Mutamid Ibn Abbad (1040-1095) et de Rumaïkiya


est une tragédie qui a marqué les belles-lettres d’Al Andalus. A cette époque,
l’Espagne était géographiquement morcelée en une constellation de pe-
tites principautés appelées Taïfa. Et le plus important règne des Taïfa était
celui d’Al Mutamid Ibn Abbad, qui s’étendait de Séville à Cordoue jus-
qu’à l’Algarve et au nord de Lisbonne. Ce prince était aussi poète ; peut-
être le plus grand d’Al Andalus.
“Ce prince affable et enjoué prend grand plaisir à se mêler incognito
à son peuple, accompagné de son fidèle ami Ibn Ammar… Le prince
héritier éprouve pour Ibn Ammar une fervente amitié, car celui-ci pos-
sède un talent poétique étonnant que seul en Andalousie, le grand Ibn
Zaydûn surpasse.” Et rien ne les amuse autant que ce jeu de l’esprit, celui
d’improviser des vers, à tour de rôle, pour trouver la rime suivante.
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Un jour, ils traversent un pont, une brise légère agite la surface de


l’eau dont le reflet d’argent frémit doucement. Al Mutamid entame le
jeu :
Le vent transforme l’onde en cuirasse annelée…
A toi le vers suivant ! dit-il à son ami. Mais Ibn Ammar hésite un mo-
ment. C’est alors qu’une voix féminine fait irruption dans le silence et
propose la rime :
Cuirasse plus belle encore si l’onde était gelée !
Enthousiasmé par la réponse et stupéfait qu’une jeune fille ait mon-
tré plus d’esprit de repartie que son cher ami poète, le prince se re-
tourne. La jeune femme est d’une beauté émouvante. “Je m’appelle
Rumaïkiya, je suis l’esclave de Rumaïk dont je conduis les mulets.” Pen-
dant que le prince conversait avec elle, il la trouvait à chaque instant plus

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belle, pétillante de vie et d’idées, de plus en plus spirituelle et plus dé-


sirable encore. Apprenant qu’elle n’était pas mariée, il résolut de la ra-
cheter à son maître et n’hésita pas à la prendre pour épouse.
Je prends toujours plaisir à raconter son histoire sur scène, tant elle
me chavire de beauté. Un roi poète est déjà un phénomène rare dans
l’histoire, il ne peut être qu’un amant magnifique ! C’est une manne du
paradis ! Or en ce monde tout est destiné au déclin, et cette histoire re-
cèle encore de belles péripéties. Pendant les préparatifs du mariage, qui
requirent presque une année, il demanda à Rumaïkiya, quel serait le ca-
deau le plus invraisemblable qu’elle souhaiterait recevoir pour ses noces.
Elle lui répondit : “Sire, je veux voir la neige, car je ne l’ai jamais tou-
chée de mes yeux.” Embarrassé, n’ayant aucune montagne enneigée
dans son royaume, il décida de planter des milliers d’amandiers sur les
collines qui surplombent les vallées alentour de Séville à Cordoue.
Lorsque les amandiers fleurirent, il emmena sa fiancée pour admirer le
spectacle de la floraison : “Ma bien-aimé, voici les fleurs de neige !”
C’est à Silves puis à Séville qu’il vécut ses moments les plus heureux.
Il créa une cour des plus raffinées et des plus réputées en Andalousie.
Bref, une ruche de poètes, d’artistes, et de savants… Ibn Zaydûn fut son
secrétaire personnel après Ibn Ammar.
Une grande partie de son œuvre poétique lui fut inspirée par Rumaï-
kiya, qu’il rebaptisa Itimad, afin que son nom soit à jamais associé au sien,
à cause de la racine commune, avec Al Mutamid. Son amour résonne comme
une incantation magique et une attirance magnétique dans ce poème :
Souffrance d’être loin de toi,
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Ivresse du désir de toi,
Besoin à la folie d’être toi,
De boire tes lèvres et de t’étreindre, toi.
Mes cils ont fait le serment
De ne point se joindre
Avant que je ne me joigne à Toi.
Suite à l’annexion de son royaume par les Almoravides, Al Mutamid
dut subir les affres de l’exil, en prison à Aghmat, au sud de Marrakech.
Avant de s’éteindre dans son lieu d’exil, il composa des poèmes poi-
gnants, l’épitaphe même de sa tombe porte le sceau de sa poésie. Al
Mutamid ne rompait pas le pacte d’amour, il envoyait ses poèmes dans
la cellule voisine où se trouvait Rumaïkiya, et elle lui répondait en vers.
Ironie du sort ! Itimad vit la neige à la fin de sa vie derrière les barreaux.
Je me rappelle, lors d’une interview, Mahmoud Darwich avait déclaré :
“La tragédie est plus belle à chanter qu’à vivre.”

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LA RÉVOLUTION POÉTIQUE ANDALOUSE : LE MUWASHSHAH ET LE ZAJAL


En vérité, la gestation poétique d’Al Andalus a duré près de deux siècles.
Comme toute libération, la rupture, aussi lente qu’elle puisse paraître,
ne se fait pas sans déchirure. Car la poésie arabe préislamique ou clas-
sique des premiers siècles de l’islam n’était pas seulement la source pri-
mordiale où tout poète devait puiser, mais encore une poésie d’excellente
facture et de grande envergure. Mais il se trouva que la rigueur formelle
de la qasida et les thèmes liés à la vie et à la mentalité nomades ne s’adap-
taient plus à l’art de vivre original d’Al Andalus.
Au VIIe siècle, il n’y a pas de convergences culturelles entre les po-
pulations autochtones et les nouveaux venus. Selon Ahmad Tifâchi
(1184-1253), lexicographe tunisien : “Dans les temps anciens, le chant
des populations d’Al Andalus relevait soit du style des chrétiens, soit du
style d’al Huda ou du sawt. Deux corpus incompatibles se faisaient
face.” Dans la poésie, ces deux cultures semblent s’ignorer ; les autoch-
tones continuent à chanter en langues romanes leurs cantilènes, comme
sous la domination des Visigoths, et les arrivants, Arabes comme Ber-
bères, chantent dans leurs langues, les mélopées des chameliers d’Orient
et d’Afrique. Pourtant, une nouvelle culture va se cristalliser peu à peu,
grâce au métissage et aux alliances entre les populations et les familles,
politique d’assimilation encouragée par la dynastie Omeyyade, conver-
sions religieuses, artistes créateurs soucieux d’innovation…
A Bagdad, au IXe siècle, sous la dynastie Abbasside, le tournant dé-
cisif avait été amorcé par l’abandon progressif des thèmes anciens, sous
l’influence du novateur Abû Nawâs. Ce poète, d’une parfaite culture clas-
sique, donna l’impulsion à un nouveau courant, en questionnant les normes
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et la tradition, suscitant bien sûr la polémique. L’onde de choc arriva
jusqu’en Espagne, où il était au nombre des poètes orientaux les plus
prisés. A l’issue de cette querelle entre traditionalistes et progressistes à
Bagdad, apparut une autre figure, d’importance capitale pour l’éclo-
sion de l’art spécifique à Al Andalus : Ziryab. Un musicien, composi-
teur, créateur, poète hors du commun, forcé de s’exiler à Cordoue en
l’an 822 pour sauver sa vie et ses ambitions de créateur.
Ziryab a certainement adopté le sawt(8) dans son répertoire, forme musi-
cale bien connue avant son arrivée en Espagne et fut vraisemblablement

(8) Sawt : Ziryab réforme la séance musicale traditionnelle du sawt sous une nouvelle
forme qu’il nomme nûba (synonyme de “tour”, “ordre de passage” dans la camerata
royale) composée de quatre parties : une ouverture, le nashid, récitatif à rythme libre ; un
développement, le basît, à rythme lent ; un mouvement allegro, Muharrakat, chants à
rythmes légers ; une clotûre, les ahjaz, des chants vifs en accelerato.

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le premier à enchaîner plusieurs pièces dans une nouvelle structure


nommée : nûba, cette suite musicale va bouleverser la création poé-
tique, préparant ainsi le terrain à une gestation progressive de nouvelles
formes : le muwashshah et le zajal.
Ces deux formes poétiques, spécifiquement andalouses, évacuent à
partir du Xe siècle, le schéma antique de la qasida monorime orientale,
corset devenu trop étroit. Les poètes donnèrent ainsi libre cours alors à
une imagination puisant sa substance dans le vécu, subjugués par cette
société nouvelle qui plantait de tous côtés ses vigoureuses racines, par
la diversité de formes culturelles et esthétiques qui émanaient de son mé-
tissage social, par la beauté de l’environnement naturel, ses riches jar-
dins, paysages verdoyants et fertiles. Les créateurs se libèrent de la
métrique poétique ancienne et inventent de nouvelles formes, comme
le muwashshah et le zajal, qui permettent une multitude de possibilités
mélodiques, rythmiques et de nouvelles potentialités vocales. Cette mu-
tation prendra avec le temps la dimension d’une volonté d’indépen-
dance artistique et culturelle par rapport à l’Orient, au point qu’au
XIIe siècle, Ibn Baja, petit-fils d’une famille de Francs convertis à l’islam(9),
surnommé Avempace, supprime le quart de ton oriental de la musique
andalouse et intègre le chant choral dans la nûba.

MUWASHSHAH ET LE ZAJAL
Le terme muwashshah se réfère au wishah, ceinture à bande double bi-
garrée, tissée, sertie de perles ou de pierres précieuses portée par les
femmes andalouses. En poésie, la relation entre son refrain et les mu-
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tations de rimes suggère l’ornement de cette parure. On dit que le mu-
washshah, en arabe littéraire, naît à Cordoue à la fin du Xe siècle, fut inventé
par un poète de Cabra : Muqaddam Ibn Mu’afa.
Zajal signifie “faire vibrer par la modulation” ou “émouvoir avec la
voix”. C’est la version arabe dialectale du muwashshah. Il finit par de-
venir un phénomène populaire lié à toutes les célébrations et événe-
ments sociaux. Quant à son origine, une version nous est donnée par
le musicologue espagnol Rafaël Mitjana(10) : “En plein XIe siècle pendant
le siège de Catalañazor, un pauvre pêcheur chantait alternativement en
arabe et en langue vulgaire une complainte sur les tristes destinées de la

(9) Information recueillie dans Nafh al tib : Analectes sur l’histoire et la littérature des Arabes
d’Espagne, M. Al Maqqari, XVIe siècle.
(10) Encyclopédie Lavignac.

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ville assiégée… La complainte du pêcheur de Catalañazor est l’aïeule vé-


nérable et directe de ces cantilènes populaires, mélange indiscutable des
éléments indigènes et orientaux, qui subsistent encore de nos jours.”
Ceci n’empêche pas cela, le récit de Catalañazor nous donne une
version probable de la genèse populaire du zajal. Nous avons l’exemple
de célèbres compositeurs du XXe siècle, comme Béla Bartók ou Manuel
de Falla, qui se sont inspirés de musiques et de danses folkloriques, les
consignant dans leurs propres compositions. A l’époque, leurs œuvres
se sont inscrites dans le champ culturel universel, plus que n’aurait pu
produire l’écho du répertoire populaire par lui-même.
Emilio García Gómez, arabiste espagnol chevronné, qui étudia et fit
connaître le Diwan d’Ibn Quzman, lequel se trouvait reclus dans le Musée
de l’Hermitage de Leningrad et la traduction qu’il en a faite en 1972(11),
a levé le doute non seulement sur la paternité du zajal, mais aussi sur l’in-
fluence qu’il aurait eue sur la poésie des troubadours d’Occitanie. Quoi
qu’il en soit, le zajal a trouvé en Ibn Quzman (1086-1160) de Cordoue,
son poète phare au XIe siècle. Le mérite lui revient d’avoir consacré une
tradition de poésie populaire qui s’est imposée dans toutes les couches so-
ciales, aussi bien dans la péninsule Ibérique qu’au-delà de ses frontières.

Le muwashshah et son pendant populaire le zajal se caractérisent par


un jeu multiple de rimes embrassées, croisées ou alternées : (aaab- aaba-
aaaba-abababcdad), puis une succession de strophes allant du quatrain
jusqu’à dix et quatorze vers, et enfin un refrain final nommé kharja. Or,
le zajal fut simplifié dans sa structure strophique, en général sous cette forme :
ab aaab ab- bbba ccca aaab d’autres combinaisons dans le même ordre.
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Ils obéissent à une même structure qui se compose de trois sections :
1) Matla’, ou envoi : formé de vers (aghsân) composés à leur tour de
deux, trois ou quatre hémistiches (asmat).
2) Dawr, ou tour : c’est une strophe subdivisée en quatre, cinq, six
ou sept vers (dont le dernier change de rime).
3) Qufl, ou final (fermeture) : c’est le vers de fin de chaque strophe,
d’une part. Ce mot désigne aussi la strophe finale du poème. La der-
nière strophe du poème est dite kharja (sortie), souvent bilingue, en arabe
courant et romance (latin vulgaire).
Voici un exemple de kharja en romance d’Ibn Quzman, caractéris-
tique du zajal (aaab) :
Ya muterneni, Salvato
To hazino, to penato

(11) Emilio García Gómez, Todo Ibn Quzman, Gredos, 1972.

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Tara alyum guastato


Lam tadóq fih ghaïr luqaima

O mon inconstant sauveur / Tu es triste et peiné / Tu te trouves à ce jour


désolé / Où tu ne peux savourer qu’une bouchée de pain.
Il existe d’autres formes dérivées : le muznim, poème lyrique en arabe
classique d’expression simple, composé essentiellement de deux ou trois
strophes, chaque strophe comprenant un baït (trois vers ou un qua-
train) suivi d’une kharja, refrain chanté en chœur. Le dubaït, son nom
est d’origine persane : do, “deux”, et baït, “vers” en arabe ; poème isolé
de deux vers ou de quatre hémistiches de même rime destiné au inshad,
chant solo improvisé.
Le muwashshah et le zajal, chantés dans la nûba andalusi, proposent
des thèmes liés à la lyrique sacrée ou profane. La lyrique sacrée aborde
les thèmes religieux, l’amour mystique, le vin spirituel. La lyrique pro-
fane traite en général des plaisirs terrestres : l’amour courtois ou le culte
de la femme (ghazal), l’érotisme ou le vin, la nostalgie de l’amant, l’at-
tente insoutenable ou le désespoir des amants voyant venir l’aube qui
va les séparer, la beauté de l’éphèbe, une description des phénomènes
naturels (le crépuscule, la pleine lune, une éclipse, les étoiles, l’aube, l’ho-
rizon), des poèmes grivois ou satiriques, panégyriques ou élégies. Le
sujet poétique est important quant à son insertion dans la structure de
la nûba, puisqu’il doit être en osmose avec la sensibilité et le mode mu-
sical de celle-ci. Cette pratique relève de la théorie grecque de l’ethos, em-
pruntée à Pythagore et à Platon, et concerne l’harmonie universelle,
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c’est-à-dire la relation étroite entre la musique et l’équilibre du cosmos.
Par exemple le mode Dhil, qui se réfère à la mi-nuit, est le mode musi-
cal mélancolique des amants, le mode Rasd est le mode mystique par
excellence, le mode Maya, ou mode du crépuscule, inclut des poèmes
qui exaltent la beauté du coucher de soleil, traitent du rapport de la lu-
mière et de l’atmosphère avec l’état d’âme, de l’espoir et de l’impatience
de retrouver le ou la bien-aimé(e).

LA LYRIQUE ANDALOUSE ET LES TROUBADOURS D’EUROPE


Lorsque nous évoquons l’origine des cantigas médiévales ibériques, la plu-
part des spécialistes renvoient à la lyrique provençale des troubadours
d’Occitanie, en premier lieu à Guillaume IX de Poitiers, qui pour eux
en était le précurseur au XIIe siècle. Si l’on se réfère aux alliances aris-
tocratiques entre l’Occitanie et l’Espagne, on découvre que Guillaume
de Poitiers était le beau-frère d’Alphonse VI (1065-1109), roi de León

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et de Castille, époux de sa sœur Inès, fille de Guillaume VIII d’Aqui-


taine. Après le décès d’Inès, Alphonse VI épousa une princesse arabe,
Saïda, fille aînée du roi Al Mutamid Ibn Abbad de Séville. La nouvelle
reine, convertie au christianisme par l’abbé de Cluny, avait à sa cour de
nombreux poètes, savants, artistes et musiciens, tel que l’exige le pro-
tocole royal connu de son enfance au palais de Séville. Cela afin d’éclai-
rer le rapport de Guillaume IX de Poitiers quant au muwashshah et au
zajal, familiers, et dont les procédés poétiques et lyriques l’auraient sé-
duit. Denis de Rougemont nous le rappelle dans un brillant essai,
L’Amour et l’Occident (1939) : “L’Andalousie touche aux royaumes es-
pagnols, dont les souverains se mêlent à ceux du Languedoc et du Poi-
tou… La prosodie précise du zajal est celle-là même que reproduit le
premier troubadour, Guillaume de Poitiers, dans cinq sur onze poèmes
qui nous restent de lui.”

Les constructions idéologiques visant à nier l’apport incontestable d’Al


Andalus engagées par Ernest Renan en 1863 proviennent de cette vo-
lonté de rattacher coûte que coûte la poésie des troubadours à une ly-
rique préromane, constituée de strophes variables non fixées, basée sur
une versification syllabique formée de longues et de brèves, de vers libres
n’ayant pas de système de rimes. “Il n’existe aucun poème latin réalisant
cette combinaison métrique avant le XIIIe siècle. Sans doute la poésie
latine rimée apparut très tôt en Occident, au VIe siècle… Mais les pre-
mières strophes latines sont presque toujours monorimes”, selon René
Nelli(12), spécialiste de la lyrique provençale, tout comme l’a démontré
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Emilio García Gómez dans son étude sur Ibn Quzman(13).
Quant à l’amour courtois, bon nombre de présomptions l’attribue-
raient à la philosophie de vie des cathares. Mais quel lien peut-on ima-
giner avec les cathares, que l’ascétisme contraignait à fuir l’autre sexe ?
Cette influence vient bel et bien d’Orient, à travers l’Andalousie, et spé-
cifiquement du traité d’amour et des amants intitulé Le Collier de la co-
lombe d’Ibn Hazm (cité ci-dessus). En amont, dès le VIIIe siècle, les
poètes arabes d’Espagne cultivent une poésie chantant un amour odh-
rite(14), amour idéalisé, hérité des poètes arabes préislamiques, présentant
nombre d’analogies avec l’amour chanté par les troubadours.

(12) René Nelli, L’Erotique des troubadours, Privat, 1963.


(13) Emilio García Gómez, op. cit.
(14) L’amour odhrite est un thème de la poésie arabe ancienne, amour impossible qui
empêche les amants de s’unir.

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Le zajal, lyrique que je qualifierais de quzmanienne, devint populaire


dans toutes les couches sociales de la péninsule Ibérique et en Provence,
en allant jusqu’à Bagdad. Ces poésies andalouses inspireront non seu-
lement les formes métriques de la canso du fin’amor (amour courtois),
mais influeront aussi sur une conception de l’amour courtois qui engen-
dra tout un style de vie chez les troubadours. En corrélation avec les jon-
gleurs, ménestrels et minnesänger dans le rôle de diffusion de ces canso,
cantigas ou romances, de place en place sur les lieux de rencontres po-
pulaires dans toute l’Europe. Autant dans l’aubade ou le désespoir des
amants obligés de se séparer à la pointe du jour, dans la serena, la bal-
lade, le virelai ou le rondeau, on retrouve la configuration du zajal.
Comme dans cette aubade de Gace Brulé (1170-1220) :
Cant voi l’aube dou jor venir
Nulle rien ne doit tant haïr
Kell fait de moi departir
Mon amin cui j’ain per amors.

Quand je vois l’aube arriver / Il n’est rien que je déteste tant / Car elle
s’éloigne de moi / Mon ami que j’aime d’amour.
L’influence de cette tradition poétique arabo-andalouse sur les trou-
badours de l’Europe est désormais bien établie. Les contacts sont indé-
niables entre la culture chrétienne et celle d’Al Andalus, d’Espagne vers
l’Europe.
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QUINTESSENCE DE CETTE VOIE POÉTIQUE ET MUSICALE
La poésie est une célébration du monde, une invitation au monde sen-
sible… La poésie libère les sens… La poésie interroge l’homme en ce
qu’il a d’humain, et le questionne dans sa relation avec son histoire, son
existence, à la nature, à son intériorité ou sa lutte pour les libertés… Elle
est lieu de pluralité culturelle et de coexistence… Chanter une poésie
digne de sens est une nourriture de l’esprit qui prend l’allure d’une
prière.
La poésie émane de circonstances déterminées, vécues de façon par-
ticulière et intime par le poète. Connaissant la vie du poète et son en-
vironnement, son recueil, les circonstances qui ont inspiré son poème
nous permet d’en éclairer le sens. Uniquement dans cette dialectique,
nous sommes en mesure de mieux comprendre le poème, et a fortiori,
de mieux l’interpréter. Cependant, les fondements de la langue, les
règles de la prosodie arabe, mais aussi les canons du chant arabo-anda-
lou et de sa musique m’ont été nécessaires.

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Mais cette connaissance profonde de la poésie me permet de saisir


sa dynamique intérieure – la force sémantique du poème arabe – et sa
dynamique extérieure – son mouvement et son rythme, m’offre des
possibilités chromatiques et mélismatiques diverses, des libertés dans l’im-
provisation et la composition musicale. Pour définir ce savoir-faire ac-
quis avec le temps, l’expérience, l’étude et la réflexion, il me sied d’utiliser
l’expression arabe musiqa taswiriyya (15). Je n’ai pas trouvé de terme équi-
valent en français, si ce n’est celui de musica ficta (16) qui a été attribué à
la musique arabo-andalouse à l’aube de la Renaissance européenne. Or,
si je puis me permettre une expression plus juste, je qualifierais cette ex-
périence de : “transfigurative(17)” ; qui donne une figure au-delà de la fi-
guration, un corps et une âme au poème liés à la dimension abstraite
de la musique et d’une voix qui dessine les sensations et le sens du
poème de manière vitale.
Cette même ville, Grenade, qui m’a révélée à la musique arabo-an-
dalouse, m’a permis aussi d’approfondir ma propre culture. Elle m’ap-
prend aujourd’hui, à reconnaître mon identité culturelle multiple, à la
mettre au service du dialogue, à participer à la création de mon temps,
et contribuer à ce présent pour être utile et cohérente. Fuyons les hori-
zons bornés et jetons des ponts entre les rives, ne serait-ce que pour la
beauté et l’enchantement.

(15) J’associe taswiriya, terme pictural – “peindre”, de “dessiner” ou “figurer”, à celui de


musiqa, qui désigne chez les Arabes à la fois le chant et la musique qui l’accompagne.
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La musique est l’abstraction par excellence pour créer l’effet de musique transfigurative ; par-
tant de la figuration, c’est la superposition d’un visage irréel sur un visage réel. C’est re-
transcrire une figure et mettre en relief sa dimension sensible, psychologique, esthétique
ou morale. Rendre visible des résonances ou des images cachées, concilier le visible et
l’invisible, le caché et le révélé, le réel et l’imaginaire, l’abstrait et le concret, le précis et
le flou, la force explicite et intérieure, le conscient et l’inconscient, le beau et le laid, l’ins-
tant et la durée… dans une expression esthétique musicale.
(16) Musica ficta : du latin, musique feinte ou fausse, s’applique à toute musique en op-
position à la Musica recta, appartenant au système diatonique heptatonique qui carac-
térise les modes ecclésiastiques, destinée au plain-chant. Musica ficta, terme appliqué à
la musique d’Al Andalus du XIIIe au XVIe siècle, dont la caractéristique est le processus
d’altération des notes pour modifier certains intervalles musicaux, utilisant des gammes
chromatiques riches en altérations, accidents de voix et ornements subtils. Cela concerne
aussi la musique chantée sur des syllabes avec le support de mesures rythmiques…
(17) Dans le champ spirituel, la transfiguration est le changement d’apparence corpo-
relle du Christ révélant sa nature divine, une métamorphose.

POÉSIE ET MUSIQUE ARABO-ANDALOUSE : U N C H E M I N I N I T I AT I Q U E | 89


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Illustration sonore :

“Istikhbar Zidane” (Amina Alaoui). Amina Alaoui : chants et daf – Henri


Agnel : guiterne, cetera (cistre), rebec, daf, tambourin et chœur – Bijan
Chemirami : zarb, daf iranien et tambourin.
Extrait de Alcantara, Audivis Ethnic, Naïve, 1998.
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